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Montréal, le 28 novembre 2019 VERSION PUBLIQUE Monsieur Claude Doucet Secrétaire général Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes () K1A 0N2

Objet : Intervention de Québecor Média inc. relative à l’acquisition de la chaîne généraliste V par Avis de consultation de radiodiffusion CRTC 2019-358

Monsieur le Secrétaire général,

I. INTRODUCTION

1. En date du 29 octobre 2019, le Conseil a publié l’Avis de consultation de radiodiffusion CRTC 2019-358 (AC 2019-358), sollicitant les observations de l’industrie relatives à la demande 2019-0648-9 (la Demande) présentée par Bell Canada (Bell), au nom de V Interactions inc. (V), en vue d’obtenir l’autorisation de modifier la propriété et le contrôle effectif de la chaîne généraliste V.

2. Notons que V est actuellement le titulaire d’un réseau de télévision de langue française appelé V et des cinq stations de télévision de langue française CFAP-DT Québec, CFJP-DT Montréal, CFRS-DT Saguenay, CFKS-DT Sherbrooke et CFKM-DT Trois- Rivières (les Stations V). Bell souhaite donc obtenir l’approbation du Conseil pour acquérir les Stations V.

3. Le Conseil a indiqué dans l’AC 2019-358 qu’une audience publique avec comparution se tiendra à compter du 12 février 2020. Étant donné les incidences qu’implique la transaction proposée, Québecor Média souhaite y comparaître.

4. Par la présente, Québecor Média inc. (Québecor Média), au nom de Vidéotron ltée (Vidéotron) et de Groupe TVA inc. (TVA), fait valoir son opposition à la Demande.

5. Dans ce qui suit, nous brossons un bref portrait de l’historique de la chaîne généraliste V. Ensuite, nous soulignons l’importante concentration des propriétés de Bell dans l’industrie des médias, des communications et du divertissement afin de montrer que l’acquisition des Stations V conduirait Bell à un pas de plus vers le retour d’un monopole. Nous nous attardons également à la place dominante qu’occupe Bell dans le marché. Nous faisons valoir que la vraie dominance sur le marché ne se traduit pas véritablement par les parts d’écoute, mais bien par les parts de revenus pancanadiens

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de Bell et la portée de ses services par rapport à celle des autres joueurs de l’industrie. Il faut distinguer dominance et popularité.

6. En outre, nous constatons que l’acquisition projetée représente la seule pièce manquante dans le portefeuille d’actifs médias de Bell. En effet, l’approbation du Conseil à la Demande augmenterait l’influence de Bell et amplifierait son rapport de force sur les médias canadiens et son pouvoir d’achat face aux joueurs locaux et étrangers. Nous présentons donc les lourdes conséquences de cette transaction sur l’acquisition de contenus et sur le marché publicitaire.

7. Nous faisons aussi état d’une éventuelle possibilité qui n’est pas explicitement signalée par Bell, mais qui pourrait tout de même se concrétiser dans l’avenir si Bell obtient l’aval du Conseil en ce qui concerne l’acquisition des Stations V. Il s’agit, plus précisément, de la modification du statut de la chaîne V de sorte qu’elle ait le statut de chaîne spécialisée, tout en conservant son genre généraliste. Une telle modification, comme nous l’indiquons, ne ferait que décupler son pouvoir de négociation pour les revenus de redevances ; une situation difficile que nous vivons déjà avec Bell rendant toute négociation vaine.

8. En raison des répercussions dommageables qu’aurait l’acquisition des Stations V par Bell, nous demandons au Conseil de refuser catégoriquement la Demande.

II. HISTORIQUE La chaîne généraliste V 9. Il nous paraît important de présenter un bref historique de la chaîne généraliste que souhaite acquérir Bell. La chaîne V, initialement nommée Télévision Quatre Saisons (TQS), a été lancée en 1986 par CFCF inc. En 1997, elle a été acquise par Québecor qui, à l’époque, ne détenait pas encore la chaîne généraliste TVA.

10. Lorsque Québecor Média a obtenu l’approbation du Conseil pour acquérir TVA en juillet 20011, c’est-à-dire le segment télédiffusion d’une transaction plus large par laquelle Québecor a acquis la totalité des actions du Groupe Vidéotron ltée, Québecor a été assujettie à une condition suspensive portant sur la cession de TQS à une tierce partie.

11. Une demande présentée par et Bell Globemedia en vue d’obtenir l’autorisation d’acquérir le contrôle effectif de TQS a par la suite été approuvée par le Conseil en décembre 20012. À partir de ce moment, Cogeco détenait 60 % des actions de TQS, alors que CTV Television Inc. (filiale à part entière de Bell Globemedia) en détenait 40 %. La situation financière précaire de TQS a cependant obligé ces entreprises à procéder à sa vente en 2008, et ce, après s’être placée sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers.

1 Décision de radiodiffusion CRTC 2001-384. 2 Décision de radiodiffusion CRTC 2001-746.

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12. Une décision du Conseil publiée en date du 26 juin 2008 a permis à Remstar Diffusion inc. (Remstar) de prendre le contrôle effectif de TQS, titulaire des entreprises de programmation de télévision CFJP-TV Montréal, CFJP-DT Montréal, CFAP-TV Québec, CFKM-TV Trois-Rivières, CFKS-TV Sherbrooke et CFRS-TV Saguenay et du réseau TQS3. Environ un an plus tard, TQS a annoncé qu’elle serait désormais connue sous le nom de « V ».

13. Le 24 juillet 2019, Bell a annoncé dans les médias qu’elle avait conclu une entente avec les actionnaires du Groupe V pour l’acquisition du réseau généraliste V et de ses actifs numériques. L’entreprise a procédé à la soumission de sa Demande auprès du Conseil en août 2019 puisque ce projet, qui mènerait à la confirmation de la dominance de Bell et de son monopole, ne peut se concrétiser qu’avec l’autorisation du Conseil.

14. Nous pouvons nous demander pourquoi Bell désire maintenant se porter acquéreur de V, alors qu’elle n’a su en 2008 lui accorder l’importance requise afin d’en assurer la pérennité. V n’avait plus aucune importance stratégique pour Bell en 2008. Pourquoi cette station est-elle maintenant devenue si précieuse pour Bell ? La raison est simple. Bell tente maintenant de reconstruire son monopole et de dominer le secteur de la télévision, et plus largement, celui des médias au Canada. Le Conseil ne peut laisser une telle situation se produire et doit refuser la Demande de Bell.

III. IMPORTANTE CONCENTRATION DE PROPRIÉTÉS DE BELL DANS L’INDUSTRIE DES MÉDIAS, DES COMMUNICATIONS ET DU DIVERTISSEMENT 15. Dans le contexte d’une acquisition potentielle des Stations V par Bell, il faut nécessairement examiner la place dominante qu’occupent déjà Bell et ses filiales dans les secteurs des médias, des communications et du divertissement à l’échelle du Canada. Une image vaut mille mots (voir Figure 1).

3 Décision de radiodiffusion CRTC 2008-129.

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Figure 1 – Bell : un joueur dominant à travers le Canada

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16. Force est de reconnaître que Bell est une entreprise qui ne ressemble à aucune autre en termes de dominance dans le secteur médiatique. À l’heure actuelle, et ce, sans même compter l’acquisition des Stations V et de certains des actifs numériques de Groupe V, l’entreprise possède un nombre considérable de propriétés dans les secteurs de la télévision traditionnelle (30 stations, y compris CTV), spécialisée (30 chaînes) et payante (4 chaînes), de la télédistribution, des télécommunications, de la radio (109 stations), de l’affichage (plus de 31 000 faces publicitaires), des médias numériques (plus de 200 sites et plus de 30 applications)4 et des services de production.

17. Notons aussi que Bell détient des participations non négligeables dans Maple Leaf Sports & Entertainment (MLSE), une société propriétaire d’un grand nombre d’équipes sportives canadiennes, dont les Maple Leafs de , les Raptors de Toronto, les Argonauts de Toronto, le Toronto FC et les Marlies de Toronto. Signalons que MLSE possède également les chaînes de télévision sportives , NBA TV Canada et GoITV.

18. De plus, Bell détient une participation (18,4 %5) dans Groupe CH qui, pour sa part, est propriétaire du club de hockey les Canadiens de Montréal, du Centre Bell, d’evenko et de Spectra et qui a aussi une participation dans le Groupe Juste pour rire (GJPR). D’ailleurs, soulignons qu’en 2018, les nouveaux propriétaires de GJPR ont cédé 51 % des parts de l’entreprise à Bell et à evenko.

