Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, Vol 1, No 2 (2005)

Entretien avec Joane Hétu

Frédérique Arroyas, University of Guelph

Résumé biographique

Joane Hétu est née à Montréal en 1958, elle est saxophoniste et « vocaliste » . Musicienne active depuis 1980, elle compte parmi les piliers de la musique actuelle canadienne. Compositrice, auteure et improvisatrice, elle fut membre fondatrice des collectifs de création Justine et Wondeur Brass. Elle dirige depuis 1992 son propre ensemble Castor et Compagnie et travaille également en duo avec Jean Derome dans Nous Perçons les Oreilles. Elle s’implique régulièrement dans des contextes de musiques improvisées et a collaboré à plusieurs projets de danse, poésie et musique de film. Joane Hétu a fait de nombreuses tournées de concerts en , au Canada et aux États-Unis où elle a joué dans de nombreux festivals et événements d’envergure. Sa discographie comprend une quinzaine de disques dont Musique d’hiver (01), Seule dans les chants (00), Castor et compagnie/ Mets ta langue (95-98), Nous perçons les oreilles (02-98), Langages fantastiques et (Suites) (90-95). Elle est également directrice de la maison de disques DAME (Distribution Ambiances Magnétiques Etcetera), codirectrice de Productions SuperMusique et membre d’Ambiances Magnétiques.

Puisqu’il faut commencer quelque part, j’aimerais qu’on parle au départ de ton parcours de musicienne et de l’importance qu’ont pu avoir ces ensembles de compositrices/interprètes/improvisatrices Wondeur Brass, Justine, Les Poules dans ta vie professionnelle et personnelle.

J’ai appris la musique avec Wondeur Brass ou, du moins, j’ai réalisé ma musicalité avec ce groupe. Wondeur Brass m’a donné l’élan, la permission de faire de la musique même si j’avais déjà plus de vingt ans. Cela a été l’humus, la terre, le terreau où j’ai commencé à grandir, à vivre pour la musique.

Au début des années 1980, c’est à l’intérieur d’un contexte très féministe que Wondeur Brass est né. A priori le milieu de la musique est très masculin, tu es chanteuse ou violoniste classique et voilà pour la carrière de musicienne et ce, surtout au début des années 80. De vouloir produire une musique de création, de se déclarer compositrices, arrangeuses, c’est provocateur ou, du moins, c’était provocateur. De 1980 à 1985, Wondeur Brass a donc surtout évolué parmi les groupes de femmes et les événements féministes, toutefois rapidement nous désirions être perçues d’abord comme musiciennes et ensuite féministes et non l’inverse. C’est donc à partir de la sortie de Ravir, le premier microsillon de Wondeur Brass que l’on s’est définies comme un groupe de musique actuelle, et ce fut le début d’une autre aventure.

Les Poules et Justine découlent de Wondeur Brass, ce sont différentes branches de l’arbre Wondeur Brass qui, lui, a été le tronc, la matrice. Dans Wondeur Brass, on était 9 au départ. Tranquillement, on est devenu 8, puis 7 et 6, on est resté assez longtemps 6. Puis, à la fin de Wondeur Brass, on n’était plus que 4. C’est à ce moment-là que nous avons décidé qu’on était fatiguées de porter le poids historique de Wondeur Brass et de vivre avec ce jeu de mot. Il fallait s’affranchir de ça. Alors, on a créé Justine. Justine, c’est toujours les mêmes quatre musiciennes—Diane Labrosse, Danielle Palardy Roger, Marie Trudeau et moi; c’est la parution de deux albums, (Suite) et Langages fantastiques et la vie de tournée en Europe, Justine; c’est finalement une dizaine d’années à travailler ensemble. C’est ce qu’on peut dire substantiel comme complicité musicale. Pour ce qui est du trio Les Poules, c’est pendant Wondeur Brass et avant Justine (1987) qu’avec Diane Labrosse et Danielle Palardy Roger, on a formé ce groupe.

