1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

38 | 2002 Musique !

François Albera et Giusy Pisano (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/155 DOI : 10.4000/1895.155 ISBN : 978-2-8218-1026-6 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2002 ISBN : 2-913758-35-5 ISSN : 0769-0959

Référence électronique François Albera et Giusy Pisano (dir.), 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 38 | 2002, « Musique ! » [En ligne], mis en ligne le 17 janvier 2007, consulté le 15 août 2020. URL : http:// journals.openedition.org/1895/155 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.155

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SOMMAIRE

Ouverture François Albera

Avènement de la musique de film

Sur la présence de la musique dans le cinéma dit muet Giusy Pisano

Lorsque l’orgue s’invita au cinéma Jean-Jacques Meusy

Théories et pratiques de la musique de film

Le Dr Ramain, théoricien du « musicalisme » Laurent Guido

Satie, Milhaud et le « collage » musical Roberto Calabretto

Technique et idéologie de la musique de film

Des scènes chantées et du Film d’Art, de l’accompagnement musical approprié et du film musical : deux ou trois notes sur une histoire de la musique du cinéma muet Édouard Arnoldy

Les années trente entre chanson et cinéma Giusy Pisano

L’avènement du « musicien de film »

Des compositeurs de musique viennent au cinéma : le « Groupe des Six » François Amy de la Bretèque

Improvisation et technique : Arthur Honegger et Rapt François Albera

Particularités sonores du film Rapt Arthur Honegger et Arthur Hoérée

Entretien avec Henri Dutilleux Stéphane Chanudaud

De Fille du Diable à Sous le soleil de Satan Henri Dutilleux

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La place de la musique dans le film

La Nouvelle Vague a-t-elle changé quelque chose à la musique de cinéma ? De l’usage du jazz chez Louis Malle et Jean-Luc Godard Séverine Allimann

La Fédération des cinémathèques et archives de films de

Musique et patrimoine : les archives corses Jean Pierre Mattei

L’initiation à la beauté des lignes, des couleurs, des formes, des mouvements et des sons Béatrice de Pastre

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Ouverture

François Albera

1 Ce numéro spécial de 1895 procède, comme il en va régulièrement pour notre revue, d’une commande. En l’occurrence la Fédération des Cinémathèques Archives de Films de France (FCAFF) qui organise un ensemble de projections autour du thème de la musique au cinéma. Cette occasion explique pour partie l’orientation de ce numéro (il est consacré au seul domaine français), sa volonté de parcourir un large arc historique (des origines à nos jours) mais aussi ses faiblesses, en particulier le caractère lacunaire et provisoire d’un ensemble réuni dans un délai fort court et sujet aux aléas de toute entreprise de ce type (défection d’auteurs).

2 1895 s’est engagé à dépasser le genre du dossier, de la documentation ou du bilan comme de l’anthologie sur un sujet donné afin de promouvoir, dans toute la mesure du possible, des recherches nouvelles, inédites et qui, en tout cas, renouvellent le champ des études historiques sur le cinéma en même temps qu’elles s’interrogent sur leurs approches méthodologiques.

3 On trouvera à cet effet dans ce numéro des apports tout à fait neufs – comme l’exploration en terres vierges que mène Jean-Jacques Meusy dans le domaine de l’orgue de cinéma en France –, des renouvellements de perspectives sur des objets réputés connus – comme la question des versions multiples au début du parlant qu’examine Martin Barnier –, des exhumations de théories oubliées ou méconnues en dépit de la place qu’elles ont occupée de leur temps – comme la théorie esthétique du Dr Paul Ramain dans les années vingt sur le musicalisme qu’analyse Laurent Guido –, ou des angles nouveaux tant au plan du choix des objets (l’examen du discours d’une revue musicale influente, le Courrier musical) qu’à celui des perspectives heuristiques – le lien entre les Phono-scènes Gaumont de 1906 et le passage au parlant abordé par Édouard Arnoldy. On a souvent réduit l’abord de la question « musique et cinéma » au repérage des contributions de musiciens « légitimes », hésitant entre la dépréciation de ce travail « alimentaire » (l’abondante filmographie de Chostakovitch ou plus près de nous de Schnittke est ainsi envisagée par les musicologues) ou sa récupération au titre d’œuvres « comme les autres » (France-Musiques a multiplié, depuis quelques années, des émissions de musique-de-cinéma de cette sorte). On verra ici que les « grands musiciens » (Honegger, Satie, Milhaud, Auric, Dutilleux) sont abordés par le versant de

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leur travail spécifique pour le film et de la réflexion qu’elle a suscitée chez eux – François de La Brétèque, Roberto Calabretto, Stéphane Chanudaud. De même le binôme « jazz et cinéma » est ici abordé à partir de l’usage particulier qu’en proposent – différemment – deux cinéastes de la mouvance « Nouvelle Vague » par Séverine Allimann. Enfin un préjugé, qui a ses racines dans le statut d’autonomie que gagne la musique à la fin du XIXe siècle, veut que l’on discrimine la chanson et la musique. Elle est ici au contraire remise au centre des préoccupations du cinéma « parlant » par Giusy Pisano qui en évalue la signification sociale. Il est d’ailleurs fort discutable de vouloir dissocier si aisément l’univers du son au cinéma en musique, parole et bruit dès lors que l’on s’éloigne de modèles conventionnels dans le traitement de ces différentes « matières de l’expression ». Grémillon revendiquait d’orchestrer l’ensemble de la bande son et Honegger et Hoérée ne disaient pas autre chose (voir leur texte sur Rapt de Kirsanoff), convictions que Michel Fano systématisa par la suite.

4 On aurait souhaité que des études s’attachent, plus près de nous, aux pratiques les plus contemporaines de la musique-de-film puisque des phénomènes nouveaux et dérangeants s’y développent. Sans parler des mutations proprement techniques, on peut citer, au plan de la réception, cette sorte de renversement du rapport film / musique dans des productions commerciales très appréciées d’un public adolescent qui peut disposer du CD audio avant de voir le film et dont la vision, après coup, vient accompagner la musique.

5 Cela n’est malheureusement pas le cas notamment parce que cette période et ces phénomènes n’ont guère fait l’objet de travaux de recherche. De l’oral à l’écrit 6 Le cadre problématique que nous avions dessiné au moment de solliciter les auteurs de ces études, s’est construit sur une hypothèse que les études historiques sur le cinéma « des premiers temps » a permise1, celle d’une appartenance native du film au domaine de l’oralité entendue au sens large, celui qu’a pu définir le médiéviste Paul Zumthor 2. Oralité qui connaît une progressive domestication et un passage à l’inscription, à l’écrit. Plus se développent les études documentées et plus le caractère ductile, labile, changeant du « film » apparaît. Dès les projections Edison et Lumière, la variabilité des séances, des programmes voire des « textes » eux-mêmes est grande, chacun en convient désormais : en dépit de la nature reproductible, mécanisée du medium, on est dans l’ordre du spectacle, de l’événement, souvent même de la performance. Le programmateur compose à son gré des ensembles provisoires, le projectionniste peut varier la cadence – Delluc voulait « catéchiser » ces « artisans » afin qu’ils adoptent tous la même3 – le bonimenteur n’a pas de commentaire fixé, le ou les musiciens « suivent » ou non le film. Le public est sollicité de diverses manières (quand il ne siffle ou n’applaudit pas, on peut lui proposer de chanter des couplets dont le texte apparaît à l’écran). L’institutionnalisation du cinéma, sa sédentarisation, l’adoption d’horaires fixes, de durées, de vitesses standard, la multiplication des procédures normatives et finalement la fixation de tout un ensemble de variables sur la pellicule même (le son et avec lui le défilement à 24 images / seconde) organisent en quelque sorte le passage de l’oral à l’écrit dans le domaine du film. On peut observer que pour sa mise en place on se réfère volontiers à la musique comme modèle (Delluc évoque souvent Paderewski), notamment avec la métaphore de l’orchestre, et l’accompagnement musical proprement dit joue son rôle dans ce processus de mise au pas, apportant la référence à un art légitime et qui distingue ses auditeurs (opposition des ignorants et des initiés4,

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normes de réception). Les doctrines esthétiques fondées sur l’autonomie du medium, sa spécificité procèdent de cette situation.

7 Dans ce dispositif de contrôle social, l’expérience des spectateurs est transformée5. Walter Benjamin ne voyait-il pas dans « le lancement du film sonore […] une action de l’industrie destinée à briser le primat révolutionnaire du film muet, qui suscitait plus facilement des réactions mal contrôlables et politiquement dangereuses » ?6

8 Ce processus apparaît comme celui d’une intégration des phénomènes pré-machiniques à la machine-cinéma. Pourtant, ce caractère machinique du cinéma qui, dans un premier temps, émerveille (jouet + reproduction du réel), si dans un second il uniformise et appauvrit l’expérience, dans un troisième peut la démultiplier, en ouvrant un espace de jeu.

9 On retrouve de nos jours au cinéma – sans doute sous la poussée des « nouvelles technologies » mais surtout dans le contexte général d’une crise de la culture écrite7 – la variabilité des textes (voués avec le numérique à de multiples étoilements) et surtout leur dimension pragmatique : la réception, les conditions de celles-ci tant aux plans culturels que matériels, l’intervention du spectateur dans le déroulement, font éclater le film « en soi ». On montre les films dans des situations de moins en moins normées (du Drive-in au magnétoscope ou à l’ordinateur portable), on les voue à des appropriations plurielles que les DVD suggèrent et en tout cas permettent quand ils ne les nourrissent de variantes, « repentirs » et « à-côtés ». Deux médias 10 La musique nous a semblé, dans ce cadre brièvement esquissé ci-dessus, un révélateur par excellence de cette dialectique de l’oralité du film.

11 Nul n’ignore plus qu’elle intervient très tôt sinon d’emblée avec les projections (séances Lumière accompagnées au piano par M. Émile Maraval) et qu’elle connaît une vaste gamme de variantes du « tapeur » à l’orchestre, l’orgue le disque et la piste « son ». Différents niveaux ici se mêlent qu’il conviendrait d’articuler : la musique, adjuvant du spectacle cinématographique, tend à le canaliser avec l’allongement des films. En 1912, Pathé légifère en la matière : en passant des scènes « n’excédant pas cent mètres », où « le chef d’orchestre arrivait encore, à l’aide de quelques valses ou quelques galops à se tirer d’affaire », à de « grandes scènes dont certaines ne duraient pas moins d’une heure », « une musique bien appropriée s’impos[e] […] en adaptant à chaque scène sensationnelle une partition spéciale qui en soulignera l’intérêt et en fera valoir les beautés. » Désormais l’exploitant pourra se procurer une partition et une orchestration spéciales8, alors que d’autres juge la musique superflue et que « les morceaux qui figurent dans les programmes n’ont en général aucun rapport avec les scènes représentées à l’écran… »9 Débute alors la discussion, qui prendra un tout autre tour avec le passage au sonore, qui oppose l’adaptation (de morceaux de musique préexistants) à la partition originale, le terme même d’adaptation – sur lequel on reviendra – donnant lieu à toute une série de controverses (une musique adaptée au film peut-elle procéder de l’adaptation d’une musique préexistante10 ?). S’énonce aussi l’exigence d’un synchronisme : la musique doit-elle suivre le film ou doit-on conformer la vitesse de celui-ci aux tempi de la musique d’orchestre ? Au lieu de forcer la musique à s’asservir automatiquement aux déformations de l’écran, il faut corriger les déformations rythmiques de la vision animée pour l’amener, régularisée, disciplinée et assouplie, à s’inscrire exactement dans les limites précises du cadre musical.11

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12 Les rapports entre musique et cinéma peuvent donc être envisagés dans la perspective contradictoire de deux médias qui s’allient et se dominent au sein d’un contexte où l’avènement des appareils techniques de reproduction offrent à la fois un gage de démultiplication des possibilités (duplication, diffusion, amplification à tous les sens du terme) et un poids de réification. Mais cette contradiction joue aussi sa partition dialectique quand elle renouvelle le travail du musicien : Honegger comme Eisler puis Schaeffer ou Fano puisent dans les potentialités mêmes de cette technologie de la production de masse une reformulation de leur travail. Là où Adorno déplore la régression de l’écoute due au son dupliqué et à son « mécanisme de diffusion », Eisler y voit des potentialités nouvelles en raison même des « limites » du microphone12.

13 Dans les années trente, les changements qu’introduisent dans l’univers sonore du plus grand nombre le développement des appareils13, engagent certains critiques comme certains praticiens à imaginer sortir du modèle aristocratique de la musique de concert, de la musique savante voire de la formation élitaire des chanteurs ou interprètes14. L’avènement des chœurs amateurs, des mises en scène collectives auxquels sont mêlés des musiciens comme Milhaud, Honegger, Wiener… dépasse la seule inscription « pour rien » – comme on a pris l’habitude de traiter cette période – dans le contexte du Front populaire (comme le théâtre de rue du groupe « Octobre », le cinéma militant de Renoir ou l’art public prôné par Léger), il s’agit d’un secouement où le cinéma joue d’ailleurs un rôle de référence en raison de son mode de production et de son public15. Les besoins collectifs et la musique 14 Cela conduit à évoquer un autre aspect du problème dont la dimension technologique forme une des facettes, celui de la socialité de la musique « à l’ère de la reproduction mécanique ». Le cinéma phénomène et média de masse – avec la radio et le disque – rencontre la musique sur des bases nouvelles, celle de la reproduction, la diffusion exponentielle, de « l’électrification de la société » (on évoquerait aujourd’hui l’électronique). La musique y gagne, par son couplage avec le cinéma, une audience qu’elle n’avait jamais eue, d’autre part elle élargit ses caractères propres : La musique est une joie que l’on décuple en la partageant. Lorsque plusieurs centaines d’auditeurs sont réunis dans la même salle, coude à coude, l’émotion de chacun d’eux se trouve multipliée par la somme des émotivités voisines. Le système nerveux de chaque mélomane rappelle le filament d’une lampe à incandescence. Et lorsque l’électricité circule dans tous ces organismes, il en résulte une illumination intérieure resplendissante.16

15 Plaisir d’ordre organique – mais exprimé, on l’aura noté, via la métaphore de l’électricité – importance du rythme rapporté à la mesure du temps que battent les contractions de notre cœur (division régulière, symétrie) ainsi que notre système respiratoire.

16 Il y a une « partition physiologique » à laquelle se superposent, s’opposent ou coïncident les chocs extérieurs. Les théories du rythme font alors florès, elles forment l’interprétant de la plupart des systèmes symboliques. Lionel Landry inscrit « cette action générale suggestive, sur l’organisme, de la musique considérée comme rythme » dans la philosophie bergsonienne17. C’est une sorte de perception passive, empathique en tout cas.

17 Cette dimension collective de la musique dans la société moderne rencontre l’introduction des appareils, des machines dans un champ qui les ignorait et par

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principe leur était hostile. Si Vuillermoz peut dire que « l’art lyrique est relayé par le cinéma sonore », le premier bénéficiaire est la chanson… … un nombre incalculable de chansons qui répondent à un besoin du public. La foule aime à fredonner un refrain facile. Les formes actuelles de la civilisation ont détruit le folklore provincial. Le service militaire obligatoire, la facilité croissante des relations entre les capitales et les plus lointaines provinces, l’invention du phonographe et de la radiophonie ont accompli une œuvre de décentralisation pour tout le répertoire des cafés-concerts de nos grandes villes. […] La chanson des rues entre maintenant dans les demeures les mieux closes, grâce à l’antenne et à la machine parlante…18

18 Ce mouvement connaît deux temps en continuité et en rupture. Le phénomène de l’accompagnement live lors des séances du cinéma muet se développe du côté d’une pratique nouvelle de la musique, celle de l’adaptation, on l’a vu, qui apparaît aux commentateurs comme une évolution nodale dans la socialisation de la musique. Émile Vuillermoz y voit le moyen de répandre la culture musicale au plus grand nombre.

19 Devant le « recyclage » d’œuvres musicales connues et reconnues – auquel dans un premier temps la Société des auteurs et compositeurs de musique s’oppose19 – la réaction des mélomanes est d’abord de fermer les yeux au cinéma afin de laisser la musique libre de toute compromission. Modalité de l’audition qui appartient à l’évolution même de la réception musicale tendant à isoler, dissocier la musique de toute « application », d’être, à la lettre, autonome. Lionel Landry dans son ouvrage sur la Sensibilité musicale consacre un chapitre à cet avènement de l’autonomie musicale qu’il compare à celui du tableau « de chevalet », de la statue « de musée » : Tout ce que nous demandons, en pareille circonstance, c’est que notre travail imaginatif ne soit pas combattu par d’autres sensations extérieures. C’est pourquoi beaucoup d’auditeurs de musique ferment les yeux, c’est pourquoi les titres, les indications explicites d’ordre dramatique nous agacent souvent, non point en tant qu’inutiles, indifférentes, mais en tant que contraire aux suggestions formulées ou informulées que développe notre imagination. […] C’est ainsi qu’à la musique qu’on entend en faisant attention à autre chose a succédé la musique qu’on écoute « avec la tête entre les mains ».20

20 Cette conviction s’appuie sur une série de postulats souvent repris d’ailleurs, classant la musique « expressive » du côté de l’informulé voire du subconscient21. Encore faut-il avoir affaire à une telle musique qui s’oppose à la musique « objective, inexpressive, décorative » de Satie22 comme aux rythmes mécaniques du jazz 23. Elle s’appuie corrélativement sur une volonté de maîtrise. L’initié ajoute à la perception empathique, que le rythme suscite, une perception de l’intelligence. Elle n’admet pas la distraction que suscite un spectacle trop rapide, multiple, discontinu.

21 Aller au cinéma les yeux fermés est un motif récurrent dans le discours sur le cinéma. Parmi tant d’autres, citons Lucien Wahl constatant dans Cinémagazine qu’« un film en 14 épisodes imbéciles » voit son « spectacle […] adouci par la musique » ce qui rend possible de développer une « éducation de l’oreille par le cinéma. […] Celle-ci [la musique] peut élever le niveau des spectateurs, on peut “voir” le film les yeux fermés. » 24 Georges Duhamel se réfugie aussi dans l’obscurité pour se prémunir des images qui s’imposent à lui, mais la cacophonie musicale lui fait crier au meurtre des chefs- d’œuvre… « Le cinéma, grand grugeur de musique, démembre et dégrade, pour des festins saugrenus, les œuvres des maîtres, œuvres jusque là chéries de l’élite et forcément respectées par une multitude qui les ignorait. »25 Ce qu’il récuse dans le cinéma c’est qu’on lui impose des images que son imagination ne peut saisir et

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maîtriser, il est débordé. Il en va de même de la musique : sa description de la séance est tout entière sous le signe de la submersion. Vuillermoz de son côté voit dans l’adaptation non seulement des potentialités pédagogiques mais un renouvellement des genres musicaux : Aux derniers temps du cinéma muet, certains chefs d’orchestre étaient parvenus à composer des partitions d’accompagnement intéressantes. L’adaptation musicale d’un film était en passe de devenir un genre nouveau qui aurait pu modifier les lois organiques de la symphonie. Plusieurs grands compositeurs modernes eurent l’occasion d’en faire la démonstration. Le cinéma rendait ici à la masse un service nouveau en obligeant le public à s’imprégner, malgré lui, de ce parfum de chefs- d’œuvre dont il saturait l’air des salles obscures. On était arrivé à vulgariser des fragments de fort belles partitions, dans des conditions inespérées.26

22 Le passage à la sonorisation, donc l’entrée en scène d’une nouvelle technologie d’enregistrement et de diffusion-amplification, amène un déplacement de la problématique jusqu’ici envisagée. Non que la pratique de l’adaptation disparaisse avec l’enregistrement. Mais les questions de la synchronisation viennent plus que jamais au premier plan. La piste son résoud toutes les tentatives de pupitres synchronisateurs et de répétitions d’autrefois.

23 Cependant deux nouvelles question surgissent : la qualité de l’enregistrement repose la contradiction musique « en conserve » / musique vivante27 ; la musique « autonome » cède du terrain à la chanson. « Ici encore l’avènement du “sonore” a tout bouleversé, écrit Vuillermoz. L’adaptation symphonique a été souvent remplacée par l’intervention de quelques couplets populaires… » Ce qu’il déplore sans pour autant négliger le fait que « la sonorisation de la pellicule ouvre au cinéma un domaine nouveau ».

24 Non seulement les opérettes-féeries à la façon des Autrichiens et des Allemands, mais l’opéra et l’opéra-comique « doivent trouver, eux aussi, à l’écran des moyens d’expressions nouveaux qui renouvelleraient un art en pleine décadence […] Si Wagner avait connu le cinéma sonore, c’est pour l’écran et non pour la scène qu’il aurait écrit la Tétralogie et Parsifal. » En outre le cinéma offre à un compositeur les ressources orchestrales et chorales qu’il ne peut trouver qu’à grand’peine en ce moment dans deux ou trois capitales… L’orchestre de quatre-vingt-dix musiciens, les chorales mixtes sont des luxes anachroniques que la province ignore. […] Enfin la précision mathématique de la synchronisation permet enfin à l’écran de s’annexer les chefs d’œuvre passés, présents et futurs de l’art chorégraphique.

25 Cette mécanisation qui passe pour appauvrissante aux oreilles de certains, est donc au contraire porteuse d’avenir pour Vuillermoz comme pour Henry Prunières (de la Revue musicale), dans cette même Encyclopédie française où l’on voit l’avenir du côté de « l’inscription directe » : L’homme s’est contenté, jusqu’ici, de capter dans la cire ou de fixer sur une émulsion les vibrations sonores produites par la voix d’un chanteur ou le timbre d’un instrument. Le disque ou la pellicule sensible, sont, jusqu’à présent de simples procédés d’enregistrement copiant et immobilisant le réel. […] Mais la machine parlante apportera un bouleversement encore plus complet dans l’histoire de la composition. Pour obtenir la synthèse vivante du son, en se servant des appareils les plus élémentaires, il suffit de présenter à une aiguille d’acier les reliefs d’un sillon hélicoïdal ou à une cellule photo-électrique le graphique d’une inscription pelliculaire. Ces rugosités du sillon, ces arabesques du graphique ont été obtenues automatiquement par le choc vibratoire des ondes émises par les cordes

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vocales humaines, par le souffle, par le frottement ou la percussion d’instrumentistes spécialisés.28

26 On pourra donc obtenir les mêmes effets en gravant ou dessinant la musique, en la créant de toutes pièces sans l’intermédiaire de l’exécution. Mieux, « en variant intelligemment les aspects de cette gravure en creux ou de cette arabesque, on pourra obtenir des sons et des timbres absolument nouveaux », on créera une « musique synthétique »29.

27 Car à ce jour, déplore Prunières… … Ni le phonographe, ni la radio, ni le cinéma sonore n’ont suscité des formes vraiment neuves de composition. […] Les musiciens d’avant-garde, Hindemith en particulier, témoignèrent les premiers d’un intérêt très vifs pour les problèmes suscités par la musique mécanique, se livrant à des recherches du plus haut intérêt sur les micros, l’enregistrement des disques, le film sonore. L’introduction des appareils à ondes [Martenot] n’a pas encore amené de modifications sensibles de l’instrumentation […] Il apparaît pourtant que ces inventions doivent fatalement modifier non seulement les conditions d’exécution, mais la matière musicale elle-même. On arrive déjà à retoucher les pellicules sonores, à renforcer ou diminuer le son, à corriger une fausse note. On commence même à tracer directement l’image sonore sur la pellicule, ce qui permet d’obtenir des effets de timbres entièrement neufs. C’est peut-être de la machine qu’il faut attendre le renouvellement des formes et de la matière musicale. Il semble vraisemblable que le cinéma prendra une place considérable dans le drame musical de l’avenir, mais jusqu’ici les essais tentés n’apportent aucun élément nouveau à la solution du problème. C’est peut-être le dessin animé qui représente l’embryon de l’opéra futur où l’action sera figurée par des dessins inventés par de grands artistes collaborant en étroite union avec des compositeurs. 30

28 L’image et le son numériques donnent une réalisation à cette perspective.

NOTES

1.Il n’est sans doute pas fortuit que ce soit dans ce secteur du « son avant le sonore » que les bouleversements les plus profonds sont apparus dans les recherches historiques récentes : Rick Altman étudiant les conditions de l’accompagnement musical et chanté des premiers films à partir de la technologie comme des pratiques culturelles, André Gaudreault et Germain Lacasse mettant à jour le rôle du bonimenteur dans le fonctionnement narratif et surtout dans les modalités d’appropriation du film par les spectateurs de classes sociales et d’appartenances ethniques différentes. 2.Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983. 3.« Autant de films, autant de cadences différentes. Paderewski n’a pas la même interprétation que le pianola », Louis Delluc (« La Cadence », Photogénie, Paris, Brunoff, 1920 ; repris dans Écrits cinématographiques I, Paris, Cinémathèque française, 1985, p. 58).

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4.L’écrivain symboliste Péladan, répondant à une enquête du Cinéma et l’Écho du cinéma réunis l’exprime fort bien quand il « imagine qu’un jour une combinaison merveilleuse associera l’image du mouvement et de la musique » et commente : « le cinéma a débuté dans des conditions populaires, il s’élèvera à des intentions plus raffinées… » (n° 71, 4 juillet 1913). 5.Renvoyons à ce sujet au texte si suggestif de W. Benjamin intitulé « le Narrateur » (version française de l’auteur dans le Mercure de France n° 1067, 1er juillet 1952 et traduction de la version allemande – « Der Erzähler » – dans Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971, plusieurs fois réédité). 6.Lettre à Adorno du 9 décembre 1938, Correspondance 1929-1940, tome 2, Paris, Aubier- Montaigne, 1979, p. 281. 7.Voir les analyse de Wlad Godzich sur cette question dans The Culture of Literacy (dernière édition, en espagnol, Teoria literaria y critica de la cultura, Madrid, Catédra, 2001). 8.V., « La Musique et le Cinématographe », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis n° 41, 6 décembre 1912, p. 4. Voir également Georges Lordier, « La Musique au cinéma », le Cinéma n° 25, 16 août 1912, p. 1, Pierre Darcollt, « De la Musique au Cinéma », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 71, 4 juillet 1913. 9.E-L. Fouquet, « Le Geste », l’Écho du cinéma n° 4, 10 mai 1912, p. 1. 10.Voir Henri Diamant-Berger, « La Musique », le Film n° 22, 12 août 1916, p. 1, Guy de Longchamp, « La Musique et le Cinéma », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 219, 18 août 1916, Pierre Darcollt, « Musique & Cinéma », ibid n° 321, 10 novembre 1916. 11.V., « Le Synchronisme musical », l’Illustration, 23 avril 1921 (rééd. les Grands Dossiers de l’Illustration « Le Cinéma », Paris, 1987, p. 52). 12.Theodor Adorno, le Caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2001 [1938], passim. À l’inverse, cf. Émile Vuillermoz : « Il arrive d’ailleurs que les caprices mystérieux de la matière idéalisent d’une façon singulière les sons qu’on lui confie. Il y a tout un art encore mal étudié de la « phonogénie » qui donne à certaines sonorités d’étranges privilèges, lorsque le microphone est chargé de les recueillir. De même qu’à l’écran certains visages de femmes se trouvent transfigurés et embellis par l’appareil de prises de vues, de même l’appareil de prises de son purifie, clarifie et poétise certaines notions instrumentales. » (« Les besoins individuels et le disque » dans Lucien Febvre (direction générale), Pierre Abraham (dir. du volume), Encyclopédie française, Paris, 1935, tome 16, « Arts et littérature dans la société contemporaine » (16.88-6/8). 13.Pour Dominique Kalifa, « ni le gramophone, ni le disque ne constituent en fait des production de masse avant la seconde moitié du XXe siècle. […] C’est donc essentiellement par la radio que s’effectue la sonorisation de la France », la Culture de masse en France. 1860-1930, Paris, La Découverte, 2001, p. 70. 14.Dès 1918, Delluc, à la mort de Debussy, s’exclame : « Et les jeunes musiciens. S’ils veulent parler au peuple, à la grande foule, ce n’est pas au concert qu’ils la trouveront. Et j’aimerais mieux savoir si une symphonie moderne peut être entendue des masses, la soumettre à l’auditoire varié et curieux des cinémas qu’à celui des concerts où deux ou trois critiques hargneux font la loi. » (le Film n° 108-109, 15 avril 1918, p. 25). 15.Dans sa correspondance avec Eisenstein, F. Léger, qui travaille alors à un projet de film sur Louise Michel (la Vierge rouge) avec Milhaud, exprime son dégoût d’un art confisqué par la bourgeoisie et envie le Soviétique : « Quelle époque ! Vous avez de la chance d’avoir un métier social – qui s’adresse à des nombres. Notre “sélection” à nous

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peintres nous isole… » (26 février 1933) (voir « Léger en correspondance : Epstein- Eisenstein-Epstein », Cinémathèque n° 18, automne 2000). 16.Émile Vuillermoz, « Les besoins collectifs et la musique », op. cit. 17.« La Musique et le cinéma », Cinémagazine n° 22, 30 mai 1924, p. 363. 18.É. Vuillermoz, « Les besoins collectifs et la musique », op. cit. 19.Voir la controverse dont se fait l’écho Henri Diamant-Berger dans ses éditoriaux du Film en 1916. 20.Lionel Landry, la Sensibilité musicale, Paris, Félix Alcan, 1927, p. 135-140, 173. De son vrai nom André Dailly (1875-1935), directeur des Monnaies et Médailles, siègeant à la Cour des Comptes, Lionel Landry a écrit des essais sur la musique et quelques pièces de théâtre outre son abondante production de critique de cinéma. 21.Landry s’appuie sur les courants psychologiques de Wilhelm Wundt, de Bühler et de la Pensée sans image de Binet et ouvre une piste du côté de Freud (Ibid, p. 141). 22.Ibid, p. 176. 23.Cf. Jean Renoir en 1926 : « Quant à la musique susceptible de commenter un film, je suis d’avis de remplacer l’orchestre d’une symphonie beethovenienne par un jazz- band » (Cinéa-Ciné pour Tous, n° 59, 15 avril 1926, p. 14-15). S’exprimant à propos de Nana, Renoir insiste sur l’homothétie entre les scansions du jazz, ceux des gestes des acteurs et la cadence de l’appareil de cinéma (voir aussi Ma Vie et mes films, Paris : Flammarion, 1974). 24.Cinémagazine n° 4, 27. 1. 1922, p. 106. Landry lui rétorque qu’on reconnaît « qu’un film est mauvais à ce qu’on écoute la musique qui l’accompagne. Le public veut, pour mieux suivre le film, une musique qu’il n’écoute pas mais dont l’absence gâterait son intérêt. » (« La Musique et le cinéma », Cinémagazine n° 22, 30 mai 1924, p. 363. Landry répondait à Wahl qui répondait à Georges Migot – « Musique et cinéma », la Gazette des Sept Arts, n° 2, 25 janvier 1923). 25.Georges Duhamel, Scènes de la Vie future, Paris, Mercure de France, 1930, p. 63. 26.Op. cit. 27.Pierre Millot, directeur de la musique à la Paramount, s’exprimant sur sa pratique de l’adaptation en 1927, proclame que « jamais le piano mécanique […] ne remplacera l’orchestre » (Mon Ciné, 29 septembre 1927, p. 18-19). 28.Émile Vuillermoz, « Les besoins individuels et le disque », op. cit., (16.88-6/8). 29.Ibid. 30.Henry Prunières, « La musique mécanique », ibid., (vol. XVII, Arts et littérature dans la société contemporaine, II) (17.26-9/10).

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Avènement de la musique de film

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Sur la présence de la musique dans le cinéma dit muet

Giusy Pisano

À Henri Colpi qui a lancé le premier cri, à Michel Chion qui a permis que ce sujet existe et à Christian Belaygue qui a prolongé le rêve

1 L’histoire ancienne des spectacles lumineux déborde d’exemples qui prouvent la présence constante du son et particulièrement de la musique : des expérimentations acoustiques et musicales du fantasmagore Robertson, en passant par le Théâtre optique d’Émile Reynaud – pour qui le compositeur Gaston Paulin écrivit en 1892 la partition de Pauvre Pierrot – jusqu’à la sonorisation des films muets par les disques.

2 Déjà, au début du siècle, le public populaire parisien se pressait dans les salles de spectacles de quartier à Montmartre, Montparnasse, aux Buttes-Chaumont, aux Champs-Élysées. À la fin des années 1920, le music-hall, le cabaret, le café-concert, les opérettes, le vaudeville et les revues musicales en tout genre continuent de prospérer. Parallèlement, le cinématographe connaît aussi une large expansion dès son lancement en 1895. Il s’intégrera vite aux autres formes de spectacle présentées dans les fêtes foraines, et il sera également utilisé dans le music-hall entre deux chansons, entre deux numéros1. Dans ce contexte les séances accompagnées par la musique, par le bruitage et les commentaires, mais aussi par les bruits extérieurs occasionnés par le projecteur et l’ambiance remuante du public, sont la preuve d’une présence permanente du son dans le spectacle et d’un échange constant avec le signifié de l’image animée.

3 Au début, la musique était jouée en dehors de la salle, dans le seul but d’attirer le public ; elle entre ensuite dans la salle pour « sonoriser » les images animées. Comme on peut le lire dans une revue professionnelle des années trente : « On essaya de remplir le vide acoustique des cinémas par une “illustration musicale” qui tâcha de s’adapter aux sentiments suggérés par les événements qui se déroulaient sur l’écran. »2

4 Cette présence constante et immédiate de la musique – dès la première projection du Grand Café ? – pose d’emblée la question du pourquoi même de cette présence.

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Plusieurs hypothèses ont été avancées par les spécialistes et les historiens qui se sont penchés sur la question. L’accompagnement musical est-t-il né « instinctivement » comme une nécessité ? 5 L’hypothèse la plus évidente est que la musique était tout d’abord utilisée pour attirer le passant afin de le faire entrer dans la salle et ensuite pour couvrir le bruit mécanique des premiers appareils3. Cependant dès 1916, dans l’un des premiers écrits à théoriser une esthétique de la musique et du cinéma, on envisage d’autres motivations que purement « logistiques » : La musique soulage la tension et maintien vive l’attention. Elle doit être en tout cas un fond musical. La plupart des gens ne reconnaissent pas les morceaux musicaux joués, mais se sentiraient gênés par leur absence. Il n’est pas dit que la musique doit se limiter à fonctionner comme un tranquillisant mental, elle peut et elle doit être accordée à la scène. Les plus entreprenantes maisons de production ont explicitement reconnu cette exigence et elles projettent leurs films en choisissant de manière soignée les morceaux musicaux d’accompagnement. La musique ne raconte pas l’intrigue et ne prend pas la place des images, mais tout simplement elle renforce le contexte émotif.4

6 Kurt London évoque aussi l’obscurité qui appelle nécessairement la musique, puisqu’il y a « quelque chose dans l’être humain qui refuse, rejette le silence » ; la musique peut rassurer le spectateur tel « l’enfant qui chante dans le noir ». London associe à l’exigence purement psychologique, celle esthétique, car d’après lui le film, art du mouvement, ne peut être bien compris sans le son qui l’accompagne5.

7 Les théorisations selon lesquelles la présence de la musique dans les salles est justifiée par le fait qu’elle peut fonctionner comme antidote pour protéger le spectateur de l’effet hypnotique des images, comme élément de « distanciation » (la référence au Verfremdungseffekt de Bertolt Brecht est évidente6), capable donc de calmer les angoisses que pourrait provoquer l’apparition d’ombres flottantes dans le silence de la nuit, sont reprises et relancées par Theodor W. Adorno et Hanns Eisler, dans leur fameux ouvrage sur la musique au cinéma, écrit en 1947 : La musique de cinéma a le gestus de l’enfant qui chante dans le noir. La véritable raison de la menace n’est pas en définitive celle pour laquelle autrefois les gens s’émouvaient devant des images muettes comme à l’apparition d’un fantôme. Les sous-titres avaient déjà fait ce qu’ils pouvaient pour leur venir en aide. Mais à la vue des masques gesticulants, les gens s’éprouvèrent comme étant eux aussi des êtres de cette sorte, comme aliénés à eux-mêmes. Et pas loin de « perdre » la parole. L’origine de la musique au cinéma est indissociable du déclin du langage parlé tel qu’il est décrit par Karl Kraus. Dès lors, on comprend mieux pourquoi on n’a pas eu l’idée d’utiliser dans les débuts du cinéma le procédé apparemment le plus facile : accompagner le film de dialogues confiés à des récitants dissimulés comme dans le théâtre de marionnettes ; on n’a pensé qu’à la musique qui pourtant n’avait aucun rapport avec l’action dans les vieux films d’épouvante et les farces.7

8 Siegfried Kracauer, tout en parlant d’une « expérience effroyable, d’ombres qui aspirent à une vie corporelle » et d’une « vie qui se dissout en ombres insaisissables »8, se refuse à limiter la musique à un rôle purement fonctionnel. Pour lui, la musique n’a pas été utilisée principalement pour rendre ces ombres plus proches et donc moins effroyables grâce aux techniques de distanciation. Son rôle n’était pas de donner une dimension réelle aux projections muettes en leur donnant du son. Au contraire, le son était là pour attirer le spectateur vers le cœur même des images silencieuses et lui donner une conscience de leur vie photographique. Autrement dit : le passage des images photographiques fixes aux plans cinématographiques qui présentent le monde

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en mouvement pouvait donner au spectateur l’impression d’une reproduction de la vie réelle. Le spectateur du cinéma muet aurait pu voir dans ces images une copie du monde, la musique lui permet de voir le film comme une série de plans photographiques. Selon l’expression de Kracauer, elle permet de « restituer aux images leur vie photographique » : La fonction de la musique est d’éliminer et non pas de satisfaire l’exigence du son. La musique affirme et justifie le silence au lieu d’y mettre fin. Elle accomplit pleinement son but lorsqu’elle ne se fait pas entendre, mais elle met si bien nos sens en harmonie avec les plans cinématographiques, que ceux-ci nous touchent en tant qu’entités finalisées en soi, comme pour les photographies.9

9 Ces différentes interprétations concordent sur l’idée de « l’étrangeté » des images projetées dans le noir, dans un silence absolu, complètement irréel puisque le silence n’existe pas dans la vie, au point qu’en 1923 encore on peut lire sous la plume d’André Obey : Je ne crois pas, bien qu’on ait soutenu le contraire, que la projection d’un film soit supportable dans le silence. Le silence crée une espèce de gouffre que l’attention visuelle ne parvient pas à survoler. Il y a là un phénomène analogue à celui de l’attente. C’est un fait d’expérience que, pour franchir l’insondable abîme d’une attente, on se met, machinalement, à compter. Une procession de chiffres sort de vous, qui fait au-dessous de l’abîme comme un pont suspendu. La musique joue, au cinéma, le rôle de procession de chiffres. Elle détend le spectateur, elle s’« ouvre » et lui permet de recevoir, sans nulle arrière-pensée, la vérité qui neige sur l’écran.10

10 Cependant, un autre élément est avancé en filigrane dans différents textes : la musique permettrait de mieux accepter une autre « vérité », une autre temporalité, bref une autre vie, propre à l’image mouvante, la « vie photographique » définie par Kracauer.

