UNIVERSITÉ DE REIMS CHAMPAGNE-ARDENNE

ÉCOLE DOCTORALE SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES (555)

THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE REIMS CHAMPAGNE-ARDENNE

Discipline : PHILOSOPHIE, EPISTEMOLOGIE

Présentée et soutenue publiquement

Abbas ECHRAGHI

Le 30 septembre 2020

Le Mal dans les Gāϑā et dans le Zurvanisme

Thèse dirigée par Mme Anne Gabrièle WERSINGER

JURY

M. René DAVAL, Professeur des Universités, Université de Reims Champagne-Ardenne, Président du jury

Mme Anne Gabrièle WERSINGER Professeur des Universités, Université de Reims Champagne-Ardenne Directrice de thèse

M. Philipe HUYSE, Directeur d’études EPHE, Rapporteur

Mme Jaleh AMOUZEGAR, Professeur des Universités, Université de Téhéran, Rapporteur

Mme Céline REDARD, Chercheur SOAS, University of London, Examinateur

M. Michel TERESTCHENKO, Maître de Conférences, Université de Reims Champagne-Ardenne, Examinateur

Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement ma directrice de thèse, Madame la professeure Gabrièle Wersinger. Je suis redevable de l’amitié que mon professeur Monsieur René Daval m’a témoigné pendant mes études à l’URCA. Je tiens à remercier aussi Madame Céline Redard pour son aide et son soutien tout au long de mon parcours. Je remercie mon épouse Fahimeh : sans ton aide cet ouvrage n’aurait jamais pu se réaliser. Je souhaite exprimer toute ma gratitude envers mes enfants Rahele, Massoud et Gazale, qui ont été à côté de moi tout au long de ce travail. J’exprime ma reconnaissance envers Khosro Yazdani Zenouz et Poupak Rafiinejad, mes amis sincères et savants.

Cet ouvrage est dédié à mes petits enfants :

Dorian, Gabriel, Thomas, Sophia et Donia

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Table des matières

Table des matières ...... 3

Introduction ...... 5

I – Les Gāϑā ...... 12

I – I L’historicité et la légende ...... 12

I – II Zaraϑuštra dans l’espace et dans le temps ...... 22

I – III Le texte ...... 30

I – IV La doctrine ...... 36

I – V L’homme divin ...... 43

I – VI Le choix ...... 48

I – VII Le dualisme zoroastrien entre philosophes et zoroastriens ...... 54

II – Le Mal dans les Gāϑā ...... 68

II – I Yasna 30 ...... 70

II – II L’aporie du Mal et la solution délibérative ...... 82

II – III La nature du mal ...... 89

II – IV Nietzsche et Zarathoustra ...... 97

III – Zurvan, Le Dieu-Temps ...... 102

III – I Zurvan dans les textes ...... 102

III – II Datation ...... 111

III – III Mythe de Zurvan ...... 120

III – IV L’authenticité du mythe ...... 128

IV – Le Mal dans le Zurvanisme ...... 139

IV – I L’origine du Mal ...... 143

IV – II La nature du Mal ...... 151

IV – III Le démon d’Âz ...... 158

IV – IV La ruse de Zurvan ...... 163

IV – V Zurvan, Dieu-Destin, le Sort et la Gloire ...... 170

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V – Shâhnâmeh ...... 180

V – I Zâl ...... 187

V – II Pères et enfants – un schéma zurvanite ...... 191

V – III La naissance des frontières ...... 193

V – IV Rustem et Isfendiar ...... 196

-Guschtasp ...... 197

- Isfendiar ...... 197

- Rustam ...... 198

V – V Le combat ...... 199

V – VI L’œil d’Isfendiar ...... 203

VI – Le Père des Jumeaux : le Désir et le Doute ...... 207

Conclusion ...... 215

Bibliographie ...... 220

Annexe n° 1 ...... 229

Annexe n° 2 ...... 231

Annexe n°3 ...... 233

Annexe n° 4 ...... 235

Annexe n° 5 ...... 239

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Introduction

Poser philosophiquement la question du mal revient à se demander ce qu’est le mal, et d’où il vient. Depuis Socrate, la philosophie recherche ce qu’est une chose dans son être essentiel, et par la suite, désigne le domaine auquel elle appartient. De telles questions sont l’indice que nous acceptons d’emblée la terrible effectivité du mal et même sa « banalité »1.

Mais nous constatons aussi que si les questions demandant une réponse immédiate afin de délivrer les hommes de la souffrance et de l’indignation deviennent de plus en plus urgentes, il semble qu’à chaque fois que nous lui attribuons une cause, le mal se dérobe, nous laissant dans la perplexité d’une affaire qui nous dépasse. Ainsi le mal dépasse le statut de la simple question philosophique et se hausse au niveau d’un problème insoluble, le problème de notre quotidien ordinaire. Aucun objet physique ni aucun phénomène naturel ne peut revendiquer à lui seul la position de mal suprême, à l’exception peut-être de la mort. Peut-être faut-il délaisser la diversité vertigineuse de la manifestation du mal dans le monde et désigner la mort ayant une dimension cosmique comme le mal suprême ? Rien n’est moins certain.

La philosophie a tenté depuis toujours d’apporter une réponse cohérente à ce problème, en posant le cadre d’un système moral.

Tout système moral est dualiste : il envisage deux éléments opposés s’excluant mutuellement, le bien d’un côté et le mal de l’autre. Le statut accordé au mal dans ce système est généralement du côté négatif, c'est-à-dire qu’il existe seulement en rapport avec le bien, il est considéré simplement comme l’opposé et le contraire du bien. Parce qu’il ne reconnaît de positivité qu’au bien, le système moral ne peut assez élargir le champ de l’être pour y positionner le mal. Car, en tant que système normatif, la morale ne peut s’appliquer à établir des normes négatives et heurter par là le sens commun, étant donné que le but de la morale est de préconiser le bien dans les relations humaines, et en même temps d’y éradiquer le mal. Si donc on reconnaît positivement l’être du bien, on renvoie conséquemment le mal dans le non- être, ce qui rend caduque la question d’en connaître l’être. Le monde qui serait plutôt un monde bon, ne peut raisonnablement contenir le mal. La philosophie en tant que discipline de la raison, cette raison qui habite dans la demeure lumineuse du Bien, ne peut faire autre chose que renvoyer le mal dans l’irrationnel, dans le non-être en tant que manque, privation du bien, tout comme les ténèbres sont la privation de lumière. La philosophie oublie ainsi naïvement ses premiers pas, là où elle s’occupait inlassablement de toute une série d’opposés en ordre dans le monde : lumière/ténèbres ; âme/ corps ; spirituel/corporel, etc. Tombée dans le piège de la valorisation de ces pôles antithétiques, en inaugurant la liste par l’opposition du Bien et du Mal, la philosophie s’achève où s’achevait avant elle la religion : le mal est un problème insoluble parce qu’étranger au bon fonctionnement du monde, il est irrationnel, et par conséquent absurde. Nous ne pouvons certes pas accuser la philosophie d’inconsistance ou de défaillance en matière de fiabilité, mais l’erreur vient peut-être de ce fait que la raison et la philosophie, ne peuvent résoudre le problème de l’origine. La question de l’origine est indémontrable, elle outrepasse par sa nature même le cadre de la procédure de raisonnement propre à la philosophie. Mais en même temps, désigner une origine est indispensable pour commencer à réfléchir à un phénomène, et notre raison a forcément besoin de fonder le

1 Nous faisons évidemment allusion au concept proposé par Hannah Arendt pour expliquer comment Adolf Eichmann avait pu diriger l’administration de l’extermination. Soutenant que le criminel nazi n’avait pas de penchant pour le mal, elle ne croyait pas en l’existence du mal absolu : « Nul ne fait le mal volontairement ». 5 raisonnement sur un principe unitaire. Ce principe ne pouvant être recherché au sein de la philosophie elle-même sans tomber fatalement dans un raisonnement circulaire et erroné, l’origine du mal, tout aussi bien que celle du bien, serait-elle à rechercher par delà le bien et le mal, aux confins de la religion et du mythe ?

Les religions abrahamiques telles que nous les connaissons aujourd’hui ont aussi leur interprétation et leur réponse à la question du « problème du mal »2. Cette réponse consiste à établir une correspondance entre le péché et le mal, et à introduire la notion de culpabilité dans la question du mal. La culpabilité n’est pas autre chose que la prise de conscience de la transgression de normes, préceptes moraux ou religieux. L’homme censé être libre dans ses décisions devient le seul responsable du mal, quoique la plupart des religions désignent un principe incontrôlable du mal, un « Satan ». Mais elles n’iront pas au bout de leur propre logique pour déterminer la nécessité d’un tel principe malveillant, de peur de compromettre l’unité sans conteste d’un Dieu par principe absolument bienfaisant en tant que leur dogme essentiel. Car Satan étant une créature angélique de dieu selon les textes sacrés, comment pourrait-il se révolter contre ce dieu même sans compromettre son omniscience et son omnipotence ? Il en résulte que ces religions, contraintes de trouver une réponse à l’effectivité du mal dans le monde, n’y parviennent pas. Sans heurter leurs principes fondateurs, ni la philosophie, ni la religion de providence, ne peuvent traiter adéquatement le problème du mal. Car, si dans un cas nous arrivons à attribuer le mal à la mauvaise intention humaine, dans l’autre nous apercevons clairement que le mal dépasse les limites de la condition humaine et trouve ainsi une origine cosmique.

L’obstacle à la solution d’un problème se trouve parfois dans la façon dont la question est posée. À ce stade de notre analyse, et devant ces échecs, demandons-nous si une reformulation de la question initiale, « Qu’est-ce que le mal ? » n’est pas nécessaire.

Nous avons parlé plus haut de la mort comme du mal suprême. La mort, outre le fait de transformer notre corps en poussière, fait une autre transformation : l’opposition toute morale de bien/mal se transforme en une autre, les pôles antithétiques sont désormais être et ne pas être, la vie et la non-vie, disait Zoroastre. La disparition du « Je », loin d’être un destin personnel, puisque la mort est universelle, est un élément ou un principe cosmique. Ce principe, s’il peut être assigné aujourd’hui à la mécanique aveugle du monde, ne pouvait autrefois tolérer une telle interprétation, car dans la pensée ancienne, tout dans l’univers vient de l’intention d’êtres surnaturels. Par conséquent, pour trouver la réponse à notre question initiale, qu’est-ce que le mal, il nous faut nous diriger vers les récits cosmogoniques, ce qu’on appelle communément les récits « mythiques ». Or, dès que nous posons le pied sur ce terrain, nous apercevons que la question est mal posée, au lieu de se demander « qu’est-ce que le mal ? » il faudrait se demander plutôt « qui est le Mal ? », parce que la mythologie est essentiellement le domaine de personnages cosmiques, les divinités.

Poser la négativité du mal en en soustrayant la dimension ontologique assignable revient à l’envoyer dans le non-être. Etant données l’effectivité, et, comme nous l’avons signalé plus haut, la banalité du mal dans la société humaine, le mal négatif ne peut être envisagé que relativement au jugement des hommes, et ce jugement étant subjectif, il produit une querelle permanente. Car chacun, censé être libre dans ses actions et ses jugements, accuse l’autre

2 Cette expression est empruntée de l’ouvrage de Borne Etienne, Le problème du mal, , PUF, 2000. 6 d’être à l’origine du mal qu’il subit. L’éradication de cet état de guerre sociale exigerait l’instauration d’une instance coercitive pour établir la paix qui, étant donné l’histoire des sociétés humaines, n’arrive jamais pour autant à supprimer la querelle. Notre thèse principale, qui consiste à démontrer la positivité du Mal dans la pensée iranienne ancienne, et d’une manière générale dans la pensée mythique, nous offre une solution. Le mal, loin de se réduire au jeu de renvoi relativiste des accusations des uns contre les autres, trouve son origine dans la divinité la plus haute. Nous verrons que ce résultat trouve sa résonance la plus forte dans le culte de Zurvan.

Mais le Zurvanisme3 ne peut être véritablement compris sans convoquer un autre texte capital de la littérature iranienne, les Gāϑā, où se pose aussi la question du Mal de manière dualiste et dans des termes différents de ceux des religions abrahamiques. Encore faut-il saisir la réalité des Gāϑā, ce texte si singulier selon Antoine Meillet4. Car si les spécialistes des études iraniennes y ont décelé des vestiges naïfs de la riche et très variée mythologie ancienne le texte gâthique est le texte fondateur d’une religion5 à part entière. Les Gāϑā sont à la fois en rupture avec un passé polythéiste, et ouvrent une nouvelle voie religieuse de perspective monothéiste et, par certains aspects, anthropologique. Le mythe et le temps des mythes reçoivent alors un coup fatal, ils sortent du devant de la scène spéculative iranienne et la tradition ultérieure les utilisera surtout pour promouvoir la religion du fondateur. Cette prise de distance des Gāϑā à l’égard des mythes est alors contrebalancée par le développement excessif des procédés rituels6. Avant de comprendre ce qu’est le Mal selon les Gāϑā, il convient donc d’en établir la réalité historique, ce à quoi nous consacrerons une partie de notre travail. La singularité de ce texte est de présupposer la réalité historique ainsi que l’ancienneté de son auteur présumé, Zoroastre, de sceller pour ainsi dire l’historicité de l’auteur à l’originalité de sa pensée. Nommé zaraϑuštra dans le texte, l’auteur proclame à la première personne du singulier son historicité. En conséquence, la première question à laquelle il convient de répondre dans l’étude des Gāϑā concerne l’établissement de la figure de leur auteur présumé. Mais la localisation de Zoroastre dans le temps et dans l’espace rencontre des difficultés philologiques redoutables. Situé en général par les savants entre 660 et 1200 ou 1500 avant notre ère, la datation de Zoroastre oscille sur une fourchette de huit siècles. Nous verrons que ces deux aspects, la date et la localisation géographique, permettront d’éloigner sensiblement l’histoire de Zoroastre de l’époque achéménide7, et d’écarter toute influence étrangère, surtout occidentale, dans la rédaction des Gāϑā, obligeant les chercheurs à prendre en considération la culture orientale et ses racines dans le passé indo- iranien.

Ce n’est qu’après ce travail d’exégèse que nous pourrons aborder la doctrine des Gāϑā. Celle- ci repose sur les deux piliers d’une double dualité ontologique et morale. D’un côté le

3 Le culte du dieu Zurvan signifiant le Temps ou le Destin. 4 MEILLET Antoine, Les Trois Conférences sur les Gâthâ de l’Avesta, Paris, Paul Geuthner, 1925, p. 11. 5 L’histoire du mot religion, ayant une forte connotation chrétienne, doit être suffisamment élucidée afin d’écarter, d’une part le fait indésirable de l’anachronisme, et d’autre part, la confusion d’un amalgame. Voir infra, annexe n°1. 6 Le choix d’un équivalent pour un mot ancien et étranger à une langue est toujours problématique. Le terme choisi, ayant des références et des sens précis dans son langage, exige d’être convenablement délimité pour couvrir au moins la nuance principale du terme originaire. Voir notre annexe n° 2. 7 Les Achéménides sont le premier empire perse fondé par Cyrus le Grand en 550 av. J. C. régnant sur quasi- totalité du Moyen-Orient jusqu’à l’invasion du macédonien Alexandre le Grand en 330 av. J. C. 7 spirituel8 s’oppose au corporel, et d’un autre, le bien fait face au mal. D’emblée, établir la correspondance entre le spirituel et le bien d’une part, et le corporel et le mal d’autre part, se produit sans trop d’effort, et les systèmes de tendance gnostique9 exploiteront massivement ce rapport dans une tradition aux conséquences parfois très néfastes. Par exemple, dans le Manichéisme10, le statut de la femme se dévalorise en raison de son assimilation à la plus importante complice d’Ahriman, le dieu du mal, et ce courant encourage l’ascétisme et la misogynie. Nous verrons que la conception gâthique du Mal repose sur la notion morale de choix et fait intervenir une dimension fondamentalement anthropologique, le choix possédant un corrélat eschatologique, l’homme ayant le choix.

Toutefois, une étude approfondie du texte nous fera comprendre que ce plan moral ne recouvre pas complètement le sens du Mal dans les poèmes gâthiques. Le Yasna 30 raconte l’histoire de deux frères jumeaux incarnant les deux principes du Bien et du Mal, en prenant à son compte le récit partiellement amputé d’un très ancien mythe dont nous allons étudier la version originelle dans le chapitre consacré à l’étude de Zurvan.

Le Mal dans le texte de Zoroastre s’identifie souvent avec la Druj, un terme indo-iranien encore en usage dans le farsi11. Son sens courant aujourd’hui est le Mensonge et la Tromperie, mais le véritable sens dépasse ces expressions de type moral. Pour mieux cerner sa signification il faut l’examiner à partir de son opposition à l’entité principale des Gāϑā, une entité presque toujours placée au sommet du cortège divin à coté d’Ahura Mazdā lui-même, A a . Rta indien, A a gâthique et Arta perse sont trois formes différentes d’une même notion représentant à la fois l’ordre cosmique, rituel et moral. Les traducteurs des Gāϑā ont traduit ce terme par l’Ordre, la Justice, l’Agencement, l’Harmonie ou encore la Vérité, autant de termes suggérant la conformité d’un mouvement ou d’une action à une règle déterminée et préétablie. Le Mal dans son sens profond représente en fait l’action contraire, l’irrégularité par rapport à la règle voulue, le dérèglement, voire l’absence de normes définies, en un mot le Désordre, c'est-à-dire la tendance vers la désorganisation. Ce sens du mal pour les Gāϑā n’équivaut pas au chaos12 mais à sa manière témoigne de l’existence d’une querelle religieuse très ancienne à propos de l’évincement progressif d’une certaine divinité censée représenter l’aspect nocif du ciel, accordant par là-même au ciel l’apanage des divinités bonnes et lumineuses. Si l’Avesta récent13 redresse le Mal en lui conférant un rôle cosmique contre Ahura Mazdā, les Gāϑā ne mentionnent pas clairement un adversaire de ce rang et se contentent de limiter la rivalité à

8 Ce terme à forte connotation chrétienne augustinienne a été proposé par Antoine Meillet dans Trois Conférences sur les Gâthâ en 1924 pour rendre compréhensible le terme gâthique intraduisible en français de *man. Certains traducteurs proposent « la pensée », et le traducteur anglais, Insler, propose « mind » qui est l’équivalent le plus proche par la racine, du terme original. Il est question ici d’un état des choses non corporel. Nous reviendrons sur ce terme au chapitre I. 9 Ces mouvements de pensée se développaient aux premiers siècles de notre ère. Leur dogme principal consiste à affirmer l’emprisonnement de l’âme humaine créée par un dieu bon dans un monde matériel créé par un mauvais dieu. 10 Manichéisme est le mouvement religieux fondé par Mani, prétendant à la prophétie au IIIème siècle chrétien. Voir notre annexe n° 3. 11 La langue des Iraniens d’aujourd’hui après les évolutions multiples du vieux perse. 12 Par ce terme nous ne faisons absolument aucune allusion au sens de ce terme dans la théogonie grecque, que celle-ci soit hésiodique ou orphique. Nous ne faisons que désigner le sens communément admis de confusion générale et systémique due à l’absence des règles et des normes admises. Les Gâthâ considèrent par exemple le rituel d’un prêtre non mazdéen comme un rituel mensonger. 13 Ce terme relève de la séparation du texte avestique en deux parties différenciées par des caractères langagiers. Le Vieil avestique renvoie aux Gāϑā, et l’Avesta récent renvoie aux compilations récentes des textes religieux. Cette division consiste à remarquer deux stades différents dans l’évolution du vieux langage persan. 8 deux niveaux inférieurs, rituels et moraux. C’est à cette condition qu’elles enracinent le Mal dans l’esprit de l’homme. En cela rien n’est plus opposé au Zurvanisme. Les deux grandes religions de l’ancien Iran se rencontrent ainsi de manière conflictuelle sur la question du Mal.

Nous avons déjà mentionné le fait qui fait l’intérêt du Zurvanisme, à savoir le cadre « mythologique » et théologique dans lequel est formulé le problème du Mal, entendons par là le cadre qui fait intervenir des êtres surnaturels et divins avec la conséquence surprenante de personnifier le Mal. En dépit de son apparente trivialité qui rappelle les contes pour enfants, cette personnification ne va pas de soi dès que nous voulons la penser, nous qui sommes inévitablement redevables d’une culture théologique millénaire qui ne peut penser le divin que comme un être céleste bon et bienfaisant. Tel est le cas non seulement pour les religions abrahamiques évoquées plus haut, mais aussi pour Platon et les autres grands penseurs de l’Antiquité occidentale, et enfin aussi pour Zoroastre. Nous verrons que le cadre du Zurvanisme est accessible à partir d’un schéma ternaire qui domine la littérature héroïque et tragique iranienne14. Il s’agit d’un père souvent assez vieux engendrant deux fils à caractère opposé, l’un étant bienfaisant et l’autre malfaisant.

En l’absence de documents écrits, c’est par le biais d’une tradition orale ininterrompue, que le peuple iranien a gardé dans sa mémoire les mythes, les religions et l’histoire de son pays. Il faut rappeler que l’histoire de l’Iran est dominée par l’Islam dès 651 où prend fin le royaume des Sassanides15. La population iranienne, en perdant ses points de repères, est alors plongée dans le système gouvernemental du Khalifa, et contrainte de parler l’Arabe. Parallèlement aux tentatives politiques plus ou moins réussies de la part des Iraniens pour sauver leur héritage national, les écrivains et les poètes ont pu préserver l’héritage de la langue persane. Parmi eux est Ferdowsi. Né entre 935 et 940 dans une famille dehghan, des propriétaires terriens désireux de perpétuer les épopées perses anciennes, Ferdowsi entame son grand projet à l’âge de 25 ans. Celui-ci avait certes accès à beaucoup de documents écrits, mais sans doute sa plume puisait remarquablement surtout dans cette mémoire enfouie du peuple. De ce point de vue, l’œuvre de Ferdowsi, Shâhnâmeh, comble la pénurie documentaire, et nous aide à entrevoir ce qui s’est réellement passé. Si nous ne trouvons pas le nom de Zurvan dans ces poèmes, il est omniprésent dans le livre sous des appellations telles que : « le temps », « le firmament étoilé », « la fortune », « le destin » et d’autres encore, de sorte qu’on peut raisonnablement prétendre que la croyance en ce dieu mystérieux constitue le fond des convictions de l’auteur, en dépit de son adhésion à la religion musulmane. Beaucoup de points évoqués par Ferdowsi qu’on interprétait jadis comme des fables sorties de son imagination ont été confirmés par l’avancée des études iraniennes comme des éléments historiques avérés, ainsi, par exemple, l’image de Zurvan reflétée dans le personnage de Zâl, le héros légendaire. A travers le récit de Ferdowsi, nous percevons un témoignage de l’authenticité du mythe de Zurvan tel qu’on le trouve dans l’œuvre d’Eznik et d’autres. Il en est de même pour le récit mythique de Zurvan et de ses deux fils. Quand nous sommes attentifs aux détails de leurs caractères tels qu’ils sont relatés dans le récit, nous nous apercevons de la coïncidence entre

14 Nous faisons l’allusion aux épopées et les légendes, ainsi que les multiples traités poétiques de type Shâhnâmeh. 15 Les Sassanides sont la dynastie perse ayant régné sur quasiment tout le Moyen-Orient sur un vaste territoire s’étendant de l’Asie centrale jusqu’à la Méditerranée en passant par le Caucase et l’Arménie entre 224 et 651. Le dernier roi sassanide, Yazdgerd, qui tentait de préparer une armée pour repousser les envahisseurs a été assassiné. 9 eux et ceux rencontrés dans les nombreux documents à notre disposition sur l’histoire de Zurvan et de ses deux fils.

Pour ces raisons, notre travail examinera le Shâhnâmeh, en tant qu’il offre un océan sans fond de mots, de noms et de locutions purement iraniens, reflétant comme en miroir l’essentiel de la mythologie et des religions de l’Iran depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’arrivée de l’Islam. Par une simplification méthodologique on peut y déceler la présence de trois grandes religions iraniennes, le culte de Zurvan, la religion zoroastrienne et le Manichéisme à travers des allusions nettes et reconnaissables. Il est évidemment impossible de présenter le livre dans son intégralité, c’est pourquoi, dans le chapitre qui lui sera consacré, nous nous pencherons sur les aspects essentiels à notre étude, à savoir les exemples légendaires ou historiques de ce schème triangulaire dont les prototypes mythiques sont Zurvan et ses deux fils incarnant respectivement l’ordre et le désordre, et si l’on assimile Ahura Mazdā au Bien, il faut considérer Ahriman comme le Mal. Ainsi en dépit de sa date tardive, le Shâhnâmeh est un document de référence pour les mythes et les religions de l’Iran. Il consolide nos thèses sur les Gāϑā, là où il projette un regard désaprobateur sur l’effet nuisible de l’union entre le roi et le prêtre, et fait la même chose concernant le Temps, là où il se plaint d’un Destin inéluctable et de l’indifférence du ciel face au sort funeste et immérité des héros qui tombent dans des combats acharnés. L’histoire du combat entre Rustem et Isfendiar doit être considérée comme un bel exemple de ce qu’implique d’être sous la férule du destin qui détermine la vie et la mort des hommes. Nous allons voir que, dans ce récit héroïque, le combat qui oppose deux hommes est en réalité le reflet d’un combat plus élémentaire qui se déroule dans le ciel. Isfendiar est béni par Zoroastre, il est sous la protection du dieu, et représente la fidélité au Zoroastrisme, la religion du tout puissant Ahura Mazdā. Rustem est sous la protection de son père Zâl, celui qui représente l’image transférée de Zurvan dans l’univers humain. C’est ainsi que le Shâhnâmeh permet de comprendre ce que signifie le règne universel du Mal.

Dans les textes pahlavi16 l’hostilité d’Ahriman dans le monde est qualifiée constamment de « contre-création »17. Son action consiste à donner la mort et détruire l’organisation du monde qui est l’œuvre d’Ahura Mazdā, autrement dit à introduire du désordre. Par conséquent, les deux fils de Zurvan incarnent respectivement l’ordre et le désordre, et si l’on assimile Ahura Mazdā au Bien, il faut considérer Ahriman comme le Mal. Les deux grandes religions de l’ancien Iran se rencontrent ainsi sur la question du Mal.

À l’issue d’une longue recherche dans les divers documents concernant la question zurvanite, l’analyse du mythe de Zurvan nous permettra d’établir que l’origine du Mal se trouve dans le désir de Zurvan d’engendrer un fils pour créer le monde. Même si elle n’est pas explicite, une métaphysique du désir prend ici sa source : L’ignorance et le doute qui en découle, véhiculés par le moteur du désir que le texte ne mentionne qu’allusivement, conduisent immanquablement au Mal. Mais ce Mal n’est pas d’emblée le mal moral opposé au Bien cher aux moralistes de tous les temps, il traduit pour ainsi dire « ce qui fait mal » dans le désir du dieu qui pointe vers la création. La création à cette époque reculée n’avait pas, nous le savons,

16 La langue parlée par les Iraniens à partir du milieu de l’époque arsacide. Elle prendra son ultime forme élaborée au cours de la période sassanide, et reste en usage longtemps après la conquête arabe avant de céder la place, suivant des évolutions phonétiques et grammaticales consécutives, au persan. 17 La création primordiale en pahlavi est le terme de Bundahi n, qui est aussi le titre d’un livre à caractère cosmogonique. Il signifie littéralement « fonder », et il est attribué à Ahura Mazdā. Le terme opposé qui décrit l’action d’Ahriman est pityārakīh, ce que le philologue Nyberg, entre autres, propose de traduire par « contre- création ». 10 d’autre sens que le protocole de mise en ordre, d’agencement et d’ajustement. Dans cette perspective le Mal apparaît certes en tant que l’opposé de l’ordre, la dysharmonie et le désastre, mais surtout en tant qu’un aspect noir resté inaperçu dans l’être même de Zurvan. Nous verrons que c’est cette dimension du désir qui explique pourquoi Zurvan se situe au niveau du destin et du temps, notions essentielles pour comprendre la nécessité du Mal qui découle du plan précis à l’échelle cosmique élaboré par Zurvan pour se débarrasser et se purifier de cet aspect noir de sa personnalité et retrouver ainsi l’unité perdue.

À titre d’exergue de notre analyse, fixons la maxime à observer tout au long de notre parcours, extrait d’un passage de l’œuvre de Schelling, Philosophie de la mythologie :

« Le premier but d’une explication est de rendre justice à son objet, de ne pas le ravaler, de ne pas en réduire la portée, ni de l’amenuiser ou de le tronquer, sous prétexte de le rendre plus aisément compréhensible. La question se pose ici, non pas de savoir quelle vue il faut prendre du phénomène pour pouvoir l’expliquer conformément à une philosophie, mais, inversement, quelle philosophie est requise pour être de plain-pied avec l’objet, à sa hauteur même ? Non pas : comment le phénomène doit-il être tourné, retourné, simplifié ou amoindri, pour pouvoir, au besoin, l’expliquer encore à partir de principes que nous nous sommes naguère proposé de n’enfreindre pas, mais : jusqu’où faut-il élargir nos pensées pour nous tenir en relation avec le phénomène ? Or, et quelles que soient ses raisons, celui qui craint d’élargir ainsi ses pensées, devrait, au lieu d’abaisser et d’aplanir le phénomène au ras de ses concepts, avoir au moins la sincérité de le ranger dans la masse de tout ce qui lui échappe et continuera d’échapper à tous ; et, s’il est incapable de s’élever lui-même jusqu’au plan de ce qui est conforme au phénomène, à tout le moins devrait-il se garder de clamer ce qui ne leur est point conforme. »18.

18 SCHELLING Friedrich-Wilhem, Philosophie de la mythologie, leçon sept, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, p. 90. 11

I - LES Gāϑā

I -I L’historicité et la légende

L’étude des Gāϑā exige préalablement l’examen de quelques points importants de l’histoire de son auteur présumé, Zoroastre. Car, étant donné l’espace temporel qui nous sépare de lui, et le manque de documents explicites, nous sommes contraints de recourir à tous les témoignages à son sujet afin d’esquisser convenablement, dans la mesure du possible, les contours de cette figure légendaire. L’intérêt d’une telle recherche est d’acquérir des points de repère solides pour résoudre le problème qui va nous occuper dans le prochain chapitre : le rapport temporel entre le Zurvanisme et les Gāϑā. Dans cette perspective, nous allons réfléchir à quelques questions certes élémentaires mais indispensables avant de nous pencher sur l’étude du contenu des Gāϑā.

Zoroastre est-il un personnage mythique ou bien historique ? Peut-on se fier à la masse énorme d’informations dans les nombreux ouvrages antiques sur la vie et la doctrine de Zoroastre ? La date et le lieu de sa naissance peuvent-ils être suffisamment établis ?

« De tous les fils de l’Asie, Zarathustra est le premier que l’Occident ait « adopté ». Quelques quatre siècles avant celle du Christ, sa doctrine atteignit la Grèce. Elle fut connue de Platon, à qui elle devait dire quelque chose.

Ni la voix du Buddha ni celle de Confucius ne devant, de longtemps, porter jusqu’à l’Europe, Zarathustra, sous son nom grécisé de Zoroastre, représenta à lui seul la vieille sagesse asiatique, d’autant plus que, par une confusion croissante, le prestigieux héritage mésopotamien – astrologie et magie – était venu, de surcroît, se placer sous l’autorité de ce « Mage ». »19

C’est ainsi que Jacques Duchesne-Guillemin faisait commencer son livre, Zoroastre. Ce qui a pris forme à partir des prédications zoroastriennes, le Zoroastrisme « a eu incontestablement sa part – et qui fut importante – dans l’élaboration du vaste mouvement philosophico-religieux, mi- hellénique mi-iranien, qu’on désigne sous le nom de gnose et sans lequel sont incompréhensibles saint Paul et le Quatrième Evangile, Philon le Juif et Plotin, Mani et par conséquent saint Augustin. »20.

L’étude de Zoroastre, malgré la familiarité de son nom pour nous, n’est pas chose facile. Zarathushtra, comme il se nomme dans l’œuvre qu’on lui attribue, les Gāϑā, se cache dans un brouillard assez épais qui exige de l’enquêteur beaucoup d’efforts, de patience et de clairvoyance. Mais pourquoi se résigner à une telle peine ? Pourquoi Zoroastre nous intéresserait-t-il encore ? L’auteur de Zoroastre nous donne un premier élément de réponse :

« La place de Zoroastre est telle, aux origines de tout ce qui – paganisme et christianisme – compte encore pour nous, qu’il était inévitable que toute enquête sur ces origines – c'est-à-dire en somme, sur nos origines – vînt buter à cette colossale figure et, pour ainsi dire, à l’obligation de la faire parler. »21.

19 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Zoroastre, Paris, Robert Laffont, 1975, p. 9. 20 Ibid. p. 10. 21 Ibid. 12

Mais le fossé est grand entre la figure d’un personnage dont l’influence sur l’histoire est incontestée et la réalité historique de l’homme. La quasi-unanimité des auteurs qui ont travaillé sur Zoroastre et son œuvre reconnaissent qu’il est actuellement impossible de fournir la moindre précision concernant la localisation de Zoroastre dans l’espace et dans le temps. Ce sont ces difficultés qui ont conduit certains spécialistes, comme Jean Kellens à refuser l’historicité de Zoroastre.

Il est vrai que son nom, tel qu’évoqué expressément dans les Gāϑā, ne figure pas sur les inscriptions royales des Rois Achéménides gravées sur plusieurs rochers dans la région Sud- ouest de l’actuel Iran, pas plus sur les tablettes d’argile retrouvées à Persépolis, mais seulement dans l’Avesta, le livre sacré de la religion Zoroastrienne. Les différences morphologiques concernant le nom, la diversité doctrinale des documents grecs font obstacle à l’opinion qu’il s’agirait d’une seule et même personne. Mais aujourd’hui on ne peut plus douter que les Gāϑā ne soient la partie la plus ancienne de l’Avesta22. Or, selon une tradition millénaire consolidée par l’avis des experts des langues archaïques iraniennes, les hymnes qui constituent les Gāϑā ont été attribués à un zaraϑuštra nommé plusieurs fois et qui se présente comme leur énonciateur utilisant la première personne du singulier. Sans doute n’est-ce pas une raison suffisante pour accréditer l’existence réelle de ce personnage, puisque, grâce à la linguistique pragmatique, on sait aujourd’hui faire la différence de l’énonciateur (celui qui dis « Je ») et de l’auteur (celui qui fait dire « Je »). L’énonciation n’est certes pas un critère d’historicité. De plus, il n’est pas certain que ce qui apparaît dans les Gāϑā comme des entités abstraites23, qui évoquaient, pour l’iranisant du 19ème siècle, James Darmesteter, les hypostases néo-platoniciennes24, ne soient pas la trace de compilations récentes, au même titre que les allusions au Christianisme et au Manichéisme que certains, comme Friedrich Spiegel25, croyaient reconnaître dans l’Avesta, selon un mécanisme d’appropriation et de manipulation maintenant bien cerné par les spécialistes26.

Aux antipodes de ces interprétations, Gherardo Gnoli a dénoncé dans le refus d’accorder une valeur historique à Zoroastre, une pétition de principe, décelable dans le fait que ce refus est l’effet identique de deux méthodes opposées :

« Deux manières ont existé de rendre vain le personnage de Zoroastre : l’une, la plus directe et déclarée, a consisté à lui refuser l’historicité, à la manière d’un grand maître de ces études, et professeur à ce Collège, J. Darmesteter ; une autre, plus indirecte et moins évidente, à en noyer les contours et la personnalité à l’intérieur d’une tradition »27.

Refusant l’anhistoricité de celui qu’il appelle, non par son nom « mythique » Zoroastre, mais Zarathoustra, le nom attribué de manière récurrente à l’énonciateur des Gāϑā dans une seule

22 Ibid, p.21. 23 Par ce terme nous faisons allusion aux entités qui constituent une sorte de cour divine autour d’Ahura Mazdā, (voir pour leurs noms la section I-III de ce chapitre). Antoine Meillet, dans ses Trois Conférences sur les Gâthâ, p. 16, les qualifie de « puissances bienfaisantes exprimées par des termes abstraits qui forment à Ahura Mazdâ une sorte de cour». 24 Le Zend-Avesta, Paris, Ernest Leroux, III, 1893. 25 « Über das Vaterland und Zeitalter des Awestâ”, Zeitschrift des deutschen morgendischen Gesellschaft, 41, 1887, p. 280-296, p.285. 26 A l’exemple de l’appropriation abrahamique de figures païennes telles que Pythagore ou Hermès Trismégiste, comme le montrent les études de Constantin Macris, Joëlle Soler, Anna Van Den Kerchove, Appropriations monothéistes de « figures » païennes, Revue de l’histoire des religions, 236, 2019, avant-propos p. 651-655. 27 GNOLI Gherardo, De Zoroastre à Mani- Quatre Leçons au Collège de France, Paris, l’Institut d’Etudes Iraniennes, 1985, p. 47-48. 13 et même langue, l’Avesta ancien, Gnoli affirme : « Zarathoustra est (…) une forte personnalité historique et non un personnage mythique, ou un nom désignant l’héritier d’une tradition sacerdotale ininterrompue. »28. Et il refuse aux Gāϑā d’être le résultat d’une évolution lente du polythéisme, en précisant qu’il faut les considérer comme une révolution « qui n’est pas concevable sans l’action de puissants personnages historiques. »29.

Cela dit, la question délicate de la datation de Zoroastre présuppose celle de l’évaluation des sources le concernant, en particulier celles qui l’assimilent à un « Mage », terme ambigu qui a reçu des interprétations divergentes selon les traditions. Ce sont avant tout les textes grecs entre les Vè et IVè siècles avant notre ère, qu’il nous faut sélectionner.

La mention du mot Magos est décelable chez Héraclite30, chez les auteurs tragiques comme Eschyle, Sophocle et Euripide, dans le Corpus Hippocratique, chez Gorgias où mageia est synonyme de sorcellerie (goèteia), un terme péjoratif31, et chez Hérodote où les Mages sont des interprètes de rêves, d’éclipses solaires, où ils président aux offrandes rituelles (thusiai) et chantent des hymnes théogoniques (Enquêtes, 1, 132). Ajoutons encore à ces références le Papyrus Derveni où tout un passage de la colonne VI est consacré aux incantations des Mages (epaoidè dè magôn) accompagnant les offrandes rituelles (thusiai) de type apotropaïque supposées éloigner les démons gênants. Enfin si le terme magos est très peu employé par Platon32, on trouve chez lui une intéressante exception.

Dans le premier Alcibiade, Platon raconte que les princes perses suivaient les enseignements donnés par les Mages :

« Lorsqu’il [le prince] arrive à deux fois sept ans, l’enfant est confié à ceux que l’on nomme les gardiens royaux (basileious paidagôgous onomasousin). Choisis parmi les Perses dans la force de l’âge, au nombre de quatre, ce sont ceux qui ont paru les meilleurs, le plus savant, le plus juste, le plus tempérant et le plus courageux. Le premier enseigne la religion des mages (mageian), celle de Zoroastre, fils d’Horomasde : il s’agit en fait du culte des dieux (théôn therapeia). Il enseigne aussi l’art de régner. Le plus juste lui apprend à dire la vérité toute sa vie, le plus tempérant à n’être soumis à aucun plaisir, afin qu’il s’accoutume à être libre et réellement roi, commandant d’abord à lui-même, sans aucun asservissement. Le plus courageux le prépare à être intrépide et audacieux, montrant que la crainte est le propre de l’esclave. »33.

Commençons par rappeler brièvement que l’authenticité et la datation de l’Alcibiade sont controversées. Les traducteurs français, dans leur très courte présentation du texte, rappellent que la lecture des œuvres de Platon commençait par celle d’Alcibiade, et qu’à ce titre ce texte a été abondamment commenté, et ils précisent que : « Admise dans l’Antiquité, l’authenticité du premier (pour le distinguer du suivant) Alcibiade fut remise en question à l’époque moderne, notamment par F. Schleiermacher dès 1809… Même si l’on estime que le premier Alcibiade n’est pas de Platon, force est de reconnaître que le dialogue a dû être composé dans l’entourage de Platon ou

28 Ibid. p. 48. 29 Ibid. p. 49. 30 Fr. 14 Diels. Cité par Clément d’Alexandrie, Protreptique, 2, 22, 2 qui assimile les Magi aux Bacchants, Ménades et Mystes. La référence est douteuse, comme le montre Jan N. Bremmer, « The Birth of the Term ‘Magic’ », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, Bd. 126, 1999, p. 1-12, p. 3. 31 Jan N. Bremmer, ibid. p. 3-4. 32 Dans le Politique la magie est mentionnée à côté des antidotes (alexipharmaka, 280e1). 33 Platon, Œuvres Complètes, sous la direction de Luc Brisson, Le premier Alcibiade, 121e-122a, traduit par Jean-François Pradeau et Chantal Marbœuf. 14 tout de suite après sa mort par des disciples très proches du maître »34. Autrement dit, la question de l’authenticité de l’Alcibiade premier ne préjuge en rien de sa valeur documentaire pour la question que nous nous posons dans cette étude.

En revanche, il nous faut revenir sur la traduction de deux expressions. Nous pouvons passer brièvement sur la première. Pourquoi traduire par « gardiens royaux » les mots basileious paidagôgous au lieu d’éducateurs royaux ? Le contexte ne semble pas l’exiger. Mais revenons à l’essentiel : ce texte est la première mention explicite et incontestée en langue grecque de la mageia de Zoroastre35 Il ne faut donc pas traduire négligemment par « la religion des Mages ». Le texte précise un peu plus loin qu’il s’agit en fait de la Theôn therapeia, ce qui suggère que « le plus savant » des quatre paidagogoi des Perses enseigne la mageia en tant que le service, le soin, le culte (therapeia) des dieux. La même formule apparaît dans l’Euthyphron (12e6, 13d4) au sens de ce qui est défini par le prêtre- chresmologue Euthyphron lui-même en 14b2-7 à savoir dire et faire ce qui est gracieux aux dieux (kekharismena toîs theoîs), les choses saintes (ta hosia) qui consistent à glorifier les dieux et à accomplir les mises à mort rituelles (eukhomenos te kai thuôn).

A première vue rien de plus banal que ce lexique36 et Zoroastre est assimilé à l’instigateur d’une mageia, comprise simplement comme culte des dieux tel qu’on le pratique depuis Homère. Et il n’y a là, apparemment, aucune allusion à un Zoroastre « magicien » au sens de l’illusionnisme (goèteia) mentionné par Gorgias par exemple (f. 11, 63 Diels-Kranz) ou Sophocle (magus, Œdipe-Tyran, vers 387) et que Platon décrit par l’emploi des incantations à savoir ces formules magiques que l’on chante afin de soumettre à sa volonté un être, insecte ou animal, Euthydème, 289e5-2-290a1), sortilèges, ligatures magiques, drogues (Lois, 933d7 ; Gorgias, 484a5) pour guérir une maladie, ou encore purifier une souillure comme, dans le Banquet, Diotime capable de retarder une épidémie de peste (201d3-5). Mais toute autre est la portée de l’extrait du livre XI des Lois (930e5), où la même formule theôn therapeia est définie plus loin par le fait d’honorer les dieux visibles autrement dit les planètes ce qui indique l’existence d’un culte astrologique, et quant aux dieux invisibles, il s’agit d’accomplir ce qui est décrit par les mots suivants : « quant aux autres leur ayant dressé des statues à leur image, nous croyons que, même si elles sont sans souffle vital, par nous les dieux remplis de souffle vital s’exaltent et ont beaucoup de bienveillance à cause de ces choses et ont de la joie « τῶν δ’ εἰκόνας ἀγάλματα ἱδρυσάμενοι, οὓς ἡμῖν ἀγάλλουσι καίπερ ἀψύχους ὄντας, ἐκείνους ἡγούμεθα τοὺς ἐμψύχους θεοὺς πολλὴν διὰ ταῦτ’ εὔνοιαν καὶ χάριν ἔχειν (930 e 7-931a4). Si l’extrait de l’Euthyphron ne fait que décrire le culte traditionnel des dieux, le passage des Lois évoque assez clairement une sorte de théurgie (theourgia, l’ouvrage ou l’acte divin) à savoir les rites d’animation des statues en faisant venir les dieux en elles, une technique dont l’origine se perd dans la légende37 et qui aura un succès énorme dans les milieux

34 ANNAS Julia (« Self-Knowledge in Early Plato », in Dominic O’meara (ed.), Platonic Investigations, Studies in Philosophy and the History of Philosophy, 13, Washington, DC, Catholic University of America Press, p. 111- 138; et Nicholas Denyer (éd.), Plato: Alcibiade 1, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 14-26, ont aussi abordé ce sujet. 35 Le témoignage des fragments attribués à Xanthe le Lydien, auteur de Magika, qui mentionne les Mages en relation avec Zoroastre (F. 29 Müller) est souvent contesté, malgré l’étude érudite de Peter Kingsely qui montre qu’il a influencé Hérodote, « Meetings with Magi: Iranian Themes among the Greeks, from Xanthus of Lydia to Plato's Academy », Journal of the Royal Asiatic Society, Third Series, Vol. 5, No. 2, 1995, pp.173-209, p. 175. 36 Comme le rappelle Saskin Peels, Hosios : A Semantic Study of Greek Piety, Mnemosyne Supplements, 387, Leiden-Boston, Brill, 2015, pp. 36-52, p. 210. 37 Mais il convient de tenir compte des observations d’ILES JOHNSTON 2008. 15 néoplatoniciens. Pour Eusèbe38 qui semble suivre Platon (République, 364b7, 426b1), ce serait Orphée qui aurait importé d’Égypte l’art d’insuffler les statues (xoanôn te hidruseis), le mot précisément employé dans notre extrait des Lois. L’opération appelée hidrusis consistait à animer la statue au moyen d’un souffle (psuchè)39. Le terme empsuchon, signifie rendre animé et présent. Dans certains papyrus magiques, cette idée est d’ailleurs suggérée dans le verbe zôpureîn qui, appliqué aux statues, signifie « emplir de force grâce au feu »40.

L’assimilation de Zoroastre à un magicien a été considérée par Bidez et Cumont comme étant un phénomène remontant au VIème siècle avant notre ère. Avant les penseurs hellénistiques, surtout ceux des milieux stoïciens, déjà Démocrite et les « présocratiques » comme Héraclite, Empédocle41 et Platon, reçurent en effet la doctrine de Zoroastre par les « Maguséens », un mot araméen pour dire les mages. Il s’agit de prêtres s’installant, après la conquête de Babylone par Cyrus en 539 avant notre ère et jusqu’à l’époque chrétienne, essentiellement à l’ouest de l’Iran, depuis la Mésopotamie jusqu’à la Mer Égée. Les auteurs des Mages hellénisés expliquent que ces prêtres émigrés ont échappé à la réforme théologique de Zoroastre dont ils n’ont pu adopter que quelques éléments doctrinaux compatibles avec les croyances des tribus iraniennes anciennes. Ayant adopté une langue sémitique, l’araméen, « ils devinrent incapables de lire les textes avestiques, et selon toute probabilité ils ne possédèrent aucun livre sacré écrit en zend ou pehlvi »42. Or, ils subirent les influences des prêtres astronomes et astrologues mésopotamiens, les Chaldéens43. Bidez et Cumont rappellent comment, au IIIè siècle avant notre ère, Zénon de Cithium a bénéficié de la même influence44 et Emile Bréhier a consacré toute une étude intitulée « la Cosmologie stoïcienne à la fin du paganisme »45 à l’influence chaldéenne sur le Stoïcisme et c’est au 2ème siècle de notre ère, à l’époque de Marc Aurèle, que les Chaldéens seront assimilés aux théurges et mages auteurs des « Oracles Chaldaïques » qui joueront un rôle fondamental dans le Médio- et le Néo-platonisme. Dans cette théologie mêlée de forts éléments platoniciens (Julien le théurge est par exemple censé avoir été le médium grâce auquel Julien le Père a interrogé directement Platon), on trouve des éléments Gnostiques et Hermétiques, mais certains éléments remontent toutefois très haut, à la cosmologie astrale babylonienne comme l’a montré Hans Lewy qui admet que c’est au contact des Babyloniens que la doctrine originelle mazdaïque s’est modifiée en zervanisme usant de pseudépigraphes composés des Grecs d’orient sous le nom de Zoroastre ou à un de ses successeurs Ostanes, le fondateur de la magie46.

38 Eusèbe, Préparation Evangélique X, 4, 4 Mars. 39 Pour cette explication, Gabrièle WERSINGER TAYLOR, « Le visage de la bête. Heidegger, les statues vivantes et la mise à mort rituelle » in Stephan Dugast, Dominique Jaillard, Ivonne Manfrini, Agalma, Grenoble, Collection Horos, Millon, sous presses. 40 Papyri Magicae 12, 319 Henrichs. Voir Preisendanz Adria, « Sacred signified : The semioties in the Greek Magical Papyri”, Arethusa 41, 3, 2008, p. 479-494, p. 483. 41 Si l’on en croit Peter KINGSLEY, Ancient Philosophy, Mystery, and Magic: Empedocles and Pythagorean Tradition, Oxford, Clarendon Press, 1995 ; voir surtout pour la relation avec la Perse, « Meetings with Magi: Iranian Themes among the Greeks, from Xanthus of Lydia to Plato's Academy », Journal of the Royal Asiatic Society, Third Series, Vol. 5, No. 2, 1995, pp.173-209, p. 187sq. Mais Kingsley admet l’assimilation des Mages aux magiciens parmi lesquels figurerait Empédocle. 42 BIDEZ Joseph & CUMONT Franz, Les Mages hellénisés, Paris, Les Belles Lettres, 1973 et 2007, p. VI-VII. 43 CUMONT Franz, Les Mystères de Mithra, Bruxelles, 1913, p. 22. 44 Les Mages hellénisés, op. cit, p. 32. 45 1995, op. cit. p. 145-160. 46 Chaldean oracles and theurgy: mysticism, magic and Platonism in the later Roman Empire. (ed. Jean Tardieu), Paris, Etudes Augustiniennes, 1978. On appelle Oracles Chaldéens, Chaldaïka logia, une collection de vers surtout hexamétriques, datant du 2ème siècle + J.-C. (à l’époque de Marc Aurèle). Ces vers sont censés avoir été transmis par les dieux lors d’expériences transmediumniques, à Julien le Chaldéen ou à son fils, Julien le 16

Pour ces raisons on peut admettre que cet extrait de Philon d’Alexandrie offre un portrait assez réaliste des Chaldéens :

« Les Chaldéens apparaissent parmi tous les hommes comme ceux qui sont voués à l’étude de l’astronomie et des généalogies (genethlialogiken). Ils harmonisent (harmozomenoi) les choses terrestres (epigeia) à celles d’en haut (meteôrois) et les choses célestes (ourania) aux terrestres (ta epi gês) ; ils montrent comme des rapports musicaux (dia mousikês logôn) dans l’harmonieux concret de l’univers (tèn emmelstatèn sumphônian toû pantos) produit par la communion (koinôniai) et la sympathie (sumpatheiai) des parties (merôn) les unes pour les autres (… ) ils supposent que ce monde visible est la seule réalité, qu’il soit lui-même Dieu, ou qu’il contienne un Dieu, l’âme du tout. Ils divinisent (theoplastèsantes) la destinée (eimarmenèn) et la nécessité (anagkèn) (…) ils enseignent qu’en dehors des choses visibles il n’y a absolument pas de cause, que ce sont les périodes du soleil, de la lune et des autres astres qui partagent entre les êtres les biens et les maux ». De la Migration d’Abraham, § 178 Wendland.

Bidez et Cumont attribuent cependant deux types de magie aux Maguséens : l’une noire, en l’honneur d’Ahriman qui offre des rituels sanglants47, l’autre plus « physicienne » et dans laquelle on reconnaît aisément la marque chaldéenne décrite par Philon et à laquelle on peut ajouter la définition de la phusis dans la scholie au Sophiste de Platon de Jamblique 216 A, t. VI, p. 259, Hermann.

Telle est la doctrine désignée par le mot mageia, que les prêtres émigrés syncrétistes cherchèrent à légitimer en l’attribuant au fondateur de leur religion de départ, Zoroastre :

« Mais toutes ces acquisitions intellectuelles qu’avaient faites les Mages au contact de deux civilisations étrangères furent attribuées à leur fondateur, dont la sagesse ne pouvait les avoir ignorées et à qui ils ne pouvaient eux-mêmes avoir été infidèles. L’honneur en fut donc reporté à Zoroastre, de même que les Pythagoriciens prétendaient être redevables à leur Maître de découvertes que l’école avait faites longtemps après lui. On se figura ainsi un Zoroastre non plus seulement théologien, moraliste et prophète, mais magicien et astrologue, cosmographe et naturaliste, et son successeur Ostanès ajouta à ces qualités celle d’alchimiste. »48.

Ils convient d’avoir cela bien présent à l’esprit lorsqu’on rencontre chez Aristote, une autre mention des Mages.

« ἐπεὶ οἵ γε μεμιγμένοι αὐτῶν [καὶ] τῷ μὴ μυθικῶς πάντα λέγειν, οἷον Φερεκύδης καὶ ἕτεροίτινες, τὸ γεννῆσαν πρῶτον ἄριστον τιθέασι, καὶ οἱ Μάγοι » (puisque du moins ceux qui d’entre eux ont mêlé, et qui ne disent pas tout de manière mythique, par exemple Phérécyde, et quelques autres, et aussi les Mages posent en tant que meilleur, ce qui le premier a fait naître tous les êtres), Métaphysique, N4 1091b8-10).

Aristote qui est en train de traiter des principes des platoniciens, part de l’aporie suscitée par le Bien (et le Beau qui relève du Bien). Il y a là un rapport avec le Bien des Platoniciens. Dans la République, Platon définit le Bien comme un principe. Aristote rappelle implicitement que l’un des successeurs de Platon à l’Académie, Speusippe, s’est éloigné de la doctrine du maître et admettait que les choses se développent par degré dans le temps : par exemple, la semence théurge. La Souda attribue au père un livre Sur les Démons, le fils étant l’auteur de logia di èpôn (oracles en vers). Le terme Chaldéen signifie vraisemblablement le fait que Julien pratiquait les « sciences dites chaldéennes : magie, théurgie. 47 Les Mages hellénisés, op. cit. p. 146. 48 Ibid. p. VIII. 17 est antérieure à l’être. Il en résulte que l’inférieur explique le supérieur et que la perfection est le résultat d’une évolution qui tend vers le meilleur. Nous reviendrons plus loin sur ces discussions platoniciennes49, pour l’heure c’est la mention portant sur les Mages qui nous intéresse. Dans notre passage, cette expression est associée à ceux qui « τὸ γεννῆσαν πρῶτον ἄριστον τιθέασι ». Négligeons pour l’instant la question de l’identité de Phérécyde et de ceux qui ont « mêlé ». À Speusippe, Aristote oppose les Mages qui posent le Meilleur comme origine et non l’inférieur. Cela implique bien entendu une théorie dualiste sur laquelle nous reviendrons, mais surtout une interprétation cosmogonique des principes qui ne laisse aucun doute sur la nature « maguséenne » de ces Mages. En effet, nous verrons que les Mages se distinguent aussi bien des poètes des théogonies du genre de celle d’Hésiode qui font de Zeus un dieu qui tient sa primauté de ce que, vainqueur des anciens dieux, c’est lui-même qui achève la répartition des fonctions et des privilèges de chacun, de façon à se réserver l’honneur suprême et la primauté, que de celles d’Orphée qui fait de Zeus le dieu qui refait la création acquérant ainsi la primauté50.

Selon Diogène Laërce, Aristote aurait consacré un dialogue aux mages : dans son prologue, il rapporte que dans son Mage (ἐν τῷ Μαγικῷ) il aurait affirmé que la philosophie est née chez les Barbares parmi lesquels les Mages perses. Et il en précise le contenu en affirmant que selon Aristote, les Mages ne pratiquaient pas la magie des magiciens (goètikèn mageian), mais, comme en convient aussi l’historien Deinôn, il s’agissait de l’adoration des astres dont Zoroastre tenait son nom (μεθερμηνευόμενόν φησι τὸν Ζωροάστρην ἀστροθύτην). Diogène ajoute encore qu’au livre premier de son Philosophe (Περὶ φιλοσοφίας), Aristote aurait admis que les Mages étaient plus anciens que les Egyptiens (I, 8, 1-6). Et Diogène explique :

« καὶ δύο κατ’ αὐτοὺς εἶναι ἀρχάς, ἀγαθὸν δαίμονα καὶ κακὸν δαίμονα· καὶ τῷ μὲν ὄνομα εἶναι Ζεὺς καὶ Ὠρομάσδης, τῷ δὲ Ἅιδης καὶ Ἀρειμάνιος » (et il y a deux principes, un daimôn bon et un daimôn mauvais, et le nom du premier était Zeus et Oromasde, et celui du second Hadès et Ahriman) (I, 1, 6-8).

Ce texte montre que non seulement les Mages dont il est question ici étaient des dualistes refusant de traiter les dualités à égalité, mais qu’ils appelaient Oromasde Zeus, de sorte que le passage de la Métaphysique précité pourrait témoigner de ce qu’ils posaient « Zeus » en premier à l’inverse des cosmogonies hésiodiques ou orphiques.

Or, qu’Aristote passe pour avoir refusé la magie noire aux Mages pourrait bien s’accorder avec ce que le texte de l’Alcibiade Premier pourrait signifier en fin de compte. Car à la différence des Maguséens, le culte dont il s’agit dans les sources orientales qui ne fait pas d’Ahriman l’égal d’Ahura Mazdā ne pratique pas la magie au sens de la sorcellerie décrite aussi bien chez Platon que chez Aristote comme goétikè mageia. Robert Turcan cite un texte de Porphyre51 attribué à Eubule, l’auteur d’ouvrages consacrés à Mithra, dans lequel il est question des mages et il ne fait aucun doute que le mage n’a rien à voir avec un magicien. Même constat chez Dion Chrysostome52, Clitarque qui précise que « les mages se consacrent au service des dieux, aux sacrifices, aux prières, et prétendant avoir seuls l’oreille des dieux » et Turcan ajoute le témoignage de Dinon, Hésychius ces derniers se fondant

49 Infra, p. 82. 50 JOURNEE Gérard, « Dualités présocratiques, Chôra 15-16, 2015, pp. 113-140, p. 118, note 13. 51 De Abstinentia, IV, 16, p. 253, 12ss Nauck. 52 Or., 36, 41. 18 vraisemblablement sur le Peri Eusebeias de Thèophraste53. Il en résulte alors un changement de perspective. Car il nous faut nuancer la thèse radicale selon laquelle les textes grecs reflètent les Maguséens et non le zoroastrisme « orthodoxe ».

À cet égard un troisième auteur doit être examiné, Plutarque, le philosophe du 1er siècle de notre ère. Lui non plus n’attribue jamais à celui qu’il appelle Zoroastre le Mage une pratique de magie noire associée à l’astrologie54. Distinguant parmi les dualistes deux courants, il déclare :

« νομίζουσι γὰρ οἱ μὲν θεοὺς εἶναι δύο καθάπερ ἀντιτέχνους, τὸν μὲν ἀγαθῶν, τὸν δὲ φαύλων δημιουργόν· οἱ δὲ τὸν μὲν [γὰρ] ἀμείνονα θεόν, τὸν δ’ ἕτερον δαίμονα καλοῦσιν, ὥσπερ Ζωροάστρης ὁ μάγος », (Les uns pensent qu’il existe deux dieux, rivalisant en art, dont l’un est l’ouvrier des biens, et l’autre, celui des choses méprisables. Les autres appellent Dieu le meilleur, et appellent l’autre Daimôn comme le mage Zoroastre…) (De Iside et Osiride, 46-369 D6-10).

Dans cet extrait, loin de déterminer Aristote, Plutarque le confirme, distinguant deux sortes de dualismes, Zoroastre étant seulement l’instigateur du deuxième, à savoir celui qui reconnaît au meilleur la valeur de divinité. Nous reviendrons sur tout ceci plus loin, pour l’heure, il faut souligner que le dualisme propre à Zoroastre n’est pas « magicien », et le texte comparé à celui d’Aristote, de Diogène Laërce et de Platon, nous permet de poser l’équation de Zeus, avec Oromasde, et Hadès avec Ahriman, l’hésitation étant permise à propos de Daimôn assimilé à la fois au bien et au mal au témoignage d’Aristote selon Diogène, et seulement au mal chez Plutarque avec la conséquence d’en faire un intermédiaire entre dieu et les hommes mentionnée dans son opuscule Sur la disparition des Oracles, 415A2-355.

Nous ferons l’exposé de la doctrine des Gāϑā au chapitre I-IV. Cette doctrine ou celle du reste de l’Avesta, tout en exposant des rudiments d’astronomie, ainsi le fait de reconnaître l’harmonie des mouvements sidéraux inspirée de son entité propre, A a , « reste exempte de spéculations astrologiques et réfractaires à la divination sidérale des Babyloniens »56. Nous aurons l’occasion de revenir à Plutarque, qu’il suffise présentement de noter que les informations contenues dans les textes précités mettent bien en avant, en dépit d’un vocabulaire grec faisant référence à Hésiode ou Orphée (Zeus) ou même à Platon (les démiurges, l’intermédiaire, le démon) un Zoroastre auteur d’une réforme du dualisme et distinct du Zoroastre des magiciens Maguséens.

Avant de clore cette discussion, examinons l’origine perse du terme Mage. Il existe un terme gâthique dont le sens échappait jadis à beaucoup de traducteurs, mais auquel ultérieurement ils ont attribué un sens précis. Il s’agit du terme maga, et surtout de son dérivé magavan, au pluriel. La forme phonétique actuelle de ce mot dans le farsi est « mogh ou majûs », dérivée de la racine indo-européenne *magh ou *mâgh selon Âryanpour57, qui précise que ce terme,

53 TURCAN Robert, Mithras Platonicus, Recherches sur l’hellénisation philosophique de Mithra, Leidem, Brill, 1975, pp. 27-28. 54 HANI Jean « Plutarque en face du dualisme iranien », Revue des Etudes Grecques 77, fascicule 366-368, Juillet-décembre 1964, 489-525, p. 490. 55 En assimilant le daimôn au mal, Plutarque infléchirait l’association de l’intermédiaire entre les dieux et les hommes au daimôn attribuée à Diotime dans le Banquet (202d12- 203a8), de plus, Diotime dit goèteia là où Plutarque dit mageia. 56 BIDEZ Joseph & CUMONT Franz, Paris, 1973, p. VI. 57 ÂRYANPOUR KASHANI Manoutchehr, Les Racines indo-européennes de la langue Persane, Ispahan, l’Université d’Ispahan, 2006, p.474. 19 avec des morphologies différentes, est présent dans presque la quasi-totalité des langues indo- européennes. Marijan Molé traduit maga par « don, offrande, sacrifice »58, Pierre Lecoq par « offrande » à la page 726 de son ouvrage, Les Livres de l’Avesta, précisant dans la note de cette même page l’origine indo-iranienne de ce terme et lui attribuant une nuance de sens comme « don, cadeau ; richesse ; récompense ». Le substantif dérivé du terme, se trouvant par exemple dans le Yasna 33-7, est traduit par Lecoq « les adhérents », en précisant dans la note que « l’avestique magavan, littéralement « doté de maga » désigne sans doute ceux qui offrent leur dévotion au dieu, plutôt que, selon l’étymologie, ceux qui présentent des offrandes »59. Duchesne- Guillemin traduit ce terme dans son ouvrage Zoroastre par « le grand sacrement » ou « les hommes du Sacrement ». Jean Kellens dans sa dernière traduction des Gāϑā propose pour ce terme le sens de « la grande performance (maga) »60. Le Yasna 51-15, c'est-à-dire l’avant dernière Gāϑā, nous offre un élément essentiel du sens gâthique de maga :

« hiiat mīždəm zaraϑu trō, magauuabiiō cōi t parā garō dəmān ahurō, mazdā jasat pouruiiō tā və voh mana hā, a ā icā sauuāi ciuuī ī »61

« Lorsque Zarathushtra a promis le salaire aux adhérents [magavabiiō], Ahura Mazda est venu le premier dans la Maison de Chant [garō dəmān ] Cela vous a été promis, ainsi qu’à Asha, avec Vohu Manah, avec les avantages. »62.

Les termes de garō dəmān ont été repris par la tradition zoroastrienne tardive comme une allusion au « Paradis », ce qui est confirmé par le texte gâthique mentionné.

Nous sommes donc en mesure d’attribuer explicitement le sens d’un culte défini à maga gâthique et d’admettre l’existence des sectateurs de ce culte, magavan, du vivant de Zoroastre lui-même. Ce sens pourrait aussi confirmer le sens religieux et rituel du terme platonicien mageia employé dans l’Alcibiade. Nous ne sommes absolument pas en mesure d’affirmer l’accès de Platon aux textes vieil-avestiques, mais le rapprochement raisonnable que nous constatons dans le sens de ces termes pour l’un comme pour l’autre, nous incite à croire prudemment à la connaissance originale de Platon du culte des anciens Perses. Ce qui du même coup dénonce la falsification opérée par les Maguséens babyloniens du sens du terme, transmise par ailleurs aux penseurs grecs. Il nous faut abandonner définitivement le Zoroastre magicien au sens du goès ensorceleur, pourvoyeur de ligatures et de drogues (pharmaka).

Qu’on nous permette, avant de poursuivre notre analyse, d’énoncer ce qu’il faut bien appeler pour le moment notre propre conviction. Un trait nous paraît préserver Zaraϑuštra de toute tentative de réduction au personnage légendaire d’une fable. La comparaison du Zoroastre maguséen avec le Pythagore des Pythagoriciens (on pourrait ajouter ici l’exemple d’Homère

58 MOLE Marijan, Culte, Mythe et cosmologie dans l’Iran ancien. Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne (Annuaire du Musée Guimet, 69), Paris, 1963, p. 79. 59 LECOQ Pierre, Les Livres de l’Avesta, Paris, Cerf, 2016, p. 743. 60 KELLENS Jean, L’exégèse du sacrifice comme principe unitaire de l’Avesta, Paris, Collège de France, 2015, p.18. 61 KELLENS Jean– PIRART Éric, Les Textes Vieil-Avestiques, Wiesbaden, Verlag, 1988, p. 185. 62 Les livres de l’Avesta, p. 802. 20 et des Homérides)63 est démentie par la cohérence langagière des Gāϑā. Car, si dans le cas de Pythagore nous ne disposons d’aucun texte authentique, en revanche les Gāϑā, texte attribué à Zoroastre, n’ayant été aucunement altérées par la tradition ultérieure résistent bien à ce critère. La langue, nous y reviendrons au chapitre I-III, ne subit aucune évolution phonétique ou grammaticale, et ne reçoit aucune influence étrangère. Cela veut dire à nos yeux que le temps de la composition des Gāϑā correspond à la carrière active et ordinaire d’un homme. Le texte contient l’exposé détaillé d’une doctrine nouvelle à son époque. La cohérence et la solidité de l’ensemble des thèses évoquées dans le texte excluent qu’on l’attribue à plusieurs auteurs, même si nous supposons l’existence d’une classe d’érudits. Il s’agit de notre conviction, à charge maintenant d’en étayer les assertions.

63 G. Nagy a montré qu’Homère était le nom donné à une corporation d’aèdes qui chantent une version des innombrables versions de l’Iliade et de l’Odyssée, voir par exemple, Le Meilleur des Achéens, La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, Paris, Seuil, trad. Nicole Loraux, 1994. 21

I –II Zaraϑuštra dans l’espace et dans le temps

Si nous admettons l’existence de Zaraϑuštra, il nous faut revenir plus précisément sur les difficultés embarrassantes posées non seulement par la datation mais aussi par la localisation de Zoroastre. Duchesne-Guillemin confessait son scepticisme dans son Zoroastre, avouant que tout ce qu’un amateur de précision « pourra retenir de positif est que Zarathustra a dû vivre, entre le 10ème et le 5ème siècle avant J.-C., “quelque part en Iran” »64. De même Jean Kellens qui ne croit pas à l’historicité de Zaraϑuštra revient sur l’intervalle des datations pour en montrer le caractère non concluant.

Kellens distingue la datation haute, la datation basse et la datation moyenne.

La datation haute est fondée, selon lui, sur le témoignage d’Hermippe dans les Histoires naturelles de Pline l’Ancien (XXX, II, 4) qui laisserait entendre qu’un canon avestique existait dès 400 avant notre ère et que l’œuvre de Zoroastre, les Gāϑā existait 1000 ans avant lui. A cela s’ajoutent des arguments à la fois économiques et géographiques qui prouveraient l’antériorité des Gāϑā à la période Achéménide, et la mention dans des textes assyriens du VIIIème siècle avant notre ère d’un certain perse du nom de Mazdaku qui suggère le théonyme Mazdā – et laisse penser que Zoroastre doit être situé en 900.

La datation basse ne doit pas, dit Kellens, être exclue bien qu’étayée par des arguments parfois erronés selon lesquels les Gāϑā seraient truffées d’interpolations tardives et reflèteraient surtout l’Avesta sassanide (224-641 de notre ère).

Enfin, la datation moyenne cherche un compromis entre l’ancienneté des Gāϑā sur le reste de l’Avesta, le fait que la tradition mazdéenne sassanide situait Zoroastre entre 250 et 300 ans avant la chute de l’empire achéménide, et l’affirmation, fondée sur les différences grammaticales et de composition de certains textes, qu’ils furent composés à la période sassanide65. C’est cette datation qui est suivie par Antoine Meillet qui minimisait l’antériorité des Gāϑā sur le reste de l’Avesta, en en réduisant la différence à une différence dialectale, l’examen de langue de l’Avesta et des Gāϑā montrant qu’elle diffère du Perse, du Sogdien et du Khotan et repose donc « sur des parlers du Nord-Ouest »66. Dans la logique de cette analyse dialectale, Meillet situait la naissance de Zoroastre au Nord-Ouest de l’Iran, vraisemblablement à Raghā, au voisinage de Téhéran, en 660 avant notre ère :

« La carrière active de Zoroastre (Zaraθu tra-, d’après la forme avestique du nom) aurait commencé 258 ans avant l’ère d’Alexandre ; elle appartiendrait donc à la seconde moitié du 7ème siècle et à la première moitié du 6ème avant Jésus-Christ. »67.

Dans les Mages Hellénisés, Joseph Bidez et Frantz Cumont qui consacrent leur premier chapitre à l’examen de la datation68, passent en revue tous les documents grecs parvenus à nos jours, et font valoir d’emblée que :

64 Zoroastre, étude critique, avec une traduction commentée des Gâthâ, Paris, Robert Laffont, 1975, p. 13-14. 65 « Réflexion sur la datation de Zoroastre », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 26, 2002, p. 14-28. 66 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 26. 67 Ibid., p. 21-22. 68 Les Mages Hellénisés : Zoroastre, Ostanès et hystaspe, d’après la tradition grecque, I, II, Paris, Les Belles Lettres, 1938, I, p. 5. 22

« Les plus anciennes notices qui soient transmises sur Zoroastre, nous viennent des premiers historiens grecs de l’Asie, et en tête de ce groupe se place Xanthos le Lydien, qui écrivait au Vème siècle, avant Hérodote. »69.

Après avoir mentionné l’étendue de la présence iranienne à cette époque dans l’Ouest de l’Anatolie, et par conséquent, la facilité relative d’un Lydien comme Xanthos à s’informer sur la religion des nouveaux maîtres de l’Asie, les auteurs concluent que Xanthos « apparaît comme le premier auteur qui nous ait transmis des informations orales recueillies de la bouche des Maguséens. ». Ils affirment que Xanthos introduisit dans la littérature grecque le nom de Zoroastres, une transcription dérivée du zend Zaraϑuštra (la traduction Pahlavi de l’Avesta) par l’intermédiaire d’une forme de l’iranien occidental *Zarahustra. La seconde partie du mot semblait contenir le mot astre (aster) ce qui inspira des étymologies fantaisistes, par exemple Zô-rho-asteros, « en rapport avec le caractère d’astrologue qu’on prêtait au prophète.»70.

Les deux exégètes français mentionnent deux variantes contradictoires de la tradition manuscrite d’un texte de Diogène Laërce consacré aux origines « barbares » de la philosophie. Dans les manuscrits notés par Bidez et Cumont S (Constantinopolitanus Veteris Serail 80) et F (Laurentianus 69), Xanthos de Lydie affirme que Zoroastre a vécu six cent ans (hexakosia) avant l’expédition de Xerxès en 482 avant notre ère, une date qui correspondrait à 1082, lors de la réforme religieuse du prophète selon certains iranisants. Mais selon une autre variante de la tradition manuscrite, jugée meilleure que la première, celle du Parisininus gr. 1759 (B1 a 17-18 Bidez et Cumont, II ; 1, 2, 8, 5-10 Long71), Xanthos de Lydie affirme que Zoroastre a vécu six mille ans (hexakiskhilia) avant la seconde guerre médique, un chiffre que les deux auteurs jugent non plus historique, mais « mythique. »72. En effet, ce chiffre reflète la croyance des Mages sur la durée d’une année cosmique, douze mille ans, durant laquelle l’univers est gouverné périodiquement par les forces du Bien et du Mal. Six mille ans après Zoroastre c’est la fin de la période de trois mille ans gouvernés par le Mal. Comme l’explique Emile Benveniste73, ce chiffre a été repris par les successeurs de Platon comme la distance temporelle qui sépare celui-ci de Zoroastre, suggérant ainsi l’idée selon laquelle Platon incarnerait Zoroastre au début de la nouvelle période cosmique et annoncerait alors le règne du Bien74.

Mais en dépit des assurances données, il n’est pas certain du tout que la leçon manuscrite hexakiskhilia soit attestée. Tiziano Dorandi a en effet démontré, en s’appuyant sur l’apparat critique de l’éditeur de Diogène Laërce, M. Marcovitch75, que la leçon hexakiskhilia est vraisemblablement une correction savante inspirée par la lecture de sources parallèles du XVème siècle de sorte que c’est en réalité hexokosia soit 600 ans avant la deuxième guerre

69 Ibid. Affirmation admise par Kingsley, 1995, p. 176 sq. 70 Op. cit. p. 6. 71 LONG H. S., Diogenis Laertii vitae philosophorum, I, II, Oxford, Clarendon Press, 1964. 72 Op. cit. p. 7. 73 The Persian religion, according with the chief Greek texts, Paris, Geuthner, 1974, p. 16sq. 74 Selon les légendes, à la fin du monde, c'est-à-dire après l’écoulement de douze mille ans, une jeune fille pure et vierge se baignant dans un lac d’eau douce recevrait la semence du prophète préservée jusqu’alors dans les profondeurs par le feu sacré et donnerait naissance à un ascendant direct de Zoroastre, celui qui annoncera la renaissance du monde et sa délivrance absolue du Mal, et le commencement de la nouvelle année cosmique. 75 Diogenes Laertius, Vitae philosophorum, vol. 1. Libri I-X, Edit. M. 23 médique qu’il convient de lire76. Il en résulte que le texte de Diogène Laërce peut être considéré comme une preuve du bien fondé de la date haute de 1082 avant notre ère.

L’écrivain et savant italien, Gherardo Gnoli, qui ignore cette objection dans son ouvrage in History77, militait dans un ouvrage antérieur78, pour placer les origines en une période remarquablement distante aussi bien de la « civilisation de l’Hilmande » [dans le Sud- est de l’Iran]79 que de l’urbanisation plus récente, d’époque achéménide80 : « Nous nous orientons donc vers une période caractérisée par la floraison d’oasis et par une économie en grande partie d’élevage mais aussi agricole, autant que par des formes d’organisation politique fortement fragmentées entre les nombreux groupes de tribus des nouveaux peuples iraniens. »81. Gnoli mentionne le fait, dans son analyse de ces tribus, qu’elles succédaient « militairement et politiquement » à des groupes tribaux indo-européens déjà installés dans les territoires iraniens et à qui il donne le nom de « Proto-indo-aryens », en soulignant que dans une recherche du Zoroastrisme « Il faut donc tenir compte de l’impact des Iraniens non seulement sur les différents éléments anaryens – pensons aux civilisations évoluées dans lesquelles s’étaient développées, dès le IIIème millénaire, des formes d’organisation de l’état et de la ville, depuis l’Elam jusqu’au Sistân – mais aussi sur ces Proto-indo-aryens qui, depuis quelques siècles, s’étaient établis dans différentes parties du haut plateau et, surtout à l’ouest, même au-delà de ses limites naturelles, comme le démontre leur présence dans le royaume de Mitani. »82. Enfin, il recourt aux résultats des fouilles archéologiques effectuées par les archéologues italiens dans la région Sud-est de l’Iran, le berceau de la civilisation dite Hilmand :

« Les fouilles de Shahr-i Suxta [littéralement la ville brûlée] ont mis au jour tout un ensemble de matériaux (1500 figurines zoomorphes qu’on peut dater d’entre 3200 et 2000 av. J.-C.) qui nous permettent de reconstruire une sorte de processus d’ « idéologisation » du bovin, animal qui a certainement été à la base de l’économie de la vallée de l’Indus et du haut plateau iranien. »83. Cette information ne doit pas être négligée si nous tenons compte de la place particulièrement importante occupée par le bœuf dans le système zoroastrien comme nous le verrons plus loin84. Après avoir examiné plusieurs propositions des iranisants sur la datation de Zoroastre, Gnoli situe Zoroastre « entre la fin du IIème millénaire et le début du Ier millénaire av. J.-C. »85.

Du seul examen des spécialistes on ne doit conclure qu’avec une extrême prudence sur la vraisemblance relative de 1082 avant notre ère et de ce que Zaraϑuštra serait originaire de l’une des provinces orientales de l’Iran et non pas des provinces occidentales.

Certains iranisants situent Zoroastre à la fin du 2ème millénaire ou au début du premier, conformément aux résultats de Gnoli, Bidez et Cumont.

76 « Diogène et la datation de Zoroastre », Rheinisches Museum für Philologie 153, 2010, 409-412, p. 412. 77 New York 2000, 43-49. 78 De Zoroastre à Mani, Quatre Leçons au Collège de France, Travaux de l’Institut d’Etudes Iraniennes de l’Université de la Sorbonne Nouvelle 11, Paris, 1985. 79 Soit la seconde moitié du IVème millénaire – première moitié du IIIème millénaire. 80 Soit 539-331. 81 GNOLI, De Zoroastre à Mani, p. 47-50. 82 Ibid. p. 33-34. 83 Ibid. p. 34. 84 Infra p. 35, la deuxième entité importante des Gâthâ patronne le bœuf. 85 Ibid. p. 38. 24

Mobad Firouz Azargoshasb dans l’introduction de son ouvrage de la traduction en farsi et en anglais des poèmes gâthiques, intitulé Gatha, Hymns of Zarathushtra, revient sur la question de la datation de Zoroastre.

Il associe logiquement la détermination d’une date pour la rédaction des Gāϑā à la datation de leur auteur, c'est-à-dire Zoroastre. Azargoshasb évoque à ce sujet le manque cruel des documents dus à l’incendie de la grande bibliothèque de Persépolis par « le macédonien Alexandre »86, et la destruction du reste des documents religieux des Zoroastriens par les attaques arabes ou mongoles87. L’auteur examine les trois hypothèses proposées par d’autres sur la date des Gāϑā, avant de présenter la sienne.

La première hypothèse attribuée à « l’histoire traditionnelle », admet l’existence de Zoroastre « trois cents ans avant l’attaque d’Alexandre ou aux alentours du sixième siècle avant J.- C. »88. L’auteur rejette fermement cette date en s’appuyant sur deux arguments : l’absence de ressemblance entre la langue des Gāϑā avec celle des Achéménides ; et le fait qu’aucun souverain achéménide n’a mentionné le nom du prophète iranien dans les inscriptions royales.

La deuxième hypothèse, précise l’auteur, concerne les ouvrages des historiens grecs qui situent Zoroastre environ six mille ans av. J. -C. Il est d’avis que cette datation non plus n’est pas admissible, faute de documents bien fondés à son propos.

Il reste alors à l’auteur à analyser la troisième hypothèse avant d’énoncer la sienne. Il présente cette dernière comme le jugement de ceux qui, parmi les savants et les spécialistes de l’Avesta, situent Zoroastre entre 1000 et 1750 ans av. J. -C., c'est-à-dire un peu plus tôt que les Véda. Azargoshasb conclut ces hypothèses en situant Zoroastre entre 3000 et 3500 ans av. J. -C.

Deux autres écrivains iraniens, Jaleh Amozegar et Ahmad Tafazzoli, étudient brièvement dans l’introduction de leur ouvrage, Zoroaster’s Mythological Life, la date et le lieu de naissance de Zoroastre. Les auteurs, avant de se prononcer sur le sujet, exposent les datations mentionnées dans notre exposé, et il est inutile de les rappeler. Estimant que la date la plus haute accordée à Zoroastre est le 18ème siècle, et la plus basse le 6ème siècle av. J. -C. et en tenant compte d’un critère interne à l’Avesta, Amousegar et Tafazzoli, présentent finalement leur position : « Etant donné la différence linguistique de la langue des Gāϑā avec le reste de l’Avesta, on peut admettre que Zoroastre vivait entre 1200 et 1000 ans avant J. –C. »89.

Un autre traducteur des Gāϑā, Khosro Khazai Pardis, dans l’introduction de son ouvrage, Les Gathas, le Livre Sublime de Zarathoustra, étudie à son tour ce problème de datation des Gāϑā et de Zoroastre lui-même. Reconnaissant les analyses linguistiques et archéologiques comme les seuls moyens sûrs de s’approcher de la vérité sur cette question, il expose ses arguments sur deux plans différents.

Premièrement, il reconnait que « l’avestique ancien dans lequel sont composés les Gathas est linguistiquement comparable au sanskrit védique. Cela suffirait en soi à placer les Gathas aux environ

86 Ce fait attribué à Alexandre le Grand, selon certains savants relève plutôt d’une légende forgée par les mobad. A notre connaissance, les fouilles archéologiques de Persépolis ne montrent aucun indice d’un incendie. 87 AZARGOSHASB Firouz, Gatha – Hymns of Zarathushtra, Téhéran, édit. Faravahar, 2013, p. 13. 88 Ibid, p. 14. 89 AMOUZEGAR Jaleh, TAFAZZOLI Ahmad, Zoroaster’s Mythological Life, Téhéran, Tcheshmeh, sixième édit., 2006, p. 22. Ma traduction. 25 de 1700 avant J. –C. Le fait que les Gathas mentionnent le bronze et non pas le fer, est un autre indice qui confirme l’âge védique des Gathas. »90.

Deuxièmement, Khazai fait appel à une découverte récente de l’archéologie à Margiana (Merv), au Turkménistan. En 2006 les archéologues russes ont découvert les vestiges des temples zoroastriens appartenant à la fin du IIème ou au début du IIIème millénaire avant J. –C. Il précise que « Ces découvertes pourraient indiquer que les Gathas sont même plus anciens que les Vedas, ce qui confirmerait les études linguistiques récentes qui tendent à démontrer que la langue et la structure des textes des Gathas sont légèrement plus anciennes que celles des Vedas. Il paraît donc raisonnable de retenir la date de 1700 avant J. –C. »91.

Afin de consolider sa prise de position sur la date des Gāϑā et de Zoroastre lui-même, Khazai fait allusion aux travaux d’un savant iranien contemporain fondés sur des indications astronomiques qui « placent précisément le début de la rédaction des Gathas en -1738. Dans la mesure où Zarathoustra avait quarante ans lorsqu’il a commencé à composer les Gathas, il serait ainsi né en -1778. Cette date, qui se rapproche plus ou moins de celles déjà avancées par un grand nombre de chercheurs, est aujourd’hui acceptée par pratiquement tous les zoroastriens, qui font commencer leur calendrier avec le début de la composition des Gathas, nous sommes donc en l’an 3749. Par souci de simplicité, c’est cette datation que nous retiendrons dans cet ouvrage. »92.

Mary Boyce, dans le premier volume de la traduction persane de son ouvrage A History of Zoroastrianism, traite sommairement de la date de Zoroastre. Elle remarque premièrement que comme la date que proposaient les Grecs et celle que les Mōbad sassanides défendaient sont fondées sur des données incertaines et artificielles, il nous faut accepter que sur ce sujet nous n’avons pas d’informations valables : « ce n’est pas étonnant, car les anciens Iraniens n’étaient ni intéressés par l’histoire, ni n’avaient les instruments chronologiques. Nous sommes alors contraints, encore une fois, de nous contenter des indices disponibles dans l’Avesta. »93.

Boyce en rappelant qu’il semble que d’un point de vue linguistique, les Gāϑā sont très anciennes, comparables sur ce point avec RG Véda dont la compilation aurait dû commencer vers 1700 av. J. –C, énonce son jugement au sujet de la date de Zoroastre : étant donné que « le fondement de la cosmogonie de la théologie zoroastrienne est très ancien, les abstractions qu’utilisait Zoroastre dans ses poèmes sont influencées par la structure d’une économie d’élevage d’une société en voie de sédentarisation, et en l’absence de tout témoignage sûr, il est naturel d’accepter que Zoroastre vivait aux environs de 1400-1000 ans av. J. –C. Son peuple, encore éleveur vivait dans les régions nordiques de l’Asie Centrale, avant d’émigrer vers le Sud aux alentours de Chorasmie. »94.

Le savant iranien, Alireza Shapur Shahbazi, dans un article intitulé « The Traditional date of Zoroaster », analyse minutieusement tous les documents des auteurs anciens et contemporains au sujet de la datation de Zoroastre. Afin d’éviter les redondances, il est inutile là encore une fois d’en reprendre la liste. Le résultat négatif auquel, de l’aveu de l’auteur, aboutissent ses

90 KHASAI PARDIS Khosro, Les Gathas, le Livre Sublime de Zarathoustra, Paris, Albin Michel, 2011, p. 39. 91 Ibid. 92 Ibid. p. 39-40. 93 BOYCE Mary, A History of Zoroastrianism, le premier volume de la traduction en persan par Homayoun Sanatizadeh, Téhéran, Gostareh, 2015, p. 223. 94 Ibid. p. 223-224. 26 analyses conduit Shahbazi à prendre sa propre position, qui selon nous apporte quelque chose de nouveau.

Il reprend le récit de Birouni [connu Al-Bironi, érudit persan mathématicien, astronome, philosophe, historien, pharmacologue, entre autres, 973 - 1043 ou 1052] de Al-Birouni, 1879, p. 40-41, concernant la datation de Zoroastre. Shahbazi précise que « selon Birouni, lorsque les Samanides [dynastie renversant l’autorité arabe dans les régions de l’extrême nord de l’Iran, régnant de 862-999] ont décidé d’établir une ère « nationale », ils ont pris comme point de départ de cette ère un événement relevant de l’histoire légendaire iranienne en le situant en 888 ans avant l’ère séleucide, c'est-à-dire l’an -1200. Du fait que, entre Zoroastre et cet événement il y un intervalle de quatre générations de quarante ans, il s’ensuit que Zoroastre aurait proclamé son message en 1082 (1200-120 =) av. J. –C. »95. La solidité de cette date vient du fait que, selon l’auteur, elle relève d’une généalogie restée intacte par les familles de cette région. Shahbazi précise que cette date, « a plus de mérite d’être considérée, surtout parce qu’elle a été rapportée par Birouni, un scientifique reconnu mondialement, lui-même originaire de cette région »96.

En fonction de ces analyses, nous sommes en mesure de définir notre position sur ce sujet délicat. Retenant le critère relevant de la comparaison linguistique entre le Véda et les Gāϑā, critère évoqué presqu’unanimement par les auteurs que nous venons de citer, il nous semble judicieux de placer les Gāϑā et leur auteur, Zoroastre, tôt après le temps accordé au Véda, vers 1500 av. J. –C.

Quant à la terre natale il y a aujourd’hui un consensus admettant que Zaraϑuštra serait originaire de l’une des provinces orientales de l’Iran et non pas, comme on le pensait jadis, des provinces occidentales. Les résultats auxquels nous parvenons entrent donc entièrement en contradiction de la date et du lieu de naissance proposés notamment par Meillet. Pas plus qu’il ne serait né en 660 avant notre ère, Zoroastre n’est originaire de Raghā au voisinage de Téhéran actuel.

Avant de refermer ce chapitre, et pour donner un exemple de ce qui peut être à l’origine des imaginations fabulatrices environnant le personnage de Zoroastre, nous allons exposer la légende de sa naissance telle que présentée dans l’ouvrage d’Amouzegar et du regretté Ahmad Taffazzoli, Zoroaster’s Mythological Life.

Les auteurs commencent leur exposé par le rappel de ce que Zoroastre, ou Zardošt en farsi d’aujourd’hui, est composé « comme tout autre homme de trois éléments essentiels »97, à savoir de farrah, faravahr et de son élément corporel. Nous allons présenter le farrah, xvarnah avestique dans la dernière section de notre chapitre II. Il s’agit d’un don divin représenté souvent et essentiellement par le nimbe qui auréole l’image des saints. Faravahr, ou faravahar est l’âme humaine qui préexiste, protège l’homme, et qui survit à la mort. L’élément corporel est évidemment le corps humain. Ces croyances prennent leur origine certainement de l’Avesta et de la tradition zoroastrienne sassanide.

95 SHAHBAZI Shapur Alireza, « The traditional date of Zoroaster », in BSOAS, 1977, vol. XI, par 1, pp. 25-35. Texte persan, ma traduction. 96 Ibid. 97 Édit. Tcheshmeh, Téhéran, 2011, p. 31. 27

Le farrah de Zardošt était depuis l’éternité, raconte la légende, une partie contenue au sein d’Ormuzd lui-même, le terme phonétiquement modifié d’Ahura Mazdā. Son faravahr, son âme, avec celle des autres créatures a été créée « à la fin du premier millénaire de douze mille ans qui constituent l’âge du monde »98. Selon le septième livre de Dīnkard (ou D nkard), « les ameshaspandans [Amə a Spəṇta de hapta hāii] ont créé Zardošt en l’état spirituel, et ont mis dedans son faravahr ayant la bouche et la langue parlante ainsi qu’une tête ronde »99. Mahshid Mir fakhraei dans son ouvrage, Dīnkard Book 6, présente ce livre du 9ème ou 10ème siècle de notre ère, composé de 9 livres dont les deux premiers et une partie du troisième ont été perdus, contenant 169000 mots, rédigé par Aturpāt – i – Emētan, et destiné à défendre la religion mazdéenne qui était en difficulté par les conquérants musulmans. Elle précise que le contenu des livres, outre la défense, est destiné à décrire les enseignements et les dogmes doctrinaux du Mazdéisme100. Ces neuf livres rédigé tous en pahlavi à une époque marquée par l’abandon de cette écriture, se basent sans doute sur l’Avesta et la tradition zoroastrienne.

Sans vouloir entrer dans les détails de cette légende, nous allons nous contenter de rappeler l’essentiel tel qu’exposé par les auteurs aux pages 31-45 :

Son farrah se déplace d’Ormozd vers la « lumière sans fin » [asar rō nīh pahalvi], et de là vers le soleil, la lune et les étoiles avant d’arriver dans le feu brulant dans la maison de la grand-mère de Zardošt juste au moment de la naissance de sa fille, la mère de Zardošt, qui la fait briller toujours. Ce feu et cette lumière ne souffrent en rien des actes des démons, des sorcières et des magiciens qui cherchaient à l’éteindre, actes qui entraînent tout de même la sortie de la mère enceinte de son village Rag ou Ragh101 à la demande de son père. Pour transférer son faravahr les amesha spenta l’ont mis dans une branche de la sainte plante de hôm [haoma avestique ayant un rôle très important dans les cérémonies sacrificielles des Indo-iraniens]. L’élément corporel de Zardošt a été confié par Ormazd au vent, et du coup aux nuages et à la pluie, faisant croître les herbes. Le père de Zardošt a conduit six vaches de couleur jaune aux pâturages et en donna leur lait à son épouse. Un mélange de hōm et de lait consommé par les époux permit, après l’accouplement, la conception de Zardošt. Trois jours avant la naissance la maison des époux était envahie par la lumière, et dès sa naissance, contrairement de tout nouveau né, Zardošt riait, à cause de l’intrusion de Bahman [Vohu Mana gâthique] dans son esprit, qui le défendait au moment de sa naissance des actions d’Ahriman.

Voilà une légende populaire qui contient beaucoup d’informations importantes de la liturgie zoroastrienne à son stade ultime de la fin de la période sassanide. Ce genre de fabulation pourrait faciliter la tâche à ceux qui refusent l’historicité de Zoroastre. Mais encore une fois : on trouve rarement un personnage marquant profondément son temps qui puisse rester indemne de la fabulation de ses adorateurs, sans que cela doive être considéré comme un critère de mise en doute de son historicité.

La doctrine de Zaraϑuštra est exposée dans un texte, les Gāϑā, littéralement les Chants ou les Hymnes. Ce texte, malgré les difficultés relatives à l’archaïsme de son langage, est

98 Ibid. 99 Ibid. p. 32. 100 Édit. L’Institut des recherches des sciences humaines et des études culturelles, Téhéran, 2016, p.1. 101 Ce village, précisent les auteurs, se trouvait à l’est de l’Iran et n’a rien à voir avec Râgha que Meillet y fait référence. Mais nous pensons que l’erreur sur ce sujet vient de leur apparence proche. 28 actuellement, grâce aux travaux des spécialistes, suffisamment parlant. Nous allons étudier brièvement la structure de ce texte unique dans son genre.

29

I- III Le texte

Des vingt et un livres, nask102, qui constituaient l’Avesta sassanide, seulement cinq livres, environ un quart, nous ont été transmis. C’est le seul texte littéraire conservé de l’ancien Iran. Parmi ces cinq livres, le livre de Yasna, de la racine yaz, littéralement prière, louange et rituel103, est composé de soixante-douze chapitres numérotés, hāt, qui représentent la partie la plus spéculative de l’Avesta. Le plus ancien manuscrit du Yasna est l’exemplaire conservé actuellement à l’Université d’Oxford, sous le numéro J2, qui a été rédigé en 1323 de notre ère par Mōbad, [littéralement le prêtre], Mehrban Keykhosro.104. Les Gāϑā, composées de dix- sept chants, sont incorporées au milieu du livre de Yasna, du Yasna 28 à 34, du 43 à 51, et 53.

Par leur langue, les Gāϑā se distinguent aisément du reste de l’Avesta. La langue des Gāϑā, le Vieil-Avestique, présente un stade beaucoup plus ancien que celle des autres composants du livre, appelée souvent l’Avestique récent. Meillet reconnaissait dans les Gāϑā « la singularité d’un texte qui se trouve isolé dans la littérature iranienne »105. Nous ne connaissons en effet aucun texte iranien antérieur ou postérieur aux Gāϑā dans la même langue, à une exception près et nuancée, le Yasna hapta hāii, littéralement sept sections ou chapitres, que nous allons examiner plus loin.

Rédigées dans une seule langue, les Gāϑā forment donc un tout homogène selon un même fil conducteur et comme l’a montré Jean Kellens dans Les Textes Vieil-Avestique106, chacune des Gāϑā relève de la même préoccupation et du même dessein. On y remarque la récurrence des mêmes noms propres, ce qui implique que les Gāϑā appartiennent à la même société et à la même époque, (et, à notre avis, renvoient à une même personne, si l’on admet que l’altération du texte exige un laps de temps plus long que la carrière ordinaire d’un homme dans un milieu homogène, celui de tribus de même famille ethnique). À quoi s’ajoute le fait indiscutable que les chapitres gâthiques ont le plus souvent la forme d’une allocution à l’intention d’un public déjà instruit de la doctrine, ce que rendrait impossible la moindre différence de langue.

Ce qui consolide notre thèse est le Yasna hapta hāiti. Celui-ci est placé, pour des raisons mystérieuses, après la première des cinq Gāϑā, interrompant ainsi la série gâthique. Mahshid Mirfakhraei dans son ouvrage, L’étude des sept hāt107, précise que ces sept chapitres, quoique séparés des Gāϑā, manifestent cependant des ressemblances, quant à la langue et au contenu, avec les Gāϑā. Mais au plan doctrinal, ces chapitres, [considérés par certains comme un mélange de poésie et de prose] manifestent une distance par rapport aux enseignements zoroastriens, en raison de la personnification des phénomènes naturels, le culte de l’eau ou du feu, l’absence du nom de Zaraϑuštra, et celle de deux entités importantes des Gāϑā. C’est pourquoi elle conclut :

102 Ce terme avestique employé souvent au pluriel, désigne les subdivisions de l’Avesta complet à l’époque sassanide. De l’avestique naska dont le sens premier pourrait être « rouleau », selon la note de Pierre Lecoq à la traduction du Yasna 9-22 dans son ouvrage Les Livres de l’Avesta, p. 661. 103 Voir infra, notre annexe 2 et Humbach « Die Gathas des Zarathustra », Revue de l’histoire des religions, tome 158, n° 1, 1960, pp. 83-89, p.89. 104 GAUIRI Susan, Research on Avesta & Zand, Téhéran, Edit. Qoqnus, 2004, P. 8, texte persan. 105 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 11. 106 Ludwig Reichert Verlag, Wiesbaden, 1988, I, p. 16. 107 MIR FAKHRAEI Mahshid, L’étude des sept hāt, Téhéran, édit. Faravahar, 2004, p.8. 30

« Il est possible que les prêtres et les sectateurs des cultes pré-zoroastriens, consciemment et en négligeant de nommer explicitement leurs dieux, et en acceptant quelques traits de la doctrine zoroastrienne, tôt après la mort de Zoroastre, quand ces cultes n’ont pas été encore oubliés, ont préparé un ensemble de cultes combinés de ces deux systèmes différents et l’ont placé juste au milieu des Gāϑā, pour être mieux préservé, étant donné que les fervents sectateurs de Zoroastre déployaient tous leurs efforts à les sauvegarder. »108.

Kellens admet aussi que le Yasna hapta hāii est plus récent que les Gāϑā, mais de peu, pour des raisons d’ordre linguistique109. D’un point de vue linguistique en effet, Mirfakhraei démontre l’antériorité temporelle des Gāϑā sur Hapta hāiti. Elle souligne que des 680 mots composant ce Yasna, 198 mots sont en commun avec les Gāϑā. Le niveau de l’évolution linguistique est donc très faible, et ce texte peut être situé immédiatement après la mort de Zoroastre, et, selon Kellens en dehors du cercle religieux où Zaraϑuštra exerçait son autorité, ce qui démontre du même coup que le moindre indice d’altération linguistique dans les Gāϑā ne pourrait pas ne pas être remarqué.

Antoine Meillet, dès l’introduction de ses Trois Conférences, essaie de donner un aperçu précis de ces poèmes :

« Le petit recueil des gâthâ représente ce qui reste de toute une littérature. Si on les traite ici comme une unité, c’est faute d’en pouvoir faire la critique : ces textes sont trop peu considérables, et surtout trop isolés, pour que la critique ait chance d’aboutir à des résultats sûrs et précis, ou même probables et à peu près définis. Le recueil est par bonheur assez cohérent pour qu’il n’y ait pas inconvénient grave à le traiter comme un tout… Quoi qu’il en soit, les gâthâ forment, dans le texte avestique traditionnel, un corps étranger et senti comme tel. La graphie marque dès l’abord la différence. La langue diffère d’une manière essentielle. Et la doctrine diffère plus encore »110.

