Anabases Traditions et réceptions de l’Antiquité

22 | 2015 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/anabases/5385 DOI : 10.4000/anabases.5385 ISSN : 2256-9421

Éditeur E.R.A.S.M.E.

Édition imprimée Date de publication : 20 octobre 2015 ISSN : 1774-4296

Référence électronique Anabases, 22 | 2015 [En ligne], mis en ligne le 20 octobre 2018, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/anabases/5385 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anabases.5385

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© Anabases 1

SOMMAIRE

Historiographie et identité culturelles Archéologies du mariage. Journée d'étude, 17 janvier 2014, INHA, 2 rue Vivienne, 75002 Paris. Organisée par Evelyne Scheid-Tissinier (Paris 13), PLEIADE (EA 7338) en association avec le programme : Genre et politique : le laboratoire antique, dirigé par Violaine Sebillotte (Paris I-Panthéon Sorbonne), ANHIMA (UMR 8210)

Mariages paléo-babyloniens typiques et atypiques Brigitte Lion

Les traités normatifs brāhmaniques dans le comparatisme des mariages indo-européens de G. Dumézil Guillaume Ducœur

Le mariage homérique et ses logiques Évelyne Scheid-Tissinier

Ubi tu Gaius, ibi ego Gaia. Enjeux historiographiques du mariage romain Sabine Armani

Les mariages dits « germaniques » : entre anthropologie, idéologie et histoire Sylvie Joye

Traditions du patrimoine antique

Relire le Satyricon. Pline le Jeune et les chrétiens, cibles du roman secret d’un affranchi cultivé Stéphane Ratti

Archéologie des savoirs

Narcisse, Tirésias et Orphée. Un regard moralisé sur le corps chez Alexandre Neckam Franck Collin

« Et la Grèce le scella de son empreinte » Pierre Paris, des lettres à l’archéologie, du Normalien à l’Athénien Grégory Reimond

Actualités et débats

La rhétorique entre philologie et histoire Entretien avec Laurent Pernot

Antiquités parallèles (3) Judas, collabo ou résistant ? Claude Aziza

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Relire les classiques des sciences de l'Antiquité

Comment parler des dieux grecs ? François de Polignac

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Archives de savants 14 (coordonné par Corinne Bonnet)

À propos du voyage de Meillet en Arménie (1891, 1903) Pierre Ragot

Compléments au Mémorial Antoine Meillet Jean Loicq

Droit et réception de l'Antiquité 4 (coordonné par Marielle de Béchillon et Hélène Ménard)

La culture juridique romaine dans les papyri : quelques réflexions actuelles Hélène Ménard

Les mots de l'Antiquité 8 (coordonné par Magali Soulatges)

Entre graffiti et graff : un simple écart de langage ? À propos de deux livres récents Manuel Royo

L'Atelier des doctorants 11 (coordonné par Adeline Grand-Clément)

Approche historique et spatiale de la Phénicie hellénistique : cités, territoires, modélisation Élodie Guillon

Tradition de la pensée politique 4 (coordonné par Paolo Butti de Lima)

Tragedy and History. About a Recent Book on Arnold Toynbee Vito Limone

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Comptes rencus de lecture

Mélanie BOST-FIEVET et Sandra PROVINI (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain. Fantasy, science-fiction, fantastique Catherine Valenti

Laurence BOULÈGUE, Hélène CASANOVA-ROBIN et Carlos LÉVY (dir.), Le Tyran et sa postérité dans la littérature latine de l’Antiquité à la Renaissance Cyrielle Landrea

J.-P. DRÈGE et M. ZINK (éd.), Paul Pelliot : de l’histoire à la légende Annick Fenet

J. GRETHLEIN & C.B. KREBS (éd.), Time and Narrative in Ancient Historiography. The “Plupast” from Herodotus to Appian Olivier Devillers

William V. HARRIS (éd.), Moses Finley and Politics Anne de Cremoux

Ariane MAGNY, Porphyry in fragments : reception of an anti-Christian text in late antiquity Mathilde Cambron-Goulet

Francesco MASSA, Tra la vigna e la croce. Dioniso nei discorsi letterari e figurativi cristiani (II-IV secolo) Dan Dana

Jessica PRIESTLEY, Herodotus and Hellenistic Culture, Literary studies in the Reception of the Histories Germaine Aujac

Anne-Emmanuelle VEÏSSE, Stéphanie WACKENIER (éd.), L’armée en Égypte aux époques perse, ptolémaïque et romaine Dan Dana

Rex WINSBURY, Pliny the younger. A life in roman letters Cyrielle Landrea

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Historiographie et identité culturelles Archéologies du mariage. Journée d'étude, 17 janvier 2014, INHA, 2 rue Vivienne, 75002 Paris. Organisée par Evelyne Scheid-Tissinier (Paris 13), PLEIADE (EA 7338) en association avec le programme : Genre et politique : le laboratoire antique, dirigé par Violaine Sebillotte (Paris I-Panthéon Sorbonne), ANHIMA (UMR 8210)

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Mariages paléo-babyloniens typiques et atypiques

Brigitte Lion

1 La Mésopotamie antique a livré une documentation importante sur la question du mariage, connue par deux grands types de sources : les recueils de lois et les documents de la pratique, notamment les contrats de mariage1. Pour l’époque paléo- babylonienne (dite aussi époque amorrite), qui couvre la première moitié du IIe millénaire av. J.-C., trois grands recueils de lois, provenant de trois royaumes différents, ont été trouvés : le « code » de Lipit-Eštar, roi d’Isin au XXe s. av. J.-C., rédigé en sumérien ; les lois d’Ešnunna et le « code » de Hammu-rabi, roi de Babylone, tous deux datant du XVIIIe s. av. J.-C. et rédigés en akkadien2. Il faut leur ajouter environ 130 contrats de mariage, règlements de divorces, procès, etc., issus d’archives familiales3.

2 Cette documentation a été étudiée avec beaucoup d’attention par les historiens et historiens du droit depuis le début du XXe s. et un rapide bilan des travaux sur la question sera présenté ici. Les textes de la pratique relatifs aux mariages seront ensuite examinés : ils ne témoignent que de façon indirecte de ce que pouvait être un mariage « typique », car ils recouvrent souvent des situations particulières. Enfin, si l’on examine le corpus d’un point de vue géographique, il semble que le droit du mariage n’ait pas été le même partout, et qu’il existait en particulier des différences entre la région de Babylone et le sud mésopotamien4.

Qu’est-ce qu’un mariage paléo-babylonien ?

Éléments de bibliographie

3 Les études sur le mariage paléo-babylonien sont très nombreuses, ayant débuté dès la publication du Code de Hammu-rabi, au début du XXe siècle ; la découverte d’autres recueils de lois et de documents de la pratique, intégrés dans les discussions au fur et à

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mesure de leur publication, n’a cessé de modifier l’image du mariage que les historiens ont tenté de reconstruire5.

4 L’un des spécialistes de la question, Paul Koschaker, a traité ce point dès 19176. Selon lui, d’un point de vue juridique, le mariage était un achat de l’épouse par l’époux ; la terhatum, prestation versée par l’époux, ou son père, à la famille de l’épouse, en général en argent, en représentait le « prix » (Brautpreis). Cette théorie, dite du « mariage par achat » (Kaufehe), a été largement critiquée, et elle a été ultérieurement nuancée par P. Koschaker lui-même, qui a cependant maintenu la similitude juridique entre mariage et achat7.

5 Cette théorie est aujourd’hui abandonnée et l’ouvrage de synthèse qui fait autorité sur le mariage paléo-babylonien est celui de Raymond Westbrook, paru en 19888. Cet auteur a résumé et complété ses conclusions en 2003, dans la section consacrée au mariage d’un article portant sur le droit paléo-babylonien9.

6 Les débats ont spécialement porté sur la nature de la terhatum, dont le versement constitue une étape importante. Il peut précéder, parfois de plusieurs années, la cohabitation des époux : dans ce cas, le mariage est dit inchoatif10. Les recueils de lois s’intéressent aux divers cas de ruptures possibles entre le moment où la terhatum est donnée et celui où les époux cohabitent. R. Westbrook suggère que cette prestation correspond à la cession, par les parents, de leurs droits sur leur fille, qui passe alors sous le contrôle de son époux.

7 Il n’est pas question de fournir ici une bibliographie exhaustive de la question, mais trois titres récents permettront de retrouver les études antérieures.

8 Un article de Nicole Pfeifer compare le mariage paléo-babylonien au mariage médio- babylonien tel qu’il apparaît dans les tablettes provenant de Nuzi (dans le nord de l’Irak, en Transtigrine), tablettes qui datent du XIVe s. av. J.-C.11. Elle pose à juste titre la question des influences paléo-babyloniennes perceptibles à Nuzi et mène une étude conjointe des deux corpus, ce qui l’amène à examiner 49 contrats de mariage paléo- babyloniens.

9 Sophie Démare-Lafont a présenté récemment un bilan historiographique sur le mariage paléo-babylonien12 : elle retrace l’évolution de la compréhension du mariage depuis les travaux de P. Koschaker, qui y voyait un contrat, jusqu’à ceux de R. Westbrook, qui en fait une institution. Elle propose de considérer le mariage, tant qu’il n’y a pas d’enfants, comme un contrat, qui devient une institution à la naissance d’enfants. Elle reprend la discussion sur la nature de la terhatum et suggère qu’elle ait été rendue au mari à la naissance du premier enfant.

10 Marten Stol, étudiant lui aussi la terhatum13, suppose qu’elle pouvait être réglée en plusieurs versements : lors des négociations entre les familles, au moment du transfert de la jeune fille chez son beau-père, voire à la naissance du premier enfant – hypothèse qui ne correspond donc pas à celle de S. Démare-Lafont14. Il résume une cinquantaine de tablettes mentionnant cette prestation, dont le montant varie de 1 à 40 sicles d’argent.

Le mariage selon la reconstruction de R. Westbrook

11 Cette partie résume les travaux de R. Westbrook, qui constituent la base actuelle des études sur le mariage paléo-babylonien.

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12 Le mot riksātum (pluriel de riksum, littéralement : « liens »), apparaît dans les Lois d’Ešnunna (§ 28) et dans le Code de Hammu-rabi (§ 128). Il désigne le contrat qu’un homme doit établir avec les parents de son épouse, sans lequel le mariage n’est pas valide. Le terme est employé aussi pour d’autres types d’accords, sans contexte matrimonial. Samuel Greengus, dès 1969, a montré qu’il s’agit souvent d’un accord oral, et non d’un contrat écrit (cf. ci-après, p. 17-18)15.

13 Selon la terminologie employée, le mari « prend » (ahāzum) sa femme auprès de ses parents. Si le contrat est rédigé du point de vue des parents, ils donnent (nadānum) leur fille à un époux16.

14 R. Westbrook distingue quatre phases dans la conclusion du mariage. La première est l’accord entre les parents de la jeune fille et ceux du mari, ou le mari lui-même – le « contrat » des recueils de lois. La deuxième correspond au versement, par le mari ou sa famille, à celle de la femme, de la terhatum : à partir de ce moment, les conjoints sont appelés épouse et époux, même s’ils ne cohabitent pas encore. La troisième est la demande du mari à la maison de son beau-père, attestée dans les Lois d’Ešnunna (§ 25) et dans plusieurs textes de la pratique, acte cérémoniel par lequel le mari réclame son épouse. Enfin l’accomplissement du mariage donne lieu à des cérémonies particulières, même si la nature de l’acte qui le détermine est discutée : transfert de la femme chez son mari, rapports sexuels, ou échange de paroles solennelles17.

15 Telle est l’image à laquelle parvient l’historien du droit en se fondant sur les recueils de lois et les documents de la pratique. Il s’agit bien sûr d’une reconstruction théorique et il n’est pas certain que tous les mariages conclus à l’époque paléo-babylonienne aient correspondu à ce schéma ni inclus tous ces éléments18. Mais il reste difficile de savoir comment se déroulait un mariage et quels éléments les gens de Mésopotamie considéraient comme essentiels puisque, dans ce domaine comme dans tous les autres, il n’existe aucune tablette livrant un texte descriptif ou une réflexion théorique sur la question.

Le mariage selon une tablette de Sippar

16 Klaas Veenhof a cependant publié en 2003 une tablette qui s’avère d’un grand intérêt pour cette question19. Elle date de l’an 29 du roi Ammi-ditana de Babylone (1655 av. J.-C. en chronologie moyenne) et a très vraisemblablement été trouvée à Sippar, d’où proviennent de nombreux lots d’archives familiales. Elle relate une affaire complexe et donne incidemment une définition de ce qui constitue un mariage aux yeux des habitants de la ville, et est reconnu comme tel en justice.

17 La tablette consigne l’issue d’un litige opposant une famille de Sippar aux autorités militaires. Celles-ci veulent enrôler un jeune homme, Ṣurārum, en arguant du fait que son père Šumum-libši était soldat, et que son frère aîné, lui aussi soldat, a été fait prisonnier par les Kassites. Mais l’oncle et la tante du jeune homme s’y opposent ; la mère, Šimat-Eštar, doit être décédée, car elle n’intervient pas dans l’histoire. Selon l’oncle et la tante de Ṣurārum, celui-ci n’a pas à embrasser une carrière militaire comme Šumum-libši, car Šumum-libši n’est pas son père. Leur sœur Šimat-Eštar a mené une vie sexuelle assez libre : elle a eu plusieurs amants, mais n’a jamais été mariée – et on en déduit que si Šumum-libši l’avait épousée, il aurait de ce fait été considéré comme le père des enfants.

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18 La déclaration de la tante et de l’oncle des enfants établit en ces termes que leur sœur n’était pas mariée : « Šimat-Eštar, notre sœur, nous ne l’avons pas donnée à un mari. C’était une coureuse ( ?)20 et Šumum-libši, fils d’Ana-Šamaš-lîsi, avec d’autres, entrait fréquemment chez elle. Mais il n’a pas établi de contrat à son sujet, il n’a pas établi pour elle…, [et] nous n’avons pas reçu sa terhatum. »

19 Cette déclaration définit donc, en négatif, le mariage par trois critères. Le premier est le « contrat », riksātum – le terme qui dans les recueils de lois désigne l’accord entre les deux familles. Ici, la sœur et le frère de Šimat-Eštar sont les personnes les mieux placées pour savoir si un tel accord a été établi ou non. Le troisième critère est le versement de la terhatum. Mais le deuxième critère, malheureusement, demeure obscur, car l’un des mots employés est un hapax : kasassa ul iškun, « il n’a pas établi de kasātum pour elle/à son sujet ». K. R. Veenhof a proposé de rapprocher ce terme du verbe kasûm, lier, mais le terme kasātum n’est connu ni par d’autres documents de la pratique, ni par les lois, pourtant nombreuses, qui concernent les mariages. L’un des actes constitutifs du mariage serait donc extrêmement peu documenté, ou alors le serait sous d’autres vocables.

20 Le passage qui immédiatement la déclaration est lui aussi intéressant, car les hommes en charge de l’affaire demandent s’il y a des témoins qui étaient présents ina kasîša, mot-à-mot « lors de son lien (à elle) ». On retrouve la définition du mariage comme lien, qui figure aussi dans le terme riksātum. Il n’est pas question de produire une tablette, ce qui confirme qu’un mariage ne nécessitait pas de contrat écrit.

21 Enfin, la tante des enfants prête serment en jurant qu’ils ne sont pas ceux de Šumum- libši et qu’elle les a élevés. Ce dernier point établit que les enfants n’ont pas de père, car dans le cas inverse, leur famille paternelle les aurait pris en charge : les enfants nés dans le mariage se rattachent à leur famille paternelle et non maternelle.

22 Il s’agit du seul cas connu à ce jour où les éléments constitutifs du mariage soient énumérés par une famille de Sippar, et qui donne donc sur la question un point de vue « émique », pour employer une terminologie anthropologique.

Des mariages atypiques

23 Les tablettes concernant les mariages ne sont pas très nombreuses puisque l’accord entre les familles était souvent oral. Leur examen est d’autant plus intéressant qu’elles correspondent à des situations particulières.

Le recours à l’écrit

24 S. Greengus, s’interrogeant sur l’existence de contrats écrits, a montré que these records depict abnormal family situations21 et que les tablettes n’avaient pas pour but premier d’enregistrer un mariage, mais d’établir des transactions portant sur des biens, comme la terhatum, ou des situations affectant le statut ou les droits des personnes. Cela explique, d’une part, la diversité des sources traitant du mariage et, d’autre part, la diversité des formulaires et des clauses dans les contrats de mariage conservés.

25 Les travaux publiés depuis son étude n’ont pu que corroborer ses affirmations. Si l’on considère les documents de la pratique qui ont servi de base à l’étude des mariages paléo-babyloniens, on trouve, dans le livre de R. Westbrook, une annexe de 90

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documents, comprenant en particulier des contrats de mariage, des actes de divorce et quelques procès. Ce chiffre peut être augmenté d'une quarantaine d'autres qu’il avait laissés de côté ou qui ont été publiés depuis22. Mais même si l’on atteint ainsi 130 tablettes, et si ce nombre doit probablement encore être augmenté – les sources consultées ici ne sont pas exhaustives – ce nombre reste dérisoire par rapport au nombre de mariages qui ont dû être conclus pendant les quatre siècles de l’époque paléo-babylonienne, époque où les archives familiales deviennent extrêmement abondantes. Les archéologues ont dégagé des lots parfois conséquents de tablettes dans les maisons de particuliers, sur différents sites de Mésopotamie et de Syrie, et plus de 32 000 documents de la pratique sont publiés23 : les tablettes relatives aux mariages représenteraient donc un peu plus de 0,4 % de ce total.

26 Leur contenu confirme qu’ont été mis par écrit, de façon privilégiée, les contrats correspondant à des situations complexes, qui nécessitaient des explications sur le statut des biens ou des personnes.

Mariages bigames

27 Le mariage paléo-babylonien était monogame, mais il existait quelques cas exceptionnels. La bigamie était en effet permise, pour le mari, en cas de stérilité, que l’on attribuait toujours à l’épouse. Cette stérilité pouvait être naturelle, mais pouvait aussi résulter d’un interdit qui frappait certaines catégories de femmes consacrées, à qui il était permis de se marier mais non d’enfanter. L. Barberon a consacré un ouvrage aux religieuses du dieu Marduk, ainsi qu’à d’autres catégories de femmes consacrées auxquelles le même interdit était imposé24. 41 tablettes du corpus mentionné ci-dessus correspondent à ce type de situation25. Par ailleurs, 7 autres mariages sont bigames sans que l’on puisse en préciser la raison : consécration de la femme ou stérilité biologique de l’un des conjoints26. On arrive donc à un total d’au moins 48 cas de bigamie sur les 130 mariages recensés, soit environ 37 %.

28 Pour ces mariages bigames, des tablettes étaient rédigées afin de régler plusieurs problèmes complexes. Il fallait définir les relations du mari avec chacune de ses épouses. Celles des deux épouses entre elles étaient inégalitaires, la première, femme consacrée, ayant le pas sur la seconde. Mais leurs rapports pouvaient évoluer : un groupe de trois contrats de mariages successifs, impliquant les mêmes personnes, montre la promotion de la seconde épouse au sein de la famille, une fois qu’elle a eu des enfants27. Enfin le statut des enfants devait être précisé.

Mariages et adoptions

29 Certains contrats associent au mariage une ou plusieurs adoptions. L’adoption est une fiction juridique qui, dans l’Orient ancien, a été largement employée pour régler différentes sortes de situations familiales et recouvre une grande diversité de cas.

Remariages

30 Des contrats de mariage peuvent établir en même temps l’adoption, par l’un des conjoints, des enfants de l’autre. Il s’agit de recompositions familiales, l’un des conjoints, veuf ou divorcé, ayant des enfants d’une union précédente. Il n’est pas exclu non plus que des enfants nés hors mariage aient pu être adoptés, par leur père

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biologique ou par un autre homme28. Faire adopter des enfants par un beau-parent au moment d’un (re)mariage leur assurait une plus grande sécurité économique – et probablement affective.

31 Au moins cinq contrats de ce type sont connus à Nippur et un contrat de Kisurra semble recouvrir une situation similaire : dans quatre cas, un homme épouse une femme ayant des enfants à charge29 ; dans deux autres, les enfants sont ceux de l’homme et leur belle-mère les adopte30.

32 Ces contrats ont donc été étudiés à la fois par R. Westbrook dans son ouvrage sur le mariage et par E. C. Stone et D. I. Owen dans leur livre consacré aux adoptions31. Ils comportent les clauses habituelles concernant le mariage, notamment celle qui prévoit la demande de divorce par l’un des conjoints ; et aussi les clauses propres aux adoptions, qui envisagent le reniement d’adoption par l’une des parties. La famille étant recomposée en un groupe solidaire, les clauses envisagent parfois en bloc la demande de divorce et la dénonciation de l’adoption par le parent adoptif, ou la demande de divorce par le conjoint qui se remarie et la dénonciation de l’adoption par ses enfants.

Adoptions de gendres

33 Dans d’autres contrats de mariage, l’époux est adopté par ses beaux-parents. Ainsi, dans un contrat de Kisurra, Sîn-imdi, ayant déjà un fils et une fille, adopterait Šamaš- re’um et lui donnerait sa fille en mariage ; un autre contrat, de provenance inconnue, montre une femme adoptant un fils et lui donnant sa fille en mariage32.

34 Les adoptions de gendres sont bien attestées au Proche-Orient à d’autres époques33. Cette pratique pourrait aussi se rapprocher du « mariage en gendre » connu dans le monde homérique, même si les relations familiales instaurées par ce type de mariage y sont différentes34.

Adoptions matrimoniales

35 R. Westbrook a en outre répertorié trois cas dans lesquels une jeune fille est adoptée comme « fille et belle-fille », c’est-à-dire adoptée pour être mariée probablement à un homme de la famille de l’adoptant(e)35. L’adoptant(e) verse alors la terhatum à la famille de la jeune fille. De tels cas sont, là encore, bien répertoriés à d’autres époques et en d’autres lieux, notamment à Nuzi au XIVe s. Il s’agit souvent, pour une famille pauvre, de faire adopter sa fille par une famille plus riche qui assure son mariage36.

Autres cas de reconfigurations familiales

36 Il existe d’autres tablettes qui correspondent à chaque fois à un cas particulier et n’entrent pas dans cet essai de typologie. Par exemple, dans un contrat de Kiš, un homme se marie et le couple adopte le frère de l’épouse, probablement assez jeune ; le couple s’engage à entretenir les parents de l’épouse et de son frère37. À Nippur, un contrat d’adoption d’un bébé par un couple contient une clause prévoyant le divorce, que l’on trouve habituellement dans les contrats de mariage : elle précise que, si l’homme demande le divorce, sa femme partira avec l’enfant38. On pourrait ainsi multiplier les exemples de situations pour lesquelles la tablette a moins vocation à

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définir les conditions d’un mariage qu’à régler la situation d’autres personnes qui touchent de près à l’un des conjoints.

Autour du mariage : contrats et autres documents

37 Enfin nombre de tablettes, intéressantes pour l’étude des mariages, ne sont pas pour autant des contrats. Une dizaine concerne les biens transférés à l’occasion d’un mariage : donations faites par un père, une mère ou un frère à un homme qui doit se marier39, dons d’un père à sa fille en complément de la dot40, retours de la dot au père de la mariée41, douaires42… Une dizaine d’autres, des divorces43, la rupture d’une promesse de mariage44, voire un adultère45.

38 Il reste en définitive assez peu de documents qui peuvent se définir comme des contrats de mariage. Parmi eux, une dizaine où la mariée est donnée à son époux non par son père, mais par sa mère46 ; parfois, la mère est nadītum de Šamaš à Sippar 47 : cette catégorie de religieuses ne pouvant ni se marier, ni avoir des enfants, cela signifie que la mariée est une fille adoptive. Etait-il, dans ce cas, plus important d’établir un contrat ? Dans l’un d’eux, par exemple, obligation est faite à la fille, une fois mariée, d’entretenir sa mère48.

Variations géographiques

Nord et sud

39 R. Westbrook, au début de son ouvrage, a présenté une répartition géographique de la documentation qu’il a utilisée49. Or celle-ci, du fait du hasard des fouilles et de l’état des publications, est déséquilibrée : le nord de la plaine mésopotamienne a fourni 57 documents, dont 51 de Sippar ; 2 autres proviennent de la région de la Diyala. Au total, 59 tablettes, soit les deux tiers de son corpus, proviennent du nord et de la Diyala. 25 proviennent du centre et du sud de la Basse Mésopotamie, soit un peu plus d’un quart. 6 sont de provenance incertaine. Sur les 39 documents complémentaires que j’ai pu répertorier, une quinzaine provient également de Sippar ou de Dilbat, donc du nord.

40 Il en résulte que l’image du mariage paléo-babylonien sur laquelle sont fondées les études reflète surtout la situation du nord de la plaine. Mais les traditions différaient entre le nord et le sud.

41 L’institution des nadītum de Marduk (ci-dessus p. 18), même si elle s’est diffusée dans le sud de la Mésopotamie et y est bien attestée, est néanmoins mieux connue dans la région de Babylone et de Sippar, spécialement vers Sippar-Amnānum50. De ce fait, c’est dans le nord que les mariages bigames sont les mieux documentés, et qu’ils étaient vraisemblablement les plus nombreux.

42 Quant aux remariages avec adoption, par l’un des conjoints, des enfants de l’autre (ci- dessus p. 19), ils viennent de Nippur et de Kisurra. Or des situations comparables devaient exister dans le nord, mais elles n’apparaissent pas dans les contrats, alors même que la documentation y est plus abondante que dans le sud. Un remariage n’y entraînait peut-être pas l’adoption des enfants d’un premier lit, la coutume successorale pouvant suffire à fixer ce qui était dû à chacun et à les protéger51.

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Qui prend l’initiative du mariage ?

43 D’après le formulaire des contrats, l’époux prend une femme en mariage, en général auprès de ses parents. Cependant, dans le contrat de Nippur BE 6/2 4052, une femme, qui agit apparemment en toute indépendance, prend un époux. Ce texte a donc été considéré comme une exception.

44 Mais N. Pfeifer a remarqué que, dans trois autres contrats de Nippur, le nom du mari est placé en premier, ce qui correspond à la place normale de l’objet du contrat ; celui de la femme se trouve juste avant le verbe, à la place habituelle du sujet53. Ces trois contrats combinent mariage et adoption des enfants de l’un des conjoints, ceux de la femme pour ARN 37 et PBS 8/2 155, ceux de l’homme pour BE 6/2 48. Cela n’a pas empêché les éditeurs des tablettes, dans leurs traductions, de considérer que le mari était le sujet, donc qu’il prenait une épouse et non l’inverse. Ce sont peut-être nos préconceptions qu’il faut interroger, car si l’on s’en tient au formulaire, il ne semble pas exclu que, dans le sud, une femme ait pu prendre un mari. En revanche, cette pratique ne semble pas attestée dans le nord.

Les divorces

45 Dans les contrats de mariage, des clauses prévoient fréquemment la demande de divorce par l’un des conjoints. La différence entre nord et sud a été soulignée depuis longtemps.

46 Dans le nord, en particulier à Sippar et Dilbat, ces clauses sont très inégalitaires. L’homme qui demande le divorce doit payer une pénalité, mais la femme est condamnée à mort, ce qui est exprimé soit par « on la jettera à l’eau », soit par « on la jettera du haut d’une tour ». Concrètement, de telles clauses devaient interdire à la femme de divorcer. Des tablettes de Sippar et de Kiš enregistrant des divorces montrent l’épouse ou son père recevant une indemnité ; l’épouse obtient même l’autorisation de se remarier54. Mais nous ne savons rien des circonstances précises qui ont motivé le divorce ; celui-ci a pu être demandé par le mari, ce qui correspondrait assez bien aux cas envisagés par les clauses des contrats.

47 Pour le sud en revanche, R. Westbrook a noté que, dans deux contrats de Nippur, les clauses établissaient une exact parity between the penalties on husband and wife55. Il en conclut à une attitude plus libérale, dans le sud, pour la demande de divorce par la femme. Un contrat de mariage provenant de Kisurra56, récemment publié, témoigne de la même situation : il précise que, quel que soit le conjoint qui demande le divorce, celui-ci devra abandonner tous ses biens à l’autre. La peine la plus lourde prévue pour une femme qui demande le divorce, à Nippur, est la réduction en esclavage57.

48 Il faut ajouter au dossier un procès concernant le règlement d’un divorce ; l’affaire se déroule à Sippar, mais concerne des habitants de Larsa, donc du sud, qui ont déménagé dans le nord, et leur cas est réglé par des juges de Larsa, eux aussi apparemment immigrés58. Les deux conjoints sont d’accord pour demander le divorce, mais l’initiative semble en revenir à la femme. La discussion porte sur la restitution de la dot à la femme et il n’est pas question de peines, ni pour l’épouse, ni pour l’époux.

49 Enfin on a trop peu de documents de la région de la Diyala pour avoir une idée de la façon dont y étaient conclus les mariages et les divorces, mais un jugement de divorce

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montre l’épouse payant une somme d’argent59 : cela suppose que le divorce est à ses torts ou au moins à sa demande, mais il n’est pas question de peine de mort.

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50 La mise par écrit des dispositions relatives au mariage, à l’époque paléo-babylonienne, était réservée aux cas atypiques, qu’il s’agisse des contrats eux-mêmes ou d’autres documents comme des donations, des douaires, voire des dispositions relatives au divorce. Il est donc difficile, sinon par défaut, de définir ce qu’est un mariage « typique », celui-ci relevant de la coutume.

51 Les recueils de lois, qui n’ont pas été pris en considération ici, s’intéressent eux aussi aux situations exceptionnelles, comme l’adultère, le viol de la femme mariée, ou la rupture du mariage (par le divorce, la mort ou la disparition de l’un des conjoints) et, dans ce cas, au devenir des biens échangés au moment du mariage : pas plus que les documents de la pratique, ils ne révèlent, sinon en creux, ce que pourrait être un mariage « typique ».

52 La façon de concevoir le mariage n’était d’ailleurs apparemment pas uniforme. D’un point de vue géographique, la différence entre nord et sud est assez marquée et la situation semble, dans le sud, plus favorable aux femmes. Mais les sources sont inégalement réparties et le sud est, précisément, moins bien documenté que le nord.

53 Il faudrait enfin, pour mieux comprendre ce qu’est le mariage, mener, lorsque cela est possible, une étude du contexte archivistique des tablettes relatives au mariage. À l’époque paléo-babylonienne, la règle générale est qu’un contrat (de vente, prêt, location, etc.), rédigé en un seul exemplaire, est conservé par la partie qui en a besoin pour faire valoir ses droits. Il faudrait donc pouvoir déterminer qui conservait les documents relatifs au mariage – et la réponse varierait probablement là encore selon les cas particuliers –, ce qui aiderait à mieux en comprendre les mécanismes.

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La plaine mésopotamienne au début du IIe millénaire.

NOTES

1. Mes remerciements s’adressent à Martin Sauvage pour l’élaboration de la carte. 2. Ces trois recueils sont translittérés et traduits en anglais dans M. ROTH, LAW COLLECTIONS FROM

MESOPOTAMIA AND ASIA MINOR, SBL, WRITINGS FROM THE ANCIENT WORLD 6, ATLANTA, 1995, P. 23-35 (LIPIT-EŠTAR), 57-70 (EŠNUNNA) ET 71-142 (HAMMU-RABI). LES LOIS CONCERNANT LES FEMMES, PARMI LESQUELLES CELLES QUI ONT

TRAIT AU MARIAGE, SONT RASSEMBLÉES PAR M. ROTH, « WOMEN AND LAW », IN M. CHAVALAS (ÉD.), WOMEN IN THE

ANCIENT NEAR EAST : A SOURCEBOOK, LONDRES ET NEW YORK, 2014, P. 144-174. 3. Pour les documents de la pratique cités ci-après, les sigles utilisés sont ceux retenus par le Chicago Assyrian Dictionary, auxquels s’ajoutent Dalley Iraq 42 = S. DALLEY, « OLD BABYLONIAN DOWRIES

», IRAQ 42, 1980, P. 53-74 ; GODDEERIS KISURRA = A. GODDEERIS, TABLETS FROM KISURRA IN THE COLLECTIONS OF THE

BRITISH MUSEUM, SANTAG 9, 2009 ; FINKELSTEIN WO 8 = J. J. FINKELSTEIN, « CUTTING THE SISSIKTU IN DIVORCE

PROCEDURES », DIE WELT DES ORIENTS 8 (1976), P. 236-240. 4. Cette étude se limite aux mariages entre personnes libres ; les attestations de mariages entre esclaves, ou entre une personne libre et un(e) esclave, sont rares à l’époque paléo-babylonienne.

Sur ce point, voir R. WESTBROOK, « THE FEMALE SLAVE », IN V. H. MATTHEWS, B. M. LEVINSON ET T. FRYMER-KENSKY (ÉD.), GENDER AND LAW IN THE HEBREW BIBLE AND THE ANCIENT NEAR EAST, SHEFFIELD, 1998, P. 214-238. JE LAISSE AUSSI DE CÔTÉ LA TRÈS RICHE DOCUMENTATION DE MARI (SYRIE) : ISSUE D'ARCHIVES PALATIALES, COMPOSÉE SURTOUT DE LETTRES ET TEXTES ADMINISTRATIFS, ELLE CONCERNE PRINCIPALEMENT (MAIS PAS EXCLUSIVEMENT) LES MARIAGES

ROYAUX : VOIR J.-M. DURAND, LES DOCUMENTS ÉPISTOLAIRES DU PALAIS DE MARI, TOME 3, LAPO 18, PARIS, 2000.

5. R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN LAW, AFO BEIHEFT 23, HORN, 1988, P. 7-9, DONNE UN RÉSUMÉ DE L’HISTORIOGRAPHIE DE LA QUESTION.

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6. P. KOSCHAKER, RECHTVERGLEICHENDE STUDIEN ZUR GESETZBUCH HAMMURAPIS, LEIPZIG, 1917, P. 130-149. 7. P. KOSCHAKER, « EHESCHLIESSUNG UND KAUF NACH ALTEM RECHTEN, MIT BESONDERER BERÜCKSICHTIGUNG DER

ÄLTEREN KEILSCHRIFTRECHTE », IN V. CIHAR, J. KLÍMA ET L. MATOUŠ (ÉD.), SYMBOLAE AD STUDIA ORIENTIS PERTINENTES

FREDERICO HROZNY DEDICATAE, ARCHIV ORIENTALNI 18/3 (1950), P. 210-296.

8. R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN MARRIAGE LAW. VOIR AUSSI LE COMPTE RENDU DE CET OUVRAGE PAR R. YARON, «

ZU BABYLONISCHEN EHERECHTEN », ZEITSCHRIFT DER SAVIGNY-STIFTUNG FÜR RECHTSGESCHICHTE 109 (1992), P. 51-99.

PARMI LES ÉTUDES IMPORTANTES PARUES PEU AVANT LE LIVRE DE R. WESTBROOK, C. WILCKE, « FAMILIENGRÜNDUNG

IM ALTEN BABYLONIEN », IN E. W. MÜLLER (ÉD.), GESCHLECHTSREIFE UND LEGITIMATION ZUR ZEUGUNG, FRIBOURG ET

MUNICH, 1985, P. 213-317, TRAITE AUSSI EN GRANDE PARTIE DU MARIAGE.

9. R. WESTBROOK, « OLD BABYLONIAN PERIOD », IN R. WESTBROOK (ÉD.), A HISTORY OF ANCIENT NEAR EASTERN LAW,

LEYDE ET BOSTON, 2003, P. 361-430 (SPÉCIALEMENT P. 385-391).

10. Ce point a été mis en avant par G. R. DRIVER ET J. C. MILES, THE BABYLONIAN LAWS, VOL. 1, OXFORD, 1952, P. 322-324.

11. N. PFEIFER, « DAS EHERECHT IN NUZI : EINFLÜSSE AUS ALTBABYLONISCHE ZEIT », IN G. WILHELM (ÉD.), GENERAL

STUDIES AND EXCAVATIONS IN NUZI 11/2, SCCNH 18, BETHESDA, 2009, P. 355-420.

12. S. DÉMARE-LAFONT, « LE MARIAGE BABYLONIEN – UNE APPROCHE HISTORIOGRAPHIQUE », ZEITSCHRIFT FÜR ALTORIENTALISCHE UND BIBLISCHE RECHTSGESCHICHTE 18 (2012), P. 175-190.

13. M. STOL, « PAYMENT OF THE OLD BABYLONIAN BRIDEPRICE », IN K. ABRAHAM ET J. FLEISHMAN (ÉD.), LOOKING AT THE ANCIENT NEAR EAST AND THE BIBLE THROUGH THE SAME EYES. MINHA LEAHRON : A TRIBUTE TO AARON SKAIST, BETHESDA, 2012, P. 131-167. 14. M. STOL, « PAYMENT OF THE OLD BABYLONIAN BRIDEPRICE », MENTIONNE P. 153-155 LES DOCUMENTS CITÉS PAR S. DÉMARE-LAFONT, MAIS SOULIGNE QU’IL S’AGIT DE CAS PARTICULIERS, DANS LESQUELS L’ÉPOUSE EST UNE FEMME CONSACRÉE. 15. S. GREENGUS, « THE OLD BABYLONIAN MARRIAGE CONTRACT », JOURNAL OF THE AMERICAN ORIENTAL SOCIETY 89

(1969), P. 502-532. SUR LE « CONTRAT », VOIR R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN MARRIAGE LAW, P. 29-34.

16. R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN MARRIAGE LAW, P. 10-16. IL SIGNALE CEPENDANT UN CONTRAT EXCEPTIONNEL OÙ

UNE FEMME « PREND » UN HOMME EN MARIAGE, BE 6/2 40 (P. 43-44 ET 114-115). CF. CI-APRÈS, P. 23. 17. La formule qui sert à demander le divorce est : « Tu n’es plus mon époux/épouse. » De ce fait, il a été supposé que des paroles solennelles – les mêmes sous une forme affirmative – pouvaient être échangées au moment du mariage, mais elles ne sont pas directement attestées. Il serait d’ailleurs peu probable, dans ce cas, que l’épouse puisse les prononcer pour elle-même et le consentement serait vraisemblablement donné par son père ou son tuteur légal.

18. S. GREENGUS, « REDEFINING “INCHOATE MARRIAGE” IN OLD BABYLONIAN CONTEXTS », IN T. ABUSCH (ÉD.), RICHES

HIDDEN IN SECRET PLACES. ANCIENT NEAR EASTERN STUDIESIN MEMORY OF THROKILD JACOBSEN, WINONA LAKE, 2002, P. 123-139, A LUI AUSSI PROPOSÉ UNE RECONSTRUCTION DES ÉTAPES DU MARIAGE UN PEU DIFFÉRENTE DE CELLE DE R. WESTBROOK, EN INSISTANT SUR LE FAIT QU'IL S'AGIT D'UN PROCESSUS LONG ET COMPLEXE. 19. K. R. VEENHOF, « FATHERHOOD IS A MATTER OF OPINION. AN OLD BABYLONIAN TRIAL ON FILIATION AND SERVICE

DUTIES », IN W. SALLABERGER, K. VOLK ET A. ZGOLL (ÉD.), LITERATUR, POLITIK UND RECHT IN MESOPOTAMIEN. FESTSCHRIFT FÜR

CLAUS WILCKE, WIESBADEN, 2003, P. 313-332. CETTE TABLETTE A SUSCITÉ PLUSIEURS COMMENTAIRES : ON TROUVERA

LA BIBLIOGRAPHIE DANS J. JUSTEL, « THE RIGHTS OF A CONCUBINE’S DESCENDANTS IN THE ANCIENT NEAR EAST »,

REVUE INTERNATIONALE DES DROITS DE L’ANTIQUITÉ 60 (2013), P. 13-36 (SPÉCIALEMENT P. 22). 20. L’expression ālikūtam alākum est un hapax ; mais ālikūtam epēšum est attesté dans les recueils de présages à propos d’un homme qui quitte son épouse, apparemment pour fréquenter d’autres femmes ; le CAD A/1, P. 348B, TRADUIT ĀLIKŪTU PAR « PHILANDERING ». 21. S. GREENGUS, « THE OLD BABYLONIAN MARRIAGE CONTRACT », CITATION P. 512.

22. Voir, entre autres, les cas recensés dans E. C. STONE ET D. I. OWEN, ADOPTION IN OLD BABYLONIAN NIPPUR

AND THE ARCHIVE OF MANNUM-MEŠU-LIṢṢUR, MC 3, WINONA LAKE, 1991 ; A. GODDEERIS, TABLETS FROM KISURRA IN THE

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COLLECTIONS OF THE BRITISH MUSEUM, SANTAG 9, WIESBADEN, 2009 ; N. PFEIFER, « DAS EHERECHT IN NUZI » ; L. BARBERON, LES RELIGIEUSES ET LE CULTE DE MARDUK DANS LE ROYAUME DE BABYLONE, MÉMOIRES DE N.A.B.U. 14, ARCHIBAB 1, PARIS, 2012. ON PEUT RETROUVER CERTAINS DE CES TEXTES, AINSI QUE D’AUTRES, AVEC LES RÉFÉRENCES AUX PUBLICATIONS,

EN LIGNE SUR LE SITE ARCHIBAB, DIRIGÉ PAR D. CHARPIN (HTTP://WWW.ARCHIBAB.FR/). ENFIN M. STOL, « PAYMENT OF

THE OLD BABYLONIAN BRIDEPRICE », RÉSUME PLUSIEURS TABLETTES INÉDITES DU BRITISH MUSEUM. LA PRÉSENTE LISTE N’EST NULLEMENT EXHAUSTIVE.

23. A. JACQUET, « FAMILY ARCHIVES IN MESOPOTAMIA DURING THE OLD BABYLONIAN PERIOD », IN M. FARAGUNA (ÉD.), ARCHIVES AND ARCHIVAL DOCUMENTS IN ANCIENT SOCIETIES : LEGAL DOCUMENTS IN ANCIENT SOCIETIES IV, TRIESTE 30 SEPTEMBER-1 OCTOBER 2011, TRIESTE, 2013, P. 63-85 (CHIFFRE DONNÉ P. 65). 24. L. BARBERON, LES RELIGIEUSES ET LE CULTE DE MARDUK. 25. Aux textes recensés par L. Barberon, il faut ajouter la tablette inédite BM 97010, résumée par M. STOL, « PAYMENT OF THE OLD BABYLONIAN BRIDEPRICE », P. 144 : LA MARIÉE PORTE LE NOM D’ERIŠ-ESAGIL, CARACTÉRISTIQUE D’UNE NADĪTUM DE MARDUK. 26. Waterman Bus. Doc. 39 (qui selon L. BARBERON, LES RELIGIEUSES ET LE CULTE DE MARDUK, P. 20 N. 79,

POURRAIT CONCERNER UNE RELIGIEUSE-QADIŠTUM), BIN 7 173, BM 97159, TIM 4 46, TIM 4 49, TIM 5 1 ET UET 5 87.

27. R. HARRIS, « THE CASE OF THREE BABYLONIAN MARRIAGE CONTRACTS », JOURNAL OF NEAR EASTERN STUDIES 33 (1974), P. 363-369. 28. Dans une tablette de Sippar, CT 8 37D, UN HOMME ADOPTE L’UN DE SES CINQ ENFANTS NÉS HORS MARIAGE, MAIS N’ÉPOUSE PAS LA MÈRE. TCL 18 153 PRÉSENTE UN CAS DIFFÉRENT : UNE FEMME, ABANDONNÉE PAR SON PREMIER

MARI, DÉCLARE QUE SON ENFANT EST CELUI DE SON SECOND ÉPOUX ; VOIR M.T. ROTH, « A SCANDAL IN LARSA », IN G.

FRAME, E. LEICHTY, K. SONIK, J. TIGAY ET S. TINNEY (ÉD.), A COMMON CULTURAL HERITAGE. STUDIES ON MESOPOTAMIA AND THE

BIBLICAL WORLD IN HONOR OF BARRY L. EICHLER, BETHESDA, 2011, P. 77-88.

29. Nippur : Çig-Kizilyay-Kraus Nippur 37, PBS 8/2 155, STONE NIPPUR 1, YOS 15 73.

30. Nippur : BE 6/2 48 ET KISURRA : YOS 14 344.

31. E. C. STONE ET D. I. OWEN, ADOPTION IN OLD BABYLONIAN NIPPUR, P. 4-6. 32. Respectivement : Kienast Kisurra 91 et CT 48 49. 33. B. LION, « LES ADOPTIONS D’HOMMES À NUZI », REVUE HISTORIQUE DE DROIT FRANÇAIS ET ÉTRANGER 82 (2004), P. 537-575.

34. C. LEDUC, « COMMENT LA DONNER EN MARIAGE ? LA MARIÉE EN PAYS GREC (IXE-IVE S. AV. J.-C.) », IN P. SCHMITT

PANTEL (DIR.), HISTOIRE DES FEMMES EN OCCIDENT. 1. L’ANTIQUITÉ, PARIS, 1991, P. 259-316.

35. CT 33 34, CT 47 40 ET WATERMAN BUS. DOC. 72 ; VOIR R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN MARRIAGE LAW, P. 38-39.

36. J. FINCKE, « ADOPTION OF WOMEN AT NUZI », IN P. ABRAHAMI ET B. LION (ÉD.) THE NUZI WORKSHOP AT THE 55TH

RENCONTRE ASSYRIOLOGIQUE INTERNATIONALE (JULY 2009), PARIS, SCCNH 19, BETHESDA, 2012, P. 119-140. 37. Genouillac Kich I B 17. 38. PBS 8/2 107.

39. AUCT 5 36, CT 6 37B, JEAN TELL SIFR 35, UET 5 271. DANS JEAN TELL SIFR 35, IL EST EXPLICITEMENT PRÉCISÉ QU’IL S’AGIT DE CONSTITUER LA TERHATUM.

40. YOS 8 71 ET 154, TOUS DEUX DE LARSA ; CT 48 22, DE SIPPAR. LES TEXTES DE DOTS SONT PARFOIS AMBIGUS, CAR À

CÔTÉ DES DOTS FAITES À L’OCCASION DES MARIAGES, D’AUTRES SONT ACCORDÉES À DES FILLES CONSACRÉES ; SUR LES

DOTS, VOIR S. DALLEY, « OLD BABYLONIAN DOWRIES », IRAQ 42 (1980), P. 53-74 ; LA PLUPART DES TEXTES QU’ELLE

ÉTUDIE SONT REPRIS PAR R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN MARRIAGE LAW. 41. Dalley Iraq 42 n° 9 (Sippar) et YOS 2 25 (LARSA). DANS DALLEY IRAQ 42 N° 9, CE RETOUR INTERVIENT APRÈS LA MORT DU MARI, PROBABLEMENT AVANT QUE LE COUPLE AIT EU DES ENFANTS.

42. CT 8 34B ET VAS 8 15-16, TOUS DEUX DE SIPPAR ; ET GODDEERIS KISURRA 216.

43. BE 6/2 58, CT 45 86, GREENGUS ISHCHALI 25, MEISSNER BAP 91, FINKELSTEIN WO 8, GENOUILLAC KICH I B 75, VAS 8

9-10, VAS 18 1 ET LA TABLETTE CONCERNANT LA DOT IMPLIQUÉE DANS CETTE MÊME AFFAIRE, VAS 18 101. ON PEUT

AJOUTER À CETTE LISTE LE JUGEMENT PUBLIÉ PAR M. JURSA, « “ALS KÖNIG ABI-EŠUH GERECHTE ORDNUNG

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HERGESTELLT HAT” : EINE BEMERKENSWERTE ALTBABYLONISCHE PROZESSURKUNDE », REVUE D’ASSYRIOLOGIE 91

(1997), P. 135-145, QUI CONCERNE UNE NADĪTUM DE MARDUK. DEUX CONTRATS DE SIPPAR, BE 6/1 59 ET CT 6 47B MONTRENT QUE DES ENFANTS, ISSUS D’UNE PREMIÈRE UNION DE LEUR MÈRE, ET LEUR BEAU-PÈRE, ROMPENT, DU FAIT D’UN DIVORCE, LEURS RELATIONS. 44. Riftin 48. 45. UET 5 203.

46. CT 2 33, CT 6 26A, CT 48 51, 52, 53 ET 56, MEISSNER BAP 90, SPEELERS RECUEIL 230, VAS 8 4-5.

47. CT 6 26A, CT 48 52, MEISSNER BAP 90, VAS 8 4-5. 48. CT 6 26A. 49. R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN MARRIAGE LAW, P. 4-5. 50. L. BARBERON, LES RELIGIEUSES ET LE CULTE DE MARDUK, SPÉCIALEMENT P. 176-177. 51. Ainsi, dans un contrat de Dilbat, un homme donne sa fille en mariage à un époux qui semble avoir déjà des fils, mais il n’est pas question d’adoption : Gauthier Dilbat 14. 52. Ama-sukkal prend pour époux Enlil-issu, prêtre-NU.ÈŠ = nešakkum d’Enlil, et lui apporte 19 sicles d’argent. Ce couple est aussi connu par BE 6/2 47 ET 58. SUR BE 6/2 47 VOIR R. WESTBROOK, OLD

BABYLONIAN MARRIAGE LAW, P. 15 ET SOPHIE DÉMARE-LAFONT, « LE MARIAGE BABYLONIEN – UNE APPROCHE

HISTORIOGRAPHIQUE », P. 184-185 ET N. 48.

53. Çig-Kizilyay-Kraus Nippur 37, BE 6/2 48 ET PBS 8/2 155. 54. Sippar : Meissner BAP 91 ET KIŠ : GENOUILLAC KICH I B 75.

55. R. WESTBROOK, OLD BABYLONIAN MARRIAGE LAW, P. 83. LES DEUX CONTRATS SONT BE 6/2 40 ET PBS 8/2 155, TOUS DEUX CONCLUS À L’INITIATIVE DE L’ÉPOUSE. 56. A. GODDEERIS, TABLETS FROM KISURRA IN THE COLLECTIONS OF THE BRITISH MUSEUM, WIESBADEN, 2009, N° 237. 57. BE 6/2 48.

58. M. JURSA, « “ALS KÖNIG ABI-EŠUH GERECHTE ORDNUNG HERGESTELLT HAT” ». VOIR AUSSI B. LION, « DIVORCES

DU NORD ET DU SUD », NOUVELLES ASSYRIOLOGIQUES BRÈVES ET UTILITAIRES 2001/97. 59. Greengus Ishchali 25.

RÉSUMÉS

Le mariage à l’époque paléo-babylonienne (début du IIe millénaire av. J.-C.) a fait l’objet, depuis plus d’un siècle, de nombreuses études, menées à partir des lois et des documents de la pratique. Or les lois envisagent surtout les cas complexes et les contrats, relativement rares, documentent souvent les situations qui s’écartent des règles habituelles, comme les mariages bigames, ou ceux qu’accompagne une adoption. Pour cette raison, le mariage « ordinaire » semble difficile à saisir pour l’historien. En outre, les coutumes ont pu varier selon les lieux : celles du nord de la plaine mésopotamienne (la région de Babylone) semblent avoir différé de celles du sud (l’ancien pays de Sumer).

The Paleo-babylonian (beginning of the second millennium B.C.) has been studied, since more than one century, by several scholars, through the laws and different sources on the social life. Laws however mainly concern complex cases, whereas contracts are quite rare and often shed light on unusual situations, such as bigamous or weddings associated with an adoption. Consequently the “ordinary” wedding is hard to grasp for the historian. Moreover the customs probably differ from place to place : in the Northern area of the Mesopotamian plain

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(the region of Babylon) the habits seem to be different from the Southern area (the ancient land of Sumer).

INDEX

Mots-clés : mariage, Mésopotamie, cunéiforme, lois, droit, contrats Keywords : Wedding, Mesopotamia, cuneiform, laws, law, contracts

AUTEUR

BRIGITTE LION Professeur à l’université de Lille 3 HALMA, UMR 8164 [email protected]

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Les traités normatifs brāhmaniques dans le comparatisme des mariages indo-européens de G. Dumézil

Guillaume Ducœur

1 Malgré plus de deux siècles de reconstructions du vocabulaire indo-européen, les linguistes n’ont pu restituer un terme équivalent au français « mariage », abstrait dérivé de la forme verbale « marier », elle-même issue du verbe latin maritare. Si la h terminologie indo-européenne liée à la parenté, notamment *ph2tḗr, *méh2tēr, *b réh2tēr h et *d ugh2tḗr, est bien attestée, celle relative à la conjugalité témoigne non seulement d’une plus grande diversité lexicale, mais encore d’une particularité morphologique pour laquelle des formes verbales et nominales se répartissent respectivement entre les 1 gentes masculine et féminine . Ainsi, le verbe le mieux restituable demeure *h2uedh- pour signifier qu’un homme conduit une femme à sa maison, c’est-à-dire qu’il l’épouse, après que le père la lui a donnée (*dō-). La mariée est donc celle qui a été conduite dans la maison de son époux comme le confirme le sanskrit védique vadhū2. Cette reconstruction du mode d’union indo-européen à partir d’un vocabulaire commun ne peut évidemment pas refléter l’ensemble des pratiques matrimoniales qui ont pu être en usage parmi les différents peuples de la sphère linguistique indo-européenne. Elle permet uniquement de concevoir qu’un certain type de mariage, qui subsista de manière récurrente parmi différentes cultures héritières de la langue proto-indo- européenne, consistait au don d’une jeune femme par son père à un homme qui l’emmenait alors dans sa propre famille3. En cela, la sphère indo-européenne ne dénote d’aucune spécificité. Aussi, les études actuelles qui tentent de mieux saisir la structure familiale proto-indo-européenne, investissent de nouveaux champs anthropologiques fondés sur la recherche phylogénétique. En 2011, Laura Fortunato de l’University College London a ainsi montré que la monogamie avait été le principal mode matrimonial proto-indo-européen et que la polygynie ou polygamie n’avait été qu’une évolution possible en fonction de facteurs historiques particuliers4. De son côté, Sergey Kullanda de l’Académie des Sciences de Russie a renouvelé la reconstruction de l’organisation sociale proto-indo-européenne par l’hypothèse d’une société tripartite

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fondée sur des tranches d’âge précises qui auraient contribué par la suite à l’émergence du système social indo-iranien des varṇa/pištra5. Une fois mariés, les jeunes hommes, qui, à l’âge de quinze ou seize ans, forment la gente guerrière, passent alors du statut h social de *b réh2tēr à celui de *ph2tḗr tout comme les jeunes mariées du statut social de h *d ugh2tḗr à celui de *méh2tēr. L’archéologie des mariages indo-européens est donc loin d’être terminée. Elle s’est ouverte ces dernières années sur des approches linguistiques, anthropologiques, sociales et phylogénétiques qui renouvellent les anciennes explications proposées au cours des XIXe et XXe siècles.

2 Sans revenir sur les recherches des érudits européens du XIXe siècle, il convient de signaler que, par leur présence coloniale en Inde même, les administrateurs britanniques s’intéressèrent de près aux traités normatifs brāhmaniques. Certains savants étudièrent les modes de mariages indiens tels le juriste anglais John D. Mayne (1828-1917) dans son volumineux ouvrage sur les lois indiennes6, l’indianiste britannique Arthur A. MacDonell (1854-1930) et le juriste écossais A. B. Keith (1879-1944) dans leurs études védiques. Ces derniers y consacrèrent notamment un substantiel article à l’entrée pati (< *pótis, époux) et patnī (< *pótnī, épouse) au sujet des formes de mariage, de la polygamie, de la polyandrie, du remariage et du veuvage en Inde védique7. L’indianiste français Émile Sénart (1847-1928) aborda également dans une perspective comparative indo-européenne l’implication des mariages dans le fonctionnement du système des castes indiennes8. Aussi, la liste exhaustive des indianistes européens comme des savants indiens eux-mêmes qui investirent l’ensemble des textes religieux et normatifs de la littérature védique et post-védique relative aux formes de mariages dont témoigne la longue histoire de la civilisation indienne, représenterait aujourd’hui un important travail de recherche.

3 Parallèlement à ces études de droit indien ancien, la grammaire et la mythologie comparées indo-européennes prirent leur essor en Europe. Or, les principaux comparants dans ces deux domaines d’étude furent incontestablement le sanskrit et les sources textuelles indiennes. Dans la quête identitaire européenne d’une origine et d’un passé indépendants de la tradition judéo-chrétienne, la littérature sanskrite fut alors considérée comme le réservoir immuable et anhistorique d’une tradition religieuse qui serait parvenue à conserver son héritage indo-européen grâce à une transmission orale infaillible perpétuée au sein des écoles brāhmaniques. Si du côté européen, Max Müller (1823-1900) pouvait affirmer que « dans la mesure où nous sommes ārya par la langue, c’est-à-dire, par la pensée, jusqu’à présent le R◌̣g veda est notre plus ancien livre » (In so far as we are Aryans in speech, that is, in thought, so far the R◌̣g Veda is our own oldest book9), du côté indien, l’historien et nationaliste hindou Bal Gangadhar Tilak (1856-1920) déclarait qu’au sujet de la période dite pré-Orion, de 6000 à 4000 av. J.-C., seuls les Indo-ārya, à la différence des Grecs et des Iraniens, avaient conservé, dans leur composition des hymnes ṛgvédiques, des souvenirs sur ces temps reculés, et avaient « conservé toutes les traditions avec une fidélité ultrareligieuse et un esprit scrupuleux » (They have preserved all the traditions with a super-religious fidelity and scrupulousness10). Le philosophe et historien Sarvepalli Radhakrishnan11 (1888-1975), président de l’Inde en 1962, s’opposait fermement, quant à lui, au concept d’une Inde éternelle. En 1926, face à son auditoire du Manchester College d’Oxford, il rappela que « l’idée que dans l’Inde le temps est demeuré immuable pendant des siècles sans nombre, et que rien n’a changé depuis que la mer primordiale s’est desséchée, cette idée est fausse d’outre en outre. […] Jamais il n’y eut rien de tel qu’un hindouisme uniforme, stationnaire, immuable, sur

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quelque point que ce fût de croyance ou de pratique12 ». Aussi reconnaissait-il que l’indo-āryanité relevait de la pure idéologie. L’histoire de l’Inde prouvait, en effet, que les différents peuples ārya et anārya, qui avaient vécu sur le sol du sous-continent, en vinrent inévitablement à se mêler au cours des IIe et Ier millénaires avant notre ère, tout comme ils se mêlèrent de nouveau avec les différents peuples qui franchirent successivement les frontières du Nord-Ouest indien au cours des millénaires suivants. Si les auteurs des traités normatifs brāhmaniques avaient prôné, en leur temps, un certain type d’unions matrimoniales, S. Radhakrishnan avait bien conscience que le paysage conjugal de l’Inde avait été historiquement bien plus complexe : « Alors que Manou13 recommande les mariages entre membres de même caste (savarn◌̣a), il tolère seulement les mariages d’hommes avec des femmes de castes inférieures (anuloma). Bien qu’il ne justifie pas les mariages pratiloma, c’est-à-dire entre femme de haute caste et homme de caste inférieure, il décrit les deux modes de progéniture issus de telles unions. Quoiqu’elles ne fussent pas approuvées, sans aucun doute elles furent nombreuses. Les castes de type mixte ont été prônées pour régulariser la situation de groupes originairement produits par des mariages interdits ou désapprouvés soit par la loi, soit par la coutume, mais admis après un certain temps. Certains des groupes aujourd’hui considérés comme “intouchables” sont issus, dit-on, d’unions irrégulières14. »

4 Il apparaît donc bien délicat, d’un point de vue historique, de restituer des formes de mariages proprement indo-ārya, et par conséquent proto-indo-européennes, là où les pratiques matrimoniales des traités normatifs brāhmaniques ne remontent guère au- delà du VIIe s. av. J.-C. et peuvent donc avoir été, pour certaines, des modes de mariages anārya partiellement ou totalement indo-āryanisés. Néanmoins, les écoles philologiques allemandes qui avaient travaillé sur les corrélations entre langage et pensée, les indianistes qui pensaient que l’Inde avait su préserver à travers les millénaires ses croyances archaïques, les grammairiens qui restituaient progressivement une langue proto-indo-européenne unitaire, les mythologues qui reconstruisaient des mythèmes communs se plurent à accorder à l’Inde une primauté certaine, celle de l’ancienneté et du conservatisme. Il n’est donc pas surprenant, en un tel contexte scientifique, que Georges Dumézil (1898-1986), ait pris comme comparant primordial, au moins depuis ses premières recherches comparatives sur les boissons d’immortalité15 en 1924, l’Inde et sa littérature mythologique. Notre contribution sur l’archéologie des mariages indo-européens a donc pour finalité de montrer comment G. Dumézil, pris dans la sociologie et le structuralisme de son époque, appliqua, à partir de 1952, sa théorie de la trifonctionnalité indo-européenne aux différentes formes de mariages énumérées et classifiées dans le Mānavadharmaśāstra (MnŚ). Nous verrons alors que l’Inde était pour le savant français un monolithe sans histoire qui, en tant que comparant, lui offrait constamment l’opportunité d’étayer et de consolider sa théorie trifonctionnelle indo-européenne qu’il y avait puisé dès 1938. La relecture de sa théorie des mariages indo-européens montrera la fragilité de son approche philologique et historique des sources indiennes et l’impartialité de sa méthode comparée trop souvent réductrice et déformatrice. Elle devrait permettre aux spécialistes de Rome de réinvestir le dossier des mariages romains et de proposer une nouvelle approche que celle de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne que G. Dumézil avait tentée en son temps.

5 En 1979, dans son ouvrage Mariages indo-européens suivi de quinze questions romaines16, G. Dumézil consacra une centaine de pages à l’exposition d’une synthèse sur ses recherches concernant les modes de mariages indo-européens débutées en 1943. Il

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présenta en dix pages la restitution tripartite des modes de mariages indiens à partir de laquelle toute la démonstration relative aux formes de mariages à Rome et à l’héritage matrimonial indo-européen fut faite. Plus élogieux que critiques, les comptes rendus rédigés surtout par des spécialistes de la Rome antique17 et les reprises postérieures de la théorie, dans d’autres ouvrages18, sont éloquents. Ils montrent qu’aucun de ces lecteurs ne s’est donné la peine de suivre la démonstration de G. Dumézil en lisant les sources sanskrites en regard. Aucun ne s’est intéressé à la pertinence et de ses traductions et de son comparatisme. G. Dumézil réitéra, en effet, la même approche comparative que celle qu’il avait développée depuis sa thèse doctorale. L’idée maîtresse, qu’il hérita des linguistes et mythologues du XIXe siècle, était d’admettre que toute culture qui avait conservé des éléments lexicaux et morphologiques proto-indo- européens avait dû assurément hériter d’une pensée commune également proto-indo- européenne. L’ancienneté et le conservatisme attribués aux sources sanskrites l’invitèrent donc à prendre ces dernières comme comparants et à rechercher des correspondances possibles dans d’autres textes de la sphère indo-européenne. La problématique et la méthode comparative qu’il suivit dans les mariages indo-européens furent les mêmes que celles qu’il avait développées dans le problème romain des flamines majeurs et qui avaient abouti à la reconstruction de l’idéologie tripartite indo- européenne de 1938. À cette exception près, qu’il avait comme a priori sa propre théorie de la trifonctionnalité qu’il essaya alors d’appliquer aux formes de mariages indiens et romains. Pour le reste, le chemin fut le même : partir d’un problème romain, déterminer une structure idéologique indienne, puis calquer cette dernière sur les données romaines.

6 Dans son introduction intitulée « le problème romain19 », G. Dumézil rappela que ce fut Pierre Noailles20 (1881-1943) qui, au printemps 1943, l’entraîna dans un comparatisme touchant aux trois formes romaines d’acquisition de la manus, à savoir confarreatio, usus et coemptio, et la trifonctionnalité indo-européenne. Seul l’usus résistait à une classification dans la deuxième fonction. Les tâtonnements de G. Dumézil, exprimés dans des conférences en 1952, 1955, 1958 puis 1970, aboutirent finalement à la rédaction de l’ouvrage de 1979. L’approche méthodologique demeurait toujours la même. À partir des données indiennes, il était possible de démontrer que l’usus était héritier de la deuxième fonction de l’idéologie indo-européenne et qu’ainsi confirmés, les trois modes de mariages indo-européens pouvaient être recherchés dans les épopées grecque, romaine, indienne et scandinave. À cet ensemble de textes épiques, il convient d’ajouter une étude du récit des mariages successifs des trois filles du Kaisar de Roum, écrit par Firdūsī (940-1020) dans son Šhāh Nāmeh au Xe-XIe s. ap. J.-C., qui fut publiée comme 93e esquisse de mythologie en 199521. Nous n’aborderons pas ici l’implication de la méthode de mythologie comparée suivie par G. Dumézil dans sa lecture des différents textes grec, romain, indien, iranien et scandinave après qu’il ait restitué les trois modes de mariages romano-indiens. En effet, ce comparatisme mythologique n’est que la résultante de la démonstration de la tripartition des modes de mariages indiens sur laquelle il convient de revenir en premier lieu.

7 Le comparatisme pratiqué par G. Dumézil demande donc à évaluer le traitement des sources sanskrites qu’il opéra et à partir duquel il confirma non seulement la corrélation possible entre l’usus romain et la deuxième fonction, mais encore la restitution des trois modes romains de mariages héritiers de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne qu’il serait alors également possible de retrouver dans des récits

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mythologiques et épiques. La première difficulté, et non des moindres d’un point de vue historique, que le savant français avait toujours à lever, était l’absence dans le R◌̣g veda lui-même d’occurrences explicites et claires de cette trifonctionnalité indo- européenne qu’il forgea à partir des sphères culturelles romaine et indienne en 1938. Malgré tous ses efforts pour parvenir à déceler ces trois fonctions juxtaposées et hiérarchisées dans le R◌̣g veda, les résultats, qu’il publia en 1961, ne sont nullement probants22. Pour les modes de mariages, G. Dumézil fut obligé de reconnaître à nouveau que les compositions les plus anciennes de l’Inde, versifiées tel le R◌̣g veda ou en prose tels les Brāhmaṇa, n’exposaient aucune « théorie raisonnée23 » des mariages. Néanmoins, après avoir présenté les textes normatifs des śāstra et des sūtra, il revint sur les occurrences ṛgvédiques attestant la mention par les poètes de différentes formes de mariages à l’exception évidemment de la forme brāhma. Il contrecarra cette absence en affirmant que « d’une part, nous sommes assurés de l’antiquité de la classe sacerdotale indienne et, d’autre part, l’extrême considération avec laquelle est traitée la brāhmaṇī24 ». Ces deux arguments suffisaient, semble-t-il, pour soutenir l’existence historique à la période du R◌̣g veda du mode de mariage brāhma. S’il paraît évident, à la lecture du R◌̣ g veda, qu’au cours du IIe millénaire avant notre ère, entre 1750 et 1200 av. J.-C., à l’époque du chalcolithique et de l’âge du Bronze dans le Nord-Ouest de l’Inde, des formes de mariages différentes étaient pratiquées, ces dernières en revanche ne faisaient aucunement l’objet d’une classification idéologique. Mais pour G. Dumézil, il ne faisait aucun doute que cette absence classificatoire était simplement due au genre hymnique et à la matière traitée. Or, ni le genre, ni la finalité hymniques ne peuvent être considérés comme ayant été des obstacles à l’énoncé d’une structure tripartite, bien au contraire. En d’autres termes, là où les compositions indo-ārya sont les plus anciennes et devraient avoir le mieux conservé un quelconque héritage indo-européen, à l’égal de la langue ṛgvédique, il n’en est rien. G. Dumézil a donc, comme à son habitude, reporté son attention sur les traités normatifs et l’épopée du Mahābhārata qui sont loin d’avoir l’ancienneté du R◌̣g veda. 8 Dans le domaine du droit indien, il prit, sans justifier son choix, le Mānavadharmaśāstra pour « texte de base25 ». Quels furent les critères historiques et juridiques qui l’amenèrent à prendre ce traité normatif, rédigé par un brāhmane lettré assurément plus théoricien que juriste et ne remontant pas au-delà du IIe s. av. notre ère ? Probablement parce qu’il offrait une classification sociale des formes de mariages à la différence de śāstra plus anciens, comme le Gautamadharmasūtra (entre le VIIe et le Ve s. av. J.-C), qui ne faisaient aucune corrélation entre les modes de mariages et les classes sociales indiennes ou varṇa. De fait, G. Dumézil poursuivait un but, celui de démontrer, quoiqu’il en coûtât de la méthode comparative, le bien fondé de sa théorie trifonctionnelle indo-européenne en montrant que dans le domaine juridique des mariages, celle-ci pouvait également s’appliquer à l’Inde et à Rome. S’abstenant de toute étude historico-critique des sources sanskrites et de leur histoire rédactionnelle, il sélectionna les textes les plus à même d’étayer sa théorie. C’est ainsi que son choix se porta avant tout sur le Mānavadharmaśāstra et qu’il imputa aux auteurs indiens des autres traités normatifs un ensemble de confusions classificatoires26. Ce procédé lui offrit la liberté de reclasser à son gré les différentes formes de mariages indiens selon les classes sociales en excluant celle des śūdra. Le mode de mariage svayam◌̣vara était également pour lui, non pas un mode à part entière, mais une correction du mode gāndharva27. De fait, au lieu de présenter la diversité des classements opérés par les différentes écoles brāhmaniques du nord et du sud de l’Inde, G. Dumézil préféra

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gommer les divergences pour ne retenir d’un seul ensemble et une seule classification dont il fut finalement lui-même l’auteur. Il passa donc outre les « quelques divergences entres écoles28 », avança que « la classification en huit termes est la plus usuelle, qu’elle comporte cependant quelques variantes qui n’affectent que peu de termes et ne changent rien d’important aux définitions29 » et conclut « telle est, constante pour l’essentiel à travers les variantes, la doctrine de l’“Inde classique”30 ». À ceci s’ajoute le fait qu’il encoda les huit modes de mariages indiens. Dans ces conditions, il était bien difficile à un lecteur non indianiste de suivre sa démonstration et de démêler les chemins tortueux et prédéterminés de son comparatisme.

9 Pour retracer l’interprétation et la classification de G. Dumézil, il est nécessaire de repartir du Mānavadharmaśāstra. L’auteur de ce traité brāhmanique opta pour un classement de huit formes de mariages dont les appellations renvoient à des divinités et dont la valeur est décroissante : 1 – brāhma ; 2 – daiva ; 3 ; – ārṣa ; 4 – prājāpatya ; 5 – āsura ; 6 – gāndharva ; 7 – rākṣasa ; 8 – paiśāca. Nous n’avons pas repris ici la traduction de G. Dumézil dont nous pourrions discuter également les choix sémantiques et syntaxiques. Nous donnons donc ci-après une traduction qui suit de près le texte sanskrit de MnŚ 3.27-34 : « [1] Le don d’une jeune fille, qui a été revêtue [d’une robe] et a été honorée [de parures], à [un homme] ayant étudié la science sacrée et ayant une bonne conduite, [et] que [le père] a lui-même invité, est appelé rite de Brahmā ||27|| [2] Le don d’une jeune fille, qui a été ornée [d’une robe et de parures], à un officiant qui exécute le rituel lors d’un sacrifice correctement accompli, est appelé rite des divinités diurnes (deva) ||28|| [3] Le don d’une jeune fille, selon la règle, après que [son père] eut reçu du prétendant un couple de bovins31 ou deux [couples de bovins] conformément à la loi [sacrée], est appelé rite des sages antiques (ṛṣi) ||29|| [4] Le don d’une jeune fille [par son père] qui s’adresse [au couple] en ces termes : “Pratiquez tous deux ensemble le devoir !” et qui a honoré [ainsi le prétendant], est appelé par la tradition rite du Maître des créatures (Prajāpati) ||30|| [5] Le don d’une jeune fille à [un homme] qui, par son propre désir [de la posséder], a donné des biens matériels32, selon ses moyens, aux parents ainsi qu’à la jeune fille, est appelé rite des divinités nocturnes (asura) ||31|| [6] L’union d’une jeune fille et d’un prétendant, issue d’un désir mutuel, doit être considérée comme le [rite] des êtres célestes (gandharva). [Elle] est née du désir érotique [et] a en vue [le plaisir] de l’accouplement sexuel ||32|| [7] L’enlèvement d’une jeune fille par la force, de la maison [de son père], qui crie et qui pleure, [par un homme] qui a tué ou blessé [ses proches parents] et est entré par effraction, est appelé la manière d’agir des démons nocturnes (rākṣas) ||33|| [8] Quand [un homme] viole à l’écart une [fille] endormie, enivrée ou privée de ses facultés, c’est le plus maléfique des mariages et le plus bas, le huitième [appelé la manière d’agir des] démons cannibales (piśāca) ||34||33 »

10 L’auteur du traité (MnŚ 3.24) rappela que certains hommes avisés (kavi) assignaient aux brāhmanes les quatre premiers, aux kṣatriya le seul rākṣasa et aux vaiśya ainsi qu’aux śūdra le seul āsura. Mais, selon lui (MnŚ 3.23-26), les brāhmanes peuvent pratiquer les six premiers, les kṣatriya les quatre derniers, les vaiśya et les śūdra les quatre derniers sauf le mode rākṣasa. Néanmoins, l’auteur ajouta immédiatement (MnŚ 3.26) que les modes āsura et paiśāca sont adharmiques et qu’en conséquence de quoi, ils ne doivent pas être pratiqués par celui qui respecte le dharma. Quant aux modes gāndharva et rākṣasa, ils peuvent être employés par un kṣatriya soit séparément soit ensemble (fig. 1).

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11 De ce fait, dans cette société ārya idéalisée qui repose sur le dharma et que présenta l’auteur du Mānavadharmaśāstra, les brāhmanes auraient eu la légitimité de se marier selon les modes brāhma, daiva, ārṣa, prājāpatya et gāndharva, les kṣatriya selon les modes gāndharva et rākṣasa et enfin les vaiśya et les śūdra selon le seul mode gāndharva. Ainsi, l’unique mode de mariage commun à tous les varṇa est celui fondé sur l’amour réciproque ou gāndharva (fig. 2).

12 Dans sa démonstration, G. Dumézil reclassa ces modes de mariages en fonction de sa théorie de la trifonctionnalité indo-européenne. Pour y parvenir, il dut éliminer le mode paiśāca déclaré adharmique et prohibé par l’auteur du Mānavadharmaśāstra : « L’abominable paiśāca étant écarté, les modes se répartissent en quatre groupes34. » Mais pourquoi, dans ce cas, écarta-t-il uniquement le mode paiśāca puisque l’auteur du Mānavadharmaśāstra spécifiait clairement que le mode āsura était tout autant adharmique et prohibé ? De fait, G. Dumézil conserva le mode āsura, car il

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correspondait, pour lui, à la troisième fonction. Ainsi opta-t-il pour une classification quaternaire de sept modes de mariages sur huit qu’il coupla avec un abstrait, à savoir [1] pour les modes brāhma, daiva, ārṣa, prājāpatya, le don (dāna) gratuit de la fille fait par le père au prétendant, [2] pour le mode rākṣasa, le rapt de la fille par la force (prasahya) perpétré par un homme, [3] pour le mode gāndharva, le consentement mutuel fondé sur le seul désir (kāma), et enfin [4] pour le mode āsura, la vente de la fille comme bien matériel (draviṇa) par son père à l’acheteur35. Et G. Dumézil de conclure « malgré quelques divergences entre les écoles, les sept modes “acceptés” sont répartis naturellement entre les varṇa ārya : les quatre premiers conviennent particulièrement aux brāhmaṇa, les modes rākṣasa et gāndharva aux kṣatriya, le mode āsura aux vaiśya36 » (fig. 3).

13 Or, non seulement le mode āsura était considéré dans son « texte de base » comme adharmique et prohibé, mais encore le mode gāndharva était le seul à être commun à l’ensemble des trois varṇa indo-ārya, voire même aux quatre avec les śūdra, et, reposant sur le seul désir érotique (kāma), ne pouvait être attribué à l’idéologie de la deuxième fonction, relevant de la classe sociale des kṣatriya et incarnant la force guerrière. Ce mode gāndharva correspondait bien mieux à l’idéologie de la troisième fonction, celle de la sexualité et pouvait donc renvoyer à la classe des vaiśya. C’est pourquoi G. Dumézil substitua à la notion de kāma le concept de liberté qu’il attribua au mode gāndharva par le biais d’une unique occurrence, celle de l’épisode de Śakuntalā dans le Mahābhārata (Mbh). Quant au mode paiśāca qu’il écarta, celui-ci aurait pu être assimilé, selon ou non sa théorie des trois péchés du guerrier, à la troisième fonction. Par ailleurs, si G. Dumézil avait pris en considération MnŚ 3.24 – la classification ancienne opérée par des kavi –, il aurait pu effectivement prétendre à une classification tripartite à savoir brāhma, daiva, ārṣa, prājāpatya pour les brāhmanes, rākṣasa pour les kṣatriya et āsura pour les vaiśya. Mais il perdait alors le bénéfice du gāndharva, de l’union librement consentie, qui lui était indispensable pour justifier le mode usus à Rome. Il est un fait qu’aucun des traités normatifs n’attestait une classification tripartite claire et explicite en fonction des classes sociales indo-ārya qui lui aurait offert l’opportunité d’une correspondance parfaite avec sa théorie de la trifonctionnalité indo-européenne.

14 L’auteur de l’épisode de Śakuntalā cita expressément en Mbh 1.67.8-9 le Mānavadharmaśāstra comme sa source normative des huit modes de mariages. Ceci n’est

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pas sans poser un problème de datation du récit épique de Śakuntalā qui, en l’occurrence, ne remonterait pas au-delà du IIe s. av. J.-C. À la lecture du texte épique dont nous donnons la traduction, il est aisé de constater combien la classification sociale des modes de mariages fut intégrée dans le projet littéraire de l’auteur afin de mettre en exergue le mode gāndharva : « [8] Ainsi, en résumé, huit unions légales sont reconnues par la tradition : brāhma, daiva, ārṣa, prājāpatya, āsura [9] gāndharva rākṣasa et paiśāca reconnu comme la huitième. Manu, né de lui-même, a énuméré dans l’ordre ancestral les devoirs de chacun d’entre eux. [10] Considère les quatre premiers comme de bon augure pour un brāhmane. Les six premiers, sache, ô toi qui es irréprochable, qu’ils sont légitimes pour un kṣatriya. [11] Et, selon la tradition, on dit que, [le mode] des démons nocturnes est pour les chefs claniques et le mode des divinités nocturnes pour les vaiśya et les śūdra. Néanmoins, des cinq derniers, trois sont légitimes et deux sont illégitimes selon la tradition. [12] Le mode des démons cannibales et le mode des divinités nocturnes ne doivent jamais être pratiqués. Grâce à cette règle, est prescrit par la tradition le chemin du devoir que l’on doit suivre. [13] Les deux modes des êtres célestes et des démons nocturnes sont légitimes pour un guerrier, ne crains rien. Séparément ou bien ensemble, ils peuvent être pratiqués, cela ne fait aucun doute. [14] Toi, qui es désireuse de moi qui te désire, ô ma belle, tu peux devenir mon épouse par le mariage des êtres célestes37. »

15 Ainsi, selon cet auteur, les quatre premiers modes sont-ils légitimes pour un brāhmane, les six premiers pour un kṣatriya, le mode rākṣasa pour un rājan, le mode āsura étant réservé aux vaiśya et aux śūdra. Néanmoins, les interdits, mentionnés par l’auteur et frappant les modes paiśāca et āsura, privent les vaiśya et les śūdra de toute union. Quant au kṣatriya, les deux modes de mariages par excellence qui lui reviennent, sont le gāndharva et le rākṣasa, pratiqués ensemble ou séparément. Dans son commentaire, G. Dumézil passa sous silence le fait que les kṣatriya avaient accès aux six premiers modes de mariages et ne retint que le seul mode rākṣasa pour les chef claniques ou rois qu’il identifia aux kṣatriya eux-mêmes38. L’auteur de Śakuntalā énuméra donc bien la liste des huit mariages du Mānavadharmaśāstra sans pour autant les attribuer aux mêmes classes sociales (fig. 4).

16 Parmi les traités normatifs, seul l’auteur du Baudhayanadharmaśāstra (BauŚ 1.11.20.8-15) mit en corrélation les modes de mariages avec les classes sociales. Il déclara légitime les

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mariages brāhma, prājāpatya, ārṣa et daiva pour les brāhmanes, les modes āsura et rākṣasa pour les kṣatriya, et enfin les mariages gāndharva et paiśāca pour les vaiśya et les śūdra. Au sujet de ces deux derniers, G. Dumézil, qui avait pourtant travaillé à partir des traductions anglaises de ces śāstra publiées dans la collection des Sacred Books of the East, distribua aux vaiśya le mode gāndharva et aux śūdra le paiśāca39. Or, dans la phrase pañcamāṣṭamau vaiśyaśūdrāṇām, les composés copulatifs (dvandva), qui servent souvent dans les traités à l’énumération, au nominatif duel et au génitif pluriel n’ont pas valeur distributive : « Les [deux modes] cinquième et huitième [sont légitimes] pour les vaiśya et les śūdra. » Par ailleurs, en BauŚ 1.11.20.16, l’auteur déclara le paiśāca prohibé et le gāndharva accessible au quatre varṇa (fig. 5).

17 Cette classification propre au Baudhayanadharmaśāstra ( Ve-IVe s. av. J.-C.) et ne correspondant pas à celle du Mānavadharmaśāstra, qui lui est postérieur d’au moins trois siècles, embarrassa G. Dumézil. Il résolut le problème des divergences en déclarant qu’il y avait de la part de son auteur, « évidemment quelque confusion40 ». Le mariage gāndharva n’était pas, en effet, attribué aux kṣatriya, mais était un mode légitime pour les vaiśya et les śūdra. Par ailleurs, l’auteur du Baudhayanadharmaśāstra (1.11.20.16) affirmait, comme celui du Mānavadharmaśāstra le fera en son temps, que certains recommandaient à l’ensemble des varṇa le gāndharva, seul mode à être fondé sur un amour réciproque (gāndharvam apy eke praśaṃsanti sarveṣāṃ snehānugatatvāt). Ce mode de mariage est celui qui fut également conseillé à toutes les classes sociales par Vātsyāyana (IIIe s. ap. J.-C.) dans son Kāmasūtra41. Aussi, il apparaît que, dans les traités normatifs, les brāhmanes juristes n’ont jamais fait du mode gāndharva une spécificité guerrière. Il est le fruit de la littérature romanesque propres aux kṣatriya exaltant l’amour réciproque là où les jeunes garçons et filles kṣatriya faisaient l’objet de mariages arrangés afin d’assurer des alliances claniques et où les jeunes filles risquaient de n’obtenir que le difficile statut de coépouse.

18 Pour le reste, les autres traités normatifs, à savoir, pour les périodes anciennes, le Gautamadharmasūtra (600-400 av. J.-C.), l’ Āśvalāyanagṛhyasūtra (500 av. J.-C.), l’ Āpastambadharmasūtra (450-350 av. J.-C.), le Vāsiṣṭhadharmaśāstra (300-100 av. J.-C.) et, pour les périodes plus tardives, le Vaiṣṇavadharmaśāstra (200-300 ap. J.-C.) ainsi que le Nāradīyadharmaśāstra (300-400 ap. J.-C.) n’offraient aucune répartition sociale des formes de mariages. Il ressort que dans ces traités normatifs recouvrant plus de mille ans d’histoire de la société indo-ārya, cette classification sociale ne fut aucunement

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fondamentale et qu’aucun schéma tripartite ou autre n’ait prévalu. Pour les brāhmanes, auteurs de ces traités normatifs, la priorité résidait avant tout dans l’énumération de cinq à huit formes de mariages classées selon un ordre de préséance divine. Ils tenaient, de ce fait, en haute estime le mode brāhma, c’est-à-dire le mariage arrangé entre un père et un prétendant, le père faisant alors don à son futur gendre de sa fille ou plus exactement de l’autorité paternelle qu’il exerçait sur sa fille. Et ces mêmes brāhmanes rejetaient sans équivoque le paiśāca. Pour avoir êté unanimement condamné dans la société indo-ārya, le mariage forcé par le viol de la jeune fille ne devait pas être chose rare. L’auteur du Mānavadharmaśāstra, qui écrivait avant tout pour la classe sociale brāhmanique et la défense de ses droits, n’hésita pas à promulguer un châtiment corporel pour le violeur d’une jeune fille, qu’il fût kṣatriya, vaiśya ou śūdra (MnŚ 8.364). Quant au brāhmane qui commettait le même crime, il ne se voyait frappé que d’une simple amende (MnŚ 8.378). Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des traités normatifs brāhmaniques, la première répartition des modes de mariages en fonction des varṇa ne remonte pas avant le Ve s. av. J.-C. dans le sud de l’Inde (fig. 6).

19 G. Dumézil avait parfaitement conscience de la fragilité de sa démonstration basée sur la classification sociale des modes de mariages indiens dont l’ancienneté ne pouvait être védique. C’est pourquoi il affirma que « le système des varṇa, avec sa rigueur, n’est pas chose primitive dans l’Inde. Les plus anciennes sociétés arya, la société indo- iranienne, n’avaient sans doute pas encore de classes sociales étanches, endogames, strictement délimitées42 ». Il justifia donc sa restitution tripartite des mariages indiens, et a fortiori indo-européens, en transférant de la sphère sociale au domaine idéologique cette tripartition : « Ce qui était rigoureusement triparti, trifonctionnel, c’étaient les spéculations idéologiques, y compris un modèle de société éventuellement différent de la réalité. Or le système des mariages pouvait exister dès ce temps d’avant les varṇa43. » Cet argument suffisait, à ses yeux, pour imposer une classification tripartite des mariages indiens, à savoir un mode fondé sur le prestige du sacré, deux modes fondés respectivement sur la force et la liberté et enfin un mode fondé sur l’intérêt matériel44. Une fois ce passage idéologique par l’Inde terminé, il pouvait alors revenir au monde romain et à l’explication de l’usus. Cependant cette restitution du tableau triparti des mariages indiens fut réalisée à partir de la classification sociale de ces mêmes mariages telle qu’elle avait été opérée et exposée par l’auteur du Mānavadharmaśāstra. Aussi, suivant son argument de la spéculation idéologique indo-ārya, G. Dumézil aurait pu s’abstenir de passer par cette classification sociale post-védique, et donc historique, et ne restituer qu’un tableau tripartite idéologique à partir des seules définitions données par l’auteur du traité indien. Il aurait ainsi pu établir trois modes de mariages indiens (brāhma, rākṣasa et āsura) renvoyant aux trois fonctions indo-européennes à savoir le don sacré, le rapt et l’achat. Mais une telle restitution le privait encore une fois du mariage gāndharva.

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20 Par ailleurs, cette double approche de la trifonctionnalité des mariages indiens, l’une sociale, l’autre spéculative, qui atteste combien sa méthode de restitution et sa théorie de la trifonctionnalité indo-européenne étaient encore mal différenciées en 1979, entremêle les deux théories successives qu’il énonça au cours de sa carrière intellectuelle. De 1939 à 1949, la première théorie de la trifonctionnalité reposait selon lui sur une réalité sociale historiquement attestée au moins en Inde, voire dans le monde indo-iranien. Cette hypothèse fut grandement influencée par les travaux des sociologues sur la classification collective, notamment ceux d’Émile Durkheim (1858-1917) et Marcel Mauss (1872-1950)45. La seconde théorie fut consécutive au revers que G. Dumézil essuya lorsqu’il tenta de démontrer en 1941, dans Jupiter Mars Quirinus, que les trois tribus légendaires de Rome (Ramnes, Luceres, Tities) étaient les équivalents mythiques de classes fonctionnelles réelles. Les critiques à l’encontre de cette lecture des trois tribus légendaires de Rome l’obligèrent à reporter sa théorie trifonctionnelle sociale dans le domaine de la spéculation intellectuelle qui, dès lors, était considérée comme autonome dans chacune des cultures héritières de la langue et de la pensée proto-indo-européennes et n’avait donc plus nécessité de calquer une réalité sociale. Cette avancée théorique ouvrit G. Dumézil à une plus grande liberté, car elle lui permettait alors d’investir l’ensemble des textes mythologiques sans plus être tributaire des classes sociales historiquement attestées. Néanmoins, dans le cas des formes de mariages indiens, sa démonstration reposa en premier lieu sur son approche trifonctionnelle d’avant 1949. Dans le cas de l’Inde, il avait, en effet, tout le loisir de ne pas s’affranchir d’une réalité sociale historique. Malheureusement, les classifications sociales des traités normatifs ne correspondaient aucunement à ce qu’il souhaitait démontrer. En effet, ni le mode gāndharva, ni le mode āsura n’étaient spécifiques respectivement aux kṣatriya et aux vaiśya. Ceci l’obligea donc à poursuivre son raisonnement avec une approche purement spéculative de la trifonctionnalité. G. Dumézil ne tira donc pas seulement l’usus romain vers la deuxième fonction à l’aide d’un comparatisme analogique orienté et forcé avec le mode gāndharva, il tira d’abord le mode gāndharva lui-même vers la deuxième fonction. Comme souvent dans son comparatisme, lorsque se dressait devant lui un obstacle de taille, la solution, qui lui permettait de le franchir ou de le contourner, et ainsi de maintenir sa théorie trifonctionnelle indo-européenne, résidait dans le dédoublement des fonctions. En dédoublant la deuxième fonction et en assignant le mode gāndharva aux seuls kṣatriya, il pouvait résoudre le problème posé par l’usus. Puisque, dans le R◌̣g veda, le dieu

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guerrier Indra était proclamé autonome (svadhā), que, dans le Mahābhārata, Śakuntalā supposait être libre ou maîtresse d’elle-même (yadi cātmā prabhur mama) pour pouvoir se donner au roi Duḥṣanta par le mode gāndharva, et que le juriste Gaius (120-180 ap. J.- C.) faisait mémoire d’une des lois des Douze Tables (Ve s. av. J.-C.) selon laquelle toute femme était libre de rompre le mariage durant sa première année en s’absentant durant trois jours consécutifs, il ne faisait plus aucun doute que le mode gāndharva correspondait à l’usus romain et que ce dernier pouvait alors reprendre sa place dans le « limpide tableau trifonctionnel46 », c’est-à-dire dans la case réservée à la deuxième fonction (fig. 7). Force est de constater que dans l’esquisse posthume des mariages des trois filles du Kaisar de Roum, la théorie de la classification idéologique trifonctionnelle indo-européenne des mariages était acquise et définitive. Plus encore, G. Dumézil recula aux temps védiques le travail classificatoire des modes de mariages qu’il attribua alors à des « liturgistes indiens », auteurs d’une théorie des formes de mariages créée à partir d’une structure tripartite. Les « procédures matrimoniales » étaient dès lors proprement védiques47.

21 De ces remarques méthodologiques il ressort que le comparatisme de G. Dumézil avait la faiblesse de passer outre toute approche historico-critique des sources textuelles et de vouloir systématiquement retrouver, dans des textes de périodes différentes composés dans des contextes historiques différents en des lieux géographiques différents, une structure archétypale prédéfinie qu’il se donnait la liberté d’élargir et de modifier au gré des textes étudiés48, mettant alors ces modifications au compte d’évolutions préhistoriques ou historiques. Depuis ses recherches doctorales, l’Inde a toujours représenté pour G. Dumézil une nébuleuse où des structures sociales et idéologiques indo-européennes furent les mieux conservées, une nébuleuse où les sources textuelles sanskrites, difficilement datables, offraient une grande liberté anhistorique, une nébuleuse, enfin, par laquelle il était toujours indispensable de passer avant de s’appliquer à l’étude des autres sphères culturelles indo-européennes. Or, dans le cas présent, les strates qu’il dégagea dans le monde indien ne l’ont pas été grâce à un outillage méthodologique adéquat, mais à partir d’un comparatisme orienté dont l’objectif premier était de faire entrer l’usus romain dans le cadre de la deuxième fonction. G. Dumézil a donc sélectionné les textes indiens en fonction de sa théorie, extirpé certaines données normatives de leur contexte social et historique précis pour les classifier à nouveau librement, et laissé de côté les éléments inopportuns. Il pouvait alors y calquer la structure tripartite sociale ou idéologique qu’il avait lui-même définie dès 1938 et dont il s’évertuait à montrer, souvent en perdant son lecteur dans les méandres de sa pensée reformulée, qu’elle ne relevait en rien d’un « mirage49 ». Cette détermination à prouver la véridicité de sa théorie était d’autant plus forte qu’elle l’amenait régulièrement à énoncer de « profondes leçons de méthodes50 », selon les termes de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui la justifiaient en partie51.

22 Georges Dumézil était tout à fait conscient de la fragilité de sa théorie de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne pour laquelle il espérait néanmoins une certaine pérennité, au moins jusqu’à sa mort52. En 1979, il ne lui était plus guère possible de repenser sa théorie structurale, comme il l’avoua à Didier Éribon en 1986 : « Si j’ai eu tort, elle [ma théorie] aura eu une fonction, elle m’aura amusé. De toute façon, aujourd’hui, il est trop tard pour la refaire, je ne peux plus lui échapper53. » Aussi, à réévaluer les procédés de sa démarche comparative dans le domaine indien54 qui oblige de relire les sources textuelles utilisées et de repérer les éléments retenus et ceux délaissés, à considérer les libertés ascientifiques qu’il s’accorda pour agencer ces

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mêmes éléments indiens selon une structure archétypale prédéfinie avant d’opérer un transfert culturel et structural dans le domaine romain, il convient de reconnaître que les résultats de son étude comparée des mariages indo-européens n’emporte nullement la conviction. Sa tentative de calquer ses théories trifonctionnelles sociale et idéologique indo-européennes sur les modes de mariages indiens fut assurément un point de départ méthodologique voué à l’échec. Néanmoins, une fois reconnu, cet échec offre aujourd’hui aux indianistes comme aux romanistes l’opportunité de passer outre la théorie dumézilienne des mariages indo-européens et de trouver d’autres facteurs sociétaux et idéologiques à l’origine des différentes formes de mariages qui furent pratiquées dans l’Inde et la Rome antiques.

NOTES

1. Sur ce champ sémantique indo-européen voir É. BENVENISTE, LE VOCABULAIRE DES INSTITUTIONS INDO-

EUROPÉENNES. 1. ÉCONOMIE, PARENTÉ, SOCIÉTÉ, PARIS, LES ÉDITIONS DE MINUIT, 1969, P. 239-244 ; T. V. GAMKRELIDZE AND

V. V. IVANOV, INDO-EUROPEAN AND THE INDO-EUROPEANS : A RECONSTRUCTION AND HISTORICAL ANALYSIS OF A PROTO-

LANGUAGE AND A PROTO- CULTURE, BERLIN, MOUTON DE GRUYTER, 1994, P. 658-660 ; J. P. MALLORY AND D. Q. ADAMS,

ENCYCLOPEDIA OF INDO-EUROPEAN CULTURE, CHICAGO, FITZROY DEARBORN PUBLISHERS, 1997, P. 369-370 ; B. W. FORTSON,

INDO-EUROPEAN LANGUAGE AND CULTURE : AN INTRODUCTION, OXFORD, BLACKWELL PUBLISHING, 2010, P. 21. 2. En sanskrit classique, l’un des termes employés pour dire qu’un homme épouse une femme est vivāha (< vi-√vah-, « emmener [une femme chez soi] »). 3. La terminologie se rapportant à l’idée de « mariage » est propre à chaque culture. En tibétain,

0F 0F 0F 0F le terme 46 44 0C 66 (chang sa) désigne le fait de se réunir pour boire ensemble, notamment lors de l’union matrimoniale d’un homme et d’une femme. En chinois classique, »éÒö (hūn yīn) signifie aussi bien « se marier » que « mariage ». Les idéogrammes renvoient, pour »é (hūn, femme/ crépuscule), au fait que les mariages étaient célébrés le soir, et, pour 姻Òö (yīn, femme-siège), à l’idée qu’une femme mariée habitait dans la maison de son mari et qu’elle lui était attachée. Chez les Hmong blancs du Laos, le verbe sib yuav, qui signifie le fait pour un homme de prendre une

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femme afin qu’elle lui appartienne, peut également être plus explicite : sib yuav ua niam txiv, le fait pour un homme de prendre une femme afin qu’ils deviennent épouse et époux, c’est-à-dire renvoient, quant à לעב mère (niam) et père (txiv). Les formes verbale et nominale de l’hébreu eux, à l’homme qui domine ou qui est le maître de la femme, etc. 4. L. FORTUNATO, « RECONSTRUCTING THE HISTORY OF MARRIAGE STRATEGIES IN INDO-EUROPEAN-SPEAKING SOCIETIES : MONOGAMY AND POLYGYNY », HUMAN BIOLOGY 83/1, 2011, P. 87-105. 5. S. KULLANDA, « EARLY INDO-EUROPEAN SOCIAL ORGANIZATION AND THE INDO-EUROPEAN HOMELAND », JOURNAL OF LANGUAGE RELATIONSHIP 9, 2013, P. 137-144. 6. J. D. MAYNE, A TREATISE ON HINDU LAW AND USAGE, 3RD EDITION, REVISED AND ENLARGED, MADRAS, HIGGINBOTHAM, 1883.

7. A. A. MACDONELL AND A. B. KEITH, VEDIC INDEX OF NAMES AND SUBJECTS, VOL. I, LONDON, JOHN MURRAY, 1912, P. 474-489. 8. É. SÉNART, LES CASTES DANS L’INDE. LES FAITS ET LE SYSTÈME, PARIS, E. LEROUX, 1896. 9. A. KAEGI, THE RIGVEDA : THE OLDEST LITERATURE OF THE INDIANS, BOSTON, GINN AND COMPANY, 1886, P. 25. 10. B. G. TILAK, THE ORION OR RESEARCHES INTO THE ANTIQUITY OF THE VEDAS, BOMBAY, RADHABAI ATMARAM SAGOON, 1893, P. 206. 11. Sur l’approche historique de S. Radhakrishnan voir G. DUCŒUR, « HISTOIRE COMPARÉE DES RELIGIONS

ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE NATIONALISTE DANS LE PROCESSUS D’INDÉPENDANCE DE L’INDE », IN TH. DI COSTANZO

ET G. DUCŒUR (ÉD.), DECOLONIZATION AND THE STRUGGLE FOR NATIONAL LIBERATION IN INDIA (1909-1971), HISTORICAL,

POLITICAL, ECONOMIC, RELIGIOUS AND ARCHITECTURAL ASPECTS, BERNE, PETER LANG, 2014, P. 95-129. 12. S. RADHAKRISHNAN, L’HINDOUISME ET LA VIE, PARIS, F. ALCAN, 1935, P. 133-134. 13. Manu, ancêtre mythique des Indo-ārya, fut l’auteur, selon la tradition brāhmanique, d’un traité normatif, le Mānavadharmaśāstra, principale source textuelle utilisée par G. Dumézil dans son étude sur les mariages indo-européens. 14. RADHAKRISHNAN, L’HINDOUISME, P. 100. 15. G. DUMÉZIL, LE FESTIN D’IMMORTALITÉ, ÉTUDE DE MYTHOLOGIE COMPARÉE INDO-EUROPÉENNE, PARIS, P. GEUTHNER, 1924. DÈS SA THÈSE, G. DUMÉZIL UTILISA LES SOURCES INDIENNES COMME COMPARANTS FACE AUX AUTRES TEXTES APPARTENANT AUX CULTURES DE LANGUES INDO-EUROPÉENNES, POUR OPÉRER ENSUITE UN RENVERSEMENT ET EN FAIRE DES COMPARÉS. CECI EST DÛ AU FAIT QUE LE MYTHOLOGUE FRANÇAIS CONSIDÉRAIT LES CYCLES MYTHOLOGIQUES INDIENS COMME LES MIEUX CONSERVÉS ET LES PLUS COMPLETS. 16. G. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS SUIVI DE QUINZE QUESTIONS ROMAINES, PARIS, PAYOT, 1979, P. 17-118. 17. Le seul indianiste fut Alf Hiltebeitel, alors Associate Professor à la George Washington University. Si, dans son compte rendu (History of Religions 5, 1980, p. 370-372), il accepta l’hypothèse dumézilienne, il releva néanmoins que la pluralité des énoncés normatifs posait problème. Il émit également des doutes sur l'interprétation décontextualisée de G. Dumézil au sujet du mariage svayaṃvara d’Ambā relaté dans le Mahābhārata. Jean Gagé (1902-1986), dans sa recension (Latomus 40, 1981, p. 444-445), fut avant tout critique sur la lecture que fit G. Dumézil de l’inscription du vase du Quirinal. Quant à Henri Le Bonniec (1915-1994), il ne put guère, dans sa recension (Revue des études latines 58, 1980, p. 599-602), porter son attention sur le domaine indien. S’il écrivit « que pour suivre la démonstration dans ses méandres et ses subtilités, le lecteur doit avoir quelques notions de droit romain », combien plus le lecteur devait, face à un tel comparatisme, connaître et le sanskrit et la littérature normative de l’Inde ancienne ! Enfin, dans son compte rendu (Revue de l’Histoire des religions 197/1, 1980, p. 92-94), Robert Turcan se contenta d’en résumer le contenu et ne formula aucun avis critique.

18. B. SERGENT, LES INDO-EUROPÉENS. HISTOIRE, LANGUES, MYTHES, PARIS, PAYOT, 1995, P. 225-227 ; J. P. MALLORY AND D.

Q. ADAMS, ENCYCLOPEDIA, P. 369-370 ; CH. MALAMOUD, FÉMINITÉ DE LA PAROLE, ÉTUDES SUR L’INDE ANCIENNE, PARIS, ALBIN

MICHEL, 2005, P. 261-271. 19. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 17-29.

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20. M. MALHERBE, LA FACULTÉ DE DROIT DE BORDEAUX (1870-1970), TALENCE, PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX, 1996, P. 390-391. 21. G. DUMÉZIL, LE ROMAN DES JUMEAUX ET AUTRES ESSAIS. VINGT-CINQ ESQUISSES DE MYTHOLOGIE (76-100), PUBLIÉES

PAR JOÊL H. GRISWARD, PARIS, GALLIMARD, 1995, P. 254-263.