11 En conclusion – bien que ce sujet mériterait largement une thèse de doctorat ! – c’est ce dernier aspect qui a plutôt été développé par les études plus récentes. Michel Chion écrit que la musique aide à « la rupture avec le temps quotidien et à créer un temps de représentation », elle dit « il était une fois »11. En isolant l’individu, la musique crée une temporalité de récit, mais en même temps sa présence est justifiée par le fait qu’elle peut susciter des réactions collectives du public, par rapport à un détail ou à un personnage qui sont alors soulignés par sa présence. Cette idée est défendue avec force par Mark Evans dans son livre Soundtrack, The Music of the Movies : La principale fonction du musicien était de souligner les points forts de l’action sur l’écran, et en particulier de faire comprendre instantanément au public que le gaillard en cape noire, qui défie du regard à la fois l’héroïne et les spectateurs, devait être vigoureusement sifflé. […] C’était alors la responsabilité du musicien que la musique appropriée accompagne la poursuite et nous permette d’identifier le héros et le méchant.12

12 C’est Noël Burch qui effectue au mieux la synthèse des différentes hypothèses : La musique, confrontée à des photographies animées, leur apporte aussi tout autre chose qu’au spectacle de cirque, par exemple. Elle crée un espace « supérieur » qui englobe à la fois l’espace de la salle et celui figuré à l’écran, formant une sorte de barrière autour de chaque spectateur. Au départ, donc, elle sert à isoler le spectateur du bruit du projecteur, des toux, des commentaires chuchotés, etc. De ce point de vue-là, l’introduction de la musique dans les lieux de projection constitue le tout premier pas délibéré vers ce qui sera plus tard l’interpellation institutionnelle du ciné-spectateur comme individu. Avec la mise en cabine du projecteur et le développement du cinéma forain en Europe, puis du nickelodeon aux États-Unis, la fonction de la musique sera de combattre la contamination du « silence » diégétique par des bruits incontrôlés venus de l’extérieur, par le va-et-

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vient du public dans les salles, les conversations, etc., en leur substituant un espace sonore organisé, sorte de « fil rouge tendu entre le film et le spectateur » selon l’expression de Marcel L’Herbier.13

13 Une fois définie la nécessité de la présence de l’élément musical, d’autres questions se posent : Quelle musique a-t-on utilisée ? Quel répertoire, sous quelle forme ? Musique préexistante, à adapter, musique originale ou musique improvisée par un pianiste ? Exécutée par un orchestre ? Quelle musique ? Musique préexistante ou partition originale ? 14 Nous n’avons pas d’indications précises concernant les musiques d’accompagnement des toutes premières années du Cinématographe. Leur présence est corroborée par plusieurs éléments, comme les comptes rendus de la presse de l’époque ou les programmes des salles. Ceux-ci, dès 1896 (par exemple les premiers programmes Lumière), mentionnent presque systématiquement la présence d’un piano, voire un orchestre afin que les images projetées soient accompagnées ou précédées et suivies par la musique14. Mais que jouait-on ? Probablement un « pot pourri » du répertoire le plus diffusé, connu par un large public et facile à adapter aux petits films d’environ une minute, allant des « scènes en plein air » aux « scènes comiques ». Le choix de commenter les images pouvait être laissé à l’improvisation d’un pianiste stimulé par ses propres impressions.

15 Siegfried Kracauer cite sa propre expérience de spectateur – sans doute plus tardive – qui illustre bien cette idée : il se souvient de projections dans un cinéma de quartier. La musique était assurée par un pianiste ivre qui, tous les soirs, selon son taux d’alcoolémie, jouait une musique différente. À chaque fois, le spectateur avait, pour le même film, une histoire différente. Le pianiste ne regardait pas les images à l'écran, et les images photographiques en mouvement prenaient des significations nouvelles à chaque fois. « Le pianiste ivre » de Kracauer constitue un cas peut-être exceptionnel – tous les musiciens n’avaient pas forcément ce penchant vers l’alcool ! – mais il reste que sans aucune codification ni indications précises données par les auteurs des films, les maisons de production et enfin les exploitants des salles, la responsabilité de l’accompagnement musical – improvisé ou fixé – revenait entièrement au pianiste, à ses inspirations, finalement à sa propre interprétation du film et à ses goûts musicaux15.

16 Sans doute, l’accompagnement musical évolue en rapport à la production cinéma- tographique et à ses moyens d’exploitation16. Par exemple, après la première crise du cinéma des années 1897-1898, il est évident que l’émergence des films dont la durée dépassent le quart d’heure, voir la demi-heure après 1900, comportaient un apport musical approprié à cette nouvelle durée. De même que l’installation définitive du Cinématographe dans des salles fixes donnera naissance à des catégories spécifiques comme le directeur musical et les musiciens de fosse (Paul Fosse pour Gaumont, Louis Blémant pour Pathé, Pierre Millot pour la Paramount, etc.)17. On sait qu’autour des années 1910, les scénarios et le langage cinématographiques se complexifient, la durée devient de plus en plus grande, l’attention portée à l’élément sonore en général et à la musique en particulier est bien évidemment plus importante que celle imposée par les films courts des débuts. Ce qui explique en partie le fait qu’il faudra attendre les années 1910 pour avoir la première partition écrite pour le cinéma.

17 Une revue professionnelle écrit à ce propos : Depuis les balbutiements du cinéma, depuis les premières bandes accompagnées par un piano ferrailleur, qui jouait n’importe comment sur n’importe quoi jusqu’à

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l’apparition du film parlé, l’adaptation de la musique à l’image se perfectionna jusqu’à devenir un art véritable. Le commentaire musical se fait précis, suggestif, éloquent. On rechercha les bons auteurs et les pièces de qualité […] beaucoup de baisers à l’américaine furent accompagnés par la Mort d’Yseult, beaucoup de scènes de ménage par « l’Orage » de la Symphonie pastorale de Beethoven.18

18 En fait, mis à part les cas maintes fois cités (par exemple, la partition d’André-Adolphe Toussaint Wormser pour l’Enfant prodigue en 1907, celle de Camille Saint-Saëns pour l’Assassinat du duc de Guise en 1908 et plus tardivement celle de Marius-François Gaillard pour El Dorado en 1921 et Arthur Honegger pour la Roue en 1923), l’accompagnement musical réalisé en adaptant les partitions préexistantes constitue la pratique la plus courante. Cela s’explique assez aisément fût-ce par l’absence des coûts qu’aurait comportés la commande d’une partition originale et par la facilité d’adopter des musiques déjà largement connues du public et donc pouvant provoquer chez lui l’effet escompté. Il est clair, écrit Michel Chion, que les cas de figures les plus récurrents pour illustrer les scènes principales « sont déjà populaires dans le domaine de la musique à programme, du poème symphonique ou du tableau symphonique d’opéra. Rien d’étonnant alors que le cinéma, genre rythmique et musical dès l’origine, par sa nature même, les reprenne. »19

19 Ainsi, tout le répertoire instrumental ou chanté des grands et petits éditeurs musicaux pouvait animer les projections : les incontournables Beethoven, Wagner, Mozart, Gounod, Chopin, Schumann, Mendelssohn, Strauss, Verdi, Rossini, Bizet, mais aussi les « modernes », comme Debussy, Saint-Saëns ou encore Reynaldo Hahn. Comme le souligne Christian Belaygue, le répertoire était choisi en fonction des goûts du moment : « Le répertoire interprété dans les salles de cinéma présente de très nombreux points de similitude avec celui des brasseries, des halls d’hôtels, des casinos. Il donne des indications précieuses sur le goût et permet de mieux connaître la diffusion, auprès du grand public, des compositeurs. Il ne faut pas négliger le rôle de ces orchestres qui se faisaient parfois les diffuseurs de la nouvelle musique. C’est ainsi que Debussy, joué dans les cinémas dès les années dix, était perçu comme un cliché dix ans plus tard, au même titre que Massenet. »20 Improvisation ou codification de l’accompagnement musical ? 20 Dès 1900, l’accompagnement musical se diversifie dans ses formes d’exécution. À côté du piano ferrailleur – qui ne quittera jamais les grandes et petites salles – prennent place devant l’écran, selon le standing des salles, d’autres instruments : du trio aux grandes phalanges composées par plusieurs dizaines d’instruments. Dans les salles de moindre importance un Phonographe, moins onéreux, peut remplacer le musicien. Dans la Salle d’Attractions des Grands Magasins Dufayel, orchestre, piano et Gramophone doté d’une panoplie des disques 78 tours, s’acquittaient alternativement du rôle d’accompagner les images21.

21 La complexification de l’accompagnement musical a rendu nécessaire la codification de cette pratique. Les plus importantes maisons de productions prirent l’habitude de fournir le découpage musical avec les bobines de films, composé de simples indications sur le type de musique à adapter ou même le choix des différents morceaux à utiliser pour chaque scène. Mais que sait-on de l’importance de cet usage en France, assez répandu dans les pays anglo-saxons ? Pas grand’ chose puisque tout le « non-film » n’attire l’attention des chercheurs que depuis deux ou trois décennies environ et qu’on peut avoir de sérieux doutes sur les possibilités de retrouver aujourd’hui les sources nécessaires pour en établir la portée.

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22 Pour faciliter le travail des musiciens, ont souvent été utilisés des catalogues de partitions (ou des bibliothèques musicales) et des catalogues d’enregistrements sur cylindres ou sur disques dont les partitions préexistantes se prêtaient à l’illustration de différents types de scènes. Des catalogues d’« illustrations sonores » ont été également constitués. Ces « illustrations » étaient classées selon une typologie, une « tablature » déclinant des scènes « aimables », « d’amour », « de bataille », « enfantines », « funèbres », « italiennes », « pompeuses », « de tristesse », « villageoises », etc.

23 En 1907, Gaumont publia le Guide Musical, les Films Edison donnèrent le répertoire Suggestions For Music en 1909 et, quelques années plus tard, en 1913, W. Tyacke George compila The Pianist’s Cinema Music Library. La même année parut le What and How Play for Pictures d’Eugene Ahern. Ensuite les catalogues se multiplieront : en 1919 est édité le Sam Fox Moving Picture Music Volumes (éd. Zamenick), suivi en 1920 par le catalogue d’Edith Lang et George West, Musical Accompaniment of Moving Pictures. Les éditeurs allemands présentèrent la Kinobibliothek de Giuseppe Becce à Berlin en 1919. Aux alentours de 1920, les éditions Ricordi présentèrent la collection Dramma et la Biblioteca « Cinema ». Scene Musicali per film en 192622. En France, entre 1924 et 1928, les éditions musicales Francis Salabert et Choudens assurèrent une collection consacrée à la musique pour le cinéma, par exemple Salabert Film Series et Nouvelle collection d’œuvres caractéristiques pour petits et grands orchestres, arrangées spécialement à l’usage des cinémas23. Enfin, la branche française de Columbia publia en 1929 le Catalogue général des disques spécialement sélectionnés et enregistrés pour les adaptations cinématographiques, dont la table des matières comportait les entrées suivantes : Scènes africaines, scènes aimables, scènes d’amour, scènes d’angoisse, scènes de bataille, scènes burlesques, scènes comiques, danses, danses modernes (Jazz), scènes de désespoir, scènes dramatiques, scènes enfantines, scènes espagnoles, fêtes, foires, foules, scènes funèbres, scènes gaies, scènes historiques, hymnes, scènes italiennes, scènes légères, mélancolie, scènes militaires, scènes mystérieuses, scènes neutres, scènes orientales, scènes de passion, scènes pastorales, scènes pathétiques, plein air, scènes pompeuses, scènes de poursuites, scènes religieuses, scènes russes, scènes sentimentales, scènes et danses sud-américaines, scènes de tempête, tendresse, scènes de tristesse, valses, scènes villageoises, scènes de violence, voyage.

24 Certains de ces catalogues (What and How Play for Pictures et le Musical Accompaniment of Moving Pictures, par exemple) publiés autour des années 1920 — au moment même où l’exigence d’un synchronisme total entre musique et images se faisait de plus en plus sentir —, outre la présentation d’une classification des morceaux musicaux, comportaient une importante partie théorique et pratique. Ici, les questions inhérentes à ce nouveau langage « audio-visuel » étaient traitées dans l’objectif non seulement de fournir une pratique pour les musiciens de fosse, mais aussi pour tenter une codification de l’accompagnement musical filmique à partir de l’analyse des « codes » associés aux extraits musicaux préexistants. Les analyses d’un certain nombre des catalogues anglais, proposées par Sergio Micheli dans son excellent ouvrage La Musica nel film (hélas non traduit en français), fournissent un exemple précis de la richesse de ce travail. Par exemple le fonctionnement d’œuvres comme celles de Bizet (Carmen avant tout) ou Puccini (Tosca) sont pris comme des modèles, car elles sont construites avec certaines techniques – comme l’utilisation constante du thème ou leitmotiv – qui

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permettent obtenir des effets particuliers chez les spectateurs. L’étude détaillée des pièces musicales était donc en étroite relation avec le principe à la base des catalogues et résumé par les phrases suivantes : « La fonction principale de la musique qui accompagne le film est celle de renvoyer, dans l’esprit de celui qui écoute, au climat de la scène et de susciter le plus rapidement et intensément chez le spectateur la suite des émotions de l’histoire retracée par le film. »24

25 En France, cependant, il n’y a pas encore eu à notre connaissance un véritable travail sur ces catalogues – pas plus que pour les indications musicales offertes par les maisons de production. Faut-il encore une fois préciser que les questions du type « Combien de catalogues ? », « Quelle était leur diffusion ? », demeurent sans réponse ? Accompagnement en continu ou ponctuel ? Piano ou orchestre ? 26 Nous avons vu que les débuts musicaux du Cinématographe se placent d’abord sous le signe d’un simple instrument – le plus souvent un piano – et ensuite que c’est l’orchestre qui est de plus en plus utilisé. Celui-ci intervient plutôt entre deux vues ou encore pour l’accompagnement d’un film précis sélectionné parmi ceux présentés dans le programme. Difficile de déterminer avec précision l’articulation entre les deux formes d’accompagnement : piano et orchestre semblent coexister. Si on étudie de près les programmes des salles les plus importantes, on peut relever le concours aussi bien d’un piano, qui intervient quasiment en continu, et d’un orchestre qui est plutôt une attraction spectaculaire parallèle et n’intervient que ponctuellement. Dans les premières années, pour agrémenter les séances composées par des vues d’une poignée de minutes, un piano pouvait suffire non seulement du point de vue strictement financier – il faut penser à ce que coûtait un orchestre de plusieurs dizaines de musiciens – mais aussi technique. Le piano se prêtait sans difficulté – autre que la maestria du musicien – à l’improvisation ou semi-improvisation, ce qui était en revanche extrêmement complexe avec un grand orchestre. Et cela malgré l’aide apporté dans les années suivantes par les catalogues et répertoires : il est évident que non seulement ces ouvrages n’étaient pas accessibles dans les petites villes de province et donc leur diffusion était limitée aux grandes salles urbaines, mais que leur utilisation n’était pas à la portée du musicien dilettante qui s’improvisait en musicien de fosse. Comme l’a indiqué Sergio Micheli, les « morceaux étaient adaptés, pratiquant des coupures au moment opportun et ralentissant et accélérant le tempo pour permettre la synchronisation avec le mouvement sur l’écran. Cela nécessitait pour l’exécution des capacités particulières d’accompagnement, comme la capacité de passer rapidement d’un thème à un autre, ou alors de modifier le tempo indépendamment de l’écriture originale et en l’occurrence, d’improviser »25.

27 Certes, durant les années 1910, la présence des orchestres dans les salles obscures est attestée par une multitude de sources (programmes, architecture des salles, témoignages, catalogues…), mais son articulation avec les films à l’écran est beaucoup moins évidente. Il nous semble que l’hypothèse la plus plausible et finalement assez simple est que l’orchestre commence à jouer un véritable rôle lorsque le film à sujet devient bien plus complexe, comportant parfois plusieurs dizaines de tableaux. La question du synchronisme entre musique et image est alors à l’ordre du jour.

28 Le point crucial de cette transition vers d’autres implications musicales se situe autour des années 1920. C’est tout le long de cette décennie que le débat intellectuel se focalise sur le désir de faire du film une expérience esthétique totale. La musique déjà présente était évidemment au centre de ces discussions parfois assez polémiques.

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Dans les années vingt, le débat sur la musique de cinéma est au cœur de la réflexion sur le Septième art. Si de nombreux textes portent sur l’amélioration du niveau musical et réclament un meilleur synchronisme avec les images, la polémique ne se limite pas à ces aspects techniques. Les critiques, les théoriciens, les cinéastes appellent à l’écriture d’une musique propre au Septième art et à une définition précise des fonctions de cet accompagnement. Puisque la musique joue un rôle de premier plan dans la perception, quelles sont donc les modalités de son intervention ?26 Synchronisme entre musique et image ou libre improvisation ? Musique d’Ameublement ou autonomie de langage ? Adaptation ou partition originale ?

29 D’emblée la musique est donc prise à partie, ces questions et d’autres encore animent un débat dont la richesse a été maintes fois soulignée par les historiens et spécialistes de l’époque en question. Rappelons brièvement les nombreux écrits de Ricciotto Canudo à ce sujet, dont les plus intéressants ont été élaborés justement en 1921 : Musique et cinéma langages universels et Deux arts réunis. Cinéma et Musique27. Pour le théoricien Canudo qui définissait le cinéma comme « l’opéra nouveau, le drame musical nouveau »28, il fallait parvenir à un « synchronisme idéal »29 en éliminant tout d’abord la « musique d’accompagnement qui nous ennuie copieusement dans la plupart de nos salles de cinéma »30 et en créant en revanche « une musique nouvelle conçue selon des règles polyrythmiques insoupçonnées jusqu’ici, et que nos musiciens trouveront bien un jour, après les tentatives déjà faites, pour donner le vrai Drame Musical de l’Écran. » 31

30 La critique aussi s’empare du sujet. Le dépouillement de la presse musicale (la Revue musicale, Musique et Instruments, Revue de Musicologie, le Courrier musical, etc.), des revues spécialisées (Cinémagazine, Comœdia, le Courrier cinématographique, la Gazette des sept arts, le Film, l’Écran Français, la Revue du cinéma, etc.), mais aussi des quotidiens français des années vingt (le Figaro, le Temps, etc.), prouve que ces questionnements ne se limitaient pas au cercle restreint des puristes du CASA (Club des Amis du Septième Art). Les articles soutiennent des positions parfois assez polémiques entre les défenseurs de l’improvisation, née « sous les doigts de l’artiste alors que le film à commenter musicalement était pour la première fois projeté devant lui »32 et ceux qui, comme Émile Vuillermoz, soutiennent le synchronisme parfait : Il serait évidemment très intéressant d’avoir des adaptations minutieusement réglées et des commentaires développant avec opportunité, dans le domaine musical, les impressions plastiques apportées par la vision animée ; mais le synchronisme musical a une portée plus haute. Sa réalisation pratique permettra de créer le cinéma lyrique.33

31 À l’opposé, d’autres se font les porte-parole de la solution drastique du « silence ». Paul Ramain dans Cinémagazine lance un cri d’alarme : le mariage musique et cinéma est contre nature, les deux formes artistiques sont incompatibles, car « ou le film prime la musique ou la musique prime le film […]. La musique réelle, si elle est indispensable encore à certains films, ne fait que nuire à un film parfait […]. Un film génial doit se passer de musique »34. L. Alexandre et G. Philip manifestent aussi leur perplexité : « La musique est-elle utile ? Musique ou silence ? »35. C’est encore dans Monde du 3 novembre 1928 – à la fin des années vingt ! – que Robert Caby écrit : « Le dynamisme de la “musique des images”, conçu par un metteur en scène en dehors d’un accompagnement musical, doit-il se suffire à lui-même ? ».

32 De fait, tous ces ferments coïncident avec le désir de trouver des systèmes permettant une harmonisation majeure entre rythme musical et rythme de l’image animée. À

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l’époque en question on assiste à la multiplication des procédés techniques de synchronisme, citons par exemple le fameux Visiophone de Pierre Chaudy (1921), une sorte de métronome visuel qui permettait de régler la vitesse du projecteur, ou encore le Ciné-pupitre de Charles Delacommune (1923) qui « synchronise la projection du film et le déroulement de la partition sur un pupitre lumineux, tout en permettant au chef d’orchestre de réguler la vitesse de projection. »36 D’autres solutions sont recherchées par le perfectionnement des phonographes et gramophones37, ou encore par l’introduction d’instruments de musique sophistiqués comme l’orgue de cinéma38.

33 La question du synchronisme entre le film et musique est bien évidemment débattue par les compositeurs eux-mêmes, notamment ceux du Groupe des Six qui se sont exprimés à plusieurs reprises tout le long des années 1920, non seulement verbalement mais aussi en mettant leur art au service du cinéma. Inutile de rappeler que – pendant la période du cinéma muet – les expérimentations les plus intéressantes et les collaborations les plus fructueuses entre cinéastes et musiciens se focalisent autour des années 1921-192839 : de la coopération Honegger / Gance pour la Roue (1923), au duo Gaillard / L’Herbier pour El Dorado (1921), ou Milhaud / L’Herbier pour l’Inhumaine (1924), jusqu’à l’association Satie / Clair pour Entr’acte (1924).

34 Ce qu’il nous semble intéressant de souligner, c’est que cette production « avant- gardiste » fait écho à une importante production plus populaire dont le gage de qualité était recherché, entre autre, par la musique, précisément. À l’aube de la Première Guerre mondiale, la corporation des exploitants qui avait toujours témoigné un vif intérêt pour la musique – afin d’attirer le plus grand nombre de spectateurs dans ses salles – offrait à son public des films entièrement synchronisés avec la musique. La fonction de celle-ci n’était pas limitée à un simple accompagnement reflétant l’ambiance générale du film, mais elle était finement sélectionnée en relation avec les différentes actions à l’écran.

35 Le Gaumont-Palace programme en octobre 1913 l’Agonie de Byzance, « Grande scène Cinéma-Lyrique en 3 parties, Partition d’Orchestre de MM. Henry Février et Léon Mireau, Solistes et Chœurs, Grandes Orgues d’Église de Cavaillé-Coll » et, en novembre 1913, Cléopâtre, « un Grand film historique en trois parties et quatre-vingts tableaux, avec adaptation Symphonique et Chorale ». En avril 1914 les spectateurs peuvent voir le film les Pâques rouges et entendre la partition musicale de Lucien Rémond. La même salle présente dans la semaine du 28 avril au jeudi 4 mai 1916 Salammbô, « une sensationnelle reconstitution historique, d’après le célèbre roman de Gustave Flaubert, adaptation orchestrale extraite des partitions du grand Maître. Orchestre de 70 musiciens… »

36 La maison Pathé confie à son tour à son directeur musical Louis Blémant l’adaptation de certains de ses films comme les Chemins de la destinée, les Enfants perdus dans la forêt, le Miracle des fleurs (1912), le Faussaire (1913).

37 Le grand événement qui clôt les années 1910 et ouvre les perspectives de la décennie suivante, est la pompeuse présentation en mars 1919 au Marivaux du film la Suprême Épopée d’Henri Desfontaines, avec accompagnement orchestral de Camille Erlanger. La sortie de ce film – comme l’ont rappelé David Robinson40 et Jean-Paul Morel41 – a suscité l’enquête lancée par le Film42, recueillie auprès d’un groupe de musiciens français (Auric, Casadesus, Doret, Ganne, Hahn, d’Indy, Lévy, Messager, Roussel, etc.) et portant sur la question « Estimez-vous qu’il y ait pour la musique une voie nouvelle à suivre en s’associant au Cinématographe ? ».

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38 Peut-on affirmer que cette question, posée à l’occasion de la présentation d’un film loin des audaces expérimentales des avant-gardes, ait donné le coup d’envoi au débat que nous avons mentionné plus haut et qui marque une étape importante dans l’histoire de la musique au cinéma ? De fait, après 1919, les interventions et les enquêtes sur le sujet se multiplient, des compositeurs renommés dans le répertoire populaire et d’autres liés aux avant-gardes historiques proposent leurs services au cinéma et enfin les salles donnent une place centrale à l’adaptation musicale.

39 Sans doute, ce phénomène concerne au début les grandes salles urbaines et un nombre de films restreint. Cependant, dès la fin des années dix, cet intérêt s’accentue et se manifeste, notamment par la surenchère du nombre de musiciens au sein d’un orchestre – cinquante, soixante, voir cent musiciens, si l’on en croit les programmes des salles parisiennes qui ont parfois tendance à l’exagération – et par des adaptations bien plus complexes et plus nombreuses, ainsi que les commandes de partitions originales.

40 Le Gaumont-Palace programmait pour la semaine du 26 décembre 1919 au 1er janvier 1920 le conte de Noël la Cathédrale merveilleuse, avec partition symphonique de L. Rémond pour Grand Orchestre, Soli, Chœurs et Grandes Orgues. Les programmes de février 1920 mentionnent la liste d’une quinzaine de titres des « principaux morceaux d’orchestre exécutés au cours du programme ». En 1921, Michel-Maurice Lévy (Bétove) assure l’adaptation des Trois mousquetaires d’Henri Diamant-Berger, une année après c’est le tour de Léon Moreau pour le film de Dominique Bernard-Deschamps l’Agonie des aigles, en 1925 Paul Ladmirault signe l’adaptation de la Brière de Léon Poirier, en 1926 l’accompagnement musical de Carmen de Jacques Feyder est assuré par Ernesto Hallfter- Escriche, etc.

41 En outre, dans les années 1920 l’adaptation orchestrale n’était plus une exclusivité des salles les plus importantes, les cinémas de quartier possèdaient aussi leur orchestre. La Cinémathèque française conserve les programmes commentés d’un spectateur anonyme qui fréquentait la salle du Delta Palace Cinéma (Paris, Boulevard Rochechouard) entre 1927 et 1928. Cet auditeur attentif annotait toutes les adaptations qu’il entendait pendant la séance et qui n’étaient pas mentionnées sur le programme ou encore il y apportait des corrections. Chaque partie comportait environ cinq titres sélectionnés parmi des compositeurs comme Beethoven, Schubert, Wagner, Hahn, Debussy, mais aussi, chose bien rare, Béla Bartok. Compte tenu du nombre de morceaux exécutés pendant le programme et de ceux joués entre deux films – une musique plus légère constituée de genres populaires comme le fox-trot et le one step –, la séance de cinéma était entièrement musicale. Comment opérait concrètement le musicien de fosse ? 42 En France, nous connaissons un exemple précis du travail d’adaptation complexe effectué par les musiciens de fosse. Il s’agit de celui du chef d’orchestre du Gaumont Palace, le bien nommé Paul Fosse. Ce musicien-compositeur renommé tenait des registres où il annotait de manière très scrupuleuse l’orchestration de chaque programme. Ici, le film est décortiqué scène après scène et chaque détail pouvait servir de « prétexte » pour y adapter un nouveau morceau de musique. On y trouve des indications du type : « Au moment où le protagoniste claque la porte, ponctuer cette action par tel ou tel autre morceau… » Ce travail méticuleux est extrêmement utile aujourd’hui pour analyser non seulement le type de répertoire joué mais aussi pour étudier le passage de l’utilisation de la musique comme simple attraction entre deux

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films – ou encore comme accompagnement plus au moins réussi – à son emploi synchrone avec le récit cinématographique. Cette évolution de la relation musique/ image peut être étudiée à travers les pratiques de travail de Paul Fosse. En demeurant le directeur musical du Gaumont Palace jusqu’au dernier film muet, il traverse, de fait, cette époque cruciale du cinéma muet : 1911-1928.

43 Dans les premières pages de son registre (correspondant aux toutes premières années), nous pouvons remarquer que le programme musical pour chaque film consistait généralement en deux ou quatre morceaux au maximum tirés de l’œuvre d’un seul compositeur (le plus souvent, Massenet, Bizet, Verdi, Molinetti, etc.). Ces pages ne présentent pas de détails précis, vraisemblablement la musique intervient en se limitant à donner l’ambiance générale du film en introduction, dans le moment décisif et en conclusion. Elle intervient aussi avant et après chaque « nouvelles vues ».

44 Le programme de la semaine du 20 au 26 septembre 1912, présente ainsi les intermèdes musicaux suivants :

45 PREMIÈRE PARTIE

46 1. Orchestre Macche de Cavalerie… Colo-Bonnet 2. Les bords de l’Yerre – Voyage 3. SUZANNE et LES VIEILLARDS – Comédie 4. Les LITTLE JOE – Équilibristes 5. Entre l’amour et la Science – Dramatique 6. Les Phonoscènes « Gaumont » - Chant hindou. La jeune indienne 7. ONÉSINE et L’ÉLÉPHANT DÉTECTIVE - Comique

47 ENTRACTE

48 DEUXIÈME PARTIE

49 1. Orchestre. Les Masques (Ouverture)… Pedrotti 2. LORET Sisters - Danseuses acrobates anglaises 3. L’ANNEAU FATAL - Grand Film Artistique « Gaumont » (Dramatique) 4. Bébé et sa gouvernante anglaise - Comique

50 TROISIÈME PARTIE

51 1. Orchestre. Marche de Concert… Doret 2. ATTRACTION 3. Un Conseil d’Ami – Comédie 4. La Prêtresse de Carthage - Grande scène antique 5. Les Filmparlants « Gaumont » - Le Général Coincoin - Le Plan de Paris 6. Gaumont-Palace-Actualités 7. LES GRANDES MANŒUVRES DE L’OUEST 8. Orchestre. Gaumont-Palace, Retraite… Paul Fosse.

52 En étudiant d’une part les programmes et d’autres part les registres de Paul Fosse, il semblerait que les années 1911-1912 ne marquent pas une véritable évolution dans la programmation musicale. « En 1912, ce n’est qu’exceptionnellement que Fosse élabora un programme de vingt-deux morceaux, extraits d’Offenbach, Bizet, Saint-Saëns, Verdi, Ganne, Vannet, Molinetti […]. L’occasion en était le film de Louis Feuillade, le Mort vivant… »43

53 Le registre de ces années ne présente pas de règles précises. Il est difficile d’établir pourquoi tel film n’était accompagné que par quelques morceaux et un autre par

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plusieurs dizaines. C’était peut-être le succès du film qui justifiait une présence plus importante de la musique. Ainsi, par exemple, pour le premier épisode de Fantomas (1913) de Louis Feuillade, Fosse utilise un programme de trois morceaux, pour le second épisode seize et pour les suivants – grâce au succès du feuilleton ? – plusieurs dizaines. Pour les comédies, le choix était bien plus simple, Fosse faisait rarement recours à plus d’une œuvre. Par exemple, pour la série de Léonce et les premiers épisodes de Bout-de- Zan, Paul Fosse sélectionnait ses extraits d’après une seule œuvre (la Veuve joyeuse de Lehar pour Léonce Pot-au-feu).

54 Finalement, ce n’est que vers la Première Guerre mondiale que les programmes musicaux de Fosse sont composés d’un nombre croissant de morceaux en rapport avec la complexité de l’action relatée par le film. Lorsque ces extraits musicaux commencent à intervenir à l’intérieur de la narration, il est clair que la musique n’a pas seulement la fonction d’illustrer les images, mais elle est choisie en fonction des actions, et les extraits des morceaux sont soigneusement synchronisés avec l’action. Paul Fosse réalise de véritables partitions en réalisant un savant montage d’extraits musicaux ; nous pouvons évaluer la complexité de ce travail en étudiant les pages concernant par exemple les derniers épisodes de Fantomas (jusqu’à trente-six extraits musicaux), Bout- de-Zan au bal masqué (vingt-sept morceaux).

55 Après 1916, Paul Fosse adopte de manière systématique le synchronisme orchestral pour la projection des films « vedette » de la programmation du Gaumont-Palace. Cette tendance se consolide dans les années vingt, comme nous l’avons vu plus haut, et ses derniers travaux font état de l’évolution des relations entre musique et cinéma.

56 Rien qu’à ce titre, le travail de Paul Fosse mériterait une attention particulière… encore faudrait-il avoir accès aux sources44…

57 Improvisation, exécution d’une partition fixe devant l’écran ou encore sonorisation par cylindres ou disques : autant de formes illustrant la présence de la musique dans les salles obscures. Nous n’avons pas abordé ici la musique enregistrée qui, en soi, ouvre tout autant de questions. N’oublions pas qu’avant l’adoption définitive de la piste optique, le phonographe et le gramophone avec leurs cylindres et leurs disques ont animé pendant longtemps les images du Cinématographe – des expérimentations d’Auguste Baron45 dès 1896, jusqu’aux systèmes de synchronisme son/image comme le Chronomégaphone et le Vitaphone utilisés durant les années dix et les années vingt46.

58 Or, le fait que les spectacles lumineux d’abord et l’expérience filmique ensuite aient été des lieux privilégiés d’intenses expérimentations sonores commence à devenir un élément d’analyse qui apparaît dans les recherches des quinze ou vingt dernières années. On constate un intérêt croissant, bien qu’encore ponctuel, à l’égard de la musique dans le cinéma dit « muet ». Mais en dépit de réflexions partielles et limitées, les historiens n’ont pas encore, à notre avis, mesuré l’étendue réelle de ce phénomène. Beaucoup reste encore à faire sur cette période « muette » pour définir la portée de ces phénomènes. À l’heure actuelle aucun ouvrage permet d’en établir son importance. Certes, des « voies » d’exploration ont été ouvertes dans le problème controversé qui a animé parfois avec passion les partisans de « l’autonomie de l’image » (cinéma pur) et ceux qui veulent à tout prix donner sa juste place à l’élément sonore (cinéma total). Mais, comme l’a justement remarqué l’un des auteurs qui a le plus travaillé sur la question, « un certain nombre de barrages font encore obstacle à l’écriture d’un véritable essai historique sur la musique au cinéma… »47

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NOTES

1.Alain Lacombe, et Claude Rocle, la Musique du film, Paris, éditions Francis Van de Velde, 1979. 2.Guido Bagier, « Deux industries – un seul but », dans Machines parlantes et Radio, Phono- Ciné, n° 146, janvier 1932. 3.Sergio Micheli cite à ce sujet plusieurs articles dans son ouvrage : La musica nel cinema. e artigianato, Fiesole, Ed. Discanto, 1982, p. 35. 4.Hugo Münsterberg, The Film : A Psychological Study, New York, Dover Publications, 1970 [1916], cité d’après l’édition italienne : Film. Il cinema muto nel 1916, Parma, Pratiche, 1980 p. III. 5.Kurt London, Film Music, Faber & Faber, London, 1936, rééd. Arno, New York, 1970, p. 27-28. 6.Traduction italienne : Bertolt Brecht, Scritti teatrali, Torino, Enaudi, 1962 (particulièrement le texte sur la musique dans le théâtre épique). 7.Th. Adorno, H. Eisler, Musique de cinéma, Paris, L’Arche, 1972 [1947], p. 84-85. 8.Siegfried Kracauer, Theory of Film. The Redemption of Physical Reality, Princeton Universtiy Press, 1997 [1960], p. 134. 9.Siegfried Kracauer, op. cit., p. 135. 10.André Obey, « Musique et cinéma », le Crapouillot, mars 1923. 11.Michel Chion, la Musique au cinéma, Paris, Bordas, 1995, p. 39. 12.Mark Evans, Soundtrack, The Music of the Movies, New York, Hopkinson and Blake, 1975. 13.Noël Burch, la Lucarne de l’infini, Naissance du langage cinématographique, Paris, Nathan Université, 1991, p. 224. 14.Collections consultées : BiFi, Cinémathèque française, collections privées. 15.Siegfried Kracauer, op. cit. p. 137-138. 16.Voir Henri Colpi, Défense et illustration de la musique dans le film, Lyon, Société d’édition, de recherches et de documentation cinématographique, 1963. 17.À ce sujet voir Jean-Jacques Meusy, Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), Paris, CNRS Éditions, 1995. 18.Guido Bagier, op. cit. 19.Michel Chion, la Musique au cinéma, op. cit. 20.Christian Belaygue, « Musique d’écran. L’accompagnement musical du cinéma muet en France dans les années vingt » dans Giovanni Dotoli (dir.), Musica, cinema e letteratura, Atti del Convegno Internazionale Martina France, 29-30 luglio 1996, Fasano, Schena editore, 1997, p. 165. 21.Voir à ce sujet les programmes Dufayel des années 1900-1907 (Cinémathèque française). 22.« Cinema Organ », in Grove’s Dictionary of Music and Musiciens, London, McMillan, 1985, p. 303. 23.Voir à ce propos David Robinson, Musique et cinéma muet, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1995, p. 53-57. 24.E. Lang, G. West, Musical Accompaniment of Moving Pictures, 1920. 25.Sergio Micheli, La musica nel cinema. Arte e artigianato. Fiesole, Ed. Discanto, 1982, p. 58.