Les mises en garde de Meillet, auxquelles on peut ajouter celles de Kellens (le corps gâthique est trop mince pour avoir une validité statistique suffisante) nous incitent à prendre toutes les précautions nécessaires avant d’affronter un texte aussi ancien qui tranche sur le reste de l’Avesta de l’aveu unanime des spécialistes. Le premier trait caractéristique des Gāϑā est, selon Meillet, la forme poétique :

« Un premier trait est frappant : les gâthâ sont en vers, et ces vers constituent des strophes. A cet égard elles se comportent comme le Rgveda [111], qui comprend des hymnes rédigés en strophes de types variés. Soit pour le nombre de vers, soit pour le nombre de syllabes de chaque vers, soit pour la place des coupes dans le vers, les strophes gâthiques sont comparables aux strophes védiques. Il n’est pas douteux que les unes et les autres sont issues d’un même type indo-iranien. »112.

Khosro Khazaei Pardis, dans son livre Les Gathas, explique comment s’est faite la transcription des Gāϑā :

« Sous les Parthes, les textes composant l’Avesta étaient écrits dans l’écriture commune, c'est-à-dire pahlavie. Celle-ci, dérivée de l’alphabet araméen, ne notait que les consonnes et se prêtait mal à la précision phonétique de l’avestique ancien. C’est pourquoi, au IIIème siècle de l’ère chrétienne, sous les

108 Op. cit. p. 14. 109 KELLENS Jean, Les Textes Vieil-Avestiques, Wiesbaden, Ludwig Reichert Verlag, 1988, p. 38. 110 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 15-16. 111 RG véda désigne la partie la plus ancienne du Véda, le livre sacré de l’Hindouisme, ayant une forme lyrique composée dans la langue sanskrit archaïque. 112 Les Trois Conférences sur les Gâthâ de l’Avesta. p. 37-38. 31

Perses sassanides, fut développée, à partir de l’alphabet pahlavi, une écriture extrêmement sophistiquée permettant de transcrire précisément la phonétique et l’accentuation de ces chants sacrés. Cet alphabet comporte quarante-huit signes – quatorze voyelles et trente-quatre consonnes – qui vont dans certains textes jusqu’à cinquante-trois signes – seize voyelles et trente-sept consonnes. Il s’écrit de droite à gauche et chaque mot est séparé par un point. »113.

Il est donc possible d’examiner la forme chantée des poèmes gâthiques, Gāϑā signifiant « chants ». Selon Khosro Khazaei Pardis, les dix-sept chants sont composés selon cinq mesures poétiques différentes qui se conforment à l’alternance traditionnelle de voyelles longues et brèves, et forment un ensemble de deux cent trente-huit strophes formant quelque six mille mots114. Le genre littéraire115 choisi par Zaraϑuštra est en effet l’hymne, qui présente de nombreux avantages, mnémotechnique, conservatoire et de transmission. D’une part ce genre possède un rôle mnémotechnique, permettant de mémoriser facilement les enseignements. D’autre part, comme il est difficile de substituer les mots du poète à d’autres mots sans compromettre le rythme et le mètre des vers, le genre hymnique constitue le meilleur moyen de conserver le contenu de la doctrine et de le préserver de toute modification ou falsification. Enfin, on sait aujourd’hui que la forme versifiée est, en l’absence de l’écriture, le moyen le plus sûr de transmission d’un message aux contemporains ainsi qu’aux générations futures. Plus près de nous, ce genre est utilisé non seulement par les poètes épiques ou méliques grecs les plus anciens, mais aussi par les penseurs « antésocratiques »116, tel Empédocle d’Agrigente dans un vers explicite (F. 35, 1 Diels). L’hymne est un poème, le plus souvent chanté, à la gloire des dieux ou des héros dans un cadre rituel et religieux117.

Or, Zaraϑuštra recourt à ce genre et au style qu’il implique pour glorifier son dieu unique. Les noms les plus souvent mentionnés dans les Gāϑā sont en effet ceux d’Ahura Mazdā et de six Entités abstraites118, dont nous allons donner la liste dans la suite de notre étude, après nous être penchés d’abord sur la division et la forme hymnique des Gāϑā.

113KHAZAEI PARDIS Khosro, Paris, 2011, p. 42. 114 Ibid. p. 41-42. 115 Le terme « littéraire » est assurément inadéquat dans la mesure où ces hymnes relèvent d’une transmission initialement orale et même aurale. Nous l’employons par défaut. 116 Nous empruntons cette formule par commodité (et sans en partager aucunement les attendus implicites). L’origine de cette formule est tardive puisqu’il s’agit de l’historien de la philosophie Eberhard, contemporain de Kant. 117 Il est impossible ici de reprendre la question des hymnes grecs dont la tradition s’étend, non sans importantes modifications, d’Homère aux hymnes de Proclus (Proklos, Hymnes et Prières, éd. Saffrey, 1994, en passant par Socrate qui, rappelons-le compose un hymne en prison (Phédon, 60d, Diogène Laërce, II, 42). A l’époque la plus ancienne, les hymnes grecs sont caractérisés par leur rythme : hexamétrique (Homère), éoliens ou dactyloépitrites (Pindare), mais aussi en ioniques majeurs (hymne crétois à Couros). Ils sont caractérisés aussi par leur dialecte (ionien et éolien pour Homère, lesbien pour Sapphô ; dorien pour Pindare) ; ils sont adressés aux dieux (les hymnes homériques sont adressés aux différents dieux du panthéon grec, dans le Papyrus de Derveni, un hymne théogonique en hexamètres dactyliques est attribué explicitement à Orphée). Sur les hymnes grecs, J. M. Bremer, « Greek Hymns », in H. S. Versnel (éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leiden, 1981, pp. 193-215. Les hymnes sont des offrandes (Claude Calame, « L’hymne homérique à Déméter comme offrande ; regard rétrospectif sur quelques catégories de l’anthropologie de la religion grecque », Kernos [en ligne], 10 – 1997), des louanges et des prières (D. Aubriot, Prières et Conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du Vèmesiècle av. J. –C., Collections de la Maison de l’Orient méditerranéen n°22, Lyon, 1992, p. 173-174 ; Calame Claude, Les Hymnes homériques [Modalités énonciatives et fonctions]. In : Métis, Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 9-10, 1994, pp. 391-400, p. 395sq.). 118 S’agissant de ces « abstractions », il est important de rappeler que les hymnes grecs comprenaient eux-aussi des instances que nous considérerions aujourd’hui comme étant abstraites. Un exemple frappant est celui de Milet où une inscription du VIème siècle avant notre ère, mentionne les Molpoi, c'est-à-dire des prêtres chanteurs, 32

Les dix-sept chants des Gāϑā sont regroupés en cinq chapitres, (les cinq Gāϑā), ayant chacun un nom différent et une longueur variable. Sauf la première Gāϑā, Ahunauuaitī, qui tire son nom des premiers mots d’une célèbre prière zoroastrienne mentionnée dans Yasna 27. 13, les autres tirent leur nom de leur premier mot. Le sens qu’on peut attribuer au nom Ahunauuaitī est, selon la traduction de Kellens dans Les Textes Vieil Avestiques, Yasna 27-13 : «Harmonieux comme un (maître est harmonieusement) digne de choix par l’existence »119. Ce terme, l’existence, tire son autorité du « monde » que l’on accorde parfois au sens du mot « ahu ». La première Gāϑā contient sept Yasna de longueur différente de 28 à 34. Quatre autres Gāϑā existent : la seconde, placée après les sept chapitres du Yasna Hapta hāiti est nommée Uštavaitī Gāϑā, signifiant selon Poure Davoud, la santé et le bien être, et selon Kellens le bonheur. Elle comporte quatre Yasna de longueur variant de 43 à 46. La troisième, Spəṇtā.mainiiu Gāϑā, tire son nom de Spəṇta mainiiu, traduit souvent par « Esprit saint », une expression sur laquelle nous reviendrons plus loin. Elle contient quatre Yasna d’étendue variant de 47 à 50. La quatrième, Vohux aϑrā Gāϑā, est composée d’un seul Yasna 51. Son nom est tiré du nom d’une entité principale de l’entourage d’Ahura Mazdā, X aϑra, que nous présenterons par la suite, et signifie « Bonne Royauté ». Et finalement la cinquième, Vahi tōi ti Gāϑā, comme la précédente, ne possède qu’un seul Yasna 53. Son nom signifie « le meilleur désir », désir qui peut signifier « abondance », comme le décrit Pierre Lecoq dans la note de la page 807 de son ouvrage précité, dans le contexte particulier dans lequel se situe ce Yasna, dont certains pensent qu’il aurait été composé après la mort de Zaraϑuštra.

Chacune de ces cinq Gāϑā a une métrique propre différente des autres. Nous avons donc cinq métriques distinctes que Poure Davoud dans son ouvrage, Les Gāϑā - la plus ancienne partie de l’Avesta, pages 64-68, énumère comme suit :

Les sept chapitres de la première, Ahunauuaitī Gāϑā, sont composés de trois vers de seize syllabes, un silence se trouvant après le septième. Les quatre Yasna d’U tavaitī Gāϑā sont composés de cinq vers ayant chacun onze syllabes, le silence se situant après le quatrième. Chacun des quatre Yasna de Spəṇtā mainiiu contient quatre vers de onze syllabes, le silence se trouvant à la fin de la quatrième syllabe. Le seul Yasna de Vohux aϑrā Gāϑā contient vingt-deux strophes composées de trois vers de quatorze syllabes avec un silence au milieu, après le septième. Enfin le seul Yasna de Vahi tōi ti Gāϑā contient neuf strophes, chacune comportant deux vers brefs et deux vers longs. Les brefs ont douze syllabes avec un silence après la septième, et les longs ont dix-neuf syllabes ayant deux silences, une fois après la septième et une deuxième fois après la quatorzième.

Les noms les plus mentionnés dans les Gāϑā sont ceux d’Ahura Mazdā et les six Entités abstraites120 qui forment ensemble le monde divin. Il faut être plus précis sur ces derniers termes. Nous avons déjà noté que Meillet les considère comme des « puissances bienfaisantes exprimées par des termes abstraits qui forment à Ahura Mazdā une sorte de cour »121. Dans un autre passage de ces trois conférences, Meillet définit l’ « Esprit bon », spəntō mainyu . Ce mainiiu qui invoquent des divinités parmi lesquelles se trouve Dunamis (Stella Georgoudi, « La procession chantante des Molpes de Milet », in Pierre Brulé, Christophe Vendries, Chanter les dieux, Musique et religion dans l’Antiquité grecque et romaine, Rennes, PUR, p. 153-170). L’Athénien des Lois de Platon déclare aussi qu’il faudra faire un hymne, de la loi (871 a sq.). 119 P. 101. 120 Par ce terme nous entendons dire le sens communément admis envisageant l’opération de l’esprit pour isoler dans un objet une qualité particulière pour le distinguer des autres. 121 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 16. 33 sur lequel nous reviendrons ultérieurement est considéré dans les Gāϑā comme le fils d’Ahura Mazdā, et l’une des Gāϑā, la troisième, porte son nom. Il est une entité abstraite et Meillet précise à son propos que « les gâthâ conservent l’usage indo-européen d’envisager comme une réalité active toute force dont on sent la manifestation. Un moderne dirait que des abstractions sont réalisées »122.

Ce groupement de six entités, mentionnées dans les Gāϑā seulement par leur nom, est appelé dans la suite immédiate des Gāϑā, c'est-à-dire le Yasna hapta hāiti123, « Amə a Spəṇta ». En effet, dans le Yasna 39-3 nous lisons ceci :

« Nous vénérons ensuite les bons et les bonnes,

Les Aməša Spənta [spəṇtə ṇg amə ə ṇg] à la vie éternelle, à la jouissance éternelle »124.

Mashid Mirfakhraei, dans une note à la traduction persane de ce passage, précise que « C’est dans ce Yasna que l’on rencontre pour la première fois les termes d’amə a spəṇta, les Immortelles Saintes, (amshaspandans), qui seront utilisés amplement dans l’Avesta récent. Les deux expressions qui suivent ces termes sont en réalité leur sens et leur exégèse. »125.

Dans son ouvrage, Naissance d’Archanges, Georges Dumézil consacre un chapitre complet à l’étude de ces Immortels Bienfaisants. Il cherche à démontrer que ces entités au nombre de six, qui font avec Ahura Mazdā lui-même au total sept entités, pourraient correspondre, en considérant la nature de la réforme zoroastrienne qui cherchait à la fois à imiter ses héritages indo-iraniens voire indo-européens, et en même temps à ôter le caractère divin des dieux « fonctionnaires », aux Āditya védiques, sept dieux souverains. Il reconnait que « la conception des Aməsha Spənta – bien que ce nom collectif ne figure pas dans les poèmes [gâthiques] – était le dogme essentiel des Gâthâ »126.

Dumézil mentionne un trait important à propos de ces entités, en précisant qu’elles ont dans l’Avesta récent ainsi que dans les textes pehlevi une double valeur : La valeur abstraite que leur nom indique, « et une valeur concrète, chacun patronnant un types d’être »127. Sur la question de savoir que si les Gāϑā connaissaient déjà ce système des doubles valeurs, Dumézil est très précis : « Oui, sans aucun doute, mais elles ne l’exposent pas, elles n’avaient pas à l’exposer dogmatiquement comme le ferait une somme, comme le feront les livres d’enseignements et les répertoires pehlevi »128.

Dans la liste suivante, nous présentons, après la mention d’Ahura Mazdā, les occurrences de ces entités, les valeurs concrètes extraites de l’ouvrage déjà cité de Dumézil, sont présentées devant leurs noms abstraits, entre parenthèses :

- Ahura Mazdā, Seigneur Sage, sous quatre formes différentes requises par la métrique des Chants = 362 fois. - A a ou Arta, l’Ordre, la Justice ou la Justesse = 162 fois, (patronnant le feu).

122 Ibid. p. 59. 123 Nous reviendrons sur ce Yasna dans le chapitre suivant. 124 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 759. 125 MIRFAKHRAEI Mahshid, Téhéran, 2004, p. 50. 126 DUMEZIL Georges, Naissance d’Archanges, Paris, Gallimard, 1945, p.77. 127 Ibid. p. 70. 128 Ibid. p. 71. 34

- Vohu Manah, la Bonne Pensée = 127 fois, (patronnant le bœuf, autrement dit tous les vivants). - X aϑra, la Royauté, l’Empire, la Souveraineté = 64 fois, (patronnant les métaux). - Ārmaiti (à lire Āremaiti), Dévotion, Sérénité = 40 fois, (patronnant la terre, est même exactement la terre). - Haurvatāt, (Intégrité) = 14 fois - Amərətāt, (Immortalité) = 14 fois129.

Ces deux dernières « patronnent les eaux et les plantes, principalement en tant que boisson et nourriture. »130.

Comme les Gāϑā ne mentionnent jamais d’autre dieu qu’Ahura Mazdā, il est permis de penser que le geste corrélatif de l’hymne était théologique : il s’agissait de substituer Ahura Mazdā aux da uua, les faux dieux, en les chassant de la pensée du peuple. Le monothéisme s’opposerait au polythéisme aryen ou indo-iranien. Meillet insiste aussi sur la différence fondamentale entre la « religion » dualiste de l’Avesta récent, c'est-à-dire post-gâthique, et celle des Gāϑā. Cette interprétation n’est pas certaine, car comme l’objecte Kellens, l’absence du nom des dieux pourrait relever du hasard ou du cadre spécifique d’un rituel exclusivement adressé à Ahura Mazdā.

En conséquence, la question est entière de savoir s’il est possible malgré toutes ces objections de déterminer adéquatement la doctrine des Gāϑā comme un tout. Tel est l’objet du chapitre suivant.

129 Ibid. p 46 et 49. 130 Ibid. p. 71. 35

I – IV La doctrine

Antoine Meillet énonce d’abord le fond du problème avant d’y apporter sa réponse :

« La religion de l’Avesta récent apparaît comme un compromis entre la réforme religieuse dont les gâthâ sont le seul monument authentique et l’ancienne tradition iranienne parallèle à la tradition indienne représentée par les védas. »131.

Dans la troisième conférence intitulée «Caractère de la doctrine des Gatha », Meillet entre plus en détail. Il en brosse préalablement les grands traits :

« Il ne faut pas se laisser abuser par les difficultés et les obscurités du texte ; les gâthâ sont dominées par une théologie arrêtée qui se laisse voir presque à chaque ligne. Il y a un dieu qui est Ahura Mazdā. Dans chaque strophe, presque dans chaque vers, on aperçoit, sous son nom ou par une allusion, l’un ou l’autre des amə a spənta, et dans nombre de strophes ils figurent tous. Le spirituel (manaṅha-) se distingue du corporel (astuuant-). La division tripartite en pensée (ce qui est pensé), parole (ce qui est dit), acte est toujours présente. Le bien s’oppose au mal et il en résultera des rétributions différentes après la mort. Telles sont les grandes lignes de la doctrine dont la cohérence est parfaite. »132.

Il faut tout de même dissiper sans retard l’apparence d’un anachronisme et d’une confusion dans les paroles du maître. Premièrement le terme spirituel ne doit pas être pris dans son sens courant hautement christianisé. « Spirituel », pour la pensée iranienne à l’époque de Zoroastre, ne désigne pas un état dénué de toute matérialité, comme nous l’entendons communément aujourd’hui. Il s’agit seulement d’une matière plus subtile et plus fine que le corporel133. Suivant les textes que nous étudierons prochainement, le mainiiu, c'est-à-dire le terme que les spécialistes traduisent par « esprit », est constitué de feu en tant que l’élément le plus proche d’un état non corporel. Et deuxièmement, le système gâthique ne doit pas être considéré comme un système dualiste. Meillet refuse en termes clairs tout collage dualiste sur les enseignements de Zoroastre :

« Ce n’est pas à dire que le système gâthique soit dualiste. Le mazdéisme sassanide a tendu vers le dualisme. Mais les gâthâ ne mettent pas sur des plans parallèles le bien et le mal ; elles se bornent à

131 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 14. 132 Ibid. p. 53. 133 Sur l’histoire de l’esprit on peut encore consulter le livre de Gérard Verbeke, L’Evolution de la doctrine du Pneuma, De Brouwer, Louvain, 1945, en particulier pour la notion de matérialité pneumato-pyrique de l’esprit avant le Christianisme : « Nous pourrions résumer la conclusion de notre étude de la façon suivante : la religion judéo-chrétienne doit être considérée comme le facteur principal de l’évolution de la pneumatologie ancienne dans le sens du spiritualisme, parce qu’elle a appliqué le terme pneuma à la divinité transcendante et à l’âme immortelle, ce qui devait conduire logiquement à la spiritualisation de cette notion » (G. Verbeke, 1945, op. cit. p. 543). Le symptôme troublant de cette dématérialisation réside dans la traduction latine du mot pneuma : spiritus, ce que nous appelons l’esprit. Car il se trouve que si le stoïcien Sénèque traduit pneuma par spiritus ce n’est pas au sens où le fera Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, (XIV, 2) : pour Sénèque, tout en étant « sacré », le spiritus reste matériel, corporel, pneumatique, même s’il s’agit d’un degré supérieur du pneuma, alors que pour le Père de l’Eglise, Augustin, le spiritus n’est plus du tout corporel et le pneuma est désormais spirituel au sens suprasensible. Lorsque nous employons aujourd’hui le mot esprit, le mot conserve cette ambiguïté à travers deux usages bien distincts : un esprit peut être un fantôme dont le corps est un souffle fin et subtil mais demeure un corps mais esprit désigne aussi une entité suprasensible, séparée de toute trace matérielle. Ce double usage du mot esprit dessine l’intervalle qui sépare les Stoïciens des Chrétiens platoniciens. Notre thèse permet de reculer la notion matérielle de l’esprit fait de feu en tant qu’état approximant l’immatériel en deçà de cette histoire.

36 marquer l’opposition. Ahura Mazdā, principe du bien, est un dieu ; mais il n’y a pas de personnalité divine mauvaise qui lui fasse pendant. »134.

Dans la suite de son analyse Meillet met en relief quelques traits négatifs du texte. Le premier d’entre eux concerne l’absence des noms de nombreuses divinités, telles yazata-, « ayant droit au sacrifice » et le spécialiste conclut : c’est que « les gâthâ ne connaissent qu’un dieu qui est Ahura Mazdā. »135.

Un second trait négatif concerne le sacrifice136 :

« Le sacrifice ne tient aucune place. Et ce n’est pas seulement le sacrifice sanglant, mal d’accord avec l’ensemble de la doctrine, qui est ignoré, c’est aussi le sacrifice de soma- : haoma- n’apparaît que dans l’Avesta récent où sa place est importante. »137.

Et enfin Meillet expose un troisième trait négatif :

« Les rites ne tiennent dans les gâthâ aucune place : il n’y est question que de l’opposition, toute morale, entre le bien et le mal. »138.

En somme, pour Meillet, l’absence de dualisme dans les Gāϑā doit être comprise en concomitance avec l’abandon d’un système ritualiste sacrificiel et en tant qu’avènement d’une vision morale.

Considérons maintenant l’interprétation de Georges Dumézil dans sa Naissance d’Archanges. Il consacre quelques pages à examiner la pensée zoroastrienne telle qu’elle est exposée dans les Gāϑā. Sans professer aucun doute sur l’identité de l’auteur de ces poèmes, il déclare :

« Il est également certain que les Gâthâ de l’Avesta, poèmes écrits dans un dialecte iranien oriental, représentent la pensée propre de Zoroastre ou de ses proches. »139.

Dans la section II du deuxième chapitre de l’ouvrage dumézilien, consacrée à la doctrine des Gâthâ, l’auteur distingue deux dimensions : théologique et morale.

La dimension théologique concerne la « place éminente » d’Ahura Mazdā, excluant par là toute une série de divinités ancestrales. Quant à la dimension morale, Dumézil semble la formuler, à la différence de Meillet, en termes dualistes :

« Les Gâthâ sont pénétrées de l’opposition du bien et du mal. Le monde est un champ clos où les forces du bien et du mal (les bons contre les méchants, Dieu et ses auxiliaires contre les démons, les vertus contre les vices) ne cessent de combattre. On a ainsi, en un certain sens, le cadre du dualisme où se développera la pensée de l’Iran. »140.

Mais un autre trait théologique est relevé par Dumézil :

« Les Gâthâ indiquent légèrement une opposition qui ne coïncide nullement avec la précédente et qui est appelée à un grand avenir : l’opposition du spirituel, de la pensée et du « monde osseux », comme

134 Ibid. p. 58. 135 Ibid. p. 54. 136 Nous rappelons que nous employons ce terme par défaut. Voir notre annexe consacré au rituel n° 2. 137 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 54. 138 Ibid. p. 57. 139 DUMEZIL, Paris, 1945, p. 58. 140 Ibid. p. 65. 37 disent les Gâthâ ; le poète, par exemple, demande à Mazdâh (Yasna, 28, 2) de lui accorder les bénédictions ahvâo astvatascâ hyatcâ mananhô « du monde osseux et de celui de la pensée » »141.

A cela s’ajoute un élément capital de la doctrine des Gāϑā, l’eschatologie :

« Les Gâthâ enseignent des choses précises sur la destinée de l’âme après la mort. C’est même un de leurs principaux thèmes. Il y aura jugement particulier et jugement général. Il y aura passage sur le pont Cinvat, ce pont de séparation, de triage, qui, on le saura par des textes ultérieurs, se rétrécit à la largeur d’un cheveu sous les pas des méchants, et qui est devenu de proche en proche une image familière à plusieurs religions et à tous les folklores de l’Asie antérieure. »142.

Et enfin un dernier trait théologique relevé par Dumézil jette une lumière inédite sur le système zoroastrien, et c’est un aspect que nous prendrons amplement en compte dans la suite de notre analyse :

« Enfin, dans le tableau de la religion, nous dirions volontiers : dans l’économie du salut, une place unique est réservée à Zoroastre qui, simple mortel, est favorisé par des conversations avec Mazdâh et qui, prophète, communique aux hommes les révélations divines. Quelques Gâthâ, quelques stances sont évidemment mises dans sa bouche ; d’autres le mentionnent objectivement, à la troisième personne ; mais l’ensemble de la collection s’accorde à exalter son rôle. »143.

Après avoir examiné ces aspects théologiques, Dumézil mentionne encore trois aspects moraux. Le premier point concerne l’absence du rite et du rituel, et la condamnation du sacrifice sanglant ou de la libation du haoma, qui assimile la piété au rituel sacrificiel comme le remarque Dumézil lorsqu’il commente les vers du Yasna 34, 1, en expliquant qu’ils veulent dire que « la pensée de l’homme pieux est le sacrifice par excellence »144.

Le deuxième aspect moral mentionné par Dumézil correspond à l’opposition théologique du bien et du mal qui, comme il le précise « domine la morale ». Il ajoute que : « La raison d’être de la vie est l’union avec le bon principe et la séparation d’avec les méchants, l’accomplissement victorieux du plan divin et la défaite du désordre, avec la perspective d’une récompense dans l’au- delà. »145.

Le troisième et dernier aspect moral concerne la place réservée dans l’économie du texte des Gāϑā au respect du bœuf. Comme de nombreux interprètes qui ont souligné le refus du sacrifice sanglant, en particulier le bœuf, chez Zoroastre146, Dumézil remarque qu’un nombre considérable de stances identifient l’homme bon à celui qui prend soin du bœuf, tout en soulignant que :

« On a conclu de là que la réforme zoroastrienne, dans son principe, a été une sorte de révolution économique ou sociale : soit que le prophète ait pris le parti de sédentaires contre des nomades ; soit qu’il ait animé les éleveurs contre les guerriers, ou même (Meillet, op. cit., p.70) les pauvres contre les riches. »147.

141 Ibid. p. 66. 142 Ibid. 143 Ibid. p. 67. 144 Ibid. 145 Ibid. p. 67-68. 146 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, La religion de l’Iran ancien, p. 145 ; Widengren, Les relions de l’Iran, Paris, Payot, 1968, p. 85. 147 Ibid. p. 68. 38

Ne nous cachons pas la difficulté herméneutique propre à la doctrine des Gāϑā. Il est impossible de faire le commentaire exhaustif des Gāϑā, ce qui exigerait des développements qui nous éloigneraient de notre sujet. Mais nous ne pouvons pas non plus renoncer à saisir ce qui fonde l’unité de ce texte cohérent, comme le disait Meillet. Le système doctrinal des Gāϑā repose sur deux piliers de polarité ontologique et morale comme l’ont vu Meillet et Dumézil. Il en résulte que toute tentative d’explication de la doctrine doit prendre en considération cette double polarité. Nous allons entrer progressivement dans l’analyse des points pertinents dans le strict cadre de notre recherche.

La tradition indo-européenne est marquée par un trait commun à tous les peuples qui en sont issus. D’après des spécialistes de la grammaire comparée des langues indo-européennes, ce trait est le seul qui subsiste un peu partout : l’opposition du divin et des hommes mortels.

Émile Benveniste déclare à propos des travaux d’Antoine Meillet sur la religion des Indo- Européens qu’ils montrent « que nous ne pouvons accéder de plain-pied aux conceptions indo- européennes touchant la religion parce que la comparaison ne nous livre que des termes généraux, tandis que l’étude des réalités enseigne que chaque peuple avait ses croyances et ses cultes particuliers. »148.

De façon comparable à Helmut Humbach149 qui avait montré que le fait de traiter les documents religieux comme un répertoire de formes indo-européennes devant fournir des matériaux pour la grammaire comparée rendait impossible la compréhension de leur valeur religieuse, Benveniste reproche à la méthode de la grammaire comparée d’éliminer les développements particuliers de chaque peuple afin de restituer le fond commun, ne laissant subsister qu’un très petit nombre de mots indo-européens :

« Il n’y aurait ainsi aucun terme commun pour désigner la religion même, le culte ni le prêtre, ni même aucun des dieux personnels. Il ne restait en somme au compte de la communauté que la notion même de « dieu ». Celle-ci est bien attestée sous la forme *deiwos dont le sens propre est « lumineux » et « céleste » ; en cette qualité le dieu s’oppose à l’humain qui est « terrestre » (tel est le sens du mot latin homo). »150.

À la suite d’une longue analyse détaillée de la notion de sacré dans les diverses langues indo- européennes, et surtout en s’appuyant sur le double aspect de ce terme en latin, présent aussi d’une manière ou d’une autre dans les autres langues, qui reflète, pour ainsi dire, le double aspect positif et négatif de l’original indo-européen, Benveniste résume sa conclusion : le sacré est « ce qui est rempli d’une puissance divine ; ce qui est interdit au contact des hommes. »151.

Les Gāϑā opèrent une altération sans précédent de cet aspect négatif du sacré, en permettant à certains hommes, non seulement d’entrer en contact avec le divin, mais d’obtenir, au moyen d’un choix, le séjour dans la maison lumineuse du dieu suprême. Nous nous proposons d’examiner les aspects de cette altération.

Nous venons de présenter tout au long de ce chapitre, les analyses et les arguments de savants reconnus comme les spécialistes indiscutables des religions iraniennes et des Gāϑā, sur des

148 BENVENISTE Émile, Le Vocabulaire des Institutions Indo-Européennes, volume II, Paris, Minuit, 1969, p. 179. 149 HUMBACH Helmut, Die Gathas des Zarathustra, 2 vol., Heidelberg, Winter, 1959 (Indogermanische Bibliothek, Erste Reihe, Lehr und Handbücher). 150 BENVENISTE Émil, 1969, p. 180. 151 Ibid. p. 207. 39 questions qui importent à notre étude. Nous avons exposé leurs points de vue parfois contradictoires. Ils tirent leurs arguments de leurs connaissances des Gāϑā en tant que philologues ou historiens des religions, ou les deux à la fois. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre, mais cela ne nous empêche pas d’examiner et de confronter les diverses traductions des Gāϑā, pour en tirer notre propre interprétation. En d’autres termes nous voulons ignorer tout ce qu’on a dit à propos de la doctrine des Gāϑā pour aller la chercher dans et par une analyse interne de ce texte que nous avons présenté sous divers aspects dans les sections précédentes.

L’auteur présumé de ces poèmes est Zaraϑuštra, dont nous avons tenté d’établir l’historicité ainsi que la date et le lieu de naissance au quinzième siècle avant notre ère. Ce Zaraϑuštra se donne la qualification de zaotar, terme qui signifie « le libateur ». En effet dans le Yasna 33- 6, qui fait partie de la première Gāϑā qui expose, d’une manière claire en sept chapitres, l’essence de la pensée zoroastrienne, et qui nomme deux fois Zaraϑuštra, ce terme de zaotar se retrouve sous la forme nominative là où il s’adresse à Ahura Mazdā. Voici le texte et la traduction de cette strophe :

« yə zaotā a ā ərəz , huuō mainiiə u ā vahi tāt kaiiā ahmāt auuā mana hā, yā vərəziieidiiāi maṇtā vāstriiā tā tōi iziiā ahurā, mazdā dar tōi cā hə m.par tōi cā »152

« Moi qui suis ce zaotar juste, ô Aša, grâce à Vahišta Mainyu [signifiant le Meilleur Mainiiu, allusion à l’Esprit saint], je me réjouis donc A cette pensée, qui fait que l’on pense aux activités pastorales, Je convoite, ô Ahura Mazdâ, ton regard et ta conversation. »153.

Notons qu’outre Ahura Mazdā, trois Entités principales de la doctrine de Zoroastre sont nommées ici d’une manière explicite ou implicite, ce qui est le cas dans certaines d’autres stances.

Le zaotar, le libateur, est effectivement la fonction centrale d’une cérémonie sacrificielle, et cela depuis l’âge indo-iranien. Pierre Lecoq dans une note de sa traduction de ce Yasna précise que ce terme désigne le grade supérieur dans la hiérarchie sacerdotale, « c’est un terme d’origine indo-aryenne (le Skr. hotar désigne étymologiquement « celui qui fait une oblation » ou « celui qui invoque »154. Dans cette note Lecoq précise en outre que cette fonction de zaotar dans les Ya ts a été même attribuée à Haoma, divinité avestique très importante et amplement vénérée. Zaraϑuštra occupait alors le sommet de la hiérarchie sacerdotale, ce qui signifie qu’il était voué à l’éducation religieuse, sûrement dès son enfance comme c’est encore la coutume, et qu’il connaissait par conséquent de mémoire, tous les enseignements religieux et littéraires de son temps. Il était un lettré dans son sens plein, et on doit prendre au sérieux sa parole exposée dans l’œuvre qu’on lui attribue, les Gāϑā. Il est en même temps un « visionnaire » selon Yasna 43-11, c'est-à-dire le premier chapitre de la deuxième Gāϑā :

« spəṇtəm at ϑβā, mazdā mə hī ahurā hiiat mā voh , pairī.jasat mana hā

152 KELLENS – PIRART, Wiesbaden, 1988, p. 123. 153 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 743. 154 Ibid. 40 hiiat x mā.ux āi , dīda h paouruuīm sādrā mōi s s, ma i ia zarazdāiti tat vərəziieeidiiāi, hiiat mōi mraotā vahi təm »155

« Et je t’ai considéré, ô Mazdâ, comme saint [spəṇtəm], ô Ahura, Lorsqu’il s’est approché de moi avec Vohu Manah : « C’est avec vos paroles que je comprends ce qui est originel [paouruuīm] ; La foi [zarazdāiti ] chez les hommes m’a paru être une faillite [sādrā] Il faut faire ce qu’il [Ahura Mazdā] m’a dit être le mieux. » »156.

Dans la note à cette stance Lecoq précise à propos des termes traduits par « ce qui est originel » qu’il s’agit de la création spirituelle du monde.

Cet homme, ce visionnaire, de toute vraisemblance une personnalité forte, est en réalité un vieux « sage », nommé quinze fois dans les Gāϑā, qui murmure157 des paroles «luxuriantes ». Ces paroles sont adressées premièrement à Ahura Mazdā et aux sept Entités, conformément à la liste présentée plus haut. Ecoutons donc ces murmures dans le silence.

Trois noms dans les Gāϑā ont un statut à part, en considérant le nombre très élevé de leurs occurrences par rapport aux autres. Il s’agit du seul dieu nommé dans le texte, Ahura Mazdā, d’A a , la plus importante entité gâthique, et de Vohu Manah. Pour avoir une idée juste de ces murmures, il faut donc étudier d’abord le rapport très intime qui noue Zaraϑuštra à eux, et d’une manière générale aux autres entités.

Presque chaque stance mentionne explicitement ou non le nom d’Ahura Mazdā. En dehors de la signification que l’on peut attribuer à ce nom composé, il est celui qui domine et innerve la pensée zoroastrienne. Etant donné son omniprésence dans les hymnes gâthiques, il est impossible pour nous de citer tous les passages qui le mentionnent, nous allons en donner une liste très restreinte. Zaraϑuštra est son « chantre », « le dépositaire de ses formules », autrement dit son « prophète » (Yasna 50-5). Dans le Yasna 50-1 Zaraϑuštra insiste sur le fait que son âme ne trouve d’aide de personne en dehors d’Ahura Mazdā, A a et Vohu Manah, en s’adressant au premier en usant du pronom « toi ». Dans le Yasna 44-1 Zaraϑuštra demande à Ahura Mazdā de lui révéler l’hommage qui lui revient, en tant que sage qui parle avec un ami. A a pour Zaraϑuštra représente l’aspect lumineux et splendide d’Ahura Mazdā, celui qui le rend visible. Dans le Yasna 44-3 il est nommé son fils, et à son nom sont associés dans cette stance les termes qui font allusion à l’établissement par Ahura Mazdā des chemins du soleil et des étoiles, ainsi qu’aux mouvements lunaires. Cette entité gâthique plus importante, bénéficie d’une grande autorité, de sorte que Zaraϑuštra lui-même s’appelle « ashauuant », le partisan d’A a , et elle est vénérée en termes nominatifs, vocatifs ou déclinée en instrumental. Son origine remonte à l’époque indo-iranienne. Vohu Manah est l’entité censée patronner le monde sublunaire. Son nom dans le Yasna 44-4 est associé aux termes comme la terre, les

155 KELLENS – PIRART, Wiesbaden, 1988, p. 146. 156 Les Livres de l’Avesta, p.770. 157 D’après Kellens et Pirart dans Les Textes Vieil-Avestiques, p. 17 le nom original des Gāθā d’après Yasna 28- 10 semble bien été « sravah », signifiant murmure ou rumeur. 41 nuées, les eaux et les plantes. Il représente, l’aspect « mithriaque »158 d’Ahura Mazdā, en ce qui concerne son rapport amical et contractuel avec les hommes.

Il est inutile de multiplier les passages dans lesquels Ahura Mazdā et les entités ont été vénérés. Pour donner une idée de ce que nous admettons comme étant la doctrine des Gāϑā nous citons un passage important du Yasna 32-2. Dans cette strophe, Ahura Mazdā, confronté à la demande émise par « la famille, et le village, et la tribu, et même les faux-dieux »159, d’être ses messagers, répond en s’unissant à Vohu Manah et à Aša le solaire :

« spəṇt m və ārmaitīm, va ᵛhīm varəmaidī hā nə a hat »160. «Nous choisissons votre bonne Spəntā Ârmaiti, elle sera nôtre. »161.

Spəṇta Ārmaiti est traduit presque unanimement par « Dévotion ». Le texte gâthique a été considéré et interprété par les savants sous ses différents aspects linguistiques, littéraires, philosophiques, moraux, rituels et autres. Mais si nous prenons ce texte comme il se présente « on voit qu’il est tout entier voué à la gloire d’Ahura Mazdā et à la célébration d’Aša, qui est à la fois la Vérité et la Justice, suprême recours contre les forces du mal »162.

Ce que l’on appelle souvent grossièrement « la religion de Zoroastre » n’est autre que la dévotion et la piété dont témoigne ce vieux sage qui est Zaraϑuštra envers son dieu et les Entités qui l’entourent. Il est soucieux en même temps de la sécurité de ses fidèles en leur procurant un soutien solide, et du salut de leurs âmes. Ce souci peut être interprété dans le sens où Zaraϑuštra percevait la tendance naturelle du monde, tout au moins le monde des hommes, vers le désordre et vers le mal, de sorte que l’instauration du bien demandait l’intervention d’agents conscients et bienfaisants, la pureté et le salut ne pouvant être atteints que par une vie conforme à la justice. Telle est la quintessence de son message.

Nombreux sont les savants, à l’instar de Meillet et de Dumézil et d’autres encore, qui considèrent que les Gāϑā correspondent à une réforme dans la religion ancienne héritée de l’âge indo-iranien, et à ce titre, ils se posent la question de savoir s’il faut tout mettre au compte du réformateur Zoroastre, ou s’il faut placer le « prophète » au terme d’un long et continu mouvement de réformes qui s’étalent dans le temps. La pénurie des données historiques à ce sujet fait obstacle à toute prise de position ferme et nous n’avons d’autre choix qu’une réponse conjecturale. Cette réponse refuse à Zoroastre l’organisation et l’application de ses réformes dans un désert de conception religieuse, et prévoit une série d’évolutions préalables aboutissant à sa forme achevée dans les Gāϑā. Mais elles contiennent des aspects et des formules dont on ne trouve guère de traces dans la littérature védique ou les Ya ts, les recueils hymniques de l’Avesta, consacrés à honorer certains des dieux indo- iraniens. Deux aspects nous aideront à mieux cerner l’analyse du problème du Mal dans les Gāϑā : d’une part la place centrale de l’homme au cœur d’un système théologique et cosmologique, ce qui était réservé jusque là aux seuls dieux ; d’autre part le choix cosmologique et moral et son corrélat eschatologique.

158 Ce terme envoie à Mithra, divinité indo-iranienne, essentiellement garant des contrats, son nom est « Contrat » même. 159 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p. 224. 160 KELLENS – PIRART, Wiesbaden, 1988, p. 118. 161 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 737. 162 Ibid. P. 264. 42

I - V L’homme divin

Ainsi et en considérant les innovations que Zoroastre apporte à la religion ancestrale, il est plausible de se demander, à la suite de Jean Kellens, « pour quel usage les Gāθā ont-elles été rédigées ? »163. Kellens, tout en soulignant qu’il faut attribuer les Gāϑā « à la même société et à la même époque », nous donne les premiers éléments de réponse :

« Le nom original des Gāθā semble bien avoir été, d’après 28.10, srauuah- [à lire sravah, murmure, fredonnement]. Mais ces « hymnes » sont loin d’être de simples éloges de la divinité. Ce sont encore, pour reprendre une expression consacrée et analogique, des “hymnes spéculatifs” comportant une réflexion sur le rituel et sur le comportement humain dans le cadre du rituel… De cela seulement nous pouvons être sûrs : les Gāθā parlent aux dieux du rituel. »164.

Les Gāϑā introduisent une nouvelle « âme » dans le rituel. Désormais ni le rituel, ni ceux qui le rendent ne sont comparables aux passés proches et lointains. Essayons de capter et saisir cette âme.

Nous avons évoqué plus haut la distinction, voire l’opposition homme/dieu en tant que l’une des caractéristiques fondamentales de la pensée religieuse indo-européenne. La religion primitive de ces peuplades est souvent qualifiée de « religion cosmique ». Un spécialiste du monde indo-européen, Jean Haudry, dans l’avant-propos de son livre, La Religion Cosmique des Indo-Européens, désigne cette religion dans ces termes :

« J’entends par « religion cosmique » un ensemble cohérent de représentations issues d’une réflexion sur les trois principaux cycles temporels : le cycle quotidien du jour, de la nuit, de l’aurore et du crépuscule ; le cycle annuel et le cycle cosmique, l’un et l’autre conçus sur le modèle du cycle quotidien. Cette religion cosmique représente un stade ancien de conceptions indo-européennes ; d’autres ensembles de représentations, notamment celui des trois fonctions, en sont issus. »165.

Il peut arriver que l’imagination se laisse séduire par ce schéma cosmique et envisage le culte d’une telle religion comme le moment d’exaltation des divinités multiples en charge de maintenir la régularité des cycles qui assure le bien être de tous les vivants sur terre.

En outre, la religion indo-iranienne, telle que reconstituée à partir des plus anciens hymnes du Véda ou de l’Avesta, propose un plan divin composé d’un cortège considérable de dieux naturels. Chacun de ces dieux est associé ou représente un phénomène naturel, comme le jour ou la nuit, l’eau et le feu, le vent, la terre etc. Il est aisé de remarquer que le culte adressé à ces divinités a pour but la préservation et la persistance du bon ordre naturel qui procure le bien- être. Même si nous considérons l’élément eschatologique évoqué naïvement dans les documents indiens ou iraniens pré-zoroastriens, nous nous apercevons que cette croyance très ancienne concernant la fin du monde, qui remonte probablement au passé commun indo- européen et évoquée dans les mythes de divers peuples, ne comporte aucun caractère moral individuel. Jacques Duchesne-Guillemin rapporte dans son livre, Zoroastre, la remarque de Söderblom, un spécialiste suédois, sur ce sujet :

163 KELLENS Jean – PIRART Éric, Les Textes Vieil-Avestiques, vol. 1, Wiesbaden, Reichert, 1988, p. 16. 164 Ibid. p. 17. 165 HAUDRY Jean, La Religion Cosmique des Indo-Européens, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 1. 43

« La destruction du monde au moyen du feu est un mythe commun à la race aryenne [cette expression désignait jusqu’aux années trente du XXème siècle les Indo-iraniens] ; il en est une caractéristique. »166.

L’auteur s’exprime ensuite sur le sujet et souligne que :

« Il est essentiel de remarquer que ces mythes n’ont aucun caractère de châtiment : leur forme iranienne, notamment, relève d’une naïve physique ; c’est une vue sur le destin de la race humaine dans la mécanique du monde. »167.

Duchesne-Guillemin cite finalement la conclusion de Söderblom :

« Il n’y avait là au fond qu’une fin du monde physique et une continuation de la vie du monde sans rétribution morale et religieuse.

La fin du monde dans le passé et le présent peut être motivée par la perversité des hommes. Mais :

1) Cela n’arrive point toujours. Cette idée de sanction n’appartient pas à l’essence de ces mythes.

2) Le châtiment tombe en masse, sans distinction, sur les bons comme sur les mauvais. Même si le salut de quelques élus est attribué à leur piété, on voit bien que leur piété n’en était pas la raison originaire et caractéristique.

3) Le but n’est pas de récompenser quelques fidèles mais de peupler la nouvelle terre. Dans ces mythes, l’homme lui-même ainsi que la religion et la piété qui lui sont propres sont encore très secondaires, à côté de la souveraine puissance de la nature. Ce qu’il y a de brutal et de capricieux en elle ne peut être complètement surmonté, et reste au contraire le principal, même si la religion s’efforce d’en donner une explication morale. Les fins du monde telles que celles qui nous ont occupés dans ce chapitre ne comportent pas de jugement proprement dit, ni parmi les vivants, ni parmi les morts, il n’y a ni examen ni séparation. Il faut une nouvelle race d’hommes sur la nouvelle terre. Que quelques hommes de la race détruite soient préservés dans le Vara de Yima [l’enceinte souterraine close construite par Yima, le roi légendaire, sous l’avertissement d’Ahura Mazda, afin de sauver et préserver certains hommes et animaux pendant un long hiver mortel, version iranienne de l’Arche de Noé] ou ailleurs pour perpétuer la vie après la mort du monde actuel, ce n’est pas pour eux-mêmes ni pour l’ordre moral du monde, mais en vue du monde nouveau et de la race nouvelle. Les hommes aussi bien que les dieux sont encore en fin de compte soumis aux forces de la nature. Le point de vue naturiste et physique exclut ou bien domine le point de vue moral et religieux dans ces mythes. »168.

Les Gāϑā opèrent le passage de cette religion et de cette tradition qui considèrent la fin du monde comme une destruction massive des hommes sans distinction, sans rétribution, et sans prendre en compte la particularité et la singularité de chacun, vers une conception religieuse individualisée, instaurant ainsi une nouvelle ère. Le nouvel homme, l’homme divin, fait son apparition sur la scène de la spéculation spirituelle. Ce changement de cap dans la conception religieuse affecte profondément le rituel qui en est l’expression. Cet aspect novateur des Gāϑā est attesté et mentionné par tous les spécialistes, à l’instar de Jean Kellens qui, cherchant à déterminer la nature de la doctrine gâthique, croit que le débat sur ce sujet doit se porter sur le rituel, car « c’est là que doit se situer l’innovation gâthique »169.

Reconnaître une telle importance au rituel pourrait nous paraître un peu surprenant, surtout quand on considère le rituel comme un acte secondaire dans l’univers religieux, ce qui, selon

166 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p.35. 167 Ibid. 168 Ibid. p. 36. 169 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 32. 44 toute vraisemblance, n’est pas le cas pour la religion de ces temps reculés et cachés derrière un brouillard mental épais. Jean Kellens, dans une note concernant le rôle du rituel, éclaire mieux le débat :

« Nous nous rendons bien compte que, si nous ne postulons pas une différence de nature entre le système gâthique et celui de ses adversaires, nous laissons inexpliqué le discrédit qui frappe les daéuua [daéva, les dieux indo-iraniens], car il ne va pas de soi que la condamnation des pratiques entraîne la mise en question de ceux à qui elles s’adressent (la querelle aurait pu se traduire par une controverse sur la volonté des dieux). Il ne faut, toutefois, pas perdre de vue qu’il ne s’agit pas d’une question de logique pure, mais d’information textuelle. Nous faisons la constatation que les Gâthâ ne disent pas comment l’existence du mauvais rituel met en cause la responsabilité des daéuua. En d’autres termes, elles ne laissent pas percevoir pourquoi la dispute sur le rituel a ébranlé aussi profondément la religion iranienne. Le signe le plus sûr de l’ampleur du trouble réside dans le recours systématique à l’amalgame : qui n’est pas de notre avis est un partisan de la Druj [Mensonge] (naturellement, sinon, peut-être, dans un but apotropaïque, il n’y a jamais eu d’adorateurs de la Druj ; [Yasna] 43.15 révèle par ailleurs que les insultes étaient mutuelles). S’étonner que le rituel puisse être la source d’un bouleversement de la doctrine, c’est sous-estimer son importance pour la religion indo-iranienne et oublier que la querelle avait des implications sociales et économiques qui lui donnaient sa résonance particulière. »170.

Ce changement de la nature du rituel implique un autre, aussi décisif, concernant le cadre temporel de cérémonie liturgique. Il est possible d’interpréter certains passages des Gāϑā dans le sens de la substitution du rituel diurne au rituel nocturne. Ce changement temporel est l’indice d’un autre qui, à son tour, concerne la conception du rituel. Kellens, en termes clairs, met en évidence cet enchaînement de changements :

« L’instauration d’un rituel diurne implique que le sacrifice a changé de philosophie. C’est le signe que, pour l’homme gâthique, le sacrifice rendu aux dieux n’a plus pour but, comme l’agnihotra védique [sacrifice rendu à Agni, divinité du feu], de garantir le retour de l’aurore. Il poursuit désormais une autre fin, que [Yasna] 49.10 permet de préciser. Cette strophe, située après celle qui fait du mižda [à lire mijda, littéralement récompense, lot gagné] l’objectif des fils de Djēmāspa [un proche de Zaraϑuštra] et avant celle qui promet l’ « enfer » aux drəguuaṇt [partisans de Mensonge], parle de toute évidence de l’au-delà, et [Yasna] 28.11 le confirme, s’il en était besoin, en introduisant dans une expression parallèle le datif yauua tāit « pour l’éternité ». Ici se trouve exposée la conception gâthique du « paradis » : Ahura Mazdā abrite dans sa maison (dam-), pour toujours, Aša, Vohu Manah, l’uruuan (un principe immortel des êtres) des partisans d’Aša et l’hommage rendu avec déférence. C'est-à-dire qu’il accueille l’âme des fidèles avec les caractéristiques positives du culte que ceux-ci lui ont rendu de leur vivant. Le sort de l’âme est donc indissolublement lié à la qualité des pratiques rituelles. »171.

Il ne faut jamais perdre de vue que les Gāϑā, même quand nous parlons des innovations doctrinales, manifestent, à la fois, deux aspects contradictoires : conservatisme d’un côté, et révolution de l’autre. Cette caractéristique n’échappe pas au regard attentif de Kellens là où il soutient que : « Conformément à l’ancienne conception indo-iranienne, le sacrifice gâthique, quand il accède à la réussite (rādah-) et donne l’emprise (x aϑra-) sur les dieux, ouvre un chemin entre ceux-ci et les hommes…Ce chemin permet un va-et-vient. »172.

170 Ibid. 171 Ibid. p. 33. 172 Ibid. 45

Au moment de conclure, Kellens énonce ses derniers mots sur un sujet longuement traité et met l’accent sur un point très important de la nouvelle conception du rituel :

« L’uruuan de la vache est, lors de chaque cérémonie, l’ambassadeur de l’uruuan humain et fait le chemin que ce dernier fera un jour vers l’au-delà, accédant au but que l’homme a choisi par ses pratiques rituelles : les lumières du jour, la maison d’Ahura Mazdā ou le ciel nocturne, la maison de la Druj. Le sacrifice gâthique a donc acquis une portée eschatologique. Le sort de l’uruuan est conditionné par la nature des pratiques sacrificielles. Il ne s’explique pas comme la récompense ou la punition d’une conduite morale, mais comme le résultat mécanique des règles d’hospitalité qui se jouent symboliquement dans le rituel. La grande innovation gâthique consiste à mettre l’accent sur la fonction eschatologique du sacrifice. »173.

Contrairement à cette dernière remarque de Kellens, la tradition ultérieure n’interprète pas le résultat du choix sacrificiel comme un aboutissement mécanique et automatique des pratiques rituelles, mais, croyant à un jugement sévère en s’appuyant sur les Gāϑā, elle valorise l’excédent de la piété sur l’impiété comme l’élément déterminant du sort humain. Retenons l’acquis principal de l’analyse savante de Kellens : la fonction eschatologique du sacrifice comme la grande innovation des Gāϑā. C’est à nos yeux l’humanisation du rite, ce qui donne une « dimension intrinsèquement humaine et philanthropique », disait Schelling174 à la doctrine exprimée par ces poèmes. Le rituel qui était au départ le lieu et le moment de magnifier et d’exalter les dieux puissants, et d’exprimer ainsi l’étonnement et l’émerveillement des hommes face à une telle maîtrise sur l’univers, devient, à partir d’un choix préalable, un moyen sotériologique à la portée de tout homme, lui permettant de finalement se placer, éternellement, dans la maison lumineuse de ces mêmes dieux. Le rituel qui était initialement, c'est-à-dire de l’époque indo-iranienne jusqu’à la réforme zoroastrienne, un appel et une invitation des dieux puissants à descendre sur terre et à garantir le fonctionnement merveilleux de l’ordre cosmique, devient, par un regard biaisé, le prétexte d’une affaire commerciale avec ces mêmes dieux. Un moyen dans les mains de l’homme pour négocier et mendier son salut, établissant ainsi un rapport d’échange de profits. Selon les textes avestiques rendre hommage à un dieu augmente sa puissance et l’invite à descendre sur terre pour aider les adorateurs, autrement dit dans la religion indo-iranienne cet aspect de négoce est déjà présent comme dans toutes les religions de ce genre, mais les Gâthâ, en lui confiant une ampleur sans précédent, lui donne encore plus l’aspect d’un moyen de salut. La foi est la première victime d’un tel rapport, et c’est la raison pour laquelle on voit, durant quelques siècles que, l’application stricte de la loi religieuse devient le souci premier des prêtres et des fidèles, une pratique rituelle de négoce remplace la foi. Ce détournement du cap ne peut se faire qu’à deux conditions : la divinisation de l’homme ; le choix individuel entre le bien et le mal, et leur corrélat eschatologique.

Cette révolution de la sphère rituelle débute par la quasi divinisation du personnage de Zaratϑuštra, soigneusement et progressivement mise en scène par un nombre relativement élevé de strophes. L’aspect eschatologique est peut-être l’aspect le plus saillant des Gāϑā, exprimé de diverses manières partout dans le texte. Comme un exemple de la présence de cet important sujet nous citons la strophe 5 de Yasna 43 où Zaraϑuštra, en tant qu’officiant rituel s’adresse à Ahura Mazdā :

173 Ibid. p. 34. 174 SCHELLING F. – W., Grenoble, 1994, p. 150. [Première édition posthume de l’œuvre de Schelling entre 1856 et 1861.] 46

« spəṇtəm at ϑβā, mazdā mə hī ahurā hiiat ϑβā a hə u , z ϑōi darəsəm paouruuīm hiiat dā iiaoϑanā, miždauu n yācā ux ā akə m akāi, va ᵛhīm a ī m va hauu ϑβā hunarā, dāmōi uruua s apə m »175 « Je pense, ô Maître Mazdā, que tu es bénéfique, car j’ai vu que, pendant l’engendrement de l’existence (rituelle), tu avais, le premier, rendu les actes et les paroles soumis à récompense (en attribuant) la mauvaise (récompense) au mauvais (acte et à la mauvaise parole), le bon octroi au bon (acte et à la bonne parole), par ton énergie, au dernier tour du fondateur. »176.

Suspendre le sort final des hommes à leur manière de vivre pendant leur séjour dans le monde est en réalité faire de l’homme un être inachevé et, psychologiquement chancelant et incertain. Le choix primordial, moral selon certains, cultuel selon Kellens, ne donne pas de certitude sur le sort final de tel homme, en même temps qu’il fait de lui un objet exposé à la manipulation des prêtres en lui imposant la rigoureuse observance des procédés rituels. Ce souci permanent des fidèles procure à ces prêtres un pouvoir sans limite dont l’histoire du Zoroastrisme, surtout à l’époque sassanide, offre un témoignage accablant.

Il est intéressant pour notre propos de citer un passage de l’article de Marijan Molé, « Deux aspects de la formation de l’orthodoxie zoroastrienne » paru dans l’Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves, en 1952. L’article, très richement documenté, est, comme le témoigne son titre, centré sur la formation de la religion zoroastrienne à l’époque sassanide. Ce qui nous intéresse ici est la toute dernière phrase de la conclusion de cet article. Molé écrit que Zoroastre pour les Zoroastriens de cette époque « incarne l’Homme dans sa totalité. Celui qui dispose d’une vue lui permettant de voir avec une acuité non dépassée dans les trois régions de l’univers, celui qui possède les attributs de toutes les classes [sociales], comment cet Homme Parfait ne serait-il pas la source de toute l’activité dans le monde matériel, un Ohrmazd [177] à l’échelle humaine ? »178.

Jean Kellens, en s’appuyant sur les Gāϑā, esquisse aussi cette image de l’homme divin dans la personne de Zoroastre, prototype parfait du nouvel homme :

« Pivot du rituel, unique confident des dieux et participant par ces fonctions, à l’univers divin, Zaratϑuštra jouit d’un statut religieux proprement exorbitant, aux limites de la divinisation. »179.

Retenons l’acquis principal de ce chapitre : la place nouvelle de l’homme au centre d’un système religieux et moral. Le fait majeur de ce déplacement du statut humain se montre dans l’indispensable renversement de la vision théologique en ce qui concerne l’origine du Mal. Si pour la tradition antérieure le Mal, comme le Bien, ne pouvaient être autres que le destin et la volonté des dieux, et par conséquent, insondables et impénétrables par l’homme mortel, pour les Gâthâ ce chemin s’inverse et l’homme divin fait son apparition sur la scène religieuse.

Il est temps d’aborder l’acte par lequel l’homme accède à cette place inédite : le choix.

175 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 144. 176 Ibid. 177 Ce terme est la forme phonétiquement modifiée d’Ahura Mazdā. 178 MOLE Marijan, « Deux aspects de la formation de l’orthodoxie zoroastrienne », extrait de l’Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves, tom XII (1952), pp. 289- 324, Mélange Henri Grégoire, IV, Bruxelles, 1953, p. 324. 179 KELLENS Jean-PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 21-22. 47

I – VI Le choix

Nous parvenons avec ce chapitre à l’aspect le plus important pour nos propos visant à mettre en relief deux visages humains s’excluant réciproquement : l’homme ayant le choix entre bien et mal, et l’homme proie du destin, tous deux en rapport direct avec la désignation de l’origine du Mal. Il nous faut expliquer plus profondément ce que nous entendons par ces termes antithétiques.

Parler de l’homme électif, l’homme ayant la possibilité de choisir son destin, nous allons le voir, repose sur l’interprétation d’un certain nombre de strophes gâthiques, qui posent l’homme au centre. L’homme qui peut choisir a donc un sens bien défini et sans ambiguïté, il s’agit d’un genre d’homme ayant le pouvoir et la possibilité de faire un choix qui déterminera son sort post-mortem, un choix porteur d’une dimension eschatologique. Pour nous les modernes, le terme de choix a un sens bien élargi, couvrant toute notre sphère socio-politico- économique, la liberté de choisir est, au-delà d’une évidence, un droit fondamental. Toutes nos institutions publiques et privées doivent se conformer à un tel droit essentiel. Mais l’homme ancien n’avait pas la connaissance du terme de liberté, même s’il réclamait parfois même à haute voix sa liberté. De nombreux mythes et légendes exposent le combat des hommes contre l’esclavage et l’asservissement, mais le contenu précédait le concept qui viendra plus tard. Il faut donc, pour bien saisir l’importance de ce terme, effectuer un voyage dans le temps à une époque où l’homme ne se reconnaissait d’autre destin que celui arrêté par les dieux. Et à rigoureusement parler, l’opposition entre les deux types d’hommes se projette au niveau théologique contre la divinité. D’où l’évincement systématique de Zurvan, la divinité du destin, dans l’Avesta, qui ne nomme que deux fois ce dieu, de même que dans beaucoup d’ouvrages zoroastriens en pahlavi. Nous allons présenter et examiner son culte dans le chapitre III.

Logiquement le choix suppose la liberté qui, à son tour, se désigne comme le refus d’une autorité ou d’une entrave. Or, la terminologie des Gāϑā ignore totalement la notion de liberté. Mais de l’absence du concept ne découle pas nécessairement l’absence du contenu correspondant. Par exemple l’histoire de la notion moderne de « nation » dépasse à peine deux siècles, mais nous savons très bien que des nations à part entière existaient depuis des millénaires, et leur existence historique est un fait admis. Ces nations, pour exister, n’attendaient pas la formulation toute récente de la notion. Par conséquent, dans nos analyses qui portent sur un temps très reculé dans l’histoire, nous sommes bien attentifs à ce décalage entre le concept et son contenu, ainsi qu’au phénomène, parfois difficile à détecter, d’anachronisme.

Le choix suppose également l’existence d’au moins deux éléments différents dans un seul et même système, quel que soit leur rapport réciproque, opposition ou complémentarité, ou toutes deux à la fois. La dualité peut être considérée non seulement comme la forme la plus rudimentaire d’un système offrant le choix, mais surtout, comme la forme la plus répandue de tel système. Car en présence de plus de deux éléments s’excluant l’un l’autre, il est très difficile de parler d’un choix tranché, et il faut peut-être bien plutôt parler de la probabilité d’un choix. Car dans un système à deux éléments, nous savons d’avance et avec certitude que notre choix portera certainement sur l’un ou l’autre. Mais quand le nombre de ces éléments augmente, par exemple à partir du troisième élément, le choix que nous pouvons faire perdra sensiblement de la certitude, et d’avance nous ne pouvons pas le déterminer de façon certaine, 48 du fait que l’évaluation des éléments offerts au choix ne donne pas un résultat a priori, comme c’est le cas pour un système de seulement deux éléments. Par exemple le choix entre travailler pour gagner sa vie et ne pas travailler, si l’on nous donne la possibilité de choisir, est beaucoup plus tranché et certain que choisir son métier. Étant donné le nombre considérable lié à ce dernier, si un hasard ne nous pousse pas à choisir, le choix reste très problématique et incertain. Les systèmes moraux sont par définition partagés entre bien et mal, et donc ils sont dualistes. Tel est le modèle de la religion zoroastrienne selon certains iranisants, surtout à son ultime point de développement coïncidant avec la fin de la royauté sassanide. Ce dualisme tranché provient d’une interprétation excessive de quelques passages des Gāϑā, fondée sur une forme très particulière de retour sur les traces du passé, par exemple le Yasna 30 que nous allons analyser par la suite. Ces passages, aux yeux de certains philologues, exposent d’une manière assez claire la morale gâthique. Les développements de ces passages dans la tradition ultérieure font remonter l’opposition morale posée par les Gāϑā entre deux entités subordonnées au dieu suprême, Ahura Mazdā, au niveau supérieur, faisant ainsi de la doctrine du fondateur la religion dualiste par excellence. Ce fait n’est pas sans précédent dans le passé, car la tradition indo-iranienne nous offre les premiers indices d’une dualité fonctionnelle des « dieux souverains » dont Georges Dumézil fait le titre du deuxième chapitre de son ouvrage Les Dieux des Indo-Européens, consacré à la hiérarchie divine dans la pensée de ces anciens peuples.

Dumézil est soucieux d’étayer sa théorie des Trois Fonctions selon laquelle la pensée indo- européenne est dominée par un schéma tripartite « dans le ciel » ainsi que dans la société. Ce schéma prévoit une division sociale entre trois classes, la souveraineté-cléricale, la guerrière, et celle de la production, correspondant par le même ordre hiérarchique aux trois niveaux des divinités dites « fonctionnaires ». En s’appuyant sur des textes du Véda indien, Dumézil s’efforce de donner une classification des principaux groupes de dieux védiques comme l’héritage du passé commun indo-européen. Il résume sa théorie tout au début de son analyse :

« Ces fonctions sont : 1° L’administration à la fois mystérieuse et régulière du monde ; 2° Le jeu de la vigueur physique, de la force, principalement mais non uniquement guerrière ; 3° La fécondité, avec beaucoup de conséquences et de résonances, telles que la prospérité, la santé, la longue vie, la tranquillité, la volupté, le « nombre ». Les poètes sacrés mettent déjà ces fonctions en rapport avec d’autres triades, notamment avec la division topographique du monde en ciel (peut-être plutôt « enveloppe » du monde), atmosphère, terre. »180.

La suite de l’analyse aboutit à un tableau de la hiérarchie divine en trois groupes de divinités représentant les trois fonctions : 1- Les Āditya ; 2- les Rudra ; 3- les Vasu181. Ce qui nous intéresse ici c’est le premier niveau, la souveraineté, dont Dumézil souligne la structure duelle :

« Ce n’est pas un hasard si le premier niveau est le plus souvent représenté par deux dieux : dans la souveraineté que concevaient ces très vieux indiens, il y avait deux faces, deux moitiés, antithétiques mais complémentaires et également nécessaires, et ce sont elles qu’incarnent et patronnent les deux « rājānā » [souverains], Mitra et Varuna… Du point de vue de l’homme, Varuna est un maître inquiétant, terrible, possesseur de la mâyâ (c'est-à-dire de la magie créatrice de formes, réelles ou illusoires), armé de nœuds, de filets (c'est-à-dire opérant par saisie immédiate et irrésistible). Mitra182,

180 DUMEZIL Georges, Les Dieux des Indo-Européens, Paris, PUF, 1952, p. 7. 181 Ibid. p. 8. 182 Les Indiens écrivent Mitra et les Iraniens Mithra. 49 dont le nom signifie le Contrat, et aussi l’Ami, est rassurant, bienveillant, protecteur des actes et rapports honnêtes et réglés, ennemi de la violence. L’un, Varuna, dit un texte célèbre, c’est l’autre monde ; ce monde-ci est Mitra. Varuna est plus despote, plus dieu même, si l’on peut dire ; Mitra est presque un prêtre divin. »183.

Les indiens nommaient ce double visage divin « Mitra-Varuna », et Dumézil le traduit philologiquement par « Mitra et Varuna en couple. »184.

Ce couple antithétique de rang suprême dans la hiérarchie divine traverse la longue histoire des religions indiennes et iraniennes. L’opposition nette et absolue de ces deux pôles souverains non seulement permet de redéployer dans une perspective plus ample l’opposition dieu/homme que nous avons évoquée au début de notre étude sur la doctrine des Gāϑā185, mais aussi celles que nous allons progressivement étudier tout au long de notre parcours, les polarités antithétiques telles que lumière/ténèbres ; jour/nuit ; sec/humide ; feu/eau etc. Et même l’opposition la plus élémentaire et la plus fondamentale de masculinité/ féminité. Il est intéressant de noter que les Gāϑā, comme nous allons le voir dans les chapitres suivants186, tout en donnant un aspect unique au dieu suprême, n’annulent pas complètement ce couple supérieur, mais le replacent au niveau, tout antithétique, de deux Esprits jumeaux. Et elles fournissent ainsi les éléments nécessaires au développement et à la transition ultérieure de leur doctrine vers un dualisme foncier. Ce développement en un double visage divin du niveau supérieur est en réalité le retour au stade pré-gâthique de la part d’un clergé instruit dans la sphère religieuse iranienne, récusant ainsi l’unicité divine proclamée par le fondateur. C’est là qu’il faut chercher le fondement du dualisme zoroastrien, même si, sans entrer ici dans un débat complexe qui dépasse l’objet de notre thèse, il faudrait évoquer d’autres arguments, non théologiques mais socio-politiques tels que le pouvoir et le souci de domination d’une classe de prêtres. D’après Gherardo Gnoli l’évolution du dualisme iranien dans le temps remonte à l’époque achéménide où elle trouve « la première profonde transformation de la formule dualiste zoroastrienne : de Spənta Mainyu versus angra Mainyu, dans les Gāthā, à Oromasdes versus Areimanios, dans les sources grecques. »187. Cette interprétation fait l’objet d’un article intitulé « L’évolution du dualisme iranien et le problème zurvanite »188, nous y reviendrons un peu plus loin. Pour l’heure, poursuivons notre investigation avec un examen au moins partiel de l’importante « notion » de choix dans l’économie des textes gâthiques. Le choix, comme nous venons de le signaler, est en rapport direct avec un système dualiste, d’où la nécessité de l’examiner afin d’entrer de manière appropriée dans le vif du débat sur l’origine du Mal selon les Gāϑā. Le yasna 30, un texte qui sera analysé et commenté en détail dans le chapitre II-I, fait allusion à deux Esprits jumeaux opposés sur tous les points, l’un incarnant le Bien et l’autre le Mal. Les Gāϑā, reconnaissant cette fraternité, se prononcent expressément sur le lien parental d’Ahura Mazdā avec l’Esprit du Bien, faisant engendrer celui-ci par celui-là. Mais sur l’autre jumeau, l’Esprit du Mal, elles ne soufflent mot, abandonnant cela à l’incertitude. Du seul point de vue logique la gémellité entraînerait des parents communs.

183 DUMEZIL Georges , 1952, p. 11-12. 184 Ibid. p. 41. 185 Au chapitre I-IV. 186 Le chapitre II-I. 187 De Zoroastre à Mani – Quatre Leçons au Collège de France, Paris, Travaux de l’Institut d’Etudes Iraniennes de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, 198, p.71. 188 Revue de l’histoire des religions, tome 201, n° 2, 1985, pp. 115-138. 50

Pourtant, la tradition ultérieure, en décalquant les Gāϑā elles-mêmes, rejette avec véhémence l’idée selon laquelle son dieu suprême serait le père des jumeaux. Et la solution qu’elle propose est très surprenante. Elle rabaisse son dieu suprême au niveau inférieur et l’assimile à son propre engendré, l’Esprit du Bien, permettant par là à la rivalité qui, dans le texte fondateur, existait au niveau inférieur, de se hausser au plus haut niveau divin. Désormais la rivalité s’instaure entre Ahura Mazdā et Ahriman, et le dualisme se fige. Soyons encore un peu plus précis sur ce sujet :

Nous venons de présenter le cadre indo-iranien du dualisme : le couple inséparable de Mitra/Varuna dans les textes védiques. L’opposition entre ces deux pôles divins se traduit dans une autre, elle-aussi aussi d’âge indo-iranien, entre deux groupes de divinités, à savoir asuras et devas ou selon Arthur Darby Nock ah(s)ura et d(a)eva189. L’Inde et l’Iran poursuivront un chemin tout à fait opposé pour la valorisation de ces groupes. Les Asuras, rangés dans le vaste groupe des devas dès l’époque indo-iranienne formaient parmi les devas « une catégorie spéciale, douée d’un pouvoir particulier, d’ordre occulte et moral »190. Ce qui produisit une rivalité entre cette catégorie et le reste du groupe appelé da vas. En Inde, passée l’époque védique, précise Duchesne-Guillemin, la notion d’asura se détériora par l’accentuation de son côté occulte, et les asuras déchurent au rang des démons. L’Iran emprunte le chemin inverse, les ahuras, terme iranien des asuras, « sont magnifiés, tandis que les da vas se dévaluent. »191. Duchesne-Guillemin se pose la question difficile à résoudre de savoir si cette promotion des ahuras fut l’œuvre de Zaraϑuštra. Sans pouvoir l’affirmer, Duchesne-Guillemin expose trois significations différentes du terme de da va qui pourraient se trouver dans les Gâthâ. La première apparaît dans une formule employée trois fois dans le texte « da vāišca ma yāi ca », littéralement « les dieux et les hommes ». Selon le spécialiste dans cette formule « paraît survivre l’ancienne dichotomie dieux-hommes, et il n’est pas sûr que les daévas y aient un sens péjoratif. »192. Nous avons cité cette dichotomie dans la section I-IV de ce chapitre193. La deuxième signification que Duchesne-Guillemin attribue au terme de da va dans le texte gâthique est qu’il est synonyme de « non-ahura ». Et en s’appuyant sur l’emploi de ce terme dans l’Avesta récent, l’auteur rappelle un aspect très important et essentiel de cet emploi : le terme renvoie partout aux divinités indo-iraniennes de deuxième et troisième classes-fonctionnaires, les guerriers et les producteurs des biens matériels c'est-à-dire les éleveurs-agriculteurs, mais ne renvoie jamais aux divinités de la première classe. Et enfin la troisième signification du terme de da va selon l’auteur désigne des démons qui ne sont pas des anciens dieux, tels qu’Aēšma « Fureur » ou Druj « Tromperie ». Duchesne-Guillemin précise finalement ce qu’il avait déjà remarqué : « La condamnation des anciens dieux, réduits en Iran à se confondre avec ces démons, paraît être œuvre cléricale, puisqu’elle porte exclusivement, on vient de voir, sur les dieux des deux fonctions non sacerdotales »194.

Il faut tout de même noter que si Zaratϑuštra, comme le signale Duchesne-Guillemin, n’a pas négligé encore moins aboli la deuxième et la troisième classe, il les présente néanmoins en les subordonnant à Ahura Mazdā. Que peut-on tirer de cette analyse ? D’un côté, l’ampleur de la réforme zoroastrienne à déplacer cette dichotomie divine au rang des entités inférieures, à

189 Essays on Religion and the Ancient Word, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 686. 190 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1962, p. 189. 191 Ibid. 192 Ibid. 193 P. 43. 194 Ibid., p. 190. 51 savoir Spəṇta et A ra Mainiiu. Et de l’autre, la facilité relative des prêtres ultérieurs à revenir à la conception ancestrale en l’instaurant de nouveau au niveau divin au moyen d’une manipulation insolite, à savoir l’assimilation d’Ahura Mazdā à sa progéniture. C’est sur cela que revient Gherardo Gnoli dans l’article précité.

Dès l’ouverture Gnoli précise qu’il va exposer le devenir historique du dualisme iranien qu’il qualifie d’élément caractéristique de la religiosité de l’Iran ancien. Partant du dualisme originel de Zaraϑuštra que nous venons de rappeler, il étudie l’évolution de cet aspect à l’époque achéménide jusque sa forme la plus radicale à l’époque sassanide, reflétée surtout dans le Manichéisme195. Il reconnait une constante du dualisme iranien « selon laquelle le monde est gouverné par des puissances malignes et brutales. En ce sens l’Iran peut être considéré comme la patrie d’un dualisme spirituel qui transcende le cosmos et la création et aussi de l’idée qui fait d’Ahriman, de Satan, de Bélial, le prince de ce monde ou de ce siècle. »196. Ces derniers mots sont évidemment une allusion nette au Judaïsme et surtout au Manichéisme pour qui Ahriman est le « Prince de l’obscurité », l’obscurité qui s’assimile à la matière corporelle. D’un point de vue historique selon Gnoli la première manifestation accomplie et consciente de ce dualisme iranien remonte à l’œuvre de Zaraϑuštra, les Gāϑā. En citant Yasna 30-2 qui expose l’histoire des jumeaux primordiaux, et que nous allons étudier dans la section II-I, Gnoli souligne que les termes utilisés dans ce passage des Gāϑā, ainsi que dans beaucoup d’autres nous conduisent à une réalité anthropologique. L’auteur après avoir mentionné quelques autres passages des Gāϑā présente ainsi l’essence du dualisme zoroastrien : « la possibilité de choix entre le bien et le mal, entre Aša et Drug, un dualisme à caractère essentiellement éthique. »197.

Gnoli poursuit son analyse par l’examen du « choix » dans l’économie du texte gâthique et se pose la question de savoir comment il faut interpréter cet acte et ces deux mainiiu ? Est-ce un acte relevant de leur nature opposée, ou au contraire est-ce cet acte qui leur confère les qualifications de bon et mauvais esprit ? Autrement dit le concept de choix est-il ontologique ou éthique ? Contre la première hypothèse, suivant les travaux de l’iranisant germano-russe, Ilya Gershevitch, ainsi que les travaux du spécialiste allemand Herman Lommel, l’auteur demande pourquoi au lieu d’utiliser le verbe « être », puisqu’il s’agit d’une propriété ontologique, les Gāϑā emploient le terme de « choisir », var ? On ne voit pas en effet pourquoi Zaratϑuštra aurait utilisé ce terme pour désigner le prototype du choix, suivi effectivement par les hommes et les daə uua. Gnoli prend donc position en faveur de la deuxième hypothèse, ce qui revient à exclure toute réduction de la valeur de ce choix au domaine rituel ou liturgique comme l’avait vu Marijan Molé, et il précise que « Sa valeur est en premier lieu morale et intellectuelle et constitue l’aspect essentiel, original et novateur de la pensée zoroastrienne. »198. Autrement dit, ces mainiiu selon Gnoli acquièrent leur nature bonne ou mauvaise seulement à partir d’un choix primordial qui n’est postérieur ni chronologiquement ni logiquement à leur apparition. Gnoli est d’avis que le fond de l’opposition de ces deux mainiiu est indo-iranien et dérive du couple antithétique Arta et Drug, à savoir l’Ordre et le Mensonge. Mais cette opposition qui possède un écho éthique dans la pensée zoroastrienne, rencontrera une première évolution à l’époque achéménide quand certains souverains de cette

195 Voir infra. notre annexe n° 3. 196 GNOLI Gherardo, « L’évolution du dualisme iranien et le problème zurvanite », in Revue de l’histoire des religions, tome 201, n°2, 1984, pp. 115-138, p. 115. 197 Ibid. p. 117. 198 Ibid. p. 118. 52 dynastie assimileront la rébellion contre leur pouvoir199 au drug ; le dualisme religieux prendra alors un aspect politico-religieux. Mais ce n’est pas tout : le dualisme trouvera encore à l’époque achéménide, selon Gnoli, un autre aspect nouveau qui marquera l’histoire de la religion en Iran. Gnoli, admettant comme on l’a vu, un laps de temps assez élevé entre l’époque de Zaraϑuštra et celle des Achéménides, précise que « le message zoroastrien original a eu tout le temps de se transformer et, certainement, de se corrompre avec l’affirmation progressive des groupes sacerdotaux, de l’est à l’ouest du monde iranien, qui en devinrent les porteurs et les dépositaires. Parmi eux – autour du VIIème siècle av. J. –C. – la tribu sacerdotale des Mèdes200 qui porte le célèbre nom de Mages. A côté de ceux-là, et aussi avant eux, les milieux sacerdotaux des communautés zoroastriennes de l’Iran oriental, où naquit l’Avesta récent. »201.

Ainsi ce que Gnoli appelle « le vigoureux monothéisme éthique des Gāϑā » se dégrade par un retour progressif aux anciennes formes préexistantes de la religiosité polythéiste indo- iranienne, pour constituer ce que nous connaissons historiquement comme la religion mazdéenne ou zoroastrienne : Ahura Mazdā « le dieu de Zarathoustra dégradé au rôle de simple et symétrique opposant d’Ahriman : nombreux et d’époques différentes – de la période achéménide jusqu’à la littérature zoroastrienne médiévale – sont les témoignages de ce nouveau dualisme. »202.

Nous venons d’examiner le début de la dégradation du rôle d’Ahura Mazdā dans le texte gâthique commençant à l’époque achéménide ou un peu avant. Les termes de la littérature zoroastrienne médiévale renvoient au multiple d’ouvrages zoroastriens rédigés à l’époque sassanide jusqu’au 10ème siècle ou plus de notre ère.

Après ces rappels historiques concernant le dualisme zoroastrien, il est temps d’étudier sa résonnance chez les auteurs renommés et de grande qualité.

199 Ainsi, les inscriptions royales de Darius mentionnent la révolte d’un fidèle ou d’un prêtre zoroastrien. 200 À propos des Mèdes, (en persan Mâd), il faut préciser qu’il s’agit des anciens habitants des régions du Nord- ouest d’Iran, arrivés probablement entre 1100 et 1000 ans av. J. –C. dans ces régions. Ils ont fondé un empire dominant tout l’ouest de l’Iran au VIIème siècle avant notre ère, dont la capitale était Hamadân ou Hagmataneh ou encor Ekbatana. Cyrus le grand renversa entre 553 et 549 av. J. –C. l’empire Mède qui fut subordonné à l’empire Achéménide. Les vestiges archéologiques permettent de reconnaître dans leur religion un type de Mazdéisme dont les prêtres, les Mages étaient, selon Hérodote, l’historien grec du Vème siècle av J. –C., l’une des sept tribus constituant l’empire Mède. 201 GNOLI Gherardo, 1984, pp. 129-130. 202 Ibid. p. 131. 53

I – VII Le dualisme zoroastrien entre philosophes et zoroastriens

« L’Étranger d’Athènes – Ne sommes-nous pas forcés en conséquence de tomber d’accord sur le fait que l’âme est la cause du bien et du mal, de ce qui est beau et de ce qui est laid, du juste et de l’injuste, bref, de tous les contraires (πάντων τῶν ἐναντίων), si du moins nous posons que l’âme est la cause de toutes choses (τῶν πάντων γε αὐτὴν θήσομεν αἰτίαν) ?

Clinias – comment le nier, en effet ?

L’Étranger d’Athènes – Dès lors, ne sommes-nous pas forcés de déclarer que l’âme, puisqu’elle administre et gouverne de l’intérieur toutes les choses (Ψυχὴν δὴ διοικοῦσαν καὶ ἐνοικοῦσαν ἐν ἅπασιν) qui sont en mouvement de quelque façon que ce soit, administre aussi le ciel ?

Clinias – Sans contredit !

L’Étranger d’Athènes – Une seule âme ou plusieurs ? (Μίαν ἢ πλείους;) Je vais répondre à votre place : plusieurs. En tout cas, nous n’en mettrons pas moins de deux (δυοῖν μέν γέ που ἔλαττον μηδὲν τιθῶμεν), je suppose, celle qui fait le bien et celle qui est capable de faire le contraire (τῆς τε εὐεργέτιδος καὶ τῆς τἀναντία δυναμένης ἐξεργάζεσθαι.).

Clinias – Ta réponse est parfaitement juste. » Platon, Lois, 896 d-e203.

Dans cet extrait des Lois, l’Étranger d’Athènes avance les prodromes d’une théorie qu’on ne s’attendait pas à rencontrer chez Platon, le dualisme.

L’Athénien, le protagoniste des Lois, vient d’expliquer à ses interlocuteurs, Clinias et Megille pourquoi les théogonies anciennes, à commencer par celle d’Hésiode, ont suscité l’incrédulité chez les jeunes physiciens qui refusent de croire que les astres sont des dieux et avancent une théorie matérialiste du monde (886d-e). Après une évocation extrêmement intéressante pour un ethnologue appliqué aux rituels antiques dans laquelle l’Athénien rappelle avec une grande précision le rôle incantatoire des mythes théogoniques (ἐν ἐπῳδαῖς, 887d4) durant les rituels de mise à mort (καὶ ὄψεις ὁρῶντες ἑπομένας αὐτοῖς, 887d5-6), l’Athénien se lance dans une longue réfutation des jeunes savants. Après l’exposé de la doctrine impie de l’origine artificielle et conventionnelle de la croyance aux dieux et des entités morales comme la justice (889c3-890a9)+(890b-891c), celui du problème difficile posé par le style de discours capable d’éradiquer ce type d’impiété (890b-891c), l’Athénien reconnaît dans l’âme l’instance susceptible de rétablir l’erreur de l’ὕστερον/πρότερον dans laquelle se sont fourvoyés les jeunes savants (891e8) à savoir qu’ils ont négligé l’antériorité de l’âme sur le corps, (892a). Dans le but de les réfuter, l’Athénien envisage dix types de mouvements, le dixième étant automoteur et moteur, ce qui n’est autre que le mouvement de l’âme, l’âme étant principe de mouvement (ἀρχὴ κινήσεως, 896b2). C’est alors que s’engage notre passage : l’Athénien est en bute à une objection qui concerne la dimension universelle de l’âme, principe et origine de toutes choses, et donc du bien comme du mal ainsi que de toute la série des contraires (πάντων τῶν ἐναντίων, 896d7).

En dépit des controverses qu’elle a suscitées en particulier dans les milieux du médioplatonisme204, cette théorie dualiste est invalidée par la suite, après il est vrai, bien des

203 PLATON, Œuvres Complètes Lois X – 896 d-e, Trad. L. Brisson et J. F. Pradeau, Paris, Flammarion, 2011, p. 939-940. 204 Luc Brisson retrace les données de ce problème dans Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Saint Augustin, Academia, 1998, pp.295-303, et p. 501. 54 hésitations (dont certaines sont en réalité dues à des lacunes du texte, 898c6-d1), au nom de la nécessité de l’excellence du mouvement de l’âme capable de maîtriser sans le détruire le monde, ce qui implique nécessairement l’unité de l’âme ou, à la rigueur, la suprématie de l’âme bonne et raisonnable sur une âme mauvaise et déraisonnable205.

Toujours est-il qu’un fidèle de Zoroastre ne contestera jamais l’argument dualiste de l’extrait de Platon. Il en est de même pour ce texte d’un médioplatonicien d’envergure, Plutarque :

« Si la nature produit souvent des mixtes de bien et de mal (μεμιγμένα κακοῖς καὶ ἀγαθοῖς), mieux, et pour tout dire d’un mot, si elle ne produit rien ici-bas qui soit sans mélange (ἄκρατον), ce n’est pas qu’un serveur unique, puisant dans deux tonneaux, nous verse des boissons panachées, comme au cabaret : deux principes antagonistes sont en action, deux forces opposées (ἀλλ’ ἀπὸ δυεῖν ἐναντίων ἀρχῶν καὶ δυεῖν ἀντιπάλων δυνάμεων), dont l’une mène vers la droite, sans écarts, et dont l’autre cherche à faire rebrousser chemin et tire en arrière (τῆς μὲν ἐπὶ τὰ δεξιὰ καὶ κατ’ εὐθεῖαν ὑφηγουμένης, τῆς δ’ ἔμπαλιν ἀναστρεφούσης καὶ ἀνακλώσης)… Car si dans la nature rien ne se produit sans cause (εἰ γὰρ οὐδὲν ἀναιτίως πέφυκε γίνεσθαι), et si le Bien ne peut être la cause du Mal (αἰτίαν δὲ κακοῦ τἀγαθὸν οὐκ ἂν παράσχοι), la nature a nécessairement en elle, comme pour le Bien, un principe originel propre au Mal (δεῖ γένεσιν ἰδίαν καὶ ἀρχὴν ὥσπερ ἀγαθοῦ καὶ κακοῦ τὴν φύσιν ἔχειν). Telle est l’opinion des grands esprits… C’est le cas, par exemple, du Mage Zoroastre (ὥσπερ Ζωροάστρης ὁ μάγος), qui vécut, selon les historiens, cinq mille ans avant la Guerre de Troie. Il appelait le premier Ormazd (Ὡρομάζην) et le second Ahriman (τὸν δ’ Ἀρειμάνιον·). » Plutarque, Isis et Osiris, 369c3-10 (…) D10-F2206.

Il s’agit de l’un des passages que Plutarque a consacré à Zoroastre auquel il attribue le dualisme. Ce passage témoigne d’un vif débat de caractère à la fois théologique et philosophique dans les milieux intellectuels en Grèce du Ième siècle après notre ère. La citation des Lois de Platon que nous avons énoncée en exergue de ce chapitre prouve qu’il faut reculer dans le temps les origines de ce débat, au moins au temps de la rédaction des Lois de Platon ou même avant. Le contexte dans lequel ce débat se détermine pour Plutarque est la réfutation des thèses de Démocrite et Epicure selon lesquelles, dit Plutarque à leur propos, les principes de l’univers sont placés dans des corps inanimés, ainsi que celle de la thèse stoïcienne prévoyant « une Raison ou Providence unique, souveraine maîtresse de toutes choses »207. C’est dans ce contexte que Plutarque énonce ses propres thèses, et à l’appui de ses arguments, il fait allusion au Mage Zoroastre. Plutarque est très précis dans le choix des mots quand il expose ce qu’il attribue à Zoroastre. Ainsi les deux principes sont rendus par les mots « deux dieux rivaux » ce qui constitue une allusion à la croyance propre à l’Avesta récent, dont le témoignage de Plutarque fournit un indice chronologique. De même la mention d’un dieu et d’un démon attribuée explicitement à Zoroastre porte témoignage, à notre avis, sur la différence des sources de l’Académie et de celles de l’époque hellénistique concernant la pensée de Zoroastre. Jean Hani dans un article intitulé « Plutarque en face du dualisme

205 On pourrait fonder la dualité des âmes en rapprochant ce passage des Lois du mythe du Politique qui admet que le monde passe par des périodes d’ordre et de désordre. Mais Harold F. Cherniss a montré que le monde n’est pas totalement soumis à l’excellence de l’âme de sorte que le mal s’explique par ce décalage, « The Source of Evil according to Plato », (1954), Selected Papers, I., Taran Brill, Leide, 1997, pp. 367-379. Voir aussi Carone, Gabriela Roxana, « Teology and evil in Laws 10 », Review of Metaphysics 48, 2, 1994, pp. 275-298 qui montre que le mal est essentiellement humain puisque la divinité est bonne. 206 PLUTARQUE, Isis et Osiris, Tome V, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 218, traduction Christian Froidefond modifiée. 207 Ibid. p. 217. 55 iranien »208 évoque les aspects de la philosophie religieuse de Plutarque parmi lesquels les « rapports de cette pensée religieuse avec l’Orient »209. Par « Orient », précise Hani, il faut d’abord entendre l’Egypte, tout en soulignant immédiatement qu’il faut entendre également une autre religion qui « a servi de stimulant à sa réflexion théologique : le Mazdéisme. »210. L’attachement de Plutarque à cette religion, d’après l’auteur, peut s’expliquer par sa fidélité à Platon et à l’Académie intéressés par la religion des Perses, ainsi que par « sa préoccupation de fonder sur des bases théologiques son explication dualiste de l’univers et de la démonologie qui s’y rattache »211. Nous soulignons le terme de « démonologie » dans cette citation car nous estimons qu’il peut servir à mesurer, comme le dit Hani à la page suivante, « le rôle que l’Iran a joué dans la pensée de Plutarque. ». Hani cite un passage très important de l’ouvrage de Plutarque, Sur la disparition des oracles 10-415 A, dans la traduction de R. Flacelière. Dans ce passage Plutarque, admettant l’hypothèse selon laquelle Zoroastre serait à l’origine de la croyance dans les démons comme êtres intermédiaires, explique que de grandes difficultés d’ordre métaphysique ont été résolues « par ceux qui ont imaginé la race des démons, intermédiaires entre les dieux et les hommes…Peu importe que cette doctrine appartienne aux Mages et à Zoroastre, ou qu’elle vienne de Thrace et ait Orphée pour auteur »212. En effet, si nous arrivons à démontrer que la croyance aux « démons en tant qu’intermédiaires entre dieu et l’homme » a une origine zoroastrienne, nous arriverons également à prouver deux thèses. Premièrement la connaissance authentiquement zoroastrienne de Platon et, d’une manière générale celle du milieu académique, du texte attribué à Zoroastre, les Gāϑā, connaissance qui pourrait se porter sinon sur la totalité des thèses défendues dans ce texte, au moins, sur les grands traits des spéculations théologiques et cosmologiques zoroastriennes. Deuxièmement, étant donné le laps de temps considérable qui sépare Zoroastre de Platon et de l’Académie, environ mille ans, nous pouvons prétendre raisonnablement qu’une influence zoroastrienne s’est exercée sur le dualisme théologique de ces derniers. Que les sources de Plutarque seraient mazdéennes ou zurvanites ne change pas grand-chose, car, selon nous, Zoroastre était inspiré par le récit mythique de Zurvan quand il formulait son dualisme, un point que nous allons examiner en détails dans le chapitre II-I. Nous avons exposé dans le chapitre I-IV la figure d’un Zoroastre visionnaire. Cette attribution vient de notre interprétation d’une certaine strophe du Yasna 43 et d’autres encore que nous allons présenter plus en détail pour mieux cerner l’image que se donne Zaraϑuštra de lui-même, l’image d’un visionnaire qui par l’intermédiaire d’un personnage de l’entourage d’Ahura Mazdā, Spəṇta mainiiu, entre en contact avec son dieu. L’émergence de l’idée d’un être intermédiaire s’impose à partir du moment où penser le divin impose de prendre ses distances par rapport aux formes idolâtriques propres aux cultes primitifs. Cette pensée qui élève la place du dieu à une hauteur intellectuellement insondable se voit dans l’obligation de trouver des êtres intermédiaires pour tisser un lien avec son dieu. Cet acte relève aussi implicitement de l’opposition fondamentale dieu/homme qui interdit à l’homme d’entrer en contact avec le divin. À cet égard, et en ce qui concerne le plus vieux texte iranien, les Gāϑā, Zaraϑuštra est l’inventeur de cette idée dans le monde iranien. Il attribue ce rôle d’intermédiaire à Vohu Manah, Bonne Pensée, et surtout à l’entité la plus proche du dieu de l’entourage d’Ahura Mazdā Spəṇta mainiiu qu’on traduit souvent par « Esprit saint ». (Rappelons s’il est besoin que ces termes largement christianisés ne

208 Revue des Etudes Grecques, tome 77, fascicule 366-368, Juillet-Décembre 1964, pp. 489-525. 209 Ibid. p. 489. 210 Ibid. 211 Ibid. 212 Ibid. p. 493. 56 conviennent évidemment pas à rendre le sens propre des termes gâthiques dont le texte ignore ce niveau d’abstraction. Mais comme il s’agit encore une fois des termes techniques intraduisibles dans une autre langue, nous nous retrouvons dans l’obligation de les rendre compréhensibles)213. Nous exposons le cas de cet Esprit. Cette entité qui est en relation directe avec Vohu Manah, joue approximativement dans le texte gâthique, entre autres, le rôle attribué à Gabriel dans les religions abrahamiques : il transmet le message divin à son élu. Gabriel est un terme hébreu constitué de la fusion de deux termes de « dieu et force ». Son rôle est déjà souligné dans la légende du fameux sacrifice d’Abraham, c’est lui qui empêche le sacrifice d’Isaac par son père. Dans l’Ancien testament, il désigne la force de Dieu intervenant dans le monde. Il est encore loin du sens que lui accordera le Nouveau testament en tant que messager du Dieu annonçant à Marie la naissance à venir de Jésus. Le Coran lui attribue explicitement ce rôle de messager, c’est lui qui « apparait à l’horizon» au prophète et lui transmet les versets du livre saint des musulmans. Par son sens premier, la force divine, il se rapproche sensiblement de la conception gâthique de spəṇta mainiiu, comme l’affirme Meillet qui voit dans ce mainiiu la force ou le principe de « tout ce qui a de bon, de profitable dans la personne d’Ahura Mazdā. »214. Nous reviendrons sur ce terme de mainiiu dans le chapitre II-I. Le court Yasna 47 qui est tout entier consacré à l’éloge de ce mainiiu définit clairement Ahura Mazdā comme son père, la formule utilisée aussi à propos d’A a dans le Yasna 44-3 et Vohu Manah dans la strophe 4 du même Yasna, mais dans le cas de cet « Esprit », ce Yasna lui attribue l’acte de « façonner » le monde, et établit par là une affinité entre lui et le dieu suprême, de sorte qu’ils deviennent presqu’identiques. Yasna 47-1 mentionne que « grâce au bénéfique état d’esprit »215, ou « en tant qu’Esprit Saint »216 Ahura Mazdā nous donnera le salut et l’immortalité. Ce point est sans doute à l’origine de la considération d’Ahura Mazdā comme l’adversaire direct d’Ahriman opérée par la tradition ultérieure, rivalité qui dans les Gâthâ se trouvait entre cet Esprit bon et l’Esprit méchant. Après l’avoir mentionné deux fois, le Yasna 43-7 lui attribue un autre rôle. Voici le texte de Kellens et la traduction de Duchesne- Guillemin de cette stance :

« spǝṇtǝm at ϑβā, mazdā mǝ hī ahurā hiiat mā voh , pairī.jasat mana hā pǝrǝsat cā mā, ci ahī kahiiā ahī… »217

« Le saint, j’ai su que c’était toi, ô Seigneur Sage, Quand il s’approcha de moi en tant que Bonne Pensée [Vohu Manah] et me demande : « Qui es-tu, à qui es-tu ?... » »218.

Nous nous demandons qui est cet « il » trois fois répété dans les strophes suivantes, et qui s’approche de Zaraϑuštra pour lui poser des questions ? Insler présente la traduction anglaise de cette strophe dans ces termes : « And I have already realized Thee to be virtuous, Wise Lord, when he attended me with good thinking and asked me “Who art thou? To which side dost thou

213 Voir ce sujet nos explications dans le chapitre II-I. 214 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 59. 215 Les Textes Vieil-Avestique, p. 167. 216 Zoroastre, p. 207. 217 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 145. 218 Zoroastre, p. 237. 57 belong?... » »219. Dans une note de la même page 63 Insler présente ce « he » : « The virtuous spirit of the lord. ».

Il est très tentant de déduire de cette strophe et des suivantes que cet « il » est bien Spəṇta mainiiu, l’Esprit saint, et qu’il incarne le rôle d’intermédiaire entre Ahura Mazdā et Zaraϑuštra, son élu. Nous nous trouvons dès lors devant la souche rudimentaire d’une théorie de type démoniaque prise dans son sens plein et intermodal. Le rapport homme/dieu exige désormais un intermédiaire céleste, et Zaraϑuštra affirme ainsi, le principe de la tradition ultérieure de sa prophétie. L’opposition sur tous les points de ce Spəṇta mainiiu avec A ra mainyii, l’Esprit mauvais, est le fond du dualisme zoroastrien.

Le cas de Vohu Manah en tant que médiateur est également évoqué explicitement à plusieurs reprises dans les Gâthâ. Par exemple le Yasna 29-8, le célèbre Yasna de la plainte de l’âme du bœuf contre la fureur, expose ce rôle joué par Vohu Manah. Auparavant dans la strophe 6 par une série de questions réponses entre les personnalités de l’entourage d’Ahura Mazdā, celui-ci intervient pour préciser que « Mais ton créateur [ϑβōrǝ tā (façonneur)] t’a façonnée [tata ā] pour l’éleveur et pour le pâtre [f uiiaṇta cā, vāstriiāicā]»220. La septième stance se termine par une question qui demande de vohu Manah « Qui as-tu, avec Vohu Manah, qui puisse accorder ces choses aux mortels ? »221. Et voici la réponse de Vohu Manahdans la strophe 8 :

« a m mōi idā vistō, yǝ nǝ a uuō sāsnā g atā zaraϑu trō spitāmō, huuō nǝ mazdā va tī a ā icā 222 carǝkǝrǝϑrā srāuuaiie h , hiiat hōi hudǝmǝ m diiāi vaxǝ rahiiā »

« Il s’est trouvé ici pour moi, le seul qui ait écouté nos enseignements [sāsnā ] : C’est Zarathushtra Spitama ; il veut, ô Mazdâ, pour nous et pour Aša, Faire retenir les éloges [carǝkǝrǝϑrā], car je lui accorderai la suavité [hudǝmǝ m] de la voix »223.

Il est intéressant de signaler que Geo Widengren, l’iranisant suédois (1907-1996), dans son ouvrage Die Religionen Irans, [Stuttgart, 1965], établit une correspondance entre Mithra et Vohu Manah224. Mithra, signifiant en propre « Contrat », dans le couple védique Mitra/Varuna est la face divine tournée vers l’homme. Son nom en vieux-perse est *Miça, attesté dans les textes élamites. Elam est un pays situé au sud-ouest du plateau iranien, attesté par les textes allant du IVème millénaire avant notre ère jusqu’au premier millénaire de notre temps. A cet endroit se trouve actuellement la province iranienne d’Îlâm. Plutarque dans les Œuvres morales, 780c, attribue le sens de Médiateur à la formule de Mesoromasdés, dont le premier terme est évidemment tiré de Miça, ce qui relève de la place médiane dans la division du monde en trois régions, ainsi que de son rôle juridique en tant que garant des contrats225.