19. Bell a également « une participation indirecte de 50 % dans Glentel, un distributeur établi au Canada qui offre plusieurs marques d’appareils mobiles provenant de deux fournisseurs. »6 Signalons que de divers points de vente de Glentel sont exploités sous les bannières La cabine T sans fil, WAVE SANS FIL et SANS FIL etc.

20. De surcroît, Bell est propriétaire des magasins de détail La Source dans le marché de langue française et dans le marché de langue anglaise. L’entreprise possède 480 succursales de ces magasins à la grandeur du pays.

21. Depuis 2011, Bell a réussi à faire plusieurs acquisitions lui permettant d’occuper une place de plus en plus importante au sein des secteurs médiatiques, tant dans le marché de langue anglaise que celui de langue française. En 2011, l’entreprise a acquis, avec l’approbation du Conseil7, la participation restante de 85 % dans CTV Inc. (CTV) (anciennement CTVglobemedia Inc.) et a procédé par la suite au lancement d’une nouvelle unité d’affaires – Bell Média – englobant toutes les propriétés de CTV, c’est-à-dire 28 stations de télévision traditionnelle, y compris CTV, la chaîne de télévision généraliste de langue anglaise, 30 services spécialisés de télévision et 33 stations de radio.

4 Bell Média, À propos de nous, en ligne < https://www.bellmedia.ca/fr/a-propos-de-bellmedia/ >. 5 BCE Inc. Rapport annuel 2018, en ligne < http://www.bce.ca/investisseurs/RA-2018/2018-rapport- annuel-bce.pdf >. 6 Ibid., page 34. 7 Décision de radiodiffusion CRTC 2011-163.

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22. En 2012, Bell a présenté une demande au Conseil en vue d’obtenir l’autorisation de modifier le contrôle effectif des entreprises de radiodiffusion d’ inc. (Astral 1). Il convient de rappeler que Québecor Média s’opposait fermement à cette demande. En fait, nous avions présenté plusieurs arguments en vue de démontrer les répercussions néfastes et dévastatrices qu’aurait une telle transaction sur le système canadien de la radiodiffusion.

23. Cette demande de Bell a été refusée par le Conseil qui a conclu ce qui suit à la suite de l’examen de ladite transaction :

Le Conseil n’est pas convaincu que la transaction apporterait au système canadien de radiodiffusion et aux Canadiens des avantages importants et sans équivoque suffisants pour compenser les préoccupations à l’égard de la concurrence, de la concentration de la propriété en télévision et en radio, de l’intégration verticale et de l’exercice du pouvoir dans un marché.8 (nos soulignés)

24. Toutefois, Bell n’a pas lâché prise et a continué sa démarche de reconstruction de son monopole. Ainsi, en janvier 2013, Astral et ses filiales autorisées ont déposé une seconde demande9 (Astral 2), c’est-à-dire une demande révisée, en vue d’obtenir l’autorisation de modifier le contrôle effectif de ses entreprises de radiodiffusion qui serait exercé par Bell. Bien que la majorité des entreprises de radiodiffusion, y compris Québecor Média, s’opposait toujours à la Demande, le Conseil a choisi d’autoriser cette transaction, et ce, sous réserve de certaines modifications précisées dans sa décision10.

25. Signalons que le Bureau de la concurrence (le Bureau) avait jugé, pour sa part, que Bell possédait une puissance commerciale importante sur le marché des chaînes de télévision spécialisées et que l’acquisition projetée l’aurait renforcée. Le Bureau s’était montré particulièrement préoccupé par l’intégration verticale de Bell et l’opportunité que celle-ci fournit à Bell d’abuser de sa puissance commerciale en refusant à ses concurrents du contenu essentiel ou en leur imposant des conditions commerciales supra concurrentielles. Par conséquent, le Bureau avait prescrit le délestage de plusieurs chaînes (dont Historia et Séries+) et avait imposé des restrictions concernant les pratiques commerciales de Bell.

26. En décembre 2014, Bell Média a lancé son service de vidéo sur demande par abonnement, CraveTV (Crave). En étant disponible à tous les Canadiens via Internet depuis 2016, Crave est dès lors devenu un service de vidéo sur demande hybride (VSDH) exempté de la réglementation.

27. En dépit du fait qu’en 2013, Bell s’était départie, comme exigé par le Bureau, d’Historia et de Séries +, l’entreprise a tenté de réacquérir ces chaînes en 2018 (Astral 3). Le Bureau s’est prononcé de nouveau et a jugé que Bell possédait toujours une

8 Décision de radiodiffusion CRTC 2012-574. 9 La Demande 2013-0244-7. 10 Décision de radiodiffusion CRTC 2013-310.

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puissance commerciale sur le marché des chaînes spécialisées et que l’acquisition projetée lui aurait permis de la renforcer. Il a donc choisi d’interdire cette acquisition.

28. À la lumière de ce qui précède, il est juste d’affirmer qu’au cours de la dernière décennie, le niveau de concentration médiatique de Bell n’a cessé de croître, et ce, malgré certaines interdictions qui lui ont été imposées par le Conseil et le Bureau. Il est pertinent de réitérer que le Conseil, dans le cadre de la demande de modification du contrôle effectif d’Astral par Bell, avait des « préoccupations à l’égard de la concurrence, de la concentration de la propriété en télévision et en radio, de l’intégration verticale et de l’exercice du pouvoir dans le marché »11 qu’aurait eu Bell. Le Bureau était d’avis lors de la deuxième tentative d’acquisition d’Astral par Bell que cette dernière aurait renforcé la puissance commerciale de Bell. De plus, il craignait la possibilité d’abus de pouvoir de Bell en tant qu’entité intégrée verticalement et se préoccupait également de l’occasion qui se serait offerte à elle d’abuser de sa puissance commerciale en refusant à ses concurrents du contenu essentiel ou en leur imposant des conditions commerciales supra concurrentielles. Évidemment, ces préoccupations s’appliquent tout autant, sinon encore davantage, à l’acquisition des Stations V par Bell.

29. Bell prend de l’ampleur au niveau national et surtout en comparaison aux autres joueurs. L’entreprise détient la plus importante présence dans l’industrie des médias au Canada, aucun segment de l’industrie n’échappant à son emprise. Sa volonté de procéder au maximum d’acquisitions fait état de son désir profond de dominer l’industrie et de profiter pleinement d’une telle position.

30. Bell détient clairement des participations importantes dans de multiples marchés connexes. Ces participations s’alimentent les unes les autres, prodiguant à Bell une puissance commerciale générale dans toute l’industrie, ce qui amplifie sa puissance et sa dominance, et ce, autant au niveau national que sur chacun des marchés concernés. Autrement dit, l’omniprésence de Bell lui permet déjà de faire jouer toutes ses propriétés en synergie pour éventuellement évincer ses concurrents.

31. À titre d’exemple, on n’a qu’à penser aux revenus que Bell génère sur les marchés très lucratifs qui lui permettent d’investir à perte sur d’autres marchés en vue d’écarter totalement ses concurrents. Ses propriétés peuvent même aller jusqu’à s’avantager indûment entre elles, et nos plaintes de préférence indue (TVA Sports contre Bell Canada et Bell ExpressVu Limited Partnership ; et Vidéotron contre Bell Télé et son service Alt Télé, et Bell Média inc. et son service Super Écran) qui sont actuellement devant le CRTC en sont un exemple éloquent.

32. En fait, les agissements anticoncurrentiels et les pratiques douteuses de Bell ne cessent de s’accumuler. S’ajoutent, entre autres, à ces exemples les suivants :

• Bell est la seule parmi les entreprises de distribution de radiodiffusion (EDR) majeures dans le marché francophone à ne pas reconnaître la juste valeur

11 Décision de radiodiffusion CRTC 2012-574.

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marchande des chaînes spécialisées de TVA, menant nos négociations avec elle dans une impasse ; • (filiale à part entière de Bell) empêche Vidéotron de s’implanter en Abitibi-Témiscamingue en refusant de signer, depuis plusieurs mois, une entente de service d’accès Internet aux tierces parties (AITP) avec Vidéotron ; • la Cour d’appel du Québec a condamné Bell à verser 141 M$ aux filiales de Québecor pour ne pas avoir empêché le piratage de ses signaux satellites de 1999 à 2005, ce qui privait Vidéotron de revenus de télédistribution et TVA de revenus d’abonnement ; et • les nombreux recours collectifs contre Bell.