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26.Christian Belaygue, « Musique d’écran. L’accompagnement musical du cinéma muet en France dans les années vingt », op. cit., p. 166-167. 27.Comœdia 26 août et 4 et 6 novembre 1921, reproduits dans Ricciotto Canudo, l’Usine aux images, Paris Séguier-Arte, 1995 [1927], p. 72-74 et 91-94. 28.Ibid, p. 74. 29.Ibid, p. 92. 30.Ibid, p. 92. 31.Ibid, p. 74. 32.Guy Bernard, « La Musique et le cinéma », le Courrier musical, 1er janv. 1918, p. 5. 33.Émile Vuillermoz, « Le Comte de Griolet », le Temps, 4 mai 1923. 34.P. Ramain, « Sur le rôle exact de la musique au cinéma : la musique est-elle utile ? Improvisations, partitions cinématographiques, adaptations ? Musique ou silence ? », Cinémagazine, 25 sept. 1925, n° 39, p. 515-518. 35.Cité par Giovanni Dotoli, « Musica e letteratura in Francia prima del sonoro », Musica, cinema e letteratura, Atti del Convegno Internazionale…, op. cit. p. 26. 36.D. Montclair, « Le Ciné-pupitre Delacommune », Cinémagazine, 16 mars 1923, p. 451-453. 37.G. Basile-M. Monneraye, « Le Cinéma qui chante et le disque », dans E. Toulet (dir.), le Cinéma au rendez-vous des arts. France années vingt et trente, Paris, BnF, 1995, p. 146-161. 38.Voir dans ce même numéro l’article de Jean-Jacques Meusy. 39.Voir à ce sujet Emmanuelle Toulet, « Sons, scènes et écrans », dans E. Toulet (dir.), le Cinéma au rendez-vous des arts. op. cit., p. 122, et E. Toulet et Ch. Belaygue (dir.), Musique d’écran, op. cit. 40.David Robinson, Musique et cinéma muet, op. cit., p. 76-77. 41.Jean-Paul Morel, « D’un prétendu cinéma “muet”…» dans Giovanni Dotoli (dir.), Musica, cinema e letteratura, op. cit., p. 81. 42.Le Film, n°162-163, 15 août-15 septembre 1919. 43.David Robinson, op. cit., p.42. 44.Nous avons eu la « chance » d’avoir accès aux registres Paul Fosse conservés à la BiFi en 1999 lors d’une recherche plus générale sur le son au cinéma. Depuis lors ce document, que nous aurions aimé consulter à nouveau, n’est plus accessible. Espérons qu’il ne fasse pas partie du « lot » des archives détruites récemment par le feu dans les entrepôts de la BiFi… 45.Giusy Basile, Laurent Mannoni, « Le Centenaire d’une rencontre : Auguste Baron et la synchronisation du son et de l’image animée », 1895, n° 26, décembre 1998, p. 3-88. 46.Impossible de présenter dans le cadre de cet article ces différents procédés, soulignons seulement que pendant longtemps la seule solution qui paraissait possible – techniquement mais aussi culturellement – était la séparation des deux éléments son / image. Cette même solution devient d’actualité avec certains systèmes numériques qui stockent les éléments sonores sur un disque. 47.Michel Chion, op. cit., p. 16.

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Lorsque l’orgue s’invita au cinéma

Jean-Jacques Meusy

1 En l’absence presque complète de littérature française sur l’orgue de cinéma, l’auteur a cru utile d’indiquer les particularités techniques de cet instrument qui sont généralement ignorées, hormis de quelques rares spécialistes. Il remercie tout particulièrement l’organiste Bernard Dargassies (Manufacture vosgienne de grandes orgues) d’avoir bien voulu relire ce texte et de l’avoir fait bénéficier de sa grande compétence.

2 De tout temps, l’espace sonore des spectacles collectifs n’est jamais resté vide. Les lanternistes commentaient les images qu’ils projetaient avec éventuellement un accompagnement musical. Les représentations du Théâtre optique d’Émile Reynaud, au Musée Grévin, se déroulaient sur l’écran tandis que le pianiste Gaston Paulin interprétait les mélodies qu’il avait spécialement composées pour elles. Lorsque le cinéma est apparu, cette tradition s’est poursuivie et les séances du Cinématographe Lumière au Café indien étaient elles aussi accompagnées au piano. Cette tradition de la musique extradiégétique, si surprenante qu’elle puisse paraître pour un art qui se proclame volontiers réaliste, n’a pas cessé jusqu’à nos jours. On peut, sans risque de se tromper, lui prédire encore un bel avenir. Premières rencontres 3 L’orgue, tant par son volume sonore que par sa capacité à s’imposer et à impressionner les esprits, fut d’abord un instrument d’église. Ces propriétés lui ouvriront également les portes des cinémas.

4 Avant la Première Guerre mondiale, l’instrument était encore inadapté à ce nouvel usage et ne rencontra le cinéma qu’en de rares occasions. La première en France eut lieu à l’Exposition universelle de 1900. Dans la grande Salle des fêtes de l’Exposition, installée dans l’ancienne Galerie des machines de l’Exposition de 1889, un grand orgue construit pour le Conservatoire de Moscou par Charles Mutin, successeur de Cavaillé- Coll, accompagnait les projections de Lumière qui se déroulaient sur un écran géant de vingt mètres de base : Pendant que se projettent sur l’écran les différentes scènes cinématographiques, parmi lesquelles il faut citer une vue tout à fait drôle de la foule sur le trottoir roulant, les joueurs de cartes arrosés, l’assaut d’un portique, l’arrivée d’un train en

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gare, les jeux icariens, le carnaval de Nice, un bal aux Sables-d’Olonne, une querelle enfantine, l’assaut d’un mur par des chasseurs à pied, pendant que tout cela se passe devant nos yeux, l’orgue accompagne les tableaux d’airs appropriés, produisant un effet grandiose dans cette immensité. […]1

5 Certains cinémas installés dans les chapelles des couvents, à la suite des lois supprimant l’enseignement congréganiste, profitèrent de la présence d’un orgue pour certaines de leurs représentations. Ce fut le cas à Paris, par exemple, du Canadian Cinéma (ou Salle canadienne), établi dans le couvent des Pères oblats de Marie- Immaculée (26 bis, rue de Saint-Pétersbourg, 8e arrt), qui accompagna de chants et orgue le Mystère de la Passion programmé à l’occasion de la Semaine sainte de 19082.

6 Le Gaumont Palace posséda, avant la Première Guerre mondiale, de « grandes orgues d’église Cavaillé-Coll » qui accompagnèrent la projection de certains films : un peplum, l’Agonie de Byzance3, une « légende du temps pascal », les Pâques rouges4, etc. L’orgue était plutôt réservé à certains sujets qui paraissaient lui convenir, mais il était aussi utilisé comme instrument de concert, entre les projections. Ainsi l’orgue et l’orchestre interprétaient une marche de Sporck en ouverture de la seconde partie du programme du 18 au 24 avril 1914 et participaient à une « attraction » « chorégraphique et vocale » en troisième partie du même programme5. Sur 34 programmes de 1913 et 1914 que nous avons examinés, trois seulement mentionnaient l’intervention de l’orgue. On peut supposer toutefois que celui-ci accompagnait avec l’orchestre d’autres films dont l’atmosphère s’y prêtait. D’où cet orgue « d’église » venait-il ? Charles Mutin, successeur d’Aristide Cavaillé-Coll depuis 1898, ne mentionne pas le Gaumont Palace parmi les établissements où avait été installé un orgue de la célèbre firme6. On peut supposer qu’il s’agit d’un orgue provenant d’une congrégation dissoute à la suite de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (1905). Les conséquences de cette loi ont été lourdes pour les facteurs d’orgues, si l’on en croit le facteur versaillais John Abbey, écrivant le 4 mai 1906 à ses confrères et amis canadiens, les frères Casavant : … Que vous êtes heureux d’avoir des travaux abondants et sérieux. Il n’en est pas de même dans notre pauvre pays. Il n’y a absolument rien en commande et rien en vue. Si les élections sont bonnes, il y aura espoir d’une amélioration sensible mais si elles sont comme en 1902 et que les francs-maçons antireligieux, comme ils le sont tous, sont en majorité, il faut s’attendre à des troubles et à une persécution abominable contre le clergé…7

7 C’est un orgue Cavaillé-Coll construit par Charles Mutin qui était installé au Cirque d’Hiver, exploité en Cinéma Pathé de décembre 1907 à mai 1923. On le découvre sur une photographie datant de 1918 au milieu d’un curieux décor pompéen qui enchâssait l’écran (fig. 1 a et b). Hormis deux tuyaux, l’orgue était enfermé dans une « boîte expressive » dont les lamelles pouvaient s’ouvrir plus ou moins, à la façon de jalousies, pour modifier la perception du son par le public. Cet orgue est indiqué, sans précision de date, sur la liste donnée par Mutin8. Avait-il été installé pour accompagner les projections cinématographiques ? Ou seulement pour satisfaire les besoins des Concerts Pasdeloup que Serge Sandberg avait ressuscités précisément en 1918 en ce lieu où Jules Pasdeloup les avaient créés autrefois ? Difficile de le savoir en l’absence de toute mention de l’orgue sur les programmes de cinéma du Cirque d’Hiver que nous avons pu examiner.

8 Il arrivait que de modestes salles possèdent un petit orgue, souvent portatif, qui complétait le traditionnel piano. L’unique musicien du Cinéma Pathé-Bagnolet, une sorte de hangar pauvrement décoré du 20e arrondissement de Paris qui pouvait

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recevoir près de 1 000 spectateurs, raconte en 1913, dans une revue corporative, comment il concevait l’illustration musicale et sonore des projections9 : … Une seule musique est rationnelle au cinéma : l’improvisation… mais qui dit improvisation, dit homme seul, pianiste seul. D’où la nécessité d’avoir, non seulement un pianiste bon improvisateur…, mais aussi un très bon piano, un piano aux sons puissants. À celui-ci ajouter – ce que j’ai fait – un petit orgue aux timbres variés (violoncelle, hautbois, clarinette, voix humaine), une petite batterie pour les cascades, les fortissimi, un petit xylophone métallique pour les cloches, timbres, etc., et alors le rôle du pianiste sera parfaitement rempli.

9 Il allait presque de soi que Christus, édifiante super-production de la firme italienne Cinès, avait droit à un accompagnement par l’orgue dans les salles importantes où le film était programmé. Ainsi, lorsqu’en décembre 1916 le théâtre du Vaudeville (situé à Paris, à l’emplacement de l’actuel Paramount Opéra) fit connaître ce film aux Parisiens, il indiqua que le Maître Paul Fauchey tenait le « grand orgue ». En décembre 1917, le Kinéma Gab-Ka des grands boulevards, qui venait d’être rebaptisé The Select, reprit Christus : « Des spectateurs l’ont vu dix fois, reviennent le voir et entendre l’adaptation orchestrale de Pickaert, l’orgue et les chants. Une soirée ou une matinée au Select, c’est un régal pour les yeux et pour l’ouïe », lisait-on dans les communiqués publicitaires parus dans la presse. En 1921, le nouveau cinéma de la Madeleine (Paris, 8e arrt) programma lui aussi Christus, avec un accompagnement musical particulièrement riche, sous la direction d’Aimé Lachaume. Outre diverses compositions dont des fragments de la musique composée par P. Letombe et J. Buisson à l’époque de la sortie du film au théâtre du Vaudeville, l’ex-organiste de l’église St-Joseph, Lucien Guittard, interprétait à l’orgue une « Pièce symphonique » de César Frank et deux œuvres de sa composition, « Communion » et « Élévation, O Crux Ave ». On ignore si ces établissements qui avaient mis Christus à leur affiche possédaient un orgue à demeure ou s’il s’agissait d’un instrument installé provisoirement pour les besoins du film.

10 Dans les esprits, l’orgue restait en effet lié, sinon aux églises, du moins aux sujets religieux. Il n’avait pas encore véritablement conquis les cinémas. Vers la fin de la Première Guerre mondiale, on sut dans les milieux français du cinéma que l’usage de l’orgue commençait à se répandre dans les salles des pays anglo-saxons : L’orgue est l’instrument complet par excellence. Sans doute est-ce pour cette raison que, dans certains pays, on l’emploie de plus en plus couramment dans les cinémas. […] Mais que deviendraient nos braves musiciens ? Et le titi du poulailler qui crierait : « Zut, je croyais être au cinéma et me v’là à la messe !… » Voilà deux raisons qui nous semblent péremptoires contre l’introduction des orgues au cinéma français. À moins que le snobisme actuel ne nous oblige un jour à suivre l’exemple des autres.10

11 Pourtant l’orgue de cinéma, qui faisait alors ses premiers pas aux États-Unis notamment, différait assez largement de l’orgue d’église et de concert, bien qu’il reposât sur les mêmes principes de base. Un instrument largement modifié 12 L’orgue – et pas seulement l’orgue de cinéma – bénéficia du développement de l’électricité. Les soufflets, activés par un ou deux aides, furent d’abord remplacés par un « ventilateur », sorte de turbine à air. Puis la liaison entre les claviers et les tuyaux, au lieu d’être mécanique, au moyen de vergettes de bois et de fils de laiton, allait être désormais assurée par un courant électrique de bas voltage qui actionnait à distance l’admission de l’air. On parla d’orgues « électro-pneumatiques »11. Les Anglais et les Américains disposèrent à cet égard d’une réelle avance et certains facteurs français

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tardèrent à électrifier leurs fabrications. Pour les cinémas, l’enjeu était de première importance puisque les tuyaux pouvaient désormais être installés n’importe où (sous réserve des règles de l’acoustique), tandis que la console avait sa place naturelle dans la fosse d’orchestre.

13 L’électrification de l’orgue doit beaucoup à un électricien anglais, Hope-Jones, qui émigra aux États-Unis à l’aube du XXe siècle et commença à collaborer en 1910 avec Wurlitzer, une firme d’instruments de musique et de pianos mécaniques. Hope-Jones fut aussi à l’origine du concept d’« unit organ » qui est à la base de l’orgue spécifiquement de cinéma. On sait qu’un « jeu » correspond à une série de tuyaux (« rank » en anglais), semblables entre eux à la taille près, et qui donnent une succession de notes de même timbre et de même caractère. Dans un orgue classique, un tuyau correspond à une seule note d’un jeu. Dans le système de Hope-Jones, un nombre réduit de tuyaux remplit les fonctions d’un beaucoup plus grand nombre, grâce aux emprunts et aux dédoublements d’octaves des jeux originels. Ainsi un orgue de cinéma moyen ne comporte pas plus de 600 ou 700 tuyaux, tandis qu’un petit orgue d’église en comporte souvent 1 50012. L’orgue Christie du Gaumont Palace (1 161 tuyaux) disposait de près de 98 jeux obtenus à partir de 14 jeux initiaux. Nous n’entrerons pas dans le détail des astuces techniques qui ont permis ce résultat car, outre les brevets de Hope- Jones, facilement consultables à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), il existe une assez abondante littérature en langue anglaise sur le sujet13.

14 L’appellation d’« unit orchestra », terme également employé pour désigner ces nouveaux instruments, se réfère à la large palette de tonalités orchestrales de l’orgue de cinéma qui en fait un orchestre à lui seul. Cela tient non seulement au choix des jeux faits par le facteur mais aussi à l’adoption de jeux inhabituels, certains empruntant leur nom et – plus ou moins – leur timbre à des instruments de l’orchestre (saxophone, violon, etc.), d’autres plus spécifiques (ainsi les Tibia clausa et les Diaphones, créés par Hope-Jones). Une autre catégorie de jeux, sinon tout à fait nouvelle, du moins très largement étendue, est celle des percussions tonales (c’est-à-dire aptes à reproduire une ligne mélodique) et atonales. Ainsi les cymbales, la grosse caisse, le xylophone, les castagnettes, le piano (très souvent placé dans la fosse d’orchestre), etc. Elles ne sont pas produites par des tuyaux d’orgues mais par des systèmes de percussion mécanisés et, bien sûr, commandés depuis la console par l’intermédiaire de relais électro- pneumatiques. À cela s’ajoute un « comptoir à jouets » permettant d’obtenir les divers bruits de coulisse produits jusqu’alors par les bruiteurs ou les appareils de bruitage pour accompagner les films muets : sifflets de trains et de bateaux, galops de chevaux, cornes d’automobiles, sonnerie de téléphone, bruit de la mer, bris de vaisselle, etc14.

15 Une autre caractéristique de l’orgue de cinéma est sa puissance et surtout sa capacité à s’adapter aux rythmes souvent très rapides des œuvres jouées dans les cinémas : musiques de danse, jazz, airs entraînants, etc. Cette capacité que ne possèdent pas les orgues d’église du fait de l’inertie du jeu, est due à la pression d’air plus élevée admise dans leurs tuyaux. On sait qu’un orgue comporte un gros réservoir à air, alimenté à la pression maximum par le ventilateur, et qu’il le distribue à plusieurs sous-réservoirs tarés à diverses pressions inférieures selon les registres15. Dans les orgues d’église ou de concert, les pressions sont généralement comprises entre 50 et 140 mm d’eau tandis qu’elles peuvent atteindre 500 mm dans les orgues de cinéma. Les tremolos, obtenus en faisant varier la pression de l’air, déjà possibles avec les orgues classiques, furent étendus et perfectionnés, devenant plus doux et plus étendus en dynamique.

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16 Les facteurs d’orgues de cinéma américains et anglais (Wurlitzer, Compton, Christie, etc.) prirent l’habitude de cacher les tuyaux aux yeux des spectateurs en les enfermant dans des chambres ouvertes sur la salle par des jalousies réglables (boîtes expressives), généralement elles-mêmes cachées par des éléments décoratifs perforés. Cette disposition contraste avec les orgues d’église dont une partie au moins des tuyaux sont disposés bien en vue dans des buffets de bois ouvragés. Il est vrai que les facteurs français, Cavaillé-Coll notamment, ne semblent pas avoir adopté cette disposition particulière pour les cinémas qu’ils équipèrent au début des années vingt. En effet, ils ont, au moins dans les quelques cas pour lesquels nous avons des informations, conservé la pratique des buffets.

17 La console des orgues de cinéma subit aussi de notables évolutions. Sauf pour les très petites orgues, elle prit systématiquement une forme en fer à cheval, afin que les commandes soient toutes disposées à proximité de l’organiste (fig. 2). Cette forme avait déjà été pratiquée dans certaines orgues d’église (par exemple celles de Saint-Sulpice à Paris) pour permettre à l’organiste de se passer d’un aide. Les préoccupations d’ordre ergonomique ne sont pas l’apanage de notre époque ! La console comporte deux ou trois claviers de 61 notes (du bas vers le haut : l’accompagnement, grand orgue ou « great » et le solo), plus rarement quatre (bombarde en plus), et un pédalier (généralement de 32 notes) qui joue le rôle de clavier pour les basses (fig. 2 et 3). Au- dessus des claviers et selon une disposition en fer à cheval, se trouvent au moins deux rangées de « langues de chat » qui remplacent les « tirants de registres » des orgues d’église et permettent de changer de jeux. Ce sont des languettes de plusieurs couleurs qu’on peut abaisser très rapidement (ce qui n’est pas le cas des tirants). Généralement, les blanches sont pour les jeux à bouche (flûtes, tibias, etc), les jaunes pour la famille des gambes (violons, voix céleste, violoncelle, contrebasse, etc.), les rouges pour les jeux d’anche (clarinette, basson, trompette, saxophone, etc.). Les langues de chat noires sont réservées à des effets spéciaux (couplage de claviers, couplage de jeux). Entre les claviers sont disposés les « pistons » qui permettent de changer instantanément les combinaisons de jeux que l’organiste a programmées au préalable, lui évitant ainsi la manipulation de nombreuses langues de chats durant sa prestation.

18 Les commandes des bruitages sont disposées sous le fer à cheval, certaines reproduites au pied sous forme de champignons, ce qui permet de les utiliser lorsqu’on a les deux mains occupées. On peut aussi accéder aux bruitages en « fond de touche », les touches du clavier (ou du pédalier) étant pourvues d’un double enfoncement, d’où l’appellation de « double touche ». Cette caractéristique propre aux orgues de cinéma permet, pour la première moitié de l’enfoncement de faire jouer un plan sonore et de choisir d’autres jeux ou bruitages pour le second enfoncement. En fait, le second enfoncement peut être couplé avec ce que l’on veut.

19 Certaines consoles d’orgues de cinéma, particulièrement celles des fabricants américains (Wurlitzer, Kimball, Barton, etc.) et anglais (Compton, Christie), offrent un aspect qui s’accordait bien avec le délire décoratif et architectural des « cathédrales » cinématographiques de ces pays et les exubérantes fantaisies des « salles atmosphériques ». Émergeant du sous-sol au moment de l’entracte, elles étaient déjà un élément du spectacle à elles seules, avec leurs éclairages colorés et leurs courbes très « art déco », ou bien avec leur surcharge de décorations tarabiscotées et dorées, inspirées des siècles passés. L’« orgue de l’Antechrist »

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20 Dès avant la Première Guerre mondiale, Charles Mutin dut orienter la production de la maison Cavaillé-Coll vers les orgues de salon pour développer l’affaire et surmonter la crise consécutive à la loi de Séparation de l’Église et de l’État16. Il fit évoluer l’orgue dans des directions qui n’étaient pas sans rappeler celles initiées par Hope-Jones chez Wurlitzer à partir de 1910. Il est vrai que les facteurs importants des divers pays entretenaient souvent des relations et que les organistes qui se produisaient à l’étranger leur fournissaient des informations sur les instruments fabriqués par leurs concurrents. Claude Noisette de Crauzat, qui se place du point de vue de l’orgue d’église traditionnel, écrit à propos de l’évolution imprimée par Charles Mutin : Très vite on perd la qualité, on abandonne fréquemment la mécanique pour la traction électrique et surtout, pour flatter le goût des commanditaires, on grossit les effets de l’orgue Cavaillé-Coll au point qu’ils en deviennent des défauts. Très souvent, les pressions sont de plus en plus poussées, les anches parlent fort et gras. Par économie, on amincit les tailles au point que les principaux sont presque des gambes : sur les orgues de Mutin, l’ensemble des fonds sonne très « voix céleste »17

21 À l’époque déjà, cette évolution de l’orgue ne fut pas du goût de tous. Henri Mulet, l’organiste de Saint-Philippe-du-Roule, à Paris, fut l’un des plus radicaux. Dans un opuscule publié en 1922 et intitulé très significativement les Tendances néfastes et antireligieuses de l’orgue moderne18, il critique tour à tour la tendance à réduire l’inertie de l’orgue, « l’immonde tremolo », l’imitation des instruments de l’orchestre, l’insuffisance du plein jeu, « l’harmonie gambée et la pression excessive de certains jeux de fonds ». « C’est Cavaillé-Coll lui-même qui porte les premiers coups de pioche dans ce superbe édifice [de l’orgue d’église classique] » affirme-t-il. Il critique également l’influence de Hope-Jones aux États-Unis et en Angleterre : On cherche avec une frénésie nouvelle l’imitation de l’orchestre. Les « voix célestes » prennent une offensive furieuse, les gambes sont jetées à profusion, la pression est poussée jusqu’aux dernières limites ; on recherche une sonorité formidable des jeux de fonds, leur faisant perdre par là leur beau caractère de plénitude douce et moelleuse.

22 Et d’ajouter avec condescendance : Le Cinéma, voilà vraiment la place de ce prétendu « orgue-orchestre », de ce grand orgue de barbarie, qui ne me fait pas rire car il est lugubre. C’est vraiment l’Orgue de l’Antéchrist, et je crois entendre jouer l’Hymne maçonnique dans le roman étrange de Mgr Benson : le Maître de la Terre. On m’objectera peut-être que les grands instruments de Hope-Jones, où se trouvent tous les instruments de l’orchestre, depuis le violon jusqu’à la grosse caisse inclusivement, sont justement destinés au Cinéma, et que lorsqu’il fait des orgues pour les églises, il les traite différemment. […] Sans doute ! et c’est justement là où je voulais en venir : l’orgue déformé, « l’orgue- orchestre », s’introduit sournoisement dans l’église. […]

23 Dans sa brochure de 1928, l’Orgue moderne, la décadence dans la facture contemporaine19, le compositeur et organiste Charles-Marie Widor condamne en bloc toutes les innovations, y compris l’électrification de l’orgue : En place de mécanisme, ce sont aujourd’hui des fils électriques, d’où résulte peut- être économie pour le facteur, mais certainement déception pour l’organiste. Aucune sécurité pour lui. L’accident se perpétue hebdomadaire sinon quotidien. […] De quelle hauteur ne sommes-nous pas précipités, lorsque nous tombons sur un instrument qui grince et qui hurle, qui corne ou reste en panne, orgue pour « chevaux de bois ». […] Cette grossière contrefaçon de l’orchestre, le Chat Huant de cinéma20, n’a rien de commun avec l’instrument que le génie français a si merveilleusement affiné. Il y a

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donc scission dans la facture. D’un côté nos « monuments historiques » à l’épreuve de bientôt cent ans ; de l’autre les serinettes de café-concert fallacieuses, défaillantes.

24 En termes plus mesurés, l’organiste Norbert Dufourcq, évoquant dans un texte de 1932 l’orgue Cavaillé-Coll installé au théâtre Pigalle (Paris, 9e arrt), critiquait « le goût du jour » et « l’américanisme outré » qui émanait, selon lui, de cet orgue de théâtre. « Nous regrettons le manque de jeux de fonds de cet instrument et le caractère gambé qu’on a donné à ceux-ci » précisait-il21. En 1932, R. Mourrut ne cachait pas son mépris pour l’orgue de cinéma et faisait remarquer « que l’erreur (trop souvent commise) fut de placer dans une salle de cinéma un orgue d’église, alors qu’il faut y installer un orgue de cinéma, c’est-à-dire pourvu d’une foule d’appareils bruyants, en outre des timbres qui devront être acides, vulgaires et présenter en un mot les défauts qu’il faut éviter dans un orgue d’église. »22 Les années vingt ou l’âge d’or de l’orgue de cinéma 25 Peu de « unit organs » ou « unit orchestras » furent construits par Wurlitzer avant la Première Guerre mondiale et le bilan commercial négatif de cette production amena la firme américaine à se séparer de Hopes-Jones tout en continuant néanmoins à lui payer le salaire et les droits d’exploitation de ses brevets qui avaient été prévus au contrat23. Hopes-Jones, désemparé, fut obligé d’arrêter ses recherches et se suicida en septembre 1914. Ce ne sera véritablement qu’après le retour à la paix que les facteurs d’orgues américains, Wurlitzer en tête, se consacreront largement au marché du spectacle. L’organiste et facteur français Alphonse Mustel, de retour d’un voyage aux États Unis effectué en 1919 raconte : On voit dans les cinémas de New York de grandes orgues dotées de trois ou quatre claviers et qui n’ont pas moins de quarante à cinquante jeux. L’organiste américain est tout affranchi de nos écoles sévères d’Europe et notamment de France en ce qui concerne l’emploi de l’orgue. Il amène sur cet instrument une littérature souvent très profane, même frivole quand il le juge à propos.24 Il m’est arrivé dans bien des établissements, de subir la seule musique provenant d’une orgue [sic] à tuyaux sans désemparer. L’orgue reprend l’orchestre, s’y substitue et reconnaissons-le, souvent avantageusement. Il faut qu’il en soit ainsi, puisque dans tous les établissements qui comportent 3 000, 4 000 ou 5 000 places où l’on ne voit que des films semblables à ceux que l’on rencontrerait ailleurs, le public s’engouffre chaque jour, plusieurs fois par jour même, sachant très bien que pendant une longue partie du spectacle il n’entendra que des sons d’orgue. La présence et l’emploi de l’orgue sont d’ailleurs annoncés triomphalement à la porte de ces établissements. Quelle différence avec la conception française qui nous vaut si souvent, à nous organistes, les grimaces du public, même s’il y a un très court morceau d’orgue au programme.25

26 En France aussi, l’orgue ne se répandit véritablement dans les cinémas qu’après la guerre. Certes, il n’y connut pas un développement aussi considérable qu’aux États- Unis et en Angleterre. Le nombre des cinémas qui en furent équipés, sans être du même ordre que dans ces pays, fut néanmoins important. C’est principalement la destruction de la plupart de ces orgues et le grave déficit d’informations les concernant qui pourraient laisser croire à la marginalité du phénomène. L’absence de sources est en effet presque complète : les archives de Cavaillé-Coll semblent avoir été détruites ainsi que celles de beaucoup d’autres facteurs français, celles des salles de cinéma (notamment parisiennes) n’ont presque jamais été conservées, les mentions des orgues

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de cinéma dans les programmes et la presse de l’époque (presse cinématographique, publications musicales ou d’architecture) sont rares et elliptiques26. Il est significatif que le seul orgue de cinéma communément cité, peut-être parce qu’il a été sauvegardé, est l’orgue Christie du Gaumont Palace (Paris, 18e). Installé en effet au moment de la transformation complète de l’établissement pour le cinéma sonore (juin 1931), il n’a guère servi qu’aux intermèdes, si l’on excepte l’accompagnement de quelques films muets de Buster Keaton, Mack Sennett ou Charlie Chaplin. Que sait-on de celui qui l’avait précédé dans les années vingt ? La première vague 27 Dans la longue liste des orgues fabriqués et installés par Cavaillé-Coll qui figure dans la plaquette de 192327, on remarque six cinémas parisiens (le Lutetia-Wagram et le Royal- Wagram, faisant partie tous deux du réseau Lutetia-Fournier, Le Select, le Cinéma Orléans, le Monge Palace et le Cirque d’hiver), un en banlieue parisienne (l’Eden- Cinéma de Vincennes, appartenant comme le Monge Palace au réseau Brézillon), un à Bordeaux (le Cinéma Olympia), un à Strasbourg (le Cinéma des Arcades). En outre, un certain nombre de « théâtres » à l’étranger ont été également équipés d’un orgue de la firme.

28 Tous les cinémas indiqués dans la plaquette, à la seule exception de l’Olympia de Bordeaux, sont accompagnés de la mention « grand orgue », ce qui est bien peu précis. Aucune indication de date, de nombre de claviers et de jeux, de présence de comptoir à jouets n’y figure. Beaucoup parmi ces neuf cinémas sont de création récente. Ainsi, le Royal Wagram (37, avenue de Wagram, 17e ; 1 300 places) a ouvert en septembre 1918, le Select (8, avenue de Clichy, 18e ; 1 100 places) en 1921, le Cinéma des Arcades (33-39, rue des Grandes Arcades, Strasbourg ; 800 places) en février 1921, l’Eden-Cinéma de Vincennes (2, avenue du Château, angle rue de Paris ; 1 700 places) en septembre 1921, le Monge Palace (34, rue Monge, 5e ; 1 400 places) en septembre 1922, l’Olympia de Bordeaux (9, cours Georges Clémenceau ; 1 548 places, actuellement Gaumont- Bordeaux) également en 1922. Certes, le Cirque d’Hiver avait fonctionné en cinéma depuis décembre 1907, mais il est possible, comme nous l’avons vu, que l’orgue y ait été installé beaucoup plus tard. Le Lutetia-Wagram (31-33, avenue de Wagram, 17e, environ 1 200 places) avait ouvert dès décembre 1913, mais nous savons par un texte de Louis Delluc, datant de juillet 1918, que l’orgue n’y fut installé qu’à la fin de la guerre : L’orchestre de Lutetia-Wagram est absolument « dans la note » de ce grand établissement. Aucun cinéma de Paris ne réunit aussi régulièrement tous les publics. Champs-Élysées et arrière Ternes s’y côtoient régulièrement. De même, l’orchestre. La musique traditionnelle de cirque se mêle çà et là à Beethoven. Je connais des amateurs qui viennent au Lutetia pour fermer les yeux. Depuis quelque temps il y a un orgue à droite de l’écran. Le côté de l’orgue est assidûment recherché des mélomanes. L’un d’eux s’offre, jusqu’à trois fois par semaine, le programme de ciné et d’orchestre – pour l’orgue. Quand il arrive assez tôt – il ne dîne pas, je parie – pour occuper sa place favorite, il sort, enthousiaste et béat. Si par malheur on l’a casé loin de l’orgue, il clame que le film est idiot et que le cinématographe est un plaisir de concierges. Délices et orgues…28

29 Cette anecdote, contée sur le mode ironique, laisse planer l’incertitude sur le jugement personnel de Delluc. On ne sait guère, également, lorsqu’il écrit qu’un orgue a été installé « à droite de l’écran », s’il veut parler de la console ou des tuyaux. Une photographie de la salle du Monge Palace (fig. 4) nous montre que, dans cet établissement, les tuyaux de l’orgue Cavaillé-Coll n’étaient pas logés dans des chambres

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et cachés du public comme cela était généralement le cas pour les « unit-organs » américains, mais étaient alignés dans deux buffets placés de chaque côté de la scène, à hauteur du premier balcon. Quant à la console de ces orgues, elle se trouvait dans la fosse d’orchestre, à distance des tuyaux, ce qui confirme que la transmission était électro-pneumatique. Il y avait aussi une montre au Select29.

30 D’autres facteurs français ont également équipé des cinémas durant la même période. Sur la photo de la salle Marivaux qui ouvrit en avril 1919 sur les grands boulevards (15, boulevard des Italiens, Paris 2e), on distingue nettement une des deux montres, situées de part et d’autre de la scène (fig. 5). Lorsque la salle fut rénovée vers la fin des années vingt, ces deux montres furent conservées dans leur état initial et la console fut maintenue à la même place, dans la fosse d’orchestre (fig. 6 a et b). Un article du Courrier musical de 1924 fait allusion à l’orgue du Marivaux30. L’auteur cite le chef d’orchestre de l’établissement, J.-E. Szyfer, qui explique comment il a sélectionné des compositions de Pierné, Saint-Saëns, Widor, etc., et les utilise en « synchronisme » avec la projection de Notre-Dame de Paris (probablement la version américaine de Wallace Worsley, avec Lon Chaney en Quasimodo). À la console de l’orgue se trouvait alors un certain M. Nibelle qui interprétait en solo la Prose des morts. L’orgue, on le constate, n’était pas encore complètement détaché, sinon des sujets religieux, du moins des atmosphères graves et solennelles. L’orgue du Marivaux était encore mentionné dans l’édition 1936-1937 du Tout Cinéma, toujours sans précision de marque.

31 Un orgue du facteur nantais Debierre semble avoir été présent au Sélect Palace de Tours (rue Béranger), salle de 800 places datant de janvier 192031. Un orgue Célesta Mustel, qui était en réalité une sorte d’harmonium amélioré, avait été installé au cinéma Marcadet (110, rue Marcadet, Paris 18e ; 2 000 places), vaste salle de quartier qui ouvrit en 1920. Il y avait un instrument semblable à la Cigale (114, boulevard Rochechouart, Paris 18e ; 1 500 places)32, mais nous ignorons à quelle époque il avait été installé. Un orgue est signalé en 1923 au cinéma de l’Univers, cinéma de quartier du 14e arrondissement parisien33. Un orgue Abbey fut installé au Louxor (170, boulevard Magenta, Paris 10e ; 1 400 places), cinéma à la décoration égyptianisante qui date de 192134. Un programme du Palais-Rochechouart (56, boulevard Rochechouart, Paris 18e ; 1 500 places) du 26 décembre 1919 au 1er janvier 1920 précise : « Grand orchestre et grand orgue de concert Merklin »35. De « grandes orgues de concert » étaient présentes au Danton-Palace dès son ouverture en novembre 1920 comme en témoigne un programme de cette époque (99, boulevard Saint-Germain, Paris 6e ; environ 1 400 places) ; l’établissement existe encore mais a été transformé en complexe). C’est aussi sur un programme de janvier 1924 que sont mentionnées de « grandes orgues de concert Merklin » au Grenelle Aubert Palace (141, avenue Émile Zola, Paris 15e ; environ 1 400 places)36. Un prospectus de la maison Abbey nous apprend que, outre le cinéma Louxor, ce facteur avait également fourni un orgue au cinéma Odéon de Marseille, vaste salle (1 800 places) appartenant à la chaîne Paramount et ouverte en 1924 sur la Canebière, n° 110. « L’audition de l’orgue, soit seul soit avec l’orchestre, enthousiasme le public. L’orgue de deux claviers, dix-sept jeux, est construit sur le système électrique et fonctionne admirablement chaque jour, depuis plus d’un an, sans accident », lit-on dans Musique et instruments37.

32 Ajoutons que le Gaumont Palace de la place Clichy (Paris 18e), qui mentionnait un « orgue d’église » dans des programmes de 1913 et 1914, donna beaucoup de publicité dans ceux des années vingt non seulement à son grand orchestre de cinquante à

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soixante musiciens sous la direction du Maître Paul Fosse, mais aussi aux solos de son grand orgue donnés par « le célèbre organiste américain Arthur Flagel », souvent en début de seconde partie, mais aussi en début de programme ou parfois en attraction, avec danses et chœurs. On relève par exemple le Beau Danube Bleu, valse (J. Strauss), les Millions d’Arlequin, sérénade (R. Drigo), la Mort d’Ase (Grieg), Ton doux sourire (Rag), etc. ; plus tard, en 1928, lorsque « le célèbre organiste américain Jack Norman » eut remplacé « le célèbre organiste américain Arthur Flagel », Berceuse de Jocelyn (B. Godard), C’est Vous ! (Jacques Charles), Cavalleria rusticana (Mascagni), etc. Nous n’avons jamais vu mentionnées sur les programmes d’informations sur cet orgue : était-ce toujours celui de 1913-1914, quoique le qualificatif « d’église » eût disparu, ou un nouvel orgue précédant l’installation du Christie en 1931 ?

