REVUE DRAMATIQUE

COMÉDIE-MARIGNY : Lazare, pièce en deux actes d'André Obey. L'Echange, de Paul Claudel. On ne badine avec l'amour, d'Alfred de Musset. — COMÉDIE-FRANÇAISE : Donogoo, pièce en deux actes et vingt-trois tableaux de Jules Romains. — CAPUCINES : Mon mari et toi, comédie en trois actes de Roger Ferdinand. — THÉÂTRE SARAH-BERNHARDT : Rabagas, pièce en quatre actes de Victorien Sardou. — THÉÂTRE ARLEQUIN : Arlequinad.es, • d'Arlequin et Pianavia.

M. André Obey ne se laisse pas rebuter par la difficulté. Il a jadis évoqué Noé. Le voilà qui s'en prend à Lazare et s'efforce de montrer les réactions de ce miraculé au sortir du tombeau. C'est donc un portrait ou, si l'on veut, une interview de Lazare qu'il nous donne, les autres protagonistes suscitant à tour de rôle les réponses du personnage principal. Au lever du rideau, Marthe et Marie attendent leur frère dans la maison familiale où tout est préparé pour le recevoir. Parmi le mobilier figure une horloge, dont la présence n'est pas sans étonner. On nous apprend qu'elle a été arrêtée à l'heure de la mort, ce qui aurait été sans nul doute impossible avec un cadran solaire. Le fossoyeur apparaît. C'est l'homme du jour en attendant l'arrivée du maître de céans. On l'entoure, on le questionne. Cet humble témoin n'a que peu de chose à dire et l'avoue sans forfanterie. Il faut, pour satisfaire sa curiosité, patienter jusqu'au retour de Lazare. Le voici enfin. Balle entrée pour M. Jean-Louis Barrault. Lazare, dans son suaire, la face blême, les mains diaphanes, semble bien revenir du pays des morts. On l'entoure, on le fait asseoir dans un fauteuil d'où il va présider à l'action. Cet homme rappelé au séjour des vivants n'est pas content de son sort et le déclare avec véhémence. Quand il verra Jésus, il ne lui cachera pas son courroux. Pourquoi l'avoir tiré de cet état où il se confondait avec la terre, les plantes, les pierres ? La mort ne ressemble à rien de ce qu'on imagine. Elle est la lente pénétration au sein de la nature, 160 LA REVUE la fusion de l'être dans ce vaste assemblage, l'accès à un monde im• mobile, muet, mais riche de sensations exaltantes. Qu'y a-t-il vu ? «Une pierre tombale qu'éclairait lentement (?) le matin de mars.» Qu'y a-t-il acquis ? La connaissance d'une réalité qui dépasse les hommes et dans laquelle il s'est intégré comme une parcelle infime mais radieuse. Toutes ces richesses inconnues, il les a pénétrées non moins matériellement que spirituellement. A titre d'exemple, nous apprenons qu'il est descendu jusqu'au charbon et remonté jusqu'à la houille, ce qui en dit long sur l'enrichissement de ses connaissances géologiques. Et voilà ce qu'il lui fallut abandonner pour reparaître dans le monde des'infirmes ! Quel mauvais tour lui a joué Jésus ! L'entourage est consterné. Impossible de raisonner Lazare, de tirer de lui une parole obligeante. Il ne prend goût qu'à la conversa• tion du fossoyeur, le seul, somme toute, qui lui rappelle de bons souvenirs. N'y a-t-il aucun remède à ce mal étrange ? Mais voici qu'on annonce Jésus. Les autres personnages se retirent, laissant les deux hommes seuls. Lazare ne s'en laisse pas imposer, il reprend ses griefs. Même il entreprend d'expliquer à Jésus en quoi consiste la mort. Au delà do ce passage commence la véritable vie, ignorée du genre humain. Qu'on ne tente pas de le contredire, il est fondé à en porter témoignage. Jésus écoute, intéressé, cette captivante leçon. Puis il questionne : dans ce monde d'où il revient, Lazare n'a-t-il jamais senti une Présence ? Non, réplique l'autre, aucune présence ; cette illusion-là, il faut aussi la dissiper. Ne regrettons rien d'ail• leurs, puisque l'homme, ainsi fondu parmi les choses, atteint, sans nul secours extérieur, à la félicité. Tel est l'Evangile selon Lazare, ou selon M. André Obey. Jésus supporte ce long discours car la patience est au nombre de ses vertus terrestres. Mais il se montre peiné. Ce n'est pourtant pas tout. Lazare, en veine d'inspiration, devient prophète. Jésus, annonce-t-il, doit mourir bientôt pour accomplir son vrai destin. Non pas qu'il s'agisse, comme on pourrait le croire, du rachat des hommes mais parce que son vrai royaume est celui de la mort. En somme c'est Lazare qui initie Jésus et il y réussit tellement qu'une sorte d'échange se fait entre eux. A Jésus la mort, à Lazare la vie. Le miraculé finit par reprendre goût à l'existence et par admettre que sa mission est sur terre alors que celle de son Maître est parmi les ombres. C'est sur un tel accord que s'achève la pièce. REVUE DRAMATIQUE 161