219 INSLER Stanley The Gâthâs of Zarathustra, in Acta Iranica, troisième série, Textes et Mémoires, volume I, Téhéran, édit. Bibliothèque Pahlavi, 1975, p. 63. 220 LECOQ Pierre, 2016, p. 724. 221 Ibid. p. 725. 222 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 109. 223 LECOQ Pierre, 2016, p. 724. 224 WIDENGREN Geo, Les Religions de l’Iran, Paris Payot, 1968, traduit en persan par Manoutchehr Farhang, Téhéran, les Âgahan i Idée, 1967, p.119 de la traduction iranienne. 225 Voir sur ce sujet l’article de Jean Hani « Plutarque en face du dualisme iranien » in Revue des Etudes Grecques, tome 77, faascicule 366-368, Juillet-décembre 1964, pp. 489-525, pp. 494-496. 58

Revenons à l’article de Hani afin d’exposer sa conclusion sur les œuvres Morales de Plutarque. En précisant qu’il est impossible pour nous dans l’état actuel des choses d’évaluer l’influence du dualisme iranien sur la pensée de Plutarque, mais que, en revanche, il est possible d’en apprécier la portée, Hani réussit à déterminer le point précis de philosophie que Plutarque essayait d’étayer à l’aide du dualisme mazdéen : « C’est le problème de la Providence et du Mal, problème qui a tant préoccupé Plutarque soucieux de défendre « l’honneur de Dieu ». »226, c'est-à-dire, à notre avis évoqué dès notre introduction, le problème inhérent à toutes les religions providentielles. Tous les systèmes de pensée qui tentent de donner une explication du monde se trouvent face au problème du Mal. La question qui se pose pour ces systèmes est de savoir comment expliquer la présence effective du Mal dans le monde qui est l’œuvre d’un dieu par définition bienfaisant. Dans le passage précité des Lois de Platon et celui de Plutarque nous apercevons que les deux auteurs envisagent deux principes antagonistes et en tout point opposé, celui du Bien et celui du Mal, tous deux indispensables pour expliquer le monde, le ciel ou la nature. Deux perspectives, en amont et en aval, se projettent à partir du dualisme. Selon la première le dualisme se place en amont et constitue le point de départ vers l’union des deux pôles opposés dans un principe unitaire. Ce point de vue considère l’unité comme la tentative intellectuelle réduisant les éléments multiples au sein d’un système donné, à un seul, produisant ainsi l’unité synthétique d’un tout. L’autre perspective envisage en revanche la dualité en aval du mouvement d’un principe unique en marche afin de se multiplier, analytiquement, en les éléments multiples. À mon sens l’histoire du Zoroastrisme témoigne de ce qu’il suivit la deuxième voie, empruntant le chemin menant de l’unité primordiale vers le dualisme tranché de la fin de l’époque sassanide. Nous pouvons avancer des arguments solides de différents registres en faveur de cette thèse, et pour ce faire nous allons présenter des arguments issus de l’histoire religieuse indo-iranienne, avant de nous pencher sur les thèses de Kellens sur la nature doctrinale des Gāϑā.

Nous avons déjà évoqué le double caractère d’un dieu souverain du panthéon indo-iranien, voire indo-européen, concernant le couple Mitra-Varuna. De cela un hymne du Rig Véda consacré exclusivement à l’éloge de Varuna a quelque chose à nous dire :

« Sage est son essence, faite de grandeur, lui qui a séparé en les étayant les deux vastes mondes, qui a poussé bien haut l’immense voûte du Ciel et les étoiles d’un coup, et a étendu la Terre. »227.

L’hymne esquisse nettement le visage d’un grand dieu, même le plus grand, qui a séparé le Ciel et la Terre, permettant ainsi au monde de trouver forme. C'est-à-dire les trois régions principales de l’univers, le ciel, la terre et l’entre deux ont été structurés par cet unique dieu. Varuna dans la mythologie religieuse du Véda, en tant qu’un dieu mystérieux et imprévisible, s’identifie au ciel nocturne étoilé, et laisse le ciel diurne à son parèdre permanent, Mitra, faisant avec lui le couple inséparable Mitra-Varuna, et le double visage de la souveraineté. Mais, et malgré cette association, Mitra, à lui seul, ne peut aucunement rivaliser pour le rang du dieu suprême face à un Varuna impitoyable. Autrement dit, il est toujours subordonné à Varuna qui occupe seul le plus haut rang divin. L’ordre du composé Mitra-Varuna est imposé

226 HANI Jean, « Plutarque en face du dualisme iranien », p. 521. 227 VARENNE Jean, Le Veda, Rig Veda 7.86, Paris, Les Deux Océans, 2003, p. 86. 59 par les règles syntaxiques propres à la langue védique et ne présente nullement l’ordre de suprématie dans lequel se trouve ce couple, l’ordre qui est en réalité à l’inverse de son schéma combinatoire.

La figure majestueuse de Varuna en tête d’un cortège divin n’est pas la seule référence du Véda à l’unité fondamentale et originelle qui caractérise la pensée des vieux compositeurs des hymnes védiques, on en trouve d’autres.

Un célèbre hymne à caractère spéculatif commence par ces termes :

« Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps. Il n’y avait ni l’espace ni le firmament au-delà. Quel était le contenu ? Où était-ce ? Sous la garde de qui ? Qu’était l’eau profonde, l’eau sans fond ?

Ni la mort ni la non-mort n’étaient en ce temps, point de signe distinguant la nuit du jour. L’Un respirait sans souffle mû de soi-même : Rien d’autre n’existait par ailleurs. »228.

La beauté et la profondeur de pensée spéculative de cet hymne rivalisent avec les grandes œuvres antiques. De toute façon on voit clairement que tout le début de ce qu’on pourrait appeler la « création », est marqué par la présence, difficile à saisir, d’un principe unique.

Un autre hymne expose derechef et, d’une manière aussi explicite, cette unité fondamentale, et donne un nom à cet « Un » mystérieux. L’hymne 10.121 du Rig Véda présente l’Un comme « Principe de la vie des dieux »229 et le nomme Prajāpati. Nommé ainsi le père des dieux, nous verrons, dans le chapitre consacré à l’étude de Zurvan, qu’il montre beaucoup d’affinités avec ce Dieu-Temps iranien.

Le contenu de ces vers et surtout la place éminente de Varuna suggèrent impérieusement le premier stade d’un processus monothéiste. Ce fait n’a évidemment pas échappé à l’analyse fort pertinente de Georges Dumézil.

En effet, Dumézil, dans son ouvrage déjà cité, Les Dieux des Indo-Européens, émet son jugement sur l’hymne védique et précise que :

« A lire de tels textes, on se dit qu’un réformateur de génie n’aurait pas eu beaucoup à faire pour tirer du polythéisme védique une grande religion monothéiste, et l’on comprend que la réforme iranienne de l’ « asura », du Seigneur, par excellence, de Varuna, ait servi à Zoroastre, justement, dans un effort de ce genre, à concevoir son Dieu unique, « Ahura » Mazdâh, le Seigneur Sage. »230.

Jean Kellens dans son ouvrage déjà cité Les Textes Vieil-Avestiques, consacre un chapitre entier à traiter «des dieux » dans le texte gâthique. L’analyse de Kellens s’oppose ici radicalement à tout ce que nous venons de présenter dans ce chapitre sur la nature dualiste des enseignements zoroastriens, et à ce titre elle doit nous retenir.

228 Ibid., Rig Veda 10.129, p. 331. 229 Ibid. p. 333. 230 DUMEZIL Georges, Paris, 1952, p. 41. 60

Reconnaissant d’abord la divergence entre la religion du cercle des Gāϑā avec celle de ses adversaires, qui témoigne également, à coté d’une querelle religieuse, d’un conflit politique, Kellens commence par souligner le fait que les opinions des spécialistes divergent sur la nature du système gâthique et « ne se sont jamais entendus sur le point de savoir si le mazdéisme vieil-avestique était polythéiste, monothéiste ou dualiste. Si la matière est tellement intraitable, c’est qu’il existe des arguments sérieux en faveur de chaque hypothèse. »231. Sans mentionner les spécialistes en cause, et en dépit de sa mise en garde méthodologique selon laquelle cet aspect des études gâthiques nécessite de mener une analyse dépourvue d’arbitraire, Kellens écarte d’emblée le dualisme et avance deux arguments pour récuser l’aspect dualiste des Gāϑā.

Le premier argument heurte de plein fouet la thèse selon laquelle Zaraϑuštra exposerait un dualisme moral, thèse énoncée par Meillet et Dumézil entre autres, et dont nous avons exposé les éléments depuis le début de ce travail. Kellens s’appuie principalement sur un caractère certes indéniable mais non pas exclusif des Gāϑā, leur destination rituelle, et selon lui, tel serait l’unique caractère novateur du texte gâthique232. L’insistance de Kellens sur cet aspect partout dans ses traductions du texte gâthique, (en mettant presque constamment entre guillemets le terme « rituel »), ne constitue pourtant en rien une preuve, parce qu’elle ne relève pas explicitement du texte lui-même, mais d’une interprétation somme toute personnelle du Yasna 30-3, qui pourrait ne pas être fausse, mais qui se borne à vouloir s’imposer au lecteur.

Un deuxième argument est que non seulement dans les Gāϑā, Ahura Mazdā n’a pas un adversaire de son rang mais aussi que « Les Gâthâ ne pratiquent pas la mise en opposition systématique des antonymes qui serait révélatrice d’une pensée dualiste. »233. Cependant cet argument se trouve affaibli par le fait que l’auteur reconnaît l’existence « claire et usuelle » du couple antithétique A a /Druj dans le texte gâthique. Et même si, comme le suggère Kellens, cette opposition possède une origine indo-iranienne (puisque le Véda aussi l’expose), il est évident que Zaraϑuštra puisait sa pensée dans l’univers de son héritage indo-iranien et à travers lui indo-européen sans que cela ne compromette nullement l’originalité des Gāϑā.

En conclusion, Kellens nie toute dimension dualiste morale: « Que les Gāθā ne soient pas dualistes ne peut surprendre, puisqu’elles ignorent la base théorique qui eût pu donner naissance au dualisme, à savoir l’opposition entre bien et le mal. »234. Et Kellens observe dans le texte gâthique l’existence d’un groupe d’hommes qui ne se répartissent pas dans les catégories de bon ou de mauvais, mais qui présentent un mélange des deux, (Yasna 33-1-3). Mais cette conclusion a de quoi surprendre pour deux raisons. D’une part, elle revient à effacer une dimension importante du texte, son ancienneté dans le temps. Ce texte qui appartient à une date très reculée, dont la vraisemblance, sinon la certitude, est étayée comme nous l’avons vu, par les travaux d’un nombre considérable de spécialistes parmi lesquels des linguistes et des philologues de réputation mondiale et dont nous avons exposé les arguments pertinents au chapitre I-II, ne peut être évalué à l’aune de critères anachroniques, tels que la conception philosophique du dualisme. Le fait que, comme le dit Kellens, personne ne traite le Véda comme une œuvre de philosophie dualiste n’exclut pas que les Gāϑā aient un caractère dualiste.

231 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 26. 232 Introduction, p. 32. 233 Ibid. p. 26. 234 Ibid. 61

Ainsi, contre l’interprétation de Kellens qui soutient que l’existence d’adjectifs dans le texte comme « a a uuan » et « drəgvant » respectivement « partisan d’A a et de Druj » est un fait sur lequel « le moins qu’on puisse dire est que le critère de classification ne doit rien à la morale. », nous pouvons objecter le Yasna 45-2 qui consiste en une reprise détaillée du Yasna 30 :

« at frauuax iiā, a hǝ u mainii pauruii yaiiā spaniiā , +uitī mrauuat yǝ m aṇgrǝm nōit nā mana, nōit sǝ ṇghā nōit xratauuō na dā varanā, nōit ux ā na dā iiaoϑanā nōit da nā , nōit uruu nō +haciṇt »235

« Je vais proclamer : il y a les deux Mainyu primordiaux de l’existence Le plus saint des deux dira ainsi au mauvais : « Ni nos esprits, ni nos proclamations, ni nos intelligences, Ni nos choix, ni nos paroles, ni nos actions, Ni nos da nā, ni nos âmes ne vont ensemble. » »236.

La dimension morale de ce texte est indubitable même dépourvu des aspects pertinents au regard des critères relevant d’une science humaine ou morale moderne. Non seulement le Bien et le Mal sont personnifiés dans le dialogue entre les deux mainiiu, manifestant ainsi leur opposition radicale, mais ce texte possède indéniablement un aspect moral coloré par l’énumération listée des catégories mentales humaines. Peut-on reprocher aux Gāϑā de ne pas construire un système moral en bonne et due forme, dès lors que leur souci primordial est centré sur la démonstration de la prééminence d’un dieu suprême sur tout autre être ? Zaraϑuštra ne se trouvait-il pas en face d’un problème structurel embarrassant de type théologique dont nous trouvons l’écho chez Plutarque, quelques siècles plus tard ? N’est-ce pas le problème de la compatibilité d’un dieu par définition bon avec l’effectivité du mal dans le monde qui se pose à lui ? Ne peut-on penser que ce même embarras a conduit les deux penseurs, nonobstant le laps de temps considérable qui les sépare, à réduire le niveau d’opposition au rang inférieur de la divinité, l’un, Zaraϑuštra, l’attribuant aux deux mainiiu, l’autre, Plutarque, l’attribuant au « démon » en tant qu’être intermédiaire ? Si nous admettons d’appliquer ce schéma structurel aux essais de Zaraϑuštra, nous sommes contraints de leur reconnaître une dimension théologique profondément spéculative, même si elle est menée dans les limites de ses conditions temporelle, spatiale, culturelle et historique.

Le dualisme des Gāϑā se limite en effet à une double polarité ontologique et morale : celle entre le spirituel et le corporel et celle entre le bien et le mal. Selon certains des savants qui ont travaillé sur ce texte, il est très probable qu’il contenait des morceaux en prose intercalés entre les strophes dans le but de rendre plus saisissables les thèmes abordés de manière allusive ou compressive par la nécessité d’un langage poétique. En l’absence des commentaires de l’auteur, le lecteur des Gāϑā est certes livré au risque d’arbitraire de son propre commentaire. Mais ce commentaire personnel peut échapper au moins partiellement à l’arbitraire grâce précisément à la partie versifiée qui, grâce aux travaux des spécialistes, est assez parlante pour rendre compte de la pensée de Zaraϑuštra.

235 Les Textes Vieil-Avestiques, p. 155. 236 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 778. 62

Or, selon ce texte et malgré sa brièveté, nous pouvons percevoir que pour les Gāϑā il n’existe pas un schisme existentiel dans la personne de l’Être Nécessaire, selon la formule de Sohravardi, le philosophe-mystique iranien (né en 1155 et mort en martyre par la condamnation des docteurs de Califat en 1191) dans son œuvre principale, Le livre de la sagesse orientale, ni dans l’être des autres figures qui peuplent le ciel gâthique. Depuis les Gāϑā, et même peut-être avant elles si nous accordons au Mazdéisme une histoire plus ancienne, il y a un point qui a marqué profondément et d’une manière décisive et durable l’esprit religieux iranien. Ce point consiste à reconnaitre la lumière comme l’essence divine et comme l’élément existentiel fondamental :

« yastā maṇtā pouruiiō, raocǝ bī rōiϑβǝn xvāϑrā huuō xraϑβā d mi a ǝ m, yā dāraiiat vahi tǝm manō… »237

« Celui qui, le premier [pouruiiō, substantif], a pensé mêler de lumière [raocǝ bī ] ces espaces de félicité, C’est celui qui, par l’intelligence, a créé Aša, avec qui il maintiendra Vahišta Manah [Meilleure Pensée]… »238 Yasna 31-7.

L’A a a comme élément concret le patronage du soleil et il est du coup la lumière elle-même, et Ahura Mazdā est la Lumière des lumières parce qu’il est absolument premier, d’où la place unique du feu dans la liturgie zoroastrienne. La lumière peut se mêler aux autres choses mais ne recevra pas par là la moindre fracture dans son être simple et pur, elle peut être impure mais jamais scindée dans son être, elle est l’élément essentiel qui fait être tout étant. Elle est d’ailleurs l’élément le plus abstrait à la disposition de Zaraϑuštra et permet de déceler par elle le niveau d’abstraction qui particularise son dieu suprême et son entourage. Une seule strophe 44-5 parle d’Ahura Mazdā comme de l’artisan ou l’ouvrier qui a fait la lumière et les ténèbres, mais l’allusion au jour et aux ténèbres appartient au contexte de la succession du jour et de la nuit et du rappel de la prière journalière, une allusion très isolée dans le texte contrairement à celle de la lumière qui se répète à plusieurs reprises. Revenons-en sur ce point à l’analyse de Kellens.

Kellens qui examine tour à tour les deux autres hypothèses, à savoir le monothéisme et le polythéisme, se prononce ainsi sur la nature des Gāϑā : « Nous choisirons néanmoins entre les deux, pour que les choses soient plus claires, et nous proposerons de définir le mazdéisme vieil- avestique comme un polythéisme gradué dans sa structure et instable par sa situation historique. »239.

Cette prise de position nous semble floue. Que veut dire un polythéisme gradué ? En présentant « le panthéon » gâthique par des arguments relevant plutôt d’une analyse linguistique du texte, Kellens précise que « L’univers divin gâthique est riche et bien articulé »240. Mais en reconnaissant l’incontestable prééminence d’Ahura Mazdā, et le fait que les entités qui l’entourent ne sont pas des dieux à part entière, et que les da uua [les divinités aryennes] n’en sont plus tout-à-fait, Kellens se pose la question de savoir si l’on peut définir un tel système comme polythéiste. Sa réponse est catégorique : Non. Parce qu’il reste un point

237 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 114. 238 LECOQ Pierre, 2016, p. 732. 239 Les Textes Vieil-Avestiques, p. 32. 240 Ibid. p. 31. 63 inexplicable indéniable du texte gâthique au regard de la hiérarchie traditionnelle d’un polythéisme authentique, à savoir la rupture nette entre le dieu dominant et les autres dans les Gāϑā. S’agit-il pour autant d’un monothéisme ? Se demande l’auteur. La réponse est aussi catégoriquement négative que la précédente. Car « il manque au mazdéisme vieil-avestique le plus sûr critère d’identification du monothéisme : l’affirmation crispée de l’unicité de son dieu. »241. De telles négations conduisent Kellens à énoncer son concept de polythéisme gradué qui tente de répondre à l’exigence de rendre compte de l’équilibre instable sur le fil du rasoir d’une représentation théologique caractérisée par l’isolement d’Ahura Mazdā au sommet du panthéon, et qui s’est produite, historiquement, à un bref moment, pendant une seule génération lors d’une crise religieuse.

La prééminence d’Ahura Mazdā est en effet un fait incontestable des Gāϑā, comme en témoignent les deux textes suivants.

Les Ya ts constituent l’un des cinq livres de l’Avesta actuel. Ce nom dérive de la même racine que yasna c'est-à-dire de yaz-, adorer et sacrifier. Ce livre est constitué de 21 hymnes contenant parfois des morceaux très anciens. Ces hymnes, souvent de caractère héroïque, sont consacrés à l’éloge et la vénération des diverses divinités qui appartiennent parfois à la liste des dieux indo-iraniens. Ces hymnes témoignent parfaitement de ce que l’on appelle souvent la religion de l’Avesta récent, en la différenciant ainsi de celle du vieil-avestique, les Gāϑā. Selon l’auteur des Livres de l’Avesta « Nous devons probablement la préservation de ces textes aux impératifs du rituel »242, un trait qui touche également tout le corpus avestique. Or, l’Avesta récent expose une religion de caractère polythéiste tout en conservant le trait proprement gâthique de la prééminence d’Ahura Mazdā. Ce trait reste présent partout dans le texte avestique y compris dans les Ya ts, qui consacrent leur premier hymne à vénérer Ahura Mazdā. Or, ce Ya t, estimé à juste titre être une fabrication tardive comparé aux autres plus anciens, témoigne du même coup avec la prééminence d’Ahura Mazdā, d’ « un arrangement postérieur à la réforme zoroastrienne, destiné à mettre sous l’autorité d’Ahura Mazdâ des textes anciens ou d’autres »243. Pierre Lecoq pour qui « Les Gâthâs sont avant toute chose des poèmes glorifiant Ahura Mazdâ et Aša et exposant le combat que mènent les forces du bien contre celles du mal »244, pense que la prééminence d’Ahura Mazdā partout dans les textes post-gâthiques est l’effet de la hardiesse de Zaraϑuštra à promouvoir son seul dieu suprême de façon à ne laisser aucune chance aux sectateurs des anciennes religions ancestrales de hausser leurs dieux à son niveau. Zaraϑuštra a marqué profondément son temps par cette hardiesse qui ne peut absolument pas s’exprimer dans une sphère polythéiste. En témoigne aussi un texte ancien, le Yasna hapta hāiti, dont nous avons présenté quelques traits au chapitre I-III, et qui est rédigé selon toute vraisemblance peu après la mort de Zaraϑuštra. Mahshid Mirfakhraei dans son ouvrage L’étude des sept Hāt, précise dans sa conclusion qu’il semble que les prêtres des anciens cultes pré-zoroastriens, en négligeant de nommer explicitement leurs dieux, et en adoptant certains traits des enseignements zoroastriens, seraient à l’origine de la rédaction de ce texte245. Mais quelle pourrait être la crainte à l’origine de pareille ellipse des noms divins chez un clergé dont il n’y a pas lieu de soupçonner la moindre lâcheté, si le système gâthique présentait à ses contemporains le moindre indice d’un « polythéisme gradué » selon la

241 Ibid. 242 LECOQ Pierre, 2016, P. 231. 243 Ibid. p. 235. 244 Ibid. p. 266. 245 Edit. Faravahar, Téhéran, 2004, p. 14. 64 formule de Kellens ? Mieux vaut admettre que la pensée de Zaraϑuštra expose d’un point de vue théologique, un monothéisme inspiré des souches élémentaires de la figure de Varuna dans la tradition indo-iranienne, comme le signale déjà Dumézil dans Les Dieux des Indo- Européens246, et l’élève de manière inédite et incomparable à son temps. Cette idée aurait été abandonnée par la tradition ultérieure.

À ce point de notre exposé, nous estimons qu’il convient de donner la parole aux Zoroastriens eux-mêmes afin de présenter leur point de vue sur cette question difficile et controversée, et nous allons voir qu’ils ont beaucoup à nous dire. La conception proprement mazdéenne du dualisme que nous allons présenter est, certes, une construction tardive étant donné le document que nous allons citer et commenter, mais ce retard temporel ne compromet en rien son authenticité car elle se fonde sur quelques versets des Gāϑā dont nous avons admis l’ancienneté. (voir notre chapitre I-II). Il s’agit d’un petit texte en Pahlavi (Moyen perse), intitulé Pand Nâmak i Zartusht, littéralement Le Livre de conseil de Zartusht, ce dernier terme étant la forme évoluée du nom Zaraϑuštra. Il est difficile de déterminer de manière certaine les dates de l’auteur et de la rédaction. La tradition zoroastrienne l’attribue au grand mōbad, prêtre de la cour de Shâpûr II, entre 309 et 379, Āturpat i Mahraspndān, ou à son fils Zartusht, l’homonyme du prophète. Henry Corbin inaugure son article « Le Temps cyclique dans le Mazdéisme et dans l’Ismaélisme »247, par la traduction et l’analyse de deux passages de ce traité sous forme de question-réponse.

L’article d’Henry Corbin est constitué de deux parties qui étudient successivement le temps cyclique mazdéen et le temps ismaélien248, comme le suggère son titre. Corbin expose les questions « que doit connaître tout être humain parvenu à l’âge de quinze ans »249 :

« Qui suis-je et à qui appartené-je ? D’où suis-je venu et où retourné-je ? De quelle lignée et de quelle race suis-je ? Quelle est alors ma vocation propre dans la forme d’existence terrestre ?...Suis-je venu du monde céleste, ou bien est-ce dans le monde terrestre que j’ai commencé à être ? Appartené-je à Ôhrmazd ou à Ahriman ? Aux Anges ou aux Démons ? »250.

Et voici les réponses selon Corbin :

« Je suis venu du monde céleste (mênôk), ce n’est pas dans le monde terrestre (gêtîk) que j’ai commencé à être. J’ai été manifesté originellement à l’état spirituel, mon état originel n’est pas l’état terrestre. J’appartiens à Ôhrmazd (Ahura Mazda, le Seigneur Sagesse), non pas à Ahriman (l’Esprit du Mal et de Ténèbres) ; j’appartiens aux Anges, non pas aux Démons… Je suis la créature d’Ôhrmazd, non pas la créature d’Ahriman. Je tiens ma lignée et ma race de Gayomart (l’Homme primordial, l’Anthrôpos). J’ai pour mère Spendarmat (l’Ange de la Terre) [spəṇta Ārmaiti gâthique], j’ai pour père Ôhrmazd… L’accomplissement de ma vocation propre consiste en ceci : penser Ôhrmazd comme

246 Page 41. 247 Eranos-Jahrbuch, Band XX, 1951, Zürich, Rhein-Verlag, 1952, pp. 149-217. 248 Rappelons que le mouvement ismaélien nommé les Assassins, de l’arabe hashâshîn, est fondé par Hassan ibn al’Sabbah en XIème siècle. Le maître de ce mouvement mystique, Hassan, nommait ses fidèles les Assâssiûn ; signifiant « ceux qui sont fidèles au fondement de la foi ». La similitude de ce terme, assâssiûn avec assassin est à l’origine du nom Assassins que les Croisés leur ont attribué en raison des actes de terreur et des assassinats perpétrés par ce mouvement dans les milieux politique et intellectuel proches des Califats de Bagdad, arabes ou iraniens. Hassan et ses disciples ont pris refuge dans une forteresse, Alamut, situé dans la haute montagne occidentale iranienne, et leur mouvement représente une secte au sein du Shiisme. Le mouvement s’affaiblit considérablement après la disparition sans trace de son fondateur en 1124, avant de s’étendre à tout le proche Orient. 249 CORBIN Henry, Zürich, 1952, p. 149. 250 Ibid. 65

Existence présente (hastîh), dès toujours existante (hamê-bûtîh), à jamais existante (hamê-bâvetîh). Le penser comme Souveraineté immortelle, comme Illimitation et comme Pureté. Penser Ahriman comme Négativité pure (nestîh), s’épuisant en néant (avîn-bûtîh), comme l’Esprit Mauvais qui jadis n’exista pas dans cette Création, mais qui un jour cessera d’exister dans la création d’Ôhrmazd et au Temps final s’effondrera. Considérer mon propre moi-même comme appartenant à Ôhrmazd et aux Archanges (Amahrapandân) [les Immortels Bienfaisants].251.

Ce qui nous importe dans ce chapitre est moins la question du temps que celle de la dualité en tant qu’aspect saillant de la réflexion mazdéenne depuis son origine. Retenons quelques points précis de l’analyse et de l’argumentation de l’auteur sur ces deux passages cités avant de nous livrer à un commentaire plus détaillé.

Corbin souligne la particularité des questions et des réponses dans ces passages qui se projettent sur un horizon de « préexistence et de surexistence ». Cet horizon infini implique nécessairement le schème d’une double modalité du temps destinée à fournir une réponse à la question délicate du rapport de l’infini avec le fini. L’auteur s’engage ainsi, dès les premiers mots, à développer la solution d’un temps cyclique. L’analyse se dirige, puisque c’est de l’Iran qui est question ici, vers un nom qui trouvera plus de familiarité dans notre étude dès le chapitre suivant, à savoir Zurvan, la personne du Temps dans ses deux modalités ou visages. L’autre point à retenir de l’analyse de Corbin consiste à reconnaître au dualisme du mazdéisme zoroastrien un trait qui prévoit la désignation d’Ahriman comme « extérieur et étranger » à la divinité de lumière, Ôhrmazd, autrement dit une séparation radicale caractérise leur rapport, et comme c’est Ôhrmazd qui a « créé » le monde de sa lumière infinie, alors Ahriman se trouve complètement extérieur et étranger au monde tout entier. Or, ce dernier point entre en totale opposition avec le texte fondateur du Mazdéisme zoroastrien, les Gāϑā, qui reconnaît explicitement un rapport de gémellité entre eux. Ce point et d’autres encore témoignent de ce que l’horizon de l’analyse de Corbin est celui des textes tardifs de l’histoire zoroastrienne, c'est-à-dire des textes pahlavis et postislamiques.

Nous sommes ainsi et par ces remarques engagés dans l’objet principal de ce chapitre, le dualisme zoroastrien, mais cette fois-ci sous un angle différent, l’angle cosmogonique. Quand le fidèle mazdéen se reconnaît être originellement manifesté à l’état spirituel, mênôk, et insiste sur le fait qu’il n’a pas trouvé l’être primitivement dans le monde terrestre, gêtîk, il fait une allusion directe, à notre sens, à certains passage des Gāϑā. Dès le Yasna 28-2, c'est-à-dire la première des Gāϑā, une opposition nette est établie entre deux états d’existence, l’osseuse, astuuatas, et la pensée, mana ha. Ces deux existences sont ensemble l’œuvre d’Ahura Mazdā. Le Yasna 50-11 parle de lui comme du « créateur ou de l’instaurateur de l’existence, dātā a hə u ». Et Yasna 31-11 précise qu’Ahura Mazdā a « charpenté, ga ϑā scā ta ō, d’abord, paouruuīm, au commencement, nos vies et nos consciences, da nā, et a établi par sa « pensée » les intelligences et l’âme matérielle, l’animation osseuse. ». Il « crée » avec sa pensée les deux existences spirituelle et corporelle. Il s’ensuit que si la création spirituelle est censée être pure et bonne, celle du corporel ne peut manifester les attributs contraires, c'est-à- dire l’impureté et la mauvaiseté, car elle est aussi l’œuvre du dieu bon. Ce trait doit être pleinement élucidé, parce que c’est ici que se situe la dualité proprement mazdéenne. Il est notable qu’un ouvrage pahlavi de la fin du IXème siècle ou début du Xème, Bundahi n, littéralement la création fondamentale, rédigé par un mobad, Farnabgh Dādagi, évoque dans

251 Ibid. p. 150. 66 son premier chapitre consacré à la cosmogonie que la création d’Ormuzd demeurait pendant 3000 ans en état m nōk, « spirituel », avant d’être transférée en état corporel, g tīk. Par conséquent il nous faut adopter dans nos analyses la distance appropriée par rapport aux conceptions gnostiques qui voient dans la matière du monde une négativité ténébreuse et détestable. Étant la créature d’Ormuzd la matière corporelle bénéficie de la même pureté que la spirituelle. Henry Corbin explique bien ce trait en soulignant qu’ « il ne s’agit exactement ni d’une opposition entre Idée et Matière, ni entre universel et sensible, Mênôk est plutôt à traduire par état céleste, invisible, subtil, spirituel, mais parfaitement concret. Gêtik désigne un état terrestre, visible, matériel certes, mais d’une matière qui en soi est toute lumineuse, matière immatérielle par rapport à celle que nous connaissons en fait. Car, et c’est en propre la conception mazdéenne, le transfert à l’état gêtik ne signifie nullement par soi-même une déchéance, mais achèvement et plénitude. »252. L’auteur ne manque pas de signaler que l’état d’infirmité et de moindre être et de ténèbres que représente notre monde est dû à l’invasion d’Ahriman qui est étranger à la création. Par conséquent, le dualisme ontologique mazdéen se manifeste comme un schisme dans la même matière subtile sans pour autant autoriser à parler à son propos d’une opposition existentielle, car les textes pahlavis parlent aussi de « tan i pasen », le corps à venir, « corpus resurrectionis », pour les bons après le jugement dernier.

Il nous faut revenir aux passages des Gāϑā évoquant le choix et les jumeaux primordiaux : le célèbre Yasna 30, qui, en quelques strophes, définit la quintessence de la doctrine gâthique, le libre choix humain et ses corolaires, l’eschatologie et la rétribution finale. Il s’agit de choisir entre le Bien et le Mal, un choix effectué sur un modèle céleste au tout début de l’existence, offrant à tout homme, et même aux daéva, l’exemple et le chemin à suivre. L’eschatologie et la rétribution, c'est-à-dire le sort final des hommes, se détermineront en fonction de ce choix. C’est ce que nous allons explorer au chapitre suivant.

252 Ibid., p. 153. 67

II – Le Mal dans les Gāϑā

Qu’est-ce que le mal et d’où vient-il ? C’est à ces questions qu’il nous faut réfléchir dans le cadre des Gāϑā et du Zurvanisme. Il est évident que ces questions relèvent d’un simple constat quotidien : l’effectivité et la banalité du mal. Ces questions rappellent de près les questions que posait Socrate dans les rues d’Athènes à tout prétendant au « savoir », non pas pour montrer d’une manière négative le manque de savoir à leur sujet, mais beaucoup plus profondément, et cette fois d’une manière positive, pour montrer que les réponses constituées par l’opinion à commencer par l’opinion qui repose, en l’occurrence pour Platon, avant tout sur les sens, sont insuffisantes pour désigner ce qui est une chose dans son être. Ces réponses ne font que nous conduire devant le mur infranchissable d’une aporie, car chaque réponse relevant des sens tombe irrémédiablement dans la perplexité d’une autre à tout point opposée. Une température jugée chaude par les uns, peut être jugée froide par les autres. Le savoir fondé sur l’opinion est donc en vérité une illusion de savoir chez ceux qui ne se soucient pas de « science ». Il en résulte que les questions posées au début de notre chapitre, malgré leur simplicité formelle, ne sont pas faciles, elles exigent de nous engager dans une véritable et profonde réflexion sur l’origine du mal. Si nous prenons de la distance par rapport au concept religieux de péché avec son corrélat punitif, et si nous n’assimilons pas les dérèglements naturels au châtiment d’un dieu contre nos manquements, il nous reste à considérer le mal dans les relations humaines, et de chercher son origine dans ce domaine. Mais là encore nous nous trouvons embarrassés par le décalage de l’action humaine par rapport à la nature qu’on peut attribuer à l’homme. Dans la conception religieuse dominante aujourd’hui, cette nature est foncièrement bonne parce qu’elle relève d’un don divin. C’est dieu qui nous a créés à son image et nous possédons « naturellement » sa bonté. Reste à cette théorie à répondre à l’effectivité du mal qui a priori ne peut provenir de la nature humaine. Les religions ont attribué la présence du mal aux actions malveillantes d’un génie malin, un Satan, qui, en trompant les hommes les pousse à faire de mauvaises actions. Mais tromper c’est surtout s’approprier l’inintelligence et la sottise des hommes, en d’autres termes c’est finalement l’homme qui est coupable par ces manques, et ce génie malin n’est autre qu’un prétexte pour sauver cette fois-ci la bonté essentielle de l’homme. D’un point de vue anthropologique et psychologique ce résultat correspond à la tentative de fuir la responsabilité devant les accusations, en mettant celle-ci sur le dos d’un être puissant mais par nature malfaisant, Satan, ce qui permet à l’homme de se purifier et de vivre dans la sérénité. Mais d’un point de vue philosophique ce résultat est bien évidemment insuffisant parce qu’il laisse insolubles les questions que nous nous posons. Parce que dans les réponses de ce genre nous sommes enfermés dans un cercle vicieux. D’un coté nous postulons une bonne nature pour l’homme, et de l’autre nous écartons de cet homme la responsabilité de ses actes parce qu’il est par nature bon. Comment sortir alors de ce cercle vicieux ? Il ne reste qu’une voie : cesser de moraliser les actions humaines en retirant de ces dernières les qualifications bonnes et mauvaises, en en envoyant l’origine à ce que nous pouvons appeler la réserve de la mémoire pratique de l’homme, à savoir ce qu’un homme « apprend » dans sa vie, les gestes appropriées face aux situations parfois complexes qu’il rencontre. L’apprentissage de ces gestes stockés dans sa mémoire constitue la mémoire pratique permettant à tout homme dans une situation donnée, de réagir selon les meilleurs et les plus fréquents gestes stockés. Par exemple si dans un cas voler constitue le meilleur moyen de s’enrichir, dans un autre cas, travailler honnêtement est le plus sûr et le plus correct moyen de s’enrichir. Les deux cas relèvent du niveau et de l’ampleur du stock mémoriel de l’homme dans les domaines théoriques et 68 pratiques, en d’autres termes: « nul n’est méchant volontairement ». La vitesse de ce travail mémoriel est due au nombre relativement élevé de certains gestes dans un milieu donné. Ce qui explique probablement l’étonnement d’un citoyen d’une grande ville urbaine devant les gestes d’un simple paysan rural ou devant l’immigré.

Ces remarques suffiront à introduire notre analyse de la conception du mal dans les Gāϑā, une conception archaïque et difficile.

69

II – I Yasna 30

Commençons par citer et commenter quelques strophes de cet important Yasna concernant les jumeaux primordiaux et le choix :

1

« at tā vax iiā i ǝṇtō, yā mazdāϑā staotācā ahurāi, yesniiācā va hǝ u mana hō hum zdrā a ā .yecā, yā raocǝ bī darǝsatā uruuāzā

« Je vais dire, ô vous qui désirez venir, les louanges que même le savant doit prendre en compte, ô attentif, (dire) au Maître [Ahura] et à l’Harmonie [A a ], qui est belle par les lumières et dont je (vous) régale, (ces louanges de précation) et de consécration qu’inspire la divine Pensée. » 253.

La formule d’exorde au début de cette première stance (« je vais dire… »), comme celle du début de la deuxième strophe que nous citerons plus loin « Ecoutez de vos oreilles… », « paraît être un cliché de la poésie traditionnelle, et plus précisément du genre cosmogonique, car [Hans Heinrich] Schaeder en a retrouvé cet usage dans l’Atharvaveda [l’un des livres composant le Véda] et dans la Völuspâ [un poème anonyme en vieux norrois scandinave] »254.

Selon Duchesne-Guillemin ce Yasna se distingue néanmoins des autres modèles cosmogoniques :

« Alors que l’Indien et le Germain font suivre cette formule d’un simple récit de la création du monde, Zarathustra manifeste ici, comme l’a remarqué Schaeder, sa puissante originalité en réduisant l’histoire des origines à celle d’une option. Mieux : ce récit du choix originel s’équilibrera, dans le poème de Zoroastre, d’une annonce des fins dernières, choix et récompenses étant étroitement solidaires. C’est le drame humain tout entier qui tiendra en quelques strophes, réduit à son armature essentielle. »255.

Cette observation dévoile le caractère essentiel de ce Yasna et nous avertit que le poète, qui s’adresse à un public nombreux, va exposer l’histoire de l’origine du monde dans laquelle se déroule aussi le choix primordial, modèle pour les hommes et même pour les dieux.

Il nous faut nous attarder sur les nuances de sens données par les différents traducteurs à deux termes que rien ne permet de considérer comme des termes techniques (en caractères gras ci- dessus) : hiiat cīt , (même, y compris), et vīdu , (ceux qui savent, traduit par Duchesne- Guillemin « ce qu’un initié doit retenir »). Un initié c’est quelqu’un qui sait déjà quelque chose sur le sujet, un savant. D’où la traduction de Kellens : « même le savant doit prendre en compte »256 ou « même le savant doit prêter attention »257. Mais la traduction la plus idoine est celle de Stanley Insler : « even by one who already knows »258, (même par quelqu’un qui le sait déjà). Car de toute évidence l’énonciateur en première personne des vers est parfaitement conscient que sur le sujet qu’il va développer, certains dans le public connaissent déjà quelque chose. On doit en déduire qu’il s’agit vraisemblablement d’un aveu de la familiarité de

253 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 110. 254 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p. 208. 255 Ibid. p. 208-209. 256 Les Textes Vieil-Avestiques, Wiesbaden, Ludwig Reichert Verlag, 1988, p. 110. 257 KELLENS Jean, Paris, Collège de France, 2015, p. 18. 258 INSLER Stanley, Téhéran, Bibliothèque Pahlavi, 1975, p. 33. 70 l’auditoire avec certains points des Gāϑā, ce qui constitue un argument important en faveur de l’ancienneté du mythe de Zurvan que nous allons étudier dans le chapitre que nous lui consacrons.

2

« sraotā gǝ u .āi vahi tā, auua natā s cā mana hā v āuuarǝnā vīciϑahiiā, narǝ m.narǝm x ax iiāi tanuii parā mazǝ yā hō, ahmāi nǝ sazdiiāi baodaṇtō paitī »259

« Ecoutez de vos oreilles [sraotā gǝ u .āi ] ce qui est le souverain bien ; Regardez [āuuarǝnā ] d’une pensée claire les deux partis Entre lesquels chaque homme doit choisir [vīciϑahiiā ]pour soi-même, Veillant d’avance à ce que la grande épreuve s’accomplisse en notre faveur. »260.

La traduction de Duchesne-Guillemin et celle d’Insler de cette deuxième strophe sont très proches et les points de divergence n’affectent pas notre propos.

Ce passage expose l’argument principal de l’ensemble de l’hymne : il existe deux partis et chaque homme est contraint de choisir entre les deux, en étant vigilant quant à l’inéluctabilité de son choix qui possède, comme nous allons le voir, une portée eschatologique. Ainsi, avant même la désignation de la nature des objets du choix, celui-ci est orienté vers la fin des temps. Du même coup, cette visée eschatologique dévoile un aspect important de la conception gâthique du temps : le temps qui passe a une fin. Nous allons suivre le texte pour mieux appréhender cet aspect.

3

« at tā mainii pauruii , yā yǝ mā xvafǝnā asruuātǝm manahicā vacahicā, iiaoϑanōi hī vahiiō akǝmcā ā scā hudā hō, ǝrǝ vī iiātā nōit duždā hō »261

« Or, à l’origine, les deux esprits [mainii ] qui sont connus [asruuātǝm] (…) comme jumeaux Sont, l’un, le meilleur, l’autre, le mal En pensée, parole, action. Et entre eux deux, Les intelligents choisissent bien, non les sots. »262.

Avant d’analyser ces importants vers, il nous faut exposer la divergence des différentes traductions sur certains mots clés.

Le mot manquant entre les parenthèses pointillées dans la traduction de Duchesne-Guillemin est le mot xvafǝnā dans le texte original. D’après Poure Davoud dans ses Notices des Gāϑā, ce terme vient de la racine xvap signifiant le sommeil, le mot persan d’aujourd’hui est xvab.263. Kellens le traduit dans un premier temps « les deux états d’esprit fondamentaux qui sont connus pour être des songes jumeaux »264, et dans un deuxième temps par « durant le sommeil »265, ce qui

259 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 110 260 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 211. 261 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 110. 262 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p. 211. 263 POURE DAVOUD E., Les notices des Gâthâ, Téhéran, Assâtir, 2002, texte persan, p. 72. 264 Les Textes Vieil-Avestiques, p. 110. 71 peut être une métaphore pour le rêve ou l’état spirituel, en tout cas un état de choses non corporel. Insler donne à ce terme le sens d’opposition, rivalité, conflit. Il n’y a pas de consensus sur la véritable racine de ce terme, mais il paraît que l’analyse de Poure Davoud, confirmée par Kellens, est solide et plausible.

Un autre terme doit attirer particulièrement notre attention, asruuātǝm. Issu de la racine sru, nous dit l’auteur des Notices des Gāϑā, le verbe signifie entendre ou faire entendre, et dans un sens métaphorique, se faire connaître ou se manifester266. Duchesne-Guillemin le traduit par « qui sont connus »267, Insler propose l’équivalent anglais, « renowned »268, mais Kellens s’éloigne de ces traductions et rend ce terme par « ont été entendus »269. Quant à Dumézil, il traduit ce même terme par « qui sont connus par tradition (sanscrit cruti) »270. Ces traductions font savoir que l’élément principal du sens original de ce terme suggère une connaissance préalable, et même ancrée dans la tradition, de quelque chose que le narrateur est en train de réciter, à savoir l’histoire des jumeaux.

Le mot traduit par « esprit » est un mot technique intraduisible, mainiiu, amplement utilisé dans l’Avesta. Kellens, traduit le mot dans une première traduction par « l’état d’esprit »271, et dans une autre, tout en mettant le mot original dans le texte met la traduction entre les parenthèses, « avis/passion »272.

Le terme mainiiu est un mot indo-iranien qu’on trouve à plusieurs reprises dans le Véda et dans l’Avesta, ancien ainsi que récent. Son sens propre dans le corpus avestique est à l’opposé d’un terme, ga ϑā, signifiant mondain, corporel. Mainiiu correspond donc à quelque chose d’intangible et d’invisible. Etymologiquement le terme dérive de *man qu’on traduit généralement par pensée. Dans le farsi actuel le mot se prononce « minou », signifiant premièrement paradis, mais son sens véritable se dégage dans les adjectifs qu’on construit sur ce mot, par exemple « minavi », spirituel, non corporel, et parfois céleste.273.

Le savant iranien, Poure Davoud, définit le mainiiu avestique par le mot « xrad, [signifiant une sorte de sagesse], l’esprit ou l’âme »274. Xrad provient du védique et gâthique xratu (ou kratu) qui a subi une évolution pour arriver à son sens actuel dans le farsi, l’intelligence, parfois en un sens équivalent de raison. Duchesne-Guillemin rapporte les résultats des travaux d’un spécialiste des langues anciennes, K. Rönnow sur l’évolution du sens de xratu :

« Le mot védique kratu signifiait en effet, d’abord, comme l’a exposé K. Rönnow,… « l’énergie propre du guerrier ardent, principalement d’Indra », puis « la force victorieuse, la force et l’ardeur héroïque, la bravoure, le goût du combat » ; « de là, écrit Dumézil, Naissance d’Archanges, p. 145, on est passé aux sens de « puissance » en général, « majesté » ; enfin, s’appliquant au domaine de Mitra et Varuna, kratu désigne la force de l’homme pieux, qui le rend capable de suivre les prescriptions du

265 KELLENS Jean, L’exégèse du sacrifice comme principe unitaire de l’Avesta, Paris, Collège de France, 2015, p. 18. 266 POURE DAVOUD E., Les Notices des Gāϑā, p. 72. 267 DUCHESNE-GUILLEMIN, 1975, p. 211. 268 INSLER S., The Gâthâs of Zarathustra, p. 33. 269 KELLENS Jean, 2015, p.18. 270 DUMEZIL Georges, Tarpeia, Paris, Gallimard, 1947, p. 83. 271 KELLENS Jean – PIRART Éric, Les Textes Vieil-Avestiques, Wiesbaden, Verlag, 1988, p. 110. 272 KELLENS Jean, L’exégèse…, p. 18. 273 HASSANDOUST Mohammad, Dictionnaire Etymologique de la Langue Persane, vol 4, Téhéran, Académie de la Langue et de la Littérature Farsi, 2004, p. 2691. Ma traduction. 274 POURE DAVOUD E., Les Notices des Gāϑā, p. 69. 72 rta et d’atteindre le bonheur ». M. Rönnow a montré – comme on pouvait l’attendre – que dans les gâthâ le sens de khratu correspond surtout à ce dernier sens, moral, proprement religieux, du védique kratu ; khratu, c’est l’effort religieux de l’homme pieux, ce qu’on pouvait appeler la bravoure pieuse de l’homme dans ce combat contre le mal qui résume la vie du croyant. »275.

De même, le terme de mainiiu subit une évolution qui recouvre en partie celle de xratu. Manyu védique, précise Duchesne-Guillemin, passe de « impétuosité, fougue, ardeur, etc. » à « la force psychique –force divine – qui fait triompher dans les combats »276.

De son côté, Antoine Meillet définit ces deux mainiiu dans ces termes :

« Les gâthâ conservent l’usage indo-européen d’envisager comme une réalité active toute force dont on sent la manifestation. Un moderne dirait que des abstractions sont réalisées ; mais en vérité, c’est comme force active que l’on voyait ce qui pour nous est abstraction. Spəntō mainyu est le principe actif de tout ce qu’il y a de bon, de profitable, dans la personne d’Ahura Mazdā. Comme le mal existe en regard du bien, il y a aussi un principe actif du mal, simple contrepartie de spentô mainyush, à savoir l’ « Esprit mauvais » ańrō mainyu . »277.

Cependant, Henrik Nyberg voit autrement les mainyii. Il refuse le sens généralement admis, l’esprit ou l’âme et, en s’appuyant sur le sens védique qui prévoit dans le mainyii « le mouvement de la pensée dans une direction donnée, l’intention, et aussi la colère », le traduit par « ce qui est plein de la force positive divine pour le Bon, et plein de la cruauté et de la destruction pour le Mauvais. »278.

L’analyse de Dumézil279 au sujet de ces deux mainiiû est capitale. Soucieux d’étayer sa théorie fondamentale de la structure trinitaire de la pensée des peuplades indo-européennes, la théorie des trois fonctions, et en cherchant à écarter un autre problème que celui que nous avons signalé dans le chapitre I-VI, Dumézil rencontre un problème à première vue inattendu. Il s’agit, dans les très anciens hymnes de Véda, de la présence de deux divinités qui n’entrent pas sans difficulté dans la liste des dieux fonctionnels rangés hiérarchiquement et verticalement. Dumézil constate que souvent deux divinités différentes jouent deux rôles opposés dans la cérémonie du sacrifice, essentiellement dans la libation du soma indien ou haoma iranien, une liqueur enivrante. Comme il le signale lui-même, dans la liste des dieux auxquels est adressée la libation, on trouve un dieu introducteur, initial, par qui commence la cérémonie, et un autre final, qui la clôt. Ces dieux s’appellent Vâyu et Agni, évoquant respectivement le vent et le feu. Dumézil précise bien que le rôle rituellement initial reconnu à Vāyu ne le fait pas surpasser son cadre secondaire vis-à-vis des grandes divinités souveraines, et par conséquent, il faut garder à l’esprit que le Vāyu védique n’est pas le premier et le plus grand dieu, le dieu créateur.

L’Iran d’après la séparation des Aryens fait de ce Vāyu indien le double visage d’un Vāta, (Vent), comme le dieu initial, ce qui a conduit Dumézil à poser la question de savoir si ce dieu initial ne date pas de l’époque indo-iranienne, avant la séparation ? Tout tend à une réponse positive. Car, dans les hymnes védiques, Vāyu aussi est présent à l’intérieur d’un couple

275 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 71. 276 Ibid. p. 70. 277 MEILLET Antoine, Paris, 1925, p. 59. 278 NYBERG H. S., Die Religionen des alten Iran, texte persan traduit par Najmabadi, Kerman, l’Université de Kerman, 2004, p. 108. Ma traduction. 279 Tarpeia, pp. 66 sq. 73 guerrier, *Indra-Vâyu, les divinités de la deuxième fonction. Mais, souligne Dumézil, « c’est comme avant coureur, comme premier terme détaché du couple Indra-Vâyu, et toujours suivi de ce couple, que Vâyu ouvre la liste des dieux convoqués. »280.

L’un des deux visages de ce couple, Indra, subit en Iran une altération négative (à la suite des Gāϑā ?) qui le réduit au rang des démons maléfiques. Le Vāta iranien garde ce souvenir lointain en se manifestant par deux visages opposés, le bon et le mauvais vent. Mais l’évolution essentielle de la double figure de ce couple en Iran s’exprime par le nouveau rôle assigné à Vāta. Au lieu d’être le dieu avant coureur qui conduit les dieux sur la scène du sacrifice, Vāyu avestique est destiné à une autre tâche que Dumézil décrit dans ces termes :

« Dans l’Avesta postgâthique, où tout est tendu vers le salut, il est souvent parlé d’un voyage qui intéresse beaucoup plus les dévots que les cortèges ou séquences de divinités : c’est, aussitôt après la mort, le voyage que fait l’âme vers sa destinée éternelle, heureuse ou malheureuse selon que l’homme a vécu en conformité ou en opposition avec l’ordre divin, avec asha. Or le dieu qui préside au début de ce voyage, c’est Vayu, ou plutôt c’est le double Vayu, car, dès l’Avesta, un aspect de Vayu appartient à la bonne création…et l’autre à la création mauvaise, démoniaque… »281.

L’analyse dumézilienne est un argument significatif en faveur de notre thèse, exposée plus haut, chapitre I-V, concernant l’anthropologisation du rituel effectuée par les Gāϑā en tant qu’elles placent l’homme au centre du procédé rituel. C'est-à-dire que le rituel qui était une invocation des dieux à descendre dans la scène sacrificielle, suivant le dieu introducteur, Vâyu, devient, en assignant un autre rôle à ce dernier et en le plaçant à l’entrée de l’autre monde, le moyen offert à l’âme humaine pour un passage réussi et heureux des portes du monde de l’au-delà. Vāyu garde sa fonction initiale, mais au service de l’âme humaine et non plus comme l’introducteur des dieux.

Dans la suite de l’analyse de Dumézil, la partie qui nous concerne est la fonction des jumeaux gâthiques. Dumézil voit dans la liste des Archanges qui, entourant le dieu suprême, Ahura Mazdā, président au bon fonctionnement des divers domaines de l’univers, une substitution transfiguratrice de la liste hiérarchique des dieux fonctionnels. A cette liste sont rajoutées deux entités à première vue inexplicables, Spəṇta Mainiiu, et son contraire A ra Mainiiu. Dumézil énonce sa conclusion dans ces termes :

« Ainsi, par l’analyse interne de Spənta Mainyu, se précise l’hypothèse que suggérait naturellement la place qu’il occupe « en avant » de la hiérarchie des archanges : Zoroastre n’aura pas procédé pour lui autrement que pour les archanges et le même principe d’explication doit rester ici valable. Si le réformateur a placé au début, paouruyê, une entité dont il aurait pu fort bien faire l’économie et qui risquait même, plus que les archanges, d’offusquer le dogme de l’unicité divine, c’est que la tradition polythéiste qu’il voulait transfigurer, sublimer, « monothéiser », mais non pas détruire en tant que moyen d’analyser le réel, lui présentait un dieu à cette même place initiale, l’obligeant à transposer dans son nouveau langage théologique un dieu introducteur, primus, détaché en tête de la liste des dieux proprement fonctionnels. »282.

280 DUMEZIL Georges, Paris, 1947, p. 71 281 Ibid. p. 72 - 73. 282 Ibid. p. 89. 74

Duchesne-Guillemin, en s’appuyant sur le résultat obtenu par Dumézil au sujet des deux mainiiu, souligne que « Ceci fait pressentir une affinité ancienne entre Vâyu et le manyu… ; il y a donc réellement peu de distance de Vâyu « souffle » à manyu « élan psychique, esprit »283.

À partir de ces remarques, nous pouvons mieux définir le sens de mainiiu. Premièrement, ce que le texte laisse entrevoir c’est l’aspect neutre du point de vue moral de ce terme qui reçoit deux qualifications opposées, bon d’un côté et mauvais de l’autre. Cette neutralité exige que le sens du mot soit cherché en dehors du cadre moral propre à ce Yasna et surtout de l’évolution qu’il subit, même dans les Gāϑā elles-mêmes. Car, le bon trouvera un statut qui l’assimile au dieu suprême, Ahura Mazdā, au détriment du mauvais. Deuxièmement, la signification psychologique attribuée par Kellens qui traduit ce terme par « avis/passion », et celle, dynamique, de « principe actif » selon Meillet, ainsi que celle que lui attribue Dumézil en affinité avec vayu, « le vent et le souffle », convergent vers la conclusion de Duchesne- Guillemin « élan psychique, esprit ». Ce passage du vent et souffle vers l’esprit s’effectue en prenant en compte ce point que les deux notions sont des forces, dont l’une est active dans le domaine sensible, alors que l’autre est une force mentale. Nous pouvons donc accepter la traduction de mainiiu par « esprit » mais il faut écarter immédiatement le sens chrétien de ce terme que les Gāϑā ignorent. Cet esprit est constitué d’une matière subtile, le feu, en opposition avec celle du corporel, qui constitue le matériel originel duquel est fait le monde, comme le plus proche exemple d’une matière intangible et non corporelle. C’est dans ce sens qu’il faut le considérer comme un être « abstrait ».

Les termes traduits dans notre texte par « les intelligents » et par « les sots » ont été traduits par Insler « beneficent » et « maleficent »284, (bienfaisant et malfaisant). Kellens traduit ces termes par « les généreux et les avares »285. Le terme original qui reçoit deux préfixes opposés est de racine « *dā » avec deux sens différents : donner, offrir et créer d’un côté, et savoir ou connaître de l’autre. Ces deux sens sont encore présents dans le farsi. Par conséquent, nous pouvons envisager ces deux sens, quoique dans les textes pahlavis les interprètes ont traduit par « savoir » ou « connaître ». Nous examinerons ce terme plus en détail dans le chapitre consacré à l’étude de Zurvan. Continuons en citant la quatrième strophe :

4

« at cā hiiat tā hǝ m mainii , jasa tǝm paouruuīm dazd ga mcā ajiiāitīmcā, yaϑācā a hat apǝ mǝm a hu aci tō drǝguuat m, at a ā un vahi tǝm manō »286

« Et lorsque ces deux esprits se rencontrèrent, Ils établirent à l’origine la vie et la non-vie, Et qu’à la fin la pire existence [a hu aci tō] soit pour les méchants, Mais pour le juste la Meilleure Pensée [vahi tǝm manō]. »287.

Le point cardinal de cette strophe est la présence, implicite mais indubitable, d’une conception particulière du temps comme le cadre englobant l’histoire des jumeaux. En effet,

283 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 70-71. 284 INSLER S., Téhéran, 1975, p. 33. 285 KELLENS Jean, 2015, p. 18. 286 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 111. 287 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p. 211. 75 deux verbes conjugués au passé marquent le début de leur rencontre et mentionnent une fin caractérisée par la séparation radicale de deux entités. Il semble que la nature de ce temps coulant du début à la fin ne recouvre pas absolument le concept de temps, car les deux dernières strophes de ce Yasna parlent ouvertement d’un autre temps d’une autre nature. Nous y reviendrons quand nous exposerons par la suite la strophe 10.

5

« aiiā mainiuuā varatā, yǝ drǝguuā aci tā vǝrǝziiō a ǝ m mainiiu spǝ ni tō, yǝ xraoždi tǝ ṇg asǝ nō vast ya cā x nao ǝn ahurǝm, haiϑiiāi iiaoϑanāi fraorǝt mazd m »288

« De ces deux esprits, le méchant choisit de faire les pires choses ; Mais l’Esprit Très Saint, vêtu des plus fermes cieux, s’est rallié à la Justice ; Et ainsi firent tous ceux qui se plaisent à contenter, par des actions honnêtes, le Seigneur Sage. »289.

Le choix exemplaire des deux mainiiû est exposé dans cette strophe. Si la définition de ce que l’Esprit Méchant a choisi de faire n’est pas claire dans le texte, le ralliement du bon à la Justice, comme le pôle opposé, peut nous aider à entrevoir que le méchant est injuste.

6

« aiiā nōit ǝrǝ vī iiātā, da uuācinā hiiat ī ā.dǝbaomā xpǝrǝsǝmnǝ ṇg upā.jasat , hiiat vǝrǝnātā aci tǝm manō at a ǝmǝm hǝ ṇduuārǝṇtā, yā b naiiǝn ah m marǝtānō »290

« Entre eux deux, les faux-dieux non plus ne choisirent pas bien, Car l’erreur s’empara d’eux tandis qu’ils délibéraient, De sorte qu’ils choisirent la Pire Pensée. Alors ils coururent s’unir à la fureur, pour corrompre par elle l’existence de l’homme. »291.

Beaucoup de questions peuvent être posées à propos de cette strophe énigmatique et ni les précédentes, ni l’analyse interne du texte dans son ensemble ne permet de trouver des réponses satisfaisantes. Avant d’aller plus loin dans le commentaire de ce texte, citons la dixième strophe pour son importance dans notre démonstration

10

« adā zī auuā dr jō, auuō.buuaitī skǝṇdō spaiiaϑrahiiā at asi tā yaojaṇt , ā hu itōi va hǝ u mana hō 292 mazdā a a x iiācā, yōi zazǝṇtī va hāu srauuahī »

« Alors se produira pour le Mal la cessation du succès, Tandis qu’obtiendront la récompense promise, Dans l’heureux séjour de la Bonne Pensée, du Sage et de la Justice, Ceux qui auront acquis bonne renommée. »293.

288 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 111. 289 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p. 213. 290 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 111. 291 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p. 213. 292 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 112. 76

Kellens traduit le premier vers de la manière suivante : « Que l’effondrement du [1 mot] de la Tromperie se produise »294. Insler traduit ce même vers par “the destruction of the prosperity of deceit”295.

Ce vers qui énonce au futur la fin du mal, coïncide parfaitement avec le mythe de Zurvan (sur lequel nous reviendrons plus en détail au chapitre III – III), selon lequel le règne d’Ahriman est limité à 9000 ans. L’autre point important à retenir, énoncé aussi au futur, concerne la promesse de la récompense de séjour dans la maison d’Ahura Mazdā. Il est évident que cette maison est une demeure céleste. La strophe suivante et finale de ce Yasna 30, précise sans ambigüité que le séjour des justes [a a uuabiiō] dans cette maison est éternel, ainsi que l’est le tourment pour les méchants [drǝguuō.dǝbiiō] : « Long tourment pour les méchants et salut pour les justes »296. Insler traduit aussi en ce sens : “ long destruction for the deceitful but salvation for the truthful”297. Kellens298 traduit par « le bonheur-final ». Ainsi se présente implicitement une théorie de temps : d’un temps immuable et éternel sortira, au moment de l’apparition des jumeaux primordiaux, un temps qui coule vers sa fin, et qui trouvera fin à son tour en retournant dans l’éternité. Ce schéma est confirmé dans le texte qui évoque deux « maisons ou séjours ». Un « pont » séparant ce monde-ci de l’au-delà permettrait le triage des bons et des méchants. C’est ce qu’on peut vérifier dans le Yasna 46 qui contient des allusions relevant des meilleurs témoignages historiques sur les Gāϑā. Il décrit les circonstances de la fuite de Zaraϑuštra de son pays natal pour chercher des soutiens à la suite des répressions effectuées par les prêtres et les princes malveillants dont d’autres Yasna donnent les noms. L’allusion à l’autre monde et le châtiment qui attendra ces gens-là fait de ce Yasna un exposé eschatologique. Voici la stance 11 qui par le peu de différences que nous constatons entre les diverses traductions doit être considérée philologiquement parmi les plus claires :

11

« hiiat tā uruuātā sa aϑā, yā mazdā dadāt ma i iā hō xvīticā ǝ nǝitī, hiiat cā darǝgǝ m drǝguuō.dǝbiiō ra ō sauuacā a a uuabiiō, at aipī tāi a haitī u tā »299

« Que les règles que Mazdā fonde par l’accessibilité et l’inaccessibilité, même si vous cherchez à les maîtriser, ô (mauvais) hommes, participent à la volonté (de Mazdā) par le long dépérissement qui est pour les partisans de la Tromperie [drǝguuō.dǝbiiō] et par les opulences qui sont pour les partisans de l’Harmonie ! [a a uuabiiō] »300

Dans cette strophe, comme nous le constatons sans difficulté, les verbes sont au passé et au futur, qui traduisent la détermination du sort des méchants dans le futur à leurs actes dans ce monde. Cette interprétation est renforcée par l’image du pont vers l’autre monde dans 46-11 qui envoie pour l’éternité les âmes des méchants dans la maison de la Druj, (Tromperie). La strophe 14 du même Yasna mentionne de son côté la maison d’Ahura Mazdā où habiteront les âmes des bons. Le terme qu’a choisi le poète pour désigner cette maison, diffère sensiblement

293 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1975, p. 213. 294 KELLENS Jean, 2015, p. 18. 295 INSLER S., Téhéran, 1975, p. 35. 296 Zoroastre, p. 214. 297 The Gâthâs of Zarathustra, p. 35. 298 L’exégèse du sacrifice, p.18. 299 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 112. 300 Ibid. 77 de celui de la Druj. Il emploie le mot « hadǝmōi » traduit tantôt par « demeure » (Lecoq), tantôt par « socle » (Kellens)301, suggérant un endroit assimilable à un trône.

Récapitulons tout ce que quelques strophes des Gāϑā nous font savoir :

Il y a deux partis entre lesquels chaque homme doit choisir. Si à l’origine, il est difficile de distinguer entre ces deux partis, ils se distinguent en bon et en mauvais après le passage à l’acte, à la parole et à la pensée. Ces deux partis dessinent à l’origine le cadre d’un choix exemplaire, offrant ainsi la voie à suivre aux hommes et aux dieux. Ce choix a une portée eschatologique et définit une fin des temps qui coïncide avec la fin de la prospérité du Mal.

Le Yasna 30, comme l’indiquent les deux premières strophes, est adressé directement et explicitement aux hommes, il ne doit pas être pris comme une prière, mais comme une déclaration normative. Le combat impitoyable qui, dans les cosmogonies traditionnelles se déroulait entre les dieux, se déplace à l’intérieur de l’âme humaine, et c’est ici, c'est-à-dire dans la conscience humaine, qu’il trouvera sa résolution.

Mais il faut trouver une raison d’être plausible pour la composition de ce Yasna. Afin d’arriver à ce point il nous faut d’abord poser quelques questions qui concernent l’apparente incohérence et ambiguïté du texte, et tenter d’y répondre.

Le premier point concerne les deux mainiiu qui occupent le centre autour duquel tourne tout un système doctrinal. Le texte précise bien qu’ils sont jumeaux et en tout point opposés. Qui est leur père ? En quoi consiste leur opposition ?

Du fait d’être jumeaux découle naturellement qu’ils sont engendrés. Or, dans les Gāϑā, les êtres spirituels, par exemple les Entités de l’entourage du dieu suprême Ahura Mazdā, sont nommées, tour à tour, ses fils et ses filles, autrement dit pour les Gāϑā les êtres de l’entourage du dieu sont tous engendrés. Le premier d’entre eux est bien cet Esprit du Bien, spəṇta mainiiu, que le texte mentionne à plusieurs reprises comme le fils d’Ahura Mazdā. Le Yasna 47 est entièrement consacré à son éloge. Lorsque dans la strophe 3 de ce Yasna, le poète s’adresse à Ahura Mazdā il énonce ce rapport parental. Les pouvoirs attribués à cet Esprit dans cette strophe montrent bien que la tradition ultérieure n’avait pas eu besoin de beaucoup d’effort pour l’assimiler à son père et faire de lui le rival direct de l’Esprit méchant et destructeur, Ahriman :

47-3 :

« ahiiā mainiiə u tuuə m ahī tā spəṇtō yə ahmāi g m, rāniiō.skərəitīm hə m.ta at at hōi vāstrāi, rāmā dā ārmaitīm hiiat hə m voh , mazdā hə mə.fra tā mana hā »302

« C’est toi qui es le père saint de cet Esprit Lequel, ô Sage, a créé pour nous le bœuf, source de prospérité, Et a créé, en nous donnant la paix, Pour l’élevage de ce bœuf, la Dévotion, si elle consulte la bonne Pensée. »303.

301 Les Textes Vieil-Avestiques, p. 162. 302 Ibid. p. 167. 303 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 207. 78

Contrairement à cet Esprit du Bien, les Gāϑā ne soufflent rien sur le père de l’Esprit du Mal. Dans un seul passage des Gāϑā, Yasna 45-9, il est dit que c’est lui, c'est-à-dire Ahura Mazdā, « qui, à volonté, nous donne heur et malheur »304. C’est peu, mais c’est le seul passage qui peut être interprété comme la désignation de l’origine commune de ces deux Esprits, l’origine que l’on attendait en droit du simple fait de leur gémellité.

Ce silence des Gāϑā à propos de l’origine commune des deux mainyiiu est contrebalancé par la netteté incontestable de la strophe 10 du Yasna 51, unique par son contenu. Kellens qui n’a pas manqué d’apercevoir l’aspect problématique de cette strophe écrit :

« Dans l’Avesta ancien [les Gāϑā], toutefois, Aṇgra Mainiiu n’a pas encore pris son essor et Ahura Mazdā ne semble pas avoir d’adversaire de son rang. Une strophe, une seule, mais incontestable (51.10), fait allusion à un dieu souverain de la mauvaise filière, mais sans en livrer le nom. Terrible question : à quel dieu de la tradition indo-iranienne allons-nous attribuer cette fonction de repoussoir ? Question des confins,… »305.

Voici le texte et la traduction que Kellens donne ailleurs de cette strophe 51-10 :

« at yǝ mā nā marǝx ait , aniiāϑā ahmāt mazdā huuō dāmōi dr jō hunu , tā duždā yōi hǝṇtī maibiiō zbaiiā a ǝ m, va huiiā a ī gat .t »306

« Celui qui me détruit plutôt que le (partisan de la Tromperie), ô Mazdā, est fils du fondateur de la Tromperie [dāmōi dr jō hunu ] et avec lui se trouve l’avare d’entre Ceux qui sont. J’implore l’Harmonie [a ǝ m] de venir à moi avec le bon octroi [va huiiā a ī ]. »307.

Partout ailleurs dans les Gāϑā, il est simplement question de la Druj, traduit généralement par la Tromperie ou le Mensonge, identifié à l’Esprit du Mal. Ici en revanche, le texte, avec une clarté indéniable, parle d’un fondateur, d’un père de cet Esprit. Cette strophe à elle seule compromet l’unicité divine qu’on peut inférer du reste des Gāϑā, et explique mieux la tendance ultérieure vers le dualisme. De surcroit, elle ébranle, d’une manière incontestable, la clause de la gémellité des deux Esprits, et peut être utilisée comme un argument solide en faveur de notre thèse selon laquelle les Gāϑā ont inséré dans leur corpus, pour une raison que nous allons déterminer par la suite, l’histoire des jumeaux qui, en réalité, faisait partie d’un autre système de pensée, en l’occurrence le Zurvanisme.

Abordons brièvement la deuxième question concernant l’opposition des jumeaux.

Ces deux jumeaux sont opposés sur tous les points qui touchent la vie mentale de l’homme. Le Yasna 45-2, reprend leur histoire et nous en livre les détails. Nous avons cité cette strophe au chapitre I-VI. Qu’il nous suffise ici d’en rappeler les grands traits. Elle expose une scène de conversation entre ces jumeaux « au commencement de l’existence » dans laquelle il est déclaré à l’esprit mauvais, en énumérant tous les éléments de la sphère morale humaine, que

304 Ibid. p. 205. 305 KELLENS Jean, « La cosmogonie Mazdéenne Ancienne : Huttes cosmiques en Iran », paru dans Les Civilisations Orientales – Cosmogonies, Liège, l’Université de Liège, 1989, p. 14. 306 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 183. 307 Ibid. 79

« nous ne sommes pas d’accord sur aucun [nōit ] point ». Il est notable, comme nous allons voir au chapitre III-III où nous étudierons le mythe de Zurvan, que là aussi une séquence conversationnelle se déroule entre les frères jumeaux mais dans le sein de leur père et sur un sujet différent. Il découle logiquement que ce mythe contenait à l’origine cette séquence, mais il reste à déterminer lequel de ces deux systèmes l’a emprunté de l’autre, une question à laquelle nous répondrons dans ce même chapitre III.

L’autre formulation de cette opposition figure dans l’antithèse de « la vie et la non-vie ». Aucun compromis n’est donc possible, ni entre les deux frères, ni surtout entre leurs sectateurs respectifs. Un état de guerre permanent s’instaure dans le ciel et sur la terre, mais on ne comprend pas pourquoi arrive un temps de « cessation de succès » pour le méchant, comme le prévoit le Yasna 30-10 ?

L’ambiguïté majeure concerne le choix effectué par ces deux Esprits. Car, si les autres ont déjà leurs objets de choix, en l’occurrence les deux Mainiiu, quel pourrait être l’objet de choix pour ceux-là ? Le texte nous dit que le méchant « choisit » de faire « les pires choses », et le Très Saint choisit l’Ordre, l’A a . Comment faut-il entendre ces termes quand au tout début du texte ces deux Esprits ont été présentés pauruii , absolument premiers, ce qui leur confère une antériorité temporelle et même logique sur tous les êtres qui viendront après eux ? Comment un principe engendrant le bien ou le mal, ainsi que la vie ou la non-vie pourrait-il revenir sur ses pas et acquérir un prédicat, surtout en se ralliant à tel ou tel être, a priori secondaire ? Nous avons déjà évoqué la seconde question corrélative qui ne manque pas de se poser : est- ce selon leur choix respectif que les deux mainiiu recevront des natures opposées ou au contraire, est-ce leur nature opposée qui les pousse à choisir ? Nous avons déjà retracé le cheminement par lequel Gnoli308 concluait son analyse de ce problème par l’affirmation de la primauté du choix au sens moral309. Mais il est important ici de revenir plus précisément sur sa conclusion en la citant : « Les deux Esprits dérivent d’Ahura Mazdā, mais indirectement, c'est-à- dire qu’ils acquièrent leur nature bonne ou mauvaise seulement à cause du choix qu’ils font. C’est comme si Ahura Mazdā, en d’autres termes, était le « père » (Yasna, 47-3) d’un mainyu qui pourrait être spənta ou angra seulement grâce au choix qu’il fera en faveur de Aša ou de Drug. »310. Et Gnoli ajoute qu’il n’existe aucune autre interprétation plausible du Yasna 30-3 et suivants.

On constate que la conclusion de Gnoli n’estompe pas réellement la profonde ambiguïté de ce passage qui en rend l’interprétation si difficile. Ne serait-on pas en droit d’objecter que cette prise de position est redevable d’un certain conformisme aux données traditionnellement admises selon lesquelles, en prenant en compte l’ancienneté des Gāϑā par rapport à tout autre texte iranien, rien ne peut exclure l’originalité du texte gâthique sur tous les points abordés dans le corpus. Sur ce point des spécialistes comme Meillet et Dumézil acceptent volontiers l’influence indo-iranienne voire indo-européenne sur Zaraϑuštra, ce que nous admettons volontiers, mais qu’en est-il de l’influence proprement iranienne issue d’un culte plus ancien que celui des Gāϑā, une hypothèse que nous allons exposer et défendre au chapitre III ?

On pourrait multiplier les incohérences et les ambigüités du texte. Il n’y a qu’une seule hypothèse adéquate :

308 P. 54 sq. 309 GNOLI Gherardo, 1984, p. 117. 310 Ibid. pp. 118-119. 80

Tout démontre que les Gāϑā prennent à leur compte un très ancien mythe qui explique, sans contradictions et ambiguïtés, l’histoire originale de ces deux jumeaux, le mythe de Zurvan. Dans le chapitre III consacré à l’étude de Zurvan nous reviendrons sur ce mythe. Il nous faut avant cela réfléchir à une question délicate : pourquoi les Gāϑā ont-elles besoin de ce mythe ? Autrement dit quelle est la raison d’être du Yasna 30 ?

81

II – II L’aporie du Mal et la solution délibérative

Socrate -« Donc, le bien n’est pas la cause de toute chose (Οὐκ ἄρα πάντων γε αἴτιον τὸ ἀγαθόν), mais il est la cause des choses qui sont bonnes (εὖ ἐχόντων αἴτιον), il n’est pas la cause des maux (τῶν ὲ κακῶν ἀναίτιον), -

-Absolument, dit-il. - Par conséquent, repris-je, le dieu (ὁ θεός), puisqu’il est bon, ne serait pas non plus – comme la plupart des gens disent – la cause de tout (ἐπει ὴ ἀγαθός, πάντων ἂν εἴη αἴτιος), mais il n’est la cause que d’un petit nombre de choses pour les humains, et de la plus grande part, il n’en est pas la cause (ἀλλὰ ὀλίγων μὲν τοῖς ἀνθρώποις αἴτιος, πολλῶν ὲ ἀναίτιος).311 ». Platon, République II, 379b15-c4.

Dans cet extrait de la République, Socrate énonce ce qui semble un paradoxe : le bien n’est pas une cause universelle, son extension n’équivaut pas à celle de l’être, parce qu’il est cause exclusivement des choses caractérisées par l’adverbe εὖ synonyme de ce qui est bon, heureux. Cet extrait prend place au livre II. Dans le but de former des gardiens de l’Etat, Socrate « corrige » l’éducation traditionnelle en interdisant certains des thèmes traditionnels de la poésie épique ou tragique. Il faudra surveiller les « mythes » en rejeter la plupart (377c5), à commencer par ceux d’Homère et d’Hésiode qui en constituent les références traditionnelles et obligées et les modèles de tous les poètes comme le rappelle Socrate en évoquant les grands et les petits auteurs de mythes (377d1). Ce sont des vertus politiques qu’il s’agit d’obtenir, des vertus des gardiens auxquels on a reconnu un naturel de chien, muni de « cœur » au double sens du mot, une ardeur irascible et implacable et une douceur philosophique. Ce sont les vertus correspondant à ces caractères qu’il s’agit d’obtenir par la paidéia : le courage viril et la sôphrosunè, la vertu du caractère ou de la tendance philosophe. Mais Socrate n’hésite pas à proposer lui-même des modèles poétiques et à substituer des récits édifiants (378e3) aux récits jugés dangereux pour l’éducation. En conséquence, il fait appel à de nombreux poètes capables de faire de tels récits. Et dans ce but, il redéfinit le poète. Cette redéfinition consiste à repenser la poésie à partir de la démiurgie politique au sens où les fondateurs de cités (379a1) dicteront les modèles (379a2) que devront suivre ces poètes. Ces modèles issus des lois sont « théologiques » (τύποι περὶ θεολογίας, 379a5-6).

Le petit essai théologique auquel se livre Socrate relève donc de la typologie poétique qui appartient elle-même à la politique. Comme tel, il obéit à une fonction polémique. L’ennemi, c’est d’abord, comme on l’a dit, Homère ou Hésiode. Dans sa théogonie, Hésiode fait en effet la généalogie des dieux pré-olympiens jusqu’à l’avènement de Zeus qui redistribue les hiérarchies. Sans entrer ici dans les détails, rappelons que cette généalogie obéit à une loi de succession violente selon laquelle la timè, l’honneur, la prérogative et la charge, se transmet au moyen du parricide et, selon Socrate de la vengeance (ἐτιμωρήσατο, 378a1) et donc de la violence. D’après Socrate, cette tradition a inspiré des imitations regrettables. C’est bien pourquoi Socrate refuse de la faire entrer dans la paideia (377e7-378a1). L’imprégnation religieuse de la culture est remodelée par une théologie capable d’éduquer les enfants de façon à leur faire honorer les dieux, leurs parents et à leur faire éprouver de l’amitié les uns pour les autres (386a1-4). Socrate forge un mot nouveau pour désigner ces modèles pratiques, le mot théologia alors encore dépourvu de toute connotation spéculative ou métaphysique comme ce sera le cas chez les Néoplatoniciens. Les dogmes de la « théologie » politiquement

311 PLATON, République II – 379 b-c, dans Platon, Œuvres complètes, traduit par Georges Leroux, Paris, Flammarion, 2011, p. 1540. 82 correcte seront dictés par la nature du Bien. Socrate pose en effet plus qu’il ne démontre que le dieu est bon (379b1). A la différence de ce qui aura lieu aux livres VI et VII, où le Bien sera considéré en tant que le principe non plus seulement moral et politique mais épistémologique et ontologique (534 c), la bonté est succinctement définie ici par la bienfaisance, (ὠφέλιμον 379b11), à savoir le fait de n’être pas nuisible ou nocif, ce qui suppose une dimension strictement pratique au sens où elle relève de l’action que celle-ci soit humaine ou divine.

Or, comme le souligne ce texte, le bien n’est pas cause des choses mauvaises (τῶν δὲ κακῶν ἀναίτιον). L’adjectif ἀναίτιον contient implicitement une notion de blâme : le Bien n’est pas blâmable, incriminable, pour l’existence du mal. La question que cet extrait ne manque pas de nous inspirer mais que Socrate laisse ici sans réponse est alors de savoir quelle est la cause des choses mauvaises.

Dieu est bon, bienfaisant et n’est donc pas en vertu de sa bonté, responsable du mal. La seule restriction admise au livre II, ce sera de dire que le mal est une punition infligée par le dieu, si et seulement si cette punition se révèle utile (que les châtiés en ont tiré profit, ὠνίναντο κολαζόμενοι· 380b1-2), autrement dit bienfaisante. Ajoutons enfin cette observation capitale. Socrate prend la peine de dire que ce modèle de la bonté divine s’oppose directement à la tragédie et à Homère, et il cite intégralement (379d3-4) un passage de l’Iliade (chant 24, vers 527-9). Zeus possède deux jarres, l’une pleine de biens, l’autre de malheurs. Zeus, le chef du Panthéon dans la religion olympienne était considéré comme la cause des biens et des maux, réduisant l’humanité à subir le destin, comme en témoignent les extraits de tragédies d’Eschyle choisis par Socrate (fr. 160 relatif aux malheurs de Niobè : le dieu implante la ruine chez les hommes et ruine leur maison). Et Socrate mentionne un autre vers (379c2) dont l’auteur est laissé anonyme, même si le verbe τέτυκται employé dans ce passage peut être entendu comme un indice cosmogonique orphique312.

Il ressort de cette brève étude que Socrate préconise une théologie du bien directement opposée à la représentation d’un dieu dispensateur du bien et du mal comme dans les cosmogonies traditionnelles que celles-ci soient homériques, hésiodiques ou orphiques.

Or, quelques siècles auparavant Zaraϑuštra ne proclamait-il pas déjà le même principe à l’égard de son dieu suprême, Ahura Mazdā, comme nous le constatons dans le Yasna 48-3 :

« at va dəmnāi, vahi tā sāsnan m y m hudā , sāstī a ā ahurō spəṇtō vīduuā , ya cīt g zrā sə ṇghā hō ϑβāuu s mazdā, va hə u xraϑβā mana hō »313

« Que soit destinée à celui qui trouve (cette norme) la meilleure des leçons [sāsnan m], celle qu’enseigne par l’Harmonie [a ā ] le maître généreux [hudā ], bénéfique [spəṇtō], connaissant même les explications secrètes [g zrā sə ṇghā hō], pareil à toi [ϑβāuu s], ô Mazdā, par l’efficacité de la divine Pensée ! »314.

312 « Zeus a fait les biens et les maux », cf. « Διὸς δ’ ἐκ πάντα τέτυκται », cité par Eusèbe, Préparation évangélique, 3, 9, vers 2. Nous reviendrons sur cette idée, infra, chapitre VI. 313 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 169. 314 Ibid. 83

Le terme « hudā » est traduit tantôt par généreux (Kellens), tantôt par bienfaisant (Duchesne- Guillemin)315 parce que le préfixe hu signifie bon et dā provient du verbe dadāti signifiant donner, rendre ou mettre, nous reviendrons plus en détail sur ce verbe au chapitre IV. Le contexte dans lequel se situe cette troisième strophe316, est la question que se pose Zaraϑuštra de savoir si, étant donné la « victoire » eschatologique de la Justice contre le Mal, il est possible que la supériorité du Bien se traduise dès notre monde ici-bas, ce que la strophe précédente appelle « a hə u va ᵛhī », le « bon monde » ou « la bonne vie » ? Autrement dit, le règne du Bien est-il parfait ? Nous pouvons écarter immédiatement toute réponse affirmative : la quatrième stance évoque ceux qui rendent meilleure ou pire leur pensée, avant de parler des méchants. Afin de vaincre le Mal dans ce monde-ci, Zaraϑuštra invite les hommes à adhérer à l’Ārmaiti, la Dévotion, la Déférence, en écartant la fureur, a əmō, et la violence, rəməm. Il est clair que si le monde céleste est dévolu au Bien, ce n’est pas le cas de ce monde-ci qui est imprégné de mal sans être absolument mauvais, donnant lieu à un mixte de Bien et de Mal.

En dépit de l’intervalle de dix siècles qui les sépare, Zaraϑuštra tient avant Platon un discours refusant de reconnaître le dieu comme le responsable du Mal. Leurs œuvres respectives, remplies d’évocations de la bonté des dieux, reconnaissent la nécessité de trouver à défaut d’un principe, au moins une cause du Mal.

Selon certains passages des Dialogues de Platon, le mal se manifeste par l’injustice. C’est notamment le cas au livre V des Lois. L’athénien distingue deux manières d’être injuste. Le premier concerne l’ordre des parties de l’âme lorsque l’âme est dominée par le désir (epithumia) ou les passions telles que la crainte ou la colère (relatives à l’espèce intermédiaire de la sensibilité appelée thumos) au lieu d’être dominée par la raison. Le second concerne non plus une impulsion vicieuse, mais la manière d’user de la raison, lorsqu’une représentation erronée du Bien ou de l’excellence entraîne un désordre des parties ou plutôt « espèces » de l’âme. L’Athénien dit que personne ne saurait d’aucune manière accueillir de bon gré (hekôn) aucun des maux les plus grands, surtout dans ce qu’il y a de plus précieux (timiôtaton), l’âme (731c6). C’est donc par ignorance qu’il y a injustice et l’ignorance se produit toujours malgré soi. Il en résulte qu’il n’y a pas de principe métaphysique du Mal, celui-ci se trouvant abandonné à une psycho-biologie humaine de l’irresponsabilité soit par ignorance, soit par impulsion ou addiction. Pour Platon il n’y a en effet pas de mal positif. Nous avons vu que l’objection du livre X des Lois, dont nous avons cité le passage en exergue de notre chapitre I- VII, ne résiste pas à la critique.

Et si nous admettons ce que rapporte Aristote, une telle conception serait radicalement opposée à l’interprétation d’Empédocle, selon lequel c’est la haine qui est la cause du Mal, celle du Bien étant l’amour (philia) (Métaphysique, A4, 985a4-10)317. Pour Empédocle, le mal est positif et il renvoie comme le bien à la déesse Nécessité qui maîtrise le cycle de l’alternance de la haine et de l’amour. Or la Nécessité est chez Parménide celle qui dirige tout

315 Zoroastre, p. 160. 316 Comme le rappelle Duchesne-Guillemin, Zoroastre, p. 157 sq., 317 Sur la question du Bien et du Mal chez Empédocle d’après Aristote, J. Bollack, Empédocle, Introduction à l’Ancienne Physique, Paris, Les Editions de Minuit, 1965 pp. 60-64 ; A. Laks, « Sur quelques modalités de la raison pratique dans les cosmo-ontologies », in : Nature and the Best Life : Exploring the natural bases of partical normativity in ancient philosophy, ed. G. Rossi, Hildesheim, Georg Olms, 2013, pp. 15-41, pp. 30-38. 84

(F. 2) à commencer par l’enfantement de toutes choses. Il en résulte que certains humains, ceux qui sont contemporains d’Empédocle sont enchaînés à la haine, précisément au temps de Zeus (F. 128)318, d’autres humains vivant heureux au temps de Cypris-Aphrodite (F. 128, vers 3-10) et il conviendrait selon certains exégètes d’admettre l’existence d’hommes dans des périodes de transition où le mal et le bien, la haine et l’amour sont en équilibre instable. Mais la difficulté que ne manque pas de poser cette solution cyclique c’est alors d’expliquer comment l’initiation dont Empédocle est l’instigateur trouve son sens sauf à admettre que la haine n’est pas absolue. Lorsque, dans ses Réfutations hérétiques, Hippolyte déclare que Empédocle recommandait à ses disciples (μαθητὰς … παρακαλεῖ) de s’abstenir de nourriture animale et même de procréation319, par égard pour la vie, cela n’implique-t-il pas que l’amour peut avoir lieu en une période pourtant dominée par la haine ?320

Plutôt que de tenter de donner ici une solution aux problèmes inextricables qui se posent à propos d’Empédocle d’Agrigente, revenons à Zoroastre. Faire intervenir un mauvais dieu, de même rang que le tout puissant Ahura Mazdā, compromettrait sensiblement l’unicité divine et surtout reviendrait à en offusquer la signification. En laissant une place d’égale importance à un rival, Ahura Mazda perdrait le privilège d’occuper seul le ciel gâthique. Dans la religion zoroastrienne tardive, l’assimilation d’Ahura Mazdā à son propre engendré, l’Esprit bon, en faisait le rival direct d’Ahriman, rivalité qui, en revanche dans le texte gâthique se situe entre deux esprits de rang inférieur (comme nous venons de voir au chapitre II-I), avec cette conséquence logique de leur interdire toute prétention à l’être illimité, ce qui poussera du reste les prêtres zoroastriens de l’époque sassanide à considérer les deux rivaux en tant que limités, comme nous le verrons au chapitre IV-IV.

Si l’on prend au sérieux la tendance gâthique vers le monothéisme, l’admission d’un autre dieu ne peut qu’être refusée car elle impliquerait, pour éviter le dualisme, un regressus ad infinitum à savoir l’instauration d’un autre dieu unique au-dessus des deux rivaux, ce qui en réalité est un retour au polythéisme.

Face à une telle situation, Zoroastre recourt à ce qu’on peut tenir pour une mise en scène. Tout en reprenant à son compte les matériaux fournis par la tradition (le mythe de Zurvan et l’histoire originale des jumeaux), il en modifie la valeur profonde. Afin de sauver son dieu, Zoroastre refigure la dualité gémellaire en instance de délibération, instaurant un dilemme, entre le bien et le mal. La notion de choix (var) vient s’imposer dans une dualité désormais soumise à l’alternative, dans une disjonction exclusive. L’instance qui en commande la structure est ce qui l’oriente, à savoir la fin de l’homme, la dimension eschatologique. Il

318 Je cite les fragments dans l’édition Diels et Kranz, Die fragmente des Vorsokratiker, , Weidmann, 1951. 319 Livre 7, chapitre 29, section 22, 2-8. 320 Gérard Journée passant en revue les polarités des contraires présentes chez les présocratiques Alcméon, Parménide, Empédocle, tente de démontrer prudemment que ces polarités ne sont pas assignables à une polarité métaphysique ultime, celle du bien et du mal et que c’est Aristote qui est à l’origine de ce recentrement pour des raisons qui renvoient en toile de fond aux discussions internes au platonisme, avant que Plutarque ne le généralise dans son Isis et Osiris, en l’inaugurant par le dualisme Zoroastrien. Mais comme Journée le remarque lui-même, Empédocle résiste à l’analyse, car l’existence du monde même est conditionnée par la coexistence d’un antagonisme de l’Amour et de la Haine de sorte que l’Amour en tant que Bien cosmique est au-delà des aspirations humaines et n’a pas l’homme pour projet ultime. Du point de vue de l’homme en effet, l’Amour peut sembler une entité négative aussi destructrice que la Haine. L’initiation est donc le moyen par lequel l’homme comprenant la nécessité de l’alternance, s’élève au niveau d’un Bien et d’un Mal cosmique et engage sa responsabilité quant au bien qu’il peut vouloir ou non « Dualité présocratique », Chôra 15-16, 2015, pp. 113- 140. 85 s’ensuit l’hypothèse de la liberté humaine sans quoi il n’y a évidemment pas de responsabilité. Si ce dernier terme ne se trouve pas explicitement dans le texte gâthique, plusieurs stances claires et sans ambigüités le réclament. Par exemple dans le Yasna 31-20 nous lisons ceci : « yǝ āiiat a a uuanǝm, diuuamnǝm hōi aparǝm x iiō darǝgǝ m āii tǝma hō, du .xvarǝϑǝ m auua tās vacō tǝ m v ah m drǝguuaṇtō, iiaoϑanāis xvāi da nā na at »321

« Pour celui qui ira vers l’a avan [le partisan d’A a , l’Ordre], la splendeur sera après possession ; La longue durée des ténèbres [tǝma hō], la mauvaise nourriture [du .xvarǝϑǝ m], le mot « hélas ! » [auua tās] : C’est vers cette existence, ô menteur, que la da nā vous conduira, avec vos actions ! »322.

La da nā, nous le savons, relève d’une adhésion consciente et donc libre des hommes à un système de pensée, et nous avons établit dans l’annexe n°1 que ce terme est l’équivalent de la religion.

Une telle hypothèse entraîne avec l’immortalité de l’âme, une scène de tribunal, la faute et le châtiment ou la récompense des mérites. Il faut noter à propos de cette scène de tribunal qu’elle est l’effet en miroir du tribunal instauré par les hommes. Nous sommes loin, aussi bien en amont, de la vision « tragique »323 de l’homme enchaîné au destin indépendamment de son mérite selon une définition de la tragédie sinon identique au moins proche de celle d’Aristote (« μήτε διὰ κακίαν καὶ μοχθηρίαν μεταβάλλων εἰς τὴν δυστυχίαν », tombant dans l’infortune non pas par méchanceté ni dépravation, Poétique, 1453a8-9), qu’en aval, de la vision chrétienne d’un dieu de miséricorde. Du reste, il est possible de dire que la loi inflexible divine abandonne l’homme dans un état d’incertitude permanent et horrible. Regardons de plus près : Les éléments du Yasna 30, tels les deux jumeaux et leur opposition, le choix et la rétribution finale sont étroitement solidaires et cohérents. Si dans la pensée de Zoroastre, le Mal avait été enraciné dans la nature humaine, avant l’homme, le dieu en devenait l’auteur, la nature étant don divin. Yasna 50-11 expose en effet clairement ce statut d’Ahura Mazdā comme le « créateur » du monde : « at və staotā, aojāi mazdā a hācā yauuat a ā , tauuācā isāicā dātā a hə u , arədat voh mana hā haiϑiiā varə t m, hiiat vasnā fəra ō.təməm »324

« Et je me déclare votre louangeur [staotā], ô Mazdâ, et je veux l’être, Aussi longtemps, ô Aša, que je le pourrai et en serai capable ; Le créateur [dātā] de l’existence [a hə u ] fera prospérer, avec Vohu Manah, L’accomplissement réel le plus brillant, selon sa volonté. »325.

321 KELLENS Jean – PIRART Éric, Les Textes Vieil-Avestiques, Wiesbaden, Verlag, 1988, p. 117. 322 LECOQ Pierre, 2016, p. 735. 323 Nous employons ce terme sans préjuger en rien du sens précis de la tragédie antique, en nous en tenant strictement à Aristote. 324 Les TextesVieil-Avestiques, p. 177. 325 Les Livres de l’Avesta, p. 797. 86

Le même yasna 50 dans la stance 6 parle d’Ahura Mazdā comme « dātā xratə u », le Créateur de l’intelligence ou de la force mentale.

Il faut écarter la notion de nature qui ne possède aucune pertinence dans ce contexte. Pour qu’il y ait choix, il faut deux partis, bien évidemment en dehors du domaine divin.

Nous venons de voir que, pour combler cette exigence, Zoroastre a repris une version mutilée de l’ancien mythe de Zurvan. Il moralise un mythe essentiellement cosmogonique tel qu’en l’absence de l’homme, le dieu décide de la création et de la gouvernance du monde. Il est bien question dans ce mythe, comme nous allons l’étudier au chapitre III-III, d’un couple de jumeaux qui sont les deux fils de Zurvan. Mais ce couple exprime la dualité fondamentale de la cosmogonie indo-iranienne, et n’a rien à voir avec le souci moralisateur de Zoroastre, le souci que Dumézil a bien mis en relief. Après avoir exposé le texte du Yasna 30, il écrit :

« La marche de la pensée au moins est claire : le couple des Mainyû, s’il ne paraît pas ici avoir créé le monde, a apporté au monde la double coloration morale en « bon » et en « mal », en « vie » et en « non-vie »… »326.

Nombreux sont les iranisants qui, à l’instar de Dumézil, prennent position en faveur de l’aspect moral des Gāϑā. Ils regardent les deux Mainiiu comme les deux principes du Bien et du Mal, indispensables pour un système moral. Les savants comme Meillet, Duchesne- Guillemin, ceux qui sont pour et ceux qui sont contre l’aspect moral des Gâthâ sont unanimes au sujet de la dette de Zoroastre envers la tradition antérieure à leur composition. Par cette théorie morale, exposée dans le Yasna 30, Zaraϑuštra tente d’expliquer l’origine du Mal, de façon compatible avec son monothéisme. Selon cette théorie la sottise et l’absence d’intelligence, comme l’indique clairement la strophe 3, sont les sources du mal. Les termes originaux en sont « hudā hō et duždā hō », ayant chacun un préfixe qui désigne pour le premier terme la qualification de bonne, hu, et pour l’autre celle de mauvaise, duž. Kellens traduit ces termes par les généreux et les avares, Lecoq prend un peu de distance et les traduit par les bienfaisants et malfaisants, et enfin Duchesne-Guillemin propose les intelligents et les sots. Ces nuances du sens proviennent du double sens du terme original qui dans le viel- avestique et le vieux perse signifie savoir et donner327. La méchanceté et le mal équivalent dans ce système à l’ignorance, et il s’ensuit par conséquent que le mal s’exclut radicalement du concept de la divinité contenant la sagesse et l’intelligence. En dépit de ce que les deux Mainiiu possèdent un aspect surnaturel en tant que absolument premiers et se trouvant dans le monde céleste, le Mal n’a pas explicitement d’origine cosmique. Le texte les présente dans un état de rêve flou et indistinct, xvafnā, signifiant le sommeil ou le rêve, et les deux Mainiiu ne manifestent explicitement leur opposition qu’après l’apparition de la pensée, de la parole et de l’acte, comme les multiples traductions de ce texte le montrent. C’est donc l’homme, et seulement l’homme, qui l’introduit dans le monde vivant. Le Mal s’enracine dans l’esprit et la conscience, da nā, et dans le choix libre de l’homme. Le Yasna 31-12 établit une correspondance explicite entre le vrai et le savoir d’un côté et le mensonge et l’ignorance de l’autre. Dans ce contexte de choix (31-11) où Ahura Mazdā a établi préalablement les da nā et les révélations qui offriront, à qui le veut, de faire le choix, stance 12 expose cette correspondance :

326 DUMEZIL Georges, 1947, p. 84. 327 ÂRYANPOUR Manoutchehr, Les Racines Indo-Européennes de la langue Persane, Ispahan, l’Université d’Ispahan, 2006, p.259 et p. 265. 87

« aϑrā vācǝm baraitī, miϑahuuacā vā ǝrǝ .vacā vā vīduuā vā ǝuuīduuā vā, ahiiā zǝrǝdācā mana hācā… »328

« (de ce fait) chacun discute selon son cœur [zǝrǝdācā] et sa pensée [mana hācā], celui qui parle de travers [miϑahuuacā ] comme celui qui parle droit [ǝrǝ ], le savant [vīduuā ] comme l’ignorant [ǝuuīduuā ]… »329.

Dans les Gāϑā le mauvais Esprit, A ra mainiiu, est désigné explicitement comme le principe du Mal, mais la description de sa nature n’est pas assez claire, et c’est par comparaison qu’on peut la déduire de son opposition avec le bon Esprit et surtout d’a a , la Justice, l’Harmonie et l’Ordre.

328 KELLENS Jean, PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 115. 329 KELLENS Jean, Paris, Collège de France, 2015, p.19. 88

II – III La nature du Mal

A première vue le Yasna 30 consacré à la question du Mal, semble souffrir d’un paralogisme de l’ordre du diallèle. Le diallèle consiste à définir la malfaisance (l’acte mauvais) par l’Esprit du Mal tout en définissant ce même Esprit par la malfaisance. Si l’on peut admettre sans trop de problèmes que la bonté de l’esprit du Bien se manifeste par son choix de l’a a , alors qu’elle constitue une Entité distincte, plus délicate est l’explication de la méchanceté de l’esprit du Mal qui, au Yasna 30-5, est renvoyée à son choix :

« aiiā mainiuuā varatā, yǝ drǝguuā aci tā vǝrǝziiō a ǝ m mainiiu spǝ ni tō, yǝ xraoždi tǝ ṇg asǝ nō vast ya cā x nao ǝn ahurǝm, haiϑiiāi iiaoϑanāi fraorǝt mazd m »330

« Des deux Mainyu, le menteur a choisi de faire ce qu’il y a de plus mal [aci tā vǝrǝziiō], Mainyu Spəništa [Meilleur Esprit], qui se vêt des pierres les plus solides [xraoždi tǝ ṇg asǝ nō] a choisi Aša, Et ceux qui, par des actions vraies, satisfont Ahura Mazdâ avec dévotion »331.