Diane et Danielle sont encore des amies proches. Elles sont même marraines de ma fille! Et puis, les trois ensemble nous avons aussi fondé les Productions SuperMusique, un organisme de production, diffusion et promotion de spectacles de musique actuelle. En plus de nos responsabilités professionnelles, il reste qu’il y a un lien d’amitié et d’appui. C’est un peu ça qui s’est passé. On s’est rencontré en 80, et puis, dès ce moment-là, on a fondé une compagnie et un groupe, puis, un quart de siècle plus tard, on fête les 25 ans de cette compagnie-là et l’on fait encore de la musique ensemble. Ce sont des femmes très importantes dans ma vie, si je peux dire.

Le plus récent disque des Poules, Prairie Orange, sorti en 2002, où tu joues à nouveau en trio avec Diane Labrosse et Danielle Palardy Roger, est décrit comme « une musique improvisée où l’on retrouve l’instrumentation habituelle du groupe, échantillonneur, percussions, saxophone alto et voix. On rejoint donc une démarche similaire à celle qui avait été mise en place, mais 15 ans plus tard, avec tout le nouveau bagage musical et artistique de chaque interprète ». Dans quel sens est-ce que vos

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interactions (avec ce nouveau bagage musical et artistique) ont évolué dans la pratique de l’improvisation?

La première formation de Les Poules avait pour objectif de faire un album avec comme thématique l’intégration de la programmation à des instruments acoustiques, ce qui a donné à l’époque l’instrumentation suivante: synthétiseurs, batterie électronique, percussions, sax alto et voix, auquel s’ajoute le studio d’enregistrement qui devient un quatrième joueur. Nous avons fait les arrangements des pièces de l’album Les contes de l’amère loi en studio et ce, à partir d’un canevas qu’on avait préalablement composé.

La deuxième vie de Les Poules est marquée par une réelle intégration de l’acoustique et de l’électronique, où le jeu acoustique s’apparente davantage aux langages des musiques électroniques, avec abandon total de la tonalité et de forme préétablie. C’est l’élaboration d’un langage abstrait bâti sur notre grande capacité à jumeler improvisation et composition en temps réel. À chaque concert, nous créons différents paysages sonores au caractère électroacoustique.

Les Poules de 1987 n’ont pas donné beaucoup de concerts. Par contre, le vinyle a vite été épuisé d’où la pertinence que nous avons ressentie de le rééditer en disque compact (malgré en bout de ligne des ventes pas terribles). Les Poules de 2002 ont donné beaucoup de concerts (Canada, États-Unis, , Espagne) et en donneront encore, car nous aimons improviser ensemble et le disque compact Prairie orange fait simplement partie de la vie du groupe, il n’en est pas l’aboutissement comme pour les Poules de 1987.

Écoutez « pluie sur les fougères », Prairie Orange, Ambiances magnétiques 2002 (3m25s)

*** mp3 (4.9 MB) ***

En 1995, tu as enregistré Langages fantastiques avec Justine. Sur cet enregistrement se trouve la pièce « Marguerite » en hommage à cette grande figure de la littérature et du cinéma--Marguerite Duras. Si en fait ce morceau incorpore l’improvisation, dans quel sens le jeu des membres du groupe est-il basé sur une fondation (de forme ou de contenu) reliée aux œuvres de Marguerite Duras?

Cette question m’amène à parler des grandes familles en improvisation—l’improvisation libre— l’improvisation sur canevas—l’improvisation jazz. L’improvisation libre, c’est une musique complètement ouverte, pareille à une conversation tandis que l’improvisation sur canevas est une improvisation qui s’élabore à partir de consignes précises qui sont données a priori, sous forme de jeu, de partition graphique, de consignes d’improvisation afin de baliser le temps, les caractères et nuances. Enfin, l’improvisation jazz s’inscrit, règle générale, dans un corpus rythmique et harmonique défini par l’idiome jazz.

« Marguerite » s’inscrit dans la forme d’improvisation sur canevas. Le tempo, le climat et le texte sont inspirés de façon subjective par le travail de Duras—économie de langage, climat stable. C’est indéniable qu’une comptine va générer un climat différent d’un texte érotique.