On se demande quel fut le dessein de l'auteur. Il y a dans cette suite de mornes évocations un romantisme fuligineux dont le sens échappe. Ni la raison ni le goût ne s'en satisfont. Ce compromis entre un pseudo-panthéisme et un matérialisme agressif est d'un effet pénible sur le spectateur. On pense bien que certains y ver• ront quelque manifestation de puissance mais ce n'est pas l'appro• bation de ceux-là que souhaite un auteur de la qualité de M. André Obey. Il est visible que le rôle de Lazare a tenté M. Jean-Louis Bar- rault. Pourquoi faut-il que son interprétation soit celle d'une sorte de Pierrot démoniaque ! Ce personnage où le comédien excelle s'impose ici à lui jusqu'à l'envoûter. Le texte permettait-il d'y échapper ? Ce n'est pas sûr. M. Jean Desailly joue Jésus avec beau• coup de sobriété et de tact. Mme est une Marthe humaine qu'on voit trop peu.

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La Comédie Marigny a repris VEchange, de M. Paul Claudel, selon une version modifiée. Cette pièce à quatre personnages est d'une interprétation dont la difficulté ne cesse de croître à mesure que l'action progresse. Le style de la scène au cours de laquelle Marthe sent Louis se détacher d'elle au premier acte convient au dialogue et le couple de comédiens éprouvés que forment Mme Made• leine Renaud et M. Jean-Louis Barrault donne le relief voulu à ce conflit sentimental. Le personnage de Thomas Pollock Nageoire, brillamment incarné par M. Jean Servais, introduit plus loin dans le drame la note de réalisme un peu sommaire qu'a sans doute souhaitée l'auteur. Le public y prend plaisir. Il semble que ce soit pour lui une récréation venue à propos, une halte entre deux ascensions vers les sommets. Ces derniers ne sont pas toujours accessibles mais tel est le pres• tige du poète qu'on le suit avec toutes les apparences du consente• ment. Un autre que lui pourrait-il se permettre de placer dans la bouche de son héroïne une phrase comme celle-ci : « Je veux que tu sois d'accord avec ce jurement que, jadis, au plus profond de mes entrailles, tu m'as juré. » ? C'est ainsi que s'exprime Marthe parlant à Louis. « La mer, dit-elle plus loin, est comme un journal qu'on a étalé avec des lignes et des lettres. » Ces lettres ne sont lisibles que