Quelques observations philologiques et étymologiques préalables s’imposent. Les termes traduits par « les pierres les plus solides » (Kellens), ou « les plus fermes cieux » (Duchesne- Guillemin), témoignent d’une croyance ancienne selon laquelle le ciel est constitué de pierre solide. Āsmān est le terme indo-iranien pour désigner le ciel. Le mot est dérivé de la racine indo-européenne *akmon (qui a donné le grec âkmôn signifiant l’enclume), et qui dérive elle- même de *asris signifiant la bordure332. Tous ces sens suggèrent la notion d’impénétrabilité qui, appliquée au ciel, exprime l’invulnérabilité contre les attaques malveillantes, peut-être de la part des dieux ou des démons mauvais. L’entité généralement citée en opposition au Mal est l’A a . Dans les Gāϑā cette entité, la plus éminente, est mentionnée cent soixante-deux fois. Ce nombre très élevé d’occurrences, dans un texte de volume réduit, témoigne de la place et de l’importance de cet auxiliaire d’Ahura Mazdā dans la pensée du poète. La valeur concrète de cette entité est le Feu comme le précise Pierre Lecoq : « Il entretient un rapport plus étroit avec Ātar, le feu, avec lui, il brûle le méchant… Aša est lié au soleil et à la lumière… »333.

L’Avesta lui a consacré le Ya t 3 « Hymne à A a Vahi ta », Le Meilleur A a .

Or, l’A a gâthique correspond au Rta védique et à l’Arta perse 334 c’est un être céleste digne d’adoration, parfois, mais rarement, personnifié. Duchesne-Guillemin explique l’ancienneté du Rta par sa persistance onomastique :

« L’ancienneté de la notion est assurée non seulement par la concordance des témoignages indiens et iraniens, mais aussi, directement, par la présence du terme dans les noms propres de chefs aryens de Mitani, de Syrie et de Palestine, connus dès 1400 environ [avant J.C.] par les tablettes d’El Amarna : (A)rtamanya, (A)rtashumara, (A)rtatâma…Dans l’Iran historique, la tradition se perpétue de faire

330 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 111. 331 Les Livres de l’Avesta, p. 728. 332 ÂRYANPOUR, 2005, p. 63. 333 Les Livres de l’Avesta, p. 65. 334 Duchesne-Guillemin, Paris, 1975, p. 58. 89 entrer ce terme dans les noms propres, et notamment dans ceux de souverains. Chez les Mèdes, les textes cunéiformes attestent sous Salamanassar III (858-824), un Artasari ; sous son successeur, un Artasiraru… En Perse, comme on sait, Artaxerxès s’appelait exactement Artakhshatra, nom repris par plusieurs de ses successeurs, et, plus tard, par Ardeshir, fondateur de la dynastie sassanide. Les Achéménides connaissent un adjectif dérivé artâvan, et Arta est lui-même déclaré adorable, avec Ahuramazda, par Xerxès. »335.

On peut suivre encore Duchesne-Guillemin lorsqu’il examine le contenu de la notion de Rta, en distinguant trois valeurs :

1. « L’ordre naturel. Dans le Veda, le Rta assure le retour des aurores, le cours des fleuves, etc. comme le fait remarquer Geiger, « l’action du Rta doit nécessairement s’exercer avant tout dans les choses mobiles, eaux courante, corps céleste, aurores, “roue” des saisons. Mais l’important est toujours que ce mouvement s’accomplisse d’une façon correcte, régulière, identique à elle-même, comme le Rta, incarnation et norme éternelle de toute rectitude, l’a immuablement établi, depuis toute origine ». C’est, si l’on veut, la règle fixe de toute mobilité. »

2. « L’ordre liturgique. Une foule de passages et d’expressions du Rgveda,… attestent ce sens. Ainsi, V.12, 6 : “ Quiconque, ô Agni, honore avec vénération ton sacrifice, celui-là garde le Rta.”. La « parole d’Rta », c’est la prière. Ce sens proprement « religieux » est également attesté par les gâthâ, mais de façon indirecte. »336.

3. « Dire le Rta, rtam vad, c’est dire la vérité : le faux est souvent appelé anrta « ce qui n’est pas rta ». Une même expression désigne l’ordre naturel régi par Rta et l’ordre moral, règle de la conduite humaine : c’est le « chemin d’Rta » chemin tissé de lumière, sans épines, aisé à suivre pour le juste ; et Zoroastre demande à connaître « les droits chemins vers Arta ». »337.

Les trois valeurs cosmiques, liturgiques, et épistémico-morales de la notion védique de Rta, doivent être mises en relation avec la notion d’harmonie. Pierre Lecoq explique en effet que le terme védique rta, dérive de la racine indo-européenne *ar signifiant attacher, adapter, arranger338, d’où l’idée de l’ajustement de la matière primordiale dans un « kosmos » au sens grec, autrement dit la mise en ordre, l’arrangement.

Ces valeurs du Rta sont aussi celles de l’A a qui représente ainsi à la fois l’arrangement cosmique, celui de la liturgie et du rituel, et enfin celui de la vérité et de la morale.

Le Yasna 44-3 illustre la signification cosmique de l’A a :

« tat ϑβā pǝrǝsā, ǝrǝ mōi vaocā ahurā kasnā z ϑā, ptā a a hiiā pouruiiō kasnā xvǝ ṇg, strǝ mcā dāt aduuānǝm kǝ yā mā , ux iieitī nǝrǝfsaitī ϑβat tācīt mazdā, vasǝmī aniiācā vīduii »339

335 Zoroastre, p. 57-58. 336 Ibid. p. 59. 337 Ibid. 338 Cette même racine indo-européenne *ar signifiant ajuster ou joindre est à l’origine de toute une série de termes grecs apparentés: ainsi àrmôsein, harmoniser ; àrariskein, (ajuster) ; àrthreîn, (emboiter) ; àrthmeîn, (joindre). De ces verbe sont issus non seulement àrmonia, (harmonie) ou àrmôs, (articulation notamment liée aux membres, comme la bouche ou le pied) et àrthmôs, (jonction) ; mais aussi àrithmôs, (nombre) ; àrèskein, (être agréable, plaire) ; àretè, (excellence) ; àristos, (meilleur). », Wersinger A. G., La sphère et l’intervalle, Grenoble, Jérôme Million, 2008, p. 28. Nous constatons que la référence des Gâthas pourrait reculer de plusieurs siècles l’origine de la notion grecque et notamment pythagoricienne de l’harmonie… 339 Les Textes Vieil-Avestiques, p. 149. 90

« Je te demande ceci. Dis-moi clairement, ô Maître : qui donc est par engendrement [z ϑā] le père [ptā] fondamental [pouruiiō] de l’Harmonie [A a ] ? Qui donc a établi le chemin [aduuānǝm] du soleil et des étoiles [xvǝ ṇg, strǝ mcā] ? Et qui est celui par lequel la lune [mā ] croît et puis décroît ? Ce sont ces choses que je veux savoir [vīduii ], ô Mazdā, et d’autres encore. »340.

Cette stance témoigne du fait qu’A a exprime un mouvement régulier et permanent, observable dans le ciel sidéral.

Quant à la valeur rituelle ou liturgique, elle est attestée au Yasna 43-9 où le culte est adressé au feu qui constitue, on s’en souvient, la valeur concrète d’A a :

« spəṇtəm at ϑβā, mazdā mə hī ahurā hiiat mā voh , pairī.jasat mana hā ahiiā fərasə m, kahmāi vīuuīduii va ī at ā ϑβahmāi, āϑr rāt m nəma hō a a hiiā mā, yauuat isāi mainiiāi »341

« Le saint [spəṇtəm], j’ai su que c’était toi, ô Seigneur Sage, Quand il s’approcha de moi en tant que Bonne Pensée. A sa question « A qui veux-tu adresser ton culte ? » -« A ton feu ! » ai-je répondu. « En lui faisant l’offrande de vénération, « Je veux penser tant que je le pourrai à la Justice [l’A a ]. »342.

Les termes originaux traduits par l’auteur de Zoroastre par « culte » et « l’offrande de vénération » sont respectivement «vīuuīduii » et « nəma hō ». Pour rendre « vīuuīduii » Kellens propose l’idée d’« annonce » et pour « nəma hō » celle de : « don d’hommage » 343. Insler traduit344 le premier par « to serve » et le deuxième par « I shall respect ». Ces traductions voisines suggèrent un contexte rituel et cultuel, comme l’indique aussi le sens actuel de « nəma hō » en farsi, la prière journalière et, d’une façon générale, toute prière ou louange.

Duchesne-Guillemin signale un rapport d’A a avec la déesse de la dévotion et de la déférence, Ārmaiti illustrée par le Yasna 34-11 :

« at tōi ub hauruuā scā, xvarǝϑāi.ā amǝrǝtatā scā va hǝ u x aϑrā mana hō, a ā mat ārmaiti vax t utaii itī tǝuuī ī, tāi ā mazdā vīduua m ϑβōi ahī »345.

« La Dévotion, unie à la Justice [A a ], fera croître l’endurance et la force. Par celles-ci, tu renforces, Seigneur, ceux qui s’opposent à tes ennemis. »346.

Le terme Ārmaiti est moins fréquemment mentionné dans les Gāϑā, mais son rapport avec Aša contribue à mieux cerner le sens du Mal selon Zoroastre. Son nom indo-iranien, puisque

340 Ibid. 341 Ibid. p. 145. 342 Zoroastre, p. 237. 343 Les Textes Vieil-Avestiques, p. 145. 344 The Gâthâs of Zarathustra, p. 63. 345 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 128. 346 Zoroastre, p. 167. 91 qu’il a son équivalent en Inde aussi, Ārmaiti, est composé de la racine *ar, ajustement et agencement, et de la racine *man, penser : « Il signifie donc « Sainte Pensée Conforme », ou « Sainte Piété, Dévotion ». C’est un être féminin, le seul de la liste des Aməša Spənta [les Immortels Bienfaisants]. »347. Selon Dumézil, la présence de cette Entité dans le texte des Gāϑā est une énigme non résolue. Il formule cette énigme dans une question hardie :

« Armaiti d’ailleurs est par elle-même une énigme : comment ce génie de la Terre, plus fortement lié à la terre qu’aucun des Aməsha Spənta, est lié à l’élément qu’il patronne, comment cette terre personnifiée a-t-elle reçu un nom indo-iranien qui désigne proprement la Pensée correcte, conforme, la Soumission d’esprit, la Piété ? Nous n’avons aucune explication nouvelle à proposer. »348.

L’avestique Spəṇta Ārmaiti, dans la tradition zoroastrienne, rencontre des significations qui ne sont pas éloignées de celles qui ont été proposées par les philologues. Les significations généralement admises par la tradition sont d’abord la pudeur et le dévouement, ainsi que la patience et la révérence. En outre, son rapport avec la terre a toujours été souligné. Le dernier mois du calendrier iranien, avec un changement phonétique, est à son nom, et représente l’image de la « femme au foyer », le cinquième jour de ce mois étant consacrée à la fête des femmes.349.

La liaison intime d’Ārmaiti avec l’A a , malgré le doute justifié de Dumézil est confirmée dans le texte à plusieurs reprises et dans des expressions qui ne souffrent d’aucune ambigüité, ainsi dans le Yasna 51-21 :

« ārmatōi nā spǝṇtō, huuō cistī ux āi iiaoϑanā da nā a ǝ m spǝ nuuat , voh x aϑrǝm mana hā mazdā dadāt ahurō, tǝ m va vhīm yāsā a ī m »350.

« L’homme de la Dévotion [ārmatōi nā] est saint [spǝṇtō] ; Par l’intelligence, par les paroles, par l’action, Par la conscience [da nā], il accroît la Justice [l’A a ] »351.

La strophe 6 du Yasna 44 met l’accent sur le rapport particulier de ces deux entités et précise qu’ Ārmaiti « secondera par ses actes la Justice »352.

La strophe suivante affirme clairement que le respect et même la soumission à l’égard du supérieur hiérarchique sont les sens fondamentaux attribués à cette entité féminine, car, en évoquant l’effet de sa présence, le poète se demande « Qui a fait le fils respectueux en son âme à l’égard de son père ? »353.

Nous pourrions multiplier ces témoignages à propos du rapport de l’Ārmaiti avec l’A a pour mettre en évidence qu’il désigne le respect et la soumission. Le Yasna 33-13 est un autre exemple du rapport entre ces deux entités, et permet de constater leur rapport avec la conscience, da nā :

347 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 66-67. 348 DUMEZIL Georges, Paris, 1945, p. 170-171. 349 Extrait de POURE DAVOUD Ebrahim, Yashts, Téhéran, Assatir, 1999, p. 93-94. Texte persan, ma traduction. 350 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 185. 351 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Zoroastre, p. 247. 352 Ibid. p. 183. 353 Ibid. 92

« rafǝ rāi vouruca ān , dōi ī mōi yā vǝ abifrā tā x aϑrahiiā ahurā, yā va hǝ u a i mana hō frō spǝṇtā ārmait , a ā da nā fradax aiiā »354

« Pour m’aider, ô toi qui vois loin [vouruca ān ], montre-moi vos miracles [abifrā incomprable], Ceux de la royauté [x aϑrahiiā], ô Ahura, qui sont la récompense de Vohu Manah ; Enseigne [fradax aiiā] par Aša, ô Spənta Ārmaiti, les da nā. »355.

Enfin, la valeur épistémique et morale est illustrée par le fait que l’ennemi fondamental de l’Aša est la Druj, ennemi de la Vérité et de la Justice.

Le sens couramment admis de la Druj surtout aujourd’hui, c’est en effet le Mensonge. Mais sa signification est plus complexe. Duchesne-Guillemin aborde l’opposition de la Druj et de l’A a en rappelant qu’elle « remonte au moins à l’époque indo-iranienne : dans le Veda, au rta s’oppose la druh. »356. Or, cet antagonisme est encore plus nettement accusé en Iran qu’en Inde. Partout dans l’Avesta ce démon de la tromperie s’oppose de manière systématique à A ha . Si nous nous autorisons à employer ce terme de démon pour désigner la Druj c’est en raison d’un fait bien attesté en Inde aussi bien qu’en Iran. Précisons que par ce terme de démon, nous n’entendons pas un être intermédiaire, mais plutôt un anti-dieu. En outre, en tenant compte du prolongement de l’histoire lointaine de cette dualité à l’époque indo-iranienne, nous pouvons admettre que le sens profond de la Druj, se tire de son opposition avec le sens d’A a que nous avons défini comme l’arrangement harmonieux. La Druj indiquerait le Désordre, la Dysharmonie. Toutefois, abordant à son tour la notion védique de Rta et son opposé, Jean Kellens semble récuser cette interprétation : « Rta ne s’oppose pas à sa négation, qui serait le chaos, comme son équivalent indien rta s’oppose à anrta, mais à la notion féminine de Druj, que l’on traduit approximativement par tromperie et qui n’est pas désordre, mais l’ordre mauvais que tentent d’imposer les démons. »357.

Nous ne pouvons pas suivre Kellens pour deux raisons. D’une part, si l’opposé de Rta indien et de l’A a iranien est bien la Druj, les notions indiennes et iraniennes, communes au départ, ne suivent pas toujours des évolutions similaires. Nous en avons des témoignages textuels dans les deux traditions qui montrent qu’après la séparation de ces deux peuples au début du 2ème millénaire, chacun a emprunté une voie opposée à l’autre sur la question de la valeur positive ou négative des divinités ancestrales. Citons l’exemple des asuras indiens divinités de plus haut rang fonctionnaire et des ahuras iraniens qui empruntent deux voies opposées comme nous l’avons signalé au chapitre I-VI. Mais d’autre part et surtout, l’interprétation de Kellens ne peut pas être étayée par des passages des Gāϑā. Dans l’Avesta récent où l’opposition gâthique des deux mainiiu s’établit entre Ahura Mazdā et l’esprit mauvais, A ra mainiiu, celui-ci reçoit une épithète presque constante qui, dans certains passages, s’identifie concrètement à lui. Il s’agit du terme paitiiāra traduit par l’«hostilité ; la contre création », sens que lui attribue notamment Céline Redard dans son Introduction à l’Avesta récent. Pour les exégètes avestiques des Gāϑā, l’esprit mauvais se manifeste par l’opposition contre la

354 Les Textes Vieil-Avestiques, p. 116. 355 LECOQ Pierre, 2016, p. 745. 356 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Paris, 1962, p. 191. 357 « Zarathustra et le Mazdéisme », p. 152. 93 création. Considérons d’abord les termes utilisés par les Gāϑā dans le Yasna 30-4 qui sont à l’origine d’une telle interprétation :

« Et alors, lorsque les deux Mainyu se rencontrèrent, ils établirent d’abord La vie et la non-vie [ga mcā ajiiāitīmcā] »358.

Kellens dans sa dernière traduction des Gāϑā359 traduit ces termes par « la vie et l’absence de vie ». Il est évident que ce terme de non-vie ou l’absence de vie ne signifie pas la mort, car les sectateurs de la Druj sont vivants parmi les autres. La vie est l’œuvre de l’esprit bon qui a un lien étroit avec Ahura Mazdā. Cet esprit bon est son fils et les Gāϑā laissent entrevoir que ce fils est identique à son père. Il a choisi de se rallier à l’A a , à savoir l’Ordre et l’Harmonie, à la différence de son rival, l’esprit mauvais, qui a choisi de faire les pires choses. Or, le ciel gâthique est l’apanage exclusif des divinités bonnes et bienfaisantes et ne comporte aucune divinité mauvaise, sauf une exception au Yasna 51-11 signalée par Kellens (nous l’avons cité au chapitre II-I). De plus, l’agencement du monde est l’acte d’Ahura Mazdā : les strophes du Yasna 44 exposent clairement que c’est lui qui est le père d’A a , et c’est toujours lui qui a assigné au soleil et à la lune ainsi qu’aux étoiles leurs chemins et parcours respectifs. C’est lui qui a fixé la terre en bas et le ciel en haut, dans les nuées de manière qu’ils ne tombent pas, etc. Et son action s’est exercée aussi dans le domaine humain comme en témoigne le Yasna 31-11 que nous citons dans la traduction de Kellens :

« hiiat nǝ mazdā paouruuīm, ga ϑā scā ta ō da nā scā ϑβā mana hā xrat cā, hiiat astuuaṇtǝm dadā u tanǝm hiiat iiaoϑanācā sǝ ṇgh scā, yaϑrā varǝnǝ ṇg vasa dāiiet »360

« Du fait initial que, par ta pensée, ô Mazdā, tu as taillé nos corps-vivants, nos âmes-da nā [ga ϑā scā ta ō da nā scā] et leur aptitude (respective), que rend osseuse [astuuaṇtǝm] leur animation et que tu mets les actes et leur définition là où il ( ?) fait prendre place aux choix et aux volontés [varǝnǝ ṇg vasa], »361.

Ahura Mazdā a « taillé » pour nous les corps et les âmes, par sa pensée. La structure du monde vivant est donc son œuvre. La vie, telle est la « création » du dieu. Son contraire, la non-vie, prend ainsi le sens de « contre création ». Et comme pour le texte gâthique il n’y a qu’un seul monde marqué par la présence de l’entité principale, l’A a , l’ordre et l’harmonie, la « contre création » ne s’effectue pas dans les Gāϑā par la création d’un autre monde par l’esprit méchant. Tout ce que les Gāϑā attribuent à l’esprit méchant c’est d’introduire du mal dans le monde par un choix mauvais362. Le sens propre de la « contre-création » désigne donc en réalité seulement une attaque violente qui vise à briser l’ordre établi par le dieu, et pareille attaque ne peut que produire du désordre dans le monde, et non pas à instaurer un nouvel ordre qui serait mauvais. La défaillance de l’objection de Kellens, à notre avis, réside dans le point de vue particulier qui le fait traduire et interpréter le texte gâthique : il n’y voit rien d’autre qu’un texte rituel destiné à établir le nouvel ordre liturgique d’un nouveau culte, ce qui est correct mais insuffisant.

358 Les Livres de l’Avesta, p. 728. 359 L’exégèse du sacrifice comme principe unitaire de l’Avesta, p. 18. 360 Les Textes Vieil-Avestiques, Wiesbaden, 1988, p. 115. 361 L’exégèse du sacrifice comme principe unitaire de l’Avesta, p. 19. 362 Voir ce sujet dans le chapitre I-VI et notre annexe n° 5. 94

Nous devons conclure en conséquence que l’A a en tant qu’ordre s’oppose bien à la Druj en tant que désordre, seule « œuvre » possible d’A ra mainiiu. Voilà le sens profond du Mal. Sans doute le mensonge est un aspect de la signification de la Druj comme l’atteste une inscription royale de Persépolis, rapportée par Dumézil sous la mention Persép. D 3 qui concerne Darius, le roi achéménide. Darius demande qu’Ahuramazdā protège son empire « de l’armée ennemie, de la mauvaise année, de la tromperie » et Dumézil commente : « ce dernier mot, drauga, dans le vocabulaire du Grand Roi, désigne surtout la rébellion politique, la méconnaissance de ses droits souverains, mais en faisant aussi allusion au péché majeur des religions iraniennes, le mensonge. »363. Mais le mensonge n’est pas le seul aspect de la notion comme l’a bien vu Duchesne-Guillemin :

« Il suit de tout cela que le terme druj, si important dans l’Avesta, doit être compris, dès l’origine, en fonction de son opposé rta : c’est le « contraire de l’ordre » ; et c’est donc le restreindre indûment que de le traduire par « mensonge ». Il faut lui reconnaître le sens beaucoup plus général de « désordre, injustice, tromperie ». Ce sera, pour Zarathustra, l’équivalent du Mal. »364.

Ce Mal, pour le Zoroastrisme mazdéen, est introduit dans le monde par un acte de choix. Mais qu’entendre précisément par ce choix ? S’agit-il de sélectionner dans un absolu un parti contre un autre ? Ou s’agit-il de prendre parti à l’intérieur d’une tension entre deux opposés ? Nous avons vu que certains passages des Gāϑā mentionnent deux sortes d’existence : l’une osseuse, astuuata, est corporelle et l’autre, céleste est faite de pensée, mana ha. Si l’existence céleste, emplie de lumière est exempte de Mal et à ce titre ne contient que des êtres bons et bienfaisants, il ne faut pas en déduire que l’existence corporelle est radicalement mauvaise. C’est que le monde corporel peut se mêler au Mal comme permet de l’affirmer le Yasna 45- 1 :

« …nōit daibitīm, du .sasti ah m mər iiāt Akā varanā, drəguuā hizuuā .āuuərətō »365

« …Puisse celui qui donne de mauvaises définitions [du .sasti – le mauvais enseignant], le partisan de la Tromperie prisonnier de sa langue, ne pas détruire [mər iiāt ] par son mauvais choix [Akā varanā] la seconde existence [daibitīm ah m]»366.

Dans les textes pahlavis, les interprètes de l’Avesta définissent le monde comme un monde de mélange, gum či n i dām. Du même coup, l’on comprend que ce qui constitue la condition nécessaire du choix c’est la tension entre le Bien et le Mal, intrinsèque au monde de mélange, et non pas l’opposition absolue du Bien et du Mal. Parce qu’elle implique le mélange, la notion de choix propre aux Gāϑā possède une essence médiane et intermédiaire qui l’empêche d’être définie par sa valeur optimale, le Bien. Dans le cadre de la cosmogonie mazdéenne, le choix est l’acte fondamental des deux esprits fondamentaux, mainiiu pauruii , dans un monde de mélange, ou selon le Yasna 31-12 un monde de confusion :

« aϑrā vācǝm baraitī, miϑahuuacā vā ǝrǝ .vacā vā vīduuā vā ǝuuīduuā vā, ahiiā zǝrǝdācā mana hācā ānu .hax ārmaiti , mainii pǝrǝsait yaϑrā ma ϑā »367

363 DUMEZIL Georges, L’idéologie tripartie des Indo-Européens, Bruxelles, Latomus, 1958, p. 20. 364 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 61. 365 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 154. 366 Ibid. 367 Ibid. p. 115. 95

« Depuis lors [la création], l’homme aux paroles fausses [vācǝm miϑahuuacā ]] élève la voix autant que l’homme aux paroles justes [ǝrǝ .vacā ], L’initié [vīduuā ] autant que le non-initié [ǝuuīduuā ], chacun selon son cœur [zǝrǝdācā] et sa pensée. Que la Dévotion éprouve, l’un après l’autre, les esprits où il y a confusion ! [ma ϑā, doute] »368.

D’une manière plus générale, le Gāϑā 31- 2 parle de la nécessité d’un guide ou d’un juge pour permettre aux hommes de surmonter la confusion. Dans la strophe précédente à celle-ci, Zaraϑuštra, en s’adressant aux auditeurs, fait allusion aux consignes données par Ahura Mazdā à la fin de la Gāϑā 30-11, concernant la rétribution différente des justes et des méchants, et exprime son pessimisme à propos de ceux qui n’entendent pas ces paroles et se livrent à la corruption des créatures de l’A a , ici la Justice. Voici la strophe 31-2 :

« yezī āi nōit uruuān , aduuā aibī.dǝrǝ tā vax iiā at vā vīspǝ ṇg āiiōi, yaϑā rat m ahurō va dā mazdā aiiā saiiā , yā a ā t hacā juuāmahī »369

« Puisque le meilleur à choisir des deux chemins [aduuā ] n’est pas mis par là en évidence, Je viens à vous tous comme le juge [rat m] des deux partis, - Tel que me connaît le Seigneur Sage -, Afin que nous vivions selon la Justice. »370.

Il convient de saisir que si le monde est un monde de mélange, l’homme qui l’habite est un être médian entre deux directions distinctes. Une telle situation qui fait de l’homme un être proprement intermédiaire nous interdit de définir le Mal comme le contraire du Bien et nous incite à comprendre cette opposition en tant que différence de degré, avec cette conséquence que le principe de l’Éthique ne serait pas le bien en tant que valeur absolue, mais ce qui fait communiquer le Bien et le Mal, à savoir le choix. On comprend la réaction dualiste aiguë du Mazdéisme tardif à rejeter avec véhémence l’hypothèse d’une communauté de nature entre les deux rivaux contraires, en poussant leur opposition à l’extrême.

À ce titre, le Zurvanisme qui pose un principe au-delà du Bien et du Mal, et que nous allons étudier dans le chapitre III, propose une piste plus satisfaisante. Pour le moment nous allons répondre à une question de parcours : quel est le rapport du Zarathoustra de Nietzsche avec la figure que nous avons présenté dans ce chapitre.

368 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 220. 369 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 113. 370 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 218. 96

II – IV Nietzsche et Zaraϑuštra

Le retour inattendu de Zarathoustra au devant de la scène spéculative métaphysique et philosophiquedes dernières décennies du 19ème siècle demande à être examiné. Ce retour est opéré par le livre capital de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Nous sommes doublement intéressés par ce retour : premièrement, à partir du moment où nous défendons et établissons dans les deux premières sections de ce chapitre l’historicité à notre avis incontestable de Zaraϑuštra, une question devient particulièrement intéressante pour nous : quel est le rapport entre notre Zaraϑuštra et le Zarathoustra nietzschéen ? Autrement dit, Nietzsche parlait-il, oui ou non, de la même figure que nous ? Deuxièmement, quels sont les intérêts philosophiques qui ont conduit Nietzsche en tant que philosophe d’ampleur à choisir cette figure pour l’œuvre qui exprime sa pensée métaphysique ? Nous allons examiner ces questions d’une manière non exhaustive sans outrepasser le cadre de nos analyses dans ce chapitre. Ce qui justifie ce recours à la pensée nietzschéenne exprimée dans son œuvre majeure relève, premièrement de la familiarité d’un large public à propos de l’œuvre de Nietzsche qui peut faire passer l’image nietzschéenne de Zarathoustra pour le Zaraϑuštra historique que nous proposons dans notre exposé. Deuxièmement du point de vu particulier de Nietzsche concernant le bien et le mal d’avec celui que nous défendons dans notre travail. Autrement dit si pour Nietzsche la solution pour remedier la morale se trouve au-delà du bien et du mal - un point que nous estimons insuffisant parce qu’enfermé toujours dans le cadre de la philosophie – pour nous, en nous appuyant sur la figure de Zurvan, cette solution se trouve en déça de toute approche philosophique et morale.

Dès la première section du « Prologue de Zarathoustra » nous réceptionnons une image forte comparable à la mise en scène d’une pièce théâtrale, et l’assimilation implicite de Zarathoustra à l’objet central de cette section, le soleil. Ayant gravi cette haute montagne, dix ans auparavant, à l’âge de trente ans, un matin au levé du soleil Zarathoustra se mit à parler ainsi :

« Grand astre, que serait ton bonheur si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ? »371.

L’image d’un sage se retirant de la foule et se réfugiant dans un coin isolé afin de s’occuper de ses méditations silencieuses est une image très répandue à travers le monde. Ne fut-ce que dans la vie quotidienne, nombreux sont ceux qui, parmi nous, éprouvent le besoin d’une telle retraite solitaire pour se nourrir de leurs ressources profondes et retrouver la force nécessaire pour résister aux obstacles de chaque jour. Il n’y a donc rien de singulier dans ce passage. Mais dans cette petite « histoire » que raconte Nietzsche, se trouvent des allusions qui ne peuvent guère être considérées en tant qu’inventions du philosophe et philologue allemand. Ainsi, la retraite de Zarathoustra en haute montagne à l’âge de trente ans et durant dix ans : Ces chiffres correspondent bien à ceux que les ouvrages pahlavi, la langue parlée des Sassanides, nous présentent.

En effet quelques chapitres du livre 8 de Dīnkard372, littéralement « la composition religieuse », contiennent entre autres des informations sur la vie de Zaraϑuštra. Ces informations relèvent plutôt des légendes forgées par la tradition, qui se trouvaient

371 NIETZSCHE Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, Traduit par Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Le livre de poche, 2011, p. 17. 372 Nous avons présenté ce livre au chapitre I – II. 97 initialement dans les livres aujourd’hui perdus de l’Avesta. Le chapitre 13 de Dīnkard, numéroté en 16 paragraphes est consacré à la naissance de Zardux t, Zaraϑuštra, et ses sept entretiens avec Ohrmazd, forme évoluée d’Ahura Mazdā, et les Aməsha Spəṇta, les Immortels Bienfaisants de l’entourage d’Ahura Mazdā. Voici le paragraphe 3 :

« Arrivé à la maturité (purnāyīh), à l’âge de trente ans il parvient à entretenir (hampursagīh) avec Ohrmazd, et avoir sept entretiens pendant dix ans. »373.

Ces chiffres, trente et dix ans, ont été donnés également par un autre important ouvrage pahlavi, Zādspram, mais dans un différent contexte. Cet ouvrage de la fin du IXème ou début du 10ème siècle contenant 35 chapitres numérotés inégalement porte le nom de son auteur qui se présente à l’exergue de son ouvrage par ces termes : « Paroles de l’hērbed [un rang assez élevé de la hiérarchie sacerdotale zoroastrienne] Zādspram fils de Gušn-ǰam, (originaire) du sud. »374. Dans plusieurs chapitres, Zādspram attribue une liste relativement longue des miracles et des hauts faits légendaires à son Zardu t, Zoroastre, depuis sa naissance. Par exemple le chapitre 14 expose le cas de quelques hommes et femmes âgés qui se trouvaient coincés au bord d’une rivière, et que par l’absence du pont ils n’arrivaient pas à traverser l’eau. Zardušt « les fit traverser comme par un pont. (Ce) fut le signe (qu’il sera) un pont pour les vertueux, c’est-à-dire qu’il les conduit au paradis. »375.

Le chapitre 20 évoque les chiffres que nous intéressent. Un jour au milieu du printemps, et pour participer à une fête, Zoroastre qui est arrivé à l’âge de trente ans, prit le chemin de la plaine. Fatigué par la longue marche, et avant de rejoindre la foule, il s’endormit seul dans un coin. « Et il vit en rêve que des hommes de ce monde-ci tenaient de nombreux préparatifs vers le nord, jusqu’à ce que les hommes sur la terre apparussent au nord. Et à leur sommet (il vit) Mēdyōmāh fils d’Ārāstāy [le propre cousin de Zoroastre selon l’Avesta],… Et ceci montrait que d’abord Mēdyōmāh, ensuite tous les êtres osseux seront convertis. »376.

Après avoir mentionné les sept entretiens de Zoroastre, le chapitre 24 du livre mentionne le fait qu’au bout de dix ans, son cousin, et à sa suite le roi Wi tāsp [le roi gâthique protecteur de Zoroastre], malgré les complots des prêtres malveillants, seraient convertis.

Cet intervalle de dix ans à partir de l’âge de trente ans, évoqué dans l’ouvrage de Nietzsche à propos de Zarathoustra n’est pas le seul point qui noue l’image nietzschéenne du prophète à celle présentée par l’Avesta et les ouvrages pahlavi, nous y trouvons encore davantage de points à examiner. Un regard même superficiel sur les Gāϑā, l’œuvre attribuée à Zoroastre, est suffisant pour se persuader de la place et de l’importance du soleil et du feu dans le culte que prônait Zarathushtra. L’entité principale et omniprésente de l’entourage d’Ahura Mazdā, l’A a , s’identifie même avec le soleil et a le feu comme valeur concrète. Et la correspondance qu’établit le premier paragraphe d’Ainsi parlait Zarathoustra entre la montée et le déclin de ce « Grand astre », le soleil, et ceux de Zarathoustra n’est pas à notre sens un fait du hasard. La scène où Zarathoustra s’adresse au peuple pour lui « enseigner » le surhumain nous rappelle de près les multiples discours publics de Zaraϑuštra évoqués dans les Gâthâ. Tous ces points à côté d’autres nous convainquent que Nietzsche pourrait avoir accès à certain

373 Le Huitième livre de Dīnkard, traduction Mohsen NAZARI FARSANI, Téhéran, Faravahar, 2018, p. 62. Ma traduction. 374 GIGNOUX Philipe et TAFAZZOLI Ahmad, Anthologie de Zādspram, Paris, Association de l’avancement des études iraniennes, 1993, p. 31. 375 Ibid. p. 73. 376 Ibid. p. 77. 98 ouvrage sur Zoroastre. Nous pensons particulièrement à ses études de philologie en sa jeunesse coïncidant avec la publication des premiers résultats des linguistes sur l’Avesta et les ouvrages pahlavi. L’image fictive de Zarathoustra dans l’œuvre de Nietzsche montre certain point commun à celle « historique » présenté par les Zoroastriens. Pour quelles fins philosophiques et littéraires ce personnage a-t-il été choisi ? Pour donner une réponse à cette question il nous faut d’abord déterminer le projet philosophique de Nietzsche.

Si Ainsi parlait Zarathoustra a repris quelques thèmes des ouvrages antérieurs de Nietzsche, l’auteur par contre ne manque pas de préciser çà et là que les ouvrages qui ont suivi cette œuvre sont pour la plupart une sorte de commentaire de Zarathoustra, les ouvrages comme Par-delà bien et mal, Ecce homo, ou encore La généalogie de la morale. Ces textes successifs comme des commentaires les uns des autres, comme le note Patrick Wotling dans l’introduction de sa traduction de Par-delà bien et mal, sont l’ « indice de la permanence d’une problématique fondamentale constituée très tôt, et qu’il s’agira bien plus d’approfondir que de modifier. »377. Ce niveau très élevé de l’unité dans la pensée de Nietzsche exprime indéniablement les difficultés de tâche pour quiconque se donne à déterminer, non pas la pensée du philosophe qui se dérobe à toute fixation conceptuelle, peut-être à jamais, mais d’élucider le fil conducteur qui la caractérise. La moindre erreur dans cette tâche est fatale et nous éloignera définitivement de la bonne voie. C’est en acceptant ce risque errant que nous nous autorisons à voyager dans l’univers nietzschéen.

Un état de choses durable et très ancien oblige Nietzsche à réitérer inlassablement ses propos dans ses différents ouvrages. Il s’agit d’un problème détecté par lui très tôt par les réactions de ses auditeurs : ses discours sont complètement déroutants pour les oreilles habituées aux discours officiels philosophiques et semblent « inactuels, exigeants, et déplaisants à bien des égards »378. Au lieu de rester à ce constat de fait, Nietzsche marque son originalité en ouvrant le chemin pour les « philosophes de l’avenir », pour les créateurs, en interrogeant « véritablement le sens philosophique de cette situation pour l’intégrer à la réflexion particulièrement poussée qu’il mène sur les conditions de la réception et de la compréhension propres à une méditation qui renouvelle radicalement non les théories, mais les modes de pensée eux-mêmes, et bouscule ainsi des habitudes intellectuelles devenues confortables »379. Si la pensée de Nietzsche est de l’essence du nouveau, invisible et insaisissable au départ parce que l’habitude et la réduction au semblable sont des éléments constitutifs de « connaître », précis Wotling, alors les « esprits libres » et les « philosophes de l’avenir » doivent tirer les conséquences « précisément parce qu’ils doivent être créateurs et faire advenir des formes nouvelles »380. Il faut donc se donner à l’art de fabriquer les oreilles si la tâche fondamentale de la philosophie est bien de nature pratique et non théorique, et « s’il s’agit de travailler à un déplacement de valeurs, et non pas simplement à une récusation de doctrines »381.

Ainsi le projet philosophique de Nietzsche se définit-il. Ce projet, si l’on cherche à le définir de la manière la plus large, n’est pas exclusivement un projet critique ; il consiste à repenser l’objet ou plus précisément le problème fondamental de la philosophie, qui a été mal défini par la tradition. C’est un reproche constamment adressé par Nietzsche à ses devanciers qu’ils

377 NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, Traduction Patrick WOTLING, Paris, Flammarion, 2000, p. 9. 378 Ibid. 379 Ibid. 380 Ibid. p. 10. 381 Ibid. 99 demeuraient toujours « dogmatiques ». Par exemple la préface de Par-delà bien et mal commence par ces termes : « À supposer que la vérité soit femme, eh bien ? n’est-on pas en droit de nourrir le soupçon que tous les philosophes, pour être dogmatiques, ne comprenaient pas grand-chose aux femmes »382. Ce n’est pas la première fois qu’un philosophe soupçonne ces devanciers d’être dogmatiques. Avant Nietzsche Kant et Hegel, entre autres, ont adressé des mêmes accusations envers leurs prédécesseurs. La spécificité de la démarche nietzschéenne consiste essentiellement, comme l’enseigne Patrick Wotling dans son cour de philosophie de 2011- 2012 intitulé Nietzsche et la problématique des valeurs, en ce qu’elle ne se contente pas de déplacer une nouvelle fois le fondement de la philosophie, c’est la nature même du questionnement philosophique lui-même qu’il entend bouleverser, autrement dit le respect inconditionné des méthodologies antérieures à l’égard de la vérité qui ne mettaient en cause, aux yeux de Nietzsche, que la saisie de la vérité, la quête de la vérité. Cette figure séduisante de la vérité nous conduit à nous demander si pour notre philosophe ce n’est pas la notion de vérité elle-même, et avec elle la visée générale de la philosophie, qu’il faudrait repenser pour échapper enfin au dogmatisme ? Déplacer les valeurs c’est le mot d’ordre de la démarche nietzschéenne. Cela exige de lui et des philosophes de l’avenir de rompre avec les méthodes anciennes de la présentation des idées philosophiques. Parmi ces exigences, le choix du style et du langage capables de rendre compréhensible les idées nouvelles nous intéressent dans notre examen.

La profonde analyse que Nietzsche entreprend, surtout dans Par-delà bien et mal, sur l’origine et la fonction du langage, aboutit à une conséquence inattendue selon laquelle, contrairement à une idée répandue, le langage ne permet pas de tout dire, car la fonction originaire du langage n’est pas épistémique mais essentiellement sociale. Chapitre 268 de Par-delà le bien et le mal démontre que le langage n’est pas fondamentalement un instrument de connaissance de la réalité réservé aux philosophes ou élaboré par eux, mais bien plus une arme, un instrument permettant aux membres d’une communauté de s’associer et d’augmenter leurs forces pour faire face aux conditions de survie difficile. L’ultime aphorisme de Par-delà le bien et le mal nous désespère encore davantage du langage où Nietzsche donne l’impression d’être buté au bout de chemin : « Hélas, quelles drôles de choses vous êtes, mes pensées écrites et peintes ! Il y a peu, vous étiez encore si multicolores, jeunes et malignes, pleines de piquants et d’épices secrètes que vous me faisiez éternuer et rire – et maintenant ? Déjà vous vous êtes dépouillées de votre nouveauté, et quelques unes d’entre vous sont, j’en ai peur, sur le point de se transformer en vérité : elles ont déjà l’aire si immortelles, si désespérément comme il faut, si ennuyeuses ! »383. Pour faire face à une telle situation Nietzsche recourt à un style et un langage particulier, ce langage qui est une musique vivante.

Georges-Arthur Goldschmidt dans l’introduction d’Ainsi parlait Zarathoustra évoque les caractéristiques du style et du langage de Nietzsche. La spécificité de la pensée de Nietzsche, et d’une manière générale de toute pensée qui arrive à tel point de l’impériosité et de l’irrésistibilité, selon Goldschmidt, consiste en ce « qu’elle fait éclater toutes les formes où elle s’est jusque-là exprimée »384. Le problème dans lequel Nietzsche se trouvait pris, comme nous avons montré plus haut dans ce chapitre, est bien ce point particulièrement embarrassant qui caractérise sa pensée : « ce qu’il avait à dire prenait tout naturellement place à l’intérieur de la

382 NIETZSCHE, Traduction Patrick WOTLING, 2000, p. 43. 383 Ibid. p. 280. 384 NIETZSCHE, 2011, p. 7. 100 philosophie dont il ne pouvait pourtant pas emprunter la langue et pas davantage les “idées”. »385. La lourdeur de la langue et du style philosophiques de son temps ne lui laissaient aucune chance de communiquer parfaitement la fraîcheur, la nouveauté et, en même temps la jeunesse de sa pensée à ses auditeurs. Pour rendre accessible ce cri d’alarme du déclin tragique de l’humanité pour sa communauté, « les philosophes de l’avenir », Nietzsche ne recourt pas à l’invention d’un nouveau langage au-delà du langage ordinaire et commun. Paradoxalement par rapport à la jeunesse de sa pensée il adopte un langage et un style de rédaction quasi archaïques, non pas comme les philosophes jusqu’alors, en élucidant sa pensée au moyen de concepts connus, mais essentiellement pour alerter sa communauté du futur, les philosophes de l’avenir, du danger qui est en train de détruire l’humanité tout entière : le Nihilisme en marche de devenir universel, le nihilisme qui épuise ses ressources dans l’incrédulité des valeurs non réelles établies au cours des siècles par le Platonisme et le Christianisme. Par ce choix Nietzsche « tente de retourner à une sorte de jeunesse de la parole, à une forme d’expression quasi archaïque. »386. Le sous-titre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Un livre pour tous et pour personne, dévoile qu’à quel point ce choix est un choix conscient et réfléchi. En même temps que tout le monde peut lire ce livre, il n’y a presque personne, au moins parmi ceux qu’il connaissait, qui saisisse l’essence fraîche de la pensée exprimée par ce langage, ce qui fait de Nietzsche de son vivant un posthume.

C’est pour ses raisons que le livre central de Nietzsche se sert d’un personnage archaïque mais bien connu de tous : Zarathoustra. Ses nouvelles « paroles », comme ses anciennes, sont, de l’aveu de Nietzsche, lyriques et hymniques non pas à la gloire d’Ahura Mazdā, mais plus précisément un dithyrambe, l’hymne à l’honneur de Dionysos, comme le précise Ecce Homo : « Tout mon Zarathoustra n’est qu’un dithyrambe en l’honneur de la solitude, ou, si l’on m’a compris, en l’honneur de la pureté… »387.

385 Ibid. 386 Ibid., p. 8. 387 NIETZSCHE Friedrich, Œuvres philosophiques complètes VIII, Le cas Wagner – Crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo – Nietzsche contre Wagner, textes établis par G. Colli et M. Montinari, traduit par Jean Claude Hémery, Paris, Gallimard, 1974, Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage » p. 256. 101

III - ZURVAN Le DIEU-TEMPS

III – I Zurvan dans les textes

Dans cette partie de notre étude consacrée à l’étude de Zurvan, nous allons présenter sommairement les documents qui mentionnent expressément ou allusivement ce dieu mystérieux. La nécessité de cet examen vient du fait que, contrairement à l’étude de la pensée de Zaraϑuštra rendue possible, avec une relative certitude, par un texte authentique, les Gāϑā, en revanche, sur Zurvan et son culte nous ne disposons d’aucun texte original ancien qui en témoigne d’une manière aussi certaine que le texte gâthique. Tous les témoignages dont nous disposons sont tardifs et parfois ne mentionnent même pas explicitement le nom de Zurvan, et c’est seulement par un travail de comparaison entre eux et les fragments ou les passages plus explicites que nous arrivons à établir que le texte en question parle de Zurvan. Nous ne sommes pas actuellement en mesure de déterminer les causes d’une telle pénurie, nous la prenons seulement en compte comme une donnée effective. Mais ce manque cruel n’affecte pas l’originalité de notre travail, car nous allons voir progressivement que les multiples témoignages parfois assez anciens des Indiens, Grecs et autres démontrent l’ancienneté de la réflexion iranienne enracinée dans son passé indo-iranien voire indo-européen.

Zurvan ou zrvan avestique dérive étymologiquement de la racine avestique zar, signifiant vieillir ou faire vieillir388, ce qui peut être le propre du temps conçu comme ce qui est à la fois vieux et toujours en train de courir. Dans le Farsi d’aujourd’hui, en Iran ou dans les pays voisins de l’Est, le mot zar est couramment présent, mais signifie essentiellement le vieillard, et surtout l’état de faiblesse lié à l’augmentation de l’âge. Mais le nom de Zurvan qui a une présence minime dans l’Avesta, le livre sacré des zoroastriens, est à chaque fois accompagné de deux épithètes : Zurvān akarāna, « Temps infini et sans borne » 389 ; Zurvān darəγō.xᵛa āta, « Temps longuement autonome »390. Par exemple, le Yasna 72-10, c'est-à-dire l’avant-dernière phrase du dernier chapitre du livre de Yasna, l’un des cinq livres de l’Avesta, mais le livre le plus important et le plus spéculatif, contient les noms de quatre divinités, dont les trois dernières sont en liaison apparente et considérées par certains comme les trois aspects d’une même divinité. C’est ainsi que le livre de Yasna s’achève :

«… rāmanasca xᵛāstrahe vaiiao uparō.kairiiehe tara ātō aniiāi dām n a tat t vaiiō yat t asti spəṇtō.mainiiaom ϑβā ahe xᵛa ātahe zruuānahe akaranahe zruuānahe darəγō.xᵛa ātahe +a ə m voh »391

388 KELLENS Jean – PIRART Éric, Liste du Verbe Avestique, Wiesbaden, Verlag, 1995, p. 68. 389 karâneh est un terme toujours présent dans le farsi actuel. Il signifie borne, limite et frontière. Akarâna est donc le négatif de ces sens : sans borne, illimité et sans frontière. 390 dareghô est présent dans le farsi actuel sous la forme de dîr et dîrpa signifiant ce qui dure longtemps. xvadhâta est un composé de deux termes signifiant « celui qui se tient de lui-même » ou « celui qui tire son existence de soi-même ». La forme actuelle est xodâ ce terme a été traduit par « longuement autonome ».

391 REDARD Céline et KELLENS Jean, Études avestiques et mazdéennes, Vol. 5 – La liquidation du sacrifice (Y 62 à 72), Paris, De Boccard, 2013, p. 62.

102

« [Je souhaite le sacrifice, la prière, la force, la vigueur ;] Pour Rāma Xwāstra ; pour Vayu à l’activité supérieure, Qui se trouve au-delà des autres créatures [dām n] ; Cela est à toi, ô Vayu, ce qui est Spənta Mainyu est à toi ; Pour Θwāša l’autonome ; Pour Zurvān infini [zruuānahe akaranahe]; Pour Zurvān longtemps autonome [zruuānahe darəγō.xᵛa ātahe] »392.

Cette distinction entre deux modalités du temps trouvera sa pleine explication dans les textes pahlavi (le Moyen Perse), mais témoigne à sa manière de l’ancienneté de la réflexion et d’une théorie sur le temps chez les anciens Iraniens, du moins chez les auteurs du Yasna.

Dans un autre livre de l’Avesta, Vendidād ou vid vdād 19-13 et 16, Ahura Mazdā ordonne à Zoroastre d’adorer Zurvan akarana et Vayu, dieu « prompt » :

« Invoque, toi Zarathushtra, Θwāša l’autonome, Zurvān infini, Vayu à l’action supérieure, le valeureux Vāta créé par Mazdâ » 19-13 393.

En 19-16, Zaraϑuštra exauce l’ordre divin en invoquant les quatre divinités dans le même ordre et avec les mêmes épithètes.

Nous avons déjà noté, au chapitre II-I, que l’Avesta ancien, les Gāϑā, laissent en suspens la question du père des deux jumeaux et ne font aucune allusion ni à Zurvan ni à Mithra. Et l’Avesta récent accorde, comme on vient de vérifier, une place infime à Zurvan. En revanche, ce dieu est au centre de quelques ouvrages pahlavi importants comme Bundahi n, littéralement la Création fondamentale ; M nōk Xrat, Sagesse céleste ; Zādspram, le nom propre de l’auteur. Abordons les choses en citant quelques passages de M nōk Xrat.

Le titre de ce livre, M nōk Xrat, n’est pas facilement traduisible en français dépourvu des termes capables de rendre le véritable sens de ces termes pahlavi, et à défaut, les traducteurs en proposent des traductions approximatives, telles que « Sagesse céleste », ou « Esprit de Sagesse » proposées par Henrik Samuel Nyberg. Il s’agit comme le précise le texte, d’un personnage divin, l’une des premières créatures d’Ahura Mazdā. Le livre de M nōk Xrat contient une préface et 62 questions et réponses ; les questions sont posées par un personnage fictif, un savant, et les réponses sont données par « Sagesse céleste ». Nous adoptons la traduction de Nyberg de ces passages394.

Voici deux passages des questions/réponses des chapitres 8 et 23 :

« Le sage demanda à (la) Sagesse céleste : « comment et de quelle manière Ormuzd- [la forme phonétiquement évoluée d’Ahura Mazdā dans le Moyen Perse]- a-t-il formé et établi cette création ?... (La) Sagesse céleste répondit : Ormuzd le créateur forma cette création, les amahraspands [les Immortels Bienfaisants gâthiques] et (la) Sagesse céleste, de sa propre lumière et avec l’approbation de Zurvān l’illimité. C’est parce que Zurvān l’illimité est exempt de la vieillesse, de la mort, de la

392 LECOQ Pierre, Les Livres de L’Avesta, Paris, Cerf, 2016, p. 863. 393 Ibid. p. 1028. 394 Cette traduction se trouve dans un article intitulé « Questions de Cosmogonie et de cosmologie Mazdéenne » publié dans le Journal Asiatique de 1929. 103 douleur, de la faim, de la soif, et qu’il n’est pas atteint par la contre-création [apityārak], que jusqu’à l’éternité personne ne pourra le dépouiller de sa nature foncière en lui ôtant la souveraineté. »395. Nous reviendrons au fur et à mesure de nos analyses sur ce texte et les autres, mais avant de présenter les autres ouvrages, nous aimerions ouvrir le premier moment de réflexion sur ce chapitre en proposant d’éclairer mieux quelques termes qui pourraient passer inaperçus. Il s’agit de ce propos : « Zurvān l’illimité est exempt de la vieillesse, de la mort, de la douleur, de la faim, de la soif, et il n’est pas atteint par la contre création… »

Ces termes employés dès la prononciation du nom du dieu pour le distinguer de tout être ordinaire, dessinent nettement le visage d’un grand dieu, même le plus grand, qui, dans son illimitation, ne partage pas son domaine avec d’autres divinités. Zurvan est assorti d’une épithète constante : l’illimité, l’infini. L’existence d’un élément qui puisse influencer l’être suprême et l’obliger à partager le domaine éternel est exclue, et il est impossible pour Zurvan illimité d’être atteint par une chose qui lui serait étrangère conférant au Zurvanisme l’apparence d’un monisme. Nous savons que le terme de « contre création » est l’épithète constante d’Ahriman depuis l’Avesta récent, et surtout dans les ouvrages pahlavis. Ahriman, selon le mythe que nous allons étudier au chapitre III-III, est le fils de Zurvan, et dispute la royauté du monde avec son frère cadet, Ahura Mazdā. Il s’ensuit que les deux enfants de Zurvan ne sont pas des êtres éternels comme l’est Zurvan lui-même, et qu’ils appartiennent à un autre temps.

Les passages du chapitre 23 mettent l’accent sur un autre aspect important de Zurvan : le Dieu-Destin, bax » :

« Le sage demanda à (la) Sagesse céleste : « Est-il possible, oui ou non, de lutter contre la prédestination par la sagesse et l’intelligence ? » (La) Sagesse céleste répondit : « Quelque fortes et quelque puissantes que soient la sagesse et l’intelligence, on ne peut, par celles-ci, lutter contre la prédestination. Car une fois la prédestination accomplie, qu’elle apporte le bonheur ou l’adversité, le sage en est dérouté dans son œuvre, l’ignorant est changé en instruit, le lâche en courageux, le courageux en lâche, l’actif en paresseux et le paresseux en actif. Comme, par ce qui est prédestiné, une cause efficiente est mise en jeu, toute autre chose est rendu inefficace. »396. Les propos étranges de ces passages exposent un fatalisme de type babylonien397, pessimiste et sombre. L’humain ne peut rien contre le destin arrêté par Zurvan, qui peut modifier jusqu’aux contraires qui fondent communément la morale. Cela revient à une invitation à renoncer à toute action et à se résigner à tout ce qui arrive. Le destin arrêté par Zurvan détermine, selon les témoignages de Shâhnâmeh, Le Livre des Rois, que nous allons étudier au chapitre V, le cadre général dans lequel se déroule la vie de l’homme, et si ce cadre lui laisse une marge de liberté dans le choix de ses actions, cette liberté ne change rien à ce qui doit arriver finalement et appartient au contraire au déterminisme. Sans aller jusqu’à oser l’anachronisme, et toute proportion gardée, on peut rapprocher cette conception de la notion de destin zurvanite de celle de Leibniz lorsqu’il distingue le caractère contingent des faits qui

395 NYBERG H. S., « Questions de Cosmogonie et de Cosmologie Mazdéennes », extrait du Journal Asiatique, Avril-Juin 1929, Paris, Imprimerie Nationale, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, pp. 193-310, p.199. 396 Ibid. p. 205. 397 Rappelons que pour les anciens mésopotamiens le mouvement astral révélait le dessein et la décision inéluctable de dieu (J. Bidez, F. Cumont, Les Mages hellénisés, I, II, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 62-65).

104 composent l’histoire humaine de la nécessité logique définie par ce dont le contraire implique la contradiction398, (ainsi, que César ait franchi le Rubicon résultait de sa nature, sans que cet acte ait été nécessaire). C’est qu’il semble parfois en effet que tout ce que nous avons fait pour contourner un malheur était déjà prévu par notre destin pour accomplir ce qui était prédestiné. Il s’ensuit que, sans être prisonniers de notre destin, nous le vivons cependant souvent avec amertume, car le cours du monde ne nous est pas toujours favorable.

Bundahi n, littéralement la Création fondamentale, présente la même figure d’un dieu qui englobe absolument tout. Cet ouvrage pahlavi est aussi imprégné des idées zurvanites qui trouvent place dans un recueil zoroastrien :

« Le Temps [zamān] est plus puissant que les deux créations [har +2 dāmān]. [Glose : celle d’Ormuzd et celle d’Ahriman, [dām i ōhrmazd hān i gannāk-m n k]. Le Temps est la mesure de l’efficacité des œuvres [dātastān]. Le Temps possède plus que les plus fortunés. Le Temps s’informe mieux que les mieux informés [pursi nîkân pursi nīktar, ce terme pursi signifie aujourd’hui « questionner »]. [Glose : car c’est par le temps que les sentences peuvent être rendues.] Notre temps s’en va disparaissant [apakanīh t]. Au temps fixé, se brise net le plus glorieux. L’âme [giyān, aujourd’hui jân, l’âme et la vie] ne peut s’en délivrer. [Glose : l’âme des hommes, du temps.] ni quand elle vole vers les hauteurs, ni quand elle plonge aux profondeurs [glose : se place là], ni quand elle descend sous l’univers. [Glose : où se trouvent les eaux froides.] »399.

Cet extrait du premier chapitre de Bundahi n consacré à la cosmogonie ne mentionne pas Zurvan mais l’évoque par le terme zamān, le temps. Nous y voyons les mêmes attributs que dans le texte de M nōk Xrat pour Zurvan, le même niveau d’autorité et de pouvoir. Tout ce qui « est » est dans le temps et par le temps, et nul ne peut se délivrer de sa domination. Nous y rencontrons également la figure d’un grand Dieu-Destin que nul être, marqué par le sort, ne peut contourner. Sans doute sur sa figure nous ne voyons plus aussi intensément les traces du fatalisme obscur qui primait dans les extraits précités de M nōk Xrat. Ici, l’âme humaine peut s’élever vers le ciel ou plonger sous la terre, même si finalement elle n’échappe pas à son destin. L’important est de saisir qu’il n’est jamais question dans ces passages d’un destin mérité comme on le voit dans les Gāϑā, il n’est pas question de récompense ou de châtiment, et ces termes n’ont pas de valeur dans le culte de Zurvan. Il est simplement question de se résigner, en tant qu’homme, à une condition de type existentiel : la mort, et nous sommes nés pour mourir. Ferdowsi, le poète iranien du 10ème siècle et l’auteur de Shâhnâmeh, Le Livre des Rois, le dit dans ces termes : « nul n’est enfanté par sa mère que pour mourir »400. Et du reste, de la mort, nous ne décidons pas, pas même davantage un être surnaturel méchant, et la décision n’appartient entièrement qu’à Zurvan : tant qu’un être n’est pas encore arrivé au terme arrêté de sa vie, personne n’est capable de le priver de la vie. En effet le Bundahi n dans son cinquième chapitre décrit les péripéties de la mort de Gayōmart, l’Homme primordial, à la

398 LEIBNIZ, Discours de Métaphysique, art. 13 (Henry Lestienne [éd.], 4ème édition, Paris, Vrin, 1966, p. 45. 399 NYBERG, Paris, Journal Asiatique 1929, p. 215. 400 MOHL Jules, Le Livre des Rois, tome premier, Paris, Maisonneuve, 1976, p. 77. 105 suite de l’attaque d’Ahriman. Après plusieurs essais, Ahriman envoya mille démons meurtriers pour tuer Gayōmart, mais ceux-ci ne trouvèrent pas le succès à cause du temps arrêté, zamān ī brīn. Il est dit qu’au début de la création, le temps de la vie et de la souveraineté de Gayōmart ont été arrêtés à 30 ans401. Le temps est ici la période de vie allouée par le destin. Nous reviendrons dans notre quatrième partie sur la question du dieu-destin dans le Zurvanisme.

Un second témoignage est offert par un texte anonyme en syriaque de date inconnue mais que Nyberg situe entre les IVè et Vè siècles402. Cité et traduit par Nyberg403, il contient en dépit de sa brièveté, des informations de grande valeur.

« Il [Zoroastre] dit aussi que les éléments, savoir la lumière, l’eau, la terre et l’atmosphère sont des dieux, mais qu’ils sont inférieurs aux dieux Ašōqar, Frašōqar, Zarōqar et Zarwān. Frašōqar est celui qui engendra Hormezd. ».

Cet extrait consacré à l’énumération de divinités et au partage hiérarchisé de leurs attributs a pu sembler présenter un Zurvan formant avec ses hypostases une tétrade divine comme le croyait Duchesne-Guillemin :

« La spéculation zurvaniste faisait une grande place à la quadrinité divine. On le sait notamment par plusieurs témoignages syriaques, qui citent, à côté de Zurvan, trois autres noms, A ōqar, Fra ōqar et Zarōqar, donnés comme d’autres dieux mais qui sont réellement des hypostases du premier. »404.

En fait, plutôt que reprendre un vocabulaire néo-platonicien tardif, il est de meilleure politique de se limiter à la perspective dessinée par le passage précédant immédiatement notre extrait, où il est dit que Hormezd, l’antagoniste d’Ahremēd, (« Satan »), est né comme lui « du dieu Zarvān ». Zurvan partage les choses créées entre deux antagonistes, la lumière appartiendra à Hormezd et les ténèbres à Ahremēd, et il en est de même des autres opposés, ainsi la vie et la mort, etc.

Cet extrait syriaque présente des informations dont les sources avestiques et gâthiques confirment l’authenticité. Dans son ouvrage, Die Religionen des alten Iran, Nyberg établit en effet un lien entre cet extrait et les termes avestiques évoqués dans le Yasht 14-28405, un Ya t adressé à Vərəϑraγna, le Wahrām pahlavi et le Bahrām persan, équivalent de Zurvan, et traduit par Céline Redard par la formule « qui brise les obstacles »406. C’est un dieu guerrier indo-iranien qui, explique Lecoq « du côté iranien, a été l’objet d’une réfection restrictive. »407. Lecoq pense que le nom de ce dieu est l’équivalent de l’épithète d’Indra vrtrahân « tueur de Vrtra », le dragon qui empêche l’eau du ciel de tomber, un détail toutefois que l’Avesta ignore. Ajoutons que dans l’Avesta, le lien de ce dieu avec xvarnah, la faveur divine, est

401 BAHÂR Mehrdâd, Bundahi n, texte persan, Téhéran, Toos, 2012, p. 53. Ma traduction. 402 NYBERG H. S., « Questions de cosmogonie et de cosmologie Mazdéennes » Journal Asiatique 219, 1929, p. 1-124, p. 85 ; réédité chez Geuthner, 1929. 403 « Questions de cosmogonie et de cosmologie Mazdéennes », Paris, Geuthner, 1929, p. 240-241. 404 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, La Religion de l’Iran Ancien, Paris, PUF, 1962, p. 186-187. 405 NYBERG H. S., Die Religionen des alten Iran, traduit en persan par S. Najmabadi, Kerman, l’Université de Kerman, p. 405. 406 REDARD Céline, Introduction à l’avestique récent, Glossaire avestique-français, l’œuvre non publiée, p. 326. 407 LECOQ Pierre, Les Livres de l’Avesta, p. 87. 106 souligné, nous y reviendrons au chapitre IV-V. Passons aux autres dieux évoqués dans cet extrait.

Dans la liste des dieux A ōqar renvoie au terme avestique du Ya t 14-28 ar ō.kara, « virilisant », celui qui donne force et jouvence ; Zarōqar renvoie au terme mar ô.kara, le « débilitant », l’ « épuisant » ; Fra ōqar renvoie au terme fra ō.kara, le « rénovant » le « scintillant, brillant ou éclatant », celui qui engendre Hormezd.

Il semble que ces trois noms divins, A ōqar, Fra ōqar et Zarōqar doivent être compris comme renvoyant aux trois moments de la vie: la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Mais les choses ne sont pas si simples. Le terme fra ō.kara nous intéresse particulièrement, surtout par son sens de « rénovant ». Il trouve une forme proche dans les textes pahlavi, avec fra kart, de forte connotation eschatologique, qui désigne l’état du monde après l’échec d’Ahriman, il annonce alors le nouvel âge. Et ce sens s’enracine dans les Gāϑā. En effet les strophes finales du Yasna 30, 10 et 11, parlent d’un tournant décisif et d’une fin heureuse du monde coïncidant avec la cessation ou la ruine du mal et le commencement d’un autre temps, temps de félicité et de bonheur durable pour les justes, et long tourment pour les partisans de la Tromperie, c’est ce moment qu’exprime le terme fra ōqar. Il a un lien avec Hormezd puisque selon notre extrait syriaque c’est lui qui l’engendre. Selon le mythe de Zurvan que nous allons présenter au chapitre III-III, le règne d’Ahura Mazdā commence 9000 ans après celui d’Ahriman, au moment où le Mal devient impuissant. Ce moment de fra kart, de rénovation et de renouvellement du monde, est le moment où, selon les textes pahlavis, le monde retrouvera son état initial, pur et débarrassé de la contre-création d’Ahriman. Dans le terme fra ōqar coïncident la notion de maturité et celle de force de renouvellement, au sens où la maturité est le moment de la force vitale et non l’annonce de la vieillesse.

Parmi les textes qui évoquent, directement ou indirectement, Zurvan et son histoire, le seul ouvrage qualifié d’authentiquement zurvanite est Ulemâ i Islâm, les savants d’Islam, rédigé au douzième siècle. Cette date tardive n’affaiblit nullement son authenticité et depuis sa première publication à Paris en 1829408, il était reconnu comme un texte zurvanite. L’intérêt de ce texte pour nous relève, entre autres, de deux points exprimés dans le texte. Premièrement, il présente le zurvanisme comme un monothéisme qui pouvait entrer en débat avec la religion monothéiste musulmane, un trait qui empêchait toute intrusion polémique de la part de la religion zoroastrienne dualiste. Deuxièmement, il offre la définition du temps comme le seul dieu de l’univers, (nous y reviendrons au chapitre III-IV). Cet ouvrage, structuré lui-aussi en questions-réponses, expose les réponses données par les savants zurvanites aux questions théologiques et cosmologiques, posées éventuellement par leurs homologues musulmans, c’est une sorte de controverse religieuse très à la mode d’ailleurs pendant le règne des Abbasides409. Nous reviendrons sur ce traité aux chapitres suivants.

L’œuvre de l’écrivain iranien de la même période, soit le XIIème siècle, Shahristâni, Kitabu’l Milal wa ‘n Nihal, (Livre des Religions et des Sectes)410, offre une étude détaillée du Zurvanisme, et des sectes dualistes. Les informations rapportées par cet écrivain attentif

408 Fragments relatifs à la Religion de Zoroastre, extrait des manuscrits Persans de la Bibliothèque du roi, Paris, 1829. Texte établit par deux orientalistes allemands du 19ème siècle, Justus Olshausen et Julius von Mohl. 409 Dynastie des Califes musulmans 750 – 1258 tirant leur nom d’oncle de Mohammad, Abbas. 410 Les équivalents français des mots arabes sont extraits d’Al-Manhal – Dictionnaire Français–Arabe, de J. ABDEL-NOUR et S. IDRIS, Beyrouth, 1980. 107 seront citées au fur et à mesure du développement de notre exposé. Shahristâni est considéré par certains comme le précurseur de l’histoire des religions.

La présence des idées zurvanites dans le chef d’œuvre poétique et épique de Ferdowsi, Shâhnâmeh, (Le Livre des Rois), composé au 10ème siècle, est admise par tous les savants iranisants. L’image d’un personnage clé de ce livre, Zâl, rappelle de très près, même par l’étymologie du nom, la figure de Zurvan donnant naissance à ses jumeaux. Etant donné l’importance capitale du Shâhnâmeh pour nos propos, nous allons consacrer le chapitre V à l’étude des idées fondamentalement zurvanites de ce livre, considéré comme le chef d’œuvre de la littérature poétique iranienne.

A cela s’ajoutent quelques témoignages grecs et arméniens sur le temps et sur Zurvan remontant, pour les plus anciens, au IVème siècle avant notre ère. Les rapports arméniens ont une valeur exceptionnelle pour notre propos parce que c’est grâce à eux que nous disposons aujourd’hui du récit mythique de Zurvan, un mythe reconnu comme étant ancien.

Le témoignage d’Eudème de Rhodes, élève d’Aristote au IVème siècle avant J.C., rapporté par le néo-platonicien Damascius, est le plus ancien rapport effectué par un écrivain grec au sujet d’une réflexion iranienne sur le temps. Damascius, dans le chapitre consacré aux théologies orientales de son Traité des Premiers Principes411 donne, à propos des Mages, les informations dont la source est un livre perdu d’Eudème :

« Quant aux Mages et à tout le peuple de l’Asie, comme Eudème l’écrit aussi, les uns appellent Topos (Espace), les autres Chronos (Temps) tout l’intelligible et l’unifié (to noèton hapan kai to hènômenon); de lui se sont distingués (diakrithênai) ou bien un dieu bon et un démon mauvais, ou bien, avant eux, la Lumière et les Ténèbres, comme le disent quelques uns (hôs enious legein). Quoi qu’il en soit, c’est après la nature indifférenciée (meta tèn adiakriton phusin), que ceux-ci (houtoi de) eux aussi posent, en train de se distinguer (diakrinomenèn), la double rangée (tèn dittèn sustoikhian) des êtres supérieurs, (dont) l’une est conduite par Ohrmazd et l’autre par Ahriman. » I, 322,7-12412.

Il convient tout d’abord de définir le contexte historique qui constitue l’arrière plan de cet extrait. Selon Luc Brisson, essentiellement sous la pression de la montée du Christianisme, les Néoplatoniciens ont voulu asseoir le paganisme sur une science théologique inspirée des œuvres de Platon et en une « sumphonia » des traditions grecques, égyptiennes, barbares, qui culmine dans les Oracles Chaldaïques et les Poèmes Orphiques. Ainsi, le titre d’un ouvrage du Néoplatonicien Syrianus (en 437 de notre ère) est « l’accord entre Orphée, Pythagore, Platon et les Oracles Chaldaïques » :

« Chez les Néoplatoniciens d’Athènes et d’Alexandrie, un consensus semble être établi dès la fin du IVè siècle, sur la nécessité de rechercher un accord entre la théologie de Platon et toutes les autres théologies »413

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’extrait de Damascius.

411 Le titre exact est Aporiai kai luseis peri tôn prôtôn arkhôn (apories et solutions concernant les premiers principes). 412 DAMASCIUS, Traité des Premiers Principes, Texte établi par Leendert Gerrit Westerink, vol. III, De la Procession, traduit par Joseph Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 165, traduction modifiée. 413 Sauver les Mythes, Paris, Vrin, 1996, p. 129. 108

Damascius soumet en effet à l’exégèse toutes les cosmogonies, non seulement les cosmogonies grecques (Hésiode, Homère, Phérécyde, Akousilaos, Orphée) mais aussi les « barbares ». Il s’agit des cosmogonies phéniciennes et sidoniennes (de Sidon la capitale de la Phénicie, dans le Liban actuel), babyloniennes, et enfin, pour ce qui nous concerne, les Mages. Dans toutes ces cosmogonies, il recherche l’accord avec la pensée principielle néoplatonicienne, non sans violence interprétative. Par exemple, Epiménide le Crétois était l’auteur d’une théogonie fondée sur Nuit et Air, or Damascius les interprète comme les deux principes (limite et illimité) de la 1ère triade néoplatonicienne, l’Un étant honoré par le silence explique t-il, σιγῇ τιμήσαντα, Principes, I, 321, 18-19). Un autre exemple concerne Akousilaos, auteur de généalogies, cité par Platon dans le Banquet (178d) comme ayant suivi Hésiode en faisant tout commencer par Chaos. Or Damacius interprète le chaos d’Akousilaos comme le principe ineffable et inconnaissable des néoplatoniciens (I, 320) tout comme il avait dit à propos du chaos d’Hésiode : que c’est la nature complètement unie et incompréhensible de l’intelligible, (I, 320).

Il convient donc évidemment de faire la part entre l’interprétation néoplatonicienne propre à Damascius, et le contenu énoncé.

Ainsi les expressions to noèton hapan kai to hènômenon renvoient au vocabulaire de la théorie néoplatonicienne des Principes. L’unifié (to hènômenon) n’est pas l’Un pur, mais il est affecté par l’Un qui l’unifie (Proclus, Théologie Platonicienne, 1, 4, p. 18, 17-20)414. Il est indifférencié, antérieur à la distinction mais fécond de tous les mondes. Le témoignage qui nous intéresse concerne les Mages, car par Asiatiques, Damascius entend aussi les cosmogonies babyloniennes et phéniciennes (par exemple celle de Mochos dans laquelle le Temps est appelé Oulomos (du sémitique olam éternel415). Les Mages identifient le Temps à une nature indifférenciée (tèn adiakriton phusin) qui précède la différentiation couplée et hiérarchisée (indiquée par les termes tèn dittèn sustoikhian, un vocabulaire déjà aristotélicien), entre « un dieu bon et un démon mauvais » dans lesquels on reconnaît les dieux énumérés à la fin de l’extrait, Ohrmazd et Ahriman. Il ne fait aucun doute que ce témoignage d’Eudème porte sur la figure divine d’origine iranienne, Zurvan Akarana, le Temps infini placé à l’origine des choses, en particulier la dualité du bien et du mal. Il se trouve que Zurvan partage tout en deux : non seulement lumière/ténèbre ; vie/mort ; santé/maladie ; richesse/pauvreté ; mais aussi les êtres vivants bénéfiques/maléfiques (les hommes et les grands animaux/ les insectes, les serpents416.

Citons encore un extrait d’Isis et Osiris, où Plutarque expose certains traits de la religion des Perses en s’appuyant sur un livre perdu de Théopompe, l’écrivain grec de la première moitié du IVème siècle avant J.C. Il énonce d’abord son propre avis sur le système du monde et précise que :

« Si dans la nature rien ne se produit sans cause (anaitiôs), et si le Bien ne peut être la cause du Mal, la nature a nécessairement en elle, comme pour le Bien, un principe originel (arkhèn) propre au Mal » 369D2-5.

414 Nous n’avons pas à entrer ici dans les subtilités de ce vocabulaire. 415 C. LOPEZ-RUIZ, « Near Eastern Precedents of the ‘Orphic’ Gold Tablets : the Phoenician Missing Link » Journal of Ancient near Eastern Religions 15, 2015, 52-91, p. 80. 416 Voir le texte cité par Bidez et Cumont, Les Mages hellénisés, Paris, Budé, 1938, II, p. 102. Ce texte remonterait à l’époque sassanide, il serait tiré d’un livre anonyme contre les hérésies conservé dans un manuscrit du IXè ou Xè siècle. Mais la date tardive de sa composition ne signifie pas que son témoignage est anachronique. 109

« Telle est l’opinion des plus grands esprits (Sages – sophôtatois) les uns croyant en l’existence de deux dieux en quelque sorte artisans rivaux (antitekhnous), l’un ouvrier (dèmiourgon) des Biens (agathôn), l’autre des choses mauvaises (phaulôn), les autres appellent « dieu » le meilleur des deux et l’autre « démon » (daimona). C’est le cas, par exemple, du Mage Zoroastre, qui vécut, selon les historiens, cinq mille ans avant la Guerre de Troie. Il appelait le premier Hôromazès et le second Arimanios. Il ajoutait que, parmi les sensibles (tôn aisthètôn), c’est à la lumière que celui-là ressemble (eoikenai) le plus, celui-ci aux ténèbres et à l’ignorance (agnoiai), et qu’entre les deux (meson d’amphoîn) il y a Mithra (c’est la raison pour laquelle les Perses appellent Mithra « le Médiateur » (ton mesitèn)). Zoroastre a prescrit (edidaxe) en l’honneur d’Hôromazès des sacrifices votifs (euktaîa thuein) et d’actions de grâce (kharistèria), pour Arimanios des sacrifices apotropaïques et lugubres. » 369D6-E6417.

La suite du texte de Plutarque est consacrée à la création respective des deux antagonistes et à leur combat, périodiquement marqué par la victoire ou l’échec de l’un et de l’autre. Émile Benveniste, dans un discours célèbre, analyse, entre autres, ce passage du livre de Plutarque sur la religion des Perses et énonce à son propos un jugement intéressant :

« Le niveau égal de révérence et de puissance dont Ohrmazd et Ahriman jouissent, leur création parallèle, la force égale qu’ils déploient dans le combat, ne sont compréhensibles que dans un système où l’un n’a aucune priorité ni supériorité sur l’autre, mais qui les considère comme deux déités égales en force. Un tel système est connu sous le nom du Zurvanisme, là où le Temps infini, (Avestique Zurvān akarāna) est l’Être Suprême qui a engendré Ohrmazd et Ahriman. »418.

Des savants modernes comme Robert Charles Zaehner, Henrik Samuel Nyberg, Geo Widengren et Mary Boyce, entre autres, ont mené d’importantes études sur le Zurvanisme. Leurs ouvrages et articles ont mis en lumière un point délaissé et passé inaperçu dans l’histoire des religions iraniennes. Outre ces documents, et aussi importante et parlante qu’eux, il faut noter la découverte dans l’Iran occidental d’un essaim d’objets en bronze ou en argent en forme d’épingle ou de plaque décorative. Les interprétations des spécialistes, en nombre considérable, de ces objets, convergent vers le contenu du mythe de Zurvan rapporté par les arméniens, ou par les livres pahlavi.

417 PLUTARQUE, Isis et Osiris, texte établi et traduit par Christian Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 218-219. 418 “The equality of reverence and power which Ohrmazd and Ahriman enjoy, their parallel creations, the struggle with equal forces in which they engage can only be understand in a system in which one is neither prior to the other, nor his superior, but where they are twin deities, equal in strength. This system is known under the name of Zervanisme, that is to say, one in which “Boundless Time” (Avestic zrvân akarana) is the Supreme Being which has begotten Ohrmazd and Ahriman.” : BENVENISTE Émile, The Persian Religion According to the Chief Greek Texts, Paris, Paul Geuthner, 1929, p. 76. Ma traduction. 110

III – II Datation

Le problème de déterminer Zurvan et son culte dans le temps et dans l’espace s’avère aussi insoluble de nos jours que le problème posé par les Gāϑā. Le manque de documents historiques nous oblige à nous engager sur la voie conjecturale de la critique des données historiques, fournies par la tradition qui s’est formée, loin de l’origine lointaine de chacun des deux systèmes, au cours de nombreux siècles. Mais si pour les Gāϑā l’existence d’un texte unique dans son genre nous apporte une aide précieuse, l’analyse linguistique pouvant apporter des résultats probants, pour le Zurvanisme archaïque nous ne disposons d’aucune aide textuelle et tout demeure par conséquent dans l’incertitude. Tout ce que nous attendons de la réflexion sur le problème de la datation du Zurvanisme est de l’ordre du collationnement afin d’arriver à établir, d’une manière satisfaisante, l’antériorité temporelle de l’un sur l’autre.

De nombreux savants estiment que le Zurvanisme est apparu à l’époque achéménide, soit en raison de la nécessité de trouver un père pour les deux jumeaux du récit gâthique et ainsi combler le silence des Gāϑā sur ce point ; soit en raison du contact des Perses avec la civilisation babylonienne et son caractère de fatalisme astrologique. Le raisonnement des spécialistes repose essentiellement sur les premiers témoignages grecs sur la question du temps chez les Iraniens, témoignages contemporains des Achéménides, comme ceux d’Eudème ou de Théopompe que nous avons cités dans la section précédente (III. I). Il est clair selon ces spécialistes qu’aucun Grec de ce temps n’avait de connaissance des mythes qui ont été forgés des siècles avant les Achéménides dans les différentes contrées du vaste territoire iranien. Et pourtant, ces témoignages grecs contiennent des informations importantes attestées, comme on va le voir, par la longue tradition reflétée dans les livres pahlavi Cette analyse nous permettra de considérer le Zurvanisme comme une théologie ainsi qu’une cosmogonie bien arrêtée dès le IVème siècle avant J.C. Ce point ébranle sensiblement la thèse de la formation de ce culte à l’époque achéménide, car il semble très invraisemblable qu’une religion ou un culte puisse devenir une religion populaire en si peu de temps. Notons enfin que le point commun très significatif des témoignages d’Eudème et de Théopompe est le renvoi des natures des deux pôles antithétiques, respectivement, à la lumière et aux ténèbres. Le traité zurvanite d’Ulemâ i Islâm précise bien que les deux premières émanations, autrement dit les deux premiers créés, sont le Feu et l’Eau. C’est important parce qu’on peut envisager que la distinction morale en bien et mal serait advenue à une époque tardive, probablement par le biais des Gāϑā et sous l’influence du système gâthique.

Mentionnons un autre point relevé par Benveniste qui pourrait être interprété en faveur de l’ancienneté du Zurvanisme : la notion d’Aiôn des Grecs. Cette notion signifie selon lui la force de vie, et elle est apparentée au latin iuuenis être jeune, en possession de la force vitale qu’il met en relation, peut-être de manière trop rapide, avec le retour éternel. Dans son discours prononcé en anglais à la Sorbonne, il prétend en effet que :

« Les Grecs ont attribué à Zoroastre et aux Mages d’un temps reculé la doctrine du Temps infini qui leur devint si familière, comme Junker avait raison d’indiquer que cette doctrine a influencé leur propre conception d’Aiôn. »419.

419 “The Greeks, then, attributed to Zoroastre and the Magi from an early date the doctrine of Boundless Time which had become so familiar to them that, as Junker has rightly pointed out, it influenced their conception of the Aion.” Ibid. p. 114. Ma traduction. 111

Nous n’avons pas à entrer ici dans la discussion de l’interprétation de Benveniste accusé de confondre le sens du mot au VIe et au IVe siècle avant notre ère (durée de vie individuelle, puis durée de vie d’un individu infini et donc éternel) chez Empédocle d’Agrigente et Platon420. Ce qui demeure valide dans l’interprétation de Benveniste, c’est que l’aiôn n’a pas attendu les Perses pour être transmise aux Grecs et on la trouve dès le VIIIè siècle avant notre ère, chez Homère (Iliade, 4, 479) au sens de part de vie et même matière de vie, fluide vital421. Il s’ensuivrait alors qu’une doctrine prétendument élaborée à l’époque achéménide et le contact des Perses (Achéménides) avec les Babyloniens seraient même postérieurs à cet ancien concept grec. Si les Iraniens anciens ont pris ce concept des Babyloniens, pourquoi serait-il exclu que les Babyloniens aient pu le transmettre directement aux Grecs sans attendre l’arrivée des Perses (Achéménides) sur la scène politique de la Mésopotamie ?

Il est vrai que sur la question de l’ancienneté du Zurvanisme sur les Gāϑā, Benveniste prend étrangement deux positions différentes. Dans un premier temps et en s’appuyant sur la source de Plutarque, Théopompe, il précise qu’on peut dater ce culte au IVème siècle avant J.C. Mais, à la fin de son étude il revient sur cette date et prend une autre position :

« Du fait que les Gāϑā de l’Avesta, tandis qu’elles répudient le strict dualisme, parlent des deux Principes jumeaux, découle que le Zurvanisme est pré-zoroastrien. L’Avesta récent est largement redevable du Zurvanisme même si toutes ces dettes ne sont pas encore bien comprises. Les traités mazdéens présentent indubitablement la version zurvanite de la création. Mais, même avant la période sassanide, les prêtres mazdéens éprouvaient la puissance compétitive de cette croyance et adressaient contre elle de plus en plus d’attaques violentes. Sans aucune précision supplémentaire, la théologie orthodoxe a dénoncé la double hérésie de la croyance en l’égalité du Mal et du Bien, et a cédé à un fatalisme engendré par la religion de la toute puissante Destinée ; mais le spiritualisme mazdéen, qui a vraiment triomphé seulement après l’instauration par les Sassanides comme religion d’État, n’a pas été capable d’empêcher le Zurvanisme de donner lieu à deux nouvelles religions – le Mithraïsme et le Manichéisme – ou tout du moins, de leur fournir les éléments essentiels »422.

Ainsi, et sans ambiguïté, Benveniste confirme la thèse que nous défendons, à savoir l’ancienneté temporelle du Zurvanisme sur les Gāϑā, et la dette de celles-ci envers celui-là.

Ce tournant d’idée sur la datation du Zurvanisme ne se limite pas seulement aux travaux de Benveniste ; en raison de l’avancée des études zurvanites, d’autres penseurs se sont retrouvés contraints de corriger leurs anciennes positions sur ce sujet et de prendre en compte les

420 Voir en particulier FESTUGIERE A-J. , « Le sens philosophique du mot aiôn », in Etude de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971, p. 254-272. 421 Voir ONIANS R. B., The Origins of European Thought: About the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge, 1951, p. 200. 422 “From the fact that the Gâthâ of the Avesta, while repudiating strict dualism, speak of the twin Principles, it follows that Zervanism is pre-Zoroastrian. The recent Avesta is largely indebted to Zervanism, though all these debts have not yet been recognized. The Mazdean treatises present undoubtedly Zervanite versions of the creation. But even before the Sassanide period, the Mazdean priesthood felt the powerful competition of this belief and directed more and more violent attacks against it. With ever greater precision, orthodox theology denounced the double heresy of believing in the equality of evil and good, and of giving way to a fatalism engendered by the religion of all powerful Destiny; but Mazdean spiritualism, which really triumphed only when Mazdeism was established as a state religion by the Sassanides, had not been able to prevent Zervanism from giving rise to two new religions – Mithriacism and Manicheism – or at least furnishing their essential elements” : BENVENISTE Émile, 1929, p. 114-115. Ma traduction. 112 nouveaux acquis dans l’étude du ce culte, à l’instar de Duchesne-Guillemin, en 1948, lors de sa publication de la traduction des Gāϑā, intitulée Zoroastre. L’introduction de ce livre est l’occasion pour l’auteur de faire un aperçu général des religions de l’ancien Iran. Ce livre republié en 1975 contient un chapitre sur Zurvan intitulé « La Question Zervanite », et naturellement, la question de la datation de ce culte y trouve une place considérable.

Préalablement, Duchesne-Guillemin rappelle la thèse de Geo Widengren, un célèbre iranisant suédois du XXème siècle, sur les grands dieux du panthéon polythéiste de l’Iran archaïque, à savoir Mithra, Vayu ou Vāta avestique, Θwā a « l’Espace », et Zruan « le Temps », qui, à en croire Widengren, occupaient le rang suprême. Embarrassé par cette multiplicité d’êtres suprêmes, Duchesne-Guillemin amorce son analyse par le rappel d’un principe, tout en citant d’abord le Ya t [l’un des livres de l’Avesta] consacré à l’éloge de Vayu. Voici le principe en question :

« Dans le texte d’une religion polythéiste, il arrive fréquemment, on le sait, que tel ou tel dieu soit décoré d’épithètes superlatives, d’attributs de toute-puissance, sans égard au fait que le dieu voisin se verra, quand on l’invoquera à son tour, mis à une place tout aussi éminente. Chacun est l’unique, c’est lui qu’on adore. »423.

Nous acceptons sans difficulté ce principe, mais il ne faut pas perdre de vue que ces éloges parallèles et de même rang ne peuvent se produire que, comme le signale Duchesne- Guillemin lui-même, dans le cas d’un compromis entre les déités d’égale importance, autrement dit dans la situation où l’une ne revendique pas la suprématie absolue, comme Ahura Mazda à l’époque sassanide. Il faut donc suffisamment remonter dans le temps pour apprécier une telle égalité. Mais, nous le pensons, il faut distinguer les cas de Zurvan et d’Ahura Mazdā de cette règle générale. Contrairement aux autres divinités du Panthéon polythéiste indo-iranien, l’histoire de ces deux dieux montre que deux religions distinctes, à savoir le Zurvanisme et le Zoroastrisme, prendront forme à leur suite et auront ces dieux comme leur unique dieu. Ce fait ébranle sérieusement la thèse selon laquelle l’éloge de ces deux dieux est comparable à celui des autres divinités. Leur place, dès leur apparition, était telle que leurs sectateurs respectifs les ont intégrés dans deux religions à part entière. Autrement dit, leur statut divin n’était pas comparable à celui des autres divinités qui se disputaient pour avoir la place dans les cérémonies cultuelles, ils étaient dès le début considérés comme des grands dieux bénéficiant d’une suprématie sur les autres. Nous n’en connaissons pas d’autre que le Mithra iranien qui fait exception, en devenant pour une courte durée et sous l’ombre de Zurvan le dieu suprême d’un culte arrêté.

Après ces remarques, nous pouvons revenir à la question de la datation de Zurvan.

Duchesne-Guillemin mentionne d’abord le contenu, restant toujours dans l’incertitude, des tablettes du XIIème ou XIIIème siècle avant J.C. retrouvées à Nuzi, dans la banlieue de Kirkuk en Iraq424. Sur ces tablettes, les spécialistes ont remarqué les mots comme Za-ar-wa- an, et des composés, rappelle l’iranisant, comme It-hi-za-ar-wa, Ar-za-ar-wa et Du-uk-ki-za- ar-wa. Duchesne-Guillemin est d’avis que « Si l’on avait la preuve qu’il s’agit là d’un dieu iranien,

423 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, Zoroastre, Paris, Robert Laffont, 1975, p. 89. 424 Nous y reviendrons brièvement au chapitre III-IV. 113 on n’aurait pas de peine à identifier ce Za-ar-wa-an à Zruan, mais on demande en vain cette preuve aux listes très composites où figurent ces noms. »425.

Après cet échec d’identification, Duchesne-Guillemin se tourne vers les documents grecs, arméniens et iraniens. Après avoir trié tous les documents, (en taxant par exemple le mythe rapporté par Eznik, de « caricature due à des chrétiens et destinée à prouver l’absurdité de la religion iranienne »426), l’auteur reprend la thèse de Simone Pètrement, une philosophe française du XXème siècle, spécialiste du dualisme. Pètrement y soutient que « le dualisme, dès le moment où il cesse d’être une tendance (comme chez Zarathustra) pour devenir un système, dès qu’il s’affirme sur le plan métaphysique, tombe dans le monisme. »427. Duchesne-Guillemin en déduit alors que :

« Il devait en être ainsi chez les Zoroastriens, et ils ont en effet “sauté le pas”, en postulant, pour père des deux “principes” [les deux mainiiu gâthiques], le Dieu-Temps, Zruan. »428.

Ainsi Duchesne-Guillemin justifie-t-il l’antériorité des Gāϑā sur le Zurvanisme. Mais à la fin de ce même chapitre, il ouvre la voie qui coïncide avec notre propre champ d’exploration :

« Quoi qu’il en soit, la personnification de Zurvan n’offrait pas seulement à la théologie iranienne le moyen de surmonter son dualisme en l’achevant, aussitôt formulé, en un monisme ; elle donnait une solution – parmi d’autres possibles – à une question à laquelle aucune théologie n’échappe : celle du rapport entre le Dieu personnel et le Destin impersonnel. »429.

Toutefois, quatorze ans plus tard, dans son ouvrage de 1962, La Religion de l’Iran Ancien, Duchesne-Guillemin revient sur la question zurvanite, cette fois avec une approche différente, l’amenant à corriger certaines allégations de son Zoroastre.

Au chapitre III – section C2 - de ce nouvel ouvrage, il étudie les Grands Dieux et se pose la question de savoir quels dieux pourraient être les concurrents d’Ahura Mazdā au rang de dieu suprême ? Et, aussitôt, il répond que « Ce n’est presque certain que pour Vayu et Zurvan »430 (…) La position de Vayu comme dieu suprême ne paraît guère contestable. En effet, dans l’hymne qui lui est consacré, (Yt 15), non seulement il reçoit l’hommage d’Ahura Mazdā, mais celui-ci l’appelle “Vayu à l’action supérieure”. Un fidèle d’Ahura Mazdā a n’aurait pas inventé une telle dépendance de son dieu par rapport à Vayu. »431.

D’après l’auteur, ce point est le signe d’un compromis, et nous pouvons rajouter que, de toute évidence, ce Ya t témoigne d’un temps où Ahura Mazdā a dû disputer le rang de dieu suprême à d’autres divinités importantes. La question des Grands Dieux, traitée d’ailleurs par de nombreux savants, a trouvé, selon Duchesne-Guillemin, une autre réponse dans l’ouvrage de l’orientaliste danois Kaj Barr auteur de Avesta en 1954 à propos duquel Duchesne- Guillemin écrit qu’« il, [Kaj Barr], présente, non pas comme « grands dieux », mais comme « dieux autonomes », Vayu, Θwāša, Zurvan et Ātar. »432. Dans une note de la même page, il précise que « par autonome, il [Barr] entend « étrangers au système des trois fonctions », ce qui ne paraît plus vrai de Vayu ; mais aussi : « désignés par l’Avesta lui-même comme autonomes », ce qui est le cas certainement de ϑwāša et de Zurvan ».

425 Zoroastre, p. 91. 426 Ibid. p. 93-94. 427 Ibid. p. 96. 428 Ibid. p. 96. 429 Ibid. p. 98. 430 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, La Religion de l’Iran Ancien, Paris, PUF, 1962, p. 182. 431 Ibid. p. 182-183. 432 Ibid. p. 184. 114

Effectivement, nous avons cité plus haut un passage de Vid vdād, l’un des livres composant l’Avesta, dans lequel Zaraϑuštra reçoit l’ordre d’Ahura Mazdā d’invoquer Θwā a autonome, Zurvan infini et Vayu à l’action supérieure.

La grande nouveauté de cette seconde analyse de Duchesne-Guillemin est la désignation d’un pendant à Zurvan dans le Véda indien. Il souligne que « les spéculations indiennes sur le temps, Kāla, représentent des développements récents et ne peuvent être projetées dans le passé indo-iranien. Mais l’Inde avait un autre grand dieu, Prajāpati, dont l’histoire est remarquablement parallèle à celle de Zurvan. De même que Zurvan sacrifiait, à l’origine, pour obtenir un fils, de même Prajâpati, le grand dieu, dans le même but fut le premier à accomplir l’offrande dakṣayana. Il est donc probable que, dès l’époque indo-iranienne, un mythe racontait qu’avant la création, un grand dieu sacrifiait par désir d’une progéniture. Il n’est nullement certain que, dans cette forme ancienne du mythe, le dieu ait donné naissance à des jumeaux, car il n’y a pas trace de cela dans l’Inde. Mais il y a, entre les deux traditions, une concordance de détail qui ne me paraît pas avoir été remarquée et, qui confirme l’antiquité du mythe. Zurvan, tandis qu’il sacrifiait, a eu un doute. De même, Prajāpati « pratiquait des austérités brulantes ; …il s’essuya le front et ce fut du ghee. Il le tendit vers le feu et fut pris d’un scrupule : dois-je l’offrir ? Ne dois-je pas l’offrir ? »433.

Nous estimons nécessaire de citer ce long passage du livre de Duchesne-Guillemin, car le mythe de Zurvan dont il parle, est le même qu’il avait tout d’abord, en suivant Schaeder, un iranisant allemand, qualifié dans Zoroastre de « caricature ». Mais à la suite des nouvelles découvertes, il revient courageusement sur ses propos et, dans une note, précise que le pendant indien de Zurvan « réfute, comme l’a vu Widengren, la thèse de Schaeder, selon laquelle le mythe de Zurvan, père d’Ohrmazd et Ahriman, n’est qu’une invention malveillante des chrétiens. »434.

Retenons un dernier point de cette analyse de Duchesne-Guillemin. Après avoir cité le témoignage d’Eudème conservé par le néo-platonicien Damascius, il signale son étonnement sur le peu de place qu’occupe le temps dans l’Avesta, malgré son épithète qui le désigne comme un dieu autonome. L’auteur écrit alors que « Ce peu de place est peut-être dû à un évincement systématique. Et le silence de Zarathuštra est peut-être, lui aussi, volontaire. Car il a également ignoré Mithra ; il n’a jamais dit de qui les Esprits jumeaux étaient les fils ; et, sous les tournures interrogatives de Y 44. 3-5, se dissimule peut-être une attitude polémique. »435.

Ainsi deux grandes figures de la discipline des études iraniennes, Benveniste et Duchesne- Guillemin, reconnaissent explicitement l’origine très ancienne du mythe de Zurvan, l’origine remontant à l’époque indo-iranienne, c'est-à-dire avant même la séparation des deux peuples. Autrement dit, le mythe indien nous fournit la preuve décisive de l’ancienneté de Zurvan sur les Gāϑā. Serait-il possible d’en fournir davantage de preuves ?

Il est évident, et l’étude des religions de l’Iran ancien le confirme, que la dualité fondamentale qui caractérise la religion zoroastrienne dans ses derniers stades de développement s’enracine dans un passé lointain, historiquement insondable. C’est aussi par ce trait que Nyberg, dans son ouvrage, Die Religionen des alten Iran, commence son analyse des religions iraniennes. Il évoque d’abord la dualité sous sa forme élémentaire, c'est-à-dire l’opposition entre ce qui est corporel et ce qui ne l’est pas, pour montrer l’insuffisance d’une telle traduction de deux termes de Moyen Perse, à savoir m nōk et g tīk, qu’on traduit parfois, respectivement, par céleste et terrestre, en précisant que :

433 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1962, p. 187-188. 434 Ibid. p. 187. 435 Ibid. p. 185. 115

« Ici rien de spirituel, dans le sens où nous entendons ce terme, n’existe ; tout est matériel, plus exactement tout est corporel, mais céleste ou spirituel consiste en un matériel plus délicat et plus pur que celui de terrestre. Il est clair pour les Iraniens que le feu est l’élément essentiel du monde, et que le monde céleste est un feu, ainsi que la réalité terrestre enserre dans son sein ce feu. »436.

Dans la suite de son analyse, Nyberg souligne que :

« Croire à une division dualiste du réel en deux épiphénomènes, dans tous les textes, remonte aux Gāϑā. Cette croyance est une idée globale aryenne, et il semble qu’elle appartient à l’époque indo-iranienne. »437.

Après ces analyses préliminaires, Nyberg se prononce explicitement sur le sujet qui nous importe :

« Environ dans tous les territoires iraniens, depuis les temps les plus reculés, on aperçoit des indices plus ou moins clairs du mythe des frères jumeaux, qui ont été engendrés par le plus haut rang divin, et ainsi, cette divinité se place au-delà du Bien et du Mal. Ici il n’est nullement question des débats et des raisonnements ultérieurs sur le monothéisme, ce qui est admis par tout le monde. Il n’y a pas de question sur la base complètement primitive de ce mythe. »438.

La conclusion de ce savant réfute la thèse de ceux qui confèrent une origine étrangère et tardive au mythe des deux jumeaux, et donne dès lors plus d’assurance à notre recherche.

Une lecture attentive de l’ouvrage de Nyberg permet en effet de remarquer que son titre a été choisi avec une grande attention. Car il traduit sommairement la thèse principale de l’auteur selon laquelle, lorsqu’on réfléchit à la question de la religion en Iran ancien, il ne faut jamais perdre de vue qu’on ne parle pas d’une seule et même religion se transformant au cours des siècles et prenant ainsi diverses formes, mais de religions différentes surtout en ce qui concerne les noms des divinités suprêmes. Nyberg défend la thèse de l’existence de différents cercles cultuels ou communautés religieuses dans différentes régions en contact les unes avec les autres au point d’établir des échanges durables d’idées religieuses. Dans cette perspective, il divise le pays en deux parties, l’Est et l’Ouest, et soutient que, de part et d’autre, le même dieu du ciel occupe la place éminente et la plus élevée, mais sous deux noms différents : à l’Est c’est Ahura Mazdā, et à l’Ouest c’est Zurvan qui occupe ce rang, tous deux arrivant à un compromis ou une sorte de fusion dans les derniers siècles de l’indépendance de l’Iran préislamique. Et, à propos du père des jumeaux qui a suscité tant d’efforts de la part des spécialistes, Nyberg écrit :

« Par conséquent, selon la vision globale des Gāϑā, c’est seulement Ahura Mazdā qui peut être le père de ces jumeaux et personne d’autre. Le dieu du ciel dans cette théologie adoptée par Zoroastre, Ahura Mazdā, correspond à Zurvan à l’Ouest ; il est le représentant du premier père dans le mythe de gémellité orientale, tandis que Zurvan l’est à l’Ouest. »439.