33. Dans un autre ordre d’idées, il importe de signaler que la dominance de Bell peut se remarquer de façon encore plus éloquente dans le marché de langue anglaise. Corus et Rogers n’ont certes pas les moyens pour contrer la dominance de Bell puisqu’on voit déjà l’impact nocif qu’a cette dominance sur ces deux entreprises. Comme illustré au Tableau 2, les bénéfices avant intérêts, impôts et amortissement (BAIIA) de la télévision généraliste de Corus sont en forte décroissance depuis 2014. Corus choisit cependant de continuer d’offrir une programmation de qualité en assurant le maintien de ses dépenses, mais en perdant toute rentabilité. Un survol rapide des bénéfices de Rogers peut laisser croire que sa situation est meilleure que celle de Corus puisqu’elle semble s’améliorer depuis 2016. Toutefois, il faut préciser que cette amélioration est attribuable au fait que Rogers a effectué des compressions de ses dépenses de programmation et de production en 2015-2016, c’est-à-dire des compressions de l’ordre de 25 M$ (- 13,1 %), dans l’espoir de demeurer rentable.

34. On peut voir au Tableau 1 que les bénéfices de la télévision généraliste de Bell sont, pour leur part, en baisse en 2018. Cependant, comme on verra en détail plus loin, la rentabilité de l’ensemble des propriétés de Bell est ascendante depuis 2014, ce qui fait qu’elle est plus en moyen que tout autre joueur d’exploiter sa télévision généraliste à pertes. Il est clair que l’acquisition d’un autre Réseau de chaînes généralistes déficitaires, les Stations V, ferait croître davantage ses pertes, ce qui fait en sorte que l’acquisition souhaitée dépasse l’entendement. Sans compter qu’elle aurait un impact désastreux sur TVA.

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Tableau 1 – Bénéfices avant intérêts, impôts et amortissement – Bell, Rogers et Corus – télévision traditionnelle : 2015 à 2018

Source : CRTC, Rapport annuel cumulé (Relevés financiers) – Télévision traditionnelle – 2015-2018 – Relevés statistiques et financiers.

35. L’acquisition d’une chaîne généraliste de langue française étant la seule pièce manquante dans le portefeuille de Bell, on ne peut douter que l’approbation de sa Demande lui permettrait de jouir d’un pouvoir sans précédent et conduirait Bell vers le retour d’un monopole. En fait, il s’agirait du point d’orgue de la stratégie de Bell d’acquisitions répétées visant l’endiguement de sa concurrence principalement au Québec. Bell se permettrait donc de faire jouer la force financière et sa dominance commerciale alimentée par son puissant conglomérat intégré verticalement sur plusieurs marchés simultanément.

IV. LA PLACE DOMINANTE QU’OCCUPE BELL 36. De toute évidence, Bell tente de minimiser l’impact de sa Demande afin d’obtenir l’aval du Conseil. Elle réitère à maintes reprises que l’acquisition de V lui donnerait une part de l’écoute télévisuelle dans le marché de langue française qui serait nettement inférieure au seuil de 35 % prévu par le Conseil dans sa politique sur la diversité des voix12. Elle précise qu’en ajoutant l’auditoire de V à celui de ses chaînes spécialisées dans le marché de langue française, cela ferait grimper sa part de 16 % à environ

12 Avis public de radiodiffusion CRTC 2008-4, Politique sur la diversité des voix.

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22 %, ce qui est loin de celle de TVA, qui s’élève « à plus de 37 % de l’ensemble de l’écoute télévisuelle. »13

37. Notons qu’il est de notoriété publique que TVA est une chaîne très populaire et aimée des Québécois. Elle se trouve au premier rang parmi les chaînes généralistes du Québec et même du Canada, et ce, sept jours sur sept. De plus, quatorze (14) des émissions diffusées par TVA ont figuré au palmarès des trente (30) émissions de télévision les plus populaires au Québec en 2018. TVA compte également dix-huit (18) émissions millionnaires en termes de cotes d’écoute durant la même année. Il va de soi que les investissements importants de l’ordre de 110 M$ (2018) en production de contenu original francophone que fait TVA lui permettent d’offrir un contenu de haute qualité qui, comme le démontrent les palmarès d’écoute, est fort apprécié par ses téléspectateurs. Sans compter aussi les nombreux efforts déployés par TVA pour rejoindre son public et demeurer à l’écoute de ses besoins.

38. Il importe toutefois de préciser que détenir des parts de marché importantes signifie qu’une chaîne est regardée et qu’elle connaît une popularité auprès des téléspectateurs. Ainsi, il ne faut pas confondre, comme semble le faire Bell, popularité et dominance.

39. Bell avance dans son mémoire complémentaire14 (Mémoire) que le Conseil devrait traiter et approuver sans délai la transaction dont il est question pour la seule raison que sa part de l’écoute télévisuelle serait en deçà du seuil de 35 %. Québecor Média est fortement en désaccord avec cette proposition et est d’avis que l’acquisition des Stations V par Bell ne doit surtout pas être prise à la légère par le Conseil.

40. Réitérons, encore une fois, que les préoccupations soulevées par le Conseil et le Bureau dans le cadre des demandes de modification du contrôle effectif d’Astral par Bell s’appliquent également dans le cas de la demande d’acquisition des Stations V par Bell. Il est donc nécessaire de se préoccuper « de la concurrence, de la concentration de la propriété en télévision et en radio, de l’intégration verticale et de l’exercice du pouvoir dans le marché »15 qu’aurait Bell. Il est tout aussi nécessaire de craindre qu'il pourrait y avoir un abus de pouvoir de la part de Bell qui leur imposerait des conditions commerciales supra concurrentielles.

41. Par ailleurs, il convient de signaler que les pourcentages définis dans la politique sur la diversité des voix s’apparentent davantage à des seuils théoriques qu’à des paliers rigidement figés dans la réglementation. Autrement dit, ces pourcentages représentent un critère, parmi plusieurs autres, sur lesquels le Conseil peut s’appuyer pour prendre une décision relative aux demandes de transfert de contrôle de propriété. D’ailleurs, lors du premier refus par le Conseil de la transaction Bell/Astral, les parts combinées de ces entités dans le marché de langue française étaient aussi inférieures au seuil de 35 %. Par conséquent, ce seuil ne devrait constituer en aucun cas un facteur déterminant dans la décision du Conseil.

13 Mémoire de Bell, 9 août 2019, paragraphe 8a), page 4. 14 Mémoire de Bell, 9 août 2019. 15 Décision de radiodiffusion CRTC 2012-574.

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42. Rappelons que le Conseil a déjà reconnu cela en indiquant que « les seuils énoncés dans la politique sur la diversité des voix se veulent un guide pour aider le Conseil à analyser la consolidation horizontale des médias lorsqu’il examine des demandes de modification de contrôle effectif ; ils ne déterminent pas nécessairement les décisions du Conseil.16 »

43. Dans son examen de la Demande, le Conseil se doit d’analyser et de considérer, bien au-delà des parts de marché, la vraie dominance sur le marché qui se traduit par les parts de revenus de Bell. Nous vous soumettons que la dominance de Bell est on ne peut plus claire.

La dominance de Bell au niveau des revenus pancanadiens Revenus publicitaires 44. Lorsqu’on examine le Tableau 2, on peut facilement en déduire que Bell génère beaucoup plus de revenus publicitaires que l’ensemble de ses concurrents canadiens. Soulignons qu'en ce qui a trait aux revenus publicitaires pour la télévision généraliste de langue anglaise de Bell, CTV, et pour celle de langue française de TVA, on observe un écart de l’ordre de 512 443 000 $, soit presque 7 fois plus. La dominance de Bell en matière de revenus publicitaires est encore plus importante lorsqu’on ajoute ceux de ses services spécialisés, l’écart s’élargissant à 918 619 000 $, c’est-à-dire presque 800 % de plus.