LA EEVTJi; 2J» 1 b 162 LA REVUE pour M. Claudel. Le troisième acte pose d'autres énigmes dont le déchiffrement surpasse les moyens du vulgaire. Disons-le, cet acte ne se signale pas par la clarté du texte, et la partie déclamatoire du rôle de Léchy Elbernon, que tient Mme Germaine Montero avec une science scénique où se trahit plus d'une fois l'effort, serait assez difficile à goûter pour les spectateurs si ceux-ci ne s'abandonnaient de confiance au rythme claudélien qui les enchante. Œuvre étrange, souvent ardue, telle est VEchange. On comprend que l'auteur ait voulu la présenter de nouveau pour mesurer l'accroissement de son pouvoir, depuis ces dernières années. A l'altitude où il s'est placé, il n'a plus aucune objection à redouter. Et si l'on doutait du gain de la partie, il suffirait de regarder les spectatrices, de les écouter pendant l'entr'acte. Ce sont elles, bien plus encore que les hommes, qui affichent leur plaisir. On voit par là une fois de plus que l'art du comédien est de mettre le public en état de réceptivité. M. Jean-Louis Barrault et Mme Madeleine Renaud à qui revenait ce périlleux honneur, méritent l'éloge pour avoir fait passer des répliques telles que celles- ci, quand Marthe invite Louis à poser la main sur son ventre : «Qu'est-ce que tu sens ? demande-t-elle. — Un coeur qui bat. » Tel était l'état de tension de la salle que personne ne s'est étonné. Typique exemple de ce que peut oser un auteur porté par son public et que soutient une sûre interprétation. On ne badine pas avec l'amour occupe la seconde partie du spectacle. Il faut regretter que la pièce ait été jouée d'une seule traite, sans marquer le temps d'arrêt entre les trois actes. Cette succession de tableaux en des lieux différents n'offre pas au spec• tateur le répit qui lui permettrait de goûter la qualité du texte célèbre. Et celui-rci vaut pourtant qu'on le savoure. N'y trouve-t-on pas quantité de traits exquis ? Contentons-nous d'en rappeler un qui, ce soir-là, pouvait susciter un plaisant rapprochement. Il se place au premier acte, quand le baron engage Maître Bridaine à parler latin à Perdican, de façon que celui-ci, en donnant la réplique, puisse briller aux yeux de Camille. Bridaine objecte que la pauvre n'y comprendra rien. Et le baron s'écrie : « Raison de plus ; ne voulez-vous pas qu'une femme admire ce qu'elle comprend ? D'où sortez-vous, Bridaine ? Voilà un raisonnement qui fait pitié. » Inu• tile d'insister : ce français-là est intelligible à tous. Les rôles du baron et de Maître Blazius sont fort bien tenus par MM. Pierre Bertin et André Brunot qui, anciens sociétaires de REVUE DRAMATIQUE 163 la Comédie-Française, ont la manière de la maison. M. Jean Desailly s'est tiré avec beaucoup d'honneur de l'épreuve que constituait l'interprétation de Perdican. Son charme, sa finesse l'ont mis de plain-pied avec le personnage. Que ce soit dans l'insouciance du début ou dans l'émotion de la fin, il s'est montré à la hauteur de sa tâche. En Camille, Mlle Dominique Blanchar semblait un peu empruntée. Ce rôle est difficile entre tous, on le sait, et la contrainte que l'interprétation de tant de nuances faisait peser sur cette charmante comédienne demeurait visible pour s'accentuer, comme il était inévitable, dans les dernières scènes. Mlle Simone Valère, in• génue de la maison, jouait gentiment Rosette. On ne retrouvait pas toutefois en elle cet éclat de diamant pur qui la mettait à part des autres dans la Répétition. C'est que Musset intimide plus qu'Anouilh.

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A beaucoup de spectateurs Donogoo offrira l'attrait d'un mer• veilleux album d'images dont les pages tournées chaque fois à propos sous leurs yeux attestent une constante richesse de cou• leur et d'invention. Le thème vaut mieux que cela et ses prolon• gements sont attrayants pour l'esprit. Une ville qui n'existe pas, située sur la carte à la suite des déductions abusives d'un vieux savant, prend naissance grâce à l'acharnement des pionniers qui la cherchent. A bout de fatigue, ils font halte, déchargent leurs bêtes et décident de camper en un lieu qui semble favorable. D'autres, venus de divers points, se joignent à eux et une cité pri• mitive s'édifie qui sera la future Donogoo. Exemple typique de cet unanimisme cher à M. Jules Romains. Mais ce n'est pas tout. Ces expéditions vers Donogoo ont été engagées sur l'initiative d'un homme auquel le vieux savant s'est confié. Attaqué par ses confrères qui l'accusent de supercherie et le tournent en dérision, l'inventeur de Donogoo estime que son honneur est lié à la découverte de la ville. Sans qu'il le soup• çonne, celui auquel il s'adresse est un aventurier qui voit là l'occa• sion de monter une de ces affaires fabuleuses dont la perspective appâte les niais. D'où il suit que l'aboutissement de l'entreprise a ce double effet de rétablir le prestige d'un homme de science et d'enrichir une bande d'aigrefins. Conclusion d'une séduisante portée philosophique. 164 LA KEVU'E