22. G. DUMÉZIL, « LES “TROIS FONCTIONS” DANS LE ṚG VEDA ET LES DIEUX INDIENS DE MITANI », BULLETIN DE LA CLASSE DES LETTRES ET DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES, 5E SÉRIE, TOME 47, BRUXELLES, PALAIS DES ACADÉMIES, 1961, P. 265-298. 23. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 31. A. A. MACDONELL ET A. B. KEITH AVAIENT PROPOSÉ EN LEUR TEMPS LA TRIPARTITION SUIVANTE DES MARIAGES VÉDIQUES : [1] CONSENTEMENT MUTUEL (PRĀJĀPATYA) ; [2] CONTREPARTIE (ĀSURA, ĀRṢA, BRĀHMA ET DAIVA) ; [3] ENLÈVEMENT (KṢĀTRA ET RĀKṢASA). MAIS CETTE CLASSIFICATION NE

COÏNCIDAIT AUCUNEMENT POUR G. DUMÉZIL AVEC SA THÉORIE TRIFONCTIONNELLE. MACDONELL AND KEITH, VEDIC INDEX,

P. 483. 24. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 39. 25. Ibid., p. 31. 26. Ibid., p. 36-39. 27. Ibid., p. 54 et 81. 28. Ibid., p. 35. 29. Ibid., p. 35. 30. Ibid., p. 39. 31. Vers 300 av. J.-C., Mégasthène fut témoin de ce mode de mariage lors de son séjour dans le Magadha. Strabon, Géographie XV, 1,54. 32. En 326 av. J.-C., Aristobule de Cassandreia assista sur la place du marché de Taxila à la vente par des pères pauvres de leurs filles nubiles selon le mode āsura (Strabon, Géographie 15.1.62). Sur la vente et la revente des épouses selon le mode āsura chez les Kirar, voir notamment l’étude de l’anthropologue Jean-Luc Chambard, « Mariages secondaires et foires aux femmes en Inde centrale », L’Homme, tome 1, n° 2, 1961, p. 51-88. 33. ācchādya cārcayitvā ca śrutaśīlavate svayam | āhūya dānaṃ kanyāyā brāhmo dharmaḥ prakīrtitaḥ ||27|| yajñe tu vitate samyag ṛtvije karma kurvate | alaṅkṛtya sutādānaṃ daivaṃ dharmaṃ pracakṣate ||28|| ekaṃ gomithunaṃ dve vā varād ādāya dharmataḥ | kanyāpradānaṃ vidhivad ārṣo dharmaḥ sa ucyate ||29|| sahobhau caratāṃ dharmam iti vācānubhāṣya ca | kanyāpradānam abhyarcya prājāpatyo vidhiḥ smṛtaḥ ||30|| jñātibhyo draviṇaṃ dattvā kanyāyai caiva śaktitaḥ | kanyāpradānaṃ svācchandyād āsuro dharma ucyate ||31|| icchayānyo’nyasaṃyogaḥ kanyāyāś ca varasya ca | gāndharvaḥ sa tu vijñeyo maithunyaḥ kāmasaṃbhavaḥ ||32|| hatvā chittvā ca bhittvā ca krośantīṃ rudantīṃ gṛhāt | prasahya kanyāharaṇaṃ rākṣaso vidhir ucyate ||33|| suptāṃ mattāṃ pramattāṃ vā raho yatropagacchati | sa pāpiṣṭho vivāhānāṃ paiśācaś cāṣṭamo ‘dhamaḥ ||34|| 34. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 34. 35. Pour le mode āsura, G. Dumézil renvoya son lecteur à l’étude fort datée de Léon Feer (1830-1902), publiée sous le titre « Le mariage par achat dans l’Inde âryenne » (Journal asiatique 1885), alors que Jan Gonda (1905-1991) avait édité une recherche bien plus rigoureuse sur les modes ārṣa et āsura en 1975 (J. Gonda, « Reflections on the Ārṣa and Āsura forms of Marriage », in J. Gonda, Selected Studies, vol. IV : History of Ancient Indian Religion, Leiden, E. J. Brill, 1975, p. 171-185). Mais Dumézil n'appréciait guère J. Gonda.

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36. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 35. 37. aṣṭāv eva samāsena vivāhā dharmataḥ smṛtāḥ | brāhmo daivas tathaivārṣaḥ prājāpatyas tathāsuraḥ ||8|| gāndharvo rākṣasaś caiva paiśācaś cāṣṭamaḥ smṛtaḥ | teṣāṃ dharmān yathāpūrvaṃ manuḥ svāyaṃbhuvo ‘bravīt ||9|| praśastāṃś caturaḥ pūrvān brāhmaṇasyopadhāraya | ṣaḍ ānupūrvyā kṣatrasya viddhi dharmyān anindite ||10|| rājñāṃ tu rākṣaso ‘py ukto viṭśūdreṣv āsuraḥ smṛtaḥ | pañcānāṃ tu trayo dharmyā dvāv adharmyau smṛtāv iha ||11|| paiśācaś cāsuraś caiva na kartavyau kathaṃ cana | anena vidhinā kāryo dharmasyaiṣā gatiḥ smṛtā ||12|| gāndharvarākṣasau kṣatre dharmyau tau mā viśaṅkithāḥ | pṛthag vā yadi vā miśrau kartavyau nātra saṃśayaḥ ||13|| sā tvaṃ mama sakāmasya sakāmā varavarṇini | gāndharveṇa vivāhena bhāryā bhavitum arhasi ||14|| 38. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 37. IL DONNA ÉGALEMENT LA TRADUCTION DE MBH 1.96 DANS LEQUEL SONT LISTÉS LES HUIT MODES, SANS CORRÉLATION AVEC LES CLASSES SOCIALES À PART POUR LE DERNIER : [1] BRĀHMA, [2] ĀRṢA, [3] ĀSURA [4] RĀKṢASA, [5] PAIŚĀCA, [6] GĀNDHARVA, [7] ĀRṢA, ET [8] SVAYAṂVARA POUR LES SEULS RĀJANYA, GUERRIERS D’ORIGINE ROYALE. ON NOTERA L’ABSENCE DES MODES DAIVA ET PRĀJĀPATYA, UN REDOUBLEMENT DU ĀRṢA ET L’INTÉGRATION DU SVAYAṂVARA. 39. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 36. 40. Ibid., p. 36. 41. Kāmasūtra 3.5.30. 42. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 44. 43. Ibid., p. 44. 44. Ibid., p. 45. 45. « Mais c’est surtout à travers les mythologies que l’on voit apparaître, d’une manière presque ostensible, des méthodes de classement tout à fait analogues à celles des Australiens ou des Indiens de l’Amérique du Nord. Chaque mythologie est, au fond, une classification, mais qui emprunte ses principes à des croyances religieuses, et non pas à des notions scientifiques. Les panthéons bien organisés se partagent la nature, tout comme ailleurs les clans se partagent l’univers. Ainsi l’Inde répartit les choses, en même temps que leurs dieux, entre les trois mondes du ciel, de l’atmosphère et de la terre, tout comme les Chinois classent tous les êtres suivant les deux principes fondamentaux du yang et du yin. Attribuer telles ou telles choses naturelles à un dieu, revient à les grouper sous une même rubrique génétique, à les ranger dans une même classe ». É. DURKHEIM ET M. MAUSS, « DE QUELQUES FORMES DE CLASSIFICATION. CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES », ANNÉE SOCIOLOGIQUE 6, 1901-1902, P. 41. 46. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, P. 41. QUANT AU RAPPROCHEMENT QU’IL FIT ENTRE L’USURPATIO TRINOCTII ROMAINE ET LE TRIRĀTRA INDIEN, CHARLES MALAMOUD EUT RAISON DE REDIRE, EN 2005, QU’ILS N’AVAIENT RIEN EN

COMMUN ET QUE LE TRIRĀTRA INDIEN RELEVAIT D’UN RITE DE CONSÉCRATION DU MARIAGE (MALAMOUD, FÉMINITÉ DE LA

PAROLE, P. 266). 47. DUMÉZIL, LE ROMAN DES JUMEAUX, P. 254 ; 260 ET 261. 48. Depuis, l’anthropologue oxonien Nick J. Allen proposa une quatrième fonction dédoublée, positive et négative. L’helléniste Pierre Sauzeau avança également une théorie de l’idéologie indo-européenne, non plus fondée sur une trifonctionnalité, mais sur une quadrifonctionnalité. 49. G. DUMÉZIL, ENTRETIENS AVEC DIDIER ERIBON, PARIS, GALLIMARD, 1987, P. 182. 50. Cl. LÉVI-STRAUSS, « GEORGES DUMÉZIL : LES DIEUX DES GERMAINS, COLLECTION “MYTHES ET RELIGIONS” », ANNALES. ÉCONOMIES, SOCIÉTÉS, CIVILISATIONS, 17E ANNÉE, N° 5, 1962, P. 998.

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51. « L’historien des religions doit, comme tout historien, être docile au document. Avant de se demander quel élément, gros ou menu, il peut en extraire au service d’une thèse, il doit les lire et les relire, s’en pénétrer passivement, réceptivement, en ayant soin de laisser en place, chacun à sa place, tous les éléments, ceux qui obéissent et ceux qui lui résistent. Si l’on s’astreint à cette hygiène, on apprend vite qu’il y a mieux à faire, avec de tels textes, que de les détruire pour insérer dans d’autres constructions quelques débris arrachés à leurs ruines : il y a d’abord à comprendre leur propre structure, la raison qui justifie le rassemblement de leurs éléments, y compris les plus particuliers, les plus bizarres. Ce qu’on perd alors du côté de ce qui semblait être de l’histoire, on le regagne en théologie, en intelligence de la pensée religieuse sous-jacente aux documents. » G. DUMÉZIL, LES DIEUX DES GERMAINS, PARIS, PUF, 1959, P. 21. 52. DUMÉZIL, ENTRETIENS, P. 201. 53. Ibid., p. 220. 54. Nous avons déjà montré combien son repérage de l’idéologie trifonctionnelle dans des sources bouddhiques était irrecevable (G. DUCŒUR, « GEORGES DUMÉZIL ET “LE BUDDHA HÉSITANT” », IN G.

TALLET ET CH. ZIVIE-COCHE (ÉD.), LE MYRTE ET LA ROSE. MÉLANGES OFFERTS À FRANÇOISE DUNAND PAR SES ÉLÈVES, COLLÈGUES

ET AMIS, TOME 2, CENIM 9, MONTPELLIER, 2014, P. 199-209).

RÉSUMÉS

L’étude comparée que Georges Dumézil (1898-1986) mena sur les différentes formes de mariages en Inde et à Rome avait abouti, en 1979, à l’implication de l’idéologie trifonctionnelle dans leur répartition sociale. La présente contribution montre que cette conclusion repose sur un comparatisme orienté et réducteur, son auteur ayant fait le choix délibéré de reclasser socialement certains modes de mariages indiens des traités normatifs brāhmaniques en fonction de sa théorie de la trifonctionnalité indo-européenne de 1938 et d’en écarter d’autres afin de faire entrer l’usus romain dans le cadre de la deuxième fonction.

In 1979 Georges Dumézil (1898-1986) provided a comparative study on the different forms of and in Rome. In his approach the trifunctional ideology was involved to analyze their social allocation. This paper shows that Dumézil’s conclusions were based on a oriented and reductive comparatism, since Dumézil deliberately chose to reevaluate the social level of some types of Indian weddings mentioned in normative Brahmanic treaties according to his theory of the Indo-European trifunctionalism, formulated in 1938. Dumézil also removed other types of weddings in order to include the Roman usus in the second function of his trifunctional framework.

INDEX

Keywords : Wedding, Indo-European, G. Dumézil, comparatism, India, Brahmanism, Rome, usus Mots-clés : Mariage, indo-européen, G. Dumézil, comparatisme, Inde, brāhmanisme, Rome, usus

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AUTEUR

GUILLAUME DUCŒUR Maître de conférences, Institut d’histoire des religions Faculté des sciences historiques, Université de Strasbourg [email protected]

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Le mariage homérique et ses logiques

Évelyne Scheid-Tissinier

1 Le mariage dit « homérique », dont la dénomination même souligne la spécificité et qui n’est effectivement mentionné que dans l’Iliade et dans l’Odyssée1, se caractérise par une pratique qui le différencie radicalement des usages matrimoniaux de l’époque historique. Cette pratique, c’est le versement des hedna, une somme de biens composée de têtes de bétail, essentiellement des bovins, que le futur époux remet au père de la fille qu’il prend pour femme. Cette transaction paraissait incongrue aux Grecs de l’époque classique habitués à la pratique de la dot partout en usage, et ils l'interprétaient comme un « mariage par achat ». Un type de mariage qu’ils jugeaient appartenir à un lointain passé, et qui était aussi quelque peu entaché de barbarie. Autrefois, dit ainsi Aristote, les Grecs « s’achetaient mutuellement leurs femmes2 ». Une manière de faire caractéristique d’un passé où les Grecs, continue Aristote3, avaient des lois « simplistes et barbares » parmi lesquelles notamment cet usage d’acheter leurs épouses4.

2 Cette manière de voir des Anciens a longtemps rencontré un large écho chez les historiens et les juristes soucieux de trouver une logique à ces prestations matrimoniales. La rupture décisive est due à l’approche très rigoureuse menée par le juriste autrichien Rudolf Köstler5 dans les années quarante, en 1944 très exactement. Lequel mobilise toute une série d’arguments de nature juridique qui ont pour effet de mettre à mal la théorie traditionnelle de l’achat de la fiancée. Il est suivi une dizaine d’années plus tard par Moses Finley6 qui reprend les conclusions formulées par Rudolph Köstler en les replaçant dans un schéma explicatif qui fait une large place à l’anthropologie, et replace notamment ce don des hedna dans l’ensemble des échanges qui scellent les alliances matrimoniales. À la suite de ces deux coups d’envoi, un certain nombre d'études ont permis, chacune à sa manière, d’expliciter les logiques et les enjeux à l’œuvre dans les pratiques matrimoniales que mettent en scène les poèmes homériques, en les replaçant pour mieux en pointer la spécificité, dans la longue durée. Depuis les conduites et les stratégies matrimoniales des aristocrates de l’époque

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archaïque, jusqu’aux limites et aux manières d’agir progressivement imposées par les législations des cités.

3 On ne peut ignorer une autre approche qui se situe dans la perspective des études mythologiques duméziliennes, lesquelles prennent en compte l’ensemble des traditions dites indo-européennes qui laissent transparaitre une construction sociale trifonctionnelle7. Selon cette logique, les textes homériques laisseraient voir des traces d’un mode de mariage propre à la classe des guerriers, le mariage « par rapt » dont le cas le plus avéré serait celui d’Hélène. Le rapt de l’épouse de Ménélas ayant eu ainsi pour conséquence non pas de marginaliser la jeune femme mais de l’installer, comme une épouse légitime, dans un nouveau réseau de parentèle. Ce dont témoigne l’utilisation même du lexique de la parenté utilisé pour désigner les liens qui unissent Hélène à son beau-père Priam, ou à son beau-frère Hector8. À ceci près cependant qu’il s’agit de l’enlèvement non pas d’une jeune fille mais d’une femme mariée, qui quitte non pas des parents mais un époux à laquelle elle a été préalablement donnée par son père. D’où le malaise que laisse souvent transparaître Hélène9. D’où aussi la conviction très forte qui traverse les poèmes que l’acte commis par Pâris, n’entre pas dans une catégorie reconnue de mode d’acquisition d’une épouse, mais se définit comme une violation à la fois des règles du mariage et de celles de l’hospitalité, qu’il s’agit d’une agression qui appelle et justifie la vengeance.

4 Ce qui ressort au contraire de l’ensemble des données concernant le mariage, c’est la présence d’un système massivement fondé sur les négociations et les échanges, dont cette étude se propose de faire l’inventaire. En rappelant d’abord la manière dont les hedna, présentés comme l’élément central du système, sont désignés, le mode de circulation qui leur est assigné, les raisons qui justifient leur éventuelle absence. En définissant ensuite le statut que l’échange dont elles sont l’objet confère aux épouses, en pointant notamment le rôle joué par cet autre flux de biens dont le rôle parfois occulté par la présence spectaculaire les hedna, n’en est pas moins bien réel : à savoir les cadeaux offerts par son père à la mariée.

Les hedna

5 Le monde mis en scène par l’épopée est, on le sait, un monde aristocratique où la possession de richesses, l’accomplissement d’exploits guerriers, l’aptitude à tenir son rang parmi ses pairs, l’habileté aussi à nouer des alliances avantageuses, sont autant d’éléments qui contribuent à assurer aux familles qui forment cette élite le prestige et le statut qui les distinguent de la masse de la population, du dêmos10. Selon cette même logique de la distinction, les aristocrates usent d’un système matrimonial au centre duquel figure un élément à la fois spécifique et spectaculaire : la nécessité, pour obtenir une épouse légitime, issue d’une famille qu’on veut prestigieuse, d’offrir au père de la jeune fille des hedna11, à savoir des troupeaux de bétail, essentiellement des bovins12, dont l’acceptation de la part du père aura pour effet qu’il donnera en retour sa fille comme épouse légitime à l’homme dont il aura agréé l’offre des troupeaux13.

6 L’évocation de ces mariages suit effectivement toujours le même schéma narratif. Il est dit que le héros « a épousé, gêmen, » ou bien « a emmené dans sa maison, êgageto pros dômata », la fille qu’il a souhaité obtenir, après avoir donné des hedna « innombrables, apereisia », ou « infinis, muria »14. L’accent étant toujours mis sur le montant considérable du versement effectué par l’époux. L’exemple d’Hector est emblématique

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: « Il a conduit, êgageto, Andromaque hors de la demeure, ek domou », d’Eétiôn, « une fois qu’il eut donné des hedna infinis, epei pore muria hedna15 ». À propos du mariage de la sœur d’Ulysse, Ctimène, qui est évoqué du point de vue des parents, il est dit que Laërte et son épouse Antikleia, « ont donné, dosan », leur fille à quelqu’un de Samè et qu’ils « reçurent des biens considérables, muria helonto16 ». Il ne paraît pas insensé de considérer que les biens ainsi reçus en abondance étaient les hedna.

7 Un certain nombre de gestes apparaissent ainsi mentionnés de manière récurrente. Celui qu’accomplit le futur mari qui conduit les hedna au père de la jeune fille. Un geste désigné par un verbe de don, porein17, utilisé en l’occurrence sous une forme participiale ou bien précédé de la conjonction epei, « après que, puisque » dans une formulation qui introduit une antériorité, voire un lien de cause à effet avec le second geste qu’accomplit l’homme désormais agréé comme époux, celui de conduire la jeune fille de son oikos d’origine, celui de son père, dans son propre oikos faisant ainsi d’elle son épouse légitime, son alochos, comme le souligne la présence du verbe gameîn. Il s’agit de mariages patrilocaux, comme le sont ceux de l’époque historique : les enfants à naître appartiendront à l’oikos de l’époux tout en bénéficiant du prestige de leur double lignée. Il s’agit enfin toujours de mariages exogamiques, conclus par des hommes soucieux de s’engager dans des alliances de parenté prestigieuses avec des pairs étrangers à leur communauté et dont ils épousent les filles.

8 Des unions matrimoniales somme toute très semblables aux alliances habituellement conclues par l’aristocratie de l’époque archaïque, comme l’avait déjà relevé Jean-Pierre Vernant18 et qui relève des mêmes stratégies sociales. Avec cette spécificité propre au monde de l’épopée : le recours aux hedna à la fois pour sceller l’alliance et pour l’inscrire dans la durée. Les troupeaux, une richesse dont le soin incombe aux hommes19, ainsi conduits par le gendre sur les terres du beau-père, deviennent des preuves visibles aux yeux de tous de l’accord qui unit désormais les deux hommes. Ce double rôle qui incombe aux cadeaux d’être à la fois des créateurs – ou parfois des réparateurs – de liens sociaux et des porteurs de mémoire étant d’ailleurs caractéristique du monde homérique. Lequel est marqué, comme l’a montré à son époque Moses Finley20, par une très large culture du don qui imprègne la plupart des pratiques sociales : le mariage mais aussi les pratiques de l’hospitalité aussi bien que les gestes de la réconciliation qu’accompagne l’usage de la compensation.

9 Cette remise des hedna que les exemples précédemment mentionnés évoquent tous comme un geste qui appartient au passé, est en revanche présentée dans l’Odyssée, comme une procédure en cours de réalisation, à travers les négociations qui entourent l’éventuel remariage de Pénélope, la reine qui sans être certaine d’être veuve, est néanmoins courtisée par une foule de prétendants. Une situation qui, par son côté atypique21, suscite de la part des protagonistes aussi bien que des tiers qui en sont témoins, une série de commentaires qui permettent de saisir la logique qui préside au déroulement de la procédure.

10 Le premier point qui ressort, est la présence d’une compétition qui oppose les prétendants dès lors que plusieurs candidats ambitionnent la main d’une même jeune fille. Cette compétition est mentionnée à propos de Nausicaa, la fille du roi Alkinoos qui est de ce fait très courtisée par les jeunes Phéaciens. Ulysse évoque l’homme qui, « après l’avoir remporté par les hedna, l’emmènera dans sa maison, oikon agagetai22 ». Elle est également et surtout évoquée à propos de Pénélope, l’épouse d’Ulysse que les prétendants, dans le palais, courtisent « en offrant, didontes, les hedna23 ». Des

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prétendants qui, pendant l’absence de Télémaque, sont intervenus auprès d’Icarios et de ses fils, le père et les frères de Pénélope, si bien que l’un d’entre eux, Eurymaque, semble s’être acquis leur faveur : « Il surpasse tous les prétendants, par ses présents, dôroisin, et il augmente encore les hedna24. » Les hommes de sa famille font donc pression sur Pénélope pour qu’elle l’épouse.

11 La première étape est donc l’offre des hedna qui sont à ce stade proposés et non pas remis au père de la fille par les prétendants, lesquels augmentent leur offre en fonction du montant que proposent leurs rivaux, jusqu’au moment où le père de la jeune fille formule sa décision. Un acte que désigne un verbe, dérivé du substantif hedna et qui n’est attesté qu’une seule fois à propos du père de Pénélope, Ikarios, qui, si cette dernière décidait de quitter le palais pour retourner chez son père et être remariée, « fixerait les cadeaux pour sa fille, eednôsaito, et la donnerait, doiê, selon son choix à lui, selon ses vœux à elle25 ». Deux verbes qui pointent le rôle dévolu au père : fixer les hedna puis donner sa fille. Le fait qu’il s’agisse pour Pénélope d’un remariage explique sans doute aussi que son opinion puisse être prise en compte26. Plusieurs éléments pouvaient entrer en ligne de compte dans la décision du père : le renom et la richesse du gendre certainement, mais aussi son habileté à gagner la sympathie de son futur beau-père.

12 Gagner la sympathie de la belle-famille semble être un aspect important qui fait partie du comportement attendu des prétendants, comme le rappelle Pénélope qui décrit la manière correcte de faire sa cour, celle « d’autrefois » qui n’est pas celle que suivent ses prétendants, installés dans le palais du roi à piller ses biens. « Ceux qui ont l’intention de “courtiser”, mnêmeuein, une femme noble, de père honorable, et de “rivaliser”, erisôsin, les uns avec les autres, amènent des bœufs et des gras moutons, qui servent de festin aux parents de la fille, ils offrent aussi de “riches présents”, aglaa dôra27. » La compétition est ainsi présentée comme faisant partie du jeu, et elle exige non seulement d’être en mesure de rivaliser dans l’offre des hedna, mais aussi de savoir se concilier les parents auxquels on apporte des animaux, lesquels n’ont rien à voir avec les hedna par ailleurs proposés, mais sont destinés à être immédiatement servis dans des banquets. Ce sont les dôra, les dons qu’Eurymaque offre généreusement à la famille de Pénélope. Mais d’autres dôra interviennent également, offerts cette fois à la jeune fille à laquelle il s’agit de ne pas déplaire. Les prétendants ont d’ailleurs bien compris l’allusion ainsi faite aux aglaa dôra, puisqu’ils font aussitôt apporter à Pénélope de somptueux bijoux28. Si bien qu’une atmosphère festive pleine d’effervescence, accompagnée de dépenses et de circulations de richesses, semble caractériser ces moments qu’évoque, non sans quelque nostalgie, Pénélope. Des moments au cours desquels se déroulent les négociations matrimoniales et se nouent les alliances, et qui se concluent, une fois que le père a formulé sa décision, par un double transfert : celui des hedna, les troupeaux promis que le gendre finalement élu conduit sur le domaine du beau-père, et celui de la fiancée que le même gendre emmène hors de l’oikos de son père, vers son propre oikos, faisant d’elle, par ce geste, son épouse légitime. Le rapprochement n’a d’ailleurs pas manqué d’être fait avec le célèbre concours organisé par Clisthène de Sicyone qui avait pendant une année testé dans une ambiance de fête les prétendants à la main de sa fille Agaristè avant de faire finalement porter son choix sur l’Athénien Mégaclès29.

13 La présence de ces hedna sur le domaine du beau-père, n’a cependant plus de raison d’être dès lors que le mariage et avec lui le lien qui unissait les deux hommes, vient à

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être cassé. Ce que montre la scène au cours de laquelle Héphaïstos surprend sa femme Aphrodite en compagnie d’Arès. Le dieu annonce son intention de réclamer au père de l’épouse infidèle la restitution des hedna qu’il lui avait jadis remis 30. D’autres motifs pouvaient-ils entrainer la rupture du contrat ainsi passé entre le gendre et le beau- père ? Rien n’est dit par exemple sur les conséquences que pouvaient entrainer l’impossibilité pour l’épouse de mettre au monde les enfants attendus31. Télémaque en revanche évoque avec insistance le ressentiment que ne manquerait pas de provoquer chez Ikarios le fait de lui renvoyer malgré elle, aekousan, et sans que rien ne puisse lui être reproché, sa fille Pénélope. Il parle d’une « quantité de biens qu’il aurait à payer, polla apotinein ». S’agit-il des hedna autrefois versés et qui devraient être restitués ou bien d’une compensation destinée à effacer l’offense infligée à un homme dont la fille serait ainsi renvoyée, sans motif valable, dans l’oikos de son père ? C’est bien là l’une des différences qui séparent fondamentalement les opérations au cours desquelles des femmes sont achetées comme esclaves, de ces échanges matrimoniaux, dont les conséquences s’inscrivent dans la durée et au sein desquels les susceptibilités et les questions d’honneur familial jouent un rôle central.

Se marier sans hedna

14 Certaines circonstances peuvent amener le père à donner sa fille sans exiger en retour la prestation d’usage. Des circonstances qui tiennent non pas au statut qui attend la fille, laquelle est toujours destinée à devenir une épouse légitime, mais à la position dans laquelle se trouve le futur gendre qui dispose d’un atout susceptible d’intéresser d’une manière ou d’une autre le futur beau-père.

15 C’est le cas d’Achille auquel Agamemnon, dans son souci de réconciliation et pour réparer l’offense précédemment infligée au héros, propose, parmi beaucoup d’autres présents, de se choisir parmi ses trois filles une épouse qui lui serait donnée « sans hedna, anaednon » pour l’emmener dans l’oikos de Pélée 32. Un mariage typiquement exogamique, avec cette particularité que la fiancée sera donnée anaednon, un terme attesté à deux reprises pour désigner cette procédure spécifique. L’autre cas concernant une fille de Priam, Cassandre, qu’un jeune noble, Othryonée, était venu demander à son père et qu’il voulait obtenir « sans hedna, anaednon » en échange du « grand exploit » qu’il se proposait d’accomplir : chasser les Achéens loin de Troie33. Mais le malheureux Othryonée est blessé à mort dans les combats, et le roi Idoménée se moque de l’allié troyen et lui propose de se mettre au service des Achéens en lui promettant de lui donner en échange l’une des filles d’Agamemnon. Il conclut : « Nous ne sommes pas de mauvais fixeurs de hedna, eednôtai kakoi. » Autrement dit nous ne sommes pas aussi exigeants que Priam puisque nous n’attendons qu’une simple assistance militaire34.

16 Le lexique assez développé ainsi attaché au système des hedna, laisse entrevoir un système très organisé qui renforce la crédibilité de ces pratiques. Dans le monde épique, ce système est de toute évidence un marqueur social qui contribue au prestige de ces unions aristocratiques. Sans qu’il soit possible de savoir si ces pratiques ont été à moment donné partout en usage, ou si elles ont appartenu à une région précise du monde grec avant d’être reprises par les poètes épiques qui en ont fait la marque distinctive des échanges matrimoniaux de l’aristocratie.

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17 Un cas particulièrement complexe de compensation matrimoniale, est mis en scène à travers l’histoire d’Iphidamas, fils d’Anténor, l’un des chefs troyens, proche de Priam et marié à Théanô, fille du chef thrace Cissès, devenue prêtresse d’Athéna à Troie35. Iphidamas avait été élevé en Thrace par son grand-père maternel. Lequel avait souhaité retenir auprès de lui son petit-fils, en faire par conséquent son héritier, et lui avait pour cela donné en mariage son autre fille, sœur de Théanô et tante maternelle du jeune homme. À peine marié, Iphidamas est parti combattre avec ses frères sous les murailles de Troie, et il y trouve la mort sous les coups d’épée d’Agamemnon. Commentant cette mort, le texte précise que le jeune homme n’a pas profité de cette épouse pour laquelle il « avait beaucoup donné », polla d’edôke ; il « avait donné », dôke d’abord cent bœufs puis en avait promis mille, ainsi que des chèvres et des brebis qu’il fait paître « en nombre infini » aspeta36. Un commentaire qui pointe deux pratiques en apparence contradictoires : celle des hedna (bien que le terme ne soit pas employé) qui permettent au mari d’emmener son épouse dans son propre oikos, et dont le montant semble ici extraordinairement élevé, et celle de ce qu’on appelle « le mariage en gendre » qui fait que l’époux vient s’installer dans la demeure du beau- père. Un mariage dont avait bénéficié le héros Bellérophon auquel le roi de Lycie, impressionné par ses exploits, avait donné sa fille37 en partageant avec lui ses privilèges royaux accompagnés du don de domaines. Iphidamas ne disposait pas des mêmes moyens pour négocier avec son grand-père un mariage très avantageux qui l’insérait dans l’oikos de Cissès, où il était destiné à faire souche, tout en lui conférant une position éminente qui lui assurait l’exclusivité de la succession. Autant de bénéfices qu’il a dû d’abord conquérir en fournissant les richesses, dont le montant avait probablement été fixé par son grand-père, comme s’il était un prétendant étranger38.

18 Les raisons qui poussent le roi de Phéacie Alkinoos à proposer à Ulysse, l’hôte inconnu qui vient de débarquer chez lui et qu’il connaît à peine, de s’installer durablement dans l’île en épousant sa fille Nausicaa, sont d’un autre ordre39. Alkinoos, qui a cinq fils40, n’est pas à la recherche d’un héritier. Sa fille unique en revanche est en âge de se marier et semble avoir beaucoup de prétendants parmi les Phéaciens. Néanmoins le roi n’a pas encore fait son choix, et cette situation semble susciter des commentaires. Nausicaa exprime ainsi sa crainte que les gens, la voyant passer avec Ulysse, n’aillent raconter qu’elle s’est trouvé un mari étranger parce qu’elle méprise ses prétendants Phéaciens41.

19 Jean-Pierre Vernant avait relevé la spécificité de ce mariage avec un inconnu42, étranger au système des alliances locales, qui permet de dépasser la difficulté qu’il peut y avoir à choisir un gendre, soit parce qu’aucun des prétendants n’est digne de la fille à marier soit parce que ces prétendants sont au contraire trop nombreux. Ce qui est le cas des prétendants de Nausicaa. En donnant sa fille à un homme inconnu mais dont l’allure et la sagesse des propos lui laissent penser qu’il est de bonne lignée43, et qui aussi lui devra tout, puisqu’il recevra du roi une maison et des terres, Alkinoos se fait un allié et protège en même temps sa succession. Il évite de froisser les familles de tous ceux qui n’auraient pas été choisis. Il évite aussi qu’un gendre issu d’une des premières familles de Phéacie où, il faut le rappeler, Alkinoos n’est que le treizième des douze « rois44 », ne vienne un jour faire des difficultés à ses fils, en ambitionnant la succession royale pour lui-même ou pour ses enfants. L’exogamie, qui aurait caractérisé ce mariage, ainsi poussée très loin, contraste avec l’endogamie extrême qui a marqué le mariage des parents de Nausicaa, dont la mère, Arétè, en épousant Alkinoos, avait

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épousé son oncle paternel, le frère de son père Rhéxénor. Autant de stratégies matrimoniales qui répondent toutes à la nécessité d’installer les filles et les fils dans des positions qui permettent de renforcer, protéger ou faire survivre la lignée.

Statut et richesses des épouses

20 À la différence des transactions commerciales qui ne rapprochent les partenaires que le temps que l’opération soit conclue, les échanges matrimoniaux ont pour effet de créer du lien, de constituer des parentèles. Les femmes achetées pour être des concubines, qu’il s’agisse de la mère du Crétois que prétend être Ulysse, qui était une « concubine achetée », pallakis ônêtê, ou bien de l’esclave doulê dont Ménélas a eu son fils Mégapenthès45, ou encore d’Euryclée que le père d’Ulysse avait « achetée de ses propres biens » dans son jeune âge, sont définitivement exclues de leur famille, et changent même de statut, si elles étaient nées libres, du fait même de l’achat dont elles sont l’objet. La transaction dont Euryclée avait été l’objet faisait dire à Claudine Leduc : « Laërte a offert vingt bœufs et Ops a vendu sa fille puisqu’il l’a cédée sans faire de dons … Rebut de sa maison, Euryclée n’a pas d’existence sociale : c’est un corps destiné à travailler dès qu’il aura cessé de plaire46. » Le destin de ces femmes est de vivre, avec un statut qui est souvent celui d’une servante, comme c’est le cas pour Euryclée, dans l’ombre de l’épouse légitime.

21 Le mariage a certes aussi pour effet d’éloigner la femme de sa famille. La sœur aînée d’Ulysse avait été envoyée à Samè47, et Ménélas « envoie » sa fille Hermione à son mari, fils d’Achille et roi des Myrmidons48. Pour autant, les liens qui attachent la femme à son oikos d’origine ne sont jamais interrompus. Certaines circonstances ont même pour effet de transférer à nouveau au père la responsabilité de sa fille. La mère d’Andromaque, après avoir perdu son mari et ses fils, tués par Achille, avait trouvé refuge dans le palais de son père qui avait payé la rançon destinée à la libérer49. L’épouse infidèle peut être renvoyée chez son père, comme le montre l’exemple d’Aphrodite50, et il incombe au père de la femme devenue veuve, comme c’est le cas d’Ikarios, le père de Pénélope, de trouver un nouveau mari à sa fille. À la génération précédente, Autolycos, le grand-père maternel d’Ulysse, s’était déplacé à Ithaque, au moment de la naissance de son petit-fils dont il avait d’ailleurs lui-même choisi le nom51. À son tour Ulysse, devenu adolescent, avait rendu visite à son grand-père et à ses oncles maternels qui l’avaient comblé de cadeaux52. Autant de pratiques de sociabilité qui témoignent de la permanence des liens avec les parents de l’épouse et du souci de les entretenir.

22 Un autre élément contribue à maintenir auprès de la femme la mémoire de son oikos de naissance, tout en favorisant son insertion dans l’oikos de son mari. Ce sont les présents qui accompagnent la mariée dans sa nouvelle maison. Le don de ces présents est mis en évidence par Agamemnon qui promet à Achille qu’il donnera à celle de ses filles qu’il choisira d’épouser « des présents nombreux, meilia polla », « tels que jamais homme encore n’en donné à sa fille ». La formulation utilisée présente la pratique de ces dons comme habituelle mais dotée en l’occurrence d’une dimension exceptionnelle. Le nom même des présents, ici désignés par le terme meilia, dérivé du substantif meli, le « miel », souligne le rôle d’apaisement qu’ils sont destinés à avoir, tandis que leur abondance exceptionnelle rend perceptible le souci d’Agamemnon d’honorer le héros en lui donnant une épouse couverte de richesses53. Même souci chez Altès, le roi des Lélèges

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qui avait donné à sa fille Laothoè une masse de biens, consistant en objets d’or et de bronze, lorsqu’elle avait été donnée en mariage au puissant roi Priam. Ces objets, entreposés dans « le trésor » du palais, le thalamos, témoignaient par leur présence du haut rang de l’épouse qu’ils avaient accompagnée et de la volonté de son riche et puissant père d’honorer sa fille. Ils ont aidé Laothoê à tenir son rang à côté des autres épouses de Priam54. Andromaque et Pénélope de leur côté, sont l’une et l’autre qualifiées « d’épouse aux nombreux dons, alochos poludôros55 » et Télémaque, devenu un adulte majeur, proclame son intention de donner à sa mère « des cadeaux innombrables, aspeta dôra », si elle décidait de se remarier56.

23 Ces épouses, arrivent ainsi dans la demeure de leur mari environnées de tous les présents, les dôra, qui les ont accompagnées à chacune des étapes de leurs noces : – les cadeaux éventuellement offerts par les prétendants, preuve de ce qu’elles furent des filles très recherchées, – les présents offerts par le père (ou par le fils), – voire les cadeaux offerts par l’époux, comme ce voile qu’Hélène offre à Télémaque, pour qu’il le remette, le jour où il se mariera, à la mariée57. Autant d’objets précieux, notamment des bijoux et des vêtements qui, déposés dans le thalamos de la maison, fixent la position de la femme dans sa nouvelle maison, témoignent du rang élevé de sa famille, rappellent la valeur qui lui était attachée58. Ces épouses étrangères, une fois introduites puis enracinées dans l’oikos de leur époux, ont autorité sur la maison, et ont accès à des fonctions pourvues d’une dimension à la fois privée et publique : – choix d’un voile à porter comme offrande à Athéna, dans le cas d’Hécube, – offre d’un cadeau d’hospitalité à l’hôte Télémaque, dans le cas d’Hélène, – fonction de prêtresse d’Athéna assurée par Théanô, l’épouse d’Anténor, venue de Thrace59.

24 Les présents dont l’épouse est ainsi munie correspondent à la phernê, ces biens somptueux ostensiblement transportés en même temps que la mariée dans l’oikos du mari, lors des noces aristocratiques de l’époque archaïque et dont Solon, à Athènes, a voulu limiter l’ampleur60. Ils ne sauraient être confondus avec la dot de l’époque classique, la proix, qui représente la part du patrimoine paternel dévolue à la fille, dont elle reste toute sa vie propriétaire, même si le mari en assure la gestion, et qu’elle récupère en cas de séparation61. La perspective des mariages homériques n’est pas la même que celle des mariages de citoyens qui ont pour effet que les femmes et les dots circulent à l’intérieur de la cité. Non pas que la position ou le prestige social ne jouent pas un rôle dans le choix de l’épouse en contexte civique, mais les enjeux sont ailleurs, essentiellement liés non seulement à la transmission des patrimoines mais aussi à celle de la citoyenneté.

NOTES

1. Et aussi chez Hésiode dans les quelques fragments « épiques », 196-200 et 204, Merkelbach-West où sont mentionnées les présents offerts par les prétendants d’Hélène. 2. Aristote, Politique, II, 1268 b 40 : τὰς γυναῖκας ἐωνοῦντο παρ´ἀλλήλων. 3. Aristote, Politique, II, 8, 1278 b.

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4. Hérodote, V, 6, signalant un type de mariage similaire chez les Thraces « qui achètent leurs femmes à leurs parents fort cher ». 5. R. KÖSTLER, « ΕΔΝΑ, EIN BEITRAG ZUM HOMERISCHEN EHERECHT », IN HOMERISCHES RECHT, VIENNE, 1950, P. 49-64. ÉTUDE D’ABORD PUBLIÉE EN 1944, DANS ANZEIGER DER AKADEMIE DER WISSENCHAFTEN IN WIEN, PHILOL.-HIST. KL. 81, P. 6-25. 6. M. I. FINLEY, « MARRIAGE, SALE AND GIFT IN THE HOMERIC WORLD », REVUE INTERNATIONALE DES DROITS DE L’ANTIQUITÉ, 3/2 (1955), P. 165-194. 7. G. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS (SUIVI DE QUINZE QUESTIONS ROMAINES), PARIS, 1979. 8. Un fait relevé par J.-P. VERNANT, « LE MARIAGE EN GRÈCE ARCHAÏQUE », IN MYTHE ET SOCIÉTÉ EN GRÈCE ANCIENNE, PARIS, 1974, P. 57-81, CF. P. 63. 9. Hélène exprime ainsi le regret poignant qu’elle a de son époux et de ses parents, Iliade, III, 139-140 ; 173-17, et laisse transparaître en face d’Hector son sentiment de culpabilité, Iliade, VI, 345-356. Le cas de Briséis, la captive de guerre concubine d’Achille, à laquelle Patrocle avait promis qu’il convaincrait Achille de la prendre pour légitime épouse, n’est pas plus pertinent. Il apparaît (Iliade, XIX, 287-299), que la capture de la jeune femme n’est que la conséquence de la guerre qui a anéanti sa famille et tué son époux, et qu’elle n’en est pas le motif. 10. Sur ces aspects bien connus, voir M.I. FINLEY, LE MONDE D’ULYSSE, PARIS, 19864, TRAD. FRANÇ. DE LA 2E ÉDITION DU WORLD OF ODUSSEUS, NEW YORK, 1977. 11. Les hedna ont fait l’objet de nombreuses analyses, parmi lesquelles, après celles de KÖSTLER, «

ΕΔΝΑ, EIN BEITRAG » ET FINLEY, « MARRIAGE », CELLES DE W.C. LACEY, « HOMERIC ἝΔΝΑ AND PENELOPE’S ΚΎΡΙΟΣ »,

JHS 86, 1966, P. 55-68 ; VERNANT, « LE MARIAGE »,1974 ; J. MODRZEJEWSKI, « LA STRUCTURE JURIDIQUE DU MARIAGE GREC

», SCRITTI IN ONORE DI ORSOLINA MONTEVECCHI, BOLOGNE, 1981, P. 231-268 ; A. L. DI LELLO-FINUOLI, « DONNE E

MATRIMONIO NELLA GRECIA ARCAICA », STUDI MICENEI ED EGEO-ANATOLICI, 25 (1984), P. 275-302 ; E. SCHEID-TISSINIER, LES

USAGES DU DON CHEZ HOMÈRE, NANCY, 1994, CH. IV : « LES ÉCHANGES MATRIMONIAUX », P. 83-114. 12. Le contenu des ces hedna se trouve précisé à propos d’Iphidamas, le héros thrace qui pour pouvoir épouser Théanô avait dû fournir cent bœufs, ainsi que des moutons et des brebis, et promettre mille autres bœufs, Homère, Iliade, XI, 243 sq. 13. Il faut signaler la présence de l’adjectif alphesiboiai attesté une fois dans l’Iliade, XVIII, 593, pour qualifier des jeunes filles, des parthenoi « qui rapportent des bœufs », allusion aux hedna que leur père recevra quand il les mariera. 14. Homère, Iliade, XVI, 178 : Bôre avait pris pour femme, opuie, Polydore, « après avoir donné d’innombrables hedna, porôn apereisia hedna » ; Iliade , XVI, 190 : Echéclée emmena dans sa maison, Polymèle, « une fois qu’il eut donné des hedna infinis, epei pore muria hedna » ; Odyssée XI, 282 : Nélée « épousa », gêmen, Chloris, « une fois qu’il eut donné des hedna infinis », epei pore muria hedna. 15. Homère, Iliade, XXII, 471-472. 16. Homère, Odyssée, XV, 367. 17. Un lexique qui ne relève d’aucune manière du registre commercial comme l’avaient relevé aussi bien KÖSTLER, « ΕΔΝΑ » QUE FINLEY, « MARRIAGE ». LE SUBSTANTIF HEDNA SE RATTACHE À UN RADICAL INDO- EUROPÉEN *WED-NO QUI A DONNÉ DES VERBES SIGNIFIANT CONDUIRE, VOIRE « CONDUIRE UNE FEMME, ÉPOUSER », P.

CHANTRAINE, DELG S.V ἝΔΝΑ. LE VERBE *ΠΌΡΩ DÉSIGNE DIVERS TRANSFERTS ÉMANANT DES HOMMES : « DONNER,

PROCURER » OU DES DIVINITÉS, « ACCORDER », P. CHANTRAINE, DELG S.V. ΠΌΡΩ. LA NATURE DU LEXIQUE, QUI N’EST PAR AILLEURS JAMAIS UTILISÉ DANS LES TRANSACTIONS DE TYPE COMMERCIAL AVAIT ÉTÉ L’UN DES ARGUMENTS UTILISÉS

PAR R. KÖSTLER.

18. VERNANT, « LE MARIAGE », P. 71-73. ET AUSSI LES ÉTUDES ANTÉRIEURES DE LOUIS GERNET : « LES NOBLES DANS LA

GRÈCE ANTIQUE » (1938) ET « MARIAGES DE TYRANS » (1954), L’UNE ET L’AUTRE REPRISES DANS ANTHROPOLOGIE DE LA

GRÈCE ANTIQUE, PARIS, 1968, RESPECTIVEMENT P. 333-343 ET 344-359. RÉCEMMENT, A. DUPLOUY, LE PRESTIGE DES ÉLITES, PARIS, 2006.

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19. Les troupeaux, désignés par les substantifs probasis ou probata, sont effectivement « les richesses marchantes », l’une des composantes des richesses meubles d’une maison. L’autre partie étant constituée par les keimêlia, « les richesses gisantes » entreposées dans le trésor de la maison. É. BENVENISTE, LE VOCABULAIRES DES INSTITUTIONS INDO-EUROPÉENNES, PARIS, 1969, I, « PROBATON ET L’ÉCONOMIE HOMÉRIQUE », P. 37-45. 20. FINLEY, « MARRIAGE » ET AUSSI LE MONDE D’ULYSSE, CH. 3 : « RICHESSE ET TRAVAIL » ET 4 : « DOMAINE,

FAMILLE ET COMMUNAUTÉ » PUIS SCHEID-TISSINIER, LES USAGES DU DON, CH. 3, 4, ET 5, P. 83-220. 21. Le problème concernant l’identité du kurios de Pénélope a fait l’objet des analyses précises de

LACEY, « HOMERIC ἝΔΝΑ », QUE SES TRAVAUX CONCERNANT LA FAMILLE À L’ÉPOQUE CLASSIQUE (THE FAMILY IN CLASSICAL ATHENS, ITHACA – NEW YORK, 1968) AVAIT RENDU ATTENTIF AUX DONNÉES DE L’ODYSSÉE. VOIR AUSSI SUR

LA LUTTE MENÉE À TRAVERS PÉNÉLOPE POUR L’OBTENTION DU TRÔNE D’ULYSSE, FINLEY, LE MONDE D’ULYSSE, CH. 4 «

DOMAINE, FAMILLE COMMUNAUTÉ » ; VERNANT, « LE MARIAGE », P. 79-80. 22. Homère, Odyssée, VI, 158-159. 23. Une situation mentionnée à Ulysse d’abord par Tirésias : Homère, Odyssée, XI, 117, puis par Athéna, Odyssée XIII, 318 : μναόμενοί ἄλοχον καὶ ἕδνα δίδοντες. 24. Homère, Odyssée, XV, 16-18. Cette compétition dans l’offre des hedna pour l’obtention de la main de Pénélope est plusieurs fois évoquée, Odyssée, XVI, 76-77, 390-392 ; XX, 335 ; XXI, 161-162. 25. Homère, Odyssée, II, 52-54. Le rôle qui incombe au père de Pénélope est également mentionné en I, 275-276 ; II, 114. Le sens du verbe eednôsaito a été l’objet de nombreuses discussions. LACEY, «

HOMERIC ἝΔΝΑ », SUIT KÖSTLER, « ΕΔΝΑ », QUI S’APPUYAIT SUR LE FAIT QUE LES SCHOLIES AFFIRMENT QUE LE VERBE

A ICI LE SENS DE « DOTER, PROIKIZÔ », POUR CONSIDÉRER QU’IL S’AGIRAIT POUR IKARIOS DE « DOTER » SA FILLE. FINLEY

« MARRIAGE » CONSIDÈRE À MON AVIS AVEC RAISON QU’IL S’AGIT DE LA FIXATION DU MONTANT DES HEDNA QUE LE PÈRE DE LA FILLE EST EN DROIT D’EXIGER DES PRÉTENDANTS. UN ARGUMENT DÉCISIF ÉTANT LE SENS DU NOM D’AGENT EEDNÔTÊS, PRÉSENT UNE FOIS DANS L’ILIADE, XIII, 382 ET QUI DÉSIGNE CELUI QUI FIXE LE MONTANT DES HEDNA EXIGIBLES POUR L’OBTENTION DE LA MAIN DE LA JEUNE FILLE. 26. La liberté de choix laissée à Pénélope est plusieurs fois évoquée : choix de se remarier ou non et choix du conjoint : Homère, Odyssée II, 54, 112-113 ; XX, 341-342. 27. Homère, Odyssée, XVIII, 276-279. 28. Homère, Odyssée, XVIII, 290-300. Ces bijoux sont effectivement des agalmata, des objets précieux auxquels s’attache l’idée de « richesse noble » et qui ont le pouvoir de persuader, de séduire. Voir L. GERNET, « LA NOTION MYTHIQUE DE LA VALEUR EN GRÈCE », IN ANTHROPOLOGIE DE LA GRÈCE ANTIQUE, PARIS, 1968, P. 93-138, P. 98 SQ. 29. Hérodote, VI, 126-131. 30. Homère, Odyssée, VIII, 318-319. 31. Le cas de Ménélas, qui après sa fille Hermione avait eu un fils, Mégapenthès, né d’une femme achetée, (Homère, Odyssée IV, 11-15) est emblématique de la polygynie largement attestée dans ces palais (voir VERNANT, « LE MARIAGE », P. 65-67). POUR AUTANT, LES FILS ILLÉGITIMES MÊME BIEN ACCEPTÉS, NE FAISAIENT PAS DES HÉRITIERS, N’ÉTANT PAS ISSUS, COMME ILS AURAIENT DÛ L’ÊTRE, DE LIGNÉES PRESTIGIEUSES. 32. Homère, Iliade, IX, 146-147 = 288-289. 33. Homère, Iliade, XIII, 366. 34. Homère, Iliade, XIII, 382. 35. Homère, Iliade, VI, 298-300. 36. Homère, Iliade, XI, 220-226 ; 242-245. 37. Homère, Iliade, VI, 191-193. Tydée, « un brave, agathos » qui surpassait tous les Achéens à l’épée, avait bénéficié du même type de mariage. Venu à Argos, il « avait épousé, egême » une fille d’Adraste, et reçu un domaine. 38. Iphidamas avait trois frères, Coon, l’aîné, Archéloque et Acamas, qui seront d’ailleurs tous les trois tués comme lui dans les combats, Iliade, XI, 261-263 ; XIV, 459-475 ; XVI, 342-344.

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Initialement, la position offerte par son grand-père à Iphidamas, était donc pour lui une opportunité exceptionnelle. 39. Homère, Odyssée, VII, 313-314. 40. Homère, Odyssée, VI, 62. 41. Homère, Odyssée, VI, 283. 42. VERNANT, « LE MARIAGE », P. 76. 43. Homère, Odyssée, VII, 310-320. 44. Homère, Odyssée, VIII, 390. 45. Homère, Odyssée, XIV, 199-203 ; IV, 12.

46. Cl. LEDUC, « COMMENT LA DONNER EN MARIAGE ? », IN HISTOIRE DES FEMMES, G. DUBY ET M. PERROT (ÉD.), PARIS,

1991, VOL. I, L’ANTIQUITÉ, SS LA DIR. DE P. SCHMITT-PANTEL, P. 259-316, CF. P. 271. 47. Homère, Odyssée, XV, 367. 48. Homère, Odyssée, IV, 5-9. 49. Homère, Iliade, VI, 414-428. 50. Homère, Odyssée, VIII, 318 sq. 51. Homère, Odyssée, XIX, 395-407 52. Homère, Odyssée, XIX, 413-466. 53. Homère, Iliade, IX, 147-148 = 289-290. 54. Homère, Iliade, XXII, 48. Contrairement aux chefs grecs, Priam est polygame : en plus d’Hécube et de Laothoê, une autre femme est mentionnée, Castianire, amenée d’Esyme à Troie comme épouse, Iliade, VIII, 302 sq. 55. Homère, Iliade, VI, 394 ; XXII, 88 ; Odyssée, XXIV, 293. Pénélope mentionne aussi un servante et un vieux serviteur que son père lui « avait donnés » au moment de son mariage et qui l’ont suivie dans sa nouvelle demeure. 56. Homère, Odyssée, XX, 342. 57. Homère, Odyssée, XV, 100-130. 58. Voir, sur les cadeaux semblablement offerts – quoique dans une mesure plus modeste –, à la mariée de l’époque classique, Fl. GHERCHANOC, « DES CADEAUX POUR NUMPHAI : DÔRA, ANAKALUPTÊRIA ET

EPAULIA », IN L. BODIOU, V. MEHL (ÉD.), LA RELIGION DES FEMMES EN GRÈCE ANCIENNE. MYTHES, CULTES ET SOCIÉTÉ, RENNES,

2009, P. 207-223. 59. Homère, Iliade, VI, 298-300, 60. Plutarque, Vie de Solon, 20, 6.

61. Voir notamment LACEY, THE FAMILY IN CLASSICAL GREECE ; LEDUC, « COMMENT LA DONNER EN MARIAGE ».

RÉSUMÉS

Cette étude propose de mettre en évidence les processus et les stratégies qui caractérisent les mariages aristocratiques mis en scène par les poèmes homériques. Des mariages marqués par la présence de prestations matrimoniales spécifiques, le don de têtes de bétail, les hedna, fournis à son futur beau-père par le gendre et qui lui permettent d’emmener en retour la fiancée comme épouse légitime dans son propre oikos. Cet échange s’accompagne de rivalités lorsque plusieurs prétendants ambitionnent la main de la même jeune fille et aussi d’intenses négociations. En revanche certaines circonstances peuvent amener le beau-père à souhaiter donner sa fille comme épouse « sans hedna ». Par ailleurs, d’autres cadeaux interviennent dont le rôle pour être moins

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visible est tout aussi réel : il s’agit des objets précieux (bijoux, vêtements) que le père offre à sa fille le jour des ses noces et qui accompagnent la mariée. Entreposés dans le trésor du palais, ils témoignent par leur présence du rang élevé de la famille de l’épouse et du souci qu’a eu son père de l’honorer. Autant d’éléments qui contribuent à fixer le statut de la femme dans sa nouvelle famille.

This paper highlights the procedures and strategies characterizing the aristocratic marriage in homeric poetry. These weddings were marked by peculiar matrimonial benefits, the gift of heads of cattle, the hedna, by the -groom to the father-in-law to-be, gift which allowed him in return to take his fiancée as a lawfully wedded spouse in his own oikos. This exchange is accompanied by rivalries when more suitors want to marry the same girl, and also by intense negotiations. In certain circumstances however, the father-in-law can give away his daughter without asking for hedna. Moreover other gifts occur, which have an important function, even if they are less visible : precious objects (jewels, ) offered on the wedding-day by the father to his daughter, and which will remain hers. Stored in the treasury of the palace, they testify for the high rank of the spouse’s family, and of her father’s will to honor her. All of these elements contribute to defining the status of the wife in her new family.

INDEX

Keywords : Gift, purchase, wife, concubine, presents, hedna, wedding, aristocracy, negotiation Mots-clés : Don, achat, épouse, concubine, cadeaux, hedna, mariage, aristocratie, négociation

AUTEUR

ÉVELYNE SCHEID-TISSINIER Université Paris 13 EA 7338 Pléiade [email protected]

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Ubi tu Gaius, ibi ego Gaia. Enjeux historiographiques du mariage romain

Sabine Armani

1 Le titre de la communication fait sienne la célèbre formule nuptiale traduite de Plutarque1 pour attirer d’emblée l’attention non seulement sur la chronologie du dossier traité ici qui ne prendra en compte ni le mariage chrétien ni la période tardive, qui a fait l’objet d’un récent état des lieux2, mais aussi sur la complexité de la question à aborder. Cette formule rituelle en est la première illustration. Elle est en effet traditionnellement associée à tort au rite nuptial en général alors que, semble-t-il, elle n’était prononcée qu’à l’occasion d’une procédure particulière, sur laquelle d’ailleurs il n’y a pas forcément consensus, la confarreatio3 ou la coemptio4, que l’on évoquera plus loin. Plutôt que de traiter un dossier particulier (beaucoup de thèmes comme l’inceste, l’endogamie ou l’exogamie ont fait dernièrement l’objet de mises au point), l’on reviendra sur un siècle et demi d’historiographie relative au mariage, compris à la fois dans son acception cérémonielle et festive (les noces proprement dites) et institutionnelle (l’état marital qui résulte de la célébration de l’union). Le choix de lier ces deux aspects est parti d’un constat qui s’est naturellement établi au fur et à mesure de l’avancement des lectures. Il m’est apparu qu’une question était sous-jacente à la plupart des travaux relatifs aux pratiques matrimoniales : le mariage romain avait-il une base légale5 ? Pour preuve, cette interrogation fait encore l’objet d’une discussion dans le dernier ouvrage consacré à la question, intitulé The Roman Wedding de Karen Hersch6. L’auteur, professeur à l’université de Temple, y apporte une réponse partagée : « à la fois oui et non » écrit-elle, sans pouvoir définitivement trancher. Même si la question n’a jamais été posée aussi ouvertement, il me semble que les positions de l’historiographie s’inscrivent de part et d’autre de cette ligne de partage : le mariage romain avait-il des aspects légaux ou non ? La difficulté de se positionner ou la radicalité des options tiennent vraisemblablement à l’ambiguïté du vocabulaire, au type de mariage auquel on se réfère ainsi qu’à la fausse proximité que l’on a longtemps cru entretenir avec la famille romaine en général et le mariage en particulier7. L’intérêt

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croissant pour les provinces et les provinciaux a également provoqué un glissement du regard de l’historien, des noces proprement dites, dont il faut bien dire que l’on ne sait rien en dehors de Rome et de l’Italie, à l’étude de l’état qui en résulte, pour lequel les sources épigraphiques provinciales offrent un formidable réservoir. C’est pourquoi, après avoir examiné la littérature scientifique consacrée à la cérémonie proprement dite et aux procédures d’acquisition de la manus, c’est-à-dire l’autorité, sur l’épouse qui conditionnent en partie le rituel suivi, nous évoquerons la place croissante, ces dernières années, dans la recherche historique de l’étude de la vie conjugale, étude rendue possible par la prise en considération de nouveaux témoignages. La troisième et dernière partie fera le point sur les nouvelles pistes et leurs éventuels apports.

La définition d’un premier champ d’étude : étude religieuse et symbolique du mariage

Le temps des pionniers

2 Il n’est pas anodin de relever que le livre d’Augustus Rossbach, Untersuchungen über die römische Ehe, première somme sur le mariage romain publiée en 1853, consacrait les deux premiers tiers de ses pages à des considérations juridiques avant d’accorder une place de choix, dans la dernière partie du livre, aux rites du mariage romain décrits en grande partie comme des rites agraires en raison de l’analogie que faisaient les Anciens entre mariage et travail des champs selon une image classique. La double nature du mariage romain, à la fois acte juridique et fête religieuse remontant à la plus haute Antiquité, à l’époque où Rome était encore une société pastorale, était alors posée comme allant de soi. A. Rossbach y faisait la recension détaillée de ces rites pastoraux, c’est d’ailleurs précise N. Boels Janssen, la vocation essentielle du livre8. La monumentalité de la thèse d’A. Rossbach a eu pour conséquence d’assécher un temps les études sur le mariage romain en empêchant le renouvellement des approches. Ses successeurs parmi lesquels Friedländer9, Marquardt10, Blümmer11, Wissowa12 s’étaient surtout contentés de revenir de manière périphérique sur la question en proposant ici ou là quelques corrections ou interprétations marginales dans des ouvrages plus largement consacrés à la vie quotidienne ou à la religion romaine. À ce stade de l’analyse, je ne résiste pas à l’envie de verser au dossier l’existence d’un opuscule, déniché par hasard, que l’on doit au latiniste René Pichon, intitulé précisément Le mariage religieux à Rome et publié en 1910. L’auteur y affiche un parti pris essentialiste dès l’introduction : le mariage romain est un acte purement religieux. Il faut sans doute remettre cette thèse dans le contexte de sa publication. À mots couverts dans son introduction, l’auteur établit ce qu’il croit être la nature profonde de l’institution maritale, « à l’heure, écrit-il, où le mariage subit l’assaut de discussions si nombreuses et si hardiment passionnées, il serait très intéressant de bien connaître les origines d’une institution qui fait l’objet de tant de controverses13 ». Dans son illustration du mariage religieux, l’auteur n’hésite d’ailleurs pas à établir une hiérarchisation, non attestée par ailleurs, entre les différents types de mariage romain, conférant au rite de la confarreatio, ancienneté chronologique et supériorité sociale sur les deux autres procédures de mariage, celle par achat, la coemptio et celle par usus. Si ce qui ressemble à une instrumentalisation du mariage romain n’a pas fait date dans la production scientifique relative à la question maritale, en revanche le développement de

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l’anthropologie comparée allait bientôt permettre l’exploration de nouvelles pistes. L’ethnologue français Arnold Van Gennep proposa, dès 1909, une nouvelle lecture de la cérémonie nuptiale, fondée sur les rites de passage que l’étude des folklores érigée au rang de science, l’avait amené à identifier. Les comparaisons ethnographiques qu’il établissait l’avaient conduit à se familiariser avec le rituel nuptial romain, ce qui explique d’ailleurs que c’est à lui que sera confiée la traduction française de l’ouvrage de l’anthropologue Edward Westermarck parue en six tomes entre 1935 et 1945 dont le titre évocateur en français l’Histoire du mariage assura la diffusion des théories du savant finlandais sur l’exogamie et l’inceste. À propos du mariage romain, Arnold van Gennep dressait, dès 1909, une liste complète de ses rites dont il soulignait la valeur initiatique, parmi lesquels on retiendra, par exemple, la coiffure de la mariée dont le passage des cheveux flottants de la jeune fille aux cheveux retenus en tresses, les seni crines, fut jugé par lui caractéristique des rites de passage. Les progrès enregistrés par le développement de l’anthropologie et du droit comparés allaient bientôt servir de puissant stimulant capable de susciter de nouvelles études sur le mariage alimentées par ce nouveau regard croisé qu’on voit également s’exercer dans le livre de Madeleine Rage-Brocard, Rites de mariage : la deductio in domum mariti, publié à Paris en 1934 ou dans celui de Percy Corbett paru quatre ans plus tôt. Dans son ouvrage, The Roman Law of Marriage14, le juriste anglo-saxon défendait la position suivante qui fut longtemps de mise chez les historiens du droit : « From the legal point of view, marriage in the classical period of Roman Law is almost, if not entirely, a formless transaction15. » On jugeait en effet qu’aucun acte dans la cérémonie du mariage – ni l’échange des consentements par la simple formule Spondesne ? Spondeo aussi peu solennelle que celle servant à prononcer le divorce (tuas res tibi habeto), ni la signature du contrat fixant la dot en amont de la cérémonie, ni la consommation du mariage qui ne rencontre pas dans les sources littéraires le même écho qu’aux époques médiévales et modernes, mais qui ne doit pas être non plus minorée comme en témoigne dans l’épigraphie l’idéal de l’épouse uniuira (celle qui n’a connu qu’un seul homme) – n’était suffisamment saillant pour permettre d’affirmer qu’il marquait le début de la vie maritale du couple qui avait d’ailleurs pu se former avant les noces lorsque la fiancée, trop jeune, n’avait pas pu être épousée dans les formes. Les juristes s’appuyaient sur une réflexion d’Ulpien qui associait union et affectio maritalis, notion étrangère au droit, mais qui dans le Digeste concernait la poursuite du lien conjugal en cas d’absence prolongée de l’un des deux conjoints. Il est vrai que les mariages parodiques, ou non selon les analyses, auxquels se livrèrent, comme nous l’apprend Tacite, Messaline et Néron16 donnaient également en apparence raison à la position des juristes qui déniaient toute valeur légale à la cérémonie nuptiale.

La « révolution » dumézilienne

3 À la même époque et parallèlement se produisit un tournant dans l’interprétation symbolique du mariage romain dont les travaux de Georges Dumézil rendent le mieux compte. L’auteur de L’héritage indo-européen à Rome, publié en 1949, nous donne une description vivante de la maturation de ses travaux dans l’introduction à ses Mariages indo-européens, paru en 1979. Au printemps 1943, en pleine Occupation, à l’occasion d’une réunion chez un collègue spécialiste du droit romain de la section des Sciences religieuses de l’École des Hautes Études, G. Dumézil présenta ses dernières réflexions dans lesquelles il indiquait qu’« … il devenait naturel de chercher si les concordances

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de détail remarquées depuis longtemps entre l’Inde et Rome en matière de mariage n’étaient pas des fragments cohérents d’une concordance plus générale, attestant l’existence d’une théorie déjà indo-européenne de cette partie du droit17 ». Si l’on met de côté le mythe fondateur du rapt des Sabines renvoyant à une forme de mariage archaïque sans consentement mutuel qui rappelle l’une des formes du mariage indien, mais qui fonctionnerait aussi, l’on y reviendra, comme une synthèse de toutes les formes du mariage romain, coexistaient à Rome trois types d’unions ou plutôt trois procédures d’acquisiton de la manus sur l’épouse conformément au modèle dumézilien tripartite : la confarreatio tirant son nom de la célébration religieuse au cours de laquelle avait lieu la consommation rituelle d’un gâteau de farine d’épeautre et qui ne survit plus que de manière résiduelle à l’époque historique pour garantir la validité du mariage entre le flamine et la flaminique de Jupiter ; la coemptio, achat symbolique par le mari, de sa femme qui se contente, comme l’a bien montré en son temps A. Rossbach, de signaler son consentement. C’est le volet économique du tableau trifonctionnel. Mais dans ces deux modes de mariage, la manus sur l’épouse est acquise immédiatement par la famille du mari. Vient enfin le mariage par la procédure de l’usus qui ne requiert aucune cérémonie particulière puisque c’est la pratique, c’est-à-dire la cohabitation du couple qui établit la vie maritale et l’usage qui assure l’acquisition différée de la manus. G. Dumézil exprime la dette intellectuelle qu’il a contractée auprès de ses collègues juristes qui l’ont dès le séminaire de 1943 mis sur la piste de la « deuxième fonction », la fonction guerrière, a priori invalidée par l’absence, dans le mariage par usus de toute trace de violence18. C’est par rapprochement entre les droits romain et indien, non pas avec le rapt des Sabines, mais avec l’un des huit types d’union indiens, le mariage Gāndharva qui considère l’union secrète par simple consentement mutuel des deux partenaires de la classe des kşatriya, celle des guerriers, comme une alliance valable aux yeux de la loi que le mariage par usus trouve sa place dans le schéma trifonctionnel. Il repose sur l’autonomie des contractants, notamment de la femme qui peut rompre la procédure acquisitive de la manus par l’usurpatio trinoctii, la séparation trois nuits de suite de son mari. Reste le mythe étiologique du rapt des Sabines, dans lequel certains avaient voulu voir une quatrième forme de mariage, tombée en désuétude, le mariage par enlèvement. G. Dumézil le considère comme le condensé de toutes les formes de mariage où il reconnaît les formes en gestation de la confarreatio par l’intervention de Romulus, l’usus par transformation du rapt en consentement réciproque, la coemptio, par l’acceptation finale des Sabins de donner leurs filles19.

Les premières critiques

4 Les réserves soulevées par le système dumézilien en général n’ont pas épargné le modèle trifonctionnel du mariage. On en trouve l’écho dans le second volume du triptyque de Carla Fayer, consacré aux fiançailles, au mariage et à la dot20. La juriste italienne y montre que, contrairement à l’opinion commune qui a encore cours, le mariage romain cum manu, scellé par l’une des formes d’acquisition de la manus sur l’épouse, n’aurait pas progressivement cédé sa place, à partir de la période médio- républicaine, à un nouveau type de mariage, le mariage sine manu, dans lequel la femme restait sous la dépendance juridique de son père jusqu’à la mort de ce dernier qui la hissait au rang de sui iuris. Carla Fayer dissocie à juste titre me semble-t-il mariage et dispositions juridiques concernant le statut de l’épouse. Rome n’aurait jamais connu qu’un seul type de mariage, un mariage libre qui unissait à égalité deux partenaires.

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C’était son association, ou non, avec la procédure de la confarreatio, de la coemptio ou de l’usus qui modifiait le statut de l’un des deux conjoints, en l’occurrence l’épouse. Il n’existait donc pas deux formes de mariage cum ou sine manu, dont la dernière aurait fini par s’imposer sous l’Empire, mais seulement une uxor soumise ou non à la manus de sa belle-famille. D'ailleurs les sources ne nous parlent que de manus appliquée à l'épouse sans référence explicite au mariage. C’est par effet métonymique que la manus a été associée par les modernes à l’union21. Ce changement de perspective contribue à modifier substantiellement la nature du mariage romain et ce que l’on croyait connaître de son évolution. Les modes d’acquisition de la manus seraient donc des actes indépendants de la cérémonie du mariage. Or, si la confarreatio, la coemptio et l’usus constituaient les fossiles, appliqués au mariage, de la trifonctionnalité indo- européenne, on comprend mal que ces trois opérations aient été dissociées de la cérémonie du mariage qui pouvait se tenir indépendamment de l’une de ces procédures. De plus, Carla Fayer rappelle que la confarreatio est progressivement tombée en désuétude ce qui est difficilement compatible avec les théories duméziliennes, désuétude que les dispositions du sénatus-consulte de 23 p. C. essayaient justement de combattre afin d’assurer la continuité du recrutement des couples flaminaux de Jupiter. Elle évoque également l’élargissement de la coemptio à d’autres domaines que le seul mariage. Le travail de Nicole Boels Janssen, publié en 1991, s’inscrit en revanche dans la lignée de ses grands devanciers : les références à A. Rossbach, sur la dimension agraire des mythes22, à van Gennep sur le caractère initiatique de certains cérémoniaux et à Dumézil, sur l’essence religieuse du mariage romain, le rattachent tout naturellement à eux. Cependant, son travail ne considère plus le mariage comme l’alpha et l’oméga de la vie matronale, mais comme un élément, certes nodal, qui s’inscrit néanmoins dans une chaîne de pratiques rituelles qui rythment la vie de la citoyenne romaine depuis l’enfance. La méthode suivie consiste principalement à retrouver derrière le foisonnement des mythes étiologiques (le rapt fondateur des Sabines, le meurtre de Camille, etc.), la sédimentation des nombreux rituels et l’empilement des interprétations étymologiques des lexicographes « aux rapprochements – écrit-elle – trop évidents parfois », la signification symbolique des usages dont le sens s’est totalement perdu à l’époque historique et qui seraient répétés de manière machinale. Les lectures juridiques de la gestuelle nuptiale sont donc a priori écartées. Les différents moments de la cérémonie matrimoniale auraient donc vocation à demeurer privés, comme la prise des auspices. Le seul acte juridique identifié comme tel23 – la signature du contrat de mariage qui se fait devant témoins – demande à être ratifié par un geste religieux, la dextrarum iunctio, l’union des deux mains droites des époux, symbole de leur concordia et de leur réciproque.

5 À partir des années soixante-dix, sous l’influence des enquêtes ethnologiques et de la sociologie, il est progressivement apparu que l’analyse du mariage ne se résumait pas seulement à l’étude des rituels de la noce, mais devait prendre en compte aussi les aspects de la vie conjugale. Cette prise de conscience s’est produite au rythme de l’intégration de nouveaux documents qui acquéraient progressivement un droit de cité, égal à celui des témoignages littéraires, je veux parler des sources épigraphiques et papyrologiques.

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Mariage et épigraphie : nouvelles approches

L’influence des sciences sociales

6 Dans la lignée de la pensée lévi-straussienne, les historiens de la parenté romaine se sont d’abord employés à débusquer les invariants culturels supposés marqueurs, au- delà des différences locales, de structures élémentaires communes à l’humanité tout entière. Il est naturel que les effets de cette méthode fondée sur le primat de la linguistique aient rencontré un écho particulier chez les spécialistes de la langue latine. De ce point de vue, la terminologie latine de la parenté offrait un réservoir encore peu exploré, susceptible de remplacer les données que les ethnologues pouvaient recueillir sur le terrain auprès des populations qui les accueillaient. En 1978, Philippe Moreau consacrait un article à la terminologie latine de la parenté et de l’alliance : comme le titre l’indiquait sans ambiguïtés24, il y livrait les résultats que les méthodes de la linguistique anthropologique appliquée à sa discipline autorisaient alors à obtenir. Dans l’approche lévi-straussienne, penser l’inceste était inséparable de la compréhension des mécanismes du mariage qui se fonde sur l’échange des femmes, rendu possible par l’interdiction d’épouser sa sœur. Rien d’étonnant alors à ce que les historiens de la parenté romaine, formés à la lecture des anthropologues français, aient parallèlement orienté leurs recherches vers les prohibitions matrimoniales d’autant plus que la législation romaine en la matière a connu des évolutions contradictoires passant d’une levée progressive des restrictions à leur extension, rendue plus drastique encore à partir de Dioclétien où certains interdits matrimoniaux s’appliquaient désormais à des degrés jusqu’ici épargnés25. Ces mouvements opposés de la législation trouvèrent leur archéologue en la personne de M. Bettini qui proposa, en se fondant sur le périmètre d’application du ius osculi, cet antique droit au baiser des femmes sur certains de leurs parents, d’identifier, à l’époque archaïque, le dernier cercle de conjoints interdits à ceux qui étaient parents au sixième degré26, ce qui correspond à nos cousins « au second degré ». L’obligation faite encore au IIe s. p. C. semble-t-il, aux femmes d’embrasser sur la bouche leurs parents mâles jusqu’aux cousins issus de cousins trouvait sa signification dans une ancienne prohibition matrimoniale qui touchait les cousins éloignés dont on déduit qu’elle fut levée avant 200 a. C., date de l’autorisation du mariage entre cousins germains signalée par une notation livienne27. Cette attention accrue aux interdits matrimoniaux allait cependant devoir tenir compte de deux objections. La première venait des sources elles-mêmes et notamment du dossier papyrologique égyptien qui révélait l’absence de normes universellement admises en matière d’échange avec la possibilité, non érigée en principe matrimonial cependant à la différence d’autres sociétés, de conclure une alliance avec sa sœur ou sa demi-sœur. Cette alliance était bien sûr interdite aux citoyens romains, mais tolérée chez les pérégrins – sujets de l’empire – et comme les recensements égyptiens l’indiquent, perdura jusqu’en 212 p. C. K. Hopkins fut le premier à en instruire le dossier28 dont les derniers développements sont cependant récents tant il continue à susciter l’incompréhension d’un certain nombre de collègues qui essaient d’en diminuer la portée29. C’est à F. Héritier, élève et successeur de Cl. Lévi-Strauss au Collège de France, que l’on doit la seconde objection30. Celle-ci a également remis en cause la place centrale de la prohibition de l’alliance avec la sœur dans la théorie de l’échange par le constat de l’existence universelle de prohibitions matrimoniales pesant cette fois sur des parents appartenant pourtant au groupe exogamique d’Ego (beaux-

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frères, beaux-parents, beaux-enfants, etc.). L’identification d’un deuxième cercle de parents tabous trouvait une explication symbolique dans l’interdiction de la circulation d’humeurs vitales communes31. Philippe Moreau a introduit la notion d’« inceste du deuxième type » formulée par F. Héritier dans son analyse des interdits matrimoniaux. Il aborde également ce thème en 1978 dans un article dont le titre apparaît avec le recul comme un véritable manifeste méthodologique convoquant les sources anciennes au même titre que les études menées sur le terrain par les ethnologues auprès des populations qu’ils étudient32. L’un des premiers plaidoyers de Cicéron – le pro Cluentio, discours dans lequel son client éponyme est accusé du meurtre de son beau-père – va donner à Philippe Moreau l’occasion de mettre sa méthode à l’épreuve. La ligne de défense de Cicéron consiste à discréditer la famille de la victime, à commencer par Sassia, la mère de Cluentius, qui avant de se remarier au défunt avait épousé en secondes noces son gendre ravi à propre sa fille. C’est l’immoralité du couple qui aurait poussé l’accusé à l’homicide. L’évocation de mariages entre collatéraux enrichit l’imbroglio familial que Philippe Moreau entreprend d’éclairer par l’identification du type de cousins impliqués dans l’alliance33. La question de l’inceste alimentera ensuite un ouvrage tiré de sa thèse d’état34. Le remariage de Sassia, la mère de Cluentius, avec son gendre n’avait pour autant pas fait l’objet de poursuites légales, ce qui a même suggéré que ce type d’alliance entre affins hétérostathmiques était encore autorisé à la fin de la République. Son interdiction postérieure serait, selon l’anthropologue Laurent Barry, qui s’appuie sur les travaux de Ph. Moreau et de P. Veyne35, le témoignage incontestable de « l’invention du couple36 ». L’assimilation de certains alliés à des conjoints prohibés aurait alors été le signe indubitable d’une révolution conjugale. L’essor de l’anthropologie a également largement influencé les travaux de Mireille Corbier qui en a importé certains concepts et qui convoque souvent en prélude à une étude la figure tutélaire de Cl. Lévi-Strauss37. Elle fut également la première à s’intéresser à la « double relation de parenté » entre époux et cousins par exemple, relations plurielles dont l’analyse se déploie dans plusieurs travaux. Entamé en 1990 dans un article intitulé « Construire sa parenté à Rome38 », l’inventaire des occurrences épigraphiques commençait par distinguer les attestations explicites de double lien de parenté par l’indication de deux termes, l’un appartenant à la parenté par le sang (cognatique), l’autre à l’alliance (adfinitas)39, des cas implicites seulement décelables par l’onomastique des époux homonymes40. Dans le dernier volet de la série des colloques australiens sur la parenté, inaugurée en 1981 par Beryl Rawson41, elle produisit une synthèse régionale et provinciale qui lui permettait d’approfondir le riche cas africain par le repérage systématique, dans les sources littéraires et épigraphiques, de mariages échappant aux règles de l’exogamie traditionnelle, parmi lesquels ceux que les anthropologues désignent comme remarquables parce qu’ils impliquent un « renchaînement d’alliances ». Le lévirat qui consiste à épouser la veuve de son frère, autorisé à Rome jusqu’au IIIe siècle de notre ère, semble avoir rencontré dans l’Afrique romaine un écho particulier interprété par les historiens comme un vestige d’usages puniques. Le dialogue avec l’anthropologie comparée ne s’arrête pas là. Il avait commencé dans un premier article où l’auteur se proposait de confronter pratiques aristocratiques romaines et modernes de la famille42. Le tableau comparatiste sera ensuite complété d’un second volet qui prendra entre autres pour modèle les stratégies médiévales43. Le concept de « stratégies », emprunté aux sociologues44 qui l’avaient eux-mêmes élaboré pour contrer celui, vieillissant, des « structures », va parallèlement s’avérer fécond pour les romanistes que la parenté intéresse. Dans son

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introduction au récent colloque intitulé Les stratégies familiales dans l’Antiquité tardive, Christophe Badel45 a en effet mis en évidence ce tournant pris par l’historiographie de la famille dans les années quatre-vingt qui consistait à s’intéresser à l’individu, puis au groupe (ici familial) pris dans une stratégie de l’alliance. Cette recherche se concrétisa dans la publication en 1990 de l’imposant volume Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine46. Ch. Badel rappelle les discussions que la notion de stratégie suscita bientôt chez les historiens de la République et de l’Empire, dont certains contestèrent le bien-fondé de l’application à des familles dont on ignorait pour la plupart tout de la capacité à se projeter dans l’avenir ou l’éventail des choix de l’alliance. Il n’empêche. Depuis les années quatre-vingt, l’attention prêtée à la séparation des couples dans la société aristocratique romaine tient autant aux considérations d’une époque où le divorce s’est banalisé, qu’à l’intérêt nouveau suscité par l’exploration des possibilités offertes aux familles ou aux individus de se choisir des alliances plus juteuses47. D’un point de vue strictement historiographique, il n’est pas anodin de constater le glissement des objets d’étude du remariage48 aux analyses qui s’intéressent désormais exclusivement à la dissolution des liens du mariage49.

La domination des études quantitatives

7 Sur la question du mariage, l’historiographie anglo-saxonne n’est pas en reste, mais elle s’est engagée sur d’autres voies. Sous l’influence d’historiens modernistes, allait naître le groupe de Cambridge50 fondé par le démographe comparatiste Peter Laslett, auteur de l’ouvrage devenu best-seller The World that we have lost : England before the Industrial Age (1965), dans lequel il faisait voler en éclats quelques idées reçues sur la famille en affirmant notamment contre tous les modèles établis jusque-là la prééminence du modèle de la cellule familiale nucléaire dans l’Angleterre de l’époque moderne. Le groupe de Cambridge avait donné le coup d’envoi, dans le monde anglo-saxon d’abord, aux études de démographie historique. Les travaux de Keith Hopkins sur la démographie antique, inspirés par Moses Finley, s’y rattachaient explicitement. À la fois historien de l’Antiquité et sociologue, il est entre autres l’auteur d’une étude, « The Age of Roman Girls at Marriage », parue dans Population Studies, 18, p. 309-327, qui annonce les travaux postérieurs de R. Saller et B. Shaw. En effet, le tournant décisif fut donné par les analyses quantitatives de ces deux chercheurs qui, en s’appuyant sur l’étude systématique des épitaphes, déduisaient dans un article resté célèbre51 que la famille romaine, sur le modèle de la famille anglaise des Lumières, était nucléaire52. Ces conclusions s’accompagnaient d’un constat développé dans un article de la même année, Close-Kin Marriage in Roman Society, paru dans la revue d’anthropologie (non d’Histoire)53, selon lequel le mariage conclu entre proches, qui caractérise les familles étendues, était très peu répandu, ceci en nette réaction aux thèses de l’anglais Jack Goody, spécialiste d’anthropologie comparée, qui en 1983 publiait son ouvrage de référence The Development of the Family and Marriage in Europe dans lequel il datait la disparition de l’endogamie comme mode d’alliance généralisé, de l’avènement de l’empire chrétien54, mais aussi en réponse aux travaux de Y. Thomas, qui soulignaient la tendance à l’endogamie des familles romaines tant aristocratiques que populaires55. Ces travaux sur l’endogamie n’étaient pas isolés, mais s’inscrivaient dans une tradition ouverte depuis les années soixante, qui se fondaient en partie sur les progrès de la linguistique comparée dont les conclusions sont aujourd’hui critiquées. Dans son imposant Vocabulaire des institutions indo-européennes56, É. Benveniste avait par exemple

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avancé, pour expliquer la formation sur auus (le grand-père) du terme auunculus, qui désigne en latin l’oncle maternel, l’hypothèse d’un mariage préférentiel – dont on n’a pas la trace historique – entre cousins croisés (fils et fille d'un frère et d'une sœur) qui faisait du grand-père paternel de l'enfant du couple (l'Ego des anthropologues), l'oncle maternel de l'oncle maternel de ce dernier, son « petit grand-père » en quelque sorte57. Ceci n’empêcha cependant pas les résultats de R. Saller et B. Shaw de connaître un écho spectaculaire dans le monde anglo-saxon58, qui laissa au départ peu de place aux réserves émises par une partie de la communauté scientifique59. En France, mais pas seulement, Mireille Corbier60 et Philippe Moreau affichèrent bientôt leur scepticisme en remettant en cause la méthodologie même des travaux qui opposaient un peu vainement endogamie et exogamie alors que les deux pratiques avaient dû coexister à l’intérieur des familles. Sur les résultats incomplets de l’étude de Saller et Shaw parue dans Man qui ne tenaient compte que des cas de mariages entre cousins identifiables par une onomastique commune61 (les cousins parallèles patrilatéraux, donc titulaires d’un gentilice identique), il a même été avancé que la situation particulière des États-Unis où les deux chercheurs exercent, qui interdisent ce type de mariage avaient pu influencer l’orientation des recherches. En ce qui concerne les milliers d’épitaphes dépouillées par Saller et Shaw, réalisées pour la plupart par des proches, elles ne renvoyaient en fait de la famille romaine qu’une image biaisée. Les épitaphes reflétaient ce devoir de piété familiale62, mais ne permettaient absolument pas de conclure que la famille romaine était nucléaire. La synthèse de Susan Treggiari, Roman Marriage. Iusti Coniuges from the Time of Cicero to the Time of Ulpian, publiée en 1991, mais dont les prémices remontent à la fin des années 1970, a pourtant été largement influencée par les résultats de la méthode quantitative au moins dans l’interprétation des sources épigraphiques. Dans sa préface, l’auteur exprime la dette intellectuelle contractée auprès du groupe de Cambridge63. Il est d’ailleurs très intéressant d’observer que certains des aspects les plus discutés du mariage romain – concernant les modalités de passage de la future épouse d’une famille à l’autre (usus, confarreatio, coemptio) – n’ont droit ici qu’à une rapide présentation. Certains chapitres révèlent plus que d’autres encore les préoccupations alors dominantes dans l’historiographie : « Coniugalis Amor » ou encore le titre de la quatrième partie « Paterfamilias and Materfamilias » dont les conclusions sont directement inspirées des résultats statistiques liés à l’âge moyen au décès tirés des travaux de R. Saller et B. Shaw et de leurs conclusions sur la réalité de la patria potestas64. En effet, dans une étude préliminaire65, R. Saller déduisait à la fois de l’âge au mariage des hommes – plus élevé que l’on ne s’y attendait – qu’il estimait en moyenne entre 25 et 30 ans grâce à l’intervention récurrente des épouses dans les épitaphes de leur mari à partir de 25 ans, et de la fréquente absence de la figure paternelle dans les épitaphes des enfants à partir de 18 ans, l’inefficience de la puissance paternelle en raison de l’impossibilité du titulaire, déjà décédé, à l’exercer. La fin du siècle passé enregistre les réserves de plus en plus nombreuses formulées par la communauté scientifique à l’encontre de la méthode quantitative. Jonathan Edmondson, pourtant disciple de la méthode Saller et Shaw, redéfinit le périmètre de son application qu’il limite désormais à l’évaluation de l’intensité des relations familiales, non à la connaissance des structures de la parenté66.

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Le retour de la prosopographie

8 Les années quatre-vingt sont également marquées, avec la découverte de nouveaux documents en Espagne – comme la loi municipale d’Irni traduite en français en 198667 – par un regain des études consacrées au droit latin, dans une perspective cependant plus sociale. Les travaux d’A. Chastagnol, à qui l’on doit le premier le réexamen des effets du droit latin à la lumière des études onomastiques68 ont montré que, dans certaines circonstances, les états civils enregistraient les changements de statuts intervenus à la suite d’une promotion per honorem. Le savant français avait suggéré que la filiation pérégrine pouvait être l’indice, chez ceux qui en étaient porteurs, d’une citoyenneté romaine récemment acquise. A. Chastagnol avait en outre proposé, sous certaines conditions, de considérer l’expression de la filiation par le patronyme dans les états civils de citoyens romains, comme la traduction épigraphique d’un mariage mixte intervenu à la génération des parents. Ses derniers travaux avaient envisagé la possibilité d’un aménagement du droit latin à l’époque d’Hadrien dans le but d’aligner le statut des enfants issus d’un pérégrin et d’une citoyenne romaine sur celui des enfants d’unions formées à l’inverse entre un père citoyen romain et une mère pérégrine69. L’analyse du dossier se heurtait cependant à une série de difficultés parmi lesquelles celle qui faisait observer que pour repérer des cas de promotion ob honorem ou de transmission de gentilice par la mère, A. Chastagnol avait essentiellement fondé sa réflexion et sa méthode sur l’observation du traitement de l’état civil dans les régions de tradition celtique qui privilégient souvent la filiation par le cognomen paternel plutôt que par le praenomen70. Au niveau supérieur aux élites locales, l’attention prêtée aux unions aristocratiques, près d’un siècle après les travaux de Friedrich Münzer et ceux de Ronald Syme, s’est récemment enrichie des progrès des enquêtes prosopographiques71 qui permettent de rouvrir le dossier des alliances et des désunions politiques72 ou de s’interroger sur un aspect mal connu, celui des mésalliances ou des mariages arrangés, notamment entre chevaliers et filles de l’ordre sénatorial, quand il est possible de les repérer73.

Vers une histoire globale ?

Le désintérêt initial des études de genre

9 Si le mariage romain n’a jamais cessé d’être un objet de curiosité, il faut bien constater que les gender studies ont au début de leur acclimatation en France peu contribué à une étude renouvelée de la question matrimoniale romaine dans la mesure où, nées dans des contextes socioculturels précis, le milieu de la psychologie au départ, ces études se sont d’abord intéressées à des catégories (amour, érotisme, identités sexuelles) ou à des expressions minoritaires ou jugées déviantes par rapport à la norme qui ne trouvaient pas immédiatement leur place dans la définition du conubium. La revue Clio sous-titrée Femmes, Genre, Histoire, fondée en 1985, n’a par exemple jamais ouvert ses pages à une étude proprement dite sur le matrimonium. L’ouvrage collectif l’Histoire des femmes en Occident regrette dans l’introduction de sa seconde édition de ne pas avoir été assez une histoire du « genre74 », dont pourtant il se revendiquait pour mieux comprendre « les relations entre les sexes, non pas inscrits dans l’éternité d’une introuvable nature, mais produits d’une construction sociale qu’il importe justement de déconstruire75 ». C’est précisément cette image du mariage romain qu’essaie de décrypter dans l’un de ses

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chapitres le premier manuel écrit en français sur ces questions intitulé Hommes et femmes dans l’Antiquité romaine76. Les Annales ont également tardé à intégrer ce thème à leur sommaire : dans le numéro de juillet-septembre 2012 consacré pour la première fois au genre sous un titre Régimes de genre qui entend prendre ses distances, le mariage n’est pas le thème retenu pour servir d’étude de cas à la période romaine. C’est même un autre type de situation, strict négatif du mariage romain, qui sert d’illustration77. L’article confié à une collègue allemande, Elke Hartmann, prend à contre-pied les rapports attendus de genre qui s’opèrent au sein du conubium pour montrer comment une autre hiérarchie fondée sur la distinction des sexes fonctionne aussi à l’intérieur des rapports sociaux. L’auteur y envisage en effet les relations entre corps féminin et genre, du point de vue de la succession patrimoniale en analysant un cas concret ou devenu proverbial voire caricatural, rapporté par les poètes, celui de la captation des héritages de femmes âgées, célibataires et sans enfant, l’exact contraire des matrones. Elle y montre comment ces femmes, investies d’un pouvoir inédit, celui que leur apportent la richesse et l’esprit de convoitise de leurs jeunes amants, font preuve d’une sexualité débridée digne de celle que l’on attend d’une meretrix, contraire en tout cas à leur âge et à leur rang.

Reconsidérations et nouvelles perspectives

10 Il a fallu attendre la fin des années 2000 pour assister au retour en grâce des études relatives au mariage avec la récente publication de l’ouvrage de Karen K. Hersch qui s’inscrit dans la lignée des études de genre. Dans The Roman Wedding78, la filiation historiographique est claire : le livre veut comprendre un paradoxe en réévaluant, dans le sillage d’une étude de John Scheid qui réappréciait le rôle des femmes dans certaines fêtes religieuses79, la signification et la dimension essentiellement féminine d’une cérémonie et de rites où les femmes tenaient le premier rôle. Ce qui fait écrire à Karen Hersch que le mariage romain est une cérémonie centrée exclusivement sur l’épouse. On ne peut achever cette mise en perspective historiographique sans évoquer la très récente et stimulante étude de Marine Bretin-Chabrol80. Partant du constat que le lexique latin de la parenté file la métaphore du monde végétal, elle essaie de révéler l’idéologie sous-jacente du vocabulaire latin qui livre une lecture « genrée » de la société romaine en pensant le « mariage sur le modèle d’une coopération complémentaire entre la vigne et le support vivant d’un arbre », en l’occurrence l’orme. La recherche s’ancre dans un double courant, celui des études sur le genre dont les travaux de l’auteur se réclament explicitement81 et celui qui touche à l’histoire culturelle et des représentations. Les termes maritus, maritare désignent aussi bien l’époux que l’arbre marié à la vigne, l’action de se marier du point de vue strictement masculin que celle qui consiste à tutorer la vigne. Pour M. Bretin-Chabrol qui met en relation d’une part, l’acception tardive de maritus dans un sens strictement statutaire (l’homme marié par opposition au célibataire ou au veuf), qu’elle date précisément des lois matrimoniales d’Auguste entre 18 a. C. et 9 p. C., et d’autre part, la technique exclusivement italienne de la vigne arbustive qui caractérise le paysage péninsulaire, seraient ici réunis tous les éléments discursifs de l’idéologie augustéenne chantée par Virgile et Horace, du retour à la paix, à la prospérité et au mos maiorum82. Pour séduisantes et convaincantes qu’elles soient, les conclusions auxquelles aboutit le livre de M. Bretin-Chabrol attire notre attention sur un point : le cloisonnement de nos disciplines. Un exemple seulement : M. Bretin-Chabrol observe que la spécialisation du

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terme maritus ne serait intervenue qu’après absorption du terme dans le champ institutionnel où il ne désignait plus que l’homme marié. Or, l’éclairage épigraphique révèle que non seulement, maritus est synonyme de uir et de coniux dans les épitaphes où il est employé comme terme d’adresse ou de référence, mais qu’en outre son usage a fini par susciter la création dans le langage au moins funéraire d’un symétrique féminin, la marita, attestée en grand nombre notamment en Italie, en Afrique et dans la péninsule Ibérique, ce qui contribue à nuancer les conclusions relatives à la limitation de son emploi.

11 L’historiographie du mariage romain s’est diversifiée au fur et à mesure que de nouveaux objets d’étude traversaient le champ d’intérêt des spécialistes de la famille et de la parenté, au fur et à mesure aussi que de nouveaux questionnements parfois inspirés par le présent s’imposaient à eux. C’est ainsi que leur regard s’est progressivement déplacé vers de nouveaux horizons géographiques et sociaux grâce aux progrès, entre autres, de la science épigraphique qui a acquis ses lettres de noblesse dans ce domaine aussi, sans en épuiser l’intérêt comme le montrent les développements récents de l’historiographie qui n’hésite pas à rouvrir d’anciens dossiers. L’écueil à éviter aujourd’hui me semble résider dans la spécialisation des études. Pour indispensables qu’elles soient, les mises au point fondées sur le droit ou les témoignages littéraires ne tiennent pas suffisamment compte de l’enseignement de l’épigraphie et ne nous font connaître que les us et coutumes des sphères supérieures, principalement romaines et italiennes. Inversement, les travaux fondés sur les seules données épigraphiques sont tributaires de la nature de leurs sources forcément limitée (contraintes dues aux catégories sociales représentées, contraintes liées aux types d’inscription, etc.). L’association des différentes perspectives me semble désormais la seule démarche susceptible de compléter les divers points de vue en exploitant la possibilité qui existe désormais d’embrasser, grâce à la multiplication des travaux, toutes les sources à notre disposition.

NOTES

1. La formulation Vbi tu Gaius, ibi ego Gaia, à laquelle font indirectement allusion Cicéron, pro Murena, 27 ; Quintilien, de Institutione oratoria, 1, 7, 28 et P. Festus, 95 a été traduite en latin d’après le témoignage de Plutarque, Questions romaines, 30.

2. Ch. BADEL, CH. SETTIPANI (ÉD.), LES STRATÉGIES FAMILIALES DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE, PARIS, 2012. 3. C. FAYER, LA FAMILIA ROMANA. ASPETTI GIURIDICI ED ANTIQUARI. SPONSALIA, MATRIMONIO, DOTE. PARTE SECONDA, ROME, 2005, P. 234.

4. D. GOUREVITCH, M., TH. RAEPSAET-CHARLIER, LA FEMME DANS LA ROME ANTIQUE, PARIS, 2001, P. 99.

5. D’un côté, M. CORBIER, « FAMILLE ET PARENTÉ : CARACTÈRES ORIGINAUX DE LA SOCIÉTÉ ROMAINE (IER SIÈCLE

AV. J.-C.-IIIE SIÈCLE AP. J.-C.) », IN A. SUPIOT (TEXTES RÉUNIS PAR), TISSER LE LIEN SOCIAL. FLORILÈGE DE DIX ANNÉES DE

CONFÉRENCES À LA MAISON DES SCIENCES DE L’HOMME ANGE-GUÉPIN, PARIS, 2004, P. 75 : « … LE MARIAGE LUI-MÊME… RESTE UNE AFFAIRE PRIVÉE, QUI N’EST SOUMISE À AUCUNE AUTORISATION PRÉALABLE, À AUCUNE SANCTION OFFICIELLE, À AUCUN ENREGISTREMENT PUBLIC. AINSI LE CENSEUR NE FAISAIT QUE NOTER, EX POST, LA SITUATION QUI

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LUI ÉTAIT DÉCLARÉE PAR LES INTÉRESSÉS. » DE L’AUTRE, LE TITRE ÉVOCATEUR DE L’OUVRAGE DU JURISTE G. LIND, COMMON LAW MARRIAGE. A LEGAL INSTITUTION FOR COHABITATION, OXFORD, 2008. 6. K. K. HERSCH, THE ROMAN WEDDING. RITUAL AND MEANING IN ANTIQUITY, CAMBRIDGE, 2010, P. 9 : WAS THE WEDDING A LEGAL ACT ? THE ANSWER MUST BE “YES AND NO”. 7. CORBIER, FAMILLE ET PARENTÉ, P. 73 : « LA FAMILLE ROMAINE EST À LA FOIS TRÈS PROCHE ET TRÈS ÉLOIGNÉE DE NOUS. »

8. N. BOELS JANSSEN, LA VIE RELIGIEUSE DES MATRONES DANS LA ROME ARCHAÏQUE, ROME, 1991 (CEFR, 176), P. 137.

9. L. FRIEDLÄNDER, DARSTELLUNG AUF DER SITTENGESCHICHTE ROMS, ÉD. REV. PAR G. WISSOWA, LEIPZIG, 1919-1921. 10. J. MARQUARDT, DAS PRIVATSLEBEN DER RÖMER, LEIPZIG, 1886 (HANDBUCHDER RÖMISCHEN ALTERTHÜMER 7), TRADUIT EN FRANÇAIS SOUS LE TITRE LA VIE PRIVÉE DES ROMAINS, PARIS, 1892-1893. 11. H. BLÜMMER, DIE RÖMISCHEN PRIVATALTERTÜMER, MUNICH, 1911. 12. G. WISSOWA, RELIGION UND KULTUS DER RÖMER, MUNICH, 1912 (2E ÉD.). 13. R. PICHON, LE MARIAGE RELIGIEUX À ROME, PARIS, 1910, P. 3. IL POURSUIT : « OR, CES ORIGINES, C’EST À ROME QU’IL FAUT LES CHERCHER. QU’ON L’ENVISAGE COMME UN CONTRAT JURIDIQUE OU COMME UNE UNION MORALE, LE MARIAGE MODERNE EST DOUBLEMENT LATIN… PAR LE CODE CIVIL COMME PAR L’ÉGLISE CHRÉTIENNE, NOTRE MARIAGE VIENT DE ROME ; IL PLONGE SES LOINTAINES ET ROBUSTES RACINES DANS LE SOL LATIN. C’EST CE QUI DONNE À L’ÉTUDE DU MARIAGE ROMAIN UN INTÉRÊT TOUT PARTICULIER, ACTUEL EN QUELQUE SORTE. » IL FAUT RELIER CES

PRISES DE POSITION AU CONTEXTE ANTICLÉRICAL DU DÉBUT DU XXE SIÈCLE QUI CULMINA AVEC, EN 1905, LA LOI DE SÉPARATION ENTRE L’ÉGLISE ET L’ÉTAT. LES DÉFENSEURS DU MARIAGE RELIGIEUX AVAIENT CERTAINEMENT DANS LEUR VISEUR LA LOI SUR LE DIVORCE DE 1884. 14. P. E. CORBETT, THE ROMAN LAW OF MARRIAGE, OXFORD, 1930.