33 Sans doute cette fastidieuse énumération serait-elle beaucoup plus longue si les sources étaient plus abondantes et si nous avions fait davantage de recherches en province. Elle prouve, en tout cas, que l’orgue s’est répandu assez largement dans les cinémas, y compris dans certaines grandes salles de quartier, dès les années qui suivirent la Première Guerre mondiale. La chronologie française ne diffère pas profondément de celle constatée aux États-Unis ou en Angleterre. En revanche, il semble que les orgues installés à cette époque dans les cinémas français aient été encore très proches des orgues d’église ou de concert. Les programmes du Palais Rochechouart et du Danton Palace, cités plus haut, précisent d’ailleurs qu’il s’agit de « grandes orgues de concert ». La présence de buffets (au moins au Monge Palace pour lequel nous disposons de photographies) est un indice allant dans le même sens. En 1928, G. Helbig, maître de chapelle de Saint-Pierre de Montrouge, sans doute peu au courant des récentes évolutions, écrivait encore : « Les orgues que l’on y installe sont d’ordinaire copiées sur celles de nos églises, c’est-à-dire que ce sont des instruments dont les sons sont beaucoup trop graves pour leur permettre de se joindre à la musique légère ou symphonique que l’on exécute dans les cinémas. »38 En réalité, la seconde moitié des années vingt allait être marquée par une radicalisation du concept d’orgue de cinéma avec l’installation à Paris d’orgues Wurlitzer et la généralisation progressive, y compris chez les facteurs français, de l’» unit-organ ». De leur côté, les architectes qui jusqu’alors ne s’étaient guère préoccupés des orgues dans leurs plans, contrairement à leurs confrères des États-Unis et d’Angleterre, commencèrent à les prendre en compte, notamment en prévoyant des chambres pour loger les tuyaux, la mécanique et la soufflerie. La seconde vague 34 Cette seconde vague de nouvelles orgues de cinéma fut aussi la dernière. S’étendant approximativement dans la deuxième moitié des années vingt, elle devait se terminer vers 1931, à une époque où le cinéma sonore avait gagné définitivement la partie sur « l’Art muet ».

35 En 1925 était constituée la société Gaumont Metro Goldwyn. À partir du 31 août 1925, les salles Gaumont étaient ainsi affermées pour cinq ans à la Lœw Metro Goldwyn, devenant l’une des pièces maîtresses de la domination américaine sur le cinéma français. Avec le Gaumont Palace et le cinéma de la Madeleine (créé en 1921 et exploité depuis 1923 par Gaumont, 14 boulevard de la Madeleine, Paris 8e), la Lœw Metro Goldwyn disposait de deux vitrines prestigieuses dans la capitale. On sait qu’il y avait déjà un orgue au cinéma Madeleine en 1921 lors de la projection de Christus, mais la direction américaine décida d’installer en juillet 1926 un orgue Wurlitzer. C’était l’un

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des deux seuls, semble-t-il, que Wurlitzer installa dans des cinémas français39. Il comportait une console en fer à cheval à deux claviers manuels et un clavier pédale, cinq séries de tuyaux, c’est-à-dire de jeux originaux (trompette 8’, tibia clausa 8’, salicional 8’, flûte 16’ et vox humana 8’ 40), et trois percussions tonales (carillon d’église, xylophone, glockenspiel ou jeu de clochettes) et plusieurs percussions non tonales. Les bruits de coulisse comportaient les clochettes de traîneau, les sabots de cheval, les vagues, les oiseaux, la corne d’auto, le gong d’incendie avec ou sans répétition, le sifflet de bateau à vapeur, la sirène, le tam-tam, la sonnerie de porte. Cet orgue relativement petit (377 tuyaux, 5 séries ou rangs, 35 jeux), pour une salle élégante mais ne contenant que 815 places alors que la moyenne parisienne était en 1928 de 931 places, servit essentiellement à accompagner avec l’orchestre les films muets. Lors de l’interminable exclusivité de Ben Hur de Fred Niblo avec Ramon Novarro (29 avril 1927 au 12 octobre 1928 !), Miss French était à la console tandis que les vingt-cinq musiciens de l’orchestre soulignaient puissamment les moments forts du film. Le célèbre affichiste Raymond Gid se souvenait que, pendant la bataille navale, les tambours de l’orchestre accentuaient l’effet produit sur l’écran par les coups de rame rythmés des galériens41.

36 L’autre orgue Wurlitzer installé dans un cinéma français était celui du Paramount, près de l’Opéra (2, boulevard des Capucines, Paris 9e). Le théâtre du Vaudeville (où il y avait eu déjà un orgue) avait été acheté par la Paramount qui le démolit et construisit sur son emplacement un grand cinéma portant son nom. Les Américains et leurs architectes Bluysen et Verity y firent prévaloir les normes en usage Outre-Atlantique, notamment le conditionnement de l’air, sans toutefois céder à un gigantisme excessif. Le Paramount pouvait recevoir 1 903 spectateurs répartis entre un parterre et deux balcons (ou, si l’on préfère, une mezzanine et un balcon). Entre la salle et la scène s’intercalait un pan de fer, laissant l’ouverture de la scène et comprenant à sa partie supérieure deux chambres d’orgue côte à côte, contenant les tuyaux qui étaient ainsi cachés du public (fig. 7). Ces chambres, munies de jalousies commandées depuis la console, communiquaient avec la salle par des « trompes ». Aucune montre, aucun buffet. Cette disposition propre aux « unit-organs » destinés aux grands établissements se démarquait complètement des orgues d’église. L’orgue du Paramount possédait une console en fer à cheval à deux claviers manuels et un clavier aux pieds. Beaucoup plus important que celui du Madeleine, il comprenait 730 tuyaux en dix rangs ou jeux initiaux42 (60 jeux totaux), cinq percussions tonales (carillon de cathédrale, xylophone, glockenspiel, clochettes de traîneau, chrysoglott), quatorze percussions ou effets non tonaux, dont six bruits de coulisse (vagues, gong d’incendie, corne d’auto, oiseau, sifflet de train, sabots de cheval). Un piano Steinway pouvait être joué à partir de la console de l’orgue43. À la façon des grands cinémas américains et anglais, l’orchestre de trente- cinq musiciens était placé sur un plateau-ascenseur et la console d’orgue sur un autre plateau indépendant. « L’effet cherché consiste à faire entendre d’abord une “musique invisible” ; puis, peu à peu, les musiciens surgissent, pour se trouver à leur place en pleine exécution de morceau ; quitte à faire disparaître, à replonger dans la fosse – la bien nommée – l’ensemble orchestral, quand l’exigent les nécessités de la mise en scène. », explique Je sais tout44. Au Paramount, en effet, les représentations n’étaient pas simplement des projections de films, mais une véritable mise en scène d’un spectacle multiforme, intégrant musique, music-hall et cinéma. La musique – orchestre et orgue – constituait l’élément fédérateur de ce spectacle.

37 Le Paramount fut inauguré le 24 novembre 1927 en grande pompe. Le chroniqueur de Comœdia45 donne une impressionnante liste de notabilités, souvent accompagnées de

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leur épouse. Se côtoyaient notamment, Bouissou (président de la Chambre), Albert Sarraut (ministre de l’Intérieur), Fallières (ministre du Travail), les maréchaux Foch et Pétain, le général Gouraud, le préfet de police Chiappe ; des ministres plénipotentiaires ; nombre de représentants de la noblesse dont le comte de Beaumont, le comte de Noailles, le baron et la baronne Robert de Rothschild ; Louis Blériot, André Citroën, André Michelin, Colette, Abel Gance, André Antoine, Gabriel Pierné, Jean Cocteau, André Gide, Charles Pathé, Léon Gaumont et tous les autres grands noms de l’industrie cinématographique, sans oublier les représentants de la presse.

38 L’orchestre avait débuté la représentation avec l’Ouverture des Maîtres chanteurs. Puis, après les actualités et un dessin animé, le célèbre organiste anglais Reginald Foort avait donné une audition à l’orgue Wurlitzer. Puis avaient suivi Printemps d’amour de Léonce Perret et après l’entracte, le plat de résistance, Chang, film d’aventures dans la jungle de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack. Malgré le renom de cette star de l’orgue de cinéma qui accompagna de son vaste talent ce premier programme et celui qui suivit (Don Juan d’Alan Crosland, avec John Barrymore), on parla peu, bien peu, dans la presse de l’orgue du Paramount et de son prestigieux interprète. Certains journalistes préférèrent s’étendre sur le nombre de mètres cubes d’air renouvelé par heure par le système de climatisation, la longueur des fils électriques, la puissance des divers moteurs, etc. Sans doute l’orgue participa-t-il au succès de l’établissement, mais le public parisien n’était pas prêt à reconnaître comme une vedette l’homme qui le servait. En cela, ce public différait beaucoup de ceux des pays anglo-saxons. Dans les années trente, l’orgue participera aux exhibitions chorégraphiques des vingt-quatre Mangan-Tillerettes (du nom du producteur de cette attraction, Francis A. Mangan), remplacées plus tard par les Blue Bell Girls.

39 L’Impérial, cinéma de 800 places ouvert en juin 1926 sur les grands boulevards parisiens (29, boulevard des Italiens, Paris 2e) avait fait installer un orgue électro-pneumatique fabriqué par la maison Abbey sous licence du facteur canadien Casavant. Les frères Casavant avaient été autrefois les élèves de John Abbey et avaient largement développé leur entreprise, exportant même aux États-Unis. L’article publié par Musique et instruments46 nous vante les qualités de cet orgue, malheureusement sans nous fournir ses caractéristiques. Un programme des premiers temps de cette salle évoque l’instrument : « Qu’est l’IMPERIAL ? L’Établissement de l’Élite, qui y trouve, avec des films en exclusivité, un orchestre nombreux soutenu par de grandes orgues… ». L’établissement, qui appartenait au réseau Lutetia-Fournier avant d’être intégré en 1930 dans le parc des salles Pathé (et, tout à fait à la fin, au réseau Gaumont), ferma le 2 mai 2001. On ignore ce que devint l’orgue.

40 Un orgue Merklin fut installé en 1928 au cinéma Rialto de Marseille (31, rue Saint- Férréol ; 1 000 places), selon une brochure publicitaire de la firme Michel Merklin et Kuhn.

41 À Paris, lorsqu’en septembre 1928 Léon Siritzky – à l’origine d’une saga familiale d’exploitants qui devait se terminer au milieu des années quatre-vingt par la faillite du réseau Parafrance – reprit le Clichy Palace (49, avenue de Clichy, Paris, 17e ; 1 300 places environ), il y fit installer un petit orgue hollandais de marque Standaart de huit jeux. Sa prise de possession de l’établissement et l’inauguration de l’orgue donnèrent lieu à une semaine de gala, du 21 au 27 septembre 1928, au cours de laquelle fut programmé… Chang.

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42 Le Pathé Palace de Marseille (110, Canebière ; 1 800 places) reçut en 1929 un orgue de la Manufacture de grandes orgues Auguste Convers à trois claviers manuels à double touche (accompagnement, solo, percussions) et pédalier, qui aurait été à cette époque, selon la revue Musique et instruments47, le plus grand orgue de cinéma de France. Il était doté de 145 jeux (à partir de 8 séries initiales), comprenant des jeux classiques, des jeux de caractère orchestral, des percussions et accessoires d’orchestre et des bruits de coulisse (vent d’orage, sifflet de locomotive et de bateau, sirène, trompe et corne d’auto, sonnerie de téléphone, grelots). La partie sonore était répartie dans deux chambres situées de chaque côté de la scène et munies de jalousies commandées de la console par des pédales à bascule. Cette disposition évitait de donner l’impression d’une source musicale unique. Une troisième chambre renfermait la partie mécanique, tandis que la soufflerie était placée au sous-sol. La console était située dans l’orchestre suffisamment haut pour être vue de la salle entière. Cet important cinéma, doté d’un orchestre de 25 musiciens, donnait des attractions recherchées. Un autre orgue Convers fut installé vers la même époque à l’Escurial de Nice (29, avenue Georges Clémenceau ; 1 600 places).

43 L’orgue Cavaillé-Coll du théâtre Pigalle (Paris, 9e) qui ouvrit ses portes en 1929 n’avait pas été prévu pour le cinéma auquel l’établissement dut se résigner en 1932, après une désastreuse exploitation théâtrale. C’est la raison pour laquelle ce grand orgue n’est pas tout à fait un unit-organ et ne possède pas de comptoir à jouets. Il comporte 55 jeux dont seulement 12 empruntés ou dédoublés (au pédalier), 3 157 tuyaux, trois claviers (grand orgue, positif, récit) et un pédalier.

44 Le succès en France du cinéma sonore ne signa pas l’arrêt immédiat de l’installation de nouvelles orgues de cinéma. Trois furent installées à Paris. Dans l’ordre chronologique, ce fut d’abord l’orgue Cavaillé-Coll du cinéma Olympia (28, boulevard des Capucines, Paris, 9e ; 1 900/2 000 places). Il y fut installé en 1930, lorsque Jacques Haïk transforma en cinéma ce célèbre music-hall, et remplaça l’orgue qui s’y trouvait auparavant48. L’orgue de l’Olympia comportait 11 jeux de base (824 tuyaux), deux percussions tonales (cloches et xylophone) et 24 « accessoires », percussions non tonales et bruits de coulisse (ces derniers n’allaient pas être utilisés longtemps !). La partie sonore était répartie en deux boîtes expressives. La console possédait un clavier de grand orgue avec double touche, un clavier récit positif et un clavier de pédale à double touche49. Jacques Haïk avait sans doute voulu imiter le Paramount, par le confort (notamment la climatisation), la présence d’un orgue et la décoration. La capacité des deux salles était d’ailleurs identique. L’Olympia donnait également des attractions. Un programme des débuts indique que « La Direction artistique est assurée par M. Louis Lemarchand, le distingué producer des Folies-Bergère. Le Ballet Stella, avec les seize plus jolies filles de Paris, paraît en scène quatre fois par jour »50.

45 Le Biarritz ouvrit ses portes en février 1931 dans le haut des Champs-Élysées, à l’angle de la rue Quentin-Bauchart. C’était une salle relativement petite pour l’époque (650 places) qui avait initialement été conçue comme théâtre. Nous ne disposons malheureusement pas d’informations sur l’orgue dont les tuyaux étaient dissimulés derrière de hauts panneaux décoratifs.

46 Enfin vint la réouverture en juin 1931 du Gaumont Palace, complètement rénové à l’intérieur comme à l’extérieur. La nouvelle salle avait été conçue pour le cinéma sonore, avec son revêtement de matériaux non réverbérants et les vagues de son plafond. Plus encore qu’au Paramount, le spectacle de l’orgue, dont la grande console

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s’élevait de la fosse au moment des intermèdes était un spectacle dont se souviennent encore bien des personnes âgées. En palissandre verni, cette console était recouvertes de contreplaqués blancs amovibles, ornés d’étoiles argentées, lorsqu’on désirait produire sur elle des effets lumineux colorés d’un goût très américain. C’était probablement le seul cinéma français dont les solos d’orgues et les accompagnements d’attractions par cet instrument se sont poursuivis bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale. Le premier organiste fut M. Jongen auquel succéda, dès 1932, Tommy Desserre, dont le nom reste lié à l’instrument mais auquel il faut aussi associer ceux de Georges Ghestem, Simone Bernard, Gilbert Le Roy, Robin Richmond. La Fête à Henriette (Julien Duvivier, 1952) nous offre, à l’occasion d’une course-poursuite dans le Gaumont Palace, une remarquable visite de l’orgue avec Tommy Desserre en personne à la console51.

47 L’orgue Christie du Gaumont Palace a été fabriqué par la firme anglaise Hill, Norman and Beard, Ltd. Il possède – on peut encore en parler au présent puisqu’il a été miraculeusement sauvegardé – quatre claviers manuels dont deux à double enfoncement et un pédalier de trente notes. Il dispose de quatorze jeux de base (8 jeux « de bouche » et 6 jeux « à anche ») qui se démultiplient en 98 jeux. À cela s’ajoutent des percussions et un comptoir à jouets bien que l’instrument, arrivé trop tard, n’eut guère la charge d’accompagner des films muets. Les 1 161 tuyaux, la soufflerie et les relais étaient autrefois répartis en quatre chambres disposées à plus de vingt mètres au- dessus de la scène du Gaumont Palace.

48 Toutes les grandes orgues installées dans la seconde moitié des années vingt ou au début des années trente, pour la plupart dans des salles de cinéma importantes et de forte capacité, étaient toutes, à notre connaissance, des « unit-organs », qu’elles aient été de fabrication française, américaine, anglaise ou autre.

49 Le Rex (1, boulevard Poissonnière, Paris 2e ; 3 300 places) qui ouvrit le 8 décembre 1932, faillit avoir son orgue et la presse en avait fait état52. Les architectes avaient prévu des chambres pour loger les tuyaux et les mécanismes, mais Jacques Haïk y avait finalement renoncé. Le temps de l’orgue de cinéma était passé. De l’usage de l’orgue de cinéma 50 L’orgue d’église, qui était apparu exceptionnellement au cinéma avant la Première Guerre mondiale, était peu adapté à ce nouvel usage. La forte inertie de son jeu le rendait impropre aux rythmes rapides et ses timbres, suggérant la solennité et la grandeur, le limitaient à certains sujets.

51 La grande variété des jeux proposés par l’orgue de cinéma (jeux nouveaux ou jeux simulant les tonalités des instruments traditionnels de l’orchestre), ainsi que la présence de nombreuses percussions tonales et atonales, pouvaient donner à penser que cet « unit-orchestra », était destiné par ses promoteurs à remplacer l’orchestre et à permettre ainsi à l’exploitant de diminuer ses frais généraux. On se souvient d’ailleurs de l’inquiétude du chroniqueur du Courrier cinématographique s’exclamant en 1917 : « Mais que deviendraient nos braves musiciens ? ». Pourtant, nous ne connaissons aucun cas de cinémas français, parmi ceux que nous avons cités, où l’installation d’un orgue ait conduit à la suppression de l’orchestre. Il est vrai que ces cinémas étaient soit des établissements de première ou seconde exclusivité (Marivaux, Palais-Rochechouart, Madeleine, Paramount, Olympia, Gaumont Palace), soit d’importants et vastes cinémas de quartier (Danton Palace, Monge Palace, Cinéma de l’Univers, Marcadet, Clichy Palace, etc.), soit encore des cinémas de type intermédiaire (Lutetia Wagram, Royal

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Wagram, Select). Pour les premiers, l’orchestre pouvait compter vingt-cinq musiciens (cinéma Madeleine, par exemple) ou beaucoup plus (Gaumont Palace). L’orchestre des seconds n’en comportait qu’une douzaine environ. Le prestige de ces établissements ne pouvait pas s’accommoder de la suppression de leur orchestre et l’orgue servit à le renforcer plutôt qu’à le remplacer. Quant aux petits établissements de quartier ou de petites villes, ils ne disposaient que de très petites formations orchestrales, voire même d’un seul pianiste. Bien que nous soyons fort mal renseignés à leur sujet, il semble que l’achat d’un orgue véritable aurait représenté un effort financier difficile à rentabiliser. Le petit orgue Standaart du Clichy Palace aurait coûté 350 000 francs en 1928, soit 174 380 € de 200153. Sans doute ce prix était-il fortement gonflé pour les besoins de la publicité, car R. Mourrut estimait en 1932 qu’un orgue électro-pneumatique coûtait entre 8 000 et 9 000 francs l’unité de jeu (livré et posé), ce qui ferait, pour un orgue modeste comme celui du Clichy Palace (8 jeux), une somme de l’ordre de 38 200 € de 200154. Même à ce prix, on comprend que des cinémas comme le Marcadet Palace ou La Cigale, quoique relativement importants, se soient contentés de Celestas Mustel. Il en était de même d’une petite salle comme le Rialto (7, rue du faubourg Poissonnière, Paris 9e ; 400 places), remarquable par la qualité de sa programmation, qui avait ouvert en octobre 1927. Selon un article paru quelques jours auparavant, « un nouvel instrument, l’« Orphéal », tenant à la fois de l’orgue et du piano, complétera l’orchestre » et « un petit écran perpendiculaire au grand fera connaître le nom et l’auteur du morceau exécuté »55. Y eut-il un changement ou le journaliste était-il mal informé ? Un programme de décembre 1928 indiquait en effet : « aux orgues Mustel : M. John-R. Girard ». On ne sait pas exactement quel était l’instrument installé au Studio des Agriculteurs qui ouvrit le 1er octobre 1928 (8, rue d’Athènes, 9e ; 550 places). Tantôt il est question d’« orgue électromagnétique », tantôt de « disques électromagnétiques », tantôt d’« Odéon par orchestre magnétique ». Une petite salle « historique », le Studio 28, qui débuta en février 1928 et existe encore (10, rue Tholozé, Paris 18e ; 337 places), opta pour un piano mécanique fabriqué par la maison Pleyel, le Pleyela, complété par « une table de deux phonographes »56. Arthur Honegger lui-même avait, parait-il, conseillé Jean Placide Mauclaire, le créateur de ce cinéma « d’avant-garde ».

52 Les nouvelles sonorités, les nouveaux timbres de l’orgue de cinéma, en s’éloignant de plus en plus de la gravité des orgues d’église, s’accordaient non seulement mieux avec la musique légère, mais permettaient aussi une plus facile intégration de l’instrument à l’orchestre. L’organiste des années vingt ne se contentait pas d’interpréter (en solo ou avec l’orchestre) des morceaux servant de liant aux divers éléments de la représentation. Bien que les programmes ne nous renseignent pas sur les œuvres jouées en accompagnement des films (à moins qu’elles n’aient été des compositions ou adaptations spécifiques, habituellement indiquées), la présence attestée de comptoirs à jouets (bruits de coulisse) sur les orgues installés dans les cinémas de la seconde moitié des années vingt ne laisse pas de doute sur l’utilisation de ces instruments pendant les projections. Sans doute était-ce même leur principal emploi dans les salles moyennes. Un prospectus de l’Impérial précisait, rappelons-le, que son orchestre était « soutenu » par de grandes orgues. Dans ces conditions, l’organiste ne pouvait pas se permettre d’improviser. De quelle partition disposait-il ? Très peu de films sont dotés d’un accompagnement musical composé spécialement pour eux. Émile Vuillermoz expliquait que « la bobine de pellicule doit pouvoir s’envoler rapidement du boulevard au faubourg, de la ville au village, du palace parisien à la baraque foraine » et que la musique devait être choisie en fonction des possibilités locales, « du grand orchestre à

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l’accordéon »57. Les musiques de variété et même les œuvres orchestrales les plus populaires impliquaient rarement l’orgue. Dans un ouvrage où il nous livre les clefs de son métier, l’organiste de cinéma anglais George Tootel indique que la partition la plus souvent laissée à l’organiste, à défaut d’une partition d’orgue ou de piano, était celle du second violon, mais que cela pouvait être aussi celle d’un instrument à vent58. Dans ces cas, l’organiste, s’il n’avait pas une bonne connaissance de l’harmonie, avait tout intérêt, selon Tootel, à jouer fidèlement ce qui était écrit en choisissant un jeu aux sonorités les plus proches de celles de l’instrument prévu par la partition. Bien sûr, l’organiste expérimenté pouvait se permettre toutes sortes d’adaptations et de transpositions dans la mesure où les impératifs de l’exploitation lui en laissaient le temps59. Quoique souvent méprisés par leurs confrères titulaires d’un orgue d’église, les organistes des grands cinémas étaient souvent d’habiles musiciens capables, autant que les chefs d’orchestre eux-mêmes, de saisir l’ambiance d’une scène cinématographique et de trouver aussitôt la musique qui s’y accordait. Certains ne se contentaient pas des bruits de coulisse disponibles sur leur instrument, généralement peu nombreux et stéréotypés. Un organiste de cinéma américain, C. Roy Carter, écrivit vers 1928 un mémento dans lequel il indique comment imiter vingt-quatre bruits, allant du baiser au rugissement du lion, en passant par le rire, l’avion ou le miaulement du chat60 ! Point d’orgue 53 L’arrivée du cinéma sonore rendit caduque la fonction d’accompagnement des projections que l’orchestre et l’orgue avaient assumée jusqu’alors. Certes, nous avons vu que trois établissements parisiens furent dotés de grandes orgues au début de l’« ère sonore » à la seule fin d’agrémenter les représentations qui ne se limitaient pas alors à la projection d’un long métrage. La mode de l’orgue de cinéma finit pourtant par passer. La console de bien des orgues de cinéma se recouvrit de poussière. Un pick-up fournissait désormais diverses musiques en début de représentation et durant l’entracte, économisant le salaire d’un musicien. L’orgue du Gaumont Palace demeura longtemps le témoin de cette époque révolue, pour la grande joie des curieux. À l’occasion de la rénovation des salles, on jugea inutile de conserver ces dinosaures. L’orgue Wurlitzer du cinéma Madeleine entama en 1937 une seconde carrière au Stanford Hall de Loughborough (Angleterre) où on lui adjoignit un « player » (système de jeu automatique). Celui du Paramount eut moins de chance puisqu’il fut démoli en 1972, lors de la transformation de l’établissement en multiplexe61. L’orgue Christie du Gaumont Palace, qui allait disparaître la même année sous les bulldozers, fut sauvé in extremis par un passionné, Alain Villain. Il est abrité actuellement par un pavillon Baltard des Halles de Paris, exilé lui aussi dans le bois de Vincennes, à Nogent-sur- Marne.

54 Le petit orgue Standaart du Clichy Palace dut sa chance au fait qu’il avait été installé sous la scène. On l’oublia jusqu’au jour où la salle ferma et allait être démolie. Un collectionneur de la région lyonnaise le restaura amoureusement et le conserve depuis. L’orgue Cavaillé-Coll du théâtre Pigalle est actuellement détenu par la Manufacture vosgienne de grandes orgues, à Rambervilliers, et attend d’être installé dans un lieu adéquat. Le grand orgue Convers de l’Escurial de Nice serait stocké dans des caisses remisées dans des locaux de la municipalité62.

55 Nous ignorons ce que sont devenues les autres orgues que nous avons évoquées plus haut sans compter, bien sûr, toutes celles dont les sources subsistantes ne nous ont pas (encore ?) révélé l’existence. Tommy Desserre en avait dénombré soixante-trois en

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France, mais il n’a malheureusement pas communiqué son inventaire63. Cette évaluation, même si l’on tient compte d’une probable sous-estimation due aux difficultés d’accès à une information globale, ne semble pas témoigner d’un succès aussi vif de l’orgue de cinéma auprès du public français qu’auprès de ceux des pays anglo- saxons. Au Royaume Uni, 428 cinémas possédaient des orgues de fabrication anglaise ou américaine : 77 étaient équipés d’orgues Christie, 203 d’orgues Compton, 100 d’orgues Wurlitzer64, et 48 de divers fabricants moins importants (Conacher, 8 ; Jardine, 15 ; Fitton et Hayley, 16 ; Hilsdon & Co, 5 ; Ruut & Co, 4)65. Aux États-Unis, la firme Wurlitzer, à elle seule, a fabriqué un peu plus de 2 100 orgues dont 1 500 environ ont été installées dans des « theaters » du pays (pour une grande part des cinémas)66.

56 Aujourd’hui, de nombreuses orgues de cinéma ont été conservées aux États-Unis et en Grande-Bretagne, soit dans leurs lieux d’origine, soit dans divers lieux publics dans lesquels elles ont été réinstallées. Des concerts sont organisés par une multitude d’associations, de nouveaux enregistrements sont réalisés, les 78 tours des grandes stars de l’orgue de cinéma d’avant-guerre sont remastérisés et proposés en CD. Il suffit de « surfer » sur Internet pour constater à quel point la tradition de cet instrument est vivace dans ces pays, alors qu’en France il est tombé dans un oubli à peu près complet, y compris chez les historiens du cinéma. Peut-être la profonde connotation religieuse de l’orgue dans notre pays a-t-elle nui à son admission sans réserve dans les cinémas, comme le suggérait dès 1919 Alphonse Mustel.

57 [Remerciements : Jean-Claude Ablitzer (organiste), Christelle Cazaux (BnF-Arts du Spectacle), Bernard Chevojon (photographe), Bernard Dargassies (titulaire actuel de l’orgue du Gaumont au pavillon Baltard), Guy Didier (directeur du cinéma Paramount- Opéra), Pierre Dumoulin (ARIAM Île-de-France) ; Richard Brown (historien du cinéma) ; Odile Gozillon-Fronsacq (historienne du cinéma), Jean-Paul Hautducœur, Douglas Heffer (restaurateur d’instruments de musique mécanique) ; Hervé Lefebvre (CNAM) ; Loïc Métrope (Ministère de la Culture) ; Laurent Mannoni (Cinémathèque française) ; Philippe Rouillé (CNAM).]

NOTES

1.Le Matin, 1er juillet 1900. 2.Prospectus, Cinémathèque française, collection des appareils. 3.Film de Louis Feuillade projeté en troisième partie du programme du 24 au 30 octobre 1913 (« partition d’orchestre de MM. Henry Février et Léon Moreau, solistes et chœurs, grandes orgues d’Église de Cavaillé-Coll »). 4.« Légende du temps pascal en 3 actes et 40 tableaux, partition musicale de Lucien Rémond, soli, chœurs et orchestre de cent exécutants, grandes orgues d’église de Cavaillé-Coll, carillon de cloches de la maison Blanchet », film de Louis Feuillade projeté en seconde partie du programme du 10 au 16 avril 1914. 5.« Attraction : Les clochers de France, production chorégraphique et vocale pour soli, chœurs, grandes orgues et grand orchestre, paroles de J. Pichat, musique de Jean

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Nouguès, chorégraphie de Mme Christine Kerf, Mme Alice Brégeot, soliste des Concerts du Conservatoire, les chœurs du Gaumont-Palace, Mlle Simone Boissard et le danseur Mario… » 6.Manufacture d’orgues Cavaillé-Coll pour églises, chapelles et salons. A. Cavaillé-Coll, Charles Mutin élève et successeur, Paris, 1923, 32 pages ill., p. 17-32 (Bibliothèque du CNAM, Paris). 7.Jean Vatus, « L’influence versaillaise sur la facture d’orgue québécoise au XIXe siècle avec les Abbey et les Casavant », Revue de l’Histoire de Versailles et des Yvelines, n° 74, 1990, p. 114. 8.Manufacture d’orgues Cavaillé-Coll, op. cit., p. 19. Avec ses 2 000 places, le Cirque d’Hiver était la plus grande salle Pathé de la capitale, et, comme le Gaumont Palace chez son concurrent (5 500 places), il était un peu le fleuron de la firme. 9.Lettre de J.-J. Hougot, pianiste chef du Cinéma de Bagnolet, dans le Courrier Cinématographique, n° 28, 12 juillet 1913. 10.Le Courrier Cinématographique, (nlle série), n° 29, 28 juillet 1917, « L’orgue au cinéma. ». On remarque que le chroniqueur semble craindre que l’orgue, « instrument complet », mette au chômage nombre de musiciens. 11.Les orgues électriques ou électro-pneumatiques sont équipés de contacteurs placés sous le clavier. Ceux-ci envoient un courant faible dans un câble vers un électro-aimant commandant l’ouverture d’une valve et le passage de l’air dans le tuyau d’orgue. 12.À noter que la mode des orgues gigantesques s’est répandue à la fin des années vingt. On cite celui de la cathédrale de Liverpool avec ses cinq claviers et ses 10 934 tuyaux, l’orgue Austin de l’Auditorium de Philadelphie (11 000 tuyaux), l’orgue Steinmeyer de la cathédrale Saint-Étienne à Passau (Bavière), et celui de l’auditorium d’Atlantic City, construit en 1929 et ses… 30 000 tuyaux ! Il est vrai que cet auditorium pouvait recevoir, parait-il, 41 000 personnes ! (Musique et Instruments, n° 234, 10 février 1929, p. 157). 13.Voir en particulier The Cinema and Theatre Organ par Reginald Whitworth, London, Musical Opinion, 1932, réédité en 1981 par The Organ Literature Foundation, Baintree (USA, Mass.). Voir également le Chapitre VII « A simple explanation of the unit system » dans Reginald Foort, The Cinema Organ, a description in non-technical language of a fascinating instrument and how it is played, 2nd edition : New York, The Vestal Press, 1970. Consulter aussi les nombreux sites Web consacrés à l’orgue de cinéma. 14.Bien que les comptoirs à jouets soient l’apanage des orgues de cinéma, on trouve notamment sur l’orgue Cavaillé-Coll de la Basilique de Saint-Denis (1841) un système permettant de simuler la grêle, sans doute pour suggérer les colères du Seigneur. Pour cela des graviers ont été introduits dans un tube métallique à section carrée et aux extrémités obturées par une peau de tambour. Lorsque l’organiste provoque le balancement de ce tube autour d’un axe, les graviers tombant sur la peau produisent l’effet recherché. Voir : Pierre Hardouin, « Les grandes orgues de Saint-Denis en France », Connaissance de l’orgue, numéro spécial, 1979-1980, p. 51 et 54. 15.On appelle registre, ou jeu, un ensemble de tuyaux caractérisés par leur timbre, leur couleur sonore, par exemple, le jeu de bourdon, la flûte, la voix céleste, etc. 16.Concernant l’histoire de la maison Cavaillé-Coll (13 et 15, avenue du Maine, Paris 15e), on consultera : Loïc Métrope, la Manufacture d’orgues Cavaillé-Coll, avenue du Maine, Paris, Aux Amateurs de livres, 2 volumes, 1988 ; du même auteur, « Charles Mutin (1861-1931), facteur d’orgues, portrait d’un chef d’entreprise », les Facteurs d’orgues français, n° 18, 1994, p. 30-38 ; du même auteur, « La Maison Cavaillé-Coll à Paris », dans

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Orgues de l’Ile-de-France, tome IV : Inventaire des orgues de Paris, 3e partie (15e, 16e, 17e, 18e, 19e, 20e arrondissements), p. 30-83, Paris, Klincksieck, 1996 ; du même auteur, « Centenaire de la mort d’Aristide Cavaillé-Coll (1811-1899), le testament sans fortune d’une gloire nationale », les Facteurs d’orgues français, n° 23, 1999, p. 25-44. 17.Claude Noisette de Crauzat, L’Orgue dans la société française, Paris, Honoré Champion, 1979, p. 52. 18.Paris, Au Bureau d’Édition de la Schola, 1922. 19.Paris, Durand et Cie, 1928. 20.Ce sont les trémolos de l’orgue de cinéma qui justifient, selon Charles-Marie Widor, la comparaison avec le cri du chat-huant (ou hulotte). 21.Norbert Dufourcq, « Le grand orgue du théâtre Pigalle », Musique et Instruments, n° 280, 1er décembre 1932, p. 763-765. Le théâtre Pigalle, ouvert en 1929 au 12, rue Pigalle (Paris, 9e), avait été financé par le baron Philippe de Rothschild. Luxueux et possédant des agencements techniques très perfectionnés, le théâtre Pigalle ne fut pas utilisé comme cinéma avant 1932. 22.R. Mourrut, l’Orgue, côté industriel et commercial de la manufacture, s.l., s.n., 1932, p. 19 (texte dactylographié, bibliothèque du CNAM). On pourrait aussi citer, parmi les contempteurs de l’orgue de cinéma, Flor Peeters (la Facture et la littérature de l’orgue, Bruges, Desclée de Brower, 1937, extrait de Musica sacra, Malines, septembre 1937). 23.Les brevets américains de Robert Hope-Jones concernant l’orgue, au nombre de 18, ont été enregistrés de 1912 à 1919 (on sait que les recherches d’antériorité, déjà en vigueur à cette époque aux États-Unis, occasionnaient souvent des délais de plusieurs années entre la date du dépôt et celle de l’enregistrement). Leurs numéros sont les suivants : 1 021 149, 1 059 365, 1 061 380, 1 077 075, 1 062 711, 1 070 471, 1 121 586, 1 089 056, 1 110 441, 1 113 439, 1 115 541, 1 119 602, 1 199 792, 1 201 585, 1 203 621, 1 230 165, 1 292 321, 1 325 294. Nous n’avons trouvé aucun brevet français déposé par Hope-Jones ou par Wurlitzer, ce qui permet de supposer que les organiers français pouvaient à loisir copier le principe de l’« unit-organ » sans crainte d’être inquiétés (pour autant qu’ils n’exportent pas leurs fabrications aux États-Unis). 24.Musique et instruments, n° 129, 10 mai 1920, p. 139. En fait, ces orgues de grande taille avaient probablement impressionné Alphonse Mustel, mais la grande majorité des orgues installés dans les cinémas américains était plutôt de deux claviers. 25.Musique et instruments, n° 130, 10 juin 1920, p. 171. 26.Il est symptomatique qu’un auteur aussi sérieux et méticuleux que Gustave Helbig, qui s’était consacré au milieu du XXe siècle à un vaste inventaire des orgues de France, n’ait octroyé aucune place aux orgues de cinéma (la Grande Pitié des orgues de France, Manuscrit autogr., 1947, 4 vol. ; Monographie des orgues de France. Album contenant les compositions des orgues détruits, modifiés ou supprimés, Manuscrit autogr. Documents conservés à la BnF Musique). 27.Manufacture d’orgues Cavaillé-Coll, op. cit., p. 17 à 32. 28.Le Film, n° 122-123, 18 juillet 1918, reproduit dans Écrits cinématographiques, tome II / 1, Paris, Cinémathèque française, 1986, p. 185. 29.Selon Claude Noisette de Crauzat, op. cit., p. 54. 30.N° 12, 15 juin 1924, p. 365. Merci à François Albera de nous avoir signalé cet article. 31.Cf. ARESCO, Inventaire national des orgues, Les orgues d’Indre-et-Loire, Chambéry, Éditions Comp’act, 1997, p. 46-49. Une curieuse anecdote y est reportée concernant cet orgue qui aurait été vendu en 1931 par les exploitants du Select Palace à la paroisse de Bourgueil. Le Bulletin paroissial de Bourgueil, n° 12, décembre 1932 relate l’inauguration

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de l’orgue, le dimanche 30 octobre, au cours de laquelle l’instrument reçut « une bonne bénédiction, autant pour effacer le souvenir profane et mondain de sa première destination que pour le dédier au culte. » 32.Programme du vendredi 24 au jeudi 30 janvier 1930 : la Mort du corsaire, attractions, orchestre, Claudia Victrix dans la Tentation […] « Grand orchestre symphonique sous la direction de M. Dofny-Mouton. Orgues de la Maison Mustel. » (Cinémathèque française – Collection des appareils). La Cigale était un café-concert qui fut transformé en cinéma en 1927. Il est possible que l’orgue existât déjà avant le changement d’activité. 33.Cinéma music-hall de l’Univers (42, rue d’Alésia, Paris 14e ; environ 1 000 places), « grand orchestre avec orgue » (programme du 30 mars au 5 avril 1923, coll. BHVP). 34.La maison Abbey se trouvait à Versailles (Yvelines), 12, rue de la Chancellerie puis, vers la fin des années vingt, à Montrouge (Hauts de Seine), 63, Grande Rue, Voir : Jean Vatus, op. cit. 35.À ce programme figuraient les films Popaul et Virginie, l’Effroyable Doute et l’Échelle humaine (« ciné-roman sensationnel en 15 épisodes édité par L. Aubert »). La maison Merklin, dont le fondateur Joseph Merklin s’était retiré en 1898, la même année qu’Aristide Cavaillé-Coll, était basée à Lyon, 11, rue Vendôme. Voir : Michel Jurine, Joseph Merklin, facteur d’orgues européen, Paris, Aux Amateurs de Livres, 2 volumes, 1991 ; Société Michel Merklin & Kuhn MMK, Lyon, La Société Michel Merklin & Kuhn vous conte : la naissance d’un orgue, Lyon, Impr. Sibilat, 1958, 26 pages. 36.Grenelle Aubert Palace (141, avenue Émile-Zola, Paris 15e) : programme 18-24 janvier 1924 ; tous les soirs une grande séance à 8 h 1/2, tous les jeudis, dimanches et fêtes : matinée à 2 h 1/2, grand orchestre symphonique sous la direction de M. Pochet, des Concerts Pasdeloup, grandes orgues de Concert Mercklin (coll. BHVP). Il n’est pas certain que cet orgue ait été installé à demeure. 37.N° 190, 10 juin 1925, p. 605 « L’orgue au cinéma ». Voir aussi « L’Odéon de Marseille », la Cinématographie française, n° 474, 3 décembre 1927, p. 29. 38.Musique et instruments, n° 232, 10 décembre 1928, page 1495. L’auteur envisage la spécificité de l’orgue de cinéma exclusivement sous l’angle du choix des jeux. Curieusement, il recherche dans les jeux anciens et abandonnés des timbres qui pourraient convenir aux orgues de cinéma. 39.Il portait le numéro « Opus 1 394 » et était de type B spécial (le type B a été fabriqué en 225 exemplaires). Les informations techniques concernant l’orgue Wurlitzer du Madeleine proviennent du site Web consacré à la marque : http:// www.theatreorgans.com/au/opus/ 40.Les chiffres, indiqués en pieds, correspondent à la longueur du plus gros tuyau de chaque jeu. 41.Entretien avec l’auteur le 8 juin 1988 (Raymond Gid avait alors 82 ans). 42.Ces jeux initiaux étaient : tuba harmonique 16’, diapason diaphonique 16’, tibia clausa 8’, clarinette 8’, kinura 8’, hautbois orchestral 8’, viole 8’, viole céleste 8’, bourdon-flûte 16’, vox humana 8’ (d’après les informations du site Web déjà cité). À noter que la presse de l’époque avait indiqué que l’orgue du Paramount possédait 1 150 tuyaux. Éxagération publicitaire ? Comme nous le faisait remarquer Peter Beames (restaurateur d’orgues et auteur de ce site), un tel orgue dépassait nettement la moyenne des orgues fabriqués par Wurlitzer qui était de 5 ou 6 jeux initiaux. 43.Licence Hupfield (Solophonola). Information communiquée par Bernard Dargassies. 44.N° 264, décembre 1927, p. 544-548, « Le plus beau cinéma d’Europe s’ouvre à Paris », par J. Tabanou.