Toutefois dernièrement, j’ai travaillé avec des improvisateurs dans un contexte totalement libre où j’ai inséré des textes sans que les joueurs ne sachent d’avance le propos des textes et j’aimais beaucoup créer cette notion d’abstraction, ne pas chercher le lyrisme ou une musique qui appuie le texte, mais prendre le texte comme un élément qui côtoie les autres éléments musicaux.

Autant dans Wondeur Brass que Justine, nous avons toujours considéré que la voix était un des éléments, dans ce sens, on ne se définit pas comme des chanteuses mais des « vocalistes ».

Comment as-tu commencé à improviser? Quelles sont, à ton avis, les qualités les plus utiles (psychologiques, connaissances de techniques, etc.) pour le-la musicien (ne) dans la pratique de l’improvisation?

Dès mes premières expériences musicales, j’étais dans un processus d’improvisation. Étant autodidacte, dès l’instant où j’ai commencé à jouer du saxophone j’étais déjà en rapport avec l’improvisation. Je n’ai pas été formée comme on dit. Je me suis formée au gré de mes inspirations, de ma propre musicalité. Je ne dis pas que c’est mieux que l’école, je dis simplement que c’est différent.

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La première qualité qui me vient tout de suite à l’idée, c’est l’écoute. Cela peut sembler idiot, quand on est musicien, on devrait savoir écouter, mais il y a beaucoup de musiciens qui n’ont pas une bonne écoute, ils sont tout simplement pris avec eux-mêmes. Ils n’ont pas une vision d’ensemble. Tu peux difficilement t’en sortir en tant qu’improvisateur, si tu n’as pas un sens de l’écoute périphérique immense.

Deuxième qualité, c’est le goût du risque parce que l’improvisation, c’est se jeter un peu dans le vide. Tu ne peux pas rester toujours sur le bord.

La troisième, c’est d’être capable de prendre des décisions rapidement. Parce que ce n’est pas toi qui mènes, c’est la musique, c’est l’énergie qui est là, c’est l’ensemble des musiciens, c’est le public. Il faut que tu sois capable de réagir rapidement à tout ça.

Mon point quatre, c’est d’avoir la volonté de développer son art, son propre son, sa pensée musicale. Je trouve qu’un bon improvisateur, c’est un musicien qui a vraiment développé sa particularité, sa sonorité, sa vision. C’est musicalement quelqu’un qui a une forte personnalité.

Le dernier point, c’est d’être un musicien de bonne humeur. C’est l’esprit d’équipe, c’est l’entente collective qui est mise de l’avant. Nous, on travaille avec des musiciens qui sont contents d’être là et qui sont de bonne humeur. En bout de ligne, un bon improvisateur, c’est peut-être tout simplement un musicien qui est porté par l’improvisation.

Dans tes collaborations avec Jean Derome, quelles sont les instances les plus surprenantes, les plus plaisantes et les plus difficiles lorsque vous improvisez (musicalement) ensemble? C’est quand même surprenant qu’un couple travaille ensemble si intensément que vous deux…

C’est là qu’on se rejoint le plus, si je peux dire. Ça fait longtemps qu’on est ensemble et au début de notre relation, on ne faisait pas de musique ensemble. J’étais très prise par Wondeur Brass, Justine et, Jean, de son côté, par Les Granules. À cette époque, on était dans un GROUPE, c’est ça qu’on faisait. C’était dans une idée qui s’apparentait plus au rock. C’est vraiment à partir de la naissance de Léa, notre fille, qu’on a commencé à travailler plus régulièrement ensemble et qu’on a fondé le duo Nous perçons les oreilles.

Faire de la musique ensemble, c’est agréable et mise à part le sexe, c’est l’activité qui nous permet le plus d’être ensemble. Sinon, nous sommes pris chacun de notre côté par nos vies et l’on ne passe pas beaucoup de temps ensemble, un peu comme pour tous les couples. Donc nous avons la chance d’avoir en commun cette passion pour la musique ce qui nous permet de partager plus de moments intenses ensemble.