15. CORBETT, LAW OF MARRIAGE, P. 67, CITÉ PAR HERSCH, WEDDING, P. 51. 16. Tacite, Annales, 15, 37. Certains historiens ont assuré que le mariage de Messaline avec son amant était valide étant donné l’absence de formalisme du divorce romain. 17. G. DUMÉZIL, MARIAGES INDO-EUROPÉENS, SUIVI DE QUINZE QUESTIONS ROMAINES, PARIS, 1979, P. 10. 18. DUMÉZIL, MARIAGES, P. 17 : « LE PROBLÈME QU’ANNONCE CE TITRE A ÉTÉ « VU » POUR LA PREMIÈRE FOIS, AU PRINTEMPS DE 1943, PAR UN SPÉCIALISTE DU DROIT ROMAIN QUE SON ŒUVRE ANTÉRIEURE NE DISPOSAIT POURTANT PAS À LUI PRÊTER ATTENTION. C’EST UNE LONGUE HISTOIRE. » ; P. 19 : « PIERRE NOAILLES ÉTAIT PRÉSENT. JE NE LE CONNAISSAIS PAS ET JE FUS SURPRIS DE LA CHALEUR DE SON APPROBATION. PLUS SURPRIS ENCORE QUAND JE L’ENTENDIS PROPOSER UNE EXTENSION DE MA THÈSE À UN DOMAINE DONT JE NE M’ÉTAIS PAS OCCUPÉ : LE DROIT. […] NOAILLES N’HÉSITA PAS À ÉVOQUER LE PRINCIPE DE L’ACTION GUERRIÈRE – USAGE VIOLENT DE LA FORCE – POUR COMPLÉTER, AU NIVEAU DE L’USUS, LE TABLEAU TRIFONCTIONNEL. DE LA PART DE NOAILLES, C’ÉTAIT UNE CONVERSION. » ; P. 29 : « JE NE L’AURAIS [L’ARGUMENTATION] CEPENDANT PAS PROPOSÉE À UN PLUS LARGE PUBLIC SI JE N’AVAIS BÉNÉFICIÉ, CES DERNIÈRES ANNÉES, DE VÉRITABLES LEÇONS PARTICULIÈRES DE DROIT ROMAIN QU’A BIEN VOULU ME DONNER MON ÉMINENT COLLÈGUE M. ANDRÉ MAGDELAIN : SE PLAÇANT PAR HYPOTHÈSE DANS MON INTERPRÉTATION, IL L’A ARMÉE DE SON SAVOIR, DE SA CRITIQUE ET DE SON SENS JURIDIQUE ET, POUR TOUT DIRE D’UN MOT, TRANSFIGURÉE. SI J’EN ASSUME LA RESPONSABILITÉ, C’EST LUI QUI EN A LE MÉRITE. » 19. DUMÉZIL, MARIAGES, P. 76 ET SUIVANTES : « AINSI, DANS LE SILLAGE DU RAPT, NOUS VOYONS SE CRÉER LA CONFARREATIO, MÛRIR L’USUS, S’ESQUISSER LA COEMPTIO. » 20. FAYER, LA FAMILIA ROMANA, P 185-325 (LA CONVENTIO IN MANUM). 21. Gaius dans ses Institutiones (1, 110-111) parle d’uxor in manu mariti, abrégé en uxor in manu dont le statut serait antérieur à la Loi des XII Tables (M. BRETIN-CHABROL, L’ARBRE ET LA LIGNÉE. MÉTAPHORES VÉGÉTALES DE LA FILIATION ET DE L’ALLIANCE EN LATIN CLASSIQUE, GRENOBLE, 2012, P. 198). 22. C’est d’ailleurs au livre de N. Boels Janssen que nous devons d’avoir pu prendre connaissance du contenu de l’ouvrage d’A. Rossbach introuvable en France.

23. BOELS JANSSEN, LA VIE RELIGIEUSE, P. 139 : « MAIS LE PREMIER ACTE DU MARIAGE LUI-MÊME ÉTAIT LA SIGNATURE DU CONTRAT DE MARIAGE, EN PRÉSENCE DE TÉMOINS. MALGRÉ SON IMPORTANCE POUR L’ESPRIT ESSENTIELLEMENT

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JURIDIQUE DES ROMAINS, NOUS NE NOUS Y ATTARDERONS PAS CAR IL N’A RIEN DE RELIGIEUX ET N’EST QU’UN PRÉLIMINAIRE JURIDIQUE INDISPENSABLE AU RITUEL NUPTIAL. » 24. Ph. MOREAU, « LA TERMINOLOGIE LATINE ET INDO-EUROPÉENNE DE LA PARENTÉ ET LE SYSTÈME DE PARENTÉ ET

D’ALLIANCE À ROME », REL 56 (1978), P. 41-53.

25. Le point dans Ph. MOREAU, « LE MARIAGE DANS LES DEGRÉS RAPPROCHÉS. LE DOSSIER ROMAIN (IER SIÈCLE AV.

J.-C.-IIIE SIÈCLE AP. J.-C.) », IN P. BONTE (DIR.), ÉPOUSER AU PLUS PROCHE. INCESTE, PROHIBITIONS ET STRATÉGIES

MATRIMONIALES AUTOUR DE LA MÉDITERRANÉE, PARIS, 1994, P. 59-78. POUR LA PÉRIODE TARDIVE, COMPLÉTER AVEC D.

LHUILLIER-MARTINETTI, L’INDIVIDU DANS LA FAMILLE À ROME AU IVE SIÈCLE D’APRÈS L’ŒUVRE D’AMBROISE DE MILAN, RENNES,

2008.

26. M. BETTINI, « IL DIVIETO FINO AL « SESTO GRADO » INCLUSO NEL MATRIMONIO ROMANO », IN J. ANDREAU ET H.

BRUHNS (TEXTES RÉUNIS ET PRÉSENTÉS PAR), PARENTÉ ET STRATÉGIES FAMILIALES DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE. ACTES DE

LA TABLE RONDE DES 2-4 OCTOBRE 1986 (PARIS, MAISON DES SCIENCES DE L’HOMME), ROME, 1990, P. 27-52 ; M. B ETTINI,

AFFARI DI FAMIGLIA. LA PARENTELA NELLA LETTERATURA E NELLA CULTURA ANTICA, BOLOGNE, 2009, CHAPITRE IX « IN VINO STUPRUM. OVVERO, LE DONNE ROMANE CHE NON BEVONO VINO », P. 239-258. 27. Tite-Live, Histoire romaine, XLII, 34.

28. K. HOPKINS, « LE MARIAGE FRÈRE-SŒUR EN ÉGYPTE ROMAINE », IN BONTE, ÉPOUSER AU PLUS PROCHE, P. 79-111.

DANS LA NOTE 2 DE L’ARTICLE, L’AUTEUR PRÉCISE QUE L'ÉTUDE « EST LA VERSION REVUE ET ABRÉGÉE D’UNE PRÉCÉDENTE PUBLICATION [« BROTHER-SISTER MARRIAGE IN ROMAN EGYPT », COMPARATIVE STUDIES IN SOCIETY AND

HISTORY, 22 (1980), P. 303-354] » PRÉSENTATION COMMODE DU DOSSIER DANS B. LEGRAS, HOMMES ET FEMMES D’ÉGYPTE

(IVE S. AV. N. È.-IVE S. DE N. È.). DROIT, HISTOIRE, ANTHROPOLOGIE, PARIS, 2010, P. 183-192.

29. S. HÜBNER, « “BROTHER-SISTER” MARRIAGE IN ROMAN EGYPT : A CURIOSITY OF HUMANKIND OR A WIDESPREAD

FAMILY STRATEGY ? », JRS 97 (2007), P. 11-49 QUI PROPOSE DE VOIR DANS CETTE PRATIQUE L’ADOPTION DU GENDRE

PAR SON BEAU-PÈRE PLUTÔT QU’UN MARIAGE ENTRE FRÈRE ET SŒUR. CONTRA, S. REMIJSEN, W. CLARYSSE, « INCEST OR

ADOPTION ? BROTHER-SISTER MARRIAGE IN ROMAN EGYPT REVISITED », JRS 98 (2008), P. 53-61.

30. R. DELIEGE, ANTHROPOLOGIE DE LA PARENTÉ, PARIS, 1996, P. 41-42. SUR LE PARCOURS DE FRANÇOISE HÉRITIER, LIRE AUSSI SON INTERVIEW (LIBÉRATION DU 26 MARS 2009). 31. F. HERITIER, LES DEUX SŒURS ET LEUR MÈRE, PARIS, 1994. 32. Ph. MOREAU, « PLUTARQUE, AUGUSTIN, LÉVI-STRAUSS : PROHIBITION DE L’INCESTE ET MARIAGE PRÉFÉRENTIEL DANS LA ROME PRIMITIVE », RBPH 56 (1978), P. 41-54. 33. Ph. M OREAU, « STRUCTURES DE PARENTÉ ET D’ALLIANCE À LARINUM D’APRÈS LE PRO CLUENTIO », IN LES

BOURGEOISIES MUNICIPALES ITALIENNES AUX IIE ET IER S. AV. J.-C., PARIS-NAPLES, 1983 (COLLOQUES INTERNATIONAUX DU

CNRS, 609), P. 99-123 COMPLÉTÉ PAR PH. MOREAU, « PATRIMOINES ET SUCCESSIONS À LARINUM AU IER S. AV. J.-C. », RHDFE

64 (1986), P. 169-189. 34. Ph. MOREAU, INCESTUS ET PROHIBITAE NUPTIAE. CONCEPTION ROMAINE DE L’INCESTE ET HISTOIRE DES PROHIBITIONS MATRIMONIALES POUR CAUSE DE PARENTÉ DANS LA ROME ANCIENNE, PARIS, 2002 (COLLECTION D’ÉTUDES ANCIENNES, 26).

35. P. VEYNE, « LA FAMILLE ET L’AMOUR SOUS LE HAUT-EMPIRE ROMAIN », ANNALES ESC 33, 1 (1978), P. 35-63. 36. L. BARRY, LA PARENTÉ, PARIS, 2008, P. 496-497 : « SI LE MARIAGE ENTRE ADFINES DE GÉNÉRATIONS DIFFÉRENTES – CELUI, PAR EXEMPLE, D’UN BEAU-PÈRE ET D’UNE BRU OU D’UNE MARÂTRE ET D’UN BEAU-FILS – ÉTAIT DÉJÀ SEMBLE-T- IL DÉSAPPROUVÉ À LA FIN DE LA RÉPUBLIQUE, IL NE RELEVAIT ALORS QUE DE LA CATÉGORIE DU STUPRUM, DE LA DÉBAUCHE […] OU, DANS LE PIRE DES CAS, DE CELLE D’ADULTERIUM, DE L’ADULTÈRE. » 37. Par exemple, C ORBIER, FAMILLE ET PARENTÉ, P. 74 : « C’EST SUR CET ÉCART, FAIT DE DISTANCE ET DE FAMILIARITÉ, QUE JE VOUDRAIS PORTER LE REGARD “ÉLOIGNÉ” DE L’ANTHROPOLOGUE AUTANT QUE DE L’HISTORIEN. »

38. M. CORBIER, « CONSTRUIRE SA PARENTÉ À ROME », RH 575 (1990), P. 3-36. 39. CORBIER, CONSTRUIRE SA PARENTÉ, P. 9 : « LES INSCRIPTIONS QUI FONT APPARAÎTRE UN DOUBLE LIEN DE PARENTÉ MÉRITENT ÉVIDEMMENT UNE ATTENTION TOUTE PARTICULIÈRE. AINSI L’INSCRIPTION FUNÉRAIRE PAR LAQUELLE UN GENER HONORE SON PATRUUS TÉMOIGNE-T-ELLE VRAISEMBLABLEMENT D’UN MARIAGE ENTRE COUSINS PARALLÈLES

PATRILATÉRAUX (CIL, VI, 17534 : À ROME ; GENDRE ET BEAU-PÈRE Y PORTENT BIEN LE MÊME GENTILICE, FABIUS). LE

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MÊME TYPE DE MARIAGE EST INDIQUÉ PAR L’EXPRESSION UXOR EADEM SOROR PATR(U)ELIS (CIL, VI, 8409 : MILIEU DES

ESCLAVES ET AFFRANCHIS IMPÉRIAUX). LA DÉSIGNATION DE LA MÊME FEMME COMME SOCRUS ET AMITA PAR SA NIÈCE

ET BELLE-FILLE HOMONYME RÉVÈLE UN MARIAGE ENTRE COUSINS CROISÉS (RIC, II, 50 : À AESO, EN TARRACONAISE).

PRÉSENTER SA CONJOINTE COMME CONSOBRINA EADEMQUE UXOR SIGNIFIE QUE L’ON A ÉPOUSÉ UNE COUSINE GERMAINE

(ILS, 915 : À HISTONIUM, EN ITALIE)… ».

40. CORBIER, CONSTRUIRE SA PARENTÉ, P. 10 : « À ELLE SEULE L’ONOMASTIQUE PEUT TÉMOIGNER D’UN MARIAGE ENTRE PROCHES PARENTS. TOUT DEVIENT AFFAIRE DE MILIEU SOCIAL. SI STATISTIQUEMENT LES CONJOINTS PORTEURS DU MÊME NOM SONT SOUVENT LES AFFRANCHIS D’UN MÊME PATRON, OU LE PATRON ET SON AFFRANCHIE, LA SIMILITUDE DES GENTILICES PEUT TÉMOIGNER AUSSI D’UN MARIAGE ENTRE COUSINS PATRILATÉRAUX OU TOUT AU MOINS ENTRE AGNATS. L’ÉPOUSE QUI PORTE POUR COGNOMEN LE GENTILICE DE SON MARI POURRAIT ÊTRE SA COUSINE CROISÉE PATRILATÉRALE… »

41. B. RAWSON (ÉD.), THE FAMILY IN ANCIENT ROME. NEW PERSPECTIVES, LONDRES-SYDNEY, 1986 ; B. RAWSON (ÉD.),

MARRIAGE, DIVORCE AND CHILDREN IN ANCIENT ROME, OXFORD-CANBERRA, 1991 ; B. RAWSON, P. R. C. WEAVER (ÉD.), THE

ROMAN FAMILY : STATUS, SENTIMENT, SPACE, OXFORD, 1991 ; M. GEORGE (ÉD.), THE ROMAN FAMILY IN THE EMPIRE. ROME, ITALY AND BEYOND, OXFORD, 2005.

42. M. CORBIER, « LES COMPORTEMENTS FAMILIAUX DE L’ARISTOCRATIE ROMAINE (IIE SIÈCLE AV. J.-C.-IIIE SIÈCLE AP.

J.-C.) », IN ANDREAU-BRUHNS, PARENTÉ ET STRATÉGIES FAMILIALES, P. 225-249 ; M. CORBIER, « PARENTÉ ET POUVOIR À

ROME », IN PH. GENET (ÉTUDES RÉUNIES PAR), ROME ET L’ÉTAT MODERNE EUROPÉEN. ACTES DU COLLOQUE DE ROME,

JANVIER-FÉVRIER 2002, ROME, 2007 (CEFR, 377), P. 173-201 (DÉDIÉ À MARTIN HEINZELMANN).

43. CORBIER, FAMILLE ET PARENTÉ, P. 73-91.

44. Sur les convergences des deux disciplines, N. OFFENSTADT, L’HISTORIOGRAPHIE, PARIS, 2011 (QSJ, 3933). 45. BADEL, LES STRATÉGIES FAMILIALES, P. V-XX. 46. Ouvrage cité aux notes 26 et 42.

47. M. CORBIER, « LE DIVORCE ET L’ADOPTION « EN PLUS » », IN CH. HAMDOUNE (ÉD.), VBIQUE AMICI. MÉLANGES

OFFERTS À J.-M. LASSÈRE, MONTPELLIER, P. 351-388 ; CORBIER, FAMILLE ET PARENTÉ, P. 78-80. 48. M. HUMBERT, LE REMARIAGE À ROME. ÉTUDE D’HISTOIRE JURIDIQUE ET SOCIALE, PARIS, 1972.

49. RAWSON, MARRIAGE, DIVORCE ; J. EVANS GRUBBS, WOMEN AND THE LAW IN THE ROMAN EMPIRE. A SOURCEBOOK ON MARRIAGE, DIVORCE AND WIDOWHOOD, LONDRES, 2002.

50. M. GEORGE, « INTRODUCTION », IN GEORGE (ÉD.), THE ROMAN FAMILY, P. 1 : « HIS VOLUME FOLLOWS THE THREE AUSTRALIAN CONFERENCES BEGUN BY BERYL RAWSON IN 1981, A TIME WHEN, QUITE COINCIDENTALLY, A NUMBER OF SCHOLARS IN DIFFERENT PARTS OF THE MAINLY ANGLO-AMERICAN WORLD WERE BEGINNING TO FOCUS ON THE TOPIC OF THE ROMAN FAMILY AS A DISTINCT THEME IN ANCIENT SOCIAL HISTORY. RESEARCH ON FAMILY STUDIES IN THE ANCIENT WORLD WAS IN PART THE RESULT OF A GROWTH OF INTEREST IN THE 1960S AND 1970S IN THE HISTORY OF THE FAMILY AMONG HISTORIANS AT LARGE (E.G. LASLETT, MACFARLANE, STONE), AND, FOR SOME, THE GROWTH OF A VERY “SCIENTIFIC” APPROACH TO DEMOGRAPHIC STUDIES, REPRESENTED ESPECIALLY BY THE CAMBRIDGE GROUP FOR THE HISTORY OF POPULATION AND SOCIAL STRUCTURE. FROM THESE NEW HISTORICAL METHODOLOGIES EMERGED KEITH HOPKINS’S PIONEERING APPLICATION OF DEMOGRAPHY TO THE ANCIENT CONTEXT, WHICH OPENED UP A NEW FORM OF ANALYSIS THAT CONTINUES TO THRIVE WHILE REMAINING HIGHLY CONTROVERSIAL ; P. 3 : DEFINITION, HOWEVER, IS NOT THE ONLY ISSUE WHICH HAS ENGAGED HISTORIANS OF THE FAMILY. THE LAST GENERATION OF SCHOLARSHIP HAS FOCUSED ON THE COMPONENT ELEMENTS OF FAMILY LIFE THAT ARE REGARDED NOW AND WERE REGARDED THEN AS IMPORTANT : PATERNAL POWER, FAMILY LAW, MARRIAGE PATTERNS (INCLUDING DIVORCE AND REMARRIAGE), THE HISTORY OF CHILDREN AND CHILDBEARING, THE LIFE COURSE, OLD AGE, RELATIONS BETWEEN FAMILY MEMBERS (SPOUSES, PARENTS, AND CHILDREN), AS WELL AS BETWEEN KIN AND NON-KIN MEMBERS OF THE HOUSEHOLD. INSTEAD OF TRYING TO CONTAIN THE ROMAN FAMILY WITHIN A PARTICULAR SET OF PARAMETERS, SUCH STUDIES HAVE ADUMBRATED THE DIVERSE ELEMENTS OF DOMESTIC LIFE AND CONSIDERED THEIR INTERPLAY. RATHER THAN RESOLVING THE QUESTION OF STRUCTURE, THEY HAVE COMPLICATED IT BY ENHANCING OUR UNDERSTANDING

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OF THE MANY DIMENSIONS OF EXPERIENCE WHICH FALL WITHIN THE CATEGORY OF “FAMILY LIFE”, BUT FOR WHICH THE ISSUE OF STRUCTURE HAS ONLY MINOR RELEVANCE. »

51. R. P. SALLER, B. D. SHAW, « TOMBSTONES AND ROMAN FAMILY RELATIONSHIPS IN THE PRINCIPATE : CIVILIANS,

SOLDIERS AND SLAVES », JRS 74 (1984), P. 124-156.

52. J. EDMONDSON, « FAMILY RELATIONS IN ROMAN LUSITANIA », IN GEORGE, THE ROMAN FAMILY, P. 187-188 : « SALLER AND SHAW’S MAIN CONCLUSION WAS THAT IN CIVILIAN FAMILIES IN THE ROMAN WEST FUNERARY COMMEMORATIONS WERE MADE IN THE OVERWHELMING MAJORITY OF CASES BY MEMBERS OF THE NUCLEAR FAMILY : MOST COMMONLY, WIVES COMMEMORATING HUSBANDS OR VICE VERSA, ETC. » 53. Man, 19 (1984), p. 432-444. 54. MOREAU, LE MARIAGE DANS LES DEGRÉS RAPPROCHÉS, P. 66. 55. Y. T HOMAS, « MARIAGES ENDOGAMIQUES À ROME. PATRIMOINE, POUVOIR ET PARENTÉ DEPUIS L’ÉPOQUE

ARCHAÏQUE », RHDFE 58, 4 (1980), P. 345-382. SUR CE DÉBAT, VOIR LES ÉCLAIRAGES RÉCENTS SUR L’ORIENT TARDIF DE

CH. FREU, « CROISSANCE DE L’ENDOGAMIE EN ORIENT SOUS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? L’ANALYSE DU CAS ÉGYPTIEN », IN

BADEL-SETTIPANI, LES STRATÉGIES FAMILIALES, P. 127-152 QUI CONTESTE LA THÈSE D’UN REPLI ENDOGAMIQUE. 56. É. BENVENISTE, LE VOCABULAIRE DES INSTITUTIONS INDO-EUROPÉENNES, T. 1 : ÉCONOMIE, PARENTÉ, SOCIÉTÉ, PARIS, 1969. 57. Reconstitution, d’après É. Benveniste, de l’hypothèse d’un mariage préférentiel entre cousins croisés qui expliquerait l’étymologie d’auunculus :

58. S. DIXON, THE ROMAN FAMILY, BALTIMORE, 1992 ; J. F. GARDNER, WOMEN IN ROMAN LAW AND SOCIETY, LONDRES- SYDNEY, 1986. 59. Voir EDMONDSON, FAMILY RELATIONS, P. 187, NOTE 12.

60. M. C ORBIER, EPIGRAPHIE ET PARENTÉ, IN Y. LE B OHEC, Y. ROMAN (ÉD.), EPIGRAPHIE ET HISTOIRE : ACQUIS ET

PROBLÈMES. ACTES DU CONGRÈS DE LA SOPHAU, LYON-CHAMBÉRY, 21-23 MAI 1993, LYON, 1998, P. 121 ; J.-U. KRAUSE, «

FAMILIEN- UND HAUSHALTSSTRUKTUREN IN SPÄTANTIKEN GALLIEN », KLIO 72 (1991), P. 537-562 ; D. B. MARTIN, « THE

CONSTRUCTION OF THE ANCIENT FAMILY : METHODOLOGICAL CONSIDERATIONS », JRS 86 (1996), P. 40-60 ; POUR : B.

RAWSON, « THE “FAMILY” IN THE ANCIENT MEDITERRANEAN : PAST, PRESENT, FUTURE », ZPE 117 (1997), P. 294-296.

61. M. CORBIER, « POUR UNE PLURALITÉ DES APPROCHES PROSOPOGRAPHIQUES », MEFRM 100 (1988), P. 196-197 : « IL NE SUFFIT PAS DE CONSTATER – FORT JUSTEMENT D’AILLEURS – QUE LES CENTAINES D’ÉPITAPHES DE CONJOINTS S’INSCRIVENT EN FAUX CONTRE L’HYPOTHÈSE D’UN MARIAGE PRÉFÉRENTIEL ENTRE COUSINS PARALLÈLES PATRILATÉRAUX QU’IL SERAIT FACILE EN EFFET DE DÉTECTER, EN RAISON DES USAGES ONOMASTIQUES ROMAINS, PAR L’IDENTITÉ DU NOM DE L’ÉPOUX ET DE L’ÉPOUSE. MAIS IL FAUT DIRE AUSSI QUE L’OBSERVATION NE SUFFIT PAS À ÉCARTER L’ÉVENTUALITÉ DU MARIAGE AVEC LA COUSINE CROISÉE OU AVEC UNE COUSINE AU SECOND DEGRÉ (LE 6E OU 5E DEGRÉ DE PARENTÉ ROMAINE), C’EST-À-DIRE ISSUE DE GERMAINS – QUI NE PORTENT PAS LE MÊME NOM. »

62. M. CORBIER, « PARENTÉ ET ALLIANCE DANS LE MONDE ROMAIN (IIE SIÈCLE A. C.-VIE SIÈCLE P. C.) », IN A. BRESSON ET AL., PARENTÉ ET SOCIÉTÉ DANS LE MONDE GREC DE L’ANTIQUITÉ À L’ÂGE MODERNE. COLLOQUE INTERNATIONAL VOLOS (GRÈCE), 19-21 JUIN 2003, BORDEAUX, 2006, P. 205. 63. P. IX : « Although epigraphic sources are not prominent in this book, I am also grateful to those who have explored the ways of using tomb inscriptions to answer questions of social history, scholars such as M. K. Hopkins, Beryl Rawson, Richard P. Saller, and Brent D. Shaw. »

64. R. SALLER, B. SHAW, PATRIARCHY, PROPERTY AND DEATH IN THE ROMAN FAMILY, CAMBRIDGE, 1994. 65. R. SALLER, « MEN’S AGE AT MARRIAGE AND ITS CONSEQUENCES IN THE ROMAN FAMILY », CPH 82 (1987), P. 21-34.

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66. EDMONDSON, FAMILY RELATIONS, P. 187 : « ALTHOUGH THEIR METHOD HAS ELICITED SOME CRITICISM, IT STILL RETAINS VALIDITY IF WE REMEMBER THAT ITS AIM WAS TO ELUCIDATE FAMILY RELATIONS RATHER THAN FAMILY STRUCTURES. SOME OF SALLER AND SHAW’S CRITICS HAVE MISREPRESENTED THE GOAL OF THEIR STUDY. THEY WERE CLEAR THAT THEIR FIGURES DID NOT ALLOW THEM TO RECONSTRUCT PRECISE FAMILY STRUCTURES, STILL LESS THE SHAPE AND SIZE OF HOUSEHOLDS ; FOR THEM FUNERARY COMMEMORATIONS REFLECTED IN A NECESSARILY APPROXIMATE MANNER THE MOST IMPORTANT EMOTIONAL TIES THAT LAY AT THE HEART OF FAMILY RELATIONS. » 67. AE, 1986, 333. 68. A. CHASTAGNOL, LA GAULE ROMAINE ET LE DROIT LATIN, LYON, 1995. 69. A. CHASTAGNOL, « LA CONDITION DES ENFANTS ISSUS DE MARIAGES INÉGAUX ENTRE CITOYENS ROMAINS ET PÉRÉGRINES DANS LES CITÉS PROVINCIALES DE DROIT LATIN », IN EPIGRAFIA ROMANA IN AREA ADRIATICA, IXE RENCONTRE FRANCO-ITALIENNE SUR L’ÉPIGRAPHIE DU MONDE ROMAIN, MACERATA, 10-11 NOVEMBRE 1995, PISE-ROME, 1998, P. 249-262.

70. P. LE ROUX, LE HAUT-EMPIRE ROMAIN EN OCCIDENT D’AUGUSTE AUX SÉVÈRES (31 AV. J.-C.-235 AP. J.-C.), PARIS, 1998, P.

330 ; J. GASCOU, « HADRIEN ET LE DROIT LATIN », ZPE 127 (1999), P. 294-300 ; S. ARMANI, « LES PÉRÉGRINS DANS LES CITÉS

ROMAINES DE LUSITANIE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE : IDENTITÉS ET PRATIQUES ONOMASTIQUES », IN

J.-G. GORGES, T. NOGALES B ASARRATE (ÉD.), NAISSANCE DE LA LUSITANIE ROMAINE (IER AV.-IER AP. J.-C.). VIIE TABLE RONDE

INTERNATIONALE SUR LA LUSITANIE ROMAINE, TOULOUSE-MÉRIDA, 2010, P. 308-312.

71. Par exemple : M.-Th. R AEPSAET-CHARLIER, PROSOPOGRAPHIE DES FEMMES DE L’ORDRE SÉNATORIAL (IER-IIE S.), LOUVAIN, 1987. 72. En particulier les analyses chronologiques de M. CANAS, « OCTAVIEN, AGRIPPA ET ATTICUS. LA PLACE

DES ALLIANCES MATRIMONIALES DANS LA CONSOLIDATION DE LA FACTION D’UN DYNASTE », IN R. BAUDRY, S. DESTEPHEN

(ÉD.), LA SOCIÉTÉ ROMAINE ET SES ÉLITES. MÉLANGES OFFERTS À ELIZABETH DENIAUX, PARIS, 2012, P. 157-165 OU ENCORE M.

CANAS, « À PROPOS DE LA DATE DE QUELQUES MARIAGES DE SÉNATEURS ROMAINS », IN M. L. CALDELLI, G. L. GREGORI (A

CURA DI), EPIGRAFIA E ORDINE SENATORIO, 30 ANNI DOPO, ROME, 2014 (TITULI, 10), P. 73-84.

73. S. DEMOUGIN, « CLARISSIMA VERSUS EGREGIUS : REMARQUES SUR LES MARIAGES INÉGAUX », IN M. L. CALDELLI, G. L.

GREGORI (A CURA DI), EPIGRAFIA, P. 99-110.

74. M. PERROT, « AVERTISSEMENT », IN G. DUBY, M. PERROT, HISTOIRE DES FEMMES EN OCCIDENT. I. L’ANTIQUITÉ (SOUS

LA DIRECTION DE P. SCHMITT PANTEL), 2002 (2E ÉD.), P. 7-8.

75. PERROT, HISTOIRE DES FEMMES, P. 19.

76. S. BOEHRINGER, V. SEBILLOTE C UCHET, HOMMES ET FEMMES DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE. LE GENRE : MÉTHODE ET

DOCUMENTS, PARIS, 2011, P. 122-125.

77. E. HARTMANN, « FEMMES RICHES ET CAPTATEURS D’HÉRITAGE À ROME DURANT LE HAUT-EMPIRE », ANNALES. HSS

3 (2012), P. 605-628. 78. Déjà cité à la note 6.

79. J. SCHEID, « D’INDISPENSABLES “ÉTRANGÈRES”. LES RÔLES RELIGIEUX DES FEMMES À ROME », IN DUBY, PERROT,

HISTOIRE DES FEMMES, P. 495-536, COMPLÉTÉ PAR J. SCHEID, « LES RÔLES RELIGIEUX DES FEMMES À ROME. UN

COMPLÉMENT », IN R. FREI-STOLBA, A. BIELMAN, O. BIANCHI, LES FEMMES ANTIQUES ENTRE SPHÈRE PRIVÉE ET SPHÈRE

PUBLIQUE, BERNE, 2003, P. 137-151.

80. BRETIN-CHABROL, L’ARBRE ET LA LIGNÉE. CITÉ À LA NOTE 21.

81. M. BRETIN-CHABROL, CL. LEDUC, « LA BOTANIQUE ANTIQUE ET LA PROBLÉMATIQUE DU GENRE », CLIO 29 (2009), P. 205-223.

82. B RETIN-CHABROL, L’ARBRE ET LA LIGNÉE, P. 209 : « L’EXISTENCE, DANS LA LANGUE RUSTIQUE, D’UNE IMAGE MATRIMONIALE DÉSIGNANT UNE TELLE PRATIQUE PERMET ENSUITE AUX AUTEURS DE FAIRE DE CE DÉCOR LE CADRE PRIVILÉGIÉ D’UN MARIAGE CONÇU COMME PROPREMENT ROMAIN, CONFORME À L’IDÉOLOGIE DU MOS MAIORUM. L’UNION DE LA VIGNE ET DE L’ORME (VIRGILE, GÉORGIQUE, 2, 367-370), MODÈLE “NATUREL” OFFERT À LA RÉFLEXION DE CEUX QUI VEULENT RÉFORMER L’INSTITUTION, EST MISE AU SERVICE D’UN DISCOURS POLÉMIQUE SUR LA MEILLEURE FORME DE MARIAGE QU’UNE CITÉ DOIT ADOPTER… » ; P. 217 : « LORSQU’EN REVANCHE HORACE S’APPROPRIE CETTE IMAGE, IL LUI DONNE UN CONTENU IDÉOLOGIQUE. AVEC LA BATAILLE D’ACTIUM ET LE RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX

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PAR AUGUSTE S’OUVRE UNE NOUVELLE ÈRE POUR LES ROMAINS QUI PEUVENT ENFIN ESPÉRER RETROUVER LA VIE PAISIBLE DONT LA VIE PAISIBLE PARAIT LES TEMPS ANCIENS. LA PROSPÉRITÉ DU PAYSAN ENFIN AUTORISÉ À CULTIVER SES TERRES SANS RISQUES DOIT S’ACCOMPAGNER DE LA RESTAURATION D’UN FOYER HONNÊTE : UNE ÉPOUSE FIDÈLE, DES ENFANTS LÉGITIMES. LES DEUX THÈMES SONT ASSOCIÉS PLUSIEURS FOIS CHEZ HORACE… ».

RÉSUMÉS

L’auteur balaie cent cinquante années d’études relatives au mariage romain. Pendant longtemps, l’intérêt porté aux « grands textes » explique que les premiers travaux aient fait la part belle aux aspects religieux et juridiques de l’union dans la Rome ancienne. Avec la seconde moitié du XXe siècle marquée par le développement des sciences sociales, les analyses s’enrichissent de nouveaux questionnements et problématiques en adoptant notamment les grilles de lecture lévi- straussiennes. C’est à cette époque que les théories duméziliennes sur la trifonctionnalité du mariage romain connaissent leurs premières critiques. Au milieu des années 1980, sous l’influence de l’épigraphie qui s’impose progressivement comme une science à part entière, les techniques de mise en série consacrent provisoirement la prédominance des études quantitatives importées du monde anglo-saxon. Appliquées à l’analyse de l’union dans le monde romain, elles contribuèrent à explorer de nouvelles pistes tant sur le plan démographique (âge au mariage des conjoints), que social (la question de l’alliance dans les couches inférieures à l’aristocratie impériale) ou encore géographique avec la prise en considération de plus en plus fréquente des sociétés provinciales. Ce n’est que récemment que les études de genre ont investi le champ du mariage romain. Devant le foisonnement des travaux, l’auteur propose, pour finir, de décloisonner les approches pour tenter une lecture globale du dossier.

The author sweeps over a hundred and fifty years of studies related to Roman marriage. For a long time, because of their interest in “classical texts”, early studies have largely focused on the religious and juridical aspects of conjugal union in ancient Rome. In the second half of the twentieth century, characterized by the development of social sciences, analyses have raised new questions and issues through the adoption, for instance, of the interpretative guidelines suggested by Lévi-Strauss. It was during this period that G. Dumézil’s theories about the triple function of Roman marriage started to be criticized. In the mid 80’s, due to the elevation of epigraphy to full scientific status, the “series” methods temporarily imposed the predominance of quantitative studies derived from the Anglo-Saxon world. Applied to the analysis of marriage in the Roman world, they have helped historians to explore new tracks in relation to demography (people’s age at marriage), social aspects (the stakes of marital union in social strata below the imperial aristocracy) or even geographical terms, with the more regular consideration of provincial contexts. It’s only recently that gender studies have moved on to the field of Roman marriage. Faced with such a multitude of works, the author finally proposes to de- compartmentalise the diverse approaches in order to attempt an overall reading of the question.

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INDEX

Keywords : Marriage, ancient Rome, religion, law, social sciences, gender, epigraphy, provincial societies Mots-clés : Mariage, Rome, religion, droit, sciences sociales, genre, épigraphie, sociétés provinciales

AUTEUR

SABINE ARMANI Maître de conférences d’histoire romaine, Université Paris 13 Sorbonne-Paris-Cité ufr llshs [email protected]

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Les mariages dits « germaniques » : entre anthropologie, idéologie et histoire

Sylvie Joye

1 Les études consacrées au mariage chez les peuples barbares d’Occident, encore dits « germaniques1 », ont été particulièrement marquées par les théories évolutionnistes qui identifiaient différentes formes de mariage chez les peuples primitifs. Au début XXe siècle, une doxa se met en place, qui implique que les sources soient lues à partir de notions forgées par l’anthropologie du XIXe siècle, mais au prix de l’oubli de leur formation. Alors que les sources normatives pour fonder cette doxa font défaut, se mettent en place corrélativement l’idée selon laquelle les institutions « germaniques » proviennent du peuple et celle selon laquelle il existerait plusieurs types de mariage, spécifiques au monde barbare, et qui auraient survécu d’une façon ou d’une autre au cours de tout le premier Moyen Âge (et même à l’époque carolingienne, voire au début de l’époque féodale). Le cas de la , un de ces types de mariage, illustre parfaitement cette démarche intellectuelle : mariage qui aurait supposé une plus grande liberté des époux, celle-ci aurait été l’héritière d’un trait caractéristique prêté aux sociétés barbares de l’Occident, la liberté. Cette théorie est ensuite instrumentalisée politiquement pour expliquer la supposée spécificité germanique du statut de la femme et des relations maritales et donner un tour moral et ethnique à l’exposé de l’histoire sociale2. La prégnance de la notion de Friedelehe – pourtant absente des sources de façon directe – est telle qu’elle a eu largement cours chez les historiens jusque dans les années 1990.

2 C’est dans la lignée des idées de Johann Jakob Bachofen que se développe cette notion qui prend appui sur l’idée d’un matriarcat primitif qui aurait précédé la société patriarcale3. Selon Bachofen, le matriarcat aurait survécu chez les peuples germaniques, et de nombreux juristes et historiens reprennent par la suite cette idée pour l’opposer au patriarcat romain. La Friedelehe, définie comme un mariage par Siegmund Hellmann en 1896, serait donc un mariage typiquement germanique impliquant un droit reconnu entre deux personnes libres, mariage qui s’oppose à la

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Muntehe, conclue par la transmission par achat de la tutelle (le Mund) sur la femme du père au fiancé. Ces idées s’appuient, implicitement ou explicitement, sur les théories développées par les anthropologues tenants de l’évolutionnisme social (qui sont cependant remises en cause dès les années 1890 par des chercheurs comme Westermarck).

La reprise du schéma évolutionniste du mariage

3 Dès le XIXe siècle, les juristes, qui s’attachèrent à l’étude du mariage des barbares occidentaux avec un intérêt précoce et toujours renouvelé, furent en effet largement influencés par les problématiques nouvelles des anthropologues. Lothar Dargun, un professeur de droit allemand de Cracovie qui s’inspira explicitement de l’œuvre de Bachofen pour en appliquer le principe aux peuples germaniques est particulièrement représentatif, et commenté à l’époque : tout en s’appuyant principalement sur les textes juridiques et narratifs du haut Moyen Âge, il fait ainsi largement référence aux pratiques des peuples dits primitifs et aux écrits d’ethnologues ou d’anthropologues4. La prétention des juristes allemands de l’époque à recomposer l’histoire de l’humanité (ou plus souvent du peuple allemand qui se cherchait des racines) à partir des sources juridiques leur venait en partie de l’enseignement du grand juriste romantique Karl Friedrich von Savigny (1779-1861) qui concevait le droit comme l’expression vivante du Volksgeist dans tous les domaines de la vie sociale, culturelle et religieuse5. À la suite de ces illustres prédécesseurs, les juristes cherchèrent dès lors à retracer une histoire de la famille et de ses institutions. C’est dans cette reconstitution juridico-historique et parmi les diverses formes d’union que présente celle-ci que les historiens vont chercher des modèles pour définir strictement un catalogue des formes germaniques du mariage, plus ou moins étendu (et qui compte au moins trois formes dans la plupart des études : la Muntehe, la Friedelehe et la Raubehe).

4 Les raisons qui ont pu pousser l’Homme à passer d’une forme de mariage à l’autre ont été dans la seconde moitié du XIXe siècle l’objet d’un débat nourri. Le juriste John F. McLennan a d’abord tenté d’expliquer l’apparition du mariage par capture par une relative rareté des femmes au sein du groupe, les jeunes hommes se trouvant dans l’obligation de se procurer des compagnes au dehors, par la force. Le mariage par capture et le rapt se définissaient donc comme les formes primitives et violentes par lesquelles on serait passé de l’endogamie à l’exogamie. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’exposition de cette théorie particulière que McLennan forgea le mot exogamie, qui ne devait plus sortir du vocabulaire des anthropologues et des historiens. Sa théorie fut reprise et infléchie dès 1870 par John Lubbock, qui soutenait que l’on était passé directement de la « communauté des femmes » au mariage par capture occasionnel débouchant sur l’exogamie. La possession exclusive d’une belle fille capturée lors d’une expédition par un guerrier aurait selon lui coexisté sans problème pendant un temps avec la « communauté des femmes », puisque les droits de toute la tribu ne concernaient que les filles nées dans la tribu, et non les captives. De ce fait, l’enlèvement aurait été originellement le seul moyen de posséder une femme à l’exclusion de tous les autres membres de la tribu. La capture réelle ou simulée était dès lors peu à peu devenue indispensable à la conclusion d’un mariage (exogame ou non). La motivation à cette généralisation du mariage par capture s’explique dans le modèle de Lubbock par des préoccupations touchant la paternité. Les seuls enfants dont la

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paternité était assurée étaient en effet ceux qui étaient nés des captives, puisque les autres femmes étaient partagées par toute la tribu. Selon ce modèle, le mariage par capture serait pour un temps devenu la manière la plus honorable et la plus couramment répandue de sceller une union. Plusieurs types de mariage pouvaient donc coexister selon ce modèle, et les historiens spécialistes du haut Moyen Âge purent dresser un tableau des types de mariage possibles, dont ils cherchèrent la trace dans les sources : les échanges de biens effectués au moment du mariage, évoqués largement dans les sources normatives, servirent de fondement à cette étude. Mais les autres types de sources furent également sollicités, surtout pour y déceler des cas particuliers, qui furent considérés comme les indices d’institutions matrimoniales germaniques demeurées inconnues jusqu’alors (survivances archaïques ou réalités dissimulées par l’usage du latin ou la volonté des clercs). Cette tendance à la reconstruction d’institutions originelles amena la création d’un vocabulaire et d’un catalogue qui fournirent la doxa sur le sujet pour au moins un siècle.

La définition de formes de mariage proprement « germaniques »

5 La distinction entre deux types de mariage « germanique » est ainsi discutée dans l’historiographie depuis un siècle : la Muntehe (une forme pleine du mariage, s’apparentant au mariage par achat) et la Friedelehe (une forme qui laisse les époux plus libres et pour laquelle les parents n’interviennent guère), auxquelles s’ajoute le plus souvent la Raubehe (le mariage par rapt6, parfois conçu comme une forme de Friedelehe).

6 Dans les années 1890, Julius Ficker lança le concept de Friedelschaft, une union qui serait un reliquat de l’époque du matriarcat7, et Siegmund Hellmann parla le premier de Friedelehe en tant que forme de mariage à proprement parler8. La notion fut cependant popularisée, dotée d’un sens plus précis, par Herbert Meyer, dans un article de 1927. Celui-ci utilisait les outils forgés par les anthropologues, tel le mariage par achat, sans pour autant reprendre leur schéma d’évolution des formes du mariage. La Friedelehe, d’après lui, n’avait pas été un reliquat du matriarcat, le système de mariage germanique ayant toujours été dual. D’après Meyer, la Muntehe, mariage par achat à l’origine, servait à épouser des esclaves, alors que la Friedelehe était une liaison reconnue par le droit entre deux libres. Au fil du temps, la Muntehe serait devenue la forme classique du mariage, même entre libres, alors que subsistait également la Friedelehe. Pour Meyer, la Friedelehe avait pour caractéristique principale de reposer sur le consentement des époux et pouvait même être une forme d’union matrilocale9. Pensé comme spécifiquement germanique, ce couple Muntehe/Friedelehe, si on y regarde bien, semble en fait peu original par rapport à l’opposition romaine entre mariage et concubinat, et doit largement être remis en question, surtout lorsqu’on s’attache à distinguer le statut des femmes qui auraient été épousées de telle ou telle autre façon.

7 Le rapt de femme à visée matrimoniale (pratique essentielle dans l’évolution du mariage selon les anthropologues évolutionnistes, on l’a vu) occupe une place particulièrement valorisée dans les descriptions qui sont alors faites des mariages « germaniques ». Celui-ci est conçu soit comme une forme de Friedelehe soit comme un type d’union en soi (la Raubehe), souvent décrit tout de même comme une survivance archaïque. Depuis 1943, l’article du juriste allemand Rudolf Köstler intitulé « Raub-, Kauf- und Friedelehe bei den Germanen10 » fait figure de référence lorsqu’il s’agit de

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démontrer l’importance particulière du rapt dans l’Occident barbare. Il faut cependant se rappeler que cet article sur les Germains ne faisait qu’ouvrir une réflexion plus générale de Köstler sur le rapt et le mariage par achat à travers l’Histoire : les spécialistes du haut Moyen Âge et du monde dit « germanique » ne citent toujours que l’article sur les Germains, artificiellement isolé du fait de sa parution dans la collection dédiée au droit germanique de la Zeitschrift der Savignystiftung für Rechtsgeschichte alors que les deux autres ont paru dans la collection romaine11. Le monde barbare occidental apparaît ainsi comme une société où le rapt a un retentissement exceptionnel, mais cela se vérifie davantage dans l’historiographie moderne que dans les sources, où il est bien présent, mais pas davantage qu’à d’autres périodes12. Le trait a été grossi par la suite dans l’article qui a rendu plus accessible aux chercheurs français les débats sur ces questions. En 1970, Simon Kalifa note en effet, dans un article qui devient la référence incontournable dans le monde francophone, qu’il voit dans le mariage par capture et dans le mariage par rapt « deux formes de concubinat » germanique, toutes deux marquées par le désintérêt pour le consentement de la jeune fille13. Il donne d’ailleurs un rôle fondateur au rapt dans les pratiques germaniques, puisqu’il considère, contrairement à Meyer, que la Friedelehe est un dérivé du mariage par rapt, et que l’absence du passage de Mund du père au mari ne signifie pas que cette sorte de mariage reposait sur le seul consentement des époux.

8 Meyer proposait de voir dans la Friedelehe une union qui pouvait être version matrilocale de la Raubehe : ce point, fondé sur le seul cas excentrique des filles de Charlemagne restées dans le Palais auprès de leur père avec leurs compagnons, fut rapidement abandonné. Le point plus gravement discutable à propos du rapt et de l’union qui pouvait s’ensuivre est que, si la femme était souvent « consentante » d’après les sources, cela ne signifie pas forcément que l’union s’était nouée grâce à ce consentement. Bien souvent, celui-ci semble en réalité correspondre à un acquiescement a posteriori de la femme, qui est plus ou moins contrainte, après un enlèvement et/ou un viol, à accepter un mariage avec son agresseur. Herbert Meyer sépare clairement rapt consenti et non consenti : le rapt non consenti est une espèce de mariage par achat, qui doit être réglé par le paiement a posteriori du Mund ; le rapt consenti est au contraire une forme de Friedelehe, qui n’a pas à être complétée par le paiement du Mund, puisqu’elle ne débouche pas sur un mariage classique, mais aurait été un type d’union en soi14. Cette distinction entre rapt consenti et rapt non consenti n’apparaît cependant jamais clairement dans les sources (et jamais en tout cas dans les sources normatives). Il s’agit clairement d’une construction visant ici à soutenir le modèle de la « bonne » Friedelehe germanique, propre à exprimer la liberté et la force de la femme germanique. Inspirés par cette proposition, ainsi que par les travaux sur les sources de l’époque moderne, qui connaît de fait la notion de séduction pour désigner le rapt consenti, cette distinction va se retrouver assez largement dans les descriptions du mariage germanique par la suite15.

9 La Friedelehe n’est guère perceptible dans les sources. En tout cas, elle n’existe pas en tant qu’institution bien définie ni dans la documentation narrative, ni dans la documentation normative. Bien souvent, les chercheurs ont expliqué cette absence de mention explicite par la volonté des ecclésiastiques, rédacteurs de la plupart des sources, de dissimuler cette pratique16, car ils souhaitent établir un seul type de mariage chrétien, qui correspondrait à la forme pleine du mariage, la Muntehe, le mariage avec échange du Mund et accord des parents. Selon les tenants de l’existence de la Friedelehe, le vocabulaire latin ou français n’aurait jamais permis de transcrire

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correctement la notion de Friedelehe, l’Église tentant de la réduire au concubinage, notamment en la confondant sciemment avec le concubinat romain17. Hors des textes juridiques, les indices sont tout aussi ténus : la construction du concept de Friedelehe a été en partie inspirée aux juristes par l’usage apparemment impropre qui est fait des termes uxor et concubina dans les sources narratives des VIIIe-IXe siècles. Que le statut d’une même femme puisse être désigné de façon indifférenciée par deux termes se rapportant à deux réalités juridiquement différentes en droit romain pouvait en effet laisser supposer l’existence d’un état intermédiaire issu des traditions « germaniques ». À vrai dire, si le droit romain distinguait clairement épouse et concubine, il était plus difficile dans la pratique d’avoir une telle précision. La supposée rigueur du vocabulaire latin ne peut donc être systématiquement invoquée pour démontrer qu’auraient existé des statuts intermédiaires dans la tradition barbare et non dans la tradition romaine ou que la tradition ecclésiastique cherchait à les dissimuler. Le vocabulaire et le droit romain n’ont pas de terme qui désigne les concubinae pro uxore, pourtant elles existaient. Si quelques cas sont incontestablement équivoques, tel celui d’Alpaïs, la mère de Charles Martel, ou celui de sa compagne Swanahilde, il est sans doute abusif de faire de la Friedelehe une institution typiquement germanique. Les cas ambigus concernent en effet les compagnes des rois et des Pippinides, à une époque où ceux-ci entrent en compétition plus ou moins ouverte avec le pouvoir royal, et se considèrent comme une espèce de famille souveraine18.

10 Ces démonstrations concernant la Friedelehe reposent en grande partie sur une reconstruction d’un droit germanique primitif, appuyée à la fois sur les sagas islandaises (tardives) et les écrits de Tacite (précoces et au statut bien particulier pour ce qui concerne la Germanie), qui opèrent bien souvent un grand écart logique aussi bien que géographique et temporel19. Si la théorie de la Friedelehe développée par Meyer est critiquée dès 1927, l’idée d’une dualité du mariage « germanique » se retrouve dès lors dans la plupart des travaux qui s’intéressent à la question, pour être sérieusement remise en cause par les historiens anglais, allemands et néerlandais dans les années 199020. Si l’anthropologie apparut d’abord comme une histoire des origines, l’Histoire n’eut de cesse de s’inspirer de l’anthropologie, même lorsqu’elle s’en défendait et bien avant le rapprochement affiché des deux disciplines dans les années 1970. Le problème de ces liens très anciens entre histoire des débuts de l’humanité et théories anthropologiques réside justement dans le non-dit. Si les historiens qui se sentaient proches des évolutionnistes dans les années 1880 rappelaient ouvertement d’où venaient leurs inspirations et avaient conscience des débats qui existaient autour de ces idées, celles-ci passèrent par la suite pour une doxa dont ceux qui l’utilisaient ne maîtrisaient plus forcément les tenants et les aboutissants.

Les formes de l’union à l’aune de la question de l’État et de la liberté

11 Cette recherche de formes proprement germaniques de mariage trouvait un écho dans la conception courante au XIXe siècle du droit germanique comme expression de l’âme du peuple, et de sa liberté, considérée comme une spécificité politique, économique et culturelle de la germanité. La liberté de la femme germanique se liant à un homme par la Friedelehe renvoyait en effet à un concept essentiel attaché plus généralement alors à la civilisation germanique primitive.

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12 Nombre d’historiens allemands, mais aussi français du XIXe siècle, même lorsqu’ils semblent reconnaître un héritage essentiellement romain aux institutions et mœurs de la France, identifient en effet une valeur transmise par les Germains : la liberté. En France, ce sont, naturellement, les auteurs « libéraux » qui vont s’intéresser à cette question, et en particulier Guizot21. En ceci, il ne renie pas les positions selon lesquels les Francs sont des barbares, voire des sauvages, lorsqu’ils pénètrent en Gaule. Les historiens du début du XIXe siècle, du fait de l’importance donnée à la notion de progrès déjà chez les penseurs du XVIIIe siècle, sont également impliqués dans les thèses de l’évolutionnisme social. Dans cette optique, les Francs se trouvent à l’enfance, alors que la civilisation romaine a atteint l’âge adulte. C’est justement par leur retard civilisationnel que les Germains ont fait entrer l’esprit de liberté en Gaule : ils sont libres parce qu’ils n’ont développé quasiment aucune institution. D’où découle pour Guizot l’idée selon laquelle c’est justement à ses conquérants que l’Europe doit son esprit de liberté : « Au début de la civilisation moderne, les Germains y ont influé beaucoup moins par les institutions qu’ils ont apportées de Germanie, que par leur situation même au milieu du monde romain. […] Aucune puissance publique, aucune puissance religieuse n’existait, à vrai dire, dans l’ancienne Germanie : la seule puissance réelle de cette société, ce qui était fort et actif, c’était la volonté de l’homme ; chacun faisait ce qu’il voulait, à ses risques et périls. Le régime de la force, c’est-à-dire de la liberté personnelle, c’était là le fond de l’état social des Germains ; c’est par là qu’ils ont puissamment agi sur le monde moderne22. »

13 Les historiens allemands vont de leur côté interpréter cette passion, cette individualité des Francs comme une caractéristique de leur civilisation, un trait purement germain, et donc en faire aussi un élément essentiel des mœurs et des institutions se rapportant aux femmes et à la famille. Ils se fondent là encore sur la lecture de Tacite et des lois barbares. Cette vision, qui stigmatise la domination de l’homme sur la femme telle qu’elle se présente dans la civilisation patriarcale romaine, prend son essor également dans le contexte de l’évolutionnisme social. Ils cherchent à établir quels étaient les droits et les pouvoirs des femmes germaines. Bien souvent, leur but affirmé est de montrer combien la tradition germanique était favorable à la femme et à ses droits. Ces assertions sont vivement critiquées par Guizot qui se plaint que « Meiners, dans son Histoire du sexe féminin23, soutient que jamais les femmes n’ont été si heureuses ni si vertueuses qu’en Germanie, et qu’avant l’entrée des Francs, les Gaulois ne savaient ni les respecter, ni les aimer24 ». Si les auteurs allemands s’appuient à l’époque sur Tacite, ils vont bientôt mettre en avant la longue survie du matriarcat chez les peuples germaniques, héritée de Bachofen, comme le phénomène explicatif de cette excellente condition des femmes. À l’opposé, au sein de la société romaine, le patriarcat se serait implanté très tôt et la femme est subordonnée à l’homme à l’extrême25.

14 Même s’ils sont en désaccord avec les thèses des auteurs allemands sur le matriarcat et la supériorité des mœurs germaines, les Français sont impressionnés par la capacité de leurs confrères d’Outre-Rhin à présenter des concepts spécifiques à la civilisation germanique originelle (intraduisibles et non traduits d’ailleurs) et leur habileté à présenter un corpus de sources (en partie postérieur au haut Moyen Âge) venant à l’appui de leurs théories. Même ceux qui considèrent les Germains de l’époque des Invasions comme des populations frustes26 ont intégré à leur réflexion les données présentées par les Allemands en ce qui concerne le matriarcat. Le juriste Édouard Meynial, qui dresse en 1896/1898 un vaste tableau des mœurs et du mariage des

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Romains et des Germains de l’Antiquité tardive, est ainsi très marqué par la volonté de trouver les origines antiques des pratiques du haut Moyen Âge. La position de Meynial a le mérite de ne pas opposer strictement les usages romains et barbares27. Il reprend, cependant, comme la plupart des auteurs français d’ailleurs, l’hypothèse du matriarcat germanique originel, tout en élaborant une critique assez stricte du modèle de Lothar Dargun28. Ainsi, l’historiographie française de la fin du XIXe siècle reprend finalement à son compte toutes les créations de l’historiographie allemande qui tendaient à prouver l’importance de la liberté dans la société germanique ancienne, et en particulier celle de la femme.

Conclusion

15 La fascination des chercheurs allemands pour les institutions et celle, encore plus grande peut-être, des auteurs de langue française ou anglaise pour la créativité du lexique allemand a permis au catalogue des types de mariages « germaniques », créé au XIXe siècle, de perdurer durant de longues années. En retour, l’intérêt des anthropologues pour les sociétés anciennes, et notamment germanique, ne s’est pas démenti. Le regretté Alain Testart reprenait en 2013, dans un numéro de Current Anthropology, l’hypothèse selon laquelle les lois barbares, et les indices donnés par Tacite et les autres sources précédentes sur les Germains, pointaient vers l’importance du « prix de la fiancée29 ». À partir de cette question technique, il revenait sur une question qui l’avait beaucoup occupé, sur le fonctionnement général des sociétés : il est l’un des rares anthropologues qui ait tenté de remettre en valeur sérieusement le terme d’évolutionnisme, réinterrogeant le lien entre les biens échangés au moment du mariage et le statut de la société étudiée. Le prix de la fiancée était pour lui lié aux sociétés anciennes, alors que le développement de la dot correspondait à celui de l’État. Chez les historiens, on trouve au contraire aujourd’hui beaucoup moins de spéculations sur la reconstruction du fonctionnement de la société germanique ou sur la distinction de types de mariages propres à telle ou telle civilisation : une volonté d’insister sur l’aspect complexe des choses, et notamment sur la multiplicité des types d’échanges effectués au moment de l’union prévaut30 (tout comme est émis un doute sur l’existence d’un État à proprement parler, au moins chez la plupart des auteurs francophones31). Une tendance générale peut tout de même être observée, sur un plan plus modeste, au fur et à mesure de la sédentarisation et de la hiérarchisation des sociétés au cours du haut Moyen Âge : le contrôle de plus en plus fort sur la gestion des biens par les femmes ainsi que sur la légitimité des mariages32.

NOTES

1. Le terme est désormais peu usité car il tend à suggérer une unité socioculturelle exagérée de ces peuples, et parce qu’il renvoie largement aux utilisations nationalistes de l’histoire de cette

période aux XIXE ET XXE SIÈCLES. SUR LE PROBLÈME DE L’IDENTITÉ DES « GERMAINS » ET SUR LES PARTIS PRIS

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SCIENTIFIQUES QUI ONT PRÉSIDÉ À SON ÉTUDE, SE REPORTER AU PRÉCIS D’HISTORIOGRAPHIE CONTENU DANS W. POHL, DIE GERMANEN. ENZYKLOPÄDIE DEUTSCHER GESCHICHTE (57), MUNICH, 2000. ON PEUT NOTER QUE LE COMPTE-RENDU

RÉDIGÉ PAR HANS HUMMER (EARLY MEDIEVAL EUROPE (11/2), 2002, P. 180-181) SOULIGNE QUE LE DÉBAT ACTUEL EST LOIN D’ÊTRE TOTALEMENT DÉPASSIONNÉ. 2. On trouve par exemple un exemple très net de la volonté de valoriser la pureté et la supériorité des mœurs germaniques au travers de la Friedelehe dans G. M ERSCHBERGER, DIE RECHTSSTELLUNG DER GERMANISCHEN FRAU, LEIPZIG, 1937, P. 30. 3. J. J. BACHOFEN, LE DROIT MATERNEL. RECHERCHE SUR LA GYNÉCOCRATIE DE L’ANTIQUITÉ DANS SA NATURE RELIGIEUSE ET

JURIDIQUE, TRAD. É. BARILIER, LAUSANNE, 1996 [1861]. 4. L. DARGUN, MUTTERRECHT UND RAUBEHE, UND IHRE RESTE IM GERMANISCHEN RECHT UND LEBEN, WROCLAW, 1883. 5. Sur la continuité germanique selon l’école historique du droit chez Karl-Friedrich von Savigny et Jacob Grimm : A. GRACEFFA, LES HISTORIENS ET LA QUESTION FRANQUE, TURNHOUT, 2009, P. 74-78. 6. Au sujet du rapt, nous nous permettons de renvoyer à : S. JOYE, LA FEMME RAVIE. LE MARIAGE PAR RAPT DANS LES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES DU HAUT MOYEN ÂGE, TURNHOUT, 2012. 7. Julius Ficker refusait l’usage du terme de Friedelehe. Il considère en effet que devait exister une forme d’union secondaire, mais qu’elle était une sorte de concubinage permis juridiquement, et limité aux Germains de l’Est : J. FICKER, FORSCHUNGEN ZUR REICHS- UND RECHTSGESCHICHTE ITALIENS, INNSBRUCK, 1868-1874.

8. S. H ELLMANN, « DIE HEIRATEN DER KAROLINGER », IN H. BEUMANN (ÉD.), AUSGEWÄHLTE ABHANDLUNGEN ZUR

HISTORIOGRAPHIE UND GEISTESGECHICHTE DES MITTELALTERS, DARMSTADT, 1961 (1906), P. 293-391.

9. H. MEYER, « FRIEDELEHE UND MUTTERRECHT », ZSR GA 47 (1927), P. 198-287, ICI P. 224-256.

10. R. KÖSTLER, « RAUB-, KAUF- UND FRIEDELEHE BEI DEN GERMANEN », ZSR GA 63 (1943), P. 92-136. 11. Rudolf KÖSTLER A RÉDIGÉ DEUX AUTRES ÉTUDES SUR LE RAPT : UNE CONSACRÉE AUX GRECS (« RAUB-UND

KAUFEHE BEI DEN HELLENEN », ZSR RA 64 (1944), P. 206-232) ET UNE AUTRE AUX ROMAINS (« RAUB- UND KAUFEHE BEI

DEN RÖMERN », ZSR RA 65 (1945), P. 43-68).

12. R. KÖSTLER, « RAUB-, KAUF- UND FRIEDELEHE BEI DEN GERMANEN », ZSR GA 63 (1943), P. 92-136. RUDOLF KÖSTLER NE PARLE D’AILLEURS PAS DE RAUBEHE, C’EST-À-DIRE D’UN TYPE D’ÉTAT MATRIMONIAL, MAIS DE RAUBHEIRAT, C’EST-À-

DIRE D’UNE FAÇON DE CONCLURE SON MARIAGE. IL REPROCHE SURTOUT À MEYER D’AVOIR FAIT DU MARIAGE SANS

TRANSMISSION DU MUND UNE TRADITION ANTIQUE, ET DE LUI AVOIR ATTRIBUÉ UN NOM LUI DONNANT L’ASPECT D’UNE RÉELLE INSTITUTION QUI AURAIT ÉTÉ DÉCRITE DANS LES SOURCES (IBID., P. 99). 13. S. KALIFA, « SINGULARITÉS MATRIMONIALES CHEZ LES ANCIENS GERMAINS : LE RAPT ET LE DROIT DE LA FEMME À

DISPOSER D’ELLE-MÊME », RHDFE 48 (1970), P. 199-225 : SIMON KALIFA PROPOSE UNE EXPLICATION À L’EXISTENCE DU

MARIAGE PAR ACHAT TOUTE CONTRAIRE À CELLE DES ÉVOLUTIONNISTES. IL S’APPUIE, COMME MEZGER, SUR LE

PROBLÈME DE LA SIGNIFICATION DE LA RACINE GERMANIQUE KAUP-. (F. MEZGER, « DID THE INSTITUTION OF MARRIAGE

BY PURCHASE EXIST IN OLD GERMANIC LAW ? », SPECULUM (18) 1943, P. 369-371). LES FEMMES AURAIENT TOUT D’ABORD ÉTÉ ÉCHANGÉES (KALIFA FAIT RÉFÉRENCE AU POTLATSCH). PLUS TARD, ON N’AURAIT PLUS COMPRIS QUE LES TRANSFERTS DE BIENS CONTEMPORAINS AU MARIAGE SCELLAIENT LA CONCLUSION DE L’ACCORD, ET ON LES AURAIT

INTERPRÉTÉS SUR UN MODE MERCANTILE, NOTAMMENT CHEZ LES ANGLO-SAXONS (S. KALIFA, « SINGULARITÉS

MATRIMONIALES », P. 210-211).

14. H. MEYER, « FRIEDELEHE UND MUTTERRECHT », ZSR GA 47 (1927), P. 257-260. CERTAINS POUSSENT PLUS LOIN LE RAISONNEMENT EN ESSAYANT D’EXPLIQUER POURQUOI, DANS CES CONDITIONS, LE RAPT EST PUNI DANS LES LOIS BARBARES : ILS DÉCRIVENT LE RAPT COMME UNE PRATIQUE COURAMMENT ACCEPTÉE PAR LES ANCIENS GERMAINS, MAIS DEVENUE RARE ET CONÇUE COMME UNE OFFENSE AU MOMENT OÙ LES LOIS BARBARES ONT ÉTÉ RÉDIGÉES (PAR

EXEMPLE G. SALVIOLI, STORIA DEL DIRITTO ITALIANO DALLE INVASIONI GERMANICHE AI NOSTRI GIORNI, MILAN, 1906, P. 307).

15. Par exemple : R. LE JAN, ARTICLE « RAPT », IN A. VAUCHEZ (DIR.), DICTIONNAIRE ENCYCLOPÉDIQUE DU MOYEN ÂGE, PARIS, 1997, P. 1290. 16. I. RÉAL, VIES DE SAINTS, VIE DE FAMILLE, TURNHOUT, 2001, P. 273-283.

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17. J.-C. BOLOGNE, HISTOIRE DU MARIAGE EN OCCIDENT, PARIS, 1995, P. 34-35. 18. Sur la polygynie au haut Moyen Âge, voir notamment : R. LE JAN, « LE COUPLE ARISTOCRATIQUE AU HAUT MOYEN ÂGE », MÉDIÉVALES 65 (2013), P. 33-46, ICI P. 35-37. 19. Sur l’utilisation de sources postérieures et ses perversions, sur un thème parallèle, la Friedelehe : A. ESMYOL, GELIEBTE ODER EHEFRAU ?, COLOGNE, 2002, P. 33-34. POUR LE RAPT, ON PEUT OBSERVER LA

POSTÉRITÉ DE LA DESCRIPTION DU STEFGANG (FLANDRE, XIIE SIÈCLE) PAR SIMON KALIFA (S. KALIFA, « SINGULARITÉS

MATRIMONIALES… », P. 214) : M. ROUCHE, « DES MARIAGES PAÏENS AU MARIAGE CHRÉTIEN », SEGNI E RITI NELLA CHIESA

ALTOMEDIEVALE OCCIDENTALE, SETTIMANA 33/2 (1985), P. 856 ; P. CORBET, « LE MARIAGE EN GERMANIE OTTONIENNE

D’APRÈS THIETMAR DE MERSEBOURG », (DISCUSSION) P. 213.

20. A. ESMYOL, GELIEBTE ODER EHEFRAU ? KONKUBINEN IM FRÜHEN MITTELALTER, COLOGNE, 2002 ; R. M. KARRAS, « THE

HISTORY OF MARRIAGE AND THE MYTH OF FRIEDELEHE », EARLY MEDIEVAL EUROPE 14/2 (2006), P. 119-151. 21. Voir par exemple J.-M. MOEGLIN, « LE “DROIT DE VENGEANCE” CHEZ LES HISTORIENS DU DROIT AU MOYEN

ÂGE (XIXE-XXE SIÈCLES) », IN D. BARTHÉLEMY ET AL. (ÉD.), LA VENGEANCE, 400-1200, ROME, 2006, P. 102-103. 22. F. GUIZOT, COURS D’HISTOIRE MODERNE. HISTOIRE DE LA CIVILISATION EN FRANCE DEPUIS LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN JUSQU’EN 1789, I, PARIS, 1829, 7E LEÇON « DE L’ÉLÉMENT GERMANIQUE DANS LA CIVILISATION MODERNE », P. 287. 23. C. MEINERS, GESCHICHTE DES WEIBLICHEN GESCHLECHTS, T. 1, HANOVRE, 1788, P. 198 SQ. 24. F. GUIZOT, COURS D’HISTOIRE MODERNE, P. 261. 25. Encore dans : M.-T. GUERRA-MEDICI, I DIRITTI DELLE DONNE NELLA SOCIETÀ ALTOMEDIEVALE, NAPLES, 1986 ; J.-

P. POLY, LE CHEMIN DES AMOURS BARBARES. GENÈSE MÉDIÉVALE DE LA SEXUALITÉ EUROPÉENNE, PARIS, 2003.

26. É. MEYNIAL, « LE MARIAGE APRÈS LES INVASIONS », N RHDFE 20 (1896), P. 514-531 ET 737-762 ; N RHDFE 21 (1897), P.

117-148 ; N RHDFE 22 (1898), P. 165-193 [LA QUATRIÈME PARTIE DE L’ARTICLE ANNONCE UNE SUITE DONT NOUS N’AVONS

PAS TROUVÉ TRACE DANS LES VOLUMES SUIVANTS DE LA REVUE].

27. É. MEYNIAL, « LE MARIAGE APRÈS LES INVASIONS », N RHDFE (20) 1896, P. 514 ; A. ARJAVA, « THE SURVIVAL OF

ROMAN FAMILY LAW AFTER THE BARBARIAN SETTLEMENTS », IN R. MATHISEN ÉD., LAW, SOCIETY AND AUTHORITY IN LATE

ANTIQUITY, OXFORD/NEW YORK, 2001, P. 40-41.

28. É. MEYNIAL : « LE MARIAGE APRÈS LES INVASIONS », N RHDFE (22) 1898, P. 192. 29. A. T ESTART, « RECONSTRUCTING SOCIAL AND CULTURAL EVOLUTION : THE CASE OF DOWRY IN THE INDO- EUROPEAN AREA », CURRENT ANTHROPOLOGY 54 (2013), P. 23-50.

30. F. BOUGARD, L. FELLER, R. LE JAN (ÉD.), DOTS ET DOUAIRES DANS LE HAUT MOYEN ÂGE. COLLOQUE DE LILLE ET VALENCIENNES 2000, ROME, 2002. 31. Objet d’une abondante bibliographie en langue allemande, voir dernièrement : S. AIRLIE, W.

POHL, H. REIMITZ (ÉD.), STAAT IM FRÜHEN MITTELALTER, VIENNE, 2006.

32. S. JOYE, « LA TRANSCRIPTION DU DROIT DE LA FAMILLE ET DE LA PROPRIÉTÉ, DU DROIT ROMAIN À LA LOI

VISIGOTHIQUE », LES SOURCES NORMATIVES ET DIPLOMATIQUES EN ESPAGNE ENTRE VIIE ET XIE S., MÉLANGES DE LA CASA DE

VELÁZQUEZ, NOUVELLE SÉRIE 41/2 (2011), P. 35-53.

RÉSUMÉS

Les études consacrées au mariage chez les peuples barbares d’Occident, encore dits « germaniques », ont été particulièrement marquées par les théories évolutionnistes qui identifiaient différentes formes de mariage chez les peuples primitifs. Un catalogue de mariages

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est reconstitué à la fin du XIXe siècle : Muntehe, Friedelehe, Raubehe sont les principaux types de mariage définis alors. Ces constructions sont aussi l’expression des efforts fournis alors pour définir une identité germanique. L’attachement à la liberté qui serait caractéristique de ces peuples se retrouverait notamment dans la liberté exprimée par la femme dans la Friedelehe. L’aspect artificiel de cette reconstruction a bien été mis en lumière dans les années 1990.

19th Century anthropology had a huge influence on historians’ thought about marriage by the Ancient Germanic peoples. As anthropologists did about primitive marriage, historians imagine there were several types of marriage in the German society : Muntehe, Friedelehe, Raubehe… These categories last much longer than the evolutionary ideas they came from and were questionned mostly in the 1990s. The categories also tended to reinforce the shape of the Ancient Germanic identity. The notion of liberty was particularly used to characterize them, and the Germanic women were reputed to have more liberty to choose their husband thanks to the Friedelehe. These issues were questioned in the 1990s.

INDEX

Keywords : Marriage, Germanic peoples, evolutionism, historiography, law, anthropology, abduction, Mots-clés : Mariage, Germains, évolutionnisme, historiographie, histoire du droit, anthropologie, rapt, haut Moyen Âge

AUTEUR

SYLVIE JOYE Maître de conférences en Histoire médiévale Membre junior de l’IUF Université de Reims Champagne Ardenne [email protected]

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Traditions du patrimoine antique

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Relire le Satyricon. Pline le Jeune et les chrétiens, cibles du roman secret d’un affranchi cultivé

Stéphane Ratti

Première partie. L’auteur du Satyricon, un familier de Pline le Jeune

1 L'auteur du Satyricon connaissait bien la correspondance de Pline le Jeune. Il y a puisé un certain nombre de thèmes ou de situations caractéristiques de la vie intellectuelle du début du IIe siècle ainsi que de la condition des affranchis. Ces parallèles fournissent un argument sûr pour refuser l’identification de l’auteur du Satyricon avec le consulaire Petronius mentionné par Tacite. Ils établissent que le roman a été écrit après l’année 107 et peut-être après 111, très probablement au début du IIe siècle. Ils confirment enfin de manière éclatante la thèse qui voit en Encolpius, l’affranchi de Pline le Jeune, l’auteur du Satyricon.

2 Cette nouvelle datation du roman, éloigné désormais de toute espèce de relation avec les temps néroniens, ouvre la voie, dans la continuité d’une contextualisation refondée, à de nouvelles pistes de lecture. Non seulement Trimalchion n’est pas dans le Satyricon l’arriviste obtus que l’on dépeint ordinairement, mais encore l’auteur du roman éprouve pour lui une forme de solidarité qu’expliquent leurs origines sociales communes. La vraie cible de l’œuvre n’est pas l’hôte du fameux festin, mais l’homme, Pline le Jeune, dont la vie et la condition mais aussi la riche activité littéraire inspirent un romancier qui était aussi son conseiller culturel.

La décadence de l’école : un motif dans l’actualité du IIe siècle

3 Le Satyricon s’ouvre pour nous sur une violente et fort savoureuse dénonciation de la baisse générale du niveau des élèves que le système éducatif du temps – à vrai dire les

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écoles de rhétorique, mais c’est à l’époque la même chose –, et leurs maîtres demi- savants, les umbratici doctores (2, 4), ont profondément décervelés : adulescentulos existimo in scholis stultissimos fieri se lamente Encolpe ; « je crains que les jeunes à l’école ne deviennent parfaitement idiots » (sat. 1, 3). Le motif est de tous les temps et de tous les lieux et n’a pas même paru incongru à un Victor Hugo dénonçant, dans Les Misérables, l’abrutissement scolaire par la bouche du fort sympathique « philosophe » membre du cercle des « Amis de l’Arc », le dénommé Combeferre : « Il déclarait que l’avenir est dans la main du maître d’école, et se préoccupait des questions d’éducation. Il voulait que la société travaillât sans relâche à l’élévation du niveau intellectuel et moral, au monnayage de la science, à la mise en circulation des idées, à la croissance de l’esprit dans la jeunesse, et il craignait que la pauvreté actuelle des méthodes, la misère du point de vue littéraire borné à deux ou trois siècles classiques, le dogmatisme tyrannique des pédants officiels, les préjugés scolastiques et les routines ne finissent par faire de nos collèges des huîtrières artificielles1. »

4 Le lecteur du Satyricon dans la « Collection des Universités de France » ne se voit pas sans surprise renvoyé par les premières notes de l’éditeur censées éclairer la diatribe d’Encolpe à des auteurs tous postérieurs à l’époque néronienne2. A. Ernout, était, on le sait, un partisan de la thèse traditionnelle qui voit en l’auteur du Satyricon le Pétrone mentionné par Tacite (ann. 16, 17-19), soit le « personnage consulaire, contemporain et familier de Néron que la jalousie de Tigellin fit mettre à mort3 » en l’an 65 de notre ère. On ne peut qu’être frappé par l’aveugle clairvoyance du célèbre latiniste. Je m’explique : il faut en effet rendre tout d’abord hommage à sa sagacité car tous les rapprochements qu’il propose entre sat. 1-4 et Quintilien (inst. 12, 10, 16 sqq.)4 ou Tacite (dial. 28-29)5 sont parfaitement probants, sans parler de l’évocation fugace des noms de Martial et de Pline le Jeune6, intuition exprimée au passage, fondamentalement juste mais inexplicablement inaboutie puisqu’elle ne débouche sur aucune conclusion. Il faut surtout s’étonner de son aveuglement : comment persister dans une datation néronienne du roman alors que la très riche intertextualité du débat sur la décadence de l’enseignement conduit de manière irréfutable au début du IIe siècle ? Faut-il penser que le poids de la tradition, l’opinio communis et l’autorité académique de quelques maîtres, ont fermé les yeux non au philologue, qui avait vu juste, mais à l’universitaire qui n’avait su tirer toutes les conséquences de ses observations ? La leçon, du point de vue épistémologique, me paraît d’une grande force. Mais Pascal, dans les Pensées, l’a dit mieux que je ne saurais le faire : « Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses du raisonnement, car ils veulent d’abord pénétrer d’une vue et ne sont point accoutumés à chercher les principes7. »

L’auteur du Satyricon a lu Martial et Tacite

5 Les recherches menées depuis maintenant plusieurs années par René Martin sur la datation du Satyricon ont bouleversé les données traditionnelles du problème et permis des avancées considérables8. Il me paraît notamment – je les ai moi-même patiemment vérifiées point par point – que les observations qu’il propose, à la suite de quelques autres, sur les loci similes rencontrés dans le Satyricon d’une part, Silius Italicus, Martial, Tacite (Dialogue des orateurs) et Pline le Jeune d’autre part sont irréfutables9. Je ne peux ici les citer tous et je me contenterai de rappeler que le nom même de Trimalchion a été inspiré à l’auteur du Satyricon par la satire 3, 82 de Martial où apparaît un débauché du nom de Malchio10, mais sans doute trois fois moins dépravé que l’amphitryon de la cena,

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le nom de ce dernier ayant été fabriqué sur le modèle du Trinummus plautinien, le procédé même qui servira encore à Molière pour baptiser son Trissotin. Tout aussi significatif est le fait que le parfumeur Cosmus cité par Martial dans cette même pièce (vers 26-28 : « Parfumé des essences que renferment les bocaux de Cosmus, il ne répugne pas à nous distribuer, dans un murex doré, la pommade qui sert aux cheveux d’une infâme courtisane11 ») ait sans aucun doute possible inspiré un passage perdu du Satyricon dont Niccolo Perotti, au XVe siècle, nous a sauvegardé les débris : « Cosmus était un grand parfumeur qui a donné son nom aux parfums Cosmaniens […]. Pétrone dit : “Apporte nous une fiole de Cosmanien12”. » Or Cosmus est parfaitement inconnu avant Martial13 et la référence pétronienne au satiriste fournit assurément désormais un point fixe pour la datation du roman après 102, date de la mort du poète14.

6 Je me permettrai d’ajouter à la déjà longue liste des rapprochements incontestables entre Martial et Pétrone établie par René Martin deux points supplémentaires. Le fragment 8 de Pétrone, transmis par Fulgence15, nous apprend qu’Ascylte et Encolpe se font servir à boire par Quartilla, au cours de l’épisode licencieux bien connu16, dans des vases myrrhins, cette vaisselle précieuse élaborée dans une matière mal connue, ou bien une porcelaine d’origine orientale ou bien encore une variété d’agate : Petronius Arbiter ad libidinis concitamentum myrrhinum se poculum bibisse refert ; « Pétrone Arbiter rapporte qu’il but dans une coupe myrrhine afin d’éveiller son désir ». Or le débauché Malchion qui est la cible de la satire 82 de Martial fait exactement de même et sert son vin vieux dans des coupes myrrhines : « Il verse à ses bouffons le nectar d’Opimius dans des vases de cristal et de myrrhe17. »

7 Ce vin « opimien » est daté par le consulat d’Opimius en 121 avant J.-C., une année proverbialement exceptionnelle, mais évidemment bien trop lointaine pour avoir été réellement bue encore à l’époque de Martial, ainsi que le confirme Velleius Paterculus qui, sous Tibère, faisait déjà la même constatation18.

8 Ce que l’on ne dit pas, à ma connaissance, c’est que c’est précisément le même vin que se fait servir Trimalchion au cours de la cena : Statim allatae sunt amphorae uitreae diligenter gypsatae, quarum in ceruicibus pittacia erant affixa cum hoc titulo : Falernum Opimianum annorum centum (sat. 34, 6) ; « Sur le champ on apporta des amphores en verre bouchées avec soin aux cols desquels avaient été accrochées des étiquettes avec cette inscription : “Falerne Opimien – Cent ans d’âge”. »

9 Il me paraît donc certain qu’il faut abandonner l’identification du Petronius Arbiter donné comme auteur du Satyricon par les manuscrits avec le Petronius tacitéen des chapitres 17-19 du livre 16 des Annales. Jamais en effet Tacite ne présente ce haut personnage comme un homme de lettres et il n’aurait assurément pas manqué de le faire si la chose avait eu quelque réalité. La formule si commentée de ann. 16, 18, elegantiae arbiter, ne prouve rien.

10 Ou plutôt si : elle explique tout.

11 Le passage de Tacite en question a très probablement inspiré l’auteur du Satyricon qui a écrit son roman sous un pseudonyme. On sait combien la tradition littéraire occidentale est riche de pseudonymes cryptés, ironiques ou humoristiques, et je citerai, pour me cantonner à la période contemporaine, simplement les noms d’Émile Ajar ou celui d’Edgar Faure : le premier, connu aussi sous le nom de Romain Gary, non seulement remporta deux prix Goncourt sous ses deux hypostases pour Les Racines du ciel en 1956 et pour La Vie devant soi en 1975, mais encore choisit deux noms qui ont en

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commun leur étymologie russe et leur signification associée au feu pour le premier, à la braise pour le second. On sait en revanche peu que l’ancien ministre de la Quatrième et de la Cinquième République Edgar Faure fut un excellent auteur de romans policiers : Pour rencontrer M. Marsches et L’installation du président Fritz-Mole. Le plus connu reste M. Langlois n’est pas toujours égal à lui-même qu’il publie sous le pseudonyme d’Edgar Sanday (Sandé) parce que son prénom s’écrivait sans la lettre D.

12 Or les Romains de l’époque impériale pratiquaient l’art du pseudonyme comme le prouve ce recueil de biographies impériales de la fin du IVe siècle et que l’on nomme (faute de nom d’auteur) l’Histoire Auguste. Ce sont même six noms d’emprunt (Julius Capitolinus ou Flavius Vopiscus par exemple) que le faussaire a inventé pour la circonstance, non sans jeu de mot subtil dans le choix de ses faux patronymes19. L’auteur du Satyricon est donc loin d’être un cas isolé dans la tradition des imposteurs férus de littérature.

L’auteur du Satyricon connaissait la correspondance de Pline le Jeune

13 La chronologie et l’histoire de la réception des lettres de Pline le Jeune dans l’Antiquité doivent probablement être revues. On estime en effet généralement que le Panégyrique de Trajan, par son éclat, a éclipsé la correspondance. Personne n’aurait ainsi lu les lettres de Pline entre les IIe et IVe siècle20, soit avant Symmaque à la fin du IVe siècle et la connaissance par l’orateur païen du corpus plinien paraît assurée21. Comme l’écrit Philippe Bruggisser, « Symmaque aurait été sensible à l’analogie entre les souffrances que les sénateurs ont endurées sous le joug de Domitien et sous celui de Valentinien Ier et les espoirs qu’ont fait naître le règne de Nerva et celui de Gratien22 ». Il est vrai que Pline le Jeune lui-même, s’il raconte les succès des lectures qu’il donnait de ses discours (epist. 3, 18 ; 4, 5) ou de ses poèmes (epist. 8, 21) n’évoque jamais la moindre recitatio de ses lettres. L’histoire de la publication des Lettres ne peut être faite, même s’il est hautement vraisemblable que Pline y a pourvu lui-même, sans doute à une date tardive.

14 Ce que je voudrais à présent avancer, c’est que les lettres de Pline eurent très tôt un lecteur attentif, son contemporain, l’auteur du Satyricon.

15 Le premier Luigi Pepe avait, en 1958, suggéré avec force que l’auteur du Satyricon avait lu la correspondance de Pline et il appuyait son hypothèse sur la ressemblance entre sat. 115, 6 et la lettre de Pline à Tacite décrivant l’éruption du Vésuve (epist. 6, 20, 19)23. Mais son article ne semble pas avoir eu grand retentissement. René Martin à son tour relève certains liens thématiques qui existent entre l’œuvre de Pline le Jeune et le Satyricon : le motif par exemple de la captatio des héritages (epist. 8, 18) ou encore celui des loups-garous ou autres striges et fantômes (epist. 7, 27)24. Il faut les enregistrer avec attention.

16 Mais surtout l’identification par René Martin de l’auteur du Satyricon en la personne d’un affranchi de Pline le Jeune, un intellectuel érudit du nom d’Encolpius, me paraît lumineuse dans son évidence et absolument probante25. J’ajoute à présent, dans les pages qui suivent, quelques nouveaux arguments en faveur de cette thèse.

17 Cet homme, Encolpius, membre de la familia de Pline au sens premier du mot latin, faisait aussi partie de ses « familiers » au sens courant du terme en français moderne : il comptait au nombre des intimes de son maître. On voit ce dernier se promener dans

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ses propriétés entouré des membres de sa familia, parmi lesquels de vrais érudits : « Il m’arrive de flâner avec mes gens et parmi eux des intellectuels26. » Les fonctions de lector exercées par Encolpius (epist. 8, 1, 2) doivent être comprises dans la plus grande extension possible du terme. On lisait en effet dans la société de ce temps à haute voix27. Titinius Capito, le contemporain et correspondant de Pline, lisait lui-même ses ouvrages28. Mais Pline pour sa part lisait mal, ne savait pas prononcer les vers, et on lui en faisait le reproche : « Apporte une solution à mes doutes ; j’entends dire que je suis mauvais lecteur, que je lis mal notamment les vers29. » Aussi faisait-il appel à l’un de ses affranchis, peut-être Encolpius, pour faire connaître ses propres vers à ses amis : « Je songe par conséquent pour une lecture que je compte faire à des amis proches à tester mon affranchi. Ce que j’ai choisi lui est aussi familier et il le lira, je le sais, non pas parfaitement mais mieux que moi30. » Encolpius faisait en outre à son maître les lectures qui agrémentaient les divers moments de ses journées et il s’agit cette fois des ouvrages d’autrui : cenanti mihi, si cum uxore uel paucis, liber legitur31. Les auteurs lus par Encolpius doivent être ceux que mentionne Pline dans ses lettres et l’on retrouve ainsi l’explication des parallèles enregistrés entre le Satyricon et Quintilien, Martial ou Silius Italicus32.

Comment Pétrone a choisi son nom de plume

18 Cet homme – ou ses pareils s’ils étaient plusieurs – était ainsi placé par ses fonctions au cœur de l’activité intellectuelle de Pline et savait tout non seulement des productions de son maître, qu’elles soient en cours de gestation ou achevées, mais encore de l’actualité littéraire par le biais des lettres reçues par Pline ou des ouvrages qu’on adressait en hommage à l’une des personnalité les plus en vues de son temps33. On connaît cette anecdote piquante rapportée par Pline et qui prouve que Tacite et lui- même passaient pour les deux plus grands écrivains de leur temps34. Comment Encolpius aurait-il pu ignorer dans ces conditions la proximité de Pline avec Tacite ? Il avait transcrit, lu, corrigé peut-être les onze lettres de Pline à Tacite35 et il avait lu les pages des Annales envoyées par Tacite à son ami comme il était informé de la parution des Histoires (epist. 9, 27, 1)36. Cela ne fait aucun doute : c’est là qu’il a trouvé l’idée d’un Arbiter Petronius, fabriqué par jeu littéraire en associant Petronius et elegantiae arbiter (ann. 16, 18).

19 L’auteur du Satyricon a choisi son nom de « plume » par référence à un passage bien caractérisé de l’ouvrage historique du plus grand historien vivant de son temps : Tacite. Comme Trimalchion qui affirme dans son épitaphe funéraire n’avoir jamais entendu la leçon d’aucun philosophe37, Petronius, chez Tacite, meurt « sans vouloir écouter ni réflexions sur l’immortalité de l’âme ni propos de philosophes38 » mais plutôt des « poésies légères et des vers gais39 ». Loin de prouver que Petronius est l’auteur du Satyricon, je considère plutôt que ces propos ont plu par leur étrangeté et leur ton inhabituel à l’amateur de plaisanteries qui y a trouvé le prétexte du pseudonyme adopté pour signer son roman.

20 Peut-être peut-on avancer une ultime explication : le consulaire Petronius fut, aux dires de Tacite gouverneur de la province de… Bithynie40, la région même à la tête de laquelle Pline le Jeune a été nommé par Trajan en 111 ! Formons une hypothèse : Encolpius, l’affranchi de Pline, libéré de la présence de son patron qui, absent pendant deux ou trois ans, décède en Bithynie en 113 ou 114, a relâché sa surveillance sur sa

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domus, a bien pu mettre à profit cette demi-liberté, loin de la censura tutélaire du maître, pour composer le Satyricon qu’il faudrait dès lors placer après 111. Dans ce cas de figure Pline n’aurait jamais rien su de l’existence d’un roman bien trop scandaleux pour avoir été présenté à son approbation.

L’auteur du Satyricon est un affranchi et non un aristocrate

21 L’auteur du Satyricon est donc un affranchi et non un aristocrate. Ainsi s’effondrent définitivement toutes les hypothèses de lecture fondées sur la prétendue supériorité de caste de l’auteur et son mépris pour le monde vulgaire, grossier et inculte des liberti dont Trimalchion serait l’emblème majeur et à peine caricaturé. Il convient désormais de conserver toujours à l’esprit qu’Encolpius (auteur du Satyricon) appartient au monde même de Trimalchion, ce monde avide de reconnaissance sociale et d’affirmation de soi par l’argent si bien décrit par Paul Veyne41. Ainsi s’explique qu’Encolpe (personnage du Satyricon) n’accepte pas que les critiques de ses deux compères Ascylte et Giton à l’encontre de Trimalchion aillent trop loin dans la cruauté : il juge leurs quolibets déplacés (sat. 57, 1 : intemperantis licentiae) et indécents (58, 1 : indecenter) et les rappelle à l’ordre au nom d’une solidarité de classe qui ne dit pas son nom.

22 C’est dans la correspondance de Pline que l’on trouve le meilleur témoignage pour tenter de comprendre ce qu’un intellectuel devait ressentir à subir la morgue d’un aristocrate qui faisait perpétuellement peser sur lui le joug de la dépendance financière. Il ne s’agit de rien d’autre que de cette lettre appelée parfois à tort « Éloge de Martial » dans laquelle Pline se pose en défenseur des Lettres et des Arts. On annonce à Pline le décès de l’épigrammatiste. L’épistolier se livre alors à un éloge bref qui le conduit très vite à l’objectif réel et unique de la lettre : rappeler les vers dans lesquels Martial a fait l’éloge de son talent littéraire, raison pour laquelle cette epistula 21 du livre 3 devrait en réalité s’appeler « Éloge de Pline par Martial » et non « Éloge de Martial par Pline » ! Ces dix vers, en outre, Pline les cite complaisamment in extenso (epist. 3, 21, 4), ce qui se comprend bien puisque Martial ne fait pas moins que de comparer, pour leur qualité, les discours de Pline à ceux du grand Cicéron42. Mais ce n’est pas tout : Pline rappelle encore au passage qu’il a aidé financièrement Martial au moment du départ du poète pour sa patrie : prosecutus eram uiatico secedentem ; « je lui avais fait un don, au moment de son départ, pour son voyage » et qu’il s’est ainsi conformé à la vieille et noble tradition du mécénat des patroni en faveur de leurs clients. Et puis in cauda uenenum : la lettre s’achève en effet par une pique à la fois brillante et méprisante. Après avoir fait mine de croire l’espace d’un instant que les œuvres de Martial passeraient à la postérité, Pline dénonce férocement les illusions du poète : – At non erunt aeterna quae scripsit ? Non erunt fortasse, ille tamen scripsit tamquam essent futura ; – « Mais, diras-tu, ses œuvres ne seront pas éternelles ? Sans doute que non, mais lui, il les a écrites dans l’idée qu’elles le seraient ! »

23 Pour nous l’ironie de Pline fait le charme de ses lettres, comme elle le fait de la Correspondance de Madame de Sévigné lorsque la malignité s’empare d’elle, ce qui arrivait quelquefois, ou de certaines lettres de Gide à Claudel, qu’il détestait. Mais que devait penser d’une telle attitude notre Encolpius qui ne pouvait sans doute s’interdire de rapprocher de son propre cas le mépris exprimé par Pline envers un eruditus de seconde classe ? À l’appui de l’identification d’Encolpius avec l’auteur du Satyricon,

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citons ce passage en vers du début du roman dans lequel le vieux professeur d’Encolpe fait une analyse de la décadence de l’enseignement pleine de bon sens et donne à l’apprenti écrivain de sages conseils, parmi lesquels celui-ci : Nec curet alto regiam trucem uultu cliensue cenas inpotentium captet, nec perditis addictus obruat uino mentis calorem ; neue plausor in scenam sedeat redemptus histrioniae addictus43. « Qu’il ne se préoccupe pas des demeures hautaines où l’on porte le menton haut ; qu’il n’aille point en client fréquenter les festins de tyrans ni se livrer aux débauchés et perdre sous l’effet de la boisson la force de son esprit ; qu’il n’aille pas, payé pour cela, faire la claque et applaudir assis devant la scène la comédie que l’on donne. »

24 Je crois que ces vers, sincères de la part non seulement d’Agamemnon mais aussi d’Encolpius, expriment le grand désenchantement voire l’amertume d’un intellectuel contraint par sa situation sociale et ses origines serviles de continuer à servir après son affranchissement même. Que dénoncent ces vers ? La situation même d’Encolpius, l’auteur du Satyricon. Il n’est question ici ni de théâtre véritable ni d’histrion au sens propre. La scène évoquée est celle du monde de Pline et l’histrion est le maître auquel son lector est condamné jour après jour à servir flagorneries et autres petitesses. Il ne saurait y avoir d’intellectuel que libre et la métaphore du vin des festins – la vie dans l’entourage de Pline n’avait rien d’une bacchanale – n’est qu’un travestissement. L’essentiel est dit : un écrivain, un homme de lettres, un intellectuel ne saurait vendre l’indépendance de son génie (mentis calor) à aucun prix. Agamemnon dénonce la prostitution littéraire du temps et Encolpius la sienne propre. On comprend mieux désormais pourquoi il le fait sous un pseudonyme !

25 Je crois profondément que l’ambiguïté sociale du statut d’affranchi qui est celui de son auteur explique un grand nombre des aspects jugés jusqu’ici peu compréhensibles du Satyricon. La situation sociale et la position intellectuelle d’Encolpius, à la fois proche de Pline et l’admirant, fasciné en tout cas par ce que représente le personnage dans le monde littéraire du temps, mais essentiellement méprisé de lui, le sachant parfaitement, en souffrant sans doute, cette ambiguïté de classe donc qui est à la source des sentiments tiraillés du lector pour son patron expliquent l’ambiguïté consubstantielle du Satyricon et son ironie souvent indiscernable, toujours indécidable dans les passages en vers par exemple.

26 Après tout, la clef est dans le roman. Trimalchion affirme avoir vécu « pendant quarante années comme esclave sans que personne sache s’il était réellement un esclave ou un homme libre » : annis quadraginta seruiui ; nemo tamen scit utrum seruus essem an liber (sat. 57, 9). On tire de ce témoignage l’idée que les affranchis étaient bien traités, à l’égal d’hommes libres. J’en retiens tout autre chose : la difficulté d’être de ces hommes privés de toute individualité et identité propres. Ce n’est pas un habit facile à endosser que celui d’ancien quelque chose.

27 Le lector de Pline est ainsi ou bien un esclave particulièrement apprécié, choyé, distingué, promis à un affranchissement à une date lointaine ou bien un affranchi demeuré là où son histoire personnelle l’avait enraciné sans qu’il l’ait choisi. Sa personnalité réelle s’est révélée ailleurs que dans son rôle de lector. De conseiller culturel de son maître il en est devenu le mémorialiste clandestin. L’Histoire offre de nombreux autres exemples de secrétaires devenus les historiens de leur maître, depuis

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Las Cases dans le Mémorial de Sainte-Hélène jusqu’à Claude Mauriac témoin, dans le Temps Immobile44, de l’activité de Charles de Gaulle dont il était devenu le secrétaire particulier, à Paris, entre 1945 et 194845. Encolpius raconte sa vie dans la maison de Pline, celle d’amis ou de connaissances. Voilà en partie le sujet initial du Satyricon, devenu sous l’effet de la puissance créatrice de leur auteur des mémoires fantasmés.

Le Satyricon, un miroir de la maison de Pline le Jeune

28 J’en veux pour preuve les nombreuses convergences thématiques entre la correspondance de Pline et le roman d’Encolpius. J’ai commencé tout à l’heure par la crise que connaît de son temps l’enseignement des lettres aux dires d’Encolpe. Disons pour mémoire que Pline le Jeune pensait exactement la même chose et dénonçait cette décadence en mettant en valeur le rôle des quelques intellectuels qui résistaient, parmi lesquels il comptait en bonne place son ami Titinius Capito, procurateur ab epistulis de Trajan (CIL 6, 798). Il le désignait un peu pompeusement, compte tenu de la situation désespérée dans laquelle se trouvait un monde littéraire en pleine « sénescence », comme un « rédempteur », le « réformateur » attendu : ipsarum denique litterarum iam senescentium reductor ac reformator (epist. 8, 12, 1) ; « il est celui qui sauve les lettres aujourd’hui en déclin et les revivifie ».

29 On écrit ensuite des épopées dans le Satyricon. Qu’elles soient miniatures, sous forme de ce que la tradition littéraire appelait des epyllia, comme par exemple les vers en hexamètres dactyliques par lesquels Agamemnon, après avoir emprunté à la tradition métrique de la satire (sat. 5, vers 1-8 : des choliambes), chante cette fois sur le mode héroïque le programme d’enseignement qu’il voudrait voir suivre par tous les élèves de rhétorique (sat. 5, vers 9-22), faisant au passage même l’éloge sans ambiguïté et sans aucune ironie du genre épique (vers 19 : Dent epulas et bella truci memorata canore ; « Que les guerres offrent l’occasion de festins littéraires, elles qui sont dignes d’être chantées sur un ton guerrier ») à la composition duquel il voudrait voir les hommes de lettres se consacrer. Ou qu’elles soient de longue haleine comme les 295 vers du poème d’Eumolpe sur les guerres civiles (sat. 119-124). Or, dans l’entourage de Pline, on écrivait l’épopée. Son correspondant Caninius s’apprêtait à rédiger un ouvrage sur la guerre de Trajan contre les Daces46. Il ne fait aucun doute qu’il devait s’agir d’une épopée47 et qu’elle devait être en vers grecs (epist. 8, 4, 3 : graecis uersibus) imités d’Homère dont le patronage est invoqué dans ce même passage48. En outre, et c’est une conjonction remarquable avec la thématique épique dans le Satyricon, Pline lui-même a écrit des vers héroïques : expertus sum me aliquando et heroo (epist. 7, 4, 3) ; « je me suis jadis essayé au vers héroïque ». Et puis il y a ses fameux hendécasyllabes, auxquels Pline tient tant, dont il raconte la genèse (epist. 7, 4, 3-4) et desquels il prend grand plaisir à citer un échantillon substantiel (epist. 7, 4, 6). Pourquoi n’a-t-on jamais assez insisté sur le fait que le Satyricon lui-même ne comptait pas moins de neuf passages dans ce mètre49 et que le nombre total des hendécasyllabes dont le roman est truffé se monte à 59 vers ? Ajouterai-je encore à cette liste déjà nourrie ? On lit en sat. 71, 1-12 le testament rédigé par Trimalchion et en sat. 141, 2 celui d’un autre affranchi anonyme (Eumolpe ?). Or Pline autorisait ses affranchis à faire des testaments, ce qui est une libéralité notable par rapport au droit en vigueur au IIe siècle50 : permitto seruis quoque quasi testamenta facere eaque ut legitima custodio (epist. 8, 16, 1) ; « j’autorise mes esclaves aussi à faire des espèces de testaments et je les respecte comme s’ils étaient légaux ».

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La clémence de Pline le Jeune sujet d’une saynète dans le Satyricon

30 Voici encore, par exemple, un parallèle de situation qui n’a, à ma connaissance, jamais été relevé entre les deux documents. Au début de la Cena, alors qu’Encolpe et ses compagnons sont sur le point de pénétrer dans le triclinium de leur hôte, cet espace si difficile d’accès51, ce saint des saints protégé par divers gardiens à la manière des Champs Élysées d’un enfer sur terre52, ils sont arrêtés une nouvelle fois par la survenue inopinée d’une esclave se jetant à leurs pieds. Ce malheureux implore leur pitié et leur demande d’intercéder en sa faveur. Il a en effet commis une négligence, se laissant dérober les vêtements du trésorier qui avaient été confiés à sa garde. Encolpe et ses compagnons vont trouver le dispensator, obtiennent son pardon et se voient remerciés par l’esclave gracié. Que signifie cet épisode peu éclairé par les travaux de la critique ? J’y vois pour ma part avant tout un reflet à peine déguisé de pratiques sociales du monde de Pline le Jeune. Il suffit en effet de parcourir la correspondance de ce dernier pour y reconnaître tous les motifs de la saynète du Satyricon. Simplement ce qui se passe entre homme libres chez Pline se passe entre esclaves chez Pétrone. De même que dans la comédie plautinienne le monde des serui singe celui des ingenui, ou encore l’univers des valets celui des aristocrates comme dans le chef d’œuvre de Renoir, La Règle du jeu. Pline aimait afficher sa sollicitude pour les difficultés ou les maladies de ses esclaves et c’est précisément à propos d’une indisposition d’Encolpius qu’il se déclare à l’écoute : nos solliciti (epist. 8, 1, 3) ; « nous sommes plein d’attention ». On connaît aussi cette lettre fameuse dans laquelle Pline prétend traiter à table ses affranchis comme des convives parmi les autres, c’est-à-dire des hommes libres, leur servant notamment le même vin qu’à tous53. Le propos de Trimalchion en sat. 71, 1 n’est-il pas un écho de cette protestation d’humanité : « Les esclaves aussi sont des hommes » (et serui homines sunt) ? Sauf que chez Pétrone – trait d’humour en forme de clin d’œil – ils boivent non le même vin que les hommes libres mais le même… lait (sat. 71, 1 : aeque unum lactem biberunt) !

31 Le thème de l’écoute attentive prêté aux affranchis considérés comme des êtres d’une égale dignité est donc éminemment plinien : il est même mis en scène par l’épistolier qui affirme sa sollicitude dans un dialogue savamment orchestré avec un interlocuteur imaginaire54 ad maiorem gloriae sui. Le lexique même de la page du Satyricon qui nous retient est celui de Pline. Car qu’illustre la scène du roman ? L’importance du pardon au sein d’une société d’affranchis, ce que leurs maîtres nomment indulgentia ou clementia. Pour ne pas alourdir mon dossier de références que l’on accroîtrait à loisir, par exemple en puisant dans le Panégyrique de Trajan, je me contenterai de citer l’entame de l’epistula 19 du livre 5 de Pline : Video quam molliter tuos habeas, quo simplicius tibi confitebor qua indulgentia meos tractem ; « je vois avec quelle douceur tu agis avec tes affranchis ; aussi vais-je te faire l’aveu en toute simplicité de l’indulgence avec laquelle j’agis envers les miens ». Ce motif, on le constate, était ainsi l’objet d’une véritable surenchère entre aristocrates. On ne saurait non plus négliger le témoignage de l’epistula 14 du livre 8 qui montre Pline plaidant, contre les partisans de la peine de mort à l’origine majoritaires, en faveur de l’absolution pour les affranchis du consul Afranius Dexter accusés sans preuve du meurtre de leur maître55. Il est incontestable que telle fut la position de l’orateur au Sénat et qu’il fit triompher au terme de la bataille sa position56.