45. Il ne fait aucun doute que l’acquisition des Stations V viendrait amplifier davantage les différences significatives déjà observées entre les revenus publicitaires des deux entreprises : l’écart s’élèverait à 953 109 000 $, si l’on se base sur les revenus publicitaires de 2018, soit des revenus qui représentent 810 % du total des revenus de TVA. Il est à noter que si le Conseil approuve la présente transaction, Bell contrôlerait plus de 48 % des revenus publicitaires des télévisions traditionnelles privées au Canada et 42 % des revenus publicitaires totaux17. Cette situation catastrophique est insoutenable dans le marché publicitaire canadien.

16 Décision de radiodiffusion CRTC 2013-310, paragraphe 34. 17 Rapport du CRTC, sommaire financier de la télévision traditionnelle privée et des services facultatifs.

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Tableau 2 – Revenus publicitaires TV : 2018

Revenus publicitaires TV - 2018 $ 1 200 $ 1 087 $ 1 053

$ 1 000 Millions

$ 800

$ 600 $ 600

$ 372 $ 400

$ 200 $ 134 $ 116 $ 87 $ 82 $ 47 $ 34 $ 0

Source : CRTC 2018, Rapports annuels cumulés (Relevés financiers) – Télévision traditionnelle et Services individuels facultatifs et sur demande – Relevés statistiques et financiers.

Revenus totaux des grands joueurs de l’industrie : télévisions généralistes et services spécialisés 46. Lorsqu’on s’attarde aux revenus totaux des grands joueurs de l’industrie de la télévision (voir Tableau 3), on remarque que Bell récolte des revenus de loin supérieurs à ceux de ses concurrents, y compris Québecor. Aux fins de cette intervention, il convient de noter qu’en 2018, la télévision généraliste et les services spécialisés de Bell ont rapporté 2 141 899 703 $, soit 537 % des revenus totaux de TVA, puisque la station généraliste TVA et les services spécialisés de TVA (Québecor) ont rapporté, pour leur part, 399 078 891 $.

47. Il va de soi que l’ajout des revenus des Stations V (revenus totaux de 2018 : 42 813 000 $) ferait augmenter encore plus les revenus de Bell, pour atteindre la somme de 2 184 712 703 $ (605 % des revenus de Corus ; 547 % des revenus de Québecor (TVA) ; 222 % des revenus de Rogers ; et 179 % des revenus de CBC/SRC), ce qui renforcerait davantage sa dominance, et ce, au détriment de tous les autres joueurs de l’industrie. En examinant le Tableau 3, on voit déjà qu’aucune entité au Canada ne peut véritablement concurrencer Bell.

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Tableau 3 – Revenus totaux des grands joueurs de l’industrie : 2018

Télévision généraliste et spécialisée - Canada - 2018 $2 500

$2 185 $2 142 Millions $2 000

$1 500 $1 220 $983 $1 000

$500 $399 $361

$43 $0 Bell + V Bell CBC-SRC Rogers Québecor Corus V

Source : CRTC 2018, Rapports annuels cumulés (Relevés financiers) – Services individuels facultatifs et sur demande – Relevés statistiques et financiers.

Revenus totaux pancanadiens pour l’ensemble des propriétés de Bell 48. N’oublions pas que la dominance de Bell ne se manifeste pas uniquement par les revenus totaux qu’elle génère de sa télévision généraliste et de ses services spécialisés. Comme nous l’avons signalé plus haut, Bell détient la plus importante présence dans l’industrie des médias au Canada et est présente dans plusieurs sphères d’activités partout au pays. Québecor, de son côté, est également présente dans plusieurs sphères d’activités, que ce soient les médias (par ex. : TVA), les journaux (par ex. : Le Journal de Montréal), les télécommunications (par ex. : Vidéotron, Fibrenoire), les sports (par ex. : Armada de Blainville) ou le divertissement (par ex. : Centre Vidéotron à Québec). Cela étant dit, il convient de souligner que Québecor est cependant très loin d’avoir la situation monopolistique de Bell.

49. En effectuant une comparaison entre les revenus totaux pancanadiens (2018) de Bell et de Québecor, on s’aperçoit que ceux de Bell (23 G$)18 étaient presque six fois

18 BCE inc. Rapport annuel 2018, en ligne < http://www.bce.ca/investisseurs/RA-2018/2018-rapport- annuel-bce.pdf >.

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plus élevés que ceux de Québecor (4 G$)19 en 2018. Il en va de même en ce qui concerne la capitalisation boursière desdites entreprises qui, soit dit en passant, est de l’ordre de 58,4 G$ pour Bell et de 8,5 G$ pour Québecor20, soit sept fois plus importante.

50. En examinant le Tableau 4, on peut constater que la capitalisation boursière et la rentabilité de Bell sont sur une trajectoire ascendante depuis 2014, ce qui témoigne davantage de sa position dominante dans le paysage culturel et médiatique canadien.

Tableau 4 – Bénéfices avant intérêts, impôts et amortissement ajusté et capitalisation boursière de Bell, 2014-2018

Bénéfices avant intérêts, impôts et amortissement ajusté et capitalisation boursière de Bell, 2014-2018

2014 2015 2016 2017 2018 $ 60 000 $ 54 402 $ 50 527 $ 48 440 Millions $ 50 000 $ 46 275 $ 44 771

$ 40 000

$ 30 000

$ 20 000

$ 10 000

$ 8 303 $ 8 551 $ 8 788 $ 9 282 $ 9 535 $ 0

Capitalisation boursière Bénéfices avant intérêts, impôts et amortissement ajusté

Source : Rapports annuels de Bell, 2014 à 2018.

19 États financiers consolidés de QUÉBECOR INC., Exercices terminés les 31 décembre 2018 et 2017. En ligne < https://www.quebecor.com/documents/20143/222718/b254af2b-5421-41aa-a9f3-35c406f56ee2- QI_EF_Q42018_Fr.pdf/890d6dfc-b0c4-2fea-3e52-3649f69bf9df?version=1.0&t=1552471226523 >. 20 En date du 14 novembre 2019.

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La portée de Bell au Canada 51. La portée21 des services de Bell par rapport à celle des autres joueurs de l’industrie est un autre moyen par lequel on peut mesurer la dominance de cette entreprise. Le Tableau 5 montre clairement que c’est Bell qui parvient à joindre hebdomadairement le plus grand nombre de téléspectateurs canadiens, tant avec sa télévision généraliste qu’avec ses services spécialisés. Le Conseil doit donc éviter de tomber dans le jeu de Bell qui ne fait que se concentrer sur le Québec pour tenter de justifier l’approbation de sa Demande. Il doit plutôt se livrer à une analyse de la dominance de Bell dans le marché commercial canadien et dans l’univers de l’acquisition de contenus.

Tableau 5 – Portée des grands joueurs de l’industrie : services linéaires

Canada - 2018 Hebdo (000) % (2018) TV généraliste et spécialisée Bell 28 793 80% V (généraliste) 4 631 13% Bell + V (généraliste) 29 385 82%

Québecor 7 016 20% CBC-SRC 19 887 55% Rogers 17 608 49% Corus 26 405 73% TV généraliste Bell (CTV) 18 274 51% Groupe (V) 4 631 13% Québecor (TVA) 6 193 17% CBC-SRC 17 811 49% Rogers (City) 11 377 32% Corus (Global 15 813 44% TV spécialisée Bell 25 622 71% Québecor 5 407 15% CBC-SRC 8 375 23% Rogers 11 718 33% Corus 23 183 64% Groupe V 2 127 6%

Source: Numeris 2+, Canada total, 2018 (1 jan-31 déc), L-D, 2h—2h

21 Définition de portée : « pourcentage du groupe-cible rejoint par une station, une émission ou un bloc horaire dans un segment géographique donné » (source : Lexique du Conseil des directeurs médias du Canada, en ligne < http://cdmq.ca/fr/ressources/lexique#p >).

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52. La dominance de Bell s’observe aussi dans la portée de l’ensemble de ses services médiatiques, comme illustré à la Figure 2. La portée de Bell au Canada est beaucoup plus grande que celle de l’ensemble des joueurs de l’industrie, et ce, non seulement en ce qui concerne, comme nous venons de l’indiquer précédemment, la télévision (généraliste et chaînes spécialisées), mais aussi en ce qui concerne les médias numériques, l’affichage et la radio.

Figure 2 – Bell est dominante

PORTÉE CANADA – 2018

80 %

GÉNÉRALISTE ET SPÉCIALISÉS

62 %

NUMÉRIQUE

76 %

AFFICHAGE

37,2 %

RADIO

Sources : Numeris 2+, Canada total, 2018 (1 jan-31 déc), L-D, 2h—2h (généralistes et spécialisés); et

Comscore 2+, Canada total, Media Trend, Total views, 2018 (1 jan-31 déc).