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45.Comœdia, samedi 26 novembre 1927, p. 2. 46.N° 215, 10 juillet 1927, p. 809. 47.N° 249, 10 mai 1930, p. 697. Auguste Convers qui avait dirigé la maison Cavaillé-Coll de 1924 à 1928, avait fondé sa Grande manufacture d’orgues Auguste Convers en 1929, au 109, rue de Reuilly, Paris 12e. 48.Une note de la sous-commission des théâtres de la Préfecture de police, datée de mars 1927, demande en effet que les bois de l’orgue soient rendus incombustibles en les recouvrant de tôle ou d’amiante (archives de la Préfecture de police, 8e bureau). 49.D’après la plaquette éditée par le fabricant (BnF musique). 50.Bibliothèque des Arts du spectacle, fonds Rondel. 51.Merci à Bernard Dargassies d’avoir attiré notre attention sur cette « citation » cinématographique. 52.« La scène sera l’une des plus belles et des plus perfectionnées de Paris. […] elle occupera un emplacement de 18 mètres sur 12 et le plateau en sera constitué par 9 ascenseurs indépendants les uns des autres ; un dixième ascenseur élèvera le plateau de l’orchestre ; un onzième fera sortir l’orgue des profondeurs du sous-sol. » (La Cinématographie française, n° 673, 26 septembre 1931) Comme souvent dans la presse, l’« orgue » est assimilé à sa seule « console » et l’on omet de mentionner les tuyaux qui, dans les orgues électro-pneumatiques, sont installés à distance d’elle et de façon fixe. 53.La Semaine à Paris, n° 328, 7-14 septembre 1928, p. 36. 54.R. Mourrut, op. cit. L’auteur indique toutefois que ce barème par unité de jeux peut être un peu dépassé pour les petites orgues. 55.Le Ciné de France, 30 septembre 1927. 56.La Semaine à Paris, n° 294, 13-20 janvier 1928. 57.Le Ménestrel, n° 3, vendredi 16 janvier 1920, p. 17. 58.Georges Tootel, How to Play the Cinema Organ, A practical book by a practical player, Londres, Paxton, c. 1926, p. 38-39. 59.Les historiens disposeront d’une source remarquable lorsque le fonds du légendaire chef du Gaumont Palace, Paul Fosse, déposé en partie à la BiFi et en partie à la BnF- Musique (par le CNC/Service des Archives du film) sera enfin inventorié et consultable. 60.C. Roy Carter, Theatre Organist’s Secrets, Los Angeles, CPC – C. Roy Carter, c. 1928. Le texte peut être téléchargé sur le Web à l’adresse : http://theatreorgans.com/tosecrets 61.Bien que le site Web consacré aux orgues Wurlitzer (http: // www.theatreorgans.com/au/opus) indique que cet orgue est encore en place, l’organiste Bernard Dargassies affirme, sur le site de la Manufacture Vosgienne d’Orgues, qu’il a été « sauvagement cassé à la hache en 1972 ». 62.Information communiquée par Bernard Dargassies. 63.Communication orale de Bernard Dargassies. 64.Concernant les orgues Wurlitzer installés au Royaume-Uni, ce chiffre de 100 est sensiblement confirmé par les listes d’instruments fabriqués par Wurlitzer (cf. site Web indiqué précédemment). En effet, aux 78 instruments neufs exportés dans ce pays, s’ajoutent environ 17 achetés d’occasion à l’étranger (presque tous aux USA). 65.D’après les listes publiées par Jack Courtnay (Theatre Organ World, London, Tucker & Oxley Ltd, 1946, p. 169-173). En fait, il y en avait un peu plus car l’auteur n’a pas répertorié les orgues de marque étrangère, Wurlitzer excepté. 66.Estimation effectuée d’après le site Web cité plus haut. Outre quelque 150 instruments exportés neufs, les orgues Wurlitzer destinées au marché américain ont été installées pour 3/4 d’entre elles dans des « theaters » et pour 1/4 dans des lieux

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variés : magasins, églises, opéras, auditoriums, loges maçonniques, hôtels, etc. Dans son Encyclopedia of American Theatre Organ (3 volumes, Pasadena CA, Showcase Publications, 1985-1999), David L. Junchen indique environ 2 060 orgues Wurlitzer installés dans des « theaters ». Après la guerre, cette firme se lança dans la fabrication des juke-box dont nos cafés s’équipèrent à l’époque des « 45 tours », ainsi que dans celle des distributeurs automatiques de confiseries, boissons, journaux.

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Théories et pratiques de la musique de film

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Le Dr Ramain, théoricien du « musicalisme »

Laurent Guido

1 Au cours des années vingt, la France constitue un terrain privilégié de la réflexion théorique et critique sur le cinéma. Malgré l’importance bien connue des débats esthétiques qui agitent alors le milieu cinématographique, les histoires du cinéma ne retiennent le plus souvent que quelques figures renommées, comme les cinéastes- théoriciens Jean Epstein, Germaine Dulac, Marcel L’Herbier et Abel Gance ou les critiques Ricciotto Canudo, Louis Delluc et Léon Moussinac, laissant dans l’ombre d’autres, tels Émile Vuillermoz, Pierre Porte, Jean Tédesco, Pierre Henry, Lionel Landry ou Juan Arroy, qui n’ont pas encore vu leur contribution à ce débat véritablement reconnue.

2 Paul Ramain (1895-1966) fait sans conteste partie de ce groupe de personnalités dont les idées restent à découvrir. L’objet de cet article se limite à une partie substantielle de son exceptionnelle livraison d’articles à des revues spécialisées indépendantes, destinées aux mélomanes et cinéphiles, soit une trentaine d’essais publiés entre 1925 et 1929 dans le Courrier musical, Cinémagazine, les Cahiers du mois, Cinéa-Ciné pour tous, à Paris, ainsi que Ciné, à Genève. Pour la plupart de large diffusion, ces publications ont en commun le fait de suivre l’actualité des spectacles, tout en ouvrant leurs colonnes à des textes de portée plus générale, tels ceux que signe Ramain. Plus que des articles de critique, ses écrits se présentent en effet sous la forme d’essais théoriques, conçus comme l’élaboration d’une même pensée. On s’efforcera ici d’en tirer les axes théoriques principaux et de les rapporter au courant musicaliste dont Ramain apparaît comme l’un des principaux porte-parole1.

3 Musicalisme désigne ici le courant de pensée qui définit les paramètres filmiques à l’aide d’éléments appartenant au langage musical (« rythme », « mélodie », « contrepoint », « harmonie », « leitmotiv », « tension-résolution », « cadence », « symphonie »…). Cette approche concerne à la fois les mouvements internes au plan ou cadre et l’enchaînement des plans entre eux, selon la distinction entre rythmes intérieur et extérieur posée par Moussinac2.

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4 Dès les années dix, en effet, contrairement au théâtre qui constitue une forme d’expression dont il s’agit de se différencier, la musique est souvent utilisée comme une métaphore apte à décrire le fonctionnement du film. Parallèlement aux questions liées à l’accompagnement musical proprement dit, l’« analogie musicale » devient, dans la France des années vingt, un véritable discours dominant dans le cadre des débats autour de la légitimation artistique du cinéma comme art. À côté d’une première tendance qui utilise certaines notions empruntées au domaine musical dans un sens métaphorique (prises de positions des cinéastes Dulac ou Gance), on peut identifier, dans la mouvance musicaliste, un courant plus radical selon lequel les fondements du cinématographe sont d’ordre musical. La notion de rythme s’avère alors essentielle dans la mesure où elle peut être utilisée pour évaluer tant la structuration de la temporalité que l’agencement d’éléments dans l’espace. Le terme préexiste en effet dans le domaine des arts plastiques que le cinéma est censé réunir aux arts du mouvement, comme l’affirme Canudo. En fait, la musique se trouve très tôt considérée comme un modèle de dynamisme et d’autonomie formels, capable d’organiser un film entier selon des principes autres que narratifs. Critique de cinéma et de musique, Vuillermoz prône, en 1919, une analogie stricte entre modes d’écriture musicale et cinématographique, soutenant que « la composition cinématographique […] obéit sans doute aux lois secrètes de la composition musicale. Un film s’écrit et s’orchestre comme une symphonie. Les phrases lumineuses ont leurs rythmes »3. C’est à ce dernier courant que se rattachent les propositions théoriques de Ramain. Une personnalité excentrée ? 5 En 1926, en guise d’introduction à l’un des articles de Ramain, le journal Ciné donne quelques indications sur la personnalité de l’auteur en des termes qui témoignent de la manière dont on peut alors rendre compte de sa formation et de la portée de son activité théorique : Ex-chef de travaux de médecine légale, lauréat de la Faculté de Montpellier, auteur d’études sur les radiations solaires, M. le Dr Paul Ramain […] découvrit le cinéma en 1922. Ce fut une révélation – pour ne pas dire un coup de foudre. Et dès lors, des articles comportant des rapprochements entre la musique, le rêve, voire même la psychanalyse de Freud, et le cinéma, parurent dans la grande presse française, réunissant des adeptes, soulevant des oppositions. De la discussion jaillit la lumière. Puissent les idées originales, mais très fortement pensées, de M. le Dr Ramain, créer de nouvelles possibilités d’art cinématographique ! (1926 g) 4

6 Ramain n’est donc ni un critique ni un journaliste professionnel du milieu parisien, c’est un scientifique5 de province, très actif dans le milieu des ciné-clubs. À l’époque où commencent à paraître régulièrement ses articles dans les journaux parisiens, il préside l’Association des amis du Cinéma de Montpellier, où il a également participé à la création des Amis du film languedocien6. Deux ans et un changement d’adresse en Haute- Savoie7 plus tard, il fait partie du comité directeur de Ciné d’Art, à Genève8. Cherchant à promouvoir le cinéma, tant sur le plan éducatif que sur celui de l’art, ces associations tentent de fédérer un réseau de connaisseurs, regroupant intellectuels, notables et exploitants autour d’une programmation axée sur la sélection de « classiques » ou des « chefs-d’œuvre »9. Cette volonté de déterminer les pièces maîtresses de l’« art cinématographique » débouche sur l’organisation de visites de cinéastes, ou de projections de reprises accompagnées de conférences. Le Vieux Colombier, à Paris, constitue à l’évidence le modèle de ces divers ciné-clubs. Ramain les présente d’ailleurs

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lui-même comme des « filiale[s] » de la célèbre salle spécialisée de Jean Tédesco (1925 c ; 1927 b) 10.

7 Ramain ne se définit pas lui-même comme un « spécialiste de la pellicule », avouant même en avoir été longtemps un « adversaire » (1925 b). Malgré cette profession de foi et l’érudition dont il fait preuve dans les domaines extérieurs au film comme la musique et la psychanalyse, il fait cependant montre d’un rapport rigoureux au cinéma. Son discours théorique s’appuie sur des références à des films précis, étayées sur la connaissance des différentes cinématographies nationales et des principales figures de l’écran. Parallèlement aux longues listes d’exemples qui émaillent ses écrits, il n’hésite pas à porter des jugements de valeur sur les œuvres qu’il aborde ou à prendre position dans les débats esthétiques et les polémiques liées aux nouvelles sorties. Mais son cadre général demeure avant tout celui d’une entreprise théorique dont les contours généraux paraissent vite circonscrits, avant d’être progressivement exposés dans le détail au fil d’articles publiés dans la presse spécialisée.

8 Le souci de cohérence est, chez lui, évident. Il reprend souvent tels quels de longs passages déjà publiés dans des contributions antérieures, insérés dans le cadre de nouvelles propositions, ou remaniés en fonction de nouveaux films apparus entre- temps. Il est également attentif à ses différents lectorats. Ses idées sur la musique d’accompagnement des films sont ainsi formulées une première fois pour les mélomanes du Courrier Musical (1925 b), puis reprises et développées pour les cinéphiles de Cinémagazine (1925 h). Inversement, il reprend quasi intégralement sa contribution au numéro spécial des Cahiers du Mois sur le cinéma (1925 J) pour la faire connaître aux lecteurs du Courrier Musical (1926 b). Enfin, il ouvre fréquemment ses essais par un résumé des thèses énoncées dans ses précédents articles, ou par des renvois à celles-ci, via des notes en bas de page qui s’allongent au fil des années. Par ces rappels constants, Ramain cherche, bien sûr, à expliciter son propos de la manière la plus complète possible, mais sans doute veut-il aussi s’assurer la meilleure visibilité possible dans le champ cinématographique français, s’y imposer comme une figure incontournable. Il ne cesse d’ailleurs de s’auto-promouvoir, rappelant la portée de ses idées sur « l’élite du monde cinégraphique international » (1926 f) et signalant le chemin parcouru par sa théorie, déjà ancienne, du cinéma « symphonie visuelle » : « À la mode aujourd’hui, elle est reprise un peu partout, discutée, commentée, mais surtout approuvée sans restrictions par les plus grands cinéastes et les meilleurs critiques. » (1926 g) Ramain cherche à établir un lien de connivence avec les principaux tenants du cinéma artistique en France, par la dédicace de ses articles à des personnalités comme Epstein (1925 f, 1925 g, 1926 c), L’Herbier, Gance, Dulac (1925 g), François et André Berge (1926 d), Moussinac (1926 e), Vuillermoz (1926 a) ou Tédesco, qu’il qualifie d’« apôtre du plus vrai cinéma » (1926 g, 1926 h). Des efforts de légitimation artistique du cinéma 9 Comme pour la plupart des critiques et théoriciens français du cinéma des années vingt, qui cherchent à valoriser le film sur le plan esthétique par la mise en évidence de ses traits spécifiques, les œuvres réellement artistiques ne représentent à ses yeux qu’une part infime de la production cinématographique. Seuls les films exceptionnels paraissent relever de l’essence du cinéma, c’est-à-dire l’expression du rêve et une structure musicale. Cette perspective exclut donc les productions avant tout commerciales, de même que les œuvres trop inféodées à des domaines extérieurs, tels la peinture, le théâtre ou la littérature qui constituent des entraves à l’autonomie du

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cinéma. La musique fait cependant exception, comme on va le voir, offrant un modèle à suivre pour le nouvel art.

10 L’origine « populaire » du cinéma constitue quant à elle une « faiblesse » avec laquelle le médium doit prendre ses distances (1925 J). D’après l’opinion élitiste de Ramain, il faut passer outre l’opinion du public et des professionnels du cinéma, afin de faire triompher de nouvelles conceptions esthétiques : « … Beaucoup de gens – dont un grand nombre de metteurs en scène et encore un plus grand nombre de gros exploitants – ne comprennent pas le grand cinéma et son art essentiel ». L’avenir repose dans la sélection des films grâce à des salles spécialisées : « Les gros et monumentaux navets à x… millions passent, mais les chefs-d’œuvre restent : on les réédite et c’est une victoire » (1926 g). Le cinéma ne doit pas véhiculer des émotions et des sentiments, mais répondre à la volonté d’une personnalité créatrice : L’Art vrai est, dans son essence, une névrose ou une manifestation de l’hypersensibilité de l’individu qui n’atteint sa forme parfaite que chez l’intellectuel. Aussi l’art n’est-il pas fils de la foule et peu populaire, l’art est intellectuel… (1926 h)

11 Un artiste de cinéma, « génial et hypersensible », donc « névrosé »11, peut avec la lumière « autant que le son », exprimer des « effets psychologiques d’une rare puissance » (1926 d). S’adressant en priorité à « l’aristocratie et aux âmes bien nées », les « films d’ordre nettement intellectuel » ne constituent dès lors qu’une infime minorité sur l’ensemble de la production, en regard du grand nombre de produits dont l’existence est essentiellement motivée par des impératifs de rentabilité. Par conséquent, il classe parmi les films sous « emprise commerciale » plusieurs genres cinématographiques : les superproductions, les films et à épisodes les reconstitutions historiques. En bref, tout ce qui ressortit du feuilleton, de la culture de masse ne peut être considéré comme relevant du domaine de l’art (1925 a). Mais Ramain fustige tout autant les goûts du public qui plébiscite le « mélo », le « film américain courant », le divertissement ou l’« adoration des vedettes », que ceux des intellectuels « cinéphobes » préférant le théâtre, art qui « joue sa marche funèbre » (1926 h). Ce rejet du théâtre, alors partagé par l’immense majorité de ses pairs cinéphiles, ne le conduit pas à valoriser le cinéma comme une forme d’« art collectif », ou à mettre en évidence son caractère universel, conceptions pourtant largement répandue chez les autres défenseurs des théories musicalistes et du rythme (Élie Faure, Moussinac…) À l’affirmation du film comme parangon de la vie moderne, il oppose des critères de définition esthétique traditionnels, centrés sur l’auteur et le « chef-d’œuvre ». Même lorsqu’il insiste sur le caractère résolument national des films (avec une nette préférence pour les productions scandinaves12, allemandes et françaises), il signale que ce reflet de l’inconscient des différents peuples ne peut s’actualiser qu’au travers de l’œuvre d’un auteur singulier. Cette perspective le pousse à revenir fréquemment sur le travail de cinéastes comme Gance, Epstein, L’Herbier, Dulac, Feyder, Baroncelli Lang, Sjöström, Griffith…

12 En dépit de son attachement au courant français dit d’« avant-garde », Ramain développe une conception peu expérimentale du film artistique qu’il envisage selon les principes classiques de cohérence, de continuité, et de succession harmonieuse de la narration : une « composition suivie et bien équilibrée », des « idées développées », une « progression dynamique sans heurt » (1925 a). De ces convictions découlent plusieurs points de vue au sujet du cinéma « pur » ou « absolu », où Ramain prend résolument position pour le « sentiment » contre la « sensation »13. Malgré les nombreuses

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connivences possibles entre ses théories musicalistes et celles des cinéastes privilégiant les effets structurels de « rythme » et de « mouvement », il émet des réserves sur des films abstraits et non-narratifs comme Ballet mécanique de Léger, Emak Bakia de Man Ray ou la Marche des Machines de Deslaw. Sur ce point, il prend ses distances avec les théories d’Epstein, qu’il juge contradictoires avec les propres œuvres du cinéaste, auxquelles il voue une admiration sans bornes14. S’il reconnaît les qualités techniques et expressives des « films de recherche », notamment sur le plan de leur structuration musicale15, il les écarte, ainsi que les films à tendance réaliste ou documentariste qui apparaissent à la fin de la décennie comme En rade, Rien que les heures, Symphonie d’une grande ville, ou encore les films soviétiques (1928 c) : « La vie n’a rien à voir avec le film pur » (1929 b).

13 Le « mécanisme complexe de l’émotion esthétique » consiste selon Ramain en un « trouble » suscité par des « séries d’images » idéalisées de la « réalité » et produites par le subconscient. De ce constat découle une méfiance envers le « cérébralisme », la « recherche de laboratoire » et la « technique pure ». En bref, les créateurs (musiciens, poètes ou cinéastes) lui paraissent négliger la profondeur de la pensée, la sensibilité de l’« âme » au profit d’effets mécaniques, de surface. Dans le domaine du cinéma, trop d’auteurs fétichisent à son sens l’objectif de la caméra, aux dépens du « cœur de l’image ». Ramain s’oppose ainsi avec force à ceux qui jugent l’appareil cinématographique capable de saisir une quelconque réalité de « l’âme » de ce qu’il enregistre : si l’objectif est bien un « captateur puissant et neuf », il demeure néanmoins un « œil bête qui, sans […] l’expression émotive communicante du metteur en scène lequel a déjà senti ou vu subconsciemment le beau et l’émouvant à capter, à fixer ou à rendre, est – à lui seul – parfaitement incapable de créer et de faire revivre « l’âme des images » à l’âme des spectateurs » (1926 i). Cette conception s’oppose aux discours sur la valeur « photogénique » du cinéma. Autrement dit, l’« objectivité » de l’appareil cinématographique, loin de permettre un enregistrement mécanique du monde, autorise avant tout le cinéaste à imprimer sur la pellicule une vision personnelle16 (1925 f).

14 Le réalisme comme « transposition de la vie courante » constitue aux yeux de Ramain un « non-sens artistique » et un « barbarisme esthétique ». Des films considérés généralement comme réalistes (le Lys brisé, la Rue sans joie, l’Opinion publique) sont avant tout pour Ramain une « stylisation psychologique de fragments de vie idéalisés et vus par un artiste exceptionnel qui a su les fixer par l’œil clair de l’objectif ». (1926 h) Son opposition au réalisme le fait évoluer quant au cinéma abstrait, Ramain admettant in fine sa valeur artistique, dans la mesure où il échappe au « mélodrame ». Cela le conduit également à soutenir des films comme la Glace à trois faces d’Epstein, Entr’acte de Clair ou la Coquille et le clergyman de Dulac (1928 e).

15 En dépit de leurs intentions « louable[s] », les premières tentatives de « film absolu », d’« harmonies optiques neuves » et de « films musico-visuels » (il cite la Symphonie diagonale de Viking Eggeling, « premier essai d’adaptation des règles de la symphonie à l’écran »), constituent des « erreurs » et le signe d’une « régression ». Centrées sur la « technique », ces œuvres ne peuvent relever de l’« œuvre d’art vivante », puisque dénuées des conditions nécessaires à cette dernière : « psychologie », « intelligence vraie » (1925 g). Ramain considère le cinéma pur comme une « formule pressentie » qu’il prend soin de distinguer des théories envisageant le « cinéma pur » dans une

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« forme plastique et abstraite […] créée par l’unique rythme et mouvement, de données strictement visuelles, mathématiques et dynamiques » : Un « cinéma-pur » sans images intelligentes et émouvantes par les actes qu’elles décrivent ou par le sens qui s’en dégage, est un cinéma-mort, inexistant même dans son rythme et ses combinaisons plastiques et visuelles. (1926 i) Le film à la croisée de la musique et du rêve

16 Ramain constate une efflorescence de notions théoriques (« film absolu », « cinéma onirique », « bandes sans sous-titres », « symphonie visuelle » et « suppression de l’orchestre »), qui convergent, d’après lui, vers ses propres conceptions sur la nature du cinéma. Bien que plaçant le principe d’autonomie au cœur de sa conception artistique (« l’art doit se passer des autres arts et vivre de sa propre vie »), il pense que le cinéma, pour réaliser cette indépendance esthétique, doit prendre exemple sur d’autres formes d’expression ayant réussi à trouver leurs moyens spécifiques, telles « la musique pure » et la « poésie pure ». Pour l’instant virtuel (« idée en marche qui finira par se réaliser »), le « cinéma absolu » procèdera d’un rapprochement avec deux domaines d’expression : le rêve et la musique (1926 h). Marqué par la théorie freudienne, Ramain attribue une place centrale au rêve, dans la mesure où il constitue un état de conscience supérieure, sources d’images mobiles que le cinéma s’avère capable de traduire sur le plan artistique : … Cette parenté entre le mouvement dynamique du cinéma et le mouvement dynamique du rêve engendre une troisième alliance : celle du cinéma et de la musique. La Musique, art supérieur du rêve, du rêve auditif, est elle-même dynamisme et mouvement. Cette simultanéité, ce flou, ces surimpressions, ces déformations, ce mouvement propre au cinéma et au rêve se retrouvent intégralement et acoustiquement dans la musique : fugue, contrepoint, harmonie… et la musique ne crée-t-elle pas, chez beaucoup, des images visuelles plus ou moins rapides, plus ou moins nettes et en constante mobilité ? (1925 f)

17 Deux aspects se conjoignent donc pour justifier la présence de la musique aux côtés du rêve et du cinéma : d’un côté, elle permet de donner forme matérielle aux sons intérieurs du rêve, sur le même mode que le cinéma pour les images oniriques ; de l’autre, ses moyens spécifiques renvoient aux procédés cinématographiques qui en constituent une transposition fidèle et complète (« intégrale »). Le sens de ces formulations reste très implicite : les correspondances entre deux canaux expressifs aussi différents que le visuel et le sonore ne sont en effet pas du tout développés. Quels sont les points d’articulation entre les éléments propres à chaque domaine ? Avant même d’envisager les relations possibles entre les deux formes d’expression, on peut interroger la cohérence des éléments cités de part et d’autre : comment mettre sur le même plan un effet d’ordre temporel tel que la « simultanéité »17, ou une propriété physique comme le « mouvement », avec des techniques propres à l’image cinématographique elle-même : flou, surimpressions et, même si le terme renvoie moins précisément à une pratique filmique, « déformations » ? Pourquoi la fugue, forme particulière de structuration de l’ensemble d’une œuvre musicale, se retrouve-t- elle côte à côte avec le contrepoint, ensemble de règles régissant les rapports entre des sons produits au même moment, et l’harmonie, c’est-à-dire le système fondamental de hiérarchie et d’organisation des unités musicales ? (1925 f)

18 L’idée que la musique puisse générer des images dans l’esprit de son auditeur reste elle également inexpliquée, Ramain se bornant à étayer son propos par la citation en vrac d’œuvres musicales susceptibles de donner naissance à des images :

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Le Caprice sur le départ d’un frère bien-aimé de Bach, la Symphonie pastorale de Beethoven, la majorité des œuvres de Debussy, la Valse de Ravel, Shéhérazade de Rimsky Korsakoff, Baigneuses au soleil de Déodat de Séverac, le Poème des Montagnes de Vincent d’Indy, le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky et Pacific 231 d’Arthur Honegger.

19 Au-delà de leur projet lié pour chacun à l’expression d’une situation indiquée par leurs titres, impossible de trouver dans ces œuvres un point commun en termes de genres, puisqu’on y trouve aussi bien des pièces symphoniques que des musiques d’accompagnement scénique, avec ou sans livret. (1925 f)

20 Les conceptions de Ramain s’inscrivent donc dans une tradition esthétique idéaliste, où la musique constitue la forme artistique capable d’exprimer avec le maximum d’intensité l’intériorité humaine (que le théoricien assimile souvent à l’« âme », à des « sentiments qui ne demandent qu’à sortir d[u] […] corps » des « artistes » et des êtres « sensible[s] », 1925a). Sa démarche générale consiste essentiellement à prendre cette tradition pour point de départ, en y ajoutant la prise en compte de deux bouleversements contemporains : la théorie freudienne du rêve et le cinéma. Le cinéma apparaît comme l’art le mieux à même de dialoguer avec la musique, dépassant sur ce point la littérature, la peinture ou l’architecture, « visions immobiles et arts anciens qui ont fini par stabiliser notre imagination sensorielle » (1925 J). Il affirme encore que, grâce au principe commun du rythme, le cinéma est « plus un intermédiaire entre la danse et la musique, qu’entre la danse et la peinture » (1925 e). Ce rapprochement entre chorégraphie et cinéma est courant au cours des années vingt, où ces formes d’expression font toutes deux l’objet d’un engouement esthétique sans précédent.

21 Le cinéma entretient donc avec la musique des affinités (un « même mécanisme vital ») qui conduisent Ramain à les mettre constamment en rapport, le film possédant la propriété de « faire ressentir des émotions parallèles, ou analogues, à celles engendrées jusqu’à ces temps par la musique » (1925 a). Il existe donc des « rapports physiologiques et psychiques », des « relations musico-cinématoscopiques » qui s’articulent dans le film. Même s’il abuse quelquefois de comparaisons hâtives entre des cinéastes et des compositeurs célèbres18, Ramain ne se limite pas à l’usage métaphorique de termes musicaux (« harmonies visuelles », « tonalités de lumière ») alors courants pour qualifier le fonctionnement du film, comme le démontrent les textes de Dulac19 ou Gance20. Il insiste sur l’existence de règles, de « lois de composition » qui régissent l’organisation du signifiant visuel, « dans son rythme, dans ses mouvements, dans son développement thématique et dynamique ». Ces lois nécessitent de la part de l’auteur des compétences proches de celles des musiciens (le réalisateur considéré comme « compositeur »), même si elles ne sont pas conscientes, ou réalisées d’« instinct » et dans l’ignorance de la « théorie musicale », conformément à sa vision idéaliste du génie créateur (1925 a). Ramain insiste sur le fait que cinéma muet et musique s’adressent à des sens différents (la vision et l’ouïe). Au théâtre, ces derniers sont reliés par la voix humaine, provoquant une « soudure esthétique » qui s’avère « impossible » à réaliser au cinéma, où « l’action est si rapide qu’elle dépasse le temps et l’espace (ce qui doit servir de base au cinéma-art original) » (1927 c). Les présupposés scientifiques de Ramain demeurent implicites, son argumentation reposant sur des affirmations péremptoires et expéditives : « Aucune loi biologique et physiologique ne s’oppose à l’éclosion, au fond de nous-mêmes, de sentiments analogues engendrés par l’ouïe et la vue. Simple question d’adaptation sensorielle » (1925 J) ; « fusion automatique de nos

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sens visuel et auditif, permet à notre cerveau la réception intégrale d’une seule impression artistique » (1925 e).

22 Même si Ramain emploie des termes musicaux pour décrire les procédés stylistiques et structurels à l’œuvre dans le film, ceux-ci renvoient essentiellement à des pratiques spécifiquement filmiques. Il précise le fonctionnement cinématographique des différentes notions empruntées au lexique musical : Tout film sérieux et pensé doit, à la base de sa réalisation technique, de sa composition, faire intervenir un rythme propre, plus près du rythme de la poésie. Mais les films absolument beaux, dignes de l’épithète art, doivent puiser leurs rythmes dans un – ou des – thèmes, vrais motifs visuels correspondant en tous points correspondant en tout points aux thèmes musicaux auditifs, et qui doivent subir et souffrir des développements aussi intelligents que les développements (working out) des thèmes dans une symphonie beethovénienne. Dans ces films, il faut non seulement un thème principal d’ordre rythmique qui résumera le sens général de l’œuvre et planera sur elle, mais encore une – ou plusieurs – secondes idées d’ordre mélodique servant à exprimer des sentiments répétés, physiques ou psychologiques. (1925 b) Le paradigme du rythme

23 Cet écheveau de diverses relations se justifie avant tout par l’existence du « rythme » dont Ramain condamne l’« abus » et sa confusion fréquente avec le « style » (1926 h). Les écrits d’Émile Jaques-Dalcroze21, Matila Ghyka22 ou Élie Faure 23 en témoignent à divers titres : le rythme constitue dans les premières années du siècle un paradigme esthétique marquant l’ensemble du champ culturel, et, en particulier, la théorie du cinéma. Ramain s’inscrit dans la continuité de ce mouvement général, citant les phrases célèbres de Hans de Bülow (« Au commencement était le rythme », 1925 b, 1929 a) ou Baudelaire (1925 b). Ramain se réfère aux théories du psycho-linguiste Marcel Jousse sur le geste rythmique24, ainsi qu’aux articles consacrés à cette question par Roland Guerard dans Cinéa-Ciné pour tous 25 : Geste rythmique ? Mais évidemment c’est le cinéma dans son essence ! Au fond, la grande découverte de Marcel Jousse est… d’avoir découvert le principe vital du cinéma, et de l’appliquer à la vie humaine de tous les jours. C’est l’avis du milieu universitaire de savants et de philosophes que nous fréquentons depuis vingt ans.

24 Dans un article de 1929 où il rend hommage à Delluc pour ses efforts vers la reconnaissance du statut artistique du cinéma, il saisit l’occasion de renvoyer à ce qu’il présente comme l’une des principales « découvert[es] » du critique, « cette physiologie du geste, ce rythme physiologique allant de la vibration de la lumière aux gestes humains ». Conformément à la vogue néo-platonicienne et néo-antique qui place alors le rythme au cœur non seulement des systèmes esthétiques, mais aussi au centre de l’organisation cosmique, Ramain perçoit dans le rythme la « base vivante » du cinéma : LE RYTHME ! C’est l’élément primordial et esthétique de toute la vie, comme de tous les arts, comme de toutes les émotions. Le rythme est universel, il apparaît dans le mouvement des astres, dans le cycle des saisons, dans la lumière, dans l’alternance régulière des jours et des nuits, dans le son, dans les odeurs. On le retrouve dans la vie des plantes, dans le cri des , dans la parole et l’attitude de l’homme, jusque dans les infiniment petits : atomes, molécules, ions, karyokynèse des cellules. Le rythme est ce que les anciens appelaient la musique des sphères. (1929 a)

25 Pour Ramain, les arts les plus proches du rêve (poésie, musique et cinéma) sont marqués par des fondements rythmiques :

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Si nous rapprochons Musique, Poésie et Cinéma, c’est parce que ces trois arts […] sont issus d’une même base : le Rythme, et qu’ils ont seuls, le moyen de plonger l’homme suffisamment sensible dans un état second qui n’est autre que le Rêve, mais le rêve à l’état de veille. (1926 i)

26 La notion de rythme est dès lors l’élément central autour duquel s’édifie la poétique du film selon Ramain : « évidemment tout mouvement, visuel ou acoustique, entraîne un enchaînement plus ou moins symétrique avec des passages de douceur et des passages de force. C’est la cadence. C’est le rythme ». Restreignant le terme à son emploi dans le domaine visuel, Ramain insiste sur le caractère « vivant » du balancement cinématographique. Cette qualité découle non seulement de la présence du mouvement, mais aussi de celle de la vitesse : « si les images se succèdent à une cadence rapide – comme les phrases ou comme les notes musicales – il y a automatiquement rythme ». Sur ce point, le cinéma se distingue de la « lanterne magique » ou de la « peinture », où l’on peut certes mettre en évidence le fonctionnement d’une « cadence […] dans la couleur et la lumière », mais qui est qualifiée de « morte ». La nature fondamentalement rythmique de tout défilement rapide d’images permet à Ramain de considérer n’importe quel film comme « rythmé par lui-même ». C’est l’intervention esthétique qui fait prendre une valeur singulière à cet aspect métrique, « dans la manière de discipliner cette cadence et de créer un ou plusieurs rythmes appropriés au sujet poétique ou dramatique traité. » Dans la continuité de ses conceptions auteuristes, Ramain accorde à l’artiste une part primordiale dans l’élaboration des différents rythmes cinématographiques. Même si la présence du rythme découle de l’ordre naturel, c’est le traitement artistique d’une œuvre particulière qui fonde sa nature artistique. Et, pour atteindre une certaine qualité, le rythme d’un film doit obligatoirement faire montre d’une certaine complexité : Le type d’un film bien rythmé est le même que celui d’une musique bien rythmée : à savoir une certaine symétrie dans la marche des images et le retour périodique des images fortes et des images faibles, des temps forts et des temps faibles. Mais un film ainsi rythmé peut être un mauvais film. Car l’art est plus souple et plus sélectif : il y a des rythmes différents dont quelques-uns sont imperceptibles pour un œil non exercé. Ces rythmes imperceptibles en eux-mêmes arrivent à créer une sorte de nouveau rythme qui, surgissant peu à peu, finit par dominer tout le film. Cela entre les mains d’un cinéaste et d’un monteur de film foncièrement artiste. (1926 a)

27 Le rythme général d’un film ne dépend donc pas de sa « rythmicité » naturelle, découlant de tout défilement d’images particulières, mais plutôt de l’agencement singulier de différents « rythmes mineurs » par les auteurs du film : Il est ridicule de parler du rythme d’un film. Car il y a des rythmes cinégraphiques. Chaque bande a ses rythmes propres qui varient à l’infini avec chaque groupe d’images. Et c’est seulement l’ensemble de ces rythmes accouplés qui donne le rythme ou la cadence générale de l’œuvre.