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32 La différence notable avec la scène du Satyricon est la nature du délit : d’une accusation de meurtre (c’est aussi le cas dans l’affaire Larcius Macedo dans laquelle Pline prend encore une position modérée57) on est passé à un larcin véniel. Les habits dérobés au trésorier ne valent pas un liard58. La preuve, c’est qu’ils avaient déjà subi une fois l’épreuve du lavage qui déprécie tant les vêtements59. Le Satyricon a beau être réaliste (c’est-à-dire qu’il est inspiré par la réalité du monde plinien), il est aussi parodique (il transpose cette réalité sur un mode comique). La grandeur de Pline et sa générosité emplie de dignité pour ses affranchis est ici tournée en dérision par le moyen de l’écart entre la grandiloquence des gestes (on se jette comme dans la tragédie aux pieds des grands que l’on implore : procubuit ad pedes, sat. 30, 7) ainsi que l’emphase des discours des personnages (peccatum suum propter quod periclitaretur) et la petitesse du larcin. Ce type d’écart est un ressort bien connu de toutes les formes de comique.

33 Mais la parodie est encore plus fine et Pline semble bien visé. C’est ce que tendent à faire penser les concordances lexicales. L’esclave gracié couvre ses bienfaiteurs de remerciements et loue leur bonté : gratias agens humanitati nostrae ( sat. 31, 2). On pourrait songer qu’ici Encolpius prononce un discret plaidoyer pro domo, à savoir qu’il affirme l’humanité pleine et entière des affranchis qui ne sont pas des sous-hommes. Peut-être. Mais surtout on retrouve là le thème plinien de l’humanitas d’un maître modèle et empreint de bonté pour les siens. Lorsque Pline sait son affranchi Zosime souffrant, c’est son humanitas qu’il veut lui témoigner : « Même si ma nature était plus sévère et rude, je serais néanmoins touché par la maladie de mon affranchi Zosime à qui je dois d’autant plus manifester ma compassion qu’elle lui est en ce cas précis davantage utile60. » Et même attitude de Pline, même lexique encore dans une lettre où l’épistolier s’apitoie sur les maladies de ses affranchis (epist. 8, 16, 1 : confecerunt me infirmitates meorum ; « les maladies des miens m’ont affligé »). Il s’affirme vaincu et brisé par la compassion (humanitas) qu’il ne peut s’empêcher d’éprouver : debilitor et frangor eadem illa humanitate quae me ut hoc ipsum permitterem induxit (epist. 8, 16, 3) ; « je suis détruit et brisé par cette compassion-là qui m’a conduit à m’autoriser cette faiblesse même ».

34 Le lexique de Pétrone dans l’épisode du vol des hardes du trésorier n’a aucune cohérence avec le caractère véniel de l’incident. Ce lexique est en réalité celui de Pline, ce même lexique qui traverse les panégyriques : poenas eripere (« remettre une peine ») ; periclitare ; deprecati sumus (« on nous supplia ») ; remittere poenam (« adoucir un châtiment ») ; obligati tam grandi beneficio (« devenus ses obligés en raison d’un si grand bienfait ») ; gratias agens humanitati nostrae (« rendant grâce à notre humanité »)… On croirait lire le De clementia de Sénèque ou encore un De officiis quelconque, peut- être même le Panégyrique de Trajan. Ce lexique et ces valeurs sociales de reconnaissance liés au pardon d’une faute sont ceux d’un traité de morale, ce que les lettres de Pline, à leur manière, cherchent précisément à être.

35 Le trésorier dont on implore la clementia est peint avec des traits empruntés à la littérature édifiante la plus sérieuse et ses airs superbes appartiennent aux Grands qu’il singe : « Ce fat eut un mouvement de menton61. » Sa réponse pourrait passer pour celle d’un prince ou d’un patronus sinon autocrate du moins gonflé de sa responsabilité et de sa dignitas : « Ce n’est pas tant la perte (des hardes) qui m’afflige que la négligence propre à un homme de rien62. » C’est ici du grand théâtre, digne de celui que Pline mettait en scène dans ses lettres. Le motif de la iactura de grand prix si elle n’est pas réparable apparaît en effet en epist. 6, 8, 6 où il est question d’une dette que

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Atilius Crescens cherche à recouvrer : grauis est ei uel minima iactura quia reparare quod amiserit grauius est ; « la moindre perte lui est lourde étant donné qu’il a de la peine à retrouver ce qu’il a perdu ». Là encore la parodie dans le roman pétronien réside dans l’application du motif à un objet facile à remplacer, des nippes de vil prix. Ailleurs c’est ainsi au décès d’un ami que s’applique iactura chez Pline : « J’ai subi une grande perte si le mot perte n’est pas trop faible pour évoquer la disparition d’un si grand homme63. »

36 Et puis, pour emporter définitivement la conviction – mais est-ce encore nécessaire ? – citons ce billet de Pline qui raconte comment un affranchi de la maisonnée de son ami Sabinianus est venu le trouver pour implorer son pardon : « Ton affranchi, contre lequel, disais-tu, tu t’es mis en colère, est venu me trouver et s’est jeté à mes pieds comme il l’aurait fait aux vôtres et demeura prostré. Il pleura abondamment, supplia abondamment, se tut aussi longtemps et, à la fin, m’a convaincu qu’il se repentait64. » Même situation : un affranchi vient supplier l’indulgence d’un tiers et se jette à ses pieds ; même lexique (sat. 30, 7 : procubuit ad pedes ac rogare coepit ; Pline, epist. 9, 21 : aduolutus pedibus meis… multum rogauit).

Pline le Jeune et Trimalchion : une même ambition de propriétaire terrien

37 Trimalchion, enrichi dans le négoce du vin, rêve comme le fera plus tard au cinéma John Wayne, d’avoir un bien-fonds si vaste qu’il égale les frontières d’un État, voire d’un empire. Il est déjà propriétaire d’un vaste domaine, qui s’étend de Terracine à Tarente65. Ou plutôt, évoquant l’une des ses propriétés d’où provient son vin, il précise que, selon ce qu’on lui dit, elle irait ainsi du Latium à l’Italie du Sud. Tous les doctes commentateurs, de Paul Perrochat66 à Alfred Ernout 67, ont vu dans ces propos de Trimalchion la preuve de son ignorance : ses connaissances en géographie seraient si faibles ou confuses qu’il ignorerait même que les territoires de Terracine et de Tarente ne se touchent pas. Ainsi est née la légende (universitaire) d’un Trimalchion parvenu mais sot.

38 Or c’est faire là un grave contresens. Trimalchion aime à se vanter et la mégalographie qui orne les murs de son atrium n’hésite pas à le montrer chéri des dieux, promis au plus haut destin. D’ailleurs ce n’est plus un ignorant qui ajoute à peine plus bas qu’il « rêve de réunir à ses modestes propriétés la Sicile de sorte que, lorsque l’envie lui prendrait d’aller en Afrique, il pourrait naviguer à l’intérieur de ses propriétés68 ». Même un ancien esclave sait la distance qui sépare l’Italie de l’Afrique. Il n’y a là qu’exagération comique et fausse modestie dans l’emploi du diminutif agellus pour désigner « ses modestes possessions ».

39 Ailleurs dans le roman le même verbe iungere désigne une nouvelle fois la passion de Trimalchion pour la terre. C’est cette fois l’Apulie qu’il rêve de « réunir à ses bien- fonds » à l’occasion d’un nouvel héritage. Tel est le symbole pour lui d’une vie réussie : si je l'obtiens, dit-il, « je serai parvenu assez haut dans ma vie69 ».

40 Or une préoccupation identique habite de manière irritante Pline le Jeune. Navré de constater que des parcelles voisines sont enclavées dans ses propres possession, il rêve de les acquérir. Le prétexte qu’il avance ressemble à la volupté que se promet Trimalchion de se créer un empire dans l’Empire, à savoir pouvoir se déplacer et voyager tout en demeurant chez soi. La vraie raison, plus secrète, relève de l’ambition

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terrienne. Pline lui donne un joli nom, la pulchritudo iungendi, « le plaisir qu’il y a à s’agrandir », « l’agrandissement idéal de ses terres » ou, comme le traduit assez joliment la CUF, « le charme même de s’arrondir » : « Ce qui me préoccupe avant tout, c’est l’idéal de l’agrandissement ; puis c’est l’avantage non moins utile qu’agréable qu’offre la possibilité dans un même élan, un même déplacement, de visiter deux propriétés et de les confier au même gérant et aux mêmes agents, ou presque, d’habiter et d’embellir une première villa et de conserver simplement une autre70. »

41 Or le verbe ici utilisé par Pline est le même que celui dont use à deux reprises, pour parler de la même passion, Trimalchion. L’auteur du Satyricon savait l'ambition de son maître pour les acquisitions foncières et la parodie gentiment à travers la même préoccupation chez son personnage, poussée en l’occurrence par grossissement comique jusqu’à la manie.

42 Trimalchion possède même des terres jusqu’à Baïes puisqu’il envisage un jour d’y reléguer un intendant indélicat71. Quel terme désigne ce personnage ? Atriensis. Or le même mot apparaît dans la lettre où Pline avoue sa précoccupante manie de l’expansion, dans ce passage où le maître aligne les avantages financiers à posséder de grands domaines. Parmi ceux-là le fait d’avoir un seul intendant (atriensis) pour différentes propriétés constitue un gage sûr d’économies appréciables72.

43 L’auteur du Satyricon baignait dans ce milieu où les questions de terre et de saine gestion ne quittaient pas les conversations de Pline (il utilise pour parler de cette préoccupation constante le verbe sollicitat). Comment Encolpius aurait-il pu ne pas songer à se servir dans son roman d’une monomanie aussi caractéristique ?

Le tombeau de Trimalchion : nouvelle parodie du monde de Pline

44 On a déjà, pour finir, remarqué l’attention prêtée à la fois par l’auteur du Satyricon et par Pline le Jeune aux questions liées aux testaments. Il en va de même pour un aspect un peu particulier des testaments, le choix de son vivant des conditions d’inhumation dans un tombeau. Pline raconte ainsi sa tristesse à constater que le tombeau de Verginius Rufus, plus de dix ans après sa disparition en 9773, demeure inachevé. Ce qui navre Pline est que Verginius avait rédigé lui-même son inscription funéraire, laquelle rappelait qu’il avait refusé d’usurper l’empire au moment de la révolte de Vindex en 68 et qu’il cite en sa mémoire. La conclusion de l’épistolier consiste à donner le conseil à son destinataire Albinus de songer à se prémunir de son vivant de l’incurie de ses héritiers et de pourvoir lui-même à tous les soins de la construction d’un tombeau : ut ispi nobis debeamus etiam conditoria exstruere omniaque heredum officia praesumere (epist. 6, 10, 5) ; « aussi devons-nous nous-mêmes édifier nos sépulcres et remplir par avance les devoirs de nos héritiers ». Or Trimalchion – ou Encolpius, l’auteur du roman – a entendu la leçon de Pline : non seulement il prend soin de faire connaître avant sa disparition l’épitaphe qu’il a lui-même composée à sa mémoire (sat. 71, 12), mais encore il prévoit dans le détail les modalités de construction de son futur tombeau, de la dimension du monument aux éléments d’ornement (sat. 71, 6-7). Par souci de dérision comique le tombeau de Trimalchion sera aussi vaste (cent pieds par deux cents74) que celui de Verginius Rufus était modeste75.

45 En outre Trimalchion donne la consigne à Habinnas de s’occuper de cela dès à présent. Il le fait, dit-il, dans le but « d’éviter de subir, une fois décédé, l’infamie » (sat. 71, 8 : ne mortuus iniuriam accipiam) que constituerait un oubli de leur devoir de la part de ses

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héritiers, à l’instar de ce qui arriva à Verginius Rufus. Par quel mot Pline avait-il qualifié le préjudice subi par Verginius ? Celui-la même dont use Trimalchion : iniuria (epist. 6, 10, 6). Le rapprochement n’est pas dû au hasard mais constitue un indice supplémentaire et sûr des relations d’influence entre les lettres de Pline et le Satyricon. Et puis Trimalchion en héritant à la mort de son maître « un patrimoine de sénateur » (sat. 76, 2) héritait aussi de son gentilice. Ainsi « quand il a légué sa fortune à son affranchi favori, le patron de Trimalchion a pu se dire qu’après tout celui-ci était le dernier qui perpétuât son nom et que les biens ainsi légués ne sortiraient pas du nom76 ». Paul Veyne fait ici allusion à la formule enregistrée par le Digeste (32, 94) par laquelle un patron lègue à ses affranchis des bien-fonds « à condition qu’ils ne sortent pas du nom », ne de nomine suo exirent. Or Pline pose exactement la même limite au droit d’hériter qu’il accorde à ses esclaves : ils peuvent « faire des dons et des legs » dumtaxat intra domum (epist. 8, 16, 2), « à condition que rien ne sorte de la maison ». La destinée de Trimalchion telle qu’il la raconte lui-même est donc parfaitement conforme aux pratiques recommandées par Pline.

46 Comment s’en étonner si Encolpius, le lector de Pline, est bien, comme l’a brillamment démontré René Martin et comme je crois l’avoir confirmé par de nouveaux rapprochements inédits et irréfutables entre la correspondance de Pline et le roman, l’auteur du Satyricon ?

47 Dérision et parodie chez Pétrone, l’analyse n’est pas nouvelle. Ce qui l’est, c’est l’identification précise des éléments parodiés et de la cible du roman : le monde plinien. L’univers de Pline ou le microcosme de sa familia est une image en réduction de la société aristocratique romaine, de ses valeurs et de ses comportements77. Or le monde des affranchis de Pline est lui-même, aux dires de l’épistolier en personne, un état ou une ciuitas en réduction : nam seruis res publica quaedam et quasi ciuitas domus est (epist. 8, 16, 2) ; « car pour mes esclaves ma maison est pour ainsi dire un État et une espèce de cité ». On ne saurait mieux dire. Placé au cœur de cette cité familière Encolpius, l’affranchi de Pline, son secrétaire chargé des affaires littéraires, l’auteur du Satyricon, en est l’observateur privilégié et le peintre amusé.

48 La domus de Pline le Jeune est ainsi la ciuitas de Pétrone.

Deuxième partie. Les Évangiles dans le Satyricon : éléments parodiques

49 ON A PROPOSÉ DANS LA PREMIÈRE PARTIE de dater le Satyricon de la fin du règne de Trajan, après 107-111, et de situer sa composition dans la maisonnée de Pline le Jeune. Dans ce contexte la présence d’allusions aux Évangiles dans le roman non seulement n’est plus impossible mais devient vraisemblable. Cette seconde partie se propose d’examiner le dossier en tenant compte de cette nouvelle datation du roman et des conséquences importantes qui en découlent pour l’interprétation d’un ouvrage qui n’est sans doute pas l’œuvre d’un aristocrate observant de haut le monde des dépendants mais celle d’un intellectuel issu du milieu des affranchis et d’un observateur privilégié et amusé du monde aristocratique de Pline le Jeune et de son temps.

50 On savait Pline le Jeune préoccupé lors de son gouvernement de Bythinie par la question des chrétiens qui refusaient de sacrifier à l’empereur. On découvre ici que les Évangiles étaient connus dans son entourage proche au point de fournir à l’auteur du

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Satyricon l’occasion de parodies ponctuelles ou plus développées autour du motif de l’onction des pieds, de la visite au tombeau du Christ et de sa résurrection, de l’eucharistie ou même de la survie après la mort.

Les chrétiens et le roman

51 Si l’on en croit l’historien Ramsay MacMullen le christianisme aurait mis fin, dans l’Antiquité, au goût pour le roman. Le développement de la pensée chrétienne aurait éteint tout désir pour la fiction et le romanesque, au point, dit cet auteur, que désormais « en littérature aussi il y eut des changements notables. Rien de semblable aux romans d’Héliodore, d’Apulée ou de Pétrone ne pouvait être publié […]. Voilà une différence78 ! ». Certes R. MacMullen songe au IVe siècle, lorsque le christianisme se sera solidement installé. Mais, malgré tout, son affirmation demeure foncièrement inexacte : Héliodore est bien un auteur du IVe siècle, postérieur au règne de Constantin, contemporain sans doute de l’Histoire Auguste, à la fin du IVe siècle, comme on le sait aujourd’hui avec une certaine dose de certitude79. Glen W. Bowersock avait déjà signalé que « rien ne saurait être plus loin de la vérité » que l’affirmation de R. MacMullen80. De fait, si de nouveaux romans ne voyaient pas le jour, ce n’est pas en raison d’une plus faible curiosité du public pour le genre mais tout simplement parce que la fiction était désormais investie par l’hagiographie du côté chrétien et par le genre biographique du côté païen, comme l’illustre à merveille l’Histoire Auguste rédigée par le païen Nicomaque Flavien senior entre 392 et 394.

52 Tout au contraire, il y eut émulation entre païens et chrétiens dans l’usage de l’arme de la fiction au service de la défense des valeurs religieuses et cette rivalité féconde connut son acmé sous le règne de Théodose81, au cours duquel saint Augustin précisément crut bon, devant la position fort ambiguë sur le sujet adoptée par saint Jérôme paraissant justifier le recours par Pierre à la dissimulation à partir d’un passage de l’Épître de Paul aux Galates (c’est la raison apparente du moins) et devant peut-être le spectacle de la multiplication des œuvres de fiction (c’est pour moi la raison réelle et profonde de l’engagement d’Augustin), de publier en 394-395 un De mendacio condamnant fermement le recours au mensonge et d'engager une polémique féroce et durable avec Jérôme sur le sujet. L’échange épistolaire des deux Pères de l’Église sur ce thème constitue en quelque sorte le premier essai de réflexion argumentée de la critique littéraire chrétienne sur l’art de la fiction82.

La nouvelle datation du Satyricon : une conséquence majeure

53 On sait depuis les travaux de René Martin83 que l’auteur du Satyricon ne saurait plus être identifié avec le personnage d’époque néronienne que Tacite semble avoir pris pour un « arbitre des élégances », un cognomen qui a inspiré le choix par le secrétaire de Pline, le véritable auteur du roman, de son nom de plume, Encolpius. Pour moi, en effet, ainsi que j’espère l’avoir montré plus haut, l’auteur du Satyricon connaissait bien la correspondance de Pline le Jeune, comme en avait eu jadis et partiellement l’intuition un philologue italien84. Il y a puisé un certain nombre de thèmes ou de situations caractéristiques de la vie intellectuelle du début du IIe siècle ainsi que de la condition des affranchis. Ces parallèles fournissent un argument sûr pour refuser l’identification de l’auteur du Satyricon avec le consulaire Petronius mentionné par Tacite. Ils

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établissent que le roman a été écrit sous le règne de Trajan et peut-être après 111, très probablement au début du IIe siècle. Ils confirment enfin la thèse de René Martin qui voit en Encolpius, l’affranchi de Pline le Jeune et son lector (epist. 8, 1, 1-3), l’auteur du Satyricon. La première partie de cette étude apporte, je crois, de notables confirmations à cette datation et à cette identification de l’auteur du roman. Je note ici simplement en passant que l’allusion aux jardins pompéiens (sat. 53, 5) qui appartiennent à Trimalchion – dont le nom exact est d’ailleurs Pompeius Trimalchio (sat. 30, 2) – et qui ont été victimes d’un incendie85 doivent désormais bien être mis en relation avec la destruction de la cité de Pompéi à l’automne (et non en août) de l’année 79.

54 Dans ce contexte, la présence d’allusions au christianisme dans le roman non seulement n’est plus impossible mais devient vraisemblable. Je me propose par conséquent d’examiner le dossier en tenant compte de cette nouvelle datation du roman86 et des conséquences importantes qui en découlent pour l’interprétation d’un ouvrage qui n’est sans doute pas l’œuvre d’un aristocrate observant de haut le monde des dépendants mais celle d’un intellectuel issu du milieu des affranchis et d’un témoin privilégié et amusé du monde aristocratique de Pline le Jeune et de son temps. Ce qui change beaucoup de choses.

Le tombeau de Trimalchion et le symbolisme chrétien

55 La scène du testament de Trimalchion (sat. 71, 1-12) concentre de nombreuses références à cette religion nouvelle et si étrange dont le secrétaire de Pline aux affaires culturelles, Encolpius, avait pu entendre parler autour de lui, au cours des échanges entre son maître et Tacite87 (qui mit sans doute un terme aux Annales autour de l’année 120) ou encore, quelques années plus tôt, au moment où Pline en Bithynie demandait conseil à Trajan sur la conduite à tenir envers les chrétiens de sa province qui refuseraient de sacrifier88. Il est hautement vraisemblable, en effet, que le secrétaire du gouverneur, demeuré en Italie, ait eu connaissance des lettres en question, pour information, archivage et diffusion, comme il l’avait fait jusqu’ici pour toutes ses lettres et tous ses papiers. Quoi qu’il en soit, on en savait assez, en cette fin de Ier siècle et en ce début de IIe siècle, sur les chrétiens, leurs croyances bizarres, leurs textes sacrés, pour s’étonner de leur comportement et de leur originalité ainsi que l’atteste, sous Domitien, la réaction d’Épictète devant l’héroïsme dans le martyre de ceux qu’il appelle les Galiléens quand il note, dans les Entretiens (4, 7, 6), comme l’avait relevé Ernest Renan, leur « fanatisme endurci89 ».

56 Trimalchion fait donc apporter au cours du banquet une copie de son testament qu’il se met à lire lui-même de bout en bout devant ses convives sincèrement navrés non tant de l’interruption des agapes mais par l’évocation de la disparition de leur bienfaiteur. Le romancier croit nécessaire de préciser que ce dernier agit oblitus nugarum (71, 4), c’est-à-dire « sérieusement », ou mieux « blague à part ». Soit l’auteur nous informe que Trimalchion est sérieux comme l’est son testament – le croira qui veut – soit ces deux mots sont destinés à attirer l’attention du lecteur sur l’importance du morceau de bravoure qui s’annonce – ce que je crois. J’ai plus haut, dans la première partie, relevé tout ce qui dans les consignes relatives à sa sépulture données par Trimalchion à son exécuteur testamentaire Habinnas ressemble de si près à ce que raconte Pline le Jeune à propos de la tombe de Verginius Rufus (epist. 6, 10), négligée par sa propre famille après sa mort, que l’emprunt d’Encolpius dans le Satyricon à la lettre de son patron est

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indiscutable. On y retrouve par exemple le même souci que la sépulture ne revienne pas aux héritiers afin d’éviter qu’elle ne se dégrade à la suite de leur négligence90.

57 Parmi les consignes du testateur, on relève les enjolivements à donner à la future sépulture. Trimalchion demande notamment que figurent sur son tombeau des vaisseaux sculptés ou des amphores, des thèmes fréquemment attestés dans les catacombes romaines dont Giovanni Battista De Rossi a livré la description91. Il exprime également à deux reprises le vœu qu’aux pieds de sa statue soit représentée « une petite chienne », catella (71, 6). La seconde fois cette chienne est tenue en laisse par une Fortunata statufiée (71, 11), représentée « tenant une colombe », columbam tenentem. Faut-il rappeler le symbolisme chrétien qui lie la colombe à la descente de l’Esprit saint92 et ses représentations nombreuses dans l’art paléochrétien, par exemple sur les mosaïques funéraires de Tunisie93 ? Mais, me dira-t-on, la colombe se retrouve aussi dans l’art païen94. Mais quand elle est associée à la vigne – présente en abondance dans le jardinet que prévoit Trimalchion autour de sa sépulture : 71, 7, uinearum largiter, un jardin d’Éden où abondent, dit le texte, toutes sortes de pommes95 – elle peut être un gage d’immortalité, comme dans la crypte de Lucine (catacombe de saint Calixte)96, le motif même qu’évoque le héros du roman qui souhaite, grâce aux ornements de son tombeau et aux bons soins d’Habinnas, pouvoir jouir d’une vie après la mort : ut mihi contigat tuo beneficio post mortem uiuere (71, 6). Que peut dès lors signifier cette petite chienne tenue en laisse ? Deux passages des Évangiles (Matth. 15, 27 et Marc 7, 28) mentionnent les catelli, une désignation du chien domestique, enchaîné (par opposition au dogue en divagation), qui n’est pas si fréquente en latin. Il s’agit de l’épisode de la Cananéenne (mulier Chananaea) qui obtient du Christ la guérison miraculeuse de sa fille en acceptant l’idée que les bontés du Seigneur soient en priorité destinées aux chrétiens, les païens de leur côté, à la manière des chiens (catelli) sous la table, n’en recueillant que les miettes. Trimalchion veut-il signifier à sa manière que, tout païen qu’il est, il aspire légitimement lui aussi à la vie après la mort ? Fortunata et son chien ne demeureront pas en reste.

Trimalchion et l’onction de Béthanie

58 Une autre curieuse rencontre avec les Évangiles peut être notée dans le récit d’Encolpius, au chapitre qui précède immédiatement la scène du testament. Des esclaves apportent de l’huile parfumée dont ils oignent les pieds des convives. Le texte latin mérite d’être cité : Pudet referre quae secuntur : inaudito enim more pueri capillati attulerunt unguentum in argentea pelue pedesque recumbentium unxerunt ; « Il me fait honte de raconter ce qui suit : de fait, en vertu d’une pratique inconnue, des esclaves aux longs cheveux apportèrent une crème parfumée dans un bassin d’argent et en oignirent les pieds de ceux qui étaient attablés97. »

59 En quoi est-ce honteux de rapporter cela (pudet) ? En quoi ce traitement de faveur est-il scandaleusement nouveau ? Il semble bien effet que, aux dires de Pline l’Ancien (13, 22), M. Othon avait enseigné à l’empereur Néron comment oindre de crème parfumée la plante des pieds (mais Pline n’utilisait pas le verbe unguere, au demeurant rare en latin classique en dehors de quelques emplois sans rapport avec notre sujet chez Ovide, et jamais en relation ni avec caput ni avec pedes)98. La nouveauté et le scandale ne s’expliquent que si la pratique est empruntée à l’attitude de la femme pécheresse qui, ayant apporté un vase d’albâtre rempli de parfum dans la maison de Simon le Pharisien,

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en enduit les pieds du Christ. Le récit de Luc est conforme du point de vue lexical au remploi du thème dans le Satyricon : « Tu n’as point versé d’huile sur ma tête ; mais elle, elle a versé du parfum sur mes pieds » ; oleo caput meum non unxisti : haec autem unguento unxit pedes meos (Luc 7, 46)99. Jean semble néanmoins le plus susceptible d’avoir servi de modèle : « C’était cette Marie qui oignit de parfum le Seigneur et qui lui essuya les pieds avec ses cheveux » ; Maria autem erat quae unxit Dominum unguento et extersit pedes eius capillis suis (11, 2)100 ; unxit pedes Iesu (12, 3)101.

60 S’il s’agit d’une coïncidence, comment expliquer dans le Satyricon l’espèce d’horreur du narrateur devant pareille pratique ? Le scandale ne provient que de la tradition récente de l’humiliation de la femme devant le Christ qui lui a lavé les pieds de ses larmes et de ses cheveux et de celle du Christ lui-même s’abaissant à son tour, la veille de sa Passion, devant ses apôtres, en renouvelant ce même geste : pratique inconnue de nos mœurs romaines, dit l’auteur païen du Satyricon, inaudito more.

61 Un peu plus loin dans le Satyricon le motif réapparaît et c’est Trimalchion lui-même qui procède à l’onction de ses hôtes : Statim ampullam nardi aperuit omnesque nos unxit et : « Spero, inquit, futurum ut aeque me mortuum iuuet tanquam uiuum ». Nam uinum quidem in uinarium iussit infundi et : « Putate uos, ait, ad parentalia mea inuitatos esse102. » « Il déboucha aussitôt une fiole de nard, nous en oignit tous et dit : “J’espère que cela me fera autant de bien après ma mort que de mon vivant.” Il fit verser du vin dans l’urne et dit : “Imaginez-vous que vous avez été invités à mon banquet funèbre”. »

62 Trimalchion, figure parodique du Christ ? Les paroles dont l’Amphitryon accompagne son geste le laissent penser : il semble bien croire à la possibilité d’une jouissance de ce bienfait après sa propre mort. Le rapprochement ici s’impose avec la scène évangélique de l’onction à Béthanie dans Marc 14, 3 : Et cum esset Bethaniae in domo Simonis leprosi et recumberet uenit mulier habens alabastrum unguenti nardi spicati pretiosi et fracto alabastro effudit super caput eius103. « Comme Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, une femme entra, pendant qu’il se trouvait à table. Elle tenait un vase d’albâtre, qui renfermait un parfum de nard104 de grand prix ; et, ayant rompu le vase, elle répandit le parfum sur la tête de Jésus. »

63 Faut-il songer plutôt à Jean 12, 3 qui (outre les noms de Lazare et de Marie) mentionne l’onction des pieds et non plus de la tête : « Marie, ayant pris une livre d’un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus, et elle lui essuya les pieds avec ses cheveux » ; Maria ergo accepit libram unguenti nardi pistici, pretiosi et unxit pedes Jesu et extersit pedes eius capillis suis ? Si tel était le cas, Jean aurait alors inspiré Sat. 70, 8 cité plus haut. Matthieu 26, 7 s’en tenait, de son côté, à l’onction de la tête105.

Le chant du coq

64 La présomption d’un lien entre le Satyricon et les Évangiles se renforce si l’on ajoute au dossier la scène du coq106 condamné par Trimalchion à la casserole parce qu’il lui semble de mauvais augure : Sat. 74, 1 : Haec dicente eo gallus gallinaceus cantauit […]. « Non sine causa, inquit, hic bucinus signum dedit ; nam aut incendium oportet fiat, aut aliquis in uicinia animam abiciat ! Longe a nobis ! Itaque quisquis hunc indicem attulerit, corollarium accipiet ». « Tandis qu’il parlait un coq chanta […]. “Ce n’est pas sans raison que ce joueur de trompette a lancé son signal ; par le fait, ou bien il faut qu’il y ait le feu ou bien que

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quelqu’un rende l’âme dans les parages ! Au loin ! Aussi quiconque m’apportera ce délateur sera récompensé”. »

65 Pourquoi ce chant de l’importun animal serait-il l’annonciateur d’une catastrophe imminente, un incendie ou bien la mort d’un voisin ? Rien de tel, en effet, n’est jamais associé au chant du coq dans les mentalités anciennes. Pline l’Ancien enregistre bien qu’un chant de coq poussé à des heures indues a valeur de présage, mais il est favorable107. La signification négative de la chose remonte au plus tôt aux Évangiles et à la scène du reniement de Pierre. On la lit d’abord en Marc 14, 30, quelques pages après la scène de l’onction à Béthanie : Marc 14, 30 : Et ait illi Iesus : Amen dico tibi quia tu hodie in nocte hac priusquam gallus uocem bis dederit ter me es negaturus108. « Et Jésus lui dit : “Je te le dis en vérité, toi, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu me renieras trois fois.” »

66 En Luc 22, 60 le texte latin ajoute même : Et continuo adhuc illo loquente cantauit gallus, ce qui n’est pas sans faire songer au syntagme haec dicente eo de Sat. 74, 1109. La récompense promise par Trimalchion (corollarium) à quiconque rapportera le coq délateur (indicem) fait en outre penser aux trente deniers touchés par Judas pour la trahison du Christ dont parlent Matthieu (26, 15) et Marc (14, 11) quelques lignes après la scène de Béthanie. De plus, si corollarium est inconnu de la Bible110, indicem peut être rapproché de Jean 11, 57 : Vt si quis cognouerit ubi sit, indicet, un passage où le verbe indicet est mis dans la bouche des pharisiens à la recherche du Christ. Le coq du Satyricon connaît ainsi un dérisoire châtiment infligé par le maître queux qui, dans l’esprit parodique du romancier, tourne en dérision une scène autrement pathétique de délation.

Trimalchion croit en la vie après la mort

67 Comme toujours dans le Satyricon nous avons beaucoup de difficulté à mesurer l’ampleur de la parodie et la part de la sincérité. Que l’on ne se méprenne pas, je ne crois pas une seule seconde que Pétrone-Encolpius ait écrit une œuvre réaliste et je suis certain qu’il s’est beaucoup amusé lui-même, de lui-même et des autres, de Pline et de sa maisonnée. Mais la fiction a sa part de vérité et la parodie ou le rire permettent d’aborder des sujets sérieux, en l’occurrence la mort et l’espérance d’une vie après la mort. D’ailleurs Trimalchion, comme nous, est à cet égard pétri d’une contradiction qui est de tous les temps. Il nourrit un espoir que sa simplicité d’homme sans dissimulation lui permet d’exprimer sans craindre le ridicule. Ses consignes à Habinnas sont faites pour lui assurer une vie dans son tombeau richement préparé : fais cela, lui dit-il, « de sorte qu'il m’advienne, grâce à ton aide, de vivre après ma mort111 ». Mais aussitôt la lecture du testament achevée, au chapitre suivant du roman, Trimalchion reprend ses esprits et retrouve goût à la vraie vie et invite ses amis à gagner les bains : « Et donc, puisque nous savons que nous allons mourir, pourquoi ne vivons-nous pas112 ? » Sursaut de lucidité, réflexe pragmatique, retour à la réalité ou encore autodérision à la suite d’une profession de foi quelque peu audacieuse ? Un peu de tout cela sans doute.

68 Quoi qu’il en soit la vie après la mort espérée par Trimalchion ne semble guère chrétienne113. L’homme compte bien vivre, semble-t-il, dans son tombeau, vaste, riche et confortable et non dans un quelconque royaume céleste. Il fait preuve dans son épitaphe et dans la mise en scène de sa propre histoire (les vaisseaux cinglant à pleine voile représentés sur le tombeau évoquent sa carrière fulgurante de négociant114, sa générosité d’évergète est rappelée par son image de sévir augustal siégeant sur un

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tribunal115) du même orgueil satisfait que dans sa vie. Visiblement Trimalchion n’a rien compris au message évangélique ni à la question de l’âme qui ne le préoccupe pas.

69 Néanmoins l’attitude, le testament et les aveux de Trimalchion sur ses propres espoirs de vie après la mort me paraissent aux antipodes des convictions païennes les plus courantes telles que les livrent les épitaphes d’époque impériale par dizaines. On est très loin en l’occurrence, dans le Satyricon, de la croyance en l’anéantissement total qui devait suivre la mort et qui était si fréquemment affichée sur les tombes que les lapicides n’en gravaient que les sept lettres fameuses : NF.F.NS.NC, Non Fui, Fui, Non Sum, Non Curo116 ; « Je n’ai pas vécu, j’ai vécu, je ne suis plus, je m’en moque ». Si l’on a pu dire Trimalchion épicurien, l’accusation ou la qualification tombe à la lecture de son testament. On voit tout ce que cet exemple peut apporter à l’encontre de la thèse curieuse de R. MacMullen qui refuse au paganisme de l’époque impériale absolument toute croyance dans l’« Afterlife », thèse exposée dans un chapitre d’un ouvrage117 où sont, à vrai dire, scrupuleusement mais tendancieusement réunis des exemples trop maigres par rapport à l’ample moisson qu’avait avant lui, avec sans doute davantage de pertinence, réunie Franz Cumont sur le même sujet dans son admirable Lux perpetua, récemment réédité de façon magistrale118. L’autocélébration de Trimalchion, sa tentative d’héroïsation de soi peuvent paraître dérisoires et sans doute ont-t‑elles été voulues telles par le romancier qui n’oublie jamais qu’il est aussi parodiste, mais il demeure l’essentiel de ce que je voudrais mettre en évidence : malgré toutes ses maladresse de langue (ses barbarismes : faciatur119) ou de tact (imposer à ses convives une mise en scène macabre), Trimalchion – et en cela il recueille toute la sympathie de l’auteur du roman – n’est pas dépourvu de toute foi en l’idée de vie après la mort. La parodie du message évangélique porte davantage sur les conditions matérielles, si je puis dire, de la réalisation de cette promesse ou de cet espoir que sur sa réalité même. Trimalchion n’est pas un philosophe et n’a jamais suivi l’enseignement d’aucun maître de cette espèce (il le fait graver dans le marbre à la troisième personne : nec umquam philosophum audiuit120). Il n’est pas un disciple de cette nouvelle philosophie et ne croit pas au Jésus des Évangiles. Mais il n’est pas pour autant en désaccord sur le fond avec son idée maîtresse d’une vie après la mort. Ne possédait-il pas chez lui trois bibliothèques, la première constituée d’ouvrages grecs, la seconde d’ouvrages latins et une troisième dont il ne précise pas la teneur121 ? Michel Dubuisson y voyait un corpus sémitique122. Trimalchion aurait-il discrètement conservé chez lui une Bible ?

La Matrone d’Éphèse et les Évangiles

70 Les païens riaient des chrétiens mais partageaient nombre de leurs convictions123. Tertullien savait déjà que les philosophes païens débattaient de la question de la survie de l’âme124. Les premiers chrétiens, en outre, au IIe siècle, étaient assimilés à des espèces de philosophes par leurs détracteurs. Tertullien dans l’Apologétique se fait l’écho de ces griefs colportés par leurs adversaires qui refusaient de voir dans le christianisme « une question de révélation divine » (diuinum negotium) mais ne le considéraient que comme une « espèce de secte philosophique125 ». Parmi les reproches de ces païens vient en tête, dit Tertullien, le fait que le christianisme et les philosophes enseignent précisément les mêmes vertus.

71 Si l’on s’est beaucoup préoccupé de l’influence de la littérature païenne sur la nouvelle littérature d’inspiration chrétienne, l’inverse n’est pas vrai et l’on peut regretter, avec

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G. W. Bowersock, que la question de l’impact du christianisme sur la culture polythéiste n’ait pas été étudiée126. Les Évangiles ont-ils laissé d’autres traces dans le Satyricon ? J’en vois au moins une dans le célèbre récit de la matrone d’Éphèse : Matrona quaedam Ephesi tam notae erat pudicitiae… Cela commence comme du Tite-Live… et finit dans une ambiance de vaudeville par une pointe savoureuse lorsque le peuple, ébaubi, se demande comment le défunt mari de la matrone si peu sage a pu réussir à s’aller mettre en croix127 ! Rappelons que la dame s’était enfermée avec le mort dans son caveau, « toutes issues hermétiquement closes128 ». Elle y demeure sans trouver le temps long – pour les raisons toutes personnelles que l’on sait – en tout trois jours129. Son amant n’était autre qu’un garde préposé à la surveillance du corps de suppliciés justement placés à proximité du caveau : des latrones crucifiés130. On ne peut que songer aux deux larrons, Dimas et Gestas, crucifiés, selon Marc 15, 27 et Luc 23, 33 à côté du Christ. La veuve consolée revint donc à la vie. Comment dit-on cela en latin ? Son amant utilise le verbe reuiuiscere (sat. 11, 12), terme certes augustinien s’il en est, mais surtout le verbe même qui est en Luc 15, 24 dans la parabole du fils prodigue : « Car mon fils était mort, il a ressuscité : il avait péri et on l’a retrouvé » (quia hic filius meus mortuus erat, et reuixit : perierat et inuentus est)131. La renaissance toute charnelle de la veuve doit plus au vin et aux attentions du soldat qu’à un quelconque miracle, mais là réside sans doute l’intention parodique d’un romancier davantage attaché, comme ses personnages, aux biens de ce monde qu’aux promesses de l’autre.

72 Ainsi que l’a bien perçu G. W. Bowersock « la scène au tombeau après la crucifixion dut en vérité faire impression à bien d’autres132 ». Ce dernier a en effet mis en évidence l’influence indéniable de cette scène des Évangiles sur le roman antique, par exemple dans Sur la mort de Pérégrinus où un vieillard digne de foi, aux dires de Lucien, raconte qu’après sa mort ardente sur une bûcher funéraire d’Olympie le philosophe lui est apparu « vêtu de blanc et avec une couronne de feuilles d’olivier133 ». « L’écho des récits évangéliques est ici flagrant » pour le savant anglo-saxon, qui ajoute encore comme témoignage supplémentaire de la fascination exercée sur les romanciers par la scène du tombeau vide l’exemple fort probant du récit de Chariton où l’on voit Chéréas qui « arrivé au tombeau, découvrit que les pierres avaient été retirées et que l’entrée était ouverte. Il fut stupéfait de la vue et terrassé par une perplexité mâtinée d’effroi au sujet de ce qui s’était produit134. » Une réaction, dit G. W. Bowersock, à juste titre, qui n’est pas sans rappeler Marc 16, 3-5 et la stupeur des femmes devant le tombeau du Christ vide. L’influence des Évangiles sur le roman de Chariton est d’autant moins invraisemblable que l’on pense désormais pouvoir placer la rédaction de ce dernier dans la première moitié du IIe siècle135, peut-être entre 130 et 140, soit entre vingt et trente ans à peine après le Satyricon.

« Mangez mon corps » : une scène d’eucharistie dans le Satyricon

73 Le plus curieux des passages recelant sans doute une parodie des croyances chrétiennes figure dans le Satyricon à un endroit peu remarqué, dans les fragments que l’on ne peut rattacher aisément à la trame du roman. Il s’agit pourtant là encore d’une scène de testament, et pas n’importe laquelle. Eumolpe lit semble-t-il lui-même les conditions qu’il met à son propre testament, portant en l’occurrence sur une « immense fortune » (pecuniae ingens fama136). Il s’agit de faire découper son corps en morceaux et de le manger :

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Omnes qui in testamento meo legata habent, praeter libertos meos hac condicione percipient quae dedi, si corpus meum in partes conciderint et astante populo comederint ; « Tous ceux qui bénéficient de legs dans mon testament – sauf mes affranchis – ne percevront ce que j’ai donné qu’à la seule condition qu’ils découpent mon corps en morceaux et le mangent devant le peuple debout137. »

74 Curieuse cérémonie de laquelle G. W. Bowersock a naguère rapproché le déroulement des Évangiles narrant la Cène, un repas au cours duquel le Christ invite ses disciples à partager son sang et son corps en consommant du vin et du pain138. On aurait donc là une parodie de l’eucharistie.

75 Cette signification parodique est d’autant plus sûre qu’elle se double d’un jeu de mot assez limpide. Eumolpe (ou l’un de ses compagnons après la mort d’Eumolpe) lit son testamentum, d’un genre absolument nouveau et inédit dans ses prescriptions (malgré le rapprochement possible avec Hérodote 3, 99), ce nouum testamentum n’est autre que la transcription de la « Nouvelle Alliance » (Kainè Diathêkê) des Évangiles, le mot grec diathêkê signifiant pour tout grec du Ier siècle « testament » et non « alliance ». L’auteur du Satyricon a entendu diathêkê comme ceux qui parlaient grec aux temps de Jésus et comme ses contemporains ; il a donc enregistré testamentum, comme le feront les traducteurs modernes de la Bible. Le testament inouï d’Eumolpe parodie le Nouveau Testament chrétien.

76 Allons plus loin que ne l’avait fait G. W. Bowersock que je viens de résumer. Le peuple assemblé (astante populo), devant lequel ceux qui espèrent l’héritage d’Eumolpe devront manger son corps, ressemble furieusement à une réunion, une église (ecclésia) de fidèles chrétiens139. Visiblement le repas fait de chair humaine constitue dans l’esprit d’Eumolpe une punition destinée à châtier les captateurs d’héritage pour leur cupidité et leur ingratitude. Ils ont été insultants pour le défunt et cette épreuve est conçue pour leur faire payer leur attitude passée : His admoneo amicos meos ne recusent quae iubeo, sed quibus animis deuouerint spiritum meum, eisdem etiam corpus consumant ; « J’engage mes amis à ne pas se dérober devant mes ordres, mais au contraire à mettre la même ardeur que celle qu’ils eurent à dévouer mon âme aux dieux infernaux à manger aussi mon corps140. »

77 Le seul texte qui fait ici sens est bien deuouerint, « maudire », et non deuorarint comme on a pu le proposer en affaiblissant et dénaturant même le texte original141. L’opposition entre spiritus et corpus est décisive : elle reflète l’opposition entre pneuma et sarx dans les Évangiles142, comme l’a bien vu G. W. Bowersock143.

Manger de la chair humaine : une punition réservée aux aristocrates cupides

78 Mais on peut aller plus loin. Eumolpe exclut de ses prescriptions ses affranchis, plutôt il les en dispense. La punition n’est destinée qu’aux hommes libres, à ces aristocrates cupides dont Pline (et Tacite) ne cesse de nous raconter qu’ils sont prêts à tout pour engranger les héritages. Les liberti d’Eumolpe ne sont pas soumis à la punition ni accusés : n’oublions pas que l’auteur du Satyricon a pour les esclaves et les affranchis de ces prévenances qui dénotent, au-delà des brocards toujours bon enfant dont il les charge souvent, une vraie affection qui ne s’explique que par sa communauté d’origine avec eux. Encolpius, le lector de Pline et l’auteur du Satyricon, est un libertus et il ne l’oublie jamais dans l’échafaudage fort équilibré de ses attaques, moins féroces qu’on ne

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le croit parfois. La cible du Satyricon, on le sait désormais, est davantage l’aristocratie et le monde de Pline le Jeune que la valetaille, le monde des esclaves et des affranchis. Il faut s’habituer à cette révolution copernicienne qui inverse le point de vue exprimé dans le roman et qui doit modifier dans la même proportion notre lecture.

79 Ce qui demeure, c’est le sel d’une charge transparente contre les chrétiens et l’eucharistie, un rite qui avait nourri les rumeurs par son caractère absolument inédit et scandaleux144. Comment ces derniers pouvaient-ils accepter l’idée répugnante de manger de la chair humaine ? La réponse est donnée par l’auteur du Satyricon : il n’est pire supplice qui ne puisse être enduré pour de solides et basses raisons pécuniaires. D’où l’image du testament, si chère à ces mêmes chrétiens. Ce qu’Eumolpe dit (de son vivant, en lisant son testament, ou après sa mort si le testament est lu par un tiers, il est difficile de trancher en l’état du texte) à ses amis hésitant à s’exécuter vaut pour les chrétiens : De stomachi tui recusatione non habeo quod timeam. Sequetur imperium si promiseris illi pro unius horae fastidio multorum bonorum pensationem. Operi modo oculos et finge te non humana uiscera, sed centies sestertium comesse ; « Quant à la répugnance qui est celle de ton estomac, je n’ai aucune crainte. Il suivra tes instructions si seulement tu lui promets en échange d’une seule petite heure de dégoût la compensation de nombreuses récompenses. Il te suffit de fermer les yeux et de te figurer que tu ne manges pas de la chair humaine mais que tu avales un bon million de sesterces145. »

80 On ne saurait être plus désobligeant pour la communion et les motivations des chrétiens procédant à l’eucharistie. Le parallèle qui suit dans le même fragment du roman avec les Sagontins dévorant de la chair humaine ou les femmes de Numance qui, lors du siège de la cité, ont été retrouvées tenant sur leur sein le corps de leurs enfants à demi dévorés ne sont guère plus sympathiques146. L’art qui sait accommoder les plats (blandimenta ; ars : sat. 141, 8) ressemble fort aux blandices de la rhétorique chrétienne.

L’immortalité par les œuvres

81 Mais quelles sont les promesses faites aux chrétiens et les millions que leur religion leur fait miroiter s’ils accomplissent le geste que le Christ a demandé à ses disciples ? La réponse se trouve non pas dans le Satyricon mais dans une lettre de Pline le Jeune que l’on n’a jamais, à ma connaissance, interprétée comme je le propose à présent.

82 Cette lettre à Novius Maximus ressemble, comme souvent chez Pline, à un éloge : C. Fannius vient de mourir et l’épistolier paraît à première lecture rédiger sa notice nécrologique. Fannius était historien : il avait publié trois livres critiques sur le règne de Néron et laisse à sa disparition l’ouvrage inachevé. Mais que lit-on derrière les compliments d’usage adressés à la mémoire d’un érudit fort éloquent ? Il est mort dans des conditions qui navrent Pline et qui sont l’objet d’un premier reproche : il est mort en laissant un curieux testament. Ce texte prévoit en effet, ce qui désole Pline (angit me), que ses amis ou parents les plus chers seront déshérités au profit de ses ennemis, largement dotés : omisit quos maxime diligebat, prosecutus est quibus offensior erat (epist. 5, 5, 2). Une curieuse pratique, à l’encontre de tous les usages et de toutes les idées de Pline lui-même sur la question. Ce testament est dit dans le texte latin ueteri testamento, ce qui a peut-être une connotation antichrétienne quand on se souvient du testament nouveau d’Eumolpe. Et puis, n’est-ce pas une générosité toute chrétienne que celle qui consiste à pardonner ses ennemis et à les privilégier dans son affection au détriment

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des amis avérés ? Le second reproche explicite formulé par Pline à la mémoire de son ami disparu est d’avoir laissé inachevé son ouvrage historique. Non pas tant parce que le contenu hostile à Néron prive ses lecteurs d’un pamphlet politique parmi d’autres, mais plutôt parce que cette mort prématurée ôte à l’historien toute perspective d’immortalité : mihi autem uidetur acerba semper et immatura mors eorum qui immortale aliquid parant (epist. 5, 5, 4) ; « je trouve toujours particulièrement douloureuse et précoce la mort de ceux qui travaillent à l’immortalité ». Autrement dit l’immortalité ne s’acquiert que par les œuvres (et non par la foi) et Fannius a manqué la sienne en laissant son travail interrompu. Ses efforts, dans cette quête de survie, ont été vains : « Combien il a dépensé d’énergie pour rien147 ! »

83 La leçon à tirer de l’échec de Fannius dans sa quête spirituelle est claire pour Pline : sa propre condition de mortel (epist. 5, 5, 7 : mea mortalitas) ne peut être dépassée que par le travail, ses propres écrits garantissant sa postérité (mea scripta). La mort n’est qu’un anéantissement, sans espoir de survie de la moindre parcelle d’âme et seules les œuvres peuvent prétendre à échapper à cette abolition du souvenir : « Aussi, tant que la vie est là, efforçons-nous à ce que la mort ne trouve que le moins possible à détruire148. » Non seulement Pline n’est pas chrétien pour un sou dans ses affirmations, mais encore il semble bien reprocher à travers l’exemple de son ami Fannius, l’historien sans avenir, à la nouvelle mentalité chrétienne telle qu’elle s’exprime dans l’Ancien Testament, ou Alliance passée avec son dieu, d’inverser les priorités. Un bon testament privilégie ses vrais amis comme un bon intellectuel pourvoie lui-même à son immortalité par ses œuvres et non par des convictions éthérées. L’état d’esprit de Pline, on le voit, n’est guère éloigné de celui de son lector auteur du Satyricon et la lettre sur Fannius doit être ajoutée à l’ensemble des références que j’ai réunies en faveur de l’idée que notre Encolpius était familier de la correspondance de son maître.

Le Satyricon et la datation des Évangiles

84 La datation nouvelle du Satyricon que je défends – au début du IIe siècle, vers 107-111, à l’époque peut-être où Pline le Jeune part pour la Bithynie – rend tout ce que j’ai écrit ci- dessus parfaitement vraisemblable et corrobore l’intuition naguère exposée avec prudence par G. W. Bowersock : le Satyricon « présageait de l’impact que les récits des évangélistes devaient avoir sur l’imagination des écrivains et des lecteurs dans le monde gréco-romain au cours des siècles à venir149 ». Sauf que ce roman ne date pas, comme le croit le savant anglo-saxon, du règne de Néron. G. W. Bowersock était passablement embarrassé par les conséquences de ses observations qui ne coïncidaient pas avec la chronologie. Il est certes vraisemblable qu’en 65, date supposée de la mort du consulaire Pétrone mentionné par Tacite, « les tout premiers Évangiles existant aient été en cours d’écriture150 » (la formulation « en cours d’écriture » révèle la gêne de l’auteur, fort bien informé par ailleurs sur le sujet) ou, en tout cas, qu’un romancier païen ait pu à cette date en avoir eu connaissance. Mais le plus ancien sans doute des Évangiles, Marc, ne date qu’au plus tôt des environs de l’année 70, en raison des brèves allusions qu’il contient à la destruction du Temple de Jérusalem151. Matthieu, pour la même raison, est postérieur sans doute à 70 et date sans doute des environs de l’année 80152, même si la controverse demeure ouverte, la fourchette communément retenue étant les années 60-85. Néanmoins, comme me l’écrit Christian-Bernard Amphoux, « dans les années 30-60, il existe une collection de paroles de Jésus qui prend des formes successives, dont il nous reste trois états : les sections de paroles de Matthieu, la

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collection centrale de Luc et l’Évangile selon Thomas » et « avant 70, un premier livret de Marc est rédigé à Rome et amplifié à Alexandrie ; le livret romain est repris et transformé par Luc, tout cela avant la fin de la guerre contre Rome. Dans le livre de Luc, le dernier repas de Jésus forme un épisode153 ». On peut donc, avec Christian Amphoux, penser qu’« en 111, la rédaction finale des Évangiles (édition de 120-130) n’existe pas encore, mais les sources des Évangiles existent déjà, même si elles ne sont pas encore réunies154 ».

85 Demeure cependant une question difficile et que je ne saurais trancher ici : l’auteur du Satyricon a-t-il consulté une traduction latine des Évangiles grecs ou s’est-il contenté de reproduire, en les parodiant, les bribes de récit oraux, extraits en grec ou anecdotes plus ou moins bienveillantes, qui ne devaient pas manquer de circuler en nombre sur les croyances des chrétiens autour de l’année 111, comme l'atteste Pline le Jeune ? Il semble en effet délicat d’affirmer que les Évangiles, tels que nous les a conservés la Vetus Latina, aient déjà été traduits en latin à cette date, la plupart des spécialistes préférant faire de Tertullien, avant saint Cyprien, puis Lucifer de Cagliari, le premier témoin de la « Vieille Latine155 ». Ou alors le Satyricon et ses emprunts seraient les premiers témoins de l’existence de ces traductions dans la première moitié du IIe siècle. Mais le recours par l’auteur du Satyricon à un grec partiel des Évangiles suffit à soutenir la thèse d’une parodie.

86 Le Satyricon, vers 107-111, ne « présage » donc pas de l’influence des Évangiles sur la littérature de fiction : il l’enregistre et la révèle. Il est même chronologiquement le premier témoin de cette influence, ceci dit pour rendre hommage au génie de son auteur qui allait lancer une mode dont Chariton et d’autres, par exemple Apulée ou Achille Tatius, allaient s’inspirer et se faire à leur tour, mais plus tard, les brillants illustrateurs156.

Nicomaque Flavien senior, Pétrone et les pseudonymes

87 J’aimerais enfin clore mes remarques par une réflexion sur l’Histoire Auguste. J’ai, il y a peu, avancé des arguments totalement inédits en faveur de l’idée que Nicomaque Flavien senior avait lu le Satyricon : je les ai trouvés dans le Polycraticus de Jean de Salisbury qui indique sans aucune ambiguïté que Flavien connaissait le récit de la Matrone d’Éphèse et qu’il s’en était bien amusé157. L’auteur de l’Histoire Auguste avait même trouvé dans le Satyricon le nom d’Encolpius dont son imagination a fait un biographe de l’empereur Alexandre Sévère158. On sait en effet l’extrême rareté de ce nom qui n’apparaît jamais ailleurs dans la littérature conservée que chez le pseudo- Pétrone, chez Pline le Jeune et dans la Vita Alexandri de l’Histoire Auguste. Quelles raisons avaient bien pu pousser la curiosité infatigable de cet intellectuel païen à s’intéresser à cet ouvrage si peu académique ? Le fait même que l’ouvrage n’était pas académique, pas plus que l’Histoire Auguste, qu’il avait été édité sous un pseudonyme, comme l’ Histoire Auguste, qu’il était un chef d’œuvre d’humour et de parodies littéraires159, comme l’Histoire Auguste, et qu’enfin, comme l’Histoire Auguste, il disait du mal des pratiques inconcevables mises à la mode par la nouvelle religion. Faut-il trouver d’autres explications ?

88 Le goût des hommes de lettres qui ont quelque fantaisie pour l’art si délicat du travestissement littéraire est de toutes les époques. Les Romains ne riaient pas moins que nous, et souvent des mêmes choses.

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89 Nicomaque Flavien prit six pseudonymes différents pour démultiplier encore si possible l’effet comique de son œuvre-testament, l’Histoire Auguste. Je ne connais pas meilleure explication de cette prolifération des masques que celle que fournit à son propre endroit un écrivain qui savait de quoi il parlait en matière de mystification et de dissimulation d’identité littéraire, Roman Kacew, le vainqueur de deux prix Goncourt sous ses deux hypostases Romain Gary et Émile Ajar. Dans son roman La Promesse de l’Aube, Romain Gary raconte que dès son enfance il se rêvait écrivain. Il n’envisageait pas de le devenir sans se choisir un pseudonyme et passait des heures entières, dit-il, à les essayer : « Je les calligraphiais à l’encre rouge dans un cahier spécial160. » La prolifération masque l’insatisfaction car le jeune Romain a trop à dire pour qu’un seul nom de plume renferme l’ensemble de ses vastes projets. Le pseudonyme est par essence pluriel, puisque la perte de l’identité s’accompagne volontiers d’une reconstruction inauthentique multiple. Perdre une fois son nom efface tout scrupule dans l’adoption de patronymes de substitution toujours différents.

90 Dans la spirale de la mythistoriographie (dans le cas de l’Histoire Auguste) ou dans celle de l’imposture plus mondaine (dans celui du Satyricon) la dérive de la surenchère guette à tout moment l’auteur prisonnier de ses propres mensonges. On tient là, je crois, l’une des explications possibles de l’accroissement en volume d’œuvres aussi différentes que l’Histoire Auguste et le Satyricon mais qui, toutes deux, sont de longueur respectable (je rappelle que nous ne possédons avec le Satyricon qu’environ le cinquième du roman original perdu). Le mensonge s’accroît de lui-même plus aisément que la vérité et l’auteur masqué a toute liberté de ne rien craindre de ses contradictions.

91 L’auteur de La Promesse de l’aube l’avait bien compris, lui qui écrivait : « L’ennui avec un pseudonyme, c’est qu’il ne peut jamais exprimer tout ce que vous sentez en vous. J’en arrivais presque à conclure qu’un pseudonyme ne suffisait pas, comme moyen d’expression littéraire, et qu’il fallait encore écrire des livres161. »

Le paradigme Émile Ajar

92 Romain Gary a donné une explication limpide de son goût pour le pseudonyme. L’écriture dans ces conditions lui offrait des formes de « prolongements » à sa propre personne, trop étriquée, prisonnière d’un « monde rétréci162 ». Comme a dû le vivre l’auteur de l’Histoire Auguste on doit imaginer sous chaque hypostase du romancier un être nouveau. Gary revit : « Jusqu’à, ajoute-t-il, ce que la création littéraire devînt pour moi ce qu’elle est toujours, à ses grands moments d’authenticité, une feinte pour tenter d’échapper à l’intorélable, une façon de rendre l’âme pour demeurer vivant163. » Rendre l’âme pour mieux revivre, on reconnaît ici le thème central d’un autre roman de Gary, Charge d’âme.

93 Quant à la feinte (gage d’authenticité), on sait qu’elle fut l’attitude constante de l’homme Nicomaque Flavien dont le parent Symmaque relevait que nul, à part lui, ne savait pénétrer les secrets. En fait Flavien, en lutte contre le pouvoir autoritaire du très chrétien Théodose, masquait ses convictions religieuses secrètes, antichrétiennes, dissimulées dans son for intérieur, son temple intime, son penetral sacré. Il les avait à peine révélées dans l’Histoire Auguste, rédigée sous des masques assez transparents pour que sa vanité d’écrivain n’ait pas à souffrir d’écrire anonymement, mais assez opaques pour tromper la balourdise de la police théodosienne164.

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94 La question que l’on me pose souvent est en effet celle-ci : comment une œuvre aussi grossière que l’Histoire Auguste a-t-elle pu tromper son monde ? Il est tout aussi légitime de se la poser à propos du Satyricon : comment une fiction aussi vulgaire a-t- elle pu être composée dans la propre maison d’un aristocrate aussi raffiné que Pline le Jeune ?

95 La première réponse qu’il convient de faire est que ni Flavien ni Encolpius n’ont peut- être trompé personne parmi leurs contemporains et leurs proches (l’aveuglement, dans les âges modernes de la philologie, de générations de lecteurs savants s’explique par le temps écoulé – plus de dix ou treize siècles avant les premières éditions humanistes – et l’oubli). Leur entourage a bien pu être complice, activement ou passivement. On a vu que Symmaque savait son parent Flavien adepte des cachoteries et autres dissimulations diplomatiques. Pline, de son côté, aimait la plaisanterie et avait l’esprit libéral.

96 La seconde réponse est plus amusante : ni Théodose (ou son entourage) ni Pline (et sa familia) n’ont peut-être trouvé en eux la lucidité nécessaire pour percer l’énigme. Non pas que l’intelligence des hommes et des situations leur ait fait défaut (au contraire), mais justement parce que leurs cadres habituels de pensée, ceux qui étaient en vigueur dans l’administration impériale à la fin du IVe siècle ou dans les milieux sénatoriaux de l’époque de Trajan, n’offraient rien de comparable ni aucun modèle satisfaisant d’explication. On n’écrivait de fiction romanesque ni à Constantinople à la cour de l’empereur chrétien, ni dans les rangs de l’austère ordo où brillait alors la figure tutélaire du sévère Tacite.

97 Pour tout dire, des forgeries comme le Satyricon ou l’Histoire Auguste étaient pour les contemporains, même lettrés, de Flavien et de Pline le Jeune des ovnis littéraires.

98 Nos deux hommes étaient comme enfermés dans l’image que leur vie publique offrait d’eux depuis des décennies. Flavien avait servi divers Princes depuis un quart de siècle quand il met la dernière main, avant sa mort en 394, à l’Histoire Auguste. Encolpius était le secrétaire aux affaires culturelles de Pline, un lector modèle, vanté par son maître à ses amis. Encore une fois, c’est Romain Gary qui fournit le modèle interprétatif le plus pertinent. Dans Vie et mort d’Émile Ajar il raconte les vicissitudes de ses transformations auctoriales, de pseudonymes en prête-noms (et prête-visage). Écrit peu avant son suicide, ce récit, daté du 21 mars 1979, se termine sur le célèbre et pathétique : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci165. »

99 Gary y raconte que personne jamais ne s’est avisé que lui-même et Ajar ne faisaient qu’un. Et ce malgré les nombreuses et voyantes preuves du contraire. À commencer par la conclusion de l’enquête d’une journaliste du magazine Match qui avait tout compris, repérant notamment que le refrain (à tonalité humoristique) « Je m’attache très facilement » revenait aussi bien dans La Promesse de l’Aube (signée Gary) que dans Gros Câlin (signé Ajar) 166. En outre Gary, qui n’avait pas encore consciemment décidé de publier Gros Câlin sous un pseudonyme, en laissait le manuscrit en cours ouvert sur sa table de travail, où purent le voir ses visiteurs, par exemple cette Madame Lynda Noël167.

100 L’inimaginable est que personne ne crut jamais ni ces témoins, ni les enquêteurs qui repérèrent les points communs entre les ouvrages d’Ajar et de Gary et les tournures stylistiques récurrentes. Rien n’y fit : Gary restait prisonnier « de la gueule qu’on lui avait faite » et il demeurait « impensable » que l’écrivain en fin de parcours qu’il était

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ait pu produire quelque chose d’aussi neuf que Gros Câlin. Lorsque l’auteur se dévoilait, on ne voulait pas le croire : « Romain Gary était bien incapable d’avoir écrit cela168 ! »

101 On ne méditera jamais assez ce déni de réalité et on gagnera à en tirer la leçon en l’appliquant au romancier du Satyricon et à celui de l’Histoire Auguste. A-t-on assez répété – reprenant ainsi les vieilles objections d’un Ferdinand Lot ou d’un Michel Rostovtzeff – que Nicomaque Flavien senior, un austère juriste et un zélé fonctionnaire, ne pouvait s’être abaissé à la vulgarité qui caractérise l’Histoire Auguste ? « Nicomaque Flavien était bien incapable d’avoir écrit cela ! »

102 « J’étais un auteur classé, catalogué, acquis, ce qui dispensait les professionnels de se pencher vraiment sur mon œuvre et de la connaître » regrettait Gary169. D’autres ont catalogué Flavien Préfet du prétoire de Théodose et, à ce titre, lui ont dénié toute fantaisie, toute personnalité, toute conviction. Ils n’ont pas non plus su imaginer que l’homme passait ses veilles nocturnes à combattre secrètement ce qu’il faisait mine de servir le jour. Il y a des Pénélope aussi chez les historiographes antiques.

103 Enfin, le paradigme Ajar, décidément fort opérationnel, offre un dernier point de rencontre avec les méthodes et débats de la philologie classique. Lorsqu’un chercheur rencontre dans deux textes antiques des formulations proches, voire identiques, il a le choix entre deux explications. Les passages en question peuvent avoir été recopiés l’un sur l’autre, dans un ordre qu’il revient au philologue d’établir. Mais ils peuvent constituer également des remplois, auquel cas ils signalent que les deux œuvres en question sont de la même « plume ». C’est ce dernier cas de figure qui se présente par exemple pour l’orchestration du chœur d’entrée de la Cantate profane BWV 205 (« Zerreisset, zersprengt, zertrümmert die Gruft ») de Jean-Sébastien Bach, reprise à l’identique (sur d’autres paroles) par le compositeur un an plus tard, en 1734, dans l’Oratorio de Noël. Personne ne doute du fait que ces mesures identiques authentifient ces deux compositions comme toutes deux de Bach.

104 Or Romain Gary, lorsqu’il voulait se défendre (mollement) d’être Émile Ajar, avait un système de défense tout prêt pour répondre aux enquêteurs qui lui soumettaient les similitudes indéniables, de composition, de situation, de style, entre lui-même et Ajar. Il répondait alors : « Évidemment. Personne ne s’est aperçu à quel point Ajar est influencé par moi170. » Et il invoquait le plagiat, usant de l’arme de la vanité littéraire pour mieux jeter le doute sur les conclusions justes des observateurs les plus fins. Or le cas se présente plus d’une fois dans l’Histoire Auguste. Alors que tel texte de loi rédigé en 390 par Nicomaque Flavien contre les exolètes mâles et connu par les recueils juridiques anciens se retrouve cité en termes quasi-identiques dans la Vie de Carus de l’ Histoire Auguste171, les esprits sceptiques, qui ne connaissent pas Émile Ajar, y voient une coïncidence au lieu d’en inférer une identité d’auteur.

105 Écrire sous un pseudonyme est un moyen de semer ses censeurs, d’amuser une galerie complice et de se libérer des précautions de l’autocensure. Bref, de gagner sa liberté. Pour Gary, Ajar fut « une nouvelle naissance. » Le romancier témoigne : « Je recommençais. Tout m’était donné encore une fois172. » Nul doute à mes yeux qu’Encolpius dans la maison de Pline le Jeune et Nicomaque Flavien à la cour de Théodose ont respiré, en rédigeant le Satyricon et l’Histoire Auguste, un même parfum de liberté.

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NOTES

1. V. Hugo, Les Misérables, éd. Hetzel-Quantin, Paris, s. d. (1881), vol. 3, p. 141. L’éditeur de Victor Hugo, J. Hetzel, ajoute ailleurs, dans sa Préface aux Châtiments que ses poèmes « comme les Annales de Tacite, comme les Satires de Juvénal, sont un livre d’éducation pour les peuples, – ces enfants qui ont tant de peine à mûrir », Les Châtiments, seule édition complète, Hetzel, Paris, s. d. (1869), p. III. – Sauf mention contraire, je suis responsable de toutes les traductions dans cette étude. 2. A. Ernout, Le Satiricon, Paris, CUF, 1923. 3. A. Ernout, p. VII. 4. A. Ernout, note 1, p. 2. 5. A. Ernout, note 2, p. 3. 6. A. Ernout, note 1, p. 4. 7. Pensées 23, p. 1094 Chevalier (Pensées 3 Brunschvic), Paris, 1954 (Bibliothèque de la Pléiade). 8. Cf. notamment « Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ? », Revue des Études Latines 78, 2000, p. 139-163 ; et id., Le Satyricon. Pétrone, Paris, 1999. 9. Pour Martial, cf. déjà A. Colligon, Étude sur Pétrone. La critique littéraire, l’imitation et la parodie dans le Satiricon, Paris, 1892, p. 391-395. 10. Martial 3, 82, 32 : Hoc Malchionis patimur inprobi fastus ; « nous subissons la morgue de ce débauché de Malchion ». 11. Martial 3, 82, 26-28 : et Cosmianis ipse fusus ampullis / non erubescit murice aureo nobis / diuidere moechae pauperis capillare. 12. Frg. 18, p. 185-186 Ernout : Cosmus etiam excellens unguentarius fuit, a quo unguenta dicta sunt Cosmiana […]. Petronius : « Affer nobis, inquit, alabastrum Cosmiani ».

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13. Cf. aussi Juvénal 8, 85-86 : Dignus morte perit, cenet licet ostrea centum / Gaurana et Cosmi toto mergatur aeno ; « Celui qui mérite de mourir, c’est comme s’il était déjà mort, même s’il dîne d’une centaine d’huîtres du Gaurus et qu’il se plonge dans tous les parfums de Cosmus ». 14. R. Martin, « Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ? » (cité note 8), p. 148. 15. P. 183 Ernout. 16. Sat. 16-18. C’est une glose qui figure dans le mss Parisinus 7975 qui donne une double précision précieuse : les vases myrrhins sont fournis par Quartilla et cet épisode prenait place au livre 14 du roman : cf. apparat critique du frg. 8, p. 183 Ernout. 17. Martial 3, 82, 24-25 : Opimianum morionibus nectar / Crystallinisque murrinisque propinat. 18. Velleius Paterculus 2, 7, 5-6 : Hic est Opimius, a quo consule celeberrimum Opimiani uini nomen ; quod iam nullum esse spatio annorum colligi potest, cum ab eo sint ad te, M. Vinici, consulem anni CLI ; « C’est ce même Opimius dont le consulat a donné son nom au célèbre vin opimien. Mais il n’en reste plus, comme on peut le penser en calculant les années depuis cette époque et ton consulat, soit cent cinquante et un ans ». 19. Cf. St. Ratti, Écrire l’Histoire à Rome, Paris, 2009, p. 285-291. – Pour les pseudonymes voir encore, infra, les deux chapitres conclusifs. 20. Panorama complet de « La postérité des Lettres de Pline le Jeune » par É. Wolff, Pline le Jeune ou le refus du pessimisme, Rennes, 2003, p. 95-98. 21. Cf. Ph. Bruggisser, Symmaque ou le rituel épistolaire de l’amitié littéraire. Recherches sur le premier livre de la correspondance, Fribourg, 1993, p. 110-111 (idéal de la simplicitas) et p. 224-225. 22. Symmaque (cité note 21), p. 225. 23. L. Pepe, « Petronio conosce l’epistolario di Plinio », Giornale Italiano di Filologia 11, 1958, p. 289-294. 24. R. Martin, « Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ? » (cité note 8), p. 150. 25. R. Martin, « Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ? » (cité note 8), p. 156-159 ; cf. Pline, epist. 8, 1, 1-3. Afin d’éviter toute ambiguïté je nomme, dans la suite de cette étude, « Encolpius » l’auteur du Satyricon et « Encolpe » le personnage du roman. 26. Epist. 9, 36, 4 : mox cum meis ambulo, quorum in numero sunt eruditi. 27. Epist. 8, 13, 1 (à Genialis) : probo quod libellos meos cum patre legisti ; « J’approuve que tu aies procédé à la lecture de mes livres devant mon père ». 28. Epist. 8, 12, 1 : recitaturus est Titinius Capito quem audire nescio magis debeam an cupiam ; « C’est Titinius Capito qui procédera à la lecture. L’écouter est pour moi un devoir ou un souhait, je ne sais ». 29. Epist. 9, 34, 1 : explica aestum meum ; audio me male legere, dumtaxat uersus. 30. Epist. 9, 34, 1 : cogito ergo recitaturus familiaribus amicis experiri libertum meum. Hoc quoque familiare quod elegi non bene, sed me melius, scio, lecturum. 31. Epist. 9, 36, 4. 32. Quintillien est cité par Pline dans epist. 2, 14, 9 ; Martial dans epist. 3, 21 ; Silius Italicus dans epist. 3, 7. 33. Ouvrage envoyé à Pline, cf. par exemple epist. 9, 1, 2 ; 9, 22, 1-2 ; 9, 28, 3 ; 9, 31 ; composition envoyée par Pline, cf. par exemple epist. 9, 4, 1 ; 9, 18, 2 ; 9, 20, 1 ; 9, 25. Sur les insertions des compositions de Pline dans les ouvrages de ses amis et inversement, cf. par exemple epist. 9, 11, 1. – Sur Pline écrivain on pourra consulter le très suggestif ouvrage d’É. Wolff, Pline le Jeune (cité note 17), p. 83-98. 34. Epist. 9, 23, 1-3 : Tacite a raconté à Pline, qui, fort flatté, le rapporte à son tour, qu’un chevalier assis à ses côtés aux jeux du cirque l’a confondu avec Pline. 35. Epist. 1, 6 ; 1, 20 ; 4, 13 ; 6, 9 ; 6, 16 ; 6, 20 ; 7, 20 ; 7, 33 ; 8, 7 ; 9, 10 ; 9, 14. 36. Il est tout à fait possible que les fonctions de lector ne soient pas très éloignées des charges d’un notarius ou d’un scribe : cf. epist. 9, 36 ; 9, 40. 37. Sat. 71, 12 : nec umquam philosophum audiuit ; « jamais il n’a écouté de philosophe ».

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38. Ann. 16, 19, 2 : audiebatque referentes nihil de immortalitate animae et sapientium placitis. 39. Ann. 16, 19, 2 : sed leuia carmina et faciles uersus. 40. Ann. 16, 19, 2 : proconsul tamen Bithyniae. 41. « Vie de Trimalcion », La société romaine, Paris, 1991, p. 13-87. 42. Epist. 3, 21, 4 : Hoc quod saecula posterique possint / Arpinis quoque comparare chartis ; « Les siècles à venir et la postérité pourront bien les égaler aux écrits de l’Arpinate ». 43. Sat. 5, 4-8. 44. Volume 5, Aimer De Gaulle, Paris, 1978. 45. Cf. Claude Mauriac, Conversations avec André Gide. Extraits d’un Journal, Paris, 1951, p. 263-264, Lettre à André Gide du 4 janvier 1945 : « Car il se trouva ceci : que mon ami Claude Guy sur la vie duquel je m’étais chaque jour anxieusement interrogé au cours de ces quatre années, était devenu l’aide de camp du général, et qu’il fit appel à moi, le premier soir pour l’aider, car si vite avaient été les événements que de Gaulle arrivait à Paris presque seul. C’est ainsi que je participai d’aussi près que possible aux heures historiques qui suivirent. Et que, n’ayant accepté ce poste, pour lequel je ne me trouvais point qualifié, que provisoirement et pour dépanner mon ami, je me trouve encore au Cabinet du général à ce jour, et chef de son secrétariat particulier. » 46. Epist. 8, 4, 1 : optime facis quod bellum Dacicum scribere paras. 47. Epist. 8, 4, 3 : Vna sed maxima difficultas quod haec aequare dicendo arduum, immensum etiam tuo ingenio, quamquam altissime adsurgat et amplissimis operibus increscat ; « Il demeure une seule difficulté, mais d’ampleur : mettre ton discours à la hauteur de ces faits est un défi terrible, redoutable même à ton talent malgré sa capacité à atteindre les sommets et à grandir dans les travaux les plus élevés ». 48. Epist. 8, 4, 3 : si datur Homero et mollia uocabula. 49. Sat. 15, 9 : 2 vers ; 79, 8 : 5 vers ; 93, 2 : 10 vers ; 109, 10 : 7 vers ; frg. 25 : 4 vers ; frg. 28, 9 vers ; frg. 54 : 10 vers ; frg. 55 : 5 vers ; frg. 61 : 7 vers. 50. Cf. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, Paris, 1967, p. 563-564. La loi Papia Poppaea en 9 après J.-C. avait augmenté les garanties du patron en lui donnant le droit de conserver une partie de l’héritage d’un affranchi : cf. Gaius 3, 41-42. 51. Sat. 30, 5 : cum conaremur in triclinium intrare ; « tandis que nous nous efforcions de pénétrer dans la salle à manger » : le verbe d’effort marque la difficulté à parvenir jusque-là. 52. Premier obstacle : le procurator aux comptes (sat. 30, 1) ; deuxième obstacle : l’esclave « superstitieux » (sat. 30, 5) ; troisième obstacle : l’esclave suppliant (sat. 30, 7). Le chien représenté sur le mur (sat. 29, 1 : in pariete pictus) est bien sûr un autre Cerbère. 53. Epist. 2, 6, 3-4. 54. Epist. 2, 6, 3-4 : – Eadem omnibus pono ; ad cenan enim, non ad notam inuito cunctisque rebus exaequo, quos mensa et toro aequaui. – Etiamne libertos ? – Etiam ; conuictores enim tunc, non libertos puto. – Et ille : Magno tibi constat. – Minime. – Quid fieri potest ? – Potest quia scilicet liberti mei non idem quod ego bibunt, sed idem ego quod et liberti ; « – Je sers la même chose à tous ; j’invite de fait à dîner et non à un affront, et je traite à égalité en tout ceux que j’ai traité à égalité en les invitant à table. – Même les affranchis ? – Oui ; je les considère alors comme des convives et non des affranchis. – Lui : cela te revient cher ! – Mais non. – Comment est-ce possible ? – C’est possible tout simplement parce que mes affranchis ne boivent pas la même chose que moi, mais c’est moi qui bois la même chose que mes affranchis ». 55. Epist. 8, 14, 12. 56. Epist. 8, 14, 23 : obtinui quidem quod postulabam ; « Oui, j’ai obtenu ce que je voulais. » 57. Epist. 3, 14. Dans le récit de cet épisode tragique du meurtre d’un maître par ses esclaves Pline fait d’une part une allusion à la cruauté de Larcius Macedo envers ses esclaves et à son désir de revanche sociale sur l’humiliation subie jadis par son père, un ancien esclave lui-même (3, 14, 1 : superbus alioqui dominus et saeuus et qui seruisse patrem suum parum, immo nimium meminisset ; « C’était en fait un maître rempli de morgue et cruel, qui ne voulait pas se souvenir que son propre

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père avait été esclave, ou plutôt, qui s’en souvenait trop bien ») et rappelle d’autre part la nécessité de l’humanitas ou de la « douceur » envers ses esclaves, condition nécessaire sinon suffisante (3, 14, 5 : nec est quod quisquam possit esse securus quia sit remissus et mitis ; non enim iudicio domini sed scelere perimuntur ; « Il n’y a aucune raison de penser que l’on est en sécurité parce qu’on est indulgent et humain ; l’assassinat des maîtres relève non d’une décision sensée mais d’un crime »). 58. C’est le sens de uix dans sat. 30, 8 : quae uix fuissent decem sestertiorum. 59. Sat. 30, 11 : iam semel lota. 60. Epist. 5, 19, 2 : quod si essem natura asperior et durior, frangeret me tamen infirmitas liberti mei Zosimi, cui tanto maior humanitas exhibenda est quanto nunc illa magis est. 61. Sat. 30, 10 : superbus ille sustulit uultum. 62. Ibid. : non tam iactura me mouet quam neglegentia nequissimi uiri. 63. Epist. 1, 12, 1 : iacturam grauissimam feci si iactura dicenda est tanti uiri amissio. 64. Epist. 9, 21, 1 : libertus tuus, cui suscensere te dixeras, uenit ad me aduolutusque pedibus meis tamquam tuis haesit. Fleuit multum, multum rogauit, multum etiam tacuit, in summa fecit mihi fidem paenitentiae. 65. Sat. 48, 2 : dicitur confine esse Tarraciniensibus et Tarentinis. 66. Pétrone. Le festin de Trimalchion. Commentaire exégétique et critique, Paris, 1939, p. 65. 67. Le Satiricon, CUF, P. 46. 68. Sat. 48, 3 : nunc coniungere agellis Siciliam uolo ut cum Africam libuerit ire, per meos fines nauigem. 69. Sat. 77, 3 : quod si contigerit fundos Apuliae iungere, satis uiuus peruenero. 70. Pline, epist. 3, 19, 2 : sollicitat primum ipsa pulchritudo iungendi ; deinde, quod non minus utile quam uoluptuosum, posse utraque eadem opera eodem uiatico inuisere, sub eodem procuratore ac paene isdem actoribus habere, unam uillam colere et ornare, alteram tantum tueri. 71. Sat. 53, 10 : atriensis Baias relegatus. 72. Pline, epist. 3, 19, 3 : inest huic computationi sumptus supellectilis, sumptus atriensium topiariorum fabrorum atque etiam uenatorii instrumenti ; quae plurimum refert unum in locum conferas an in diuersa dispergas ; « Dans ce calcul, il y a le coût du mobilier, le coût des intendants, celui des concierges, celui des jardiniers, des ouvriers et enfin celui du matériel de chasse ». 73. Epist. 6, 10 : on peut donc dater cette lettre après 107. 74. Sat. 71, 6 : praeterea ut sint in fronte pedes centum, in agrum pedes ducenti. 75. Epist. 6, 10, 3 : opus modicum ac exiguum. 76. P. Veyne, « Vie de Trimalcion » (cité note 41), p. 23. 77. Cf. P. Veyne, « Vie de Trimalcion » (cité note 41), p. 61-62. 78. « There were demonstrable changes in literature, too. Nothing similar to Heliodorus’, Apuleius’, or Petronius’ novels could be published, nor poetry like Catullus’ or Ovids’. There was a difference ! », « What Difference did Christianity make ? », Historia 35 (3), 1986, p. 322-343, ici p. 342, repris dans id., Changes in the Roman Empire : Essays in the Ordinary, Princeton, 1990, p. 142-155, ici p. 154-155. – J’ai livré oralement une première version des conclusions de ce chapitre à l’occasion d’une conférence à l’université de Besançon. J’ai bénéficié au cours des échanges oraux et écrits qui ont suivi cette communication de nombreuses et fort utiles remarques des collègues présents que je remercie vivement : Claude Brunet, Jean-Yves Guillaumin, Michèle Ducos, Antonio Gonzalès, René Martin, Bruno Rochette et Étienne Wolff. Je dois aussi toute ma gratitude à Pierre Monat et à Christian-Bernard Amphoux qui ont répondu avec patience et une infinie érudition à toutes mes questions. 79. Cf. G. W. Bowersock, Le mentir-vrai dans l’Antiquité. La littérature païenne et les évangiles, 1994, trad. fr. P.-E. Dauzat, Paris, 2007, p. 181-192, Appendice B, « Les Éthiopiques d’Héliodore ; cf. en dernier lieu la confirmation de cette datation par P.-L. Malosse, « Les Éthiopiques d’Héliodore : une œuvre de l’Antiquité tardive », Revue des Études Tardo-Antiques 1, 2011-2012, p. 179-199 (en

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ligne) qui place, avec des arguments en partie inédits et parfaitement convaincants, le roman dans la seconde moitié du IVE SIÈCLE, EN TOUT CAS APRÈS LA PRISE DE NISIBE. 80. Le mentir-vrai, p. 173. 81. Cf. St. Ratti, Polémiques entre païens et chrétiens, Paris, 2012, p. 11-29. 82. La polémique entre les deux hommes a pour point de départ l’interprétation par saint Jérôme de l’Epistula Pauli ad Galatas 2-14 (Patrologia Latina 26, col. 338-342) mais débouche rapidement, chez Augustin, sur une condamnation du mensonge en général : cf. Augustin, epist. 18, 3-4 ; 40, 3-8. 83. « Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ? », Revue des Études Latines 78, 2000, p. 139-163 ; et id., Le Satyricon. Pétrone, Paris, 1999. Pour une datation flavienne du Satyricon, cf. également F. Ripoll, « Le Bellum ciuile de Pétrone : une épopée flavienne ? » Revue des Études Anciennes 104 (1-2), 2002, p. 163-184. Cf. récemment N. Holzberg, « Petronii Arbitri Satyricon 100-115 : Edizione critica e commento » (recension des commentaires du Satyricon par P. Habermehl, Satyrica 79-141 : ein philologisch-literarischer Kommentar. 1, Sat. 79-110, Berlin-New York, 2006, et G. Vannini, Petronii Arbitri Satyricon 100-115 : edizione critica e commento, Berlin-New York, 2010), Classical World 105 (2), 2012, p. 278-279 : « Nowadays, however, the Satyrica is no longer dated, as Vannini seems to think, quasi unanimemente to Nero’s reign ; an increasing number of scholars sees the work as a product of the second century at the earliest (or at least later than Martial) ». 84. L. Pepe, « Petronio conosce l’epistolario di Plinio », Giornale Italiano di Filologia 11, 1958, p. 289-294. 85. Sat. 53, 5 : incendium factum est in hortis Pompeianis. 86. Je diverge ainsi de G. G. Gamba, Petronio Arbitro e i cristiani : ipotesi per una lettura contestuale del « Satyricon », Rome, 1998 (Biblioteca di scienze religiose, 141), dont la lecture globale et contextualisée du Satyricon postule une double intention parodique de la part de Pétrone, à la fois antichrétienne et antinéronienne. L’auteur va jusqu’à identifier Ascylte et Néron, Quartilla et Agrippine, Agamemnon et Sénèque, Trimalchion enfin et l’apôtre Pierre. 87. Cf. Annales 15, 44. 88. Epist. 10, 96. 89. « Épictète n’avait-il pas présenté l’héroïsme des “Galiléens” comme l’effet d’un fanatisme endurci ? », Marc Aurèle et la fin du monde antique, Paris, 1882, p. 56 ; cf. P. de Labriolle, La réaction païenne. Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, 1934, rééd. 2005, p. 47-50. 90. On sait que Pline le Jeune autorisait ses esclaves à tester : cf. epist. 8, 16, 2. Sur les relations ambiguës de Pline le Jeune avec ses esclaves, cf. A. Gonzalès, « Peur des affranchis impériaux et compassion envers les affranchis privés dans l’œuvre de Pline le Jeune », Fear of slaves, fear of enslavement in the ancient Mediterranean = Peur de l’esclave, peur de l’esclavage en Méditerranée ancienne (discours, représentations, pratiques), Actes du XXIXe colloque du Groupe international de recherche sur l’esclavage dans l’Antiquité (GIREA), RETHYMNON, 4-7 NOVEMBRE 2004, ÉD. A. SERGHIDOU, BESANÇON, 2007, P. 307-324. 91. Vaisseaux : G. B. De Rossi, La Roma sotterranea cristiana, Roma, t. I, 1864, pl. XXX, 5 ; t. II, 1867, pl. XIV ; Amphores : ibid., pl. XLI, 39 et 54, pl. XLIV, 39 ; t. III, 1877, pl. XXIII, 19. 92. Matth. 3, 16 ; Marc 1, 10. 93. Cf. J.-M. Mayeur et al., Histoire du christianisme, vol. 2, Ch. et L. Pietri et al., Naissance d’une chrétienté, Paris, 1995, pl. 21, la mosaïque funéraire de Tabarka : une colombe sur chacune des épaules du défunt. 94. Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie 3, 2, col. 2198-2231 (art. « Colombe », J.-P. Kirsch, 1914), ici col. 2203 sqq. : la colombe figure comme symbole chrétien sur les monuments funéraires les plus divers, depuis le milieu environ du IIE SIÈCLE JUSQU’À LA FIN DE L’ANTIQUITÉ. 95. Sat. 71, 7 : omne genus enim poma uolo sint circa cineres meos, et uinearum largiter. 96. Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie 3, 2, col. 2310 ; G. B. De Rossi, La Roma sotterranea cristiana, Roma, 1864-1877, t. I, pl. XXIII, 4 (crypte de Lucine, IIE SIÈCLE : UNE COLOMBE

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PICORE UNE GRAPPE DE RAISIN) ; PL. XXVI, 2 (IDEM) ; T. II, PL. LV-LVI, 8 ; PL. LVII-LVIII, 32 ; T. III, PL. XIII ; PL. XXX- XXXI, 7 ; M. SIMON, LE CHRISTIANISME ANTIQUE ET SON CONTEXTE RELIGIEUX, SCRIPTA VARIA, VOL. 2, CHAPITRE « SYNCRÉTISME RELIGIEUX DANS L’AFRIQUE ROMAINE », TÜBINGEN, 1981, P. 709. 97. Sat. 70, 8. 98. Pline l’Ancien 13, 22 : uidimus etiam uestigia pedum tingui, quod monstrasse M. Othonem Neroni principi ferebant ; « Nous avons vu que la plante même des pieds pouvait être enduite, ce qui a été enseigné, dit-on, à l’empereur Néron par M. Othon ». 99. Cf. The Greek New Testament, M. W. Holmes, Atlanta-Washington, 2010, p. 137 : ἐλαίῳ τὴν κεφαλήν μου οὐκ ἤλειψας· αὕτη δὲ μύρῳ ἤλειψεν τοὺς πόδας μου. 100. Cf. The Greek New Testament (cité note 99), p. 216 : ἦν δὲ Μαριὰμ ἡ λείψασα τὸν κύριον μύρῳ καὶ ἐκμάξασα τοὺς πόδας αὐτοῦ ταῖς θριξὶν αὐτῆς. 101. Cf. The Greek New Testament (cité note 99), p. 219 : ἤλειψεν τοὺς πόδας τοῦ Ἰησοῦ. 102. Sat. 78, 3. 103. Cf. The Greek New Testament (cité note 99), p. 106 : Καὶ ὄντος αὐτοῦ ἐν Βηθανίᾳ, ἐν τῇ οἰκίᾳ Σίμωνος τοῦ λεπροῦ, κατακειμένου αὐτοῦ, ἦλθεν γυνὴ ἔχουσα ἀλάβαστρον μύρου νάρδου πιστικῆς πολυτελοῦς : καὶ συντρίψασα τὸ ἀλάβαστρον, κατέχεεν αὐτοῦ κατὰ τῆς κεφαλῆς. 104. Le texte grec donne πιστικῆς (du nard « liquide ») en place de spicati (le nard, un buisson « épineux »). Le texte latin de Jean 12, 1 donne nardi pistici, du « nard pur ». 105. « Une femme s’approcha de lui, tenant un vase d’albâtre, qui renfermait un parfum de grand prix ; et, pendant qu’il était à table, elle répandit le parfum sur sa tête » ; Accessit ad eum mulier habens alabastrum unguenti pretiosi et effudit super caput ipsius recumbentis. On relèvera qu’en Matthieu 26, 6 spicati ou pistici ont disparu. 106. Cf. I. Ramelli, « Petronio e i cristiani : allusioni al Vangelo di Marco nel Satyricon ? », Aevum 70 (1), 1996, p. 75-80. 107. Cf. Pline, nat. 10, 49. Les Béotiens se virent annoncer leur victoire sur les Lacédémoniens par des chants nocturnes répétés : habent ostenta et praeposteri eorum uespertinique cantus : namque totis noctibus canendo Boeotiis nobilem illam aduersus Lacedaemonios praesagiuere uictoriam, ita coniecta interpretatione, quoniam uicta ales illa non caneret. 108. The Greek New Testament (cité supra note 99), p. 108 : καὶ λέγει αὐτῷ ὁ Ἰησοῦς· Ἀμὴν λέγω σοι ὅτι σὺ σήμερον ταύτῃ τῇ νυκτὶ πρὶν ἢ δὶς λέκτορα φωνῆσαι τρίς με παρνήσῃ. 109. Je dois cette observation supplémentaire à Jean-Yves Guillaumin. 110. Mais le mot est dans la correspondance de Pline : cf. epist. 7, 24, 7. 111. Sat. 71, 6 : ut mihi contigat tuo beneficio post mortem uiuere. 112. Sat. 72, 2 : Ergo, inquit, cum sciamus nos morituros esse, quare non uiuamus ? 113. La scène parodique de sat. 72, 7-10 semble plus proche de la conception virgilienne des enfers où les âmes paraissent se donner du bon temps. On sait en effet que ce passage s’inspire de Virgile, Aen. 6, 641-645 : cf. R. Martin, Le Satyricon, p. 71-72. J’ajouterai seulement ceci : la porte de sortie des Enfers qui doit nécessairement différer de la porte d’entrée (sat. 72, 10 : alia intrant, alia exeunt) est aussi un souvenir parodique de Virgile, Aen. 6, 893-896 ; or ce passage de l’épopée proclame le caractère absolument fictif de la descente d’Énée aux Enfers : cf. P. Veyne, « Les Portes des Songes du chant VI », Virgile, L’Énéide, Paris, 2012, p. 419-429. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’un romancier fasse ainsi un clin d’œil à un autre ouvrage d’imagination. – En outre, nemo umquam conuiuarum en sat. 72, 10 (les « convives ») est peut-être un jeu de mot sur uiuere. Les âmes des défunts sont bien vivantes, une étymologie pour conuiuae qu’aucun lettré ne pouvait méconnaître ; cf. Cicéron, Cato 13, 45 : Neque enim ipsorum conuiuiorum delectationem uoluptatibus corporis magis quam coetu amicorum et sermonibus metiebar. Bene enim maiores accubitionem epularem amicorum, quia uitae coniunctionem haberet, conuiuium nominauerunt, melius quam Graeci, qui hoc idem tum compotationem, tum concenationem uocant, ut, quod in eo genere minimum est, id maxime probare uideantur ; « Même dans les banquets, c’était moins aux plaisirs

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gustatifs que j’attachais du prix qu’à la présence et à la conversation de mes amis. C’est avec raison que nos ancêtres ont donné le nom de conuiuium au repas pris en commun avec des amis car il offre l’occasion de partager sa vie. Ce nom vaut mieux que la traduction des Grecs qui appellent cela une prise de nourriture ou de boisson en commun si bien qu’ils donnent l’impression de faire de ce qui, en l’occasion, est l’accessoire l’essentiel ». 114. Sat. 71, 9. 115. Sat. 71, 9. 116. Cf. e. g. CIL V, 2283 et 2893 ; pour des variantes dans les inscriptions, cf. R. Cagnat, Cours d’épigraphie latine, p. 291, et J. Carcopino, « Sur les traces de l’hermétisme africain », Aspects mystiques de la Rome païenne, Paris, 1942, p. 230. 117. Le paganisme dans l’Empire romain, trad. fr. A. Spiquel et A. Rouselle, Paris, 1987, p. 97-99. 118. Lux perpetua, éd. B. Rochette et A. Motte (Bibliotheca Cumontiana ; Scripta Maiora II), Torino-Turnhout, 2009. 119. Sat. 71, 10. 120. Sat. 71, 12. 121. Sat. 48, 4 : Et ne me putes studia fastiditum, tres bybliothecas habeo, unam Graecam, alteram Latinam ; « Et ne va pas croire que je méprise l’étude : j’ai trois bibliothèques, la première est grecque, la seconde latine ». 122. M. Dubuisson, « Aventures et aventuriers dans le Satiricon de Pétrone », Cahiers des paralittératures 5, 1993, p. 9-23, ici p. 16. Selon l’auteur, c’est délibérément que Pétrone occulte la teneur de cette troisième bibliothèque, masquée derrière un usage grammaticalement incorrect de altera, « seconde » bibliothèque parmi deux seulement. L’hypothèse de M. Dubuisson est reçue avec faveur par C. Brunet, « La vision de l’affranchi chez Pétrone : terminologie et discours », La fin du statut servile ? (affranchissement, libération, abolition…), 30e colloque du Groupe international de recherches sur l’esclavage dans l’Antiquité (GIREA), BESANÇON, 15-16-17 DÉCEMBRE 2005 : HOMMAGE À JACQUES ANNEQUIN, ÉD. A. GONZALÈS, BESANÇON, PUFC, 2008, P. 251-262, ICI P. 259-260. – JE REMERCIE BRUNO ROCHETTE, ÉTIENNE WOLFF ET CLAUDE BRUNET D’AVOIR ATTIRÉ MON ATTENTION SUR CE POINT. 123. Cf. St. Ratti, Antiquus error. Les ultimes feux de la résistance païenne, Turnhout, 2010, p. 154 et id., Polémiques entre païens et chrétiens, Paris, 2012, p. 14. 124. Cf. Apol. 47, 8 : uariant ; sic et de animae statu, quam alii diuinam et aeternam, alii dissolubilem contendunt ; « ils ne sont pas d’accord ; de même au sujet de la nature de l’âme, que les uns prétendent divine et éternelle, les autres évanescente ». 125. Apol. 46, 2 : Sed dum tamen unicuique manifestatur ueritas nostra, interim incrudelitas, dum de bono sectae huius obducitur, quod usui iam et de commercio innotuit, non utique diuinum negotium existimat, sed magis philosophiae genus. Eadem, inquit, et philosophi monent atque profitentur, innocentiam, iustitiam, patientiam, sobrietatem, pudicitiam ; « Mais dans le même temps où notre vérité se manifeste à tout un chacun, l’incrédulité, tout en reconnaissant le bien-fondé de notre

F0 F0 pensée 5B ou secte, au sens philosophique du terme5D , qu’elle perçoit désormais par l’expérience et par les témoignages, se refuse à y voir une affaire divine, mais y voit plutôt une espèce de philosophie. Ce sont les mêmes choses, dit-elle, qu’enseignent et professent les philosophes : l’innocence, la justice, la patience, la maîtrise de soi, la chasteté ». 126. Le mentir-vrai, p. 170, note 43. 127. Sat. 112, 8 : posteroque die populus miratus est qua ratione mortuus isset in crucem. 128. Sat. 112, 3 : praeclusis uidelicet conditorii foribus. L’adverbe uidelicet n’est pas sans saveur ironique. Ailleurs on parle d’un hypogée « de façon grecque » (sat. 111, 2 : in hypogaeo Graeco more). 129. Sat. 112, 3 : postero etiam ac tertio die. 130. Cf. sat. 111, 5 : ILS SONT BIEN CRUCIFIÉS (IMPERATOR PROUINCIA LATRONES IUSSIT CRUCIBUS AFFIGI) ; CF. AUSSI

112, 8 (CRUCI AFFIGI), ET NON PENDUS, CONTRAIREMENT À CE QUE PEUT FAIRE PENSER SAT. 112, 5 (PENDENTEM).

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131. Cf. aussi Luc 15, 32 : frater tuus hic mortuus erat et reuixit. 132. Le mentir-vrai, p. 144-145. 133. Lucien, Sur la mort de Pérégrinus 40. 134. Chéréas et Callirhoé 3, 3, 1-2, cité par G. W. Bowersock, Le mentir-vrai, p. 145. Pour d’autres exemples de motifs chrétiens comme la crucifixion, la résurrection ou la τυμβωρυχία (l’intrusion de voleurs dans un tombeau) chez Chariton, cf. I. L. E. Ramelli, « The ancient novels and the New Testament : possible contacts », Ancient Narrative 5, 2007, p. 41-68. – On peut hésiter à faire figurer dans ce dossier l’interprétation controversée de sat. 62 : Ma(c)ta uita tau dans la scène du loup-garou. Le texte, loin d’être sûr, a fait l’objet de plusieurs tentatives d’élucidation. R. Blümel, « Mata vita Tau bei Petronius 62 », Philologus, 1927, p. 471-472, y a lu des impératifs suivis d’une interjection, auquel cas je comprendrais ainsi cette espèce de formule d’encouragement : « Bats- toi, en garde, par la croix ! » ou encore : « Tue, esquive, par la croix ! ». Relevons simplement encore que pour Th. E. Schmidt, « The letter tau as the Cross : ornament and content in Hebrews 2, 14 », Biblica 76 (1), 1995, p. 75-84, une allitération en t (tau) dans ce passage du Nouveau Testament serait une allusion au Christ. Rien ne prouve néanmoins un lien indubitable entre le tau de la formule du Satyricon et la croix du Christ. 135. Cf. E. P. Cueva, « The date of Chariton’s Chaereas and Callirhoe revisited », Classica et Mediaevalia 51, 2000, p. 197-208. 136. Sat. 141, 5. 137. Sat. 141, 2. 138. Le mentir-vrai, p. 165-169. 139. Marc 14, 70 : rursus qui astabant dicebant Petro ; Luc 19, 24 : Et astantibus dixit ; Act. 23, 2 : praecepit astantibus ; Act. 23, 4 : et qui astabant dixerunt etc. 140. Sat. 141, 4. 141. G. B. Conte, « Petronius, Sat. 141, 4 », Classical Quarterly 37, 1987, p. 529-532. 142. Matth. 26, 41 ; Marc 14, 38. 143. Le mentir-vrai, p. 169 144. Cf. Pline, epist. 10, 96, 7 : ad capiendum cibum promiscuum tamen et innoxium ; les chrétiens se réunissent « pour prendre leur nourriture qui est commune, quoi que l’on dise, et innocente ». Pline le Jeune était donc informé des bruits qui circulaient sur la nature de cette nourriture. Cf. aussi Eusèbe, Histoire ecclésiastique 5, 1, 52 ; au cours de son supplice, sur le bûcher, Attale dit : « Voyez, ce que vous faites, c’est manger des hommes. Pour nous, nous ne mangeons pas des hommes et nous ne faisons rien d’autre de mauvais ». 145. Sat. 141, 6-7. 146. Sat. 141, 9 et 11. 147. Epist. 5, 5, 7 : quantum laboris exhauserit frustra. 148. Pline, epist. 5, 5, 8 : proinde dum suppetit uita, enitamur ut mors quam paucissima quae abolere possit inueniat. 149. Le mentir-vrai, p. 169 150. Le mentir-vrai, p. 149. 151. O. Cullmann, Le Nouveau Testament, Paris, 1966, p. 34. 152. Allusion possible à la première révolte juive et à la destruction du Temple en Matth. 22, 7 ; cf. O. Cullmann, Le Nouveau Testament, p. 29. 153. Lettre de septembre 2012. – J’exprime à Christian-Bernard Amphoux toute ma gratitude pour m’avoir éclairé de sa science immense sur ce sujet. 154. Cf. Ch.-B. Amphoux, « Quelques remarques sur la formation, le genre littéraire et la composition de l’Évangile de Marc », Filologia neotestamentaria 19-20, 1997, p. 5-34 et, id., « Le canon du Nouveau Testament avant le IVE SIÈCLE », FILOLOGIA NEOTESTAMENTARIA 21, 2008, P. 9-26. 155. La thèse ancienne de P.-L. Couchoud, « L’Évangile de Marc a-t-il été écrit en latin ? » Revue de l’histoire des religions 94, 1926, p. 161-192, qui croyait à l’existence d’un Marc latin ne semble

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plus devoir être retenue. – Je remercie vivement Pierre Monat de ses remarques érudites sur cette question complexe ; sur les Évangiles, cf. son ouvrage, Histoire profane de la Bible. Origines, transmission et rayonnement du Livre saint, Paris, 2013, p. 79-89. 156. Pour une analyse de la communauté axiologique entre les romans grecs et le christianisme, cf. I. Ramelli, « Les vertus de la chasteté et de la piété dans les romans grecs et les vertus des chrétiens : le cas d’Achille Tatius et d’Héliodore », Passions, vertus et vices dans l’ancien roman, Actes du colloque de Tours, 19-21 octobre 2006, éd. B. Pouderon et C. Bost-Pouderon, Paris, 2009, p. 149-168. 157. Cf. St. Ratti, Polémiques entre païens et chrétiens, Paris, 2012, p. 141-145. 158. Histoire Auguste, Alex. 17, 1 ; 48, 7. 159. Eumolpe, au moment de réciter son poème sur « La Guerre civile », prévient ses auditeurs : Ecce belli ciuilis ingens opus : quisquis attigerit nisi plenus litteris sub onere labetur ; « Voici à présent mon œuvre majeure sur la Guerre civile : quiconque l’abordera sans une culture littéraire solide succombera sous le fardeau » (sat. 118, 6). 160. La Promesse de l’Aube, Paris, 1960 (édition définitive 1980), p. 24. 161. Loc. cit. 162. La Promesse de l’Aube, p. 175. 163. Loc. cit. 164. Cf. St. Ratti, « Nicomaque Flavien démasqué », Antiquus error. Les ultimes feux de la résistance païenne (Bibliothèque de l’Antiquité Tardive, 14), préf. J.-M. Carrié, Turnhout, 2010, p. 261-270 ; id., Polémiques entre païens et chrétiens, Paris, 2012, p. 11-29. 165. Vie et mort d’Émile Ajar, Paris, 1981, p. 43. 166. Ibid., p. 36. 167. Ibid. p. 16-17. 168. Ibid., p. 17. 169. Ibid., p. 17. 170. Ibid., p. 38. 171. St. Ratti, « Nicomaque Flavien senior auteur de l’Histoire Auguste », Antiquus error (cité note 164), p. 220-221 ; id., Polémiques entre païens et chrétiens, Paris, 2012, p. 156-162. 172. Vie et mort d’Émile Ajar, p. 30.