Alors les instances surprenantes. Je dirais, à propos de Jean, c’est d’être toujours dans un état de jeu. Je pense que c’est la chose qui me fascine le plus de ce musicien-là. C’est quelqu’un qui–ça va avoir l’air un peu « quétaine » ce que je vais dire–mais qui réussit à garder un rapport au jeu proche de l’enfance, sans prétention et toujours dans le sens du jeu, toujours, toujours, toujours. C’est fascinant! Comme au festival de jazz de Guelph cette année, je prends un exemple où tu étais présente. J’ai tendance à jouer les yeux fermés. Là, je sens quelque chose de bizarre, j’ouvre les yeux. Jean n’est plus là, il n’est plus à côté de moi. J’entends du piano. Il était parti jouer du piano dans l’autre salle. Je ne sais pas si tu peux t’imaginer, tu es sur scène, puis, l’autre n’est plus là. Il n’y a pas de panique, mais c’est surprenant. Je ne suis pas tombée en bas de ma chaise, mais ça m’a fait murmurer « Tabarouète! ».

Des instances plaisantes! J’ai le sentiment d’un endossement total de part et d’autre dans nos choix musicaux. Parfois, tu joues avec des musiciens sans savoir exactement ce qu’ils pensent de ton jeu, de tes choix esthétiques tandis qu’avec Jean, c’est toujours un endossement total, complet. Je peux faire ce que je veux. Difficile de faire ce qu’on veut, très difficile. Très difficile de ne pas s’autocensurer, de ne pas avoir un discours intérieur qui nous dit: « Ah, non! Je ne ferai pas ça. C’est cliché! Ah, non, ça je l’ai … » Tu sais cette petite voix-là, j’imagine qu’on l’a tous. Je pourrais même dire qu’en situation d’improvisation quand je l’ai, ça ne va pas tellement bien. Donc avec Jean, je réussis à éloigner cette voix et je fonce direct dans ma folie musicale. Autre instance plaisante, la qualité d’abandon qu’on peut toucher ensemble en concert, probablement que l’amour y est pour quelque chose…

Donc, pour la chose difficile, je dirais que c’est de réagir à toutes les propositions que Jean apporte. Autant j’ai pu dire c’est surprenant, c’est plaisant tout ça, mais c’est aussi difficile. Et aussi d’avoir à maintenir un niveau d’intensité qui parfois dépasse mes désirs et mes goûts. Jean, en concert, a tendance à être très intense. Il est fougueux. Jean a comme une… rage, que moi je n’ai pas. Parfois, je trouve ça dur d’avoir à partager l’espace musical dans ces moments-là. Souvent je réagis en respectant mon sentiment. « Moi, je n’ai pas le goût d’embarquer là-dedans ». Ça peut paraître bizarre, mais je pense que cela contribue à la beauté du duo.

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Il y a quelque chose de particulièrement ludique et de naïf souvent lorsque tu improvises. On le remarque surtout dans le jeu du duo Nous perçons les oreilles. C’est en opposition avec ta sophistication évidente en tant que productrice/musicienne/auditrice. Quels sont les objectifs de cette stratégie? Quel est le rôle du ludique en musique improvisée selon toi?

C’est certain que le duo Nous perçons les oreilles est probablement l’ensemble où mon jeu est le plus ludique, car nous avons décidé qu’il n’y aurait aucune inhibition dans ce groupe et l’aisance que nous avons à travailler ensemble permet justement ce type de jeu. Si tu lis le texte de Nous perçons les oreilles, on y dit que c’est très proche de l’animal qu’il y a en nous. On essaie d’arriver à quelque chose de préhistorique presque, de revenir à une essence. On ne travaille pas le sophistiqué.