436 NYBERG H. S., Kerman, l’Université de Kerman, 2001, p. 20. Ma traduction. 437 Ibid. p. 21-22. 438 Ibid. p. 22-23. 439 Ibid. p. 109. 116

Le chapitre 7 de l’ouvrage de Nyberg est consacré à la situation religieuse dans l’Ouest, chapitre que nous allons analyser ultérieurement. Mais pour l’heure essayons de déterminer la réponse de Nyberg à notre question, à savoir le rapport temporel des Gāϑā et le Zurvanisme.

Nyberg cite un passage du livre de Plutarque, Isis et Osiris. Ce passage décrit la scène d’un sacrifice en l’honneur d’un dieu de l’enfer et des Ténèbres, qui ne peut être autre qu’Ahriman. Nyberg, à la recherche de la détermination de ce culte, donne son avis à propos des informations données par Théopompe :

« Cette religion est donc zurvanite. C’est la religion des enseignements et des hypothèses des prêtres médiques. Le culte de Zurvan est une forme particulière de la religion des Mages mèdes, avant l’arrivée de la religion zoroastrienne ; c’est la religion des Mages. Elle est la seule forme élaborée et achevée de religion de l’ancien Iran dont nous ayons connaissance, et la comparaison avec celle-ci fait savoir que celle-là est la simplification de l’ensemble des dieux de l’Iran ancien, et qui a réussi à transformer la justification de la première instance d’un monothéisme relevant du problème de dualisme en l’enseignement d’un destin mesuré et calculé. Cette religion avait un système solide mais fermé et, dans le même temps, flexible, lui permettant de résister aux autres religions et de les absorber, sans pour autant perdre au fond sa propre particularité.440.

Telle est l’analyse de Nyberg du rapport entre le Zurvanisme et le Zoroastrisme. Cette analyse aboutit à reconnaître l’ancienneté du Zurvanisme dans les régions occidentales de l’Iran. Cependant, ce qui fragilise cette conclusion c’est que l’auteur évoque explicitement la propagande zoroastrienne de l’Est vers l’Ouest du pays, sans jamais considérer l’éventualité du sens inverse, (soit de l’Ouest vers l’Est). Même si nous admettons la thèse principale de l’auteur, à savoir l’existence de cercles distincts ou de communautés religieuses séparées, dans le cas où l’un d’entre eux, en l’occurrence le Zoroastrisme, réussit à prêcher dans des secteurs étrangers, il faut, de manière conséquente, admettre que les autres, notamment le Zurvanisme, auraient pu procéder de la même façon dans la communauté gâthique, c'est-à- dire l’influencer sur le plan théologique. Autrement dit il faut penser à l’échange permanent des idées entre les différentes régions. Quoi qu’il en soit, l’analyse de Nyberg, malgré les doutes et les incertitudes, argumente sensiblement en faveur de l’antériorité temporelle du Zurvanisme sur le Zoroastrisme, soit la thèse que nous défendons.

Un autre auteur, Robert-Charles Zaehner, a étudié le Zurvanisme dans deux ouvrages à quelques années d’intervalle. Ces études sont essentiellement centrées sur le Zurvanisme tardif de l’époque sassanide, mais la richesse des documents exposés et analysés par l’écrivain anglais, permet d’entrevoir des éléments forts anciens concernant ce culte. Zaehner ne se prononce pas directement sur la question de la datation du Zurvanisme. Seulement dans l’introduction de l’un de ses ouvrages, Zurvan, a Zoroastrian dilemma, il considère le Zurvanisme comme une hérésie incontournable dans le Zoroastrisme. Zaehner, après avoir mentionné le récit gâthique sur les deux Esprits jumeaux, conclut dans ces termes :

440 Ibid. p. 411-412. 117

« Les Zurvanites ont tenté de fuir et de se débarrasser du dualisme zoroastrien fondamental qui constituait le centre focal de ce culte, en rétablissant l’unité divine par l’instauration d’un principe supérieur à Ahrmazd et Ahriman. »441.

Comme nous venons de voir, il est impossible de trancher définitivement et de manière fondée, la question de l’antériorité temporelle de l’un sur l’autre. Il faut donc se contenter d’un jugement conjectural, et essayer d’établir leur rapport à force de raisonnements plausibles, en se servant des textes tardifs, qui éclaircissent les détails parfois d’origines très anciennes. Mais avant, réfléchissons sur un point :

N’y a-t-il pas quelque chose de problématique dans l’interprétation largement partagée qui considère le Zurvanisme comme un mouvement hérétique au sein du Zoroastrisme, à savoir une question d’ordre logique et théologique ? Nous savons, depuis Zoroastre et les Gāϑā, qu’un fidèle de la religion zoroastrienne se définit comme un croyant à la suprématie sans partage d’Ahura Mazdā en tant que dieu suprême de sa religion. Or, le récit gâthique des deux frères jumeaux, comme nous l’avons analysé en détail dans le chapitre II-I, ne compromet aucunement cette suprématie du dieu, et confère un rang inférieur, par rapport à Ahura Mazdā, aux deux jumeaux. Cependant, en admettant que la tradition ultérieure a dévié, pour une raison ou une autre, de cette voie tracée par le fondateur de la religion, comment expliquer qu’un fidèle d’Ahura Mazdā, pour remédier à cette dérive, ait pu rabaisser son dieu suprême à un rang inférieur et égal à l’un des jumeaux, Ahriman, au lieu de faire un recours pur et simple aux sources de sa croyance, les textes des Gāϑā, qui étaient toujours à sa disposition ? Les prêtres qui ont fait l’assemblage des textes de l’Avesta récent, sont reconnus comme les responsables du passage au dualisme qui caractérise la religion zoroastrienne tardive. Tout converge vers l’idée que ces prêtres avaient une maîtrise suffisante de la connaissance linguistique des anciens textes, parmi lesquels les Gāϑā. Il est donc peu vraisemblable d’attribuer la dérive à une mécompréhension langagière, il faut y reconnaître plutôt d’autres causes. La solution que nous proposons pour cette énigme est à la fois simple et plausible : la religion zoroastrienne était, pendant longtemps, contrainte de vivre avec le culte puissant de Zurvan. Ce voisinage de longue durée a produit une sorte de fusion et de compromis entre les deux doctrines, aboutissant à la formation d’une religion représentant l’ensemble de leurs grands traits. Cette solution explique aussi la raison de l’existence des aspects très colorés du Zurvanisme dans les livres zoroastriens rédigés en Moyen Perse, Pahlavi, les livres que nous avons explorés sommairement plus haut, et sur lesquels nous reviendrons, au fur et à mesure de notre recherche. Il ne faut pas négliger non plus l’existence d’un facteur politique dans la formation de la religion dualiste sassanide. Il est vrai qu’elle s’enracine dans le passé lointain, mais à l’époque où le pouvoir des rois pourrait s’affaiblir par la floraison des différents systèmes de pensée comme le Christianisme, le Manichéisme et le Zurvanisme, pour nommer les trois principaux, la division de la population en deux catégories bonne et mauvaise facilitait sensiblement le contrôle et la répression des mouvements de pensée dans la société. N’oublions pas qu’à partir du milieu du règne sassanide, l’histoire du pays est marquée par des règlements de compte sanglants qui visaient tour à tour les Manichéens et les Mazdakites et même les chrétiens, considérés comme les hérétiques ou les sectateurs de cultes jugés mauvais. Le souci de préserver la pureté identitaire persane comme

441 ZAEHNER Robert-Charles, Zurvan, a Zoroastrian dilemma, texte persan traduit par T. Ghaderi, Téhéran, Amir Kabir, 2013, p. 26. Ma traduction. 118 condition nécessaire au prolongement du règne de la dynastie est aussi un autre facteur important.

Sur ce Dieu-Temps, Zurvan, nous disposons aujourd’hui d’un mythe transmis essentiellement par les écrivains chrétiens, les arméniens, dont l’authenticité doit être déterminée. Comme tout autre mythe, le mythe de Zurvan s’expose dans la logique propre à la mythologie qui, par conséquent, heurte parfois l’esprit rationnel de l’homme moderne. Comme tout autre mythe, le contenu du mythe de Zurvan est invérifiable, et du coup, il est absurde de poser à son propos la question de la valeur de vérité ou de fausseté de ce qu’il énonce, il faut le recevoir tel qu’il est.

Nous ne trouvons pas l’intégralité du mythe de Zurvan dans les documents pahlavi, le Moyen Perse. Nous ne pouvons pas attribuer ce manque à une cause suffisamment déterminée, car on ne sait pas si c’est le désastre survenu au pays et à la population après la chute de la dynastie royale qui est la cause de cette perte, ou s’il faut l’attribuer à la censure perpétrée par les Mobads, les prêtres zoroastriens ? Mais, quoi qu’il en soit, l’Avesta et la littérature religieuse de l’époque sassanide et postislamique sont riches de fragments et de passages qui font, parfois d’une manière directe, allusion à Zurvan, confirmant le contenu du mythe.

Nous allons présenter dans le chapitre suivant le récit mythique de Zurvan. Aucun document iranien actuellement en notre disposition ne mentionne l’intégralité de ce mythe, mais nous allons voir que le mythe avait sans doute un exemplaire pahlavi perdu. Autrement dit, par ces rapports des Arméniens, nous sommes toujours et malgré le manque des documents iraniens, dans la sphère de la pensée iranienne.

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II – III Mythe de Zurvan

Dans une étude de critique littéraire et textuelle de Contre les Sectes d’Eznik de Kolb, Louis Mariès compare trois textes présentant chacun une version du mythe de Zurvan. Deux d’entre eux sont en arménien, celui d’Eznik, un théologien du Vè siècle, et celui d’Elišē, un historien, cénobite, témoin du soulèvement de l’Arménie au Vè siècle, et le troisième est en syriaque, de Théodore Bar Khouni, un historien du VIIIè siècle. L’analyse de ces textes devait permettre à Louis Mariès de faire le schéma du rapport entre ces trois versions, tout en envisageant un quatrième texte perdu de Théodore de Mopsueste, un évêque exégète qui a vécu entre les IVè et Vè siècles. Selon ce schéma il aurait existé un original perdu en Pahlavi qui a donné lieu à deux traductions syriaques, de sorte que l’une était le texte de référence pour Théodore de Mopsueste et Elišē, et l’autre le document de base pour Eznik et Théodore Bar Khouni. Ce partage s’explique par le rapprochement qu’on peut faire à partir de la manière de réciter, employée par chacun de ces quatre écrivains. Nous prendrons, ultérieurement, connaissance des différences, parfois très significatives, entre ces textes. Nous avons choisi d’exposer le récit d’Eznik, car il entre plus dans le détail que les deux autres. Voici la traduction de l’Arménien proposée par Louis Mariès qui a présenté ces textes en lignes successives numérotées. Pour éviter la longueur excessive, nous présentons le texte d’une manière continue :

« Alors que rien absolument n’existait, disent-ils, - ni cieux, ni terre, ni autres créatures que ce soit qui sont aux cieux et sur la terre – existait un dénommé Zrouan, ce qui se traduit « sort » ou « gloire ». Pendant mille ans il avait offert sacrifice afin d’avoir peut-être un fils qui aurait nom Ormizd et qui ferait les cieux et la terre et tout ce qu’ils contiennent. Depuis mille ans il offrait (ainsi) sacrifice quand il se mit à faire réflexion et dit : « De quelle utilité pourra bien être le sacrifice que j’offre ? et aurait-je un fils Ormizd ? ou bien fais-je en vain ces efforts ? »

Et tandis qu’il faisait cette réflexion Ormizd et Arhmn furent conçus dans le sein de leur mère : Ormizd en vertu du sacrifice offert et Arhmn en vertu du doute susdit. Lors donc, s’en étant rendu compte, Zrouan dit : « Deux fils sont dans le sein que voilà : celui d’entre eux, quel qu’il soit, qui vite à moi parviendra je le ferai roi. »

Ormizd ayant eu connaissance des desseins de leur père (les) révéla à Arhmn, disant : Zrouan notre père a formé ce dessein : qui d’entre nous vite à lui viendra, il le fera roi ». Et Arhmn ayant entendu cela perça le sein et sorti, se présenta devant son père. Et Zrouan, l’ayant vu, ne sut pas qui il pouvait bien être ; et il demandait « Qui es-tu, toi » Et celui-ci dit : « Je suis ton fils. » Zrouan lui dit : [Toi, tu n’es pas mon fils :] mon fils est parfumé et lumineux, et toi tu es ténébreux et puant. ».

Et tandis qu’ils échangeaient entre eux ces paroles, Ormizd étant né à son heure, lumineux et parfumé, vint, se présenta devant Zrouan. Et Zrouan l’ayant vu sut que c’était là son fils Ormizd, en vue duquel il offrait sacrifice. Et ayant pris les baguettes qu’il tenait en sa main avec lesquelles il offrait sacrifice il les donna à Ormizd, et dit : « Jusqu’à présent c’est moi qui pour toi offrais sacrifice : dorénavant c’est toi qui pour moi l’offriras. ».

Et tandis que Zrouan donnait les baguettes à Ormizd, et le bénissait, Arhmn, s’étant approché devant Zrouan, lui dit : « N’as-tu pas fait le vœu suivant : quiconque de mes deux fils parviendra à moi le premier, celui-là je le ferai roi ? ». Et Zrouan, pour ne pas violer son serment, dit à Arhmn : « Oh ! faux et malfaisant ! la royauté te sera accordée neuf mille ans, et [=mais] Ormizd je (l)’ai établi roi au- dessus de toi, et après neuf mille ans Ormizd régnera et tout ce qu’il voudra faire le fera ».

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Alors Ormizd et Arhmn se mirent à faire des créatures. Et tout ce qu’Ormizd créait était bon et droit, et ce qu’Arhmn faisait était mauvais et tortueux. »442.

Il est évident que nous sommes ici devant un mythe cosmogonique et théologique qui « explique » les événements passés en relation avec un tout premier moment de l’existence, à savoir les événements qui vont marquer l’histoire de l’univers tout entier. Un trait important montre que la source originelle du récit qu’on vient de lire, et aussi des deux autres, constitue un document post-zoroastrien et, par conséquent, relativement récent par rapport à l’origine lointaine du mythe. Il s’agit de la dénomination des deux Principes rivaux par « Ormizd » et « Arhmn », deux formes abrégées des noms gâthiques « Ahura Mazdā » et « A ra mainiiu », ce qui ne pourrait se faire qu’en s’appuyant sur l’Avesta récent. Car, contrairement aux Gāϑā qui prévoient l’opposition entre deux Esprits jumeaux en écartant Ahura Mazdā de ce cadre antithétique, l’Avesta récent instaure cette opposition entre Ahura Mazdā lui-même et Ahriman, c'est-à-dire l’A ra mainiiu gâthique.

Avant d’aller plus loin, il convient de préciser les divergences essentielles entre ces trois textes.

Tandis qu’Eznik et Elišē sont silencieux sur la source de leur récit, Bar Khouni, l’auteur du texte syriaque, la renvoie directement à Zoroastre en précisant que « voici ce que dit [Zerdouscht] sur la compétition d’Hormizd et d’Ahriman »443. Les trois versions que Mariès examine parallèlement ont ceci en commun de reconnaître Zurvan comme le seul être remplissant un espace vide et exempt de tout autre être. Mais sur un point capital Bar Khouni prend ses distances à l’égard des deux autres. Alors que pour Eznik, le temps du récit est le temps où « rien absolument n’existait encore », et pour Elišē « avant que fussent les cieux et la terre », pour Bar Khouni ce néant est plus nuancé : « Quand rien n’existait encore, sinon les ténèbres »444. Il nous faut nous arrêter sur ce néant primordial pour remarquer qu’il est exprimé dans des termes qui semblent refléter l’archaïsme du mythe. En effet, si le terme précis de néant était présent dans l’exemplaire pahlavi original on ne voit pas pourquoi les trois rapporteurs du mythe auraient employé des termes descriptifs pour le traduire. De l’autre côté, ce « rien » premier est attesté dans les différentes cosmogonies des peuplades indo- européennes, comme le signale Bernard Sergent. En effet cet auteur expose sommairement la cosmogonie de ces peuplades dans la section 7 du chapitre VII de son ouvrage Les Indo- Européens – Histoire, langues, mythes. Sergent précise d’abord que malgré des récurrences de motifs dans les mythes indo-européens, le problème de la divergence des modèles concurrents nous interdit de parler d’une cosmogonie indo-européenne simple et unique. Mais nous pouvons néanmoins observer des coïncidences surtout au sujet de la vacuité :

« Grecs, Iraniens, Scandinaves et, dans une formulation mystique, Indiens… s’accordent sur la notion d’un espace originel béant, d’une « vacuité », kháos, tōhīgīh, Ginnung, abhu. La répartition de ce motif en assure l’antiquité. »445.

L’auteur précise plus loin que le monde apparaît sous l’action d’un principe actif. Ce principe pour les Indiens et les Scandinaves est la chaleur, mais pour les Iraniens c’est la lumière qui

442 MARIES Louis, Le De Deo d’Eznik de Kolb, connu sous le nom de Contre les Sectes, Paris, IN, 1924, p. 48- 52. 443 Ibid. p. 48. 444 Ibid. p. 49. 445 SERGENT Bernard, Les Indo-Européens – Histoire, langues, mythes, Paris, Payot, 2005, p. 376. 121 est le principe premier, l’Amour ou le Désir encore pour les Indiens et pour la Théogonie d’Hésiode.

Un autre point de divergence important entre les trois versions concerne l’existence d’une mère pour les jumeaux. Si Eznik et Bar Khouni reconnaissent une mère pour la conception des jumeaux, ce qui est attesté par certains textes anciens, Elišē semble s’y opposer, précisant que « Et il [Zurvan] conçut deux fils dans [son] sein »446. Autrement dit l’auteur arménien du Vè siècle présente une figure hermaphrodite de Zurvan. Une telle situation est saisissante si l’on se souvient que dans les Rhapsodies Orphiques447, du Temps (Chronos) naissent Ether et Chasma, puis un œuf dont sort un dieu hermaphrodite448. La version d’Elišē qui attribue l’androgynie au dieu suprême et non à sa progéniture, pourrait indiquer l’origine archaïque de ce mythe, ce qui est attesté, nous allons le voir, par d’autres documents et objets d’art.

Autre divergence du texte d’Elišē avec les deux autres : tandis que pour ceux-ci Ahriman, se trouvant devant la question que lui pose son père, Zurvan : « qui es-tu, toi ? », répond simplement « je suis ton fils », Elišē rapporte qu’il répond « je suis ton fils Ormizd »449. Ce premier mensonge de la part d’Ahriman explique son assimilation avec la Druj, que nous avons examinée plus haut et qui signifie en partie le Mensonge. L’occurrence de cette notion dans la littérature religieuse de l’Iran depuis les Gāϑā rend douteuse la mention pas-dāni nih qu’on trouve dans les textes pahlavis qualifiant Ahriman d’une connaissance tardive. Car sa réponse indique qu’il n’ignore aucunement les actions de son père pour faire naître Ormizd, et que ce n’est pas lui, Ahriman, qu’il voulait. Le Mal n’a-t-il pas toujours un pas d’avance sur le Bien ? Nous reviendrons plus loin sur cette question.

Une seconde différence majeure entre les textes concerne le choix des mots pour formuler la création des dieux engendrés. Alors qu’Eznik et Elišē emploient le verbe « faire » pour désigner l’action d’Ahriman, Bar Khouni emploie le verbe « créer » reconnaissant en conséquence le même niveau de créativité aux deux fils de Zurvan, tout en qualifiant leurs créations de manière opposée, bonne et juste pour Hormizd, mauvaise et démoniaque pour « Satan ».

Un commentaire exhaustif du mythe pourrait nous éloigner de notre sujet principal, mais il nous faut reprendre les moments successifs de ce drame primordial, en distinguant les cinq moments qui ponctuent ses étapes. En premier lieu c’est ce que nous pouvons appeler le temps de solitude, c'est-à-dire le tout début du mythe où Zurvan occupe tout seul un espace béant et vide de tout autre être, un néant nuancé par la présence de ténèbres selon Bar Khouni. Cette divergence suscite aussitôt une question concernant l’essence de Zurvan : est-il un dieu de la lumière ou de ténèbres ? En l’absence de toutes choses, il est seulement permis d’envisager qu’il contient en germe tout ce qui viendra après, y compris la lumière et les

446 MARIES Louis, 1924, p. 49. 447 Il convient d’être extrêmement prudent lorsqu’on parle d’Orphisme qui ne constitue pas un bloc de traditions uniformes comme l’a mis en évidence Luc Brisson dans un article intitulé « Les Théogonies orphiques et le papyrus de Derveni , notes critiques » Revue de l'histoire des religions, tome 202 n°4, 1985. pp. 389-420, p. 390. Cela concerne particulièrement les Rhapsodies orphiques ou Hieroi Logoi (Discours sacrés en 24 Rhapsodies dont nous restent des fragments transmis par des philosophes néoplatoniciens comme Damascius. La datation est er er controversée : I siècle avant J.-C., selon Alberto Bernabé et Martin L. West fin du I siècle, voire au début du e II siècle de l’ère chrétienne pour Brisson. 448 Il possède divers noms : Phanès, Eros, Protogonos (le premier-né), Métis et Erikepaios, 449 MARIES Louis, 1924, p. 50. 122 ténèbres. Autrement dit, il enveloppe dans son être solitaire toutes les oppositions que le monde enserrera ultérieurement dans son sein. Le texte d’Elišē mentionne explicitement, comme on l’a déjà dit, un dieu comportant dans son être les deux genres masculin et féminin. En revanche, le livre de Shahristâni, Livre des Religions et des Sectes parle d’un dieu de lumière : « ils disent que le monde tout entier est apparu à partir de la lumière : spirituel, lumineux et céleste »450. Ainsi deux de nos importantes sources, le récit arménien et le livre de Shahristâni, désignent l’essence de Zurvan par deux attributs opposés, les ténèbres et la lumière. Devant une telle situation Robert Charles Zaehner dans son ouvrage Zurvan, A Zoroastrian dilemma, ne trouve qu’une seule solution : « Zurvan, ce dieu à double aspect, est à la fois le dieu de la lumière et celui des ténèbres… Il est au-delà de la lumière et des ténèbres, car ces deux apparaitront après la conception d’Ahura Mazdā et Ahriman, et en tant que leur attribut. »451. Cette conclusion est affirmée par le traité d’Ulemâ i Islâm lorsqu’il désigne le feu et l’eau comme les premières créatures de Zurvan. Il ne reste qu’à avouer qu’une telle hauteur dépasse les limites de nos facultés intellectuelles et qu’à reconnaître que ce dieu est tout simplement insaisissable.

Le deuxième temps concerne le moment du désir d’engendrer pour créer. Ce qui manquait à Zurvan, selon Ulemâ i Islâm, c’est d’être reconnu comme un dieu : « malgré sa magnanimité il n’avait personne pour l’appeler dieu [souverain], car il n’avait pas encore fait la création »452. Cette formule est employée à propos d’Ahura Mazdā dans le Bundahi n, il devient souverain après et à cause de la création qu’il a faite. Le terme original traduit par dieu ou souverain est en pahlavi « xuatāi » et en persan « xodā », signifiant littéralement « celui qui tire son être de soi-même », donc un être possédant l’auto-référentialité caractéristique de la primauté. Le terme avestique correspondant employé pour Zurvan est xwadhâta qu’on peut traduire par « depuis longtemps créé par lui-même »453. Rien ne manquait à Zurvan qui le contraigne à désirer, sauf la reconnaissance de sa souveraineté, ce titre ne lui échouant qu’à la condition de créer. On peut donc dire qu’il désirait être manifeste, autrement dit épiphane. Or Sharistâni rapporte la croyance de certains « zrouwaniyah », zurvanites, selon laquelle « il y a toujours quelque chose de négatif avec le dieu suprême, une chose ou une pensée négative, ou une pourriture qui est le lieu de la conception de Satan. »454. Ugo Bianchi revient sur ce passage du livre de Shahristâni. Le contexte dans lequel Bianchi cite et traduit ce passage concerne l’origine du Gnosticisme. Bianchi tente de donner une définition claire du Gnosticisme : « le gnosticisme est une anthroposophie dualiste, consistant dans l’opposition de l’élément pneumatique par rapport au monde-corps »455. C’est dans ce contexte dualiste esprit/matière que l’auteur cite Sharistâni. En parlant de la différence de la théosophie et du Gnosticisme Bianchi écrit: « une section de la secte iranienne des Zurvānīya [selon Shahristâni] a pu admettre que quelque chose de mal a été depuis toujours en Dieu, qui doit donc concrétiser ce mal pour l’expulser de soi. »456. C’est donc dans le contexte de la purification que Bianchi analyse le désir de créer de Zurvan. L’analyse de Robert Charles Zaehner dans son ouvrage déjà cité, Zurvan, a Zoroastrian dilemma, aboutit au même résultat et montre que

450 SHARISTÂNI, Livre des Religions et des Sectes, traduit par Mustafa Kheleghdâd Hashemi, Téhéran, Eghbal, 1972, p. 371-372. Ma traduction. 451 ZAEHNER Robert Charles, 2013, p. 99. Ma traduction. 452 Ulemâ i Islam, texte établi par Parviz AZKAÏ, le Journal Tchista, p. 347. Ma traduction. 453 LECOQ Pierre, 2016, p. 141. 454 Ulemâ i Islâm, p. 374. 455 BIANCHI Ugo « Le problème des origines du Gnosticisme », Colloque de Messina – 13-18 avril 1966, p. 5. 456 Ibid. p. 7. 123 selon les Zurvanites, le désir est quelque chose de mauvais en dieu dont il envisage de se débarrasser457. Cependant il ressort de l’analyse de Zaehner que c’est après l’apparition d’Ahriman que Zurvan s’est rendu compte de la scission de son essence, ce qui ressort également du mythe rapporté par Eznik. Le désir de Zurvan était au départ un désir innocent et le grand dieu n’avait pas encore conscience de sa nature double, du moins selon les textes dont nous disposons à ce sujet. À cela s’ajoute que ce n’est pas son désir en tant que tel qui est mauvais, mais le caractère hâtif du désir, car c’est la précipitation d’engendrer qui engendre Ahriman, l’enfant lumineux arrivant au contraire en « son temps ». Bianchi, en opposant le Manichéisme à la pensée moniste grecque, précise bien que : « le monde inférieur ténébreux du gnosticisme implique au contraire [de la conception grecque de materia prima] un vide « ouvert », réceptif, une pauvreté qui implique l’envie, tel un estomac ou une hystéra qui désire ce qui n’est pas fait pour appartenir définitivement à eux. »458. Mais du mythe rapporté par les écrivains arméniens, ainsi que des textes du Mazdéisme tardif, les textes pahlavis que nous avons présentés au chapitre III-I, nous déduisons que ce désir d’obtenir ce qui n’appartient pas en propre au désireux est le caractère essentiel d’Ahriman, le fils aîné de Zurvan, qui s’exprime par le mélange, gum či n, représentant le monde matériel. Il est d’ailleurs évident qu’Ahriman hérite ce caractère de son père Zurvan, mais il est inutile de dire de Zurvan lui- même qu’il désire combler un vide, puisque c’est de sa plénitude que, dans un premier temps, deux fils et ultérieurement le monde, trouveront l’être. Nous pensons en conséquence que pour appréhender pleinement la nature du désir de Zurvan il faut se distancier convenablement de tout matérialisme gnostique et ne voir ici que le désir de se manifester de la part d’un dieu qui ne manquait de rien. Mais ce désir, comme tout autre désir, déborde à un moment donné de son lit naturel en se précipitant vers le résultat voulu, et c’est à ce moment que se produit la conception d’Ahriman ténébreux, lui qui manifeste le désir immodéré de se mêler à la lumière. En d’autres termes, le mal s’enracine bien dans l’être scindé de Zurvan, mais ce mal ne s’identifie pas à la matière comme dans le Gnosticisme, car pour la pensée iranienne, à l’exception du Manichéisme, la matière du monde n’est pas affublée de termes négatifs, (comme on l’a vu au chapitre I-VII). Le cas du Manichéisme est un peu particulier et ne doit pas être étendu à toute la pensée iranienne, car ce système, à partir du moment où il revendiqua l’universalisme, eut tendance à absorber les croyances non-iraniennes, et c’est bien comme tel que les mōbad, les prêtres zoroastriens, l’ont conçu et réprimé.

Après les temps de solitude et de désir, vient le troisième moment, à savoir le temps du sacrifice et de l’attente. Ce que nous traduisons par « sacrifice » est le mot pahlavi yazi n qui signifie l’offrande rituelle mais aussi la mise à mort. Il s’agit d’une pratique courante depuis l’âge indo-iranien. Les textes védiques, comme le rappelle Duchesne-Guillemin dans son Zoroastre, témoignent « d’une religion centrée sur un triple sacrifice : le sacrifice du soma-hauma, le sacrifice d’animaux, le sacrifice du feu. »459. Comme le signale Bernard Sergent, la libation, offrande liquide, s’exprime dans les diverses langues indo-européennes par les termes issus de la racine *gheu signifiant « verser »460. Quant au sacrifice sanglant les termes correspondant dans les différentes langues suggèrent le sens de « banquet » ou « dévoration », c'est-à-dire une festivité à la suite de la mise à mort de l’animal, le sacrifice dans le monde indo-européen ayant un caractère commensal : « le sacrifice indo-européen était un repas où les hommes

457 ZAEHNER Robert Charles, Zurvan, a Zoroastrian dilemma, traduit en persan par Teimour Ghaderi, p. 193. 458 BIANCHI Ugo, 1966, p. 24. 459 DUCHESNE-GUILLEMIN Jacques, 1975, p. 25. 460 SERGENT Bernard, 2005, p. 396. 124 conviaient les dieux. »461. Il s’agit d’une dimension bien attestée notamment en Grèce antique comme l’a mis en évidence l’École de Paris462.

Au chapitre suivant nous verrons que dans la tradition zurvanite, le sacrifice est un sacrifice sanglant, la mise à mort d’un animal. Il en est de même dans la tradition mazdéenne, et de nombreux Ya t témoignent du sacrifice sanglant accompli par les héros pour obtenir la faveur divine, ce sacrifice pouvant être une hécatombe. Par exemple, au Ya t 9, le héros et roi légendaire Hao ya ha, Hūshang persan, sacrifie « cent chevaux, mille bœufs, dix mille moutons »463. La réussite du sacrifice est assurée par la divinité à laquelle il est adressé. Par exemple les versets 10 et 11 du Ya t 8 consacré à la déesse Ti trya, personnification de l’étoile Sirius, expose les paroles de la déesse s’adressant à Ahura Mazdā :

« Si les hommes me vénéraient avec un sacrifice où mon nom est prononcé, de même que les autres yazatas [adorables] sont vénérés, avec un sacrifice où leur nom est prononcé, je m’approcherais des hommes a avans [justes], pour la durée d’un moment déterminé de ma propre vie lumineuse, immortelle, j’arriverais au moment fixé, pour une seule nuit, ou pour deux ou pour cinquante. »464.

Le rôle du sacrifice dans la religion indo-iranienne confirme le point de vue déjà ancien de Sylvain Lévi à propos du Brahmanisme : « La morale n’a pas trouvé de place dans ce système : Le sacrifice qui règle les rapports de l’homme avec les divinités est une opération mécanique qui agit par son énergie intime ; caché au sein de la nature, il ne s’en dégage que sous l’action magique du prêtre. »465. Ce spécialiste a étudié le cas de Prajāpati, dieu primordial et créateur, et dans certaines versions, issu d’un œuf lié au Temps, une observation qui rapproche ce dieu de Zurvan. La caractéristique la plus intéressante de ce dieu est son identité avec l’acte sacrificiel. C’est en effet à la fois un dieu qui sacrifie et le sacrifice lui-même466. Un dieu qui sacrifie est en quelque sorte le prototype des prêtres qui imiteront ses actes dans le monde d’en bas, c’est un dieu-prêtre. Dans la tradition mazdéenne, Ahura Mazdā aussi incarne la même figure d’un dieu-prêtre sacrificateur. Un passage du troisième chapitre du Bundahi n l’évoque dans ces termes : « Au temps de rapiθwin [midi et la prière du midi, c'est-à-dire l’état du monde avant l’attaque d’Ahriman], Ormuzd et les amahraspands [les Immortels bienfaisants] instituèrent le sacrifice céleste ; en faisant le sacrifice, ils créaient la création tout entière »467. La tradition zurvanite attribue ce rôle à Ormuzd, d’abord parce qu’il reçoit les baguettes de prière de Zurvan (le barsom), et ensuite parce qu’il reçoit de lui la robe blanche des prêtres.

Le quatrième moment est celui du doute et de la réflexion sur ce que faisait Zurvan pendant une si longue période d’attente. Selon Shahristâni « certains disent que Zurvan murmurait pendant 9999 ans afin qu’il lui vînt un fils, et comme cela ne se produisait pas, il fut plongé dans la réflexion et dit ‘cette science

461 Ibid. p. 397. 462 Voir les contributions dans M. DETIENNE et J.-P. VERNANT, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979 ; G. BERTHIAUME, Les rôles du Mageiros, Étude sur la boucherie, la cuisine et le sacrifice dans la Grèce ancienne, Leiden, Brill, 1982. 463 LECOQ Pierre, 2016, p. 408. 464 Ibid, p. 389. 465 LEVI Sylvain, La Doctrine du Sacrifice dans les Brâhmanas, 1898, Tournhout, Belgium, Brepols, 2003, p. 9. 466 Op. cit. p. 15-16. 467 NYBERG H. S., « Questions de Cosmogonie et de Cosmologie Mazdéennes », Journal Asiatique 1929, p. 237. 125 n’est pas digne et convenable’. De cette réflexion lui vint un souci qui engendra Ahriman, et Hormuzd viendra de cette science là. »468. Ce souci est explicité par un doute : « mais la plus grande personne dont le nom est Zurvan douta sur une chose dont Ahriman (Satan) advint de ce doute. »469.

Le doute est le signe évident de l’incertitude de Zurvan sur l’efficacité du sacrifice censé garantir un résultat positif. C’est évidemment une faute impardonnable de la part d’un dieu- prêtre que de douter de la « science » sacrificielle, et cela aura des conséquences néfastes sur le monde. Certains textes ne parlent pas de doute mais d’un moment de réflexion inquiète qui envahit le dieu devant la grande affaire à laquelle il s’est engagé, la création du monde. La question est de comprendre comment un dieu, le plus grand dieu, peut être incapable d’anticiper l’avenir? Comment se fait-il qu’un grand dieu n’est pas omniscient? Dans ce mythe, il est clair en effet qu’aucun des trois personnages de cette dramaturgie n’est omniscient : Zurvan ne sait pas si son sacrifice donnera le résultat souhaité, Ormizd ne sait pas que s’il dévoile le vœu de son père à son frère, il perdra la royauté du monde, et Ahriman ne sait pas que limiter son règne à 9000 ans est en réalité un piège pour le rendre impuissant à la fin de ce temps. Sur ce sujet le premier élément de réponse vient de l’archaïsme de ce culte forgé loin des esprits religieux récents qui attribuent à la divinité tous les prorogatifs positifs, en l’exaltant à un rang insondable. Le zurvanisme, tel que le mythe le présente, est antérieur à ces temps, et possède un caractère anthropologique archaïque. Mais ce n’est pas, à notre avis, la raison principale. Eznik dans son rapport, dès qu’il nomme Zurvan, précise que ce nom se traduit par « sort » ou « gloire », ce qui fait de Zurvan le Dieu-Destin, une idée que nous avons déjà examinée. Dans la conception courante, le propre du destin est qu’il entre fréquemment en opposition avec nos vœux et notre volonté, de sorte que nous sommes conscients de nos volontés mais nous sommes frappés de scrupule devant l’inattendu de ce que le destin nous présente en passant pour ainsi dire comme un voleur au milieu de la nuit. Tout en nous refusant d’appliquer à Zurvan et ses deux fils les prodromes d’une psychologie volontariste anachronique, il est clair que ceux-ci sont ignorants de leur destin. Cela implique- t-il que nous supposions un dieu-destin au-delà de Zurvan, à la façon par exemple dont Zeus reconnaît selon certains textes grecs anciens la puissance des Moires au-dessus de lui470 ? Non pas, puisque Zurvan est à la fois Dieu-Temps et Dieu-Destin, mais ces nominations n’enlèvent pas le caractère insondable du destin, pas même pour Zurvan lui-même qui détermine le sort des autres mais qui reste aveugle sur son propre destin. Il faut reconnaître, selon nous, dans cette conception paradoxale une dialectique délicate entre le temps et le destin. Ce n’est ni le temps qui détermine ce qui prend forme dans son sein, ni le destin qui décide de ce qui doit arriver dans le temps, et l’un ou l’autre seul est impuissant à produire quoi que ce soit.

Nous parvenons au cinquième moment qui concerne le partage des domaines entre les fils, la royauté à Ahriman et la prêtrise à Ormizd. C’est le moment le plus important parce qu’il détermine le sort du monde. Par la gémellité de deux frères, c'est-à-dire le plus intime rapport qui puisse être établi entre deux individus, deux fonctions distinctes de la royauté et la prêtrise se trouvent liées dans une relation étroite qui fait que chacune appelle l’autre sans être pour autant similaires ou confondues. Ces deux fonctions ne peuvent se réunir dans la même

468 SHAHRISTÂNI, Téhéran, 1972, p. 373. 469 Ibid. p. 371-372. 470 Par exemple, Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 511-520. 126 personne, un roi-prêtre ou un prêtre-roi, et cela est le propre de la pensée politique iranienne. Elles sont solidaires mais distinctes. Le règne d’Ahriman pendant 9000 ans impose au monde son caractère essentiel, le monde suit une tendance naturelle vers le désordre et vers la dissipation. Ce qui nous oblige à dépenser une énergie considérable pour, sinon l’arrêter, puisqu’il s’agit du destin, du moins affaiblir et retarder son action dissipative et destructrice. N’oublions pas que la création pour les Iraniens de ces temps reculés se limitait à organiser et structurer, et qu’Ahriman possède l’épiklèse constante de « contre-création ». La création, comme nous venons de le voir, exige qu’elle soit soutenue par le sacrifice, mais l’action contraire est presque automatique et n’a pas besoin d’effort considérable.

Il faut admettre l’hypothèse de Mariès selon laquelle les écrivains arméniens ont eu entre les mains deux versions syriaques, produites à partir d’un original pahlavi perdu, car les divergences parfois considérables que nous venons d’observer ne peuvent être le produit du seul commentaire de la part des auteurs arméniens, et renvoient bien plus probablement à l’existence de deux manuscrits. La source première en pahlavi étant perdue et inaccessible, cela soulève la question de l’authenticité de la transmission arménienne d’un mythe, selon toute apparence, beaucoup plus ancien que le Christianisme. Peut-on se fier à de tels témoignages ?

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III – IV L’authenticité du mythe

Répondre à cette question d’une manière définitive et tranchée, étant donné le manque de tout document explicite et raisonnablement ancien, nécessite une recherche approfondie de tous les témoignages, iraniens ou étrangers, qui, de près ou de loin et chacun dans son cadre particulier, touchent ce récit d’une origine unique de la dualité observable dans le monde réel. Sur ce sujet nous disposons d’un essaim de documents à citer, analyser, et à évaluer.

Nous avons cité plus haut au chapitre III-II les témoignages d’Eudème de Rhodes et de Théopompe, rapportés respectivement par Damascius et Plutarque. Il est évident que les sources de ces témoignages ne mentionnent pas explicitement le mythe de Zurvan, mais leurs témoignages concordent parfaitement avec le mythe tel qu’il est exposé dans le récit d’Eznik. Concernant le rapport de Damascius nous avons déjà noté que si l’on fait abstraction du langage néo-platonicien, on peut déceler certaines informations intéressantes et originales. La première concerne la désignation par « Topos » ou « Chronos » de ce qui pour un néo- platonicien constitue « tout l’intelligible et l’unifié », et renvoie, comme on l’a vu, à la hiérarchie des Principes. Le Temps et l’Espace, autrement dit Zurvan et Θwā a sont considérés, par la tradition zurvanite à l’intérieur du Zoroastrisme, comme deux aspects d’une même personne. Cette tradition considère le temps infini comme l’âme de Zurvan, et Θwā a, l’Espace infini, comme son corps, desquels sont sortis respectivement le Temps longuement autonome et le Spihr, le ciel. L’autre point important, comme le signale, dans une note, l’un des traducteurs de Damascius, Joseph Combès, c’est « l’existence d’une très vieille tradition iranienne qui affirme un principe unique (soit Topos = Thwasa, soit Chronos = Zurvan), antérieur par conséquent à tout dualisme. Les origines de cette tradition sont bien antérieures à Zarathuštra. »471. Le texte de Damascius précise que de cette unité primordiale, sont distingués un dieu bon et un mauvais démon. Ce point, tout comme les noms donnés aux deux antagonistes, Ohrmazd et Ahriman, trahit certainement l’influence de l’Avesta récent sur une vieille tradition, qui, comme le souligne Damascius lui-même, croyait plutôt à l’antériorité de la Lumière et des Ténèbres sur eux. Cet aspect est attesté par un ouvrage zurvanite tardif.

En effet, le traité d’ « Ulemâ i Islâm », Les Savants d’Islam, rédigé au XIIème siècle, est un petit recueil de questions et réponses sur les sujets cosmogoniques et théologiques. Il est le seul ouvrage reconnu « zurvanite » par les spécialistes. Ce traité a été rédigé pour être utilisé par les savants zurvanites dans les polémiques et les controverses religieuses, très à la mode pendant la période abbasside. Le texte est numéroté en soixante petits paragraphes ou chapitres, et dès les premiers mots, le caractère polémique du traité se manifeste. La part de l’empiètement zoroastrien sur le traité est considérable et, par conséquent, sa lecture demande beaucoup d’attention. Voici la réponse aux questions de savoir si le monde est créé ; alors qui l’a créé, quand, et comment et pourquoi, soit les paragraphes suivants :

« 8- Le Temps excepté, alors tout est créé, et le Créateur est le Temps ; et lui n’apparaît ni borne, ni sommet, ni fond, et il a été et il sera toujours. Quiconque doué de sagesse ne dira pas d’où le Temps a paru. Et malgré cette grandeur il n’avait personne qui l’appelait Créateur, parce qu’il n’avait pas encore fait la création.

471 DAMASCIUS, 1991, p. 236. 128

9- Alors, il a créé le feu et l’eau. Lorsqu’il les a réunis Ourmazd a pris l’être, et le Temps était, et Créateur et Dieu, à cause de la création qu’il avait faite. »472.

Nous reviendrons sur le rapport de la création avec le dieu au chapitre IV-IV.

L’archéologue et historien français Roman Ghirshman a publié à Téhéran en 1958 dans ses Notes Iraniennes VIII, un court article intitulé « Le Dieu Zurvan sur les Bronzes du Luristan ». Cet article, comme le signale son titre, est consacré à l’analyse de quelques objets d’art découverts dans la province de Luristan, située à l’Ouest de l’actuel Iran. Ces objets sont, pour la plupart, exposés dans les musées américains, ou en possession de collectionneurs privés. Cette dispersion est due aux désastres subis par l’Iran pendant la première Guerre mondiale et les fouilles perpétrées par les pilleurs des trésors nationaux.

L’archéologue fait commencer son analyse par la description des objets présents dans l’Exposition d’Art Iranien à Rome, en précisant que « parmi les bronzes du Luristan figurait un fragment d’ « épingle » votive à large disque qui appartient à la collection Heeramanek de New York. Quoique fragmentaire, elle garde la partie la plus importante de son sujet traité au repoussé puis repris au burin. »473. Les photos sont jointes à l’article. Ghirshman poursuit sa description de l’objet.

« En haut, on voit une tête d’homme de face, portant une coiffure en forme de pyramide tronquée dont le diadème aux extrémités enroulées semble imiter les cornes des divinités mésopotamiennes. Sous ses grandes oreilles pointues d’animal, on en distingue deux autres, petites et de forme humaine ; les yeux sont largement ouverts, le nez est droit et fin, et la longue barbe carrée unie est marquée en bas seulement d’une bande de traits verticaux. C’est une tête humaine à laquelle l’artiste chercha sciemment à imprimer une expression de surnaturel.

Le corps du personnage est occupé par une figure de femme, prise dans un cadre presque circulaire. De face aussi, elle porte une lourde chevelure traitée en segments de cercles concentriques imbriqués. Des yeux grands ouverts, un nez proéminent et une bouche à fortes lèvres, apparentent cette tête à tant d’autres qui ornent le centre de ce groupe d’ « épingle » du Luristan, têtes qui, inévitablement, s’arrêtent au menton. La partie inférieure du disque ne s’est pas conservée, mais une tête de bouquetin qu’on distingue à droite semble indiquer que les deux têtes humaines superposées surmontaient cet animal. »474.

Nous précisons encore une fois que dans la mesure où il nous manque des documents significatifs sur le sujet, il est indispensable de regrouper le maximum d’informations et de détails qui le concernent. À cet égard nous sommes parfois contraints de citer de longs passages, parce que chaque détail compte.

Ghirshman, poursuivant la description de l’épingle, décrit d’autres détails conservés de l’objet :

« Des deux côtés de la tête d’homme surgissent deux bustes humains à têtes d’êtres jeunes dont le sexe est difficile à reconnaître. Ils sont dotés également de deux paires d’oreilles et leurs coiffures semblent imiter celle de la tête d’homme. Tournés de profil, ces deux personnages saisissent chacun et semblent le maîtriser, un lion dressé sur ses pattes derrières, la gueule menaçante largement ouverte, à longue

472 « Ulema i Islâm », Journal Tchista, proposé par P. AZKAEI, texte persan, p. 347. Ma traduction. 473 GHIRSHMAN Roman, « Le Dieu Zurvan sur les Bronzes du Luristan », Notes Iraniennes VIII, pp. 37-42, Téhéran, 1958, p. 37. 474 Ibid. 129 langue pendante. Fidèle au principe du « horror vacui », l’artiste remplit le champ avec des étoiles, des plantes (?) et des demi-palmettes. »475.

Ainsi tous les détails de l’objet ont été mentionnés par l’archéologue, lesquels détails ont quelque chose de révélateur à nous dire. Nous préférons ne pas anticiper sur l’analyse de l’auteur et la suivre patiemment sur ses pas. Il avoue que l’énigme de cette épingle demeurait insoluble jusqu’à ce que l’on découvre l’acquisition par le « Cincinnati Art Museum d’une plaque, cette fois en argent, qui provient du Luristan également. »476. Avec quelques différences de détails et dans un cadre autrement organisé, sur la plaque « se développe une scène à plusieurs personnages et dont la partie centrale reproduit le sujet [de l’épingle]. »477.

Au sujet de cette plaque, Ghirshman fait allusion aux travaux d’un autre écrivain, Phyllis Ackerman, qui la première, avait publié cette importante pièce. Cette dernière « y a bien reconnu la naissance des Jumeaux ; elle identifia également dans les trois groupes de personnages l’image des Trois Âges de l’homme. »478.

Ghirshman, tout en précisant qu’ « avec les bronzes du Luristan on se trouve en plein milieu iranien », décrit quelques détails de l’objet : « Le centre de la plaque est occupé par la représentation de Zurvan, ou « Temps Infini », divinité primitive androgyne, ce qui nous explique que sous sa tête, à l’emplacement de son ventre, soit représentée une tête de femme, aussi de face. Dieu du firmament, le corps de Zurvan a pris l’aspect d’un oiseau aux longues ailes à trois rangs de pennes ; sa queue, en forme de pyramide tronquée comprend six rangs superposés de plumes, ce qui, avec la double face du dieu formera les sept ciels (?). »479.

L’auteur, pour mieux expliquer la scène, fait référence à la tradition et rapporte l’essentiel du mythe de Zurvan récité par Eznik et les autres, tout en précisant des détails très importants, figurés sur la plaque, qui éclairent la part non mentionnée dans les rapports des écrivains arméniens. Tandis que pour eux, après la naissance d’Ormazd, Zurvan lui offre le barsom, les baguettes de la prière, la plaque représente ce fait autrement :

« Le barsom est remis par trois groupes de personnages : les plus jeunes, assis par terre, la main droite tenant le genou, soutiennent de la main gauche, pour marquer leur participation à la cérémonie, les barsom qui sont portés par des personnages d’âge mûr qui se dirigent vers le jumeau gauche qui saisit la branche. Le même geste est esquissé par le jumeau de droite vers les barsoms qui lui offre un rang de vieillard. »480.

L’interprétation de la scène observable sur la plaque donnée par Ghirshman est la suivante :

« L’intention de l’artiste d’exprimer trois groupes de personnages de trois âges différents : jeunes, mûrs, vieillards, est manifeste. ».

Et dans le but de clarifier l’intention de l’artiste, il cite un passage de l’article de Nyberg, « Question de Cosmogonie et de Cosmologie Mazdéennes » paru dans le Journal Asiatique de 1931 à la page 108 :

475 Ibid. 476 Ibid. 477 Ibid. 478 GHIRSHMAN Roman, 1958, p. 38. 479 Ibid. 480 Ibid. 130

« Zurvan est envisagé sous trois aspects, se rapportant à ses actions ou à ses manifestations ; lui-même vient s’ajouter au nombre de ses aspects et forme avec eux une tétrade. »481.

Ce point, nous avons vu, est explicitement mentionné dans le document syriaque que nous avons cité plus haut au chapitre III-I, document traduit par Nyberg.

Après une courte évocation des trois « hypostases » de Zurvan, les trois groupes d’hommes représentant chacun une période dans la vie de l’homme, jeunesse, maturité et vieillesse, Ghirshman fournit une interprétation capitale pour notre recherche :

« La scène qui figure sur notre plaque ne correspond pas tout à fait aux traditions littéraires. Celles-ci parlent seulement d’Ormazd à qui Zurvan remit la barsom, tandis que sur la plaque chacun des deux jumeaux en reçoit un, toujours de Zurvan que représentent ses hypostases. »482.

Ici se pose la question controversée de savoir quelle est la valeur du barsom, demande l’archéologue. Il est vrai que les interprétations des spécialistes de l’ancien Iran sur cet objet se partagent entre deux usages, royal ou clérical. Ghirshman admet le premier et voit dans cet objet le signe de la royauté en s’appuyant sur l’observation de ce que sur la plaque les deux jumeaux reçoivent d’une façon identique ce barsom.

L’auteur suffisamment attentif, relève aussi un autre point crucial à propos de ces objets. Il précise que :

« Zurvan était le dieu du Destin. A ce titre, des objets votifs sous formes d’ « épingle » à disque pouvaient avoir été déposés par des orants dans un temple pour lui demander un bienfait. »483.

Le moment de la conclusion apporte l’argument principal :

« Les plaques du Luristan apportent un témoignage qui a son importance pour reconnaître que le culte du dieu Zurvan, dans lequel on décelait les souvenirs des contacts des Iraniens avec la civilisation babylonienne, doit être considéré comme un des plus anciens de la religion iranienne, et qu’il remonterait plus haut que l’époque de Zoroastre, question sur laquelle les savants étaient loin d’être d’accord. Elles confirment aussi la thèse de Nyberg pour qui le culte de Zurvan se propagea dans la partie occidentale de l’Iran et faisait partie de la vieille religion mède. »484.

Une brève anecdote de Ghirshman au tout dernier paragraphe de son article présente encore un certain intérêt pour nous. Cela concerne l’intrusion de la légende iranienne dans la religion chrétienne. Il raconte que quand Marco Polo fut de passage dans la ville iranienne de Saveh située entre l’ancienne capitale médique, Hamadan [dont les anciens noms étaient Ekbatan ou Hagmataneh] et Téhéran, les habitants lui racontèrent que les trois Rois Mages partirent de cette ville pour adorer l’Enfant Jésus, et qu’on y trouve encore leur tombeau. L’archéologue précise alors que :

« Il a été dit à Marco Polo que le plus jeune des Rois Mages, qui entra le premier pour se prosterner devant l’Enfant, trouve celui-ci de son âge ; le second, qui était d’âge moyen, le vit de son âge ; enfin, le troisième, un vieillard, le vit vieillard. Mais quand ils se retournèrent tous trois ensembles, ils trouvèrent l’Enfant âgé de treize jours. Cet épisode de mimétisme de l’Enfant dérive, certainement, comme il a été reconnu, de la tradition zervanite et les Trois Rois Mages devinrent les symboles des

481 Ibid. 482 Ibid. p. 41. 483 Ibid. 484 GHIRSHMAN Roman, 1958, p. 41-42. 131 trois âges de l’homme. C’est ainsi qu’ils seront représentés sur les monuments chrétiens, déjà avant la fin de l’Antiquité, comme le prouve les mosaïques de S. Apollinare nuovo, où on les voit habillés à la mode sassanide. »485.

Ainsi, à en croire Ghirshman, et malgré le désaccord de certains autres iranisants qui voient dans le personnage central de ces objets la figure d’une divinité mésopotamienne, le mythe de Zurvan s’ancre dans une très ancienne tradition et son authenticité est reconnue.

Sur l’authenticité du mythe de Zurvan, nous trouvons un argument probant dans l’analyse faite par Emile Benveniste. En effet, dans un article intitulé « Sur la Terminologie Iranienne du Sacrifice » paru dans le Journal Asiatique de 1964, il démontre que le mythe de Zurvan a été élaboré très loin de l’esprit zoroastrien, et donc est antérieur même à ses enseignements.

Benveniste commence son analyse par une recherche étymologique :

« La terminologie iranienne du sacrifice se compose, pour une assez large part, des formes de la racine yaz- (vieux-perse yad-) et de ses dérivés, tous vocables qui, appuyés sur les formes correspondantes de l’Indien (véd. Yaj-), prolongent dans le mazdéisme l’héritage indo-iranien. »486.

Benveniste en poursuivant son analyse souligne qu’un élargissement du sens de cette racine opéré par l’Avesta fait passer « la notion centrale énoncée par yaz- », de « sacrifier» au sens d’immoler487, à « faire hommage, rendre culte », « dénotant une attitude de révérence plutôt qu’une pratique rituelle… Ces emplois plus ou moins précis, de yaz- et de ses dérivés notamment de yasna-, révèlent un changement profond dans la conception du sacrifice. »488.

Après cet examen étymologique et préliminaire, Benveniste entre plus dans les détails. En rappelant « nombreux d’emplois clairs » dans les Ya ts [les hymnes épiques et héroïques contenant des débris d’origine pré-zoroastrienne], ou la « description des sacrifices perses chez les auteurs classiques, depuis Hérodote », il conclut qu’« On peut poser en principe que yaz- désigne le sacrifice sanglant. »489.

En réalité le changement du sens de yaz-, opéré par le Zoroastrisme, dépend entièrement de la proscription véhémente de la part de Zoroastre au sujet du sacrifice sanglant, remplacé par des libations ou des formules proférées, mais, comme le signale Benveniste, « toujours par le même terme »490, yaz-.

La suite de l’analyse nous intéresse particulièrement. Car pour consolider sa thèse, le sens véritable de sacrifice, yaz-, Benveniste recourt à la littérature arménienne dans laquelle se trouvent beaucoup de termes d’origine iranienne, dont le terme yaz- et ses dérivés, sous les vocables comme yazel ou ya t, employés « plusieurs fois et à bon escient »491 par Eznik dans son récit sur Zurvan. Le sens précis des termes utilisés par Eznik pour désigner le sacrifice de Zurvan pendant mille ans se dévoile lorsque l’auteur polémiste, après avoir récité le mythe, pose des questions

485 Ibid. p. 42. 486 BENVENISTE Émile, « Sur la Terminologie Iranienne du Sacrifice », Journal Asiatique, pp. 45-58, 1964, Paris, IN, p. 45. 487 Op. cit. p. 49-54. 488 BENVENISTE, 1964, p. 45. 489 Ibid. p. 46. 490 Ibid. 491 BENVENISTE Émile, 1964, p. 50. 132 et tente de montrer l’absurdité d’une telle croyance. Par exemple, là où il se demande « que sacrifiait-il du tout puisque les animaux n’avaient pas encore été créés ? » »492.

Le sacrifice de Zurvan était donc assimilé au sacrifice sanglant. Ce qui prouve que le mythe de Zurvan, malgré son apparence, est très loin de la tradition rituelle zoroastrienne. On peut alors plus résolument penser à une adaptation tardive d’un ancien mythe aux nouvelles données religieuses proposées par les Gāϑā. Car c’est bien dans les croyances antérieures aux Gāϑā, enracinées dans la tradition indo-iranienne, qu’on trouve le rapport mainte fois attesté entre la création et le sacrifice sanglant.

Au chapitre suivant nous allons revenir sur deux points essentiels du mythe de Zurvan : la volonté de Zurvan d’enfanter afin de former le monde réel ; la hâte d’Ahriman à lui percer le ventre pour se présenter devant son père, les deux dans un lien étroit. Avant d’entamer nos analyses sur ces deux sujets, il sied de récapituler les points essentiels du mythe que nous venons de lire afin d’en dégager un aspect à première vue inaperçu :

Zurvan faisait un yazi n, il sacrifiait pendant mille ans afin d’avoir un fils lumineux qui créerait le monde. Le passage de Bundahi n où ce terme moyen-perse apparaît est très significatif, c’est une attestation du rapport de sacrifice avec la création par les dieux. Il s’agit là de la création du monde par Ahura Mazdā :

« Avant que l’assaut du mal se fût produit, il était toujours midi [les ténèbres n’existaient pas encore], c'est-à-dire rapiθwin. Au temps du rapiθwin, Ormuzd et les amahraspands instituèrent le sacrifice céleste ; en faisant le sacrifice, ils faisaient la création tout entière… »493.

Après mille ans Zurvan se mit à douter de l’efficacité de ses actions de sacrifice, autrement dit douter de ce qui est le résultat d’un temps arrêté et défini. Juste au moment où le temps devient enceint à la fois des fruits du yazishn et du doute. Ainsi Ahura Mazdā est l’enfant voulu et Ahriman est celui non désiré. Mais les choses ne se réduisent pas seulement à un vœu innocent. Le serment du Dieu concernant l’attribution de la royauté du monde au premier né, fait du doute divin un boomerang se retournant contre sa volonté initiale, il est obligé d’accorder la royauté à l’enfant ténébreux pendant neuf mille ans. Ce laps de temps limité doit être pleinement décrit. Un élément assez éclairant sur ce sujet est contenu dans le texte d’Eznik où il dessine la scène de partage de domaines de pouvoir par Zurvan entre ses deux fils. Il fit asseoir Ahriman, même contre sa propre volonté, sur le trône, en précisant tout de même que cela serait pour neuf mille ans. Cependant, il chargea Ahura Mazdā de sacrifier tout au long de cet intervalle de temps :

« Et ayant pris les baguettes qu’il [Zurvan] tenait en sa main, avec lesquelles il offrait sacrifice, il les donna à Ormizd, et dit : « Jusqu’à présent c’est moi qui pour toi offrais sacrifice ; dorénavant c’est toi qui pour moi l’offriras. » »494.

Le sacrifice de Zurvan a apporté ses fruits, Ormizd est né. Quel pourra être le but du sacrifice de ce dernier ? Le sacrifice de Zurvan visait le commencement d’un temps de création. Celui d’Ormizd se pointe vers la fin de ce temps limité où Ahriman deviendra impuissant, il a donc une visée eschatologique. Ormizd vivra tout ce temps-là dans l’attente de ce résultat, et comme il est l’enfant du sacrifice, il ne doutera jamais de l’efficacité de ce procédé, autrement

492 Ibid. p. 51. 493 NYBERG H. S., 1929, p. 237. 494 MARIES Louis, Paris, 1924, p. 51. 133 dit ce temps de la fin du temps arrivera indubitablement. Et tous ceux qui ont foi en Ormizd, vivront dans leur vie cette fin promise. De ce point de vue, le Zurvanisme se distingue de toute gnostique pessimiste, en offrant aux hommes une étincelle du salut. Cet aspect est aussi présent dans les Gāϑā, et à travers elles, dans le Zoroastrisme.

Les Gāϑā évoquent à plusieurs reprises un terme technique intraduisible, sao yant, qui est en correspondance évidente avec cette fin heureuse et promise du monde. Le célèbre savant iranien, Mehrdad Bahâr, dans une note de sa traduction de Bundahi n donne une explication sur le sens de cette personnalité importante de la liturgie zoroastrienne qu’il l’appelle « faiseur du corps » :

« À la fin du monde, Sao yant, [le terme pahlavi pour désigner le sao iiaṇt gâthique] réveillera les morts et leur redonnera le corps. »495.

Le sens que les traducteurs des Gāϑā ont attribué à ce terme prévoit une affinité étroite avec la note de Bahâr. Duchesne-Guillemin, dans Zoroastre page 206, traduit ce terme par « le sauveur à venir ». Le traducteur anglais, Insler traduit ce terme par « the Master of the house Who shall save (us) »496. Jean Kellens à son tour et dans Les Textes vieil-Avestiques, page 158 propose la traduction suivante : « le maître de maison promis à l’opulence ».

Nous apercevons par ces traductions que le terme sao iiaṇt est, premièrement, dans un rapport avec le temps à venir, le temps futur, et deuxièmement, qu’il est en rapport avec un état de choses plutôt souhaitable et confortable, ou comme le dit Kellens, prometteur de l’opulence. Ainsi se dégage une visée hautement eschatologique et heureuse de ce vocable gâthique. Plusieurs textes pahlavi invitent les hommes droits et vertueux à vivre en perspective du temps de sao iiaṇt, c'est-à-dire de vivre hic et nunc le temps de la fin du temps, le temps du salut. Il reste encore une question à propos de ce mythe qu’Eznik nous a rapporté. Que va-t-il se passer après neuf mille ans ? Est-ce que le Mal disparaîtra purement et simplement, ou retournera-t-il à son siège ténébreux pour laisser la lumière régner entièrement ? En d’autres termes, est-il possible de repousser le Mal en « dehors » du monde, si toutefois ces termes ont un sens ? Et finalement est-il logiquement envisageable de concevoir un monde exempt du Mal ? Le Mal vaincu a certainement un sens que nous pouvons accepter, mais l’anéantissement du Mal fait logiquement du monde un monde dans lequel on ne sait rien des joies et des félicités, car en l’absence du Mal ces termes perdent leur sens, de sorte qu’un monde dépourvu de mal est un monde pâle et identique au triste Hadès, où rien ne se passe. Du fait que le mythe précise qu’Ormizd régnera éternellement après les neuf mille ans du règne d’Ahriman découle que le monde d’Ormizd n’est plus ce qu’il était pendant le règne d’Ahriman, un mélange du Bien et du Mal. Le chapitre 8 du texte pahlavi M nōk Xrat, texte imprégné fortement de Zurvanisme, explique cette fin du monde dans des termes clairs. Après avoir mentionné qu’Ahriman entre en concurrence pour 9000 ans avec la création d’Ormuzd, le texte donne le détail de ce moment décisif de la fin :

« Quand 9000 ans seront écoulés, Ahriman sera réduit à l’impuissance. Srōš [səraoša gâthique signifiant Audition, Ecoute, d’où le sens dérivé d’Obéissance] le Juste tuera la Fureur [Hišm, A əma gâthique] ; Mihr [Miθr], Zurvān l’illimité, la Justice céleste, qui ne commet aucune déloyauté envers personne, la Prédestination et le Sort tueront à la fin toute la création d’Ahriman et aussi le démon de

495 BAHÂR Mehrdad, Téhéran, 2011, p. 195, texte persan. Ma traduction. 496 The Gâthâs of Zarathustra, p. 79. 134 la convoitise. Et toute la création d’Ormuzd sera de nouveau délivrée de la contre-création et redeviendra telle qu’elle fut formée et créée au commencement. »497.

Le texte expose ainsi le passage d’un état primordial vers un autre secondaire, et finalement le retour à l’état initial. Un autre texte pahlavi, le Bundahi n, (la Création fondamentale), nous fait savoir que ces états d’initial et de final sont tous les deux m nōk, spirituels, à propos desquels le texte précise que : « Il [Ormuzd] créa la création terrestre [g tīk] dans son stade céleste [m nōkīhā] ; ensuite il la transféra à l’état des choses terrestre [g tāhīhā]. »498.

Ce qui ressort de ces textes est un point essentiel de la cosmogonie mazdéenne selon laquelle le monde dans sa totalité est un monde de bien seulement attaqué et pénétré par les forces du mal, et une fois ces forces neutralisées et anéanties, le monde retrouve sa pureté initiale, délivré de tout mal. Il n’est nulle part question de l’anéantissement du mal mais seulement de l’état d’impuissance auquel il parviendra à la fin. Ce point s’accorde bien avec les Gāϑā parce qu’elles parlent aussi dans le Yasna 30-10 de la cessation du succès ou de l’effondrement du Mal et de la Tromperie. Bundahi n et M nōk Xrat, parlent d’un monde sous forme d’un œuf. M nōk Xrat, chapitre 43, devant la question du sage qui demande comment le ciel et la terre ont été agencés, (la) Sagesse céleste répond que : « le ciel, la terre, l’eau et tout ce qui se trouve dedans a la forme d’un œuf d’oiseau puisque le ciel se situe en haut (la couche extérieure) et la terre au milieu du ciel est juste comme le jaune et l’eau, tout comme (le blanc) d’œuf est entre le ciel et la terre. »499. Bernard Sergent dans son ouvrage déjà cité, Les Indo-Européens – Histoire, langues, mythes, rappelle que cette idée de l’œuf est un motif commun à beaucoup de traditions : « Indiens, Iraniens (selon Plutarque), Grecs orphiques et Celtes ont l’image d’un œuf du monde…contenant l’embryon de toute chose… de cet embryon sont issus, suggèrent les textes indiens, le Ciel, et la Terre et les êtres primordiaux… »500.

Dans les récits cosmogoniques zoroastriens c’est en perçant, soit la partie inférieure de la terre, soit un point du ciel, qu’Ahriman et ses créatures ont pénétré dans le monde, et un jour, à la fin du temps, ils sortiront du même trou et le monde sera délivré du mal501. Mais où s’en vont-ils ? Nous avons vu à la fin du chapitre I-VII qu’Henry Corbin, en suivant les pas des Zoroastriens, qualifie le Mal d’« étranger et extérieur » au monde, une expression qui laisse croire à une purification du monde. Ces expressions de Corbin ont-elles un sens défini ? Les textes que nous venons de présenter précisent qu’Ahriman et ses créatures retourneront à leur monde, le monde des ténèbres. Ainsi la question du mal reste un problème insoluble. Si le mal relevait d’un mauvais choix humain, l’homme serait capable d’en trouver un remède et de le supprimer pour ainsi dire. Mais l’impuissance de l’homme devant une affaire qui dépasse largement ses limites nous incite à examiner ce problème tel qu’il est posé dans le culte de Zurvan où le Mal est le fils aîné du dieu, c'est-à-dire une divinité, malfaisante, certes, mais immortelle comme toutes les autres. Et c’est bien cet aspect qui n’a pas permis aux Zoroastriens de parler de son anéantissement. Le regard de certains mystiques iraniens sur cet aspect est révélateur d’une interprétation de leur part qui diffère sensiblement de celle de

497 M nōk Xrat 8, NYBERG H. S., « Questions de cosmogonie et de cosmologie Mazdéennes » extrait du Journal Asiatique, Avril-juin 1929, Paris, I.N., Paul Geuthner, 1929, p.199. 498 Ibid. p. 219. 499 TAFAZZOLI Ahmad, édité par AMOZGGAR Jaleh, Mīn y xrad, texte persan, Téhéran, Toos, 2012, p. 57. Ma traduction. 500 SERGENT Bernard, 2005, p. 376. 501 Ce sujet est développé dans le chapitre 19 du Bundahi n. Voir BAHÂR Mehrdad, Bundahi n, texte persan, Téhéran, Toos, 2012, p.148. 135 l’orthodoxie zoroastrienne. Le mal, ou plutôt l’aspect dominant du dieu, pour le courant ésotérique et initiatique qui s’est développé aux premiers siècles suivant la conquête musulmane, n’a pas du tout une image négative. Le Satan de la tradition coranique trouve dans ce courant un visage inséparable et en quelque sorte complémentaire de l’aspect miséricordieux du dieu, et à son propos les maîtres d’initiation ont réservé des paroles douces. Ces paroles ont à notre avis un rapport avec l’histoire des jumeaux telle que rapportée par les écrivains arméniens et les documents pahlavis. Car, tout en gardant le lexique coranique, les maîtres mystiques l’ont introduit dans leur propre interprétation, influencée amplement par le Zoroastrisme et surtout le Zurvanisme, ce qui explique probablement la raison de leur persécution par les docteurs du Calife, puisque l’on sait que nombre de ces mystiques ont été jugés et assassinés sous prétexte d’hérésie et d’impiété.

Sharistâni est parmi les premiers à parler du Zurvanisme comme un culte mystérique et initiatique. Dans un passage de son livre, Livre des Religions et des Sectes, tout en qualifiant les croyances zurvanites relatives au mythe de Zurvan d’absurde babillage, il précise que peut être il s’agit là d’un « mystère et d’un symbole pour rendre compréhensible » ce qui échappe à la raison humaine502. Cet aspect symbolique et mystérieux du Zurvanisme peut expliquer, d’un certain point de vue, le manque de documents écrits à son propos. Car un culte symbolique exige toujours, pour être enseigné, l’existence d’une école initiatique et un maître d’initiation. Ce qui était le cas en Iran au XIIème siècle car c’est précisément cet aspect mystérieux qui sera développé par l’ésotérisme iranien dans ses premiers stades de développement sous l’autorité musulmane. Dans les œuvres des maîtres des premières écoles mystiques Zurvan est présent en tant que Temps ou Spihr, la voûte tournante du ciel. Mais l’image de Satan dans ces œuvres est peut-être l’aspect le plus révélateur et significatif de l’origine purement iranienne de leur conception, un aspect qui est, à notre avis, une autre confirmation sur l’originalité du mythe de Zurvan. Sur ce sujet nous allons citer et commenter certains passages de l’ouvrage d’Aynul Qodhat Elhamadhani503, l’un des pionniers du courant ésotérique iranien, Introduction à l’union mystique.

Babak Âlikhani dans L’étude des anecdotes ésotériques dans les textes d’avestique ancien évoque son insatisfaction à propos de l’emploi du terme de « doute » utilisé par tous les commentateurs du mythe de Zurvan, le mythe qui est au regard de l’auteur « le plus grand mythe iranien »504. Selon l’auteur le mythe ne parle pas d’un doute parvenu à Zurvan pendant ses sacrifices comme l’origine de la conception d’Ahriman, mais ce dernier provient d’une pensée du dieu selon laquelle « l’absolu ne peut être contenu dans le déterminé »505. Selon Âlikhani le mythe de Zurvan, dont l’incorrecte interprétation équivaut à ignorer le tout de la sagesse ancienne iranienne, est une initiation sous forme de symboles qui signifie que « Hormuzd et Ahriman sont issus tous les deux d’un seul principe sauf qu’Ahriman relève du fond d’impératif et de domination, et Hormuzd de celui de la clémence et de la miséricorde du dieu. Ahriman manifeste la gloire et la majesté divines. »506.

502 SHAHRISTÂNI, 1972, p. 376. 503 Le célèbre mystique iranien né en 1098 dans la ville de Hamadan, située à l’oueste de Téhéran, fut jugé et assassiné en 1131 par les docteurs musulmans pour hérésie. 504 ÂLIKHANI Babak, L’étude des anecdotes ésotériques dans les textes d’avestique ancien, Texte persan, Téhéran, Hermes, 1990, p. 27. Ma traduction. 505 Ibid. 506 Ibid. p. 28. 136

Cette interprétation s’enracine dans celle d’Aynul Qodhat. En effet, deux termes coraniques expriment le personnage satanique. Le terme le plus connu et le plus présent dans le texte est Sheitân signifiant étymologiquement « être éloigné »507, ce qui peut être interprété dans le sens de l’éloignement de la grâce divine. L’autre terme un peu moins employé est le mot Iblis signifiant étymologiquement « celui qui éprouve un profond chagrin et de la tristesse »508. C’est ce deuxième terme qu’Aynul Qodhat emploie dans ses sentences. Il appelle Iblis comme le chambellan de la cour divine, et parle de deux lumières, lumière de Mohammad et celle d’Iblis, dans un rapport de complémentarité qui constituent toutes deux la beauté divine, comme « le fait dans le visage d’une belle femme la présence d’un grain de beauté et de la longue chevelure, et l’initié demeurera éternellement dans ces deux stations mystiques »509. Nous sommes très loin de la conception zoroastrienne du rôle d’Ahriman comme une entité foncièrement négative et mauvaise. Pour ce maître mystique, les deux lumières sont au même niveau de rang et de nature, mais chacune est destinée à une fonction propre. Mohamad représente la face de la clémence divine accessible à tout homme, tandis qu’Iblis joue le rôle d’un voile à la lumière divine qui ne laisse pas le profane, sans trop d’efforts d’initiation, approcher de la vérité, et, ajoute Aynul Qodhat, il est un piège sur le chemin des hommes qui séduit le prétendant à la piété. Et c’est la raison de l’anathème dont il est l’objet510. Dans un autre passage, il reprend le symbolisme des deux lumières, celle de Mohammad et celle d’Iblis, en les assimilant au soleil et à la lune, tout en précisant que « là où ils sont n’est ni jour ni nuit »511. Dans le Coran, le dieu est nommé avec plusieurs épiklèses, et Aynul Qodhat reprend surtout deux d’entre elles : le dieu miséricorde et le dieu despotique, renvoyant au prophète et à Iblis512. L’image positive de Satan en comparaison de son image coranique en tant qu’être répudié et maudit soulève la question de savoir de quelle doctrine l’ésotérisme iranien tire son étrange conception ? L’interprétation mystique de Satan qui fait de lui un symbole de domination et de majesté ne trouve jamais aucune correspondance dans le Coran, mais elle convient parfaitement à l’image d’Ahriman dans le mythe de Zurvan en tant que roi du monde. Il est plausible d’envisager l’accès des pionniers de l’ésotérisme iranien aux sources préislamiques et leur influence sur la pensée mystique, et c’est probablement la raison principale de leur condamnation par les docteurs musulmans.

Un nouveau chapitre est nécessaire à notre recherche, celui du Mal dans le Zurvanisme, autre occasion de revenir sur le mythe de Zurvan. Nous considérons ce mythe au langage simple et si original comme le premier moment de la prise de conscience de certains penseurs anciens d’un monde essentiellement polarisé et mélangé. Leur tentative de surmonter les pôles antithétiques pour poser un principe unitaire en tête d’une série illimitée d’oppositions observables fait de ce mythe un moment culminant dans l’effort spéculatif de l’esprit humain pour trouver une place dans un monde de mélange. L’esprit qui ne se résigne pas seulement à observer et à cataloguer ou catégoriser le réel, cherche à comprendre, au-delà de ces catégories même les plus savantes, ce qui fait du monde un monde de mélange. On ne peut faire autrement que de supposer qu’une sorte d’aspiration cathartique a poussé ces anciens

507 ISFAHANI Ragheb, Les racines des mots coraniques, texte établi et commenté par Gholamreza Khosravi, 2ème volume, Téhéran, Mortazavi, 1981, p. 463. 508 Ibid, premier volume, p. 241. 509 AYNUL QODHAT Elhamadhani, Introduction à l’union mystique, texte persan établi par Afif Osseiran, Téhéran, Manoutchehri, 2013, p. 29-30. 510 Ibid., p. 74. 511 Ibid., p. 213. 512 Ibid., p. 227. 137 savants à trouver au moins virtuellement et hypothétiquement les conditions nécessaires pour croire en l’unité divine. S’il n’y a qu’un seul dieu, il faut reconnaître en lui la seule source de nos bonheurs et de nos malheurs, le mélange qui marque notre vie. En tant que Temps, Zurvan est toujours enceint de deux éventualités contraires, il peut annoncer l’arrivée du bien ou frapper par le mal, et sur aucun nous n’avons prise. Prétendre alors être le maître de sa vie devient une absurdité. Mais il n’est pas admissible de se soumettre à tout ce qui arrive. Le tiraillement entre deux pôles est le propre du drame humain. L’être humain souffre donc de la scission de Zurvan. Et tout comme Zurvan trouve le remède dans l’attente d’un temps de la fin et demande à son fils aimé de lui offrir des sacrifices en vue de cette fin, pour les hommes aussi la foi en l’efficacité du sacrifice est le seul espoir d’une traversée réussie. Car, pris dans la tempête du monde, autant on déploie des efforts pour arriver à bon port, autant, en fin de compte, on découvre souvent que ces efforts étaient déjà prévus par le destin. C’est ainsi que la confiance dans le destin est la quintessence de l’ésotérisme iranien.

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IV - Le Mal dans le Zurvanisme

Peut-on parler du mal en dehors d’un système moral ? Des maux naturels, le tremblement de terre, la tempête, l’inondation et d’autres encore, sont considérés comme des maux parce qu’ils nuisent à l’homme. Le mal se définit donc à partir de l’homme et de ses sentiments. Du coup, il est légitime de se demander si parler d’un mal naturel ne relève pas d’un abus de langage ou d’une approche anthropocentrée ? Aussi en prenant à la lettre le récit zurvanite d’Ulemâ i Islâm qui présente l’eau et le feu comme les premières créatures de Zurvan, une première observation s’impose, à savoir l’absence de toute visée morale dans le culte de Zurvan, tout simplement parce que l’eau et le feu sont des éléments essentiels du monde et ne peuvent être assimilés au bien et au mal. On peut alors faire l’hypothèse qu’une telle qualification morale est l’œuvre ultérieure de ceux qui tentèrent de confisquer des éléments étrangers et hétérogènes dans un système présentant des aspects moraux. L’introduction d’éléments moraux dans un système qui les ignore, n’est pas le signe d’un compromis bilatéral mais plutôt celui d’une appropriation de la part des autorités qui, pour une raison ou pour une autre, ont besoin d’élargir leur champ de manœuvre, ce qui était le cas par exemple pour le Zoroastrisme. Il ne faut pas en effet négliger un facteur décisif : l’ampleur de l’extension du Zurvanisme dans la population du pays. Zurvan ne pouvait pas être ignoré et en même temps il ne se laissait pas absorber facilement dans un autre système.

Si nous revenons au passage de Damascius, cité au chapitre III-II, dans lequel l’écrivain néo- platonicien rapporte le témoignage d’Eudème, nous décelons une hésitation exprimée par une disjonction : À partir du Temps ou de l’Espace, sont distingués par certains des Mages (hôs enious legein, I, 322, 10), soit un dieu bon et un mauvais démon, soit, bien avant eux, la Lumière et les Ténèbres. Mises à part les correspondances philosophiques des premières émanations d’un principe suprême, on reconnaît le mythe des jumeaux primordiaux. Or, si l’assimilation de ces jumeaux à la lumière et aux ténèbres fait l’objet d’une hésitation dans le rapport d’Eudème, elle est attestée par le rapport de Plutarque fondé sur Théopompe cité au même chapitre. Pour bien saisir le sens profond de ce qu’on peut considérer comme le Mal dans le Zurvanisme, il nous faut donc partir du sens de cette opposition rapportée par les Grecs, mais rechercher son origine lointaine. Or, Shahristâni, dans la section consacrée à l’étude des courants dualistes de son livre, Livre des Religions et des Sectes, explique que les mages « posent deux principes régissant le monde, la lumière et les ténèbres, le premier est « yazdān » [adorable, d’où le dieu]513 et le deuxième est Ahriman »514. Nous rencontrons le symbolisme de la lumière et des ténèbres propre à la pensée iranienne, mais il est évident qu’en dehors d’une valorisation morale aucun de ces deux pôles antithétiques ne peut revendiquer la préséance catégorique sur l’autre, de sorte que le problème du mal dans le Zurvanisme demeure entier.

Le mot avestique désignant le feu est ātar515. Ce mot est du genre masculin, et s’oppose par conséquent au terme avestique pour désigner l’eau, ap, du genre féminin516. L’adversaire

513 Il s’agit d’un composé de yaz- cette racine enveloppant de manière difficile à traduire en français par un mot unique comme nous l’avons vu, les notions de prière, de louange, de rituel (p. 31), d’adoration et de sacrifice p. 37 ; p. 64 ; yazeshn signifiant l'offrande rituelle mais aussi la mise à mort p. 117 ; p. 124 et le sacrifice sanglant p. 125. 514 SHAHRISTÂNI, Téhéran, 1972, p. 364. 515 REDARD Céline, Introduction à l’avestique récent, l’œuvre non publiée, p. 320. 139 avestique d’Ahura Mazdā, Ahriman, est constamment assimilé à la Druj517 encore un terme féminin. On constate qu’il faut pousser encore plus loin la représentation des deux pôles antithétiques dans la pensée iranienne et les considérer à partir de l’opposition entre masculinité et féminité, incarnant respectivement la chaleur et la sécheresse d’un côté, le froid et l’humidité de l’autre. Nous avons déjà vu que Zurvan, c'est-à-dire le « Principe » indifférencié antérieur, est considéré comme un dieu androgyne qui enferme dans son essence ces deux aspects opposés.

Or, si c’est une simplification erronée que de dire que Zurvan est dans une zone grise parce qu’il est et n’est pas à la fois la lumière et les ténèbres et les autres polarités potentiellement enveloppées dans son être, dire de façon sceptique et pyrrhonienne qu’il est à la fois l’un et l’autre de ces aspects, en ajoutant de suite qu’il n’est ni l’un ni l’autre518, revient en réalité à ne rien dire comme l’objectait Aristote519. Et si l’on répond que cela est justifié dans la perspective de la théologie négative et que ces créatures de Zurvan, l’eau et le feu, comme l’ensemble des couples de contraires, l’humide et le sec, l’homme et la femme, la lumière et les ténèbres, etc. font de Zurvan un dieu au-delà de ces antinomies à la façon dont la négation néoplatonicienne glisse de son sens initial soustractif à un sens positif transcendantal520, il reste encore à demander comment attribuer le mal à un tel dieu ? Nous voici à nouveau devant la même question.

Nous pensons que la tradition zurvanite ultérieure au sein du Zoroastrisme n’a pu saisir et développer convenablement le Zurvanisme primitif. Evidemment nous ne disposons pas des documents concernant le stade premier de ce culte. Mais des fragments avestiques et pahlavis, tous bien entendu imprégnés du regard dualiste zoroastrien, nous permettront de donner une interprétation différente de celle qu’imposent les exégètes avestiques.

À quoi correspond précisément le mal dans le zurvanisme ?

L’Avesta mentionne Zurvan à plusieurs reprises et à chaque fois à côté de trois autres divinités. Par exemple dans le Yasna 72-10 ces divinités sont présentées dans cet ordre :

Rāma xᵛāstra, la Tranquillité des Pâturages ; Vayu à l’activité supérieure, l’Atmosphère ; ϑβā ahe l’autonome, l’Espace ; et Zurvan akarana, Temps infini, et Zurvan darəγō.xᵛa āta, Temps longuement autonome. Si nous mettons à côté Rāma qui est un auxiliaire de Mithra, les trois autres sont pour les textes avestiques et les documents pahlavis dans un rapport étroit. Le rapport de l’espace avec l’atmosphère est évident. Un passage de Bundahi n, en parlant de la création de Hormazd, expose le rapport du temps et de l’espace : « il [Hormazd] créa du temps le Spihr qui est le corps de Zurvan à la longue domination [Zurvān i d rang-xvatāi] et

516 Ibid. p. 319. 517 Sur ce terme, voir, supra, p. 93-94. 518 Voir pour la citation complète, la Préparation Evangélique d'Eusèbe de Césarée (14 18 1-5). 519 Pour la réfutation d’Aristote, Métaphysique, G, 4, 1008a 30sq. 520 « Elle fonctionne de manière hyper-assertive ou hyper-phatique, bref au lieu d’anéantir elle renforce », G. Wersinger Taylor, « La négation néo-platonicienne et le résidu principiel (Plotin, Proklos, Damaskios, Wittgenstein et Derrida) », in René Daval, Pierre Frath, Emilia Hilgert, Silvia Palma La négation et référence, Reims, Epures, 2016, pp. 13-32.

140 la prédestination divine [bag -baxtīh]. »521. Un autre passage de Bundahi n précise que le Spihr « appartient au Seigneur Zurvān l’illimité et au Zurvān à la longue domination. »522.

Spihr comme le corps de Zurvan et le Temps comme son âme ou son essence sont donc non seulement solidaires mais même identiques et équivalents, de sorte qu’il faut parler d’un Zurvan Temps-Espace. Cela coïncide avec le rapport d’Eudème sur la religion iranienne, le principe premier désigné en tant qu’Espace ou Temps. Il s’ensuit en conséquence que Zurvan enveloppe le monde qui est fait de son âme et de son corps. Nous reviendrons dans quelques lignes sur la notion de création du monde, mais insistons d’ores et déjà sur la nécessité de prendre ses distances avec la représentation d’un dieu créateur au sens démiurgique qui présuppose que le monde est un produit artisanal dont la forme s’impose de l’extérieur. Zurvan n’est pas « extérieur » au monde, il est le cadre, les limites en deçà desquelles se forment toutes les polarités étudiées dans le présent travail. Du coup et contrairement à la conception zoroastrienne telle que la présente Henry Corbin dans son article « Le Temps cyclique dans le Mazdéisme et dans l’Ismaélisme »523, le Mal non plus n’est pas « étranger et extérieur » au monde.

Dans le mythe le Mal est le fils aîné du dieu et le roi du monde. Le traité zurvanite d’Ulemâ i Islâm a un regard particulier sur la conception d’Ahriman. Devant la question de savoir « pourquoi le Temps, malgré tout son talent, a donné l’être à Ahrman ? » il répond que « les deux, Ourmazd et Ahrman ont trouvé l’existence par le Temps… certains disent qu’il [le Temps, Zurvan] a donné Ahrman pour qu’Ourmazd sache qu’il [le Temps] est capable de tout… ou certains disent que c’est pour dire à Ourmazd que je peux le faire »524. Par conséquent Ahriman est considéré par les Zurvanites en tant que manifestation de la puissance divine, signe de l’omnipotence de Zurvan. Dans le chapitre consacré à l’étude des Gayōmarthieh considérés comme zurvanites, Sharistâni précise qu’ils croient que la raison de la conception d’Ahriman est la pensée du dieu quand il pensait que « s’il m’existait un rival comment pourrait-il être ? »525. Nous avons signalé à la fin du précédent chapitre l’approche ésotérique des maîtres mystiques de la question du mal qui présente une affinité avec la conception zurvanite, toutes deux considérant dans le mal l’expression de la puissance divine. Le traité d’Ulemâ i Islâm souligne que Zurvan « a donné Ourmazd et Arhman pour que le mal et le bien se mélangent donnant ainsi être à toutes les choses bigarrées » tout en précisant auparavant « quelle peine ou quelle aisance est au Temps de la bonté d’Ourmazd et de la méchanceté d’Ahrman ? »526. Selon le mythe de Zurvan, le dieu sacrifiait pour engendrer un fils qui créera le monde. Ces textes laissent-ils supposer que Zurvan désirait créer le monde, le Mal étant alors nécessaire puisqu’il devait régner sur le monde ?

Il nous faut préciser le sens du mot créer pour répondre à cette question. En l’absence d’un texte original concernant le mythe de Zurvan dans la langue de l’ancien persan, nous devons nous diriger vers l’Avesta comme le plus ancien texte rédigé dans cette langue, pour saisir le sens véritable de ce terme. Dans un article paru dans Les Civilisations Orientales, intitulé « La cosmogonie Mazdéenne Ancienne – Huttes cosmiques en Iran », Jean Kellens analyse le

521 BAHÂR Mehrdad, Téhéran, 2011, p. 48. Ma traduction. 522 NYBERG Henrik Samuel, 1929, 1929, p. 233. 523 Eranos – Jahrbuch 1951, Zürich, Rhein – Verlag, 1952, pp. 149-217. 524 Ulemâ i Islâm, texte établi par Parviz ZAKAEI, Journal Tchista, p.350. Ma traduction. 525 Livre des Religions et des Sectes, p. 369. 526 Ulemâ i Islâm, Tchista, p. 350. 141 terme avestique interprété par la tradition au sens de créer en montrant que l’Avestique ignore la notion de dieu créateur : « Le verbe qui aurait servi, par son nom d’agent dātar, à désigner Ahura Mazdā comme créateur, est porteur d’une double origine. Il faut savoir que les langues indo- européennes distinguent par l’aspiration de la consonne initiale le verbe « donner » du verbe « mettre »… Or une des caractéristiques spécifiques des langues iraniennes, c’est d’avoir perdu l’aspiration des consonnes sonores. En iranien ancien, le verbe « mettre » perd donc l’aspiration de sa consonne initiale et se confond entièrement avec « donner » sous la forme de *dadāti. L’idée nouvelle de création ex nihilo serait donc exprimée par ce vieux verbe à la double origine dont le sens aurait dérivé de « donner/mettre » vers « créer ». »527. Après avoir analysé les occurrences de ce terme dans l’Avesta ancien et récent ainsi que les inscriptions achéménides, il conclut : « La formule qui explicite la fonction de dātar ne parle pas d’une création, mais d’une structuration du monde. Aucune attestation de *dadāti n’atteste le glissement sémantique de « donner/mettre » vers « créer ». L’homme avestique n’a pas forgé le concept de création. Les temps n’étaient pas mûrs et la preuve en est que l’outil linguistique faisait défaut : il n’y a pas de verbe « créer » en avestique. Ahura Mazdā n’est pas un dieu créateur, mais, comme celui de toutes les religions de l’époque, un dieu qui a mis de l’ordre dans le chaos initial. »528.

L’opposition entre ordre/désordre, est attestée dans l’inscription du Grand Roi Darius à Persépolis que nous avons déjà mentionnée et commentée529. Ce sens attribué au Mal implique une conséquence logique incontournable. Mettre de l’ordre implique l’intervention d’agents conscients et motivés, alors que le désordre s’impose inévitablement comme suivant la pente « naturelle » du monde. C’est probablement dans ce sens qu’il faut comprendre la royauté d’Ahriman dans le mythe de Zurvan. Le désordre se manifeste en tant que destin du monde. Nous reviendrons sur ce point au chapitre IV-II.

En conséquence, un dieu Espace-Temps enveloppe une série de polarités opposées : ordre/désordre ; masculin/féminin ; feu/eau ; sec/humide ; lumière/ténèbres ; bien/mal. Nous ignorons quand et comment ces pôles d’opposition se sont formés, et dans le cadre de quelles religions, sauf le dernier, le couple du bien et du mal, qui est un trait saillant des Gâthâ et de la religion zoroastrienne. Or, afin de ne pas tomber dans un vide textuel sans issue, et forger une thèse sur des données incertaines et purement hypothétiques, il nous faut nous concentrer sur la tradition post gâthique, là où tous ces pôles antithétiques ont été exploités pour expliciter les différents points de vue théologiques et cosmogoniques. Nous allons donc étudier l’origine et la nature du Mal dans le Zurvanisme telles qu’exposées et abordées dans les documents pahlavis et les doctrines tardives.

527 KELLENS Jean, « La cosmogonie Mazdéenne Ancienne – Huttes cosmiques en Iran », extrait des Civilisations Orientales – Cosmogonie, pp. 1-15, Liège, l’Université de Liège, 1989, p. 5. 528 Ibid. p. 6. 529 Supra, p. 95. 142

IV – I L’origine du Mal

La cosmogonie mazdéenne, telle que présentée par exemple dans le Bundahi n, fait une grande place à l’homme : il vient au monde quand tout est mis en place, le ciel, la terre, les animaux et les plantes et les autres créatures, comme si tout était destiné à être à son service. Un passage du Bundahi n expose la « création » du monde par Ormuzd dans l’ordre suivant :

« Tout d’abord, il créa [dāt] le ciel pour servir de défense ; quelques-uns l’appellent “la chose primordiale”. En second lieu, il créa l’eau pour abattre le démon de la soif. En troisième lieu, il créa la terre qui renferme tout ce qui est corporel. En quatrième lieu, il créa les plantes pour aider le bétail qui donne une bonne nourriture. En cinquième lieu, le bétail, pour aider l’homme pieux. En sixième lieu, il créa l’homme pieux pour abattre et annihiler le mauvais esprit et tous les démons. »530.

Ainsi le but de la création selon les zoroastriens pahlavis est l’homme pieux qui doit combattre, par sa piété, le mauvais esprit et ses auxiliaires, les démons. Il nous semble que, selon ce passage du Bundahi n, l’homme pieux créé par Ormuzd est bon par nature, ce qui implique un autre genre d’homme qui n’est pas pieux par nature. Cette division est opposée à la croyance de base zoroastrienne selon laquelle l’homme ne devient bon ou méchant qu’à partir d’un choix du Bien ou du Mal. Cette contradiction peut être expliquée par le souci excessif des rédacteurs pahlavis d’éliminer tout aspect négatif de l’image divine, de sorte que nous sommes en droit de supposer que pour le Zoroastrisme le Mal s’enracine fondamentalement dans le mauvais choix humain. Mais contrairement au Mazdéisme, la cosmogonie zurvanite ne prête aucune attention à l’homme, complètement absent du récit mythique rapporté par Eznik et les autres écrivains arméniens. S’il faut donc désigner une origine au Mal, il nous faut nous diriger vers une autre piste. L’écrivain iranien Shahristâni, que nous avons déjà souvent cité, présente Zurvan comme le père des jumeaux pour expliquer l’origine d’Ahriman, et attribue aux Zurvanites une croyance surprenante :

« Certains des Zurvanites croient qu’il y a toujours avec le dieu quelque chose de malin qui donne l’être à Satan : ou bien une pensée maligne, ou bien une pourriture. »531.

Il n’est évidemment pas surprenant de voir les Zurvanites attribuer à leur dieu suprême la paternité d’Ahriman. Ce point est attesté par le mythe de Zurvan, comme nous l’avons suffisamment montré. C’est le fait que des fidèles puissent reconnaître quelque chose de mauvais en dieu lui-même qui surprend. Selon Shahristâni une tache noire existe dans l’essence divine et est à l’origine de la conception d’Ahriman. À cet élément noir correspond le doute dans le mythe rapporté par les Arméniens.

Il faut être attentif à ce que d’une manière générale dans les ouvrages pahlavis, même quand ils parlent explicitement de Zurvan, le rédacteur prend toutes les précautions nécessaires pour ne pas compromettre le rang suprême d’Ormuzd. Mais ça et là, il y a des petites phrases qui trahissent clairement le caractère de compromis de ces récits. L’un des premiers passages du premier chapitre du Bundahi n expose le caractère limité des deux rivaux et précise que

530 NYBERG Henrik Samuel, Paris, 1929, p. 221-223. 531 SHAHRISTÂNI Téhéran, 1972, p. 374. Ma traduction. 143

« Toutes les deux entités transcendantes [m nōk] sont donc par nature limitées. »532. S’ils sont limités il faut envisager un être illimité au-dessus d’eux, cet être n’est autre que Zurvan. Un autre passage du Bundahi n aussi accorde un tel rang à Zurvan : « Le Temps est plus puissant que les deux créations. [Glose : celle d’Ormuzd et celle d’Ahriman.] »533.

Être au-delà des deux entités contraires et au-delà de deux créations rivales fait de Zurvan le dieu par excellence au-delà du Bien et du Mal (comme le point final de la liste), ce qui s’accorde bien avec le mythe que nous avons exposé au chapitre III-III. Mais les ouvrages pahlavis sont attentifs à ne pas commettre l’erreur fatale de la reconnaissance de la gémellité des deux mainiiu. Car la moindre prise de position ferme sur ce point ébranlerait irrémédiablement la solidité de leur religion fondée sur l’absence du rapport parental entre ces deux ainsi que sur leur opposition radicale. Sur ce point ils sont en parfaite opposition avec les enseignements des Gāϑā qui parlent ouvertement des jumeaux incarnant le Bien et le Mal. Cette allusion des Gāϑā et leur silence à propos du père des jumeaux laissaient sans issue le débat sur le père des jumeaux, car leur silence assourdissant sur ce père autorise les interprétations dans un sens comme dans un autre. Il est donc indispensable pour nous de revenir encore plus précisément au récit mythique.

Nous avons vu que dans les trois versions du mythe de Zurvan, la conception d’Ahriman, qui incarne le Mal pour la tradition zurvanite et zoroastrienne, est imputée à un doute du Grand Dieu après quelque temps de sacrifice sans résultat pour avoir un fils qui créera le monde. Ce doute implique deux hypothèses : soit il se porte sur l’efficacité de l’accomplissement du sacrifice, et ainsi met en branle une vieille croyance sur son efficacité. Soit il se porte sur la capacité du dieu lui-même à engendrer. Ce dernier point est partiellement attesté dans le mythe indien de Prajāpatii, comme nous l’avons mentionné plus haut (chapitre III-II). Le Grand Dieu indien est, au moment où il veut procéder à la création, envahi par le doute et le scrupule, et fait des offrandes pénibles pour surmonter cette faille. Tout se passe comme si le fait de créer était envisagé comme une affaire incertaine au résultat difficile, ce qui entraîne le doute. A cela s’ajoute l’une des étymologies de Zurvan dont le nom, nous l’avons vu, signifie le vieillard, de sorte que le fait d’engendrer un fils est particulièrement incertain, voire impossible. Quelle hypothèse faut-il retenir ? Relisons cet extrait du mythe raconté par Eznik :

« Alors que rien absolument n’existait encore, disent-ils, - ni cieux, ni terre, ni autres créatures que ce soit qui sont aux cieux et sur la terre – existait un dénommé Zrouan, ce qui se traduit “sort” ou “gloire”. »534.

Que veulent dire ces termes : « Alors que rien absolument n’existait encore » ? Le terme final, « encore », traduit un temps dans lequel les choses qui n’existent pas actuellement trouveront l’être et seront présentes, autrement dit le monde trouvera l’être. Cela est la raison pour laquelle le nom de Zurvan se traduit par le sort et la gloire, c'est-à-dire que la formation future du monde est déjà inscrite glorieusement dans son destin. Il est permis de penser que Zurvan sacrifiait pendant si longtemps pour son destin, pour son baxt, pour son sort et lot. Car rien ne se produit sans sacrifice, et ce sacrifice n’implique pas nécessairement un autre dieu au-delà

532 NYBERG, 1929, p. 209. 533 Ibid., p. 215. 534 MARIES Louis, 1924, p. 49. 144 de Zurvan lui-même, comme le montre la solitude du dieu dans le sanctuaire sacré. Zurvan est-il conscient de ce destin ?

« Pendant mille ans il avait offert sacrifice afin d’avoir peut-être un fils qui aurait nom Ormizd et qui ferait les cieux et la terre et tout ce qu’ils contiennent. »535.