28 Ramain met en outre l’accent sur la nature évolutive de l’œuvre cinématographique, insistant sur la nécessité d’une progression dans le système rythmique d’un film. Cette gradation pose la condition du rythme général, également nommé par Ramain « fictif, faux-rythme, irréel ou suggestif », qui résulte de la « puissance d’enchaînement des diverses cadences imagées » (1926 a).

29 Dans la structure interne des films eux-mêmes, les rythmes s’articulent avec des thèmes, c’est-à-dire des motifs visuels que Ramain répartit en trois ordres :

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1° Un motif principal d’ordre rythmique qui résumera le sens général de l’œuvre et planera sur elle ; 2° Une – ou plusieurs – secondes idées d’ordre mélodique servant à exprimer des sentiments répétés, physiques ou psychologiques ; 3° Enfin des thèmes secondaires de structure harmonique qui serviront non seulement à la tonalité de l’œuvre mais encore de fil d’Ariane dans le développement d’un film à plusieurs actions parallèles évoluant autour d’une même idée initiale. (1925 g) Deux arts proches, mais autonomes

30 Modèle pour « la genèse, la construction thématique et harmonique et le développement de certains films », la composition musicale peut aussi s’inspirer des images filmiques (1925 h). Pour Ramain, la musique tend en effet à « devenir un art quasi-visuel et semi-plastique » (1925 b), une « manière de cinéma auditif » découlant du « pouvoir cinégénétique » particulier à la « musique contemporaine » (1926 d). Sans privilégier un courant ou une époque, il ne dénigre pas pour autant « la musique absolue », citant en exemple Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, Franck, Debussy, Fauré et des « illustres contemporains » (1925 b). Les connivences entre les deux arts leur offrent respectivement non pas des clés de congruence (comme les revendiqueront plus tard Eisenstein et Prokofiev dans leur travail sur Alexandre Nevski), mais les conditions de possibilité d’une inspiration réciproque : « les images mouvantes de l’écran sont une admirable source d’inspiration pour le musicien, parce que les sentiments qui s’en dégagent aident puissamment à l’éclosion des mêmes sentiments inclus dans le cœur et le cerveau humain » (1925 h). En conséquence, Ramain attribue une place importante aux effets du cinéma sur l’évolution de l’art musical, affirmant d’entrée de jeu que « l’avenir de la Musique est dans le Cinéma », toujours grâce à leurs points de convergence fondamentaux : Il est hors de doute qu’un beau film, à l’heure actuelle, peut servir à créer une symphonie, un quatuor ou un poème de musique pure en donnant des idées nouvelles à un compositeur. […] Ces images agissent donc comme un excitant de premier ordre, à condition que le compositeur donne libre cours à son inspiration et ne la brise pas dans des « compartiments clos » en la réadaptant chronométriquement au film, source de la symphonie. (1925 J)

31 Même si pour Ramain la forme musicale a déjà « atteint sa perfection absolue » avec Beethoven, des « développements mélodiques et harmoniques nouveaux » (1925 J) peuvent découler de la vision des œuvres cinématographiques, donnant naissance à une « musique photogénique » (1926 g). Ramain donne quelques exemples, fort succincts. Honegger pourrait s’inspirer de la Roue, dont il a déjà livré un équivalent avec Pacific 231. Quant à Stravinsky, dont le Sacre du Printemps est jugé très « cinéma », il pourrait prendre pour point de départ le développement de l’Inhumaine : « Un poème sonore qui, commençant par une, ou des mélodies simples, se terminera dans une farouche et tumultueuse exacerbation rythmique ». Enfin, Vincent d’Indy pourrait, à partir des Trois Lumières de Lang, élaborer une « symphonie cyclique [sur] le thème unique [de la Mort, subissant] des transformations successives [sans] perdre ses valeurs » (1925 J).

32 En reconnaissant la nature commune des deux arts musical et cinématographique, Ramain partage la vision de la plupart des tenants du musicalisme qui, comme Canudo ou Vuillermoz26, perçoivent le cinéma comme l’aboutissement de la Gesamtkunstwerk wagnérienne. Mais son refus de faire coïncider musique et images signale le rejet autonomiste de la fusion des arts via l’accompagnement musical des films :

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Cinéma et Musique, arts du rêve, ne doivent pas s’accoupler. Ils doivent vivre autonomes, mais s’appuyer l’un sur l’autre dans leurs propres créations. (1926 b)

33 Ramain marque un net dédain pour toutes les formes scéniques d’« œuvre d’art totale », fustigeant la « convention odieuse » de l’opéra ou du théâtre : « en captant les rythmes de la musique comme il a déjà capté les rythmes de la lumière, le cinéma doit arriver – bientôt, à écrouler le théâtre, ce vieux et colossal temple de carton qui borne l’intelligence humaine, raccourcit la vision, et étouffe la plus belle musique ». Pour ce faire, il prend l’exemple de la Mort de Siegfried, de Lang, préfiguration de « l’opéra cinégraphique » et véritable réponse aux aspirations wagnériennes, dans la mesure où il a su « transpos[er] la tragédie dans le domaine de la stricte musique ». Rejoignant sur ce point François Berge27, Ramain soutient effectivement que les « wagnériens ont pu voir se dérouler devant eux le rêve même qu’ils avaient fait en écoutant l’orchestre ». C’est en particulier sur le plan des acteurs et du décor, qui procèdent sur scène de l’excès et du carton-pâte, que se déploie au cinéma la « stylisation » nécessaire à la musicalité interne du film. Aux « grimaces des acteurs modernes » se substitue en effet un « masque antique » plus expressif, les figurants forment autant de « thèmes noirs et immobiles, harmoniques », donnant naissance à « une sorte de fond orchestral où se détache la mélodie du blanc de Siegfried, tout mouvement, tout rythme ». Source de discipline corporelle, l’éducation physique paraît la meilleure des formations possibles pour les acteurs soumis à la nécessité de compositions rythmiques : Les acteurs, d’autre part, trouveront dans le film de Lang une belle leçon de geste et de costume wagnérien. Bien que nous ne concevions guère nos ténors adipeux dans le costume divin de Siegfried à la forge au début du film, conseillons-leur la gymnastique, la boxe et la lutte, et persuadons les qu’une ligne pure des pectoraux vaut, parfois, mieux qu’une belle voix. (1926 f)

34 Pour Ramain, le jeu de l’acteur de cinéma doit se rapprocher de celui du mime, qu’il définit comme un « danseur idéalisé », étayant son propos par l’exemple de comédiennes ayant démontré leurs talents de danseuses : Sandra Milowanoff, ancienne des Ballets russes de Diaghilev et Jenny Hasselquist, danseuse suédoise jouant dans l’Épreuve du feu de Sjöström (1925 b). La pratique de la danse favorise le contrôle rythmique des mouvements corporels, autre aspect du musicalisme préconisé par Ramain, qui considère les « acteurs-mimes » comme des « exécutants de cette musique optique qu’est un vrai beau film » (1925 a). Il évoque à ce sujet Kean de Volkoff, avec Mosjoukine. D’après lui, le « rythme seul a servi à cet auteur-acteur pour exprimer l’ivresse et extérioriser les sentiments multiples qui se heurtent confus, dans l’esprit brumeux d’un homme saoûl ».

35 Mais la qualité du jeu des acteurs dépend avant tout de la façon dont ils sont dirigés : « Pour nous, il n’y a pas d’acteur ou d’actrice parfait. Tous peuvent être excellents s’ils le veulent, ou très mauvais. Ils n’ont qu’à obéir intelligemment à la volonté du metteur en scène, s’ils le peuvent. L’acteur n’est qu’un outil – comme l’objectif – mais moins docile que ce dernier » (1926 c). La performance de l’acteur ne peut être considéré comme participant de la matière cinématographique que si elle s’inscrit dans la stylisation propre à l’art filmique. Cette position explique le fait qu’en dépit de son admiration pour les œuvres de Chaplin, il ne considère pas celles-ci comme relevant de l’esthétique spécifiquement cinématographique, car trop centrées sur l’enregistrement passif des prouesses d’une seule personnalité : Charlot n’est pas du cinéma. Il est en marge du cinématographe et n’emploie ce dernier que comme miroir universel (mais pas international) et que comme

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véhicule facile de sa pensée. Ce que Chaplin nous montre dans ses bandes, il pourrait nous le montrer aussi bien en « chair et en os » si nous avions le pouvoir d’aller tous ensemble le surprendre au studio. […] Le génie humain de Chaplin n’est pas à proprement cinégraphique. (1929 c)

36 Du domaine des acteurs, la nécessité du « style » s’étend à celui des décors. Les récriminations de Ramain contre le « décor en carton » ne le poussent d’aucune façon à défendre une esthétique du « naturel ». Au contraire, le théoricien plaide pour la mise en évidence du caractère artificiel du décor : « Le seul moyen d’éviter le ridicule, c’est de styliser la nature, c’est de faire un décor qui ne soit précisément qu’un décor. » Ramain pense que Lang et les autres cinéastes allemands se distinguent par leur compréhension de ce principe, centré sur la « beauté du décor stylisé, plus émouvante que la réalité, parce que se rapprochant du rêve. » Au lieu de représenter un arbre, par exemple, il vaut mieux d’après Ramain recourir non pas à « un arbre postiche, [mais à] la représentation la plus simple et la plus schématique de l’arbre : un arbre lyrique » (1926 f). Des remarques semblables seront faites au sujet de la Passion de Jeanne d’Arc, de Dreyer : Des décors ? Quelle erreur !… Il y en avait de tout prêts, de tout montés ; le cinéaste les a bannis. À juste raison. Et ces quatre ou cinq fragments de décors admirables de sobriété, de synthèse que C. T. Dreyer a laissé pour suggestionner le spectateur et le faire participer au drame, pour le plonger sans heurt dans la vérité du XVe siècle par la miraculeuse fenêtre de la toile blanche, sont en quelque sorte un accessoire hypnogène qui concentre l’imagination du spectateur, l’empêchant de s’égarer, le forçant à s’émouvoir devant l’unique drame renaissant. (1928 d) L’accompagnement musical des films

37 Le principe d’autonomie esthétique conduit Ramain à contester la conception dominante de l’accompagnement musical des projections cinématographiques. Au sein de la plupart des revues cinématographiques et musicales, de nombreuses voix s’élèvent alors pour condamner la pratique de l’« adaptation », pot-pourri d’airs célèbres arrangés le plus souvent par les chefs d’orchestres attitrés des salles de cinéma. Sans que soit remis en question le talent de ces spécialistes, c’est la partition originale, spécifique et synchronisée avec le film qui récolte alors les suffrages des nombreux critiques et compositeurs interrogés par la presse spécialisée cinématographique (enquêtes du Film en 1919, de Cinémagazine et de Cinéa-Ciné pour tous en 1925). En effet, cette pratique est censée offrir aux artistes (cinéastes et musiciens) l’assurance d’un meilleur contrôle sur l’homogénéité de l’œuvre projetée dans les salles, cohérence d’ensemble rendue d’ordinaire impossible par la variabilité des modes de présentation du film au cours de son exploitation. Ramain s’inscrit en faux contre cette idée, prônant la vision des films dans le silence, sans aucun accompagnement musical : « un film strictement cinéma doit être un art autonome qui n’a pas besoin du moindre commentaire musical » (1926 f) ; « un film génial doit se passer de musique : autrement l’émotion du spectateur devient une émotion forcée et le cinéma n’est plus un art par ses propres moyens » (1925 h) : Un beau film étant musical par lui-même, portant sa musique en lui, ne doit pas – sans hérésie – supporter un accompagnement musical adapté. Ainsi, en aucun moment, la vision ne sacrifiera à l’audition, puisque audition et vision se trouvent incluses dans le film même. Et cela nous conduit à ce résultat étonnant et paradoxal qui, par la fusion automatique de nos sens visuel et auditif, permet à notre cerveau la réception intégrale d’une seule impression artistique. (1925 b)

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38 C’est pour des raisons extérieurs à l’esthétique cinématographique que Ramain admet la musique pendant les projections. Ainsi le cinéma offre une source de travail et de revenus aux compositeurs et interprètes. Il valorise par ailleurs les possibilités d’expérimentation engagées par la mise en relation des discours musical et filmique (1927 c). Mais cette présence de la musique devra alors répondre aux principes d’une « adaptation parfaite », qui entrera « non seulement en rapport avec les idées et les sentiments inclus et extériorisés par le film, mais encore en rapport dynamique avec le rythme général et les rythmes secondaires du film qu’elle est censée accompagner » (1925 h). Rejoignant l’opinion de la plupart des critiques de l’époque, Ramain exige donc que cette concordance audiovisuelle se fonde sur un double synchronisme : celui du « rythme » (points de contact rigoureux entre émission du son et apparition des plans, ou de mouvements internes à celui-ci) et celui du « sentiment » (valeurs psychologiques semblables entre contenu de l’image et connotations véhiculées par la musique). À divers reprises, Ramain fournit des exemples de convergence heureuse entre des airs musicaux préexistants et Pêcheur d’Islande de Baroncelli. La vision du vaisseau-fantôme dans le brouillard pourrait ainsi être accompagnée par la Ballade de Senta de Wagner, qui renvoie autant au « balancement lent [du bateau qu’à] la vision de spectres humides et froids » ; la chanson populaire bretonne, les Trois Matelots de Groix, cadrerait bien pour lui avec les séquences de pêche où les marins regrettent la présence de leurs épouses, « tant par l’expression que par son balancement rythmique » ; la Chevauchée des Walkyries est jugée « synchrone » avec la scène de tempête finale ; le lied la Mer de Schubert s’accorderait avec une scène située face à « l’océan sans bornes » (1925 b). La mélodie de Gabriel Fauré les Berceaux lui semble concorder avec plusieurs moments du film grâce au « balancement » qu’il suggère (séquences de goélette) et l’idée de séparation d’avec la femme du marin impliquée par les paroles de Sully- Prudhomme. Baroncelli semble avoir anticipé cette mise en relation, puisqu’il place, en surimpression, l’image d’un berceau sur des images de bateaux. Ce sont quelquefois les paroles des chants qui inspirent à Ramain des associations musico-cinématographiques, ainsi lorsqu’il met en relation un passage de la Charrette fantôme, où celle-ci apparaît au héros, et un morceau lyrique tiré du « lugubre » Trepak de Moussorgski : « On dirait qu’au loin, dans l’obscure nuit, passe le cortège d’un mort ». Les exemples peuvent être empruntés tant à la musique d’orchestre qu’à des traditions de musique folklorique ou populaire : « la banalité de certaines œuvres musicales ou le rabâchage de certains chefs-d’œuvre n’ont aucune importance si l’adaptation est en complète harmonie avec le film projeté. »

39 Mais ces spéculations sur la réussite d’hypothétiques adaptations musicales ne peuvent guère fonctionner de manière satisfaisante dans les salles. Dans l’appréhension sociale de la musique de cinéma, Ramain opère en effet la même distinction qu’il faisait entre publics du cinéma commercial et du cinéma d’art, entre publics d’élite (« intellectuels » et « musiciens ») et « ordinaire », qu’il présente comme mû exclusivement par un souci de distraction et d’émotion. Si le second ne fait de toute manière pas attention à la musique, le premier accordera sa préférence soit aux sons, soit aux images, selon le degré de ses connaissances musicales : « ou le film prime la musique ou la musique prime le film ». Une « adaptation parfaite » n’est donc pas certaine de toucher le public cultivé auquel Ramain pense qu’elle doit s’adresser en priorité. C’est la raison pour laquelle il fait l’éloge de la projection silencieuse, pratique qu’il expérimente lui-même avec succès dans son ciné-club des Amis du Cinéma, à Montpellier. Destinées à « une élite

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composée de vrais cinéphiles de toutes classes et un noyau d’intellectuels curieux », ces « séances mensuelles consacrées aux chefs-d’œuvre de l’écran » se déroulent, en effet, dans le silence. Après un premier moment de surprise, la plupart des spectateurs apprécient l’expérience. Aux yeux de Ramain, celle-ci ne fait que confirmer le fait que « la musique au cinéma est une erreur, en principe » (1925 h). Sur ce point, il occupe une position singulière, nombre de théoriciens insistant au contraire sur le besoin psycho- physiologique d’un accompagnement musical lors de projections d’images dénuées de son (Münsterberg, Tynianov, Eisler28).

40 Cette valorisation du silence conduit Ramain à considérer comme une « grande erreur à la mode » les grandes présentations qui, à partir du milieu des années vingt, conjuguent production à grand spectacle et musique originale d’un compositeur reconnu. Une série de présentations prestigieuses dans le cadre de l’Opéra de Paris (le Miracle des loups, Raymond Bernard, 1924, musique de Henri Rabaud ; Salammbô de Pierre Marodon, 1925, musique de Florent Schmitt ; Napoléon d’Abel Gance, 1927, musique de Charles Gourdin et Arthur Honegger) met en évidence le succès, la place sociale et la légitimité culturelle atteints par le film accompagné de musique : « Après une période d’accalmie visuelle et sonore, la question du mariage de la vieille musique lyrique avec le jeune cinéma concis et trépidant, revient bruyamment à l’ordre du jour » (1928 a). Pour Ramain, cette forme de synthèse audiovisuelle conduit deux arts « frères » à « s’amalgamer ». Sur ce point, il donne explicitement raison à Charles Tenroc, rédacteur du Courrier Musical, qui a signalé à propos de la projection du Miracle des loups à l’Opéra de Paris la « perte de valeur » de la musique lorsqu’on la contraint à se plier à « des coïncidences de mouvements et à des juxtapositions de rythmes sur mesure »29. Ramain est catégorique : « Une musique composée pour un film, si elle est synchrone avec les images, est fatalement brisée dans son inspiration et son développement. Ou la musique est vaincue par le film, ou le film est vaincu par la musique ». Anticipant l’esthétique moderniste de la non-coïncidence, de l’asynchronisme ou du contraste (déclaration sur le film sonore d’Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov ; Maurice Jaubert30), Ramain juge redondant et pléonastique le fait de placer « chronométriquement » sur des images une musique directement inspirée par celles-ci. L’accompagnement musical des projections cinématographiques mènera selon lui à une « catastrophe esthétique », « un cataclysme intellectuel », un « monstre hybride enfanté par l’esprit commercial ». Les deux arts « ne doivent jamais s’accoupler sous peine de se détruire l’un l’autre dans leurs fins : la mise en vibrations des sentiments profonds, subtils et complexes, qui à notre cerveau et à notre âme nous procure ces sensations rares d’ordre esthétique » (1925 J).

41 Si Ramain ne mâche pas ses mots sur le Miracle des Loups, qu’il considère comme un « gigantesque […] navet », il ne marque pas plus d’indulgence à l’égard de la musique de Henri Rabaud. En dépit de « belles idées », c’est une « mosaïque, une manière de kaléidoscope ordonné, mais dont les images musicales restent embryonnaires, morcelées par les secondes durant lesquelles passent les images visuelles » (1925 J). Quant à la partition de Florent Schmitt pour Salammbô, elle constitue, malgré le talent de son compositeur, « la plus éclatante preuve de cette castration musicale qui est la musique spécialement écrite – à tant à la seconde – pour suivre le débit pelliculaire » (1926 b). Ces deux expériences, auxquelles s’ajoutent celles du Joueur d’échecs (Bernard, musique de Rabaud) et Napoléon (Gance, musique de Honegger), sont considérées comme négatives : « Cette conception hybride de ce qui doit être le septième art, ce mariage monstrueux de la musique (art complet du rêve auditif) avec le cinéma (art

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encore incomplet du rêve visuel), est non seulement un non-sens esthétique mais encore une erreur psychologique » (1927 c).

42 Cependant la majorité des films ne répondant pas encore à l’essence musicale du cinéma, la présence d’un accompagnement musical s’avère toujours nécessaire. Mais pour permettre au film de s’« auto-suffire », contrairement à la pratique de l’« adaptation », cette musique devra occuper une fonction de « toile de fond, d’arrière- plan sonore » : L’orchestre au cinéma se contentera donc de jouer d’harmonieuses banalités destinées à ne pas être écoutées mais à créer une ambiance qui devra, en nous berçant, nous plonger dans le subconscient, et nous faire oublier les bruits divers de la salle et de la croix de malte de l’appareil de projection (1925 h).

43 Ramain présente donc deux fonctions traditionnellement avancées par ceux qui ont tenté d’expliquer la nécessité d’une présence musicale dans le spectacle musico- cinématographique31 : couvrir le bruit de l’appareil de projection et surtout servir à faire pénétrer le spectateur dans le spectacle visuel, via le « bercement » la « mise en transe », le « ronronnement », termes qui comportent tous l’idée de rythme, de répétition sonore destinée à neutraliser le corps spectatoriel pour le faire passer à un nouvel état perceptif. La musique n’occupe ainsi qu’une fonction d’auxiliaire (« créer le silence »), et ne doit absolument pas être entendue pour elle-même. Elle est cantonnée à un « rôle accessoire » que Ramain qualifie de « quasi hypnogène »… … une musique d’atmosphère très fluide, très souple, et lointaine : un ronronnement mélodieux destiné à créer le silence dans la salle, ronronnement parfaitement arythmique qui agisse peu à peu sur notre subconscient pour créer l’euphorie (ou la cacophorie) nécessaire à nous mettre en transe (1927 a).

44 Ramain revient fréquemment sur cette « mise en transe » découlant d’une « vague rumeur ronronnante » (1925 b, 1925h), notion qui s’accorde avec l’ensemble de ses conceptions (musique ne menaçant pas l’autonomie du film, le cinéma comme rêve…). C’est d’ailleurs sur un mot qui a les accents provocateurs de Honegger que Ramain situe son propos : « pour ne pas être monotone, un film doit être nécessairement accompagné d’un certain bruit » (référence non indiquée). Malgré son dédain manifeste pour la valeur esthétique du jazz revendiquée par Brunius32, Ramain suit l’opinion de ce dernier lorsqu’il préconise l’emploi de ce « bruit génésique » pour certains films33 (1927 a). Il avoue également partager l’opinion du musicien suisse Otto Vend34, selon lequel Debussy est parvenu à donner un équivalent théâtral à ce que réclame le cinéma : « Pélléas et Mélisande nous donne un génial exemple de cette rumeur ronronnante car la matière harmonique crée l’atmosphère, l’ambiance nécessaire dans laquelle se déroule, sur la scène, l’action psychologique. » (1925 J)

45 Quelle musique jouer pour assurer cette fonction de mise en transe du spectateur ? Répondant à une enquête de Cinémagazine (doit-on créer des « partitions originales » ou se satisfaire de l’« adaptation, bien faite, d’œuvres connues ? »), Ramain ne tranche pas et choisit une troisième voie, celle de l’« improvisation » d’un musicien au fil de la projection, tâche qu’il assure lui-même lors des projections liées à ses conférences. Seule l’improvisation paraît en effet s’adapter parfaitement au « synchronisme de sentiments, de rythmes, de tonalités et d’idées changeantes ou développées ». Nécessitant des personnalités créatrices hors du commun et prêtes à s’adapter à des programmes en constant changement, cette tâche s’avère difficile (1925 h). Les séances du ciné-club genevois « Ciné d’Art » donnent l’exemple d’un recours réussi à un pianiste improvisateur, qui propose une véritable « musique d’atmosphère, créée au fur

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et à mesure du dévidage du film […], engendrée instinctivement au fur et à mesure qu’une image frappera la rétine et le cerveau […] de l’exécutant » : C’est un véritable plaisir que d’ouïr les improvisations de M. Poulain qui cadrent étrangement avec chaque tableau de la projection. Nous avons là, non seulement le synchronisme parfait, mais encore la vraie « rumeur ronronnante » préconisée ici par nous et destinée à « mettre en transes », en état de réceptivité (1927 c). Le film comme musique

46 Si la musique d’accompagnement doit, idéalement, disparaître ou, du moins, se réduire à une fonction « hypnogène », c’est donc sur une organisation rythmique des mouvements internes au film que se fonde l’art cinématographique de l’avenir. Celui-ci ne prendra réellement forme que lorsque « le Cinéma, art du rêve visuel, emploiera les mêmes règles de composition que sa sœur aînée la Musique, art du rêve auditif » : S’il est inutile et dangereux de créer une musique pour accompagner la vision d’un chef d’œuvre cinégraphique, il est par contre avantageux et indispensable pour l’avenir et l’autonomie du Cinéma de créer un film d’après une partition symphonique. […] Nous sommes persuadés que pour arriver au Cinéma intégral, il faut que le film passe par le stade de musique silencieuse (1925 J).

47 La musique constitue un système assez codifié pour apparaître à la fois dans la structuration de l’œuvre et dans la perception du spectateur assez compétent pour en déchiffrer le langage arbitraire : Le cinéma pur, le cinéma-art, basé sur un complexe onirique et dynamique, éliminant la couleur, la voix et la musique, pour n’employer que les ressources de la lumière blanche avec ses rythmes captés, pour n’employer comme « mordant » que des mobiles noirs évoluant rythmiquement hors du temps et de l’espace, sera un jour un tel art NEUF qu’il arrivera instinctivement à créer en nous une sorte de musique optique aussi intéressante que la musique acoustique. Cela est si vrai, que les plus parfaits des films sont nettement construits sur des données musicales (1927 c).

48 Une première voie de création consiste à prendre cette dernière affirmation à la lettre et à s’inspirer directement de partitions symphoniques existantes. Parmi celles-ci, seules sont valables les œuvres à même d’« engendrer à notre cerveau des impressions pouvant visuellement s’extérioriser ». Si une Partita de Bach s’avère « intraduisible » à l’écran, d’autres morceaux célèbres du répertoire pourraient servir de base à des films : la Symphonie en la majeur de Beethoven, la symphonie Antar de Rimsky-Korsakoff (Ramain reprend ici une suggestion de Jean d’Udine35), Schéhérazade du même Rimsky- Korsakoff, la Valse de Ravel (« bande qui évoquerait en images fondantes toute la grâce surannée des salons du siècle dernier, non sans une pointe de caricature par moments »), Pacific 231 de Honegger (« 250 m de film aux rythmes variés et impressionnants, d’un dynamisme puissant et sans aucun sous-titre »), le Sacre du Printemps de Stravinsky (où la chorégraphie des Ballets russes serait « dépassée » par « le rythme des images filmées »).

49 Ramain propose lui-même un projet d’adaptation filmique des Chants et Danses de la Mort, de Moussorgsky. Ce découpage s’inspire à la fois de la structure même de la pièce (« un seul thème et quatre parties dans lesquelles le Rêve et la Réalité alterneraient avec des images rythmées »), ainsi que des images suscitées d’une part par la musique elle-même, d’autre part par les textes du livret signé par le poète Golenitchev- Koutouzov. Selon Ramain, le créateur d’un tel film devrait recourir à toute la « palette harmonique » des procédés cinématographiques : « effets d’éclairage multiples, variations du thème-sujet, surimpressions simples ou quadruples, fondus, flous et

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demi-flous, enveloppement, gros plans, montages rapides, effets d’optique, ralenti, renversement des images, juxtapositions et antithèses, déformations statiques ou dynamiques… » Ramain admet le principe d’une interprétation de la musique de Moussorgsky dans la salle de projection, non pas conjointement au film inspiré par la partition, mais entre les parties de celui-ci. Ce procédé servirait à préparer le spectateur à la vision de l’œuvre cinématographique, conformément à l’idée de mise en transe, de fonction hypnogène assignée à la musique au cinéma (1925 i). Analyses d’œuvres 50 Pour mieux comprendre comment fonctionnent les films dont le matériau signifiant est organisé selon des principes musicaux, il convient de se pencher sur les quelques analyses détaillées proposées par Ramain dans certains de ses essais. Les films abordés relèvent tous des « chefs-d’œuvre » indiquant la voie à suivre à l’ensemble de la production cinématographique.

51 Ainsi, Pêcheur d’Islande de Baroncelli se caractérise principalement par un « thème principal », essentiellement « rythmique », celui de la mer. Facteur d’une « cohésion étonnante », celui-ci évolue sous la forme d’une amplification au cours du film : « d’immobile, il s’anime, se transforme, varie, et en un crescendo magnifique, termine l’œuvre en dominant tout dans sa fureur : la tempête ». Ramain donne trois exemples de l’actualisation de ce thème au cours du film : Mouvement de balancement lent et obsédant du bateau ; tempête sifflant dans les agrès et qui rythme les gestes des matelots luttant avec la mort ; ouverture par trois fois, probablement à cause de la tempête, de la porte de la chambre qui abrite les deux jeunes gens (et par trois fois avec un rythme différent).

52 Le thème rythmique de la mer ne doit donc pas être compris comme la réitération d’une même image à valeur de leitmotiv, comme la récurrence du plan du berceau dans Intolérance de Griffith, analysée sous l’angle musicaliste par Vuillermoz dans l’une de ses chroniques du Temps36. Il s’articule plutôt au travers de mouvements visuels rythmiques et répétitifs, produits par des éléments internes au plan et découlant de l’action maritime (bateau, agrès, gestes des matelots, porte). À ce thème rythmique s’oppose un thème « mélodique », celui de l’« amour », « véritable idée mélodique », en « antithèse et en lutte perpétuelle » avec celui de la mer, finissant par être « absorbé » par son rival, en un « crescendo parallèle ». Cette prise en compte du sentiment est notamment rattachée à la relation entre le héros et le principal personnage féminin du film, émotions ressenties à distance que le film matérialise par des images superposées des deux actants. Si l’analyse reste floue sur les modes d’actualisation de ce thème mélodique, le théoricien donne néanmoins un exemple précis de la manière dont ce conflit entre thèmes de la mer et de l’amour se traduit dans une pratique filmique particulière, employée en vertu de principes propres à la musique. Ainsi, lorsqu’une image conjuguant le couple de protagonistes via une surimpression est « balay[ée] » par un autre plan représentant les vagues de la mer, Ramain y perçoit un effet « purement cinégraphique, […] essentiellement musical de pensée et d’expression : le voilà bien le thème de la mer, de la mer jalouse, en lutte avec le thème apaisant de l’Amour ! » Il rapporte ce passage à une pratique de composition musicale : Et ce passage, ce raccourci synthétique de tout le drame, nous fait penser à certains effets orchestraux : par exemple le coup de timbale solo et pianissimo qui, à la dixième mesure avant la fin de la «Marche funèbre» de la Symphonie héroïque de

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Beethoven, appelle une dernière fois le thème, et semble résumer à lui seul, toute l’idée de l’œuvre même (1925 b).

53 Ramain donne un autre exemple de ce procédé « synthétique » : dans Chevaux de bois de Stroheim (Merry-Go-Round, 1922), une flamme de bougie sert de transition entre la « pauvreté et la tristesse d’une chambre mortuaire et le luxe éblouissant d’une orgie au champagne dans une boîte de nuit de Vienne ». Pour la question du thème et de ses différentes variations, Ramain évoque au fil de ses articles plusieurs exemples, comme « le thème obsédant du barrage fluvial », une « figure rythmique[…] obsession[elle] », de la Belle Nivernaise d’Epstein (1925 b). Quelquefois, l’idée d’un thème excédant le leitmotiv visuel laisse la place à des images dont la « périodicité régulière » apporte une scansion au film, comme l’« allumeur de réverbères » dans Thérèse Raquin de Feyder (1929 c). La Roue de Gance est, quant à lui, structuré à partir du thème constitué par le référent du titre du film, d’ordre « rythmique », celui de la roue. Un passage frappe en particulier l’attention de Ramain : « la transformation ultime de la roue d’acier en une ronde de paysans savoyards montant dans le ciel, montant aux sommets des Alpes neigeuses et venant se confondre avec les nuages qui, eux aussi, tournent emportés par la tempête des cimes en une ronde irréelle, atteint à une grandeur beethovénienne. » C’est ici la prégnance d’un même mouvement visuel (le fait de tourner), associé à un motif spécifique (la roue) qui permet de relier divers éléments diégétiques : le train, les paysans et les nuages. Bien que jugé « lourd », le thème principal subit des « vari[ations] », s’imposant au fil de l’œuvre pour « plane[r] finalement, vainqueur et idéalisé – en plein majeur » (1925 b).

54 Comme cette citation l’indique, il existe pour Ramain des modes majeurs et mineurs, comme en musique, qui s’appuient au cinéma sur l’éclairage. C’est à ce niveau qu’interviennent l’« harmonie » et les « accords » visuels (1925 e). Aux variations du « thème visuel » d’un film s’ajoutent donc celles de la lumière, auquel Ramain attribue l’essentiel du travail photographique, la privilégiant même sur la netteté de l’image (1925 g). Les cinéastes peuvent alors produire des effets « par la Lumière et l’Ombre maniés avec art et dextérité au moment psychologique précis ». En témoigne un phénomène de « rupture » lumineuse dans la Charrette fantôme de Sjöström : La brusque apparition d’un court et unique tableau pastoral – déjeuner de famille sur l’herbe aux bords d’un lac miroitant – suffit à rompre l’ordonnance du film, à changer son rythme général, à renverser sa tonalité, par la simple et rapide apparition de la lumière blanche (accord parfait majeur) dans une œuvre qui en est privée (film en mineur) (1926 d).

55 Ce type de « jeux d’éclairages » est lié à des « tonalités visuelles plus en relation avec celles de la musique qu’avec les jeux de lumière d’un tableau ». En effet, certains effets d’éclairage représentent eux-mêmes de « vrais accords en marche vers des tonalités claires ou des tonalités sombres », « essais de polytonalité dans la déformation, la succession brusque ou la simultanéité cinégraphique de plusieurs images : expressions visuelles de sentiments complexes et rapides ». Certains procédés singuliers spécifiques à la technique cinématographique servent ainsi d’équivalents à certains effets proprement musicaux : « L’harmonie des surimpressions, des superpositions et des juxtapositions rapides […] sont de véritables accords visuels correspondant aux accords acoustiques ». Ramain cite en exemple les « surimpressions harmoniques » de la Charrette fantôme, la déformation des images à l’écran dans El Dorado, ou le flou employé pour rendre la vision d’un personnage en pleurs dans la Souriante Madame Beudet (Germaine Dulac) » (1925 b).

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56 Ramain ne rapporte donc pas la lumière à des états psychologiques, contrairement à une vision courante associant le majeur à la joie et le mineur à la tristesse. À ce propos, il contredit Paul Francoz selon lequel « une grande loi fondamentale domine en musique l’expression des sentiments : la gaîté correspond au mode majeur et la tristesse au mode mineur », et qui identifie dans les films une « base identique ». Il s’inscrit en faux contre de telles associations schématiques en se référant au travail de grands compositeurs, rappelant la fréquence chez Bach, Beethoven, Schubert, Moussorgski ou Albeniz d’« œuvres ou de fragments d’œuvres étincelants de joie et d’allégresse non dissimulée […] écrites, exprimées entièrement sur le mode mineur ». Chez d’autres, tels Mozart et chez Ravel, on trouve d’après lui « des pièces musicales très tristes écrites en majeur ». Il donne en exemple le célèbre scherzo de la Ve Symphonie de Beethoven, envisagé comme une expression éclatante de la « Joie » : Or, cette joie martelée d’abord par les cors, puis par tout l’orchestre, jaillit par deux fois du ton d’ut mineur pour moduler en si bémol mineur puis en fa mineur. Pas une seconde, sauf dans un accord épisodique en ut majeur - le mode majeur ne vient à la rescousse de ce cri triomphal !

57 Ramain considère ainsi la Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer comme un « allegro désespérément triste écrit lumineusement en plein mode majeur », c’est-à-dire en blanc : « Pas une seconde le mode visuel mineur n’apparaît. Toutes les images sont enregistrées sur le mode majeur : la lumière, la lumière de pureté, la douceur éblouissante du blanc naturel domine » (1928 d). S’il s’oppose au simplisme de ceux qui réduisent les tonalités majeure et mineure à une opposition entre gaieté et tristesse, le tenant du musicalisme emprunte pour sa part une voie qui n’apparaît guère plus subtile, en assimilant les deux modes aux dominances respectives des deux composantes du noir et blanc de l’image photographique.

58 Pour appuyer son propos sur le fonctionnement rythmique des films, Ramain analyse Quand la chair succombe de Victor Fleming (The Way of All Flesh, 1927), une œuvre « de grande unité et d’un mouvement implacable ». Ce film est animé de différents « rythmes particuliers » qui finissent par converger, suite à des effets de « condensation » et de « fusion », en un rythme général, qu’il appelle « rythme suggestif ». Le théoricien identifie une série de moments forts au sein du film, qui s’organisent selon une « cadence de plus en plus lente ». Celle-ci concerne avant tout les « jeux de physionomie » ou les « gestes » du comédien principal Emil Jannings : « Rythme lent et […] uniforme de Schilling marchant, hagard après le crime dans les rues affairées de Chicago, mouvements de balancement latéral 1+1 en cadence lourde » ; « Faux-pas » où « la cadence de la démarche de Schilling devient momentanément plongeante au lieu de latérale », « brisure rythmique », « altération voulue qui synthétise toute l’idée du film ».