En général, je ne travaille avec aucune machine, traitement, même quand je suis avec des musiciens de l’électronique, j’ai encore uniquement mon corps, mon souffle, ma voix et mon instrument, le saxophone, qui est un instrument du début du siècle. C’est plus vieux que la guitare électrique. C’est certain aussi que j’ai une manière de jouer qui est bruitiste. C’est le domaine de la texture qui m’intéresse, du motif bruitiste–je ne travaille pas beaucoup la tonalité (du moins dans mon jeu d’improvisatrice). Je travaille l’économie du discours, je n’aime pas le bavardage. On est confronté à tellement de signaux de nos jours que de revenir à quelque chose de très «basic», comme dans mon jeu, ça semble naïf et ludique, mais ça me plaît comme qualités.

Écoutez « Léa », Nous perçons les oreilles, Ambiances magnétiques (1998) (5m09s) *** mp3 (7.3 MB) | WAV (53 MB) ***

La notion de communauté semble jouer un rôle central dans tes activités. Avec le travail que tu fais dans le cadre de DAME (Distribution Ambiances Magnétiques Etcetera) et les collaborations musicales dans lesquelles tu t’impliques, peux-tu penser à des événements critiques dans l’histoire de cette collectivité qui illustre les problèmes inhérents à la pratique de l’improvisation collective ou liés à l’administration ou la promotion de cette musique?

Oui, la notion de communauté a été essentielle jusqu’à présent dans ma vie. J’ai abandonné ma première carrière qui était tisserande car je n’aimais pas travailler seule. Il me semble que la vie de musicienne, c’est une vie de communauté, et, de plus, j’en viens à en avoir assez de moi-même. J’aime m’occuper des autres.

Parmi les événements majeurs de cette collectivité, il y a eu la fondation des Productions SuperMémé en 1979 qui fêtent leur 25e anniversaire cette année et qui se nomment maintenant Productions SuperMusique. La naissance de cette société est vraiment liée à des problèmes inhérents à cette musique-là dans le sens que, dans les années 80, être femme, musicienne, autodidacte, compositrice, arrangeuse n’était pas facile. Parce que personne ne voulait s’occuper d’un groupe de femmes…hystériques, ils disaient, qui ne savaient pas jouer. Alors les seuls moyens qu’on a eus, dès le départ, c’est par le biais de cette maison de production-là, qui nous a donné un peu de moyens pour produire des concerts, faire notre musique. Ça été alors pour moi, si on parle d’événements critiques, historiques, le premier, la fondation de cette maison de production. Prochainement, il va avoir, sur le site de Productions SuperMusique, (www.supermusique.qc.ca) toutes nos archives…avec entre autres les critiques de Pierre Foglia, Nathalie Pétrowski de ce temps-là. C’est assez fantastique!

Le deuxième événement, c’était en 83, avec la création de la maison de disques Ambiances Magnétiques. Je ne suis pas liée à ça. Ça a été fondé par René Lussier, Robert Marcel Lepage, Jean Derome et André Duchesne. En 85, Wondeur Brass s’est jointe à cette étiquette-là. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à m’occuper des commandes, des envois, du courrier, etc. Puis en 91, il y a eu un 3e événement important. J’ai fondé DAME (Distribution Ambiances Magnétiques Etcetera), compagnie à but lucratif qui soutient la production discographique de plusieurs étiquettes dont Ambiances Magnétiques, j’y travaille encore quotidiennement du reste.

Une autre chose importante dans l’histoire de la musique actuelle au Québec c’est la création du Festival international de musique actuelle de Victoriaville, qui a fêté en 2003 sa vingtième édition et du Festival de musiques de création de Jonquière.

Alors, on a une maison de production de concert, une étiquette de disques, deux bons festivals, une maison de distribution de disques qui est DAME, puis, maintenant, on a un ensemble. En 2000, Danielle Palardy Roger a fondé l’Ensemble SuperMusique, qui est un grand ensemble à géométrie variable, voué à l’interprétation de la musique

7 Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, Vol 1, No 2 (2005) actuelle. C’est un pool de musiciens qui sont de très bons improvisateurs. C’est un ensemble comme il y a des ensembles de musique contemporaine, et cet ensemble se produit quelques fois par année.