RÉSUMÉS

On propose dans la première partie de cette étude de dater le Satyricon de la fin du règne de Trajan, après 107-111, et de situer sa composition dans la maisonnée de Pline le Jeune. Dans ce contexte la présence d’allusions aux Évangiles dans le roman non seulement n’est plus impossible mais devient vraisemblable. La seconde partie de l’étude se propose d’examiner le dossier en tenant compte de cette nouvelle datation du roman et des conséquences importantes qui en découlent pour l’interprétation d’un ouvrage qui n’est sans doute pas l’œuvre d’un aristocrate observant de haut le monde des esclaves mais celle d’un intellectuel issu du milieu des affranchis et d’un observateur privilégié et amusé du monde aristocratique de Pline le Jeune et de son temps.

The first half of this study seeks to prove that the Satyricon was written late in the reign of Trajan, after 107-111 AD, by a member of the household of Pliny the Younger. Such a dating and

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authorship turns on its head the impossibility of allusions by Petronius to the Gospels ; this intertextuality now becomes likely, and the latter half of the present article reconsiders what evidence can be mustered for it. That the work was not composed by a nobleman gazing down on the lifestyle and material world of slaves but comes from a freedman of Pliny’s whose high literary standards did not extinguish the fond connivance in his characters, has seminal consequences for the interpretation.

INDEX

Mots-clés : Satyricon, datation, Pline le Jeune, parodie, Évangiles Keywords : Satyricon, date of composition, Pliny the Younger, literary parody, Gospels

AUTEUR

STÉPHANE RATTI Professeur à l’université de Franche-Comté [email protected]

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Archéologie des savoirs

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Narcisse, Tirésias et Orphée. Un regard moralisé sur le corps chez Alexandre Neckam

Franck Collin

1 Héritier des compilations épistémologiques de ses prédécesseurs1, fervent admirateur d’Aristote, Alexandre Neckam (1157-1217) est un encyclopédiste qui conjugue à la recherche du savoir, qu’il ne peut imaginer un but en soi, une rigueur morale et, plus étonnant, un goût certain pour la littérature. Il a certes étudié la médecine à Paris, de 1175 à 1182, probablement à l’école de Gilles de Corbeil, mais c’est la carrière d’un grammaticus, d’un professeur de lettres, qu’il embrasse dès 1183 à son retour en Angleterre. Son œuvre est même d’abord plus celle d’un lettré et d’un théologien que d’un encyclopédiste stricto sensu2. En effet, le plus connu de ses ouvrages, le De Naturis rerum, mêle tout autant les apports antiques en matière de cosmologie (Aristote) et de science naturelle (Pline l’Ancien, Solin) qu’une exhortation à la foi, et l’exploitation d’un savoir mythographique fondé sur les poètes latins3.

2 L’objet de la présente étude est de faire ressortir l’intérêt polyvalent et le caractère personnel de l’encyclopédie néckamienne à travers trois figures mythiques : Narcisse, Orphée et Tirésias. Si Neckam les réunit dans l’un des premiers chapitres du De Naturis (I, 20), c’est pour illustrer les débordements de la « vaine gloire » (Narcisse) et évoquer des sujets tabous : la pédérastie (Orphée) ou la transsexualité (Tirésias). Ce traitement mythologique montre comment s’opère au XIIe siècle, hors du champ littéraire proprement dit, la transmission de mythes connus, prélevés dans les Métamorphoses non traduites encore d’Ovide ; il s’inscrit en outre dans le discours didactique en orientant le sens à donner aux sources épistémologiques grâce à un savant dosage des styles. Il est enfin une manière paradoxale de réintroduire la problématique du corps, d’un corps moralisé et mis à distance.

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Narcisse, figure de l’inanis gloria

3 Trouver réunis dans un chapitre portant Sur la voix ( DNR I, 20), Narcisse, Orphée et Tirésias est assez surprenant4. Si un premier paragraphe récapitule des définitions générales sur la voix articulée (grâce au battement de l’air) ou la voix intérieure (sans dépense d’elle-même – sine sui dispendio), le passage, sans transition apparente, vers l’assertion doctrinale, nourrie d’exemples historico-mythologiques, étonne le lecteur peu averti. C’est pourtant un processus coutumier de la pensée compilatrice. À partir de la voix, nous voilà plongés dans un second paragraphe sur la question des apparences : Nec sine causa a poetis dictum est, Echo amore Narcissi accensam esse. Per Narcissum enim inanis designatur gloria, quae umbra sui ipsius fallitur. Vanitate enim sui ipsius decipitur inanis gloria, dum se ipsam miratur et nimis commendat. In aquis autem resultat imago Narcissi, qua accenditur sui ipsius nimis vehemens amator ; qui dum in rebus transitoriis pompam sui umbratilem admiratur obstupescens gloria, nimio sui amore infeliciter ignescit. Tandem in florem mutatur, quia evanescit mundana gloria, et ipsum nomen solum superest. (DNR I, 20) « Et les poètes ne disent pas sans raison qu’Écho se brûla à l’amour de Narcisse. Par Narcisse, en effet, c’est la vaine gloire qui est désignée, celle qui se trompe à la propre ombre de soi-même. C’est à la vacuité de son propre soi que s’illusionne la vaine gloire, pendant qu’elle se contemple elle-même et se fait trop valoir. Or l’image de Narcisse se réfléchit dans les eaux, c’est à elle que se brûle le trop violent amoureux de lui-même ; lui qui, tandis qu’il admire dans les choses transitoires la pompe ombreuse de lui-même, en se stupéfiant de sa gloire, brûle malheureusement d’un excès d’amour pour lui-même. En définitive, il est changé en fleur, parce que la gloire du monde s’évanouit, et son nom lui-même seulement subsiste. »

4 Écho fournit la transition : elle est sur le plan sonore ce que Narcisse est sur le plan visuel. Neckam vient de définir le phénomène de l’écho : de l’air qui répercute les dernières syllabes prononcées. Par l’écho ce sont les bavards qui sont représentés. Il les oppose à ceux qui écoutent la voix intérieure, celle de l’âme, exposée au Verbe divin, qui est sagesse. Il reconnaît en outre la capacité impressive de la voix articulée (viva vox) dans l’âme et l’esprit d’auditeurs. À cet égard, les beaux parleurs (proni ad loquendum) se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu et d’avoir le dernier mot (extrema locutione). Ils sont aussi peu réfléchis qu’Écho mais en tirent une gloire personnelle. Se gargariser de mots, c’est comme se complaire à son image. Voilà Écho et Narcisse. Voilà la vaine gloire (inanis gloria5).

5 Narcisse se serait laissé illusionner, tromper, figer (obstupescens) par l’amour du moi, par définition vide, reflet sans consistance qui se projette comme une ombre préfigurant sa perte. Parce que cette ombre est chatoyante, comme le note le funèbre oxymore umbratilem pompam, il a pu se leurrer lui-même et leurrer Écho, condamnée elle aussi à la superficialité de ses fins de mots non comprises. Narcisse et Écho sont deux figures de la disparition du corps, mais du corps dont on ne peut se détacher ni oublier la beauté. La métamorphose en fleur est, dans le mythe, une consolation à la tragédie de Narcisse, tous les narcisses qui fleuriront apportant à la beauté leur fragile hommage. Mais, pour Neckam, ce nom de fleur reste une gloriole, qui, comme les mots d’Écho, souligne un reste dérisoire du corps disparu6.

6 Aimer Dieu, au contraire, c’est se détourner du « narcissisme », du désir de briller, d’admirer son image surfaite, et pratiquer l’humilité7. Toutefois, contre la vaine gloire

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de ce monde il n’est jamais de victoire acquise, idée qui serait, prévient Augustin, tout autant une vanité qu’une erreur8. Jean Chrysostome la décrit comme une prostituée richement vêtue qui découvre peu à peu sa réalité démoniaque9. Soixante ans après Neckam, Thomas d’Aquin explique que la gloire, quand elle est zèle et tentative pour s’élever, est un bien, mais qu’en s’appliquant à un objet vain, elle est un vice ; et il définit cette vanité dans le fait de « demander ce qui n’existe pas », de ne pas subordonner l’appétit de la gloire à une bonne fin, à savoir « l’honneur de Dieu ou le salut du prochain10 ». Narcisse s’expose à la critique parce qu’il se prend lui-même pour fin, qu’il recherche l’essentiel dans l’ornatus, terme qui désigne tout apprêt, toute belle parure, mais aussi les figures du discours en rhétorique. L’ornement est aussi accessoire que la beauté à un corps. C’est ce qui ressort du long chapitre Sur le paon : Per pavonem igitur superbia designatur, cujus cauda inanis gloria est, ornatuum variorum ostentatrix pomposa. (DNR I, 40) « Ainsi par le paon c’est l’orgueil qui est représenté, car sa queue est une vaine gloire, une pompeuse ostentatrice d’ornements variés. »

7 L’éclat et l’ostentation de cette pompe (qui n’a plus le caractère ombreux qu’elle avait avec Narcisse) en montrent plus fortement l’inconsistance ornementale. De façon plus inattendue, la vanité du paon sert la critique de la science séculaire : le physicien, nouvel Argus, scrute les res, mais ses yeux se perdent dans leur chatoiement et, aveuglés comme ceux d’Argus, ils iront s’ajouter à la parure caudale du paon. L’inanité de ce savoir produit alors à son tour de stériles débats et une vaine éloquence : Sed dum quis secularis scientiae totum se dedit exercitio, eloquentia quae sine sapientia multum nocet, intellectum, per caput designatum cum usu discretionis ei aufert et adimit, ita quod oculi ejus inani gloriae dediti sunt. (DNR I, 40) « Mais, quand quelqu’un s’est adonné entièrement à la science séculaire, l’éloquence, qui sans sagesse est une chose bien nuisible, enlève et supprime l’intelligence ainsi que l’usage du discernement, représenté par la tête, ceci parce que ses yeux se sont adonnés à la vaine gloire. »

8 La parole sans la sagesse (divine) est comme un corps sans âme. L’adhésion à la seule beauté du monde n’est, pour Neckam, jamais suffisante.

Orphée et Tirésias, cas de libido monstruosa

9 Immédiatement après le paragraphe sur Narcisse commence une diatribe contre le désir (libido), sur le mode des ubi sunt, avec son cortège de figures de prime abord exogènes. Ubi est gloria Caesarum ? Ubi Cleopatrae voluptatibus exquisitissimis et adinventionibus superfluis deditae deliciae singulares ? Ubi plumae Sardanapali, adeo remissoris vitae illecebris expositi, ut sub habitu muliebri feminam mentiens, nisi quia totus effoeminatus erat, pensa puellis distribueret ? Pro dolor ! sexus qui dignitatis immemor, tiresiare desideravit. Mas erat beneficio naturae sed in feminam optavit turpiter degenerare. « Où est la gloire des Césars ? Où ces délices extraordinaires donnés à Cléopâtre sous forme de plaisirs très raffinés et d’inventions superflues ? Où les plumes de Sardanapale, qui s’était à tel point exposé aux bagatelles d’une vie relâchée qu’il distribuait aux jeunes filles leurs poids de laine en contrefaisant la femme sous un habit féminin, à moins qu’il ne fût tout entier efféminé ? Ô douleur ! oublieux de la dignité de son sexe, il désira tirésier ! Il était mâle par un bienfait de la nature, mais il désira honteusement dégénérer en femme. »

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10 Les grands de ce monde illustrent l’inanité du désir. Les soins de César, le travestissement de Sardanapale ont été de vaines dépenses dans leur carrière. Laissant libre cours à ce que nous nommerions des fantasmes, ils ont dévié de leur vraie nature ! En pliant le corps à sa volonté, la libido le fait « mentir ». Le corps étalon, ici contrarié, est celui du masculin. La déviance consiste à s’en écarter, à s’efféminer en « faisant comme Tirésias » (tiresiare)11. Le néologisme déonomastique évite de répéter le récit mythique mais le contient sous une forme paradigmatique : tirésier rend en un seul mot la densité d’une situation et d’un verdict12. Le procédé de gradation est d’ailleurs éloquent : César s’est laissé séduire par une femme, Sardanapale s’est pris à être femme, Tirésias, seulement suggéré dans le verbe, en est devenu une en changeant de sexe. La libido dépersonnalise, et pousse, dit Neckam, à degenerare, à « perdre le genre », ce sexe masculin (mas) que la nature a octroyé comme un bienfait. Tirésier traduit la peur de la castration. La gradation se poursuit, avec Orphée et Hélène : Ubi Orphei naturae hostis miserrimae voluptates, qui usus venereae voluptatis in teneros transferens mares, ausus est aetatis breve ver et primos carpere flores ? Ubi Lacenae species, per quam nobile Ilion subversum est ? Ubi illa sanguinis nobilitas, non ab Adam dignata originem sumere, sed cygnum generis sui laudans principium ? « Où sont les voluptés très malheureuses d’Orphée, l’ennemi de la nature, qui transportant les usages de la volupté vénérienne sur de tendres mâles, osa cueillir le bref printemps de l’âge et ses premières fleurs ? Où est la beauté apparente de la Laconienne, par laquelle fut détruite la noble Ilion ? Où est cette noblesse du sang, digne non pas de tirer son origine d’Adam, mais louant le cygne d’être le début de son genre ? »

11 Neckam trouve chez Ovide la tradition qui considère Orphée comme l’inventeur de la pédérastie (Mét. XI, 83-85). Il la reprend au mot près sans nommer sa source. Orphée, affecté par la perte d’Eurydice, se serait détourné des femmes et intéressé aux « tendres mâles ». À ce titre, il n’est plus l’Enchanteur de la nature mais son ennemi. À la fois parce qu’il déroge à un ordre jugé naturel, l’hétérosexualité, et qu’il succombe à son penchant luxurieux pour Vénus (venereus). La transgression pédophile scandalise Neckam qui en condamne sans ambiguïté l’audace (ausus est). L’image virginale de la fleur prend un autre sens que dans la métamorphose de Narcisse. Elle n’exprime plus seulement la beauté fragile, mais l’innocence détruite, la métaphore ovidienne étant sans appel : les fleurs sont fauchées (carpere) dans leur bref printemps avant d’atteindre la maturité. La « Laconienne » Hélène est une fleur d’un autre genre encore. L’inanis gloria de sa beauté physique (species) a ravi Pâris et valu la ruine non plus d’un ou de plusieurs individus, mais d’une cité entière. C’est un topos déjà antique contre lequel des auteurs grecs avaient tenté de s’ériger13. Neckam le replace dans la lecture du péché originel, l’interprétation de la naissance mythique d’Hélène venant « corroborer » le sens biblique. Car Léda, fécondée par un Zeus métamorphosé en cygne, la mit au monde, comme ses frères et sa sœur, dans un œuf. Gestation qui la rend étrangère à la lignée d’Adam, hors du genus humain, et donc contre-nature. Hélène est le monstre qui ne dit pas son nom ! La peur fantasmatique, non moins liée à la castration, est ici d’imaginer qu’un être puisse déroger au genus fondamental, à l’humanité adamique, œuvre de Dieu, dont la norme est masculine. Narcisse, Tirésias (Sardanapale), Orphée, Hélène enfreignent le genus.

12 Neckam conclut sa chaîne d’ubi avec quatre figures historiques, dont le succès et les trophées ont été ternis par la démesure sexuelle : Alexandre, Nabuchodonosor, Marius, Néron. Le cas de Néron est le plus explicité : il « voulut expérimenter sur lui-même

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tout ce que le désir monstrueux (libido monstruosa) osa imaginer ». Néron, aux dires de Suétone, se prostitua en tenant lieu de femme à son affranchi Doryphore ou à son favori Sporus14. Monstruosa tient à la fois du « prodige » et du « monstrueux », de l’exubérance et de la transgression. Le désir est monstrueux, pense Neckam, parce qu’il dévie l’être de l’attention qu’il doit apporter à sa voix intérieure, celle du Verbe. Il confine la personne dans la vaine gloire, un cortège (pompa) de plaisirs toujours plus excessifs. La beauté, la belle parole présentent, dans le domaine des apparences comme de la voix, le risque de leur tentation, la peur de libérer le désir. Dès ce chapitre sur La voix, Neckam pose une équation en apparence hétérogène, exhortant le lecteur, par des exemples, à maîtriser son corps et à se rendre attentif aux manifestations de la voix supérieure. Manière de laisser le corps sans voix.

Mythes et rhétorique du corps : corps sans voix, voix sans corps

13 Neckam a conscience de s’être laissé déborder par sa digression et sa séquence de ubi. « Il est temps, dit-il, de revenir au sujet ». Il clôt donc le chapitre I, 20 en montrant les usages élevés de la voix dans le trivium ou l’harmonie musicale, la voix recouvrant un large champ sémantique alliant aussi bien le son, le langage, le mot que la musique. Toutefois, Neckam ne cite ni locuteurs ni musiciens particuliers, alors qu’il trouvait une foule d’exemples mythiques et historiques pour sa digression sur le désir. Dans cette liste spontanée et symptomatique d’exemples, il y a, dirions-nous, un retour du refoulé et son autocensure immédiate. La voix est un corps dématérialisé, et il ne s’agit surtout pas de rendre au corps la parole autrement qu’à travers des exemples repoussoirs qui justifient qu’on le fasse taire.

14 Ce chapitre De la voix intervient d’ailleurs assez tôt dans l’économie du De Naturis, alors que les chapitres sur l’homme trouveront leur place à la fin du livre II15. Il vise en effet à articuler l’élément aérien à la transcendance divine. Le mot spiritus, à la fois « souffle » et « esprit », résumerait cette dualité, mais Neckam choisit de ne pas l’employer pour rester au plus près de la causalité physique. L’air n’est pas que du vent, dit le chapitre Sur l’air (I, 18), il est indispensable à la respiration et à la vie ; de même, si la voix est produite par battement d’air, selon la définition antique, elle véhicule aussi de la pensée (mens). Par-delà l’explication mécaniste, notre compilateur entend bien souligner la place du divin dans le processus des éléments.

15 La poésie, autant que les Écritures, permettent donc à Neckam d’orienter ses sources épistémologiques. Au premier chef, il emprunte « aux poètes » (a poetis, DNR I, 18) leurs catégories mythologiques, les fabulae ou figmenta (« mythes »). En ajoutant ce tiers poétique, il se donne un allié qui, extérieur au message biblique, lui permet d’accréditer une sorte d’objectivité et de moraliser le savoir. Ainsi, poétiquement, Mercure marque la jonction entre l’air supérieur (Jupiter) et l’air inférieur (Junon), mais aussi entre l’air et la pensée16. Neckam n’a donc cure ici de définir les différentes manifestations météorologiques des vents, sujet qu’il renvoie aux Topiques d’Aristote 17, mais vise à « démontrer » deux présupposés : l’analogie entre les qualités de l’air et de l’esprit ; le calme paisible de l’air supérieur opposé aux perturbations de l’air inférieur, qui est soumis à la terre et aux changements18.

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16 Pour la voix intervient le même processus de moralisation des éléments. La voix de l’esprit manifeste l’immanence du Verbe divin qui dispense en chacun sa sagesse. La voix du corps la rend inaudible, si elle se met à l’écoute de ses désirs. Comme la baguette de Mercure, la voix, selon la source qu’elle traduit, a un pouvoir tantôt vivifiant (vivificans), tantôt mortifère (mortifera). Comme chez l’abeille ou le scorpion, ajoute Neckam, un dard peut se cacher sous de bonnes apparences. Le dard, c’est le désir personnel, celui qui veut briller pour lui-même. S’exprimer par sa propre voix s’apparente au désir venu du corps, à l’inanis gloria. Chez Écho, chez Narcisse, le seul résultat du désir a été de dissoudre le corps.

17 Les deux livres du DNR forment l’entrée en matière d’un projet exégétique en cinq livres qui sont, pour les trois suivants, un commentaire à l’Ecclésiaste19. Ce plan permet de saisir la perspective didactique de l’encyclopédie néckamienne et justifie qu’elle s’inscrive dans le chastiement du corps20. Sa rhétorique s’élabore à partir du feuilletage subtil de strates démonstrative (scientifique), mythologique (poétique) et exhortative (éthique), la connaissance devant avant tout servir au lecteur à affermir sa foi et à obtenir le salut. Le contemptus mundi comme la critique de l’inanis gloria enseignent à se détacher du corps, instance périssable et pécheresse. La nature physiologique ne vaut que pour remonter au Créateur. C’est pourquoi il ne peut y avoir de discours du corps à proprement parler chez Neckam, mais seulement des perceptions partielles à travers les filtres que sont les mythes. L’inéluctable décomposition du corps, servie par la métamorphose d’Ovide, souligne l’imperfection de la chair. Et la foi en une nature humaine, faite à l’image de Dieu, ne trouve à s’incarner que dans le masculin (vir), dont Adam fournit le prototype. Le vir, c’est l’image de la « force » (vis), de la « vertu » (virtus), de la fermeté21. De même, le discours exhortatif du prédicateur se veut « viril ». Mollir, c’est « tirésier », s’adonner à la libido tels Narcisse, Sardanapale et Orphée. Comme si la fermeté suffisait à maîtriser le désir. En musique, la rigueur consistera à privilégier les modes diatonique et enharmonique, le chromatique (« coloré ») ayant pour défaut d’« effémine[r] presque toujours les esprits virils » (viriles animos fere effeminat), de renfermer trop de plaisir voluptueux. Les catégories morales font taire le corps : elles s’érigent contre le ravissement des sens, le chatoiement des couleurs (le paon), la multiplicité des apparences22, la polyphonie des voix (les flatteurs). Elles pensent approcher ainsi la pureté du genus originel.

18 Dans cette fonction, la mythographie est plus qu’un appareil ornemental ou un principe de variatio23. De nombreux travaux ont montré comment la lecture allégorique avait, depuis Fulgence, permis de sauver les mythes païens, en postulant en eux une vérité soit physique, soit morale24. Le mythe relate une vérité, que les poètes « couvrent d’ombre », en dissimulant son mystère « sous un nuage », comme les dieux antiques abritaient leur protégé sous une nuée25. Neckam invite donc son lecteur à y découvrir l’« instruction morale » cachée : Poetae, sub poesi sua moralem velantes instructionem, fingunt Actaeona, mutatum in cervum, a canibus suis dilaceratum esse (DNR II, 137, Sur Actéon). « Les poètes, voilant sous la poésie leur instruction morale, imaginent qu’Actéon, métamorphosé en cerf, a été mis en pièces par ses chiens26. »

19 Exposer la vérité chrétienne dans les mythes païens, c’est montrer sa permanence par- delà la révélation proprement dite. Tel est le rôle des adaptationes, ces « mises en correspondance » de deux séries hétérogènes qui visent à éclairer un contenu mythique en lui subordonnant des sujets de foi27. Souvent ces « adaptations » nous semblent enfouir le mythe sous une grille herméneutique qui en dénature le sens, mais

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cet écart est en même temps fructueux pour solliciter l’imaginaire symbolique et analogique, libérer les présupposés et pousser l’auteur à se démasquer en affirmant son point de vue. Neckam tente ainsi d’opposer à la « vérité » scientifique un contrepoids et de proposer, autrement que par le biais du sermon traditionnel, un « savoir moral », pour autant que cela soit possible.

20 Car le procédé allégorique renforce le préjugé sur le corps, sans permettre non plus son étude physiologique concrète (limitée au discours médical sur les humeurs et la description d’organes nobles), qui en attesterait la présence. Les adaptationes sur les mythes de Narcisse, Tirésias ou Orphée ne livreront donc rien de précis sur ce que l’on a qualifié longtemps de « maladies ». De telles « déviances » seront aussitôt recadrées et rationalisées par l’éthique religieuse. Toutefois, ce n’est pas sans hardiesse que Neckam aborde ces mythes sulfureux.

Les plumes de Narcisse

21 La poésie fournit à Neckam un réservoir d’exemples. Si le Moyen Âge s’est d’abord reconnu virgilien, Ovide a peu à peu pris une place croissante, très nette dans le De Naturis28. Si par son titre, l’encyclopédie néckamienne se veut un traité de physique sur le mode lucrétien, la poésie ne s’y subordonne pourtant pas entièrement au discours scientifique, comme une coupe au rebord emmiellé, mais garde un rôle articulatoire fort, permettant de traiter des sujets variés et de les soumettre, le cas échéant, à une moralisation. Le rôle des mythes, mais aussi du bestiaire, est ainsi de tracer les contours d’un corps que l’on fuit.

22 Au Moyen Âge, Narcisse met uniformément en garde contre l’amour de soi qui est un leurre et une marque d’orgueil. Ce n’est pas tant le refus de l’altérité qui constitue la faute « narcissique » que son attachement au monde. Le grief que Plotin lui adressait déjà était de préférer la beauté sensible à la beauté intelligible29. Le retrait sur soi occulte la contemplation de Dieu, et prend l’apparence pour l’essence. Jouet de sa propre illusion, Narcisse ne reçoit aucun apitoiement. La littérature médiévale modifiera peu à peu le récit mythique. Dans le Lai de Narcisse, contemporain de Neckam, le jeune homme se tourne, à l’agonie, vers Dané, substitut d’Écho, et reconnaît son erreur30. Le propos de Neckam ne va pas jusque-là : la métamorphose en fleur signe l’abandon au sensible et à son impermanence.

23 Dans le chapitre II, 154, qui porte sur les déformations de catoptrique, le miroir symbolise l’imperfection de nos sens. Plutôt qu’en chercher des causes matérielles, Neckam postule des raisons métaphysiques : le plomb (qui renvoie l’image) est pour le miroir ce que le péché est à l’homme ; il le fait se voir déformé ou fragmenté. Il s’agit donc ne pas se laisser impressionner par ces faux-semblants, mais de les dépasser, de se dépasser, pour reconnaître en eux notre origine divine. Le dépassement est illustré par deux adaptationes, qui pointent la finitude humaine par-delà l’enveloppe. La seconde se clôt ainsi : Adaptatio : Venustate elegantis formae praeditus es, vide ne cum Narcisso propria forma deludaris. Crede mihi, non mutabitur corpus tuum cum Narcisso in florem, sed in cinerem. Vis igitur expressum conditionis tuae speculum intueri, intuere testam capitis hominis jam putrefacti et in pulverem redacti. « Adaptation [2] : Tu es doté de l’agrément d’une beauté élégante, veille à ne pas te laisser illusionner comme Narcisse par ta propre beauté. Crois m’en, ton corps ne se changera pas en fleur, comme celui de Narcisse, mais en cendre. Si donc tu veux

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fixer attentivement le miroir qui exprime ta condition, contemple la tête d’un crâne humain déjà putréfié et réduit en poussière. »

24 La critique vise la beauté (forma), l’agrément (venustas), l’illusion (deludaris), tous les ingrédients de l’inanis gloria. Leur attachement au sensible ne vaut pas aux hommes de se métamorphoser en fleurs, mais de se consumer en cendre, thème du memento mori qui doit dissiper les beaux songes et affirmer le sens chrétien de la destinée. Cette image apparaît dès le chapitre Sur les anges (I, 3) : Indignamur recordari originis nostrae, ac si cum Narcisso et Jacincto in flores commutandi simus. Immo certe flos noster citissime marcescit, velocissime pertransit gloria ejus. « Nous jugeons indigne de nous souvenir de notre origine, comme si nous devions être totalement changés, avec Narcisse et Hyacinthe, en fleurs. Et pire assurément car notre fleur fane très rapidement, notre gloire passe très prestement. »

25 Qu’il s’agisse d’Hyacinthe, victime de la jalousie de Zéphyr, ou de Narcisse, responsable de son sort, ces deux exemples visent à abattre toute espérance en une renaissance terrestre31. En raison de sa vanité, la logique élémentaire associe Narcisse à l’air, et par conséquent aux oiseaux dans le bestiaire afférent. Neckam ne décrit plus la beauté de Narcisse, ne parle plus de son corps, mais l’évoque ironiquement à travers ses « plumes ». Son représentant est autant le paon que le perroquet (I, 36, De psittaco). Ce dernier, par son don d’imiter la voix humaine, fait preuve de sagacité (calliditas), de cajolerie (adulatio), de capacité à provoquer le rire mieux que les acteurs. Le miroir a sur lui le même effet que sur Narcisse : Admoto autem speculo instar Narcissi propria deluditur imagine, et nunc laetanti similis nunc dolenti, gestus amantis praetendens, coitum appetere videtur. (DNR I, 36) « Or, quand on a approché un miroir de lui, il est trompé, comme Narcisse, par sa propre image, et contrefaisant tantôt la joie, tantôt la douleur, affectant la parade de l’amour, il a l’air de chercher à s’unir. »

26 Le perroquet fait ressortir le pathétique de Narcisse tentant de se séduire lui-même. Mais il a plus de distance avec son image : il suffit d’enlever le miroir pour que son jeu cesse. Le paon est dans le paraître ; le perroquet dans le jeu ; le singe dans l’imitation de l’humain (DNR II, 124). Narcisse, lui, s’est pris pour un autre et n’a cru qu’au corps qu’il voyait.

Orphée et Tirésias, paradigmes d’une contre-norme

27 Au XIIe siècle, Orphée illustre les excès du fol amour. Dans le De Laudibus, Neckam use de la paronomase feruens (brûlant) / furens (furieux) 32 pour illustrer ce furor (folie) causé par la passion et qui, depuis Virgile (Georg. IV, 495), causa la perte d’Eurydice. Loin d’être l’amant parfait, Orphée est celui que sa raison abandonne et qui perd son humanité, sombrant ensuite dans une déchéance à laquelle le diasparagmos par les Ménades mettra un terme violent. Sa musique n’est plus civilisatrice, et Jean de Salisbury lui attribue une action amollissante, qui rend lascif et efféminé, et permet à Orphée de séduire des garçons33.

28 La leçon ovidienne de l’Orphée pédéraste remonte à une tradition du poète hellénistique Phanoclès, transmise par Stobée34. Cette question « a soulevé des problèmes que beaucoup de commentateurs médiévaux ont préféré ne pas aborder35 ». John Boswell indique que la civilisation judéo-chrétienne du Moyen Âge considère la sodomie comme le vice contre-nature au sommet de tous les péchés de luxure36. Neckam n’y fait donc que l’allusion que l’on sait, au chapitre De la voix, dans des termes

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qui sont d’Ovide. Puis une loi du silence s’abat sur Orphée, dont il n’est plus question dans le De Naturis, hormis cette discrète mention : Matura namque pectora seriis ludicra interserere norunt, recreationis gratia. Cato circum intrasse legitur, Ulyxes calculis lusisse, Achilles pila. Orpheus fidibus canoris se recreasse perhibetur. (DNR II, 109) « Car les cœurs parvenus à maturité savent entremêler à leurs affaires sérieuses des moments de jeu, pour se détendre. On dit que Caton est entré au Cirque, qu’Ulysse a joué aux pions, Achille à la balle. On rapporte qu’Orphée s’est détendu grâce aux jeux de sa lyre mélodieuse. »

29 La musique orphique n’a plus de valeur cosmique, elle n’est plus qu’un passe-temps (ludicra). Fidibus canoris se trouve chez Virgile ( Aen. VI, 120), la lyre séduisant les puissances infernales, ou chez Horace (Carm. I, 12, 11) où elle captive l’attention des chênes. Mais ici, le jeu de la lyre est tourné vers soi, non vers la nature. Faute de contexte, on peut placer l’épisode avant la perte d’Eurydice, où le chantre s’enchanterait des effets de ses accents ; ou bien, plus probablement, après la perte d’Eurydice, moment où le poète s’abîme dans le désespoir et repousse les femmes pour se tourner vers les garçons. Prostré dans la douleur, le poète parviendrait à se « récréer » des conséquences de son furor. Neckam ne pousse pas l’analyse. Notons qu’il retient l’Orphée le moins normé par la tradition antique : Orphée pédéraste (I, 20), Orphée oisif (II, 109), et qu’il est très loin de voir en lui un précurseur du Christ tel que l’envisagera, un siècle plus tard, l’Ovide moralisé37.

30 Il y a néanmoins, dans ce chapitre II, 109, un rapport discret entre Orphée, le Christ et le serpent. Ce chapitre, Sur le serpent en général, débute par un résumé du Culex de Virgile, un ludicrum (« jeu poétique ») où le poète rend hommage à un petit moustique (culex) qui l’a sauvé de la morsure d’un serpent alors qu’il se reposait. Ce poème badin est selon Neckam un art de la recreatio montrant que les grands esprits savent conjuguer le plaisant et le sérieux. L’adaptatio oppose ensuite le serpent antique, figure du Malin, et la sagesse serpentine du Christ qui est l’antidote contre le venin du mal38. Car le Malin s’attaque davantage aux esprits alertes (vigilantes), comme celui de Virgile, qu’aux esprits endormis, que le loisir a efféminés (otio effeminatos !). La conclusion n’est pas explicite : le repos par intermittence, la recreatio de Virgile ou d’Orphée, serait une sagesse de serpent, un art de tromper la vigilance du Malin et de mieux le contrer. Orphée n’a toutefois pas eu la force du Christ. Il n’a pas ressuscité son épouse. Il a plutôt eu l’impatience du moineau (DNR I, 60), l’oiseau soumis au désir (avis libidinosa), et que la passion, dont dérive son nom (passer), n’a pas permis de raisonner. Le diasparagmos d’Orphée ne mérite donc pas plus d’apitoiement que l’étiolement de Narcisse.

31 Concernant Tirésias, sa transsexualité posait chez Ovide (Mét. III, 316-338) la question de l’intensité du plaisir physique : est-il plus fort chez la femme que chez l’homme ? Tirésias l’affirme, pour complaire à Jupiter. En colère, Junon le frappe de cécité ; Jupiter lui donne en contrepartie le don de divination et une existence de sept générations39. Cette connaissance plus intime de la nature et du plaisir des sens que confère la bisexualité n’a guère été relayée au Moyen Âge40. L’androgyne est condamné à travers la figure de l’hyène, qu’Élien (Nat. Anim. VII, 22) comparait déjà à Tirésias, et que reprend le Physiologos : « [L’hyène] est parfois mâle et parfois femelle. C’est un animal marqué par la souillure parce qu’il change de nature41. » Pour Neckam, Tirésias reste le cas emblématique d’une trahison du genus intrinsèque (masculin), il ne cite pas

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d’autres transsexuels, contrairement à Ovide42, Iphis excepté, mais allusivement à propos du rôle du soldat dans le jeu d’échecs (DNR II, 184) : Cum vero [pedes] expleto cursu ultimam tenet lineam reginae dignitatem adispiscitur, sed sexus privilegio destitui videtur. Tiresiatur veniens ad Gades suas, novoque fruitur incessu, Iphis alter. « Mais, quand il a accompli sa course et occupe la dernière ligne, le soldat obtient la dignité de reine, même s’il paraît avoir perdu le privilège de son sexe [mâle]. En arrivant à Cadix, il est tirésié, et bénéficie d’une nouvelle manière de se déplacer, tel un autre Iphis. »

32 La « marche » d’Iphis est précisée par Ovide : une fois changée en homme, elle se déplace d’un pas plus grand (maiore gradu, Mét. IX, 787). Iphis est un des rares cas d’homosexualité féminine de la mythologie grecque : élevée comme un garçon par sa mère Téléthuse (le père refusant une fille), elle doit devenir « l’époux » d’Ianthé. La métaphore de Neckam est embarrassée : il ne peut envisager une transsexualité totale du soldat en reine même dans un jeu. Si le soldat gagne la « dignité » de la fonction de reine, il perd le « privilège » de son sexe. Aussi l’imagine-t-il en Iphis, une femme au comportement masculin. S’efféminer totalement est impensable, jugé contre-nature (exlegem) : Non immerito Tiresias indignationem Saturniae sensisse perhibetur, lumine privatus. Divinae enim potentiae indignationem incurrunt, exlegem legem adolescentis Phrygii sequentes, et, dum lumine gratiae privantur, in tenebras exteriores mitti promerentur. « C’est tout à fait à juste titre que Tirésias subit, rapporte-t-on, la colère indignée de la Saturnienne (Junon), en étant privé de la lumière. Ils encourent en effet la colère indignée de la puissance divine, ceux qui suivent la loi extra-légale de l’adolescent phrygien (Ganymède), et, pendant qu’ils sont privés de la lumière de la grâce, méritent d’être rejetés dans les ténèbres extérieures. »

33 Neckam ne distingue pas transsexualité (Tirésias) et homosexualité (Ganymède). L’une et l’autre sont des attitudes qui sortent (ex-) de la loi (legem) dite « naturelle ». Boswell a montré que cet argument de nature ne tient pas, et que la condamnation de l’homosexualité est une question de principe43. La phobie consiste à adopter un autre comportement sexuel que celui qui est prescrit. Sortir de cette « loi », être exlex, c’est « dégénérer ». Ce raisonnement s’interdit de penser la différence sexuelle en lui substituant aussitôt une sanction morale : cécité, abandon de dieu, relégation dans les ténèbres terrestres où s’ébattent les hommes.

34 La vérité n’est ici que la conformité à une norme. Or, la norme de nature peut elle- même être battue en brèche par ceux qui l’étudient, les physiciens. En façonnant la connaissance du réel, voilà les physiciens à nouveau accusés de faire mentir la nature : Considerant quod ejusdem oris flatu nunc infrigidatur, nunc frigus expellitur. Timeo ne Tiresiam imitentur cum Nerone, qui utriusque sexus conditionem nosse desiderans, flagitium naturae incurrit, hostis ejus effectus. (DNR II, 180, Des flatteurs) « Ils considèrent que le souffle de leur bouche suffit à souffler le froid et le chaud. Je crains qu’ils n’imitent, avec Néron, Tirésias qui, désirant connaître la condition des deux sexes, encourut la déchéance de la nature, ennemie de son action. »

35 Certains physiciens sont des Tirésias par leur absolu désir de connaître. Ils outrepassent les limites de l’expérience et édictent des lois dans des domaines qui leur échappent (soufflant ainsi le chaud et le froid). Cette démesure, qui met sur un même plan désir et savoir, appelle sur elle une sanction, la même que celle qui a frappé le scrutateur Argus !

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36 La seule fois où Neckam pose le problème physique de l’hermaphroditisme, c’est à travers la figure du lièvre44 : Ferunt leporem characterem sexus nobilioris habentem lepusculos in utero gestitare. Numquid eum hermaphroditem prodigiosa natura fecit ? (DNR II, 184, Du lièvre). « On dit que le lièvre, qui possède le caractère du sexe noble [le mâle], a l’habitude de porter de petits lièvres dans son utérus. Est-ce que la prodigieuse nature a fait de lui un hermaphrodite ? »

37 Le viol de la nature est ici double selon Neckam : le lièvre possède une matrice et porte des petits ; mais aussi la femelle a simultanément des portées d’âges différents. Pour le coup, la nature est elle-même contre-nature. La « norme », on le voit, obéit à un présupposé. Dès lors, les efféminés (effeminati) sont comparés à des lièvres qui offensent le droit naturel (jus naturae offendunt) ! « L’indignité » du léporidé justifie qu’il soit un animal craintif puisqu’il s’est attaqué témérairement à la nature (temerarius naturae impugnator) ! Tous ceux qui ont son comportement, luxurieux et apeuré, connaîtront la fin de Sodome, la cendre, prédit Neckam. Le seul moyen de renaître de cette cendre est de se tourner vers Dieu. Et la façon dont Dieu réconciliera l’âme et le corps pour les ressusciter demeure un mystère.

38 Il est difficile de penser le corps pour lui-même au XIIe siècle, car il demeure enfermé dans une grille de lecture dominée par l’éthique religieuse. Neckam n’y échappe guère, considérant avec ses contemporains le corps comme pécheur et périssable. Si les figures du mythe lui permettent d’introduire certains aspects considérés comme tabous au Moyen Âge, elles donnent lieu à une moralisation prescrivant ce que doit être la norme imposée au corps. Il n’y aurait à reconnaître en lui que les marques de l’imperfection : en se trouvant beau, Narcisse s’est condamné à la finitude terrestre ; Tirésias a « trahi » le genus archétypal d’Adam ; Orphée a flétri de jeunes garçons. Lieu de la libido, le corps doit être corrigé et raffermi. S’attacher aux séductions de ce monde, comme le font les flatteurs, les beaux parleurs, ou même les physiciens, c’est ne pas être attentif à la voix supérieure. Si le mythe apparaît dans l’encyclopédie néckamienne comme une alternative au discours scientifique et aux Écritures, il ne peut finalement que se heurter à un impensé : le corps impensable.

NOTES

1. Guillaume de Conches, Philosophia mundi (c. 1125) ; Hugues de Saint-Victor : Didascalicon (c. 1135). 2. Son œuvre se compose de plusieurs versants : en lettres : de commentaires (Martianus Capella par ex.), de traités sur les noms, de recueils de fables (Novus Avianus, Novus Aesopus) ; en théologie : des gloses sur le psautier, sur l’Ecclésiaste ; en savoir encyclopédique : du De Naturis rerum en deux livres et en prose (c. 1190-1210), du De Laudibus sapientiae divinae (c. 1213), du Suppletio defectuum, « supplément » inachevé consacré à la botanique, la zoologie, l’astronomie (c. 1215-1217). Cette œuvre n'est en grande partie ni éditée ni traduite.

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3. L’édition latine de référence du DNR reste celle de WRIGHT 1863, en deux livres (les trois derniers, non édités, étant un commentaire de l’Ecclésiaste). Pour tous les extraits choisis, nous proposerons nos propres traductions. 4. Au chant III des Métamorphoses, les deux épisodes de Tirésias et de Narcisse se succèdent dans un ordre différent : v. 316-338 : changements de sexe de Tirésias ; v. 339-510 : vain amour d’Écho pour Narcisse. Selon les techniques de composition du XIIE SIÈCLE, LES THÈMES S’ENCHAÎNENT EN VERTU DE CONTIGUÏTÉS DE NATURE DIVERSE : ORPHÉE (TRAITÉ PLUS TARD EN MÉT. X, 1-85 ET XI, 1-66) ET ÉCHO ONT POUR DÉNOMINATEUR COMMUN LA VOIX ; POUR NARCISSE, ÉCHO ET TIRÉSIAS C’EST LEUR VOISINAGE DANS LE TEXTE SOURCE QUI EST DÉCISIF. 5. Comme nous le signale J.-Y. TILLIETTE, L’ALLÉGORISATION MORALE DU MYTHE DE NARCISSE SOUS L’INANIS GLORIA (QUI APPARAÎT PRESQUE DANS LES MÊMES TERMES DANS L’OVIDE MORALISÉ) SE TROUVE DANS LE PREMIER GRAND COMMENTAIRE MÉDIÉVAL DES MÉTAMORPHOSES, LES ALLEGORIAE SUPER OVIDII METAMORPHOSIN D’ARNOUL D’ORLÉANS, D’ASSEZ PEU ANTÉRIEURES À L’ENCYCLOPÉDIE DE NECKAM. SANS ÊTRE TOUJOURS TRÈS INVENTIVES, CES ALLEGORIAE TÉMOIGNENT CEPENDANT DE LA PROMPTE DIFFUSION DU COMMENTAIRE « ORLÉANAIS » DESTINÉ À

DEVENIR CANONIQUE. AVANT LA SECONDE MOITIÉ DU XIIE S., ON N’AVAIT GUÈRE ENCORE COMMENTÉ OVIDE, CONSIDÉRÉ SOUVENT COMME UN AUTEUR SULFUREUX. 6. Isaïe, 40, 6 : « Toute chair est comme le foin, et toute sa gloire est comme la fleur des champs (omnis gloria eius sicut flos agri). » 7. Paul, Philippiens 2, 3 : « Considérez-vous les uns les autres comme devant vous dépasser vous- mêmes nullement par l’ambition ou la vaine gloire (κενοδοξίαν), mais par l’humilité. » 8. Confessions X, 38 : « Souvent l’homme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire (de ipso vanae gloriae contemptu). » Évagre le Pontique, Ho Antirrhéticos, 8, distingue le « glorieux » (qui cherche auprès des autres des marques d’approbation) de l’« orgueilleux » (qui méprise leur avis). 9. Sur la Vaine gloire et l’éducation des enfants, I. 10. Somme théologique, Secunda secundae : question 132 : « la vaine gloire ». La jactance, la désobéissance, l’hypocrisie, la dispute, l’entêtement, la discorde, la manie des nouveautés définissent l’inanis gloria. 11. Pour cette métamorphose de Tirésias en femme : Ovide, Mét. III, 316-338. 12. D. NORBERG, MANUEL PRATIQUE DE LATIN MÉDIÉVAL, PARIS, 1968, P. 73, RAPPELLE QUE CETTE FORMATION EST HABITUELLE EN LATIN MÉDIÉVAL, CERTAINS NOMS PROPRES ÉTANT LES ANTONOMASES DE QUALITÉS PARTICULIÈRES (CATON : LA MORALITÉ ; CICÉRON : L’ÉLOQUENCE ; ETC.) DES VERBES EN -ARE ET -IZARE SONT AINSI CRÉÉS SUR DES NOMS COMMUNS OU DES NOMS PROPRES : HELENARE, TIRESIARE, NERONIZARE, VENERIZARE, SATANIZARE, ETC. 13. Stésichore, Palinodie (in Platon, Phèdre, 243a-b ; Isocrate, Éloge d’Hélène, 64) ; Gorgias, Éloge d’Hélène ; Euripide, Hélène, Prol. 14. Suétone, Néron, 29. 15. DNR II, 152-192 : domestication des animaux, inventions techniques, catégories morales. 16. DNR I, 18 : il est « le char de l’esprit » (mentis currus). Se fondant sur une leçon plus rare (Ératosthène, Hermès, fr 1-21, Powell), qui est aussi celle du troisième Mythographe du Vatican (chap. Mercure), Neckam dit que Mercure fut nourri au sein de Junon pour obtenir l’immortalité et la préscience divine (dont le langage est le signe). Le langage, dit le troisième Mythographe, est à la fois mortel quand il concerne des « questions touchant la terre » mais « digne de la divinité » quand il est « emporté dans le sein de Junon, qui est l’air, c’est-à-dire lorsqu’il s’élève pour découvrir les secrets des cieux et des profondeurs de la philosophie » (Ph. DAIN, Mythographe du Vatican III, Besançon-Paris, 2005, p. 167). 17. Sans doute veut-il parler des Météorologiques, par ex. II, 6. 18. DNR I, 18 : « Donc l’air a très souvent, dans les nombreuses qualités qui sont les siennes, une similitude avec l’esprit ». La « paix » de l’air supérieur est déduite de la cosmologie

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aristotélicienne, et renchérie par un hémistiche de Lucain, II, 273 : pacem summa tenent (« les hauteurs conservent la paix »), repris au chapitre suivant pour nier l’existence du vide (I, 19). 19. Cf. note 2. J.-Y. TILLIETTE, « RHÉTORIQUE DE L’ENCYCLOPÉDIE : LE CAS DU DE NATURIS RERUM D’ALEXANDRE

NEKAM (VERS 1200) », IN P. NOBEL (DIR.), LA TRANSMISSION DES SAVOIRS AU MOYEN ÂGE ET À LA RENAISSANCE, BESANÇON,

2005, P. 297-299, MONTRE QUE LES « TROIS [LIVRES] SUIVANTS […] SONT UN COMMENTAIRE EXÉGÉTIQUE MOT À MOT DU LIVRE BIBLIQUE DE L’ECCLÉSIASTE. » 20. K. UELTSCHI, LA DIDACTIQUE DE LA CHAIR, GENÈVE, 1993, P. 20-35, ANALYSE CETTE « STRATÉGIE ILLOCUTOIRE » VISANT À CORRIGER LE CORPS : VERBES MODAUX, TOURNURES IMPERSONNELLES, TEMPS VERBAUX (PRÉSENT GNOMIQUE OU OPTATIF), INTERROGATION ORATOIRE (UBI SUNT), RECHERCHE DU TON OBJECTIF, AUTANT DE MOYENS STYLISTIQUES QUI METTENT EN SCÈNE L’INCONSISTANCE DU CORPS ET SA CORRUPTIBILITÉ. L’AUTEURE NE PRÉCISE PAS LE RÔLE DE LA MYTHOGRAPHIE. 21. Sur l’opposition masculin-féminin, Isidore de Séville, Etymologiae XI, II, 17-19 : « L’homme (vir) est ainsi nommé parce qu’il y a en lui une force (vis) plus grande que chez la femme : c’est pourquoi il donne son nom au courage (virtus), ou bien parce qu’il exerce sur la femme sa force (vi agat feminam). Quant à la femme (mulier), son nom vient de mollesse (mollities), par la forme mollier, dont on a retranché, ou bien modifié une lettre, ce qui a donné mulier. Mais, pour cela, le courage est très grand en l’homme, inférieur en la femme. » 22. DNR I, 21, Du caméléon (après le chapitre Sur la voix) : Solin, Polyhistor, 41, en parle comme d’« un être aérien (animal aerium), car se nourrissant d’air, et presque dénué de chair ». Il peut imiter toutes les couleurs (image du flatteur) sauf le blanc et le rouge qui sont celles de l’innocence et de la justice ! 23. Sur la mythographie dans le DNR, F. COLLIN, « L’inscription mythographique dans le projet encyclopédiste du De Naturis rerum d’Alexandre Neckam », in Formes, usages et visées des pratiques mythographiques de l’Antiquité à la Renaissance. À paraître. 24. M.-D. CHENU, « INVOLUCRUM. LE MYTHE SELON LES THÉOLOGIENS MÉDIÉVAUX », ARCHIVES D’HISTOIRE

DOCTRINALE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN ÂGE 22 (1955), P. 75-79 ; E. JEAUNEAU, « L’USAGE DE LA NOTION D’INTEGUMENTUM À

TRAVERS LES GLOSES DE GUILLAUME DE CONCHES », A.H.D.L.M.A. 24 (1957), P. 35-100 ; P. DEMATS, FABULA, TROIS ÉTUDES

ANTIQUES DE MYTHOGRAPHIE ANTIQUE ET MÉDIÉVALE, GENÈVE, 1973, P. 140-177. 25. Sur ce voile allégorique, DNR I, 7 : « Les poètes jettent une ombre sur le mystère de la vérité avec le nuage de la poésie (mysterium veritatis nubilo poeseos obumbrantium) ». DNR I, 39 : « Les poètes aussi enveloppaient le mystère de la vérité en recourant à l’invention de récits fabuleux (figmento fabulosarum relationum), s’adressant à ceux qui sont capables de comprendre (intelligentibus loquentes) ». 26. Cf. aussi DNR II, 107 : « Sous les fables des poètes se cache parfois une instruction morale. » 27. J.-Y. TILLIETTE, « RHÉTORIQUE DE L’ENCYCLOPÉDIE », P. 294 (VOIR NOTE 19) : LE TERME ADAPTATIO APPARAÎT AU

XIIE S. DANS LES SENTENCES (I, 27) DE SAINT BERNARD, QUI MET AINSI EN CORRESPONDANCE LES SEPT DONS DU SAINT- ESPRIT AVEC LES SEPT APPARITIONS DU CHRIST RESSUSCITÉ. ERNAUT DE BONNEVAL ET RICHARD DE SAINT-VICTOR,

PRÉDICATEURS DU XIIE SIÈCLE, PARLENT D’ADAPTATIO SIMILITUDINUM, DE « RAPPROCHEMENT PAR SIMILITUDES », VISANT À DÉFINIR LA NATURE DES RÉALITÉS SPIRITUELLES À PARTIR DES PROPRIÉTÉS D’UN OBJET SENSIBLE. 28. Souvent les références le concernant ne sont pas explicitées, comme on l’a vu à propos d’Orphée. D’autres poètes latins sont fréquemment cités : Virgile, Horace, Lucain, Martial, Claudien notamment. 29. Plotin, Ennéades I, 6. Du beau, § 8. L’innovation ovidienne donnant à Narcisse la possibilité de se connaître dans son reflet, connaissance illusoire et vaine, n’intéresse pas Neckam ; cf. Fr. FRONTISI-DUCROUX, DANS L’ŒIL DU MIROIR, PARIS, 1997, P. 215. 30. E. BAUMGARTNER, « NARCISSE À LA FONTAINE : DU “CONTE” À “L’EXEMPLE” », CAHIERS DE RECHERCHES MÉDIÉVALES 9 (2002), § 10-11, ÉTUDIE L’ÉVOLUTION DU MOTIF DE LA FONTAINE DE NARCISSE : DANS LE ROMAN DE LA

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ROSE, CELLE-CI DEVIENT POUR LE NARRATEUR, PAR-DELÀ LA MORT DE NARCISSE (DONT LA MÉTAMORPHOSE EN FLEUR EST ÉLUDÉE), UN LIEU DE VIE, IRRIGUÉ PAR AMOUR ET NATURE (V. 1521-1568, ÉD. F. LECOY). 31. Sur Hyacinthe, Ovide, Mét. X, 162-219. Le De Laudibus divinae sapientiae VII, 361-366 associe aussi les deux mythes : « Parmi les hyacinthes que revêt la pourpre printanière, / Les destinées donnèrent à la mort l’enfant Hyacinthe. / Narcisse devint le narcisse éclatant de blancheur, / Lui qui périt, prisonnier du sot amour pour lui-même. / Ah ! comme il fut abusé par l’image de sa propre beauté, / Lui que trompèrent pour son mal une ombre, une figure, un attrait (umbra, figura, decor). » 32. DLDS, v. 757-758 : « On dit qu’Orphée est revenu des Pénates de Dis, brûlant / D’un feu (fervens) pour Eurydice, pire, brûlant de folie (furens). » M. ZINK, Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 123-125 : l’Orphée médiéval est le modèle tantôt de l’amant parfait, tantôt des excès du fol amour qui transforme les gens en animaux. 33. Cité par M. ZINK, POÉSIE ET CONVERSION, P. 127 : JEAN DE SALISBURY, POLICRATUS I, 43, ET AUSSI COLUCIO SALUTATI, LES FATIGUES D’HERCULE (HERCULE OPPOSÉ À ORPHÉE) ; CHRISTINE DE PIZAN, ÉPÎTRE D’OTHEA. 34. Phanoclès, fr. 1, in Les Amours ou les beaux garçons = Stobée, Florilegium, LXIV, 14, cf. J. U. Powell (éd.), Collectanea Alexandrina, Oxford (1925), amour d’Orphée pour Calaïs. 35. J. B. FRIEDMAN, ORPHÉE AU MOYEN ÂGE, FRIBOURG, TRAD. 1999, P. 147. 36. J. BOSWELL, CHRISTIANISME, TOLÉRANCE SOCIALE ET HOMOSEXUALITÉ, PARIS, 1980, CHAP. 6, P. 181-219. 37. Ovide moralisé X, v. 2294-4141. Sur la question : P. DEMATS, FABULA, IIIE PARTIE, « L’OVIDE MÉDIÉVAL :

DU PHILOSOPHE AU MYTHOGRAPHE » ; M. ZINK, POÉSIE ET CONVERSION, « LE POÈTE DÉSACRALISÉ. ORPHÉE MÉDIÉVAL »,

P. 129-135 ; M. POSSAMAÏ-PEREZ, L’OVIDE MORALISÉ. ESSAI D’INTERPRÉTATION, PARIS, 2008, P. 696-697. 38. Matthieu, 10, 16 : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents (estote ergo prudentes sicut serpentes) et simples comme les colombes. » 39. Sur les versions antiques du mythe, L. BRISSON, LE MYTHE DE TIRÉSIAS. ESSAI D’ANALYSE STRUCTURALE, PARIS, 1976, P. 11-77, ET LE SEXE INCERTAIN, PARIS, 1997, P. 41-56. 40. J.-Y. GUILLAUMIN, « À PROPOS D’UNE ALLUSION À TIRÉSIAS DANS LA CONSOLATION DE PHILOSOPHIE DE BOÈCE », IN

NOBEL (ÉD.), LA TRANSMISSION DES SAVOIRS, P. 229-237. 41. Physiologos, Le bestiaire des bestiaires, trad. et comm. d’A. ZUCKER, GRENOBLE, 2004, P. 163-166. 42. Hommes devenus femmes : Sithon (Mét. IV, 279-280), Tirésias (III, 316-338). Femmes devenus hommes : Mestra (VIII, 843-878), Iphis (IX, 666-797), Cénée (XII, 169-209). Un bisexuel : Hermaphrodite (IV, 285-388). 43. BOSWELL, CHRISTIANISME, P. 191-205 : « LE COMPORTEMENT ANIMAL OFFRAIT UNE JUSTIFICATION COMMODE – QUOIQUE INCOHÉRENTE – DU PRÉJUGÉ ANTIHOMOSEXUEL PLUS QU’IL NE L’EXPLIQUAIT » (P. 204). 44. Cité aussi par BOSWELL, CHRISTIANISME, P. 385. DÈS L’ANTIQUITÉ, ON ASSOCIE À TIRÉSIAS LA SOURIS, LA TAUPE,

LE BLAIREAU, L’HYÈNE, LE SERPENT, LA MUSARAIGNE, CF. BRISSON, LE SEXE INCERTAIN, P. 104-128.

RÉSUMÉS

Au chapitre De la voix de son encyclopédie De Naturis rerum (I, 20), A. Neckam (1157-1217) réunit trois figures mythiques présentant un rapport au corps. Narcisse est subjugué par sa beauté, Orphée se découvre pédéraste, Tirésias devient transsexuel. Ces trois exemples montrent le rôle

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original que l’auteur fait jouer à la mythographie dans une œuvre didactique, où sont introduits, puis remis à distance par la moralisation, des sujets tabous.

In the chapter Of the voice of its encyclopaedia De Naturis rerum (I, 20), Alexander Neckam (1157-1217) joins together three mythical figures presenting varied relations with the body. Narcissus is subjugated by his own beauty, Orpheus seems a pederast, Tiresias becomes transsexual. These three examples show with wich originality this English author uses the mythography in a didactic work, where he introduces taboos topics, then tries to attenuate and rationalize them according to the moral standard.

INDEX

Mots-clés : Mythographie, corps, Narcisse, vaine gloire, Orphée, pédérastie, Tirésias, transsexualité, didactique Keywords : Mythography, body, Narcissus, vainglory (inanis gloria), Orpheus, pederasty, Tiresias, transsexuality, didactic

AUTEUR

FRANCK COLLIN

MCF Littératures Antique et Médiévale Université des Antilles [email protected]

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« Et la Grèce le scella de son empreinte1 » Pierre Paris, des lettres à l’archéologie, du Normalien à l’Athénien2

Grégory Reimond

1 S'il est un pays auquel le nom de Pierre Paris (1859-1931) reste attaché, c’est bien l’Espagne. Figure majeure de l’hispanisme archéologique, précurseur des études sur la culture ibérique qu’il contribue à faire connaître – et reconnaître – à la suite de Léon Heuzey3, son nom est lié à un événement qui va marquer le cours de sa carrière : l’achat du célèbre buste de la Dame d’Elche qu’il réalise pour le compte du musée du Louvre en 18974. Sa voie est alors tracée. Jusqu’à sa mort, le savant bordelais travaille sans relâche à mieux connaître le pays qu’il a adopté, tout en suscitant un grand nombre d’études sur l’histoire et la culture hispaniques à travers des institutions dont il est en grande partie le fondateur (l’École des hautes études hispaniques puis la Casa de Velázquez)5.

2 Pierre Paris reste pourtant une figure méconnue. Si les notices biographiques les plus récentes consacrent l’essentiel de leur développement aux « années ibériques6 », nous avons pu constater à quel point le Pierre Paris « d’avant l’Espagne » avait été négligé par ses biographes. Ces derniers se contentent de rappeler, en guise d’introduction et comme prélude à une carrière d’hispaniste qui allait de soi, son passage à l’École normale supérieure (1879-1882), son succès à l’agrégation de lettres (1882), son séjour à l’École française d’Athènes (1882-1885), enfin son entrée dans le monde universitaire dès son retour de Grèce. Il est alors maître de conférence à l’université de Bordeaux avant d’occuper, en 1892, la chaire d’archéologie et d’histoire de l’art. Rares sont les historiens à s’être intéressés aux différentes étapes de ce brillant parcours. Seul Jean Marcadé nous donne de précieux détails sur cette période de la vie de Pierre Paris7. Ce constat nous a incité à pousser plus avant nos recherches sur les premières années de formation du jeune savant.

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3 Les résultats de ce travail se sont révélés étonnamment riches et engagent plusieurs axes d’étude. Le premier concerne l’action et l’œuvre de l’Athénien ; viennent ensuite les années passées à l’université de Bordeaux, qui sont celles de l’entrée dans la vie professionnelle, des premières publications d’envergure et de la participation à des projets collectifs (comme la rédaction du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines) ; enfin, la question de sa progressive conversion à l’hispanisme, restée jusque-là inexpliquée et pourtant essentielle dans la perspective d’une biographie intellectuelle de Pierre Paris. L’argument avancé par Jean-Marc Delaunay et repris par d’autres n’est en effet pas recevable : la situation politique de la Grèce et de l’Empire ottoman au tournant du XIXe et du XXe siècle ne suffit pas à expliquer que Pierre Paris se soit détourné des études grecques pour porter son regard vers la péninsule ibérique8.

4 Dans le présent essai, nous nous proposons d’explorer les raisons qui ont orienté Pierre Paris vers l’archéologie. Voilà une première conversion qu’il convient d’expliquer, en mettant en lumière les différentes étapes qui conduisent Pierre Paris à faire le choix d’une science en pleine formation, et par là même pleine de promesses.

À « l’école de précision de l’esprit français »9 : le Normalien de la rue d’Ulm

5 Le 27 octobre 1882 est publié l’arrêté de nomination faisant de Pierre Paris l’un des deux membres de la 33e promotion de l’École française d’Athènes10 (EFA). Jeune agrégé de lettres tout juste sorti de l’École normale supérieure (ENS), il n’a pas encore fêté ses 23 ans mais son parcours est déjà brillant. Si cette ascension n’est pas déterminée par le milieu dans lequel Pierre Paris a grandi, l’étude de ses origines sociales permet toutefois de l’éclairer. On constate alors que le jeune Athénien avait toutes les chances d’intégrer le groupe d’élite auquel s’ouvrent les portes des grandes écoles françaises de la IIIe République, destinées à « faire surgir, dans la masse qui n’attend de l’université que l’accès à une profession, le petit nombre de ceux qui pourront consacrer leur vie à des “recherches savantes11” ».

6 Son passage par la rue d’Ulm (1879-1882) montre que Pierre Paris appartient à une minorité de privilégiés bénéficiant de la meilleure formation, celle qui ouvre la voie aux filières d’excellence des grandes écoles, réservées à la bourgeoisie fût-elle petite et provinciale12. En ce sens, son succès au concours d’entrée à l’ENS s’avère décisif pour la suite de sa carrière. Il lui permet de franchir « la première étape de la sélection dans l’ascension professionnelle » à une époque où « le passage à l’École normale s’avère le critère stratificateur de l’Université qui en commande, dans une certaine mesure, tous les autres13 ». Pierre Paris débute en effet sa carrière dans les années 1880, une décennie qui voit « l’apogée triomphale de la société Normalienne14 ». Le séjour à l’EFA constitue la seconde étape de cette ascension, indissociable de son statut de Normalien. En effet, si depuis le décret du 7 août 1850 les membres de l’EFA ne sont plus nécessairement choisis parmi les agrégés sortis de l’ENS, Catherine Valenti rappelle qu’entre 1846 et 1990, sur les 242 membres admis, seuls 33 d’entre eux (un peu moins de 14 %) ne sont pas passés par l’école de la rue d’Ulm15. Enfin, la troisième étape de ce cursus honorum est franchie dès 1885, lorsque Pierre Paris obtient son premier poste à l’université de Bordeaux, dès son retour de Grèce. Or en 1890, il y a seulement un professeur de faculté non Normalien pour trois professeurs Normaliens de la rue

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d’Ulm16. Les trois années passées à l’ENS ont donc à la fois favorisé et accéléré la carrière de Pierre Paris.

7 L’origine géographique et sociale est un autre élément à prendre en compte pour expliquer sa réussite professionnelle. Né le 15 janvier 1859 à Rodez, dans l’Aveyron, il est issu de la petite bourgeoisie « intellectuelle » et « cultivée » provinciale pour laquelle une carrière dans l’enseignement est un des principaux vecteurs de la mobilité sociale17. Comme l’indique son acte de naissance18 (Fig. 1), son père, Marie Gustave Léon Paris, est en effet professeur au lycée Impérial de Rodez (l’actuel lycée Foch). Or si le professorat fournit seulement 6,5 % des enseignants dans les années 1870, 31,4 % des Normaliens en sont issus, ce qui en fait la catégorie socio-professionnelle la plus représentée19. Pierre Paris est ainsi issu d’un milieu où les chances d’accès à l’ENS (dont la mission est d’abord de former des agrégés et donc de futurs enseignants) sont les plus fortes. Le facteur géographique n’est pas à négliger. Victor Karady a démontré la sur-représentation de la population urbaine parmi les Normaliens20 : entre 1871 et 1914, 18,4 % d’entre eux sont nés à Paris, 31,9 % dans un chef-lieu de département, ce qui est le cas pour Pierre Paris. La précision pourrait sembler anecdotique. Elle traduit pourtant la possibilité d’accéder à la fois à l’enseignement secondaire « bourgeois » dispensé dans les lycées classiques, et aux différentes formes de cultures offertes dans les centres urbains. C’est là une condition essentielle sinon indispensable pour qu’un jeune provincial puisse intégrer les filières d’excellence proposées par les grands établissements parisiens, des classes préparatoires à l’ENS21. Les chiffres avancés par Catherine Valenti22 dans son étude sur les Athéniens confirment ceux de Victor Karady sur les Normaliens (Fig. 2) : Pierre Paris voit le jour dans une région qui est loin d’être un vivier d’Athéniens. Entre 1846 et 1990, le Sud-Ouest ne fournit que 8 % des membres de l’EFA, loin derrière le Nord-Est ou Paris et sa région qui totalisent respectivement 28 % et 27 % de l’effectif. Cependant, son origine géographique le rattache également aux 24 % des membres nés dans un chef-lieu de département, et son origine sociale aux 22 % d’Athéniens Normaliens fils de professeurs de l’enseignement secondaire (la catégorie socio-professionnelle la plus représentée). Les origines géographiques et sociales de Pierre Paris doivent donc être mises en relation avec son ascension professionnelle : elles lui ont permis d’accroître ses chances de réussite dans le système de la méritocratie républicaine. Fort de ce capital socio-culturel, sans doute poussé par sa famille désireuse de lui assurer un brillant avenir, peut-être repéré par un inspecteur académique ou un proviseur de lycée, c’est dans la capitale qu’il achève ses études secondaires. Quitter sa terre natale est vécu comme un déracinement, un sentiment sans doute accentué par l’éloignement familial et l’expérience de l’internat : « Triste écolier de quatrième exilé loin du pays familier vers les rigueurs d’un sombre collège parisien23 », il poursuit ses études au collège Sainte-Barbe, « au moment où ce collège était dans tout son éclat24 ». Par la suite, c’est au lycée Louis-le-Grand que Pierre Paris prépare son concours d’entrée à l’École normale supérieure25. En 1879, il a tout juste 20 ans lorsqu’il franchit le portail de l’école de la rue d’Ulm.

8 Toutefois, le séjour de Pierre Paris à l’ENS représente bien plus qu’un simple levier permettant de favoriser et d’accélérer sa carrière. L’ENS lui offre avant tout la possibilité de se former à des méthodes nouvelles propres à « l’esprit normalien26 ». Une formation qui reflète les derniers acquis de la science, notamment historique, fondée désormais sur une méthode rigoureuse, une approche critique des textes et des sources en général, la volonté d’adopter une véritable démarche scientifique (héritée

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des érudits de la monarchie de Juillet et du Second Empire, inspirée de l’œuvre des savants allemands). Or dans les années 1870, cette « école méthodique » en formation est absente des facultés françaises. On ne la trouve guère qu’au sein des « écoles spéciales » que sont l’ENS, l’École polytechnique, l’École pratique des hautes études, de fondation récente, le Collège de France ou encore l’École des Chartes27. Comme le rappelle Gustave Lanson dans la monographie qu’il publie sur l’ENS en 1926, « toutes les curiosités, toutes les vocations peuvent s’éveiller et s’armer dans la maison de la rue d’Ulm ; tout ce qui s’apprend, tout ce qui s’enseigne, tout ce qui est matière de recherche critique et de construction méthodique y trouve place. […] II est certain que la formation philosophique et scientifique a toujours tenu plus de place à l’École que la formation pédagogique et cela a pu fournir à certains individus les ressources intellectuelles qui leur ont permis de chercher fortune hors de l’Université. […] On s’occupe d’abord de faire des lettrés, des érudits et des savants solidement armés et l’on fait ensuite des professeurs28 ».

9 Cette pépinière de savants est aussi un puissant lieu de sociabilité, un espace de discussions et d’échanges, animé par des enseignants aguerris et de brillants étudiants, ouverts aux débats les plus divers et les plus actuels, où se pratique une véritable maïeutique. En somme, un lieu où l’on ne se contente pas de faire des têtes bien pleines mais où l’on forme également des têtes bien faites : « Toutes les opinions sont libres, libres d’être aussi extrêmes, absolues et violentes qu’il leur plaît, mais chacune accorde aux autres le droit qu’elle réclame pour elle- même. Les discussions sont passionnées et la tolérance entière. Il y a là une tradition saine et forte qu’aucune influence mauvaise des mœurs du dehors n’a encore réussi à entamer. Avec ce goût de liberté et cette habitude de tolérance, le caractère le plus marqué de l’esprit normalien me paraît consister dans une prédominance de l’intelligence sur l’imagination et la sensibilité. Le besoin de comprendre, de définir, d’expliquer est le besoin essentiel ; l’horreur du vague, de l’obscur, de l’incohérent est poussée au dernier point. […] L’enseignement de l’École a toujours été fondé sur le libre examen, la libre discussion. Les Conférences devaient être, selon l’esprit de leur institution, et n’ont jamais cessé complètement d’être des entretiens du maître et des élèves ; et, comme le disait M. Georges Perrot en 1895, “admettre et même inviter les élèves à discuter avec le professeur, c’est reconnaître que dans l’ordre de la pensée il n’y a point d’autorité, fût-ce celle du maître le plus savant et le plus respecté, qui ne soit tenue de donner ses raisons et de fournir ses preuves”. S’il en est ainsi entre élèves et maîtres, on peut deviner ce qu’il en sera entre camarades29. »

10 Or lorsque l’on regarde le nom des condisciples de Pierre Paris, membres de sa promotion (1879) ou des promotions voisines, on imagine aisément la richesse de ces discussions et leur apport à sa formation intellectuelle : Émile Durkheim, Ferdinand Brunot, René Grousset, Paul Fabre, René Doumic, Maurice Holleaux pour la promotion de Pierre Paris, celle de 1879 ; Joseph Bilco, Michel Clerc, Camille Jullian, Alfred Rébelliau, Raymond Thamin pour celle de 1877 ; Paul Monceaux, Alphonse Veyries, Charles Diehl, Alfred Baudrillart, Henri Bergson, Paul Desjardins, Jean Jaurès pour celle de 1878 ; Georges Cousin, Félix Dürrbach, Étienne Dejean, Pierre Imbart de la Tour rejoignent quant à eux l’École en 1880, Georges Radet, Henri Berr ou Lucien Gallois en 1881. D’une certaine manière, on peut considérer que ces années parisiennes lui permettent de jeter les bases d’un véritable réseau qui aura son importance dans la suite de sa carrière, d’autant que, si l’on en croit Aimé Puech, « avec ses dons heureux et spontanés, il s’était bien vite fait de tous ses camarades des amis30 ». Il tisse avec certains des liens étroits, notamment Georges Radet, avec lequel Paris est uni par « les

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liens d’une fraternelle amitié31 », Maurice Holleaux, son compagnon Athénien de la 33e promotion, ou encore Camille Jullian, Édouard Cuq, Émile Vigneaux et Georges Radet lui-même qui seront ses collègues à l’université de Bordeaux.

11 Le séjour à l’EFA permet de resserrer ces liens ou de les étendre. Pierre Paris y retrouve un grand nombre de ses anciens camarades de la rue d’Ulm, ou y fait la connaissance de personnalités comme Arthur Engel, avec lequel il travaillera plus tard en Espagne (Fig. 3) : sur les 41 membres des Écoles françaises d’Athènes et de Rome entre 1878 et 1884, 22 sont d’anciens Normaliens, soit près de 54 % (tous membres de promotions voisines) ; pour les seuls Athéniens, leur part atteint près de 87 % de l’effectif (13 étudiants sur 15). Ces liens étroits tissés au cours des cinq années passées à Paris puis à Athènes et Rome ne sont pas rompus avec l’entrée des jeunes savants dans la vie professionnelle. Au moins en ce qui concerne ceux qui font carrière dans la recherche et l’enseignement supérieur, ces réseaux continuent à fonctionner. C’est ce que laisse supposer la liste des collaborateurs aux Mélanges Perrot. Recueil de mémoires concernant l’archéologie classique, la littérature et l’histoire anciennes, publiés en 1903 à l’occasion du 50e anniversaire de l’entrée de Georges Perrot à l’ENS (qu’il dirige de 1888 à 1902). On y retrouve les noms de Gaston Boissier, Michel Clerc, Amédée Hauvette, Maurice Holleaux, Pierre Paris et Georges Radet, enseignant pour le premier et élèves pour les autres à l’École dans les années 1878-1884. Georges Radet ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que l’« on se sépare ; mais on se retrouve. Sans parler du “dîner de Rome et d’Athènes”, où plus tard, à Paris, les liens de camaraderie se resserrent entre contemporains et se créent entre générations différentes, École et Villa tressent par moitié une guirlande de noms indissolubles32 ». Il ne nous appartient pas ici d’étudier cette question des réseaux, mais il est évident qu’ils jouent un rôle clé dans la réorientation de la carrière de Pierre Paris vers l’archéologie espagnole.

L’agrégé de lettres (1882)

12 L’intérêt de Pierre Paris pour l’archéologie est-il pour autant né « dans la maison de la rue d’Ulm » où, selon Gustave Lanson, « toutes les vocations peuvent s’éveiller33 » ? Il semble que ce ne soit pas le cas, et l’entrée à l’EFA ne semble pas avoir été d’emblée un objectif pour le jeune Paris, davantage attiré par la philologie classique. C’est ce que laisse entendre Numa Denis Fustel de Coulanges, directeur de l’ENS de 1880 à 1883, dans une lettre adressée au père de Pierre Paris : « J’ai parlé à votre fils. J’ai commencé par lui dire que la grammaire n’était pas à dédaigner, et que cette section offrait comme perspective aux jeunes gens 1° un bon poste à la sortie de l’École, dans un bon lycée, en seconde ou en troisième ; 2° une belle science à cultiver plus tard. Mais s’il préfère la littérature, il peut dès maintenant signaler ses goûts et ses aptitudes à des professeurs tels que M. Gaston Boissier et M. Petit de Julleville, et il peut être assuré qu’ils ne contrarieront pas sa vocation34. »

13 Il n’est question ici ni d’archéologie, ni même d’histoire. Et si le directeur évoque une possible orientation vers les lettres, « la belle science à cultiver plus tard » n’arrive qu’en seconde position derrière la perspective d’un « bon poste » dans l’enseignement, propre à assurer un avenir professionnel. Rappelons d’ailleurs que la mission première de l’ENS est de préparer à l’agrégation et au professorat. Cet intérêt pour les lettres

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transparaît encore dans un discours écrit par Pierre Paris à l’occasion du banquet de la Saint-Charlemagne en 187935 : « Vous méprisez le grec : c’est une indigne chose, Messieurs, et devant vous je veux plaider sa cause. Vous n’avez pas le temps ! – À quoi donc sert la nuit ? C’est la nuit qu’autrefois en un pauvre réduit, Éclairant son trésor à la lueur tremblante Des charbons qu’attisait sa main impatiente, Amyot, pour oublier le labeur de ses jours, De Daphnis et Chloé savourait les Amours ; Que le jeune Baïf, travailleur héroïque, Ardent adorateur de la Muse hellénique, Sans laisser un instant refroidir l’escabeau, De Ronsard épuisé rallumait le flambeau. Mais ces mâles vertus ne vous sont pas connues, Et vous croyez, hélas ! Ô races corrompues, Que la nuit avant tout est faite pour dormir ! Ah ! Ce n’est pas ainsi que l’École Normale Vous ouvrira jamais sa porte triomphale. »

14 En dehors de son caractère anecdotique et plaisant, ce texte en vers en dit finalement beaucoup sur le jeune Normalien qu’est Pierre Paris. Tant sur la forme que sur le fond, il témoigne d’un réel attrait pour les lettres, celles de l’Antiquité en particulier. Le discours constitue in fine une ode à la langue grecque, tandis que les références qui le ponctuent évoquent toutes d’éminentes figures de l’érudition humaniste qui ont consacré leur vie à faire connaître les auteurs anciens (comme le traducteur Jacques Amyot) ou à s’en inspirer (comme Jean-Antoine de Baïf et Pierre de Ronsard). Il montre par ailleurs (même si le ton est ironique) que Pierre Paris est conscient, en entrant à l’école de la rue d’Ulm, de s’engager dans une voie difficile et exigeante, faite de dur labeur. Qu’importe, il sacrifiera ses nuits pour tenter de se rapprocher de ces « mâles vertus » qu’il prend pour modèle et pour réussir dans cette voie d’excellence qu’est l’ ENS, laquelle vient de lui ouvrir sa « porte triomphale ». Trois ans plus tard, en 1882, l’objectif est atteint : Pierre Paris est reçu à l’agrégation de lettres. Il décide alors de se porter candidat pour séjourner à l’EFA. Ce choix, rappelons-le, n’avait rien d’évident. Si l’intérêt de Pierre Paris pour la philologie, les langues anciennes et l’Antiquité est bien réel, l’archéologie reste pour lui un territoire inconnu.

15 Dès lors, pourquoi l’EFA ? Sans doute faut-il y voir l’influence de ses enseignants rue d’Ulm et du directeur de l’école, convaincus de ses capacités. Dans la lettre adressée par celui-ci à son père, Fustel de Coulanges rappelait ainsi « toute l’estime et toute la sympathie que j’ai pour ce jeune homme. Il a une belle carrière devant lui, et il fera honneur à notre université autant qu’à sa famille36 ». Quelle meilleure occasion d’approfondir sa formation, pour un passionné de culture classique, que de séjourner à Athènes, alors que l’École française entre dans l’une de ses plus brillantes périodes sous l’action d’Albert Dumont et de Paul Foucart ? Rappelons par ailleurs que Fustel de Coulanges lui-même a été membre de l’EFA (9 e promotion de 1853), tout comme le professeur de l’École Louis Petit de Julleville (17e promotion de 1863), tandis que Gaston Boissier s’est illustré comme latiniste et historien de l’Antiquité. Nul doute que la fréquentation de ces maîtres ait incité Pierre Paris à placer ses pas dans les leurs.

16 Ainsi, par ses origines géographiques et sociales, Pierre Paris se rattache à cette minorité de jeunes gens, issus de la petite bourgeoisie provinciale, ayant accès à la

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formation classique dispensée dans les établissements secondaires de la IIIe République. À son appartenance à une caste de privilégiés s’ajoutent, comme l’ont souligné ses professeurs, des qualités et des compétences personnelles indéniables qui lui permettent d’accéder à une formation universitaire élitiste et brillante (il incarne à ce titre la méritocratie républicaine). Fort de ce parcours sans faute, c’est un Pierre Paris dûment formé aux règles de l’enseignement classique qui est nommé membre de la 33e promotion de l’École française d’Athènes, le 27 octobre 1882, aux côtés de Maurice Holleaux.

À l’école d’Albert Dumont et de Paul Foucart

17 Les deux nouveaux Athéniens arrivent en Grèce à un moment-clé de l’histoire de l’institution37 : sous l’impulsion de ses directeurs successifs, Albert Dumont (1875-1878) et Paul Foucart (1878-1890), sa vocation scientifique s’affirme, l’école devenant un véritable institut de recherche, engagé dans de grandes fouilles concédées par les autorités grecques (notamment à Délos, plus tardivement à Delphes), dans un contexte de forte concurrence avec l’Institut archéologique allemand d’Athènes (fondé en 1873). Les règles de fonctionnement de l’EFA sont celles fixées par la réforme de 1874, menée par Albert Dumont (qui complète la précédente réforme de 1850)38. Placée sous le contrôle scientifique de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui impulse les travaux menés et à laquelle les jeunes Athéniens doivent rendre compte de leurs activités sous la forme de mémoires de recherche39, l’école accueille les jeunes savants pour trois ans. Le nouvel Institut de correspondance hellénique (1876) permet, par les séances publiques qu’il organise, de renseigner, d’informer et de stimuler les nouvelles recherches. L’école dispose aussi d’outils pour réunir ces faits et les diffuser. Il s’agit notamment du Bulletin de correspondance hellénique (dont le premier numéro paraît en 1877). Plus qu’une simple revue, le Bulletin est un outil pédagogique pour former les jeunes Athéniens : « Grâce à lui, la préparation, la correction de chaque fascicule devint, pour les membres de l’École, un exercice pratique dont ils sentirent vite le prix », affirme Georges Radet40.

18 Tandis que l’archéologie s’affirme en France comme une discipline à part entière, l’EFA contribue puissamment à l’élaboration d’une véritable méthode scientifique, inspirée par l’Altertumswissenschaft. Outre les fouilles auxquelles participent les Athéniens, Albert Dumont et Paul Foucart les initient à l’épigraphie et à l’élaboration de corpora de sources fondés sur le classement chronologique, typologique, géographique et la mise en série des vestiges recueillis lors des fouilles ou des voyages réalisés en Grèce et en Asie mineure. Au-delà de la quête de l’objet rare et beau (qui n’est cependant pas absente), il s’agit désormais de révéler l’existence des cultures anciennes et d’en écrire l’histoire. On s’appuie pour cela sur les fouilles et la publication rigoureusement organisée des sources matérielles qu’elles révèlent, en tenant compte de tous les vestiges, même les plus modestes. Dans le prolongement de cette méthode nouvelle, Albert Dumont développe la rédaction de catalogues raisonnés des collections archéologiques existantes : Léon Heuzey rappelle que « le futur directeur de l’École d’Athènes qui, plus tard, non parfois sans trouver quelque résistance, imposera à ses élèves de débuter par des catalogues détaillés et rigoureux, donne d’avance l’exemple, en se mettant lui-même à ce régime sévère. Se rencontre-t-il quelque série de monuments négligés et comme méprisés, soit parce que l’étude en est particulièrement

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ardue, soit parce qu’elle ne semble pas promettre des découvertes retentissantes, c’est à ceux-là que le jeune savant s’attache avec prédilection. On dirait qu’il y a de la bonté chez lui, même pour les choses. Il sait d’ailleurs que, dans ces humbles débris, résidus de la civilisation antique, on trouve souvent plus de métal précieux, plus de renseignements et de faits que n’en promet un examen superficiel. Toute la question est de savoir traiter ces scories, de les soumettre à une pression plus forte, de les fondre à une flamme plus vive41 ».

19 Depuis le « triennat Dumont42 », telle est la conception des études qui prévaut à l’EFA. C’est donc bien à Athènes seulement que le jeune agrégé de lettres fait « ses premières armes en archéologie pratique43 ». Avant cette date en effet, rien n’indique qu’il débarque au Pirée avec la volonté de s’initier à l’archéologie. Il fait partie de ces « conscrits [qui] n’ont fait qu’un saut de l’agrégation à l’école » et qui ne sont que « l’espérance d’un bon Athénien44 ». Or il est probable qu’en raison de sa formation classique, il attende avant tout de son séjour de mieux connaître l’Antiquité grecque et de se familiariser avec la beauté de ses vestiges, en prenant pour guide les auteurs anciens, selon une démarche philologique bien plus qu’archéologique qui a longtemps prévalu à l’EFA45. Le témoignage, laissé en 1901 par Henri Joly quant aux raisons qui les avaient incités, lui et Louis Petit de Julleville (rappelons qu’il enseigne à l’ENS lorsque Pierre Paris y est élève) à devenir Athéniens, est ici éclairant : « Nous avions fait le projet, Petit de Julleville et moi, d’aller ensemble à l’École d’Athènes. Ce n’était pas par enthousiasme pour l’archéologie, mais nous aimions beaucoup les voyages46. » Cette démarche de pèlerin dilettante est bien éloignée de celle qui prévaut à l’EFA des années 1870-1880. Mais, dans ce contexte, on peut émettre des doutes quant à l’influence qu’aurait pu avoir Petit de Julleville sur Pierre Paris dans sa conversion à l’archéologie et ce, même si Petit est, avec son condisciple Paul Decharme, le découvreur du Mouseion de l’Hélicon (qui fait l’objet de son mémoire de troisième année à l’EFA)47. La remarque vaut pour Fustel de Coulanges qui, nous dit Georges Radet, « préféra toujours les recherches de bibliothèque aux prouesses de l’archéologie conquérante. Quatre pieds carrés lui suffisaient, comme à Spinoza, pour construire un univers48 ». La démarche philologique, souvent teintée de romantisme et fondée avant tout sur l’analyse des auteurs anciens et la confrontation de leurs dires avec la réalité matérielle contemporaine, est d’ailleurs présente chez Pierre Paris. Lorsqu’il localise les ruines d’Élatée en Phocide et les vestiges du temple d’Athéna Cranaia, qu’il fouille personnellement lors de son séjour et qui seront l’objet de sa thèse de doctorat, Pierre Paris écrit : « Le temple, à n’en pas douter, était celui dont a parlé Pausanias, et qu’il appelle le hiéron d’Athéna Cranaia. […] J’étais, je l’avoue, séduit avant tout par l’admirable situation des ruines, par le spectacle des âpres rochers d’alentour, et les lignes grandioses de l’horizon où, par delà les plaines de Phocide étalées à mes pieds, le Parnasse découpait ses trois cimes dans l’azur pur et profond du ciel. Il me semblait qu’un séjour dans ces montagnes sereines serait une succession d’heures charmantes, et que le travail, même en cas de déconvenue, porterait en lui-même sa récompense49. » Cependant, cette démarche initiale est très vite complétée par un travail de terrain répondant aux exigences fixées par Albert Dumont et Paul Foucart, un travail pour lequel les jeunes Athéniens étaient mal préparés, si l’on en croit Georges Radet, arrivés à Athènes avec pour seul bagage intellectuel les rudiments enseignés par le latiniste Gaston Boissier qui leur « avait appris ce que c’était que le corpus50 ».

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20 À cette époque en effet, les jeunes Athéniens ne reçoivent aucune formation préalable. Il faut attendre la fin du siècle et la direction de Théophile Homolle (1890-1903) pour que l’on exige des nouveaux venus des connaissances méthodologiques en matière d’archéologie, d’épigraphie, de céramologie, etc., dispensées dans les grandes institutions parisiennes que sont la Sorbonne, le Collège de France, l’École du Louvre ou l’École pratique des hautes études. L’objectif affiché est alors de faire de l’école un véritable établissement scientifique, « une école d’érudition51 ». Mais lorsque Pierre Paris arrive dans la maison du Lycabette, il n’en est rien. L’EFA ne s’est pas encore transformée en « une sorte de petit Collège de France archéologique52 », elle n’est encore qu’une école de perfectionnement. Ses jeunes membres ne bénéficient pour seule propédeutique que du droit de séjourner à l’Académie de France à Rome durant quelques semaines. Nommés en octobre, ils y arrivent généralement en novembre ou décembre et séjourne à la Villa Médicis un trimestre, avant de poursuivre leur voyage vers Athènes où ils s’installent en mars53. S’ils ont alors l’opportunité de se familiariser avec les vestiges antiques, découvrant les grands sites romains et les musées de la Ville éternelle, ils ne reçoivent pas une formation d’archéologue. On s’efforce d’aiguiser leur regard artistique par « un commerce intime et prolongé » avec les artistes du Pincio, de former leur jugement, leur goût et leur sentiment du beau, à une époque ou archéologie et histoire de l’art restent intimement liées : « L’archéologie ne peut se passer de certaines connaissances et surtout de certaines façons de juger qui n’appartiennent qu’aux artistes54. » En somme, c’est un Pierre Paris insuffisamment préparé qui arrive à Athènes au début de l’année 1883, comme tous ses camarades qui ne sont que « des coques de noix vides55 ».

21 Dans ce contexte, on comprend aisément que le séjour athénien soit une période charnière dans la vie de Pierre Paris. Si Gustave Lanson a pu écrire que « toutes les vocations peuvent s’éveiller et s’armer dans la maison de la rue d’Ulm56 », il semble plutôt que ce soit la maison du Lycabette qui jette Pierre Paris sur les sentiers d’une archéologie professionnelle naissante et scelle par là même son avenir. Ce sont bien les années athéniennes qui, en lui permettant de compléter sa formation classique et sa connaissance livresque de l’Antiquité par un véritable travail de terrain et une formation méthodologique solide, lui font découvrir le métier d’archéologue. Pierre Paris fait partie de ce petit nombre de jeunes érudits qui reçoivent « la marque athénienne » et reviennent transformés par leur séjour dans « la Terre Sainte de l’Art57 ». Les différents Rapports de la Commission des Écoles d’Athènes et de Rome sur les travaux de ces deux Écoles, présentés chaque année devant l’Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, nous permettent de suivre en partie l’activité de Pierre Paris en Grèce. Au fil des lignes rédigées par les rapporteurs58, nous assistons à sa conversion à l’archéologie, une conversion qui passe par quatre rites initiatiques.

Le séjour athénien et la conversion à l’archéologie (1882-1885)

22 Les étapes qui conduisent Pierre Paris à accomplir sa conversion à l’archéologie méritent chacune un développement propre que nous ne pouvons guère nous permettre ici. Nous nous contenterons d’en fixer les principaux cadres.

23 L’initiation au classement raisonné des sources matérielles. Selon la tradition fixée par Albert Dumont, l’une des premières tâches de Pierre Paris est de se familiariser au

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travail de classification des sources matérielles. Lors de la séance du 30 mai 1884, l’Académie est ainsi informée de la réception d’un mémoire de Pierre Paris transmis par Paul Foucart. Il s’agit en réalité d’un Supplément au catalogue des figurines en terre cuite du musée de la Société archéologique d’Athènes59. La multiplication des fouilles entreprises, à l’image de celles menées sur la nécropole de Tanagra60 (1870) ou à Myrina sous la direction d’Edmond Pottier, Salomon Reinach et Alphonse Veyries61 (1880-1882), a en effet permis de recueillir un grand nombre d’objets, notamment des figurines en terre cuite, qu’il est indispensable de cataloguer. L’ouvrage rédigé par Pierre Paris, jamais publié, vient ainsi compléter le Catalogue des figurines en terre cuite du musée de la Société archéologique d’Athènes de Jules Martha (1880)62, qui dressait une description de la collection dans son état de juillet 1879. Si Léon Heuzey souligne que Pierre Paris produit un supplément « considérable et rendu nécessaire par le rapide accroissement des collections athéniennes63 », rien n’indique qu’il ait modifié la méthode choisie par son prédécesseur64. Martha et Paris suivent ainsi les pas de Maxime Collignon, auteur du Catalogue des vases peints du musée de la Société archéologique d’Athènes65. Quelles que soient les imperfections du Catalogue et de son Supplément, cette première activité athénienne permet au jeune Pierre Paris de se familiariser avec le travail de classification méthodologique des sources matérielles, un travail devenu indispensable en raison de la quantité de vestiges récemment découverts. S’il ne semble pas avoir été au cœur de l’activité déployée par Pierre Paris à Athènes (rappelons qu’il ne sera pas publié), il est cependant fortement valorisé par les figures d’autorité que sont Albert Dumont et Léon Heuzey. Le premier affirme ainsi qu’un « catalogue descriptif, quand il est rédigé avec méthode et avec soin, est peut-être le genre de travail qui développe le plus heureusement les qualités de l’archéologue66 ». Pour le second, « ce travail, œuvre d’observation attentive et de désintéressement scientifique, aura contribué à former son expérience et à développer en lui les qualités d’archéologue qui se montrent aujourd’hui dans une étude tout à fait neuve et personnelle, dans une exploration accompagnée de fouilles67 » (Heuzey évoque les fouilles menée à Élatée).

24 L’initiation au travail de terrain : les fouilles archéologiques. L’activité des jeunes Athéniens ne saurait toutefois se limiter à un travail de cabinet. Ils doivent aussi se familiariser avec le terrain. Les grandes fouilles que l’État grec concède à l’EFA à partir des années 1870 fournissent l’occasion de les former. Le 9 mai 1884, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres réceptionne un mémoire rédigé par Pierre Paris intitulé Fouilles à Délos ; il présente le résultat de ses recherches dans les quartiers du lac et du théâtre, menées en juillet – août 1883. Il a notamment fouillé plusieurs maisons dont il a pu restituer le plan et une partie du décor (par exemple la mosaïque de la maison des Dauphins), recueillant par ailleurs un grand nombre d’inscriptions et des fragments de statues. Il retrouve Délos l’année suivante, en juillet 1884, et découvre à cette occasion deux statues archaïques sur l’agora des Italiens68.

25 Formé sur le chantier-école de l’île sacrée d’Apollon, le jeune Athénien peut désormais se lancer dans des fouilles personnelles, une fois son projet validé par le directeur de l’École. Le 11 juillet 1884, Pierre Paris fait parvenir à l’Académie, toujours par l’intermédiaire de Paul Foucart et du ministre de l’Instruction publique, un premier état des lieux des fouilles qu’il a entreprises sur le site d’Élatée en Phocide et au temple d’Athéna Cranaia69. Le 17 avril 1885, c’est le mémoire des Fouilles du temple d’Athéna Cranaia qui est réceptionné par les Académiciens70. Léon Heuzey en fera un long compte rendu devant ses pairs le 22 janvier 1886, soulignant la qualité des recherches menées et incitant son auteur à publier ses résultats, tout en lui prodiguant des conseils pour

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améliorer l’ensemble : « Après une légère révision du style, qui du reste est presque partout un bon style d’exposition, facile et simple, il y aura là, pour la Bibliothèque de l’École d’Athènes, un nouveau volume de tous points excellent71. » Ainsi encouragé, Pierre Paris en fera l’objet de sa thèse de doctorat, soutenue à Paris en 1891. Le résultat de ses travaux sera publié en 189272.

26 L’initiation à l’épigraphie. De surcroît, Pierre Paris participe à plusieurs voyages en Grèce et en Asie mineure (seul ou accompagné), « non pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour y chercher des sujets d’étude et de mémoires73 », en explorant les sites antiques et en recueillant un grand nombre d’inscriptions qui seront publiées dans le Bulletin de correspondance hellénique. La démarche, encouragée depuis l’époque d’Albert Dumont, n’a rien à voir avec les voyages des premiers Athéniens, comme ceux de Charles Benoît qui « s’égarait poétiquement au milieu des ruines74 », ou ceux d’Eugène Gandar qui « consciencieusement, dans tous les lieux saints de l’Antiquité classique, […] communi[ait] avec l’âme des grands poètes75 ». Le dilettantisme s’est depuis effacé au profit de la méthode historique : « Nous ne saurions trop recommander aux membres de l’École d’Athènes de ne jamais passer, dans leurs voyages, devant un monument épigraphique sans en prendre une copie ou un estampage. Les textes divers d’une même inscription, sans parler de celles qui seraient inédites, sont comme les divers manuscrits d’un même ouvrage, dont la collation peut mettre sur la voie de la véritable leçon d’un passage désespéré76. » Il s’agit bien ici d’une véritable formation à l’épigraphie et à ses méthodes, une formation qui, pour reprendre l’expression canonique forgée par Georges Radet, consiste en une véritable « chasse aux inscriptions77 » à travers la Grèce et l’Asie mineure. Délos et Élatée participent toutefois elles aussi à cette moisson épigraphique et réservent à notre jeune archéologue d’heureuses surprises, comme la découverte de plusieurs fragments des reçus de l’amende versée par les Phocidiens à l’amphictyonie delphique à la suite de la Troisième guerre sacrée (356-346 av. J.-C.)78. Ici, la démarche analogique se révèle riche d’enseignements, la confrontation des découvertes épigraphiques de Paris à Élatée avec les inscriptions de Delphes permettant de préciser l’histoire phocidienne et sa chronologie.

27 L’initiation au travail de publication. Chaque membre, enfin, s’initie progressivement au travail de publication en participant à la rédaction du Bulletin de correspondance hellénique. Entre 1883 et 1894, Pierre Paris y publie 26 articles, seul ou avec ses condisciples, Maurice Holleaux et Georges Radet (Fig. 4a). Au fil des mois et de l’expérience acquise, le nombre des publications augmente (jusqu’à 5 pour la seule année 1885) ainsi que leur longueur (Fig. 4b). Si les premiers travaux restent modestes (compte rendu de lecture, actualité archéologique79), ils deviennent peu à peu plus complexes, prenant la forme d’articles destinés à publier les inscriptions recueillies lors de différents voyages (selon un modèle canonique imposé par Paul Foucart) ou les résultats des fouilles auxquelles les Athéniens participent. De cette manière, ils se préparent « à des ouvrages plus considérables80 » comme les mémoires adressés à l’Académie, voire même leur thèse de doctorat81. La répartition temporelle des publications témoigne par ailleurs de l’effort de l’école pour publier le résultat des travaux menés le plus rapidement possible. Ainsi, le bilan de la campagne de fouille dirigée par Pierre Paris à Délos au cours de l’été 1883 est publié dans les volumes de 1884 et 1885. Entre 1885 et 1888, six articles rendent compte des fouilles menées à Élatée en 1884. En revanche, les publications qu’entraîne la « chasse aux inscriptions » s’étalent davantage dans le temps : six articles sont publiés jusqu’en 1885, date à

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laquelle Pierre Paris rentre en France. Jusqu’en 1894, neuf autres suivent : pour les inscriptions de Phocide et de Locride, objet de l’article paru en 1894, près de dix ans s’écoulent entre leur découverte et leur publication. Concernant la statue découverte sur l’agora des Italiens à Délos (juillet 1884), son étude n’est publiée dans le Bulletin que cinq ans plus tard, en 1889. Ces retards, déplorés par Georges Radet dans sa monographie sur l’histoire de l’école, s’expliquent sans doute par l’importance numérique des découvertes, la périodicité du Bulletin (un numéro par an seulement), ainsi que par la méthode exhaustive exigée par Paul Foucart pour la publication des inscriptions82.

« Et la Grèce le scella de son empreinte83 »

28 La revue de l’EFA est donc en partie le reflet des quatre rites initiatiques que les jeunes Athéniens doivent accomplir pour pouvoir prétendre au titre d’archéologue. Transformées en pourcentages, les données que nous avons recueillies ne font que confirmer ce que l’on pressentait (Fig. 5a et 5b) : les travaux de Pierre Paris font la part belle à l’épigraphie, entre 49 % et 58 % du total, selon que l’on envisage le nombre de pages ou le nombre de publications consacrées aux inscriptions recueillies, pour l’essentiel, en Asie mineure (leur commentaire appelant un développement plus ou moins long selon l’importance de la découverte). Rien de surprenant si l’on songe que Georges Radet a caractérisé cette période de l’histoire de l’école comme une ère de « renaissance épigraphique84 ». Viennent ensuite les travaux consacrés aux fouilles personnelles que Pierre Paris mène à Élatée et au temple d’Athéna Cranaia (en Phocide). Si la part du nombre d’articles est plus modeste (23 %), celle du nombre de pages représente près de 40 % du total : les articles sont moins nombreux mais plus denses, reflétant l’importance des découvertes réalisées sur un territoire jusque-là peu exploré, exception faite de Delphes. Enfin, environ 11 % des publications de Pierre Paris dans le Bulletin de correspondance hellénique sont consacrées à Délos. Chantier-école de l’École française d’Athènes, l’île d’Apollon voit se succéder les différentes promotions d’Athéniens et des archéologues plus chevronnés. Pierre Paris n’est donc pas le seul à y travailler : Amédée Hauvette y conduit des fouilles en 1881, Salomon Reinach en 1882, Théophile Homolle et Félix Dürrbach en 188585. La part des articles que Pierre Paris consacre à Délos est donc plus réduite, illustrant ce qu’est l’île sacrée : un chantier partagé.