53. En somme, il est indéniable d’affirmer que Bell est dominante par rapport aux autres joueurs de l’industrie, tant en ce qui a trait aux propriétés qu’elle possède, aux revenus qu’elle génère, à l’accès aux capitaux, qu’à la portée qu’elle a au Canada. Par ailleurs,

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il est clair que la dominance de Bell ne peut être comparée à la situation de Québecor puisque l’ampleur des opérations des deux groupes verticalement intégrés n’a pas de commune mesure.

54. Bell aimerait que le Conseil examine sa Demande que dans le contexte du marché francophone. Cependant, le Québec ne représente qu’environ 25 % du marché canadien. Afin de mieux capter l’impact réel sur la concurrence, il serait donc plus avisé de procéder de la même façon qu’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE) qui, pour sa part, fixe le pourcentage de parts de marché critique pour évaluer ses critères d’enchères sans fil sur une base nationale et non pas sur une base régionale. Ainsi, la préoccupante dominance de Bell doit forcément être observée sur une base nationale et ne doit pas être minimisée dans le cadre de l’examen de la Demande puisque l’approbation de cette dernière ne ferait que renforcer son monopole.

V. L’ACQUISITION PROJETÉE : LA PIÈCE MANQUANTE DANS LE PORTEFEUILLE DE BELL

55. L’acquisition des Stations V représente l’ajout de la pièce manquante dans le portefeuille de Bell qui, à l’heure actuelle, est présente dans tous les secteurs des médias au Canada, à l’exception de celui de la télévision généraliste de langue française. Cette acquisition s’ajouterait au bouquet de propriétés acquises par Bell dans des marchés connexes qui la rendent littéralement omniprésente au Québec. De surcroît, il faut reconnaître que ces différentes propriétés complémentaires créent un effet multiplicateur, amplifiant nettement la puissance commerciale de Bell sur chacun des marchés concernés.

56. Il importe de signaler que la licence de télévision généraliste francophone de V, émise par le Conseil dans les années ’80, est d’une valeur inestimable, et ce, particulièrement pour Bell. Il s’agit de l’une des quatre licences de télévision généraliste existantes dans le marché francophone, les autres étant détenues par la SRC, TVA et Télé Québec. Bell tente donc de saisir ce qui pourrait être sa seule chance d’acquérir de nouveau une télévision généraliste dans ce marché.

57. Il nous paraît évident que ni la programmation des Stations V ni ses parts de marché actuelles n’importent véritablement pour Bell. De toute façon, il est fort probable que la chaîne V, entre les mains de Bell, serait remodelée à la saveur de CTV, sa télévision généraliste de langue anglaise. En fait, dans sa réponse aux questions du Conseil soumise en date du 26 septembre 2019, Bell a déjà fait mention de son intention « d’apporter des modifications à l’infrastructure et aux installations pour les nouvelles locales des Stations V ». De plus, dans son Mémoire, Bell affirme que :

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Bell Média est reconnue depuis longtemps comme un chef de fil de l’information au Canada anglais et nous cherchons à appliquer de manière indépendante cette expertise au marché de langue française et à la développer davantage pour ce marché.22

58. Elle s’est ainsi engagée à produire des nouvelles à l’interne, à remanier les bulletins de nouvelles des Stations V exploitées dans les marchés de Montréal, Québec, Trois- Rivières, Sherbrooke et Saguenay, en plus d’investir dans ses plateformes numériques d’information de langue française. Elle a également signalé dans son Mémoire que :

L'ajout des Stations V au Groupe de Bell Média actuel nous donnera également l’occasion de développer et de produire des émissions canadiennes de plus grande envergure, de leur offrir une plus grande fenêtre promotionnelle et de renforcer nos liens avec le milieu de la production de langue française.23 (nos soulignés)

59. Malgré tout, l’acquisition des Stations V par Bell nous paraît comme étant une transaction dépourvue de sens. Lorsqu’on examine les bénéfices avant intérêts et impôts (BAII) de la dernière décennie des Stations V (voir Tableau 6), on peut voir qu’elles se trouvent dans une situation financière instable. Depuis 2015, les bénéfices des Stations V ne font que diminuer. Cela étant dit, Bell est tout de même prête à payer 25 millions de dollars pour acquérir les Stations V. Bell est tellement dominante, comme démontré plus haut, que l’on peut être amené à penser qu’elle est prête à perdre de l’argent pour pouvoir détenir les Stations V. Ainsi, il faut s’interroger sur sa véritable motivation. À nos yeux, il est clair que cette acquisition constitue une façon pour Bell de fragiliser surtout TVA, mais également les autres joueurs de l’industrie. Ainsi, en ayant comme objectif d’affaiblir directement TVA, cette acquisition aura pour effet de fragiliser l’information, les nouvelles et la diversité des voix qui sont l’assise d’une saine démocratie. À terme, il y va de la sauvegarde de cette démocratie.

22 Mémoire supplémentaire de Bell, 9 août 2019, paragraphe 29. 23 Ibid., paragraphe 65.

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Tableau 6 – Bénéfices avant intérêts et impôts du Groupe V – télévision généraliste : 2008-2018

Bénéfices avant intérêts et impôts du Groupe V (télévision généraliste), 2008-2018

2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 $ 5000 000 $ 4367 000 $ 4000 000 $ 3225 000 $ 3000 000 $ 2326 000 $ 2000 000

$ 1000 000 $ 726 407

$ 0

-$ 1000 000

-$ 2000 000

-$ 3000 000 -$ 3029 000 -$ 4000 000 -$ 3513 000 -$ 5000 000 -$ 4352 723

Source : CRTC, Rapport annuel cumulé (Relevés financiers) – Remstar Diffusion inc. – Télévision traditionnelle – 2008- 2018 – Relevés statistiques et financiers.

60. L’approbation de cette acquisition viendrait consolider l’omniprésence de Bell dans le monde des médias et, plus particulièrement, lui donnerait une plus grande emprise sur l’industrie. Comme nous le montrons ci-après, elle augmenterait son influence et amplifierait son rapport de force et son pouvoir d'achat face aux joueurs locaux et étrangers.

VI. L’IMPACT DE L’ACQUISITION DES STATIONS V PAR BELL 61. Bell affirme que l’approbation de sa Demande visant à acquérir les Stations V « contribuerait à favoriser l’équilibre concurrentiel, notamment entre Québecor et Bell, chaque entreprise exploitant des stations de télévision traditionnelle ainsi que des services facultatifs, et contribuant à la programmation canadienne et à l'expression culturelle au Québec. »24 Cependant, Bell ne semble pas vouloir reconnaître, comme nous l’avons montré plus haut, que Québecor est un joueur avec une portée inexistante à l’échelle nationale et est loin de détenir le pouvoir dont jouit Bell.

24 Ibid., paragraphe 25.

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62. En outre, Bell néglige de signaler que, contrairement à Québecor, elle détient des services facultatifs de langues française et anglaise et que l’acquisition des Stations V ferait en sorte qu’elle détiendrait également des stations généralistes dans ces deux langues, en plus d’être aussi une EDR et un opérateur de téléphonie sans-fil à l'échelle nationale. Par ce fait, elle se trouverait extrêmement avantagée non seulement par rapport à Québecor, mais également par rapport à tous les autres joueurs de l’industrie puisqu’elle serait la seule entreprise à être présente dans l’ensemble de ces secteurs.

63. Évidemment, Bell ne fait pas allusion dans sa Demande au fait que ladite acquisition aurait des répercussions fort dommageables pour l’industrie. Pourtant, il ne fait aucun doute qu’elle entraînerait de lourdes conséquences sur l’acquisition de contenus et sur le marché publicitaire.

Lourdes conséquences sur l’acquisition de contenus 64. Par le fait même d’être propriétaire de CTV, la chaîne généraliste anglophone la plus regardée au Canada, on ne peut douter que l’arrivée des Stations V chez Bell avantagerait grandement cette entreprise. Comme nous le montrons dans ce qui suit, l’acquisition des Stations V aurait pour effet d’écraser tous les autres joueurs de l’industrie sur le plan de l’acquisition des contenus.