Enfin, le dernier point, si l’on parle d’événements critiques, c’est d’avoir réussi, dans les années 90, à faire inscrire, tant au Conseil des arts du Canada qu’au Conseil des arts et des lettres du Québec, le terme de « Musique actuelle » dans les formulaires. C’est une victoire! Maintenant on peut cocher « Musique actuelle ». En principe dans les jurys, il doit y avoir des pairs, avec la compétence de juger des mérites de nos demandes de bourses.

C’est certain que la musique actuelle, la musique improvisée n’est pas commerciale. Nous avons donc dû, en tant que communauté, bâtir nos propres structures et encore aujourd’hui, surtout les femmes, nous devons encore administrer ces structures qui ont été mises sur pied.

En 1995, Raymond Gervais donne la définition suivante de musique actuelle: « une musique qui conteste, à sa façon, un certain conformisme, qui interpelle avec urgence (26) » . Es-tu d’accord avec cette définition? Pour moi, c’est évident que ta production musicale conteste le conformisme mais comment est-ce que, dans ton travail personnel, tu « interpelle(s) avec urgence » ?

Premièrement, je suis d’accord avec la définition. C’est une des définitions de la musique actuelle. Nous, nous en proposons une qui est très différente. On définit la musique actuelle avec principalement trois critères. 1. C’est une musique où le compositeur est aussi interprète. 2. C’est une musique où il y a de l’improvisation 3. C’est une musique de métissage.

Nous entendons par métissage quand plusieurs choses différentes sont amalgamées, c’est-à-dire des instruments acoustiques avec des instruments électroniques, des idiomes jazz mélangés à du bruitisme, des instruments inventés avec … Il faut qu’il y ait une proposition de métissage. Pour nous, c’est ça la définition de la musique actuelle.

Ici, Raymond Gervais nous en propose une qui est très différente, du moins pas selon sa forme, mais quant à sa philosophie. Oui, je suis d’accord, la musique actuelle c’est une musique qui bouscule, qui propose, qui bouleverse les règles, donc qui crée un sentiment d’urgence chez l’auditeur. Ce qui n’est pas nécessairement confortable, ça demande de l’attention, une écoute active. De plus, c’est une musique où les musiciens se mettent en situation de danger à cause de l’improvisation, ce qui contribue aussi à créer ce sentiment d’urgence.

Dans son livre, Plunderphonics, Pataphysics, and Pop Mechanics, Andrew Jones décrit la musique actuelle comme « distinct music for a distinct society (65) ». À ton avis, quel est le rapport entre la culture québécoise et la musique actuelle?

Il y a un grand lien entre le Québec et la musique actuelle. Entre la culture québécoise et la musique actuelle, là je suis moins certaine. La culture musicale québécoise est principalement associée à la chanson. La musique actuelle au Québec, c’est de la contre-culture, c’est malheureusement underground.

Il est indéniable qu’il y a une histoire de la musique actuelle au Québec, ne serait-ce que par Ambiances Magnétiques et Productions SuperMusique. Il y a d’excellents musiciens, musiciennes et ça entre 20 ans et 65 ans, on y voit naître une relève, n’en déplaise aux magnats de la culture au Québec (Québecor, Spectra, Adisq, Audiogram, Archambault). On est bien vivant.

Probablement à cause de mon implication dans les structures de diffusion de la culture, je dirais que la culture québécoise en musique c’est principalement une culture de la chanson. La musique actuelle n’intéresse pas du tout le gouvernement. C’est trop marginal. Ils ne comprennent pas la force créative qu’il y a dans ce milieu. Ils ne voient pas comment ça pourrait servir à définir l’identité du Québec. C’est seulement la chanson qui les intéresse. Pourquoi? Parce que c’est directement lié au fait français. Il faut que la langue soit toujours défendue, soit toujours mise de l’avant, parce qu’on est en péril un peu, tu sais.