En tant que dieu-prêtre il est conscient que son vœu se réalisera à l’aide de sacrifice, et le fait de déterminer un nom pour son fils est le signe qu’il trouvera l’être, un non-être absolu n’ayant pas de nom. Mais comment peut-on interpréter l’expression « peut-être » qui témoigne d’un scrupule et d’une incertitude ? Encore une fois il nous faut faire attention aux deux traductions de son nom dans le mythe : sort et gloire. Un destin glorieux est inscrit pour Zurvan, celui d’avoir un fils bien aimé, mais comme il s’agit d’un arrêt du destin il demeure en partie inconnu. Sinon pourquoi sacrifier si longtemps pour avoir un fils? Le sort et le destin sont à l’opposé évidents de l’automatisme mécanique, ils sont imprévus et c’est seulement après coup qu’on en prend conscience. Or, sur le doute, le récit d’Elišē diffère notablement de celui d’Eznik. Tandis que pour Eznik ce doute envahit le dieu après mille ans de sacrifice sans résultat, Elišē présente la conception d’Ahriman en relation avec un détail présent avec le grand dieu depuis le début : « …avant que fussent les cieux et la terre, Zrouan le grand dieu offrait sacrifice pendant mille ans et disait : “Peut-être aurai-je un fils, Ormizd [sera son] nom, il fera le ciel et la terre.” Et il conçut deux fils dans [son] sein : l’un pour le sacrifice offert et un autre encore pour avoir dit : “peut-être”. »536. Selon Elišē le doute du grand dieu n’est pas lié au caractère fortuit et imprévu du sacrifice sans résultat, il est le trait essentiel d’un dieu qui envisage de créer le monde par l’intermédiaire de l’engendrement. D’où cette seconde question : pourquoi Zurvan ne peut-il pas créer le monde lui-même? Sans contester le mythe en rationalisant à outrance, essayons de le prendre comme il est. Une création du monde revient à passer d’une forme d’éternité immuable à celle d’un temps linéaire mobile et fragmenté. Ce passage délicat constitue pour Zurvan l’obstacle à franchir. Il est par une autre étymologie de son nom Temps, or le temps ne crée pas, il enfante. Le temps enfante en expulsant hors de lui des êtres qui sont soumis à une durée de passage, avant de les anéantir. Zurvan désire cet enfantement et pour y parvenir il sacrifie. Mais que signifie ce désir ? Quand on parle du désir, il est évident que ce terme implique un objet visé, de sorte qu’il y a toujours le désir de quelque chose qui manque au présent, autrement dit le désir envisage de combler un manque, une privation.

Ce désir semble posséder un trait en commun avec l’Erôs du Banquet de Platon, il témoigne d’un manque :

« Socrate – Aussi l’homme qui est dans ce cas, et quiconque éprouve le désir de quelque chose, désire ce dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-même, ce dont il manque, tel est le genre de chose vers quoi vont son désir et son amour ». Le Banquet – 200e537

Erôs est désir, manque. Ce rapport du désir avec le manque a aussi un rapport avec le temps. Dans le Présent il est manque tourné vers le Futur, et cherche la satisfaction qui le comble dans l’avenir. On a soif parce qu’on manque d’eau. Mais cette situation implique la connaissance du processus de l’eau dans la satisfaction de la soif. En l’absence de

535 Ibid. 536 Ibid. 537 PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2011, p. 133-134. 145 connaissance de ce mécanisme, comment une chose qui doit venir à l’être dans le futur pourrait-elle être à l’origine de ce qui existe hic et nunc ? Comment un enfant qui pleure pour la première fois de la soif pourrait-il se représenter l’absence d’eau comme la raison de sa peine et comme l’objet de son désir ? Il ne ressent qu’un état pénible en comparaison avec son état précédent. Le manque est en réalité dépendant d’une conscience du passé marquée dans la mémoire. Il ne peut être ressenti quand il n’y a pas préalablement la conscience de l’objet qui le comble ? Platon parle à propos du désir dans un autre dialogue, non pas de manque, mais de la réminiscence et de la « vague du désir » qui s’ensuit.

Dans un discours célèbre, après avoir analysé les trois différentes formes de folie, et en abordant la particularité de l’âme humaine et surtout la contemplation problématique des vérités célestes quand elle faisait partie du cortège divin, Socrate s’adresse à Phèdre et conclut ainsi ses propos :

« Voilà donc où en vient tout ce discours sur la quatrième forme de folie : dans ce cas, quand, en voyant la beauté d’ici-bas et en se remémorant la vraie (beauté), on prend des ailes et que, pourvu de ces ailes, on éprouve un vif désir de s’envoler sans y arriver, quand, comme l’oiseau, on porte son regard vers le haut et qu’on néglige les choses d’ici-bas, on a ce qu’il faut pour se faire accuser de folie. ».

Phèdre – 249d538

La réminiscence donne des ailes et le désir de s’envoler vers les hauteurs pour contempler le Beau. Le désir trouve ainsi la direction du passé et se fonde sur la mémoire. Faut-il parler comme le Phèdre de deux genres de désir, l’un qui se dirige vers le futur et vers un objet corporel, et l’autre se fondant sur le passé et dans la mémoire en se fixant un objet spirituel ? L’un mondain et profane et l’autre céleste et philosophique ? Mais tout désir qui envisage le futur se fonde sur la mémoire du passé pour fixer l’objet désiré. Par conséquent, il nous faut admettre qu’il n’y a qu’un seul genre du désir fondé sur la mémoire et la réminiscence. Laquelle de ces deux directions, future ou passée, convient au désir de Zurvan dans sa solitude absolue ? D’un côté Zurvan est l’être premier, il n’y a rien derrière lui pour former sa mémoire, et d’un autre côté le futur n’a pas de sens dans l’immuabilité de son éternité. Comment peut-on alors parler de désir ? Pour trouver la réponse il nous faut revenir au premier passage du rapport d’Eznik où l’écrivain arménien précise que le nom de Zurvan « se traduit sort ou gloire ». Ce que Zurvan souhaite réaliser en fin de compte c’est la formation du monde par son fils bien attendu, Ormuzd. Or, nous avons évoqué l’interprétation selon laquelle539 ce monde coïncide avec l’épiphanie de Zurvan, le lieu et le moment de la manifestation de son essence divine, de sorte que son désir est celui de sa manifestation glorieuse. Le traité d’Ulemâ i Islâm évoque aussi cette nécessité de créer pour que le Temps accède au rang d’un dieu souverain : « malgré sa grandeur, il n’avait personne qui l’appelait dieu souverain parce qu’il n’avait pas encore fait la création. Or, il créa le feu et l’eau. Lorsqu’il les mélangea Ormuzd prit l’être, et le Temps devint et le dieu et le souverain par la création qu’il avait faite. »540. L’objet de désir de Zurvan est donc l’épiphanie et la manifestation de sa souveraineté et son essence double qui caractérisera le monde à venir, ce qui fera du monde un monde de mélange.

538 Ibid. p. 1265. 539 Supra, p. 123. 540 Ulemâ i Islâm, p. 347. Ma traduction. 146

Le rôle joué par le désir dans la formation du monde dans le Zurvanisme possède un parallèle dans un mythe gréco-phénicien. Eusèbe de Césarée, l’évêque palestinien (vers 265-339 après J. –C.), rapporte dans son ouvrage Praeparatio evangelica, Préparation Evangélique, ce mythe dont la source est Philon de Byblos (vers 65 – vers 140 après J. –C.)541. Ce mythe, selon Philon de Byblos, situe à l’origine un pneuma décrit comme un « air opaque et venteux ou bien un souffle d’air opaque (ἀέρα ζοφώδη καὶ πνευματώδη ἢ πνοὴν ἀέρος ζοφώδους) » et un « chaos bourbeux et ténébreux (χάος θολερόν, ἐρεβῶδες) ». Il se trouve que ce pneuma désire ses propres archai, ses origines, principes, raisons d’être et l’eros (désir en grec) sous forme active, verbale (ἠράστθη), produit un mélange (σύγκρασις) nommé nostalgie (πόθος). Ce mélange du souffle avec lui-même engendre Môt, une puissance séminale bourbeuse à l’origine de toute vie et de la création des corps célestes. Nous retrouvons aisément dans ce mythe physiologique attribué à la Phénicie, différents éléments des cosmogonies grecques, le chaos, mais surtout une fusion du pneuma et de l’eros ou pothos primordial des cosmogonies dites « orphiques ». Nous constatons également dans ce mythe plusieurs points de ressemblance entre ce pneuma désirant et la figure mythique de Zurvan désireux aussi de créer un monde. Il ressort de ce bref rappel que les deux mythes iraniens et gréco-phéniciens posent le désir d’un être de double aspect à l’origine de la formation du monde.

Dans un passage de son livre, Eznik compare les divergences des croyances manichéennes et zoroastriennes pour montrer leur ressemblance et la vanité de leur rivalité. Dans ce passage Eznik attribue aux mages l’idée selon laquelle la conception des deux entités contraires, Ormuzd et Ahriman, parvient « par les désirs de Zérouan au moyen de projection et de naissance »542.

Ce passage ne parle certainement pas des zoroastriens des textes pahlavis car nous avons vu qu’ils ne reconnaissent absolument pas la parenté des jumeaux, de sorte que les mages dont il parle sont sans doute des zurvanites. Mais pourquoi le désir divin de se manifester tourne-t-il au mal ? C’est le moment de revenir sur ce que nous avons seulement évoqué jusqu’ici543.

Le temps passe vite, il est par nature hâtif et pressé, et Zurvan est le Dieu-Temps. Il comporte « naturellement » dans son essence cette précipitation, et ne respecte pas la maxime bien connue mais difficile à observer : il faut donner du temps au temps. Zurvan est impatient de voir aussitôt son fils, et quand il voit que rien n’arrive il est la proie du doute. Ahriman est l’enfant de la précipitation de son père et hérite pleinement de cet aspect. Il n’a pas attendu son heure pour arriver devant son père, il perça le ventre et se précipita devant lui.

Selon le mythe de Zurvan que nous venons de rappeler partiellement, au commencement, le Grand Dieu exprime une volonté, un désir d’avoir un fils qui créera le monde. C’est à ce désir d’avoir quelque chose, désir de possession, impatient comme tout autre désir pour être réalisé, qu’il faut attribuer la précipitation du père et du fils. Ahriman incarne le désir excessif et immodéré de son père, et il l’a introduit dans le monde qu’il gouverne et fait du monde un monde désirable. Nous allons vérifier chacun de ces points dans les textes pahlavis au prochain chapitre. Pour l’heure citons quelques passages concernant cet aspect du désir tel que manifesté par Ahriman.

541 EUSEBE DE CESAREE, Préparation Evangélique, 1,10.1-2. 542 LEVAILLANT DE FLORIVAL M., Réfutation des Différentes Sectes des Païens, de la Religion des Perses, de la Religion des Sages de la Grèce, de la secte de Margion, Paris, Lecoffre, 1853, p. 77. 543 Supra, p. 125-126. 147

Un passage du chapitre 8 de M nōk Xrat expose les tout derniers moments du conflit entre Ahura Mazdā et ses généraux avec Ahriman et les siens. Le dernier général d’Ahriman, le plus grand et commandant en chef de son armée qui tombe est le démon de la convoitise, démon d’ Āz. Selon ce texte c’est en anéantissant le désir excessif et immodéré qu’Ahriman « sera réduit à l’impuissance. »544.

Le désir corporel et mondain, tout comme celui d’Ahriman en tant que roi du monde, ne trouve jamais de satisfaction entière et sans retour. À chaque réponse qu’on lui donne ce désir ne s’arrête qu’un très bref temps avant de se lancer de nouveau vers un autre objet et, toujours avec la même énergie et volonté, il réclame la satisfaction, de sorte que vivre modérément est, quasi-impossible, très difficile à atteindre. Ce que ce texte pahlavi nous enseigne sur le sort du désir montre bien qu’avant la fin du monde et l’anéantissement du démon d’ Āz, démon de la convoitise, nous ne parvenons pas à nous débarrasser du désir. Autrement dit désirer inlassablement est inscrit dans la nature de notre monde et tout ce qu’on peut faire à propos de ce désir est de tenter le persuader de se limiter, une entreprise à bien des égards incertaine et instable. Le rapport du désir avec le Mal ainsi formulé dans le Zurvanisme nous rappelle de très près les intentions ascétiques exprimées par beaucoup de religieux de différents types de religion à travers le monde. Ces adeptes soucieux de leur salut n’ont pas trouvé d’autre moyen que de renoncer à la vie habituelle pour sauver leurs âmes. Ce à quoi ils renoncent est au fond le désir, sous la forme d’une guerre sans fin avec soi-même. Un célèbre proverbe iranien dit que les yeux envieux de l’homme désireux ne peuvent être comblés qu’avec la sobriété ou la poussière de la tombe. Un homme heureux est celui qui vit avec la modération.

L’autre livre pahlavi, Bundahi n, parle aussi de la nature désirante d’Ahriman. Un passage du premier chapitre de cet ouvrage de caractère cosmogonique mentionne cette nature envieuse d’Ahriman :

« Ormuzd savait, grâce à son omniscience, que le mauvais esprit existait, et qu’il s’élancerait vers les hauteurs, poussé par son envie ; il savait aussi comment le mauvais esprit opèrerait le mélange »545. Quelques lignes plus bas, mais toujours dans le même paragraphe, le texte précise qu’Ahriman « lorsqu’il vit la lumière d’Ormuzd qui restait inerte, il se lança en avant, poussé par son avidité de sang et par son naturel envieux »546.

L’attaque du mauvais esprit, Ahriman, poussée par son envie, produit le mélange, c'est-à-dire le monde tel que nous le connaissons. Ce même paragraphe du Bundahi n confirme que « durant 3000 ans, la création se trouvait dans un état céleste, sans pensée ni mouvement, ni activité. »547. Autrement dit, c’est le mauvais esprit qui introduit le mouvement dans le monde, et, selon le texte, le principe de cette introduction est le naturel désireux d’Ahriman. Un autre passage du Bundahi n mentionne d’une manière claire l’effet de l’attaque sur la création inerte d’Ormuzd, mais cette fois le désir trouve la forme du désir sexuel :

« Dans le stade céleste, la création d’Ormuzd s’est développée de la façon suivante. D’abord elle demeurait engourdie de peur, sans pensée, sans activité, sans mouvement, à l’instar du sperme. Après

544 NYBERG, 1929, p. 199. 545 Ibid. p. 209. 546 Ibid. 547 Ibid. 148 l’engourdissement se produisit le mélange, à l’instar des fluides séminaux (de l’homme et de la femme). Après le mélange se produisit ce qui est menu, à l’instar d’un embryon ( ?). »548.

La suite du texte expose avec soin tous les stades du développement d’un embryon et la formation des différents membres d’un corps. Il ressort de ce texte comme du précédent, que le mélange qui caractérise le monde selon la cosmogonie mazdéenne est assimilé à un acte d’accouplement d’un homme et d’une femme. Autrement dit, les deux entités opposées représentent essentiellement l’opposition masculin/féminin, et le rapport qui s’établit entre ces deux pôles est constitué du désir. Le désir ainsi défini ne se ramène pas à un simple élément parmi d’autres, il est au fondement de la formation du monde et, sans ambigüité, se définit comme le principe générateur. Mais il est important ici de se souvenir que Zurvan est un être androgyne. Un passage du Bundahi n attribue cet aspect à Ormuzd de manière curieuse, la gestation céleste étant attribuée à la mère et l’enfantement au père : « Par la création, Ormuzd s’est acquis la position de mère et de père de la création. Car en nourrissant la création dans le stade céleste, il a fait œuvre de mère, et en faisant passer ce monde céleste à l’état terrestre, il a fait œuvre de père. »549.

Un passage de M nōk Xrat, un autre ouvrage pahlavi, attribue, de la même façon, la création d’Ahriman à un acte sexuel : « Ahriman l’ennemi produisit les démons, les esprits menteurs et puis les sorciers en exerçant l’acte homosexuel sur lui-même. »550.

Le schème d’accouplement androgyne est interprété par Nyberg comme un acte homosexué en tant que le rapport sexuel du dieu supposé masculin avec lui-même peut être compris aussi comme un acte sexuel de soi masculin sur soi masculin.

Ce désir sexuel est attesté aussi par un étrange mythe rapporté par Eznik. Dans un passage Eznik attribue cette croyance aussi aux Manichéens. Selon l’écrivain arménien « Quand il [Ahriman] vit, ils disent, qu’Ormizt avait fait de belles créatures et qu’il ne savait pas faire la lumière, il réfléchit avec les démons, et dit : Quel avantage y a-t-il pour Ormizt ? Il a fait ces belles créatures, et elles demeurent dans les ténèbres ; car il n’a pas su faire la lumière. Maintenant, s’il était sage, il entrerait (en commerce) avec sa mère, il se jetterait sur sa sœur, et la lune naîtrait ; et il donnerait ordre que personne ne révélât sa pensée. Ayant ouï cela, Mahmi, démon, alla promptement près d’Ormizt, et lui révéla ce projet. »551.

Il est évident que nous ne trouvons aucune trace de ce mythe dans les ouvrages zoroastriens. Mais la solidité de ces propos vient du fait qu’ils sont attestés par les Manichéens, et selon Robert Charles Zaehner dans son ouvrage Zurvan, a Zoroastrian dillemma, le rapport d’Eznik de ce mythe est attesté par six sources différentes dont les Manichéens.552. Ainsi le motif de l’accouplement se répète quelquefois et présente par là Ahriman comme l’initiateur de la formation du monde de mélange. Car selon ce mythe, le soleil et la lune qui sont les mesures du temps et du mouvement ont trouvé l’être à la suite d’un inceste, et il est possible que l’importance et la recommandation zoroastriennes de mariages incestueux évoquées par l’Avesta et tous les ouvrages zoroastriens puisent leur origine dans des tels mythes cosmogoniques. Ce genre de mariage était également très répandu parmi les souverains achéménides.

548 NYBERG, 1929, p. 221. 549 Ibid. 550 NYBERG H. S., 1929, p. 199. 551 LE VAILLANT DE FLORIVAL, Paris, 1853, p. 92-93. 552 ZAEHNER Robert Charles, Téhéran, 2013, p. 239. 149

Le désir d’accouplement et d’engendrement est par conséquent le principe de la formation du monde. Ce désir est assimilé au Mal puisque selon tous les textes que nous venons d’analyser c’est Ahriman, c'est-à-dire l’aspect sombre et féminin de Zurvan, qui manifeste le désir et l’envie de se mélanger, en même temps qu’il donne une explication de l’image négative de la femme dans presque toutes les religions anciennes. Ce résultat confirme que les pôles masculin/féminin peuvent être considérés comme la dualité la plus élémentaire. Zurvan en tant qu’être androgyne, selon le mythe, est à l’origine de ce désir hâtif et incontrôlable, et ainsi le Mal s’enracine, comme les adeptes du culte de Zurvan le prétendent, en dieu lui- même. On comprend dès lors pourquoi le Bundahi n qui attribue la gestation céleste à la mère attribue la création du monde au père : Le désir divin d’engendrer s’élance hâtivement comme l’éjaculation553. Quoi qu’il en soit c’est le désir qui introduit l’élément imprévisible, perturbant et inattendu dans le cours serein du monde divin. Mais le rôle de cet élément ne se limite pas seulement à ces aspects négatifs. Il joue un rôle positif et prépondérant dans la structuration du monde tel que nous le connaissons, de sorte que l’hypothèse imaginaire de son absence annule inéluctablement toute possibilité d’être au monde. Il est donc la condition nécessaire du monde de mélange qui existera autant que cet élément existe et règne. Parler d’un « monde » sans Mal est absurde.

Ce motif d’accouplement pour créer a un écho dans l’ouvrage pahlavi de la fin du IXème ou du début du Xème siècle, Zādspram. Le quatrième chapitre de cet ouvrage ayant pour titre « Sur l’arrivée de la religion dans le temps » évoque ce motif : « (1) (C’est) à la ressemblance de la naissance des enfants, qui (se fait) par deux forces conjointes, qui sont l’acceptation de la semence par les mères et la restitution (des enfants) aux pères dès la naissance. »554. Le texte attribue ce rôle féminin à Spandarmad, la forme modifiée de Spəṇta Ārmaiti gâthique, l’entité qui pour la tradition zoroastrienne patronne la terre. Il est notable que cette entité est considérée, à la suite des Gāϑā, comme la fille d’Ahura Mazdā. Ce passage de Zādspram peut être pris comme le vestige dégradé du mythe du démon Mahmi concernant le mariage d’Ormuzd avec sa mère et sa sœur.

Peut-on déterminer convenablement la nature de cet élément, la nature du Mal ? Le prochain chapitre examinera cette question et nous allons analyser davantage les textes anciens pour avoir une réponse simple et claire. Retenons la positivité du Mal comme l’acquis principal de ce chapitre.

Un célèbre proverbe iranien, sous la forme d’avertissement dit « la précipitation est une affaire de Satan. ». Ainsi, le naturel envieux du côté de Zurvan et d’Ahriman est confirmé par tous les textes anciens. Nous allons développer cette nature et ses conséquences, et surtout la ruse déployée par Zurvan pour remédier et supprimer cet aspect sombre de son être.

553 Il n’entre pas dans les limites de ce travail de faire le parallèle avec le discours de Diotime dans le Banquet de Platon. Nous renvoyons sur ce point à G. Wersinger, « Le sens de la kuèsis dans la perspective des mythes de la gestation (Banquet 201d-212b)», The Plato Journal, The Journal of the International Plato Society, 2014, 3-30. L’auteur n’aborde cependant pas le cadre zurvanien de cette problématique. 554 GIGNEUX Philippe et TAFAZZOLI Ahmad, Anthologie de Zādspram, Studia Iranica, cahier 13, Paris, 1993, p. 57. 150

IV - II La nature du Mal

Par « nature du Mal », nous sous-entendons ce qui, dans le Zurvanisme et dans la tradition zoroastrienne, a été considéré comme l’élément néfaste et négatif dans la structure du monde et dans la vie humaine.

Pour déterminer le sens et la nature du Mal dans le Zurvanisme il nous faut partir du résultat du chapitre précédent. Nous pensons avoir suffisamment montré que le Mal s’enracine dans le désir divin d’engendrer un fils créateur, Ormuzd et que ce désir, en raison de la précipitation immodérée qu’il prend au cours d’un sacrifice prolongé, s’exprime dans le mythe sous la forme polémique du doute. Il en résulte que si la gestation du monde a la portée de l’ordre et de l’arrangement des éléments aléatoirement dispersés et abandonnés à eux-mêmes, le doute lié à l’engendrement de l’ordre revient à instaurer le désordre indésirable. Le désordre initialement repoussé par le sacrifice divin se manifeste, par le doute sur l’efficace du sacrifice, dans un rebondissement inattendu qui aboutit à l’enfant ténébreux. Le désordre n’est pas un accident dans le monde puisque il est nécessairement présupposé dans une création se définissant comme la mise en ordre d’un état chaotique primordial. Ainsi ce qui produit l’étonnement dans l’analyse d’un organisme n’est pas le désordre mais au contraire l’ordre qu’il présente. Tout organisme et toute construction sont inéluctablement voués à la désintégration et à la destruction sans que cela ne suscite aucun étonnement en nous, alors que, en revanche, la présence de l’ordre, c'est-à-dire un complexe structuré ou organisé, exige une explication convaincante de son origine. Le désordre est l’état naturel des systèmes organisés555. En acceptant ce résultat il nous faut réfuter trois visions erronées.

En premier lieu la vision des Gāϑā. Selon ce texte auquel nous avons consacré la première partie de notre étude, le Mal provient d’un mauvais choix humain. Cette condition accidentelle attribuée au Mal a une conséquence majeure de nature sociale. Combattre le Mal revient à combattre les méchants et à instaurer un état de guerre permanent. Le système gâthique ne peut tolérer l’existence d’un principe céleste générateur du Mal qu’à la condition de suspendre le principe d’unicité et de bonté divine pour reconnaître et attribuer à son dieu suprême un aspect maléfique. Cette dernière condition a été vivement rejetée par la tradition zoroastrienne, mais la première a trouvé finalement une issue dans le dualisme de la religion de l’état sassanide.

En deuxième lieu la vision dualiste. Elle admet deux principes en tout point opposés partageant le Bien et le Mal. Leur combat acharné ne prendra fin qu’en réduisant le pôle opposé à l’impuissance. Le moment de victoire du Bien coïncide avec une modification essentielle du monde qui passe d’un monde de passage et d’altération à un autre immuable et permanent. Ce changement est décrit dans la cosmogonie zoroastrienne comme un retour à l’état spirituel dont la création jouissait à son premier stade. Autrement dit, si nous admettons le mélange comme le caractère fondamental du monde, alors par impuissance du Mal il faut entendre l’arrêt et la cessation du mélange et le retour à l’état pur et immuable premier, et la reconstitution éternelle d’un autre monde spirituel dans un autre temps que le temps limité de passage. Mais les deux entités engagées dans la bataille, selon les évocations sans ambigüité des textes pahlavis, sont limitées et une zone intermédiaire de mélange délimite les frontières

555 BERGSON Henri dans L’Evolution créatrice, en 1907, ou Claude Levi-Strauss en 1955 dans Les Tristes Tropiques, considèrent que le désordre est « la direction où marche le monde ». 151 entre lesquelles se déroule leur combat. Le premier chapitre du Bundahi n, en décrivant les zones propres de chacune des deux entités ainsi que la zone mixte dans laquelle se déroule le mélange, précise que : « Toutes les deux entités transcendantes sont donc par nature limitées. »556. De la limitation de deux entités contraires découle logiquement qu’il faut admettre un être illimité au-dessus d’elles pour qu’elles prennent l’être. En l’absence d’un tel être, la question du Mal sera ambiguë et inexpliquée parce que la détermination d’un principe du mal se fait indépendamment du Bien et soulève une question sans réponse. Si les deux principes contraires puisaient leur être et leur existence dans leur propre essence sans avoir un lien réciproque et en l’absence de l’action d’un principe supérieur, comment l’anéantissement de l’un pourrait-il se produire par l’action de l’autre ? Avant de parvenir au point maximal d’impuissance il faut une dégradation et donc une altération essentielle qui l’empêche de se donner l’existence, ce qui n’est, par hypothèse, pas au pouvoir de son rival. Ainsi, selon les textes pahlavis nous avons deux principes entièrement indépendants l’un de l’autre, et l’existence ou l’anéantissement de l’un ne vient que de sa propre essence. Une telle conception entraîne inévitablement l’objection selon laquelle il n’y a pas de raison pourquoi seul le principe maléfique déclinerait plutôt que le principe du Bien que l’on suppose se maintenir toujours ? En retirant d’une telle conception sa part illusoire, il faut reconnaître qu’elle dissimule maladroitement l’existence d’un principe supérieur capable de donner l’être et de mener à l’impuissance l’un comme l’autre des deux principes.

Reste la troisième voie erronée, celle empruntée par certains écrivains arméniens qui ont rapporté le mythe de Zurvan. Dans le tableau que Louis Mariès présente des trois versions du mythe, nous constatons certains points de divergence. Si Mariès a raison de penser, avec Auguste Carrière, que ces trois versions sont issues d’un texte pahlavi originaire perdu, il est permis de supposer que l’influence zoroastrienne sur le récit du mythe est plus grande encore. Or, si les récits d’Eznik et de Bar Khouni font du doute l’origine de la conception d’Ahriman, il faut en déduire que le statut du Mal est accidentel et secondaire par rapport au Bien qui est le souhait premier de Zurvan. En revanche, dans la version d’Elišē où, on s’en souvient, le grand dieu « offrait sacrifice pendant mille ans et disait : “Peut-être aurai-je un fils, Ormizd [sera son] nom, il fera le ciel et la terre.”. Et il conçut deux fils dans [son] sein. »557, le doute, exprimé par le « peut-être » n’a rien de secondaire ni d’accidentel, mais est intimement lié au souhait de Zurvan. Quelle est alors la version originale ? Répondre d’une façon certaine à cette question, dans l’état actuel de nos documents, est impossible. Il ne reste qu’à analyser raisonnablement le texte pour proposer une solution. Nous avons déjà mentionné ce que déclare Shahristâni à propos de certains des Zurvanieh, les adeptes du culte de Zurvan, qui « pensent qu’il y a toujours avec le dieu quelque chose de mauvais, ou une pensée mauvaise, ou une pourriture qui est le lieu de la conception de Satan. »558. Le principe générateur du Mal fait donc partie intégrante de l’être de Zurvan, et n’est pas un aspect secondaire et accidentel. Quel qu’il soit le sens que nous attribuons à ce Mal, il faut admettre l’égalité de son statut avec le principe générateur du Bien, selon les mots qu’on a choisi pour les désigner. Pour déterminer le sens et la nature du Mal nous allons nous orienter à nouveau vers les documents zoroastriens dont nous disposons actuellement. Commençons par examiner un terme de l’Avesta récent, paitiiāra.

556 NYBERG Henrik Samuel, 1929, Paris, p. 209. 557 MARIES Louis, 1924, Paris, p. 49. 558 SHAHRISTÂNI, Téhéran, 1972, p. 374. 152

Il s’agit de l’épithète la plus fréquemment utilisée, et qui accompagne le plus souvent le nom d’Ahriman. Ce terme rencontrera une modification phonétique dans le Moyen Perse. On peut le traduire, avec Céline Redard par « hostilité ; contre-création », et avec Pierre Lecoq par « obstacle ». Le terme pahlavi correspondant est pityārakīh, traduit par Nyberg par « hostilité ; contre création ».

Cette hostilité, comme l’indique la traduction de Redard, vise la création. Ce point est attesté dans les textes pahlavi où le terme pityārakīh exprime la brutalité de l’attaque d’Ahriman contre les créatures d’Ahura Mazdā. Tous les domaines de la création deviennent successivement l’objet de cette attaque, et, l’un après l’autre, ils subissent par là-même un changement négatif et mortel dans leur nature. Selon Bundahi n, Ahura Mazdā a créé d’abord le ciel, ensuite l’eau, en troisième lieu il créa de l’eau la terre, en quatrième lieu il a créé les plantes, en cinquième le taureau, et finalement en sixième lieu il créa Gayōmart, l’homme primordial, et « Ces six créations, Ormuzd les créa dans les six saisons qui sont célébrées par les fêtes annuelles. »559.

Un autre livre pahlavi, Zādspram, expose l’attaque d’Ahriman contre ces créations, exactement dans le même ordre, c'est-à-dire, le ciel, l’eau, la terre, les plantes, le taureau et Gayōmart.

Un passage du Bundahi n témoigne bien de l’hostilité d’Ahriman : « Ormuzd connut, grâce à sa perspicacité lumineuse, que le mauvais esprit ne se départirait jamais de son hostilité ; que cette hostilité ne serait réduite à l’impuissance que par la création ; que la création ne serait mise en branle que par le temps ; que, le temps une fois créé, la création d’Ahriman, elle aussi, serait mise en branle. Alors, afin de rendre inefficaces la perversité et l’hostilité qui en découle, il créa le temps. La raison en 560 est que le mauvais esprit ne sera réduit à l’impuissance que par un combat (kār Čār) » .

En dépit du caractère syncrétiste de ce passage, notamment la substitution maladroite des attributs d’Ormuzd à ceux de Zurvan, il énonce clairement que le but et l’orientation de l’hostilité d’Ahriman, ce qui constitue son essence et sa nature, sont dirigés contre la création. Nous avons vu au chapitre IV que cette création est un arrangement, une mise en ordre exprimée par le mot *dadāti. Un passage du Bundahi n exprime l’opposition de l’ordre et du désordre par l’opposition des attributs de deux formes de gouvernement opposées, la royauté caractérisée par l’obéissance consentie et la justice et la tyrannie et ses attributs, l’injustice et la soumission brutale.

« La création d’Ormuzd jouissait de la félicité dans les hauteurs, soumise à un roi, à des ministres et à des tribunaux. La création du mauvais esprit était en proie à l’infortune dans les profondeurs, sous un régime de tyrannie, d’oppression et de férocité. »561.

L’ordre d’un côté et le désordre de l’autre, ces deux termes antithétiques expriment la nature de chacun de ces deux pôles. La nature du Mal dans le Zurvanisme est avant tout le désordre. Deux passages du Bundahi n permettent d’en articuler la signification physique. La dernière phrase du onzième chapitre de cet ouvrage exprime la nature d’Ormuzd par les termes qui relèvent d’une physique de l’ordre : « L’essence d’Ormuzd est manifeste dans les hauteurs étant chaude, humide, lumineuse, suave et légère. »562. La chaleur et l’humidité sont deux

559 NYBERG, 1929, Paris, p. 225-227. 560 Ibid. p. 213. 561 Ibid. p. 217. 562 Bundahi n, texte établi et traduit par Mehrdad Bahâr, Téhéran, Toos, 2011, p. 117. Ma traduction. 153

éléments indispensables pour tout système organisé et ordonné viable. La fin du chapitre suivant exprime les attributs physiques d’Ahriman : « L’essence d’Ahriman est manifeste en face du monde d’en haut, froide et sèche, le lieu des ténèbres et puante »563. De tels attributs physiques sont ceux de la désintégration, de l’effondrement et de la mort.

Le premier Principe indifférencié, en l’occurrence Zurvan, est donc virtuellement porteur de deux tendances opposées, l’une vers l’ordre et l’autre vers le désordre. Or, le mythe de Zurvan nous fait savoir que Zurvan lui-même est ignorant de sa double nature. La nature scindée du Grand Dieu s’introduit dans son désir de créer, au moment exact de la conception des jumeaux, dans un schisme où chaque fils incarne l’un des deux aspects opposés. L’innocent désir initial se dédouble en un désir modéré et calculé, céleste, d’un côté et démesuré et immodéré, mondain, de l’autre. Autrement dit, dans le monde, le désir de possession ne peut dans aucun cas rester mesuré mais se transforme inévitablement en une avidité incontrôlable. On voit dans le mythe qu’Ahriman, en perçant le ventre, se précipite au devant du père, tandis qu’Ormizd attend patiemment son heure pour sortir. Deux passages de Bundahishn et Zādspram, présentent ces deux aspects sous forme de tuniques offertes par Zurvan à chacun de ses deux fils, d’abord la tunique d’Ormuzd :

« Il a été révélé qu’Ormuzd se trouvait, pendant le temps illimité, dans les hauteurs, paré d’omniscience et de bonté, et entouré de lumière. Cette lumière est la place et le lieu d’Ormuzd ; quelques-uns l’appellent la lumière infinie. Cette omniscience et cette bonté sont la robe d’Ormuzd ; quelques-uns l’appellent « religion ». [Tous les deux (c'est-à-dire la lumière et l’omniscience) sont identiques à la “religion” ; la définition en est une]. Le temps de la robe est infini, car la bonté et la religion d’Ormuzd ont existé autant de temps qu’Ormuzd lui-même, elles existent encore et elles existeront toujours. »564.

La tunique565 ou la robe est identique à la religion, ce qui signifie qu’elle est la robe sacrificielle d’un grand prêtre en fonction, et, comme nous l’avons vu dans le mythe de Zurvan, c’est bien ce rôle que Zurvan assigne à Ormizd, en lui tendant les baguettes : « Jusqu’à présent c’est moi qui pour toi offrais sacrifice : dorénavant c’est toi qui pour moi l’offriras. »566. Un passage du Bundahi n confirme ce rôle assigné à Ormuzd. Il est très significatif que ce passage vient après l’allusion au temps, et offre ainsi un autre argument important à l’originalité du mythe de Zurvan :

« Lorsque le mauvais esprit s’élança pour l’attaque, Ormuzd créa le temps à la longue domination [le temps fini et limité] sous la forme d’un adolescent de quinze ans, lumineux, aux yeux blancs, de haute taille, plein de vigueur, sa vigueur procédant de sa virilité et non pas d’une nature brutale et violente. Ormuzd lui-même revêtit un vêtement blanc, l’habit porté par les prêtres, car toute sagesse réside chez les prêtres, qui guident tous les hommes, et auprès de qui tout le monde s’instruit. »567.

La suite du texte souligne qu’Ormuzd se revêtit également de deux autres robes, rouge, l’habit des guerriers, et bleue, l’habit porté par les paysans. Avec le symbolisme des trois robes ce

563 Ibid. p. 122. 564 NYBERG, 1929, p. 207. 565 La tunique constitue un motif important dans toute la tradition orphique où elle désigne la déchirure entre l’éther d’en haut et l’abîme brumeux en bas (Proclus, Commentaire sur la République de Platon, II, 138, 18 ; ou l’œuf ou la nuée qui se déchire au moment de l’enfantement du dieu Phanès (Damascius, Principes, 317, 2- 4).

566 MARIES, 1924, p. 51. 567 NYBERG, 1929, p. 231. 154 sont les trois couches sociales et leurs fonctions respectives qui sont représentées confirmant sur ce point la théorie dumézilienne des trois fonctions568 :

« Il [Ormuzd] revêtit aussi la bonne atmosphère [vāi i v h], robe d’or et d’argent, ornée de pierres précieuses et de toutes sortes de couleurs rouges, l’habit des guerriers… Ormuzd se revêtit aussi d’un vêtement bleu, l’habit porté par les paysans [vāstryō īh]. »569.

Un autre passage du Bundahi n décrit la robe d’Ahriman, mais sans aucune allusion à Zurvan :

« Ahriman se trouvait dans les profondeurs, entouré de ténèbres et doué de connaissance tardive et d’avidité de sang. L’avidité de sang, c’est sa robe, et les ténèbres forment son lieu ; quelques-uns les appellent les ténèbres infinies. »570.

La prétention à la connaissance tardive d’Ahriman trouve la confirmation dans le mythe raconté par Eznik, où, c’est Ormizd qui lui révèle le dessein de leur père.

Le passage de Zādspram est plus détaillé et plus clair, et surtout le rôle de Zurvan y est décrit sans ambigüité :

« (29) Et considérant la fin (des temps), il [Zurwān] remit à Ahreman un instrument de la même essence de la ténèbre auquel était liée la force de Zurwān et qui était comme la peau de grenouille, noire et couleur de cendre.

(30) Et en le (lui) remettant, il dit : “À l’aide de ces armes Āz dévorera ce qui t’appartient, et mourra elle-même de faim si, à la fin des neuf mille ans, tu n’accomplis pas ce que tu as menacé (de faire), après que le pacte a été fait et le temps déterminé”»571.

Le temps de neuf mille ans est bien déterminé par Zurvan, mais le sort d’Āz et d’Ahriman lui- même, contrairement à tous les autres ouvrages pahlavis, est conditionné à l’échec dans l’accomplissement d’un pacte primordial, et c’est seulement après ce pacte qu’Ahriman reçoit la robe à laquelle était liée la propre force de Zurvan. Ce passage ne mentionne pas le contenu de ce pacte ni la nature de la force qui y est liée, mais Zādspram, quelques chapitres plus bas, reprend ce sujet et éclaire mieux les détails de ce qui s’est passé au début de la création. Nous reviendrons sur ce débat dans le chapitre suivant consacré à l’étude du démon d’Āz.

Le fait qu’un roi offre une robe aux dignitaires d’un système gouvernemental était une coutume très répandue en Iran. Cette robe, tunique ou pelisse traduisait non seulement le rang de la personne qui la recevait, mais était considérée comme la reconnaissance par le roi de la fonction exercée par celui qui était ainsi honoré. Ce vêtement était une sorte de protection, comme la cuirasse lors des guerres parce qu’il mettait son porteur sous la protection du roi. Par cette offre, le roi légitimait l’exercice d’une fonction et un fonctionnaire. Par conséquent, nous pouvons conclure qu’en offrant les robes à Ormuzd et Ahriman, Zurvan acte la légitimité de leurs rôles respectifs, la prêtrise et la royauté. Ainsi le Mal trouve un statut légal et légitime, quoique pour neuf mille ans.

568 Théorie proposée par Georges Dumézil prévoyant une division tripartite dans le ciel et dans la société comme la structure de la pensée indo-européenne. 569 NYBERG, 1929, p. 231. 570 Ibid. p. 207. 571 GIGNOUX Philip et TAFAZZOLI Ahmad, Anthologie de Zādspram, Studia Iranica. Cahier 13, Paris 1993, p. 35. 155

Avant d’entamer le prochain chapitre consacré à l’étude du démon d’Āz, nous voulons attirer l’attention sur deux points importants, en rapport avec nos analyses précédentes.

Premièrement, nulle part dans les documents pahlavi, il n’est question de l’anéantissement du Mal. Chaque fois qu’ils font allusion à la fin du monde, ces textes précisent qu’elle commencera lorsque le Mal sera rendu impuissant, c'est-à-dire, au moment où il perdra tout son corps d’armée. Même les Gāϑā qui ne font aucune allusion à Zurvan et au Zurvanisme, évoquent ce moment dans ces termes : « Alors se produira pour le Mal la cessation du succès »572. On constate que le Mal ne s’efface pas complètement, il ne meurt pas, peut-être parce qu’il est le fils d’un dieu et d’origine divine. Ou bien peut-être parce que son anéantissement anéantirait le dieu même, Zurvan. Nous reviendrons sur ce point crucial.

Deuxièmement, dans le mythe raconté par Eznik, nous constatons un partage des domaines d’influence des jumeaux, l’un, Ahriman, reçoit le royaume du monde, et l’autre, Ormizd, est voué à la prêtrise. Ce partage n’est pas sans précédent dans l’histoire de l’Ancien Iran et surtout dans l’Avesta.

En effet, Vid vdād, un livre de l’Avesta, raconte un mythe de toute apparence très ancien. Le mythe raconte l’histoire du roi légendaire, Yima. À Zaraϑuštra, désireux de connaître le premier homme auquel Ahura Mazdā s’est adressé et a parlé, celui-ci répond que c’était « le beau Yima, aux bons troupeaux ». Selon le mythe, Ahura Mazdā, s’adressant à Yima lui demande « Accepte, beau Yima, fils de Vīvahvant, d’apprendre et d’observer ma religion. », autrement dit accepte d’être le prophète. La réponse d’Yima est très surprenante :

« Alors, ô Zarathushtra, le beau Yima m’a répondu :

“Je n’ai pas été créé, ni instruit, pour apprendre et observer ta religion.”. Ahura Mazdā propose une autre charge à Yima :

« Alors, ô Zaratushtra, je lui ai dit, moi Ahura Mazdâ :

“Si tu n’acceptes pas, ô Yima, d’apprendre et d’observer ma religion, alors, favorise mes créatures, alors, fais croître mes créatures, alors, montre-toi le protecteur, le gardien, le défenseur de mes créatures.” ».

Le beau Yima accepte cette proposition, et le texte précise qu’ « Yima est en charge des deux royaumes »573, c'est-à-dire le royaume des vivants et celui des morts.

En dehors de l’importance de ce texte pour connaître les tâches dévolues à un roi, le fait de séparer les fonctions politiques et religieuses est un caractère commun des dynasties iraniennes avant les Sassanides, à savoir les Achéménides et les Arsacides.

Un autre argument en faveur de ce partage de domaine vient de l’étymologie du nom d’Ahura Mazdā. Le premier terme, Ahura, ne pose pas de problème, il signifie « Seigneur », équivalent du terme védique asura. Mais sur le deuxième terme les avis des linguistes divergent. Céline Redard, suivant le professeur Kellens, dans l’un de ses cours avestiques, présente l’analyse étymologique du terme Mazdā :

572 DUCHESNE-GUILLEMIN, Zoroastre, Yasna 30-10, Paris, Robert Laffont, 1975, p. 213. 573 Toutes les citations de ce long passage sont extraites des Livres de l’Avesta de Pierre Lecoq, p. 875-876. 156

« Il s’agit donc d’un composé maz- + dā- s’analysant ainsi : le premier terme maz- remonte à l’indo- iranien *mṇs-, double degré zéro de l’avestique manah- “avis” (védique manas-). Le deuxième terme est la racine dā- “placer, mettre”. Le sens littéral du nom de ce dieu est en conséquent plaçant, mettant (son) esprit (nom d’agent), probablement dans le sens de tout constater. Le nom d’Ahura Mazdā, qui signifie littéralement “le seigneur qui place (son) esprit”, peut être rendu par “Seigneur Sagesse” ou “le Seigneur Sage” (mais pas “le Seigneur de la sagesse”). »574.

La raison de cette différence de sens est donnée dans une note de ce cours :

« L’équivalent védique indique clairement que le second élément du composé est la racine dhā “placer, poser” et non la racine ḋeh “donner”. Les deux racines se fondent en une seule en avestique. »575.

Cette analyse étymologique éclaire bien le nom d’Ahura Mazdā, et permet de mettre en évidence l’opposition du spirituel et du mondain corporel, ce qui est bien en accord avec le mythe de Zurvan.

574 REDARD Céline, Introduction à l’Avestique récent, œuvre non publiée, leçon 4, p. 6. 575 Ibid. 157

IV – III Le démon d’Āz

Dans les deux chapitres précédents nous avons examiné l’origine et la nature du Mal dans le Zurvanisme. Les résultats auxquels nous sommes parvenus nous font savoir que le Mal pour ce culte s’enracine dans le dieu lui-même, Zurvan, plus précisément dans le désir d’engendrement exprimé explicitement dans le mythe de Zurvan et dans tous les textes que nous avons cité à ce propos. L’autre résultat obtenu non moins important est le schème d’accouplement d’un élément masculin et d’un élément féminin comme l’explicitation de ce désir et le moyen par lequel les deux principes opèrent la création du monde. Ce schème sexué du désir nous éloigne sensiblement de la représentation du dieu créateur au sens des grandes religions abrahamiques, et témoigne de l’origine plus ancienne des mythes qui sont à la base de ces schémas cosmogoniques. Or, dans les ouvrages pahlavis un démon incarne le désir immodéré de Zurvan, le démon d’Āz .

Le mot d’Āz est attesté parfois dans l’Avesta sous forme d’ Āzi ou Aži (ž = j). Ces termes avestiques correspondent à une sorte de reptile géant venimeux, un dragon ou un monstre avec trois gueules, trois têtes, six yeux, et surtout dans un cas «aux mille stratagèmes», tous créés par les démons. Ainsi son rapport avec Ahriman et le monde démoniaque se confirme et il s’avère être la plus importante créature de la Druj, et donc du Mal. C’est dans les documents pahlavi et la langue arsacide qu’il trouve la forme d’Āz traduit par les savants par convoitise ou concupiscence. Āzi avestique est de genre masculin, Āz dans le manichéisme est féminin puisqu’elle est la mère de tous les démons, et enfin en ce qui concerne ce terme dans les documents pahlavis, il est impossible de déterminer son genre. Ce démon incarne le désir excessif, démesuré, hardi et violent qui relève de tous les domaines de la fonction naturelle du corps humain, corporel ou mental. Il s’oppose, par conséquent, à une fonction modérée des divers besoins naturels de l’homme. Mis à part les aspects ascétiques du Manichéisme, les traditions zoroastriennes ou zurvanites distinguent le bon désir, mesuré et réfléchi, du mauvais désir excessif et immodéré, ce qui rappelle la double nature du désir de Zurvan, un désir préalable modéré et réfléchi poursuivant la longue procédure du sacrifice, et un autre désir impatient qui précipite Zurvan vers son objectif. Le trait commun des textes pahlavis que nous allons analyser à propos de démon d’Āz, c’est le fait de son anéantissement au dernier stade du combat entre Ahura Mazdā et Ahriman, rendant Ahriman impuissant et inactif.

La partie cosmogonique du Bundahi n expose les essences de chacun des deux principes comme les moyens utilisés pour former le monde. Ce texte souligne dans un passage qu’Ormuzd procède à la création « de sa propre essence »576, une essence lumineuse et éclatante.

Parallèlement, poursuit le texte, Ahriman procède à sa propre création :

« Le mauvais esprit tailla sa propre création (en la formant) des ténèbres du monde terrestre et la modela sur une autre forme, celle du feu noir… De la méchanceté foncière du monde terrestre il tailla la convoitise [varan], afin qu’elle perpétuât la forme (primordiale du mal). »577.

La convoitise et la concupiscence appartiennent aux nuances de sens d’Āz dont le sens premier est l’insatiabilité du désir. L’un des passages du Bundahi n où est évoquée la place du

576 NYBERG H.S., 1929, p. 215. 577 Ibid. p. 217. 158 démon d’Āz dans l’entourage d’Ahriman, mentionne, au chapitre 19, le sort final d’Ahriman. Cet extrait, dans un contexte eschatologique, décrit comment, à la fin des temps, [fra kart = rénovation du monde], et après les combats qui rendront impuissants tous les démons créés par Ahriman, ce dernier et le démon d’Āz seront expulsés du monde par Ormuzd et Srō . Le nom de cette divinité, en avestique Srao a et en persan Sorush, signifie Audition et Ecoute avec le sens dérivé d’Obéissance578. Dans l’Avesta et dans les Ya ts il accompagne Mithra. Comme le dit Lecoq : « La fonction essentielle de Srao a est d’incarner la justice. Ceci l’amènera à jouer un rôle de psychopompe et, dans la littérature postérieure, à siéger comme juge des Enfers. »579. Voici le passage du Bundahi n en question :

« Il restera donc deux Druj : Ahriman et Āz. Ormuzd viendra dans le monde comme un zōt [libateur, la fonction principale d’une cérémonie sacrificielle]. Srō le juste sera rāspi [la deuxième fonction dans la cérémonie]… De cette prière gâthique, Ahriman et Āz, en perdant leurs moyens, seront impuissants, et du même passage du ciel qu’ils avaient attaqué retomberont à nouveau dans le noir et dans les ténèbres. »580.

Un autre ouvrage pahlavi, M nōk Xrat, toujours dans un contexte eschatologique, confirme la place d’Āz à côté d’Ahriman comme le plus puissant démon de son entourage :

« Quand 9000 ans seront écoulés, Ahriman sera réduit à l’impuissance. Srō le Juste tuera la Fureur ; Mihr [Mithra], Zurvān l’illimité, la Justice céleste, qui ne commet aucune déloyauté envers personne, la Prédestination et le Sort tueront à la fin toute la création d’Ahriman et aussi le démon de la convoitise [Āz dans le texte]. »581.

Ainsi la défaillance ultime d’Āz le dernier et le plus fort compagnon d’Ahriman dans son combat contre Ormuzd, annoncera la défaite finale du Mal et la régénération du monde. Un autre ouvrage pahlavi, Zādspram, consacre une grande partie du chapitre 34 qui concerne le fra kart, à ces moments décisifs de la fin. Nous allons suivre le récit plus détaillé de cet ouvrage à certain égard zurvanite.

Zādspram examine le rôle d’Āz dans une scène militaire. Au moment de l’attaque et après s’être accouplé avec des prostituées afin de corrompre les femmes, Ahriman organise son armée :

« (32) Et ensuite il [Ahreman] choisit son général en chef qui est la Concupiscence (Āz), et quatre généraux furent créés comme collaborateurs, qui sont la Colère [Xe m], l’Hiver [zamestān], la Vieillesse [zarmān] et le Danger [s ǰ], à l’instar des généraux de l’est, de l’ouest, du sud et du nord. »582.

Au chapitre 6 du Bundahi n qui énumère tous les points d’opposition entre Ormuzd et Ahriman, la colère, le froid de l’hiver et la vieillesse sont les attributs d’Ahriman incarnés par les forces démoniaques contre les forces d’Ormuzd. Bundahi n s’accorde aussi avec le sens du Danger dans la mention de Zādspram. S ǰ, traduit par les traducteurs de Zādspram par le Danger, a un spectre de sens qui s’étend, selon Bahar dans une note à la traduction persane du Bundahi n, de la signification de danger à celle d’anéantissement, en passant par la ruine et la

578 Comme en grec ancien l’adjectif epèkos « qui entend et consent ». 579 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 84. 580 BAHAR Mehrdad, Téhéran, 2011, p. 148. Ma traduction. 581 NYBERG H. S., 1929, p. 199. 582 GIGNOUX Philippe et TAFAZZOLI Ahmad, Paris, 1993, p. 121. 159 destruction583. Dans la suite du texte de Zādspram qui développe tous les détails de l’armée conduite par Āz, on peut lire que celui-ci choisit deux commandants à droite et à gauche qui sont la faim et la soif. Ses généraux aussi choisissent des collaborateurs et finalement le Danger choisit l’excès (frehb d) et le défaut (ab b d) comme auxiliaires. Ces aspects démoniaques de l’excès et du défaut sont contrebalancés par la mesure désignée par le Bundahi n comme « la Bonne Religion ».

Le passage de Zādspram précise que « Lors de la Rénovation, d’abord le moyen (contre) la Concupiscence [Āz] sera recherché, parce qu’elle est le général en chef des autres druzs [Tromperies]. La force d’Ahreman l’impie (provient) le plus d’elle. »584.

Revenons à l’extrait précité de Zādspram concernant la force offerte par Zurvan à Ahriman, une force de la même nature qu’Ahriman, c'est-à-dire ténébreuse, avilie et noire, augmentée de la propre force de Zurvan. Ce passage ne définit pas cette force, mais, nous allons voir que la deuxième allusion à cette force nous permettra d’entrevoir sa nature. Nous avons vu que Bundahi n mentionne les tuniques de couleur opposée des deux principes, couleur blanche pour Ormuzd, noire pour Ahriman. Or, si Bundahi n est silencieux en ce qui concerne Zurvan en tant que le donneur des tuniques, Zādspram dissipe toute opacité et parle ouvertement de lui. Ce passage très important de Zādspram mérite d’être entièrement cité et commenté :

« (35) Même lors de la propagation originelle des créatures, quand Zurvân apporta à Ahreman pour le mouvement cette forme de vêtement sombre et couleur de cendre, dans ce pacte (qui dit) : “Ceci est l’arme qui est brûlante comme le feu, et toutes les créatures seront opprimées par elle, (car) elle contient l’essence même de la Concupiscence [Āz]. Quand le temps des neuf mille ans sera arrivé à sa fin, ce que tu as assumé à l’origine, à savoir que tu guiderais toute existence osseuse vers l’inimitié envers Ohrmazd et l’amour envers toi, - ce qui est même la croyance en un seul principe -, à savoir que celui qui fait croître est celui qui frappe, - tu ne l’achèveras pas parfaitement -. (Alors) avec les armes, la Concupiscence dévorera ce qui est à toi, tes créatures, elle-même mourra de faim, car elle ne trouvera pas à manger auprès des créatures d’Ohrmazd, comme une grenouille qui vit dans l’eau et, tant qu’elle pollue l’eau, elle y vit elle-même, mais si l’eau se retire d’elle, elle meurt desséchée. »585.

Cette scène se passe au moment « de la propagation originelle des créatures », elle est un mythe cosmogonique qui est conforme en plusieurs points avec le mythe de Zurvan et, comparée aux récits des écrivains arméniens, elle peut même être considérée comme une version plus originale de ce mythe. La scène d’offrande du vêtement à Ahriman par Zurvan est décrite dans ce passage cosmogonique586 comme le moment d’introduire du mouvement dans la création. Ce point, nous l’avons vu au chapitre IV-I, est attesté par certains textes zoroastriens. Selon ces textes, c’est Ahriman, plus précisément son désir de mélange, qui produit le monde tel qu’il est, un monde de mouvement et de diversité. Autrement dit, selon ce texte de Zādspram, le désir incarné par Āz, la Concupiscence, est l’élément générateur de l’existence osseuse de sorte que nous pouvons dire du monde qu’il est un monde de désir. Le

583 BAHÂR Mehrdad, 2011, p. 166. 584 GIGNOUX et TAFFAZZOLI, 1993, p. 121. 585 Ibid. p. 123. 586 La relation d’un vêtement, robe, tunique, avec une cosmogonie est présente aussi dans le Pythagorisme ancien et orphique, ainsi le poème intitulé « Peplum » dans lequel la végétation est comparée à un peplum brodé par Perséphone (OF 286-290, A. BERNABÉ, « Poemas sobre el mundo, la vida, el alma, el mas alla. Himnos y epigramas. Poesía mantica”, in A. BERNABÉ, F. CASADES.S (ed.), Orfeo y la tradicion orfica: un reencuentro, Madrid, Akal, 2008, pp. 395-396, 412, ou encore, équivalent de l’œuf cosmique et de la séparation de l’abîme brumeux et de l’éther, la tunique (khiton) qui se déchire dont jaillit Phanès, (Damascius, Principes, 1, 317). 160 passage que nous avons cité au chapitre IV-I précise bien que Zurvan, considérant la fin des temps, remit à Ahriman un vêtement ou un instrument de la même essence que celle des ténèbres, mais, et surtout, le texte souligne que la force de Zurvan elle-même y était liée.587 Il est plausible d’envisager que la force de Zurvan jointe à cette tunique est son propre désir. Car le deuxième passage de Zādspram évoque la concupiscence en tant que l’essence du vêtement offert ainsi que du pacte établi à ce premier moment de l’existence, entre Zurvan et son fils Ahriman. Ce point est évoqué par les écrivains arméniens comme étant le serment ou le vœu de Zurvan. Un pacte engage en effet Ahriman à conduire l’existence osseuse, durant une période de 9000 ans, vers « l’inimitié » contre Ormuzd et vers « l’amour » pour lui- même. L’objet principal de ce pacte est par conséquent la haine d’un côté et l’amitié ou l’amour de l’autre. Le texte laisse envisager que ce pacte est le choix d’Ahriman. C’est à la condition d’accomplir « parfaitement » ce pacte qu’il obtient l’autorité incontestable pendant 9000 ans sur le monde corporel. Si nous prenons le texte de Zādspram à la lettre nous constatons que l’écoulement de ces 9000 ans n’est pas une limite absolue du règne d’Ahriman déterminée a priori. Ce que dit Zurvan à propos de la fin est conditionné par l’échec d’Ahriman dans ce qu’il a accepté et assumé à l’origine, c'est-à-dire de détourner toutes les créatures de l’amitié envers Ohrmazd. C’est seulement à la condition de l’échec de ce projet qu’il perdra ses prérogatives. Autrement dit, c’est l’échec d’Ahriman dans le projet lié à son serment, à savoir l’établissement d’un système ayant un seul principe pour le Mal et pour le Bien, qui déclenchera l’action destructrice du démon d’Āz contre les créatures d’Ahriman, ayant finalement comme résultat son impuissance et sa destruction. Quant au délai de 9000 ans de règne d’Ahriman c’est en réalité le prix que Zurvan doit payer pour ne plus douter de l’efficacité du sacrifice.

Mais nous pensons que le véritable message de Zurvan à Ahriman dans ce passage n’a pas été bien retenu par ce dernier. Ce qui n’est pas étonnant puisque, dans le mythe de Zurvan, c’est Ormuzd qui dévoile le vœu de son père à son frère, l’incitant du même coup à dévorer le ventre et à en sortir hâtivement. L’ensemble des textes pahlavis soutient qu’Ahriman possède une connaissance différée et décalée, il manque d’anticipation et de prévoyance, il souffre d’une sorte de cécité. Il ne saisit pas que lorsque Zurvan, le Dieu-Destin, lui offre quelque chose « en considérant la fin », il lui dévoile en vérité son destin arrêté. Car le destin n’est pas un coup de dés, un jeu de hasard et il n’est pas non plus la grâce d’un vœu. Il frappe fatalement son objet sans lui laisser savoir de quel côté il a été frappé. Zurvan dirige le destin d’Ahriman, tout en lui laissant croire qu’il a le choix. Nous reviendrons sur ce problème au prochain chapitre de notre travail.

Ainsi le démon d’Āz, autrement dit l’incarnation du désir hâtif de Zurvan, ouvre et clôt la cosmogonie proprement zurvanite. Ce démon est en réalité le moteur du mouvement dans le monde osseux. Nous avons vu que selon Bundahi n la création d’Ormuzd se trouvait durant 3000 ans « dans un état céleste, sans pensée ni mouvement, ni activité. »588. L’état céleste dans ce passage correspond à une existence engourdie et inactive qui, selon un autre passage de cet ouvrage, ne trouvera corps, mouvement et activité qu’une fois le mélange réalisé589. Ce mélange, assimilé à un accouplement, est le produit du désir incarné par le démon d’Āz. Mais pourquoi faudrait-il que ce désir soit assimilé au Mal absolu comme cela semble être le cas

587 Ibid. p. 35. 588 NYBERG, 1929, p. 209. 589 Ibid. p. 221. 161 dans tous les documents pahlavis ? Pourquoi le principe générateur du monde matériel serait- il mauvais ? Et pourquoi faudrait-il que le désir introduise le désordre?

Robert Charles Zaehner a consacré un chapitre de son ouvrage intitulé Zurvan, a Zoroastrian dilemma, au démon d’Āz. L’écrivain anglais rappelle le spectre de significations de ce terme et précise que Āz est « l’incarnation de l’avidité, de la voracité, de la concupiscence, et peut- être beaucoup d’autres choses. »590. À l’occasion de sa comparaison du Zurvanisme avec le Manichéisme, il souligne le fait que même Eznik signale que l’origine du Mal se trouve dans l’être même de Zurvan. Eznik précise en effet que les Zurvanites et les Manichéens disent, à vrai dire, la même chose, sauf sur l’origine des deux antagonistes. Ils attribuent la naissance des jumeaux au désir de Zurvan : « Car lui (Mané) dit (qu’il y a) deux racines, (l’une) du bien et (l’autre) du mal, et cela non par projection et naissance, mais existantes d’elles-mêmes et contraires l’une à l’autre ; et ceux-là (les mages) disent la même chose, (comme produites) par les désirs de Zérouan au moyen de projection et de naissance. »591.

Zaehner commente ce jugement d’Eznik en disant que « le désir était présent dès le premier moment dans le divin, et c’est par ce désir même que tous deux trouvent l’être, Ormuzd aussi bien qu’Ahriman… Comme nous allons le voir, le concept d’Āz contient toutes les formes du désir, et il semble que les Zurvanites considéraient le désir comme le Mal en soi. »592.

Après avoir récapitulé tous les aspects du démon d’Āz, Zaehner, nous offre les réponses à nos questions :

«Āz, qui enveloppe varan, la concupiscence, attaque les deux aspects humains, c'est-à-dire « la nature corporelle », et « xrat », la faculté de discernement. Il est essentiellement le mésusage des fonctions correctes et légitimes. Par conséquent, dans la dimension corporelle, il est l’avidité et la concupiscence, et dans la spirituelle, il est le mauvais usage de la raison et de la pensée. Le démon d’Āz est l’incarnation du désordre, et par conséquent l’ennemi de « Dadestān », la Justice et l’Ordre cosmique. Zādspram le définit en tant qu’excès de gaspillage dans un sens comme dans l’autre. Il est l’ennemi de la modération – symbole de l’ordre -. En même temps, il est désir et doute, et ainsi considéré il convient parfaitement bien au mythe de Zurvan. Âz est, comme le précise Shahristâni, la mauvaise chose qui était toujours avec le dieu. En offrant à Ahriman, une robe mêlée à l’essence d’Āz, Zurvan se débarrasse de cette malignité, et laisse Ahriman se détruire. »593.

Les robes ou tuniques que Zurvan offre à ses deux fils méritent d’être étudiées plus en détail, parce qu’elles révèlent la prise de conscience par le dieu de l’existence d’un aspect nocif dans son essence, en même temps qu’elles trahissent la ruse de Zurvan pour se débarrasser de cet aspect sombre du dieu et retrouver ainsi l’unité primordiale perdue.

590 ZAEHNER Robert Charles, Téhéran, 2013, texte persan, p. 192. Ma traduction. 591 Le VAILLANT de FLORIVAL, Paris, 1853, p. 77. 592 ZAEHNER, 2013, p. 193. Ma traduction. 593 Ibid. p. 275-276. Ma traduction. 162

IV – IV La ruse de Zurvan

Un schéma cosmologique constant caractérise les ouvrages pahlavis qui présentent la cosmogonie mazdéenne. Il s’agit d’un schéma ternaire divisant le monde en trois sections séparées ; haut, bas et milieu. Selon ces textes, Ormuzd se place dans les hauteurs, Ahriman dans les profondeurs, et un dieu, par exemple Vāyu, au milieu, là où se trouve l’atmosphère.

Le premier chapitre du Bundahi n commence par le développement de ce schéma :

« Il a été révélé qu’Ormuzd se trouvait, pendant le temps illimité, dans les hauteurs, paré d’omniscience et de bonté, et entouré de lumière. »594. De son côté, « Ahriman se trouvait dans les profondeurs, entouré de ténèbres et doué de connaissance tardive et d’avidité de sang. »595. Et finalement le texte précise qu’ « Entre ces deux, il y a un espace vide ; quelques-uns l’appellent l’atmosphère, [vāi dans le texte original]. Là se trouve maintenant le monde mixte. »596.

L’autre ouvrage pahlavi, Zādspram, présente ce même schéma au début du chapitre premier :

« (1) Il est ainsi révélé dans la Religion que la lumière (était) au-dessus et la ténèbre au-dessous, et entre les deux il y avait un espace ouvert. (2) Ohrmazd (se trouvait) dans la lumière, Ahreman dans la ténèbre. »597.

Après ce partage spatial, vient le récit des deux créations, Ormuzd et Ahriman entreprenant chacun une création. Nous avons déjà cité au chapitre précédent les passages concernant les deux créations. On se souvient qu’Ormuzd crée, à partir de sa propre essence, la lumière ainsi que la voûte céleste faite de feu598.

Quant à la création d’Ahriman, il vaut la peine de citer encore une fois intégralement ce passage capital :

« Le mauvais esprit tailla sa propre création (en la formant) des ténèbres du monde terrestre et modela sur une autre forme, celle du feu noir »599.

Dans les deux récits des créations antagonistes, il est évident que la création d’Ormuzd est purement spirituelle et non matérielle dans le sens ordinaire de ces termes. C’est ce qu’on vérifie dans le Bundahi n :

« Il [Ormuzd] créa donc, dans un état céleste, la création pour laquelle ces forces étaient nécessaires. Durant 3000 ans, la création [d’Ormuzd] se trouvait dans un état céleste, sans pensée ni mouvement, ni activité »600.

Ormuzd crée conformément à sa nature et à son essence, la lumière qui désigne vraisemblablement au moyen d’une métonymie banale, l’état spirituel et céleste. Si la cosmogonie purement zoroastrienne mentionne aussi une création corporelle, c’est dans un exposé dont le caractère syncrétiste est indéniable. Car la cosmogonie « mazdéenne » ne parle pas strictement de création corporelle, mais du « transfert » de la création céleste vers l’état

594 NYBERG, 1929, p. 207. 595 Ibid. 596 Ibid. p. 209. 597 GIGNOUX Philippe et TAFAZZOLI Ahmad, 1993, p. 31. 598 NYBERG, 1929, p. 215. 599 Ibid. p. 217. 600 Ibid. p. 209. 163 corporel : « il [Ormuzd] créa la création terrestre dans son stade céleste ; ensuite il la transféra à l’état des choses terrestres. »601.

De son côté, Ahriman crée aussi, à partir de sa nature et de son essence, des ténèbres. Tous les textes que nous avons étudiés jusqu’ici nous font savoir que le monde possède deux aspects foncièrement opposés, l’un lumineux, suave, et du même coup bon et profitable, l’autre noir et ténébreux, mauvais et puant. Il est donc clair que l’aspect spirituel est éminemment valorisé, tandis que l’aspect matériel est injurié et méprisé. Une telle conception du monde trouvera sa pleine expansion dans le Manichéisme et les Gnosticismes. Le mythe de Zurvan présente ces deux aspects lumineux et nocif de manière originale.

« Qui es-tu, toi ? », demande Zurvan dans l’attente de la naissance d’un fils, à l’être noir et puant qui se présente devant lui. « Je suis ton fils. », répond l’intrus. En revanche, l’arrivée d’Ormizd à son heure, lumineux et parfumé, est le moment de prise de conscience du Grand Dieu : il réalise que son essence comporte un élément jusque là inaperçu qui compromet son unité. Face à cette situation, Zurvan prend les choses en main pour se débarrasser de cet aspect nocif et retrouver l’unité perdue. L’histoire du monde, telle que racontée par les documents pahlavis, révèle en réalité les différentes étapes d’une ruse divine qui s’impose inévitablement et inéluctablement au monde.

Revenons à la scène décrite au chapitre IV-II de notre étude, l’offrande des deux robes de Zurvan à ses fils. Nous avons vu que ces robes ont non seulement une fonction politique et sacerdotale, mais aussi et surtout une nature opposée. Ormuzd est en charge du monde m nōk, spirituel et immatériel, et Ahriman en charge de celui de g tīk, mondain et matériel. Ces deux aspects forment dans une sorte de mixte, gum či n, le monde tel qu’il est : un champ de bataille entre ordre et désordre, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal. L’issue de cette bataille est la victoire du Bien contre le Mal, mais non pas l’anéantissement du Mal, puisqu’il représente le corps de Zurvan, et par conséquent ne peut être supprimé, mais son inactivité et son expiration, autrement dit la suppression de la dimension insatiable et irrésistible du désir. Cela ne peut se réaliser qu’à la condition d’un compromis : arrêter et déterminer un temps pour la bataille afin d’éviter qu’elle ne soit éternelle. Décidé et prévu par Zurvan, ce temps de mélange et de combat se limite aux 9000 ans accordés par Zurvan à son fils détestable. Pendant ce temps là, et afin de se débarrasser de son aspect nocif, Zurvan déterminera le sort et le destin de tout être engagé dans ce combat, et à ce titre, il est le Dieu-Destin.

Dans les livres pahlavis qui présentent la cosmogonie « mazdéenne », cette prise de décision est attribuée à Ahura Mazdā, pour éviter de mentionner ouvertement Zurvan. Mais partout dans ces textes, nous pouvons constater la maladresse de la part des prêtres zoroastriens à concevoir un récit sans égard pour Zurvan. Nous allons citer le récit de la ruse de Zurvan sous sa forme « mazdéenne ».

Il est temps de citer intégralement un extrait du Bundahi n que nous avons déjà cité partiellement avec un autre dessein. Il s’agit maintenant de constater la maladresse paradoxale avec laquelle est discréditée la prétention zoroastrienne de la suprématie indiscutable d’Ahura Mazdā en tant que le dieu créateur :

601 Ibid. p. 219. 164

« Tous les deux [Ormuzd et Ahriman] sont à la fois limités et illimités. Car il est dit que ce qui se trouve dans les hauteurs, c'est-à-dire la lumière infinie, n’a pas de commencement, et ce qui se trouve dans les profondeurs, c'est-à-dire les ténèbres infinies, cela est illimité. Mais par la ligne de démarcation tous les deux sont limités, car il y a un espace vide entre eux, de sorte qu’ils ne sont pas liés (=contigus) l’un à l’autre. Toutes les deux entités transcendantes sont donc par nature limitées. »602.

Nous avons déjà noté603 que cette limitation implique une illimitation supérieure qui ne peut être autre que celle de Zurvan, le père des deux limités. Zurvan, sans être mentionné explicitement, est présent dans tout ce que Bundahi n raconte et attribue à Ahura Mazdā, il est le véritable auteur de cette ruse.

Dans son silence bruyant sur Zurvan, Bundahi n poursuit son récit et explique la stratégie d’Ormuzd pour amener son adversaire, Ahriman, à l’essoufflement:

« Ormuzd savait, grâce à son omniscience, que le mauvais esprit existait et qu’il s’élancerait vers les hauteurs, poussé par son envie ; il savait aussi comment le mauvais esprit opèrerait le mélange, comment se manifesterait l’univers, quelle en serait la fin, par quels moyens s’en accomplirait la manifestation, quelles forces, et combien, seraient nécessaires pour l’anéantir. Il créa donc, dans un état céleste, la création pour laquelle ces forces étaient nécessaires. »604.

Le passage suivant décrit d’abord la scène du face à face des deux antagonistes puis la menace d’Ahriman contre Ormuzd, et évoque l’anxiété d’Ormuzd face à son puissant adversaire :

« Puis Ormuzd savait, grâce à son omniscience : “Si je ne fixe pas un temps pour le combat avec lui, il sera capable de me faire la guerre et opérer le mélange éternellement ; il pourra s’installer dans le monde mixte et se l’approprier” »605.

Le texte n’explique pas comment Ahriman pourra s’installer éternellement dans le monde mixte pour se l’approprier en dépit de l’omniscience et l’omnipotence attribuées à Ormuzd. Cet aspect confus est la conséquence de la négligence zoroastrienne des Gāϑā qui, nous y avons insisté, ne divulguent pas le rôle que joue Zurvan en tant que père des jumeaux. Supprimer ce rôle ôte la cohérence de l’histoire originale des deux frères telle qu’elle est évoquée par le mythe. Car dans le récit mythique, Ahriman est armé d’une arme redoutable offerte par Zurvan. Cette arme est faite de sa nature à laquelle la propre force de Zurvan est jointe. La détermination de cette force pourrait nous permettre de mieux appréhender la ruse de Zurvan pour se débarrasser d’elle, suivons donc l’histoire racontée par l’ouvrage pahlavi.

Le récit du Bundahi n présente tous les détails de cette histoire, trait par trait, en correspondance avec le mythe de Zurvan. Il est indiscutable que l’un s’est formé en recopiant l’autre. Les maladresses et les incohérences du récit du Bundahi n contribuent à nous persuader de l’originalité du mythe et du caractère second du récit. Pas à pas nous allons mettre en lumière ce rapport.

Le paragraphe suivant de Bundahi n éclaire mieux ce rapport :

602 NYBERG, 1929, p. 209. 603 P. 139 et 144. 604 NYBERG, 1929, p. 209. 605 Ibid. p. 211. 165

« Et Ormuzd dit au mauvais esprit : “Fixe-moi un temps, afin que je te fasse la guerre pour 9000 ans selon cette convention !”. Car il savait que s’il se donnait cet espace de temps, il réduirait le mauvais esprit à l’impuissance. Alors le mauvais esprit, qui n’était pas capable de prévoir l’issue, tomba d’accord avec lui sur cet espace de temps. »606.

Encore une fois le texte parle d’une fin favorable à Ormuzd sans préciser les moyens par lesquels il parviendra à rendre son adversaire impuissant. Le texte laisse entrevoir que la fin du combat est en réalité incontournable et est garantie d’avance comme s’il s’agit d’un destin. Mais nulle part dans les textes pahlavis Ormuzd n’est présenté comme un dieu qui détermine le sort et le destin de ses sujets. Au contraire, certains passages expriment clairement l’adhésion volontaire et imprévisible des hommes à Ormuzd comme la source de sa force dans le combat contre Ahriman. Un dieu dispensateur de destin pour harmoniser ce récit fait défaut. La suite du texte expose mieux ce manque.

Ormuzd, après cet accord bilatéral, se mit à créer. Curieusement, un énoncé modifié du traité zurvanite d’Ulemâ i Islâm, concernant Zurvan, est infiltré dans le récit du Bundahi n, mais cette fois pour accréditer Ormuzd :

« Avant la création, Ormuzd n’était pas souverain, mais après la création il est devenu souverain, un être qui s’applique à accroître la prospérité des créatures, un sage, un être exempt de douleurs, manifeste, qui prend soin de tout, qui produit l’abondance, qui remarque tout. »607.

Le passage d’Ulemâ i Islâm diffère sur quelques détails décisifs. Le texte souligne que personne ne considérait le Temps comme créateur puisqu’il n’avait pas encore fait la création. Or, il créa le feu et l’eau, et lorsqu’il les mélangea, Ormuzd trouva l’être. C’est par cet acte qu’il devint et créateur et souverain. Le texte distingue par conséquent entre être créateur et être souverain, ce sont deux attributs qui peuvent être attribués séparément. Le souverain, le terme utilisé aussi pour Ormuzd, est la traduction d’un terme encore en usage dans le farsi, le mot xᵛatāi, signifiant le dieu mais au sens d’un être qui se fonde lui-même, c'est-à-dire un être qui ne tire son existence que de soi-même, un être autonome. Cette qualité ne convient absolument pas à l’image d’Ormuzd que les autres passages de ces ouvrages pahlavis offrent de lui en tant qu’être limité. Le texte d’Ulemâ i Islâm évoque ce caractère limité d’Ormuzd en précisant qu’il est « lumineux et pur et suave et bienfaisant, capable de tout ce qui est bon »608. Autrement dit, contrairement aux ouvrages pahlavis qui présentent Ormuzd comme un dieu omnipotent, ce traité zurvanite précise bien qu’il ne peut que le bien, et remarque ainsi le caractère limité de ce dieu.

Si dans le cas de Zurvan et conformément au texte qu’on vient de citer, il devient créateur à cause de la création d’Ormuzd, il faut accepter la conclusion de Zaehner sur ce passage du Bundahi n. Dans son ouvrage, Zurvan, a Zoroastrian Dilemma, il cite les deux énoncés et conclut dans ces termes :

« Dans le cas d’Ormuzd, c’est un peu différent : car il n’est pas dit qu’avant la création il n’était pas créateur, ce qui doit être assez clair, mais il n’était pas souverain, [xᵛatāi dans le texte original], c'est-à-dire il n’était pas souverain en s’appuyant sur sa propre force : en réalité il n’avait pas la qualité évidente du dieu suprême. Donc s’il n’était pas xᵛatāi, nous

606 Ibid. 607 Ibid. p. 213. 608 AZKAEI Parviz, « Le traité zurvanite d’Ulemâ i Islâm », Téhéran, Journal Tchista, p. 347. Ma traduction. 166 sommes autorisés à conclure qu’il avait un autre dieu au-dessus de soi. Cet autre dieu est évidemment Zurvan. Par conséquent, il semble que Bundahi n dans ces extraits, accepte implicitement la priorité de Zurvan sur Ormuzd. »609.

Toujours implicitement, le temps, Zurvan, confirme sa présence. Après avoir fixé un temps de combat de 9000 ans, Ormuzd procède à la création, et curieusement le premier créé est le temps :

« Lorsqu’il conçut par sa pensée la création, - car c’est par la création que la souveraineté lui échut en partage, - Ormuzd connut, grâce à sa perspicacité lumineuse, que le mauvais esprit ne se départirait jamais de son hostilité ; que cette hostilité ne serait réduite à l’impuissance que par la création ; que la création ne serait mise en branle que par le temps ; que, le temps une fois créé, la création d’Ahriman, elle aussi, serait mise en branle. Alors, afin de rendre inefficaces la perversité et l’hostilité qui en découle, il créa le temps. La raison en est que le mauvais esprit ne sera réduit à l’impuissance que par un combat »610.

L’incohérence que nous venons d’évoquer il y a quelques lignes sur le rapport du temps avec la création d’Ormuzd se reproduit à nouveau. Ce fait confirme le caractère syncrétiste de cet exposé qui consiste à adapter un ancien mythe aux normes doctrinales et aux principes d’une autre religion.

Zādspram, l’autre livre pahlavi, donne une explication différente au sujet du temps. Il énonce qu’après la menace d’Ahriman contre la création céleste « (8) Ohrmazd dans (sa) sagesse ménogienne611 vit que Ahreman était capable de faire cela même qu’il avait menacé (d’accomplir), si le temps du combat n’était pas limité. (9) En conséquence il appelle à l’aide le Temps, car il voyait qu’Ahreman ne serait d’accord avec le jugement d’aucun luminaire. Le temps est pour les deux (parties) et il est nécessaire pour la coopération et un équitable arrangement. »612.

Le rapport d’Ormuzd avec le temps se clarifie mieux par cet énoncé d’un ouvrage pahlavi qui, au regard de nombreux spécialistes, contient des traits zurvanites évidents, ce qui l’aide à manifester plus de cohérence logique dans ce qu’il raconte. Selon ce texte, Ormuzd demande l’aide du Temps, Zurvan, pour en finir avec Ahriman. Il est notable aussi que le texte exprime ouvertement qu’Ahriman, le Mal, ne serait pas d’accord avec le jugement des forces du Bien et en conséquence son impuissance ultime à la fin des temps ne sera pas causée par les actions de ces forces. Autrement dit, ce n’est pas le Bien qui détruira le Mal mais c’est le temps qui, dans un arrangement équitable et juste, conduira cette affaire à sa fin programmée et déterminée comme un destin arrêté. Et cela est seulement au pouvoir d’un être suprême se trouvant au-dessus des deux camps, un dieu de justice et de destin, les épithètes constantes de Zurvan.

M nōk Xrat, (La Sagesse Céleste), un autre ouvrage pahlavi précise à son tour qu’ « Ahriman fit, dans le temps illimité, un pacte de 9000 hivers (= ans) avec Ormuzd, et avant l’écoulement de ce temps d’accord, personne ne peut destituer Ahriman de sa fonction ou le changer »613.

609 ZAEHNER R.C., 2013, p. 180. Ma traduction. 610 NYBERG, 1929, p. 213. 611 Ce néologisme est formé sur le terme pahlavi m nōg qui désigne l’existence invisible et immatérielle. 612 GIGNOUX et TAFAZZOLI, 1993, p. 31. 613 Mīn y Xrad, (M nōk Xrat) chapitre 7-11 et 12, traduit par Ahmad TAFAZZOLI, Téhéran, édit. Tous, 2001, texte persan, p. 31. Ma traduction. 167

Personne, y compris Ormuzd. Il faut donc envisager que ce pacte a été établi par quelqu’un de supérieur à Ormuzd, en l’occurrence Zurvan lui-même. Car nous venons de voir qu’Ahriman ne se résigne pas au jugement du Bien dont les forces n’ont absolument pas de maîtrise sur celles du Mal. Du coup l’existence d’un être supérieur, indépendant et autoritaire, pour garantir le bon déroulement du pacte est indispensable. L’image d’Ormuzd forgée dans les ouvrages pahlavis ne lui accorde pas une telle autorité sur les forces du Mal.

Tous les passages que nous avons cités témoignent de ce que le monde mixte est en réalité une ruse pour rendre Ahriman à l’impuissance, autrement dit, un piège destiné à effacer l’aspect nocif de Zurvan. Le désir est, par nature, toujours le désir d’un objet déterminé, et en se précipitant vers son but il est en réalité un acte autodestructeur, car une fois atteint, son but disparaît, laissant le désir perdre, même provisoirement, son énergie et sa force active. Car s’il reprend son souffle c’est vers un autre objet et ainsi de suite à l’infini. Mais comme tout dans ce monde, il est soumis lui-aussi au passage vieillissant du temps, et c’est là qu’est son piège. Cette ruse, par le lourd silence des zoroastriens sur Zurvan, a été calquée sur Ormuzd. Mais les incohérences et les troubles manifestes de leurs récits, comme nous venons de voir, en trahissent le caractère non traditionnel et syncrétiste.

À l’origine, Zurvan face à son fils ténébreux et involontaire fut contraint de lui accorder la royauté sur le monde, car il l’avait promise dans un serment sur lequel il ne pouvait pas revenir en tant que dieu de justice. C’est dans une telle situation qu’il envisage un stratagème dont l’issue sera l’impuissance de cette force destructrice. Le succès de ce stratagème fut garanti par le don d’une robe de même nature et de même couleur qu’Ahriman, noire, à laquelle la propre force de Zurvan lui-même, c'est-à-dire le désir, fut jointe. Ainsi, l’histoire du monde, et notre histoire à nous, est en réalité l’histoire de la purification de Zurvan. Dans cette conception, le monde n’est pas un monde absurde tel que les croyants au hasard l’envisagent. Tout est, dans le monde, bien calculé et bien réfléchi pour parvenir à une fin déterminée. Nous sommes, certes, impuissants devant le destin, et nous accueillons le sort qui nous est destiné tragiquement. Le monde tel qu’il existe est fait de l’âme et du corps de Zurvan. Son aspect matériel est considéré comme le Mal, une interprétation qui prend toute sa puissance dans le Manichéisme. Mais le Zurvanisme, au fond, est porteur d’une étincelle d’espoir d’un monde meilleur, et à ce titre, il se distingue de tout gnosticisme pessimiste614. C’est peut-être la raison de sa persévérance dans l’esprit religieux iranien.

Nous aimerions terminer ce chapitre avec un long passage de l’ouvrage de Zaehner, The down and Twilight of Zoroastrianism :

« Dans les passages purement mythiques, on utilise habituellement le terme ancien de Zurvan, plutôt dans le sens de « dieu » que dans le sens de « temps ». Le mot Zurvan est aussi utilisé dans le sens d’illimité et de « Parfait Absolu ». Par conséquent, ce dieu mythique doit être considéré comme le centre de gravité d’une doctrine mystique qui, de l’unité, fait apparaître, dans son sens plein, le multiple. Dans le mythe, Zurvan, comme le dieu de Rûmî [un célèbre poète mystique iranien du XIIIème siècle], désire que soit apparu le trésor de la bienveillance et de la bonté et de la générosité. Il est latent et en puissance et il désire être manifeste et en

614 Peut-on rapprocher cette conception de la pensée d’Empédocle d’Agrigente ? C’est une question qui dépasse le projet de ce livre. Nous renvoyons pour une première approche à A.G. Wersinger, « Présentation » in Empédocle, Les dieux, le sacrifice et la grâce, Revue de Métaphysique et de Morale 75, 2012, pp. 291-299 ; J.- Cl. Picot, « Penser le Bien et le Mal avec Empédocle », χώρα • REAM, 15‐ 16, 2017/2018, pp. 381‐ 414. 168 acte. Il fait le vœu d’avoir un enfant dont le nom doit être Ormuzd : “celui qui créera le ciel et la terre et tout ce qui est dedans.”. De toute façon, Zurvan n’accomplit pas la création par l’excès d’être, par profusion, car, dans son essence, un défaut ou un vice est dissimulé et il l’ignore. Dans le mythe, le doute exprime ce vice. Pendant mille ans, il sacrifie, puis il se met à douter de l’efficacité de ce qu’il fait. Ce sacrifice, tout comme dans les mythes indiens, est un sacrifice créateur qui conduira à la naissance d’Ormuzd, celui qui est propice et fructueux. Durant le temps du doute, c'est-à-dire, le moment de la désespérance et de la déception absolue, juste au moment où le créateur est au point de l’émanation, le principe du Mal vient à l’être. Dans le Zurvanisme, la chute et la décadence ne viennent et ne commencent pas par l’homme, elles viennent d’un défaut, le manque de confiance, dans la conscience du dieu lui- même. Ce Principe unique, fait apparaître deux « Principes », et dans la dualité, le Mal se dissimule. L’objectif final de ce spectacle cosmique - au point de dévoilement- c’est remédier et restaurer l’unité brisée. Mais on ne peut pas réaliser ce dessein par la tentative de replacer Ahriman de nouveau dans l’unité absolue. En somme, c’est seulement par la suppression d’Ahriman qu’on atteint l’objectif. Ahriman, Satan, est le résultat de la déception divine, et s’il faut que le dieu soit parfait et accompli, il faut qu’il s’identifie entièrement à Ormuzd - celui qui incarne sa propre sagesse essentielle, sa bonté et son propre éclat -… c'est-à-dire, lorsqu’il prend fin le temps limité, et pour la première fois, limité et illimité s’unissent. »615.

Ce texte traduit parfaitement l’étrangeté, pour un occidental habitué à penser avec Platon le mal négatif et la divinité parfaite, de cette hypothèse d’un dieu défaillant qui ne peut atteindre sa perfection que par la médiation du mal dans le miroir du bien qu’il lui tend.

615 ZAEHNER R. C., The Dawn and Twilight of Zoroastrianism, texte persan traduit par T. Ghaderi, Téhéran, Amir Kabir, 2011, p. 358-359-360. Ma traduction. 169

IV – V Zurvan, Dieu-Destin, le Sort et la Gloire.

Le titre même de ce chapitre témoigne de ce que, dans nos recherches, chaque fois que nous faisons allusion à Zurvan, Temps ou Destin, nous n’envisageons pas des notions philosophiques abstraites, familières pour nous les modernes. Ces termes traduisent les divers aspects d’un personnage divin, d’un Grand Dieu ancien, qui les englobe dans son essence de sorte qu’ils doivent être considérés comme les termes synonymes, renvoyant au personnage principal de nos recherches, Zurvan.

L’objet de ce chapitre est de revenir plus précisément sur ce qui constitue la principale différence entre le système zoroastrien et le culte de Zurvan, à la lumière des analyses précédentes. Nous avons suffisamment démontré dans notre étude que le mot clé dans la compréhension du Zoroastrisme gâthique est la notion de choix avec toutes ses conséquences morales et eschatologiques. Puisqu’il possède la liberté de choisir entre le bien et le mal tout en recevant, dans le cadre d’un jugement dernier, les résultats fastes ou néfastes de ses actes dans le monde, l’homme trouve dans le Zoroastrisme une place éminente et très influente dans les affaires du monde. C’est finalement l’homme pieux qui repousse le Mal dans son issue finale, l’impuissance, et c’est lui qui délivre la création de la souillure qui s’est insinuée dès le premier moment de l’existence dans la structure du monde. Bien au contraire, nous avons vu que le culte de Zurvan n’attribue aucun rôle significatif à l’homme. Toutes les affaires du monde sont prédestinées par la divinité et suivent la voie tracée par le grand dieu Zurvan afin d’atteindre un objectif principal : retrouver l’unité perdue par le doute. Zurvan en tant que Destin se différencie radicalement d’un dieu capricieux et inconséquent. En tant que générateur du monde, Zurvan suit un plan précis, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, et à ce titre, il est dispensateur du destin des créatures et même des deux créateurs du monde.

Ces deux systèmes à première vue inconciliables, le Zoroastrisme gâthique et le Zurvanisme trouveront, dès le début du règne sassanide, une sorte de rapprochement doctrinal pour former une doctrine englobant la double croyance au destin et au libre arbitre humain. Il est difficile, voire impossible, de fixer la date précise de ce rapprochement, mais des témoignages certains font voir que les tentatives savantes dans cette voie ont commencé dès le règne d’Ardešir premier (224 – 241), le fondateur de la dynastie sassanide. Le témoignage le plus ancien et le plus valable est un ouvrage intitulé La Lettre de Tansar, attribué à Tansar, le grand Mōbad, le prêtre zoroastrien d’Ardeshir. Cet ouvrage pahlavi a été traduit en arabe par Ibn Moghafa’a, un érudit manichéen iranien, condamné et assassiné vers l’an 142 du calendrier musulman, (759 chrétien), pour hérésie. L’iranisant danois, Arthur Christensen, estime que cet ouvrage a été rédigé à l’époque sassanide entre 557 et 570. En tout cas, l’original pahlavi et la traduction arabe d’Ibn Moghfa’a sont perdus et nous ne disposons aujourd’hui que de la traduction farsi faite probablement vers l’an 613 Hégire, (1216 de notre ère). Un ouvrage authentiquement zoroastrien, le Dīnkard, mentionne deux fois Tansar comme le grand Mobad qui, sous l’ordre d’Ardeshir premier, avait assemblé et compilé les livres dispersés de l’Avesta à la suite de la conquête alexandrine. Dans cette Lettre, on peut observer une conciliation entre le destin et le libre arbitre :

« Sache vraiment que s’humiliera celui qui délaisse la volonté en s’appuyant sur le destin, et celui qui nie le destin est ignorant et orgueilleux, le sage doit prendre les deux en compte, et ne se contente pas de l’un des deux, car la volonté et le destin sont comme les deux bagages 170 du voyageur posés sur le dos d’un quadrupède, ils tomberont s’ils ne sont pas équilibrés en faisant périr l’animal, mais s’ils sont bien équilibrés, le voyageur et l’animal arriveront à la destination sains et saufs. »616.

Il est possible de trouver dans l’ouvrage pahlavi, M nōk Xrat, déjà cité, une position comparable même si elle est plus proche de la conception proprement zurvanite :

« Le sage demande à la Sagesse céleste : “Est-il possible, oui ou non, de s’approprier par l’effort les biens du monde terrestre ?” La Sagesse céleste répondit : “Il est impossible de s’approprier, par l’effort, le bonheur qui ne vous est destiné. Par contre, le bonheur qui (lui) est destiné arrive (à l’homme) tout de suite à cause de son effort. Un effort qui n’est pas favorisé par le Temps demeure infructueux dans le monde terrestre, mais dans le monde céleste qui lui succédera, il sera efficace et ajoutera son poids à la balance” ».617. Ce texte nuance nos remarques antérieures concernant le destin zurvanite. Sans doute, avons- nous déjà signalé ce qui pouvait, dans le M nōk Xrat, ressembler à un fatalisme excluant toute velléité morale618 et ici encore, le résultat de l’effort individuel pour s’approprier les biens du monde terrestre est entièrement pré-conditionné par le destin mais le texte suppose néanmoins que cet effort loin d’être vain est nécessaire et qu’il est impossible d’en faire l’économie. Or l’effort fait intervenir une forme d’efficience. Un autre passage de M nōk Xrat, évoque la causalité en relation avec le destin : « Comme, par ce qui est prédestiné, une cause efficiente est mise en jeu, toute autre chose est rendue inefficace. »619. Le destin fixé pour s’accomplir a besoin d’une cause efficace déterminée elle-aussi par Zurvan. Cet autre passage de Ménôké xrat permet de comprendre comment destin et causalité peuvent s’articuler.

« Toutes les affaires du monde matériel sont mises en branle par la Prédestination, le Moment et la Décision définitive, attributs essentiels de Zurvân, qu’il soit Zurvân le Seigneur ou le Zurvân à la longue domination. Car au temps fixé, ce qui doit arriver arrive à chaque homme dont le sort est prédestiné, suivant les exemples des anciens défunts qui montrent que le bonheur qu’ils devaient apporter aux créatures d’Ormuzd leur est finalement échu. »620.

Ce passage concerne les anciens défunts, à savoir des rois et des héros légendaires qui font l’objet d’un catalogue d’exploits en raison des bienfaits qu’ils ont apporté aux « créatures d’Ormuzd ». Les défunts étaient les adjuvants du bonheur pour les créatures. Le texte veut donc dire que tout ce que les hommes font pour eux ou pour autrui, est un moyen au service de l’accomplissement d’un destin fixé sans que nul ne le sache explicitement. C’est seulement après coup qu’on se rend compte du rôle qu’on a joué dans une affaire.

Le M nōk Xrat attribue le sort des créatures au mouvement zodiacal et aux planètes :

« Tout bonheur et toute adversité qui atteignent les hommes et les autres créatures proviennent des Sept et des Douze. Les douze signes du Zodiaque sont, la religion nous l’apprend, douze généraux aux côtés d’Ormuzd. Les sept planètes sont, comme il est dit, sept généraux aux côtés d’Ahriman. Ces sept planètes violentent toutes les créatures et les livrent à la mort et à toutes sortes d’afflictions. Des sept

616 Lettre de Tansar, texte établit par Mojtaba MINAVI, Texte persan, Téhéran, Donya ye ketab, 2013, p. 92-93. Ma traduction. 617 NYBERG H. S., Paris,1929, p.205. 618 Supra, p. 104. 619 NYBERG, 1929, p. 205. 620 NYBERG, 1929, p. 203. 171 planètes aussi bien que des douze signes du Zodiaque dépendent le sort et le gouvernement de ce monde-ci. »621.

Les douze signes du Zodiaque ainsi que les sept planètes en mouvement irrégulier régissent le sort des créatures, le Zodiaque du côté du Bien, les planètes au côté du Mal. Mais c’est Zurvan qui, en dernier compte, gouverne le monde, c’est lui qui maîtrise le cours des événements parce qu’il doit atteindre son objectif purificatoire comme en témoigne un passage du Bundahi n qui évoque le rapport entre Zurvan dispensateur du destin avec le ciel et ses composantes :

« De la prédestination du Temps sont issus le firmament étoilé, Zurvān à la longue domination, le corps (universel) et le Sort. »622.

Ajoutons à ces textes l’épisode raconté dans l’ouvrage pahlavi, Zādspram, que nous avons déjà mentionné et qui décrit l’attaque d’Ahriman contre Gayômart, « l’homme primordial »623. Le texte expose les efforts d’Ahriman et de ses démons pour tuer Gayōmart, mais ils ne trouvent pas le moyen de parvenir à leur but, et les efforts déployés ne donnent rien car :

« (19) La décision appartenait au décideur Zurwān dès l’origine, au moment de la venue d’Ahreman, à savoir “pendant trente hivers, (pour) Gayōmard le fort, je décréterai que sa vie soit sauvée”. (20) Et (ce) fut dans sa sphère que se manifestèrent selon le décret des bienfaisants et des malfaisants, ses situations dans l’état de mélange. »624.

Nous avons présenté au chapitre III-III consacré au mythe de Zurvan le récit qu’en fait Eznik de Kolb. Dès le premier paragraphe de son rapport, et après avoir précisé l’absence de toute chose au tout premier moment de l’existence, Eznik fait savoir qu’il ne s’agit pas du tout d’un néant absolu car « existait un dénommé Zrouan, ce qui se traduit par « sort » ou « gloire ». »625. L’équivalent pahlavi du terme « sort » est baxt, et celui de l’autre, « gloire » est xvar ou farr, (les deux termes étant encore en usage aujourd’hui dans le farsi).

Le sens premier de baxt est, encore aujourd’hui, le lot et le sort qui, en prenant deux préfixes bon ou mauvais, signifient heureux ou malheureux. Un autre passage de M nōk Xrat distingue, au sujet du destin deux catégories différentes de faveur divine : en répondant à la question de savoir s’il arrive que les dieux accordent une faveur aux hommes en sus du sort fixé « Sagesse céleste » répond :

« Oui, cela arrive. Car c’est ce que nous apprend l’expression courante baxt u bāgō-baxt : baxt, c’est ce qui a été assigné tout au commencement, tandis que bāgō-baxt, c’est ce que les dieux accordent en sus du sort fixé. »626.

Nous venons de voir que baxt, signifie le lot et la part, c’est « ce qui a été assigné tout au commencement ». Il est donc fixé et inchangeable, c’est le destin proprement dit. Mais que veut dire « bāgō-baxt » ? Baga est un terme en vieux perse signifiant le dieu, utilisé souvent pour désigner Mithra. Ce terme désigne en général les dieux secondaires et inférieurs au dieu

621 Ibid. p. 199. 622 Ibid. p. 231. 623 Supra, p. 106. 624 GIGNOUX et TAFAZZOLI, 1993, p. 39. 625 MARIES Louis, 1924, p. 49. 626 NYBERG, 1929, p. 207. 172 suprême, en l’occurrence Ahura Mazdā lui-même. Ainsi y aurait-il, en sus du sort fixé pour l’homme dès le commencement, une sorte de grâce divine. Selon cette distinction, étant donné que Zurvan s’identifie au « sort » comme l’indiquent Eznik et les documents pahlavis, les bāgō, les dieux, ne sont pas en mesure de modifier ce qui a été prédestiné par Zurvan. Si les dieux peuvent intervenir en faveur des hommes justes, c’est en sus de leur sort fixé par Zurvan.

L’autre attribut de Zurvan dans le texte d’Eznik est xvar. Ce terme a une place très particulière dans la pensée iranienne et se présente dans de nombreux domaines de la spéculation spirituelle, religieuse et mystique, ainsi que politique et même dans la vie de tous les jours des hommes ordinaires. Il est défini dans tous ces domaines en tant que « faveur divine » privilégiant certains individus. Mais déterminer un sens précis pour ce terme n’est pas facile.

Le terme gâthique correspondant, xvarənah, se trouve dans le Yasna 51-18, sous forme d’adjectif pour un proche de Zaraϑuštra, il subit un petit changement dans l’Avesta récent et s’écrit xvarnah. De ce terme dérive le mot du farsi moderne pour désigner le soleil, et c’est la raison pour laquelle certains traducteurs des textes avestiques qui ont tenté de traduire ce terme, évoquaient parmi les sens proposés, aussi bien la lumière que la fortune et le bonheur. Par exemple le savant iranien Poure Davoud dans le deuxième volume des Ya ts et pour traduire l’adjectif de Jāmāspa, proche de Zaraϑuštra, propose que xorrah ou « farr est un éclat divin splendide qui donne la prééminence à quiconque auquel il échoit. »627.