59 Mais le rythme se développe également de la conjugaison des divers mouvements internes au plan, qu’il s’agisse de groupes humains (« scène des jeux de plein air » ; « scène de la berceuse à la salle des concerts ») ou de véhicules (« rythme précipité et uniforme de la scène pré-dramatique du wagon roulant sur les rails, mouvement de va- et-vient latéral 1 + 1 en cadence légère »). Il s’étend également au montage, les effets d’alternance entre deux séries d’images étant alors considérés comme générateurs de mesures où se succèdent temps forts et faibles : « cette admirable phase rythmique des images où un temps fort succède à un temps faible (surimpression de la vie passée sur la vie présente) » ; « rythmes lents et où les temps forts appesantis (figure de Schilling

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au dehors dans la nuit) alternent avec les temps faibles développés (famille de Schilling à l’intérieur, au chaud, sous la lumière des lustres) ». Ce rôle du montage est souligné par Ramain, qui affirme même que « le rythme cinématographique essentiel se dégagera […] grâce au montage » (1926 a).

60 L’un des rares films américains à retenir l’attention de Ramain, Ben Hur (Fred Niblo), offre plusieurs exemples où le rythme du montage s’articule avec ceux des mouvements représentés à l’écran, telle la célèbre course de char romains (« mobiles lumineux des chevaux blancs et des chevaux noirs, éclairs des armures et des roues, vertige de mouvement […], moment symphonique, rythmique, dynamique et technique »). Mais cette séquence est dépassée sur le plan « musicaliste » par un autre moment fort du film : Le long épisode (300 mètres) des galères et de combat naval restera, sans doute, une des pages les plus grandioses et les plus réussies de la « musique silencieuse » […] Ce qu’il y a de magistral et pouvant se mettre sur le même pied que certains passages de la Roue, de Napoléon, de Métropolis, comme la célèbre danse de Kean, c’est la partie « intra-galérienne » du double rythme. Rythmes alternés de la mélodie horizontale des galériens et de l’harmonie verticale des marteaux du hortator. […] Notons le « crescendo » et la précipitation du mouvement lors de l’apparition des pirates au lointain (1927 g).

61 Il reste que les articles de Ramain sont avant tout des exposés théoriques généraux où les exemples concrets demeurent succincts. Parmi les rares exceptions à cette démarche, deux films de Lang ont fait véritablement l’objet d’une analyse approfondie et développée : Der Müde Tod et Metropolis, (1925 g et 1927 e), des œuvres considérées parmi les pièces les plus abouties du « film symphonique »37.

62 En 1929, Ramain porte un constat désabusé sur l’état du cinéma, avouant son progressif désintérêt pour le médium, suite à l’adjonction du son et, probablement, de la couleur. Devenu de la « télévision, de la T.S.F., du phonographe, du théâtre, de la littérature à dix-neuf sous et de l’image d’Épinal », le cinéma s’éloignera du « rêve » et de l’« inconnu pouvoir » qu’il possède sous sa forme muette. Ramain s’en prend à ceux qui considèrent comme un refuge le « cinéma absolu, le cinéma intégral, le film pur », qu’il considère comme une « blague », une « utopie » pour snobs. Ceux-là négligent d’après lui des films comme Thérèse Raquin ou la Petite Marchande d’allumettes « pour se pâmer devant l’humoristique fumisterie d’un Emak Bakia – film pur ? – ridicule non pas techniquement mais artistiquement et spirituellement ; ou pour crier au génie devant les films géométriques (mais séduisants dans leur nullité) d’un Hans Richter. » Cette insistance le pousse à rappeler que la « symphonie visuelle », dont il rappelle avoir été « avec Germaine Dulac l’un des premiers instigateurs », ne représente qu’« une FORME du cinématographe ». Même les chefs-d’œuvre qu’il n’a cessé d’acclamer ne peuvent être envisagés comme la forme artistique à venir. En effet, tous les éléments représentés par ces films peuvent être perçus par la rétine, alors que le but du cinéma consiste plutôt à donner une forme visible à des choses imperceptibles pour la vision humaine : Toute la formule du futur cinéma intégral est dans cette phrase : si nous pouvons voir NATURELLEMENT ce qu’enregistre l’objectif-œil mécanique, le film restera hors de l’absolu, ne sera jamais cette chimère nommée film pur. En conséquence inattaquable, le futur film pur (si Dieu le permet) sera surtout LUMIÈRE ET MOUVEMENT (ce qui est pareil), parce que LE MOUVEMENT EST, À LUI SEUL, LE CINÉMA : même – et surtout – le mouvement IMPERCEPTIBLE À NOTRE RÉTINE. C’est pourquoi je considère comme le seul film presque pur existant actuellement est

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la Trajectoire d’une balle de revolver de Lucien Bull. Bien plus que les essais de feu Viking Eggeling, de Walter Ruttmann ou d[e] Hans Richter, qui ne se sont pas affranchis des possibilités rétiniennes. Mais le vrai film pur sera celui qui nous expliquera et nous montrera la genèse de la lumière et du mouvement, la formation des atomes et des molécules.

63 Ramain aboutit ainsi à une affirmation provocante, puisqu’il dénie désormais l’appartenance du cinéma au domaine de l’art. C’est donc un constat d’échec, toujours provisoire, auquel parvient le théoricien après ces quelques années investies dans la réflexion sur le cinéma : J’ai cru longtemps à l’art pelliculaire. Après réflexions et études approfondies je me suis aperçu que ce n’était qu’un mirage et un abus d’images. Le cinéma n’est pas un art. Il est PLUS qu’un art. Le cinéma est une science biologique mal explorée qui emprunte encore sa pensée et ses formes aux autres arts pour mieux se rendre perceptible à nos yeux trop humains et mal ouverts. Parce qu’il est dans l’enfance (1929 b).

64 Dans un article contemporain, il qualifie le travail rythmique au cinéma de « science (à défaut d’art) », ajoutant un « soi-disant » avant le terme d’« art » associé au cinéma (1929 c). Il termine la décennie en revenant à l’espace de publication de ses deux premiers articles parisiens sur la musicalité du film, c’est-à-dire au Courrier musical. Là, il parle du « vieux cinéma muet », et porte un regard rétrospectif sur ses diverses formulations théoriques. Du moment où le film est devenu sonore, son intérêt pour le cinéma s’est modifié : « J’estime que ce film parlant de 1929 est plutôt une régression du cinéma, car il tue l’essence même des possibilités artistiques de « feu le septième art » qui est dans la lumière et le mouvement en silence ». Même s’il entrevoit l’éventualité d’un film sonore parvenant à une forme d’« art autonome », grâce à une véritable « stylisation » ou « surimpression » des sons, il souligne lui-même la disparition de ses espoirs de voir un jour s’imposer la symphonie visuelle sur l’écran cinématographique : « J’enterrerai donc mes illusions avec le film sonore qui n’est qu’un opéra perfectionné mais dans l’enfance, et qui risque de devenir une mixture obscène de vie courante, de music hall et d’opérette » (1929 d).

65 Conséquence inévitable de telles déclarations, la signature de Paul Ramain se fait plus rare, du moins dans la presse cinématographique parisienne, dès le début des années 193038. Outre la poursuite de ses activités scientifiques, son énergie semble se porter en priorité sur l’art culinaire, domaine où il jouit, aujourd’hui, d’une certaine notoriété, plus importante en tout cas que celle qui lui est accordée dans l’histoire des théories cinématographiques39. Des études biographiques apporteront peut-être des précisions, et des nuances, à ce désinvestissement qui est celui de toute une génération de critiques et de théoriciens pour lequel le passage du cinéma au sonore a constitué une trop forte remise en question de leurs présupposés esthétiques. Épilogue 66 C’est ainsi dans une perspective d’histoire esthétique qu’il faut avant tout replacer les propositions théoriques de Paul Ramain et, partant, de l’ensemble du courant musicaliste. Cette approche me paraît une voie de recherche immédiatement plus productive que celle visant à vérifier systématiquement l’intérêt « scientifique » des diverses hypothèses formulées au cours des années vingt. Si les idées musicalistes ont indéniablement posé les bases d’une réflexion rigoureuse sur le fonctionnement du montage, en particulier sur le plan de l’agencement rythmique des images et des éléments internes au plan – préfigurant par exemple les essais approfondis d’Eisenstein

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sur le « montage vertical » –, la validité de leurs postulats a déjà fait l’objet, à maintes reprises, d’une sérieuse remise en question. En 1926, Fescourt et Bouquet s’étonnent ainsi de la récurrence de notions musicales dans le lexique des tenants du film abstrait, qu’ils rejettent du côté de la peinture. Ils stigmatisent le recours au modèle musical dans le domaine filmique, en raison de la nature « intuitive » du cinéma, très éloignée, à leur sens, de la rigueur quasi-scientifique de la composition musicale40. Jean Mitry admet, quant à lui, l’existence de « rapports étroits entre le rythme filmique et le rythme musical », de même que la présence, dans la « composition d’un film », de « lois qui président à celle d’une symphonie ». Il écarte par contre avec vigueur la possibilité d’un rapprochement entre les modes perceptifs visuel et sonore, qui engagent des rapports nettement différenciés au temps et à l’espace41. Ces arguments trouvent un écho dans l’historiographie contemporaine. Alberto Boschi affirme ainsi que l’essentiel des discours visant à défendre la nature concrète d’une analogie entre cinéma et musique sont « impossibles à soutenir sur le plan théorique ». Comme chez Mitry, cette condamnation se révèle plus nuancée sur la question des « comparaisons entre rythme musical et cinématographique », jugées « plus pertinentes et justifiées », même si elles sont exprimées de manière « trop vague et générale pour devenir véritablement productives sur le plan théorique »42.

67 Même si ces questions méritent un examen fouillé sur le plan des mécanismes psycho- physiologiques auxquelles elles se réfèrent, il convient, à mon sens, de comprendre les diverses motivations ayant permis au modèle musical de jouer un rôle prépondérant dans la constitution des premières théories du film. L’exemple de Ramain, qui se situe au cœur de ces préoccupations, a ainsi démontré que l’insistance sur la nature musicale du film répond en grande partie à une volonté de légitimation artistique du cinéma, nouveau médium qu’il s’agit de valoriser en le rapprochant de la forme d’expression la plus élevée dans le système des Beaux-Arts. Parallèlement à l’influence marquante du paradigme rythmique qui informe alors différents systèmes synesthésiques, l’attraction de Ramain pour le modèle musical découle également de la structure architectonique de la musique. Cet aspect a certainement « aidé les théoriciens à penser le film comme une interaction de systèmes formels »43, puisque le cinéma partage avec la musique le fait de consister en une organisation de sous-systèmes hétérogènes.

68 Les idées de Ramain occupent alors une position essentielle dans les débats théoriques de cette période, dans la mesure où elles témoignent d’un courant de pensée qui parvient à accorder des valeurs esthétiques traditionnelles aux bouleversements culturels introduits par l’arrivée de nouvelles techniques de représentation, comme le cinéma. Malgré l’abandon progressif du détour musicaliste dans la recherche des traits spécifiques du film, ce mouvement a en fin de compte contribué à la mise en place d’une conception artistique du cinéma aujourd’hui largement partagée, fondée sur l’acclamation des auteurs et des « chefs d’œuvre ».

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BIBLIOGRAPHIE

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1927 g « Ce qu’il faut retenir de “Ben-Hur” », Cinéa-Ciné pour tous, n° 98, 1er décembre 1927, p. 13-16.

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1928 c « Les films de “recherche” », Cinémagazine, n° 28, 13 juillet 1928, p. 60-62.

1928 d « Le sens des décors et le mode harmonique dans “la Passion de Jeanne d’Arc”, de Carl Dreyer », Cinéa-Ciné pour tous, n° 113, 15 juillet 1928, p. 23-24.

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1929 a « Un précurseur. Louis Delluc », Cinéa-Ciné pour tous, n° 127, 15 février 1929, p. 9-11,

1929 b « Sur le soi-disant “film pur” », Cinéa-Ciné pour tous, n° 128, 1er mars 1929, p. 7-8.

1929 c « Du rythme cinématographique », Cinémagazine, n° 47, 22 novembre 1929, p. 310-311.

1929 d « Capacité auditive du spectateur au cinéma », le Courrier musical et Théâtral, n° 21, 15 décembre 1929, p. 684.

Autres articles parus dans Ciné :

« Au Salon Carré du VIIe art. Les plus belles images animées du doux Pays de la France », Ciné, n° 2, juin 1926, p. 19-20.

« L’Art cinégraphique de Jacques de Baroncelli », Ciné, n° 3, juillet 1926, p. 28-30.

« Pour la vitalité intelligente du VIIe art. Suggestions », Ciné, n° 4, août 1926, p. 40.

« Signal d’alarme », Ciné, n° 5, septembre 1926, p. 50-51.

« La Valse de Méphisto - L’Enfant Sacrifiée. Pour un répertoire du Film », Ciné, n° 6, octobre 1926, p. 59-60.

« Évolution. Un Cinéaste : Marcel L’Herbier. Un Film : “le Vertige” », Ciné, n° 7, novembre 1926, p. 73-74.

« La Souriante Madame Beudet », Ciné, n° 9, janvier 1927, p. 96-97.

« Histoire du cinéma : L’Art Cinématographique Scandinave », Ciné, n° 10, février 1927, p. 112-113.

« Exagérations », Ciné, n° 11, mars 1927, p. 128-129.

« Un Dyptique : “Ben-Hur” et “le Roi des Rois” », Ciné, n° 14, novembre 1927, p. 171-172.

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« Le Roi des Rois », Ciné, n° 15, décembre 1927, p. 185.

« “Feu Matthias Pascal” ou le Triomphe du Cinéma », Ciné, n° 17, février 1928, p. 211-212.

« “L’évolution du cinéma en France” par Robert de Jarville », Ciné, n° 18, mars 1928, p. 223-224.

« “L’Avant-Garde” cinématographique mise au service de la Pensée et de l’Émotion », Ciné, n° 20, mai 1928, p. 247-248.

« Louis Delluc, prophète et apôtre du Cinéma pour les intellectuels », Ciné, n° 21, juin 1928, p. 259-260.

« L’erreur du cinéma “art international” », Ciné, n° 22, juillet 1928, p. 272-273.

« La saison du “Vieux Colombier” à Genève », Ciné, n° 23, août 1928, p. 294.

« Une mode cinématographique », Ciné, n° 25, octobre 1928, p. 315-316.

« Essai psychologique sur un film célèbre : “Ben Hur” », n° 27, Noël 1928, p. 329-331.

NOTES

1.Peu d’études ont été consacrées à ce sujet. On peut citer les contributions de David Bordwell, « The Musical Analogy », Yale French Studies, n° 60, 1980, p. 141-156, Dominique Château, « Le rôle de la musique dans la définition du cinéma comme art : à propos de l’avant-garde des années vingt », Cinémas, vol. 3, n° 1, 1992, p. 79-94 et Alberto Boschi, « Ascesa, fortuna e declino dell’analogia musicale », Teorie del cinema. Il periodo classico 1915-1945, Roma, Carocci, 1998, p. 83-122. 2.Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, J. Povolovski & Cie, 1925 ; voir également « Le rythme cinématographique », le Crapouillot, mars 1923 [repris dans Marcel L’Herbier (dir.), Intelligence du cinématographe, Paris, Corrêa, 1947, p. 250-256]. 3.[Émile] V[uillermoz], « Devant l’écran-Lueurs », le Temps, n° 21150, 4 juin 1919, p. 3. Voir également « La Musique des images », l’Art cinématographique, Vol. III, Paris, Félix Alcan, 1927, p. 39-66. 4.Les renvois aux articles de Ramain se font par année de parution et identification par lettre et se réfèrent à la bibliographie partielle de ses écrits disposée en annexe. 5.Sa thèse est conservée à la Bibliothèque Nationale : Recherches sur l’influence des radiations solaires ultra-violettes et infra-rouges sur le taux des globules blancs et la formule hémoleucocytaire, Thèse par Paul Ambroise Joseph Ramain, moniteur de laboratoire (sanatorium Bon Accueil), lauréat de la Faculté de médecine de Montpellier (Concours 1922, prix Swiecicki), Montpellier, Imprimerie l’Abeille, 1923. Université de Montpellier. Faculté de médecine. 6.Fondée le 5 avril 1925, l’Association des Amis du Cinéma de Montpellier s’inscrit dans le grand mouvement associatif lancé par Cinémagazine. Ramain déclare par ailleurs avoir participé en 1923 à la création des Amis du film languedocien (1927b). Il participe en outre à la mise en place de ciné-clubs inspirés par Ciné d’Art à Nîmes et Montpellier (Ciné, n° 12, avril 1927, p. 143). En février 1928, il expose ses conceptions théoriques à Thonon- les-Bains, « improvisa[nt] » lui-même au piano l’accompagnement des quatre films projetés (Ciné, n° 17, février 1928, p. 218). En mars 1928, il donne encore une conférence à Annecy, « De la symphonie visuelle au film onirique », au cours de laquelle sont projetés quelques films du « Laboratoire du Vieux Colombier ». Là aussi, il accompagne les films au piano (Ciné, n° 18, mars 1928, p. 232).

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7.Cette nouvelle adresse apparaît dès août 1925. Deux lieux différents sont mentionnés : Nernier (1925j) et, à partir d’août 1926, Douvaine (Ciné, n° 4, août 1926, p. 40). 8.Ciné, n° 10, février 1927, p. 114. 9.Parmi les membres principaux de l’Association des Amis du Cinéma de Montpellier, on relève la présence d’un « critique cinégraphique » (Louis Thibaud), du rédacteur en chef du journal local la Vie mondaine (Mario-Paul Bringuier), d’un avocat à la Cour d’appel, d’un critique littéraire, d’un professeur agrégé d’histoire et de géographie, de docteurs à la Faculté de Médecine, d’un licencié ès Lettres, etc. (1925c) 10.Dans un article sur cette association, on signale que Ramain réside à l’adresse suivante : Enclos Laffoux, « La Pierre Rouge ». M[ario] – P[aul] B[ringuier], « Montpellier, ville d’art cinégraphique », Cinémagazine, n° 23, 5 juin 1925, p. 398. Bringuier insiste sur la singularité de Montpellier, seule ville, avec Paris, à développer une telle activité cinéphile. 11.Cet usage particulier du terme est attribué par Ramain au Prof. Grasset, neurologue de Montpellier (1926d, h). 12.Ce sont les Nordiques, « rêveurs par excellence », qui dominent d’après Ramain la production cinématographique (1925d). 13.Emboîtant le pas de Fescourt et Bouquet dans l’Idée et l’écran, Fascicules I-III, Paris, Imprimerie G. Haberschill et A. Sergent, 1925-1926. Voir « Sensations ou sentiments ? », Cinéa-Ciné pour tous, n° 66, 31 juillet 1926 et n° 69, 15 septembre 1926, p. 15 (1926i). Dans Cinéa-Ciné pour tous, Ramain s’engage dans une controverse à ce sujet avec Brunius, ami de Henri Chomette (1927a). En octobre 1928, il répond aux reproches formulés à son encontre par Henri Hugues (« Créer », Cinéa-Ciné pour tous, n° 116-117, septembre 1928). 14.Il s’oppose notamment aux positions d’Epstein dans « L’Objectif lui-même », Cinéa- Ciné, n° 53, 15 janvier 1926 (1926c). 15.Il considère Cinq minutes de cinéma [pur] d’Henri Chomette comme « une manière de chef-d’œuvre [qui] se rapproche – théoriquement – de la musique » : « En dehors de la lumineuse beauté des cristaux-accords et des verres irradiés en mouvement, il y a certains effets d’accords renversés et inversés et inversés, de transposition d’accord sur un autre degré, et certains passages du mineur au majeur (et vice-versa) sans que l’accord initial soit changé, qui procurent des émotions très pures et d’un ordre élevé. […] Cela c’est du bon cinéma, mais ce n’est qu’une forme du cinéma. » (1929b) 16.Cette idée rappelle celle de l’œil supra humain de Vuillermoz : « L’homme a ainsi créé un organisme plus fort et plus riche que lui-même, il en a fait une annexe et un perfectionnement de son propre cerveau. Lorsque la réceptivité humaine a atteint ses limites extrêmes, on peut, grâce à cet instrument de prospection, pousser plus loin la conquête du réel et agrandir d’autant le domaine du rêve. Avec ses mille facettes, sa mobilité d’impressions, son pouvoir d’association d’idées et d’images et sa foudroyante rapidité de perception, l’appareil de prises de vues est devenu le prolongement et l’agrandissement du cerveau de l’artiste qui cherche à déchiffrer le monde. » « La Musique des images », op. cit., p. 41. 17.À moins que ce vocable ne recouvre dans l’esprit de Ramain le procédé de l’écran divisé. 18.Jacques de Baroncelli est le « Gabriel Fauré du film » (1925b) et certains de ses effets de progression dans Pêcheur d’Islande renvoient aux allegro initiaux de la Sonate op. 106 et de la Symphonie en ut mineur de Beethoven (1925b) ; Epstein est rapproché de Moussorgsky (1925b) ; la Souriante Madame Beudet de Dulac recèle d’« innombrables

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idées mélodico-harmoniques » proches de celles des œuvres de Debussy (1925e) ; la Charrette fantôme de Sjöström possède l’intensité des derniers Quatuors et de la Messe en ré de Beethoven, ainsi que des Passions de Jean-Sébastien Bach (1925d) ; l’Image de Feyder constitue un « admirable lied visuel développé comme un lied musical de Moussorgsky et de Schubert » (1926g). Enfin, pour être réussi, un film devra contenir des « développements aussi intelligents que ceux d’une symphonie beethovienne, d’un drame wagnérien ou d’un poème sonore strawinskyste » (1925g). 19.Germaine Dulac, « Les esthétiques, les entraves. La cinégraphie intégrale », l’Art cinématographique, vol. II, Paris : Librairie Félix Alcan, 1927, p. 29-50. Voir plus généralement Écrits sur le cinéma (1919-1937), Paris, Paris expérimental, 1994. 20.Abel Gance, « Le cinéma, c’est la musique de la lumière », Cinéa-Ciné pour tous, n° 3, 12 décembre 1923, p. 11-12 ; « Le temps de l’image est venu », l’Art cinématographique, vol. II, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927, p. 86 ; « Nos moyens d’expression. Extraits de la Conférence faite par Abel Gance à l’Université des Annales le 22 mars 1929 », Cinéa-Ciné pour tous, n° 133, 15 mai 1929, p. 7-8 ; « L’harmonie visuelle est devenue symphonie », Conférence donnée le 22 mars 1929, citée dans Pierre Lherminier, l’Art du cinéma, Paris, Seghers, 1960, p. 165. 21.Sur les rapports entre Dalcroze et le cinéma, voir L. Guido, « Émile Jaques-Dalcroze : vers une théorie du rythme cinématographique », dans François Albera et Maria Tortajada (dir.), Cinéma suisse : nouvelles approches, Lausanne, Payot, 2000, p. 22-45. 22.Matila Costiescu Ghyka, Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, Paris, Gallimard, 1927 ; le Nombre d’or : rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, Paris, Gallimard, 1931. 23.Élie Faure, l’Esprit des formes, Crès, Paris, 1927, « De la cinéplastique », la Grande Revue, CIV, 11, nov. 1920, repris dans Fonction du cinéma, Gonthier, Genève, 1964, p. 16-36. 24.Marcel Jousse, Études de psychologie linguistique. Le style oral rythmique et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs, Paris, G. Beauchesne, 1925. 25.Roland Guerard, « La psychologie du geste » et « Le geste et le rythme », Cinéa-Ciné pour tous, n° 106, 1er avril 1928, p. 15-16 et n° 112, 1er juillet 1928, p. 9-10. Voir L. Guido, « Le rythme des corps. Théorie et critique de l’interprétation cinématographique à partir des arts musico-corporels (danse et gymnastique rythmique) dans la France des années vingt », Leonardo Quaresima (dir.), L’uomo visibile - L’attore dalle origini del cinema alle soglie del cinema moderno, Udine, Forum 2002, p. 232-233. 26.« S’il était né une cinquantaine d’années plus tard, Wagner aurait écrit sa Tétralogie non pas pour un plateau, mais pour un écran ». É. Vuillermoz, « La musique des images », op. cit., p. 56. 27.« Le lendemain de la première représentation de la Mort de Siegfried, j’ai vu jouer le Crépuscule des Dieux à l’Opéra : l’Opéra en est mort », François Berge, les Cahiers du Mois, numéro spécial « cinéma » de 1925, cité par Ramain (1926f). 28.« … Le besoin d’un accompagnement plus ou moins mélodieux et même plus ou moins harmonieux s’est toujours fait sentir, et même le substitut le plus pauvre d’une musique décente a été toléré, puisque le fait de voir des longues bobines dans un espace sombre sans aucun accompagnement fatigue et finit par irriter la moyenne du public. La musique soutient la tension et tient l’attention en éveil ». Hugo Münsterberg, The Film : A Psychological Study, New York, Dover Publications, 1970 [1916], p. 88. « Au cinéma, dès que la musique s’arrête, s’instaure un silence tendu. Il bourdonne (même si l’appareil est silencieux), il empêche de voir le spectacle. Et cela ne provient pas de ce

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que nous sommes habitués à la musique au cinéma. Ôtez-la, il s’en trouvera appauvri, il deviendra un art déficient, incomplet. En l’absence de musique, les bouches béantes en train de parler sont proprement insupportables. » Iouri Tynianov, « Le cinéma, le mot, la musique » [1924], dans : F. Albera (dir.), les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film, Paris, Nathan, 1996, p. 189. « … On a voulu épargner au spectateur le désagrément de voir des copies de personnes vivre, s’agiter et même parler tout en restant muettes. Elles vivent et ne vivent pas, ce qui a un côté fantastique, et la musique cherche moins à remplacer la vie qui leur manque – elle ne s’y adonne que dans le cas d’une volonté idéologique – qu’à apaiser l’angoisse, absorber ». Theodor Adorno, Hanns Eisler, Musique de cinéma, Paris, L’Arche, 1972 [trad. de l’éd. allemande de 1969. La première version de cet ouvrage, signée du seul Eisler, date de 1947], p. 84. 29.Ch. Tenroc, « Les Théâtres », le Courrier musical, n° 19, 1er décembre 1924, p. 565-566. 30.S. M. Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Grigori Alexandrov, « L’avenir du film sonore », Sovietski èkran, n° 32, 1928. Repris dans S. M. Eisenstein, le Film : sa forme, son sens, Paris, Christian Bourgeois, 1976, p. 19-21. Maurice Jaubert, « Les Arts. Le Cinéma. Petite école du spectateur. La musique », Esprit, avril 1936, p. 114-119. 31.Gianni Rondolino, Breve Storia della musica cinematografica, Torino, Utet Libreria, 1991, p. 20. 32.Ramain assimile le jazz et les blues à une « décadence », où la musique s’annule dans des « titillations génésico-sonores », réduite au niveau d’un « inconscient rudimentaire d’animal ». Ces remarques contrastent avec les conceptions élogieuses développées par Darius Milhaud dans son article « L’évolution du Jazz Band. La musique des Nègres d’Amérique du Nord », le Courrier musical, n° 9, 1er mai 1923, p. 163-164. 33.Bernard Brunius, « Musique ou cinéma », Cinéa-Ciné pour tous, septembre 1926, n° 68, p. 15-16. 34.« Le Cinématographe et les adaptations orchestrales », la Tribune de Genève, 10 juin 1925. 35.Ce disciple de la gymnastique rythmique d’Émile Jaques-Dalcroze a également répondu à l’« enquête sur la musique de cinéma » lancée par Cinéa-Ciné pour tous dans le n° 40, 1er juillet 1925, p. 5-7. 36.[Émile] V[uillermoz], « Devant l’écran - Lueurs », le Temps n° 21150, 4 juin 1919, p. 3. 37.Faute de place, ces études seront confrontées avec les films dont elles veulent dégager la « structure thématique » dans un autre article. Ramain se réfère en l’espèce à un entretien qu’il a obtenu avec Lang, publié dans le n° 57 du 15 mars 1925 de Cinéa- Ciné pour tous. 38.On trouve par exemple : « Réflexions sur un film mal compris Un chien andalou de Luis Buñuel », Cinéa, n° 2, avril 1930 (nouvelle série), p. 6-7. 39.Paul Ramain, Les Grands vins de France, Paris, Éditions de La Vie technique, industrielle, agricole et coloniale, 1931 [rééd. Marseille, Laffitte, 1980] ; Champignons vénéneux et champignons inoffensifs de chez nous, Thonon-les-Bains, Haute-Savoie, P. Pellissier, 1941 ; Mycogastronomie, Paris, Bibliophiles gastronomes, 1954. 40.Sensations ou sentiments ? », Cinéa-Ciné pour tous, op. cit. 41.Le cinéma expérimental : histoire et perspectives, Paris, Seghers, 1974, p. 90. 42.A. Boschi, op. cit., p. 96. 43.D. Bordwell, op. cit., p. 142.

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Satie, Milhaud et le « collage » musical

Roberto Calabretto

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par François Albera et Giusy Pisano

1 En référence à la pratique d’accompagnement du cinéma muet, Riciotto Canudo, observateur attentif de l’univers cinématographique au début du siècle, note, non sans ironie : Là, sans transition, et sans penser à mal faire, on traîne dans la succession des tableaux de l’Écran la Marche funèbre de Chopin pour la couper avec la valse C’est mon homme, et l’on suspend froidement le Prélude de Parsifal devant l’alanguissement du dernier tango. Je puis affirmer avoir entendu, et non point chez les derniers Peaux-Rouges, mais dans tout l’éclat de la civilisation boulevardière, la Symphonie héroïque adaptée à je ne sais quelle ignominie en épisodes.1

2 Par ces mots, Canudo dénonce une situation qui était, à l’époque, habituelle dans le cinéma muet où le commentaire sonore était pensé de manière superficielle en référence à des situations standards des plus conventionnelles.

3 Dans sa Philosophie de la Musique, Ernst Bloch a bien synthétisé cette situation en écrivant : On sait qu’il faut tirer des trémolos de l’harmonium quand le fils de la maison se suicide ou quand Messine est engloutie dans le tremblement de terre. On a appris aussi à distinguer entre rapide et lent, clair et obscur, mais l’essentiel est que la manière avec laquelle les bons maîtres de village, après les fatigues du jour, pouvaient fabuler sur leur piano a, au cinéma, été élevée au niveau d’une forme artistique.2

4 Telle n’était pas la fonction de la musique au cinéma pour Canudo ; au contraire, elle devait adhérer dialectiquement aux images, cherchant une osmose réciproque aux fins d’accomplir une totalité au sens wagnérien3. La pratique alors était donc très différente et beaucoup d’apports sonores prenaient naissance dans des opérations élémentaires

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de sélection de matériaux musicaux souvent sortis de manuels et d’anthologies des différents genres où les répertoires classiques rejoignent, sans solution de continuité, la musique de consommation, selon une technique que l’on pourrait définir comme du « collage musical ».

5 C’est pourquoi Guiseppe Becce appelait ces compositions « illustrations d’auteur ». En fait, la définition même de la « musique de film » était alors problématique. Dans le cinquième chapitre de son Allgemein Handbuch de 1927, le musicien italien écrit : Actuellement au cinéma, une composition musicale, au vrai sens du terme, n’existe pas. Il n’est pas non plus pensable d’envisager une « technique de composition » de la musique de film au sens artistique. C’est pourquoi notre but est d’offrir une suite de compositions utilisables en peu de temps par qui a envie d’écrire de la musique de film. Composition qu’il serait plus correct de définir comme « illustration d’auteur ».4

6 Telle fut, en tout cas, la première réponse donnée à l’usage en vogue dans les premières années de l’histoire du cinéma, où les modèles musicaux provenaient de la musiques de scène, de l’opéra, des poèmes symphoniques ou de la pantomime5. La pratique du « collage » pouvait se développer à deux niveaux. Au premier, qui prévoyait la réadaptation de la musique préexistante en fonction des exigences de la narration cinématographique, s’opposait un second qui, au contraire, utilisait le collage dans la perspective de constituer de vraies partitions originales « ex novo ». Et si ce dernier aspect est plus intéressant dans la mesure où la musique était expressément constituée et pensée pour un film donné, la situation la plus courante était la première, où les fragments du répertoire étaient, de fois en fois, sélectionnés en fonction des différents films, faisant fonction de support musical6. La composition d’un véritable apport musical pensé en référence à un film est demeurée une exception durant toutes les époques du muet. Aussi, comme on va chercher à le démontrer, les résultats sont souvent très intéressants.

7 On doit d’emblée mettre en évidence que la pratique du « collage » ne se bornait pas à adopter des matériaux de répertoire, pour lesquels une telle opération était nécessaire, mais inspirait plutôt une véritable composition, une partition écrite spécialement pour un film donné. Le « collage » était donc une pratique ancrée à tel point dans la musique de cinéma qu’il peut être retenu comme un dénominateur commun de l’époque du muet. Le Groupe des Six et le cinéma 8 Dans ce contexte, la position du Groupe des Six est nodale puisque certaines de leurs partitions pour le muet, en particulier la technique composite mise en œuvre par Erik Satie dans Entr’acte, peuvent être considérées comme les emblèmes de cette démarche.

9 L’implication de Satie et de ses disciples dans le cinéma est d’autant plus importante que non seulement les avant-gardes de l’immédiat après-guerre n’avaient guère manifesté d’intérêt pour le monde du cinéma, ignorant sa grande popularité auprès du public, mais elles avaient la plupart du temps refusé à ce genre de musique toute dignité esthétique, contribuant de la sorte à la reléguer dans les limbes de la « mauvaise musique ». Une des conséquences de cette dichotomie générale entre « musique savante » et « musique populaire », fut de perpétuer absurdement l’ignorance de la légitimité de la musique de consommation comme de la dignité du folklore, dont beaucoup de compositeurs étaient pourtant conscients.

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10 Le décalage entre le radicalisme artistique du début du siècle et les avant-gardes musicales était donc très fort dans les premières décennies du XXe siècle. Satie ne déclarait-il pas lui-même que « l’évolution musicale est toujours en retard de cent ans par rapport à l’évolution picturale »7 ? Dès lors on ne doit pas être surpris que Stravinski ait manifesté un dédain aristocratique à l’endroit du cinématographe et que Schönberg hésita devant les possibilités que celui-ci ouvrait à la musique, allant jusqu’à inverser l’approche traditionnelle du problème en assignant au cinéma la tâche d’accompagner le son et non l’inverse8 !

11 Refus, reniement et contradiction accompagnent donc l’histoire de la musique de cinéma au début du siècle9.

12 Situation délicate où l’on entravait l’accès de la musique savante au cinéma en éloignant les compositeurs qui exercèrent un rôle majeur dans l’évolution musicale des premières années du XXe siècle en particulier, il faut le souligner, les compositeurs dont le langage se serait prêté au commentaire sonore.

13 Les Six en revanche, par leur inlassable recherche expérimentale et leur pratique délibérément provocatrice, également parce qu’ils savaient être dans un contexte où tout était possible, pénétrèrent dans cet univers et obtinrent des résultats. Leur présence n’en est que plus précieuse car le langage même qui caractérise leur musique se révéla particulièrement approprié au commentaire cinématographique. Cette stylistique est précisément repérable dans les deux œuvres que nous allons évoquer, la bien connue partition de Satie et le Bœuf sur le toit de Milhaud, assez connue également mais dont le destin cinématographique exige quelques explications. Milhaud et le Bœuf sur le toit

14 Les circonstances qui amenèrent Milhaud à la composition du Bœuf sur le toit sont en effet complexes. Pendant les premières années de la Première Guerre mondiale, le musicien était attaché auprès du Consulat français de Rio de Janeiro. Il avait eu l’occasion de faire connaissance et d’apprécier la richesse de la musique de ce pays qui, pour un compositeur européen, révélait des rythmes, mélodies et atmosphères sonores complètement nouveaux et d’une extraordinaire richesse. Mûrie lors de ce séjour au Brésil, cette expérience influença la musique de Milhaud sous divers aspects, au point de le faire tomber sous le charme de la musique populaire, véritable source d’inspiration de certaines œuvres écrites à son retour à Paris10.

15 Œuvre sans doute parmi les plus célèbres de son catalogue, reconnue comme un véritable manifeste de sa poétique de composition, il faut remettre le Bœuf dans son contexte. Au départ Milhaud l’avait conçu en accompagnement d’un film de Charlot et c’est l’intervention de Cocteau qui le convainquit d’utiliser cette musique pour une pantomime de cirque surréelle, exécutée au ralenti et située dans un café à l’époque de la prohibition. Sa destination primitive pour le cinéma n’en est pas moins évidente : outre les témoignages à ce sujet, elle ressort de l’analyse de l’écriture adoptée par le compositeur.

16 Georges Auric écrit dans ses mémoires : Nous aimions tous le cinéma qui, par bonheur, continuait d’être muet. La découverte des films américains, les soirées au Cirque Medrano, les musiques virevoltantes des Luna Park, pour la plupart d’entre nous, alternaient avec le sérieux des concerts méticuleusement sélectionnés. Nous avons rapidement

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compris que Charlie Chaplin occupait une place privilégiée. Ses films, m’expliquait Darius, auraient trouvé une place naturelle dans Cinéma-Fantaisie.11

17 Toujours d’après Auric le même Milhaud aurait présenté cette œuvre à un concours dans les termes suivants : Vous les bien-aimées, vous connaissez sûrement toutes Charlie Chaplin. En pensant à ses films, à leur présentation, à leur accompagnement, j’ai composé Cinéma- Fantaisie […] Et voici, Cher Maître, la fantaisie promise. Associée, pensez-y, à un certain Charlot.12

18 Au-delà de ce témoignage, quelque important qu’il soit dans le cadre de nos réflexions, il faut cependant remarquer combien l’écriture de Milhaud, dans ce cas très représentatif de l’esthétique des Six, révèle les spécificités stylistiques qui la rendent si cinématographique. Son articulation formelle est très intéressante, où les phrasés sont souvent réduits à de brefs aphorismes au contenu expressif plutôt sobre quoique toujours assez extraverti, emprunté au monde du numéro de clown. Quand les archets attaquent à l’unisson le thème, la mélodie se nuance de teintes naïves et sentimentales où perce l’intention ironique et allusive.