Que le sujet convienne au cinéma, c'est certain et la première pensée de l'auteur avait été d'en tirer un film dont il avait jadis tracé le scénario dans la Nouvelle Bévue Française. Mais le théâtre a aussi son mot à dire. Les scènes des visites de l'aventurier Laman- din aux deux banquiers conviennent mieux à la scène qu'à l'écran. Elles sont d'ailleurs parmi les meilleures de la pièce. Lamandin, cherchant qui subventionnera l'affaire, s'adresse tout d'abord au directeur d'un puissant établissement de crédit. L'accueil est affable mais les réticences apparaissent dès qu'il est question d'émettre les titres ; « Mon conseil d'administration ne me suivrait pas. » Viennent ensuite quelques considérations d'un tour excellent sur la gène présente de la clientèle, le rétrécissement du marché. Lamandin se retire, n'ayant recueilli dans son sac que de vagues encouragements et des paroles de courtoisie. La bonne voie lui sera indiquée par le garçon d'un café où il a fait halte au sortir de cette entrevue. Le directeur d'une banque fréquente, paraît-il, cet établissement et c'est un homme d'accès facile. Lamandin va le voir aussitôt. Il trouve un personnage d'une tout autre espèce, qui ne croit pas plus que le premier à son histoire mais en profite pour tenter un coup fructueux en un moment où les fins de mois sont difficiles. Et toute l'affaire de Donogoo part de là. Au cinéma, il faut laisser la quête des caravanes à travers la pampa sud-américaine, les querelles entre futurs colons, et sur• tout l'édification de la ville suivie de l'arrivée de Lamandin, ancien besogneux tout cousu d'or, qui apaise une émeute naissante, prend possession de la cité et s'en proclame le gouverneur en tant que représentant de la puissante société propriétaire de terrains dont elle ignorerait, à vrai dire, l'emplacement si ces braves gens ne s'y étaient établis par nécessité. On le voit, la farce ne cesse de se développer. Elle atteint son point d'aboutissement au tableau final, apothéose finale de Lamandin qui tient audience et reçoit ses amis dans un palais, au sein d'un luxe oriental. On objectera que l'action manque de femmes. Sans vouloir être désobligeant à leur égard, cette absence s'explique en songeant qu'il s'agit d'une pure création de l'esprit, née des rêveries d'un savant égaré, menée à son terme par l'intervention d'exécutants sans vergogne. L'intellect mal contrôlé à l'origine, la cupidité par trop lucide ensuite sont seuls à jouer dans cette affaire où la grâce féminine ne saurait trouver sa part. Une ingénieuse mise en scène sert le spectacle tout en mettant REVUE DRAMATIQUE 165

l'accent, comme c'était inévitable, sur ses aspects extérieurs, moins attachants que son caractère de moralité profonde. M. Jean Meyer, à qui l'on doit cette belle réalisation, brille de cynisme et de vivacité dans le rôle de Lamandin. M. Jean Debucourt a composé à sa façon, c'est-à-dire tout en finesse burlesque, le personnage du professeur de géographie Le Trouhadec, père de Donogoo. Il n'imite pas Louis Jouvet, créateur du rôle, et n'en avait d'ailleurs nul besoin. M. Julien Bertheau se signale dans l'interprétation d'un « petit brun » tout bouillant de passion et il faut louer chez les autres la perfection des ensembles, la justesse dans le détail d'une distribu• tion où chacun, à sa place, contribue à la réussite générale.