29 Quoi qu’il en soit, c’est bien un archéologue qui revient en France en 1885, un savant formé selon les nouvelles méthodes impulsées par Albert Dumont et Paul Foucart, familiarisé avec le travail de cabinet comme avec le travail de terrain, accoutumé aux études épigraphiques et archéologiques auxquelles il s’est consacré pendant près de trois ans. La qualité de son parcours athénien est d’ailleurs reconnue par l’Académie des Inscriptions puisque lors de la séance du 15 mai 1885, ses membres proposent Pierre Paris comme candidat à la médaille que la Société centrale des architectes accorde chaque année à un membre des Écoles de Rome ou d’Athènes, précisant qu’il « a paru mériter cette distinction par les fouilles intéressantes qui ont dégagé les restes du temple d’Athéna Cranaia, à Élatée, dans l’ancienne Phocide86 ».

30 L’étude de ce parcours athénien, présenté succinctement, méritera d’être développé. Mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que c’est bien le séjour dans la maison du

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Lycabette, bien plus que celui de la rue d’Ulm, qui marque un tournant décisif dans la vie de Pierre Paris. C’est bien la Grèce qui, pour reprendre une belle formule de Georges Radet, le « scelle de son empreinte87 » et fait de lui un véritable archéologue. Cette « marque athénienne88 » ou, pour utiliser un concept plus moderne, ce réseau athénien, va d’ailleurs influencer durablement (et rapidement) la trajectoire professionnelle de Pierre Paris. L’expression « carrières athéniennes » qu’utilise Catherine Valenti dans l’étude que nous avons déjà citée89 s’applique parfaitement au cas de Pierre Paris. Rentré en France en 1885, il obtient, dès l’automne de cette même année, un poste à l’université de Bordeaux. En novembre, il est en effet chargé d’un cours complémentaire de langues et littératures grecques. Sans doute ne s’agit-il pas d’archéologie : la chaire d’antiquités grecques et latines est alors occupée par Maxime Collignon (qui rejoindra bientôt la Sorbonne). Mais dès l’année suivante, Pierre Paris est nommé maître de conférence pour les antiquités grecques et latines (7 août 1886), avant de devenir le premier titulaire de la chaire d’archéologie et d’histoire de l’art créée à Bordeaux en 189290. Il fait ainsi partie des Athéniens qui obtiennent directement un poste dans le supérieur sans enseigner dans un lycée, dans un contexte bien particulier, celui de la réforme universitaire des années 1880-1890 à la faveur de laquelle les facultés et les chaires se multiplient. Fortement spécialisés et dûment qualifiés, nombreux sont les Athéniens à bénéficier de ce processus qui leur ouvre rapidement les portes de l’enseignement supérieur et de la recherche91. C’est donc autour de « la petite colonie athénienne de Bordeaux92 » que se déroulera le second acte de la carrière de Pierre Paris.

Fig. 1. L’acte de naissance de Pierre Paris

Source : Archives départementales de l’Aveyron : 4E212-38 RODEZ NA 1859/1859 - (01/01/1859 - 28/01/1859).

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Fig. 2. L’origine géographique et sociale des Athéniens (1846-1990)

Source : élaboration personnelle d’après C. VALENTI, « Les membres de l’École française d’Athènes : étude d’une élite universitaire (1846-1992) », BCH 120 (1), 1996, p. 157-172.

Fig. 3. De l’ENS aux Écoles françaises d’Athènes et de Rome : les prémices d’un réseau savant ?

Source : élaboration personnelle à partir de l’annuaire des anciens élèves, élèves et amis de l’ENS (http://www.archicubes.ens.fr) et des listes des anciens élèves de l’EFR (http://www.ecole-francaise.it/ fr/PDF/AnnuaireEFR.pdf) et de l’EFA (http://www.EFA.gr/Ecole/Histoire/ecole_hist_amb.htm)

Fig. 4a. Nombre de publications de Pierre Paris dans le BCH par type d’activité

Source : élaboration personnelle d’après le Bulletin de correspondance hellénique (1883 à 1894)

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Fig. 4b. Publications de Pierre Paris dans le BCH. Pagination des articles publiés par type d’activité

Source : élaboration personnelle d’après le Bulletin de correspondance hellénique (1883 à 1894)

Fig. 5. Les publications de Pierre Paris dans le BCH, reflet de son activité

Source : élaboration personnelle d’après le Bulletin de correspondance hellénique (1883 à 1894)

NOTES

1. En référence à G. RADET, L’HISTOIRE ET L’ŒUVRE DE L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES, PARIS, A. FONTEMOING, 1901, P. 422. 2. Ce travail s’inscrit dans le cadre du projet de recherche HAR 2012-31736 « ANTIGÜEDAD, NACIONALISMOS E IDENTIDADES COMPLEJAS EN LA HISTORIOGRAFÍA OCCIDENTAL (1700-1900) : LOS CASOS ESPAÑOL, BRITÁNICO Y ARGENTINO », SOUS LA DIRECTION D’ANTONIO DUPLÁ (UNIVERSITÉ DU PAYS BASQUE). 3. Voir notamment, « L’archaïsme gréco-phénicien en Espagne », CRAI 1890, p. 125-128, « Statues espagnoles de style gréco-phénicien », BCH 15, 1891, p. 608-625 et « Mission de M. Pierre Paris en Espagne. Note de M. Heuzey, membre de l’Académie », CRAI 1897, p. 505-509.

4. Parmi une abondante bibliographie, retenons l’étude de C. PAPÍ RODES, « LA VENTA DE LA DAMA DE

ELCHE. DESMONTANDO ALGUNAS JUSTIFICACIONES », RECERQUES DEL MUSEU D’ALCOI 14, 2005, P. 157-168, AINSI QUE R.

OLMOS & T. TORTOSA (ÉD.), LA DAMA DE ELCHE. LECTURAS DESDE LA DIVERSIDAD, MADRID, LYNX, AGEPASA, 1997 ET A. RODERO

RIAZA (DIR.), CIEN AÑOS DE UNA DAMA, MADRID, MINISTERIO DE EDUCACIÓN Y CULTURA, 1997.

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5. Les études relatives à l’histoire de l’institutionnalisation des études hispaniques n’ont cessé de se multiplier ces dernières années. Retenons notamment J.-M. DELAUNAY, DES PALAIS EN ESPAGNE. L’ÉCOLE

DES HAUTES ÉTUDES HISPANIQUES ET LA CASA DE VELÁZQUEZ AU CŒUR DES RELATIONS FRANCO-ESPAGNOLES DU XXE SIÈCLE

(1898-1979), MADRID, CASA DE VELÁZQUEZ, 1994 ; P. MORET & P. CRESSIER, « LA CASA DE VELÁZQUEZ Y LA ARQUEOLOGÍA :

ALGUNOS APUNTES HISTÓRICOS », IN M. B. DEAMOS, J. BELTRÁN FORTES (ÉD.), LAS INSTITUCIONES EN EL ORIGEN Y

DESARROLLO DE LA ARQUEOLOGÍA EN ESPAÑA, SEVILLA, SPAL MONOGRAFÍAS 10, UNIVERSIDAD DE SEVILLA, 2007, P. 343-360.

PLUS LARGEMENT, A. NIÑO RODRÍGUEZ, CULTURA Y DIPLOMACIA. LOS HISPANISTAS FRANCESES Y ESPAÑA (1875-1931), MADRID,

CSIC, CASA DE VELÁZQUEZ, SOCIÉTÉ DES HISPANISTES FRANÇAIS, 1988.

6. Voir notamment P. MORET, « PIERRE PARIS (1859-1931), PRÉCURSEUR DE L’ARCHÉOLOGIE IBÉRIQUE », IN C. ARANEGUI, J.-P. MOHEN, P. ROUILLARD, C. ELUÈRE (ÉD.), LES IBÈRES [CATALOGUE DE L’EXPOSITION, PARIS, GALERIES NATIONALES DU GRAND PALAIS - BARCELONE, FUNDACIÓN « LA CAIXA » - BONN, KUNST- UND AUSSTELLUNGSHALLE

DER BUNDESREPUBLIK DEUTSCHLAND], DIJON, FATON, 1997-1998, P. 70-71 ; G. MORA, « PIERRE PARIS Y EL HISPANISMO

ARQUEOLÓGICO », ANEJOS DE ARCHIVO ESPAÑOL DE ARQUEOLOGÍA 30, 2004, P. 27-42 ; P. ROUILLARD, « PIERRE PARIS », IN

M. AYARZAGÜENA SANZ, G. MORA (ÉD.), PIONEROS DE LA ARQUEOLOGÍA EN ESPAÑA (DEL SIGLO XVI A 1912), ALCALÁ DE

HENARES, MUSEO ARQUEOLÓGICO REGIONAL, 2004, P. 311-315, ET PLUS RÉCEMMENT, « PARIS, PIERRE (15 JANVIER 1859, RODEZ – 20 OCTOBRE 1931, MADRID) », IN P. SÉNÉCHAL & C. BARBILLON (DIR.), DICTIONNAIRE CRITIQUE DES HISTORIENS

DE L’ART ACTIFS EN FRANCE DE LA RÉVOLUTION À LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE, PARIS, SITE WEB DE L’INHA, 2009,

[HTTP://WWW.INHA.FR/SPIP.PHP ?ARTICLE2480], CONSULTÉ LE 31 JUILLET 2013, AINSI QUE LA NOTICE QUI LUI EST

CONSACRÉE DANS M. DÍAZ-ANDREU, G. MORA & J. CORTADELLA (ÉD.), DICCIONARIO HISTÓRICO DE LA ARQUEOLOGÍA EN ESPAÑA,

MADRID, MARCIAL PONS, 2009, P. 510-512. 7. « La vie et l’œuvre de Pierre Paris », in Célébration du centenaire de la naissance de Pierre Paris et de Georges Radet (10 et 11 mars 1961), Bordeaux, Faculté des lettres et sciences humaines, 1963, p. 14-30. 8. J.-M. DELAUNAY 1994, P. 23. COMMENT POURRIONS-NOUS EXPLIQUER ALORS LE DYNAMISME ET LA VITALITÉ DES ACTIVITÉS DÉPLOYÉES PAR L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES À LA MÊME ÉPOQUE ? RAPPELONS SIMPLEMENT QUE LES

ANNÉES 1892-1903 SONT CELLES DE LA GRANDE FOUILLE DE DELPHES, TANDIS QUE L’EFA EXPLORE ARGOS ENTRE 1902 ET

1913 ; GRÂCE AU MÉCÉNAT DU DUC DE LOUBAT, LES FOUILLES REPRENNENT À DÉLOS EN 1903. 9. Le mot serait de Désiré Nisard (1806-1888), directeur de l’École normale supérieure (1857-1867). À l’impératrice Eugénie qui lui aurait demandé ce qu’était l’école qu’il dirigeait, Nisard aurait répondu : « Madame, l’École normale, c’est l’école de précision de l’esprit français ». L’anecdote est rapportée dans G. LANSON, L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE, PARIS, HACHETTE, 1926, P. 32. 10. Le deuxième nom retenu est celui de Maurice Holleaux (1861-1932). Cf. È. GRAN-AYMERICH, LES

CHERCHEURS DE PASSÉ. 1798-1945. AUX SOURCES DE L’ARCHÉOLOGIE, PARIS, CNRS, 2007, P. 875-877 (IL S’AGIT DE LA NOTICE DE SON DICTIONNAIRE BIOGRAPHIQUE D’ARCHÉOLOGIE). 11. A. RENAUT, « UNE PHILOSOPHIE FRANÇAISE DE L’UNIVERSITÉ ALLEMANDE. LE CAS DE LOUIS LIARD », ROMANTISME 88, 1995, P. 95.

12. Rappelons qu’à la fin du XIXE SIÈCLE, LE TAUX DE SÉLECTION À L’ENS EST DE L’ORDRE DE 1 SUR 10 POUR LES

LITTÉRAIRES. CF. V. KARADY, « NORMALIENS ET AUTRES ENSEIGNANTS À LA BELLE ÉPOQUE. NOTE SUR L’ORIGINE

SOCIALE ET LA RÉUSSITE DANS UNE PROFESSION INTELLECTUELLE », REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE 13 (1), 1972, P. 36 (NOTE 4). 13. V. KARADY, « L’EXPANSION UNIVERSITAIRE ET L’ÉVOLUTION DES INÉGALITÉS DEVANT LA CARRIÈRE D’ENSEIGNANT AU DÉBUT DE LA IIIE RÉPUBLIQUE », REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE 14 (4), 1973, P. 453-454. 14. Ibid., p. 466. 15. C. VALENTI, « LES MEMBRES DE L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES : ÉTUDE D’UNE ÉLITE UNIVERSITAIRE (1846-1992)

», BCH 120 (1), 1996, P. 157-172.

16. V. KARADY 1973, P. 466. 17. V. KARADY 1972, P. 37.

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18. Il est conservé aux Archives départementales de l’Aveyron : 4E212-38 RODEZ NA 1859/1859 - (01.01.1859 – 28.01.1859). 19. Ibid., p. 41-42. 20. Ibid., p. 46. 21. Ibid., p. 49. 22. C. VALENTI, 1996. 23. J. MARCADÉ, 1963, P. 14.

24. A. PUECH, « PIERRE PARIS », CRAI 1931, P. 334. 25. Entre 1871 et 1914, 65 % des Normaliens littéraires préparent leur concours à Louis-le-Grand ou Henri-IV (V. KARADY 1972, P. 49, NOTE 23). COMME PIERRE PARIS, 43 % DES ATHÉNIENS QUI ONT PRÉPARÉ CE

CONCOURS À PARIS L’ONT FAIT À LOUIS-LE-GRAND (C. VALENTI 1996, P. 158).

26. G. LANSON, 1926, P. 30. 27. La bibliographie sur ce thème est abondante. Nous renvoyons ici aux références qui nous paraissent essentielles : G. BOURDÉ & H. MARTIN, LES ÉCOLES HISTORIQUES, PARIS, SEUIL, POINTS HISTOIRE, 1983,

(RÉÉD. 1997) ; C. DELACROIX, F. DOSSE & P. GARCIA, LES COURANTS HISTORIQUES EN FRANCE. XIXE-XXE SIÈCLE, PARIS, GALLIMARD,

2007 ; A. PROST, DOUZE LEÇONS SUR L’HISTOIRE, PARIS, SEUIL, POINTS HISTOIRE, 1996. VOIR ÉGALEMENT C.-O. CARBONELL, «

L’HISTOIRE DITE “POSITIVISTE” EN FRANCE », ROMANTISME 8 (21), 1978, P. 173-185 ; A. PROST, « SEIGNOBOS REVISITÉ »,

VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE 43, 1994, P. 100-118 ; J. REVEL, « HISTOIRE ET SCIENCES SOCIALES. LECTURE D’UN

DÉBAT FRANÇAIS AUTOUR DE 1900 », MIL NEUF CENT 25, 2007, P. 101-126. C. SEIGNOBOS, « L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE

COMME INSTRUMENT D’ÉDUCATION POLITIQUE », IN CONFÉRENCES DU MUSÉE PÉDAGOGIQUE. L’ENSEIGNEMENT DE

L’HISTOIRE, PARIS, IMPRIMERIE NATIONALE, 1907, P. 1-24, RÉÉDITÉ ET PRÉSENTÉ PAR A. PROST, VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE

D’HISTOIRE 2 (1), 1984, P. 103-108 ; F. SIMIAND, « MÉTHODE HISTORIQUE ET SCIENCE SOCIALE. ÉTUDE CRITIQUE D’APRÈS

LES OUVRAGES RÉCENTS DE M. LACOMBE ET DE M. SEIGNOBOS », REVUE DE SYNTHÈSE HISTORIQUE 6 (1), 1903, P. 1-22, REPRIS DANS LES ANNALES 15 (1), 1960, P. 83-119. CONCERNANT LA PLACE DE L’ARCHÉOLOGIE DANS CE CONTEXTE, VOIR

L’INDISPENSABLE SYNTHÈSE D’È. GRAN-AYMERICH 2007.

28. G. LANSON, 1926, P. 21 ET 27. IL EST LUI-MÊME UN ANCIEN ÉLÈVE DE LA PROMOTION DE 1876 ET DIRIGE L’ÉCOLE ENTRE 1919 ET 1927. 29. G. LANSON, 1926, P. 31-32 ET 34. 30. A. PUECH, 1931, P. 334. 31. J. MARCADÉ, 1963, P. 4. 32. G. RADET, 1901, P. 247-248. 33. G. LANSON, 1926, P. 21. 34. Cité dans J. MARCADÉ, 1963, P. 17. 35. Le texte de ce discours est rapporté par J. MARCADÉ, 1963, P. 16. 36. Cité dans J. MARCADÉ, 1963, P. 17. 37. Sur l’histoire de l’EFA ET LE CONTEXTE SCIENTIFIQUE DANS LEQUEL SE DÉROULE LE SÉJOUR DE PIERRE PARIS,

NOUS RENVOYONS À C. VALENTI, L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES, PARIS, BELIN, COLLECTION « HISTOIRE DE L’ÉDUCATION

», 2006 ; R. ÉTIENNE, « L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES, 1846-1996 », BCH 120 (1), 1996, P. 3-22 (L’ENSEMBLE DU VOLUME

EST À CONSULTER PUISQU’IL S’AGIT D’UN NUMÉRO SPÉCIAL PARU À L’OCCASION DU CENT CINQUANTENAIRE DE LA

FONDATION DE L’ÉCOLE) ; G. RADET 1901 ; ET È. GRAN-AYMERICH 2007, NOTAMMENT P. 203-237 ET P. 302-308. 38. Le texte du décret du 26 novembre 1874 qui réorganise l’EFA FIGURE EN ANNEXE DE LA MONOGRAPHIE

DE G. RADET, 1901, P. 437-439. 39. Au moins jusqu’en 1876, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres publie ainsi chaque année dans ses Comptes rendus les « questions proposées pour les travaux de l’École française d’Athènes ». Par la suite sont régulièrement publiés des rapports de la Commission des Écoles d’Athènes et de Rome sur les travaux de ces deux Écoles au cours d’une année donnée. Sur les liens entre les deux institutions, voir J. LECLANT, « L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES ET L’ACADÉMIE DES

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INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES : DES RELATIONS FRUCTUEUSES AU PROFIT DES ÉTUDES GRECQUES », BCH 120 (1),

1996, P. 51-68. 40. 1901, p. 191. 41. L. HEUZEY, « NOTICE SUR LES TRAVAUX DE M. DUMONT », IN MÉLANGES D’ARCHÉOLOGIE ET D’ÉPIGRAPHIE RÉUNIS PAR TH. HOMOLLE, PARIS, ERNEST THORIN, 1892, P. XI. 42. G. RADET, 1901, P. 181.

43. A. AUDOLLENT, « NOTICE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX DE M. PIERRE PARIS, MEMBRE DE L’ACADÉMIE », CRAI 1940,

P. 185. 44. G. RADET, 1901, P. 204. 45. C. VALENTI, « LE VOYAGE EN GRÈCE DES MEMBRES DE L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES. DU PÉRIPLE HÉROÏQUE À L’AVENTURE SCIENTIFIQUE, 1846-1892 », BALKANOLOGIE 6 (1-2), 2002, P. 155-166. 46. Annuaire de l’association des anciens élèves de l’École normale supérieure 1901, cité dans C. VALENTI, 2002, P. 163.

47. G. RADET, 1901, P. 143. VOIR AUSSI LES CRAI 1866, P. 153. 48. G. RADET, 1901, P. 123. 49. P. PARIS, ÉLATÉE. LA VILLE. LE TEMPLE D’ATHÉNA CRANAIA, PARIS, ERNEST THORIN, BIBLIOTHÈQUE DES ÉCOLES FRANÇAISES D’ATHÈNES ET DE ROME, FASC. 60, 1892, P. VII-VIII. 50. G. RADET, 1901, P. 215. 51. Ibid., p. 224-225. Ce désir de recevoir des jeunes gens bien préparés est l’un des objectifs de la réforme menée sous la direction de Th. Homolle. Le décret qui lui donne vie est rendu le 18 juillet 1899. Le texte intégral est publié dans G. RADET, 1901, P. 442-443. 52. Ibid., p. 228. 53. Ibid., p. 206. 54. Ibid., p. 242. 55. Ibid., p. 215. 56. G. LANSON, 1926, P. 21. 57. G. RADET, 1901, P. 422. 58. Les rapports qui correspondent aux années pendant lesquelles Pierre Paris séjourne à Athènes sont les suivants : A. DUMONT, « RAPPORT DE LA COMMISSION DES ÉCOLES D’ATHÈNES ET DE ROME SUR

LES TRAVAUX DE CES DEUX ÉCOLES PENDANT L’ANNÉE 1883 », CRAI 1883, P. 346-375, L. HEUZEY, « RAPPORT DE LA

COMMISSION DES ÉCOLES D’ATHÈNES ET DE ROME SUR LES TRAVAUX DE CES DEUX ÉCOLES PENDANT L’ANNÉE 1885 »,

CRAI 1887, P. 97-119. LE TEXTE DE H. WEIL, « RAPPORT DE LA COMMISSION DES ÉCOLES D’ATHÈNES ET DE ROME SUR LES

TRAVAUX DE CES DEUX ÉCOLES PENDANT L’ANNÉE 1886 », CRAI 1887, P. 595-616, SERA CONSULTÉ AVEC PROFIT (IL

CONTIENT DES INFORMATIONS RELATIVES AUX VOYAGES ÉPIGRAPHIQUES QUE PIERRE PARIS FAIT EN COMPAGNIE DE

GEORGES RADET, MEMBRE DE L’EFA DEPUIS 1884). AUCUN RAPPORT N’EST PRÉSENTÉ À L’ACADÉMIE POUR L’ANNÉE 1884

EN RAISON DE LA MORT PRÉMATURÉE D’ALBERT DUMONT QUI DEVAIT SE CHARGER DE LA PRÉSENTATION. « CETTE LACUNE MÊME SERA COMME UNE MARQUE DE DEUIL DANS LES ANNALES DES DEUX ÉCOLES », ÉCRIT LÉON HEUZEY (1887, P. 99). 59. CRAI 1885, p. 193. Voir également L. HEUZEY, 1885, p. 100.

60. Cf. V. JEAMMET (DIR.), TANAGRA, MYTHE ET ARCHÉOLOGIE, PARIS, RMN, 2003, V. JEAMMET, LA VIE QUOTIDIENNE EN

GRÈCE : DES TERRES CUITES POUR LA VIE ET L’AU-DELÀ, PARIS, RMN-MUSÉE DU LOUVRE, 2001.

61. E. POTTIER & S. REINACH, LA NÉCROPOLE DE MYRINA, 2 VOL. , PARIS, ERNEST THORIN, 1887. ALPHONSE VEYRIES,

ATHÉNIEN ET ANCIEN COMPAGNON DE PIERRE PARIS À L’ENS (PROMOTION DE 1878) PARTICIPE AUX FOUILLES MAIS IL

MEURT À SMYRNE LE 5 DÉCEMBRE 1882. EN 1883, L’ÉCOLE FAIT DON DE LA COLLECTION DE TERRES CUITES DE MYRINA AU MUSÉE DU LOUVRE. 62. Paris, Ernest Thorin, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, fasc. 16, 1880. 63. L. HEUZEY, 1887, P. 100.

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64. Malgré nos efforts et l’aide apportée par madame Katie Brzustowski-Vaïsse, Conservateur de la bibliothèque de l’EFA, NOUS N’AVONS PU, À CE JOUR, LOCALISER CE DOCUMENT. 65. Paris, Ernest Thorin, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, fasc. 3, 1878. 66. A. DUMONT, 1883, P. 356. À CE SUJET, GEORGES RADET ÉCRIT QUE « SUR SON CONSEIL [CELUI D’A. DUMONT], COLLIGNON, PAUL GIRARD, MARTHA, POTTIER ENTREPRIRENT L’INVENTAIRE DES COLLECTIONS ATHÉNIENNES, INVENTAIRE QUI DEVAIT APRÈS EUX OCCUPER BIEN D’AUTRES GÉNÉRATIONS, LES FORMER, LEUR DONNER CETTE ÉDUCATION TECHNIQUE, CETTE DÉLICATE PERCEPTION DES NUANCES, FAUTE DESQUELLES L’ANTIQUAIRE N’EST QU’UN

CHARLATAN OU UNE DUPE » (G. RADET, 1901, P. 195).

67. L. HEUZEY, 1887, P. 100. 68. CRAI 1885, p. 190. Voir également A. D UMONT (1883), p. 357. Nous donnons à la suite les publications de Pierre Paris correspondant à son activité dans l’île sacrée d’Apollon. Il s’agit de « Fouilles de Délos. Maisons du IIe siècle av. J.-C. », BCH 8, 1884, p. 473-496 (pl. XX-XXI) ; « Inscriptions choragiques de Délos », BCH 9, 1885, p. 146-157 ; « Statue archaïque de Délos », BCH 13, 1889, p. 217-225 (pl. VII). 69. CRAI 1885, p. 325. 70. CRAI 1886, p. 93. 71. L. HEUZEY, 1887, P. 105.

72. P. PARIS, 1892. AVANT MÊME DE FAIRE L’OBJET D’UNE MONOGRAPHIE, LES RECHERCHES PHOCIDIENNES DE PIERRE

PARIS SONT RÉGULIÈREMENT PUBLIÉES DANS LA REVUE DE L’EFA : « FOUILLES À ÉLATÉE », BCH 7, 1883, P. 518 (IL S’AGIT

D’UNE SIMPLE NOTE INFORMATIVE) ; « FOUILLES D’ÉLATÉE. NOUVEAU FRAGMENT DE L’ÉDIT DE DIOCLÉTIEN », BCH 9,

1885, P. 222-239 ; « INSCRIPTIONS D’ÉLATÉE », BCH 10, 1886, P. 356-385 ; « FOUILLES D’ÉLATÉE. LE TEMPLE D’ATHÉNA

CRANAIA », BCH 11, 1887, P. 39-63 (PL. I, II ET VI) ; « FOUILLES D’ÉLATÉE. INSCRIPTIONS DU TEMPLE D’ATHÉNA CRANAIA

», BCH 11, 1887, P. 318-346 ; « FOUILLES AU TEMPLE D’ATHÉNA CRANAIA. LES EX-VOTO », BCH 11, 1887, P. 405-444 (PL. III,

IV ET V) ; « FOUILLES AU TEMPLE D’ATHÉNA CRANAIA. CATALOGUE DES EX-VOTO », BCH 12, 1888, P. 37-63.

73. G. RADET, 1901, P. 195. 74. G. RADET, 1901, P. 81. 75. G. RADET, 1901, P. 90. 76. Le conseil est de Joseph Guignaut, rapporté dans G. RADET, 1901, P. 116. 77. G. RADET, 1901, P. 262. LES RÉSULTATS DE CETTE BATTUE ÉPIGRAPHIQUE SONT PUBLIÉS PAR PIERRE PARIS, SEUL

OU AVEC SES COMPAGNONS DE VOYAGE : « INSCRIPTIONS DE SÉBASTE », BCH 7, 1883, P. 448-457 ; « INSCRIPTIONS

D’EUMÉNIA », BCH 8, 1884, P. 233-254 ; « INSCRIPTIONS DE LYDIE », BCH 8, 1884, P. 376-390 ; & M. HOLLEAUX, «

INSCRIPTIONS DE CARIE », BCH 9, 1885, P. 68-84 ; & M. HOLLEAUX, « INSCRIPTIONS DE CARIE », BCH 9, 1885, P. 324-348 ; &

G. RADET, « DEUX NOUVEAUX GOUVERNEURS DE PROVINCES », BCH 9, 1885, P. 433-436 ; & G. RADET, « INSCRIPTIONS

D’ATTALEIA, DE PERGÉ, D’ASPENDUS », BCH 10, 1886, P. 148-161 ; & M. HOLLEAUX, « INSCRIPTIONS D’ŒNOANDA », BCH 10,

1886, P. 216-235 ; & G. RADET, « INSCRIPTIONS DE PISIDIE, DE LYCAONIE ET D’ISAURIE », BCH 10, 1887, P. 500-514 ; & G.

RADET, « INSCRIPTIONS DE PISIDIE, DE LYCAONIE ET D’ISAURIE », BCH 11, 1887, P. 63-70 ; & G. RADET, « INSCRIPTIONS

HYPOTHÉCAIRES D’AMORGOS », BCH 13, 1889, P. 342-345 ; & G. RADET, « INSCRIPTIONS DE SYLLION EN PAMPHYLIE », BCH

13, 1889, P. 486-497 ; & G. RADET, « INSCRIPTION RELATIVE À PTOLÉMÉE, FILS DE THRASÉAS », BCH 14, 1890, P. 587-589 ;

ENFIN, « INSCRIPTIONS DE PHOCIDE ET DE LOCRIDE », BCH 18, 1894, P. 53-63. MENTIONNONS ÉGALEMENT LA THÈSE

LATINE PRÉPARÉE PAR PIERRE PARIS EN VUE D’OBTENIR SON DOCTORAT, EN COMPLÉMENT DE SA THÈSE PRINCIPALE SUR ÉLATÉE. ELLE S’APPUIE EN EFFET SUR SES TRAVAUX ÉPIGRAPHIQUES EN ASIE MINEURE : QUATENUS FEMINAE RES PUBLICAS IN ASIA MINORE, ROMANIS IMPERANTIBUS, ATTIGERINT, PARIS, ERNEST THORIN, 1892 (SOUTENUE EN 1891). 78. P. PARIS, « FOUILLES D’ÉLATÉE. INSCRIPTIONS », 1887, P. 321. 79. P. PARIS, « FOUILLES », 1883, P. 518, AINSI QUE « BIBLIOGRAPHIE. ÉTUDE SUR LES LÉCYTHES BLANCS ATTIQUES À REPRÉSENTATIONS FUNÉRAIRES, PAR E. POTTIER », BCH 8, 1884, P. 223-224. 80. A. DUMONT, 1883, P. 346-347.

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81. Ainsi, les six articles (et les planches qui les accompagnent) que Pierre Paris publie dans le Bulletin sur ses fouilles à Élatée constitueront la base de la monographie qui paraîtra en 1892. 82. G. RADET, 1901, P. 387. 83. En référence à G. RADET, 1901, P. 422. 84. G. RADET, 1901, P. 203-218 (IL S’AGIT D’UN TITRE DE CHAPITRE CONSACRÉ À LA DIRECTION DE PAUL FOUCART, ENTRE 1878 ET 1890).

85. A. PLASSART, « UN SIÈCLE DE FOUILLES À DÉLOS », BCH. ÉTUDES DÉLIENNES SUPPL. 1, 1973, P. 5-16. VOIR

ÉGALEMENT TH. HOMOLLE, « RAPPORT SUR UNE MISSION ARCHÉOLOGIQUE DANS L’ÎLE DE DÉLOS », ARCHIVES DES

MISSIONS SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES 13, 1887, P. 389-435. 86. CRAI 1886, p. 98. Son condisciple, Maurice Holleaux, n’est pas oublié, loin s’en faut. Les résultats qu’il a obtenus en fouillant le sanctuaire d’Apollon Ptoios ont convaincu les responsables de l’École de lui accorder le droit de passer une année supplémentaire (soit quatre ans) à Athènes. Voir à ce sujet H. WEIL, 1886, p. 595-616. Si l’on en croit Georges RADET (1901, p. 209), « les six campagnes qu’il dirigea sur le Ptoïon le couvrirent de lauriers ». 87. G. RADET, 1901, P. 422. 88. L’expression est encore une fois de G. RADET, 1901, P. 422, PASSÉ MAÎTRE DANS L’ART DE LA FORMULE. 89. « Les membres de l’école », p. 167. 90. Annuaire des facultés de Bordeaux. 1893-1894, Bordeaux, Imprimerie de l’Académie et des facultés, 1893, p. 14. 91. C. VALENTI, « LES MEMBRES DE L’ÉCOLE », P. 167-171. 92. G. RADET, 1901, P. 378.

RÉSUMÉS

Connu pour ses études sur la culture ibérique, fondateur de la Casa de Velázquez (Madrid), Pierre Paris est un brillant archéologue hispaniste. Formé à la fin du XIXe siècle dans les plus prestigieuses institutions scientifiques françaises de l’époque, l’École normale puis l’École française d’Athènes, ses premiers pas en tant que chercheur et enseignant sont restés longtemps méconnus. Le présent essai se penche sur son parcours athénien. Il s’agira de voir comment un jeune érudit formé à la philologie classique s’est peu à peu orienté vers les études archéologiques.

Known for his studies on the Iberian culture, founder of the Casa de Velázquez (Madrid), Pierre Paris is a brilliant hispanist archaeologist formed in the most prestigious French scientific institutions of the time, the École normale and the French School of Athens. This essay intends to see how a young scholar trained in classical philology has gradually oriented his research to archaeological studies.

INDEX

Mots-clés : Pierre Paris, École normale supérieure (ens), École française d’Athènes (efa), archéologie Keywords : Pierre Paris, École normale supérieure (ens), École française d’Athènes (efa), archaeology

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AUTEUR

GRÉGORY REIMOND Université Toulouse-Jean Jaurès PLH–ERASME (EA 4601) [email protected]

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Actualités et débats

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La rhétorique entre philologie et histoire Entretien avec Laurent Pernot1

1 Corinne Bonnet : Il n’est pas facile de résumer en quelques phrases une carrière aussi brillante et foisonnante que celle de Laurent Pernot. Paraphrasant l’Éloge de Rome d’Ælius Aristide, je pourrais dire : « Tout ici n’est que force2 » (καὶ οὐδὲν ἀλλ᾽ ἢ ῥώμη τὰ τῇδε). Ce serait une façon élégante d’introduire une trop brève présentation de votre parcours. Vous êtes un ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé des lettres. Vous avez été pensionnaire de la Fondation Thiers et vous avez préparé à l’université Paris 4, sous la direction de Jacques Bompaire, un doctorat de 3e cycle sur les « Discours siciliens » d’Ælius Aristide3, travail soutenu en 1979, publié en 1981 et réédité en 1992. Vous devenez ensuite, en 1981, Maître de conférences à l’université Lyon 3. Vous y restez jusqu’en 1990, date à laquelle vous devenez Maître de conférences à l’ENS, à Paris, où vous restez quatre ans, durant lesquels vous préparez un doctorat d’État à Paris 4, soutenu en 1992, toujours sous la direction de Jacques Bompaire. Cette thèse d’État, sur La Rhétorique de l’éloge dans le monde grec à l’époque de la Seconde Sophistique, a été publiée en 1993, en deux tomes, sous le titre La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain4. Ce travail vous permet, en 1994, d’accéder à un poste de Professeur de langue et littérature grecques à l’université de Strasbourg, que vous occupez encore actuellement. Vous y avez été et vous y êtes encore directeur de l’Institut de Grec. Vous avez fondé et vous êtes directeur du Centre d’analyse des rhétoriques religieuses de l’Antiquité (CARRA, EA 3094). L’équipe compte une vingtaine de membres et une vingtaine de doctorants. En tant que Professeur, vous avez été directeur de l’école doctorale des Humanités entre 1996 et 1999, membre du conseil scientifique et du conseil d’administration. Vous êtes, depuis 2006, responsable du Master « Philologie classique » et dirigez un programme IDEX intitulé « Translatio. La traduction et l’adaptation des textes classiques et modernes ». Vous coordonnez également un programme de recherche international sur Ælius Aristide.

2 Ces activités et cet investissement intenses vous ont valu nombre de reconnaissances. Vous avez été élu correspondant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 2006, avant d’être élu membre en 2012, sur le fauteuil de Louis Bazin, spécialiste du

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monde turc (il est donc possible de passer de la Turquie à la Grèce sans créer d’incident diplomatique !). Vous êtes aussi chevalier de l’ordre national du Mérite.

3 Votre production scientifique est évidemment le miroir de ces denses activités. Je ne cite que les jalons principaux. En 1993, outre la thèse d’État, vous avez coordonné l’ouvrage collectif Rhétoriques de la conversation, de l’Antiquité à l’époque moderne5. Vous avez publié, en 1997, un volume intitulé Éloges grecs de Rome6 et, trois ans plus tard, un ouvrage sur La Rhétorique dans l’Antiquité7, livre de synthèse absolument passionnant. En 2000 et 2008, avec deux éditions successives, vous avez fait paraître, en collaboration avec Gérard Freyburger, votre collègue de Strasbourg, une Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine8. En 2002, vous publiez avec Marc Fumaroli le volume Actualité de la rhétorique9. En 2006, vous faites paraître à Naples L’ombre du Tigre. Recherches sur la réception de Démosthène10, avant de publier, en 2008, un volume intitulé À l’école des anciens. Professeurs, élèves et étudiants11. En 2009, vous éditez les New Chapters in the History of Rhetoric12, un important volume paru chez Brill. Je pourrais également citer le livre paru en 2011, La Rhétorique des arts13, qui touche à un autre domaine très intéressant, ainsi que, plus récemment, l’ouvrage Alexandre le Grand. Les risques du pouvoir14, où vous présentez des textes philosophiques et rhétoriques autour du bon usage du pouvoir en relation avec la figure d’Alexandre. J’ai oublié de mentionner, en 2014, l’Hommage à Jacqueline de Romilly : l’empreinte de son œuvre, hommage dans lequel vous avez publié un texte intitulé « Les mystères de la rhétorique15 ». Je devrais encore signaler, en 2014 également, les actes du colloque Charmer, convaincre : la rhétorique dans l’histoire16.

4 Pour rendre justice à votre ample production, on n’oubliera pas une très longue liste d’articles ou de travaux que je ne saurais tous mentionner, sur l’autobiographie, sur l’évidence, sur le héros, autour des noms divins – par exemple dans le volume collectif Nommer les dieux17. À ces publications s’ajoutent, comme tout travail inhérent à la charge de Professeur, le suivi de maîtrises et de DEA, aujourd’hui de masters, ainsi que de thèses. J’ai repéré sur votre page personnelle pas moins de 20 thèses, 3 post- doctorats, 5 HDR, ce qui est vraiment considérable. On imagine sans peine l’investissement inlassable que tout cela représente. Il est donc précieux, pour nos étudiants, d’avoir la possibilité de rencontrer de grands professeurs comme vous ; ce sont des moments marquants, qui laissent une trace. Jeune étudiante à l’université de Liège, j’avais été fort impressionnée par François Chamoux, dont la conférence sur l’art grec est encore dans ma mémoire.

5 La chose la plus redoutable face à ce profil et à ce parcours tout à fait exceptionnels, c’est que l’on a affaire à un tel spécialiste de la rhétorique, dont vous connaissez précisément tous les mystères, qu’on n’ose presque plus prendre la parole. Sans compter, dans mon cas, le risque de verser dans quelques belgicismes, qui amusent en général beaucoup mes collègues, mais qui pourraient peut-être vous faire sourciller. Plus sérieusement, l’extrême richesse et cohérence de votre parcours ne peuvent manquer de frapper. Vos travaux trouvent dans la rhétorique leur colonne vertébrale. Dans un des volumes que nous avons cités, vous parlez de la rhétorique comme d’une « nervure de l’art et de la pensée18 ». La ῥητορική en grec, l’art de la parole, art humain s’il en est, a connu dans les mondes grec et romain un développement tout à fait singulier ; il a imprégné quasiment tous les domaines, de la politique à l’esthétique, de la religion à la morale, de l’éducation à l’humour. La rhétorique, de surcroît, comme vous le soulignez dans vos publications, a exercé une influence considérable non

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seulement sur les mondes anciens, mais aussi sur les modes de pensée et sur les modes d’expression de la modernité. Respectée, cultivée, admirée, transmise, la rhétorique est aussi une arme redoutable, un objet décidément controversé. S’y intéresser, en étudier les façons, les travers, les pièges, les échos, c’est donc pénétrer dans la sphère du pouvoir, en Grèce comme à Rome, et jusqu’à nos jours ; c’est explorer l’ambiguïté de la parole persuasive qui charme, séduit, embobine. Je voudrais rappeler ici un passage des Cavaliers d’Aristophane, dans la traduction très savoureuse de Victor-Henry Debidour. Nous sommes en 424 avant J.-C., sur la scène athénienne : « À moi, Culot ! ô Voyoucratie, et toi Trottoir, qui fus l’école de mon enfance, donnez-moi aujourd’hui audace, langue bien pendue et gosier qui ait bu toute honte19 ! » Le texte ajoute un peu plus loin : « Ils me portent aux nues, ils me portent en triomphe, tous : tant et si bien que pour cent sous de fines herbes j’ai mis tout le Conseil dans ma poche. Et me voilà20. » On saisit tout de suite, dans ce passage, l’ambivalence de la rhétorique et de son rôle sur la scène politique. Une parole qui charme, qui séduit, et qui peut dévoyer. Péitho, faut-il le rappeler, est déjà chez Hésiode, dans les Travaux et les Jours21, parmi les déesses qui parent Pandora de tous les attraits et font d’elles ce καλὸν κακόν22 que nous connaissons tous. Je voudrais rappeler aussi une phrase de Jean-Pierre Vernant dans Les origines de la pensée grecque : « Ce qu’implique le système de la polis, c’est d’abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir23. » Avec la rhétorique, en somme, vous vous positionnez, telle Hécate la magicienne qui voit tout – je voudrais rappeler ici brièvement que Jacqueline de Romilly a publié en 1975 un volume intitulé Magic and Rhetoric in Ancient Greece24, sur les liens entre rhétorique et magie, bien connus des antiquisants –, à la croisée des chemins. C’est sur ce positionnement que porteront mes premières questions.

6 Tout d’abord, j’aimerais que vous nous aidiez à comprendre, puisque vous vous situez au carrefour de plusieurs chemins, quels sont précisément les chemins qui vous ont conduit à la rhétorique et qui vous permettent de vous tourner vers des domaines aussi différents que la politique, la philosophie, la morale, les arts ? En quoi – j’ai évoqué vos deux thèses successives – votre maître Jacques Bompaire a-t-il été pour vous une figure clé de cet itinéraire ? Nous avons l’habitude, dans ces entretiens, d’évoquer les personnages, les figures que l’on rencontre sur son parcours et qui sont susceptibles d’exercer une influence. Jacques Bompaire est connu, en particulier, pour ses travaux d’édition de Lucien, et vous-même, dans votre thèse, avez été éditeur d’Ælius Aristide. Aujourd’hui, par ailleurs, vos publications embrassent, me semble-t-il, beaucoup plus largement une dimension à la fois historique, politique, sociale, philosophique. Comment passe-t-on de l’édition et du commentaire de texte à quelque chose qui avec le temps a pris une ampleur bien plus grande ? Comment concevez-vous l’articulation entre ces différents domaines ? La rhétorique est-elle vraiment ce lieu surplombant d’où l’on peut observer ces différents champs ? À part une incursion dans la rhétorique des arts, vous semblez être, j’ai envie de dire, un amoureux des textes. Comment appréciez-vous l’approche – qu’aujourd’hui et ici même à Toulouse nous privilégions – des sciences de l’Antiquité qui se veut interdisciplinaire et essaie de mettre constamment les textes en regard, en miroir, en résonance avec d’autres types de sources, comme, par exemple, les objets, les images ? Et enfin – ce sera ma dernière interrogation –, dans votre vaste enquête sur la rhétorique antique, avez-vous, en dehors des spécialistes de l’Antiquité, des références particulièrement stimulantes que vous pourriez conseiller à nos étudiants ? Vous nous proposez aujourd’hui une conférence sur Foucault25. J’aurais envie de vous suggérer un autre nom : celui de Paul

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Ricœur. Est-ce une figure qui a stimulé votre propre pensée sur la rhétorique ou sur le discours en général ?

7 Laurent Pernot : Merci beaucoup, tout d’abord, pour la patience dont vous avez fait preuve en suivant ces différentes publications. Je n’ai pas la réponse à toutes vos questions, mais je vais essayer de répondre en reprenant simplement ce que je connais le mieux, c’est-à-dire le fil biographique. J’ai eu la chance, vous l’avez dit, de faire mes études à une époque où il y avait de grands maîtres en de nombreux endroits, tant à la Sorbonne qu’au Collège de France et à l’École Pratique des Hautes Études. Mon apprentissage s’est donc fait grâce à une pluralité de maîtres, et je crois que c’est un conseil de méthode qu’on peut donner aux étudiants : il est bon – et ce n’est pas une infidélité que l’on fait à son professeur – de s’intéresser à différents domaines de recherche. Mes deux maîtres principaux ont été Jacques Bompaire et Jean Irigoin. À la Sorbonne, comme étudiant et doctorant en grec, j’étais suivi par Jean Irigoin, qui était le grand spécialiste de la tradition des textes, entre autres choses, et par Jacques Bompaire, pour la partie littéraire. Ils m’ont appris, le premier, l’étude des manuscrits grecs, des écritures – la paléographie –, l’attention à la réalité physique du livre antique et médiéval – la codicologie –, et le travail que l’on fait pour éditer les textes à partir de ces témoins – l’ecdotique. C’était une école de rigueur. Ceux qui ont connu Jean Irigoin peuvent en témoigner : de rigueur et d’exactitude. Et puis, parallèlement, mon directeur de thèse principal était Jacques Bompaire. Vous avez cité ses travaux d’édition de Lucien, et avant cela, dès 1958, il avait publié une grande thèse intitulée Lucien écrivain26, qui montrait que l’écriture de Lucien, le satiriste, le railleur spirituel, le philosophe, était fondée sur la possession d’une culture, y compris d’une culture scolaire, très étendue. Lucien était un homme qui avait lu les grands textes, qui les avait présents à l’esprit, qui les citait, les imitait. Et c’est là qu’intervient la rhétorique. Dans la culture de Lucien, la rhétorique jouait un rôle très important, parce que, dans l’histoire de l’enseignement antique, la rhétorique a tenu le rang de « filière principale ». Par conséquent, lorsqu’on avait suivi des études dans l’Antiquité, lorsqu’on faisait partie de ceux qui avaient eu la chance d’étudier – c’est-à-dire des élites masculines, des futurs directeurs des destinées de la République ou de l’Empire, selon les cas –, c’était à la rhétorique qu’on devait l’essentiel de sa formation ; on avait appris non seulement à lire les textes, mais à rédiger soi-même, à composer, à bien écrire et à bien dire. Ainsi, ce que Jacques Bompaire a fait apparaître, c’était l’importance de cette culture rhétorique dans la formation de Lucien. Par ailleurs, Jacques Bompaire était aussi un professeur qui couvrait la totalité du champ grec. Il a édité des archives du Mont Athos, des textes byzantins, de même qu’il fréquentait avec nous, dans ses séminaires, Homère et Pindare. Si bien que lorsqu’on était son élève, on avait l’impression que rien n’était interdit. On avait le droit de lire tous les textes et de se former un avis sur tous les textes depuis le début de l’Antiquité, depuis l’époque archaïque jusqu’à Byzance. Jean Irigoin et Jacques Bompaire ont donc été les deux pôles de ma formation.

8 Ensuite, j’ai eu un choc, que j’ai plusieurs fois raconté. Lorsque j’ai soutenu ma thèse de doctorat d’État, figurait parmi les membres du jury, qu’il devait présider, Pierre Vidal- Naquet, qui avait été choisi par Jacques Bompaire. Jacques Bompaire et Pierre Vidal- Naquet n’étaient pas du même bord politique, c’est le moins que l’on puisse dire, mais c’étaient deux grands esprits ; ils s’entendaient, ils savaient s’entendre malgré cette différence et ils se respectaient mutuellement. Il s’est donc fait que, peut-on dire, j’ai été l’élève de Pierre Vidal-Naquet pendant un mois. Il lisait ma thèse d’État – il l’a lue

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en entier pour la soutenance – et me téléphonait, parfois deux ou trois fois dans la même journée, pour me demander : « Pourquoi, à telle page, écrivez-vous ceci ? », « Pourquoi n’avez-vous pas parlé des travaux de Bickerman sur la succession des patriarches ? », etc. Ces questionnements pressants ont été l’occasion d’une sorte d’enseignement en raccourci, et ils m’ont inculqué, dirais-je, le peu que je peux posséder aujourd’hui de sens historique. Pierre Vidal-Naquet incarnait en un sens une attitude inverse de celle des littéraires, lesquels insistaient sur les continuités – qui existent –, sur les permanences ; lui voulait au contraire dégager le sens de chaque époque, les ruptures. La rencontre avec Pierre Vidal-Naquet a été une grande expérience pour moi. Il fut un peu le Socrate-torpille qu’évoque Platon27.

9 Il faut aussi mentionner les séminaires sur le thème de la rhétorique, organisés ensemble, à la fin des années 1970, par Jacques Bompaire, professeur de grec, Alain Michel, professeur de latin, et Marc Fumaroli, alors professeur de littérature française à la Sorbonne. Ces trois professeurs se rencontraient sur un thème, la description par exemple, et faisaient apparaître des problématiques communes, des consonances, alors que nous étions, nous étudiants – c’est souvent le cas lorsqu’on est étudiant –, habitués à considérer chaque professeur dans son domaine. D’une certaine manière, nous aurions presque été étonnés que Jacques Bompaire envisage la littérature latine dans ses cours. Or, là, dans ces séminaires de rhétorique, on assistait à un travail de recherche collectif sur la circulation des formes et des idées ; Marc Fumaroli suggérait que pour comprendre les textes littéraires, il fallait attribuer un rôle essentiel aux textes de l’Antiquité grecque tardive, qu’il fallait connaître Aulu-Gelle, Philostrate et Athénée pour comprendre la culture des écrivains français ; Alain Michel, de son côté, montrait que Cicéron prenait un sens dans les textes médiévaux chrétiens. Ces séminaires m’ont marqué. C’était l’époque où, en France, naissait l’histoire de la rhétorique comme discipline. C’était le moment de la création de la Société internationale d’histoire de la rhétorique, en 1977. J’ai alors adhéré à cette approche, je l’ai admirée, et j’ai compris que c’était la direction qui m’intéresserait. Il s’agirait pour moi d’être un helléniste s’intéressant à la rhétorique : ce ne serait pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre, comme deux domaines qui s’enrichissent mutuellement. En quelque sorte, mon angle principal pour aborder le grec, pour essayer de comprendre la civilisation grecque, les textes grecs, c’est la rhétorique. Il existe d’autres angles, naturellement, mais celui-ci est le mien. Cela veut dire que la rhétorique est très importante dans la civilisation et dans la littérature grecques et qu’il faut faire apparaître cet aspect pour mieux comprendre les textes et les problématiques. Et puis, cette idée joue aussi en sens inverse : lorsqu’on s’intéresse à la rhétorique en général, le grec est très important. Dans l’histoire de la rhétorique, s’il y a eu des orateurs et des théoriciens à toute époque et dans tous les pays, le cas grec a vraiment une importance particulière. Les divisions posées par Aristote restent opératoires dans de nombreuses civilisations. Les problèmes soulevés, les modèles offerts restent essentiels. Ainsi, lorsqu’on se présente dans un congrès – à l’époque ceux de la Société internationale d’histoire de la rhétorique, aujourd’hui également ceux de la Rhetoric Society of America ou d’autres –, lorsqu’on se présente en tant qu’helléniste, on s’aperçoit que ce qui est porté par les textes grecs est éclairant pour les collègues d’autres disciplines. Les deux domaines, grec et rhétorique, s’enrichissent réciproquement.

10 Je ne voudrais pas oublier la dernière étape du parcours, c’est-à-dire l’Académie. On travaille beaucoup à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il faut le dire, parce que cela ne se voit pas. L’Académie tient des séances publiques et des séances

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solennelles, mais il faut savoir que, de surcroît, il y a aussi des activités en comité, en commission, des rapports dans lesquels l’Académie doit donner son avis sur différents problèmes. On travaille donc beaucoup, et il s’agit d’un travail totalement pluridisciplinaire. Cette étape a représenté pour moi le comble de l’élargissement, puisque l’Académie regroupe non seulement des antiquisants de toutes les sortes, historiens, littéraires, linguistes, archéologues, etc., mais aussi des orientalistes, des médiévistes et d’autres membres encore.

11 Voilà comment la rhétorique est apparue dans mon champ de recherche, en consonance avec l’époque, en quelque sorte, et avec le « rhetorical turn » commencé à partir de la fin des années 1950. Il faut se rappeler d’où l’on venait. Il y a cinquante ans, « rhétorique », cela voulait dire « traité énumérant des listes arides de figures ». C’était une scolastique et, à cet égard, la rhétorique faisait un peu pitié : elle donnait une impression de réduction intellectuelle. Il y avait par ailleurs le poncif sur la rhétorique comme art de tromper : celui qui maîtrise la parole, c’est celui qui va vous « embobiner », comme le disait la citation d’Aristophane tout à l’heure. De ce point de vue, la rhétorique ne faisait pas pitié, mais elle faisait peur, ce qui n’est pas mieux. C’est surtout à partir de la fin des années 1950 (non sans quelques brillants prodromes auparavant) qu’une approche différente, plus objective, de la réalité de la rhétorique s’est développée en France et à l’étranger. Il faut partir du fait qu’il n’y a pas de société sans rhétorique. Par conséquent, il y a une certaine absurdité à critiquer la rhétorique ; car personne ne voudrait d’un monde sans rhétorique. Un monde sans rhétorique est un monde dans lequel on n’a pas le droit de parler. Certaines sociétés ont, paraît-il, un fonctionnement politique tel que les hommes en charge ne doivent pas s’exprimer publiquement : on doit les voir, mais on ne doit pas les entendre quand ils transmettent leurs ordres. Ce n’est certainement pas un modèle que nous voudrions appliquer chez nous, ni nulle part ailleurs. L’échange de parole existe, il est indispensable et constitue une réalité humaine ; au même titre que le numismate étudiant la monnaie, le rhétoricien doit étudier la circulation des discours. On est à ce moment-là à un niveau d’analyse qui dépasse les préjugés : il s’agit de phénomènes essentiels dans les sociétés et, je le répète, l’exemple grec est particulièrement enrichissant pour l’analyse de ces phénomènes.

12 Pascal Payen : Une question pour rester dans les thèmes que nous venons d’évoquer. Dans l’histoire récente des études sur la rhétorique, quand et pour quelles raisons, de contexte notamment, un renversement en faveur de la rhétorique a-t-il lieu ? Quand la rhétorique retrouve-t-elle selon vous un lustre, celui qu’elle pouvait avoir dans l’Antiquité ?

13 Laurent Pernot : Concernant l’étude de la rhétorique, la rhétorique comme objet scientifique, je pense qu’une des raisons qui expliquent ce changement de perspective réside dans le développement des sciences humaines. Le développement de l’étude de la rhétorique est allé de pair avec le développement de la sociologie, de la psychologie. C’était un des aspects, dirons-nous, de ces études nouvelles sur les sociétés humaines. Je pense que le structuralisme a aussi eu sa part, puisque la rhétorique est analyse des structures de l’argumentation et du style. Une telle évolution se rattache au même milieu intellectuel que celui qui s’interrogeait alors sur les structures de la langue et sur d’autres aspects relevant du structuralisme. La parole a également changé de statut, je crois, et, sur ce point, les « événements » de 1968 ont pu jouer un rôle. Il y a un slogan amusant qui a été utilisé en 1968 : « Assez d’actes, des paroles ! » Cela voulait

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dire qu’une société dans laquelle on n’exprime pas ce que l’on veut, ce que l’on souhaite, ce que l’on est, est une société bloquée et qui nous opprime, et que nous voulons au contraire que l’accès à la parole soit plus facile. Il y a eu à ce moment-là une réhabilitation du discours, de l’expression, qui a profité aux études extrêmement érudites et académiques sur la rhétorique.

14 Corinne Bonnet : La rhétorique, au fond, est un art très performatif. Si l’on observe aujourd’hui un homme politique, on voit qu’il y a des jeux de posture, des gestes, etc. N’est-ce pas gênant, lorsque l’on travaille sur l’Antiquité, de ne pas avoir véritablement accès à cette dimension performative de la rhétorique, sinon à travers les écrits, c’est- à-dire à travers les traces d’une performance qui a eu lieu, certes, mais dont on ne conserve le souvenir que sous forme de réélaborations a posteriori ? N’y a-t-il pas là un filtre lourd de conséquences ?

15 Laurent Pernot : Notre regret, à cet égard, est le même que celui des collègues qui travaillent sur les parfums dans l’Antiquité. Il est certain qu’une dimension du sujet nous échappe. La dialectique entre écriture et oralité était très forte dans l’Antiquité ; la rhétorique est certainement la performance orale, pour les Anciens, mais l’oral est précédé par l’écrit. Après tout, pour l’orateur, la meilleure manière de travailler, celle qu’on lui conseille d’adopter, c’est d’avoir un texte, de l’apprendre par cœur et de venir le dire. L’oralité est donc précédée par l’écrit, mais aussi prolongée par l’écrit, avec l’habitude qu’ont prise très tôt les orateurs de publier leurs textes. Il est consolant, malgré tout, de savoir que l’écrit reste un aspect important : car cet aspect, nous y avons accès, avec tous les aléas de la transmission des textes. Nous n’irons toutefois jamais au-delà des témoignages : nous savons bien que Cicéron était magnifique dans les péroraisons, mais nous n’entendrons jamais une péroraison de Cicéron.

16 Éric Foulon : Dans l’ensemble de l’histoire de la rhétorique, avez-vous une préférence pour une époque, une école ou un auteur particulier ? Vous sentez-vous une affinité particulière de ce point de vue ?

17 Laurent Pernot : Je les aime tous, mais je dirais que, paradoxalement pour quelqu’un qui a travaillé sur Démosthène, j’admire beaucoup Eschine. Je suis sûr qu’il aurait été le plus grand orateur attique s’il n’y avait pas eu Démosthène. Je vous invite à relire Eschine : c’est un maître. Tout est d’une transparence et en même temps d’une finesse, d’une construction admirables dans ce qu’il écrit. Apparemment, il était aussi très bon « performeur ». Eschine est donc un des grands modèles. Ensuite, quand on étudie la rhétorique, Cicéron reste la référence absolue. Le classement fait par les Anciens, dans ce domaine-là comme dans d’autres, est, je crois, bon et fondé. La sélection des tragiques, des lyriques a été faite elle aussi de manière extrêmement prudente, instruite, et il y a une vérité dans les conclusions de nos devanciers antiques.

18 Corinne Bonnet : C’est aussi, avons-nous l’impression, un univers exclusivement masculin.

19 Laurent Pernot : Presque. C’est que la définition antique de la rhétorique est la parole publique. De ce fait, les femmes avaient très peu d’occasions d’apparaître en des circonstances officielles, pour un discours public. Nous avons l’exemple d’Hortensia, un des rares exemples. Hortensia parle au nom des matrones romaines auxquelles on voulait imposer une taxe. Ceci est notamment rapporté par Appien28. Elle aurait prononcé un très beau discours en se présentant devant l’autorité romaine pour plaider. Mais Hortensia était la fille d’Hortensius, la fille d’un grand orateur, et elle plaidait en tant que matrone la cause des matrones. Autrement, les cas de discours

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publics connus de nous et prononcés par des femmes sont rarissimes. Ce que nous avons, en revanche, c’est l’invention ou la réécriture de discours féminins par les hommes. On a conservé par exemple des passages de Lysias où on le voit prêter la parole à des femmes. Et puis il y a la tragédie, qui est une espèce d’école de ventriloquisme où des hommes écrivent et disent des paroles féminines, caractérisées comme féminines. Mais cela reste dominé par une perspective masculine.

20 Jean-Claude Carrière : Comment considérez-vous, quand il est question de rhétorique, la différence entre l’inné et l’acquis ? J’ai par exemple été fasciné, en mai 68, par la qualité rhétorique que les meilleurs étudiants, dans les amphis, dans les AG, possédaient quasiment naturellement, saisissant immédiatement leur public, articulant leurs discours, etc. Or, à ma connaissance, ils disposaient seulement d’une bonne petite culture « lycéenne », de « bonne bourgeoisie », si je puis dire, mais ils n’avaient pas fait d’études de rhétorique spécialisées. Comment parvient-on à un tel résultat – et tout le monde n’y parvient pas, bien entendu ? Comment subitement se distinguent de la foule des gens qui ont une faculté de convaincre très supérieure à la moyenne ?

21 Laurent Pernot : La rhétorique est une activité naturelle, comme le dessin : certains sont doués pour dessiner, tandis que d’autres restent maladroits et patauds. Il existe bel et bien des dons naturels, qui sont ensuite, comme le disent les Anciens, améliorés par le travail. Je pense que l’esprit de l’époque joue aussi et qu’il y a des époques – aujourd’hui – où l’idée même de bien parler est dévalorisée, où il faut au contraire essayer de parler mal pour se laver par anticipation du reproche de manipulation ou de mépris. Ce sont des époques qui ne portent pas à la rhétorique, alors que les étudiants de 1968, me semble-t-il, tout révolutionnaires qu’ils étaient, n’en croyaient pas moins à l’importance de la parole, des idées, de l’action qui peut être lancée. Une autre explication aussi, peut-être, tient, non pas au cursus précis de rhétorique suivi par chacun, mais à l’état global de culture du pays, à l’institutio générale qui jouait et qui existait alors, et qui est peut-être en train de décliner aujourd’hui. C’est une conjonction de facteurs, au milieu desquels émergent des individualités douées, y compris naturellement : par la voix, par la prestance.

22 Jean-Claude Carrière : Mais la rhétorique existe-t-elle encore ? Même les présidents de la République choisissent volontiers un langage marqué « populaire », plutôt que d’essayer de convaincre avec des idées et un langage, disons, « rationnels ».

23 Laurent Pernot : Ce n’est peut-être pas vrai partout. Le président des États-Unis pense encore que le discours du président des États-Unis est quelque chose d’important, qui doit être à la hauteur de la fonction. Il y a peut-être d’autres pays d’Europe où la capacité oratoire reste appréciée.

24 Une étudiante : La rhétorique permet-elle de donner une identité à celui qui la possède ? Comment l’éducation et la maîtrise de la parole permettent-elles de se démarquer ?

25 Laurent Pernot : C’est ce que dit Lucien dans La double accusation. Il explique qu’il était un Syrien et que c’est l’éducation, et en particulier l’éducation rhétorique, qui a fait de lui un Hellène et, ensuite, l’écrivain célèbre qu’il est devenu. Que la rhétorique offre une formation à tout homme destiné à faire son entrée dans la vie publique, certainement, si telle était votre question. Si vous parlez d’affirmation personnelle, c’est encore autre chose. La rhétorique en tant qu’éducation donne des armes, les mêmes à tous, et ensuite chacun s’en sert à sa façon.

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26 Adeline Grand-Clément : Une question plus personnelle, qui s’adresse à l’enseignant que vous êtes. Dans quelle mesure vos études sur les pratiques rhétoriques anciennes ont-elles pu influencer votre manière de faire cours ? Au début de vos cours, lorsque vous devez poser votre voix et prendre la parole, avez-vous par exemple à l’esprit le mot de quelque orateur ancien ? Vos recherches sur la rhétorique ont-elles fait évoluer vos propres pratiques oratoires ?

27 Laurent Pernot : Assez peu pour ce qui concerne les cours, parce que la situation pédagogique n’est pas exactement une situation rhétorique et ne doit peut-être pas l’être, car cela introduirait trop de distance. La rhétorique peut servir plutôt dans les cérémonies officielles de l’université. Songez par exemple aux entrées en matière ; j’en connais cinquante par cœur, c’est vrai, et pour toutes les situations. Dans ce cas-là, la rhétorique peut être utile : elle donne des canevas et des modèles. Mais la situation de cours au sens strict est un peu éloignée de ces contextes.

28 Un étudiant : Une remarque pour compléter la question que vous abordiez tout à l’heure, au sujet de bien parler ou mal parler. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui il ne s’agit pas tant de valoriser le mal parler, que de nier le bien parler comme norme unique et contraignante. J’ajouterai aussi une question de simple curiosité. Vous parliez de la notion de vérité tout à l’heure. Quelle est l’étymologie de ce terme ?

29 Laurent Pernot : « Vérité » vient de uerus. Quelle est, ensuite, l’origine de ce terme ?

30 Pascal Payen : Ce que vous voulez savoir, je crois, c’est l’étymologie du français « vérité ». Le mot est directement issu du nom latin ueritas. En tout cas, ce n’est pas le mot grec ἀλήθεια. 31 Laurent Pernot : Quant au bien parler, c’est une question complexe. Il n’y a pas une norme. Il existe plusieurs manières de bien parler. C’est un point fondamental : on touche là à l’idée centrale de la rhétorique, par opposition à tous les dogmatismes. C’est la constatation, dérangeante, qu’il existe plusieurs manières de bien dire les choses. Quintilien l’affirme, quand d’autres disciplines, évidemment, ne l’admettraient pas. Cette admission de discours multiples fait droit à la réalité humaine, dans sa variété. Chacun a ses forces et ses faiblesses. Disons que la rhétorique suppose tout de même des normes, certes, mais avec une forme de multiplicité. C’est aussi une école de justice, d’une certaine façon. Parce que si vous n’êtes pas doué, si vous manquez de dons naturels, vous pouvez parvenir tout de même à un effet grâce à la rhétorique. Par exemple, si vous avez un physique qui vous dessert, par la rhétorique vous pouvez tout de même vous imposer et vous faire entendre. C’est ainsi la réponse de l’apprentissage à la simple inégalité naturelle.

32 Une étudiante : Dans quelle mesure la rhétorique, à laquelle les Anciens étaient certes formés mais qui demande aussi des talents naturels, contribue-t-elle à conférer une valeur presque héroïque à certains personnages, quelque chose qui les place au-dessus ou à part du commun des mortels ?

33 Laurent Pernot : Les qualités rhétoriques font partie des qualités de l’homme public dans l’Antiquité : savoir s’exprimer, savoir convaincre, savoir même, dans les meilleurs des cas, se faire admirer pour sa parole. C’est un fait, valable encore aujourd’hui, d’une certaine façon. Plutarque le note et je ne suis pas sûr que cela lui fasse plaisir : Plutarque, en tant que platonicien, n’estime pas la rhétorique, absolument pas. Mais il est aussi historien et biographe, et donc il constate l’importance de la rhétorique et intègre ce critère dans ses jugements. Le témoignage de Plutarque est un des meilleurs

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dont on puisse disposer, car ce n’était pas un auteur rhétorique dans ses tendances profondes.

34 Jean-Claude Carrière : Aux antipodes de la rhétorique, les Anciens étaient fascinés par l’un des aspects du pythagorisme, au sein duquel l’éducation commence par l’obligation de se taire, pendant plusieurs années. Cette idée d’un long silence ne prend- elle pas le contrepied de la rhétorique ? 35 Laurent Pernot : L’élève se tait, mais le maître se rattrape : αὐτὸς ἔφα. 36 Jean-Claude Carrière : Pour apprendre à parler, il faut donc commencer par apprendre à se taire !

37 Constantin Raïos : Je voudrais prendre la parole en commençant par rappeler que, entre 2005 et 2011, j’ai eu l’immense privilège de faire partie des élèves de Laurent Pernot, au sein du CARRA à Strasbourg, et de mener à bien, sous sa tutelle toujours vigilante, mon travail de thèse, consacré au Discours égyptien d’Ælius Aristide. Je souhaite donc exprimer en cette occasion, Laurent, ma profonde gratitude envers vous.

38 Je ne saurais évoquer ici votre formation et votre parcours, que nous avons déjà abordés, ainsi que votre investissement, en France comme au plan international, dans le champ des études rhétoriques. Je souhaiterais plutôt revenir sur l’une de vos multiples contributions aux études sur l’histoire de la rhétorique et sa place dans la culture gréco-romaine, en évoquant votre ouvrage sur la Rhétorique de l’éloge. Par ce travail, votre analyse n’a pas seulement ouvert la voie à une réhabilitation globale de la rhétorique épidictique, mais a également offert la possibilité au lecteur moderne de suivre pas à pas la reconstitution d’une véritable culture rhétorique, comme avait pu le faire avant vous votre maître Jacques Bompaire. En parcourant les pages de cet ouvrage de référence, on peut saisir l’impact de l’éloquence dans tous les aspects de la vie de l’Antiquité, tel un « bain de jouvence de l’ordre social29 », pour reprendre la belle expression que vous proposez dans votre livre. Même la rhétorique dite d’apparat redéfinit la place de l’individu : elle sert à désigner les droits du citoyen ou les liens entre le pouvoir central et ses sujets, à corroborer les anciennes pratiques sociales, culturelles, religieuses, quand elles conviennent à un ordre établi ou à un ordre souhaité, et à accueillir par le biais du genre laudatif traditionnel les nouvelles tendances et les nouvelles croyances. Faisant donc avec vous le constat que la rhétorique est omniprésente dans la culture et la littérature gréco-latines de la période impériale, je souhaiterais vous demander de choisir quelques exemples, quelques titres plutôt, qui illustreraient au mieux, selon vous, le renouveau des genres littéraires, historiques, voire scientifiques, qui ont été trempés dans ce « bassin sophistique de Siloé ».

39 Laurent Pernot : Merci, cher Constantin. C’est une sorte de rotation, vous y avez été sensible. Il y a quelques années, lorsque Constantin a terminé sa thèse de doctorat, au moment de la soutenance, il a bien fallu que, parlant en premier en tant que directeur de thèse, je fasse une présentation du doctorant qui allait soutenir un travail extrêmement important et salué comme tel. Et puis la roue tourne : maintenant, c’est vous qui me présentez et c’est vraiment un grand plaisir. Vous le faites avec pertinence et bonne grâce, comme toujours, et j’en suis très touché. J’ai essayé d’apprendre des choses à Constantin Raïos, mais il m’en a appris aussi beaucoup. À la fin de son travail sur le Discours égyptien d’Ælius Aristide, il était devenu le meilleur connaisseur de la tradition manuscrite liée à cet auteur, dans tous ses témoins, mais aussi spécialiste de la

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topographie égyptienne – le moindre nome de ce pays était connu de lui ! – et des problèmes d’hydrographie, parce qu’Aristide se préoccupait fortement des sources du Nil. Constantin est donc devenu imbattable sur les questions de géographie antique, depuis Hérodote jusqu’à l’époque impériale. C’est un grand savant que vous avez ici, et vous avez de la chance.

40 Je voudrais répondre à votre question en soulignant un aspect. Nous avons jusqu’ici beaucoup parlé de la rhétorique en général. Il me semble que cette mise en valeur de la rhétorique en tant que formation, discours public, etc., que nous avons évoquée, a des effets sur des secteurs précis. Ainsi, puisque avez cité le CARRA, il faut dire un mot des rhétoriques religieuses. Le pari de notre équipe a été de dire qu’il y a une dimension rhétorique dans la religion, dans les religions, car nous nous occupons surtout des religions de l’Antiquité gréco-romaine ainsi que du christianisme. D’une certaine manière, c’est une évidence, et lorsqu’on regarde les grands textes sur le fonctionnement des religions antiques, on voit bien qu’elles comportaient des prises de parole – Jésus, pour ne citer qu’un exemple, est aussi un orateur. Tout ceci est évident. Mais, d’un autre côté, notre approche comportait un pari, parce qu’elle consistait à affirmer que, dans le message religieux, dans ce que les hommes disent des dieux et également dans ce que les dieux eux-mêmes disent aux hommes, il existe une dimension de rhétorique, c’est-à-dire d’argumentation, de mise en forme et de recherche de la persuasion. À ce moment-là, par conséquent, nous faisions entrer, si vous voulez, le monde d’animus dans le monde d’anima – je me réfère ici à la célèbre opposition tracée par Claudel dans sa Parabole d’Animus et Anima, entre, d’un côté, l’intelligence rationnelle et organisée et, de l’autre, l’inspiration et l’âme. Nous joignions donc ces deux aspects. Cela fait maintenant bien longtemps que le CARRA fonctionne, et nous avons pu constater la présence de cet élément rhétorique dans la religion. La prière des païens, par exemple, est souvent un discours articulé, avec des requêtes, une recherche d’argumentation, une manière de présenter la demande faite aux dieux. On dit au dieu : « Donne-moi, parce que tu m’as déjà donné précédemment », ce qui crée une obligation de continuer à aider ; ou bien : « Donne-moi, parce qu’il est de ton domaine d’offrir ton assistance dans telle ou telle situation » ; ou bien encore : « Donne-moi, pour qu’à mon tour je te donne quelque chose en remerciement », etc. Il y a toute une série d’argumentations possibles. L’hymne, ce discours par lequel l’homme essaie de louer la divinité, en est un autre exemple. Dans ce cas aussi, on peut montrer qu’il existe une structure rhétorique de l’hymne, soit en prose, soit en poésie – et on passe alors à un autre problème – comportant elle-même une dimension rhétorique. Tout à l’heure, il a été question du nom des dieux : le thème du nom, de la profération du nom, du choix entre la multiplicité des noms n’est pas sans rapport avec la rhétorique. Voilà quelques-uns des exemples qu’on peut citer de cet apport de la problématique rhétorique à la recherche sur les religions.

41 Vous avez également mentionné l’histoire, et le rapport entre la rhétorique et l’histoire est un problème important. Ce problème se pose à deux niveaux. D’un côté, la rhétorique s’appuie sur l’histoire. Vous avez cité la déclamation : la déclamation historique est un discours fictif mis dans des circonstances historiques réelles. Une autre notion importante est la notion d’exemple : la rhétorique s’appuie très souvent sur la considération de faits et de personnages historiques pris en exemple. Le recueil que j’ai proposé sur Alexandre le Grand est pour une part une étude sur l’exemplum d’Alexandre dans des contextes historiques et politiques changeants, un exemple qui

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peut être pris en bonne part (puisque Alexandre est un grand homme qu’il faudrait pouvoir imiter), mais aussi en mauvaise part (en raison des défauts bien connus d’Alexandre, irascible, éthylique et bien d’autres choses). Il y a donc une présence de l’histoire dans la rhétorique antique, qu’on essaie de mettre en valeur, mais l’aspect inverse, d’un autre côté, est intéressant aussi, celui qui concerne la présence de la rhétorique dans l’écriture de l’histoire. C’est quelque chose que les Anciens ont souligné. Déjà Cicéron, dans le De legibus, dit de l’histoire qu’elle est opus […] oratorium maxime30, et il reprend cette idée dans la fameuse lettre à Lucceius31. L’écriture de l’histoire est une tâche particulièrement oratoire, qui incombe particulièrement à l’orateur, d’abord parce que, dans une œuvre historique, on introduit des discours, selon la convention antique, et qu’il faut donc être orateur pour savoir composer des discours à la fois pleins de sens, faisant la synthèse de la situation, et beaux. Ensuite, le récit lui-même fait aussi une place à la rhétorique. On travaillait le récit dans les exercices préparatoires de l’école antique ; on enseignait aux étudiants à composer ce que nous avons composé nous aussi à l’école, c’est-à-dire des narrations. Mais ces narrations, dans l’école antique, étaient composées avec une très grande virtuosité. On demandait aux élèves de raconter la même chose en commençant par le début, puis en commençant par la fin, puis sous forme de dialogue. La virtuosité du récit fait donc aussi partie de la rhétorique. Cette problématique antique, dès lors, l’idée que l’écriture de l’histoire présente une dimension rhétorique, a été reprise par les Modernes, et il y a toute une série de penseurs de l’histoire aujourd’hui – le plus célèbre étant Hayden White32 – qui affirment que la confection du récit chez l’historien obéit à des principes d’écriture et de souci de la persuasion. Si j’écris, par exemple, une biographie de Napoléon ou une étude sur les relations diplomatiques dans les années 1960, j’essaie de présenter le matériel que j’ai réuni d’une manière convaincante : la rhétorique est nécessairement à l’œuvre. Il y a eu, évidemment, beaucoup de débats autour de cette conception qui paraît enlever de sa qualité scientifique à l’histoire en soulignant sa dimension d’écriture. Mais il faut bien reconnaître que cette écriture est là, sauf dans les tables statistiques de l’histoire quantitative, à la manière de Pierre Chaunu. À part les tables et les annexes, si vous voulez, l’histoire est production d’un texte. Je crois que la rhétorique, là, a posé un problème à l’écriture de l’histoire, qui n’est pas encore réglé aujourd’hui, qui est toujours important et intéressant. Un texte ancien à lire sur le sujet est le petit traité de Lucien, Comment écrire l’histoire – De historia conscribenda suivant son titre latin traditionnel –, qui pose très finement ces problèmes, sous une forme amusante.

42 Éric Foulon : J’ajouterai que l’histoire, dans l’Antiquité, est un art de la polémique. Que les sources soient nommées ou non, que les prédécesseurs soient nommés ou non, il y a toujours une prise de position, par rapport à eux. Dans certains cas, les prédécesseurs sont nommés : je pense à Polybe, critiquant Timée. La rhétorique, là, est donc à l’œuvre : c’est un autre aspect des rapports entre histoire et rhétorique.

43 Laurent Pernot : Oui, l’histoire devient alors débat.

44 Manon Champier : Une question pour revenir sur les pratiques liées à la rhétorique. A-t-on conservé des témoignages sur le trac des orateurs ?

45 Laurent Pernot : Quintilien, dans l’Institution oratoire, à la fin de l’ouvrage33, propose spécifiquement des réflexions sur le trac. Il affirme que tout le monde a le trac, y compris les grands orateurs, premièrement. Deuxièmement, quel est le moyen de lutter contre le trac ? C’est de préparer. Le seul moyen de ne pas avoir peur, c’est de se sentir

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prêt, soit parce que l’on dispose d’un texte que l’on sait par cœur, soit parce qu’on domine son sujet. Le trac s’installe lorsqu’on ne se sent pas prêt. Il ajoute que, quand bien même nous n’aurions pas le trac, il faudrait feindre de l’éprouver, par respect pour le public. L’orateur trop sûr de lui donne une impression de mépris, ce qui n’est pas souhaitable non plus. Il faut savoir faire semblant de trembler, surtout dans les situations où l’on s’adresse à l’empereur ou à un puissant. Relisez les passages de Quintilien et vous verrez que c’est très bien analysé.

46 Constantin Raïos : Il donne aussi, si je me souviens bien, des conseils pharmaceutiques pour soigner sa voix…

47 Laurent Pernot : Oui, pour la voix également, il y avait des prescriptions, et des potions diverses à absorber.

48 Pascal Payen : Celui qui a peut-être le plus condensé les rapports entre rhétorique et histoire, c’est Paul Veyne, dans la formule : « L’histoire est un roman vrai34. » Il y a les lois de la fiction, qui sont nécessairement présentes dans toute œuvre historique, mais elles ne suffisent absolument pas face à l’exigence de vérité qu’implique le travail historique.

49 Jean-Claude Carrière : Sur ce point, peut-on considérer que les Anciens étaient sensibles à l’historiographie ? On a le sentiment qu’on ne peut faire de l’histoire sans faire de l’historiographie, sans faire de l’histoire de l’histoire et de la façon dont elle est racontée. Les Anciens ont-ils eu cette idée qu’il faut faire de l’histoire de l’histoire ? Ou bien, simplement, ont-ils expliqué qu’il fallait expliquer l’histoire avec des procédés rhétoriques ? Avaient-ils le sentiment que l’histoire est soumise à un certain nombre de conditions historiques ?

50 Laurent Pernot : Le traité de Lucien que j’ai évoqué insiste beaucoup sur la position de l’historien. Il affirme que l’historien doit être indépendant, car sinon il risque de faire de l’histoire de cour, de l’histoire de complaisance. Il s’agit d’un aspect qui peut être plus ou moins général, mais, au fond, le texte de Lucien critique les histoires des guerres parthiques de Lucius Verus produites à son époque, en suggérant que les historiens qui ont écrit ces textes-là étaient dans une situation telle qu’ils étaient forcés de faire l’éloge de l’empereur.

51 Jean-Claude Carrière : Oui, mais Lucius Verus lui-même, quand il écrit à Fronton, avec les instructions qu’il lui donne, demande véritablement une histoire qui fasse son éloge, et non la vérité. Quant à Lucien, il se moque surtout de ces petits historiens qui font une histoire de la guerre parthique de Verus de manière complètement rhétorique. Et pour lui-même, après tout, puisqu’il est alors à Antioche, probablement, c’est une autre façon de faire de la rhétorique et de se moquer des rhéteurs.

52 Laurent Pernot : Oui, et une autre façon de faire sa cour, aussi, à Lucius Verus…

53 Pascal Payen : Il n’y a pas d’historiographie explicitement désignée comme telle chez les Anciens, mais, comme Éric Foulon l’a rappelé, il y a en revanche un constant souci de polémique. Un historien prend place parmi la série des historiens en critiquant obligatoirement ses prédécesseurs, soit explicitement, soit implicitement. Il est donc obligé de réviser ou de dire quels sont ses jugements, ses appréciations sur ses collègues et prédécesseurs. On est bien dans le registre de l’historiographie, mais le mot n’existe pas en tant que tel. Il apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans un passage interpolé du Contre Apion de Flavius Josèphe, paru à la fin du Ier siècle de notre ère, avec le sens de « récit des temps anciens35 ».

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54 Il existe à mon avis une autre dimension des études consacrées à l’Antiquité que nous n’avons pas encore abordée. Le domaine dont vous êtes spécialiste, la rhétorique, que l’on peut définir comme le savoir et l’art de la parole persuasive, n’a cessé d’étendre son influence bien au-delà de l’Antiquité elle-même. La rhétorique est alors entrée dans le champ des études concernant ce qu’il est désormais convenu de nommer la réception de l’Antiquité. C’est une expression qu’il n’est pas facile de définir précisément. Je dirai simplement, ici, que la réception de l’Antiquité est une forme et un domaine d’analyse consacré à repérer et à étudier quels sont les héritages des Anciens, comment ces héritages ont été par la suite assimilés, repris, transformés, en fonction du présent et des différents moments qui nous séparent de l’Antiquité, en remontant jusqu’au très contemporain. En bref, ce qu’on appelle la réception de l’Antiquité, c’est la question de savoir ce qu’il est advenu de l’Antiquité après l’Antiquité. Naturellement, ce type de recherche ne vous est pas du tout étranger, et vous y avez consacré maints travaux, en particulier un très beau livre, intitulé L’Ombre du tigre. Recherches sur la Réception de Démosthène, publié à Naples, en 2006. C’est un titre codé, bien évidemment. Le tigre renvoie à la figure illustre de Clemenceau, qui a reçu ce titre pour pseudonyme, en raison de son rôle éminent durant la Première Guerre mondiale. Or Clemenceau, on le sait moins, avait écrit un petit ouvrage sur Démosthène36, en 1926, et c’était là une sorte de paradoxe, puisque le grand vainqueur qu’il était prenait pour référence et pour modèle un grand vaincu : Démosthène, acteur, si l’on peut parler ainsi, de la défaite de Chéronée, en 338 avant J.-C.

55 La figure de Démosthène vous permet de démontrer qu’en fait la réception de l’Antiquité commence véritablement à l’intérieur même de l’Antiquité. Pour cette raison, voici les questions que je voudrais vous poser. Considérez-vous que la rhétorique, en raison de sa nature même, constitue le domaine privilégié par lequel passe l’essentiel de ce qui nous parvient de l’Antiquité ? De l’art de persuader tel qu’il a été élaboré par les Anciens, tout au long d’un millénaire environ, que retrouve-t-on dans l’histoire de sa réception ? La rhétorique est-elle une sorte de discipline et de contenu qui peut condenser à lui tout seul l’ensemble des héritages de l’Antiquité, qui a donc parcouru le temps et qui est parvenue jusqu’à nous, avec les aléas récents, concernant la rhétorique, que vous avez évoqués tout à l’heure ? Ce sera ma première question.

56 Laurent Pernot : Je voudrais dire avant tout que, pour ce qui est de la réception, c’est vous ici qui faites un travail admirable. La revue Anabases a beaucoup contribué à donner de l’importance aux travaux sur la réception de l’Antiquité. Il faut souligner que cela n’allait pas de soi du tout et que, aujourd’hui encore, cela ne va pas de soi : il y a encore des collègues qui abordent un texte sans prendre en compte les intermédiaires, selon la logique « Homère et moi ». C’est un réflexe qui perdure, et l’idée d’envisager le texte, au contraire, comme un artefact qui nous parvient enfin après une très longue histoire, laquelle l’a forcément entamé et aussi formé, d’une façon ou d’une autre, est une idée qui n’est pas reçue par tous et qui est très importante. On peut citer un exemple, qui m’a frappé et qui est exposé dans le volume sur La Rhétorique des arts. Dans ce volume collectif, un couple de musicologues, Warren et Ursula Kirkendale, analyse l’ Offrande musicale de Bach37. Ils démontrent que Bach, en composant cette pièce, a suivi les enseignements de Quintilien et l’ordonnancement des parties du discours tel que Quintilien le prescrit. Il y a des preuves philologiques qui appuient cette hypothèse : nous savons notamment que Bach avait lu Quintilien ; il est cité en note par un éditeur

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de Quintilien comme ayant connu le texte. Voilà un exemple tout à fait inattendu de réception de la rhétorique, et je crois qu’il y aurait intérêt à faire connaître ces exemples-là. Cette découverte est riche de conséquences, parce que la partition de l’ Offrande musicale est transmise dans des conditions difficiles, l’ordre des feuillets n’est pas certain, et, par conséquent, reconnaître son canevas rhétorique conduit à privilégier une des reconstitutions proposées par rapport aux autres. À la limite, il faudrait refaire tous les enregistrements de l’Offrande musicale. C’est donc très important.

57 J’en reviens à la rhétorique. Je ne voudrais pas trop revendiquer en faveur de la rhétorique. Il y a eu transmission suivant des formes multiples. Ce que la rhétorique a apporté, je crois, c’est qu’elle était la clé du système d’enseignement, et que, par conséquent, les choix faits dans l’école de rhétorique, ainsi que dans celle du grammairien, qui précédait celle du rhéteur, ont commandé l’attention portée à certains auteurs. Ces auteurs-là, de ce fait, ont été copiés, tandis que d’autres disparaissaient. En ce sens, la rhétorique, en tant que domination du patrimoine classique, a joué un rôle, mais elle n’est pas la seule, puisque d’autres disciplines ont eu aussi leur mode de transmission.

58 Pascal Payen : Font aussi partie de l’objet « rhétorique » les valeurs qu’elle transmet ou qu’on lui attribue, lorsqu’elle circule dans le temps. La rhétorique, par exemple, nous laisse un héritage qui fait que, grâce à elle, nous adoptons des façons civiles de penser les rapports entre les gens lorsque nous prenons la parole ; grâce à elle, nous pouvons jouir d’une liberté d’expression, parce que le temps de parole est réparti équitablement ; grâce à elle, nous apprenons et appliquons les règles de l’argumentation, qui n’est pas seulement l’art du bien dire, mais qui est aussi l’art du bien penser pour convaincre. Vous reconnaissez-vous, dès lors, dans cette façon de percevoir la rhétorique comme étant, bien plus qu’un ensemble de règles de discours, un ensemble de comportements sociaux ?

59 Laurent Pernot : Oui, il y a dans notre civilisation des aspects rhétoriques qui viennent de l’Antiquité et ont été transmis. Je mentionnerai la culture du débat et peut- être, encore plus précisément, de la délibération : nous pensons encore aujourd’hui que la juste manière de prendre une décision consiste à composer un corps délibérant, à entendre les discours de chacun, puis à voter, de façon à recueillir l’avis de tous en vue de la décision finale. C’est un système extrêmement complexe et sophistiqué, et l’on pourrait en imaginer beaucoup d’autres, mais c’est celui qui pour nous fonctionne. Il y a aussi la culture de l’apparat. Nous pensons qu’une circonstance importante exige qu’il y ait des prises de parole présentant les choses, les concluant, et cela est aussi un héritage de l’Antiquité. Il y a donc bien une culture rhétorique qui s’est transmise, vous avez tout à fait raison.

60 Si je puis ajouter un point, j’aurais voulu parler aussi des manuscrits, parce qu’au fond les manuscrits font aussi partie de la réception. Il y a eu un changement dans la manière de considérer les manuscrits qui nous ont transmis les œuvres. Il n’y a pas très longtemps, un demi-siècle, au fond, on examinait les manuscrits pour y trouver le meilleur texte (le meilleur manuscrit, les meilleures leçons), pour constituer un texte aujourd’hui, en abolissant en quelque sorte la distance entre l’an mil où a été copié tel manuscrit et le moment où nous le recevons. Puis s’est développée une approche des manuscrits qui insiste davantage sur l’histoire du texte et de sa transmission. Dès lors, on ne se limite plus à une visée stemmatique, et l’on reconnaît que le texte est passé par

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des étapes et souvent des étapes qui l’ont modifié, des étapes que nous reconstituons plus ou moins bien. Cette dimension de l’étude des manuscrits fait partie des études de réception, je crois. Ælius Aristide, dont nous nous occupons à Strasbourg, en offre un bel exemple, car il est passé par les écoles antiques, puis il y a eu l’Aristide de Photius, l’Aristide d’Aréthas, etc., et chaque époque a relu et transmis le texte à sa manière.

61 Constantin Raïos : Il y a aussi l’Aristide de la Renaissance des Paléologues et des philologues des XIIIe et XIVe siècles. C’est le corpus que nous avons repris pour nos éditions modernes, y compris pour ce qui concerne l’ordre des discours.

62 Éric Foulon : Je voudrais revenir à ce que Pascal Payen disait précédemment et dont il a même été question au début de la séance. En fin de compte, pourquoi avez-vous choisi la rhétorique ? Pascal Payen disait que c’était quelque chose de particulièrement englobant. Pourquoi n’avez-vous pas choisi, par exemple, la philosophie, qui serait peut-être un domaine plus englobant encore ?

63 Laurent Pernot : Oui… Il est trop tard pour changer ! Je ne sais pas… Choisit-on vraiment ? Y a-t-il des raisons personnelles pour lesquelles on s’oriente davantage vers une discipline ou une autre ? Ce que je peux dire, c’est que cela n’a pas été un choix au sens où, dès le début, auraient été visibles tous les aspects du sujet. C’était alors un mouvement qui ne faisait que commencer. À la fin des années 1970, on commençait à réhabiliter la rhétorique et à considérer que c’était un sujet de recherche important. Les potentialités n’étaient pas encore toutes connues. Au fond, on se lance, ce que vous faites aussi certainement ; au moment où vous déposez le sujet, vous ne savez pas encore tout ce qui va advenir et le sujet peut même changer en cours de route. Cela fait partie de la vie intellectuelle.

64 Jean-Claude Carrière : Une question toute pratique sur l’édition d’Ælius Aristide. Est- elle programmée ?

65 Laurent Pernot : Oui. Il y a un programme d’édition d’Aristide dans la CUF, dont je suis le responsable. Nous y travaillons. J’avais conçu le projet avec Jean Irigoin, puis une première équipe de collaborateurs avait été constituée. Ces chercheurs ont ensuite été nommés l’un dans une université, l’autre dans une autre, ils se sont adaptés aux programmes de leur université et tel ou tel, uolens nolens, a dû renoncer à Ælius Aristide. La CUF étant dirigée par Jacques Jouanna, nous avons reconstitué l’équipe et nous sommes actuellement une quinzaine de chercheurs, français, italiens et grecs, essentiellement. La répartition des tâches est compliquée, parce que les volumes prévus rassemblent plusieurs discours et appellent un travail en commun pour chacun d’entre eux. Je pense que nous allons voir sortir les premiers volumes dans les années qui viennent. Je me tourne vers Constantin Raïos qui, je crois, dans ce « peloton », est le mieux placé, parce qu’il a déjà magistralement édité et traduit, pour sa thèse, le Discours égyptien. Ce sera peut-être le premier tome à paraître. Mais ce sont des travaux de très longue haleine. Quand un éditeur est confronté à une tradition manuscrite très abondante, comme c’est le cas pour Aristide – parfois jusqu’à cinquante ou cent manuscrits pour un discours –, le travail demande un temps très long. L’ecdotique est exigeante aujourd’hui.

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NOTES

1. Ce texte est le résultat d’un entretien donné en avril 2015 dans le cadre du séminaire de l’équipe PLH-ERASME (UNIVERSITÉ TOULOUSE-JEAN JAURÈS). IL A ÉTÉ RETRANSCRIT ET ANNOTÉ PAR THIBAUD LANFRANCHI, RÉVISÉ PAR ANTHONY ANDURAND, PASCAL PAYEN ET CORINNE BONNET. IL A FAIT L’OBJET D’UNE ULTIME RELECTURE PAR LAURENT PERNOT QUE TOUTE L’ÉQUIPE TOULOUSAINE REMERCIE VIVEMENT POUR LES ÉCHANGES AMICAUX ET FRUCTUEUX AUXQUELS SA VENUE A DONNÉ LIEU. 2. Ælius Aristide, En l’honneur de Rome, 8. 3. L. PERNOT, LES « DISCOURS SICILIENS » D’ÆLIUS ARISTIDE (OR. 5-6). ÉTUDE LITTÉRAIRE ET PALÉOGRAPHIQUE, ÉDITION ET TRADUCTION, NEW YORK, ARNO PRESS, 1981. 4. L. PERNOT, LA RHÉTORIQUE DE L’ÉLOGE DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN, PARIS, INSTITUT D’ÉTUDES AUGUSTINIENNES, 2 VOL. , 1993. 5. L. PERNOT (DIR.), RHÉTORIQUES DE LA CONVERSATION, DE L’ANTIQUITÉ À L’ÉPOQUE MODERNE, RHETORICA 11, 4, 1993. 6. L. PERNOT, ÉLOGES GRECS DE ROME, PARIS, LES BELLES LETTRES, 1997. 7. L. PERNOT, LA RHÉTORIQUE DANS L’ANTIQUITÉ, PARIS, LE LIVRE DE POCHE, 2000. 8. G. FREYBURGER, L. PERNOT, F. CHAPOT, B. LAUROT (DIR.), BIBLIOGRAPHIE ANALYTIQUE DE LA PRIÈRE GRECQUE ET ROMAINE, TURNHOUT, BREPOLS, 2000-2008. 9. L. PERNOT (DIR.), ACTUALITÉ DE LA RHÉTORIQUE, PARIS, KLINCKSIECK, 2002. 10. L. PERNOT, L’OMBRE DU TIGRE. RECHERCHES SUR LA RÉCEPTION DE DÉMOSTHÈNE, NAPLES, D’AURIA, 2006. 11. L. PERNOT, À L’ÉCOLE DES ANCIENS. PROFESSEURS, ÉLÈVES ET ÉTUDIANTS. PRÉCÉDÉ D’UN ENTRETIEN AVEC JACQUELINE DE ROMILLY, PARIS, LES BELLES LETTRES, 2008. 12. L. PERNOT (DIR.), NEW CHAPTERS IN THE HISTORY OF RHETORIC, LEIDEN-BOSTON, BRILL, 2009.

13. L. PERNOT (DIR.), LA RHÉTORIQUE DES ARTS, PARIS, PUF, 2011. 14. L. PERNOT, ALEXANDRE LE GRAND. LES RISQUES DU POUVOIR. TEXTES PHILOSOPHIQUES ET RHÉTORIQUES, PARIS, LES BELLES LETTRES, 2013.

15. L. PERNOT, « “LES MYSTÈRES DE LA RHÉTORIQUE” », IN M. FUMAROLI, J. JOUANNA, M. TRÉDÉ-BOULMER, M. ZINK (DIR.), HOMMAGE À JACQUELINE DE ROMILLY : L’EMPREINTE DE SON ŒUVRE, PARIS, ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES- LETTRES, 2014, P. 61-76. 16. L. PERNOT, J. JOUANNA, M. ZINK (DIR.), CHARMER, CONVAINCRE : LA RHÉTORIQUE DANS L’HISTOIRE, PARIS, ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES, 2014. 17. N. BELAYCHE, P. BRULÉ, G. FREYBURGER, Y. LEHMANN, L. PERNOT, F. PROST (DIR.), NOMMER LES DIEUX. THÉONYMES, ÉPITHÈTES, ÉPICLÈSES DANS L’ANTIQUITÉ, TURNHOUT, BREPOLS, 2005. 18. L. PERNOT, « AVANT-PROPOS », IN ACTUALITÉ DE LA RHÉTORIQUE, P. 8. 19. Aristophane, Cavaliers, v. 635-638 (trad. V.-H. Debidour). 20. Aristophane, Cavaliers, v. 680-682. 21. Hésiode, Travaux et jours, v. 73. 22. Hésiode, Théogonie, v. 585.

23. J.-P. VERNANT, LES ORIGINES DE LA PENSÉE GRECQUE, PARIS, PUF, 20029 (1RE ÉD. : 1962), P. 44. 24. J. DE ROMILLY, MAGIC AND RHETORIC IN ANCIENT GREECE, CAMBRIDGE, HARVARD UNIVERSITY PRESS, 1975. 25. À paraître dans Anabases. 26. J. BOMPAIRE, LUCIEN ÉCRIVAIN – IMITATION ET CRÉATION, PARIS, DE BOCCARD, 1958. 27. Platon, Ménon, 80 a. 28. Appien, Guerres civiles, IV, 32-34. 29. L. PERNOT, LA RHÉTORIQUE DE L’ÉLOGE, P. 720. 30. Cicéron, De legibus, I, 2, 5 : opus […] unum hoc oratorium maxime. 31. Cicéron, Ad Familiares (lettre à Lucceius), V, 12.

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32. H. WHITE, METAHISTORY : THE HISTORICAL IMAGINATION IN NINETEENTH-CENTURY EUROPE, BALTIMORE, THE JOHNS HOPKINS UNIVERSITY PRESS, 1973. 33. Quintilien, Institution oratoire, XII, 5. 34. P. VEYNE, COMMENT ON ÉCRIT L’HISTOIRE, PARIS, LE SEUIL, 1996 (1RE ÉD. : 1971), P. 10. 35. Flavius Josèphe, Contre Apion, I, 19. 36. G. CLEMENCEAU, DÉMOSTHÈNE, PARIS, PLON, 1926. 37. W. KIRKENDALE, « DE QUINTILIEN À BACH : L’INSTITUTIO ORATORIA DE QUINTILIEN, SOURCE DE L’OFFRANDE MUSICALE DE JEAN-SÉBASTIEN BACH », IN LA RHÉTORIQUE DES ARTS, P. 87-174.

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Antiquités parallèles (3) Judas, collabo ou résistant ?

Claude Aziza

1 Au moment où vous lirez ces lignes, vous aurez sans doute entre les mains le DVD d’un film que vous n’aurez pas manqué d’avoir vu : Histoire de Judas, de Rabah Ameur- Zaïmeche, le réalisateur des Chants de Mandrin (2011). « Enfant, dit-il, j’avais deux héros : Mandrin et Jésus. Ce sont deux figures fondatrices sur lesquelles je me suis construit » (Le Monde, 8 avril 2015). Et il ajoute, ce qui ne laissera pas de surprendre : « À mes yeux, il (Judas) porte le plus beau prénom du monde. Littéralement, il signifie “Je suis Juif”, “Je suis l’autre” » (ibid.). Réhabilitation donc de Judas, au nom d’un œcuménisme qu’on ne peut que louer chez cet Algérien, né en 1966, issu d’une tribu berbère, de ces « Berbères qui, avant d’être islamisés, ont dû être animistes, juifs, chrétiens et donatistes » (ibid.). Le réalisateur condamne dans la même rencontre « le nouvel antisémitisme […] (qui) n’a rien à voir avec l’antisémitisme chrétien. » Le film, tourné dans l’Est algérien, dans la région de Biskra et dans les Aurès, se veut le fruit de vastes lectures fictionnelles et historiques, qui sont présentées, un peu naïvement, il faut bien l’avouer, comme de longues recherches. Certes le réalisateur et sa scénariste ont cédé – comme tant d’autres – à la tentation de trouver du nouveau et de donner une autre lecture des Évangiles, mais on leur pardonnera aisément. Tant les droits de l’imagination les autorisent à voir en Judas le fidèle gardien des paroles d’un jeune rabbi de Nazareth. Mais quelle image donne de Judas la fiction ? Une enquête sur la fortune du personnage.

2 Le malheureux hasard d’une paronomase a créé la confusion. En latin, un Juif se dit Judaeus. Et, de Judas à Judaeus, il n’y a qu’un pas. Pourtant on ne le franchira pas aisément. Rien dans les premiers textes qui fasse de Judas autre chose qu’un disciple qui a trahi. Rien ou presque chez les Apologistes. Justin n’en souffle mot, alors qu’il mentionne dans son Apologie (IIe siècle) que Juda, fils de Jacob, est l’ancêtre de la tribu d’Israël qui porte son nom. Le moment était pourtant propice pour parler du traître. C’est Tertullien le premier qui parle de « l’apôtre apostat » (Sur les hérésies, II, 5).

3 Il faudra attendre la fin du IIIe siècle pour lire dans le Contre les Juifs du Pseudo-Cyprien que les Juifs aiment Judas. Juvencus, un poète du IVe siècle, insiste sur l’assimilation

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avec le plus d’outrance : Judas le traître, Judas le furieux, Judas est un Juif ordinaire qui personnifie l’ensemble des Juifs. Le thème est lancé ; il aura un succès fou. On n’en suivra pas ici les avatars tout au long des siècles mais on ne peut s’empêcher d’admirer la remarquable plasticité du mythe qui prend forme dans La Légende dorée. Dans le célèbre texte du XIIIe siècle de Jacques de Voragine (disponible en deux tomes chez Garnier-Flammarion, n° 132 et 133), l’histoire de Judas, qui se croise avec celle de Pilate, reprend des éléments tirés des légendes de Moïse (l’abandon d’un enfant au fil de l’eau), de Romulus et Remus (le fratricide) et d’Œdipe (l’inceste et le parricide) ! Le seul Juif qui apparaisse, individualisé, dans les Mystères du Moyen Âge, c’est Judas, figure caricaturale et stéréotypée du traître.