Le linguiste hollandais Alexander Lubotsky dans un article intitulé « Avestan xᵛarənah- : the Etymology and Concept » a étudié l’étymologie de ce terme et le concept correspondant. Dans un premier temps, il traduit le terme par « fortune » en précisant bien qu’il ne prétend pas que cette traduction est la meilleure. Après avoir longuement analysé les différentes racines correspondant à xᵛarənah, les racines védiques, iraniennes et scythes, l’auteur de l’article conclut son examen :

“Let us sum up: Iranian farnah- is of Scythian origin, cognate with Vedic parīṇas-, as shown by Avestan and Vedic formulae. The original meaning of Indo-Iranian *parHnas- was ‘sovereignty, control’, then ‘abundance’. Avestan xᵛarənah- is a borrowing from Scythian with substitution of the initial fa- by xᵛa-. The genuine Avestan word related to Scythian farnah- and Skt. parīṇas- is Av. *parənah- preserved in the adjective parəna huṇtəm (Yt 5.130), meaning something like ‘abundant’.”628

Xvarnah désigne « quelque chose comme la souveraineté, le contrôle ou l’abondance », telle est la conclusion du savant hollandais, dont nous voyons néanmoins qu’il ne parvient pas à déterminer avec précision le sens de ce terme. En effet, xvarnah est un élément d’opulence et de fortune, c'est-à-dire d’abondance de biens matériels en même temps qu’un signe de souveraineté et de contrôle629. Mais toutes ces valeurs sémantiques forment des couples de notions appartenant à deux domaines différents, les biens matériels et la maîtrise. Nous allons

627 POURE DAVOUD Ebrahim. Introduction to the Yashts, 2ème vol. Texte persan, Téhéran, Edit. Assatir, 1999, p. 314. Ma traduction. 628 LUBOTSKY Alexander, “Avestan xvarenah- the etymology and concept”, parut dans Sprache und Kultur, 1998, p. 479-488. 629 On peut rapprocher certains aspects de la valeur sémantique de ce terme à la kharis et au kûdos homérique. E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, II, Paris, 1969. P. 57-69 ; F. Cumont, Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, Bruxelles, 1896-1899, p. 229, 284-286 ; p. 52 ; 74-77 ; 179 ; G. Widengren, Les religions de l’Iran, trad. Fr., Paris, 1968. 173 voir que ces significations ne sont pas très éloignées de celles qu’on trouve dans les passages de l’Avesta.

Les Ya ts 18 et 19 de l’Avesta sont en effet consacrés à xvarnah. Ces deux textes importants font d’emblée une distinction entre xvarnah aryen (Ya t 18), et celui des kavis, les rois (Ya t 19). Ya t 18 dès son premier verset définit très précisément le mot dont nous cherchons le sens, le xvarnah :

« 1. Ahura Mazdâ dit à Spitama Zarathushtra : “J’ai créé le xwarnah aryen, riche en bétail, aux nombreux troupeaux, à la richesse abondante, à la grande gloire, qui permet d’acquérir facilement la fortune, comme adversaire de la convoitise, comme adversaire de l’inimitié” »630. Les attributs que cet hymne confère au xvarnah, concordent bien avec les significations que l’examen d’Alexander Lubotski a mises en lumière. Le xvarnah aryen, c'est-à-dire celui de tout les peuples habitant le vaste territoire aryen, correspond bien d’une part à la richesse et à la fortune, l’abondance matérielle, et d’autre part, et en ce qui concerne le deuxième couple de significations, notre texte présente le xvarnah comme l’adversaire de la convoitise et de l’inimitié. D’un côté, les résultats de nos analyses au chapitre IV de notre étude nous ont fait savoir que la convoitise et l’inimité sont des attributs essentiels d’Ahriman, incarnés dans les textes pahlavis par les démons qui forment ensemble l’armée d’Ahriman dans son combat contre le Bien. De l’autre côté, le rapport d’Eznik du mythe de Zurvan nous enseigne que « sort et gloire », baxt et farr, xvarnah, sont les attributs essentiels de Zurvan. En conséquence il est admissible d’affirmer que le xvarnah et ses suites destinales, sont en réalité les dons divins et les armes offertes aux hommes pour faire face au Mal. Ce point s’accorde bien avec la ruse de Zurvan examinée dans notre précédent chapitre.

Le Ya t 19 présente l’autre catégorie de xvarnah destiné aux kavis, aux rois légendaires iraniens. Le sens principal de ce terme, en usage encore aujourd’hui, se laisse voir plutôt dans ce Yasht qui décrit longuement les actes héroïques réalisés par les grandes entités spirituelles ou par des personnages humains légendaires, en commençant par Ahura Mazdā lui-même. Nous allons soigneusement exposer les versets qui expliquent le rôle joué par le xvarnah dans la création et l’administration du monde. Les huit premiers passages numérotés de ce Ya t sont une sorte d’introduction consacrée à l’éloge des montagnes du pays, une cartographie relativement détaillée du haut plateau aryen. Le premier chapitre expose les hauts faits d’Ahura Mazdā :

« 9- Nous vénérons le fort xwarnah des kavis, créé par Mazdâ, illustre, à l’action supérieure, valeureux, vigoureux, astucieux, qui se trouve au-delà des autres créatures. 10- Il appartient à Ahura Mazdâ, de sorte qu’Ahura Mazdâ a pu faire les créatures, nombreuses et bonnes, nombreuses et belles,

630 LECOQ Pierre, Les livres de l’Avesta, p. 581. 174 nombreuses et étonnantes, nombreuses et merveilleuses, nombreuses et lumineuses. »631.

Le Xvarnah ainsi présenté, est en réalité l’élément permettant à Ahura Mazdā d’entreprendre la création. C’est donc quelque chose qui est lié aux exploits extraordinaires. Mais le fait que même Ahura Mazdā lui-même a besoin d’être investi par le xvarnah pour créer montre bien que ce chapitre est probablement une compilation zoroastrienne incorporée ultérieurement dans ces poèmes, et le rôle de Zurvan comme l’instance supérieure et le dispensateur de xvarnah a été soigneusement passé sous silence.

Le deuxième chapitre est consacré au xvarnah des Amə a Spəṇta, les Bienfaisants Immortels, « Eux qui, de ces créatures d’Ahura Mazdâ, sont les créateurs, les façonneurs, les formateurs, les surveillants, les protecteurs, les vigiles. »632.

Le troisième chapitre aborde le xvarnah « qui appartient aux yazatas [les divinités], aux vivants déjà nés et encore à naître, aux rénovateurs [du monde], les Sao yants. »633.

C’est à partir du quatrième chapitre que les kavis seront nommés l’un après l’autre en mentionnant leurs hauts faits à l’aide du xvarnah, et marquant ainsi l’histoire du pays. Le cas de l’un entre eux, Yima, attire particulièrement notre attention pour parvenir à définir le sens de ce terme difficile à saisir. Ce qui particularise l’histoire de Yima, au sixième chapitre de l’hymne, c’est le fait qu’à un moment donné et à cause d’un péché impardonnable, le xvarnah se détache de lui en trois fois, le laissant dans le désarroi et la misère, qui le conduisent à la mort et à l’anéantissement.

« 31. Il [le xvarnah] s’associa à Yima le splendide, aux bons troupeaux, pour un long temps, de sorte que, sur le monde aux sept parties, il régna sur les dévas et les hommes »634.

Selon cet hymne et selon la légende, après avoir régné près de six cents ans, Yima tomba dans l’orgueil et l’arrogance, et à cause d’un discours mensonger et de la prétention à être le dieu créateur, le xvarnah s’éloigna de lui, il perdit toutes ses faveurs et trouva une fin de vie lamentable. Le xvarnah s’éloigna d’Yima en trois fois, saisi respectivement par un « yazata », adorable, un roi et un héros :

« Le premier xwarnah se détourna, le xwarnah de Yima splendide… sous la forme d’un faucon ; ce xwarnah fut saisi par Mithra »635.

Le deuxième xwarnah fut saisi par le roi Θra taona, Freidoun dans le farsi, et le troisième par le héro légendaire, Kərəsāspa le brave, Ga tasp.

631 LECOQ Pierre, 2016, 587-588. 632 Ibid. p. 589-590. 633 Ibid. p. 590. 634 Ibid. p. 591. 635 Ibid. p. 592. 175

Par la suite, l’hymne fait le long catalogue des rois et des héros légendaires ainsi que de leurs exploits remarquables, tous détenteurs du xvarnah accordé par le dieu.

Le xvarnah se définit ainsi comme une faveur divine permettant aux hommes de produire des actes et des œuvres exceptionnels. Précisons que ce don divin permettant à certains hommes et sous certaines conditions de se hausser au niveau des élus et des témoins de la sainteté divine, continue à émerveiller les Iraniens d’aujourd’hui. Xvarnah, farrah ou farr, sont conçus comme la splendeur divine, et trouvent une place capitale dans le mysticisme iranien. Le célèbre philosophe mystique iranien du XIIème siècle, Sohravardi, a développé sa philosophie d’Ishrâq, l’illumination, autour de ce concept proprement iranien de la lumière divine auquel Corbin a consacré un chapitre au deuxième volume de son ouvrage, En Islam Iranien.

Dès le début de ce chapitre, à propos de la traduction du terme xvarnah, Corbin nous prévient qu’ « Il n’est point de terme unique, dans nos langues occidentales, qui puisse couvrir à lui seul tous les aspects sous lesquels se présente cette Lumière céleste de Gloire, ce “ Feu victorial” qui est en premier lieu la propriété et l’attribut des Figures divines de l’Avesta, les Yazatas célestes (les « Adorables »). L’un de ces aspects s’annonce dans sa manifestation visible – du moins iconographiquement visible, à savoir dans le nimbe et la flamme, l’Aura Gloriae qui auréole déjà les princes de dynasties iraniennes antérieures ou extérieures à nos chronologies, tels les Kayanides [les Kavis]. De cette Aura Gloriae, la flammula, l’Orie-flambe (l’oriflamme) peut aussi être considéré comme un symbole. C’est cette Gloire sacrale que manifeste le nimbe stylisé qui, de la figure du Saoshyant ou Sauveur mazdéen, est transféré en Occident aux représentations du Christ et des saints, en Orient aux figures de Bouddhas et de Bodhisattvas, voire en Islam shî’ite à l’iconographie des saints Imâms.»636.

Après cet avertissement, Corbin essaie de nous faire saisir tout de même ce que ce terme archaïque, mais toujours utilisé, veut dire. Il fait donc référence aux travaux des célèbres linguistes contemporains. Dans un premier temps Corbin cite James Darmesteter dans Le Zend-Avesta vol II p. 615 :

« On récapitulera au mieux en s’appliquant à sauvegarder à la fois le sens matériel et le sens mystique. On peut dire avec J. Darmesteter que le Xvarnah est “ l’auréole de lumière et d’inspiration divine qui descend sur les saints, est le principe céleste qui donne à celui qui en est investi la puissance, la vertu, le génie, le bonheur. C’est la fortune divine” »637.

Et à la suite l’auteur cite un passage de l’article d’Émile Benveniste et L. Renou, « Vrtra et Vrthragna, étude de mythologie indo-iranienne » dans Cahier de la Société Asiatique, III, 1934, pp. 7-8 :

« Il faut en outre, comme le fait E. Benveniste, mettre en relief la connexion qui fait du Xvarnah, le principe de l’être et de la vie. Le Xvarnah « signe lumineux de la faveur céleste et du pouvoir délégué par les dieux, symbolise la prospérité rayonnante, mais c’est aussi un agent interne de vitalité, la force qui attache l’être à l’existence. » »638.

Retenons ces dernières remarques de Benveniste : le xvarnah est « la force qui attache l’être à l’existence ». Xvarnah est donc la force divine investissant tout être indistinctement et de manière équitable. Ce qui fait et a toujours fait problème c’est la capacité intellectuelle et pragmatique de nous les hommes à le capter et à l’observer.

636 CORBIN Henry, En Islam Iranien, vol II, Paris, Gallimard, 2009, p. 81. 637 Ibid. p. 84. 638 Ibid. 176

Après avoir cité ces deux passages qui confirment expressément la distinction et la connexion opérées par les Ya ts que nous avons étudiés plus haut entre le xvarnah aryen et le xvarnah des kavis, Corbin conclut :

« Cette connexion est en effet essentielle pour comprendre, avec les significations rassemblées au cours des temps sous la désignation de Xvarnah, comment le concept a pénétré dans la gnose islamique, non seulement dans la Théosophie orientale de Sohrawardî, mais antérieurement déjà dans la gnose ismaélienne. Ce que noue cette connexion, c’est l’idée de Lumière de Gloire (le grec doxa) et celle de Destin personnel (le grec tykhé). Leur coalescence fut principalement l’œuvre du zervânisme – ce zervânisme que nous avons déjà vu ici reparaître, au prix d’une altération dramaturgique, dans la cosmogonie ismaélienne – et l’on peut dire qu’elle a déjà son symbole dans l’idéogramme araméen qui, dans le pehlevi des livres zoroastriens, représente le mot Xvarnah. »639.

Le résultat de cet examen sur le sens qu’il convient de donner au terme intraduisible de xvarnah nous conduit à déterminer la « sainteté » comme le sens qui enveloppe ce terme. Car, capter et maintenir en acte la faveur divine qui se présente par le xvarnah, ne demande qu’être juste et équitable. Par la justice nous rejoignons et regagnons l’attribut saint de Zurvan en tant que le dieu juste. Autrement dit, les hommes justes témoignent de la sainteté divine. Cette sainteté vient de Zurvan, dispensateur de xvarnah, qui détermine le sort de ses sujets, et ce faisant, fascine l’esprit des hommes.

Nous avons déjà évoqué l’attribut principal de Zurvan, la justice, et le mythe nous a appris que Zurvan est entièrement attaché à cette vertu et l’observe même quand le déroulement des choses lui est contraire. C’est ici que se trouve la principale clé et le profond mystère du destin. Ecarter l’imposture d’Ahriman qui n’est, on l’a vu, que le produit du désir impatient de Zurvan lui-même et qui prend l’apparence et l’allure trompeuse d’un destin, n’est possible que par la justice. Nous avons vu que même vis-à-vis de son fils ténébreux, Ahriman, Zurvan fait preuve de justice. Il ne revient pas sur son serment et lui accorde la royauté du monde. Nous avons vu que c’est le temps qui réalise la justice. Le destin pour être accompli et réalisé a besoin du temps, il prend, comme on dit, « tout son temps ». Il en résulte que le destin ne peut être envisagé que dans un temps de passage, le temps limité selon l’expression des ouvrages pahlavis. Ainsi, le temps imparti à Ahriman est de 9000 ans. Il en est de même pour les « élus » porteurs du xvarnah, de la faveur divine. À vrai dire, tout homme est, d’une façon ou d’une autre, porteur potentiel de cette faveur, mais rares sont ceux qui en prennent conscience, et ceux-ci sont les « élus » qui, dans le combat entre le bien et le mal, ne commettent aucune injustice même au prix de leur vie. Comme Ormuzd, ils sont conscients de la destinée heureuse du monde. En revanche, ceux qui, comme Ahriman, sont trompés par leur désir ne parviendront qu’à une imposture, un faux-semblant de destin, et seront la proie du Mal. Car le Mal, en s’appuyant sur le désir, trompe et abuse les hommes et les abandonne à toutes les afflictions.

En conséquence si le sort de chacun est prédestiné, accomplir ce sort exige l’observation de la justice en acte et en parole. Cette condition d’observance scrupuleuse de la justice envers soi- même aussi bien qu’envers autrui est indispensable pour parvenir à l’accomplissement du destin en notre faveur. Commettre l’injustice, entraîne immédiatement le retrait du xvarnah, c'est-à-dire de la faveur divine, nous laissant sans défense dans le Mal. L’observation de la justice est ainsi le critère qui tamise les foules profanes. C’est sur ce critère que devient

639 CORBIN Henry, 2009, p. 84. 177 possible ce que le Zurvanisme semblait radicalement exclure, à savoir le choix humain. Sans doute celui-ci ne doit-il pas être confondu avec le choix tel que nous l’avons défini dans les Gāϑā. Le choix est limité au pouvoir de s’accorder ou non au destin arrêté. Si le destin de chacun ne peut être que lumineux et heureux, son accomplissement dépend aussi du choix. Il en résulte qu’un mauvais sort n’est pas une fatalité, il est la conséquence d’un mauvais choix.

Le destin ainsi conçu est en réalité le point de rencontre entre la volonté divine et celle de l’homme et suppose d’être accompli comme une nécessité. Cette nécessité ne relève pas d’une mécanique aveugle du monde qui, elle aussi, s’impose mais d’une manière relevant plutôt d’un hasard des choses. Elle est à rechercher dans la volonté d’un dieu souverain et son dessein. En tant que nécessité entre-t-il en opposition avec notre sentiment de liberté ? Nous pensons que ce n’est pas le cas car le destin ne se laisse pas être vu qu’une fois accompli, c'est-à-dire au moment où tous nos efforts aboutissent à un résultat contre ce que nous avons souhaité au départ, et montrent ainsi qu’il y a au-dessus de nous et de nos vœux une force à première vue incontrôlable. La nécessité contient dans son essence la notion de force, car elle s’impose et pour s’imposer elle a besoin d’une force efficiente. Nous constatons que dans les grandes religions abrahamiques la simple parole divine proférée constitue la cause efficiente pour que quelque chose soit et vienne à l’être. Ce mécanisme simple est absent dans le mythe que nous disposons de Zurvan. Ici le dieu est obligé pour réaliser son vœu de recourir au sacrifice, non pas pour créer le monde, mais pour engendrer un fils qui le fera. Comment alors un tel dieu pourrait-il déterminer infailliblement le destin personnel de tout homme ? Nous pensons que la réponse à nos questions se trouve dans le sens que nous envisageons de la rencontre entre la volonté divine et celle de l’homme. La destinée de l’homme est par essence bonne et lumineuse car le dieu qui l’a instaurée avait premièrement et avant toute chose le désir et la volonté de créer un monde lumineux. Seulement ce désir tourne au mal obligeant le dieu de se résigner à une durée déterminée de la gouvernance du Mal. Le mythe de Zurvan expose d’une manière explicite que celui-ci ne revient pas sur son serment et accorde la royauté au premier né. Un dieu si fortement attaché à la justice et à son vœu secondaire, ne pourrait jamais revenir sur son désir premier, c'est-à-dire le souhait d’un monde lumineux. Mais dans le monde de mélange il se trouve un élément inattendu qui ne coïncide pas pleinement avec ce plan. Ahriman, comme le disait Aynul Qodhat dans le chapitre III-IV, instaure le voile et des pièges sur les chemins menant au dieu. Jouant le rôle d’un imposteur, il trompe et dévie les hommes de leur propre destin en les repoussant à commettre de l’injustice dans leurs relations assujettis qu’ils sont par leurs envies et passions. Nous sommes certes ignorants de nos destins, et ainsi nous marchons vraiment sur la lame de rasoir, mais l’observance de la justice est un critère qui nous aide à atteindre le bon port.

Au chapitre suivant nous allons voir le jeu du Destin des héros reflété dans le chef d’œuvre épique iranien, Shâhnâmeh, Le Livre des Rois. Nous allons vérifier que le destin personnel et le xvarnah sont inséparables, le retrait du dernier renversant complètement le premier. Mais avant d’entamer le nouveau chapitre, il convient de consacrer un bref temps de réflexion sur quelques objections possibles concernant les thèses que nous venons de proposer à propos de Zurvan et son mythe, ainsi que du Zurvanisme en tant qu’un ancien culte. Cette ancienneté, surtout eu égard à Zaraϑuštra et à ses poèmes, les Gāϑā, est l’objet principal des objections qui pourront nous être adressées. Étant donné le silence total des Gāϑā, en tant que le plus ancien texte de la littérature iranienne, sur Zurvan, et la place minime qui lui est accordée par l’Avesta, et en considérant au contraire la présence notoire de Zurvan dans les ouvrages

178 pahlavis, certins experts pourront nous objecter que le dieu Zurvan et son prétendu culte, auraient été inventés à l’époque sassanide en tant que mouvement religieux à l’intérieur du Zoroastrisme dominant pour répondre à quelques soucis cosmologiques.

Nous pensons qu’une contradiction se dissimule d’emblée dans cette objection. D’un côté on affirme la présence, certes minime, de Zurvan dans l’Avesta dit récent dont la date remonte, selon certains iranisants, plus haut que l’époque achéménide, et de l’autre côté et en même temps on prétend que Zurvan et son culte sont des « inventions » de l’époque sassanide obéissant à des fins cosmogoniques et en tant que variante de la cosmogonie dominante de cette époque, mais toujours à l’intérieur de la religion Zoroastrienne. Outre ce point problématique qui réfute à notre avis ces objections, nous allons énoncer notre réponse à l’objection sous deux autres angles :

Premièrement, les Gāϑā, au moins dans le texte qui nous est parvenu, ne mentionnent aucune autre divinité qu’Ahura Mazdā. Même un grand dieu indo-iranien comme Miϑra, à qui l’Avesta consacre un Ya t, est complètement absent dans les poèmes gâthique. Par conséquent l’absence du nom de Zurvan n’est pas un critère pertinent pour nier l’ancienneté de ce dieu et de son culte. Il est vrai par ailleurs que la longue période de tradition orale dans l’ancien Iran complique considérablement la tâche de ceux qui veulent travailler sur ce laps de temps relativement long. Mais et en ce qui concerne nos propos actuels, de nombreux savants sont d’avis que le mythe de la gémellité est l’un des plus anciens mythes dans le monde iranien, voire indo-européen. Comment peut-on alors prétendre que dans l’Iran de l’après séparation des Aryens, ce mythe n’aurait pas été transformé en mythe de Zurvan en tant que père des jumeaux ?

Deuxièmement, l’aversion et la répugnance des Zoroastriens à reconnaître la clause de la gémellité d’Ahura Mazdā et Ahriman exprimée indirectement dans les Gāϑā, mais qui se trouve au centre du mythe de Zurvan, excluent raisonnablement que l’on qualifie le culte de Zurvan d’« invention » des Zoroastriens de l’époque sassanide. Les ouvrages pahlavis comme Bundahi n et M nōk Xrat, jugés imprégnés des propos zurvanites, sont rédigés après la chute de l’empire sassanide, c'est-à-dire à une date tardive où la mainmise des mōbads, des prêtres zoroastriens, a été considérablement levée. Nous pensons que ces ouvrages reflètent les croyances des Iraniens de l’époque sassanide et même arsacide, et témoignent de la fusion opérée entre le Zurvanisme et le Zoroastrisme à cette époque, une fusion qui n’efface pas les lignes de partages entre ces deux doctrines distinctes.

179

V – SHÂHNÂMEH

Tout lecteur du Shâhnâmeh, l’œuvre lyrique et épique de Ferdowsi, est frappé par le pessimisme de ce livre qui, d’une manière indirecte, traduit l’état de pensée des Iraniens après le lourd échec devant les musulmans. Ce pessimisme conduit le poète à attribuer toutes les affaires du monde à un destin aveugle et sourd qu’il nomme tour à tour le temps, la voûte tournante du ciel, la fortune ou le malheur etc. Ces termes sont tous, nous l’avons vu dans notre chapitre consacré à l’étude de Zurvan, les épithètes de ce dieu mystérieux, Zurvan. Par conséquent il n’est pas dénué de raison d’affirmer que le Zurvanisme constitue la religion fondamentale de Shâhnâmeh, sans écarter pour autant la présence du Mazdéisme zoroastrien, du Manichéisme et de l’Islam. Le pessimisme du poète a fait dire aux spécialistes qui ont travaillé sur sa vie et sur son œuvre qu’il croyait en un fatalisme qui n’a aucun rapport avec le fatalisme arabo-islamique, et qui s’enracine dans les différentes croyances iraniennes de différentes époques. Mais pour les Iraniens eux-mêmes Shâhnâmeh est « l’épopée de la frustration »640. Mais le sentiment d’échec n’explique pas les effets positifs indéniables de ce récit épique dans l’esprit iranien. Les circonstances détaillées des combats des héros mythiques ou historiques, ceux qui accueillent la mort en martyre pour sauver la seule chose qui leur appartient, leurs noms dont la plupart ont une racine avestique, favorisent l’esprit héroïque des jeunes générations et les invitent à poursuivre leur chemin et ainsi garantir l’indépendance du pays et protéger la population. De sorte qu’on peut diviser l’histoire de l’Iran entre un avant et un après Ferdowsi. Le brassage des religions principales pendant près de deux cents cinquante ans a fait naître une conviction de type religieux, unique au monde, qui permettra aux Iraniens de se sentir chez eux et de vivre sur leur propre sol parental, deux éléments essentiels pour ouvrir les horizons de l’avenir. Ferdowsi lui-même était entièrement conscient de ces effets, et leur production était le grand projet de sa vie. Gouverné par les étrangers, le peuple iranien pouvait seulement trouver le refuge dans l’histoire éclatante de son passé et surtout dans sa langue pour se redresser de nouveau et hausser la tête. Shâhnâmeh fournira les éléments nécessaires à ce rebondissement, ou mieux encore, à cette renaissance. Dans un langage poétique très éloquent, Ferdowsi bâtit en paroles, comme il le souligne lui-même, une forteresse solide, invulnérable et durable qui ne trouvera jamais la destruction ni par le temps, ni par le vent et la pluie ou le soleil et les intempéries. La composition du livre a été achevée à plus forte probabilité, et surtout en tenant compte des indications personnelles données par le poète lui-même à quelques reprises, vers la fin du Xème et le début du XIème siècle. Dans l’introduction de son ouvrage Une introduction au Livre des Rois (Shâhnâmeh) de Ferdowsi, Patrick Ringgenberg donne quelques informations formelles sur le livre. Cette œuvre est, selon l’auteur, « Longue d’environ 52000 distiques »641, (un distique étant un groupe de deux vers). Ringgenberg précise que « On divise généralement le Livre des rois en trois parties : mythique, héroïque, historique. »642. La première partie, souligne l’auteur, raconte l’œuvre civilisatrice de quatre rois mythiques. Alors que la partie centrale, dite héroïque « raconte les conflits intermittents entre l’Iran, pays des Iraniens, et le Turân, pays des Turcs. »643. La troisième partie du livre, la partie historique, commence par les aventures d’Alexandre le Grand pour finir par l’histoire de quelques souverains sassanides. Ainsi le

640 MESKOUB Shahrokh, L’offrande de la Fourmi, Téhéran, Edit. Ney, 2017, p. 61. 641 RINGGENBERG Patrick, Une introduction au Livre des Rois (Shâhnâmeh) de Ferdowsi, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 7. 642 Ibid. 643 Ibid. 180

Livre des Rois dans son ensemble est entièrement consacré à l’histoire et à la culture iranienne préislamique.

Un trait remarquable de l’œuvre de Ferdowsi est sa contribution originale au mysticisme iranien naissant dans les premiers siècles après la conquête musulmane. De ce point de vue Ferdowsi est considéré par des nombreux spécialistes, comme l’un des pionniers du courant ésotérique iranien. Ce courant revendique la sagesse ancienne comme l’une de ses principales sources. Ce point a été étudié dans un court article richement documenté intitulé « De quelques interprétations spirituelles du Shâh-Nâme de Ferdowsi », par Mohammad Ali Amir- Moezzi, publié dans Pand–o Sokhan, littéralement Conseil et Parole, de 1995, le mélange offert à Charles-Henri de Fouchécour, un spécialiste contemporain français de la langue et de la littérature persane classique.

Dans un premier temps et dès les premières phrases, Amir-Moezzi définit le cadre de son analyse : « Dès les premiers temps de l’Islam, de nombreux lettrés iraniens, pour beaucoup ayant la connaissance de la langue pehlevi, ont cherché à sauvegarder et à transmettre la sagesse antique de leur pays. Les premières manifestations notables de cette entreprise s’inscrivent dans le domaine de la morale où la tentative d’imprégner les cercles du pouvoir par l’éthique royale et aristocratique proprement iranienne semble indéniable. »644. Il est notable qu’un nombre considérable de ces lettrés iraniens ont été jugés, condamnés et exécutés au cours des premiers siècles islamiques par les juges religieux des Califes, et l’auteur de l’article en donne quelques noms. L’article s’oriente rapidement vers son sujet principal et l’auteur nous livre quelques informations très importantes : « Ferdowsi connaissait très probablement des textes en pehlevi. Les tournures qu’il donne à certains récits surtout dans la partie “mythologique” de son œuvre, les éléments narratifs qu’il utilise, certaines de ses réflexions personnelles tendent à montrer qu’il considérait certains mythes et légendes comme ayant un contenu ésotérique et une forme symbolique et qu’il s’était donné comme tâche de les transmettre en les réécrivant. »645. Conscient de cet aspect ésotérique, Ferdowsi lui- même avertit ses lecteurs de ne pas le prendre à la légère :

« Au tout début de l’épopée, en parlant de son livre il dit explicitement, avec un accent qui résonne d’une manière étonnamment moderne, que les parties “non rationnelles” de son œuvre sont à prendre dans un sens symbolique aux significations multiples selon les époques »646. Amir-Moezzi ne manque pas de présenter ce passage à la fois en persan et en français :

« Ne considère pas cela comme mensonge et fable, Ne le crois pas univoque en tout temps, Il en est des éléments acceptables pour la raison, D’autres trouvent sens en tant que symboles »647.

Dans la suite de son analyse, Amir-Moezzi souligne l’influence de Shâhnâmeh sur les penseurs iraniens comme Sohravardi, le célèbre mystique iranien du XIIème siècle, (exécuté en 587/ 1191) qui avait comme projet de vie intellectuelle « la revivification de la théosophie iranienne antique ». Il est surtout connu comme l’initiateur de l’établissement d’une filiation spirituelle entre les rois légendaires iraniens, les pôles renommés du mysticisme naissant, et les penseurs grecs à l’instar d’Empédocle, Platon et Pythagore. Dans sa pensée, on le constate,

644 AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, « De quelques interprétations spirituelles du Shâh-Nâme de Ferdowsi », in Pand-o Sokhan, Téhéran, Institut français de recherche en Iran, 1995, pp. 17-26, p. 17. 645 Ibid. p. 18. 646 Ibid. 647 Ibid. p. 19. 181 il s’inspirait du projet néo-platonicien de synthèse. Comme exemple de cette influence, Amir- Moezzi présente un poème de Hâfez (1325-1390), le plus célèbre poète, philosophe et mystique iranien ainsi que le commentaire d’un lettré du 17ème siècle sur ce poème. Avant d’en donner la traduction française, Amir-Moezzi transcrit le poème en iranien :

« Le roi des Turcs prêta l’oreille aux propos des prétentieux, Qu’il soit couvert de honte pour le meurtre injuste de Siyâvuš »648.

Nous allons retracer, au chapitre V-II, l’histoire très mouvementée de l’Iran avec ses voisins de l’Est et de l’Ouest. Cette histoire commence par la division d’un grand territoire par un roi légendaire entre ses trois fils créant trois pays différents, l’Iran se trouvant au centre. Le meurtre d’un prince iranien, Siyâvuš, (dans le pays des Turcs – mais non pas la Turquie qui se trouve à l’ouest), le voisin de l’Est, provoque une série de guerres violentes entre les deux pays sous prétexte de vengeance. Dans la littérature iranienne Siyâvuš incarne l’innocence et la victime de l’injustice ; cette image traverse les siècles et même encore de nos jours ce symbolisme nourrit l’esprit iranien. Cela fait partie de l’« histoire » légendaire, mais Amir- Moezzi, en rapportant le commentaire d’un mystique nous en dévoile le sens caché. Il s’agit de Mohammad b. Mohammad Dârâbi, dit « Šâh », un lettré de l’époque safavide649 qui en 1628 avait achevé son commentaire sur le Divan de Hâfez650. Voici son commentaire du distique précité : « Selon le lexique des théosophes, “le roi des turcs” désigne l’Afrâsiyâb de l’âme charnelle tout comme “les prétentieux” sont les désirs charnels qui tuent la foi ; de même “Siyâvuš” c’est l’intelligence des sens profonds et celle de la résurrection. La « Langue de l’Invisible » (lisân al- qayb, surnom de Hâfez) signifie que l’âme incitatrice au mal, obéissant aux désirs blâmables, assujettit aux prétentions de ceux-ci l’intelligence de la résurrection qui, pourtant, l’appelle à la félicité éternelle. C’est de la sorte que l’âme assassine l’intelligence, honte à elle ! Regarde qui elle satisfait par le meurtre de qui ! Ces symboles sont fréquents dans le langage des gens de la gnose, tel ce poème de Mowlavi – que son noble secret soit sanctifié »651. Pour son importance il nous faut citer ce passage au complet avant de donner notre propre interprétation de ce poème attribué à Mowlavi l’un des surnoms de Jalâl al-Din Balxi Rumi (1207-1273). Connu publiquement sous le surnom de Rumi, ce poète mystique a profondément influencé le Soufisme : « Key Xosrow fils de Siyâvoš fils de Kâvus fils de Keyqobad [généalogie des rois et les personnages légendaires] Fut mis au monde, dit-on, par Farngis fille d’Afrâsiyâb [le roi des Turcs], C’est un sublime secret, si tu es capable de le saisir Je te raconterai les récits du royaume, de la royauté et de la justice Pour avoir un tel descendant le Siyâvoš de l’intelligence de l’Au-delà Quitta l’Iran de l’esprit pour le Turân du corps. Pirân le rusé [le conseiller du roi turc] qui est l’intelligence d’ici-bas Vint à sa rencontre et devint son chambellan. Pirân emmena ensuite Siyâvoš auprès de l’Afrâsiyâb de l’âme et réussit à lui donner comme épouse la nature, fille de l’âme. Mais Siyâvoš, prisonnier dans le Xotan [les territoires orientaux de l’Iran] du désir et de la vanité, N’était pas heureux auprès de Farangis de la volupté. Alors s’interposa entre les deux illustres souverains

648 AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, 1995, p. 21. 649 Les Safavides ont régné en Perse de 1501-1736. 650 Le Divan est la collection de l’ensemble des poèmes. 651 AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, 1995, p. 21. 182

Le Garsivaz [frère du roi] de la jalousie, en quête d’hostilité et de corruption. En compagnie de l’envie, de la passion et de la colère Ils se rendirent chez la méprisable âme à l’essence vile. Leurs machinations et leurs pensées monstrueuses Aboutirent à la mise à mort de Siyâvoš. La substance lumineuse de celui-ci fut cachée par la terre, Cette substance qui avait engendré un germe à double ascendance. Le Giv [un héros légendaire] de la quête survint et ravit le prince (i.e. Key Xosrow), Le ramenant rapidement du royaume du corps vers l’Iran de l’esprit. Là, il l’accompagna jusqu’au Zâbolestân du cœur Le confiant au Zâl de la sagesse qui devint son maître. Tendrement, de la main de Zâl, le Simorq [l’oiseau fabuleux] du pouvoir Prit le prince et lui fit ouvrir l’œil tout-voyant ».652 Amir-Moezzi évoque un doute sur l’authenticité de ce poème, mais ce doute n’ébranle pas la solidité de ce poème mystique, de sorte que même si l’on refuse de l’attribuer à Mowlavi, il n’y a aucun doute qu’il faut l’attribuer à un autre mystique de ce rang, puisque tous les termes techniques du Soufisme y sont admirablement placés dans un cadre ésotérique cohérent.

Les lieux et les personnages du récit du Shâhnâmeh sur l’histoire de Siyâvoš et son fils Key Xosrow, tels que présentés dans le commentaire du mystique du 17ème siècle, constituent, comme le signale Amir-Moezzi, une sorte de « grille de lecture » pour ce récit, et nous aident, une fois déchiffrés, à mieux comprendre cette partie de l’œuvre de Ferdowsi, et par là et de manière indirecte, l’ensemble des récits. Déchiffrons les noms propres et les lieux de la liste d’Amir-Moezzi.

L’histoire de Siyâvoš présentée par Ferdowsi a une origine avestique. Plusieurs textes de l’Avesta et d’autres documents zoroastriens font allusion à ce héros et surtout à son fils qui le vengera en tuant son assassin. Cela repousse l’origine de cette histoire dans les abîmes des temps reculés des témoignages « historiques » de l’Avesta, mais en même temps, cela prouve que Ferdowsi avait un accès direct aux ouvrages zoroastriens. Cette histoire possède un précédent que nous étudierons au chapitre V-II, le meurtre de l’aïeul de Siyâvoš par celui d’Afrâsiyâb. Ces meurtres qui aboutissent au partage territorial du monde entre les trois fils du roi, renvoient de manière indubitable au mythe de Zurvan. Tel qu’il est exposé par les textes avestiques, l’objet principal du conflit qui oppose l’Iran à ses deux voisins orientaux et occidentaux, porte sur la tentative de l’acquisition du xvarnah par les non-Iraniens, Anirani, qui leur permettrait de monter sur le trône iranien et de gouverner le pays, ce qui était, comme nous avons vu à la fin du chapitre précédent, réservé aux seuls Aryens. Ces conflits sont l’écho des conflits pérennes entre la partie sédentarisée et riche du plateau iranien et ses voisins essentiellement nomades qui envahissaient périodiquement le plateau jusqu’à la fin des Safavides.

Afrâsiyâb, Frangrasyan avestique, est à la recherche de xvarnah pour obtenir la royauté. La signification de son nom et de son complément avestique, et surtout la composition de sa famille parentale, lui accordent une nature ahrimanienne. Frangrasyan signifie « celui qui effraie démesurément »653. Ce nom dans l’Avesta est toujours accompagné d’une épithète,

652 Ibid. 653 POURE DAVOUD Ebrahim, Introduction to the Yashts, volume 1, Téhéran, Assatir, 1998, p. 211. Ma traduction. 183 mairya, signifiant « coupable et digne de mort »654. Voici un passage choisi du Ya t 17, Ard ya t, consacré à l’éloge d’A i, la divinité dispensatrice de richesses :

« 40. Nous vénérons la bonne Aši… 41. Lui offrit le sacrifice, Haosravah [Key Xosrow], le héros des peuples aryens, Le soutien de leur pouvoir 42. Il implore ainsi : “Donne-moi cette faveur, bonne Aši, la grande, que je tue le mairya touranien Frangrasyan, devant le lac Ča čista, le profond, aux larges eaux, le fils vengeur de Syāvaršan, cet homme tué injustement…” »655.

Après ces préalables étymologiques et historiques, revenons au commentaire du lettré de l’époque safavide. Le cadre dans lequel se déroule cette histoire est défini par l’opposition esprit/corps. L’Iran est assimilé à l’esprit et le Turân, son voisin de l’Est, représente le corps, ce qui peut être interprété dans un sens gnostique. Les personnages clés de la dramaturgie se partagent en conséquence selon l’opposition fondamentale du Bien et du Mal, autrement dit et selon les traditions zurvanites et zoroastriennes, entre Ahura Mazdā et Ahriman. Cette opposition est représentée, à tous les niveaux, par les termes positifs ou négatifs. Dans les récits avestiques et pahlavis Afrâsiyâb a un rapport particulier avec l’eau. Il se donne en vain trois fois à l’eau pour récupérer le xvarnah, et il est présenté comme celui qui a édifié un système d’irrigation pour son peuple. L’eau ou l’humidité, nous le savons, est un élément appartenant à Ahriman, le feu étant l’élément d’Ahura Mazdā. Le traité zurvanite d’Uléma i Islâm désigne explicitement l’eau et le feu en tant que les premiers éléments émanant de Zurvan et ce sont eux qui, en se mélangeant, donnent l’être et l’existence à Ahura Mazdā et à Ahriman. Les attributs d’Ahriman et son commandant en chef, le démon d’Āz, sont imputés explicitement et nettement à des personnages du rang d’Ahriman : Turân pour le corps ; l’intelligence d’ici-bas, nécessaire pour gouverner ; Afrâsiyâb pour l’âme charnelle, principe du corps vivant ; Farangis pour la volupté ou la nature, autrement dit le désir ; Garsivaz pour la jalousie, en quête d’hostilité et de corruption, en compagnie de l’envie, de la passion et de la colère (etc.). Ces attributs ont été suffisamment étudiés dans les différentes sections de notre chapitre II consacré à l’étude de Zurvan. Un trait remarquable du commentaire de notre lettré safavide concerne la présentation de Siâvo « l’intelligence d’au-delà » en contraste avec celle d’ici-bas. Ces expressions de signification eschatologique peuvent être interprétées à partir d’une correspondance zurvanite et zoroastrienne, renvoyant à la fin du temps où le règne d’Ahriman prendra fin et où le Mal deviendra impuissant, tandis que le règne d’Ahura Mazdā commencera dans une aire de félicité. Le terme original employé pour l’intelligence, « ‘aql », correspond au terme technique aristotélicien et surtout néo-platonicien d’« intellect » renvoyant au ciel et au divin. Comme nous l’avons déjà reconnu, l’ensemble des traditions ésotériques et mystiques trouvent un brassage dans le cadre d’une épopée

654 Ibid. 655 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 574. 184 ancienne iranienne, ce qui fait de Ferdowsi un pionnier brillant du mysticisme naissant iranien, et de son œuvre le trésor sans fond de la culture iranienne. Le Shâhnâmeh fait intervenir trois éléments fondamentaux pour notre travail : la présence de Zurvan sous la personnalité d’un héros, Zâl ; le reflet du mythe de Zurvan dans la composition familiale des personnages clés du livre ; l’histoire du combat entre Rustam, le héros populaire, et Isfendiar, le prince zoroastrien ambitieux, en tant qu’illustration du destin. Nous allons les examiner tour à tour dans les chapitres suivants. Mais avant d’entamer notre parcours dans l’univers poétique du Shâhnâmeh sur ces trois sujets, nous aimerions poser notre propre commentaire sur l’aspect ésotérique attribué à cet ouvrage par Amir-Moezzi.

Shâhnâmeh est né dans les conditions particulièrement sans égales dans la longue histoire du pays. La dynastie royale est renversée et l’Iran est occupé par les musulmans. Parler la langue, respecter la religion, appliquer le système gouvernemental ancestral, les cultes et les cérémonies traditionnelles, etc. sont non seulement interdits, mais tous ces domaines à côté des autres, subissent une pression sans précédent d’arabisation. La population, en perdant ses points de repères historiques et son identité, perplexe et à la dérive et en voie de disparition dans un monde multi nation, ne voit devant elle qu’un ciel noir et un avenir incertain. Les tentatives militaires isolées n’ont pas réussi à repousser les envahisseurs et un pays et un peuple sont en train de sortir définitivement et pour toujours de la scène politique et culturelle de la région. De nombreux facteurs étaient en cours pour affaiblir ou même effacer l’identité nationale et le patriotisme, indispensables pour la cohésion sociale. Le soufisme et son cosmopolitisme ont porté des coups fatals au noble sentiment d’appartenir à un territoire et à une communauté ainsi qu’à un héritage. Dans une telle situation, Ferdowsi avec son œuvre magistrale achève la tâche que l’épée et la lance des guerriers n’arrivaient pas à faire : redessiner l’acte d’identité nationale devant les yeux des Iraniens. Sans leur montrer qu’ils étaient pendant des millénaires maîtres incontestables de leur région, qu’ils étaient, dans tous les domaines, à l’origine des exploits extraordinaires, et qu’ils pouvaient puiser facilement dans leur passé toutes les ressources nécessaires à la renaissance, Ferdowsi ne pouvait jamais produire un tel sentiment de patriotisme dans l’esprit iranien. « Ferdowsi avec la création du Shâhnâmeh a renoué le fil déchiré de la nationalité iranienne. »656. Un tel exploit ne peut se produire dans le silence des âmes isolées et solitaires, il a besoin de poser ses pieds sur un sol solide et réel. Le caractère épique et héroïque de Shâhnâmeh est admis depuis sa création. Les scènes des victoires ou des échecs du peuple iranien ont pour la plupart une réalité historique gravée dans la mémoire collective, elles ont l’aspect évident d’externe et d’extrinsèque, elles ne sont pas du tout les combats déroulés dans la solitude d’une âme soucieuse de son salut à l’instar d’un mystique ou un soufi, mais les combats acharnés des héros et des guerriers qui défendent au prix de leur vie l’indépendance et la souveraineté de leur patrie. Encore une fois il nous faut rappeler que nous n’écartons pas catégoriquement la possibilité de l’interprétation ésotérique du Shâhnâmeh qui, selon toute vraisemblance, était pratiquée par nombreux savants contemporains de l’auteur ou des écrivains ultérieurs. Ce que nous refusons fermement d’admettre c’est de considérer l’œuvre de Ferdowsi exclusivement comme un ouvrage ésotérique. Il y a des raisons probantes à repousser cette idée. Les récits épiques de Shâhnâmeh sont tellement actuels et vivants que, d’un côté, ils montrent que le poète avait une foi inébranlable en la véracité de ce qu’il racontait. Consacrer toute sa vie active, près de 35 ans, à composer le livre est le témoin de cette foi. Du reste, la plupart des récits épiques du

656 KHALEGHI MOTLAGH Djalal, Les Vieilles Paroles, Téhéran, Afkar, 2014, p. 109. Ma traduction. 185

Shâhnâmeh ont une provenance avestique ou pahlavi, leur rédaction s’effectuant dans un esprit héroïque très éloigné de celui des soufis et des mystiques post islamique.

« Dans le Shâhnâmeh tous les événements tournent autour de l’axe de l’Iran, de sorte qu’on peut nommer ce livre, du début à la fin, l’hymne de l’amour d’Iran. »657. Dans un autre passage Khaleghi Motlagh précise que le Shâhnâmeh est imprégné d’une fascination et d’une portée de l’Iranisme difficilement explicable, parce que cet Iranisme, comme le sang dans un organisme, est partout présent, et sa détection nécessite des recherches approfondies et vastes658.

Nous voulons terminer cette section par un passage des Vieilles Paroles considéré par l’auteur comme « le message national du Shâhnâmeh » :

« Contrairement à ce qu’on pense, le message national du Shâhnâmeh ne se réduit pas à la seule défense territoriale de l’Iran, mais il s’agit plutôt d’une réclamation iranienne à la direction du monde dont Ferdowsi n’est pas l’instituteur mais l’héritier et le transmetteur. »659. Dans plusieurs passages l’auteur revient sur cette idée pour préciser que ce message ou cette réclamation consiste à vouloir ordonner et organiser le monde conformément au combat universel entre le Bien et le Mal, l’Iran étant toujours dans le camp du Bien et son leader.

657 Ibid. p. 231. 658 Ibid. p. 247. 659 Ibid. p. 248. 186

V - I Zâl

Etymologiquement Zâl dérive de la même racine que Zurvan, à savoir le terme avestique zra signifiant vieillir ou faire vieillir. Certains spécialistes de Shâhnâmeh considèrent le héros Zâl comme l’image transférée du Zurvan mythique à un être humain. Il est plausible qu’au début du 10ème siècle de notre ère, l’esprit du peuple et surtout celui de la couche érudite de la société iranienne, après une évolution millénaire, ne sont plus ceux du passé. Si dans le passé, où régnait la pensée mythique, tout ce qui se passait dans le monde était, d’une manière ou d’une autre, l’œuvre d’un être céleste fabuleux, longtemps avant l’époque de la composition de Shâhnâmeh l’homme avait fait son apparition sur la scène historique du pays. De génération en génération, le peuple connaissait la longue lignée des souverains historiques qui s’étaient installés sur le trône. Nous sommes alors loin de l’esprit mythique, mais ce qui alimente le noyau de la pensée mythique, à savoir l’émerveillement de l’homme devant un monde prodigieux et difficile à déchiffrer, ainsi que l’ouverture de l’horizon lointain, subsiste encore, de sorte que les personnages mythiques se sont transformés en figures humaines aux traits extraordinaires et même fabuleux. Ainsi, Zâl incarne Zurvan dans ce passage du mythe à l’épopée. S’il connaît une naissance ordinaire, les circonstances de sa naissance et surtout ses apparences lui ôtent le statut de l’homme ordinaire. Par exemple, dès la naissance, il a les cheveux blancs d’un vieillard, comme s’il avait vécu de longues années avant même de naître. Il vit loin des hommes au sommet d’une grande montagne en compagnie d’un oiseau mythique, il possède un remède pour tous les maux, et il est le seul héros de Shâhnâmeh qui soit immortel. Enfin, tout comme Zurvan il a deux fils incarnant l’ordre et la justice et la droiture d’un côté, la colère, la précipitation et l’injustice de l’autre. L’écrivain iranien, Hamidreza Ardestani Rostami, dans son ouvrage Zurvān in Iran’s National Epic, écrit à ce propos « qu’on peut voir le double visage de Zâl de Shâhnâmeh, ressemblant à Zurvan, même en dehors de son propre être ; c'est-à-dire que la dimension créatrice et vivifiante de Zurvan se montre dans son fils, Rostam [le plus célèbre héros national iranien], et celle mortelle et destructrice de Zurvan dans un autre fils, Shoghad l’ahrimanien. ».660 L’histoire de Zâl montre des points de ressemblance frappants avec le mythe de Zurvan. Nous ignorons si Ferdowsi avait entre ses mains le récit écrit de ce mythe, mais étant donné les autres informations qu’il donne dans le Shâhnâmeh sur l’histoire du pays et les croyances zoroastriennes, il faut supposer qu’il avait accès, sinon directement aux prêtres mazdéens, au moins aux documents écrits sur ces thèmes.

Voici le résumé de l’histoire de Zâl extrait du Livre des Rois traduit en français par Jules Mohl. Ferdowsi ne raconte pas le mythe trait par trait, mais il l’adapte au plan global de son œuvre :

Le père de Zâl, Sam, n’avait pas d’enfant. Il souhaitait pendant longtemps avoir un fils de la plus belle femme de l’appartement de ses femmes, un fils qu’il pût aimer. Sam « espérait avoir un fils de cette belle, car elle avait un visage de soleil et était digne de porter fruit. Elle devint enceinte de Sam, fils de Neriman… ». « Après quelque temps elle mit au monde un enfant beau comme le soleil qui éclaire le monde. Son visage était beau comme le soleil, mais tous ses cheveux étaient blancs. La mère ayant mis au monde un tel enfant, on n’en parla pas à Sam pendant sept jours... Personne n’osait dire à Sam que sa belle épouse avait mis au monde un enfant vieillard. ». Finalement

660 ARDESTANI ROSTAMI Hamidreza, Zurvân in Iran’s National Epic, Téhéran, Shirazeh, 2015, p. 89. Ma traduction. 187 une nourrice s’approcha de Sam et lui rapporta la nouvelle tout en lui conseillant : « n’ouvre pas ton âme à l’ingratitude, et ton cœur à la méchanceté. ». Après quoi « Sam le cavalier descendit de son trône et alla vers l’appartement de ses femmes, dans le Noubehar. Il y vit un enfant d’une rare beauté, mais avec une tête de vieillard, tel qu’il n’en avait jamais vu, ni connu par ouï-dire. ». Sam leva la tête vers le ciel et, plein de repentir pour sa décision, il s’adressa au dieu : « Mon âme sombre se tourmentera de sa honte, et mon sang ardent bouillira dans mes veines, à cause de cet enfant qui ressemble à la race d’Ahriman… ». Sam eut honte et craignit la moquerie des grands de son entourage, « il ordonna qu’on enlevât l’enfant et qu’on le portât loin de ce pays. Or il y avait une montagne, appelée Alborz ; elle était près du soleil et loin de la foule des hommes. C’est là qu’avait son nid le Simurgh [sa na avestique]661… Ils exposèrent l’enfant sur la montagne et s’en retournèrent, et un long temps se passa. ». Le Simurgh amena le petit dans son nid auprès de ses enfants, le protégea, le nourrit et le sauva de la mort « car Dieu lui accordait ses faveurs, parce qu’il était prédestiné à jouir de la vie »662.

Beaucoup de points communs sont à signaler entre le mythe de Zurvan tel que raconté par Eznik et le récit de Zâl composé par Ferdowsi : le désir d’avoir un enfant de la part de Sam et le temps relativement long d’attente pour en avoir ; l’étrangeté et l’apparence extraordinaire du nouveau né ; le refus paternel de l’accepter en tant que son fils et sa tentative de se débarrasser de lui; le séjour dans la haute montagne appelée « le toit du monde », qui peut être interprété comme la maîtrise sur le monde ; la référence au destin comme l’élément fondamental dans le sauvetage de Zal par l’oiseau ; et finalement l’allusion expressive à Ahriman par le cavalier Sam en parlant de son fils. Ces points communs excluent catégoriquement une coïncidence hasardeuse. Les deux écrivains, Eznik et Ferdowsi, avaient connaissance du mythe de Zurvan, par des sources différentes. Tous ces points confirment quoique tardivement, l’authenticité du mythe rapporté par Eznik, et l’absence de tout élément zoroastrien dans l’histoire de Shâhnâmeh sur la naissance de Zâl est un argument en faveur de l’ancienneté du mythe.

Un autre argument décisif nous viendra de la scène de l’épreuve théologique de Zâl organisée par les Mobeds, les prêtres zoroastriens. Les Mobeds posent six questions énigmatiques à Zâl, sur le cours du temps et le destin des hommes. Les trois premières de type astronomique portent sur le nombre de mois dans l’année et le nombre de jours dans un mois, sur les phases de la lune croissante et décroissante, etc. Mais les trois dernières sont d’une autre teneur, citons deux d’entre elles :

« Le quatrième lui dit : “Tu vois un jardin rempli de verdure et de sources : un homme fort, portant une faux bien aiguisée, y entre brusquement, et fauche également ce qui est vert et ce qui est sec ; si tu implores sa pitié, il ne t’écoute pas.”

« Un sixième lui dit : “j’ai trouvé une ville bâtie sur un rocher. Des hommes en sont sortis et ont choisi dans la plaine un hallier. Ils y bâtissent des édifices dont les toits s’élèvent jusqu’à la lune ; les uns parmi eux deviennent esclaves, les autres deviennent rois ; le souvenir de leur ville s’est effacé de leur cœur, et personne n’en parle plus. Tout à coup vient un tremblement de terre qui fait disparaître le pays entier, leur fait sentir le besoin de la ville, et fait naître en eux des pensées durables. Cherche bien

661 Le nom d’un oiseau mythique ayant beaucoup de traits communs avec le Phénix égyptien, ou le nom d’un homme sage en solitude dans la montagne, il rappelle l’histoire de Zaraϑuštra. Mohamad Lahidji, un célèbre mystique iranien du dix-huitième siècle l’identifie avec l’Homme Parfait, il est interlocuteur du dieu et son messager. 662 Toutes les citations sont extraits de : MOHL Jules, Le Livre des Rois, Tome premier, Paris, Maisonneuve, 1976, p. 217-221. 188 en toi-même le sens de ces paroles, et fais-le connaître devant les grands. Si tu devines le mot de ces énigmes, tu auras converti la terre noire en musc pur.” »663.

Dans les questions des Mōbeds une absence et une présence attirent notre attention. Eux qui sont tous des zoroastriens instruits ne posent pas de questions explicites sur la foi zoroastrienne ou sur ses dogmes. Cinq des questions posées se rapportent au temps, au destin et surtout au sort inéluctable des hommes, la mort, et seulement dans la dernière question nous pouvons déceler le vague souvenir d’un dogme principal zoroastrien concernant la vie de futur. Nous allons voir dans les réponses de Zâl que ces deux aspects négatifs et positifs sont aussi présents, et malgré l’avis de quelques spécialistes sur l’adhésion de Zâl à la « Bonne Religion », ses allusions aux dogmes de la religion sont très vagues, contrairement à ses évocations du Zurvanisme. Surtout l’allusion au démon d’Āz est très significative et révèle que ces convictions populaires sont au fond zurvanites. Voici les réponses de Zâl à deux questions mentionnées :

« Enfin la ville située sur la montagne est le monde éternel, et le lieu où l’on rend compte de sa vie ; le hallier est ce monde transitoire, lieu de plaisirs et de peines, de richesse et de travail ; c’est celui-ci qui compte les moments de ta vie, et qui tantôt en prolonge la durée, tantôt en tranche le cours. Il s’élèvera un vent accompagné d’un tremblement de terre, et le monde se remplira de bruit et de cris de douleur. Il nous faudra alors laisser tous nos travaux dans le hallier, et nous élever vers la ville haute. Un autre jouira des fruits de nos peines, et lui aussi ne restera pas, mais passera. Il en a été ainsi dès le commencement, et il en sera toujours de même, et cette vérité ne vieillira pas : si notre bagage consiste dans un bon renom, notre esprit sera environné de gloire par cette fin. Mais si nous sommes avides de gain et pervers, cela paraîtra quand la vie nous aura quittés ; et quand même notre palais s’élèverait jusqu’à Saturne, il ne nous restera qu’un linceul. Quand la poussière sèche couvrira notre poitrine et notre visage, alors tout ne sera que peur, terreur et désolation. A l’égard du désert et de l’homme à la faux aiguë, qui fait trembler ce qui est vert et ce qui est sec, qui fauche également les herbes fraîches et les sèches, et n’écoute pas les plaintes que tu lui adresses : le faucheur est le temps, et nous sommes les herbes. Il ne fait pas de distinction entre le grand-père et le petit-fils, il ne regarde ni l’âge ni la jeunesse, il abat toute proie qu’il rencontre ; telle est la loi et la condition de ce monde, que personne n’est enfanté par sa mère que pour mourir. Il entre par cette porte, et sort par cette autre, et le nombre de ses respirations lui est compté par le sort. »664.

L’écrivain anglais Robert-Charles Zaehner dans le dernier chapitre de son livre sur le Zurvanisme, Zurvan, a Zoroastriean Dilemma, fait référence à Shâhnâmeh pour mettre en relief les aspects très importants de la croyance du peuple iranien dans le culte de Zurvan, le Dieu-Temps tout puissant. L’auteur fait le récit complet de cette scène d’épreuve religieuse de Zal avant de donner son commentaire :

« Tous les éléments nécessaires au schéma zurvanite de l’ultime état du monde sont présents dans ce passage : la demeure éternelle et le monde transitoire qui sont certainement Zurvan akanāra, [Temps infini], et Zurvan limité, d rang-xvatāi [Temps longuement autonome] ; le jour et la nuit, similaires à la lumière et aux ténèbres, tous deux le temps ; jour et mois et année sont les subdivisions du temps limité ; ces deux bras là de spihr [la voûte tournante du ciel] qui distribuent la joie et la tristesse – le bon spihr et le mauvais ; le Temps décisif – le dieu de la mort ; et enfin le démon d’Āz, ce qui nous aide à prouver notre hypothèse. L’intégralité de ce passage, dans tous ses aspects variés et toujours de mauvais augure, tourne

663 Ibid. p. 331. 664 Ibid. p. 333-335. 189 autour du temps. Le temps, la voûte tournante du ciel, Ras, le destin et la mort et le temps sans fin et inconnu d’après – et partout la peur et la tristesse et l’angoisse : tout cela se réduit pour la foule aux simples éléments de la religion du grand dieu juste, le Temps. Ce n’est pas du fatalisme arabo-islamique ; il a des indices iraniens indéniables, car l’antécédent de Ferdowsi est en bloc iranien dans toute son énorme épopée nationale ; dans sa religion, ainsi que dans la grande démonstration historico-légendaire qu’il expose. Les Mobeds sont des clergés zoroastriens, et Zâl est aussi zoroastrien. Tous deux expriment la pure religion de leur temps, ce qui probablement depuis longtemps était interdit par la religion contemporaine. Même les détails dans la plupart des temps correspondent aux textes que nous avons durement analysés… Ferdowsi nous présente un résumé du culte du Temps, la religion qui avait cours en Iran, dans laquelle il semble qu’Hormazd et Ahriman n’avaient aucune place. »665. Il nous semble que l’auteur par ces derniers termes signale l’ancienneté de ce culte et son antériorité sur le Zoroastrisme. Car Ferdowsi témoigne d’un culte du Temps dans lequel il n’y a pas de place pour les termes comme le salut, le paradis ou l’enfer, le châtiment ou la récompense etc. D’après lui, après un séjour pénible dans ce monde la mort s’annonce comme notre sort final, et nous serons absorbés dans l’éternité.

Zâl reviendra dans notre exposé quand nous examinerons son rôle dans un combat décisif entre son fils, Rustam, le plus grand et le plus populaire des héros présents dans le Livre des Rois, et le prince Esfandiar, héritier du trône royal et un zoroastrien orthodoxe. Pour l’heure nous allons examiner le reflet du schéma ternaire de Zurvan et de ses deux fils à caractère opposé dans le poème de Ferdowsi.

665 ZAEHNER Robert-Charles, Téhéran, 2013, texte persan, p. 369-371. Ma traduction. 190

V - II Pères et enfants – un schéma zurvanite

La plupart des commentateurs de l’œuvre de Ferdowsi ont noté la transition du mythe et du monde divin à des figures de personnages humaines. Nous avons évoqué plus haut le personnage de Zâl et les circonstances de sa naissance qui rappellent de très près le mythe de Zurvan dans sa version arménienne par exemple, chez Eznik de Kolb. Toutefois, Zâl n’est pas la figure exclusive de ce dieu, quoiqu’il en soit certainement l’image sans doute la plus fidèle. Ainsi l’épisode de pères engendrant deux types d’enfants complètement opposés est récurrent dans le Shâhnâmeh, à commencer par le père de Djamshid auquel correspond Yima dans le corpus avestique.

Le Ya t 19 du corpus avestique est un hymne à la Terre et au xwarnah des kavis, les rois. Nous avons consacré une étude du xwarnah au chapitre IV – V où nous avons distingué le xwarnah aryen qui protège le peuple aryen et garantit l’abondance matérielle (troupeaux etc.) et le xwarnah des kavis. La liste des rois ayant bénéficié du xwarnah commence par un roi légendaire, le fondateur de la première dynastie aryenne, Hao ya ha Para āta. Au verset 26 de ce Ya t, il est dit que Hao ya ha régnera « pour un long temps sur le monde aux sept parties…sur les déva [les faux dieux] et les hommes. »666. Dans le Shâhnâmeh, à la suite d’une modification phonétique, son nom est Hushang Pishdadi. La suite du texte nomme un autre personnage, Taxma Urupi, qui récupère le xwarnah. Toujours par modification phonique, son nom dans le Shâhnâmeh est Tahmureth. La légende le connait comme le père de Yima, peut-être parce qu’Yima est nommé sur la liste tout de suite après lui. Mais l’Avesta donne un autre nom au père de Yima et le texte mentionne toujours « Yima fils de Vīvahvant ». Yima est le prototype des rois iraniens. Après avoir bénéficié d’un long règne heureux, « lorsqu’il commença à concevoir un discours mensonger, faux, au vu de tous, le xwarnah s’éloigna de lui, sous la forme d’un oiseau… »667. Le xwarnah s’éloigne en trois fois et chaque fois il est récupéré par un dieu, un roi et un héros. Yima, se trouve alors au bord de la désolation et se réfugie dans un endroit isolé. Mais son adversaire terrifiant, Aži Dahāka assimilé à « la très puissante Druj qu’Angra Mainyu a conçue contre le monde matériel »668, « la très forte Druj démoniaque »669, le retrouve et le tue violemment en le découpant à la scie. Le verset 46 de Yasht 19 parle d’Aži Dahāka comme « le découpeur de Yima »670. Après cet acte meurtrier, Aži Dahāka épouse les deux sœurs de Yima qui auront un rôle important dans les événements conduisant à l’élimination du roi cruel. Shâhnâmeh nomme les filles de Tahmureth, Arnavāz et Shahrnāz, sœurs de Djamshid, Leurs racines avestiques sont respectivement Arnavāči et Sa havāči, ou Arəna.vak et Sa ha.vak. Un auteur iranien, Hamidreza Ardestani Rostami, dans son livre Zurvan dans l’Epopée Nationale d’Iran, donne la signification de ces deux noms avestiques : « Sa ha.vak (composé de Sa ha signifiant ordonner et déclarer, et de vak, parler), signifie celui qui parle de la loi et de l’ordre. Arəna.vak (composé d’arəna signifiant l’oppression, injustice et tyrannie, et de vak, parler), signifie celui qui parle de l’oppression. Etant donné le

666 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 590. 667 Ibid. p. 592. 668 Ibid. p. 593. 669 Ibid. p. 593. 670 Ibid. p. 596. 191 sens de ces deux noms, nous sommes en face d’une dualité dont un pôle est lié à Ormuzd (ordre et loi), et l’autre est en relation avec Ahriman (oppression et tyrannie) ; par conséquent nous pouvons voir dans la triade de Tahmureth, Arnavāz et Shahrnāz, Zurvan et ses deux enfants. »671.

L’un des plus célèbres rois de Shâhnameh engendrant des fils de caractère opposé est Feridoun, auquel correspond Θra taona dans l’Avesta. Trois points sont à relever dans l’histoire de Feridoun.

Deux d’entre eux sont en rapport direct avec ce qui a lieu dans quelques passages de l’Avesta, ainsi aux versets 13, 14 et 15 du Ya t 9 :

« 13- Lui offrit le sacrifice, le fils de la maison Āθwya, Θra taona, de la puissante maison, dans le pays de Varəna aux coins, cent chevaux, mille bœufs, dix mille moutons, et en apportant une libation.

14- donne-moi cette faveur, ô bonne, puissante Druvāspā, que je sois victorieux d’Aži Dahāka, à la triple gueule, aux trois têtes, aux six yeux ; et pour que j’emmène ses deux femmes, Saŋhavāči et Saŋhavāči, qui, lorsqu’elles paraissent avec leur corps splendide, sont des merveilles pour le monde des vivants.

15- Druvāspā… lui donne cette faveur, par sa splendeur et sa gloire… »672.

Dans ces versets, Θra taona s’adresse à Druvāspā une divinité protectrice dont les fonctions sont décrites dans le Ya t 9 où elle est invoquée en ces termes au verset 1 : « Nous vénérons Druvāspā, la forte, créée par Mazdâ, l’ašavanī, qui maintient le petit et le gros bétail en bonne santé, qui maintient les amis et les adolescents en bonne santé, à la large vision, de loin protectrice, détentrice de félicité, à la longue camaraderie. »673. Θra taona l’implore et lui offre des sacrifices pour obtenir la faveur de vaincre Aži Dahāka et de libérer les deux sœurs de Yima. On retrouve ces deux thèmes chez Ferdowsi.

Quant au troisième point, il n’a pas de trace dans le corpus avestique, mais en revanche nous en trouvons les épisodes dans des livres pahlavis comme M nōk Xrat [Sagesse céleste] ou Bundahi n [la création fondamentale]. Il s’agit du partage territorial du monde par Feridoun entre ses fils.

671 ARDESTANI ROSTAMI Hamidreza, texte persan, Téhéran, 2015, p. 84-85. Ma traduction. 672 LECOQ Pierre, 2016, p. 410. 673 Ibid, p. 407. 192

V - III La naissance des frontières

Expliquons en quoi consiste ce partage du monde, en commençant par citer le corpus avestique.

Au Ya t 19, l’hymne à la Terre et au xwarnah des Kavis, quand le texte mentionne les rois légendaires, il précise bien qu’ils régnaient sur le monde tout entier. Par exemple en parlant du père d’Yima, nous lisons ceci :

« 25- il [xwarnah] s’associa à Taxma Urupi, le vaillant, de sorte que sur le monde aux sept parties, il régna sur les dévas et les hommes, les magiciens et les sorcières, les kavis despotiques et les karapans, [les prêtres non mazdéens]. »674.

A la différence de ce qui a lieu dans le corpus avestique, Feridoun, inquiet de l’avenir de son royaume, comprend qu’il est impossible de le laisser à son successeur sans déclencher une guerre civile. Après avoir consulté les astrologues et les devins, il décide de partager le territoire entre ses trois fils en trois pays différents avec des frontières définies. Or, les fils aînés, Selm et Tour, ont des caractères démoniaques et représentent le côté d’Ahriman, alors que le cadet Iredj manifeste des traits ressemblant à Ahura Mazdā dans le mythe de Zurvan. Voici le texte pertinent :

« Ayant ainsi dévoilé le secret du sort, Feridoun divisa le monde en trois parties. L’une comprenait le pays de Roum et l’occident, l’autre le Turkestan et la Chine, la dernière le pays des héros de l’Iran. Il jeta d’abord les yeux sur Selm, et choisit pour lui Roum et tout l’occident ; il lui ordonna de partir avec une armée et de se mettre en marche vers le couchant. Selm monta sur le trône royal, et fut salué roi d’occident. Puis Feridoun donna à Tour le pays de Touran, et le fit maître du pays des Turcs et de la Chine. Le roi lui assigna une armée, et Tour se mit en route avec elle. A son arrivée il s’assit sur le trône royal, il se ceignit de la ceinture royale et commença à répandre ses grâces. Les grands versèrent des pierres précieuses sur lui, et le pays saint du Touran le reconnut pour roi. Alors vint le tour d’Iredj, et son père lui donna le pays d’Iran avec le désert des guerriers armés de lances, le trône de la royauté et la couronne de la suprématie. Il les lui donna parce qu’il avait vu qu’il était digne du trône, il les lui donna avec l’épée et le sceau, la bague et le diadème. Les grands, pleins de courage, de sens et de bon conseil, le saluèrent roi d’Iran. Tous les trois s’assirent sur leurs trônes, en repos et en joie, comme gardiens des frontières d’illustre naissance. »675.

Cette partie de l’histoire de Feridoun présente trois points communs avec le mythe de Zurvan qui en constitue vraisemblablement le modèle. Feridoun, tout comme Zurvan, procède à un partage des domaines de souveraineté entre ses fils. Les termes choisis par le poète pour désigner ces trois pays et leurs rois reflètent la différence de nature entre les fils : Iredj est, contrairement aux deux autres, amplement glorifié, comme s’il était son enfant préféré. À l’instar de Zurvan à l’égard d’Ahura Mazdā, Feridoun attribue à Iredj la suprématie et opère contre sa volonté ce partage territorial afin de sauver l’Iran. Et, enfin, dernier point : Iredj, comme Ahura Mazdā, est l’enfant bien aimé de son père et le cadet.

Contrairement au vœu de Feridoun, la division en trois pays distincts n’écarte pas la rivalité et au bout de quelque temps le frère aîné se met en marche pour changer les choses :

674 Ibid. p. 591. 675 MOHL Jules, Paris, 1976, p.139. 193

« Un long temps se passa ainsi ; mais le sort avait caché dans son sein un secret. Feridoun l’illustre vieillit, et la poussière couvrait le jardin du printemps. C’est ainsi que peu à peu change toute chose, et toute force faiblit quand elle vieillit. A mesure que la vie du roi s’obscurcissait, ses fils illustres devinrent troublés par les passions. Le cœur de Selm changea, ses manières et ses intentions tournèrent vers le mal ; son âme était noyé dans l’avidité ; il était assis avec ses conseillers, plein de mauvais desseins ; le partage que son père avait fait lui déplut, parce qu’il avait donné le trône d’or au plus jeune d’entre eux ; son cœur était plein de haine ; ses joues étaient pleines de rides. »676.

Il est très difficile de croire que ces termes décrivant l’état d’esprit du frère aîné Selm, se trouvent dans le poème de Ferdowsi par hasard ou par nécessité métrique. Nous connaissons déjà tous ces termes, et mot pour mot, ils nous rappellent les traits de la psychologie d’Ahriman décrite au chapitre précédent : la jalousie, la haine, l’avidité, la soif du pouvoir, les conseillers démoniaques. Ces traits font du fils aîné de Feridoun, le correspondant parfait du fils aîné de Zurvan, Ahriman. Ses actions reflètent tout autant sa tendance vers le mal : il envoie un message rempli de tromperie à son frère Tour, et l’invite à se révolter avec lui contre la soi-disant injustice commise par leur père. Tour qui lui ressemble ne met pas longtemps à se mettre en colère et à donner son accord pour entrer en guerre contre le frère cadet, Iredj. Tous deux préparent une armée et envoient un message à leur père l’accusant d’injustice et le menaçant de détrôner Iredj, sans quoi c’est l’Iran tout entier qu’ils détruiront. Dans la réponse de Feridoun nous trouvons encore davantage de points de ressemblance entre le poème de Ferdowsi et son modèle mythique. Il les traite d’« insensés et impurs », et va jusqu’à les dénommer « deux Ahrimans aux pensées perverses », et il précise qu’« Ahriman vous a détournés vers l’injustice et vers les ténèbres »677, autant d’allusions indiscutablement liées au mythe de Zurvan. Mais plus profondément encore c’est la conception du Mal que l’épisode de Feridoun illustre. C’est ce que note Hamidreza Ardestani Rostami, dans son ouvrage déjà cité, Zurvan dans l’Epopée Nationale d’Iran :

« Une lecture attentive de Shâhnâmeh nous fait percevoir que les forces démoniaques [par exemple Selm et Tour] possèdent davantage de territoire par rapport aux forces du bien [par exemple Feridoun et Iredj], ce qui manifeste la victoire, voire la domination du Mal sur le Bien. Avec la division du monde entre ses fils, Feridoun transforme l’unité (le Bien) en étrangeté (le Mal), et ainsi il fait perdurer le mal dans l’histoire…Ce Mal, de même qu’il est avec Zurvan (et l’entraîne à déterminer les bords d’influence pour Ahura Mazdā et Ahriman), est avec Feridoun et l’oblige, afin de délimiter le Bien, à diviser le monde entre ses fils. Comme si sans l’intervention du Mal, le Bien ne trouvera pas l’être. »678.

Retenons surtout la dernière phrase de cet extrait. Nous y retrouvons l’interprétation que nous avons développée au chapitre IV-IV de notre étude679, à savoir la nécessité de la médiation du Mal pour parvenir au Bien.

Dans l’épopée de Ferdowsi, Iredj est finalement assassiné par ses frères, laissant Feridoun et le peuple iranien endeuillés. Mais la vengeance des descendants d’Iredj met fin à la vie de ses assassins et conduit à un conflit permanent et sanglant entre les trois pays. Mais Ferdowsi

676 Ibid. p. 141. 677 Ibid. p. 149. 678 ARDESTANI ROSTAMI Hamidreza, 2015, p. 86-87. Ma traduction. 679 p. 160-162.

194 ajoute une autre cause de guerre : l’arrivée de Zoroastre et de la nouvelle religion qui menacent le pays de guerre civile. C’est le récit de l’un des combats qui illustre le mieux la notion de destin.

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V – IV Rustem et Isfendiar

L’histoire des histoires, c’est ainsi que Mohammad-Ali Eslami Nadoushen intitule son ouvrage consacré à la bataille de ces deux héros. Trois personnages gâthiques sont présents dans le récit de Ferdowsi, Shâhnâmeh : Zerdouscht (Zoroastre), Guschtasp (Vi tāspa), et Djamasp (Djamaspa), mais contrairement aux Gāϑā et la haute place de ces trois, si le Shâhnâmeh apprécie naïvement Zoroastre, il frappe durement les deux autres par des mots déshonorants, sans pour autant épargner le rôle nocif des grands Mōbeds, les prêtres zoroastriens. Le récit du combat entre Rustem, le héros populaire, et Isfendiar, à la fois le prince héritier et le héros de la cour du roi Guschtasp, est destiné à répondre à quelques questions fondamentales.

Après avoir effectué quelques actions héroïques pour écarter les dangers du trône de son vieux père et stabilisé le pays, Isfendiar insiste sur sa compétence pour succéder au trône et acquérir la couronne d’Iran. Guschtasp, avide de pouvoir, conditionne sa succession à la capture de Rustem et demande à Isfendiar de l’amener devant lui les mains liées. Guschtasp a de bonnes raisons d’avoir de la haine pour le héros populaire. Depuis son arrivée sur le trône, il est en butte à la résistance de Rustem qui répugne à se présenter devant lui. S’étant retiré des affaires royales, le vieux héros Rustem a préféré se refugier dans sa contrée natale, Zaboulistan au Sud-est de l’actuel Iran, afin de consacrer son temps à sa famille et à la chasse. Dévoué aux rois antérieurs, il reproche à Guschtasp de tourner le dos aux vieilles traditions du pays en acceptant la nouvelle religion et interdisant les anciennes. Il l’accuse d’avoir accédé au trône grâce à un complot auquel participe l’ennemi juré de l’Iran, le roi de Touran. Il est en conséquence le fidèle héros du peuple, soucieux de préserver son nom en tant que défenseur du pays et distributeur du trône aux rois légitimes. Isfendiar, malgré l’opposition de sa mère et de ses proches, lui-aussi avide de pouvoir, accepte la condition énoncée par son père et se hâte en tête d’une armée vers Zaboulistan. Etant un zoroastrien consacré, il amène à ses côtés les conseillers des Mobeds. La texture de l’événement est tissée de plusieurs aspects dont le premier est la querelle religieuse entre la tradition du passé et la nouvelle foi prêchée par Zoroastre et soutenue par Guschtasp et Isfendiar, la foi qui ne tolère pas les autres convictions. Eslami Nadoushen fait la liste de ces aspects : « il s’agit là du face à face entre la liberté et la servitude, la vieillesse et la jeunesse, l’ancien et le nouveau, la raison et la dévotion, le destin et le libre arbitre, et finalement la vie et la mort. »680. Il faut rajouter à cette liste l’aspect qui entoure et englobe tous les autres : l’étendue de la domination du Mal sur le monde et sur le sort humain, de sorte qu’aucun des deux héros, malgré leurs efforts, ne trouveront le salut, laissant la victoire au seul Ahriman.

Dans le récit de Ferdowsi, Esfendiar est tout comme son père Guschtasp, le défenseur de l’union entre le pouvoir étatique et la religion, chose nouvellement arrivée dans l’histoire du pays. Nous avons examiné au chapitre IV – II, l’histoire de Yema qui refuse la proposition d’Ahura Mazdā d’être son prophète, tout en acceptant celle d’être roi et de faire prospérer le monde. Dans la vision traditionnelle des penseurs iraniens il y a une nette ligne de partage entre ces deux fonctions et la suprématie du roi sur le prêtre était traditionnellement indiscutable. Mais Zaraϑuštra renversa cette relation et chargea Vi taspa de protéger son culte en opprimant les autres. Cette tendance zoroastrienne prendra toute son ampleur sous les

680 ESLAMI NADOUSHEN Mohamad-Ali, L’Histoire des Histoire – Rostam et Esfandiar dans le Shâhnâmeh, texte persan, Téhéran, Enteshar, 2014, p. 13. Ma traduction. 196

Sassanides, provoquant l’oppression sanglante de toutes les sectes religieuses dans la royauté, à commencer par l’assassinat de Mani et l’écrasement de son mouvement. Le sort du Zurvanisme ne fut pas plus heureux et l’évincement systématique de ce culte religieux est un fait admis par les spécialistes. Nous allons présenter brièvement les trois personnages clés de ce récit tragique : Guschtasp, Isfendiar et Rustem.

Guschtasp :

« Il est le roi le plus infâme et le plus répugnant de Shâhnâmeh, déplore Eslami Nadoushen. C’est un gagnant dépravé. Quoiqu’il conserva, comme il l’avait souhaité, le trône et le pouvoir, son règne se passa dans un climat de haine manifestée par sa famille et ses proches, ainsi que dans le caveau froid de sentiment du peuple iranien. »681. Ces mots de l’auteur résument parfaitement bien la vie de ce roi.

Lorsque son père se retira du trône et céda la couronne à Guschtasp, il énonça ainsi un discours devant les grands du pays :

« Je suis le roi, adorateur de Dieu le très-saint qui m’a donné ce diadème. Il me l’a donné, ce puissant diadème, pour que je puisse chasser les loups du troupeau des brebis. Ma main ne s’appesantira pas sur ceux qui m’aideront ; je ne rendrai pas étroite la terre aux hommes nobles, et, à mesure que j’appliquerai les règles de conduite des rois, je ramènerai les méchants au culte de Dieu. »682.

Après ces promesses non tenues même envers son propre fils et le noble héros du peuple, Guschtasp reçoit, quelque temps après, le prophète Zardouscht arrivant dans le palais avec un bassin rempli de feu à propos duquel il précise: « Je l’ai apporté du paradis, et le Seigneur du monde te dit : “Accepte la foi… ” »683.

Ainsi le roi se convertit-il à la religion proposée par Zoroastre, suivi de sa cour toute entière, après quoi pratiquer un autre culte fut interdit.

Isfendiar

Isfendiar est le prince héritier du trône et en même temps le héros glorieux de l’armée. Il a adhéré avec ferveur à la nouvelle religion, le Zoroastrisme, et ne tolère pas les autres. Toute sa vie se passe dans les combats et finalement il trouve la mort sur le champ de bataille. Au Ya t 24 (Vi tāsp Ya t) son nom est Spəntō.dāta684 de racine avestique. Comme son père, il est ambitieux, ce qui le pousse à destituer Guschtasp et à accéder au trône de son vivant. Mais un aspect extraordinaire le caractérise: il est invulnérable et indestructible sauf en un point secret, il a un corps d’airain. Selon la légende, Zoroastre, en donnant une graine de grenade sacrée à Isfendiar, l’a rendu invulnérable, de sorte qu’aucune arme de guerre n’a d’effet mortel sur lui. Ainsi le prophète destine le héros à combattre les mécréants et à étendre la « Bonne Religion » partout dans le monde. Une fois sa mission accomplie, Isfendiar demande une ultime fois à son père de lui céder la place. Mais cette demande lui fait perdre la vie car son père met le plus grand obstacle sur son chemin : la capture de Rustem.

681 Ibid. p. 61. Ma traduction. 682 MOHL Jules, Paris, 1976, p. 361. 683 Ibid. p. 363. 684 LECOQ Pierre, Paris, 2016, p. 1239. 197

Rustem

Rustem, fils de Zâl, est sans doute le nom le plus connu et le plus célèbre dans le monde iranien. Sa vie est consacrée à la défense du pays et des rois légitimes ainsi que des valeurs traditionnelles collectives et individuelles du peuple. Il incarne parfaitement l’aspiration d’un peuple au Bien et aux nobles valeurs que sont la vaillance, la chevalerie et le courage, en même temps que la rectitude et la sincérité dans les actions. Il incarne l’homme parfait, prototype du héros populaire et point culminant des souhaits et des vœux de tout un peuple. Pour ne pas décevoir son peuple il est soucieux de ne pas souiller son nom dans son dernier combat contre Isfendiar. Nous allons suivre les scènes successives de ce combat qui n’aura au bout de compte qu’un seul vainqueur, le Mal.

198

IV – V Le combat

Tout commence au moment où Isfendiar demande le trône à son père. Ce n’est pas la première fois, mais à chaque fois Guschtasp trouve un prétexte pour refuser. Mais quand Isfendiar lui adresse la demande devant tous les membres de la cour royale qui le soutiennent, en énumérant les combats qu’il a faits pour écarter le danger du royaume et fidéliser les gens à la nouvelle religion, celle de Zoroastre, Guschtasp ordonne sa capture et l’envoie en prison. Après quelque temps le pays est menacé par le roi de Touran Djamasp (le conseiller de Zerdouscht et du roi) vient voir Isfendiar. Pour le persuader il lui promet la royauté et lui demande de briser ses chaînes pour se précipiter vers le champ de bataille. Après la victoire, Isfendiar rappelle à son père ses promesses :

« Tes promesses, tes serments et tes engagements ont rendu mon cœur plus ardent à exécuter tes ordres ; tu m’avais dit que, si tu me revoyais, tu me chérirais plus que la vie, que tu me donnerais le diadème et le trône d’ivoire, parce que ma bravoure me rendait digne de la couronne…Quel prétexte as-tu pour me manquer de parole ? »685.

Entre temps, Guschtasp avait consulté Djamasp la nuit et lui avait demandé, grâce à sa science des constellations, de lui dévoiler le sort d’Isfendiar. Djamasp, après avoir étudié la position des astres, informa le roi que le destin du prince héritier trouverait son achèvement au pays de Rustem. Guschtasp, fort de cette prédiction, tout en reconnaissant la bravoure et les bienfaits de son fils pour préserver sa couronne, met alors l’ultime obstacle devant lui :

« Je ne vois plus d’ennemi dans le monde, car quiconque entend ton nom ne se met-il pas à trembler ? …Je ne connais personne dans le monde qui soit ton égal, si ce n’est Rustem l’insensé, le fils de Zal… il ne se reconnaît le sujet de personne. Il se tenait devant Kaous le Keïanide [le roi légendaire des Kavis] ; il a vécu par la grâce de Keï Khosrou ; mais il parle de la royauté de Guschtasp, en disant que la couronne de Guschtasp est nouvelle et la sienne est ancienne… Pars donc pour le Seistan [l’autre nom de la région du Sud-est], et emploies-y la ruse, la force et les stratagèmes ; tire ton épée, brandis ta massue, amène prisonnier Rustem, fils de Zal… Je jure par le maître du monde, le distributeur de la justice, … quand tu auras accompli tout cela, je ne te disputerai plus rien, que je te donnerai le trésor, le trône et l’armée, que je te placerai sur le trône la couronne sur la tête. »686.

Etonné de cette proposition étrange, Isfendiar rappelant les services donnés par Rustem à son pays et aux rois anciens demande « pourquoi en veux-tu à un vieillard ? ». Mais Guschtasp argumente en accusant Rustem et tous les rois du passé de mécréance et précise qu’il faut partir à Seistan, lier les mains à Rustem et l’amener à pied devant la cour. À travers ses arguments, Isfendiar entrevoit les vrais desseins de son père avide de pouvoir et lui adresse ces paroles :

« “Ne t’écarte pas de la foi. Il ne s’agit pas pour toi de Destan [épithète de Zâl] et de Rustem, tu ne cherches qu’un moyen de te débarrasser d’Isfendiar. Tu ne peux te résoudre à m’abandonner le trône royal, et tu désires que je quitte le monde… je ne suis qu’un de tes esclaves, et je me soumets à tes ordres et à ta volonté”… Il quitta la présence du roi et se retira, tout enflammé des paroles de son père et du désir d’acquérir la couronne… »687.

685 MOHL Jules, Paris, 1976, p. 569. 686 Ibid. p. 571. 687 Ibid. p. 573-575. 199

Cette scène de dispute entre père et fils dévoile deux aspects fondamentaux du caractère d’Isfendiar : son attachement fervent à la nouvelle religion, son obstination à étendre partout les idées zoroastriennes et à combattre les cultes anciens, et sa fidélité à son père en tant que roi et protecteur de la nouvelle religion. Ces deux aspects l’empêchent de prendre en considération le fait que Rustem n’a fait aucune faute envers son père et sa famille, puisqu’au contraire, c’est lui qui a offert la royauté à son grand père. La faute impardonnable de Rustem est seulement son refus d’abandonner les coutumes anciennes et de se résigner aux nouvelles données religieuses et politiques. L’aveuglement d’Isfendiar trouve une attestation dramatique dans le destin du prince : les seuls points vulnérables du héros sont ses yeux. C’est sa vision injuste qui le rendra à la poussière, glorieux qu’il était dans les combats précédents. Devant sa mère qui le supplie de revenir à la raison et d’abandonner cette affaire, Isfendiar, tout en admettant l’injustice de son intention, répond en larmes « Comment pourrais-je désobéir au roi, comment me résoudre à perdre un pareil trône ? »688. Il se place alors à la tête des élites de l’armée pour se diriger vers Zaboulistan, où se trouve la demeure de Rustem. Ayant établi son camp à la frontière au bord de la rivière il dépêche son fils Bahman avec un message pour Rustem. En reconnaissant les bienfaits très nombreux de Rustem dans le passé Isfendiar déplore l’attitude du héros envers son père et lui conseille de se résigner à la volonté du roi, à savoir de payer le tribut et de se présenter devant lui les mains liées et enchaînées. Dans le but de le persuader il promet à la fin de son message que :

« Quand je t’aurai conduit enchaîné devant le roi, quand je lui aurai exposé tes nombreuses fautes, je me placerai devant lui humblement, et j’apaiserai sa colère et son désir de vengeance : je ne souffrirai pas que même un souffle de vent te touche, comme il convient à un homme de ma naissance. »689.

Rustem répond en demandant à Isfendiar d’écarter de son esprit toute mauvaise volonté, et de peser ses mots :

« Fais ce qui est digne d’un prince, ne prends pas dans ta passion conseil du Div [daēva, Ahriman], aie le courage d’écarter de ton cœur la colère et la vengeance, ne regarde pas le monde avec l’œil de la jeunesse. »690.

Rustem invite alors Isfendiar et son armée chez lui pendant deux mois et promet qu’au moment du retour il lui livrera tout le trésor amassé pendant ses expéditions, et se rendra avec lui, sans cuirasse ni armement, devant le roi mais « joyeusement » et non pas enchaîné par les mains et les pieds. Les mots employés par Rustem ont une résonnance particulière. Le Div est une allusion directe à Ahriman, la colère et la vengeance sont des passions propres aux forces démoniaques. Ainsi Rustem dépeint son camp comme celui des défenseurs du Bien et celui d’Isfediar est assigné expressément au camp du Mal, quoique le déroulement final de cet affrontement entre deux hommes les réduit à deux victimes prises dans les filets d’un destin cruel. Isfendiar avec toutes ses armes royales monte sur son cheval et se dirige vers Rustem pour le convaincre de se résigner à l’ordre du roi du monde. Rustem répète son invitation et devant l’insistance d’Isfendiar à exécuter sans retard l’ordre de son père énonce ces paroles :

« Si tu repoussais de ton cœur cette haine, si tu faisais un effort sur toi et résistais au Div, mon âme serait heureuse de tes paroles et j’obéirais à tout ce que tu m’ordonnerais, excepté de mettre des fers,

688 Ibid. p. 577. 689 MOHL Jules, Paris, 1976, p. 585. 690 Ibid. p. 597. 200 car les fers me couvriraient de honte, ce serait ma destruction et une mauvaise action. Personne ne me verra vivant dans les fers, ma vie est à ce prix. J’ai dit. »691.

Après ces paroles ils retournent chacun dans leur camp respectif, tous deux pleins d’angoisse, conscients du danger et voyant la mort se précipiter sur eux, sans pour autant avoir la moindre possibilité de l’arrêter. Ils essayent de se forcer mutuellement à renoncer au combat mais le combat devient inévitable. Rustem finit par rappeler à son adversaire que :

« Je te dis cela pour que tu le saches. Tu es le roi, et ceux qui portent le plus haut la tête sont tes sujets ; mais tu es nouveau dans le monde, et quoique la majesté de Keï Khosrou [un célèbre roi légendaire] soit ton héritage, tu ne vois dans l’univers que toi-même, tu ne connais pas les choses qui sont tombées dans l’oubli. Mais j’ai beaucoup parlé, je vais boire et chasser avec du vin les anxiétés de mon âme. »692.

Être « nouveau » dans le monde ne désigne pas seulement le jeune âge d’Isfendiar en face d’un héros âgé de quelque six-cents ans selon la légende. Il s’agit pour Rustem de critiquer la nouveauté des attitudes du prince fondées sur l’oubli des valeurs et des coutumes de la tradition populaire. Il ne peut notamment pas accepter que contre la loi observée par tous les rois précédents, un roi adhère à une religion au détriment des autres qui étaient de tout temps.. Il ne peut pas accepter davantage qu’on accède au trône au moyen d’un complot contre le roi légitime, et que la cour du roi soit envahie par des gens qui n’ont cure de la justice et de la vérité. Ainsi, par la bouche de Rustem, Ferdowsi exprime-t-il sa récusation de ceux qui ont été prisés par les prêtres zoroastriens : Guschtasp, Djamasp et les autres, manière pour lui de condamner les intrusions des prêtres dans les affaires de l’état et de dénoncer la répression sanglante des autres cultes, autrement dit les causes de l’affaiblissement et de la chute de la dynastie Sassanide devant les Musulmans.

Au petit matin, Rustem se prépare pour la guerre mais avant d’avancer seul devant le camp d’Isfendiar il dévoile ses craintes pour son frère cadet :

« Je vais essayer de détourner de ce combat cet homme malveillant et haineux, et de rendre la sérénité à son esprit. Mais je crains qu’il ne faille en arriver aux coups, et je ne sais quel malheur en sortira. »693.

La lutte entre les deux hommes commence et à force d’échanger des coups durs, les deux héros sont fatigués. Entre temps, l’armée de Rustem, contre sa promesse, attaque le camp adverse tuant deux des fils d’Isfendiar. Quand Isfendiar apprend la nouvelle il se met au combat avec fureur malgré des excuses de Rustem qui essaye de le calmer. Rustem se refugie alors au sommet d’une colline en se demandant pourquoi ses coups n’étaient pas efficaces sur le corps d’Isfendiar. Puis, avant la tombée de la nuit, grièvement blessé, Rustem demande une trêve tout en promettant de se soumettre aux ordres de son adversaire. Les deux combattants se donnent rendez-vous le lendemain matin à l’aube. Mais Isfendiar voit dans la proposition de Rustem un signe de faiblesse :

« Ô vieillard volontaire et absurde ! tu es un homme puissant et vaillant, tu connais beaucoup d’expédients, d’artifices et de moyens d’échapper. Je vois ta ruse, tu ne veux pas que je m’aperçoive du mauvais état dans lequel tu te retrouves. Je te fais grâce de la vie pour cette nuit ; ne te laisse pas

691 Ibid. p. 605. 692 Ibid. p. 617. 693 MOHL Jules, Paris, 1976, p. 645. 201 tenter par des voies tortueuses, accomplis tout ce que tu m’as promis, et ne m’adresse plus de vains discours. »694.

Il est très difficile de situer le combat de Rustem et Isfendiar dans le cadre de l’opposition entre le Bien et le Mal. Le Mal dans ce récit n’a pas d’adversaire, c’est lui qui constitue intégralement le cadre dans lequel déroule ce drame, et sa seule finalité est l’anéantissement des deux rivaux, pour rappeler aux hommes que personne, absolument personne, que ce soit un roi ou un héros, ne peut « décider » de son sort sans payer de sa vie, car le roi du monde, nous le savons, c’est Ahriman, et il règne sans partage. Sans jamais avoir égard à la bonté d’un homme pour lui accorder des faveurs, Ahriman veut faire croire que le destin est au-delà du Bien et du Mal, ce qui est inconcevable et incompréhensible. Rustem et Isfendiar incarnent la nécessité de ne pas renoncer aux efforts dans l’accomplissement du destin. Dans la préface de son récit, le poète fait le tableau idyllique d’une belle journée remplie de paix, avec ses rayons de soleil, son parfum musqué, son chant d’oiseaux, et le murmure d’un ruisseau joyeux. Mais aussitôt menacent des nuages noirs et un vent violent. Tel est le cours du temps. Ignorants de ce que le ciel cache dans sa manche, mais fort des enseignements de l’expérience on se méfie des jeux inattendus du destin. Tel est exactement l’état d’esprit des deux rivaux quand ils se voient face à face. D’un côté un prince ambitieux et désireux du trône, pris dans les filets d’un fanatisme aveugle. De l’autre, un héros populaire prisonnier de son nom et de sa gloire. Tous deux sont pris au piège de leur réputation, aux yeux du roi pour Isfendiar et aux yeux du peuple pour Rustem. A son frère qui l’avertit du danger de combattre un héros comme Rustem, Isfendiar démontre le fond de sa pensée en disant : « Si je désobéis au roi, on me le reprochera dans ce monde, et j’aurai à en répondre à Dieu dans l’autre ; et je ne veux pas me sacrifier dans les deux mondes à cause de Rustem. »695. Mais Rustem est aussi ferme que lui. En rappelant à Isfendiar que c’est par des expédients que son aïeul a gagné le trône il précise : « comment peux-tu te targuer de cette couronne de Lohrasp [le grand-père d’Isfendiar], et du collier et du trône de Guschtasp, qui ose dire : Va et enchaîne Rustem ? Car le puissant ciel lui-même ne peut m’enchaîner, et, si j’étais un autre homme, où seraient votre couronne, votre collier et votre trône d’ivoire ? Tu es un Pehlewan [héros] nouveau dans le monde, avec des manières nouvelles… ; mais depuis mon enfance jusqu’à ma vieillesse personne n’a osé me parler comme toi. »696. Et en réponse à Simourgh [l’oiseau légendaire semblable au Phénix] qui lui demande pourquoi il cherche le combat contre Isfendiar au corps d’airain il s’exprime amèrement : « S’il n’avait pas parlé de chaînes, mon cœur n’aurait pas été effarouché ; mais je préfère la mort au déshonneur, si jamais je me laisse vaincre dans le combat. »697. Les deux hommes cherchent à atténuer le poids de l’outrage que représente pour eux le regard de l’autre, tombant ainsi dans le piège tendu par le destin prévu par Ahriman. Suivons ce récit.

694 Ibid. p. 659. 695 Ibid. p. 607-609. 696 MOHL Jules, Paris, 1976, p. 623. 697 Ibid. p. 669. 202

V-VI L’œil d’Isfendiar

Après une journée dure et épouvantable, Rustem, épuisé et couvert de sang et des pointes des flèches acérées, prend le chemin de son camp pour se soigner, lui et son cheval blessé, se reposer et surtout trouver un moyen de se sauver. Il voit alors que les moyens ordinaires ne sont pas efficaces pour réduire un adversaire de l’envergure d’Isfendiar. Se persuadant que contre un adversaire soutenu par le ciel il faut des remèdes célestes, il appelle son père Zâl à son aide. Quand le père trouve son fils dans un tel état, il comprend lui aussi que les moyens de ce monde ne peuvent rien faire contre son adversaire. À son tour, il appelle à l’aide le Simourgh, l’oiseau magique qui a élevé Zâl dans la légende de sa naissance. Au moment de son retour dans le monde des humains, Simourgh lui avait donné une poignée de ses plumes en disant : « chaque fois que tu auras besoin de moi, allume l’une des plumes, aussitôt je serais présent où tu te trouves ». Alors Zâl allume une plume, et aussitôt le ciel devient noir de fumée tandis que l’oiseau se pose devant lui en disant : « Ô roi ! que s’est-il passé, pour que tu aies besoin de cette fumée ? »698. Zâl explique alors les faits et le combat de Rustem et d’Isfendiar et lui demande de secourir son fils. L’oiseau « tira du corps de Rustem quatre pointes de flèches, et suça avec son bec le sang de ses blessures ; ensuite il les frotta avec ses ailes, et Rustem reprit à l’instant ses forces et son énergie. »699. Il guérit ensuite Rakhsch, son cheval et il demande ensuite à Rustem « pourquoi as-tu recherché le combat contre Isfendiar, le héros illustre au corps d’airain ? » Rustem répond : « S’il n’avait pas parlé de chaînes, mon cœur n’aurait pas été effarouché ; mais je préfère la mort au déshonneur, si jamais je me laisse vaincre dans le combat. »700. Simourgh réplique :

« Il n’y a aucune honte à baisser ta tête jusque dans la poussière devant Isfendiar ; car il est le vaillant fils du roi, et la majesté divine des rois repose sur cet homme au sang pur. Si tu veux maintenant faire un pacte avec moi, tu renonceras à toute envie de combat, tu ne chercheras pas à t’élever au-dessus d’Isfendiar sur le champ de bataille et dans la lutte, tu lui rendras demain hommage, tu lui offriras comme rançon ton corps et ton âme. Si alors son heure est arrivée, il dédaignera certainement tes excuses, et je te fournirai un moyen de salut, je porterai ta tête jusqu’au soleil. »701.

Ces paroles de l’oiseau dissipent la crainte de Rustem.