65. Il n’est guère étonnant de constater qu’au Canada, Bell est le plus gros acquéreur de contenu sur le marché anglophone canadien, ce qui bien assurément lui confère une puissance commerciale dans l’acquisition de ce type de contenus. Comme illustré au Tableau 7, les frais de programmation et de production pour ses chaînes spécialisées et payantes et ses services sur demande s’élèvent à 731 748 000 $, ce qui représente 36 % des frais déboursés à cet effet dans le marché canadien.

Tableau 7 – Frais de programmation et de production

Frais de programmation et de production Frais de programmation et

(spécialisées et payantes + sur demande) production (spécialisées seulement) Bell Média 731 748 000 $ 587 123 925 $ Marché Total 2 014 999 718 $ 1 837 793 168 $ Part de Bell 36 % 32 % Source : CRTC, Services facultatifs et sur demande, Relevés Statistiques et Financiers 2018.

66. Cette puissance que détient Bell dans le marché anglophone lui permet de générer des revenus publicitaires plus élevés, ce qui lui donne un pouvoir commercial considérable dans l’acquisition de contenus de langues française et anglaise.

67. Ce pouvoir prendrait encore plus d’ampleur si Bell obtenait l’approbation d’acquérir les Stations V. Il ne fait aucun doute que les fournisseurs de contenus francophones se tourneraient dès lors davantage vers Bell. Nous estimons qu’il en serait ainsi puisque cette acquisition permettrait à Bell d’offrir un produit multiplateforme mur à mur et de créer une stratégie d’acquisitions reflétant celle qui prévaut dans le marché de langue

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anglaise. Désormais, les fournisseurs n’auraient plus à traiter avec deux entreprises distinctes pour couvrir les marchés anglophones et francophones étant donné que Bell serait présente, voire même dominante, sur les deux fronts.

68. Or, étant donné que les prix et le volume des acquisitions de contenus anglophones au Canada sont beaucoup plus importants que ceux correspondant aux contenus francophones, Bell pourrait utiliser l’acquisition des droits en anglais pour obliger les fournisseurs de contenu à y associer le contenu de langue française, court-circuitant donc toute concurrence sur le marché francophone.

69. Comme illustré à la Figure 3, un cercle vicieux se mettrait alors en place, ce dernier ne pouvant qu’avantager Bell.

Figure 3 – Boucle de rétroaction : le cercle vicieux à l’avantage de Bell

Puissance commerciale sur le marché de l’acquisition de contenu anglophone et capacité financière

Marché de la distribution Marché de l’acquisition de télévision et marchés de contenu francophone connexes

Puissance commerciale sur les marchés télévisuels

70. Il importe de noter qu’un écart important de revenus générés existe et s’accroît graduellement entre le contenu dit premium (par ex. : films et séries des grands distributeurs hollywoodiens) et les autres types de contenus. Afin de subsister, les entreprises concurrentes doivent nécessairement être en mesure de conserver et d’acquérir du contenu premium. Ce type de contenu ne peut tout simplement pas être remplacé par d'autres types de contenus.

21

71. Comme l’a signalé le Bureau dans le cadre du dossier de l’acquisition d’Astral :

Bell et Astral possèdent une programmation télévisuelle très appréciée au Canada. Les fournisseurs concurrents dépendent de leur contenu pour offrir des services compétitifs à leurs clients, et les consommateurs canadiens s’attendent à avoir accès à plus de produits et services novateurs, et non à moins.25

72. L’accès au contenu premium est donc crucial si l’on veut éviter qu’une diminution de la concurrence dans l’industrie télévisuelle québécoise se manifeste.

73. Par ailleurs, notons qu’en acquérant les Stations V, Bell pourrait dorénavant inclure dans ses ententes des contenus de langues française et anglaise, ainsi que lier ses chaînes spécialisées et payantes à ses stations généralistes en vue de conclure des ententes exclusives à long terme avec des studios de renom. De toute évidence, cette pratique mènerait à un accès réduit aux contenus premium pour les concurrents de Bell sur le moyen et long terme, d'autant plus que Bell tend souvent à exiger des ententes d’exclusivité de longue durée.

74. À titre d’exemple, il convient de signaler que plusieurs fournisseurs importants de contenu ont déjà des ententes exclusives à long terme avec Bell. Mentionnons aussi que certains contrats ont déjà été remportés par Bell en raison de sa puissance commerciale sur le marché anglophone canadien. D’ailleurs, Bell a réussi à conclure des ententes exclusives à très long terme avec, entre autres, HBO, Showtime et , rendant donc ce contenu inaccessible pendant plusieurs années aux autres joueurs de l’industrie.

75. CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL :

• a une exclusivité à long terme sur la diffusion du contenu de HBO au Canada ; • est le seul exploitant de contenus HBO à l’échelle nationale, sur toutes les plateformes ; et • diffusera exclusivement toute la programmation actuelle et antérieure de HBO (par ex. : Westworld, Big Little Lies) sur toutes ses plateformes de vidéo en continu linéaires, sur demande et par contournement comme Crave, partout au pays, en français et en anglais.

76. Plus récemment, Bell Média a signé une entente exclusive avec Warner Bros. pour le contenu HBO Max en anglais et en français. Cette entente, qui sera en vigueur jusqu’en 2023, lui donnera un accès à environ 200 heures de contenu francophone par année. La programmation originale de HBO Max sera donc uniquement offerte au Canada via Crave et les diverses plateformes de CTV à compter de 2020. CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL

25 Bureau de la concurrence, Dossier de l’acquisition de Bell, 4 mars 2013.

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CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL. De plus, selon un article de Cartt publié en date du 30 octobre 2019, « this new deal will surely cost Bell more than the estimated $100 million/year sources tell us it already pays HBO for exclusive access to its content in Canada for its various platforms ».26 (nos soulignés)

77. Une entente CONFIDENTIEL a également été conclue entre Bell et Showtime en 2015. CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL. Cette entente exclusive conclue entre les deux parties permet à Bell de proposer au Canada la marque Showtime et des centaines d’heures de contenus passés, actuels et futurs (par ex. : Banshee, Ray Donovan, Penny Dreadful, The Affair), en anglais et en français, sur ses différentes plateformes.

78. Notons aussi qu’en 2018, Bell a conclu une entente avec Discovery CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL. Cette entente lui donne accès à 2 000 heures de contenus exclusifs premium de Discovery qui est diffusé en français. Bell a désormais le droit de premier regard et le premier choix sur le contenu de Discovery qu’elle souhaite diffuser exclusivement. Ajoutons que Bell avait déjà conclu une entente de distribution quelques mois avant avec Discovery pour le contenu de langue anglaise de cette chaîne.

79. CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL CONFIDENTIEL.

80. En somme, il est juste de penser que l’acquisition des Stations V permettrait à Bell de systématiser la stratégie de négociation qu’elle privilégie : profiter pleinement de son pouvoir de négociation, signer des ententes multiplateformes dans les deux langues officielles et exiger des termes de longue durée afin de bloquer les contenus et d’éliminer la concurrence.

81. Ainsi, les concurrents de Bell, dont Québecor, ne seraient plus en mesure d’acquérir des contenus premium puisque Bell pourrait bloquer leur acquisition ou faire monter indûment leurs prix. Il en résulterait en une trop grande concentration de contenus premium chez Bell et d’une diminution significative de la concurrence engendrée par l’assèchement de contenus premium chez ses concurrents.

26 Cartt, secures HBO Max content deal for Crave, 30 octobre 2019, en ligne < https://cartt.ca/article/bell-media-secures--max-content-deal- >.

23

82. Cela causerait assurément d’importantes pertes de revenus pour les concurrents de Bell, mènerait à leur affaiblissement et mettrait même en jeu leur survie. En outre, si Bell accroît sa dominance sur les producteurs, elle va dicter les règles au détriment de ces derniers, affectant ainsi leurs revenus. Éventuellement, tous les artisans (par ex. : les scénaristes, les acteurs, les caméramans) en seraient affectés et même pénalisés. Sans compter qu’on assisterait à une réduction de l’innovation dans l’industrie et à un appauvrissement de la qualité de l’offre télévisuelle francophone, qui s’articulerait uniquement autour des contenus premium acquis par Bell, le tout au détriment des consommateurs francophones.