4 Si Judas, dans la littérature moderne, apparaît généralement – avec des teintes différentes – dans les récits consacrés à Jésus, il a été, pourtant, jugé digne de devenir un héros de roman. Sa réhabilitation – qui suit avec des nuances celle du Juif Errant au siècle romantique – commence sans doute avec l’essai de Thomas de Quincey : Judas Iscariote (1853, Éditions Ombres, 1990, « Bibliothèque Ombres », 2001).

5 Dès la fin du XIXe siècle l’Italien E. Petrucelli De La Gatina, qui écrit en français, en fait dans ses Mémoires de Judas (1867) un patriote déçu par l’action de Jésus. Telle est aussi la thèse de l’Israélien Igal Mossinsohn : dans Judas (1963, TR Calmann-Lévy, 1965), il montre, avec originalité, un patriote déçu qui a obéi à son chef et qui, dix ans après, réfugié dans une île grecque, apprend ce que la tradition évangélique raconte de lui. Pour Félicien Champsaur (Le Crucifié, Ferenczi, 1930), Frank Slaughter (La Magdaléenne, TR Presses Pocket, 1952) et Nikos Kazantzaki (La Dernière Tentation, TR Presses Pocket, 1959), c’est un zélote.

6 Au contraire, le Judas de l’Américain Eric Linklater (1939, TR éd. de Visscher, Bruxelles, 1946) n’aspire qu’à la paix : il voit en Jésus un dangereux révolutionnaire. Le Judas Iscariote du Russe L. Nikolaïevitch Andreev (1907) désire passionnément, maladivement, être aimé et admiré. Il est assez semblable à celui d’Albert Malaurie, qui donne, dans La Femme de Judas (Grasset, 1924), la parole – ce qui est rare – à son épouse. Le Judas de Lanza Del Vasto (Grasset, 1938) oriente le lecteur dans une semblable direction : déçu par amour, l’apôtre trahit celui qui ne l’a pas aimé comme il l’aurait voulu. Le Judas de Charles-Henry Hirsch (L’Apôtre Judas, 1936, Mercure de France) a fait ce qu’il a fait par amour de Jésus et pour que s’accomplisse son message.

7 Plus proches de nous, et donc plus accessibles, quelques beaux romans ont tenté de mieux comprendre. Dans Le Sel de la terre (1965, TR Denoël, 1965), l’Italien Carlo Monterosso voit en Judas un révolutionnaire énergique qui se débarrasse, avec l’accord de ses compagnons, d’un chef jugé trop timoré. Avec une intuition que les exégèses actuelles font ressortir, Robert Morel et Guiseppe Berto, un Français et un Italien, qui écrivent chacun un Évangile selon Judas (Julliard, 1946 ; 1978, TR Denoël, 1982), replacent la figure du traître dans une perspective théologique et en font presque celui par qui le salut arrive, puisqu’il a causé la mort de Jésus… Traître, certes, pour Jean Ferniot, dans Saint Judas (Grasset, 1982) – un titre volontairement provocateur – mais par devoir et par amour. Bref, le premier martyr…

8 Plus humain, le Judas de Pierre Bourgeade (Mémoires de Judas, Gallimard, 1985) qui voit en lui le symbole de l’homme moderne dont l’ambivalence vis-à-vis du sacré en fait la tragique grandeur. Une sorte de double de Jésus.

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9 Une des dernières approches du personnage cède assez volontiers à la mode des romans historiques à tendance policière. Dans Judas Iscariote (Actes Sud, 1993), Dominique Reznikoff fait de Judas un policier du Temple chargé de suivre et d’espionner un nommé Jésus. Captivé par son message, il va tenter de le sauver mais sera trahi par ses employeurs. Il est donc innocent.

10 La « découverte » de L’Évangile de Judas en 2005 (voir la traduction intégrale et commentée de L’Évangile de Judas, Flammarion, 2006) a relancé de fumeuses spéculations. Gérald Messadié, un des spécialistes du genre, dans Judas le bien-aimé (J.C. Lattès, 2007, Le Livre de poche, n° 31166) tente de démontrer que Judas était en fait le seul qui ait vraiment compris et aimé Jésus. Jean-Yves Leloup, dans Un homme a trahi (Albin Michel, 2006), voit en Jésus et Judas les deux faces d’une unique Révélation : le Mal face au Bien. Jacques Duchesne, dans Judas. Le deuxième jour (Plon, 2007), met l’accent sur le débat que les disciples de Jésus ont dû nécessairement entamer le lendemain de la crucifixion sur le rôle de Judas. Traître ou complice ? Christian Karlson Stead imagine que Judas a écrit ses mémoires. Il est resté tout le temps fidèle à Jésus (Mon nom était Judas, 2006, TR Citadelle, 2007). On préfèrera cependant l’intuition d’Hubert Prolongeau qui, dès 2004, dans Le Baiser de Judas (Grasset, Le Livre de poche, n° 30690), avait avancé des conclusions que L’Évangile de Judas validait implicitement l’année suivante, à savoir que Judas, résistant actif, avait été fidèle à Jésus jusqu’à sa mort.

11 Loin des Évangiles, le roman méconnu de Leo Perutz, Le Judas de Léonard (1959, TR Phébus, 1987), imagine que Léonard de Vinci, en 1498, cherche un modèle pour le Judas qui figure sur sa Cène. Magnifique roman sur les figures modernes que peut prendre Judas.

12 Lorsqu’il s’empare du personnage, le théâtre lui confère une épaisseur scénique. Le Judas de P. Raynal dans A souffert sous Ponce Pilate (Stock, 1939) est « un être extrêmement borné, une petite tête […] un petit paysan, naïf, rêveur, futé, bavard ». Dans Un nommé Judas (L’Avant-scène théâtre, n° 96, 1954), Claude-André Puget et Pierre Bost font du traître un personnage presque existentialiste et nihiliste qui veut infléchir le destin. Il est fort différent du Judas de Marcel Pagnol (Presses Pocket, 1955, n° 1705) qui, lui, reprend le thème de la prédestination et présente son héros comme une victime.

13 Et le cinéma ? Friand de vies de Jésus, il n’a consacré que peu de films à Judas, aujourd’hui invisibles : Le Baiser de Judas (Armand Bour, 1908), une production française académique du Film d’Art, tout comme, en 1911, Guida d’Arrigo Frustra. En 1919, le Guida de Febo Mari est amoureux de Marie-Madeleine et la jalousie le fait livrer Jésus. Humain, trop humain ! Dans le grotesque Golgotha (Julien Duvivier, 1935, DVD), Judas devient un traître de comédie, interprété par l’ineffable Lucas Gridoux.

14 On en signalera encore trois, pouvant être vus au hasard de rétrospectives. Si El beso de Judas (Rafael Gil, 1953) reprend, au temps du franquisme, l’histoire traditionnelle, Ignacio F. Iguino et Jules Dassin ont réalisé deux films curieusement semblables à quelques années d’écart. El Judas (1952) et Celui qui doit mourir (1956) se passent lors d’une reconstitution de la Passion, ici dans la Grèce occupée par les Turcs, là, à Esperraguerra, en Catalogne. On devine que l’homme chargé de jouer Judas se comportera comme lui dans la réalité. On ne sera donc pas surpris de voir, chez Dassin, Judas-Roger-Navarro-Hanin vendre son compatriote patriote Jésus-Pierre Vaneck aux

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autorités ottomanes ! En 1989, Judas passe à la TV dans Il bacio di Giuda de Paolo Benvenutti.

15 Rabattons-nous plutôt sur quelques vies de Jésus où Judas ne manque pas d’épaisseur. On peut hésiter entre le Judas révolutionnaire de La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorcese, 1988, DVD, d’après le roman homonyme de Kazantzaki), le Judas noir du très sulfureux film musical de Norman Jewinson : Jésus superstar, 1973, DVD), le doublet de Judas en la personne du scribe Zira dans le très (trop ?) académique Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli (1977, DVD). Mais le Judas le plus intéressant on le trouvera dans un film d’où… il est absent : Jésus de Montréal (1989, DVD). Le réalisateur Denys Arcand a réussi le tour de force de montrer Judas sous les traits du prêtre qui demande une Passion à une troupe de comédiens pour les trahir ensuite et causer indirectement la mort de celui qui interprète le rôle de Jésus…

16 Dans les Vies de Jésus en BD, le plus souvent très conformistes, le personnage est représenté comme le veut la tradition. Mais, parfois, comme dans La Bible : Jésus de Nazareth (Larousse, 1984), d’une façon inacceptable, caricaturé graphiquement dans une perspective que l’on pensait à jamais disparue ! Seule La Bible : Nouveau Testament (Le Sarment, 1980) montre un Judas déçu politiquement par Jésus.

17 Que de Judas ! Y compris, dans la chanson populaire, comme Judas, chantée par Lucienne Delyle (1953, disponible sur YouTube), dont je ne résiste pas à vous donner de savoureux extraits : 18 ♫ « Judas, tout comme Judas, tu as vécu près de moi en cachant/au fond de toi la trahison et la haine/ Baisers, baisers de Judas/Ta lèvre donne un frisson dissimulant le poison/ Poison dont ton âme est pleine. » ♫

19 Sans oublier les Inconnus qui, dans Jésus II. Le retour (1990, disponible sur YouTube et en DVD), nous montrent, face à un Judas sans appétit, le soir du repas pascal, un Jésus qui lui demande : « Tu trouves que ce que tu as dans ton assiette n’est pas très catholique ? » De la nourriture à la boisson il n’y a qu’un pichet de la nouvelle bière belge brassée, Judas, lancée à l’occasion des Pâques de 1987. Boisson traître, on s’en doute…

AUTEUR

CLAUDE AZIZA Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III [email protected]

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Relire les classiques des sciences de l'Antiquité

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Comment parler des dieux grecs ?

François de Polignac

1 Le texte « Aspects de la personne dans la religion grecque » occupe une place singulière dans l’économie du recueil d’articles de Jean-Pierre Vernant Mythe et pensée chez les Grecs1. Bien entendu, la démarche s’inscrit pleinement dans les travaux de « psychologie historique » que Vernant, dans le sillage d’Ignace Meyerson, déploie depuis les années cinquante sur différentes catégories de la pensée et de l’expérience grecques pour les resituer dans leur horizon historique d’intelligibilité : le travail, le temps, l’espace – thèmes dont le traitement occupe l’essentiel de Mythe et pensée. À l’origine, le texte est celui d’une conférence présentée en 1960 dans l’une des rencontres organisées à Royaumont par le Centre de recherches de psychologie comparative, fondé par Meyerson en 1952 – rencontre qui portait précisément sur les « Problèmes de la personne ». Les actes de ce colloque furent publiés par Meyerson en 1973 à la sixième section de l’École Pratique des Hautes Études2. En anticipant sur cette publication (où son texte figure également) pour inclure son étude dans Mythe et pensée en 1965, Vernant assigne à cette dernière la fonction de signifier, à elle seule, toute l’importance qu’il accorde à ce thème et de représenter la manière dont il entend le traiter – l’article constitue en effet à lui seul la sixième partie de l’ouvrage, intitulée « La personne dans la religion ». C’est pourquoi la question de la personne occupe une place considérable dans l’introduction du recueil, sans rapport avec la place qu’occupe l’article unique qui lui est consacré dans l’ouvrage : sur les un peu plus de sept pages que compte l’introduction, trois sont consacrées au problème de la personne. On ne peut s’empêcher de penser que l’importance de ce développement vise à compenser en partie la faible place du thème dans le recueil tout en donnant les raisons du déséquilibre avec les autres thèmes. Car, tout en soulignant que la question de la personne est celle qui la première a conduit les hellénistes à s'intéresser aux catégories psychologiques, Vernant entame une discussion sur les différentes approches de la personne et sur les moyens – dont la religion – d’accéder non pas à la définition d’une personne « essentialisée » dont on chercherait les traces en Grèce, mais à la compréhension de ce qui constituait « la personne grecque ancienne3 ».

2 En choisissant le biais de la religion pour traiter de la personne, Vernant aborde la question dans le domaine où elle a effectivement reçu déjà beaucoup d’attention de la

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part des hellénistes, et tout particulièrement des historiens de la religion grecque. C’est cet arrière-plan qui amène Vernant à introduire la question en traitant des dieux, plus précisément des « dieux personnels » mentionnés dès la première phrase. L’expression, que Vernant traite comme une évidence pour les hellénistes, ne nous est plus guère familière et doit être resituée dans son contexte pour comprendre pourquoi et comment elle sert de fil directeur à l’enquête. En fait, l’expression a deux significations et se réfère à deux courants, deux thèmes complémentaires dans l’analyse de la religion grecque telle qu’elle s’était développée dans la première moitié du XXe siècle. Le premier thème est représenté par l’idée de « personnalisation », d’« individuation » des dieux grecs à partir d’une conception primitive et indifférenciée de la puissance divine. C’est dans ce sens que Hermann Usener parle, dans Götternamen, d’une « Entstehung persönlicher Götter », que l’on peut certes traduire par « genèse des dieux personnels » mais qu’on traduira plutôt par « genèse des dieux personnalisés » (voire même « personnifiés »)4 : la formation du nom du dieu, pour Usener, est le signe de la sortie de l’entité divine de l’indifférenciation première, dans une vision clairement évolutionniste qui mène à l’acquisition d’une « personnalité » (persönliche Natur) par certains dieux tandis que d’autres entités, démons, puissances plurielles ou fonctionnelles, représentent une sorte de réalité intermédiaire5. Martin P. Nilsson reprend cette vue, en particulier dans A History of Greek Religion où, plus clairement encore que dans Geschichte des Griechischen Religion, il insiste sur le passage, grâce à la naissance de l’anthropomorphisme des dieux, de l’existence de simples puissances à une conception des dieux comme des êtres personnalisés, et même comme des personnes douées d’une individualité : « So far the powers can hardly be called personal, still less anthropomorphic ; but when they are possessed of the same psychical properties as man they are on the way to becoming so… The daimones became in great measure personal, anthropomorphic6. » Le « dieu personnel », c’est donc en premier lieu le dieu individualisé auquel on peut s’adresser de manière différenciée, en fonction de caractères que certains n’hésitent pas à qualifier de psychiques.

3 Mais l’expression « dieu personnel » peut se référer aussi à un autre courant d’idées, très largement partagé, qui place dans un autre moment de l’évolution de la religion grecque le développement de croyances, de pratiques et de courants de pensée visant à renforcer le lien personnel entre l’homme et une divinité particulière. L’arrière-plan de cette interprétation est, bien entendu, l’idée alors très largement répandue selon laquelle la crise de la cité et de ses valeurs à partir du IVe siècle a eu pour conséquence un affaiblissement des religions civiques, incapables de répondre aux besoins spirituels engendrés par les nouvelles conditions historiques. Ainsi naîtrait l’âge de l’individualisme ou de la « religion personnelle » qui prend appui sur l’essor de mouvements religieux – dionysisme, cultes à mystères, cultes de dieux guérisseurs, orphisme –, censés s’adresser moins au citoyen qu’à l’individu et lui offrir un contact avec la divinité plus étroit, plus intime et plus personnel que les cultes classiques : l’essor de la « religion individuelle » caractérise l’âge de la « dissolution » de la religion traditionnelle, généralement identifié à l’époque hellénistique7.

4 Faisant totalement abstraction de toute perspective évolutionniste, point de vue qui ne l’intéresse pas et qui lui paraît faire obstacle à une analyse de la religion comme système fonctionnel cohérent, Vernant traite des deux aspects – les dieux personnalisés et la religion personnelle – mais d’une manière qui déplace l'enquête sur un autre

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terrain. Certes, il aborde la question du dionysisme et des cultes à mystères, mais c’est pour mieux les disqualifier dans la discussion sur la religion personnelle. Dans ce texte où Vernant n’opère pas encore, comme il le fera plus tard, la distinction entre le dionysisme représenté et le dionysisme pratiqué, ce courant religieux est reconnu comme une expérience de contact direct avec le dieu par les phénomènes de possession, qui est à l’inverse du culte officiel ; mais possession n’est pas communion avec une personne divine. De plus – et c’est sans doute là le caractère qui paraît disqualifier le culte de Dionysos –, il s’agit d’une pratique religieuse qui s’adresse avant tout aux femmes et aux esclaves, bref à tous ceux qui sont « en marge de l’ordre social reconnu » (p. 81). Comment dès lors pourrait-on fonder sur lui une théorie générale de la relation de l’homme grec avec ses dieux ?

5 On s’aperçoit là que Vernant, suivant en cela de près ce que Louis Gernet avait écrit peu auparavant dans son texte « L’Anthropologie dans la religion grecque8 », n’accorde que peu d’attention aux formes religieuses associées par l’historiographie traditionnelle à la décadence de la cité. Gernet avait déjà conclu qu’aucune de ces formes ne concernait une entité psychique individuelle qu’on pourrait appeler « âme ». Vernant peut donc se permettre d’aller vite sur ce sujet. Les cultes à mystères, en particulier ceux d’Éleusis, sont « expédiés » en moins d’une page (p. 83), au prix d’une assimilation un peu hâtive, il faut bien le dire, de la filiation supposée entre les divinités et les initiés avec les filiations divines des rois et des héros. En fait, ce qui intéresse Vernant, ce sont les phénomènes religieux qui, au cœur même de la cité, dans la religion civique, permettent d’analyser la relation éventuelle entre la personne/ individu et le dieu/personne. Et c’est pourquoi il se tourne vers un domaine qui va occuper ensuite une place si importante dans ses travaux : la tragédie athénienne.

6 L’analyse des rapports entre Hippolyte et Artémis dans l’Hippolyte d’Euripide permet ainsi de replacer le débat au cœur de la cité, mais l’initiative n’en revient pas à Vernant : comme celui-ci le signale en note, il la doit au Père Festugière. Celui-ci tient évidemment une place importante dans les débats de l’époque sur les « dieux personnels », dans une perspective qui englobe parfois la question du rapport entre la religion grecque et le christianisme, par le biais de la question du salut personnel9. Or, Festugière donna en 1952 une série de Sather Classical Lectures à Berkeley, qui furent publiées deux ans plus tard sous le titre Personnal Religion among the Greeks, et qui portaient entièrement sur la question des formes religieuses susceptibles d’instaurer une relation personnelle intime entre une divinité et son fidèle. La première lecture, devenue le premier chapitre de l’ouvrage, s’intitule : « The Two Currents in Personnal Religion : Hippolytus and Artemis10 ». Assurément, pour Festugière, la tragédie d’Euripide est le point de départ d’une analyse qui porte ensuite sur des phénomènes religieux d’époques hellénistique et romaine. Pour Vernant au contraire, le choix de ce sujet est un moyen d’ancrer le débat dans la religion de la cité classique, au cœur même du fonctionnement de la religion civique. Bien entendu, les conclusions des deux auteurs diffèrent : là où Festugière voit dans la relation entre Hippolyte et Artémis une véritable relation mystique, Vernant montre que cette « intimité passionnée » n’empêche pas le lien de se dissoudre complètement à l’heure de la mort d’Hippolyte, moment décisif où les statuts humain et divin retrouvent leur altérité radicale11.

7 C’est à ce point de son analyse que Vernant, faisant le constat de l’absence de traits essentiels de la personne, en arrive à l’énoncé majeur qui constitue le socle de toutes ses analyses de la religion grecque et de toutes les analyses qui se sont inspirées des

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siennes, et qu’il convient pour cette raison de toujours se remémorer : les dieux grecs sont « des puissances, non des personnes » (p. 86). Ici, le terme « puissances » est utilisé à rebours de ce qu’on a vu chez de nombreux historiens de la religion grecque : Vernant casse la logique de succession « puissances » indifférenciées > dieux personnifiés pour installer la notion de puissances au cœur d’une analyse fonctionnelle du polythéisme grec. Il évacue ainsi à la fois un certain évolutionnisme et le faux problème des « dieux personnels ». Vernant est pleinement conscient de tous les thèmes connexes à la question de la personne qu’on pourrait lui opposer, par exemple celui de l’anthropomorphisme dont il tient à montrer qu’il reste « extérieur au domaine de la personne » (p. 89). Mais il complète aussi son étude par un thème moins attendu, celui des morts et surtout celui des héros auquel il consacre plusieurs pages (p. 89-92). Là encore, l’influence de Gernet est perceptible : d’une certaine façon, l’analyse que donne Vernant semble être un développement du passage que Gernet avait consacré aux héros et à leur « vertu fonctionnelle » dans Anthropologie dans la religion grecque12. Mais le développement est ample, montrant l’importance que Vernant attache à placer la définition du héros non dans la perspective de l’individualité, mais dans un certain rapport aux puissances divines.

8 Si le texte de Vernant est le seul du recueil à traiter de la personne, on s’aperçoit qu’en quelques pages son analyse embrasse un large éventail de questions qui avaient été associées auparavant à cette thématique mais souvent de manière dispersée. Vernant les réorganise, les reformule et les arrange dans une perspective toute nouvelle. Les mots, les concepts, reçoivent une autre signification qui les insère dans un système d’analyse tout à fait nouveau. C’est en cela que ce texte est fondateur : il montre comment il faut parler des dieux grecs et frappe d’obsolescence une bonne partie de l’histoire antérieure de la religion grecque. Mais un texte de Vernant ne se lit pas comme une entité close, refermée sur elle-même. Souvent Vernant reprenait certaines de ses analyses pour les reformuler dans le contexte d’une nouvelle étude et, a posteriori, il est toujours intéressant de voir les fils de sa pensée se nouer d’un texte à l’autre. Ce texte-ci est tout à fait emblématique : une bonne partie de l’œuvre de Vernant s’y profile à titre d’ébauche. Les héros et l’analyse du « mythe des races » d’Hésiode, publiée entre la conférence de Royaumont et la publication de Mythe et pensée ; la tragédie ; le dionysisme ; Artémis qui occupa une place importante dans les travaux de Vernant sur le masque, l’espace ; l’individu, la mort… C’est un peu comme si une large part de l’œuvre de Vernant se déployait à partir du texte fondateur sur la personne.

NOTES

1. J.-P. VERNANT, MYTHE ET PENSÉE CHEZ LES GRECS, PARIS, 1965, P. 79 (CE TEXTE N’ÉTANT PAS ENCORE TOMBÉ DANS LE DOMAINE PUBLIC, IL NOUS EST PAS POSSIBLE DE LE PUBLIER IN EXTENSO DANS ANABASES). 2. I. MEYERSON (ÉD.), PROBLÈMES DE LA PERSONNE, PARIS-LA HAYE, 1973. 3. VERNANT, MYTHE ET PENSÉE, « INTRODUCTION », P. 8-11.

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4. H. USENER, GÖTTERNAMEN. VERSUCH EINER LEHRE VON DEN RELIGIÖSEN BEGRIFFSBILDUNG, FRANCFORT, 19483 (1ÈRE ÉD. 1895), CH. 17, P. 301 ET SQ. L’OUVRAGE EST CITÉ DANS LA NOTE 32 DU TEXTE DE VERNANT. 5. USENER, GÖTTERNAMEN, P. 303 : « DIE PERSÖNLICHE NATUR DER GÖTTER POLYTHEISTICHER RELIGIONEN ». 6. M. P. NILSSON, A HISTORY OF GREEK RELIGION, OXFORD 19522 (1RE ÉD. 1925), P. 105.

7. M.P. NILSSON, GESCHICHTE DER GRIECHISCHEN RELIGION, FRANCFORT 1941, VOL. I, P. 760 ; VOL. II, P. 175 ; ID., HISTORY

OF GREEK RELIGION, P. 70 : « INDIVIDUALISTIC RELIGION » DANS LE CADRE DU CH. 2 : « DISSOLUTION ». L. GERNET, A.

BOULANGER, LE GÉNIE GREC DANS LA RELIGION, PARIS 1970 (1RE ÉD. 1932), P. 328 : « DÉCADENCE DE LA CITÉ ET VICTOIRE DE

L’INDIVIDUALISME ». 8. Publié en 1955 dans le recueil Anthropologie religieuse, Supplements to NUMEN, II, Leiden, p. 49-59, et repris comme premier chapitre de L. GERNET, Anthropologie de la Grèce antique, Paris 1968, p. 9-19. 9. En 1932, Festugière avait publié L’idéal religieux des Grecs et l’Évangile, ouvrage emblématique de ce débat, dans lequel il adopte des vues nuancées. 10. A.-J. FESTUGIÈRE, PERSONNAL RELIGION AMONG THE GREEKS, BERKELEY-LOS ANGELES, 1954, P. 1-18.

11. FESTUGIÈRE, PERSONNAL RELIGION, P. 16 ; VERNANT, MYTHE ET PENSÉE, P. 85. 12. GERNET, ANTHROPOLOGIE, P. 14.

AUTEUR

FRANÇOIS DE POLIGNAC ephe/psl umr 8210 anhima [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Archives de savants 14 (coordonné par Corinne Bonnet)

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À propos du voyage de Meillet en Arménie (1891, 1903)1

Pierre Ragot

1 Élève de Louis Havet, Michel Bréal et Ferdinand de Saussure, Antoine Meillet (1866-1936) peut être considéré comme le créateur de l’arménologie moderne2 et le fondateur3 de l’école française de linguistique et de grammaire comparée des langues indo-européennes4. Parmi ses élèves, il compte en effet presque tous ceux qui se sont consacrés à l’étude des langues dans la France de la première moitié du XXe siècle5. Convaincu par ailleurs que le progrès scientifique repose aussi sur une bonne collaboration internationale, son rayonnement et son influence à l’étranger furent considérables6. Meillet, qui maîtrisait de première main la quasi totalité des langues indo-européennes connues à son époque, a traité de toutes les grandes questions de phonétique et de morphologie indo-européenne en façonnant une méthode heuristique qui garde encore aujourd’hui toute sa valeur7. Aussi son œuvre scientifique8 continue-t- elle à susciter un vif intérêt9.

2 Malgré l’influence et l’envergure de son œuvre et en dépit du portrait esquissé ici et là par certains de ses plus proches amis et collaborateurs10, la figure de l’homme et du savant dans son temps reste largement méconnue, même des spécialistes de l’histoire de la linguistique, car, si l’on fait abstraction d’une lecture publique faite quelques mois avant sa mort11 ainsi que des travaux d’Émile Benveniste12 et de Martiros Minassian ( = M. M.)13, les manuscrits et la correspondance de Meillet ont longtemps été inaccessibles aux érudits. Comme le rappelle à juste titre Anne-Marguerite Fryba-Reber ([ = A.-M. F.- R.], p. 198-199), ce n’est qu’après la mort de la veuve de Meillet en 1975 que les archives de ce dernier furent déposées au Collège de France où elles furent classées et inventoriées par Simon Bouquet14 et Pierre Swiggers 15. En 2001, elles furent toutes transférées à l'abbaye d'Ardenne (Calvados) avant d'être rapatriées au Collège de France en 2013. Le dépouillement du Legs Meillet suscita rapidement l’intérêt de plusieurs savants et favorisa ainsi la publication de trois manuscrits inédits du grand linguiste16 ainsi que de plusieurs lettres de ou adressées à Meillet17. Le colloque qui lui fut consacré le 21 octobre 2000 à l’abbaye de Noirlac près de Châteaumeillant, où il

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possédait une demeure de famille et où il revenait régulièrement se ressourcer18, fut l’occasion de tirer deux de ses Journaux de l’oubli19.

3 L’ouvrage de Francis Gandon ( = F. G.) que nous présentons ici s’inscrit dans le prolongement direct du dépouillement des archives arménologiques de Meillet initié par M. M. et poursuivi à l’occasion du colloque de Noirlac, puisqu’il permet au lecteur de découvrir le texte du Journal tenu par Meillet lors de son premier voyage en Arménie en 1891 et de relire à sa suite non seulement les cartes postales et lettres qu’il adressa alors à sa cousine Berthe ( = LB) et dont la diffusion initiale par les soins de M. M. était restée confidentielle20, mais également le texte du Journal rédigé à l’occasion de son second voyage dans le Caucase en 1903, initialement publié par A.-M. F.-R. dans un volume destiné principalement à des spécialistes de linguistique historique et comparative21 et qui a pu échapper, de ce fait, à l’attention des historiens. L’ouvrage s’organise de la manière suivante : après la liste des abréviations des ouvrages et revues couramment cités (p. 11-12) et la « Note introductive » (p. 13-14), on trouve la « Présentation générale » (p. 15-71), le texte inédit du « Journal de voyage en Arménie (1891) » (p. 73-108) puis les « Lettres à Berthe Esbaupin » (p. 109-196) suivies par la présentation remaniée de l’introduction au second Journal (p. 197-205) et le texte même du « Journal de voyage au Caucase (1903) » (p. 206-221), tous deux dus à A.-M. F.-R. Après les quatre « Annexes » (p. 223-261), l’ouvrage se termine par les « Références bibliographiques » (p. 263-272), l’« Index des noms propres et notions » (p. 273-288) et la « Table des matières » (p. 289-290).

4 Dans quelles circonstances Meillet a-t-il entrepris ses deux voyages (cf. p. 17-19 et 27-33) ? À partir de l’année universitaire 1887-1888, Meillet s’initie à l’arménien classique en suivant les cours dispensés par Auguste Carrière à l’École des langues orientales. Bien que Carrière le considère comme le plus brillant de ses élèves, Meillet, qui veut devenir un arméniste confirmé, éprouve le besoin de parfaire sa formation à l’étranger. Durant l’hiver 1890-1891, il séjourne d’abord quelques semaines chez les pères Mékhitaristes de Vienne, un ordre catholique fondé par le moine Mékhitar de Sébaste au XVIIIe siècle, mais il souhaite aussi voir l’Arménie, apprendre à parler arménien, étudier un dialecte arménien et se confronter à des manuscrits rédigés en arménien classique. Grâce à une maigre subvention, il s’embarque à Marseille le 18 avril 1891 pour aller jusqu’au port géorgien de Batoum en passant par Athènes (cf. p. 77-83) et Constantinople (cf. p. 84-86), puis prend le train jusqu’à Tiflis, l’actuelle Tbilissi, où il arrive le 4 mai (cf. p. 124). Jusqu’en 1917, la capitale de la Géorgie et des provinces caucasiennes de l’Empire russe fut peuplée d’une importante colonie arménienne. C’est dans ce foyer culturel arménien que Meillet apprend l’arménien moderne. Après une halte à Erevan, la capitale arménienne, il arrive à Etchmiadzine le 10 juin (cf. p. 103 et 157). Centre religieux et siège du chef suprême de l’Église apostolique arménienne, le monastère d’Etchmiadzine est aussi renommé, à l’époque, pour sa bibliothèque de livres imprimés et notamment pour ses manuscrits arméniens. « Le voici adonné à la lecture et à la collation passionnante d’anciens manuscrits arméniens des évangiles, pendant des heures, dans le silence de la bibliothèque dont on lui a confié la clé […] en quête de découvertes savantes relatives à l’orthographe ancienne et au texte arménien des Écritures22. » Dès le 8 juillet (cf. p. 176), toutefois, il est installé à côté d’Etchmiadzine, à A(s)chtarak, pour y étudier le dialecte local. De tous les projets de publication caressés durant ce premier séjour en Arménie (cf. p. 19), aucun ne verra le jour. Meillet se rend compte qu’il n’a ni le temps suffisant pour se familiariser avec le

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dialecte d’A(s)tarak ni la préparation nécessaire pour mener des investigations ardues sur les évangéliaires anciens23.

5 Tel ne se sera pas le cas douze ans plus tard. En 1902, à la suite du décès de son maître Carrière, Meillet est nommé professeur d’arménien à l’École des langues orientales et rédige, en six semaines, à la demande de son maître viennois le père Dashian, sa fameuse Esquisse publiée l’année suivante chez les Mékhitaristes de Vienne 24. Il demande alors une nouvelle mission en Arménie (cf. p. 200) et passe trois semaines (du 22 juillet au 11 août 1903) à dépouiller les évangéliaires d’Etchmiadzine (cf. p. 202). De ce second séjour arménien, il tirera trois grands articles toujours d’actualité25.

6 En dépit des nombreuses difficultés rencontrées pour (r)établir le texte original (cf. p. 16-17, 73-74, 110, 200 et 204), la lecture des trois documents présentés est agréable et très stimulante, car le savant rigoureux et austère cède le plus souvent le pas à l’homme cultivé (p. 81, à propos des décorations dans l’architecture grecque : « Le mot de Fénelon : tourner les parties nécessaires en ornements naturels est une excellente définition de l’art grec »), curieux de tout mais clairvoyant (p. 77 : « J’ai un peu lu mon traité de psychologie : cette science-là n’a pas encore trouvé sa méthode »), voire au citoyen lucide (p. 145 : « Le socialisme est […] avant tout un acte de foi : le socialiste croit que l’homme a le pouvoir d’organiser la société de manière à la perfectionner et à effacer certains défauts […]. L’impossibilité où l’on est de prévoir tous les résultats et de tout combiner n’est pas favorable à la théorie »), quand il ne s’efface pas totalement derrière l’homme pour se laisser aller parfois à des accès d’égoïsme (p. 172, à sa cousine Berthe : « Il est désolant que ta tante se remette ainsi : c’est pour retomber. Il vaudrait mieux en finir tout de suite […]. Ne la prends pas chez toi […]. Ce serait terrible et puis, si nous partons ensemble, qu’en ferais-tu ? », cf. aussi p. 180), et même à des angoisses bien légitimes, lorsque la succession de Saussure se trouve posée et que se joue alors son avenir professionnel (cf. p. 173 et 179-180), ou qu’un collègue, dont il a jugé sévèrement les ouvrages, cherche à le contacter (p. 191 : « […] je lui envoie l’adresse demandée avec une lettre la plus aimable possible. Je ne tiens pas à avoir un ennemi aussi important »), sans compter les moments où il fait part à sa cousine de son besoin d’affection (p. 184 : « Une autre chose qui m’a été pénible, c’est de n’avoir personne auprès de moi pour se réjouir avec moi de mon succès » [sc. son élection à la succession de Saussure], cf. aussi p. 152).

7 Sa capacité à condenser en des formules à la fois brèves et denses le fruit de sa réflexion, laquelle marquera de son empreinte indélébile son œuvre scientifique, affleure déjà dans cette quasi maxime qui rappelle la sagesse antique (p. 193) : « Ne rien espérer de l’avenir et savoir supporter le présent sans colère et sans plainte, c’est presque l’idéal pour être heureux. » D’ailleurs, le savant n’est jamais loin et le linguiste fera son miel de ses réflexions pertinentes sur le bilinguisme (cf. p. 100), le difficile apprentissage d’une langue en immersion complète (cf. p. 129, 132, 137 et 159) ou de cette réflexion, encore tout imprégnée de l’enseignement des néogrammairiens (p. 218) : « Le savant est l’homme qui applique avec rigueur les formes de la pensée, qui fait rentrer les phénomènes dans les cadres précis de l’espace et du temps, qui cherche toujours la cause. »

8 L’intérêt de la présente édition tient aussi aux remarquables grilles de lecture dont elle est pourvue. Si l’intégration de la plupart des notes de M. M. à l’apparat critique propre au Journal de 1891 (cf. p. 113) permet de souligner la cohérence entre les propos contenus dans ce Journal et ceux figurant dans les LB, la substantielle introduction qui

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les précède offre au lecteur les rudiments de linguistique, de géographie, d’histoire, et de religion arméniennes dont il a besoin à la fois pour réinscrire les documents dans leur contexte mais aussi pour les dépasser et élargir sa réflexion. Ainsi, Meillet déplore- t-il à maintes reprises le peu d’enthousiasme des Arméniens pour leur langue et leur culture et dénonce même leur tropisme russe, qui n’a d’ailleurs d’égal que sa propre russophobie qui s’est encore accrue douze ans plus tard (cf. p. 215), parce que, faisant fi du contexte historico-politique, il « n’a pas vu qu’il ne s’agit pas tant d’une adhésion à un relatif Occident que d’un adieu symbolique à un joug oriental (perse et turc) dont l’Arménie a eu – et reste avoir – tant à souffrir. La dimension religieuse, sous-estimée par notre libre-penseur, est cardinale : quelque persécutrice que soit l’orthodoxie russe, c’est une orthodoxie chrétienne, partant non génocidaire » (p. 51)26. Les trahisons dont l’Arménie a constamment été l’objet au cours de son histoire de la part de l’Occident chrétien ne s’expliqueraient-elles pas, en définitive, par son attachement à la doctrine du monophysisme que les Églises grecque et latine tenaient pour hérétique (cf. p. 39-48)27 ? À la lecture de cette riche introduction, on apprend donc beaucoup.

9 Selon la précédente édition des LB, la cousine de Meillet s’appellerait Berthe Espaubin28, mais la citation sur laquelle s’appuie M. M. est fautive. Dans le passage cité, Paul Boyer parle de « Mademoiselle Berthe Esbaupin29 ». On saura gré à F. G. d’avoir corrigé une erreur qui n’eût pas manqué de froisser Meillet, tant sa cousine, qui partage ses goûts pour la musique, la peinture et la langue russe, a joué un rôle important dans sa vie, comme le prouve sans conteste l’extrait d’une lettre de Saussure à Meillet consécutive au décès de Berthe, le 11 mars 1911 (cf. p. 111). D’ailleurs, plus son premier séjour arménien se prolonge, moins il parvient à cacher ses sentiments. On n’est donc pas surpris que Meillet ait également correspondu avec Berthe durant son séjour de 1903 (cf. p. 218). Une note indiquant si on possède ou non cette seconde correspondance aurait été la bienvenue.

10 La complémentarité entre le Journal de 1891 et les LB aurait pu encore être renforcée avec quelques renvois internes supplémentaires. P. 77 l. 29 et p. 87 ll. 1-6, il conviendrait d’ajouter une note renvoyant p. 121 l. 16sqq., où il est aussi question du traité de psychologie que Meillet est en train de lire. Parallèlement, il faudrait préciser que l’extrait de la LB citée p. 87 n. 2 se trouve p. 122. P. 19 n. 2, F. G. écrit : « Nous reparlerons de ce refus très général des lauréats de l’agrégation […] d’enseigner en lycée […] » : étant donné l’expression employée, un renvoi p. 49, p. 112 n. 4, p. 181 et réciproquement est incontournable. P. 211 n. 1, il convient de remplacer le renvoi à l’édition de M. M. par celui à la p. 163 de l’édition de F. G. et de répéter ce renvoi à l’aide d’une note supplémentaire p. 212 l. 3. Dans la « Présentation générale » (p. 19), la liste des travaux que Meillet a tirés de son second séjour arménien n’est pas correcte. Il est en effet peu probable que les articles parus dans MSL 12, 1903, p. 429-431 et MSL 13, 1905, p. 375 ait un quelconque rapport avec ce séjour et la liste fournie p. 58 est partiellement incorrecte et incomplète : l. 10, il faut supprimer le renvoi à « 1904 » et à « 1905b » ( = MSL 13, 1905, p. 375), ajouter celui à « 1903e » et conserver celui à « 1905c » et corriger en conséquence la p. 1930. P. 167-168, un renvoi externe à l’article de H. Bat- Zeev Shyldkrot, « Antoine Meillet et les langues romanes », HEL 10/2, 1988, p. 212-213, s’impose, puisque Meillet expose ici la conception de la diction de la poésie française qu’il défendra à plusieurs reprises dans ses comptes-rendus d’ouvrages portant sur la stylistique et la linguistique françaises.

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11 Si certains passages mal rédigés peuvent susciter la perplexité (cf. p. 66 ll. 23-27, p. 68 ll. 19-27 et p. 119 ll. 18-22), le lecteur attentif corrigera aisément les quelques coquilles qui sont à déplorer. Signalons toutefois que la création en 1828 d’une province arménienne de Russie puis sa fusion en 1840 dans celle d’Imérétie n’est pas l’œuvre de Nicolas II (sic ! p. 34 ll. 31 et 37), tsar de 1894 à 1917, mais celle de son arrière-grand-père Nicolas Ier, tsar de 1825 à 1855 et précisons que la plaquette à laquelle nous faisons allusion n. 10 et dont la couverture est reproduite p. 23, n’est pas citée correctement dans la bibliographie p. 269. On corrigera également une partie de la n. 1 p. 23 : la célébration du quinzième centenaire de la traduction arménienne de la Bible a lieu le 29 mars 1936, tandis que Meillet est décédé le 21 septembre 1936. Ce n’est donc pas la lettre de Meillet qui est « posthume » mais sa publication en 1938. Une expression comme « publiée à titre posthume » aurait levé toute ambiguïté.

12 On regrettera également que F. G. se laisse parfois aller à créer des néologismes maladroits, tels « graphié » (p. 20 l. 26) au lieu de « mis par écrit » et « insusceptible de » (p. 66 l. 17 et p. 113 n. 1 l. 8) au lieu de « non susceptible de », et ait décidé de remplacer les noms « différence » et « écart » par le vieux substantif du XIIIe siècle « discrépance » (p. 27 l. 18 et p. 251 l. 11) qui, depuis qu’il a été acclimaté outre Manche sous la forme discrepancy, ne peut manquer de passer pour un anglicisme superflu. Parfois, le recours à certains termes techniques obscurcit inutilement son propos. Tel est le cas du nom « spéciation » (p. 70 ll. 13 et 14), qui, pour reprendre la définition de Cl. Hagège, désigne « les traits particuliers acquis au cours de l’évolution par des espèces vivant en milieu isolé31 ». Dans le contexte, une expression comme « l’émergence des caractéristiques propres à une langue » ne serait-elle pas plus claire ? Lorsque (p. 71 n. 1) l’auteur se demande avec raison si l’on peut véritablement distinguer, dans une langue, ce qui s’expliquerait par les seules structures linguistiques de ce qui relèverait aussi du fait social (et culturel) cher à Meillet, est-il indispensable de parler, dans le premier cas, de « basilectal » et, dans le second, d’« acrolectal » ? D’autre part, à notre connaissance, l’élève de Meillet, Hratchia Adjarian (1876-1953), a rédigé son Dictionnaire étymologique de l’arménien cité à deux reprises (p. 210 n. 1 et p. 263) en arménien moderne oriental. Il vaudrait donc mieux écrire Hayerēn armatakan ba–iaran plutôt que de recourir à l’arménien moderne occidental Hayerēn armadakan pa– iaran.

13 Dans son Journal, à la date du 2 mai 1891, Meillet rapproche le grec Ἰουδα῀ιος « Juif » de son correspondant arménien et rend compte de ce dernier en postulant la chute de u et le passage de d à r (cf. p. 88). F. G. veut voir dans cette fulgurante intuition matinale les prémisses de ce qui deviendra la « loi de Meillet ». Pour étayer son propos, il commence par reproduire (« Annexe 1 », p. 223-247) l’excellent article que Ch. de Lamberterie a consacré à cette loi32 et en déduit (« Annexe 2 », p. 251) que l’arménien Ereay (sic !) s’explique lui aussi par la « loi de Meillet ». Ce raisonnement ne tient pas, car l’étude de Ch. de Lamberterie montre clairement que la « loi de Meillet », qui, rappelons-le, postule, en se fondant sur le cardinal « deux », qu’un groupe initial indo- européen *dw‑ aboutit à erk‑ en arménien, ne touche que les mots arméniens hérités du vieux fonds indo-européen, en aucun cas les emprunts. De plus, la forme que Meillet transcrit dans son Journal est erronée. Ainsi que F. G. l’indique en note (cf. p. 88 n. 1 et 2), il faut lire Hreay. Comme l’a expliqué Meillet lui-même33, le passage de ‑d‑ à ‑r‑ trahit en réalité, dans ce terme comme dans d’autres, un ancien emprunt de l’arménien à l’iranien. Plus précisément, le grec Ἰουδα῀ιος a d’abord été emprunté par le syriaque

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sous la forme īhūðāyā avant d’être transmis à l’arménien par un intermédiaire parthe dont nous n’avons pas la trace, si ce n’est précisément à travers le passage de ‑ð‑ à ‑r‑34. Ce traitement phonétique, qui est exactement parallèle à celui qu’a subi la consonne *d‑ dans le groupe indo-européen *dw‑ au cours de son évolution en arménien (cf. p. 240-241), est, en définitive, le seul point commun que l’on puisse déceler avec la « loi de Meillet ».

14 Les quelques critiques qui viennent d’être émises ne remettent évidemment pas en cause la qualité de l’ensemble de l’ouvrage. Elles attestent avant tout de l’intérêt que nous avons eu à le lire. Pour remettre dans leur contexte les documents publiés, F. G. a été contraint de solliciter l’aide de collègues d’autres spécialités (notamment les deux arménologues Anaïd Donabedian et Agnès Ouzounian) et de s’aventurer dans des domaines qui ne sont pas les siens. La somme de travail qu’il s’est imposée est considérable, mais elle n’a pas été vaine : le résultat est là, éclatant. Nul doute donc que ce livre, à la fois facile à se procurer et richement documenté, fera date dans les études meilletiennes. Souhaitons que l’auteur puisse publier bientôt le reste de la correspondance d’Arménie (lettres de Meillet à son père et à ses collègues restés en France dont celles adressées à son ami Paul Boyer et à son maître Auguste Carrière) et que son travail suscite d’autres vocations pour explorer les fonds d’archives des savants français et étrangers susceptibles de contenir des lettres de Meillet35. C’est à ce prix que l’on pourra rendre à Meillet toute la place qu’il mérite dans l’historiographie de la première moitié du XXe siècle.

NOTES

1. Francis GANDON (ÉD.), MEILLET EN ARMÉNIE. JOURNAUX ET CORRESPONDANCE (1891, 1903). AVEC LA COLLABORATION

D’ANNE-MARGUERITE FRYBA-REBER, LIMOGES, LAMBERT-LUCAS, 2014, 290 P., ISBN 978-2-35935-071-5, 36 €. 2. Sur ce point, voir G. BOLOGNESI, « IL CONTRIBUTO DI ANTOINE MEILLET AGLI STUDI DI LINGUISTICA ARMENA

», IN L’OPERA SCIENTIFICA DI ANTOINE MEILLET ( = OSAM). ATTI DEL CONVEGNO DELLA SOCIETÀ ITALIANA DI GLOTTOLOGIA.

TESTI RACCOLTI A CURA DI A. Q. MORESCHINI, PISA, GIARDINI, 1987, P. 119-146 ET À CH. DE LAMBERTERIE, « MEILLET ET

L’ARMÉNIEN », IN ANTOINE MEILLET ET LA LINGUISTIQUE DE SON TEMPS, ÉD. S. AUROUX, HISTOIRE ÉPISTÉMOLOGIE LANGAGE

10/2 (1988), P. 217-234 ET « LA PLACE DE L’ARMÉNIEN DANS LA VIE ET L’ŒUVRE D’ANTOINE MEILLET », IN MEILLET

AUJOURD’HUI ( = MA), ÉD. G. BERGOUNIOUX ET CH. DE LAMBERTERIE, LEUVEN-PARIS, PEETERS, 2006, P. 147-189.

3. K. JABERG, « HUGO SCHUCHARDT », SPRACHWISSENSCHAFTLICHE FORSCHUNGEN UND ERLEBNISSE 1 (1937), P. 303, VOYAIT D’AILLEURS EN MEILLET « LE PATER PATRIAE DE LA LINGUISTIQUE EN FRANCE » (DER LINGUISTISCHE PATER PATRIAE FRANKREICHS). 4. Sur l’école française de linguistique, voir T. BOLLELI : « LA SCUOLA LINGUISTICA SOCIOLOGICA FRANCESE », STUDI E SAGGI LINGUISTICI 19 (1979), P. 1-26. 5. Sur ce point, voir J. VENDRYES, « ANTOINE MEILLET », BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE (DE PARIS) 38/1 (1937), P. 32-34. 6. Comme en témoigne la liste des académies et sociétés savantes étrangères dont il était membre ainsi que celle de ses nombreux étudiants étrangers : cf. VENDRYES, « ANTOINE MEILLET », P. 12-13 ET 35-36.

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7. C’est notamment le cas de son article, « De quelques difficultés de la théorie des gutturales indo-européennes », Mémoires de la Société de Linguistique (de Paris) 8 (1893-94), p. 277-304, dans lequel il privilégie la reconstruction de deux ordres de dorsales (labio-vélaires et palato-vélaires) au lieu de trois (labio-vélaires, vélaires et palatales), et dont la « doctrine » fait désormais partie des acquis définitifs de la linguistique comparative indo-européenne : cf. p. ex. P. RAGOT, BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE 109/2 (2014), P. 121-122. 8. Voir É. B ENVENISTE, « BIBLIOGRAPHIE DES TRAVAUX D’ANTOINE MEILLET », BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE

LINGUISTIQUE 38/1 (1937), P. 43-68, LISTE REPRISE DANS MA (N. 1), P. 310-338, PUIS CORRIGÉE ET AUGMENTÉE PAR P.

SWIGGERS, IBID., P. 339-354, QU'IL FAUT COMPLÉTER AVEC L'ARTICLE DE J. LOICQ, « MÉMORIAL ANTOINE MEILLET PUBLIÉ À

L'OCCASION DU CENTENAIRE DE SA NOMINATION AU COLLÈGE DE FRANCE (1906-2006) » STUDIA INDO-EUROPAEA 3, 2006, P. 5-169 ET LES « COMPLÉMENTS À LA BIBLIOGRAPHIE D'ANTOINE MEILLET », PUBLIÉS ICI MÊME P. 242-246. P. SWIGGERS NOUS INDIQUE EN OUTRE (COURRIEL DU 27.11.2014) QUE LA LISTE INTÉGRALE DES ÉCRITS DE MEILLET,

PARAÎTRA COURANT 2015 SOUS LE TITRE ALBUM ANTOINE MEILLET : BIBLIOGRAPHIE ET ÉTUDES, ÉD. L. ISEBAERT, J. LOICQ ET

P. SWIGGERS, LEUVEN-PARIS, PEETERS. 9. On aura un bon aperçu de l’œuvre de Meillet et des questions qu’elle suscite en se reportant à OSAM (n. 1), à Histoire Épistémologie Langage 10/2 (1988), passim et à MA (n. 1), p. 107-309. 10. Les témoignages les plus importants sont, à nos yeux, ceux de VENDRYES, « ANTOINE MEILLET » (N.

4), P. 1-42, DE P. BOYER, « ANTOINE MEILLET. I. L’HOMME ET LE SAVANT », REVUE DES ÉTUDES SLAVES 16/3-4 (1936), P.

191-198 ET DE L. MARIÈS, « LE SENS QU’AVAIT ANTOINE MEILLET DE L’ARMÉNIEN CLASSIQUE », IN UNE CÉRÉMONIE CONSACRÉE À LA MÉMOIRE DU PROFESSEUR ANTOINE MEILLET, PARIS, PUBLICATIONS DE LA BIBLIOTHÈQUE ARMÉNIENNE

NUBAR N° 1, 1937, P. 28-49. ON POURRA ÉGALEMENT TIRER PROFIT DE L’HOMMAGE D’A. MERLIN, « NOTICE SUR LA VIE ET

LES TRAVAUX DE M. ANTOINE MEILLET », CRAI, 1952, P. 1-14. 11. Il s’agit de la lettre de Meillet figurant in Célébration solennelle du quinzième centenaire de la traduction arménienne de la Bible au Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, le dimanche 29 mars 1936. Lettres d’Antoine Meillet et de Charles Diehl. Discours de Mgr. Garékin Hovsepian, M.M. A. Tchobanian, N. Adontz, G. Millet et A. Gastoué, Publications de la Société des gens de lettres arméniens de Paris, Paris, Ernest Leroux, 1938, p. 18-19. 12. É. BENVENISTE, « LETTRES DE FERDINAND DE SAUSSURE À ANTOINE MEILLET », CAHIERS FERDINAND DE SAUSSURE

21 (1964), P. 91-130, CORRESPONDANCE COMPLÉTÉE PAR R. JAKOBSON, « LA PREMIÈRE LETTRE DE FERDINAND DE

SAUSSURE À ANTOINE MEILLET SUR LES ANAGRAMMES », L’HOMME 11/2 (1971), P. 15-24 = QUESTIONS DE POÉTIQUE,

PARIS, SEUIL, 1973, P. 190-201 ET M. MINASSIAN, « SUR LA CORRESPONDANCE DE MEILLET AVEC SAUSSURE RELATIVE AUX

ANAGRAMMES », BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE 71/1 (1976), P. 351-359 ET « SAUSSURE ET LES HYPOGRAMMES », BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE 72/1 (1977), P. 341-344. 13. Dans le cadre de sa traduction arménienne de l’intégralité des œuvres arménologiques de Meillet (cf. Hayagitakan usumnasirut‘yunner [Études arménologiques], éd. M. M INASSIAN, EREVAN, 1978), LE PROF. MINASSIAN A EU, EN 1963 ET 1964, PLUSIEURS CONTACTS AVEC MME MEILLET, ALORS DÉTENTRICE DES ARCHIVES DE SON MARI. À L’OCCASION DE CE TRAVAIL, IL A EXHUMÉ UN COMPTE-RENDU INÉDIT (CF. « UN INÉDIT D’ANTOINE MEILLET », BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE 70/1 [1975], P. 357-367), TRADUIT EN FRANÇAIS UN ARTICLE QUI N’ÉTAIT INITIALEMENT PARU QU’EN ARMÉNIEN (CF. « LE LOCATIF YAMSEAN “DANS LE MOIS” EN ARMÉNIEN CLASSIQUE », BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE 74/1 [1979], P. 333-334), ET PUBLIÉ EN ARMÉNIEN 71 DES 190 LETTRES ET CARTES POSTALES QUE MEILLET A ADRESSÉES À DES HOMMES DE LETTRES ARMÉNIENS ET

CONSERVÉES AU MUSÉE D’ART ET DE LITTÉRATURE D’EREVAN (CF. « AVANT-PROPOS », IN A. MEILLET, LETTRES DE TIFLIS ET

D’ARMÉNIE. DU 29 AVRIL AU 3 AOÛT 1891, PRÉSENTÉES, ANNOTÉES ET PUBLIÉES PAR M. MINASSIAN, VIENNE, IMPRIMERIE

MÉKHITARISTE, 1987, P. 16 N. 11). MME MEILLET, POUR SA PART, SOUHAITAIT ARDEMMENT LA PUBLICATION DES LETTRES ADRESSÉES PAR MEILLET À SA COUSINE BERTHE. AUSSI L’AIDA-T-ELLE À PRÉPARER L’ÉDITION SUSMENTIONNÉE EN LUI ENVOYANT UN EXEMPLAIRE DES COPIES DE CES LETTRES DACTYLOGRAPHIÉ PAR LE PÈRE MARIÈS (CF. IBID., P. 16-17).

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14. Voir S. BOUQUET, « LES ARCHIVES D’ANTOINE MEILLET AU COLLÈGE DE FRANCE. PRÉSENTATION ET CATALOGUE PROVISOIRE », ARCHIVES ET DOCUMENTS DE LA SOCIÉTÉ D’HISTOIRE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES DU LANGAGE 8 (1988), P. 113-140. 15. Voir P. S WIGGERS, « LES ARCHIVES MEILLET AU COLLÈGE DE FRANCE : ADDITIONS ET CORRECTIONS À L’INVENTAIRE », BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE 86/1 (1991), P. 367-370. 16. Voir A. MEILLET, POUR UN MANUEL DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE. EDIZIONE DI MANOSCRITTI INEDITI CONSERVATI

AL COLLÈGE DE FRANCE, RACCOLTI E PUBBLICATI A CURA DI FIORENZA GRANUCCI, ROMA, ATTI DELLA ACCADEMIA

NAZIONALE DEI LINCEI, ANNO CCCXII, 1995, AVEC LE COMPTE RENDU DE CH. DE LAMBERTERIE, BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE

LINGUISTIQUE 92/2 (1997), P. 20-24.

17. Voir p. ex. R. AMACKER ET S. BOUQUET, « CORRESPONDANCE BALLY-MEILLET (1906-1932) », CAHIERS FERDINAND

DE SAUSSURE 43 (1989), P. 95-120 ET P. SWIGGERS, « LA MORT DE MEILLET », MA (N° 2), P. 137-146. CET ARTICLE PRÉSENTE

L’AVANTAGE DE CONTENIR (P. 145-146) UNE LISTE COMMODE DES PUBLICATIONS DE L’AUTEUR ANTÉRIEUREMENT DÉDIÉES À D’AUTRES LETTRES DE OU ADRESSÉES À MEILLET AINSI QUE LA RÉFÉRENCE (P. 144) DE CELLES PUBLIÉES AVEC

LA COLLABORATION DE P. DESMET. P. SWIGGERS NOUS FAIT PAR AILLEURS SAVOIR (COURRIEL DU 27/11/14) QUE LA PARUTION DE SON LIVRE LA CORRESPONDANCE ANTOINE MEILLET – HUGO SCHUCHARDT EST IMMINENTE.

18. Voir VENDRYES, « ANTOINE MEILLET » (N° 5), P. 2-3 ET MERLIN, « NOTICE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX » (N. 9), P. 3. 19. La première partie du volume MA (n° 2), qui constitue les actes de ce colloque, s’intitule « Les Journaux de Meillet » et occupe les p. 1 à 105. La présentation des deux Journaux est due à M.

FRYBA-REBER (P. 3-19), QUI A ÉGALEMENT ASSURÉ SEULE L’ÉDITION ET LA TRANSCRIPTION DU JOURNAL D’ARMÉNIE (P.

87-105), TANDIS QUE CELLES DU JOURNAL PERSONNEL (P. 27-86) ONT BÉNÉFICIÉ DE LA COLLABORATION DE G.

BERGOUNIOUX. POUR UNE VUE D’ENSEMBLE DU VOLUME, ON POURRA SE REPORTER AU COMPTE-RENDU DE CL. LE FEUVRE,

BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE 102/2 (2007), P. 18-22. 20. MINASSIAN, LETTRES DE TIFLIS ET D'ARMÉNIE (N. 13). 21. Les références exactes des actes du colloque de Noirlac sont indiquées supra, n° 2. 22. MINASSIAN, LETTRE DE TIFLIS ET D'ARMÉNIE (N. 13), P. 14. 23. La rédaction de ce passage est très redevable à MINASSIAN, LETTRES DE TIFLIS ET D'ARMÉNIE (N. 13), P.

11-14 ET À DE CH. DE LAMBERTERIE, MA (N. 2), 2006, P. 153-156.

24. Cf. Ch. de LAMBERTERIE, MA (N. 2), 2006, P. 160. LA RÉFÉRENCE EXACTE DU LIVRE MENTIONNÉ EST LA SUIVANTE :

A. MEILLET, ESQUISSE D’UNE GRAMMAIRE COMPARÉE DE L’ARMÉNIEN CLASSIQUE, VIENNE, IMPRIMERIE DES PÈRES MÉKHITARISTES, 19031, 19362, À QUOI VIENDRA S’AJOUTER, DIX ANS PLUS TARD, LE NON MOINS REMARQUABLE

ALTARMENISCHES ELEMENTARBUCH, HEIDELBERG, WINTER, 1913, SUR LEQUEL VOIR ÉGALEMENT LAMBERTERIE, IBID., P. 161 ET 173-175.

25. Voir G. BOLOGNESI, OSAM (N° 1), P. 144 N. 93, ET CH. DE LAMBERTERIE, IBID., P. 160 N. 40. 26. Cet aveuglement de jeunesse contraste fortement avec son engagement ultérieur en faveur de la cause arménienne et le sens politique dont il sut faire preuve alors : sur ce point, voir Ch. de

LAMBERTERIE, MA (N° 2), 2006, P. 183-185. 27. Cette passionnante analyse doit toutefois être nuancée car, au sein même de l'Église arménienne, de nombreux groupes ont adhéré au Concile de Chalcédoine : sur ce point, voir B.L. ZEKIYAN, « QUELQUES RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES SUR L'IDENTITÉ CHRÉTIENNE DE L'ARMÉNIE : L'UNIVERSALITÉ DE LA PAROLE ET SON INCARNATION DANS LA VIE DE L'ETHNOS », CONNAISSANCE DES PÈRES DE L'ÉGLISE 81 (2001), P. 21-37, EN PART. P. 25.

28. Cf. M INASSIAN, HAYAGITAKAN USUMNASIRUT‘YUNNER (N. 12), P. 8, SUIVI PAR CH. DE L AMBERTERIE HISTOIRE

ÉPISTÉMOLOGIE LANGAGE, 10/2 (1988), P. 231 N. 27 ET, MA (N. 2), 2006, P. 156.

29. Voir BOYER, « ANTOINE MEILLET » (N. 9), P. 197 AVEC CONFIRMATION CHEZ MERLIN, « NOTICE SUR LA VIE ET LES

TRAVAUX » (N. 20), P. 4.

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30. Sur la question des publications que Meillet a tirées de son second séjour à Etchmiadzine en 1903, voir aussi la réf. supra, n. 26. 31. Voir Cl. HAGÈGE, CONTRE LA PENSÉE UNIQUE, PARIS, ODILE JACOB, 2012, P. 135.

32. Voir Ch. de LAMBERTERIE, « LA LOI DE MEILLET », CRAI 1998, P. 881-905.

33. Voir A. MEILLET, « LE MOT EKEŁEC‘I », REVUE DES ÉTUDES ARMÉNIENNES 9 (1929), P. 133 = A. MEILLET, ÉTUDES DE

LINGUISTIQUE ET DE PHILOLOGIE ARMÉNIENNES, VOL. II, LOUVAIN, IMPRIMERIE ORIENTALISTE, 1977, P. 261. 34. Détails complémentaires chez G. BOLOGNESI, LE FONTI DIALETTALI DEGLI IMPRESTITI IRANICI IN ARMENO,

MILANO, SOCIETÀ EDITRICE VITA E PENSIERO, 1960, P. 66-67 ET R. SCHMITT, GRAMMATIK DES KLASSISCH-ARMENISCHEN MIT

SPRACHVERGLEICHENDEN ERLÄUTERUNGEN, INNSBRUCK, INNSBRUCKER BEITRÄGE ZUR SPRACHWISSENSCHAFT, 1981, P. 171-172. EN DÉFINITIVE, L’EMPRUNT PARTHE PREND, EN PROTO-ARMÉNIEN, LA FORME *HUREAY, LAQUELLE ÉVOLUE

RÉGULIÈREMENT EN HREAY APRÈS LA CHUTE DE L’‑U‑ EN SYLLABE PRÉTONIQUE : CF. M EILLET, ESQUISSE D’UNE

GRAMMAIRE (N. 24), 1936 2, P. 20. POUR UNE VUE D'ENSEMBLE TRÈS COMMODE DU PASSAGE DE -Ð- À -R- DANS LES

EMPRUNTS ARMÉNIENS AU PARTHE, VOIR AUSSI G. BOLOGNESI, OSAM (N. 1) P. 134 ET P. 138-140. DERNIER ÉTAT DE LA

QUESTION CHEZ M. MORANI, « ALCUNE RIFLESSIONI SUI PRESTITI SIRIACI IN ARMENO », IN HE BITANEY LAGGE. STUDIES ON

LANGUAGE AND AFRICAN LINGUISTICS IN HONOUR OF MARCELLO LAMBERTI, A CURA DI L. BUSETTO, R. SOTTILE, L. TONELLI E

M. TOSCO, MILAN, QUASAR S.R.L., 2011, P. 130. 35. Ce type de recherche reste toutefois aléatoire. Ainsi, bien qu'Antoine Meillet ait entretenu une correspondance suivie avec son collègue et ami Joseph Vendryes, le Fonds Vendryes ne contient aucune lettre de Meillet, d'après l'enquête préliminaire menée par P.-Y. TESTENOIRE, « LES

MANUSCRITS DE JOSEPH VENDRYES : PREMIER ÉTAT DES LIEUX », IN ARCHIVES ET MANUSCRITS DE LINGUISTES, ÉD. V.

CHEPIGA ET E. SOFIA, LOUVAIN-LA-NEUVE, ACADEMIA-L'HARMATTAN S.A., 2014, P. 96..

AUTEUR

PIERRE RAGOT [email protected]

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Compléments au Mémorial Antoine Meillet

Jean Loicq

1 Les notes qui suivent visent à compléter la documentation réunie dans le Mémorial Antoine Meillet publié à l’occasion du centenaire de son entrée au Collège de France (1906), dans Studia Indoeuropaea. Revue de mythologie et de linguistique comparée, t. III (2006), et à part (Bucarest). La bibliographie propre d’A. Meillet qui figure dans ce Mémorial se voulait elle-même un complément de celle, déjà très imposante, qu’au lendemain de sa mort son successeur Ém. Benveniste avait hâtivement dressée en appendice au long article biographique de J. Vendryes36, et qui s’est révélée très incomplète.

2 Sans doute, en effet, l’œuvre de Meillet (1866-1936) est essentiellement celle du linguiste qui a dominé sa discipline durant le premier tiers du XXe siècle, explorant toutes les branches de la famille indo-européenne, œuvre dont l’essentiel ne pouvait échapper à la vigilance de Benveniste. Mais la curiosité de Meillet et son action n’en ont pas moins porté sur des aspects des sciences de l’homme et de l’actualité où la science du linguiste et l’impartialité du savant lui conféraient une autorité incontestée.

3 On a pu voir ici-même par la recension de P. Ragot quel intérêt il portait à la culture arménienne : non seulement à sa langue, qu’il a un temps enseignée à l’École des Langues Orientales (auj. l’INALCO), mais aussi à sa littérature et à son art médiéval, avec une prédilection pour son architecture religieuse, dont il appréciait la pureté et la netteté de lignes. Il importe de rappeler aujourd’hui, en cette année d’un centenaire douloureux, que dès la fin de la Première Guerre, et surtout à la veille de la Conférence de Lausanne (1923), Meillet a mis avec persévérance son autorité au service de la cause arménienne. Avec son successeur à l’École des Langues, Frédéric Macler, il devait fonder dès 1920 la Revue des études arméniennes, disparue avec la grande crise des années 1930, mais que des temps meilleurs ont heureusement fait renaître.

4 D’autre part, Meillet n’a pas été moins préoccupé, à la même époque, de l’avenir des nationalités qui, délivrées de l’oppression des grands empires disloqués, réclamaient leurs droits à l’indépendance. Parmi elles, essentiellement, les peuples slaves

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occidentaux. Il s’était, dès ses débuts, intéressé aux langues du groupe slave, encore peu cultivées alors en France, et y avait consacré sa thèse principale de doctorat ès lettres. Il leur réservait une place régulière dans son enseignement de l’École des Hautes Études. Durant la guerre, il a pris part à Paris, et notamment avec le futur président tchèque E. Beneš, à des réunions préparatoires aux grandes conférences de la Paix, apportant sa compétence dans le futur découpage, combien délicat, qui devait aboutir à l’État tchécoslovaque et à l’État polonais. À la fin de 1918 et au début de 1919, il remettait aux bureaux du congrès de Versailles des rapports sur la situation historique de l’Arménie et de la Pologne. Dès 1916, il donnait à la Sorbonne des conférences destinées à éclairer et à sensibiliser sur ces questions l’élite de l’opinion française. Il préludait ainsi à la création, avec l’historien Ernest Denis, d’un Institut et d’une Revue d’études slaves, l’un et l’autre bientôt centenaires aujourd’hui.

5 Ces multiples activités ont donné lieu à des publications, parfois hors commerce, ou encore occasionnelles et éphémères, dont les bibliothèques parisiennes les mieux pourvues (BnF comprise) ne possèdent pas la totalité, et dont il est permis de penser que Meillet lui-même n’a pas toujours reçu ou conservé un exemplaire37. C’est dans la pensée d’en conserver la mémoire qu’a été composé le Mémorial, dont il revenait à la Société de linguistique de Paris d’assurer la publication. Tel n’a pas été le cas38.

6 Le Mémorial recense en outre 1° les plus significatifs des comptes rendus qui ont paru dans des revues autres que le Bulletin de la Société de linguistique où, entre 1908 et 1936, l’essentiel de la production linguistique (ou susceptible d’intéresser les linguistes) est passée en revue de manière critique, souvent constructive et en partie encore actuelle, et où il est aisé de la retrouver, auteur par auteur ; 2° un choix d’études parues depuis 1936 sur tel ou tel aspect de la personnalité et de l’œuvre publiée.

7 Mais l’œuvre de Meillet – surtout extra-linguistique – est si vaste et si dispersée, et elle continue, d’autre part, de susciter tant d’études et d’essais, qu’après une dizaine d’années le Mémorial de 2006 nécessite un complément. Ce dernier aurait dû trouver place dans les Studia Indoeuropaea. Mais cette publication n’a pas survécu à son fondateur, Dan Sluşanschi. Le signataire de ces lignes est reconnaissant à la revue Anabases de bien vouloir l’accueillir à l’occasion du compte rendu de P. Ragot, qui révèle un aspect attachant de la personnalité d’Antoine Meillet.

8 Les trois rubriques précitées du Mémorial sont représentées ici, avec le système de numérotation qui y a été adopté, et lui-même adapté à celui de Benveniste.

I. L’œuvre. Ouvrages et Articles

9 1906 76 a. Stat’i po slavjanovedeniju, II (V. I. L AMANSKIJ, éd., 1906). – Articles de slavistique. 1916 227 c. L’unité slave. La Nation tchèque (Paris), n° 4 (15 juin 1916), p. 51-52. – Résumé d’une conférence à l’Institut d’études slaves, 1916) ; 1917 229 f. Le paléoslave. Ibidem, n° 21 (1er mars 1917), p. 333-334. – Résumé d’une conférence (cf. 227 c). 1921 304 a. [Note sur lat. augur, augustus].

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Fait suite à l’art. d’A. ERNOUT de même titre, Mém. de la Soc. de linguist., 22 (1921), p. 238, reproduit dans A. E., Philologica (Paris, 1946), p. 70-71. 1922 327 a. [Note sur le nominatif-accusatif des thèmes en –n- et l’origine du type gr. onomázō ]. Fait suite à l’art. de N. TROUBETZKOY, La forme slave du nom.-acc. sing. des thèmes en –n-, Mém. de la Soc. de linguist., 22 (1921), p. 257. 1925 397 f. [Sur l’intérêt, pour la civilisation de l’Occident, d’un rapprochement avec l’Orient]. Les Cahiers du mois, n° 9-10, p. 303. – Réponse à un questionnaire sur le thème Les appels de l’Orient. 1929 P. 62 p. L’étymologie de gr. érkhomai Rev. des études grecques, 42 (1929), p. LIII-LIV. 2009 11. Caractères généraux des langues germaniques. Réimpression de l’édition de 1917 (Cambridge Univ. Press). 522. Linguistique et anthropologie. Reproduit dans 7* [cf. ci-après, III. Études], p. 265-269. 2014 30. GANDON, F. (éd.), Meillet en Arménie. Journaux et correspondance (1891, 1903). Avec la collaboration d’A.-M. FRYBA-REBER (Limoges, Lambert-Lucas, 2014).

II. L’œuvre. Comptes rendus critiques

10 1913 225 a. GEMOLL, M., Die Indogermanen im alten Orient (Leipzig, 1911) Rev. Germanique, 9 (1913), p. 264. 225 b. STEYRER, J., Der Ursprung und das Wachstum der Sprache indogermanischer Europäer (1913) Ibidem, p. 623. 1914 237 a. WILKE, G., Kulturbeziehungen zwischen Indien, Orient und Europa (Würzburg, 1913) Ibidem, 10 (1914), p. 501-502. 1920 289 a. GREEN, A., The dative of agency. A chapter of Indo-Europ. case syntax (New York, 1913) Ibidem, 11 (1920), p. 177. 1928 346. WALDE, A. et POKORNY, J., Vergleichendes Wörterbuch der indogerm. Sprachen, II, 1-3 (Berlin et Leipzig, 1926-1927). Ibidem, 19 (1928), p. 40. 1930 358 a. ID., idem, II, 4 et I, 1-2 (1927-1928). Ibidem, 21 (1930), p. 37-40. 358 b. KIECKERS, E., Handbuch der vergleichenden gotischen Grammatik (Munich, 1928) Ibidem, p. 47-48. 1931 361 a. WALDE-POKORNY (cf. 346), I, 5 (1930) ; III (1931). Ibidem, 22 (1931), p. 53 ; 419.

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III. Études et témoignages

11 1923 22 a*. DAUZAT, A., Les doctrines linguistiques de M. Meillet La Nature, n° 2567 (16 juin 1923), p. 373-374. 1972 345 a*. CHABOT, G., La géographie appliquée à la Conférence de la Paix en 1919. Une séance franco-polonaise. – La pensée géographique française contemporaine. Mélanges André Meynier (Saint-Brieuc, 1972), p. 101-105. Position d'A. Meillet sur le problème de Gdansk (Dantzig). 1996 260 a*. FODOR, F., A. M. et les langues de l’Europe : une manifestation de l’imaginaire linguistique des linguistes. – Travaux de linguistes de l’Univ. d’Angers, 7 (1996), p. 131-140. 1998 260b. DE LAMBERTERIE, Ch., Méthode comparative et approche typologique. – La linguistique, 34/1 (1998), spéc. p. 25-29. – Sur la phonologie des « dorsales » en indo-européen commun. – Voir aussi n° 221a*. 2003 302 a*. MORET, S., A. Meillet et l’indépendance nationale. – P. SÉRIOT (éd.), Contributions suisses au XIIIe Congrès mondial des slavistes. Ljubljana, 2003 (Berne, 2003), p. 184-198. 2005 350 a*. TOPALLI, K., Gjuha shqipe ne veprat e A. Mejes (« la langue albanaise dans les travaux d’A. M. »). – Dijetarët francejë për gjuhën, letersinë dhe kulturën shqiptare (« Savants français sur la langue, la littérature et la culture albanaise ») [Shkodër, Université, 2005], p. 85-88. 2006 246 c*. COMTET, R. M., O klassifikacii slavjanskogo glagola v pervoj polovine XX veka : Pol’ Buaje, Sergej Karcevskij i A. Meje (« la classification du verbe slave dans la 1re moitié du XXe siècle » : P. Boyer, S. Karcevski et A. M. »). – Voprosy jazykoznanija, 54 (2006), p. 102-122. 246 d*. SAVATOVSKI, D. Meillet, historiographie du comparatisme. Histoire, épistémologie, langage, 28 (2006), p. 89-104. 2007 291 a*. LOICQ, J., A. Meillet, l’Europe et les études classiques. – Folia electronica classica (Louvain-la-Neuve, n° 14, juillet-déc. 2007). Publ. en ligne : [email protected] 348 b*. SWIGGERS, P., Les vues de Meillet et de Tesnière sur le rôle des élites dans l’élaboration des langues de culture. – BEGIONI, L. et MULLER, Cl. (éd.), Problèmes de sémantique et de syntaxe. Hommage à André Rousseau (Lille, 2007), p. 47-60. 348 c*. SWIGGERS, P., A. Meillet. De la grammaire comparée à la sociologie du langage. – Anamnèse, 2 (2008), p. 141-154 (portrait). 2009 302 b*. MORET, S., Linguistique et nouvel ordre européen. Autour de la Grande Guerre. – VELMEZOVA, K. et, P. SÉRIOT (éd.), Discours sur les langues et rêves identitaires = Cahiers de l’ILSL (Lausanne), p. 129-141. 7*. Trois linguistes (trop) oubliés : A. Meillet, S. Lévi, F. Brunot = Anamnèse, 5 (2009). Voir ci-

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dessous BERT, GANDON, MULLER, ROUSSEAU, SALA, SWIGGERS. 305 b*. MULLER, J.-Cl., Meillet, Lévi et Brunot, leurs maîtres communs et leur place dans le paysage scientifique européen. – Cf. 7*, p. 9-18. 348 d*. SWIGGERS, P., A. Meillet et sa visée de la linguistique générale. – Cf. 7*, p. 21-40. 323 a*. SALA, M. et COLCERIU, St., A. Meillet, le maître de nos maîtres. – Cf. 7*, p. 41-50. 265 a*. GANDON, F., A. Meillet, confident de Saussure anagrammatiste : un indo-européen paradoxal. – Cf. 7*, p. 51-78. 317 a*. ROUSSEAU, A., A. Meillet et L. Duvau : histoire d’une rivalité. – Cf. 7*, p. 79-103 232 a*. BERT, J.-F., Histoire des mots et sociologie du langage : Meillet, Cohen et Haudricourt. – Cf. 7*, p. 105-115. 302 c*. MORÊ, S., A. M. i Versal'skij dogovor [« M. et le traité de Versailles »] – Naučnye čtenija 2007. Materialy conferencii Sankt-Petersburg (2009), p. 18-28. 2010 202 a*. ADRADOS, F., BERNABÉ, A. et MENDOZA, J., Manual of I.-E. linguistics, I (Louvain et Paris), p. 103-109 ; 122-128. – Confirme la doctrine d’A. M. sur le caractère binaire du système des occlusives dorsales en indo-européen. 302 d*. MORET, S., Linguistique et nationalisme dans l’entre-deux-guerres : Meillet et l’unité slave. - ARRIVE, M., etc. (éd.), De la grammaire à l’inconscient. Dans les traces de Damourette et Pichon (Limoges, 2010), p. 133-140. 302 e*. MORET, S. A. Meillet and the Armenian genocide. – Publié en ligne http:// hiphilangsci.net/2015/07/23/program-august-decembre-2015/ 2011 302 f*. MORET, S., A. M et le futur des empires après la Première Guerre mondiale. – Langages, n° 182 (juin 2011), p. 11-24. - Théorie du langage et politique des linguistes. 302 g*. MORET, S., Le triomphe des langues « démocratiques » : A. M et l’Europe nouvelle. – VELMEZOVA, E., Langue(s). Langage(s). Histoire(s). Cahiers de l’ILSL (Lausanne), 31, p. 133-152. 2013 302 h*. MORET, S., Élever un rempart : A. M et l’unité des langues slaves. – ELOY, J.-M., etc. (dir.), Langues collatérales en domaine slave. Carnets d’Atelier socio-linguistique, 7, p. 15-31. 302 i*. MORET, S., Emprunts et vigueur des langues et des nations chez A. M : des exemples arméniens et albanais. – VELMEZOVA, E. (éd.), Histoire de la linguistique générale et slave. Cahiers de l’ILSL (Lausanne), 37, p. 145-157. 2015 302 j*. MORET, S. Faire œuvre nationale : la slavistique française et la guerre de 1914-1918. – VELMEZOVA, E. et DOBRITSTN, A. (éd.), L'ordre du chaos – le chaos de l'ordre. Hommages à Leonid Heller (Berne, etc. Peter Lang, 2010), p. 295-313.

12 Je remercie M. S. Moret (Université de Tartu) de m’avoir communiqué ces références.

NOTES

36. Bull. de la Soc. de linguistique de Paris 38 (1937).

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37. Il peut être utile de signaler ici aux chercheurs qu’un bon nombre d’entre elles, y compris celles qui ont préparé le Congrès de Versailles, celles du Comité parlementaire d’études, etc., sont conservées à la Bibliothèque de documentation contemporaine (Univ. de Nanterre), où je les ai commodément consultées vers 2005. – L’essentiel de la bibliothèque de Meillet est conservé au Collège de France et, pour la partie slave et orientale, à l’INALCO. 38. Un petit nombre de tirages à part, imprimé à frais d’auteur à Bucarest, sont disponibles au prix coûtant à mon adresse e-mail : < [email protected] >.

AUTEUR

JEAN LOICQ Université de Liège [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Droit et réception de l'Antiquité 4 (coordonné par Marielle de Béchillon et Hélène Ménard)

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La culture juridique romaine dans les papyri : quelques réflexions actuelles

Hélène Ménard

1 Les sources permettant d’approcher la culture juridique romaine reposent sur des supports variés. L’épigraphie juridique est l’une des disciplines les étudiant, une autre étant constituée par la papyrologie juridique39. Le terme de « papyrologie » doit être compris dans son acception la plus large40. Deux branches de la papyrologie sont habituellement distinguées : d’une part la papyrologie littéraire, d’autre part la papyrologie documentaire, elle-même subdivisée en papyrologie historique et papyrologie juridique. Cette dernière « fonde sa spécificité sur les papyrus conservant des cas de la pratique, des traités ou des codes relevant des droits de l’Antiquité41 ». La parution à Leipzig, en 1891, de l’ouvrage de Ludwig Mitteis, Reichsrecht und Volksrecht in den östlichen Provinzen des römischen Kaiserreichs, mit Beiträgen zur Kenntnis des griechischen Rechts und der spätrömischen Rechtsentwicklung, est considérée comme l’acte de naissance de la papyrologie juridique, avec la somme Grundzüge und Chrestomathie der Papyruskunde, publiée par lui-même et Ulrich Wilcken en 191242. La papyrologie juridique constitue donc une discipline assez récente, qui se définit surtout par l’étude de textes sur des supports dont la particularité est d’être manuscrits, avec un spectre très large de contenu43.

Les papyri : des documents pour une histoire du droit et de la justice

2 La papyrologie juridique s’appuie sur des dossiers documentaires provenant essentiellement de l’Égypte gréco-romaine44. Sont à verser dans son champ des documents juridiques privés (contrats de mariage, de vente, de travail, etc.) mais aussi des décisions publiques émanant des empereurs comme des préfets d’Égypte, ou encore des procès-verbaux judiciaires ou des ordres d’arrestations45. Les pétitions, ces plaintes

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adressées aux autorités pour engager une procédure, sont également connues en nombre. Enfin les papyri fournissent des données précieuses sur la littérature juridique (ainsi pour les Institutes de Gaius46).

3 L’étude des pétitions a donné lieu à des ouvrages récents, qui permettent de mieux appréhender la culture juridique en Égypte à l’époque romaine.

4 La réflexion de Benjamin Kelly s’appuie sur l’analyse de 568 pétitions et 227 procès- verbaux d’audience47 :

5 The documents can therefore be used to examine issues relating to the legal culture of Roman Egypt such as the relationship between official adjudication and other methods of dispute resolution, expectations relating to official adjudication, and the ways in which officials processed requests fot dispute resolution48.

6 La problématique majeure est de voir en quoi les procédures initiées par les pétitions, permettant la résolution des litiges, participent du contrôle social. Pour l’Égypte romaine, il ne faut pas oublier la préexistence d’une culture juridique, ni la complexité et la variété des modalités possibles pour le règlement d’un litige, notamment « dans l’ombre de la loi49 » : la pétition et le procès ne représentent pas les derniers recours pour régler un différend mais jouent un rôle important dans sa résolution50.

7 Les pétitions sont également au cœur de l’ouvrage d’Ari Bryen sur la violence dans l’Égypte romaine51. Il consacre en particulier un chapitre (The Work of Law, p. 126-164) aux stratégies des plaignants qui s’adressent aux autorités afin d’obtenir la réparation des violences subies et la punition des auteurs. Il cherche ainsi à évaluer le rapport de la population au système judiciaire, ainsi que la connaissance du droit que ces pétitions reflètent. Son analyse s’inspire de l’anthropologie juridique. Il adosse également sa réflexion aux travaux de Robert Cover et aux notions de weak legal pluralism et de strong legal pluralism52. Un dossier est particulièrement intéressant et illustre sa démarche. Il s’agit d’une pétition connue par deux papyri, les P. Cair. inv. 10269 et 10270, qui en proposent des versions différentes, l’une d’elles pouvant être interprétée comme un brouillon avec des corrections de forme comme de contenu53. Le choix d’un certain nombre de termes semble ainsi indiquer la volonté de se conformer à un langage juridique54. Ari Bryen penche donc en faveur d’un strong legal pluralism : les individus sont encouragés, par le biais des pétitions, à élaborer des exposés dont certains éléments ressortissent au droit. Ces mêmes pétitions sont elles-mêmes validées en devenant archives, se faisant alors matériau d’une réflexion juridique ultérieure55.

8 L’intérêt porté à la forme narrative, à la langue, est également présent dans des travaux récents, comme dans le recueil d’articles édité par T.V. Evans et D.D. Obbink, The Language of the Papyri56 ou dans certains chapitres de l’Oxford Handbook of Papyrology57. La réflexion se porte essentiellement sur l’utilisation du latin, langue du droit, et son influence sur le grec dans les documents de la pratique58.

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Une entreprise au croisement des disciplines : « Rediscovering the hidden structure. A new appreciation of Juristic Texts and Patterns of Thought in Late Antiquity » (RedHis).

9 L’intérêt renouvelé pour les papyri est souligné par un projet européen (ERC advanced grant), dirigé par Dario Mantovani (Principal Investigator, université de Pavie) et Luigi Pellecchi (Senior Staff, université de Pavie). S’inscrivant dans une réflexion sur la culture juridique de l’Antiquité tardive, ce projet cherchera à comprendre comment les textes juridiques classiques, avec leurs gloses, circulaient, étaient lus et étudiés, et par là-même, comment ils pouvaient en constituer le ferment, dans les écoles comme dans les tribunaux. Il s’agit donc de reconstituer les liens tissés entre les œuvres des juristes classiques, leur enseignement dans les écoles de droit (Beyrouth, Constantinople) participant à la formation des juristes d’époque tardive, et la législation impériale, à travers les logiques de pensée mises en œuvre. La culture juridique, du IIIe siècle au VIe siècle, pourra ainsi être réévaluée à une plus juste mesure59. La conservation de fragments d’œuvres des juristes en dehors du Digeste, permet en effet de retrouver un état de ces œuvres, antérieur à la compilation, mais aussi de connaître des œuvres non intégrées au Digeste.

10 L’étude des papyri, au sens le plus large, offre à cet égard une approche particulièrement intéressante et, on peut l’espérer, féconde. En effet les documents fournissent des éléments sur la structure même des textes juridiques, sur leur division en tituli (c’est le cas par exemple pour les Sentences de Paul ou les traités d’Ulpien) mais également par les gloses, ces annotations commentant le corps central du document, soit en marge, soit de façon interlinéaire.

11 L’une des premières tâches du programme consiste donc à collecter papyri (au nombre d’une cinquantaine, dont une partie est inédite) et parchemins, datés du IIe au VIe s. ap. J.-C.(avant les compilations justiniennes) et d’en proposer une édition critique des textes latins et grecs traduits en anglais et en italien. Le site internet (http:// redhis.unipv.it/), déjà en activité, accueillera des ressources textuelles et bibliographiques60. Un article propose un exemple de la méthode suivie, qui se veut une approche globale du document : après une description codicologique et paléographique, le contenu est analysé, avant l’édition et le commentaire du texte61. La comparaison avec les versions du Code Théodosien (CTh. 6, 35, 14 et 12, 1, 184, en 423) permet en effet de redéfinir la nature du texte, puisqu’il s’agit d’une constitution d’Honorius et de Théodose II, alors qu’il avait été perçu lors de sa première édition en 2011 comme une interpretatio62. Il ne saurait être retenu comme un témoignage de la littérature jurisprudentielle.

12 S’il participe à la reconstitution des textes juridiques (qui en est une étape indispensable), le projet vise aussi à saisir la pensée créative des juristes romains, sa diffusion et sa réappropriation dans différents contextes, à l’époque de la rédaction des Codes.

13 La culture juridique romaine est au cœur de ces différentes approches, qui lui redonnent toute sa complexité et son épaisseur63. Elle se laisse saisir aussi bien par les pétitions qu’au travers des textes juridiques et normatifs, tant par une étude de leur forme que de leur contenu.

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14 Ce travail, qui demande une mise en série autant qu’une analyse minutieuse de ces documents, rend plus que jamais nécessaire le dialogue de spécialités disciplinaires parfois peu habituées à mettre en commun leurs compétences (paléographie, linguistique, droit, histoire, au-delà de la papyrologie même). Et ce n’est pas le moindre de ses mérites.

NOTES

39. Voir L. WENGER, QUELLEN DES RÖMISCHEN RECHTS, VIENNE, 1953 ; J.-L. FERRARY, « L’ÉPIGRAPHIE JURIDIQUE ROMAINE : HISTORIOGRAPHIE, BILAN ET PERSPECTIVES », IN LE MONDE ROMAIN À TRAVERS L’ÉPIGRAPHIE : MÉTHODES ET

PRATIQUES. ACTES DU XXIVE COLLOQUE INTERNATIONAL DE LILLE (8-10 NOVEMBRE 2001), J. DESMULLIEZ, CHR. HOËT-VAN

CAUWENBERGHE (DIR.), LILLE, 2005, P. 35-70.

40. B. LEGRAS, « LA PAPYROLOGIE DOCUMENTAIRE GRECQUE EN 2005 : BILAN ET PERSPECTIVES », ANABASES 1 (2005), P. 215-231 : « […] LA DISCIPLINE ÉTUDIANT LES TEXTES ANTIQUES VENUS D’ÉGYPTE ÉCRITS À L’ENCRE, QU’ILS SOIENT ÉCRITS SUR PAPYRUS, SUR TESSONS (OSTRACA), TABLETTES DE BOIS, CUIR, PARCHEMIN, LIN, ETC. » (P. 217), AVEC DEUX PRÉCISIONS : LES TABLETTES EN BOIS INCISÉES RELÈVENT ÉGALEMENT DE CE DOMAINE ; LES PAPYRI NE PROVIENNENT PAS TOUS D’ÉGYPTE. 41. Id., p. 220.

42. L. WENGER, « THE IMPORTANCE OF GREEK PAPYROLOGY IN THE STUDY OF ROMAN LAW », BIDR, 1936-1937, P.

421-427, ICI P. 422 ; H.-A. RUPPRECHT, « ZU ENTWICKLUNG, STAND UND AUFGABEN DER JURISTISCHEN PAPYROLOGIE »,

IN AKTEN DES 23. INTERNATIONALEN PAPYROLOGEN-KONGRESS. WIEN, 22-28 JULI 2001, B. PALME (HG.), VIENNE, 2007, P. 623-631, ICI P. 623.

43. B. LEGRAS, « LA PAPYROLOGIE JURIDIQUE GRECQUE : LA FORMATION D’UNE DISCIPLINE », IN V. AZOULAY, R.

GHERCHANOS, S. LALANNE (ÉD.), LE BANQUET DE PAULINE SCHMITT PANTEL. GENRE, MŒURS ET POLITIQUE DANS L’ANTIQUITÉ

GRECQUE ET ROMAINE, PARIS, PUBLICATIONS DE LA SORBONNE, 2012, P. 559-571 ; B. ANAGNOSTOU-CANAS, « L’ACTUALITÉ

EUROPÉENNE DE LA PAPYROLOGIE JURIDIQUE », IN GRECS, JUIFS, POLONAIS. À LA RECHERCHE DES RACINES DE LA CIVILISATION EUROPÉENNE, VARSOVIE-PARIS, ACADÉMIE POLONAISE DES SCIENCES, 2006, P. 101-116. 44. Des dossiers papyrologiques provenant d’autres régions de l’empire, ont été étudiés, en particulier les papyri du Moyen Euphrate, édités par D. Feissel et J. Gascou (« Documents

d’archives romains inédits du Moyen Euphrate (IIIE S. APR. J.-C.) », CRAI, 1989, 133(3), P. 535-561 ET POUR LES

PÉTITIONS, VOIR JOURNAL DES SAVANTS, 1995, P. 65-119).

45. B. PALME, « THE RANGE OF DOCUMENTARY TEXTS : TYPES AND CATEGORIES », IN R.S. BAGNALL (ÉD.), THE OXFORD

HANDBOOK OF PAPYROLOGY, OXFORD, 2011, P. 358-394, EN PARTICULIER P. 363-370 ET 374-377. 46. B. ANAGNOSTOU-CANAS, « L’ACTUALITÉ EUROPÉENNE DE LA PAPYROLOGIE JURIDIQUE », IN GRECS, JUIFS, POLONAIS, P. 104, N. 4. 47. B. KELLY, PETITIONS, LITIGATION, AND SOCIAL CONTROL IN ROMAN EGYPT. OXFORD STUDIES IN ANCIENT DOCUMENTS, OXFORD, OXFORD UNIV. PR., 2011. 48. B. KELLY, PETITIONS, P. 10.

49. Expression reprise de R.H. MNOOKIN ET L. KRONHAUSER, « BARGAINING IN THE SHADOW OF THE LAW : THE

CASE OF DIVORCE », YALE LAW JOURNAL 88 (1979), P. 950-997. 50. B. KELLY, PETITIONS, P. 244-286.

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51. A. BRYEN, VIOLENCE IN ROMAN EGYPT. A STUDY IN LEGAL INTERPRETATION, PHILADELPHIA, UNIVERSITY OF PENNSYLVANIA PR., 2013. 52. A. BRYEN, VIOLENCE, P. 142 : WEAK PLURALISM DESIGNATES A PLURAL REGIME IN WHICH THE STATE NEVERTHELESS MONOPOLIZES LAW-CREATING OR DELEGATES THESE POWERS TO VARIOUS AUTHORIZED GROUPS WHILE PRESERVING DISTINCTIONS AMONG ITS SUBJECTS. IT CAN TAKE VARIOUS FORMS : THE STATE CAN RECOGNIZE AND LEGITIMATE DIFFERENT PRACTICES, ALLOWING THEM TO STAND AS SEMI-AUTONOMOUS SYSTEMS OF JURISDICTION. […] STRONG LEGAL PLURALISM, ON THE OTHER HAND, ENTAILS A CLAIM THAT “LAW” CAN EXIST INDEPENDENT OF STATE AUTHORITY. IN SUCH A SYSTEM, DIFFERENT GROUPS CREATE AND REINFORCE NORMATIVE ORDERS, DEFINE WHAT IS RIGHT AND WRONG, USE TACTICS OF SOCIAL CONTROL TO ENFORCE THESE NORMATIVE VISIONS, AND THUS MAKE LAW AS WELL. THESE TACTICS OF SOCIAL CONTROL CAN BE MORE OR LESS FORMAL OR EFFECTIVE – THEY RANGE FROM SHAMING AND MORAL CENSURE, AT ONE END, TO BRUTE VIOLENCE AGAINST TRANSGRESSORS OF THE NORMATIVE ORDER AT THE OTHER. 53. Sur la pratique des corrections dans les pétitions, voir R. LUISELLI, « AUTHORIAL REVISION OF

LINGUISTIC STYLE IN GREEK PAPYRUS LETTERS AND PETITIONS (A.D. I-IV) », IN T.V. EVANS, D.D. OBBINK (ÉD.), THE

LANGUAGE OF THE PAPYRI, OXFORD, OXFORD UNIV. PR., 2010, P. 71-96. 54. A. BRYEN, VIOLENCE, P. 156-163. 55. A. BRYEN, VIOLENCE, P. 164.

56. T.V. EVANS, D.D. OBBINK (ÉD.), THE LANGUAGE OF THE PAPYRI, OXFORD, OXFORD UNIV. PR., 2010. 57. R.S. BAGNALL (ÉD.), THE OXFORD HANDBOOK OF PAPYROLOGY, OXFORD, OXFORD UNIV. PR., 2009. 58. Parmi de nombreuses références, on citera en particulier les pages consacrées par Jean-Luc Fournet au latin comme langue de la loi (J.-L. FOURNET, « THE MULTILINGUAL ENVIRONMENT OF LATE

ANTIQUE EGYPT : GREEK, LATIN, COPTIC, AND PERSIAN DOCUMENTATION », ICI P. 425-427 ET E. DICKEY, « LATIN

INFLUENCE AND GREEK REQUEST FORMULAE », IN T.V. EVANS, D.D. OBBINK, THE LANGUAGE OF THE PAPYRI, P. 208-220 ;

J.G. KEENAN, J.G. MANNING, U. YIFTACH-FIRANKO (ÉD.), LAW AND LEGAL PRACTICE IN EGYPT FROM ALEXANDER TO THE ARAB CONQUEST. A SELECTION OF PAPYROLOGICAL SOURCES IN TRANSLATION, WITH INTRODUCTIONS AND COMMENTARY, CAMBRIDGE, NEW YORK, CAMBRIDGE UNIVERSITY PR., 2014, CHAP. 3 : « THE LANGUAGES OF THE LAW ». 59. Sur cette idée d’un déclin de la culture juridique, soulignée par l’adjectif « postclassique », voir J. HARRIES, « ROMAN LAW AND LEGAL CULTURE », IN THE OXFORD HANDBOOK OF LATE ANTIQUITY, OXFORD, OXFORD UNIV. PR., 2012. 60. On y trouvera aussi le compte rendu du premier workshop, tenu en février 2015.

61. S. AMMIRATI, M. FRESSURA, D. MANTOVANI, « CURIALES E COHORTALES IN P. GEN. LAT. INV. 6. UNA NUOVA VERSIONE DI

UNA COSTITUZIONE DI ONORIO E TEODOSIO II DEL 423 », ZRG RA 132 (2015) [À PARAÎTRE]. 62. L’editio princeps a été proposée par P. RADICIOTTI, « INTERPRETATIO DEL CODICE THEODOSIANO IN UN

PAPIRO DI GINEVRA », SEP 8 (2011), P. 105-111. 63. Sur les travaux de Dario Mantovani concernant la culture juridique et en particulier la pertinence d’une « littérature » juridique, voir ses conférences au Collège de France en avril 2013 (http://www.college-de-france.fr/site/john-scheid/guestlecturer-2013-04-02-11h00.htm et liens suivants pour l’ensemble des conférences), à paraître aux Belles Lettres.

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AUTEUR

HÉLÈNE MÉNARD EA 4424-CRISES, Université Paul Valéry Montpellier 3 ; Labex ARCHIMEDE (programme ANR-11-LABX-0032-01) [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Les mots de l'Antiquité 8 (coordonné par Magali Soulatges)

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Entre graffiti et graff : un simple écart de langage ? À propos de deux livres récents64

Manuel Royo

1 En 2012 s’est tenue à Nîmes, dans la chapelle des Jésuites, une exposition sur les graffitis gallo-romains. Réalisée par Alix Barbet et Michel Fuchs, elle avait été initialement présentée au Musée romain de Lausanne-Vidy. Son titre, Les Murs murmurent, fait explicitement référence au documentaire d’Agnès Varda tourné en 1981 sur les murs peints et les graffitis de Los Angeles65. La cinéaste, sous le charme de ces murs, partait à la rencontre des artistes et des communautés, multipliant les éclairages (ethnologique, sociologique, historique, politique ou plastique) d’un « art » éminemment éphémère.

2 La référence ne doit pas étonner. Telle est un peu la marque du directeur du Musée romain de Lausanne, Laurent Flutsch, qui est bien connu pour avoir conçu ces dernières années d’autres expositions où il proposait de lire l’Antiquité à l’aune des pratiques du présent. Quand il ne relie pas l’antiquité lémanique à notre quotidien66 afin de la rendre présente et vivante, il imagine de nous projeter dans l’avenir burlesque d’une exposition des « trésors » de notre ordinaire contemporain, revus et réinterprétés, évidemment de façon fantaisiste, par des archéologues du Ve millénaire : mise en perspective des lacunes de notre savoir sur le passé, du grossissement des effets de la mémoire, mais aussi leçon d’humilité vis-à-vis de notre ignorance67.

3 C’est une passerelle en sens inverse, comme dans Passé Présent, qu’il suggère de tendre entre graffs contemporains et graffitis antiques au travers de la présentation d’une centaine d’exemplaires gallo-romains rassemblés thématiquement et commentés par les auteurs du catalogue. Référence est explicitement faite, dès le préambule, aux tags et graffs contemporains, à cette « littérature de pissotière », exemples à l’appui, qui apostrophent comme peuvent le faire à deux mille ans de distance les témoignages de leurs lointains auteurs.

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4 De manière tout aussi symbolique le catalogue s’ouvre sur l’image d’un mur peint comme une fresque antique où le visiteur de l’exposition était invité à laisser la trace de son passage par un graffiti et se conclut sur celle d’une fresque expérimentale du CEPMR68 sur laquelle la commissaire de l’exposition, Alix Barbet, a gravé, respectant les vides d’une paroi volontairement lacunaire, un SIC TRA[nsit g]LORIA [mu]NDI. Fragments de paroi et de lettres mettent ainsi en résonance le caractère doublement éphémère de ces vestiges comme du geste dont ils conservent trace, tandis qu’en écho la formule chrétienne vient pasticher le prétendu fac-similé de l’Antique.

5 En ce domaine et compte tenu des rapprochements que fait Laurent Flutsch dès le préambule du catalogue, peut-on considérer ces graffitis antiques au prisme de nos catégories contemporaines ? À rebours, dans quelle mesure graffs et tags actuels s’inscriraient-ils dans une certaine forme de réception d’une pratique antique qu’ils renouvelleraient alors ? Écriture d’impulsion, officieuse et ancrée dans la vie quotidienne, le graffiti antique se prête volontiers à une approche historienne en donnant à celle-ci l’épaisseur humaine que textes épigraphiques officiels, écrits littéraires ou vestiges monumentaux ont parfois du mal à animer. Henri Labrouste, architecte Prix de Rome, ajouta ainsi des graffitis sur les murs et les colonnes de sa restauration du Temple de Neptune de Pæstum soumise à l’Académie en 182969. À leur tour, deux ouvrages récemment parus sont revenus sur la « matérialité » et les rapports avec la littérature de cette écriture si différente70, parole « écrite » qui dit l’instant d’une société71 lors même que son corpus, sa langue et parfois sa signification paraissent excéder notre capacité à en tracer les limites. Le choix des rubriques du catalogue (« comptes, poids et dates », « exercices de stylet », « rois de l’arène », « chasse et nature », etc.) traduit le désir de réduire l’altérité de ces graffitis que souligne encore leur difficile lisibilité et d’affirmer qu’au-delà des contingences historiques de nos sociétés respectives, les graffitis relèvent d’une commune humanité, travaillée par les mêmes préoccupations que celle-ci continue d’afficher depuis toujours sur ses murs : identité, sexe, pouvoir, argent, jeu, etc. Le parallèle est effectivement tentant entre ces sexes gravés sur le portique des villas d’Yvonand ou de Saint-Pierre-de-Nazac et ceux dessinés à la craie sur tel portone de Rome aujourd’hui, ou entre ces noms inscrits, comme au hasard, sur des parois antiques et ceux, tracés à la bombe, sur les murs ou le mobilier de nos villes.