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M. Roger Ferdinand ne se met pas en peine de sujets neufs mais il les traite avec tant de dextérité qu'on lui sait gré d'exploiter une veine comique où il faut voir la dernière survivance d'un boule• vard depuis longtemps disparu. Mon mari et toi atteste une fois de plus le métier de cet auteur, la façon dont il monte et met en marche un mécanisme aux effets sûrs. Le genre n'est pas si facile qu'il y paraît à en juger par les excès de vulgarité où tombent maints apprentis dramaturges qui ont l'ambition de le pratiquer. Le titre dit assez qu'il s'agit du trio habituel. Henriette Ville• neuve découvre à la fois l'infidélité de son mari et le nom de la complice. Celle-ci, Nicole, est, bien entendu, une amie d'Henriette. Leur intimité, d'ailleurs, a de quoi étonner quand on sait que cette Henriette, créature de petite vertu, assortie, comme il se doit, d'une mère à l'esprit pratique, n'a dû de connaître les Villeneuve qu'à son mari, aujourd'hui défunt, qui était l'ami du ménage. On a donc peine à croire qu'Henriette, de souche bourgeoise, femme d'un avocat connu, a pu poursuivre des relations avec cette Nicole jusqu'à instituer le tutoiement entre elles. Ou du moins on aurait peine à le croire si les personnages pouvaient être pris au sérieux. Il faudrait donc bien de la mauvaise grâce pour soulever l'objection. L'intérêt de la pièce n'est pas là. Il réside dans le moyen em• ployé par Henriette pour provoquer entre son mari et Nicole la rupture de cette intrigue qui s'ébauche. Après avoir indiqué à la coupable qu'elle connaît la vérité, elle lui annonce son intention de quitter pour un temps, leur laissant à tous deux le champ 166 LA REVUE libre. Le champ c'est son appartement où Nicole s'installera comme maîtresse de maison par intérim. Cette solution d'apparence extra• vagante ne convient nullement à l'intéressée qui passe aisément de l'un à l'autre,* a déjà oublié Villeneuve et s'emploie présentement à mettre la main sur un riche industriel assez naïf pour l'épouser. Mais Villeneuve, lui, ne l'a pas oubliée. Cette passion met le désordre dans sa vie privée comme dans son activité professionnelle. Il néglige ses causes et glisse vers la folie douce. C'est de cela qu'Hen• riette prétend le guérir. Elle a le moyen de contraindre Nicole en la menaçant de tout révéler au prétendu. D'où il suit que son amie se résigne à accepter cette pseudo-vie conjugale. On devine la suite. Nicole poursuit ses ravages sur Villeneuve en continuant de se refuser par prudence. Comme elle est d'autre part une femme écervelée, en état de trépidation constante et qu'une telle situation la met en fureur, le malheureux passe par de dures épreuves, soupire après sa femme et accueille celle-ci avec joie lorsqu'elle lui est rendue. Le voilà revenu à la santé par les vertus de l'homéopathie. Tout cela va d'un train rapide et les péripéties burlesques ne manquent pas. Reprochons seulement à Fauteur l'abus qu'il fait du personnage du fils, Jean. Ce garçon intervient un peu trop souvent dans la vie sentimentale de sa mère et le fait en des termes qui manque de discrétion. C'est un penchant du théâtre d'aujour• d'hui. Jugera-t-on indispensable aussi que ce Jean, qui poursuit nonchalamment ses études de droit, passe une partie de son temps à se faire payer son concours dans l'affaire en arrachant à sa mère la promesse d'un scooter ou d'une voiture ? Ce genre-là a beaucoup servi. Il eût suffi de peu de chose à l'auteur pour en atténuer la banalité. M. Mauricet, en Villeneuve, figure avec beaucoup de couleur le type de l'homme rangé qui passe par une crise de délire amoureux. Mme Renée Devillers est la grâce et la malice mêmes dans le rôle d'Henriette. Un peu trop « distinguée » toutefois. Ce n'était pas indispensable. Mme Pauline Carton est une mère réjouissante. La remarquable fantaisiste Lysiane Roy a trouvé, avec le personnage de Nicole, une création dans sa note. Tout, chez elle, est cocasse et scénique : sa façon de parler, ses gestes, la moindre de ses répli• ques. Cette jeune artiste a le feu en elle. On la verra monter en flèche comme un avion à réaction. M. Michel François montre de la spontanéité et de la justesse dans le rôle de Jean. REVUE DRAMATIQUE 167