Lourdes conséquences sur le marché publicitaire 83. Il faut également se préoccuper des lourdes conséquences qu’aurait l’approbation de l’acquisition des Stations V sur le marché publicitaire télévisuel francophone. Tel que démontré précédemment, par son emprise à travers le Canada dans tous les secteurs médias, Bell aurait un pouvoir commercial excessif sur le marché publicitaire.

84. Bell utiliserait sans doute son monopole comme levier auprès des annonceurs afin de dicter les tarifs publicitaires et contrôler les revenus qui en découlent. Cela aurait pour effet de faire pression sur les autres joueurs de l’industrie ainsi que sur les autres médias (par ex. : journaux, radio, affichage), de telle sorte que ces derniers se verraient obligés de revoir à la baisse leurs tarifs publicitaires afin de concurrencer Bell. Les joueurs qui exploitent leurs services dans le marché francophone en seraient d’autant plus affectés que leurs homologues anglophones puisque les tarifs publicitaires actuels dans le marché francophone sont bien moindres que ceux dans le marché anglophone.

85. Notons, à titre comparatif, que le prix moyen des publicités en 2018 était nettement supérieur pour les services en anglais que pour ceux en français :

Tableau 8 – Prix moyens des publicités en 2018 : chaînes spécialisées et généralistes

Chaînes Marché francophone Marché anglophone Spécialisées 286 $ 1 296 $ Généralistes 495 $ 3 289 $

Prix moyens du marché (coût brut) – télévision spécialisée vs télévision généraliste (adultes âgées de 25-54 ans, 2018) Source : Forde & Semple MediaWorks

86. Si le Conseil donne son aval à la Demande de Bell, on peut s’attendre à ce que l’écart important déjà observé entre les prix moyens des publicités dans ces deux marchés s’élargisse encore plus.

87. Bell pourrait ainsi offrir le Québec et les Stations V à rabais pour conclure des ententes à l’échelle nationale pour ses chaînes généralistes dans le marché anglophone, créant ainsi une grande distorsion dans le marché publicitaire québécois.

24

88. Bell pourrait aussi, par exemple, offrir gratuitement la publicité sur les Stations V dans le but d’anéantir TVA. C’est ainsi que TVA se trouverait grandement affaiblie, car, comme on le sait tous, la publicité est la seule source de revenus des stations généralistes. De surcroît, il importe de noter que, contrairement à Bell, TVA est une entreprise publique qui est dans l’obligation de répondre aux besoins de ses actionnaires. De ce fait, Bell, de son côté, est en mesure de préférer ses filiales indûment en se négociant des tarifs avantageux pour ses services.

89. Il ne faut pas oublier non plus que Bell a identifié, à la demande du Conseil, les sources potentielles de revenus additionnels projetés (en pourcentages) suivantes pour les Stations V si le Conseil approuvait sa Demande :

Services existants autres que ceux de Bell Média : 22 % Annonceurs existants qui augmenteraient leurs dépenses publicitaires : 70 % Annonceurs qui font de la publicité sur d’autres médias : 8 %27

90. Cela signifie que Bell envisage d'aller chercher 30 % des revenus qui sont actuellement ceux de ses concurrents. Ceci pourrait donc représenter plusieurs millions de dollars en pertes pour Québecor et autres joueurs de l’industrie, ce qui ne serait pas sans conséquence sur l’information, sur notre réseau télévisuel et surtout sur le contenu canadien.

91. Comme nous l’avons déjà signalé, les télédiffuseurs traditionnels dépendent pleinement des revenus publicitaires pour subsister. Cela étant dit, rappelons que les revenus publicitaires sont impactés négativement depuis un certain temps par l’environnement médiatique fragmenté et individualisé dans lequel les télédiffuseurs opèrent. De toute évidence, ces derniers ne font plus uniquement concurrence aux journaux, à la radio ou aux magazines en matière de publicité. Ils font également concurrence à Internet et, plus précisément, à ses nombreux sites et réseaux sociaux (par ex. : Facebook, Twitter, Instagram). Nous sommes d’avis que cet environnement est suffisamment menacé ; nul besoin d’aggraver le sort des télédiffuseurs au profit du joueur dominant qu’est Bell.

92. On ne peut s’empêcher de craindre qu’avec le temps, l’acquisition de V par Bell empêcherait les joueurs autres que Bell d’exercer leur mission et de remplir adéquatement les objectifs énoncés dans la Loi sur la radiodiffusion (la Loi) comme sauvegarder, enrichir et renforcer la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada. Il est pertinent de noter que les pratiques d’affaires de Bell ont largement prouvé dans le passé que l’entreprise prend jusqu’à des moyens illégaux pour fragiliser et faire disparaître la concurrence.

93. On ne peut contester le fait que l’acquisition des Stations V par Bell créerait un déséquilibre dangereux pour l’ensemble de l’écosystème médiatique. Ainsi, il faut éviter à tout prix d’accorder à Bell la capacité de contrôler davantage à sa guise le sort du marché de la publicité avec son énorme pouvoir commercial. Ceci pourrait causer

27 Réponse de Bell, Demande de renseignements du Conseil, 19 septembre 2019, Q4, R4.

25

des dommages irréparables puisqu’un tel contrôle permettrait à Bell de saper toute concurrence et d’abuser de son pouvoir dominant.

VIII. LES AUTRES CONSIDÉRATIONS 94. Bien qu’il soit vrai que la pièce manquante dans le portefeuille de Bell est toujours l’acquisition d’une chaîne généraliste, il n’en demeure pas moins que cette acquisition pourrait éventuellement permettre à Bell de modifier la chaîne V de sorte qu’elle ait le statut de chaîne spécialisée, tout en conservant son genre généraliste. Ainsi, mis à part l’ensemble des répercussions multiples de l’acquisition des Stations V par Bell que nous avons présentées précédemment, cette possibilité doit aussi être considérée.

95. Dans son Mémoire, Bell avance que la transaction envisagée serait sans conséquence sur les revenus de redevances :

Notre part des revenus d’abonnement générés dans le marché de langue française ne serait pas touchée par la présente transaction puisque les Stations V n’ont pas de revenus d’abonnement.28

96. De plus, Bell souligne que certaines décisions prises dans le cadre de l’instance Parlons Télé ont fait en sorte que « la protection des genres et les droits d’accès garantis à la distribution ont été éliminés » et que, par conséquent, les services sont « maintenant exploités dans un contexte réglementaire largement centré sur le choix du consommateur. »29 Bien que Bell ne le signale pas explicitement dans son Mémoire, sa référence à la déréglementation des genres peut être perçue comme une intention de modifier éventuellement le genre de V de sorte que cette télévision généraliste devienne une chaîne spécialisée pour laquelle Bell pourrait recevoir des redevances.

97. On se rappellera que dans ses interventions soumises au Conseil dans le contexte de l’instance Parlons Télé en 2014, Bell avait proposé qu’une nouvelle catégorie de licences de services de télévision soit créée, soit celle de « services spécialisés locaux ». Bell souhaitait à ce que ces « services spécialisés locaux » remplacent les stations locales afin de pouvoir imposer des redevances aux EDR. Comme l’avait expliqué Bell :

Les services spécialisés locaux seraient autorisés à imputer des frais aux abonnés de gros, dans les marchés locaux où la programmation locale est offerte. Ces frais seraient négociés avec les EDR et, étant donné l’obligation de distribution des

28 Mémoire de Bell, 9 août 2019, paragraphe 35. 29 Ibid., paragraphe 8.

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services spécialisés locaux, la règle du statu quo s’appliquerait et les parties pourraient avoir recours au processus de règlement de différends du Conseil. 30 98. Il importe également de rappeler que Bell proposait ce nouveau modèle puisqu’à son avis, « le système de télévision conventionnelle ne fonctionn[ait] plus et aucune autre solution ne permet[tait] de rétablir la viabilité de la télévision locale. »31 Pourtant, Bell souhaite maintenant acquérir les Stations V et ce, alors que le sort de la télévision généraliste ne s’est pas du tout amélioré depuis l’instance Parlons Télé, et malgré aussi la situation précaire actuelle des Stations V. Il s’agit donc d’une illustration supplémentaire de la seule motivation de Bell de fragiliser TVA et les autres médias, dont la grande majorité des revenus proviennent de la publicité.