6 Il n’est cependant pas sûr qu’à faire abstraction des contextes, nous puissions aller au- delà de ces idées générales. À bien y regarder, le plus petit commun dénominateur à ces pratiques éloignées dans le temps se résume au désir de laisser la trace passagère d’un geste lui-même éphémère.

7 Lorsqu’Alix Barbet réalise un pastiche de graffiti antique, elle reprend sciemment les codes qui accompagnaient la pratique qu’elle imite. Même si elle est moins explicite, l’invitation faite aux visiteurs de graver une trace de leur passage sur un mur ad hoc prétend retrouver l’impertinence antique et joue avec humour sur la réception. Il s’agit bien de s’inspirer de l’Antique, d’en rejouer les pratiques et d’en exploiter les codes. Il en va exactement de même avec Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia de Pascal Quignard et la Venere degli Stracci de Michel Angelo Pistoletto, mimétisme formel pour le premier, détournement par l’arte povera, pour le second, des codes hérités du néo- classicisme qui remet en question notre monde consumériste. Mutatis mutandis, graffeurs et tagueurs seraient-ils sans le savoir les héritiers de leurs ancêtres gallo- romains ? Le marquage symbolique auquel ils se livrent dans l’espace urbain s’adresse

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en fait à un autre monde. Si les contenus peuvent être parfois identiques – revendications, provocations, apostrophes comme sur certains murs d’Athènes ou de Lisbonne aujourd’hui – c’est sans doute moins ceux-ci que l’univers de référence où s’inscrivent ces gestes qui leur donne sens.

8 Dans Koolkiller ou l’insurrection par les signes, un texte qu’il publie en 1976, Jean Baudrillard analyse la signification de l’irruption des graffitis à New York au tout début des années 70 dans un contexte qui suit les grandes révoltes urbaines des années 1967-1970. Dans la ville moderne, « chaque pratique, chaque instant de la vie quotidienne est assigné par de multiples codes à un espace/temps déterminé72 ». La ville historique, celle qui a vécu jusqu’au XIXe ou au début du XXe siècle, politico- industrielle et socialement hétérogène, cède rapidement la place à un environnement de signes qui la quadrillent de codes, et ce « sur la base d’une définition analytique : habitat, transport, travail, loisir, jeu, culture – autant de termes commutables » dans un espace à la fois indifférencié et hautement discriminant. Manière de venir rompre cet enfermement dans la « forme/signe », le tag vient subvertir l’ordre anonyme et référencé de la ville en requalifiant l’espace urbain en « territoire collectif par le biais d’appellations totémiques dissolvant la fonctionnalité de sa signalétique73 ». Signature illisible, le tag l’est volontairement, tout comme il est là pour recouvrir, dégrader, salir et perturber tous ces codes installés. Écriture sans souci de communiquer, signifiant sans signifié, il n’est pas cependant sans message, défi retissant un réseau sur le réseau, propre aux marges revendiquées d’une classe d’âge ou d’exclus, réaction « tribale » temporaire, d’individus ou de groupes en attente d’une hypothétique intégration dans le « réseau74 ». Cela n’a guère à voir avec nos illustres ancêtres qui affichaient et leur nom et leurs exploits, comme ce Rennais qui se vantait d’avoir baisé vingt-cinq fois sa petite amie75.

9 Aucun des tagueurs actuels ne reproduit, même inconsciemment, un geste ancien, sauf à prendre uniquement en compte ce désir particulier d’expression. Les codes ont changé. Et cela même lorsque ces écritures urbaines revendiquent une esthétique. Le statut, qu’avec parfois la complicité des acteurs eux-mêmes les municipalités leur accordent en mettant à leur disposition des espaces à eux réservés, est souvent un moyen peu coûteux d’intégrer cette subversion au « réseau des réseaux » et de contrôler la prolifération de cette écriture sauvage. En ce sens, la référence au documentaire d’Agnès Varda est tout aussi décalée. L’espace propre à la peinture murale romaine est à ce point codifié qu’on aurait du mal à faire un parallèle entre les murs peints modernes et l’exceptionnelle représentation de bateau gravée à la pointe qui, comme s’il s’agissait d’un tableau, respecte parfaitement la structuration de la fresque monochrome dans une des pièces de la villa du Viély à Cucuron76.

10 Si notre monde contemporain paraît sur ce point s’inscrire en rupture, il n’en a pas toujours été ainsi. Paradoxalement, le graffiti peut aussi traduire une certaine forme de réception de l’Antique, au moins de la Renaissance au XVIIIe voire au XIXe siècle. Au terme d’un parcours d’un an passé à recueillir les graffitis apposés à Rome sur des œuvres majeures par une population de soldats, de touristes ou d’artistes, Charlotte Guichard propose d’y voir plus que la simple trace du passage de ces voyageurs, illustres ou anonymes77.

11 Julien Gracq parlait de « cette alluvion de mots qui recouvre Rome comme une palissade se recouvre d’affiches78 ». Ce sont ici pour l’essentiel des noms propres, suivis d’une date, que l’on trouve gravés ou apposés à la frontière du visible. Manifestant par

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leur position sur le bord des œuvres un respect paradoxal pour celles-ci, ces signatures « enregistrent une expérience, celle d’avoir été au contact du monde enfoui de l’Antiquité79 » ou des chefs-d’œuvre de prédécesseurs ou de contemporains illustres, Raphaël, les Carrache, etc. Elles sont comme autant de « reconnaissances de dettes », attestations d’une tradition commune qui lient entre eux voyageurs et artistes qui se succèdent et confessent ensemble les avoir soit copiés soit admirés, partageant ainsi les mêmes modèles d’exemplarité. C’est ainsi Johann Christian von Mannlich qui, en 1767, grave son nom sur le stuc doré du soubassement de la galerie des Carrache, témoignant de ses journées passées à copier les fresques80 et dont le nom vient s’ajouter à une longue liste d’autres artistes qui ont fait de même81. C’est David, qui signe en 1784, de manière presqu’invisible, sur une des fresques de la Farnésine, sous le nom de celui qui les restaura en 1693 avec considération, Carlo Maratta. Toutes ces marques tracent ainsi un double parcours, spatial et temporel, mais dont le but n’est pas de substituer un réseau tribal à un territoire fonctionnel commutable. À l’opposé, ces signes « actualisent les œuvres et les inscrivent dans un présent82 » aux temporalités multiples faites de raccourcis, d’oublis et de réminiscences. Qu’il s’agisse alors d’un artiste ou d’un simple amateur n’a guère d’importance : le témoignage d’émulation de l’artiste ou le simple acte de présence du touriste atteste d’un rapport quasi sacré à l’image qu’il n’est pas question ici de chercher à dégrader en y ajoutant un patronyme. Cette idée de dégradation ne vient que tardivement, portée par l’obsession moderne du patrimoine83 qui scelle ce que la réception pouvait avoir de vivant dans un « glacial enregistrement muséal84 ». Curieusement celui-ci semble contemporain de la transformation progressive de la ville en « polygone de signes85 » lorsque le graffiti est renvoyé à son unique dimension transgressive et provocatrice. Tout au plus ne reste-t-il aujourd’hui que le geste qui consiste à se « selfier » devant l’œuvre, ultime forme d’un hommage plus éminemment narcissique encore que ne pouvait l’être le graffiti.

12 Alors que ce graffiti moderne interroge l’histoire de l’art en donnant une dimension archéologique à l’histoire d’un chef-d’œuvre, parce qu’il parle d’historiographie et de réception autant, sinon plus, que de dégradations – et quand bien même, ces dernières font aussi partie de l’œuvre et de son histoire –, le graffiti antique paraît difficilement réductible à ses descendants modernes. Le « champ des signes », pour reprendre l’expression d’Alix Barbet, ne se déploie pas dans le même contexte. Objet d’histoire, le geste antique transmet un message univoque indépendamment d’une quelconque problématique de réception – tout au plus peut-il parfois s’agir de citations ou d’allusions à des textes littéraires contemporains86. Malgré l’apparence et le contenu, identiques parfois, ou la forme des messages que laissent nos contemporains sur les murs des différents lieux de nos villes, il est malaisé de voir là l’héritage direct des témoignages de l’Antiquité, tant l’espace dans lequel ces graffs se déploient a changé depuis cent ans.

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NOTES

64. A. BARBET ET M. FUCHS (DIR.), LES MURS MURMURENT. GRAFFITIS GALLO-ROMAINS, MUSÉE ROMAIN DE LAUSANNE-

VIDY, GOLLION, INFOLIO ÉDITIONS, 2012 ; CH. GUICHARD, GRAFFITIS. INSCRIRE SON NOM À ROME, XVIE-XIXE SIÈCLE, PARIS, LE

SEUIL, 2014. 65. Mur Murs, documentaire d’A. VARDA, 1982. 66. Passé Présent. Lousonna ou l’Antiquité d’actualité, catalogue de l’exposition permanente « Lousonna Passé Présent », Musée romain de Lausanne-Vidy, Gollion, Infolio éditions, 2004. 67. Futur antérieur. Trésors archéologiques du 21e siècle après J.-C., Musée romain de Lausanne-Vidy, Gollion, Infolio éditions, 2002. 68. Centre d’études des peintures murales romaines, Abbaye de Saint-Jean-des-Vignes, Soissons, in Les Murs murmurent, p. 193, n° 88, fig. 164. 69. Cité par GUICHARD, GRAFFITIS, P. 35-37.

70. J. A. BAIRD ET C. TAYLOR (DIR.), ANCIENT GRAFFITI IN CONTEXT, NEW YORK, ROUTLEDGE, 2011 ; K. MILNOR. GRAFFITI AND THE LITERARY LANDSCAPE IN ROMAN POMPEII, OXFORD, OXFORD UNIVERSITY PRESS, 2014. 71. Les Murs murmurent, p. 165 sq. 72. J. BAUDRILLARD, L'ÉCHANGE SYMBOLIQUE ET LA MORT, PARIS, GALLIMARD, 1976, P. 118-128. 73. M. KOKOREFF, « DES GRAFFITIS DANS LA VILLE », QUADERNI 6, HIVER 88/89, P. 85-86. 74. A. GUILLAIN, « L’ENFANCE DU GESTE : ÉCRITURE ET GRAFFITI », COMMUNICATION ET LANGAGES, N° 97, 3E TRIMESTRE 1993, P. 46-48. 75. Les Murs murmurent, n° 62, fig. 129, p. 148 sq. 76. Les Murs murmurent, fig. 116, p. 132 ; n° 55, fig. 113, p. 136. 77. GUICHARD, GRAFFITIS, P. 15-30. 78. J. GRACQ, AUTOUR DES SEPT COLLINES, PARIS, CORTI, 1988, P. 68. 79. GUICHARD, GRAFFITIS, P. 52. 80. GUICHARD, GRAFFITIS, P. 18. 81. GUICHARD, GRAFFITIS, P. 75 SQ. 82. GUICHARD, GRAFFITIS, P. 104 SQ. 83. GUICHARD, GRAFFITIS, P. 108 SQ. ; P. 135 SQ. 84. GRACQ, AUTOUR DES SEPT COLLINES, P. 117. 85. BAUDRILLARD, KOOLKILLER, P. 118 SQ. 86. P. KEEGAN, « BLOGGING ROME : GRAFFITI AS A SPEECH-ACT AND CULTURAL DISCOURSE », IN ANCIENT GRAFFITI IN

CONTEXT : 165-190 ; K. MILNOR. GRAFFITI, CHAP. 4 (A CULTURE OF QUOTATION : VIRGIL, EDUCATION, AND LITERARY OWNERSHIP).

AUTEUR

MANUEL ROYO Université de Tours CeTHiS EA 6298 [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

L'Atelier des doctorants 11 (coordonné par Adeline Grand- Clément)

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Approche historique et spatiale de la Phénicie hellénistique : cités, territoires, modélisation

Élodie Guillon

1 À l’été 332 av. J.-C., Alexandre le Grand parvient à occuper la cité de Tyr après sept mois de siège, marquant ainsi la fin de la conquête de la Phénicie87. Au contraire de Tyr, les autres cités phéniciennes se sont rendues au conquérant. Le fait que ces cités se livrent sans combattre et qu’elles transforment dans la foulée leurs institutions politiques, abandonnant la royauté au profit d’un régime civique88, a longtemps été interprété comme une preuve du philhellénisme des Phéniciens et comme la marque de l’hellénisation de leur société.

2 Pourtant, depuis plusieurs années, la période hellénistique fait l’objet d’une profonde réévaluation scientifique qui a conduit à réviser le concept même d’hellénisation, hérité d’une lecture de l’époque adoptée dès le XIXe siècle, qui fondait l’ensemble de ses interprétations sur une vision unilatérale de la dynamique entre Grecs et Proche- Orientaux. En effet, suite aux travaux de J. G. Droysen (1808-1884)89, l’attention des historiens s’est centrée sur les rapports culturels entretenus par les Gréco-Macédoniens et les habitants du Proche-Orient, pensés au miroir du colonialisme contemporain : les parallèles furent alors établis entre les colons européens et les troupes d’Alexandre d’une part, entre les Africains ou les Asiatiques, et les barbares de l’Antiquité d’autre part90 ; l’époque hellénistique devint ainsi un tournant culturel, négocié par les Grecs apportant la civilisation à l’Orient. Les fondations de cités et la diffusion du grec et des savoirs s’exprimant dans cette langue furent regroupés sous le label d’« hellénisme » (Ellenismus).

3 La dichotomie Grecs/Orientaux perdura jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, car la décolonisation, si elle invita à revisiter les dynamiques culturelles de cette période, ne remit pas en question ce « grand partage » ; il favorisa une interprétation en termes de contre-acculturation et de résistance culturelle91. Ce n’est que dans les années 1980-1990, en particulier avec le processus de réflexion autour du multiculturalisme aux États-Unis et la chute de l’URSS, que s’est développée la vision

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d’un monde multipolaire aux logiques culturelles complexes et pluridirectionnelles. L’hétérogénéité des contextes hellénistiques déboucha sur une remise en question de la notion excessivement univoque d’hellénisation, peu à peu délaissée au profit de concepts plus riches et plus adaptables, tels que celui de « transfert culturel92 ».

4 Le dossier des cités phéniciennes n’a émergé que récemment, avec le réexamen des corpus de sources ainsi qu’une première tentative de synthèse sur ses paysages religieux d’époque hellénistique93. Dans le cadre de ce processus, les historiens du monde phénicien ont eu tendance à considérer le territoire des cités davantage pour en établir les limites que pour comprendre son organisation. Ils ont eu du mal à se départir des cadres territoriaux proprement grecs, reposant sur les notions d’asty et de chôra ; ils se sont insuffisamment affranchis des typologies modernes (ville/campagne, bourg, village, etc.) qui traduisent une conception contemporaine de l’espace.

5 Or ce dernier peut être défini comme un champ d’expression des sociétés, au même titre que les discours et les écrits qu’elles produisent94. L’objectif de notre thèse95 a donc été de repérer et d’analyser les spécificités phéniciennes en matière de pratiques spatiales, c’est-à-dire leur façon d’organiser les cités, d’administrer les territoires et d’y circuler. En l’absence de littérature phénicienne, cette manière spatiale de discourir constitue une fenêtre ouverte sur la société et les conceptions phéniciennes des rapports de l’homme à son environnement.

Figure I : Carte des itinéraires pédestres modélisés en Phénicie (©Élodie Guillon)

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L’espace phénicien antique : prise en compte et développement de l’objet d’étude spatial

6 Si les chercheurs n’ont jamais nié le fait que les cités phéniciennes possédaient un territoire, ils ont toutefois tardé à le considérer autrement que comme une bande côtière limitée par la montagne, occupée par des établissements urbains entièrement tournés vers la mer96. En 1995, cependant, la contribution de J.-F. Salles97, dans l’ouvrage de synthèse intitulé La civilisation phénicienne et punique. Manuel de recherche, marqua une rupture dans la définition traditionnelle de la Phénicie. L’auteur proposa en effet de considérer l’espace phénicien non plus seulement comme un arrière-plan, un port de départ vers la Méditerranée, mais comme un sujet de recherche à part entière au sein des études phéniciennes. C’est dans cette logique que les cités d’Arwad et de Sidon, en particulier, ont fait l’objet de synthèses historiques à partir de l’ensemble des sources disponibles. Les cités y sont étudiées comme des entités cohérentes, dont les territoires sont occupés par différentes agglomérations interconnectées et structurés par des voies de circulation. Dans la même perspective d’un renouvellement des échelles de réflexion sur l’espace phénicien, des programmes de prospections archéologiques se sont mis en place en Syrie et au Liban pour réfléchir au fonctionnement de microrégions, telles que le Akkar ou la Béqaa98.

7 Le corpus phénicien, il faut le concéder, est maigre, comparativement à ceux de la Grèce et des aires puniques, pour lesquelles les études spatiales se sont développées depuis plus de trente ans99. L’étude des territoires des cités phéniciennes a donc dû s’appuyer sur une méthodologie différente de celles utilisées dans les études grecques et puniques, qui met à contribution des outils d’analyse tirés de la géographie capables de s’adapter aux contraintes d’une documentation disparate et essentiellement archéologique. L’espace devient alors le point de départ d’une enquête qui, en mobilisant l’ensemble des sources disponibles, vise à le comprendre et à en tirer des informations de type historique.

Les outils géographiques au service des études historiques

8 Cette enquête s’est inspirée d’un travail collectif mené en Lodévois (Hérault), reposant sur un corpus documentaire hétéroclite de sites archéologiques datés des premiers siècles de notre ère jusqu’à l’époque moderne100. Ces sites ont été classés hiérarchiquement suivant les époques101 pour modéliser des réseaux de fonctionnement constitués de pôles et d’établissements secondaires reliés aux premiers. Si le sens des interactions est déterminé par le modèle lui-même, leur caractérisation – les types et l’intensité des échanges – revient aux archéologues et aux historiens qui analysent les résultats selon leur connaissance des différents contextes102.

9 Le corpus phénicien traité, composé de 51 sites archéologiques – avec leurs structures architecturales, l’ensemble du mobilier découvert, et les mentions dont ils font l’objet dans les sources grecques et romaines –, présente le même caractère lacunaire et hétéroclite que le corpus lodévois. Partant, les processus de traitement de la documentation ont été adaptés à la Phénicie, d’autant plus que le postulat de départ est

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le même qu’en Lodévois : les sites ont été liés par des relations impliquant des complémentarités et des dépendances à une époque historique. L’ensemble du corpus phénicien a donc été enregistré dans une base de données qui a permis d’organiser les données et de classer les 51 sites hiérarchiquement avant qu’ils soient intégrés à un modèle gravitaire103. La modélisation spatiale a abouti à créer des réseaux supposés d’interactions entre les sites, ainsi que des itinéraires de déplacement pédestre tenant compte de la topographie de la zone (fig. 1).

Résultats de la modélisation et nouvelles hypothèses sur la Phénicie hellénistique

10 Si les résultats sont un strict reflet de l’état du corpus, ils participent néanmoins à une relecture de la période hellénistique. Les bouleversements qu’elle engendre sur divers plans (politique, économique, religieux, etc.) ne semblent guère affecter les réseaux modélisés qui paraissent pérennes, ne subissant de changements qu’à l’échelle locale. Cette stabilité s’explique si l’on considère les reliefs qui marquent fortement la région et la grande résilience de ses pôles (les cités). Les réformes politiques et économiques menées au Proche-Orient par les souverains hellénistiques ne sont cependant pas restées sans conséquence, comme en témoignent les sources archéologiques et numismatiques. S’il est encore impossible d’identifier de façon sûre et de quantifier les flux marchands et humains empruntant les réseaux, on est amené à s’interroger sur ces derniers, qui se modifient probablement davantage (en nature et en intensité) que les voies empruntées à l’époque hellénistique104.

11 Par ailleurs, une nouvelle vision de la Phénicie a émergé. Les réseaux montrent en effet l’importance des connexions entre la côte et l’arrière-pays. La modélisation des itinéraires pédestres fait en outre ressortir l’intégration de la vallée de l’Oronte et de l’Anti-Liban aux circulations phéniciennes plus étendues qu’on ne le supposait. Ces itinéraires mettent également en avant le rôle des vallées et des cols qui concourent à former un ensemble cohérent permettant la communication entre les sites côtiers et les sites montagneux, mais également entre les sites d’arrière-pays sans passer par le littoral. Ces observations combinées avec l’analyse du mobilier archéologique aboutissent à qualifier la Phénicie et ses cités comme des territoires méditerranéens, au sens défini par P. Horden et N. Purcell105. En effet, dans leur fonctionnement spatial, les cités phéniciennes ressemblent à d’autres cités méditerranéennes, comme celle d’Érétrie, récemment étudiée par S. Fachard106 : elles sont un espace structuré et cohérent constitué de petits ensembles interconnectés – les microrégions caractérisées par un paysage, une cohérence politique ou économique.

12 Finalement, en s’attachant à exploiter et à valoriser la documentation issue des sites phéniciens par une approche scientifique inédite, cette recherche a révélé un espace phénicien à double dimension, à la fois terrestre proche-orientale, et maritime méditerranéenne. Le grand potentiel de la démarche adoptée, découlant de la possibilité d’actualiser et d’adapter le modèle, permettra de travailler, avec les mêmes objectifs, sur d’autres zones de peuplement et de mobilité phéniciennes, à commencer par le territoire insulaire d’Ibiza107, afin de dépasser l’image d’un paysage phénicien urbain et maritime au profit d’une étude approfondie des occupations dans leur environnement.

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NOTES

87. Arrien, Anabase d’Alexandre, II, 15-24 ; Diodore, Bibliothèque historique, XVII, 40-46 ; Polyen, Stratagèmes, IV ; Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 2-3.

88. M. SARTRE, D’ALEXANDRE À ZÉNOBIE. HISTOIRE DU LEVANT ANTIQUE, IVE SIÈCLE AV. J.-C.-IIIE SIÈCLE AP. J.-C., PARIS, 2001,

P. 150. LE CHANGEMENT DE RÉGIME EST VISIBLE SUR LES MONNAIES, SUR LESQUELLES UNE « ÈRE DU PEUPLE »

COMMENCE DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU IIIE SIÈCLE DANS TOUTES LES CITÉS.

89. J. G. DROYSEN, L’HISTOIRE DE L’HELLÉNISME (NOUVELLE ÉDITION PRÉFACÉE PAR P. PAYEN), GRENOBLE, 2005. 90. P. BRIANT, ROIS, TRIBUTS ET PAYSANS. ÉTUDES SUR LES FORMATIONS TRIBUTAIRES DU MOYEN-ORIENT ANCIEN, PARIS, 1982, P. 183. 91. M. WAELKENS ET AL., « INDIGENOUS VERSUS GREEK IDENTITY IN HELLENISTIC PISIDIA : MYTH OR REALITY ? », IN

M. DALLA RIVA (ÉD.) , MEETINGS BETWEEN CULTURES IN THE ANCIENT MEDITERRANEAN. PROCEEDINGS OF THE 17TH

INTERNATIONAL CONGRESS OF CLASSICAL ARCHAEOLOGY, ROME 22-26 SEPT. 2008, BOLLETINO DI ARCHEOLOGIA ON-LINE, 2010, P. 19-23.

92. J.-C. COUVEHNES, B. LEGRAS (DIR.), TRANSFERTS CULTURELS ET POLITIQUE DANS LE MONDE HELLÉNISTIQUE. ACTES DE LA

TABLE RONDE SUR LES IDENTITÉS COLLECTIVES (SORBONNE, 7 FÉVRIER 2004), PARIS, 2006, P. 5-8. ÉLABORÉ VERS 1985 PAR M. ESPAGNE ET M. WERNER, POUR PARLER DES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES, LE CONCEPT A ÉTÉ RAPIDEMENT REPRIS PAR LES ANTIQUISANTS, POUR SA GRANDE PLASTICITÉ QUI PERMET D’ENGLOBER UN ENSEMBLE DE NOTIONS POLÉMIQUES, DONT CELLE D’HELLÉNISATION, AFIN DE LES DÉPASSER. 93. Pour Sidon, C. Apicella, Sidon aux époques hellénistique et romaine, Tours, 2002. Pour Arwad, F.

DUYRAT, ARADOS HELLÉNISTIQUE. ÉTUDE HISTORIQUE ET MONÉTAIRE, BEYROUTH, 2005. POUR LA PHÉNICIE, C. BONNET, J.

ALIQUOT (DIR.), LA PHÉNICIE HELLÉNISTIQUE. NOUVELLES CONFIGURATIONS POLITIQUES, TERRITORIALES, ÉCONOMIQUES ET

CULTURELLES. ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL, TOULOUSE, 18-20 FÉVRIER 2013, LYON (SOUS PRESSE). 94. F. TOULZE, « CENTRE ET PÉRIPHÉRIE À ROME », URANIE 3, 2003, P. 87-118. 95. La thèse de doctorat intitulée Les arrière-pays des cités phéniciennes à l’époque hellénistique (IVe siècle-Ier siècle av. J.-C.). Approches historiques et environnementales d’une aire géoculturelle et dirigée par Corinne Bonnet et Jean-Michel Carozza a été soutenue le 8 novembre 2013 à l’UT2J. 96. Cette représentation provient d’une description de l’implantation d’établissements phéniciens en Sicile dans Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, VI, 2.6.

97. J.-F. SALLES, « PHÉNICIE », IN V. KRINGS (ÉD.), LA CIVILISATION PHÉNICIENNE ET PUNIQUE. MANUEL DE RECHERCHE, NEW

YORK, 1995, P. 553-582. 98. Tous les résultats ne sont pas publiés, mais, parmi les plus récents, pour le Akkar, K. BARTL, « AKKAR SURVEY 1997. ARCHAEOLOGICAL SURFACE INVESTIGATIONS IN THE PLAN OF AKKAR/NORTHERN LEBANON.

PRELIMINARY RESULTS », BAAL 3, 1998-1999, P. 169-179. POUR LA BÉQAA : M. HEINZ ET AL., « KAMID EL-LOZ IN THE

BEQA’A PLAIN/LEBANON. CONTINUITY AND CHANGE IN THE SETTLEMENT OF THE REGION », BAAL 5, 2001, P. 5-91. 99. Récemment, sur l’occupation du territoire : S. FACHARD, LA DÉFENSE DU TERRITOIRE. ÉTUDE DE LA CHÔRA

ÉRÉTRIENNE ET DE SES FORTIFICATIONS, ATHÈNES, 2012 ; SUR L’AGRICULTURE GRECQUE : L. FOXHALL, OLIVE CULTIVATION IN

ANCIENT GREECE. SEEKING THE ANCIENT ECONOMY, OXFORD, 2007. POUR LE MONDE PUNIQUE, P. VAN DOMMELEN, C. GÓMEZ

BELLARD (DIR.), RURAL LANDSCAPES OF THE PUNIC WORLD, LONDRES, 2008.

100. L. NUNINGER ET AL., « LA MODÉLISATION DES RÉSEAUX D’HABITATION EN ARCHÉOLOGIE : TROIS EXPÉRIENCES », M@PPEMONDE 83, 2006, P. 5, 10-11, 16 ET 18. 101. Le classement s’appuie sur la surface d’occupation estimée des sites et sur des analyses statistiques multivariées. L. NUNINGER ET AL., « LA MODÉLISATION », P. 6, 10 ET 19. 102. L. NUNINGER ET AL., « LA MODÉLISATION », P. 23. 103. Le modèle gravitaire, tiré de la théorie de la gravitation universelle énoncée par Newton en 1687, est utilisé pour formaliser et étudier les interactions entre deux entités spatiales (deux

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villes par exemple). P. GARMY, VILLES, RÉSEAUX ET SYSTÈMES DE VILLES. CONTRIBUTION DE L’ARCHÉOLOGIE, PARIS,

2012, P. 190-193 ; É. GUILLON, « L’ORGANISATION SPATIALE DES ARRIÈRE-PAYS DE LA PHÉNICIE HELLÉNISTIQUE (IVE-IER S.

AV. J.-C.). APPORT DE LA MODÉLISATION SPATIALE DE DONNÉES ARCHÉOLOGIQUES », CYBERGÉO (À PARAÎTRE). 104. S. ELAIGNE « LA VAISSELLE À VOCATION RÉGIONAL DE PHÉNICIE HELLÉNISTIQUE : APERÇU À PARTIR DES

ASSEMBLAGES DE BEYROUTH », IN C. BONNET, J. ALIQUOT (DIR.), LA PHÉNICIE. LA PUBLICATION PROGRESSIVE DES ÉTUDES DES CÉRAMIQUES HELLÉNISTIQUES DEVRAIENT PERMETTRE DE CARACTÉRISER DAVANTAGE LES ÉCHANGES ET LES FLUX. 105. P. HORDEN, N. PURCELL, THE CORRUPTING SEA : A STUDY OF MEDITERRANEAN HISTORY, OXFORD, 2000, P. 80. LES MICROECOLOGIES DÉSIGNENT DES TERROIRS ET DES PAYSAGES À PETITE ÉCHELLE, VARIANT SELON LES RÉGIONS. 106. S. FACHARD, LA DÉFENSE DU TERRITOIRE. 107. C’est l’objet d’un programme de recherche de deux ans financé par l’IDEX ATS PATRIMOINE DE

TOULOUSE : « PHÉNICIENS ET PUNIQUES À IBIZA. VIIE-IIIE SIÈCLES AV. J.-C. PATRIMOINE ARCHÉOLOGIQUE ET

MODÉLISATION SPATIALE ».

AUTEUR

ÉLODIE GUILLON Université Toulouse-Jean Jaurès (UT2J) PLH-ERASME - Maison de la Recherche [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Tradition de la pensée politique 4 (coordonné par Paolo Butti de Lima)

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Tragedy and History. About a Recent Book on Arnold Toynbee108

Vito Limone

1 The main aim of this book by Federico Leonardi is to propose a new view of Arnold Toynbee’s philosophy of history, tracing its roots back to a little known lecture the British historian delivered in Oxford on May 1920, The Tragedy of Greece. In fact, the book’s appendix contains the first Italian translation of the lecture (The Tragedy of Greece. A Lecture Delivered for the Professor of Greek to Candidates for Honours in Literae Humaniores at Oxford in May 1920, Clarendon Press, Oxford 1921). In this conference Toynbee sketched his view of the civilization, that later he applied in his masterpiece, A Study of History, whose twelve volumes were composed and immediately edited by Oxford University Press between 1934 and 1961. Critics always agreed that Toynbee was irenistic and they dismissed his mix of history and theology, whereas Leonardi puts forward that Toynbee was tragic and consequently to understand history is to recognise its tragedy and to seek an alternative, a reconcilation.

2 The book is divided into three parts : firstly, an introductory essay reconstructs the most important topics of Toynbee’s lecture on the basis of his cultural and philosophical personality ; secondly, Leonardi reports a detailed, although selected bibliography of Toynbee’s works in which he lists not only the most remarkable books, articles and essays about different questions, from ancient civilization in general to Greek-Roman civilization, but he also suggests to the reader the corresponding Italian translations and the most useful critical literature ; finally, the last and and very interesting part consists in the first translation into Italian of the above mentioned lecture, The Tragedy of Greece, and of another lecture which he gave in Madrid on October 1951 (Cómo la historia greco-romana ilumina la historia general, Rústica, Madrid 1952), while he was accomplishing his A Study of History. Leonardi’s choice of editing these two lectures, the first dated 1920, the second 1951, is not accidental : in fact this allows the reader not only to compare Toynbee’s ideas before the redaction of his masterpiece with his ideas at the end of his project, but also to recognize that his philosophy of history and his image of the civilization are almost the same from 1920 to 1951. And Leonardi’s essay, which is a convincing critical presentation of this

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philosophy of history and this image of civilization, helps to acknowledge this conceptual continuity.

3 As Leonardi clearly shows in the first part of the book, Toynbee’s philosophical position, especially his interpretation of the historical process, must be comprehended considering the cultural context, e.g. French, German, British historiography among 18th and 19th century. One of the first and most significant works about this topic was F.R. Chateaubriand’s Essai historique sur les révolutions, published in 1797 (whose following English translation, Historical, political and moral essay on revolutions, was published in London in 1815, immediately after Napoleon’s fall) : in this book Chateaubriand insisted on the identity between revolutionary Athens, on the one hand, and revolutionary Paris, on the other hand. Neverthless, B. Constant in his De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, an address delivered at the Athénée Royal de Paris in 1819, and F. De Coulanges’ La Cité antique, published in 1864, stated that one of the most evident mistakes of 18th century historiography was the wrong stance about the political and cultural identity between ancient and modern societies. However, although 18th century historians thought that there was no difference between ancient and modern political systems, they introduced an important principle of historiography, i.e. the analogy. In fact they argued that ancient people, particularly Greeks, had a political system similar to modern politics, particularly French politics, because of an analogical comparison. The analogy became an important background through which to analyze historical events.

4 While in France the historiography alternated a successful judge about the analogical continuity among Ancients and Moderns and an austere criticism regarding this continuity, in England the publication of E. Gibbon’s The history of the decline and fall on the Roman Empire, between 1776 and 1788, imprinted a confirmation to the application of analogical method to historiography : the idea of the Commonwealth, for instance, seemed to have been preceded and anticipated by the Dealian League, built by Athens in 5th century b.C. Moreover, in Germany, some years later, the historiography became a proper Altertumswissenschaft, particularly according to E. Meyer’s Geschichte der Altertums, published between 1884 and 1902, in which he extended the historiographical observation not only to Europe, but also to eastern people, and he strictly associated the historiographical research with the sciences of antiquity. These were the premises on the basis of which Toynbee formulated his idea of history, in particular ancient history : a) there is no identity between ancient and modern civilizations, but analogy, and an analogical relationship implies that, although there must be lots of similar topics in common between the civilizations which are compared, there must be also some differences ; b) the research in antiquity and in ancient history is proper a science and it interacts with other sciences of antiquity, e.g. the philology, although its method is analogical. This entire cultural context is well expressed by Leonardi in his introductory essay, and it suggests to the reader a clear image of the ideological and literary environment which influenced his works, included the lecture The Tragedy of Greece.

5 Toynbee’s view of history, as Leonardi states, is based on two main ideas. Firstly, he believes that Greek-Roman history is the model according to which the entire history of Europe can be interpreted. Leonardi explains that this concept is expressed by O. Spengler in his masterpiece, Der Untergang des Abendlandes. Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, published in two volumes in 1918 and 1922, where he focuses on the so

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called “Faustian Civilization”. According to Leonardi’s hypothesis, Toynbee’s idea that the Greek-Roman history is the model of the entire history and that it is possible to build a universal history on this basis depends on Spengler’s image of the “Faustian Civilization”. The other main idea of Toynbee’s philosophy of history is the “tragicity” of Europe, which, on the one hand, tries to create a universal and total image of history, also on Greek-Roman model and, on the other hand, can not enclose the events into an inclusive and conceptual model. This contradiction, which is analyzed by Toynbee, is well expressed by F. Nietzsche, particularly in his Die Geburt der Tragödie, published in 1872, and Unzeitgemässe Betrachtungen, composed between 1873 and 1876. Spengler and Nietzsche, as Leonardi clearly argues, are the two main sources of Toynbee’s conception of World History and of Ancient History. Moreover, according to these two premises – the world history’s claim to totality and the “tragicity” of this cultural project – Toynbee defines his image of Greek-Roman history. In particular, since the lecture that he delivered in 1920 he declares that the entire Greek-Roman history can be divided into three acts : 1) the first act corresponds to the period between 9th century b.C. and 431 b.C., during which there were the birth and the evolution of Greek civilization, the increase of the póleis, the Greco-Persian Wars, the foundation of the Delian League as defense against external enemies ; 2) the second act corresponds to the period between 431 b.C. and 31 b.C. and consists in the succession of different sovereignties, i.e. the Athenians, the Spartans, the Thebans, finally the Macedonians and the Romans ; 3) the third act corresponds to the period between 31 b.C. and 7th century a.D., which is entirely characterized by the supremacy of Roman Empire and its final, necessary decline.

6 Leonardi suggests that, according to Toynbee’s interpretation of history, the civilization is always at a crossroad and is constantly bound to make choices : on the one hand, the civilization has the opportunity to go beyond its boundaries, extend its power and be always involved into war ; on the other hand, each civilization has the opportunity to mediate with other civilizations and so benefit from the results of this mediation. History, as Leonardi clearly explains, is always a history of civilizations, and each civilization is always at a crossroad and can either choose its own destruction, which results from its extension and the growth of its power, or its salvation, which comes from its mediation with other civilizations and, in other terms, a limitation of her its power. The history of civilizations is essentially tragic, i.e. is always called to opt her ruin or its salvation.

7 Leonardi gave us a new image of Toynbee’s philosophy, without sparing some hard critics to the British historian. Nevertheless, highlighting Toynbee’s virtues and flaws, Leonardi dares to hint at a new philosophy of history, balancing the relation between classical antiquity and the future of the West.

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NOTES

108. Federico LEONARDI, TRAGEDIA E STORIA. ARNOLD TOYNBEE : LA STORIA UNIVERSALE NELLA MASCHERA DELLA CLASSICITÀ, ARACNE, ATENE E GERUSALEMME 9, ROMA 2014, 160 P.

AUTHOR

VITO LIMONE Università Vita e Salute San Raffaele [email protected]

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Comptes rencus de lecture

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Mélanie BOST-FIEVET et Sandra PROVINI (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain. Fantasy, science-fiction, fantastique

Catherine Valenti

RÉFÉRENCE

Mélanie BOST-FIEVET et Sandra PROVINI (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain. Fantasy, science-fiction, fantastique, Paris, Classiques Garnier, 2014, 617 p. 39 euros / ISBN 978-2-8124-2993-4.

1 En juin 2012 s’est tenu à Rouen et à Paris un colloque pluridisciplinaire organisé conjointement par l’université de Rouen et par l’École pratique des hautes études, et intitulé « L’Antiquité gréco-latine aux sources de l’imaginaire contemporain : fantasy, fantastique, science-fiction ». Réunissant des hellénistes, des latinistes et néo- latinistes, mais également des spécialistes de littérature et d’études cinématographiques, il visait à interroger le retour de l’Antiquité, et en particulier de l’Antiquité gréco-latine, dans les œuvres de fiction contemporaines (XXe-XXIe siècles essentiellement), qu’il s’agisse de littérature fantastique ou de science-fiction, mais aussi de bande dessinée, de films de cinéma, voire de séries télévisées.

2 L’ouvrage réunissant les actes de ce colloque est un volume imposant de plus de six cent pages ; il collationne près d’une trentaine de contributions qui toutes s’interrogent sur les causes et les formes du regain d’intérêt pour la culture gréco- latine amorcé voici quelques décennies dans le monde anglo-saxon, mais également en France. À l’heure où l’enseignement des langues anciennes est en recul, où l’on nous annonce régulièrement la mort du grec et du latin, l’Antiquité apparaît cependant comme une source d’inspiration pour les créateurs, en particulier ceux qui évoluent

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dans le monde du fantastique et de la science-fiction. Comment expliquer ce paradoxe ?

3 Citant opportunément l’éditorial de Pascal Payen paru dans le dixième numéro d’ Anabases (« L’Antiquité et ses réceptions : un nouvel objet d’histoire », Anabases, 10, 2009), Mélanie Bost-Fiévet et Sandra Provini, toutes deux néo-latinistes, notent que les œuvres de fiction contemporaine qui mettent en scène l’Antiquité cherchent moins à se rattacher à une Antiquité réelle qu’à proposer des mondes imaginaires inspirés par une Antiquité plus ou moins fantaisiste, déjà transformée au fil des siècles par toute une série de médiations. Ainsi l’Antiquité que mobilisent nombre d’auteurs de science- fiction et de fantasy est-elle déjà en grande partie une Antiquité fictive, construite à partir d’œuvres-relais qui ont modelé dans la culture populaire une certaine vision de la Grèce et de Rome.

4 Les articles abordent différents aspects de cette réception contemporaine de l’Antiquité – ou en tout cas d’une certaine Antiquité – et sont classés en quatre grandes parties, chacune précédée d’une introduction particulière rédigée par les deux maîtresses d’œuvre de l’ouvrage, qui présentent les quatre grandes thématiques abordées dans le volume et remettent en perspective les différentes contributions. La première partie, « Réécriture des récits antiques », étudie la réappropriation contemporaine des grands récits de la littérature antique (particulièrement de l’Iliade, l’Odyssée et l’Énéide), en montrant quels usages en font les auteurs de la fin du XXe siècle ou du début du XXIe, depuis le déplacement de perspective – le narrateur homérique extérieur est souvent abandonné au profit d’un point de vue subjectif qui permet de mieux émouvoir le lecteur – jusqu’à l’utilisation de récits antiques pour aborder les thématiques les plus actuelles – par exemple les concepts de masculinité et de féminité.

5 Consacrée aux mythes et aux variations que leur font subir les auteurs contemporains, la deuxième partie distingue trois modes d’emprunt aux récits mythiques : le mode descriptif, le mode narratif et le mode symbolique. Le plus souvent, c’est un personnage qui est au cœur de ces trois formes de réappropriation : ainsi de Pygmalion, qui permet à la science-fiction d’interroger les bouleversements que constituent l’intelligence artificielle ou l’« homme-machine » ; mais il peut également s’agir d’un « lieu » mythique comme l’Atlantide, nom magique derrière lequel un grand nombre d’auteurs dissimulent des civilisations extra-terrestres plus ou moins avancées.

6 La troisième partie s’intéresse aux mondes fictionnels édifiés par les auteurs de science-fiction et de fantasy, et à leurs ressemblances, volontaires ou non, avec les civilisations de l’Antiquité. Alors que jusqu’aux années 1960-1970, c’est la référence médiévale qui présidait aux univers de science-fiction – on pense bien entendu à Tolkien, même s’il existe également chez cet auteur des références puisées dans le monde gréco-romain –, les emprunts au modèle des sociétés antiques sont aujourd’hui de plus en plus nombreux. L’allusion à des realia gréco-latins suscite chez le lecteur ou le spectateur une reconnaissance et une familiarité immédiates, en même temps qu’il donne de la crédibilité au monde imaginaire (c’est par exemple le rôle du Sénat intergalactique dans le Star Wars de George Lucas).

7 À travers les « hommages, clins d’œil et détournements », la quatrième partie envisage les réemplois humoristiques ou horrifiques des références antiques, ainsi que l’utilisation de noms ou de lieux antiques parfois approximatifs mais participant d’une forme de culture populaire. La saga Harry Potter, étudiée dans la troisième partie de l’ouvrage, aurait peut-être davantage trouvé sa place dans cette dernière partie, car J.

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K. Rowling fait justement un abondant usage de noms à consonances latines – sans parler des formules magiques utilisées par Harry et ses camarades. De même le découpage du volume amène-t-il à séparer deux contributions consacrées à la série télévisée Battlestar Galactica qui, si elles développent deux approches différentes de cette œuvre de fiction, auraient néanmoins gagné à être placées en regard l’une de l’autre.

8 Le volume n’en constitue pas moins une contribution foisonnante et passionnante à l’étude de la réception de l’Antiquité, et démontre au final à quel point la culture gréco- latine demeure profondément ancrée dans l’imaginaire des sociétés occidentales contemporaines.

AUTEURS

CATHERINE VALENTI

Université Toulouse-Jean Jaurès (UT2J) [email protected]

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Laurence BOULÈGUE, Hélène CASANOVA-ROBIN et Carlos LÉVY (dir.), Le Tyran et sa postérité dans la littérature latine de l’Antiquité à la Renaissance

Cyrielle Landrea

RÉFÉRENCE

Laurence BOULÈGUE, Hélène CASANOVA-ROBIN et Carlos LÉVY (dir.), Le Tyran et sa postérité dans la littérature latine de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier (« Renaissance latine »), 2013, 427 p. 39 euros / ISBN 978-2-8124-0793-2.

1 L’étude proposée met en avant l’évolution de la conception de la figure du tyran et du monarque absolu dans une perspective diachronique. Deux grandes parties permettent de mener à bien ce projet ambitieux. La première (« Le débat antique : le pouvoir, ses limites et ses dérives ») s’intéresse à deux moments essentiels. D’abord la fin de la République – marquée par la pensée politique de Cicéron et les grands imperatores – souligne les dérives, les excès et les limites de la quête du pouvoir personnel. Puis l’étude de l’empire romain avec la figure du princeps met en avant l’ambivalence des attitudes entre critique du pouvoir absolu et volonté de louer la stabilité du régime. La seconde partie (« Le prince et la cité au Moyen Âge et à la Renaissance : entre Dieu et les hommes ») explore l’héritage gréco-romain et les spécificités des autres périodes.

2 L’introduction est très riche et précise l’évolution du concept de tyrannie. Apparue chez les Grecs, la figure du tyran acquiert un rôle essentiel dans la structure politique de la cité, avant de prendre les traits du « mauvais roi » dans le monde romain. P.

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Vespérini (« Comment les philosophes ont légitimé la tyrannie ») poursuit l’approche épistémologique et conceptuelle, en s’intéressant au rôle des philosophes dans la légitimation du pouvoir impérial. Cicéron a très largement contribué à l’acculturation romaine de la notion de tyrannus, ce qui lui permit d’avoir une portée plus universelle. Plusieurs articles sont donc consacrés à Cicéron. Sa conception du tyran est intimement liée aux événements et à ses liens avec César, selon E. Malaspina (« Rome, an 45 av. J.- C. : Cicéron contre le tyran »). Grâce à sa correspondance, Cicéron construit la figure du gouverneur idéal et Fr. Prost (« Quintus Cicéron tyran d’Asie ? ») montre que le tyran est celui qui utilise mal son pouvoir et nuit autant à lui-même qu’à ses administrés. César a remis en cause les principes du mos maiorum et c’est à ce titre qu’il est condamné par l’Arpinate pour sa tyrannie déshonorante selon M. Jacotot (« La figure du tyran et le modèle aristocratique : le cas de César »). La mort du dictateur est aussi l’occasion de revenir sur la conception de la tyrannie, y compris dans le paysage urbain, comme le souligne G. Sauron (« Marc Antoine et la mort du tyran ») à travers le groupe statuaire du Pasquino. I. Gilda Mastrorosa (« Aspirations tyranniques et adfectatio regni dans la Rome archaïque et dans la première époque républicaine ») souligne deux conceptions différentes pour expliquer l’aspiration au pouvoir personnel : Cicéron accuse l’ambition, tandis que Tite-Live met en avant l’importance de la lutte des classes.

3 L’avènement du Principat a modifié la donne et la nécessité de légitimer ce nouveau régime a conduit à relire dans une perspective nouvelle – celle du pouvoir personnel – des épisodes républicains. En effet, la figure de Scipion l’Africain est un modèle offert à Auguste, mais pas seulement comme le souligne M. de Franchis (« La figure de Scipion dans la troisième décade de Tite-Live : un idéal pour le princeps ? »), puisque ce serait rejeter de nombreux aspects de la personnalité de Scipion. Les Controverses de Sénèque le Rhéteur accumulent les stéréotypes sur les tyrans (I. Cogitore, « Des tyrans de papier dans les Controverses de Sénèque le Père ») et illustrent un mode de pensée, tout en interrogeant les rapports à la réalité du temps. Même si le terme de tyrannus n’apparaît pas dans les Histoires de Tacite, la tyrannie y est omniprésente et Y. Benferhat (« Tacite et le tyran en filigrane dans les Histoires ») s’interroge sur les moyens dont disposent les historiens pour dénoncer un régime autocratique et despotique. V. Zarini traite « La figure du tyran dans la poésie latine de l’Antiquité tardive », en abordant les multiples héritages : rhétorique, philosophique, chrétien…

4 La seconde partie sur la tyrannie à l’époque médiévale et à la Renaissance est riche de nombreuses études de cas qui sont rassemblées dans deux grandes thématiques. La première met en exergue les liens entre les pouvoirs spirituel et politique (XIIe-XIVe siècle). La diversité des conceptions de la tyrannie est ainsi abordée dans plusieurs articles écrits par F. Rouillé (« La tyrannie à l’épreuve de la littérature. Arthur, Alexandre et le Policraticus de Jean de Salisbury »), A. Lamy (« La représentation de la tyrannie chez les maîtres de la scolastique, de Thomas d’Aquin à Jean Gerson ») et L. Hermand-Schebat (« Les figures du bon prince et du tyran dans la Senilis XIV, 1 de Pétrarque »).

5 Dans la partie sur l’idéal humaniste et les réalités historiques, H. Casanova-Robin (« De l’éducation du prince au spectre du tyran ») traite l’humanitas dans le De principe et le De immanitate de Giovanni Pontano, et insiste sur le détachement de la fonction politique du pouvoir divin. L. Boulègue (« Du miroir du prince à la réalité du tyran. La pensée politique d’Agostino Nifo et l’influence de Machiavel ») montre que les limites

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entre royauté et tyrannie sont changeantes ; tandis que B. Gauvin (« Sic tyrannis colitur : le dialogue Phalarismus d’Ulrich von Hutten ») s’intéresse à un portrait inversé et satirique du prince. N. Catellani-Dufrêne (« Tyran et tyrannicide dans l’œuvre de George Buchanan ») analyse la forme dégénérée de la royauté qui fait du tyran un monarchomaque. Enfin J. Nassichuck (« Le commentaire du Pro Sulla de Claude Mignault ») met en avant des influences stoïciennes.

6 Cet ouvrage collectif est donc essentiel pour mieux comprendre l’évolution de la conception de la tyrannie à travers les âges. La diversité des articles ne nuit absolument pas à la cohérence de l’ensemble et les études de cas enrichissent considérablement la réflexion.

AUTEUR

CYRIELLE LANDREA

Laboratoire ANHIMA [email protected]

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J.-P. DRÈGE et M. ZINK (éd.), Paul Pelliot : de l’histoire à la légende

Annick Fenet

RÉFÉRENCE

J.-P. DRÈGE et M. ZINK (éd.), Paul Pelliot : de l’histoire à la légende. Colloque international organisé par Jean-Pierre Drège, Georges-Jean Pinault, Christina Scherrer-Schaub et Pierre-Étienne Will au Collège de France et à l’Académie des Inscriptions et Belles- Lettres (Palais de l’Institut), 2-3 octobre 2008, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013, 598 p. 45 euros / ISBN 978-2-87754-290-6.

1 Cet ouvrage rassemble les contributions d’un gros colloque, organisé par plus de six institutions, tenu à l’occasion du centenaire de la visite du savant et explorateur français Paul Pelliot à Dunhuang en 1908, d’où il rapporta les fameux manuscrits datés des VIe-Xe siècles. La parution tardive de ces actes, aboutie grâce à la ténacité du sinologue Jean-Pierre Drège – ancien directeur de l’EFEO qui, ayant déjà œuvré au Centenaire de l’École en 2000, témoigne encore ici de son intérêt pour l’histoire de l’orientalisme –, explique que la bibliographie de la quasi-totalité des articles s’arrête en 2008. Le résultat en vaut la peine, puisque le volume ne réunit pas moins de vingt- trois études et deux avant-propos, tous (à l’exception de deux textes) en français : il convient à cet égard de saluer l’attachement de l’Académie à publier dans la langue de Molière.

2 La diversité des vingt-sept intervenants répond à la pluralité des domaines auxquels Paul Pelliot (1878-1945) a brillamment contribué par ses travaux : chinois bien sûr, mais aussi centro-asiatiques (p. 335-370), extrême-orientaux (p. 29-44), turcs (p. 419-432), mongols (p. 433-450), tibétains (p. 371-408), iraniens (p. 409-418), bouddhiques (p. 451-470)… sans oublier le christianisme oriental (éclairant article de M. Tardieu à ce sujet, p. 471-492), Marco Polo (p. 493-525) et l’histoire de l’art (p. 527-546). L’ensemble de l’ouvrage ne constitue donc pas une biographie : après une évocation générale du

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parcours de l’homme de science et d’action par J.-P. Drège (p. 3-7) et feu Jean Leclant (p. 15-19), l’ouvrage aborde peu sa mission en Asie centrale (deux contributions, p. 45-120), mais s’attache surtout à étudier ses relations avec les institutions ou des collègues orientalistes (sept contributions, p. 21-28, 121-326) et surtout « l’apport de Pelliot aux études asiatiques » (quatorze contributions, p. 29-43 et 327-588). Le contexte historique et scientifique du savant et ses divers – par exemple : à Pékin lors de la révolte des Boxeurs de 1900 (p. 7, 17, 26) ; son obstination à maintenir, malgré l’interdiction de toute réunion publique, les séances de la Société asiatique dans le Paris occupé de la Seconde Guerre mondiale ; ou encore son mariage avec une Russe blanche (voir à ce propos les anecdotes pleines de saveur rapportées par O. de Bernon p. 209) – n’apparaissent que peu ou pas en filigrane, au travers des articles. C’est pourquoi l’on regrettera que le volume, illustré de quarante-trois figures dans le texte, ne soit malheureusement pas complété d’un index.

3 La grotte de Dunhuang fut donc visitée par le jeune savant durant son expédition en Asie centrale en 1906-1908. Le déroulement de cette mission est désormais bien connu par les écrits de l’intéressé, en particulier par ses Carnets de route de 1906-1908 (publiés en 2008 sous la coordination de J. Ghesquière). L’exploration archéologique de cette vaste contrée se développait alors dans un double processus d’émulation et de rivalités internationales, dans laquelle s’illustrait notamment Aurel Stein qui ramena aussi de la grotte de nombreux manuscrits pour le compte des Britanniques (articles de É. Trombert et de F. Wood, p. 45-82 et 121-136). Cependant, à l’inverse de ce dernier, le voyageur français noua des contacts avec ses collègues chinois, contacts qu’il entretint par la suite : c’est ce que révèle la très intéressante étude d’archives chinoises et de correspondances de savants chinois menée par R. Xinjiang et W. Nan (p. 83-119).

4 Pelliot entra également en relation avec ses homologues du Japon, où sa notoriété fut grande (p. 327-334), ainsi qu’avec des explorateurs et scientifiques russes avec lesquels il collabora durant près d’un quart de siècle (contribution de I. Popova, p. 313-326). L’édition de vingt-neuf lettres de son aîné Sylvain Lévi (1863-1935) et d’un discours inédit de Pelliot (par R. Lardinois, p. 212-270) éclaire une partie des réseaux institutionnels français dans lesquels évoluait le sinologue. C’est pourtant dans un tout autre contexte qu’il rencontra le tibétologue Jacques Bacot (1877-1965) : en Sibérie durant la Première Guerre mondiale (p. 203-212).

5 Son parcours réunit à lui seul toutes les institutions de son temps : diplômé de l’École des sciences politiques de Paris et de l’École des langues orientales, élève de l’EPHE, il est choisi comme membre de la toute jeune École française d’Extrême-Orient, officiellement créée en 1900 (p. 21-28). Élu au Collège de France à 34 ans, il a été mêlé à la création de l’Institut des Hautes Études chinoises entre 1919 et 1927 (p. 271-312). Le matériel ramené de son expédition a enrichi à la fois le musée Guimet (p. 547-552) et surtout la Bibliothèque nationale (longue contribution de N. Monnet, p. 137-204, expliquant également « l’affaire » Farjenel). Mais ses acquisitions ne se limitèrent pas aux manuscrits de Dunhuang, elles consistèrent également en une gigantesque collection d’imprimés. Car Pelliot aimait les livres, à tel point qu’il fut aussi un bibliographe (p. 553-567).

6 Au fil des pages, le lecteur pénètre peu à peu la complexité de l’œuvre protéiforme de Pelliot, avant tout philologue, auteur de quelque 860 titres – défiant ainsi, bien avant l’heure, toute statistique bibliométrique. L’homme fait cependant défaut, laissant plutôt la place, comme l’indique le titre, à sa légende. Les lettres privées publiées dans

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les articles sont celles d’un Bacot, d’un Stein ou d’un Lévi ; la voix de Pelliot n’apparaît, mis à part les citations de ses Carnets, qu’au travers de correspondances institutionnelles ou d’extraits de ses articles ; seules certaines recensions polémiques laissent entrevoir un peu de sa personnalité (p. 569-587). En refermant ce riche ouvrage, désormais indispensable pour appréhender une telle figure, l’on comprend l’admiration et les jalousies que le savant a pu susciter, ainsi que l’héritage formidable qu’il a laissé derrière lui et qui n’a pas fini d’être exploré.

AUTEURS

ANNICK FENET

UMR 8546 « AOROC » [email protected]

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J. GRETHLEIN & C.B. KREBS (éd.), Time and Narrative in Ancient Historiography. The “Plupast” from Herodotus to Appian

Olivier Devillers

RÉFÉRENCE

J. GRETHLEIN & C.B. KREBS (éd.), Time and Narrative in Ancient Historiography. The “Plupast” from Herodotus to Appian, Cambridge University Press, 2012, 257 p. 64,99 livres / ISBN 978-1-107-00740-6.

1 Le plupast recouvre ce qui, dans un ouvrage historique, renvoie à un passé antérieur à celui du récit ; la manifestation-type en est la présence, dans un discours, d’un exemplum emprunté à une époque précédente (par exemple une mention de la République dans un discours prêté par Tacite à un empereur). Les contributions rassemblées dans ce volume examinent ce phénomène, le plus souvent à partir de l’étude d’un seul passage, ou d’un nombre limité de passages, chez une série d’historiens (ou assimilés), écrivant en grec ou en latin, d’Hérodote à Appien. Dans leur introduction, les deux éditeurs cernent la notion de plupast. Celui-ci, à leurs yeux, implique la conscience d’écrire dans le cadre d’un écrit historiographique, cela incluant un critère de « vérité » ainsi qu’une dimension pragmatique, deux aspects que la simple étude de l’intertextualité, par exemple, n’embrasse pas. À cet égard, l’ouvrage met particulièrement en évidence deux fonctions : d’une part la réinterprétation des situations historiques, d’autre part la valeur méta-historique, à savoir que l’acteur du récit qui invoque un événement passé ne se comporte pas autrement que le fait, à une plus grande échelle, l’historien lui-même et peut à ce titre apparaître comme un miroir de celui-ci. C’est là une réflexion, somme toute assez stimulante, à laquelle invitent plusieurs études présentées ici.

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2 D. Boedeker, à partir des discours prêtés par Hérodote aux Tégéens et aux Athéniens avant Platées (Hdt. 9.26-28.1), met en évidence deux conceptions du passé : celle des Athéniens, dynamique, « démocratique » (et proche de la vision d’Hérodote lui-même), et celle des Tégéens, statique et d’essence davantage « aristocratique ». Étendant alors l’enquête à d’autres textes, et en élargissant aussi le corpus à la lyrique et l’élégie grecques anciennes (Sappho, Alcée…), elle relève la volonté qu’ont les locuteurs d’utiliser le passé à leurs propres fins. En cela, ils seraient en implicite contraste avec Hérodote lui-même, davantage digne de foi.

3 E. Baragwanath, toujours à propos d’Hérodote et utilisant également – parmi d’autres textes – le débat qui eut lieu avant Platées, s’attache au plupast mythique. Elle souligne la continuité de ce passé avec le présent, l’efficacité de son évocation dans des contextes contemporains, ainsi que l’instrumentalisation dont il est l’objet de la part de divers acteurs de l’Histoire – une attitude différente de celle d’Hérodote lui-même, dont la pratique semble plus équilibrée.

4 J. Grethlein se concentre exclusivement sur les discours des Platéens et des Thébains rapportés par Thucydide pour l’année 427 (Thuc. 3.52-68). Leurs imperfections et leur soumission à des objectifs immédiats rendent les informations qu’ils contiennent inutilisables, ce qui contraste avec la méthode de Thucydide, dont les reconstructions visent à l’utilité sur le long terme. Parallèlement, leur lecture conduit à une comparaison entre la gloire des Guerres Médiques et l’absence de lustre des conflits entre Grecs.

5 T. Rood, à partir de divers discours des Helléniques, observe comment, à travers à la fois un plupast interne (allusions à des événements relatés dans des parties antérieures de l’ouvrage) et un plupast externe (mentions de la Guerre de Troie, des Guerres Médiques, d’événements rapportés par Thucydide), Xénophon met en évidence les dynamiques de pouvoir et les liens moraux qui s’établissent entre Spartiates, Athéniens et Thébains ; la capacité des uns et des autres à manipuler le passé est également soulignée.

6 A. Feldherr suggère qu’à travers les discours qu’il prête à César et à Caton, Salluste fait figurer une dimension historiographique, de manière à ce qu’apparaisse la difficulté à laquelle est confronté l’historien-sénateur.

7 C. Schultze montre que Denys d’Halicarnasse utilise le plupast à l’appui de sa thèse d’une origine grecque de Rome. L’article se fonde sur un large éventail d’exemples, tirés à la fois du récit et des discours prêtés aux personnages, couvrant un plupast à la fois interne et externe, évoluant lui-même au fil de l’œuvre. Dans le livre 1, c’est le passé des premiers habitants du site de Rome, avant même sa fondation, qui est mis en avant, un passé principalement arcadien ; une fois l’Vrbs fondée, et dès Romulus, un héritage grec commun devient la référence, notamment en matière institutionnelle ; les précédents invoqués ensuite sont plus récents, et aussi plus proprement romains, contribuant à la construction du mos maiorum. Simultanément, l’utilité de ce plupast renvoie à l’utilité que l’historien revendique pour son propre récit.

8 C.B. Krebs s’attache aux propos par lesquels M. Manlius Capitolinus répond à ses accusateurs chez Tite-Live (Liv. 6.20), et notamment au rôle qu’y joue le Capitole comme lieu de mémoire. Si Manlius évoque ce passé comme le ferait un historien, le passage porte aussi la trace à la fois de sa chute à venir et des manœuvres politiques, qui sont à l’origine de cette chute. En faisant coexister ces deux niveaux, Tite-Live fait

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apparaître la plurivocité du passé et, finalement, rappelle que l’écriture de l’histoire relève des choix qu’opère l’historien entre diverses possibilités qui s’offrent à lui.

9 T. Joseph livre une étude des propos qu’après la mort de Galba, Tacite place dans la bouche des Romains (Hist., 1.50). Le rappel que ceux-ci font des guerres civiles républicaines (qu’ils n’ont pas connues) ne peut que se fonder sur une mémoire littéraire, en partie poétique (cf. Lucain), dans laquelle s’inscrit l’historien lui-même. Néanmoins, cette revendication littéraire d’une inspiration républicaine se double d’une prise de distance envers toute nostalgie de la République ; Tacite en dénonce le manque de sens critique en attribuant aux Romains un jugement plutôt favorable sur Pompée, jugement qui tranche avec celui, plus défavorable, qu’il procure lui-même dans le récit.

10 A.V. Zadorojnyi s’intéresse à Plutarque. Dans ce monde de l’intertextualité qu’est la deuxième sophistique, le passé est constamment revisité. Après des remarques générales sur la mimesis dans les Vies, l’auteur répertorie et classe les passages qui signalent l’imitation par un homme d’un autre qui lui est historiquement antérieur. Est ensuite développé un cas d’intertextualité avec Hérodote (Pomp., 72.5-6).

11 L. Pitcher, enfin, part de la description du triomphe de César par Appien (B.C., 2.419-420) pour montrer la diversité des fonctions du plupast chez cet historien. Pour ce dernier, ce sont surtout les intentions des acteurs du passé lorsqu’ils évoquent un passé antérieur qui semblent compter.

12 En dépit de quelques absences (Polybe, Suétone, Dion Cassius, voire Ammien Marcellin…), l’intérêt de ce volume, à l’édition soignée, est indéniable. Il tient certes à ses études de détail, précieuses, souvent subtiles, mais surtout aux modèles que ces études fournissent pour des enquêtes à venir ainsi qu’à leur apport à une réflexion plus vaste sur la spécificité du genre historiographique dans l’Antiquité. Bibliographie unique (très anglo-saxonne), deux index (des passages cités, général).

AUTEURS

OLIVIER DEVILLERS Université Michel de Montaigne [email protected]

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William V. HARRIS (éd.), Moses Finley and Politics

Anne de Cremoux

RÉFÉRENCE

William V. HARRIS (éd.), Moses Finley and Politics, Leyde-Boston, Brill, 2013, 155 p. 92 euros / ISBN 978-90-04-26167-9.

1 Cet ouvrage collectif dirigé par W. V. Harris est issu d’un colloque marquant le centenaire de la naissance de Finley, qui s’est tenu en 2012 à Columbia. Dans l’introduction, Harris rappelle la qualité de l’œuvre scientifique de Finley, qu’il rattache avant tout aux questions qu’il souleva. Il donne le sujet du colloque, puis du livre : se pencher moins sur le travail du savant dans le domaine de l’économie, beaucoup étudié, que sur sa relation à la politique : tant dans les ouvrages qu’il consacra à la politique dans l’Antiquité que dans son activité propre, qui évolua au cours d’un parcours remarquable, y compris académique, les deux dimensions – études sur la politique ancienne, parcours politique personnel – étant sans doute liées, ce qui constitue le pivot de l’ouvrage. Harris rappelle quelques données biographiques relatives à Finley, qui reviendront dans plusieurs chapitres, et notamment la couleur radicale et anti- raciste de son engagement.

2 Au-delà, l’on voit donc apparaître un autre enjeu de l’ouvrage : situer les activités de Finley dans le contexte américain du XXe siècle et notamment du début de la Guerre froide, avant que Finley ne quitte les États-Unis pour le Royaume-Uni (même si la période suivante est évoquée). Au cours des chapitres, l’on voit ainsi le destin de Finley croiser celui d’autres savants et de figures politiques majeures.

3 L’histoire de l’ouvrage et son caractère collectif peuvent expliquer des redites (dans les données biographiques livrées sur Finley), et font naître le souhait que des discussions transversales entre les auteurs soient posées et présentées systématiquement, par exemple sur la couleur politique précise de l’œuvre scientifique de Finley (en

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particulier sur son « marxisme » ou non) ; sur le rapport entre l’évolution de ses idées politiques et l’évolution de ses études sur l’Antiquité ; etc. D’un chapitre à l’autre, les auteurs abordent ces questions de manière passionnante, mais tous n’en ont pas exactement la même interprétation, ce qui en soi mériterait sans doute une étude.

4 Le premier chapitre, de D. P. Tompkins, évoque l’engagement politique de Finley aux États-Unis y compris pendant la période, jusqu’en 1946, où il porte encore le nom de Finkelstein. Il étudie parallèlement l’orientation que prend Finley dans ses premières études de droit et d’histoire, et l’influence qu’ont sur lui les discussions sur la possibilité d’appliquer une terminologie moderne à l’histoire antique. Il replace en particulier, de manière claire et fondée sur de nouveaux documents, ces activités dans le cercle qui gravitait alors autour de l’Encyclopaedia of the Social Sciences, un cercle dont les membres souffriront particulièrement du maccarthysme.

5 Le chapitre de S.R. Schwartz, « Finkelstein the Orientalist », interroge le silence paradoxal de Finley sur les Juifs et le Judaïsme, sur un plan biographique et sur un plan intellectuel. Schwartz livre d’abord une enquête sur la famille de Finley, d’ancienne lignée rabbinique bien que ses parents aient été non orthodoxes, et sur l’éducation juive du savant dans son enfance et son adolescence. Une fois adulte, cependant, il est probable que Finley ait quitté ces cercles. Schwartz montre ensuite que cet évitement, selon lui, de la Judéité, peut expliquer en partie la représentation faible du Proche- Orient que livre l’Économie antique.

6 R.P. Saller étudie l’influence de l’économie au sens strict sur le développement intellectuel de Finley, en se fondant de façon précise sur ce que l’on peut savoir de ses lectures et de son éducation en la matière dans sa jeunesse, puis sur ses premiers projets de recherche. Il s’appuie en particulier sur les motifs principaux de L’Économie antique et sur leurs liens avec les principes économiques alors débattus.

7 E. Schrecker, dans le chapitre suivant, étudie de manière très minutieuse la manière dont Finley eut à faire face à l’inquisition anticommuniste du début de la Guerre froide, et les étapes de cette confrontation, jusqu’à la perte de son emploi à Rutger University en 1952, puis, son affectation à Cambridge. Elle resitue ce parcours dans l’histoire plus large du rapport entre milieu académique et maccarthysme.

8 Le chapitre d’A. Kessler-Harris, particulièrement intéressant, reprend le même type de question et, partant du cas de Finley, élargit le cadre : comment des institutions s’annonçant indépendantes de pressions politiques purent-elles, parfois, perdre leur ligne au début de la Guerre froide ? L’auteure s’appuie notamment sur les analyses d’Hirschman sur la rhétorique réactionnaire pour expliquer ce paradoxe.

9 P. Cartledge, après des considérations biographiques, s’intéresse à la relation du savant à la notion même de démocratie, manifestée dans Démocratie antique et démocratie moderne. Il montre le caractère polémique qu’y revêt le propos du savant, qui vise en réalité plus un discours sur l’époque moderne qu’une étude en soi sur l’Antiquité. Il termine sur la manière dont Finley lui-même commenta sa propre pratique politique après son arrivée à Cambridge, et la confronte à son parcours académique réel, soutenant que Finley resta toujours un homme d’action autant que d’idées.

10 W. V. Harris cherche à établir les correspondances entre l’ouvrage de Finley Politics in the Ancient World et son activité politique, à la lumière d’autres écrits du savant, et en particulier de sa définition de « politique » telle qu’on peut la reconstituer. Pour Harris, si Finley fut de gauche, ses ouvrages, eux, ne le furent pas.

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11 Le dernier chapitre, de T. Jones, met en regard les écrits de Finley et du journaliste radical « Izzy » Stone sur Socrate. Jones commence par rappeler les points communs et l’amitié de longue date entre les deux hommes. Il montre en quoi l’évolution de Stone vis-à-vis de la figure de Socrate fut liée au modèle de la chasse aux sorcières aux États- Unis, et à la volonté d’y opposer une vision positive de la démocratie athénienne.

AUTEUR

ANNE DE CREMOUX Université de Lille [email protected]

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Ariane MAGNY, Porphyry in fragments : reception of an anti-Christian text in late antiquity

Mathilde Cambron-Goulet

RÉFÉRENCE

Ariane MAGNY, Porphyry in fragments : reception of an anti-Christian text in late antiquity, Farnham, Burlington, VT, Ashgate, 2014, 202 p. 60 livres / ISBN 9781409441151.

1 L’ouvrage d’A. Magny se présente comme une enquête sur les fragments du traité de Porphyre Contre les Chrétiens. L’auteure revisite trois sources qui nous permettent de connaître ce traité, soit Eusèbe, Jérôme et Augustin – si toutefois, se questionne-t-elle, il s’agit bien d’un traité et non d’une série de discours (p. 17), et si Porphyre est bien l’auteur cité par Eusèbe (p. 36-40) – en s’attachant aux contextes dans lesquels Porphyre est cité.

2 L’originalité de l’ouvrage réside dans la manière dont A. Magny aborde les « fragments ». En partant du recueil de Most sur la lecture de fragments, l’auteure nous met en garde dès le premier chapitre contre une étude qui ne tiendrait pas compte du texte cadre dans lequel les fragments sont préservés, dissimulés, encerclés (Schepens) ; qui distinguerait de manière trop rigide fragments et témoignages (Laks) ; qui négligerait la manière dont les auteurs recontextualisent les textes cités en fonction de la discussion en cours (Inowlocki, Chiron) ; qui ne tiendrait pas compte de la lecture de celui qui cite (Compagnon) ; qui enfin oublierait l’impact d’un changement de public sur la compréhension qu’on peut avoir d’un passage. Ce chapitre, sans être révolutionnaire, constitue une excellente synthèse des travaux récents sur les difficultés auxquelles le lecteur de fragments fait face et sur les méthodes pour les étudier. L’auteure illustre ensuite ce propos en examinant les textes dont proviennent

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les fragments de Porphyre, soulignant systématiquement en quoi l’étude contextualisée des fragments enrichit la lecture de la collection de Harnack.

3 Ainsi, son étude du Porphyre d’Eusèbe met en valeur la nécessité de considérer les motifs qui amènent Eusèbe à citer Porphyre, et la distance entre les intérêts de Porphyre et ceux de l’évêque de Césarée. Selon Harnack, Eusèbe nous permet de savoir que Porphyre s’attaquait à la nature dogmatique de la religion chrétienne, à l’incohérence du Nouveau Testament, et à l’historicité de l’Ancien Testament ; cependant, la seule étude du recueil de fragments ne permet pas de voir qu’Eusèbe, voulant montrer l’ancienneté de la tradition chrétienne, fait parfois appel à l’argumentation de Porphyre en la retournant contre lui (p. 48-52).

4 Jérôme, au contraire, cite surtout Porphyre au détour de commentaires philologiques. Pour lui, si Porphyre relève avec raison des incohérences entre les Évangiles, celles-ci ne sont pas dues à des témoignages mensongers, mais bien à des erreurs de traduction ou de copie (p. 65-66). De même, les divergences entre Pierre et Paul sont réelles, mais sont dues au fait qu’ils s’adressent à des publics distincts (p. 70). Aussi, A. Magny note que le débat ne porte pas sur l’existence d’incohérences dans les textes néotestamentaires, mais sur leur origine. Jérôme mentionne parfois Porphyre afin de montrer sa connaissance du vocabulaire. Dans ce cas, la collection de Harnack ne permet pas, selon A. Magny, de comprendre le contenu du fragment, car l’objet de la discussion philologique de Jérôme peut différer du contexte dans lequel Porphyre interprétait un terme donné. A. Magny remarque que Jérôme retient la méthode employée par Porphyre pour l’interprétation de Daniel (p. 81 et 88). Il peut ainsi, souligne-t-elle, attaquer Porphyre et corriger ses erreurs en attribuant celles-ci à une foi défaillante et à l’utilisation d’un texte corrompu (p. 90-92). L’identification de Porphyre dans l’œuvre de Jérôme serait donc correcte, selon l’auteure.

5 A. Magny consacre ensuite deux chapitres à Augustin. Le premier porte sur la Lettre 102, dans laquelle Augustin répond à six questions d’un païen anonyme qui proviendraient, suivant Harnack, du Contre les chrétiens. Or Augustin ne signale jamais explicitement l’existence de ce traité, et il doute que ces six questions soient de Porphyre (Retractationes 2.31). En outre, A. Magny, en comparant la formulation de ces questions avec d’autres questions du corpus augustinien, en vient à la conclusion qu’elles ont été reformulées. De plus, les cinq premières questions se trouvent tantôt chez Celse, tantôt chez Julien, tantôt chez Porphyre mais dans la Philosophie des Oracles, ce qui rend leur association au traité Contre les chrétiens incertaine (p. 112-115) ; quant à la sixième question, elle serait selon Augustin une blague païenne. L’étude du contexte, ici, n’est pas utile à la compréhension des fragments, mais à la discussion de leur authenticité.

6 Dans le second chapitre sur Augustin, A. Magny enquête sur un fragment du Contre les Chrétiens, absent du recueil de Harnack, dans le De Consensu Evangelistarum. Selon elle, puisque Augustin y mentionne Porphyre parmi les philosophes païens, le lecteur suppose la présence de Porphyre chaque fois que les philosophes sont évoqués de manière vague (p. 127-128). Toutefois, si l’on considère qu’Augustin cherche à démontrer la cohérence des Évangiles, A. Magny rappelle qu’outre Porphyre, Celse et Julien ont aussi soulevé les contradictions entre les Évangiles. Aussi, même si certains arguments sont similaires à ceux qui sont attribués à Porphyre dans d’autres ouvrages, cela ne signifie pas que Porphyre en soit la source. De plus, même si les citations des philosophes païens anonymes pouvaient être attribuées à Porphyre, il serait encore difficile d’utiliser Augustin comme source pour connaître Porphyre en raison de sa

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propension à déformer les arguments de ses adversaires. A. Magny rejette donc l’attribution à Porphyre des critiques anti-chrétiennes du De Consensu Evangelistarum (p. 147).

7 Enfin, l’ouvrage d’A. Magny nous rappelle que la méthode de contextualisation des fragments doit être adaptée à chaque auteur : pour essayer de retracer Porphyre chez ceux qui le citent, il faut connaître leurs motifs. Si ceux-ci sont transparents dans le contexte immédiat de la citation chez Eusèbe, et si Jérôme est assez clair pour peu qu’on lise son argumentation en entier – sans pour autant citer Porphyre de manière limpide, puisqu’il s’adresse à un public qui a sans doute lu le Contre les Chrétiens et qui n’a donc pas besoin qu’on lui en rappelle le contenu –, Augustin en revanche remanie les idées de Porphyre plutôt que ses textes. A. Magny suggère qu’Augustin n’avait peut- être pas lu le Contre les Chrétiens, ce qui explique qu’il n’aborde pas les arguments de Porphyre dans le détail ; toutefois il nous permet de savoir que Porphyre était devenu, à son époque, une figure emblématique de l’opposition au christianisme. Bref, comme le souligne judicieusement A. Magny en conclusion, l’étude contextualisée des fragments du traité Contre les chrétiens nous permet de connaître la réception de cet ouvrage dans la littérature chrétienne de l’Antiquité tardive, à défaut de nous permettre de connaître le texte de Porphyre.

AUTEUR

MATHILDE CAMBRON-GOULET Université du Québec à Montréal [email protected]

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Francesco MASSA, Tra la vigna e la croce. Dioniso nei discorsi letterari e figurativi cristiani (II-IV secolo)

Dan Dana

RÉFÉRENCE

Francesco MASSA, Tra la vigna e la croce. Dioniso nei discorsi letterari e figurativi cristiani (II-IV secolo), préface de Nicole Belayche, Stuttgart, Franz Steiner Verlag (Potsdamer Altertumswissenchaftliche Beiträge 47), 2014 62 euros / ISBN 978-3-515-10631-3.

1 L’objectif de ce livre, issu d’une thèse de doctorat en cotutelle franco-italienne, est de reconstituer les dynamiques, les typologies et les raisons de la présence des représentations littéraires et iconographiques dionysiaques dans les productions chrétiennes, du IIe au IVe siècle. À l’instar du titre qui reprend l’image des deux symboles parlants, l’auteur s’attache à restituer la complexité des rapports entre Dionysos et les sources chrétiennes qui nous sont parvenues, allant de la confrontation à la cohabitation. Il remplace ainsi l’image antérieure des compétitions religieuses à l’intérieur de l’Empire Romain par celle de la médiation culturelle.

2 Dans le discours littéraire et figuratif chrétien, d’autres figures ont fait l’objet d’une récupération, en premier lieu Orphée, sur lequel la bibliographie est considérable. Par le choix de Dionysos, vu comme un modèle de rencontre culturelle, l’auteur dépasse à la fois l’approche dichotomique (christianisme versus paganisme) et la vision d’une succession linéaire. Plus que l’image littéraire d’une divinité païenne dans les textes chrétiens, le livre se lit comme un jeu de correspondances où se déploient les stratégies des auteurs chrétiens et l’imaginaire savant moderne.

3 F. M. insiste longuement sur les trois stratégies chrétiennes différentes à l’encontre de Dionysos : 1) la reconnaissance des analogies et leur rejet, par justification et négation

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(le thème de l’imitatio diabolica) ; 2) la sélection, par reprise de paroles et d’images dionysiaques dans le nouveau langage chrétien, grâce à un processus d’appropriation ; 3) enfin, les réinterprétations chrétiennes de thèmes et motifs dionysiaques, par médiation culturelle.

4 L’auteur met en avant l’existence d’une koinè dionysiaque plus générale, nourrie par la production littéraire et iconographique, derrière laquelle se profile la complexité rituelle, cultuelle et mythique de Dionysos. Sans les riches traditions grecques autour de la vigne et du vin, attributs de Dionysos, le vin des chrétiens n’aurait sans doute pas connu les mêmes significations. On peut ainsi mesurer l’importance du rapport aux traditions dionysiaques dans la construction de l’« identité » (perçue comme un concept dynamique) des communautés chrétiennes dans toute leur diversité.

5 S’il met l’accent sur la complexité des compétitions et cohabitations d’un Empire plurireligieux, l’auteur déplace l’angle d’approche vers les contacts et les transferts religieux dans une situation de concurrence, avec des retours incessants entre les deux langages et discours – textuel et iconographique/visuel. Disséquant les stratégies narratives des auteurs chrétiens – passages traduits et commentés à l’appui – F. M. se montre toujours attentif au facteur chronologique, ainsi qu’aux contextes locaux de production littéraire et artistique (Alexandrie, Antioche). La diffusion dionysiaque, qui investit l’art funéraire (sarcophages) et domestique (mosaïques, fresques), explique l’empreinte dionysiaque sur certaines représentations chrétiennes (vigne, vin, enfance divine).

6 Le discours chrétien comporte une évidente dimension apologétique et polémique, maniant la critique et la délégitimation des récits mythiques et des pratiques rituelles dionysiaques. Mais l’auteur y voit plus qu’un simple processus de récupération, confiné à un phénomène de continuité. Il est amené à expliciter le vocabulaire dionysiaque et l’usage chrétien, à la suite d’un processus attentif de sélection et de redéfinition, de resémantisation et de réinterprétation – avec des reprises de termes étonnants, tel thiasos (p. 130-138). En fin de compte, il n’est pas question de « dionysisme » qui s’oppose au christianisme naissant, l’un et l’autre n’étant par ailleurs pas un ensemble homogène de croyances et rites. F. M. propose en échange le concept de « médiation culturelle », avec une insistance sur les deux moments différents dans les opérations intellectuelles des images et textes chrétiens : à la sélection font suite les mécanismes de resémantisation partielle d’images et de symboles. Car sur la durée, l’altérité et la polémique sont dépassées par les appropriations à l’œuvre dans la multiplicité des réponses des discours chrétiens (quelques auteurs de choix : Clément d’Alexandrie, Origène, Jean Chrysostome). F. M. s’interroge sur le référent des auteurs chrétiens, qui, tout en décrivant les célébrations et fêtes dionysiaques, ou les associations dionysiaques – dont l’organisation est mieux connue grâce à l’épigraphie –, trahissent davantage une connaissance livresque. D’où la valeur canonique des Bacchantes d’Euripide comme texte de référence : il n’est pas seulement un texte littéraire et théâtral, mais aussi un modèle pour bâtir un nouveau scénario chrétien, l’auteur le plus conditionné par cette lecture étant Clément d’Alexandrie. La curieuse tragédie chrétienne Christus Patiens, dont l’époque de rédaction et l’auteur restent inconnus, est en grande partie une reprise, même littérale, des Bacchantes d’Euripide.

7 Particulièrement stimulants sont le regard historiographique et la radiographie des discours savants des derniers siècles, dans leurs contextes idéologiques. F. M. distingue deux phases dans le rapport entre Dionysos et Christ dans l’histoire des religions : a) le

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rôle de la Religionsgeschichtliche Schule allemande et les études sur les origines du christianisme, avec le parallèle entre ômophagia et eucharistie, qui a trop longtemps faussé la compréhension du dionysisme ; s’ajoute le thème de la mort et de la résurrection de Dionysos, selon la figure frazerienne du « dying and rising god », qui se justifie encore moins ; b) un désintérêt progressif dans la confrontation du rapport entre cultes mystériques et christianisme ancien. L’auteur arrive à restituer une image différente de celle de la vulgate historiographique, en pointant les absences documentaires, par exemple la théorie à la Frazer d’une « mort et renaissance » de Dionysos.

8 La maîtrise du corpus textuel et iconographique va de pair, pour F. M., avec une interrogation constante sur les termes et les approches des Modernes. Il montre ainsi les limites et les ambiguïtés des concepts commodes tels « syncrétisme » et « christianisation », et propose à la place d’autres notions ; la fluidité des croyances, ou encore les multiples identités chrétiennes, s’expliquent mieux par des « contacts » et des « cohabitations religieuses ».

9 Une vingtaine d’images, une riche bibliographie et des indices complètent cet ouvrage qui restera un modèle d’approche. Un seul exemple suffit : le mythe de Dionysos et des Titans, qui a suscité des débats interminables sur les rapports entre « dionysisme » et « orphisme », apparaît désormais comme le produit d’une sélection et relecture de la part des auteurs chrétiens, processus qui continue chez les savants modernes. Pour conclure, il s’agit d’une contribution précieuse non seulement pour l’histoire des rapports entre christianisme et cultes « païens », mais également pour décrypter le regard moderne sur Dionysos et la nébuleuse des « cultes mystériques ».

AUTEURS

DAN DANA

CNRS/ANHIMA [email protected]

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Jessica PRIESTLEY, Herodotus and Hellenistic Culture, Literary studies in the Reception of the Histories

Germaine Aujac

RÉFÉRENCE

Jessica PRIESTLEY, Herodotus and Hellenistic Culture, Literary studies in the Reception of the Histories, Oxford, Oxford University Press, 2014, 274 p. 55 livres / ISBN 978-0-19-965309-6.

1 En guise d’introduction, Jessica Priestley montre l’influence exercée par Hérodote sur des auteurs postérieurs. Néarque, dans sa description de l’Inde composée avant 312 av. J.-C. et transmise par Arrien, fait de ce pays une création de l’Indus, comme Hérodote faisait de l’Égypte un don du Nil. Deux autres traités sur l’Égypte, par Hécatée d’Abdère et Manéthon, attestent une certaine familiarité avec Hérodote.

2 Dans le premier chapitre, l’auteur souligne avec pertinence que les traditions hellénistiques sur la vie d’Hérodote donnent d’amples informations sur la réception des Histoires. Les pays visités n’ont-ils pas largement influencé leur description, et n’en tiraient-ils pas un titre de gloire ? Les traditions plaçant la tombe de l’historien à Thurii, ou à Pella, ou même à Athènes témoignent de la renommée d’Hérodote dans différentes parties du monde hellénistique.

3 Le chapitre suivant analyse le goût bien connu d’Hérodote pour le grand et le merveilleux : son objectif n’était-il pas de perpétuer le souvenir des exploits humains, grecs aussi bien que barbares ? La relation par Hérodote des Guerres Médiques, déjà lointaines, fournissait beaucoup à la légende ; Thucydide, en opposition, fera le récit de la Guerre du Péloponnèse dont il fut le témoin et un moment l’acteur. Certains écrivains de l’époque hellénistique en revanche répondirent à l’intérêt d’Hérodote pour le merveilleux en s’adonnant à la « paradoxographie », collectionnant les merveilles.

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On en vint bientôt à recenser les plus importants de ces ouvrages qui méritaient le nom de « merveilles du monde ». Hérodote connaissait et admirait les remparts et les jardins suspendus de Babylone, les Pyramides, la statue de Zeus à Olympie : telle fut l’origine de l’institution du canon des sept merveilles du monde, en honneur à l’époque hellénistique.

4 Le chapitre 3 présente « Hérodote et les géographies hellénistiques ». Hérodote n’avait guère de confiance dans les auteurs de cartes qui représentaient un monde habité circulaire, comme « fait au tour » ; il ironisait aussi sur ces peuples imaginaires habitant les marges du monde, les Hyperboréens ou les Hypernotiens. En revanche il décrivait avec brio le Nil, avec ses inondations régulières dont il tentait de trouver les causes ; mais ses explications furent battues en brèche par ses successeurs, dont Diodore de Sicile. Quant aux Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, elles témoignent en maintes occasions d’une connaissance approfondie des Histoires.

5 Le chapitre suivant est consacré aux Guerres Médiques : « Nouvelles versions et nouveaux contextes ». Timée de Tauromenium, par exemple, dans la première moitié du IIIe siècle, tenta de relire l’histoire des Guerres Médiques en magnifiant le rôle joué par l’Occident, notamment la Sicile et l’Italie. L’Alexandra, cet obscur poème de Lycophron, suppose à son lecteur une bonne connaissance d’Hérodote. Ainsi les Histoires continuaient à susciter analyses, allusions ou comparaisons tout au long de la période hellénistique. Timée a pu être appelé « l’Hérodote de l’Occident » pour l’intérêt qu’il portait à l’Antiquité, mais l’Alexandra montrait en contraste qu’une exploration plus profonde de la manière dont certains auteurs répondaient à Hérodote pouvait être particulièrement enrichissante.

6 Hérodote est-il « l’Homère en prose de l’histoire » ? C’est ce que prétend une inscription découverte en 1995 non loin d’Halicarnasse. Et la réputation « homérique » de l’historien se trouve aussi rappelée par l’auteur du Sublime. Mais ce parti-pris de voir Homère comme le fondateur de toute littérature n’est-il pas devenu très vite un lieu commun ? L’association des Histoires avec les Muses vers la fin de la période hellénistique est un symptôme supplémentaire de l’importance culturelle de cette œuvre. Denys d’Halicarnasse, dans l’Opuscule Rhétorique qu’il a consacré à Thucydide, critique les historiens qui l’ont précédé, mais fait une exception notable pour Hérodote : « Cet auteur, pour le choix des mots, la composition stylistique, la variété des figures, les bat tous d’une bonne longueur ; il s’est arrangé pour rendre la prose semblable à la poésie la meilleure, pour la séduction, les grâces, et l’agrément qui atteint des sommets » (VII, 23,7). Une des meilleures analyses du style poétique propre à Hérodote se trouve un peu plus tard chez Hermogène de Tarse (IIe siècle ap. J.-C.), qui associe la langue et la matière d’Hérodote au style doux ou poétique. Quant à Plutarque, dans son traité Sur la malignité d’Hérodote, il compare l’historien au barde homérique. Et l’Histoire vraie de Lucien, sans nommer explicitement Hérodote, y fait implicitement allusion.

7 La conclusion souligne le succès d’une œuvre qui a déjà alimenté bien des réflexions et qui n’en finira pas d’être étudiée et de plus en plus appréciée.

8 En annexe, figurent les quelques bribes conservées du Commentaire sur Hérodote d’Aristarque de Samothrace (c. 215-143) qui fut à la tête de la Bibliothèque d’Alexandrie vers 153 av. J.-C.

9 Une abondante bibliographie, un général (et généreux) index, un index des passages cités, complètent avec bonheur cet important ouvrage, riche en perspectives originales,

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mais qui aurait gagné à présenter tant de belles analyses avec plus de clarté et de sobriété.

AUTEUR

GERMAINE AUJAC

Université Toulouse-Jean Jaurès (UT2J) [email protected]

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Anne-Emmanuelle VEÏSSE, Stéphanie WACKENIER (éd.), L’armée en Égypte aux époques perse, ptolémaïque et romaine

Dan Dana

RÉFÉRENCE

Anne-Emmanuelle VEÏSSE, Stéphanie WACKENIER (éd.), L’armée en Égypte aux époques perse, ptolémaïque et romaine, Genève, Droz (Hautes Études du Monde Gréco-Romain 51 ; Cahiers de l’Atelier Aigyptos 2), 2014, 255 p. 42,20 euros / ISBN 978-2-600-01377-2.

1 Ce recueil réunit les sept communications d’une table-ronde de l’association Aigyptos (Paris, juin 2009). La brève introduction des éditrices justifie le choix du thème : la composition de l’armée d’Égypte aux époques où le pays est dirigé par des pouvoirs non-égyptiens, avec une attention particulière aux modalités de contrôle du territoire et aux rapports entre armée et société. Les articles exploitent les données littéraires, épigraphiques et archéologiques, et notamment la riche documentation papyrologique, plurilingue.

2 A. Pétigny étudie les garnisons cosmopolites établies aux frontières de l’Égypte aux Ve- IVe siècles av. J.-C. et souligne la continuité en matière de recours aux étrangers entre la domination perse (525-404, 343-332) et les dynastes indigènes, qui ont fait appel aussi bien aux mercenaires, aux conscrits impériaux allogènes, qu’aux nomades des territoires frontaliers.

3 Deux articles traitent du Delta, région mal connue en l’absence de papyrus, en contraste avec le Fayoum et la Haute Égypte. B. Redon reconstitue le maillage militaire relativement dense du Delta égyptien sous les Lagides, à l’aide de mentions littéraires, d’inscriptions émanant de soldats, ainsi que de données archéologiques plus récentes. Elle remarque la progression du maillage militaire, grâce à des soldats récemment

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installés en Égypte, parfois organisés dans des politeumata. Le Delta, région stratégique qui assurait la sécurité extérieure du royaume, fut doublement surveillé en raison de sa population agitée. La politique volontaire et dynamique du pouvoir central permit le retour du Delta à la stabilité au milieu du IIe siècle, à l’instar de la Thébaïde. Au terme d’une analyse détaillée, J.-Y. Carrez-Maratray propose une nouvelle lecture de la statue du syngénès Aristonikos, qui se trouve au musée du Caire ; il l’identifie à l’« Aristonikos de Polybe », ministre de Ptolémée V, connu pour son rôle essentiel dans la répression des révoltes en Haute-Égypte et dans le Delta central, d’où provient la statue. Cet exemple conjugue « l’enracinement gréco-macédonien au cœur du territoire égyptien » et la piété envers l’Amon de To-bener, dans cet espace de « légitimation hellénique » qu’était devenu le Delta. A contrario, G. Gorre revisite l’identification comme stratège du Tentyrite de Korax, fils de Ptolémée-Psenpchois (inscriptions hiéroglyphiques du Ier siècle av. J.-C.), qui fut à la fois membre notable du clergé de Dendérah et officier de la Couronne ; rejetant son appartenance à une famille de stratèges de la Tentyrite, il fait de lui un laarque, un officier ptolémaïque commandant de troupes égyptiennes.

4 Grâce aux archives grecques et démotiques, K. Vandorpe reconstitue l’organisation militaire de la Haute Égypte aux IIe-Ier siècle av. J.-C. Alors que les clérouques sont minoritaires, les misthophoroi, soldats recevant une solde, sont essentiellement d’origine égyptienne, mais dotés d’ethniques étrangers (« Macédonien », « Perse »), moyen de s’assurer leur loyauté. Des réformes administratives et militaires sont engagées après les révoltes ; les troupes régulières sont sous-représentées, alors que le recrutement local s’intensifie, combinant hellénisation et promotion sociale, mais aussi loyauté envers le roi. De cette manière, les talents d’organisateurs de Ptolémée VI et de Ptolémée VIII sont reconnus, loin de la tenace opinion commune d’une période de crise et de déclin.

5 Le même questionnement des partis-pris historiographiques nourrit l’étude stimulante de Chr. Fischer-Bovet. Ainsi, les demandes d’inviolabilité (asylia) formulées par les officiers lagides du Fayoum en faveur des temples égyptiens dans la seconde moitié du IIe et au Ier siècle av. J.-C., loin d’être le signe d’un affaiblissement du pouvoir central vis- à-vis du clergé et l’administration locale, illustrent, en plus des traces de tensions locales dans les pétitions, l’intérêt des soldats envers les temples. Ce phénomène s’explique par « les liens sociaux qui se sont progressivement tissés » entre les militaires grecs ou gréco-égyptiens et l’élite locale du clergé égyptien, dans le contexte des profondes restructurations qui eurent lieu entre 220 et 160 av. J.-C. Chr. Fischer- Bovet établit un lien causal entre le rôle unificateur de l’armée au niveau local et les demandes d’asylie par les militaires, et note les liens tissés entre les membres de la garde royale et les habitants de la chôra. L’auteur dépasse ainsi la dichotomie entre le déclin du pouvoir royal vis-à-vis du clergé (Ch. Préaux, Fr. Dunand) et la dépendance des temples à l’égard des institutions grecques (M. Rostovtzeff, J. Bingen). Elle insiste, en revanche, sur le lien étroit entre militaires et élites locales égyptiennes, à une époque où l’armée, force unificatrice entre les divers groupes ethniques, favorise l’essor d’une culture gréco-égyptienne. Il convient désormais d’aller au-delà du cadre d’un supposé conflit entre roi et clergé, puisqu’au niveau local temples et rois forment une entité. Promotion des dieux ou des villages auxquels les soldats sont attachés, d’une part, expression de la loyauté au roi des membres de l’armée, de l’autre, mais aussi attachement réel aux dieux locaux, sont tout autant de facettes du phénomène analysé.

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6 Dans sa riche analyse épigraphique et iconographique des épitaphes latines des légionnaires en garnison à Alexandrie, avec des corrections et des nouveautés, Fr. Kayser révèle la manière dont les soldats romains d’Égypte se sont insérés dans leur nouveau milieu socio-culturel. Il constate une nette évolution, aussi bien du formulaire que de l’iconographie, entre les usages du Ier (légions XXII Deiotariana et III Cyrenaica) au IIIe siècle (légion II Traiana) : on assiste à l’importation de modèles romains, qui sont déterminants, mais qui portent à la fois l’empreinte du contexte régional, de l’Orient romain hellénophone et parfois même d’un troisième niveau, égyptien. Ces épitaphes, qu’il qualifie davantage d’éléments de romanité que de romanisation, nous renseignent sur un véritable « îlot de romanité dans un océan d’hellénisme », tout en étant des documents alexandrins.

7 Des illustrations de qualité (photos, cartes, schémas) et des index de sources, de noms et géographique complètent ce recueil. Il combine des études de cas sensibles aux contextes et des synthèses qui renouvellent la question du contrôle militaire de l’Égypte, par le croisement des sources, le réexamen de la vulgate historiographique et une analyse attentive aux rapports sociaux.

AUTEURS

DAN DANA

CNRS / ANHIMA [email protected]

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Rex WINSBURY, Pliny the younger. A life in roman letters

Cyrielle Landrea

RÉFÉRENCE

Rex WINSBURY, Pliny the younger. A life in roman letters, Londres, Bloomsbury, 2014, 246 p. 21,99 livres / ISBN 9781472514585.

1 Pline le Jeune est un auteur incontournable qui a fait l’objet d’une multitude d’études. Cependant Rex Winsbury ne propose pas une énième relecture des lettres de l’aristocrate et choisit le genre biographique pour réhabiliter Pline le Jeune. En effet, ce dernier a parfois joui d’une mauvaise réputation : celle d’un menteur, d’un homme sans talent littéraire et politique, d’un persécuteur de chrétiens… Loin d’être passé à la postérité comme un exemplum ou un personnage charismatique, Pline a en outre pâti de la comparaison avec Tacite, le grand historien de son temps. R. Winsbury souhaite donc le réhabiliter, en fondant sa recherche sur l’analyse de la correspondance plinienne. Même si Pline a vraisemblablement retravaillé les lettres avant publication, cela ne veut pas dire pour autant qu’elles ont été falsifiées.

2 L’ouvrage s’organise autour de huit grandes thématiques d’une longueur inégale, mais qui embrassent une logique chronologique. La première partie (« Pliny : the case for the prosecution ») est en fait l’introduction. Aux pages 12-13, le lecteur trouvera une rubrique originale (« What this book is not ») où R. Winsbury explique son dessein biographique qui d’ailleurs ne respecte pas un ordre chronologique strict. Le plan se structure plutôt en fonction des aspects de la vie et de la carrière de Pline. Ainsi la deuxième partie (« Eye-witnessing Vesuvius ») met-elle en exergue les origines, la jeunesse de l’aristocrate et la fameuse éruption du Vésuve en 79. La troisième partie (« Pliny the rising lawyer ») s’intéresse à la carrière judiciaire qui fut essentielle pour Pline. Trois thèmes sont ici retenus : d’abord ses débuts, puis son opposition au redoutable M. Aquilius Regulus, avant de s’intéresser à la figure du procureur, puisque Pline le Jeune a plusieurs fois œuvré contre des gouverneurs accusés notamment de

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corruption. Contrairement à Cicéron, les discours judiciaires de Pline ont été perdus, ce qui rend sa correspondance une nouvelle fois irremplaçable.

3 La quatrième partie (« In the service of emperors ») aborde le thème du service du prince sous deux angles différents, puisqu’il s’agissait d’abord de survivre sous le principat de Domitien et de gravir les marches du cursus honorum, sans s’attirer les foudres de l’empereur flavien. Puis l’auteur s’attarde sur les manières de plaire à Trajan, l’optimus princeps, et bien évidemment sur le panégyrique controversé prononcé en 100 qui permet d’éclairer l’idéologie impériale. Dans la partie intitulée « and money », les mariages et le fait de ne pas avoir eu d’enfant sont étudiés, mais les passages sur le patrimoine de ce sénateur retiennent davantage notre attention. R. Winsbury détermine notamment avec l’historiographie la plus récente la notion de richesse dans le monde romain, tout en s’intéressant aux recettes et aux dépenses de Pline le Jeune.

4 Le patrimoine foncier n’est pas en reste avec l’étude des « posh country villas » qui laisse entrevoir le caractère luxueux des propriétés italiennes de Pline le Jeune. L’appartenance à l’aristocratie romaine ne saurait se limiter aux aspects patrimoniaux et au cursus honorum. Le mécénat et les activités littéraires sont aussi des marqueurs importants. C’est pourquoi la sphère culturelle et intellectuelle est ensuite abordée dans la sixième partie (« Pliny as man of letters »), notamment son cercle littéraire, la question de sa composition et les liens avec de grands auteurs comme Stace ou Juvénal.

5 Dans la septième partie (« Pliny as imperial trouble-shooter »), sa carrière administrative dans la province du Pont-Bithynie est abordée, puisque sa correspondance forme un ensemble inédit qui éclaire le fonctionnement de l’administration impériale. Toutefois plusieurs problèmes sont soulevés, tels la publication des lettres, les relations avec le prince, sans oublier les célèbres passages consacrés aux chrétiens. La dernière partie (« Meeting Pliny ») permet enfin à l’auteur de conclure et de reprendre les principaux points de son analyse.

6 Cet ouvrage a donc toute sa place dans le renouveau des études pliniennes qui est visible depuis quelques années. Il offre aussi une immersion dans une époque culturellement riche où se croisèrent des figures intellectuelles aussi incontournables que Tacite, Suétone ou les poètes Martial et Juvénal. L’un des intérêts de cet ouvrage est de non seulement de s’appuyer sur la correspondance, mais d’en citer de nombreux passages. On peut néanmoins regretter certains choix, comme le fait de ne jamais citer le texte latin des sources antiques (correspondance plinienne incluse), d’avoir réduit à la portion congrue les notes ou parfois de ne pas cacher son admiration pour l’aristocrate. Toutefois le livre de R. Winsbury est plaisant à lire et fait partie des biographies qui permettront de mieux connaître Pline le Jeune.

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AUTEUR

CYRIELLE LANDREA

Laboratoire ANHIMA [email protected]

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