Rappelons que dans le mysticisme iranien, le Simourgh, omniprésent dans tous les traités mystiques, représente le maître le plus haut et pour certains auteurs mystiques iraniens il incarne l’Homme Parfait. Ferdowsi enseigne par la bouche du Simourgh quelques traits importants de ce courant de pensée. Le premier concerne l’une des plus anciennes croyances iraniennes : il ne faut jamais avoir honte de baisser la tête devant un roi, qui que l’on soit. Parce qu’un roi est par principe, depuis Yema le premier roi, dépositaire du xvarnah, la faveur divine, et tant qu’on ne voit pas un signe évident de disgrâce divine chez un roi, par exemple l’énonciation de paroles mensongères ou le fait d’actes injustes, il doit être pleinement respecté. La royauté est un pacte qui implique deux conditions : l’une vis-à-vis du dieu pour garantir la justice, l’autre vis-à-vis du peuple qui doit être satisfait, et ainsi le ciel et la terre se rejoignent dans la personne d’un roi juste et équitable. Le deuxième trait de cette doctrine mystique est l’obligation de renoncer à toute ambition personnelle dans un combat. La guerre a ses lois et ses ordres et doit être évitée à tout prix, et ce n’est pas pour se venger qu’on fait la

698 MOHL Jules, Paris, 1976, p. 667. 699 Ibid. 700 Ibid. p. 669. 701 Ibid. 203 guerre. Devant Isfendiar, Rustem doit écarter de son âme l’aspiration arrogante à se hausser au-dessus du prince, et s’abstenir de l’humilier. Le troisième trait, indéniablement le plus important, est le rôle de destin. Le Simourgh précise qu’après l’échec de toutes les tentatives de ramener Isfendiar à la raison, ce n’est pas Rustem qui décidera de son sort, parce que « si alors son heure est arrivée, il dédaignera certainement tes excuses», autrement dit Rustem est soumis au destin. Après la promesse de Rustem de ne pas s’écarter des instructions, le Simourgh reprend la parole pour lui dévoiler un secret : « Par amitié, je vais te dévoiler le secret du ciel. Quiconque versera le sang d’Isfendiar deviendra la proie du destin ; jamais, aussi longtemps qu’il vivra, il ne trouvera la délivrance de ses peines ; il ne pourra garder ses trésors, la mauvaise fortune l’accompagnera dans cette vie, et quand il la quittera, il retrouvera dans l’autre des peines et le malheur. »702.

Ce dernier trait concernant le châtiment que doit attendre celui qui versera le sang d’Isfendiar est très inquiétant pour Rustem. Le Simourgh essaie de le calmer en énonçant un autre secret : « Mais si tu es décidé à suivre mon avis, je vais te rendre fort contre ton ennemi : je te renseignerai cette nuit même un secret merveilleux, je fermerai ta bouche aux mauvaises paroles. »703.

Le Simourgh amena Rustem au bord de la mer près d’un tamarix « dont la racine était dans la terre et la cime dans les cieux. »704, et dévoila le secret :

« Le puissant oiseau se percha sur l’arbre, et indiqua à Rustem un chemin sec pour arriver auprès de lui ; un parfum de musc se répandit tout autour ; il ordonna à Rustem de s’approcher, lui frotta la tête avec son aile et lui dit : « Choisis la branche la plus droite, la plus longue et la plus mince. C’est à cette flèche de tamarix qu’est attaché le sort d’Isfendiar ; ne fais donc pas peu de cas de cette baguette, rend-la droite devant le feu, cherche un bon vieux fer de flèche, attache au bois des plumes et ce fer, et voilà le moyen de faire périr Isfendiar. » »705.

Sur le chemin du retour et avant de s’élancer dans l’air, le Simourgh lui donna ses dernières recommandations :

« Maintenant si Isfendiar vient te provoquer au combat, fais-lui des supplications, parle-lui avec douceur et droiture, et n’emploie aucune espèce de fraude ; il se peut qu’il revienne à un langage plus doux et qu’il se rappelle les temps anciens, car tu as bien des fois traversé le monde, bravant les fatigues et les périls pour servir les rois. S’il refuse d’accepter tes excuses, s’il veut te traiter comme un homme de peu de valeur, alors bande ton arc, place cette flèche en tamarix que tu auras saturée de vin, dirige tes deux mains en ligne droite vers ses yeux, comme ferait un homme qui adorerait le tamarix, le destin portera cette flèche droit dans ses yeux, car c’est là qu’il est vulnérable, pourvu que tu ne te mettes pas en colère. »706.

À l’aube, Rustem se précipite vers le champ de bataille, et appelle Isfendiar avec une voix forte et retentissante. Isfendiar, étonné d’entendre la forte voix de Rustem pressent que quelque chose de magique a eu lieu pendant la nuit, et murmure à son frère : « La bravoure d’un lion ne sert à rien contre un magicien. »707.

Rustem lui adresse les paroles bienveillantes, alléguant qu’il est venu non pour se battre, mais pour apaiser le prince et lui présenter des excuses, et aussi « pour sauver mon nom et mon

702 Ibid. 703 Ibid. 704 MOHL Jules, Paris, 1976, p. 671. 705 Ibid. 706 Ibid. 707 Ibid. p. 673. 204 honneur ». Il le supplie d’abandonner la bataille et d’accepter ses trésors. Il lui pose des questions qui portent sur sa cécité de pensée due à la conscience orgueilleuse de son invulnérabilité : « Pourquoi lutterais-tu contre moi avec mauvaise intention, pourquoi fermerais-tu les yeux de ta raison ? »708.

Mais Isfendiar protestant encore une fois de son attachement à la religion et aux ordres du roi, et de son intention de mettre le héros dans les chaînes, décline l’offre de Rustem. Désespéré, Rustem adresse une prière au dieu et plaçant la flèche sur son arc, vise les yeux d’Isfendiar, qui tombe aussitôt de son cheval noir. Alors que le monde extérieur devient subitement noir, son âme s’illumine. Il adresse ces derniers mots à Rustem :

« Ce n’est pas toi qui es la cause de mon malheur ; c’était mon destin, et ce qui devait être est arrivé. Ecoute mes paroles : Tu n’as été qu’un instrument ; c’est mon père qui a fait mon sort, et non pas le Simourgh, ni Rustem, ni sa flèche, ni son arc. »709. Et comme testament il confie l’éducation de son fils à Rustem et demande son aide afin qu’il accède au trône.

Dans les recommandations du Simourgh à Rustem un point doit attirer particulièrement notre attention. Afin que le destin s’accomplisse, son action doit être dénuée de toute colère et sentiment de vengeance. La soumission au destin est requise, dès lors que, comme Isfendiar le dit, le destin s’empare d’un être pour en faire son instrument. L’unique initiative personnelle possible revient à servir le destin, à la façon dont Rustem écarte de son esprit tout obstacle à la prise de conscience d’Isfendiar de son aveuglement orgueilleux. Le fer, la flèche de tamarix aiguisée au feu et le vin, désignent trois symboles qui appartiennent au mysticisme iranien. Le feu et la lumière, sont nécessaires à la lucidité et le vin ouvre les yeux de l’âme. Ces trois symboles amènent Isfendiar à reconnaître la vérité au moment où il perd la vue, libérant l’œil de l’âme.

Conformément à la prédiction du Simourgh, peu de temps après la mort d’Isfendiar, Rustem est confronté à son tour au destin. Zâl, étant comme on l’a vu, la figure humaine correspondant à Zurvan. Zâl a un autre fils, opposé à Rustem, Scheghad. Pour tuer son frère le frère cadet prépare un complot avec la complicité du roi de Kaboul. Dans ce but, ayant creusé des fosses camouflées dans une réserve de chasse, ils invitent Rustem à la chasse. Ignorant son destin, Rustem, malgré la réticence de son cheval qui sent l’odeur du sol nouvellement remué, emprunte le chemin conduisant aux fosses et tombe dans l’une d’elles, garnie au fond de lances et d’épieux. Les derniers mots de Scheghad à Rustem grièvement blessé révèlent la force du destin déterminé par Ahriman :

« Le ciel qui tourne a fait justice de toi…Le moment de ta fin est prochain, et tu périras de la main des Ahrimans. »710.

Cette issue a son correspondant dans le Shâhnâmeh avec le sort du chef de l’armée iranienne à la fin des Sassanides. Ahriman régnera toujours.

Le sort tragique de Rustem, et les paroles de son frère assassin évoquant la justice du ciel soulèvent de nombreuses questions, à commencer par la plus importante qui concerne la question de la justice dans notre monde. Selon le mythe de Zurvan, la royauté du monde est

708 Ibid. 709 Ibid. p. 683. 710 Ibid. p. 717. 205 accordée à Ahriman pour une durée de 9000 ans. Mais ce qui semble paradoxal pour le sens commun est qu’il s’agit d’une décision de Zurvan, supposé être un dieu juste. Une telle conception de la justice entraîne la nécessité d’un règne du mal auquel il faut se soumettre afin d’en favoriser l’accomplissement. Mais une telle situation est inévitablement en butte à la bonne foi humaine. Pour celle-ci en effet, le Bien est la valeur essentielle, tout homme n’est-il pas éduqué en vue de contribuer à l’établissement du Bien dans le monde ? Mais dans la conception qui émane du mythe de Zurvan, une telle bonne foi revient à nier la justice de Zurvan, ainsi que son décret qui n’envisage le règne du Bien qu’à la fin du temps déterminé. Le règne d’Ahura Mazdā, autrement dit l’instauration du Bien, ne commence qu’après découlement de 9000 ans. Toute instauration du Bien enfreignant ce décret est intempestif et revient à outrager le dieu-temps. Conforme au mythe de Zurvan, le Shâhnâmeh de Ferdowsi illustre cette conception du destin.

206

VI – Le Père des Jumeaux :

Le désir et le doute

Dans ce chapitre, il ne s’agit plus de démontrer nos thèses en nous appuyant sur les textes. Il s’agit ici de repenser la question de Zurvan sous un autre angle et par une approche particulière capable de rendre justice à ce dieu mystérieux. Nous allons examiner quelques questions et proposer notre propre pensée sur les mystères d’une idée singulière et fascinante de l’histoire des religions iraniennes.

Contrairement aux Gāϑā qui se situent clairement dans un cadre moral, le Zurvanisme lui est complètement étranger et ne tolère aucune approche éthique. Ce culte est celui d’un dieu mythique qui est à la fois Temps et Destin, et du coup, indifférent à toute valorisation morale de ses interventions dans le monde. De fait Zurvan, antérieur au monde physique et à toute autre chose, exige d’être appréhendé à partir d’une métaphysique idoine, capable de comprendre l’enchaînement de trois notions capitales que nous avons dégagées dans les analyses précédentes : le Temps, le Désir, le Doute.

Dans le mythe que nous avons examiné, Zurvan, étant absolument seul, est présenté comme le père des Jumeaux. La désignation des Jumeaux par les noms d’Ahura Mazdā et d’Ahriman est la marque d’une influence zoroastrienne, qui s’est exercée tardivement par rapport à l’origine lointaine du mythe, dont nous avons établi l’ancienneté temporelle sur le texte fondateur de la religion zoroastrienne, les Gāϑā, dans le chapitre III-II.

Le récit gâthique de l’histoire des jumeaux primordiaux est reconnu par un nombre considérable de spécialistes de l’ancien Iran comme la preuve décisive du caractère moral de ce texte, car il parle ouvertement de deux esprits, mainiiu, opposés par tous les points relevant du domaine mental humain. La pensée, la parole et l’action humaines reçoivent d’une manière explicite la qualification toute éthique du bien et du mal, énonçant aussi la fin heureuse ou malheureuse de chacun entre nous. Mais les jumeaux représentés dans le mythe et surtout dans le texte d’Ulemâ i Islam, un traité jugé authentiquement zurvanite par les experts, se définissent dans un autre cadre. Selon ce texte les premières émanations du dieu sont le feu et l’eau. Or, il est capital de comprendre que ces deux entités sont dénuées de toute valeur morale, il s’agit de deux éléments qui appartiennent à la formation du monde, et dont le Temps est le créateur, comme précise le texte. De fait, la formule de fortune nietzschéenne « Jenseits von Gut und Böse » (Au-delà du Bien et du Mal) est, sinon erronée, certainement insuffisante pour appréhender Zurvan et il nous faut l’écarter d’emblée. Sans doute devons- nous nous en tenir prudemment à la vraisemblance et la probabilité dans ce domaine puisque, comme nous l’avons suffisamment montré, les documents originaux à propos de Zurvan manquent, tout ce dont nous disposons étant des fragments dispersés dans les ouvrages pahlavis écrits par des zoroastriens. Ces zoroastriens sont ceux qui ont pris leur distance par rapport à l’orthodoxie zoroastrienne et ont laissé s’infiltrer des éléments hétérogènes à la doctrine originelle, surtout dans leurs récits cosmogoniques. Ces éléments concernent le rituel ou la reconnaissance d’un principe qui ne peut être autre que Zurvan, au-delà d’Ormuzd et d’Ahriman, sans énoncer explicitement leur gémellité. Les traits zurvanites dans leurs récits cosmogoniques sont indéniables. Ces zoroastriens ont été ressentis par leurs homologues orthodoxes comme des hérétiques, en tant que la doctrine zoroastrienne est inconciliable avec le Zurvanisme, chacune de ces doctrines étant fondée sur des prémisses essentiellement 207 différentes. Par exemple dans ce qui nous est resté aujourd’hui des correspondances entre Zādspram, l’auteur d’un ouvrage de même nom, avec son frère qui était un prêtre zoroastrien rigoriste et en fonction, nous pouvons facilement déceler les signes d’une querelle de ce type. Le frère rigoriste conseille à Zādspram de revenir sur ses propos hérétiques711. Ce rapprochement d’idées témoigne à notre sens du fait incontournable de l’influence mutuelle des milieux religieusement différents en raison d’un voisinage durable. Par conséquent arriver de l’eau et du feu au Bien et au Mal ne peut s’opérer dans une continuité logique qu’au prix d’un renversement des valeurs. Au lieu de partir en amont de ces éléments nécessaires, la tradition a suivi un chemin en aval, projetant sur le feu et l’eau les valeurs de Bien et de Mal712. Ce cadre trop humain considère tout ce qui est profitable à l’homme comme le Bien, et les choses contraires comme le Mal. Or, si nous n’arrivons pas à dépasser de ce cadre psychologique et à nous débarrasser de la morale, nous n’arriverons jamais à saisir l’originalité de Zurvan. Chaque fois que nous utilisons ces termes, nous devons être attentifs à leur caractère secondaire par rapport à Zurvan et être attentifs, notamment dans le mythe de Zurvan à toutes les expressions qui témoignent de ce qu’il n’est pas question du Bien et du Mal, telles que à propos du premier né « puant et ténébreux » et du deuxième « suave et lumineux ». Ce n’est qu’en dernier lieu, dans le passage où ces deux frères jumeaux se sont mis à créer que les rapporteurs arméniens ont qualifié leurs actes de bon ou de mauvais, c'est- à-dire au moment de la formation du monde. L’emploi de ces termes, fondé sur une simplification syntactique destinée à éviter de faire la liste des opposés, ne doit pas nous faire sombrer dans l’erreur d’emprunter un cadre moral pour caractériser l’ultime position de Zurvan. Il nous faut en conséquence le briser afin de nous engager dans une analyse idoine. Comment faut-il appréhender ce dieu mythique, comment faut-il saisir ce qui semble insaisissable ?

En tant que Zurvan se trouve au point culminant d’une nécessité logique et philosophique, nous considérons souvent que le Zurvanisme est une tentative moniste pour expliquer le réel, sans remarquer que ces termes nous emprisonnent encore dans le cadre logique et philosophique.

Partons en conséquence des premières émanations de Zurvan, l’eau et le feu. Etre à la fois l’eau et le feu revient à échapper à la raison humaine qui cherche toujours à réconcilier les opposés et effacer ainsi la tension qui empêche de définir positivement un objet. Mais cette interprétation de la tension relève d’un préjugé communément admis selon lequel la présence simultanée de deux aspects contradictoires dans un être ou dans un énoncé est un obstacle à la

711 ZAEHNER Robert Charles, Zurvan, a Zoroastrian dillema, Téhéran, édit. Amir Kabir, 2013, p. 156. 712 Sans entrer dans les détails d’un rapprochement qui sortirait du cadre de notre travail présent, il est permis d’évoquer ici une différence énoncée par Aristote dans sa Métaphysique entre ceux qui « supposent comme les Pythagoriciens et Speusippe que le plus beau et l’excellent ne sont pas au commencement en raison du fait que les principes des plantes et des animaux sont causes alors que le beau et le parfait sont dans les choses qui en dérivent (en toîs ek toutôn)», Métaphysique, 1072b30-34. Dans la république Platon définit le Bien comme un principe (archè). Et, selon Simplicius, le commentateur néoplatonicien du VIè siècle (Commentaire du Traité du ciel d’Aristote, 386,10-23), certains Pythagoriciens semblent avoir « rassemblé toutes les oppositions en deux colonnes (sustoikhiai), celle du pire et celle du meilleur, ou en vérité celles du bien et du mal », ce qui semble avoir été la position de Xénocrate. Aristote rappelle implicitement que l’un des successeurs de Platon à l’Académie, Speusippe, s’est éloigné de la doctrine du maître et admettait que les choses se développent par degrés dans le temps : par exemple, la semence est antérieure à l’être. Il en résulte que l’inférieur explique le supérieur et que la perfection est le résultat d’une évolution. Comme la suite du texte d’Aristote mentionne, en compagnie d’Empédocle, d’Anaxagore et de Phérécyde ; les Mages, un rapprochement avec le Zoroastrisme est possible. 208 compréhension de l’objet. Ne faut-il pas questionner ce préjugé pour ouvrir un chemin vers l’appréhension de Zurvan, avant de nous contenter de le définir négativement pour dire qu’il n’est ni l’un ni l’autre ? Comment désigner un être qui vit pour la mort, un homme ou un animal, comme un être à la fois vivant et mourant ? La solution de cette énigme proposée par la religion et la philosophie consiste à ne reconnaître positivement que l’un des aspects : la religion désigne l’homme en tant qu’esprit toujours vivant, et la philosophie en tant qu’une raison infinie et éternelle. La philosophie et la religion renvoient le corps à la mécanique aveugle de la « Nature », qui n’a pas de sens propre défini. Ce n’est pas un hasard si la médecine de notre temps se ramène essentiellement à des procédures de remise en ordre d’un mécanisme déréglé et si nos salles opératoires au sein de nos établissements de santé ont toutes les caractéristiques d’un atelier mécanique.

Ainsi, ni la religion, ni la philosophie ne parviennent à appréhender positivement l’être étrange qui est Zurvan. Il nous faut comme notre ultime outil, nous orienter vers le mythe et la mythologie, un sol raboteux situé nulle part auquel nous ne sommes pas bien préparés et habitués et qui nous contraint à déposer nos lunettes conceptuelles. Peut-être devons-nous revenir à Schelling lorsqu’il déclare : « notre effort pour connaître un objet ne doit jamais viser à y importer quelque chose du dehors mais seulement à faire en sorte qu’il se donne lui-même à connaître »713, ou encore dans un registre différent à Dumézil lorsqu’il nous avertit que « les mythes ne se laissent pas comprendre si on les coupe de la vie des hommes qui les racontent. »714. Et Dumézil précise qu’une mythologie coupée de la vie sera interprétée « selon des systèmes a priori »715. Déposer ces systèmes préfigurateurs pour recevoir humblement le mythe tel qu’il est, telle est la tâche à laquelle nous invite l’étude de Zurvan. Dans cette voie, il ne faut pas repousser ou gommer l’aspect contradictoire du mythe, ni le contraindre à sa réduction à un concept connu. Cela dit, une fois dépouillés de nos concepts habituels nous nous retrouvons dans une situation délicate : nous ne pouvons attendre aucune aide textuelle sur la manière de saisir un tel être. Si nous acceptons que notre intelligence n’arrive pas à se représenter un objet qu’en se séparant et se distanciant de lui, alors il nous faut admettre que la saisie non conceptuelle de Zurvan ne peut s’effectuer que par la présence de nous à nous-mêmes, autrement dit par l’annulation et l’anéantissement de cet écart. Nous savons que Bergson s’est engagé sur ce chemin, et avant lui c’est Nietzsche qui l’a parcouru. L’un et l’autre ont senti la nécessité de dépasser le cadre jugé très insuffisant et restreint de la philosophie. Ce qui pose pourtant problème pour nous dans leurs riches analyses c’est qu’ils cherchent à définir le cadre d’une autre philosophie, la philosophie du futur et un « surhumain » capables de surmonter l’obstacle, alors que Zurvan en tant que Temps nous invite à l’assumer existentiellement. Le propre de la vie est l’établissement et l’instauration dans le vivant d’un certain type de saisie immédiate du monde, des « instincts », qui ont en propre d’être tous performatifs, en tant qu’ils sont destinés et programmés aux actions en vue de préserver la vie. Si le schème de la saisie immédiate instinctive nous aide à nous rapprocher de notre but, en revanche son aspect réactionnaire nous en éloigne. Car l’instinct est en fait la réaction de l’organisme vivant face aux éléments relativement répétitifs et stables du monde extérieur.

Pour ces raisons, il nous faut pour ainsi dire « retrouver le temps » où les hommes, en deçà de tout concept philosophique ont « pensé » le Temps, Zurvan.

713 SCHELLING Friedrich Wilhelm, Introduction à la philosophie de la mythologie, traduit sous la directrice de Jean-François Courtine et de Jean-François Marquet, Paris, Gallimard, 1998, p.26. 714 DUMEZIL Georges, Mythe et Epopée, Paris, Gallimard, 1995, p. 40. 715 Ibid. p. 40-41. 209

Étymologiquement le nom de Zurvan signifie en effet le Temps. Dans l’Avesta et dans les textes pahlavi, son nom est assez souvent accompagné de deux épithètes, illimité et limité, Zruuāna akarana, littéralement le Temps sans borne, et darəγō.xᵛa āta, littéralement celui qui tire son être de soi-même. En tant que Temps, Zurvan ne se situe pas au terme final d’une analyse ascendante pour justifier son être. Aucun procédé analytique du monde ne peut aboutir à la désignation du temps comme premier principe, car un schéma créationniste domine nos esprits. Le monde pour nous est créé soit par un être divin, soit par le hasard relevant de sa nature, et comme dans aucun de ces cas nous ne parvenons à justifier la nécessité de son existence, nous la recherchons en aval. Or, comprendre Zurvan implique de se placer en amont de ce qui représente son point de départ, au moment où Zurvan dans son absolue solitude désirait et « sacrifiait », yazi n, afin d’enfanter un fils qui créera le monde. C’est donc un désir divin qui se trouve ainsi en amont de la formation du monde.

Mais il nous faut être attentifs aussi tout au cours de notre étude à une différence capitale entre le temps que nous nous représentons abstraitement et le temps qui est une personne divine, en l’occurrence Zurvan, capable d’agir dans le monde, et occulter l’écart entre notre raison formée par les propositions d’une logique formelle, et l’univers du mythe avec sa propre logique. Contrairement à notre représentation du temps comme écoulement linéaire sans fin, le temps liturgique qui nous concerne est à la fois circulaire et eschatologique. La circularité, expression empruntée du Timée de Platon, 37d-38a, représente et imite l’éternité d’un temps immuable sans borne, akarāna, disent les Zurvanites à propos de Zurvan. Il est eschatologique parce que chaque fois et au commencement de ce temps il annonce la fin et le commencement d’un autre temps, de sorte que la fin est déjà présente au lancement du cycle. Cette dimension du temps échappe à notre représentation parce que nous sommes les êtres d’un temps de passage, un temps qui dissipe sans retard le moment présent en l’envoyant dans un abîme brumeux ne nous laissant aucune chance de nous y arrêter. Malgré cela ce temps a gardé un souvenir de son origine, de l’éternité. Sorti de l’éternité par un événement que nous allons étudier plus bas, et dans une dimension eschatologique, le temps de passage était destiné à se dissoudre de nouveau dans l’éternité. L’instant, par son instabilité originaire, imite cette fin dans son cours permanent et constant en courant inlassablement vers la fin pour se faire disparaître dans un autre, aussi instable que lui. Zurvan étant la personnification du Temps, le temps de passage, loin d’être une créature de Zurvan, est une autre modalité d’être pour lui. Il nous faut donc pour saisir Zurvan nous placer dans un temps liturgique et cultuel, il nous faut vivre dans un temps qui n’est pas un temps de passage mais qui se caractérise par la stabilité et par son immuabilité. Parlons-nous d’un état extatique et mystique ? Sommes- nous emportés par les cavales, par des forces divines comme dans le poème de Parménide716 à la présence d’une divinité ? En tout cas nous parlons d’un état visionnaire et contemplatif exempt de toute volonté subjective, l’ordre des choses est ici vertical, du ciel vers la terre. Il faut naître dans le temps et dans l’espace sacré pour être capable de saisir l’insaisissable Zurvan. Cette apparition de la lumière de xvarnah, cette Kharis717, n’est pas, nous l’ignorons pourquoi, réservée à tout le monde. Le Temps éternel, Zurvan, n’est pas représentatif, pour l’appréhender il faut être noyé dans le sacré.

716 TANNERY Paul, « Pour l’histoire de la science hellène » in Collection historique des grands philosophes, Paris, Félix Alcan, 1887, pp. 218-246, p. 244. 717 Ce terme grec signifie la grâce. 210

Deux éléments dans le mythe de Zurvan nous permettent d’entrevoir la présence d’une sorte de millénarisme au sens suffisamment partagé de ce terme par les spécialistes, à l’instar d’Antonio Panaino dans sa conférence au Collège de France au 22 juin 2016 intitulée « Le millénarisme iranien au miroir : origine et circulation d’une idée », qui prévoit un âge fixe pour le monde. Premièrement le mythe évoque explicitement le fait que la durée du sacrifice divin pour la conception de son fils lumineux était de mille ans. Et en deuxième lieu il précise d’une manière aussi explicite que ce fils désiré, en l’occurrence Ahura Mazda, est né à son heure, au bout de mille ans de sacrifice. Ici nous sommes devant la durée nécessaire et fixée de l’accomplissement parfait de la liturgie sacrificielle dans le sens exposé dans le chapitre III-IV, à savoir la mise à mort d’un animal, « yazi n ». La garantie du résultat de ce procédé liturgique est attestée dans plusieurs passages de l’Avesta concernant le sacrifice sanglant des rois ou des héros légendaires visant la faveur d’une divinité sur une affaire, et ayant comme condition la légitimité de la demande. Par exemple selon certains passages de l’Avesta, un non aryen ne peut jamais avoir à sa demande la faveur divine de régner sur l’Iran. Zurvan illimité, akanâra, représente ce temps liturgique et cultuel éternel, désirant toujours enfanter. Enfanter relève de la nature du temps, mais pour le temps éternel et immuable, cette entreprise représente un danger ainsi que le risque de ne pas être accomplie, et une nécessité. Danger et risque sont comblés par le procédé liturgique de sacrifice. Que dire de la nécessité du désir et de ce qu’il implique, la nécessité du monde ? Partons de cette dernière pour arriver à une réponse.

Le monde tel qu’il existe suppose l’existence de deux principes, opposés certes, mais en même temps indispensables et complémentaires. La liste même partielle de ces pôles antithétiques, évoquée à plusieurs reprises dans notre étude, pourrait être très longue allant de masculin/féminin jusqu’au point final moral de Bien/Mal, en passant par chaud/froid, lumière/ténèbres, sec/humide, ordre/désordre, etc. Il faut se rappeler d’emblée que, cette liste ne donne pas la prééminence ontologique d’un couple d’opposés par rapport à un autre, ils sont tous d’un statut égal : des créés. Seul Zurvan se trouve au-delà d’eux, bénéficiant ainsi d’une prééminence ontologique sur toute la liste. L’existence mutuelle effective de ces pôles fait de notre monde un monde de mélange, gum či n, disaient les textes pahlavis. Il en découle que sont nécessaires dans la formation du monde aussi bien les pôles positifs comme la lumière ou la chaleur, que les pôles négatifs comme les ténèbres ou le froid. Mais cette nécessité était vraisemblablement ignorée par Zurvan dont le désir était d’un fils lumineux impliquant l’exclusivité d’un monde lumineux. Conformément aux textes zoroastriens que nous avons cités dans notre étude, un tel monde est fondamentalement dépourvu de mouvement et ne peut contenir que des êtres dépourvus de corps de sorte qu’il n’est pas un monde réel tel que le nôtre. Zurvan ignore la formation inévitable du Mal. Ainsi, dans le mythe à notre disposition, l’arrivée d’Ahriman avant celle d’Ahura Mazdā, témoigne, par le biais de la hâte inhérente au désir divin, du décalage fondamental qui existe entre le temps nécessaire à la formation du Mal et celui nécessaire à celle du Bien. Lié au désir par nature impatient il y a une impatience du Mal qui exclut le temps nécessaire à la gestation du Bien. Construire un édifice prend plus du temps que le détruire, ce qui peut s’effectuer en un clin d’œil, former une amitié nécessite une longue période de relation attentive, mais un seul moment d’inattention est souvent suffisant pour l’annuler.

En outre, le désir exige pour se satisfaire un temps linéaire et un espace fini, ce qui, selon nous est évoqué dans le mythe par la figure du Doute. Certains ouvrages pahlavis assimilent

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Zurvan au Temps comme âme du monde, son corps constitue le ciel, spihr, autrement dit le temps et l’espace propres à notre monde ne sont rien d’autre qu’une modalité d’être pour Zurvan. Ce qui exige pour Zurvan de recourir au rituel sacrificiel pour réaliser son désir, relève précisément des difficultés inhérentes à un passage de l’intelligible et de l’unifié au multiple tangible et concret. Pourquoi Zurvan, tout comme son pendant indien Prajâpati dont nous avons évoqué au chapitre III-II, serait-il plongé dans le doute ? Et pourquoi ce doute est un élément essentiel dans la conception d’Ahriman, et à travers lui de la formation du monde ?

Les seuls moyens à la disposition de Zurvan pour parvenir à réaliser son désir sont le rituel sacrificiel (yazi n) sanglant et les baguettes, barsom, qu’il a en main comme un grand dieu- prêtre, les baguettes qu’il transmettra à son fils bien aimé en lui demandant de sacrifier désormais pour lui. La nature de ce sacrifice a été élucidée dans le chapitre III-IV.

Le doute qui survient au cours de sacrifice est à analyser de deux façons distinctes mais solidaires. La première découle de l’étymologie de Zurvan, le Temps, dont nous avons vu que lié au désir, il est impérieux et impatient de sorte que la durée du rituel sacrificiel, mille ans, n’a pu que lui paraître trop longue. C’est l’impatience du désir qui entraîne le doute sur le bien fondé et l’efficacité de cette durée du rituel sacrificiel. La seconde découle du Destin divin à l’aune duquel le doute est nécessairement à jamais prévu de sorte que le doute constitue une « tache noire » dans l’esprit lumineux du dieu. Nous nous trouvons alors devant la contradiction du Temps, en tant que Destin qui présuppose l’immuabilité de ce qui est à jamais fixé et toujours déjà réalisé, et, à la fois, en tant que désir caractérisé par l’impétuosité impatiente qui présuppose le mouvement passager de l’avant à l’après, chronie. Le doute est pour ainsi dire la figure de cette contradiction au sein du Temps personnifié par Zurvan. On comprend alors pourquoi s’interroger sur une cause ultime du doute de Zurvan n’a pas de sens puisque ce doute est Zurvan lui-même qui personnifie la contradiction du Temps, son essence clivée. Voilà pourquoi les textes à notre disposition ne soufflent mot sur ce qui explique que le doute soit impliqué par le destin et l’essence divine alors qu’il est issu de l’ignorance. Or la formation du monde est transition de Temps immuable à un Temps mouvant. Une telle transition implique le Mal en tant que nécessité intérieure à la formation du monde

On aura compris que le Désir, lié à l’impatience, est nécessairement ignorant, ce qui entraîne le doute. Le doute est le nœud du désir ignorant et de la connaissance liée au destin qui noue le Temps-éternité avec le Temps fugitif. Nous avons vu comment le mythe évoque explicitement que Zurvan « après » un certain temps cessa le sacrifice, se mettant à réfléchir sur l’efficacité de ce qu’il faisait. Le temps « chronologique », le temps auquel nous sommes habitués, est par l’essence le lieu de doute, car « l’enfant » de ce temps reste inconnaissable avant de naître. Il oscille entre deux qualités ou deux caractères opposés qui, avant son arrivée dans le monde, ne peuvent être définis avec certitude. Le doute de Zurvan est donc à rechercher dans son rapport avec ce temps chronologique, il traduit ou exprime l’incertitude du commencement. Le temps de passage est une conséquence du doute de Zurvan et son début coïncide avec la conception d’Ahriman, de sorte que notre temps à nous est un temps ahrimanien, ce qui se traduit par le Premier enfant du dieu qui devient le roi du monde. Il s’ensuit que Ahura Mazda doit par le sacrifice, effacer cette tache noire de Zurvan, donnant ainsi, a parte post, l’unité au dieu clivé par essence. Et le temps fixé de son sacrifice étant de 9000 ans, le monde tel que nous le connaissons est livré au Mal jusqu’à son terme imparti.

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Shahristâni, l’historien des religions du XIIème siècle, rapporte dans le chapitre de son ouvrage Livre des Religions et des Sectes, consacré à l’étude du courant zurvanite, que certains d’eux croient qu’il y a toujours avec le dieu quelque chose de « malin »718. Nous voulons souligner l’adjectif temporel présent dans cet énoncé pour en exclure tout caractère contingent et fortuit, de sorte qu’il faut le considérer comme un trait essentiel de Zurvan. Ce n’est pas un événement imprévu qui déclenche le doute, il est inscrit dans l’essence du dieu.

Les ouvrages zoroastriens, avestiques ou pahlavis qui ont abordé le schéma cosmogonique mazdéen évoquent ce trait important pour les anciens Iraniens. Dès les Gāϑā et dans la strophe 10 du Yasna 30 que nous avons examiné dans le chapitre II-I, le poète expose clairement ce schème cosmogonique. Ce texte esquisse la scène dans laquelle se succèdent la « cessation du succès pour le Mal » et l’obtention de « la récompense promise » de séjour dans la demeure lumineuse d’Ahura Mazdā par « ceux qui auront acquis bonne renommée »719. Ce schème hautement eschatologique témoigne de l’existence assez ancienne d’une théorie de temps chez les penseurs iraniens de cette époque. L’appréhension du Mal et son sort final sont étroitement liés à la représentation du temps chez ces anciens pionniers de la réflexion spéculative. Selon cette représentation, d’un temps éternellement immuable est sorti un autre, mouvant et passager, qui court inlassablement vers son ultime stade où il se fond de nouveau dans l’éternité. Ce temps-là est circulaire et sa durée selon les textes varie entre 9000 et 12000 ans, c'est-à-dire qu’il s’agit de toutes façons, d’un temps limité et compté. Nous avons noté plus haut dans ce chapitre que la circularité est le signe apparent d’un temps liturgique revenant à son point de départ chaque fois qu’il touche à sa fin. Il est aussi eschatologique dans le sens où il contient dès le départ la promesse du retour au point initial. L’autre particularité non moins importante de ce temps de passage est son lien direct, conformément au passage précité des Gāϑā, avec le triomphe du Mal, ce que le mythe de Zurvan exprime par le « règne » du Mal. Toutes nos sources font ainsi de ce temps un temps ahrimanien, c'est-à- dire foncièrement nuisible et mauvais. M nōk Xrat, un ouvrage pahlavi expose au chapitre 8 chacun de ces points en suivant un ordre défini. Nous reviendrons sur ce texte que nous avons déjà cité intégralement au chapitre III-IV pour étayer nos arguments par un texte zoroastrien. Nous nous rappelons ici des grands traits de cet important passage : après 9000 ans Ahriman sera réduit à l’impuissance, il perdra tous ses généraux de guerre. Le texte se poursuit et précise que « Et toute la création d’Ormuzd sera de nouveau délivrée de la contre-création et reviendra telle qu’elle fut formée et créée au commencement. »720, c'est-à-dire incorporelle. Ce texte présente ostensiblement un temps circulaire et passager et limité qui coule vers sa fin promise et programmée où il sera dissout à nouveau dans l’éternité. Ainsi le commencement promis du règne du Bien coïncide avec la fin programmée de celui du Mal, parce que ce dernier est piégé dans un temps de passage, un temps chronologique, circulaire, et donc limité et eschatologique.

Dans son article intitulé « Le temps cyclique dans le Mazdéisme et dans l’Ismaélisme » paru dans Eranos-Jahrbuch du 1951, Henry Corbin analyse dans la première section du cet article, comme l’annonce son titre, le temps cyclique mazdéen. L’auteur amorce son analyse en citant

718 SHAHRISTÂNI, Livre des Religions et des Sectes, traduit en persan par M. K. Hashemi, Téhéran, éd. Eghbâl, 1983, p. 374. 719 Toutes les citations de ce passage sont de DUCHESNE-GUILLEMIN Jaques, Zoroastre, Paris, Robert Laffont, 1975, p. 213. 720 NYBERG Henrik Samuel, « Questions de Cosmogonie et de Cosmologie Mazdéennes », Journal Asiatique d’Avril-Juin 1929, Paris, IN, Paul Geuthner, 1929, p.199. 213

« un petit manuel de doctrine mazdéenne en pehlevi, datant du IVme siècle de notre ère »721. Dans ce manuel serait exposé tout ce que doit connaître un être humain parvenu à l’âge de quinze ans. L’analyse des formules évoquées dans ce manuel conduit Corbin à énoncer à leur propos deux termes « préexistence et surexistence », qui dévoilent une conception particulière et inédite du temps cyclique mazdéen que l’auteur expose dans ces termes :

« Etant essentiellement un Temps du Retour, il [le temps chronologique] a la forme d’un Cycle. La cosmogonie mazdéenne nous fait ainsi connaître que le Temps a deux aspects essentiels, le Temps sans rive, sans origine (Zervân-i akanârak), le Temps éternel ; et le Temps limité ou « Temps à longue domination » (Zervân-i deranγ xvatâi), l’Aion à proprement parler, bien que le Temps éternel tende aussi à figurer sous cette dénomination. Le Temps éternel est le paradigme, le modèle du Temps limité qui a été fait à son image »722.

Le règne d’Ahriman ne peut pas ne pas prendre fin, premièrement parce que ce fait est énoncé par le Dieu-Destin, donc il sera inéluctablement réalisé. Et deuxièmement parce que le temps limité, étant circulaire et eschatologique, ne peut recommencer un autre cycle. Il faut que cette fin coïncide avec un fait ou un événement eschatologique qui changera définitivement la nature. Dissout à nouveau dans son éternité originelle, il sera purement et simplement anéanti, et avec lui prendra fin le règne d’Ahriman enfant de ce temps. La finitude n’a pas d’autre horizon, d’un point de vue eschatologique, que la dissolution nécessaire dans l’infini.

Les difficultés auxquelles nous nous heurtons dans l’étude de Zurvan en tant que Père des Jumeaux et Principe premier de toute une série de dualités témoignent du même coup de l’intérêt de notre travail. À notre avis, l’originalité du Zurvanisme consiste en ce fait qu’il ouvre très tôt dans l’histoire une voie pour une pensée métaphysique capable de réfléchir sur la diversité du monde sans tomber fatalement dans un cadre moral. Se débarrasser de ce cadre dans l’explication du monde revient à s’offrir les moyens d’éviter la guerre civile structurelle qu’une conception morale implique à partir du moment où elle divise la société humaine entre des bons et des méchants. En nous référant aux sanglantes et terribles guerres dont nous avons tous dans nos mémoires les images apocalyptiques, ce dépassement moral trouve sa nécessité pour rendre possible l’établissement de la paix. Tels sont, en dernier ressort, l’intérêt philosophique et aussi l’originalité de l’étude que nous proposons.

721 CORBIN Henry, « Le temps cyclique dans le Mazdéisme et dans l’Ismaélisme, in Eranos-Jahrbuch, 1951, band XX, Zürich, Rhein - Verlag, 1952, p. 149. 722 Ibid. p. 152. 214

Conclusion

Nous parvenons au terme de notre étude sur la question du Mal dans deux systèmes de pensée appartenant au passé iranien et, à bien des égards, rivaux et inconciliables, le système gâthique et celui du Zurvanisme. Il est temps dans ce dernier moment de notre parcours de nous rappeler rétrospectivement les grands traits de nos analyses et surtout les résultats auxquels nous sommes parvenus.

Dès l’introduction, un constat négatif nous a barré l’accès à une formulation correcte de notre problématique : ni la philosophie, ni ce que nous avons appelé par convention heuristique la « religion » ne peuvent traiter le problème du mal. Toutes deux, pour des raisons principielles différentes, ne font que renvoyer le Mal dans le non-être, prononçant à son sujet un non-lieu catégorique et rendant ainsi caduques les questions concernant son être. Toutes deux, en posant le Bien comme le seul être véritable, ne peuvent accorder de positivité à son contraire sans tomber dans la contradiction. Cependant, ce résultat négatif nous a contraint à poursuivre nos recherches en changeant de méthode. Il invite à mettre le pas sur le sol raboteux de la mythologie et des dieux mythiques, là où chaque affaire du monde trouve un personnage divin comme son initiateur. Si ce résultat convient au Zurvanisme, il entre difficilement dans l’interprétation du texte gâthique :

Les Gāϑā, un texte poétique, qui expriment la voix et la pensée de Zoroastre, ont voulu résoudre cette aporie en attribuant le mal non pas au dieu ou aux divinités, mais confusément à un principe malveillant de rang inférieur, A ra mainiiu.

Notre étude des Gāϑā a évidemment nécessité de nous prononcer préalablement sur certains points concernant l’histoire de leur auteur, Zoroastre. Nous avons établi d’abord l’historicité, à notre avis, incontestable de Zoroastre malgré les doutes qui jettent une ombre sur ce visage historico-légendaire. Ces doutes sont dus principalement à l’intervalle considérable qui sépare Zoroastre du temps historique de l’Iran qui coïncide avec les Mèdes et surtout avec les Achéménides, c'est-à-dire pour le plus haut vers le VIIème siècle avant J. –C. Une fois l’historicité établie, contre l’avis de Jean Kellens, nous avons traité la question de la datation, aussi difficile et controversée. La difficulté majeure relative à l’établissement d’une datation exacte de Zoroastre et des Gāϑā, outre le problème de leur appartenance à une époque reculée marquée par l’oralité et l’absence d’écriture, vient du fait que leurs fidèles se sont permis de forger une image légendaire renvoyant la conception de Zoroastre aux premiers stades de la formation spirituelle du monde comme le laisse entendre le mythe de la naissance du prophète. Ces mythes et légendes ont été repris par les historiens grecs et transmis au temps moderne. Mais l’analyse linguistique du texte fait valoir qu’il est comparable aux plus anciens hymnes védiques qui remontent selon les savants de la discipline aux alentours de l’an 1700 avant notre ère. Les différences doctrinales entre ces deux textes nous ont persuadés que les Gāϑā sont légèrement ultérieures au Véda, dans la mesure où la prise de distance des Gāϑā par rapport à la religion ancestrale et l’établissement de leurs enseignements dans le cadre d’une pensée arrêtée a nécessairement exigé un certain temps. Pour ces raisons nous situons les Gâthâ et leur auteur en l’an 1500 avant J. –C. Ce résultat entre nettement en désaccord avec les thèses défendues sur ce sujet par Antoine Meillet et Jean Kellens.

Grâce à ces résultats nous nous retrouvons sur un sol solide pour aborder les questions qui touchent les particularités du texte gâthique et sa doctrine. En tant que le plus ancien texte de 215 la littérature iranienne, les Gāϑā, avec leurs homologues védiques, présentent les plus vieux vestiges de la poésie indo-iranienne et même indo-européenne. L’analyse textuelle des Gāϑā, littéralement les chants ou les hymnes, nous a fait savoir que ce texte contient dix-sept chants répartis dans cinq grands chapitres subdivisés d’une longueur inégale, incorporés au cœur du livre de Yasna, l’un des cinq livres composant l’Avesta, le livre sacré des Zoroastriens. L’étude de leur forme « lyrique » fait savoir que ces hymnes sont composés de cinq mesures différentes réparties dans cinq Gāϑā qui englobent le texte. Quant à la doctrine, nous avons pu mettre en évidence le nouveau statut de l’homme, divin, et fondé sur la possibilité d’opérer un choix, ce qui conduit immédiatement à analyser le concept capital de dualité dans le système gâthique. L’homme divin relève de la nouvelle conception des Gāϑā concernant le rituel. Celle-ci rompt avec la conception ancestrale indo-iranienne, en ne considérant plus que la finalité du rituel serait dans la garantie d’un retour régulier de l’aurore matinale, mais dans le rôle qu’il joue dans la destinée de l’homme. Le rituel prendra alors une dimension eschatologique qui se manifestera dans le choix effectué par les hommes comme son corrélat logique.

Ce nouvel homme annule la distinction dieu/homme exprimée par la tradition indo- européenne. La notion de choix et son corrélat eschatologique préparent le fondement solide pour aborder la pièce maîtresse de la pensée zoroastrienne, la dualité. Le premier résultat de l’étude du dualisme des Gāϑā nous fait connaître sa double polarité ontologique et morale. Si nous sommes autorisés à parler d’une influence de Zoroastre sur les penseurs de l’Antiquité, il faut l’attribuer avant toute chose à la nouveauté et à la clarté de cette dualité dans le texte gâthique, une notion qui, au dire de Plutarque, résout beaucoup de problèmes. Cette notion prouve suffisamment que la seule approche linguistique des Gāϑā ne délivre pas la totalité de l’apport de ce texte à la pensée humaine, il faut les considérer également sous l’angle philosophique et moral. L’étude de la doctrine des Gāϑā nous a permis d’aborder convenablement notre deuxième chapitre consacré à l’examen de nos principaux objets, l’origine et la nature du Mal dans le texte gâthique. Le commentaire de quelques strophes déterminantes du Yasna 30 contenant l’histoire des jumeaux primordiaux incarnant le Bien et le Mal, nous a permis de comprendre comment les Gāϑā ont tenté de s’approprier un ancien mythe pour l’adapter au besoin d’un ciel privilégiant les divinités bienfaisantes. Silencieux au sujet du père des jumeaux et afin de sauver la bonté divine, Zoroastre impute le Mal à un principe abstrait se manifestant dans le choix humain tant dans la pensée et la parole que dans l’action. Il ressort sans ambiguïté aucune que l’homme est défini comme l’être à qui revient l’introduction du Mal dans le monde. L’eschatologie et la rétribution post mortem des bons et des méchants annexées au concept gâthique de choix ne laissent aucun doute sur l’origine essentiellement humaine du Mal. Le chapitre II-III consacré à déterminer la nature du Mal dans le texte gâthique nous a permis d’avancer deux résultats importants : premièrement l’examen de l’opposition qu’établissent les Gāϑā entre la plus proche entité d’Ahura Mazdā, l’A a , que nous avons traduit par les notions d’Harmonie ou de Justice, et la Druj, qu’on peut traduire par Tromperie, nous a permis de déterminer que le désordre est le sens profond du Mal dans les Gāϑā. Deuxièmement, étant donné le caractère essentiel de notre monde qui est un monde de mélange du Bien et du Mal, la notion de choix impliquant le mélange, possède une essence médiane et intermédiaire qui l’empêche d’être définie par sa valeur optimale, le Bien. L’homme trouve son essence et son statut dans l’intermédiaire.

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Fort de ces résultats, notre chapitre III a pu aborder l’étude de Zurvan, le Dieu-Temps. Après une brève étude étymologique de son nom, et la présentation sommaire des documents qui parlent, d’une manière expressive ou allusive, de ce dieu mystérieux, nous avons abordé la question difficile de la datation de ce culte. Le résultat n’est guère meilleur que celui qui concerne les Gāϑā : aujourd’hui encore la détermination du culte de Zurvan dans le temps et dans l’espace est irrésolue. En l’absence de tout document historique, nous sommes contraints de nous contenter d’emprunter une voie conjecturale à partir de la critique des rares données historiques, présentes de manière parfois indirecte, dans les divers ouvrages anciens, avestiques ou pahlavis. Afin de surmonter cet obstacle et de progresser malgré tout dans nos recherches, nous nous sommes fixé comme objectif de déterminer de façon probante l’antériorité de l’un des deux systèmes que nous étudions dans nos recherches. L’examen et la comparaison des textes et des fouilles archéologiques nous ont permis d’établir l’antériorité du culte de Zurvan sur les Gāϑā et son auteur présumé Zoroastre. Ce résultat nous a lancé dans l’analyse du seul mythe sur Zurvan qui nous est parvenu grâce aux travaux critiques des écrivains arméniens comme Eznik de Kolb ou comme Théodore Bar Khouni. L’analyse détaillée de ce mythe, à partir de la troisième section de notre chapitre III, constitue le noyau central de nos études sur Zurvan. L’examen de son authenticité au chapitre III-IV, puis celui de l’origine et de la nature du Mal dans le Zurvanisme en tant que culte du Dieu-Temps, nous ont conduit à admettre la thèse de l’enracinement du Mal dans le dieu lui-même, plus précisément dans le désir divin d’engendrer un fils créateur du monde. Après mille ans de yazi n, (sacrifice consistant en la mise à mort rituelle d’un animal dont nous avons établi le sens au chapitre III-IV), en vue d’engendrer son « enfant lumineux et parfumé » comme le précise le mythe, Zurvan, tout comme son homologue védique Prajāpati, est envahi par le doute et le scrupule et se demande « aurai-je un fils Ormizd ? ». Ce doute est à l’origine de la conception d’un autre fils ténébreux à côté de l’enfant lumineux dans le sein d’un dieu androgyne. Il fallait donc déchiffrer ce doute. Nous avons dû comprendre que le simple désir divin en se précipitant vers son objectif a pour ainsi dire débordé de son lit. L’enfant ténébreux est né de l’impatience du désir de son père et s’il a emporté la royauté du monde c’est parce que Zurvan, en tant que dieu de Justice, ne pouvait revenir sur le Serment fondateur de toute Justice en l’occurrence le serment concernant l’attribution de la royauté au premier né. Grâce à cet engrenage du Désir et du Serment, le Mal s’installe en toute légitimité dans le monde, avec cette restriction rythmique et temporelle que sa puissance ne durera que 9000 ans avant de s’épuiser et de devenir inactif. L’objet de notre chapitre IV-II est de dégager le sens à attribuer à la nature du Mal dans le Zurvanisme, à partir de ce doute et de cette précipitation. Si ce qu’il convient d’entendre par « création » du monde par Ormuzd souhaitée par Zurvan consiste en la mise en ordre et l’arrangement d’éléments constitutifs, le doute dans l’avènement d’un tel ordre ne traduit rien d’autre que l’introduction d’un élément négatif et destructeur dans la structure du monde, c'est-à-dire le désordre. Cet élément est incarné dans la littérature ancienne iranienne par le démon d’Āz, à savoir le désir ou convoitise, immodéré et incontrôlable. Il est le commandant en chef de l’armée d’Ahriman et le dernier à être anéanti avant la fin programmée de son règne. Le résultat de ces quelques chapitres sur Zurvan est la reconnaissance de la positivité du Mal, ce qui heurte le concept philosophique et religieux qui le renvoient dans le non être.

Le face à face de Zurvan avec son enfant ténébreux et non désiré marque la prise de conscience par le dieu d’un schisme dans son essence. L’expédient auquel recourt le dieu pour combler cette faille, fait l’objet du chapitre IV-IV, c’est la ruse de Zurvan pour pallier le 217 défaut d’unité déclenché par le doute. La ruse de Zurvan définit le destin en tant que la détermination d’une fin et la suppression du Mal et de l’obscurité de la création lumineuse d’Ormuzd, qui était, selon le mythe, le vœu premier du dieu. Cet aspect du destin dans le Zurvanisme se différencie radicalement de toute idée de fatalisme aveugle ou de hasard. La fin du monde pour le Zurvanisme coïncide avec l’impuissance du Mal et son retrait de la royauté sur le monde. À ce titre le Zurvanisme est porteur d’une étincelle du salut qui le sépare de tout gnosticisme pessimiste. Tout homme hic et nunc peut vivre ce temps heureux de la fin des temps en ayant confiance dans l’avènement de la promesse divine concernant un monde meilleur. Après cette étude du destin en relation avec le Temps nous examinons quelques aspects, pertinents pour notre travail, du Shâhnâmeh, Le Livre des Rois, qui passe pour être le chef d’œuvre de la littérature épique iranienne et qui, à ce titre, remédie à la pénurie documentaire qui touche l’étude du culte de Zurvan, en fournissant un témoignage relevant de la mémoire collective du peuple iranien en désarroi à la suite de l’invasion arabe.

Notre chapitre V est consacré à l’étude de trois aspects essentiels du Livre des Rois, le cas de Zâl, personnage incarnant Zurvan, les schémas familiaux reflétant Zurvan et ses deux fils, et enfin le combat entre deux héros victimes tous deux du destin. L’étude de ces trois aspects du Shâhnâmeh nous offre un témoignage solide mais tardif sur le mythe de Zurvan. Le sort tragique de deux principaux héros légendaires du Shâhnâmeh, Rostem et Isfendiar, suivi de celui du dernier commandant en chef de l’armée iranienne face aux envahisseurs, les récits qui clôturent le Shâhnâmeh, font passer le mythe de Zurvan du domaine spéculatif et épique à la lumière de la réalité quotidienne : le règne du Mal n’est pas une imagination fictive des poètes, il évoque la réalité de notre monde soumis à la volonté de son roi, Ahriman.

Au chapitre VI nous revenons sur l’histoire de Zurvan afin d’en repenser les aspects indissociables, à savoir le Temps, le Désir et le doute.

Une comparaison entre les systèmes gâthique et Zurvaniste a mis en évidence l’insuffisance d’une métaphysique de la morale pour appréhender de façon idoine le dieu mythique, Zurvan. Etant le père des Jumeaux, Zurvan se trouve ontologiquement au-delà de toute une série de dualités en œuvre dans le monde, en commençant selon le texte d’Ulemâ i Islam, par l’eau et le feu.

Partant de la dualité observable de notre monde nous avons établi dans ce chapitre qu’outre ce que l’on considère en tant que le Bien, l’existence anticipée d’un élément néfaste considéré comme le Mal est aussi nécessaire pour former un tel monde. Cet aspect ontologique positif attribué par le Zurvanisme tant au Bien qu’au Mal interdit de les considérer comme les pôles opposés habituels d’un système moral assorti du concept de choix délibéré comme c’est le cas dans les Gāϑā. En raison de son anticipation essentielle et immanente au dieu, le Mal est l’aspect dominant du monde. Il s’agit d’une pensée difficile et exigeante dont il convient d’extraire toute notion de compromis, de mélange en tant que ces notions recouvrent implicitement le dualisme qui revient sans cesse recouvrir la signification de la positivité du Mal dans le Zurvanisme.

Ces résultats nous ont permis de déterminer la relation du temps, du désir et du doute. Une distinction entre le Temps éternel et le Temps de passage nous a montré que, premièrement, par essence liturgique, le Temps est circulaire et eschatologique, il retourne à son point de départ, retour annoncé au commencement. Deuxièmement, ce temps et l’espace qui lui

218 correspond ne se réduisent pas à nos concepts habituels et abstraits. Ces catégories sont en réalité une autre modalité d’être pour Zurvan, répondant à l’exigence de la satisfaction de son désir de créer le monde, prévue par le Destin. Le doute est en effet prévu par le Destin, et nous avons démontré dans ce chapitre, qu’il est le maillon central qui noue le Temps éternel au Temps et à l’Espace finis, supprimant ainsi la contradiction que Zurvan cherchait à résoudre par le sacrifice. Il ressort de ces analyses que le rapport des trois notions en question n’est pas réductible à un rapport relevant de la logique, mais est essentiellement un rapport ontologique. Ces trois notions à première vue distinctes s’unissent dans la figure d’un Dieu- Temps désireux d’enfanter un fils lumineux pour créer le monde.

La méthode appliquée dans notre étude de deux systèmes de pensées du passé iranien est fondée sur l’analyse de textes pour la plupart très anciens et dans les langues oubliées de nos jours, à savoir l’avestique, la langue des Gāϑā, et le pahlavi, la langue des Sassanides. Cela impliquait que la détermination du sens d’un terme soit établie par la confrontation de diverses traductions proposées par les philologues. Notre méthode impliquait en outre un examen fouillé des interprétations données par les spécialistes de langue non seulement européennes, français et anglais, mais aussi iranienne, afin de réunir autant que possible les conditions pertinentes d’une interprétation vraisemblable des textes. Enfin, notre méthode nous a contraint de quitter le cadre rassurant de l’histoire de la philosophie occidentale lorsqu’il s’est agit de penser l’originalité du Mal dans le Zurvanisme par rapport aux Gāϑā.

Nous espérons ainsi contribuer à construire le terreau d’étude des antécédents iraniens du platonisme, afin de mieux comprendre par exemple les affinités de pensée entre Zoroastre et Platon. Sans entrer dans une comparaison qui nous aurait sorti des limites de notre objet, nous avons évoqué ça et là des pistes d’interprétation pertinentes pour d’autres courants théologiques et rituels tels que l’Orphisme ou la pensée d’un Empédocle. Reste enfin le profit éthique et politique qu’il y a à méditer le Zurvanisme et sa capacité à nous faire penser au- delà du Bien et du Mal à nouveaux frais, afin d’en finir avec les conflits qui ensanglantent notre histoire.

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Bibliographie

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228

Annexe n° 1

L’histoire de ce terme de religion, ayant une forte connotation chrétienne, doit être suffisamment élucidée afin d’écarter, d’une part le fait indésirable de l’anachronisme, et d’autre part, la confusion d’un amalgame.

Le terme religio n’est pas attesté avant le IIIème siècle avant J. –C. la première occurrence du mot se trouve chez l’auteur de comédie, Plaute (né en 254 av. J. –C. mort en 184 av. J. –C.). Dans ses pièces, le mot religio, loin de signifier, au départ, ce que nous traduisons aujourd’hui par religion, désigne exclusivement le scrupule, c'est-à-dire une hésitation qui retient de commettre une action, dont le spectre s’étend de la crainte, en passant par la gêne, la retenue, le doute, l’inquiétude ou l’appréhension, et le respect. Il en de même chez Térence, auteur de comédie (né en 190 av. J. –C. mort en 159 av. J. –C.).

La deuxième étape dans l’emploi du mot religio correspond à Cicéron (106-43 av. J. –C.). Dans un premier temps, Cicéron définit la religio comme « le fait de se soucier (curam) d’une nature supérieure, que l’on appelle divine, et de lui rendre un culte (caeremoniam) » (De Inventione, -De l’Invention oratoire, II, 53).

Dans le traité De Natura Deorum, Cicéron donne l’étymologie du mot religio en l’opposant à superstitio :

« Ceux qui en revanche s’appliquaient avec soin au culte des dieux, en le reprenant et en le relisant, méritaient le qualificatif de religieux qui vient de relire… » (2, 28, 71).

Religio vient alors du verbe religere (relire, de legere, assembler, cueillir, lire). Cicéron déclare que le religieux est celui qui relit. La relecture se comprend ici comme une vérification. En employant une série de termes tous dérivés de legere, que sont l’intelligence, la diligence et l’élégance, Cicéron présente la religion comme une sorte de circonspection à l’égard des rituels dont le défaut correspondant serait la superstition.

La troisième étape correspond aux écrivains chrétiens Lactance et Augustin.

A la fin du IIIème siècle ap. J. –C., Lactance (250-325) contesta l’étymologie relegere proposée par Cicéron pour affirmer que c’est le lien qui nous relie à la divinité : « C’est par le lien de piété que nous sommes reliés (religati) et rattachés (obstetrici) à Dieu. C’est de là que religion a reçu son nom, et non pas, comme Cicéron l’a expliqué, du mot relegere. » (IV, 28, 3).

Dans ses Rétractations, Augustin revient sur l’étymologie religare, de Lactance qu’il assimile à celle de Cicéron, relegere. Il semble croire que la liste des verbes issus de la racine legere selon Cicéron, implique que « relire » revient à « réélire » :

« Des études autorisées de la langue latine ont proposé pour ce mot (religio) une autre origine, religitur (ce qui est réélu ou relu). » (I, 13, 9).

La religion comprise comme relecture devient une relation, un lien à Dieu.

Le terme iranien et arabe qu’on prend comme l’équivalant de religion est le mot «dīn », ayant deux racines et provenances différentes dans chacune de ces deux langues. Selon Les Notices

229 des Gāϑā de Poure Davoud, le terme arabe provient des racines akkadiennes, d nu et dīnu, qui ont été empruntées par l’araméen et introduites dans l’arabe. Le terme akkadien signifie la loi, le droit et le jugement. Ce sens premier est entièrement présent dans le Coran dans les composés comme par exemple « yom’e dīn » signifiant le jour de jugement qui est une allusion au jugement dernier.

Le terme gâthique que l’on traduit grossièrement par religion est da nā, qui en pahlavi prend la forme de dīn. L’avis des experts de l’iranien ancien est partagé entre deux racines pour ce même terme dîn. Certains désignent la racine dā, sanskrit dhi, signifiant savoir ou connaître. Et certains d’autres proposent la racine dī, sanskrit dhī, signifiant voir et regarder. Dīn dans l’Avesta prend différentes significations, allant de culte et de rite à celle d’identité spirituelle, et surtout à celle de conscience et de for intérieur. Ce dernier sens est le sens propre du terme gâthique, da nā (Pages 115-116.).

Lorsque nous usons du terme religion c’est donc au sens dénotatif, couramment employé par exemple par ce qu’on appelle les « Sciences Religieuses », autrement dit notre emploi ne préjuge en rien de la connotation chrétienne du mot qui ne correspond évidemment pas à da nā.

230

Annexe n° 2

Le rituel et le rite (du latin ritus, usage, coutume, et ritualis, prescriptions du rite, liturgie, le mot latin étant peut-être proche du rhuthmos grec) constitue indéniablement la manifestation humaine (et peut-être même, selon l’éthologie contemporaine, animale) la plus difficile à cerner et convoque une analyse pluridisciplinaire impliquant des sciences telles que l’histoire des religions, la sociologie, l’ethnologie, la psychologie, la linguistique, la sémiologie, la musicologie, la philologie, mais aussi des sciences plus inattendues à première vue comme la pharmacologie. On admet aujourd’hui que le rituel ne possède pas seulement une dimension symbolique et communicationnelle qui peut s’appliquer à n’importe quel aspect de la vie humaine codifié (un serment est un rituel au même titre qu’un mariage, un sacrifice ou un hymne, une danse etc.) mais qu’il possède une dimension pragmatique qui l’assimile à un acte de langage, un performative enactment au sens anglo-saxon. Le rituel est une séquence invariante d’actes et de proférations qui ne devient effective et réelle qu’à être perpétrée au moyen des corps, des voix, des gestes, selon la définition de Roy A. Rappaport que nous faisons nôtre (Ritual and religion in the Making of Humanity, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 118). C’est en effet ce sens performatif qui semble le plus susceptible de correspondre au terme gâthique et avestique yasna.

Pierre Lecoq dans son ouvrage Les Livre de l’Avesta, désigne le Yasna comme une pratique rituelle et écrit :

«Le Yasna est la grande cérémonie d’hommage à Ahura Mazdâ. Le mot a son équivalent en sanskrit : yajῆa « sacrifice, vénération, hommage » (racine yaj-, avestique yaz-, vieux perse yad-). Nous n’avons pas, malheureusement, de description détaillée de cette cérémonie importante. Il faut, une fois encore, se tourner vers des documents plus récents et tenir compte de l’usage actuel, mais il semble bien que les origines et les règles du Yasna soient très anciennes, car il est essentiellement fondé sur l’offrande de haoma [liqueur enivrante des Indo-iraniens]. On remarquera que cette cérémonie est accomplie avec la lecture du recueil de textes, qui porte aussi le nom de Yasna, mais n’implique ni prière personnelle, ni prédication. Si les règles du Yasna sont anciennes, le lieu où la cérémonie est accomplie a varié au cours des âges. Actuellement, on procède au Yasna dans un temple, mais ce ne fut pas toujours le cas. On sait que chez les Perses et les Mèdes, il n’y avait pas de temple, ni probablement en Iran oriental, quand les textes avestiques ont été composés. » (Introduction, section 7, page 151).

Dans le chapitre premier, section II de son ouvrage, Zoroastre, Jacques Duchesne-Guillemin expose brièvement une étude sur la question du culte chez les Indo-iraniens. A la fin de la précédente section, l’auteur, en donnant la liste des documents iraniens et indiens dont on dispose aujourd’hui, précise que : « Tous les éléments indo-iraniens qu’il est possible de déceler dans la religion de l’Iran se découvrent par la comparaison de l’Avesta et du Véda. » (Page 23).

En faisant allusion à ces documents il aborde le culte chez les Indo-iraniens :

« Ces documents et les textes védiques rendent témoignage d’une religion centrée sur un triple sacrifice : le sacrifice du soma-hauma, le sacrifice d’animaux, le sacrifice du feu.

Il est particulièrement important de se demander quelles relations ont eues ou n’ont pas eues entre elles ces formes de sacrifice.

Le soma-hauma, liqueur enivrante qui s’obtient par le pressurage d’une certaine plante, est offert aux dieux ; c’est la forme particulière prise chez les Indo-Iraniens par la boisson indo-européenne 231 d’immortalité (ambroisie, skr. amrta, sans doute une sorte d’hydromel) ; dans le Véda comme dans l’Avesta, il est « éloigneur de mort » : skr. durosha- av. dûraosha…

La liaison que l’on peut constater entre le soma et le sacrifice animal est d’un caractère assez extrinsèque : dans l’Inde, la cérémonie du soma peut comporter l’immolation d’une bête, mais les actes de cette immolation restent distincts de la préparation et de l’offrande de la liqueur ; dans l’Iran, la liaison est plus intime : Yasna 11,4 prescrit un sacrifice animal à Hauma (la liqueur personnifiée et divinisée) et précise quelles parties de la victime lui seront réservées : les joues, la langue et l’œil gauche.

Ce tout dernier trait est révélateur d’une autre association : celle de Soma-Hauma et de la Lune. Car, comme l’ont vu Modi et Lommel, l’œil gauche est ici offert parce qu’il représente la Lune (comme l’œil droit, le Soleil) ; Hauma reçoit en offrande son propre symbole. Dans l’Inde, l’identification de Soma et de la Lune est courante ; Soma est volontiers représenté sous la forme d’un taureau dont les cornes figurent le croissant lunaire.

L’association du soma et de la victime animale a été illustrée par un mythe. À la base de ce mythe, ou parallèlement à lui, on découvre aisément une spéculation comme les aiment les Upanishad : puisque le soma est un suc de plantes qui communique la vie aux hommes, il est logique de voir en lui la source de vie, le fluide qui réunit règne végétal et règne animal : incorporé sous forme de suc par un animal, il se transmet pour la perpétuation de la vie, sous forme de sperme. Mais, pour s’accumuler dans la plante, le suc lui-même a dû d’abord, sous forme de rosée, tomber du ciel et plus précisément, comme on le sait, de la Lune (car les nuits sans nuages donnent les rosées les plus abondantes) ». (Pages 25-26).

Ce terme de yasna se trouve dans les Gāϑā sous des formes grammaticalement différentes, et a été traduit différemment. Insler, le traducteur anglais, traduit le mot par « praise ». Jean Kellens, traduit ce mot dans un premier temps et dans Les Textes Vieil-Avestiques, par « consécration ou éloge », et dans un deuxième temps dans L’exégèse du sacrifice comme principe unitaire de l’Avesta, par « éloge ou sacrifice ». Quant à Duchesne-Guillemin, il traduit le terme dans Zoroastre par « culte ou louange ». Pierre Lecoq dans son ouvrage déjà cité propose « sacrifice ou louange ».

De tels éléments, cérémonie, hommage, boisson enivrante, lecture de textes sacrés, immolation d’un animal, interprétation cosmologique (personnification du fluide vital fournissant un lien entre les ordres du vivant) font du yasna un rituel.

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Annexe n° 3

Mani, surnommé entre autres « le Vivant », est né probablement au mois d’avril en 216 à Madâen, une contrée de Ctésiphon, la capitale sassanide, et fut assassiné à la suite du jugement de Kerdēr, le grand mōbad, prêtre zoroastrien de la cour sassanide, le 2 mars 274. L’influence de son mouvement sur l’histoire de l’Iran et sur la formation des mouvements de pensée en Mésopotamie et en Europe nouvellement christianisée est considérable et indéniable. Le Manichéisme témoigne d’une crise profonde, politique et sociale, qui traversait en ce IIIème siècle le pays et les régions voisines. Dans la dernière partie de son ouvrage, De Zoroastre à Mani, Quatre leçons au Collège de France, Gherardo Gnoli analyse le mouvement de Mani dans la perspective de cette crise, p. 73 à 91. Il montre qu’au IIIème siècle de notre ère, le monde, de l’Inde à la Méditerranée, était caractérisé par une variété énorme de religions et de sectes sotériologiques. L’Iran parthe, puis sassanide ne faisait pas exception et comprenait une mosaïque de grandes religions plus encore que l’empire romain : « au christianisme, au judaïsme, au manichéisme et à différentes formes de gnosticisme, s’ajoutaient en effet dans l’empire iranien le zoroastrisme, le bouddhisme et l’hindouisme ». Reconnaissant sa dette vis-à-vis des travaux de M. Widengren [l’iranisant suédois du XXème siècle], Gherardo Gnoli défend la thèse du caractère iranien du manichéisme et l’originalité de la pensée de Mani : « Quiconque accepte l’opinion de M. Lidzbarski, selon laquelle il n’y a pas eu de syncrétiste plus conscient que Mani, ne doit pas pour cela dénier au manichéisme une place parmi les grandes religions universelles : cette religion ne peut pas être réduite, par une sorte d’analyse de ses éléments hétérogènes, à une somme artificielle d’influences différentes, ni à n’être qu’une des nombreuses sectes gnostiques de l’époque ; elle doit être considérée comme un système religieux original, soutenu par une pensée organique et fortement unitaire, clairement marquée par l’empreinte d’une grande personnalité religieuse, celle de son intrépide et génial fondateur ». L’auteur précise encore que, comme M. Widengren l’a vu, si les éléments bouddhistes ou chrétiens sont « séparables du système sans que celui-ci en soit compromis, seuls les éléments iraniens en font partie intégrante : sans eux, il ne resterait pratiquement plus rien de l’entière construction conceptuelle du manichéisme ». « Sans les racines de la religiosité zoroastrienne, le manichéisme ne peut être expliqué ni même compris. Ceci est vrai non seulement pour ses aspects doctrinaux et plus spécifiquement religieux, mais aussi pour ses implications politiques et politico-religieuses. En effet, le message de Mani semble avoir eu aussi la valeur d’un programme pour l’empire de Šāpūr [le fils et le successeur du fondateur de la dynastie sassanide], non seulement pour ceux qui étaient liés à la tradition zoroastrienne, mais aussi pour les fidèles des grands courants religieux de l’ Ērān ahr [littéralement le pays d’Iran], du christianisme au bouddhisme ». Et l’auteur mentionne le Šābuhragān, une déclaration liminaire de Mani qui se situe dans la continuité de trois grands Envoyés de Dieu : « La sagesse et les bonnes actions ont été apportées, en une séquence parfaite, d’une époque à l’autre, par les Messagers de Dieu. Ainsi elles arrivèrent à une certaine époque, par l’entremise du Prophète appelé Bouddha, dans le pays de l’Inde, à une autre époque par l’intermédiaire de Zarādušt dans la contrée de Perse, et à une autre encore par l’entremise de Jésus, en Occident. Après cela est arrivée la Révélation, et la Prophétie s’est manifestée par moi, Mani, Messager du Dieu de Vérité, dans la terre de Babylone ».

La mort de Šāpūr en 272, le souverain tolérant, bienveillant envers Mani et ses fidèles, celle de son successeur, Ohrmazd Ier, et l’hostilité violente de Kerdēr, le prêtre à forte ambition politique, ne suffisent pas à expliquer l’échec de Mani, il nous faut chercher une explication plus convaincante d’un point de vue historique. La crise du IIIème siècle à la fois spirituelle, sociale et culturelle loin d’être limitée au monde hellénistico-romain s’étendait à toute l’Asie

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Centrale et au-delà. Elle explique pourquoi le manichéisme ou le bouddhisme et le christianisme ont comblé les attentes et répondu aux angoisses que le mazdéisme sassanide n’assouvissait plus. Mais la situation sociale et politique particulière de l’état iranien du IIIème siècle explique l’échec de Mani. D’après un texte manichéen (Ps. CCXXVI, p. 18, 26-27), il y a eu « une alliance entre les prêtres qui s’arrogeaient le titre de fidèles successeurs de Zarathoustra et dépositaires uniques de son enseignement, et les nobles qui tiraient leur pouvoir de la grande propriété foncière (dastgerd) ou de la moyenne et petite propriété foncière ». Ainsi, « la politique religieuse des Mages fut entièrement liée à celle de l’aristocratie persane, instauratrice d’une organisation hiérarchique rigide, divisée en quatre états : le clergé (āsrawān) ; l’aristocratie guerrière (art tārān) ; la bureaucratie (dibīrān) ; les paysans (wāstaryō ān) et les artisans (hutux ān). Les gardiens d’une telle organisation sociale étaient précisément les Mages ».

En résumant cette section du livre de Gnoli, disons qu’il attribue l’échec de Mani à trois causes distinctes mais intimement liées : l’aversion du manichéisme pour l’agriculture et l’élevage de bétail, et sa prise de position en faveur de l’activité commerciale, les points condamnés nettement par les sources zoroastriennes tardives. Ce qui peut être interprété dans le sens d’un contraste entre ville et campagne ; l’hostilité irréductible des mōbad en tant que corps ou état social ; le processus de formation d’une culture nationale partant de loin, de la résistance à l’hellénisme de l’époque séleucide et parthe, diminuant progressivement l’influence de la culture hellénistico-romaine. Ce dernier point nous intéresse particulièrement.

Car d’après tout, l’alliance entre la noblesse sassanide et les Mages ne peut être attribuée uniquement à la situation critique intérieure du Royaume. Sur ce point il ne faut surtout pas négliger un élément purement extérieur. Il s’agit de la menace permanente de Rome contre les intérêts iraniens et surtout contre la souveraineté territoriale du pays. L’ouverture vers l’Occident, telle que prêchée par l’universalisme du manichéisme, pouvait déclencher le processus de la dissolution frontalière et identitaire de l’Iran. Depuis l’invasion désastreuse du macédonien Alexandre le Grand, pendant la deuxième moitié du IVème siècle avant J. C., l’invasion qui a mis fin au règne achéménide, suivie par les tentatives d’hellénisation du pays, et pendant toute l’époque arsacide, les Iraniens se méfiaient de l’Occident, et s’en méfient toujours actuellement. La volonté d’ouverture, exprimée par les élites iraniennes presque sans interruption pendant des siècles, déclenche un schisme social observable d’ailleurs même aujourd’hui. L’alliance dont parle Gnoli, témoigne, à notre vue, de la volonté de préserver intacts le territoire et la culture traditionnelle du pays. Ce dont témoignent les solutions prises par les mōbad et l’aristocratie sassanide. Comme le souligne Gnoli lui-même, ces solutions envisagent un recours à la culture et aux coutumes nationales, en instaurant le mazdéisme zoroastrien comme la religion d’état. L’Iran a toujours été partagé entre l’ouverture vers l’Occident et la fermeture sur ses propres ressources, sans pour autant trouver une solution à cette tension.

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Annexe n° 4

La paléographie met en évidence que la transcription des textes avestiques a eu lieu pour la première fois à l’époque sassanide, la transmission étant initialement orale. L’existence d’une tradition orale ininterrompue des Gāϑā, commençant lors de la fondation d’une communauté religieuse par Zoroastre, leur auteur présumé, se poursuit jusqu’à leur transcription, au plus tôt entre 531 et 579 de notre ère. Selon l’Avesta, cette communauté existait bel et bien. Le premier indice vient du fait attesté dans les Gāϑā elles-mêmes de l’adhésion d’un puissant, sinon un roi, dénommé Vi taspa, à la doctrine des Gāϑā apportant ainsi un fort soutien aux sectateurs de Zoroastre. Dans le Ya t 5-26, Zaraϑuštra demande la faveur de Druvāspā, la déesse protectrice des troupeaux :

« Donne-moi cette faveur, ô bonne et puissante Druvāspā , que j’amène la bonne, la noble Hutaosā, à penser selon la religion, à parler selon la religion, à agir selon la religion ; pour qu’elle croie en ma religion mazdéenne, et qu’elle la comprenne ; pour qu’elle donne bonne renommée à ma communauté. »723.

Cette Hutaosā est précisément la sœur et la femme de Vi taspa. Mary Boyce dans la traduction persane de son ouvrage, Zoroastrianism, Its Antiquity and Constant Vigour, écrit à ce propos que Zoroastre comme beaucoup d’autres prophètes « n’avait pas la chance d’être écouté par le public dès le commencement de son message. Une ouverture se produisit lorsqu’il fut accepté dans une autre tribu qui parlait aussi le Vieil-Avestique. Là il rencontre une femme au nom de Hutaospā, [Âtoussa perse], qui est l’une des rares femmes célébrées dans l’Avesta. La raison du dévouement de Hutaospā aux enseignements zoroastriens était peut-être la promesse de salut que Zoroastre adressait aussi aux femmes. De toute façon la dévotion de Hutaospā entraine l’adhésion de son mari, le roi Vi taspa, qui apporta son soutien à cette religion. Sans doute toute sa tribu aussi a accepté ce culte, et par la suite la première communauté zoroastrienne a été fondée. »724.

Le deuxième indice vient des Gāϑā elles-mêmes. En effet dans le Yasna 53, c'est-à-dire le dernier dans l’ordre des Gāϑā, un personnage féminin préside à la cérémonie d’un mariage. Cette Gâthâ est évaluée à ne pas être de Zoroastre, car la première strophe parle de lui dans des termes qui suggèrent qu’ils sont prononcés après la mort de Zoroastre, mais la langue ne diffère pas du reste des Gāϑā :

« vahi tā ī ti srāuuī, zaraϑu trah spitāmahiiā yezī hōi, dāt āiiaptā a ā t hacā ahurō, mazdā yauuōi vīspāi. ā, huua hǝuuīm ya cā hōi dabǝn sa ǝṇcā, da naiiā va huiiā , ux ā iiaoϑanācā »725

« La meilleure possession de Zarathustra Spitama fut révélée : C’est que le Seigneur Sage lui ait accordé, En vertu de la Justice [A a], la béatitude éternelle A lui et à tous ceux qui ont observé et pratiqué Les paroles et actions de sa bonne religion »726.

723 LECOQ Pierre, Les Livres de l’Avesta, Paris, Cerf, 2016, p.412. 724 BOYCE Mary, Zoroastrianism, Its Antiquity and Constant Vigour, traduit en persane par A. Tahâmi, Téhéran, Negâh, 2012, p.153-154. Ma traduction. 725 KELLENS Jean – PIRART Éric, Wiesbaden, 1988, p. 189. 235

Les verbes exprimés au passé peuvent enlever tout doute. La femme qui préside à cette cérémonie nuptiale est reconnue comme la propre fille de Zoroastre. Dans la strophe 8 du même Yasna 53, l’officient, tout en appelant les châtiments sur les malfaiteurs, demande, certainement d’Ahura Mazda, « la tranquillité aux villages heureux »727. Cette strophe témoigne bien de l’existence effective d’une communauté structurée dès la mort de Zoroastre. Cette communauté originelle se prolonge au fil des siècles pour parvenir à l’époque sassanide, où elle arrive à la fin de la tradition orale ininterrompue des enseignements zoroastriens ainsi que des commentaires faits sur l’interprétation des Gāϑā, réunis tous dans le livre de l’Avesta. Une étude de ce livre nous permettrait d’entrevoir ce que signifie « la tradition zoroastrienne à l’époque sassanide ».

Arrêtons-nous sur le sens du terme d’Avesta.

Depuis longtemps, précise Pierre Lecoq dans son ouvrage déjà cité « on exprime ce mot comme dérivé d’une forme ancienne *upa-stāvaka, d’une racine verbale stav- « louer », d’où vient le persan sotudan, de même signification. Avesta signifierait donc « Éloge ».728.

Ce sens jugé insatisfaisant, l’auteur préfère une autre étymologie en s’appuyant sur les travaux du linguiste italien Walter Belardi (1923-2008), qui propose « *upa-stāka, de la racine verbale bien connue stā- « se trouver (debout) ». Le mot signifierait « Connaissance, Savoir »729. Lecoq reconnaissant cette dérivation surprenante sur le plan sémantique, explique qu’il pourrait exister beaucoup de termes exprimant l’idée de comprendre et dérivés de ce genre de verbe. « Ainsi l’anglais understand « se trouver sous », d’où « comprendre », le latin super-stitio « position au-dessus, superstition ».730. L’auteur ne manque pas de rappeler que le mot Zand (ou Zend), « qui désigne la traduction et le commentaire [de l’Avesta] en langue pehlevie est lui-même un mot parthe, *zanti, qui signifie « Connaissance, Savoir »731.

Sur ce sens l’Avesta s’approche du Véda qui lui aussi signifie « Savoir ».

Dans la suite de son analyse du corpus avestique, Pierre Lecoq énumère les textes qui constituent l’Avesta, tel qu’on le connait aujourd’hui. Nous mentionnons cette liste figurant dans les pages 48-49 : 1- Les Ya ts (Yt.) : corpus de 21 hymnes adressés à des divinités. 2- Le Yasna (Y.) : comme son nom l’indique, c’est un ensemble hétéroclite de textes destinés à être récités pendant la cérémonie du sacrifice (yasna). 3- Le Vid vdād [ou Vendidād] (V.) : « Loi antidémoniaque » qui comprend 22 chapitres décrivant le droit, la création du monde, l’histoire d’Yima et la purification. Le chapitre 19 raconte ce que l’on a appelé « Tentation de Zarathushtra ». 4- Le Visperat (Vr.) : ouvrage consacré à « Tous les guides spirituels » (ratu). 5- Le Khorda Avesta ou « Petit Avesta ». Il comprend en autres la profession de foi et quelques prières aux divinités ou aux défunts.

L’auteur a énuméré quelques autres textes qu’il n’est pas nécessaire de mentionner dans la mesure où la liste proposée est parfaitement suffisante pour fonder notre thèse.

726 DUCHESNR-GUILLEMIN Jacques, Zoroastre, Paris Robert Laffont, 1975, p. 250. 727 Ibid. p. 252. 728 LECOQ Pierre, Les Livres de L’Avesta, Paris, cerf, 2016, p. 46. 729 Ibid. 730 Ibid. 731 Ibid. 236

Nous voyons aisément qu’en partant d’un court texte de départ, les Gāϑā, les fidèles et les sectateurs de Zoroastre et du Mazdéisme zoroastrien sont parvenus à compiler un vaste recueil de textes qualifiés « sacrés », à l’époque sassanide, en les regroupant dans l’Avesta, un livre qui comprend des prières adressées aux diverses divinités, des cérémonies « sacrificielles » dans leur moindre détail, la loi qui règle la vie quotidienne des croyants, en somme toute une coutume et des rituels de cérémonies religieuses réunies dans le livre sacré d’une authentique religion d’état. C’est cet état des choses que nous entendons dire quand nous parlons de la tradition zoroastrienne.

Un fait remarquable qui donne une ampleur inédite à la construction de cette tradition est la tentative des mōbad, les prêtres zoroastriens, pour forger une image prophétique de Zoroastre. Ce point est mis en évidence par Molé.

En effet, un article de Marijan Molé « Deux aspects de la formation de l’orthodoxie zoroastrienne » extrait de l’Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves732, analyse, comme le premier aspect, le problème de « l’origine du Zoroastrisme sassanide et de sa constitution en tant que religion distincte, unique et nettement définie ». Le plan de l’article prévoit que le problème comporte trois points principaux.

Sur le premier point, Molé en s’appuyant sur les travaux effectués par Wikander [iranisant suédois du XXème siècle] sur les conditions de la renaissance zoroastrienne précise qu’il a « réussi à mettre en évidence quelques différences essentielles entre la religion des premiers Sassanides et le zoroastrisme avestique. »733. Le point principal de l’argumentation de Wikander selon Molé c’est « l’effacement du culte d’Anāhitā [Arədvī S ra Anāhitā avestique, déesse très vénérée, celle qui « a des cours d’eau ou des lacs à l’étymologie de son nom] ». Molé reconnait que cet effacement « en lui-même fait partie d’un développement plus vaste tendant à remplacer les anciens dieux fonctionnaires par le système gâthique des Amṛta Spanta. ». Tant que cette évolution, dit Molé, n’était pas achevée, l’orthodoxie zoroastrienne n’avait pas encore obtenu sa forme définitive. D’une façon voilée, la tradition zoroastrienne admet ce raidissement dogmatique.

Molé précise dans la page 293 de l’Annuaire que sous la pression de l’universalisme de Mani, et « Sous les premiers Sassanides, à une époque que l’on ne saurait préciser davantage, le zoroastrisme tend à prendre un caractère universel…Mais sans renier son caractère foncièrement national, la vieille religion iranienne ne pouvait pas présenter son fondateur comme reprenant l’œuvre des prophètes et des réformateurs de tous les pays. ». L’auteur évoque ensuite le fait que la théorie ancienne des fonctions sociales permit au Zoroastrisme « de bâtir une doctrine de la révélation continuée aussi cohérente que celle du manichéisme. ».

Cette théorie, explique Molé à la page 294, ne pouvait évidemment fournir la preuve du caractère universel de la doctrine zoroastrienne, l’ambition du mazdéisme sassanide. L’activité missionnaire indispensable pour une religion universaliste, précise encore Molé, « semble avoir marché de pair avec une doctrine établissant la priorité du zoroastrisme sur les autres religions. Zoroastre était plus ancien que la plupart des sages et des prophètes, le mazdéisme a eu ainsi le jeu facile en présentant l’œuvre de ceux-ci comme dérivant de celle de son fondateur. ».

En réexaminant ces deux points abordés, Molé conclut : « Partant de principes différents et opérant avec du matériel différent, le zoroastrisme s’est transformé en une religion d’un type assez

732 XII, pages 288-324, 1952. 733 Ibid. p. 290. 237 proche du type manichéen. Comme son rival, le zoroastrisme se présente désormais comme issu d’une révélation continuée, apportée à différentes époque par des messagers de Dieu. ».

Exposer l’analyse richement documentée de Molé, dépasse largement l’espace très restreint de cet exposé. Elle montre que le Mazdéisme zoroastrien de l’époque sassanide était en fait sous la tension de deux aspirations de sens opposé. D’un côté il est contraint de recourir à l’universalisme prêché par son rival principal, le Manichéisme, et de l’autre l’impossibilité de renoncer à ses origines proprement iraniennes se dresse devant lui. Cette tension trouvera sa solution par, premièrement, l’altération du culte exprimé dans l’Avesta, c'est-à-dire la substitution progressive des divinités avestiques par les entités gâthiques. Et deuxièmement et en lien étroit avec le premier, la constitution d’une image prophétique du fondateur, Zoroastre, comme le plus grand prophète de tous les temps. Nous acceptons ce dernier point, mais il faut nuancer le premier. Car le zoroastrisme de l’époque sassanide introduit un élément nouveau dans son canon qui change même sa nature, l’élément repris évidemment des Gāϑā. En effet nous montrons dans notre travail que les Gāϑā évoquent l’état d’un jumeau de rang inférieur par rapport à leur dieu suprême, Ahura Mazdā, représentant le bien et le mal. La tradition zoroastrienne sassanide, tout en gardant l’opposition, abaisse le rang du seul dieu gâthique au niveau inférieur et fait de lui un rival direct de l’entité méchant, Ahriman. Ce changement radical transforme la nature pro-monothéiste des Gāϑā dans une religion d’allure foncièrement dualiste.

Les termes de « la tradition zoroastrienne de l’époque sassanide » sont évoqués presque dans tous les documents qui traitent de ce laps du temps de l’histoire de l’Iran, mais parce qu’on a peut-être estimé qu’ils vont de soi, les termes n’ont pas été explicitement éclairés. Nous sommes en mesure actuellement et après les analyses citées, de donner une explication satisfaisante de ces termes. Ils désignent les changements effectués dans le culte exprimé dans l’Avesta, dès les premiers Sassanides, par les autorités cléricales, à savoir les mōbad, consolidés par une volonté politique exprimée par la cour des rois. Ces changements aboutissent à la formation de ce que l’on connait aujourd’hui comme « la religion zoroastrienne sassanide ».

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Annexe n° 5

Le choix

« aiiā mainiuuā varatā, yǝ drǝguuā aci tā vǝrǝziiō a ǝ m mainiiu spǝ ni tō, yǝ xraoždi tǝ ṇg asǝ nō vast ya cā x nao ǝn ahurǝm, haiϑiiāi iiaoϑanāi fraorǝt mazd m »734

« Des deux Mainyu, le menteur a choisi [varatā] de faire ce qu’il y a de plus mal [aci tā], Mainyu Spəni ta [le Meilleur], qui se vêt des pierres les plus solides [asǝ nō vast ], a choisi A a, Et ceux qui, par des actions vraies, satisfont Ahura Mazdâ avec dévotion [fraorǝt ]. »735 Yasna 30-5

Ainsi et à partir des Gāϑā la notion de choix est introduite dans la littérature religieuse zoroastrienne prenant progressivement une importance capitale en invitant tout Zoroastrien à imiter l’acte primordial des deux Mainiiu et proclamer ouvertement son adhésion à la religion. Le Yasna 12 dont les versets sont considérés comme la profession de foi zoroastrienne emploie aussi ce terme de choix, foi qui doit être prononcée par tous les Zoroastriens arrivés à l’âge d’adulte. Ce court Yasna composé de 9 stances est l’un des plus anciens et toutes les stances commencent ou contiennent un « Je » qui conspue les d vas, et qui choisit la bonne spəṇta Ārmaiti ; qu’elle soit sienne ; veut accorder aux habitants la liberté de mouvement, la liberté de séjour ; dénonce tout commerce avec les d vas et tout recours aux armes et à la violence contre les Mazdéens ; adore Mazdā et proclame la pensée bien conçue, la parole bien énoncée, et l’acte bien fait. La plus importante prière zoroastrienne, Ahuna Vairya, littéralement « qui doit être choisi par le monde », invite aussi les hommes à choisir un maître digne de choix. Dans une prière célèbre extraite d’un passage du Xorda Avesta, le petit Avesta, le jeune zoroastrien et la jeune zoroastrienne font une profession de foi dans laquelle ils assurent leur volonté ainsi que leur choix d’adhérer à la religion, au moment de recevoir le symbole matériel de leur adhésion et de leur obéissance. Il s’agit de recevoir un cordon, une ceinture, kustī, qui reste attachée tout au long de leur vie et qui a des valeurs symboliques fortes relevant des dogmes essentiels zoroastriens. Elle divise le corps humain en trois parties distinctes, la partie supérieure est le siège de l’intelligence et les sentiments nobles, la partie inférieure est le lieu des choses relevant des appétits physiques et des désirs inférieurs. Ainsi le corps humain se divise exactement comme la division du monde, et kustī empêche que les deux espaces opposés ne se mélangent, elle est une protection pour la partie haute. En recevant kustī les jeunes proclament à haute voix, entre autres, ces paroles : « Viens-moi en aide, ô Mazdâ ; je suis adorateur de Mazdâ, disciple de Zarathushtra, je m’y suis proclamé et déclaré »736. Et à la fin de la prière ils précisent qu’ils attribuent à Ahura Mazdā tout le bien, et ceci est « la profession de la religion mazdéenne. ». Si le terme de choix n’est pas explicitement présent dans ce texte, tout en revanche le réclame et le désigne. Nous pouvons sans hésitation confirmer que, selon les règles du catéchisme zoroastrien, être zoroastrien ne relève ni d’un héritage parental, ni d’un don automatique et inconscient de l’entourage social,

734 KELLENS Jean – PIRART Éric, Les Textes Vieil-Avestiques, Wiesbaden, 1988, p. 111. 735 LECOQ Pierre, Les Livres de l’Avesta, Paris, Cerf, 2016, p. 728. 736 Ibid., p. 1088. 239 ni d’une influence des autorités cléricales, mais qu’il relève d’un choix et d’une adhésion délibérée et volontaire de la part d’hommes adultes. La notion de choix domine incontestablement la foi zoroastrienne, elle est la clé de la compréhension de cette religion, elle traverse les horizons cosmogoniques, moraux et rituels. D’un point de vue cosmogonique par exemple le Bundahi n, littéralement la Création fondamentale, un livre pahlavi rédigé au 10ème siècle de notre ère, expose les propositions d’Ormuzd au tout premier moment de l’existence au choix des fravahr, frava i avestique, signifiant « esprit tutélaire », c'est-à-dire l’« âme qui préexiste à l’homme, le protège pendant sa vie et lui survit »737. Selon le Bundahi n Ormuzd s’adressant aux esprits tutélaires leur pose la question de savoir s’ils préfèrent rester sains et saufs dans le monde M nōk, le monde céleste, ou s’ils choisissent de descendre sur terre pour combattre le Mal, et voici leur réponse :

« Lorsque les esprits tutélaires des hommes reconnurent, grâce à l’intelligence qui observe tout, d’une part que l’affliction, œuvre des esprits menteurs d’Ahriman, devait les frapper dans le monde terrestre, mais, d’autre part, qu’à la fin ils seraient délivrés de l’hostilité de la part de la contre-création et qu’ils redeviendraient saufs et immortels dans l’existence finale jusqu’à toute éternité, ils consentirent à aller (au monde terrestre). »738.

Ainsi se confirme le caractère universel du choix dans la pensée zoroastrienne. Il est important d’élucider davantage cette notion et surtout de déterminer sa raison d’être dans le Zoroastrisme. Le choix dont parlent les Gāϑā est le choix entre le Bien et le Mal incarnés par les deux jumeaux, et effectué sur le modèle que ces derniers offrent aux hommes et aux da uua, les faux dieux. Le choix est, d’une manière ou d’une autre, toujours présent dans les textes qui expriment l’action humaine. Du point de vue de la théologie zoroastrienne le choix est révélateur d’un tournant, d’un déplacement des idées concernant le rôle des êtres célestes. La théologie polythéiste ancestrale décrit dans les récits cosmogoniques reflétés dans le Véda, le combat parfois très violent des divinités ou des êtres fabuleux s’opposant mutuellement pour la domination du tel ou tel élément. Par exemple le combat meurtrier d’une divinité avec un dragon qui empêche l’eau du ciel de couler sur terre (À Indra et Pūṣan, Rg. Veda, 6.57), ou le combat des héros fabuleux pour se procurer la faveur divine. Ces combats meurtriers se déplacent par le choix moral à l’intérieur serein de l’âme humaine, et se transforment en l’acte délibéré et pieux d’un mortel qui participe ainsi à la détermination du sort final du Mal et à la victoire des bons contre les méchants. Plus important que cela c’est le rôle que joue le choix dans la constitution d’un ciel exempt des divinités négatives. L’existence de ces dieux devient superflue à partir du moment où c’est l’homme qui pourrait introduire le Mal dans la société et dans le monde, et selon le Yasna 29, c’est encore l’homme qui doit régler et corriger les fautes commises par les méchants sanguinaires, « vadarǝ vōiždat a ā un : celui qui lève l’arme contre le partisan de l’Harmonie »739. En effet, le Yasna 29 qui expose la plainte de l’âme du bœuf contre la cruauté après avoir cherché en vain un soutien céleste pour le bœuf, conclut que c’est l’homme, en occurrence Zaraϑuštra, qui est destiné à sauver l’animal. Le Mal, dans le Zoroastrisme primitif, n’a pas de correspondance céleste, il ne peut se manifester que dans la pensée, la parole et l’acte des êtres humains, c'est-à-dire dans le choix, bon ou mauvais, effectué par les hommes sur le modèle céleste des deux mainiiu. Ces deux traits sont

737 Ibid. p. 1316. 738 NYBERG Henrik Samuel, « Questions de Cosmogonie et de Cosmologie Mazdéennes », extrait du Journal Asiatique, Avril-Juin 1929, Paris, Paul Geuthner, 1929, p. 237. 739 KELLENS Jean – PIRART Éric, Les Textes Vieil-Avestiques, p. 120. 240 suffisants pour expliquer l’importance de la notion de choix et sa place dans le Zoroastrisme, où tout est suspendu à un acte délibéré de choix.

Du choix découle logiquement le concept fondamental de la foi zoroastrienne, l’eschatologie. Proclamé premièrement par les Gāϑā dans des termes clairs, l’eschatologie confère au choix tout son poids et toute sa valeur. L’homme ayant le choix entre le Bien et le Mal doit assumer sa responsabilité puisqu’il sera jugé, rétribué ou puni, en fonction de son choix. Cela fait de l’homme un être toujours soucieux de son sort final jusqu’au dernier souffle, souci qui marque le visage de tout croyant, puisque d’avance rien dans ce jugement n’est certain, tout dépend de l’excès des bonnes actions sur les mauvaises. Par le choix le croyant zoroastrien définit l’homme par le souci et l’angoisse permanents.

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Le Mal dans les Gāϑā et dans le Zurvanisme

Dans les Gāϑā, l’œuvre poétique de Zoroastre et le texte fondateur de la religion zoroastrienne, le Mal s’enracine essentiellement dans le choix humain manifesté dans la pensée, la parole et l’action de l’homme, tout en demeurant un principe abstrait et occulte. Le principe de la morale ne réside pas dans le Bien mais dépend du choix universel et délibéré effectué par les hommes et même par les êtres surnaturels. Le texte gâthique établit, d’un côté, une correspondance expresse entre l’intelligence et le Bien, et de l’autre, entre l’ignorance et le Mal. Ce texte précise également les corrélats indispensables d’un tel système moral, l’eschatologie et la rétribution post mortem des bons et des mauvais. Tout à l’opposé du système gâthique et du partage du monde entre le Bien et le Mal, se trouve le culte de Zurvan, dieu-Temps-Destin. A l’issue d’un sacrifice de durée millénaire pour obtenir Ahura Mazdā, un fils lumineux, créateur d’un monde heureux, Zurvan concède la royauté du monde au ténébreux Ahriman né de son doute sur l’efficacité du rituel et de son désir impatient. Ainsi, de façon profondément inédite, le Mal s’enracine en dieu lui-même, plus précisément dans le désir divin d’engendrer. Mais le culte de Zurvan recèle une étincelle salvatrice : la durée du règne d’Ahriman est limitée à 9000 ans.

Mots-clés en français : Ahura Mazdā, Zurvan, Le Bien, Le Mal, Dualité, le Temps, le Destin, le Désir

The Evil in the Gathas and in the Zurvanism In the Gathas, Zoroaster’s poetic work and the founding text of the Zoroastrian religion, Evil is essentially rooted in the human choice which manifests itself through thought, speech and action, while remaining an occult, abstract principle. The principle of morality is not rooted in the Good but in a universal and intentional choice made by human and even supernatural beings. The gathic text establishes on the one hand, an expressive correspondence between intelligence and Goodness, and ignorance and Evil on the other hand. It mentions the essential correlates of such a moral system: eschatology and post mortem retribution of the good and the bad.

In stark contrast to the gathic division of the world between good and evil, is the cult of Zurvan, God of Time and Destiny. After a a millennial sacrifice in order to have a luminous son – Ahura Mazdā, creator of a happy world – Zurvan finally concedes the royalty of the world to Dark Ahriman, born from his doubt on the effectiveness of the ritual and related to his impatient desire. Thus, in a striking new way, Evil is rooted in God himself, more precisely in the divine desire to beget. But the cult of Zurvan conceals a spark of salvation: the reign of Ahriman is doomed to decline after 9000 years.

Mots-clés en anglais : Ahura Mazdā , Zurvan, Good, Evil, Duality, Time, Fate, Desire

Discipline : PHILOSOPHIE, EPISTEMOLOGIE

Université de Reims Champagne-Ardenne

CIRLEP - EA 4299

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