99. Nous sommes d’avis que le Conseil ne doit pas négliger le fait que Bell pourrait avoir des plans à moyen terme en vue de modifier le statut de V afin de la transformer en chaîne spécialisée. Notons que le statut actuel de télévision généraliste de cette chaîne permettrait certes à Bell de mieux la convertir en chaîne spécialisée. De plus, avec la déréglementation des genres, il n’y a rien qui empêcherait Bell de procéder dans cette voie.

100. Le Conseil doit donc se préoccuper de la possibilité que cela puisse se concrétiser puisque les répercussions d’une telle transformation seraient non négligeables pour les autres joueurs de l’industrie, et ce, notamment en raison des redevances qu’imposerait Bell. Par ailleurs, il ne fait pas de doute qu’une modification du genre de la station V décuplerait le pouvoir de négociation de Bell pour les revenus de redevances ; une situation que nous vivons de façon très claire actuellement avec Bell et qui rend très ardue la conclusion d’ententes entre les parties, malgré une baisse marquée de 16 % des parts d’écoute des services spécialisés de Bell depuis 2014 (voir Tableau 9).

30 Avis de consultation de radiodiffusion CRTC 2014-190, Parlons télé : une conversation avec les Canadiens – 3e étape, intervention de Bell, 27 juin 2014, page 18. 31 Ibid., paragraphe 154.

27

Tableau 9 – La perte d’auditoire des services de Bell : 2014-2019

Parts d'écoute des services spécialisés de Bell 2014-2019 18 16 14 12 10 8 6 4 2 0 2014 2015 2016 2017 2018 2019

Source : Numeris, Québec franco, Année de radiodiffusion (septembre à août : sem. 1 à 52), lu-di 2h-2h, T2+.

101. Il est à noter que Québecor tente de négocier avec Bell depuis déjà plusieurs années, mais est confrontée à une absence de solutions : a) qui permettraient à TVA de bénéficier de la juste valeur marchande pour ses services facultatifs ; b) qui permettrait à Vidéotron de payer des tarifs raisonnables pour les services de Bell Média, plutôt que d’avoir à payer des tarifs sans commune mesure avec leur juste valeur marchande ; et c) qui permettrait à nos clients de payer des prix raisonnables pour les chaînes spécialisées appartenant à Bell.

102. Soulignons qu’un pouvoir de négociation accru de Bell n’aurait pas qu’un impact néfaste sur ses entreprises concurrentes. Les consommateurs en seraient également touchés puisqu’ils se verraient désormais dans l’obligation de payer davantage pour l’accès aux chaînes appartenant à Bell.

IX. LA VALEUR DE LA TRANSACTION 103. Dans l’éventualité où le Conseil choisit, malgré notre forte opposition, d’autoriser l’acquisition des Stations V par Bell, Québecor Média est d’avis que le Conseil devra réviser la valeur de la transaction en l’augmentant de 2 M$.

104. Comme indiqué dans certains documents qui ont été versés au dossier public de la présente instance, la transaction en question inclut une convention de services de gestion indiquant que Bell Média fournira à et à MAX, les deux chaînes spécialisées de Groupe V ne faisant pas partie de la Demande, des services de représentation des ventes publicitaires. Dans la Demande, Bell fait référence à un « congé d’honoraires » pour l’exploitant, c’est-à-dire Groupe V.

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105. Précisons qu’un ajustement de prix de 2 M$ est prévu si la convention de services de gestion ne peut entrer en vigueur, à la suite d’un refus du Commissaire à la concurrence (Commissaire) puisque « les exploitants des services ELLE Fictions et MAX ne pourront bénéficier du congé d’honoraires prévu à la convention de services de gestion, d’où la révision à la hausse du Prix d’achat. »

106. Quoi qu’il en soit, nous sommes d’avis que cette convention de services de gestion a une valeur de 2 M$ pour le vendeur, Groupe V, et ce, qu’il le reçoive au comptant, advenant le refus du Commissaire, ou via la convention de services, qui inclut un congé d’honoraires. Ainsi, selon Québecor Média, il est juste de dire que la valeur de la transaction est de 27 204 508 M$ (25 204 508 $ + 2 M$) dans les deux cas de figure, et non pas de 25 204 508 M$ comme indiqué dans l’AC 2019-358.

107. Par conséquent, nous demandons au Conseil qu’il exige l’ajout, au point 5.4 (Calcul de la valeur de la transaction) de l’annexe faisant référence au calcul des intangibles, d’un montant de 2 M$ à la section intitulée « Autres paiements ou obligations en faveur du vendeur ou de son affiliée, p. ex. : ».

X. CONCLUSION 108. À la lumière de tout ce qui précède, il nous paraît évident que si le Conseil accédait à la Demande, Bell disposerait d’un pouvoir encore plus grand sur le marché de langue française et le marché pancanadien. Cela se traduirait, entre autres, par le retour de Bell vers un monopole ; par un pouvoir de négociation décuplé détenu par Bell ; par le contrôle des acquisitions de contenus par Bell ; par le contrôle du marché publicitaire par Bell ; par une diversité moindre dans l’industrie des médias ; par une dégradation générale de la qualité de notre télévision ; et par des pertes d’emplois.

109. Alors que des informations circulaient sur le marché concernant l’intérêt de Bell d’acquérir V en 2013, Québecor avait imploré le Conseil de prendre toutes les mesures qui s’imposaient en vue de s’assurer que la transaction BCE-Astral, si elle devait se concrétiser, ne résulte pas en un appauvrissement de la qualité et de la diversité de la programmation et des services offerts au sein du système canadien de radiodiffusion. Parmi les trois mesures d’ordre réglementaire qui nous semblaient indispensables et que nous avions proposées afin de neutraliser les conséquences adverses d’une éventuelle approbation de la transaction BCE-Astral, rappelons celle de l’imposition d’une CDL interdisant à BCE d’acquérir dans l’avenir un réseau de télévision généraliste francophone.

110. Il y a donc plus de six ans, nous indiquions au Conseil ce qui suit :

L’acquisition potentielle de V permettrait à l’entité BCE-Astral d’exercer un pouvoir encore plus indu dans le marché, notamment au niveau des droits de diffusion et des revenus publicitaires, parce que cette entité serait alors un joueur dominant

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en télévision généraliste ainsi qu’en télévision spécialisée et payante, dans les deux langues officielles du Canada.32 111. Comme nous l’avons exposé dans cette intervention, les préoccupations soulevées à la fois par le Conseil et le Bureau en 2013 par rapport à l’acquisition potentielle des Stations V par Bell étaient justifiées et sont toujours d’actualité. Par conséquent, nous demandons au Conseil de refuser catégoriquement la Demande.

112. En somme, il nous paraît essentiel que le Conseil se penche sérieusement sur les répercussions dommageables que pourrait engendrer l’approbation de la Demande de Bell en vue d’acquérir les Stations V.

113. Ainsi, nous considérons qu’il ne suffit pas de se limiter à l’analyse des parts d’écoute télévisuelle, comme le propose Bell, pour que le Conseil se prononce sur la Demande. Il est essentiel qu’il procède à un examen détaillé des conséquences de la transaction envisagée. Comme évoqué plus haut, la dominance de Bell serait renforcée par sa présence médiatique élargie, ses revenus seraient encore plus importants et sa portée serait plus grande. De plus, l’achat de V nuirait considérablement à la concurrence en raison du plus grand pouvoir de contrôle des revenus publicitaires et d’acquisition de contenus premium qu’aurait Bell et de diverses pratiques discriminatoires et anticoncurrentielles auxquelles l’entreprise s’est adonnée et continuerait de mettre en œuvre afin de détruire la concurrence.

114. Si le Conseil souhaite véritablement assurer une saine concurrence et une pérennité dans le marché, nous sommes d’avis, et ce, pour l’ensemble des raisons que nous avons exposées dans cette intervention, qu’il doit rejeter catégoriquement la Demande puisqu’elle n’est pas dans l’intérêt public et ne répond pas aux objectifs de la Loi.

Veuillez accepter, monsieur le Secrétaire général, l’expression de notre considération distinguée.

« Original signé » Peggy Tabet Vice-présidente

Affaires réglementaires, Radiodiffusion

***fin du document***

32 Avis de consultation de radiodiffusion CRTC 2013-106, Demande d’Astral Media inc. et de ses filiales de radiodiffusion autorisées, afin d’obtenir l’autorisation de modifier le contrôle effectif de ses entreprises de radiodiffusion, qui serait exercé par BCE inc., Intervention de Québecor Média, 5 avril 2013, paragraphe 142.

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