Dans un sens, c’est peut-être vrai que la musique actuelle du Québec n’est pas un reflet direct du Québec. Dès les années 80, c’est la notion de réseau, d’exportation, de lien avec d’autres musiciens internationaux qui nous a stimulés. Et en bout de ligne, notre survie est due justement à cette ouverture au monde, à ce réseau-là. C’est grâce à notre rayonnement international que l’on a survécu. Dès 85, on vendait 80 % des disques Ambiances Magnétiques à l’extérieur du Québec. Encore aujourd’hui, en 2004, notre volume de ventes se situe à plus de 50 % à l’étranger.

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La Ligue nationale d'improvisation musicale de Québec opère maintenant depuis 2001. On dit que c’est un organisme fort impliqué dans le champ des musiques actuelles du Québec. Selon toi, quels rôles joue la ligue pour la musique improvisée? Est-ce aussi une façon d’assurer la relève par les nouvelles générations?

Ça me fait réellement penser à l’expression « la roue tourne », car à la fin des années quatre-vingt, Hélène Prévost, réalisatrice à l’époque à Radio Canada avait mis sur pied la JIM (Jeu d’improvisation musicale) et, si ma mémoire est bonne, au cours d’une saison complète quatre équipes d’improvisateurs s’affrontaient dans un jeu musical dont les règles étaient calquées sur le jeu de la LNI (Ligne nationale d’improvisation), un jeu théâtral élaboré par Robert Gravel, avec arbitre, claque, carton, vote du public etc. Ça avait lieu au Spectrum. C’était enregistré et diffusé en direct, sur Radio-Canada.

Je n’ai jamais assisté aux joutes de La Ligue nationale d'improvisation musicale de Québec, mais ça fait plaisir de voir que l’improvisation intéresse une nouvelle génération de musiciens, je leur souhaite longue vie!

Pour conclure, comment penses-tu que la notion d’improvisation a évolué au cours des dernières décennies, depuis les premiers ensembles de jazz au jeu que l’on retrouve dans des ensembles, tels que ceux de la musique actuelle?

J’ai vraiment le sentiment que l’on ne pratique pas l’improvisation comme il y a vingt-cinq ans. L’improvisation n’est pas uniquement le moment du faire-valoir du musicien, l’expression du musicien dans un contexte, dans une structure.

L’improvisation ce n’est pas non plus un plagiat de styles, genre improvisation style western etc. J’ai l’impression que l’on participe à la création d’un style, d’une manière nouvelle de faire de la musique. Premièrement il n’y a pas seulement un chef, c’est dans un esprit de démocratisation. Oui, il peut y avoir un chef, mais tous sont appelés à proposer, discuter, contester. On travaille vraiment à l’harmonisation d’une cellule musicale grâce à un respect des univers musicaux de chaque musicien (des musiciens acoustiques, des musiciens électriques, des musiciens électroniques), de par un souci du partage de l’espace musical (chacun aura des moments de solos) et une disposition d’esprit qui est dans l’idée d’une équipe. C’est pourquoi, dans ce sens, on rencontre surtout lors de festivals des compositions d’ensembles de musiciens de partout dans le monde, par exemple d’un groupe composé d’un Néerlandais, d’une Française, d’une Allemande, et d’un Japonais, et c’est de plus en plus courant. Même le rôle des instruments est redéfini, la batterie ne tiendra pas nécessairement le rythme, ou le saxophoniste ne sera pas du tout mélodique et flamboyant comme dans le jazz. On travaille le son et il émerge une nouvelle musique et c’est fantastique, je suis excitée par cette musique et je suis tellement heureuse de vivre ce moment et d’y participer.

Propos recueillis par Frédérique Arroyas, à Montréal, le 11 décembre 2004.

Nous tenons à remercier Pierre Benoît pour la transcription de l’entretien et son admirable travail de soutien.

Discographie de Joane Hétu http://www.actuellecd.com/bio.e/hetu_jo.cat.html

Propositions de sites à consulter www.actuellecd.com www.supermusique.qc.ca www.laliste.qc.ca

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