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Si l'on ne savait que lîabagas date de 1872, alors que la IIIe République était encore dans l'œuf et que Thiers traitait Gambetta, le chef des gauches, de « fou furieux », il faudrait se demander à quoi rime cette évocation couleur de chromo. Sardou fit pourtant preuve d'audace à l'époque mais, par une malchance imprévisible, les précautions qu'il dut prendre pour traiter un tel sujet se retour• nent à présent contre lui et donnent à sa pièce un aspect qu'il ne pouvait prévoir. « Rabagas », nul ne l'ignore, c'est Gambetta qu'il s'agit de montrer dans sa basse activité d'arriviste et de chef de bande, beau parleur, cynique, flattant le peuple pour mieux s'en servir. Il était difficile de situer l'action en , un an après la guerre et la Commune. C'est pourquoi Sardou s'avisa d'un cadre plus souriant. Il eut l'idée, qui semble burlesque aujourd'hui, de transporter son intrigue dans la principauté de Monaco. Rabagas, avocat comme son modèle, décidé à s'emparer du pouvoir, entreprend de soulever le peuple contre le Prince. Le Palais sera envahi, la déchéance du régime proclamée à l'Hôtel de Ville et les vainqueurs fonderont la République sur les ruines du despotisme. On le comprend, il est difficile de prendre au sérieux le soulèvement des Monégasques et quand un officier annonce au Prince que Menton, hostile, se prépare à marcher contre la Princi• pauté, c'est à un cortège fleuri plus qu'à une émeute sanglante que fait penser l'évocation de ces foules en rumeur. En outre, la figuration qui entoure le Prince, les uniformes chamarrés, le déploiement de la petite cour dans les salons, four• nissent autant d'éléments d'un ensemble qui sent l'opérette. La musique seule y manque et celle d'Offenbach ou de Messager ne serait pas de trop pour donner du ton au défilé. Son absence rend cruellement longs ces quatre actes au cours desquels le spectateur, en proie à un étonnement croissant, se demande comment cette suite de plates facéties a pu passer jadis pour un exemple de haute satire politique. Ne croyons pourtant pas que cette impossibilité où nous sommes de faire écho à certains succès de jadis atteste quelque progrès du goût. Rabagas prouve seulement, une fois de plus, que rien ne vieillit plus vite que l'actualité. En outre, bien des textes, depuis le début de ce siècle, nous ont éclairés sur Gambetta. La fin prématurée de sa carrière, sa 168 LA BEVUE mort à quarante-quatre ans, l'ont fait entrer très tôt dans l'histoire. En dépit de côtés assez sordides et que l'âge avait déjà commencé d'atténuer, il nous est impossible de voir en lui ce bas trublion qui, pour s'être trop pressé d'accéder au pouvoir, est renié par ses troupes et doit fuir sous les huées. Et pourtant ce portrait esquissé en traits sommaires dut sembler fidèle aux yeux du public de Sardou. Etranges et constants effets de la passion ! Un seul mot, dans la pièce, est digne de rester : « Je suis leur chef, il faut bien que je les suive ! » Là Sardou a vu juste et pour la postérité. M. A. Julien se montre, une fois de plus, bon comédien dans le personnage de ce Rabagas dont il parvient à imposer l'existence.

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Une toile de fond, trois rideaux, quelques éléments métalliques, une table dont le plateau sert de couvercle au disque translucide qui figurera la lune pour la scène de Pierrot, tel est le matériel du Théâtre Arlequin conçu par M. Xavier de Courville. On y voyage à travers l'espace et le temps sous la conduite des maîtres de maison, Arlequin et Pianavia. Chanteuse, Mme Pianavia est avant tout musicienne, de la grande lignée des Casadesus. D'où l'art qui préside à ses composi• tions, le goût exquis dont témoigne le plus bref de ses « numéros ». Elle chante comme elle parle, comme elle respire. L'étendue de son registre vocal est surprenante. Du soprano jusqu'au contralto, tout lui est permis. On le voit dans ces « Sept Chansons de Sept Siècles » qui offrent un constant régal. A laquelle donner la préférence ? A l'émou• vante « Belle Doette », de 1250, au riant « Amour de moi », de deux cents ans plus jeune ou à cette « Inutile Défense » de Favart où revit si malicieusement l'esprit du dix-huitième siècle ? Mais ce n'est pas tout. Mme Pianavia chante aussi en espagnol pour faire honneur à ses ascendances. Et, avec M. Xavier de Courville, elle anime trois Fables de La Fontaine sur de délicieuses musiques de Gounod, de Lecocq, d'Offenbach. En vérité, il faut voir ce spectacle qui, avec des moyens dérisoires, constitue un chef- d'œuvre d'esprit, de fantaisie, d'invention gracieuse. Un parfait produit de notre civilisation.

ROBERT BOURGET-PAILLERON.