19 La poétique du collage nous apparaît dès les premières mesures13 où souvent pointe la polytonalité et une très vive séquence de rythmes tirés d’une danse latino-américaine (tango, samba, maxixe…)

20 Ces exemples mettent en lumière la prédilection de Milhaud – également typique des Six – pour la soi-disant « tonalité sale », où les centres de tonalités sont présents et délimitent les différents moments du discours musical à condition d’être enrichis par d’énormes dissonances dont une fonction est exclusivement de timbre. En même temps se décèle de manière évidente la pulsation rythmique qui, animé de rythmes dansants, est le véritable élément moteur spécifique de ces pages. Le collage ne peut être que la résultante logique de ces stylèmes de composition. Il est en outre la réponse concrète de Milhaud à la question débattue au début du siècle concernant les modèles auxquels la musique de film était censée se conformer. À l’intérieur de ses écrits dédiés au cinéma, on trouve une intéressante réflexion sur « Wagner, Verdi et le film » que le musicien énonça dans une intervention au 2e congrès international de Florence en 1937. Dans ces brèves considérations, Milhaud soutient véhémentement que l’idéal dramaturgique wagnérien est ce qu’il y a de plus anticinématographique, soulignant combien la technique du leitmotiv est un expédient banal et primaire qui n’a rien à faire avec le langage cinématographique. Dans son accompagnement musical, le cinéma risquait de se trouver privé de tout caractère d’improvisation, de toute possibilité imaginative. Dès qu’on parle d’improvisation, de surprise, on s’éloigne du point de départ wagnérien. Tant mieux ! il ne peut y avoir de libération plus salutaire.14

21 Paroles éloquentes qui expriment combien la poétique du collage était la réponse, l’alternative que le monde du cinéma de l’époque était en mesure de donner aux modèles dérivés de l’opéra, en l’occurrence le modèle wagnérien.

22 Plus les stylèmes tirés de la dramaturgie du Wort-Ton-Dram demandaient continuité et fusion réciproque des éléments musicaux, plus les Six et Milhaud penchaient vers une structure par blocs bien délimités et définis qui s’adaptent mieux aux exigences du langage cinématographique. « Cher Monsieur Clair. Et le film ? » Erik Satie et Entr’acte

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23 la musique de Satie pour le film de René Clair décuple encore les potentialités cinématographiques déjà présentes dans le langage de Milhaud. La partition « Cinéma Entr’acte Symphonique de Relâche » fut écrite pour un film qui, comme son titre l’indique, servit d’intermède au ballet Relâche de Francis Picabia. L’idée d’insérer une projection entre deux actes du ballet fut très probablement suggérée par Satie lui- même, peut-être en souvenir des projections qui fragmentaient les spectacles de Music- Hall.

24 Dans le contexte spécifique au climat de provocation qui animait les avant-gardes parisiennes, ce film est très singulier et son récit s’étale sur un parcours, par certains côtés, ambigu. La linéarité narrative est bien suspendue mais pour autant Entr’acte ne se présente pas comme un film abstrait et encore moins comme un documentaire. Nous avons au contraire une première partie avec une série d’images montées avec une grande liberté et un rythme de plus en plus serré et, une deuxième partie qui présente la parodie d’un enterrement. À la liberté d’accoler des associations visuelles dans les premières séquences, succède un récit plus linéaire qui conserve cependant des teintes surréelles et est animé d’un montage frénétique.

25 Cette nature particulière du film est bien soulignée par Sergio Miceli, qui, en référence à sa première partie, met en relief la présence de « thèmes qui alternent avec un rythme tel que chacun d’entre eux reste sur l’écran le temps nécessaire pour s’affirmer comme un événement mais pas assez pour créer les attentes et les concaténations logiques du rapport de causalité typique de la narration conventionnelle. »15

26 Il n’est pas fortuit que Clair ait écrit : dans Entr’acte, l’image « détournée de son devoir de signifier », naît « à une existence concrète ». Rien ne me semble plus respectueux de l’avenir du film que ces balbutiements visuels dont il a réglé l’harmonie.16

27 Il est évident qu’un tel produit artistique ne pouvait qu’attirer tout de suite l’attention d’Erik Satie qui se préparait à ce travail avec beaucoup de sérieux (le chronomètre à la main !)17 comme le confirme dans sa carte postale envoyée au réalisateur où il écrit : Cher Monsieur Clair. Et le film ?… Quand ?… Le temps passe (& ne repasse pas). Ai la « frousse » d’être oublié par vous. Oui… Envoyez-moi rapidement le détail de votre si merveilleux travail. Merci fort. Bien vôtre, je suis. E. S.18

28 Satie travaille donc méticuleusement, préoccupé en particulier par le synchronisme que le langage exubérant de la pellicule exige. Contrairement au film, sa partition est d’une écriture plutôt sobre ; elle frappe par la pauvreté avec laquelle elle se présente – trait typique du langage du compositeur – et par une simplicité poursuivie dans tous ses paramètres : mélodie, harmonie et rythme. Sur un mode qui n’appartient qu’à elle, elle se donne comme une suite de quelques phrases réitérés dont seule se détache une brève citation parodiée de la « Marche funèbre » de la Sonate en si bémol majeur op. 35 de Chopin, au moment où apparaît le corbillard19.

29 La technique du collage s’élève donc à sa puissance maximale.

30 Comme l’a écrit Ornella Volta, « la partition de Cinéma, construite par blocs successifs, pétrifie en un certain sens chaque séquence au lieu de faciliter sa fusion dans un ensemble. Chacune prend ainsi toute sa valeur. Comme dans le paradoxe de Zénon d’Elée, le mouvement est décomposé dans une série d’instant immobiles. »20

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31 La cellule rythmique qui se présente dès la première mesure, reprise ensuite tout au long du film, est assez simple : elle procède de l’incipit de la « Marche funèbre » qui peut ainsi être interprétée comme le cœur de la partition entière.

32 Cette cellule rythmique de la phrase initiale est extrêmement simple :

33 Après quelques mesures elle se présente à nouveau en batterie dans des valeurs augmentées :

34 Une seconde variante présente la structure rythmique initiale mais privée de levée :

35 Enfin la parodie de Chopin suivie d’un effet d’étirement dû aux circonstances dans lesquelles le thème se présente :

36 Satie se sert, en pratique, d’un procédé isotopique qui fait dériver une chaîne de situations conséquentes à une cellule. Un procédé de composition de matériaux où la pensée musicale procède d’une suite de fragments bien identifiables et recomposables. Si l’on descend dans les détails, on observe que la partition est constituée de cinquante-huit unités musicales de quatre et surtout de huit mesures chacune. Dans un seul cas nous avons une phrase de douze mesures, correspondant à la séquence intitulée « Chasseur et début de l’enterrement ». Souvent Satie organise le discours musical en répétant des phrases de quatre mesures deux fois (4 + 4).

37 En définitive, nous avons une « mosaïque » où les phrases se répartissent en 4, 4 + 4, 8 et 12 mesures. D’apparentes anomalies se trouvent à la séquence n° 3 (« Prises d’air, jeux d’échecs et ballons sur les toits ») où l’entrée dans la tonalité de fa majeur comporte deux phrases de 7 + 5 mesures, alors que la cadence finale comporte un 6 + 2. Si, dans ce cas, la symétrie n’est que légèrement altérée (la somme des cellules donne, en effet, toujours 12 et 8), un véritable écart ne se retrouve que dans la séquence n° 8 (« la poursuite ») où l’entrée dans le tempo alla breve comporte trois séquences de 7 + 7 + 7 mesures. C’est le moment où la musique semble évoquer une mélodie chorale, déformée et ponctuée par des figurations.

38 Au cours de la narration musicale, cette section est cependant un « cas à part », ce qui veut dire que l’articulation en sept mesures trouve sa justification.

39 Ce procédé s’associe avec une grande efficacité au récit cinématographique de Clair. La partition de Satie cependant ne se limite pas à seconder les images, en proposant une segmentation musicale qui correspond à la visuelle, elle cherche plutôt à conférer une unité au film qui, comme nous l’avons déjà dit, est structuré en deux grands moments. La musique en effet, en étant justement organisée sur la variation d’une cellule rythmique et sur les réalisations symétriques des phrases musicales, garantit une cohérence au film qui ne la possède pas en lui-même. C’est ainsi que dans la première partie le caractère abstrait répétitif de la musique s’accorde avec les caractères des séquences visuelles, alors que dans la seconde, musique et image poursuivent deux chemins différents. Si d’un côté, en effet, le commentaire sonore continue à jouer sur le même registre, les images acquièrent une certaine linéarité et donne vie à un « récit »21. C’est précisément l’isotopie rythmique donnée par ces opérations élémentaires du matériau musical qui permet l’unité de l’ensemble.

40 Avec Entr’acte nous avons pourtant un exemple majeur de fonctionnalité de la musique par rapport aux exigences du cinéma22. Ce qui la rend telle, c’est son adhésion aux images, le modus operandi avec lequel Satie l’a écrite et l’utilisation d’une technique de composition élémentaire qui s’est révélée très efficace. Efficace parce que permettant d’offrir des modèles antithétiques à la technique exténuée du leitmotiv et des

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typologies plus conformes à la spécificité des images en mouvement. Certes, travailler en utilisant les critères de sélection des matériaux et l’isotopie rythmique signifiait se libérer non seulement de certaines pratiques présentes dans la musique de film mais aussi de la musique en général qui, au début du XXe siècle encore, vivait sur l’héritage de la sensibilité romantique (l’inspiration à la base de l’acte de composition, le refus de toute forme de compromis par rapport à la destination à laquelle le produit musical peut être destiné…). Toutefois la musique de film est un art appliqué et écrire une partition pour un film signifie mettre en œuvre des procédés de composition qui doivent avoir une finalité bien précise : celle de pouvoir accompagner adéquatement des images.

41 Tous les compositeurs n’étaient pas conscients de cela et beaucoup de noms illustres de la vie musicale du début du XXe siècle, dans le difficile travail de composition que le cinéma leur demandait, ont échoué justement parce qu’ils ont conçu la partition de film dans les termes traditionnels du poème symphonique. L’exemple d’Ildebrande Pizzetti vaut pour tous qui, après avoir conçu la musique de quatre films connus du cinéma italien – Cabiria, Scipione l’Africano, Il Mulino del Po et Promessi Sposi – dira : Mais le cinéma a ses lois, qui sont de fer, n’admettent aucune exception, et auxquelles j’ai dû m’astreindre ; et ainsi : « Coupe ici », « Mesure là », « Déplace-toi à 200 km », « Renonce à cinq mesures aujourd’hui », « …dix demain », « Dilate », « récris ». Non, ce n’est pas possible, du moins pas pour moi…23

42 On peut comprendre à travers de tels propos pourquoi la partition d’Entr’acte est un modèle précis pour la musique de film alors que celle de Pizzetti n’était destinée qu’à être un témoignage des malentendus et des contradictions non résolues entre le cinéma et la musique.

NOTES

1.Riciotto Canudo, « Musique et cinéma. Langages universels », Comœdia n° 3176, 26 août 1921, p. 1, partiellement repris dans l’Usine aux images (1927), repris intégralement dans l’Usine aux images, Paris, Séguier-, 1995, p. 72. Dans le même ordre d’idée, Sergio Miceli note pertinemment que « Canudo visait à une osmose où les composants pussent s’exprimer dans le respect mutuel, condition essentielle pour un art qui voulait approcher de la totalité. Mais cette aspiration à la totalité n’enthousiasmait guère les musiciens français. Ils n’ont pas répondu adéquatement à l’accès à la maturité et à l’émancipation du nouveau cinéma et pour cela – à la notable exception de Honegger – se réfugièrent dans un climat “impressionniste” auquel les cinéastes tendaient à leur façon, plutôt que dans le projet de Canudo dont ils ne pouvaient se prémunir des tendances “wagnériennes”. En un sens, dans le champ cinématographique, le modèle qui est resté le plus courant était celui des sélections : ce qui scandalisait l’idéalisme canudien tenait dans le potentiel auto-ironique, désenchanté et désacralisé des Six et de leur maître Erik Satie. » (Sergio Miceli, Musica e cinema nella cultura del Novocento, Firenze, Sansoni, 2000, p. 138-139).

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2.Ernst Bloch, Über Melodie im Kino, « Die Argonauten », 1913, dans : Zur Philosophie der Musik, Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1974, p. 185-186 [retraduit de l’italien, le texte ne figurant pas dans l’édition française de « Philosophie de la musique » dans l’Esprit d’Utopie, Paris, Gallimard. NdT] 3.Qui se définit aujourd’hui, en pratique, comme audiovision. 4.Citation reprise de Wolfgang Thiel, « Skizzen zur Geschichte der Stummfilmmusik in Berlin » dans Sergio Miceli (dir.), Atti del Convegno Internazionale di Studi. Musica & Cinema, Florence, Olschki, 1992, p. 47-48 [retraduit de l’italien. NdT] 5.Voir Ennio Simeon, « Modelli dellamusica per il cinema », dans son Per un pugno di note, Milan, Ruggienti, 1995, p. 22-33. En ces pages, l’auteur repère les moments où les premiers apports musicaux au cinéma, encore privés de statut autonome, sont débiteurs des modèles des autres genres de la production musicale. 6.Dans les premières années du cinéma ont fleuri des séries de manuels constitués sur la base de compilations de répertoires de « musiques d’atmosphère » qui pouvaient être régulièrement réadaptées aux différents films. Exemples : la Biblioteca Cinema de la Maison Ricordi, Pantheon e Walhalla de Bote & Bock ou encore l’Universal. Les scénarios musicaux se sont constitués sur la base de ces compilations très fameuses, suivis d’une pratique définissable comme collage des thèmes tirés de ces manuels. Outre l’Allgemein Handbuch et le Kinobibliothek de Giuseppe Becce, il faut également citer Edith Lang et George West, auteurs de Musical Accompaniement of Moving Pictures et Ernö Rapée qui publia en 1924 le volume Motion Picture Moods for Pianist and Organist. En référence à cet ordre de problèmes, voir : Sergio Miceli, « Manuali e repertori. Verso la codifica dell’accompagnamento » dans son Musica e cinema nella cultura del Novecento, op. cit., p. 69-89 ; David Robinson, Music in the Shadows, Pordenone, le Giornate del Cinema Muto, 1990 ; D. Robinson, Musique et cinéma muet, Paris, Les Dossiers du Musée d’Orsay, Réunion des Musées Nationaux, 1995. Enfin les écrits de Darius Milhaud sur le cinéma se trouvent sous le titre « la Musique et le cinéma » dans ses Notes sur la musique, Paris, Flammarion, 1982, p. 159-169. 7.Erik Satie, Quaderni di un mammifero, Milano, Adelphi, 1980, p. 158. [retraduit de l’italien NdT] Le cas du surréalisme est à cet égard emblématique à notre sens, qui n’a pas trouvé de correspondance dans la production musicale. C’est ainsi que Buñuel, quand il commence à tourner le Chien andalou, crée lui-même la musique du film en recourant à un collage musical brutal où le Prélude de Tristan alterne avec un tango argentin. 8.Allusion à la « musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schönberg (opus 34), pour laquelle, bien plus tard, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet tournèrent le film Einleitung zu Arnold Schönbergs « Begleitmusik zu einer Lichtspielscene » en 1972 puis Stan Douglas en 1993 avec une installation, Pursuit, Fear, Catastrophe : Ruskin B.C. (NdT). 9.Caractéristique est à cet égard l’attitude de la « génération des années quatre-vingt » italienne et ses membres, avant tout Malipiero et Pizzetti, qui renièrent les films auxquels ils avaient collaboré. 10.Le folklore brésilien avait provoqué en Milhaud une véritable fulguration. Cet engouement transparaît dans de nombreuses pages de ses écrits où il déclare que les rythmes de cette musique populaire l’intriguaient et le fascinaient. « Il y avait dans la syncope une imperceptible suspension, une respiration nonchalante, un léger arrêt qu’il m’était très difficile de saisir. J’achetai alors une quantité de maxixes et de tangos ; je m’efforçai de les jouer avec leurs syncopes qui passent d’une main à l’autre. Mes

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effors furent récompensés et je pus enfin exprimer et analyser ce “petit rien” si typiquement brésilien. » Darius Milhaud, « la Musique méditerranéenne » dans Jeremy Drake, Introduction à Milhaud. Notes sur la musique, op. cit., p. 22. Dans ses souvenirs, Milhaud écrit : « C’est au moment du Carnaval, dans le ruissellement de l’été tropical, que, chaque année, les nouvelles danses (tangos, maxixes, sambas, catérétés, etc.) surgissent, remplacent celles de l’année qui finit et s’installent partout. On les entend jouer par les musiques militaires, les orchestres des cinémas, les pianos des palais qu’habitent les cariocas, les pianos mécaniques et les phonographes des maisons de Paysandù… », D. Milhaud, ibid, p. 96. C’est pourquoi il reconnaîtra : « J’adore le Brésil. Et que cette musique est pleine de vie et de fantaisie ! » 11.Georges Auric, Quand j’étais là, Paris, Grasset, 1979, p. 153-154. [retraduit de l’italien NdT] 12.Ibid, p. 155-156. 13.« L’affirmation du collage comme une poétique où l’entrelacement des voix est traité de manière polytonale peut être l’alibi, le certificat d’appartenance au monde de la musique savante, ou l’illusion, chez l’auteur, d’apparaître encore comme auteur dominateur plutôt que dominé par les événements. » (S. Miceli, Musica e cinema nella cultura del Novecento, op. cit., p. 125.) 14.Darius Milhaud, « Wagner, Verdi ed il film », Musica e Realtà, n° 50, XVII année, juillet 1996, p. 215. 15.La genèse d’Entr’acte a été reconstituée par Ornella Volta dans « Le rideau se lève sur un os. Quelques investigations autour d’Erik Satie », Revue internationale de musique française n° 23 juin 1987, p. 11-15. Sur la musique de Satie voir également Enno Simeon, « Programmi narrativi e stratificazioni del senso nella musica per film. Il caso d’ Entr’acte » dans Rossana Dalmonte, Mario Baroni (dir.), Convegno europeo di analisi, Università degli Studi di Trento, 1992, p. 389-399 ; Martin Miller Marks, Music and the Silent Film, Oxford University Press, 1997. 16.René Clair dans la Danse, novembre-décembre 1924, cité par Jean Mitry, Storia del cinema sperimentale, Milan, Mazzotta, 1971, p. 108 (éd. franç. le Cinéma expérimental, Paris, Seghers, 1974, p. 95). [La formule liminaire de R. Clair reprend une expression d’André Breton : « C’est en donnant une couleur aux voyelles que pour la première fois on détourna le mot de son devoir de signifier. Il naquit ce jour-là à une existence concrète. » NdT] 17.« Il minutait chaque séquence avec un soin méticuleux et préparait ainsi la première composition musicale écrite pour le cinéma “image par image”… » (R. Clair, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, Paris, Gallimard « Idées », 1970, p. 25). Dans ses notes Satie indique en effet minutieusement les durées chronomées de la partition. 18.Erik Satie, Correspondance presque complète, Paris, Fayard / Imec, 2000, p. 639. 19.L’utilisation parodique de la célèbre page de Chopin peut être interprétée d’une part comme un geste volontairement provocateur typique des dadaïstes, de l’autre comme une dérision de la pratique d’accompagnement du cinéma muet, où le recours à la « Marche funèbre » de Chopin était un des nombreux topoi employés par les pianistes accompagnateurs. 20.Dans ses commentaires de Erik Satie, Quaderni di un mammifero, op. cit., p. 194. 21.La puissance iconique des images est en même temps telle que nous percevons le caractère de l’histoire malgré la musique.

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22.Clair dira en 1954 que cette partition écrite en 1924 pour accompagner un film muet est plus cinématographique que bien des partitions composées aujourd’hui pour des films sonores. 23.Dans Cristina Magaldi, « Ildebrando Pizzetti no è tenero con il cinema », Rivista del cinematografo n° 9-10, septembre-octobre 1964, p. 463.

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Technique et idéologie de la musique de film

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Des scènes chantées et du Film d’Art, de l’accompagnement musical approprié et du film musical : deux ou trois notes sur une histoire de la musique du cinéma muet

Édouard Arnoldy

1 Cet article a pour ambition non pas de proposer une histoire de la musique des films muets, une histoire monolithique et autosuffisante, mais bien d’entrecroiser certains développements des histoires du cinéma, de l’accompagnement musical du spectacle cinématographique et de diverses pratiques culturelles et médiatiques (le phonographe, le téléphone, le café-concert, le théâtre, l’Opéra). Avec pour souci de dénouer quelques-uns des fils entre lesquels s’enchevêtre une histoire générale de la musique de cinéma, un temps d’arrêt sur la synchronisation mécanique de l’image et des sons mérite sans doute d’être conduit. Dans la foulée, un égard certain va être accordé aux « films chantants et parlants » des années dix, une époque où, conjointement, il est souvent débattu de l’opportunité d’accompagner les films de musique (et/ou de bruitages) et de consacrer un Art cinématographique1. Enfin, un peu d’attention sera octroyée à la fin des années vingt et à la place un peu particulière qu’occupe la musique dans le mouvement inhérent au passage du muet au parlant.

2 Ainsi, en janvier et juillet 1908, Gaumont met sous presse ses Catalogues pour Projections Parlantes, des publications singulières en ce qu’elles ne laissent planer aucun doute sur la place particulière accordée là au « film chantant et parlant ». Alors qu’en 1908 Pathé songe surtout à organiser l’industrie naissante du cinéma, Gaumont – dont les recherches sur le son et la couleur sont notoires – pense peut-être davantage l’avenir en termes d’inventions, d’innovations ou de perfectionnements techniques. Dans ces volumes, seules quelques lignes sont consacrées aux sujets des films, très peu aux éventuels choix de « mise en scène » ou de répertoire. En plus de la performance technique de son matériel, en ces pages mise entre parenthèses, la société Gaumont

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n’en garantit pas moins la qualité de ses films. D’un opportunisme certain, la compagnie – dont on connaît les efforts de persuasion quand il est question pour elle de promouvoir ses appareils – clame haut et fort son souci de ne jamais négliger les « effets artistiques » de ses vues : Nous ne reculons devant aucun sacrifice pour donner à nos phono-scènes le maximum d’effet artistique qu’il soit possible d’obtenir tant par le choix des décors, l’emplacement de la prise de vue et l’interprétation de l’idée de l’auteur du scénario. Si vous consultez nos listes de phono-scènes, vous pourrez remarquer que nous en avons déjà édité plusieurs centaines, notre répertoire s’enrichit de plus en plus de sujets toujours plus artistiques.2

3 Gages supplémentaires d’un succès énorme, les « sujets toujours plus artistiques » – c’est-à-dire des films dont les décors, le scénario et la prise de vue bénéficient de soins particuliers – sont d’entrée mis à l’avant plan. Quand elle insiste sur les « effets artistiques » de ces vues, la compagnie Gaumont n’est sans doute pas insensible aux sirènes qui annoncent à tout rompre l’avènement du « cinéma d’art » ou du « film esthétique ». Pourtant, Léon Gaumont ne va certainement pas s’entendre – en tous points du moins – avec ses contemporains qui prophétisent la naissance de l’art cinématographique, et la rupture radicale avec le répertoire des cafés-concerts et des spectacles populaires. Rétrospectivement, l’échec (relatif) des phono-scènes peut s’expliquer par ce choix malencontreux d’un répertoire peu apprécié dans le cercle des défenseurs des films d’art, lesquels sont exactement contemporains de la publication des Catalogues Gaumont pour Projections Parlantes. L’hypothèse mérite d’être explorée, à plus forte raison le fait que l’idée même de films synchronisés obtient de nombreux suffrages auprès des plus fervents partisans d’un art cinématographique, dont Ricciotto Canudo, « l’inventeur du Septième Art ».

4 Malgré certaines apparences parfois trompeuses, le cinématographe prend manifestement ses distances à l’égard des pratiques spectaculaires. Du moins, le cinématographe d’art, dont parlent Georges Dureau, Edmond Benoît-Lévy ou encore Ricciotto Canudo, qui doit emprunter une voie radicalement opposée à celle de la « cinématographie-attraction » et des vues trop marquées d’un héritage cabaretier, forain ou, plus généralement, populaire. Peut-être cette rupture est-elle particulièrement manifeste dans le cas précis des Projections Parlantes Gaumont, dans la mesure où aucun des plus ardents défenseurs d’un art du cinéma ne manifeste d’hostilité à l’encontre de la sonorisation de scènes filmées. Or le répertoire des phono- scènes semble quant à lui, a priori, problématique, du moins eu égard aux aspirations de ceux qui soutiennent l’avènement d’un art cinématographique. L’apparente vulgarité de certaines phono-scènes Gaumont ternissent par avance la réputation d’un art en quête d’identité et particulièrement soucieux de protéger son « image de marque ». Symptôme de cette émancipation peut-être en devenir, empreinte d’un discours dont l’objectif est d’effacer, vaille que vaille, les traces d’un passé récent, d’aucuns privilégient une terminologie qui vise à asseoir la légitimité sociale et culturelle d’une pratique aux velléités artistiques. Désormais, nombreux sont ceux qui préfèrent parler de films d’art, plutôt que de scènes filmées.

5 Dès septembre 1908, Dureau va dans ce sens lorsqu’il dresse un premier bilan de la courte histoire du cinématographe. Pour le directeur de Ciné-Journal, les spectateurs, encore sous le charme presque hypnotique de l’invention de la photographie animée, se seraient jusqu’alors satisfaits « des facéties d’un Toto Gâte-Sauce, des poursuites effrénées mises à la mode par la maison Pathé, des drames servis en abondance, des

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féeries diverses et plus ou moins coloriées et des comédies et des pièces de fantaisie et de voyages et des actualités »3. Pour Dureau, ce temps est bel et bien révolu car, désormais, « les spectateurs s’érigent en critiques », et sont attentifs au jeu des acteurs et à la qualité de la mise en scène. « Il n’est pas rare », écrit-il, « d’entendre dire “Dieu que c’est mal joué !”, ou “mal mis en scène”… » Deux mois à peine avant la sortie de l’Assassinat du Duc de Guise, Dureau ne cache pas son goût pour les « vues réelles »4.

6 Comique délicat bien joué, actualités, décors et scénarios soignés, voilà le pays du silence cinématographique dont rêve en juin 1909 le directeur de l’ Organe hebdomadaire de l’Industrie cinématographique. Sans dénigrer « les mélodrames à grosse sensation, les pièces chères au Grand Guignol, les vaudevilles plaisants ou la pièce policière [qui] entre brillamment au Cinéma avec les aventures de Nick Carter, roi des détectives », Dureau reconnaît ne guère porter dans son cœur le comique facile, les poursuites effrénées ou les féeries, bref « la cinématographie de composition [qui] marche avec la mode, à la façon des revuistes de nos music-halls [et] s’inspire des goûts passagers de la vie parisienne dont elle devient peu à peu comme une manifestation expresse, aussi fugitive »5. Dureau accepte bien quelques écarts, mais refuse assez radicalement les films qui conservent des liens de parenté avec le monde du spectacle, du music-hall et du café-concert. À cette « cinématographie de composition », aux attractions et aux films qui conservent des affinités trop grandes avec les représentations des foires et des cafés-concerts parisiens, Dureau préfère désormais le Cinéma. Fustigeant sans relâche la veulerie des « théâtres de bas étage », il ne déroge jamais aux principes d’une ligne éditoriale fixée par lui dès le premier numéro de Ciné-Journal.

7 À la mi-janvier 1910, le journaliste rédige un éditorial qui reprend quelques-uns de ses chevaux de batailles journalistiques, où s’entremêlent tout à la fois des considérations d’ordre moral ou esthétique (« le coloriage à la machine, les virages et les teintages ajoutent à la valeur esthétique du film », écrit-il notamment), et des préoccupations qui touchent directement à l’économie du cinéma. Dans ce texte où Dureau emploie cette désormais fameuse expression de « spectateur ordinaire du Cinéma », il est précisément question, en priorité, de « soigner le public, précieux réservoir de la fortune de l’industrie dorée du cinéma ». Dans ce dessein, un double préalable s’impose : il importe, semble-t-il, de refuser catégoriquement l’avilissement des programmes et le promouvoir les « effets artistiques » : Les spectateurs ordinaires du Cinéma qu’on retrouve chaque semaine dans les salles de projection ont été depuis un an mieux servis que jamais. Le prix des places n’a pas augmenté, le confortable s’est accru dans presque toutes les grandes installations et la qualité des programmes s’est fortement améliorée. Il nous faut féliciter les fabricants d’abord qui, selon la loi féconde de la concurrence, ont rivalisé d’efforts artistiques et de soins matériels pour amener leur production à un meilleur titre. Tout le monde doit reconnaître que le film est en progrès. Malgré la pénurie de sujets, hélas, désolante, il reste que les scénarios écrits par des hommes de goût ou des auteurs professionnels sont de mieux en mieux traités par les metteurs en scène ; que les décors, les costumes, le cadre historique de l’action rentrent enfin dans la vérité ; que les interprètes, après de déplorables essais comprennent l’expression cinématographique et ne se livrent plus – ou rarement – à cette épilepsie spéciale dont beaucoup de gens ont pu dire qu’elle était la cinématographie elle-même.6

8 Dans les années dix, l’accompagnement sonore des films préoccupe donc les journalistes, les musiciens et les compagnies inquiètes du sort d’une production largement tributaire des exploitants. À cette époque, la presse – dont on ne soulignera

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jamais assez les liens particuliers qui la lient à l’industrie naissante – commence tout doucement à inscrire la musique au rang des sujets d’actualité d’un cinéma en pleine mutation. L’intérêt porté à la musique au cours de la seconde époque du cinéma est certainement symptomatique des bouleversements qui l’affectent alors en profondeur. Les dissemblances parfois importantes entre les pratiques sonores permettent aux journalistes de convenir qu’un peu d’ordre s’impose. Pour remédier à une telle confusion, qui touche aussi bien la France que les États-Unis, il est alors souvent question de l’harmonisation de la musique de film, et de l’harmonisation du film par la musique. Ciné-Journal, le Moving Picture World ou le New York Dramatic Mirror réservent à cet effet plusieurs de leurs colonnes à la musique de film ; en ce sens, Edison, Pathé ou Vitagraph accompagnent leurs films de recommandations plus ou moins précises ; certains suggèrent que la musique soit tout à la fois le principal vecteur de l’éloignement du cinéma de pratiques populaires et l’alliée supposée d’un cinéma narratif de qualité ; etc. Très clairement, comme le dit Rick Altman, « l’accompagnement sonore devient partie intégrante de la production ».

9 Aujourd’hui perçue comme la marque d’une vraie richesse, l’extrême diversité des pratiques sonores du « cinéma muet » – variant d’un pays, d’une région, d’une salle à l’autre – est très tôt la cible de critiques acerbes. Des spectateurs vouent aux gémonies les piètres orchestres ou les pianistes médiocres qui sévissent dans les salles où ils interprètent, souvent en dépit du bon sens, des airs à la mode et des chansons populaires sur des drames historiques ou des scènes religieuses7. Le 29 juillet 1911, en France, Dureau signe dans Ciné-Journal un éditorial sans complaisance à l’égard des pratiques sonores du cinéma. Dépité par une utilisation grossière de l’accompagnement musical, il remet en question la présence systématique de musique dans les salles de cinéma, où elle est le plus souvent cantonnée au rôle d’appât, d’attrape-spectateur. Lorsqu’ils regrettent que certains exploitants se sentent obligés d’adjoindre des spectacles musicaux aux films, pour en accroître l’attrait, Clyde Martin, Georges Dureau et Vachel Lindsay ne disent pas pour autant que la musique du cinéma constitue un encombrant héritage des bouis-bouis ou des music-halls8. Au contraire, pour le rédacteur en chef de Ciné-Journal et les critiques américains, la musique est potentiellement bénéfique à l’art cinématographique. Martin défend la présence de musique dans les salles en ce qu’elle serait incompatible avec la chanson roturière : selon lui, l’accompagnement musical des films doit plutôt chasser des salles de cinéma les chansons issues des cabarets populaires9. De son côté, en juillet 1911, Dureau, qui est dépité de leurs usages, suggère assez explicitement qu’on mette fin aux pratiques sonores des premiers temps du cinéma : La musique est une gouvernante française qui ne suit pas sa jeune maîtresse comme une ombre, mais la laisse se promener selon ses caprices pour n’intervenir que lorsqu’elle est nécessaire : il ne convient pas qu’on l’entende sans cesse. Elle serait insupportable. […] Beaucoup d’exploitants cinématographistes, peu confiants dans leurs propres spectacles, se croient obligés pour augmenter l’attrait des films, de les accompagner par quelque musique – piano, phonographe ou orchestre.10

10 Par là, il ne rejette nullement la présence de la musique dans les salles de cinéma. Pour l’éditorialiste de Ciné-Journal, « le principe d’émouvoir la sensibilité des spectateurs par la phrase mélodique est excellent en soi ». Afin d’éviter tout malentendu, qui pourrait lui faire dire qu’il faut bannir des salles le musicien ou le phonographe, il concède volontiers : « nous savons tous qu’une scène cinématographique soulignée par le chant

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d’un violon prend un caractère spécial qui ajoute à sa valeur », et « qu’un accord bien placé fera plus pour rehausser le film qu’un accompagnement sur tout le métrage ». Sans prétendre mesurer l’impact exact des propos de Dureau – qui tient alors solidement les rênes de Ciné-Journal depuis trois ans –, sa ligne éditoriale paraît en adéquation assez parfaite avec une certaine idée du cinéma en train de se constituer. Lorsqu’il prêche pour un art cinématographique comme d’une possible addition du Cinéma et de la Musique d’Accompagnement, Dureau formule, non sans une certaine prémonition, ce qui peut apparaître aujourd’hui comme la future ligne de conduite des grands studios sur un usage ad hoc de la musique de film : Il faut – et la condition est nécessaire – qu’il y ait harmonie entre l’expression musicale et le sens du film. Il faut que les tons mineurs appellent nos larmes à la minute même où nous sommes émus par une situation pathétique : sinon l’effet cherché n’est pas obtenu et l’impression générale est faussée. Le spectateur- auditeur, balancé entre deux suggestions, qui ne s’accordent plus, regarde mal l’orchestre : il s’agace et, sans se rendre compte parfois pourquoi, s’ennuie. Soyez certains qu’il perdra le goût du cinéma.11

11 Dureau regrette le recours à « d’infâmes pots-pourris plus ou moins mal adaptés et d’un effet artistique intolérable ». L’éditorialiste pense sans doute au Film d’Art quand il souhaite des partitions spécifiquement écrites pour les films. Incontestablement, les propos du rédacteur en chef de Ciné-Journal s’accordent avec ceux qu’un Adolphe Brisson tenait fin 1908 à l’occasion de la sortie de l’Assassinat du Duc de Guise. Le chroniqueur du Temps, jusqu’alors un des plus sévères pourfendeurs du Cinématographe, se montre en effet particulièrement élogieux pour la musique de Saint-Saëns12. Tous deux s’entendent sur l’importance d’une musique de qualité pour la bonne tenue d’un film. Déplorant amèrement les notes discordantes des orchestres, « comme ce trombone et ce cornet à pistons qui, pour achever leurs cartons, continuaient à souffler un air triomphal pendant qu’une petite fille allait mourir sur l’écran », Dureau suggère que l’accompagnement musical soit – faute de mieux – dévolu à un « pianiste improvisateur » : Le piano est l’instrument par excellence des cinémas-théâtres. Il permet de suivre l’esprit changeant des scènes et de l’exprimer sans retard. […] Contentons-nous d’un bon pianiste accompagnateur, capable de cacher sa virtuosité professionnelle et assez artiste pour n’intervenir qu’aux minutes « musicales ».13

12 Le journaliste conclut qu’en l’absence d’un tel collaborateur, le cinéma a tout intérêt à laisser au film « son caractère essentiel qui est d’être une comédie ou un drame »14. Quelque deux ans plus tard, Dureau réserve en avril 1913 les colonnes de sa revue au chef d’orchestre de l’Eden Cinéma Pathé de Marseille. Si une telle faveur est accordée à ce dernier, c’est bien parce qu’il « s’élève contre le mauvais goût de quelques-uns de ses collègues en matière d’accompagnement cinématographique »15. En substance, les regrets du chef d’orchestre marseillais s’accordent avec les propos tenus par Dureau en juillet 1911. Les deux hommes clament en chœur que « les orchestres se chargent bien souvent de ridiculiser une vue en jouant des morceaux qui ne s’adaptent pas avec l’action »16. Enfin, comme Georges Dureau quelques mois plus tôt, le musicien admet que si l’écriture de partitions spéciales n’est apparemment pas d’actualité, « on pourrait tout au moins prendre la peine de chercher à adapter quelques morceaux ou fragments de morceaux s’accordant un peu mieux avec la vue et en soulignant les passages caractéristiques »17.

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13 Néanmoins, Dureau et ses collègues sont rarement prolixes sur ce qu’ils entendent par « musique appropriée ». En dehors de la compétence de l’orchestre, il n’est pas aisé de cerner ce qu’ils attendent d’un musicien et d’un compositeur. Ils ne s’expriment guère sur le type de musique, ou sur le nom éventuel d’un auteur. Sans doute songent-ils à une musique grandiose, digne du septuagénaire Camille Saint-Saëns et de sa partition de l’Assassinat du Duc de Guise ? Dureau demande juste une musique de qualité jouée par des professionnels, une musique qui ne laisse plus les films sous la férule d’interprètes occasionnels et d’exploitants peu scrupuleux. Pour le rédacteur en chef de Ciné-Journal, une condition est nécessaire et suffisante à la bonne tenue artistique du film et de sa musique : « Il faut qu’il y ait harmonie entre l’expression musicale et le sens du film ». Il proscrit par avance le moindre écart, de quelque sorte, entre la musique et le film. D’une grande pondération, Dureau refuse les mauvais accords, et ne privilégie rien d’autre qu’une musique docilement asservie aux images animées.

14 Aux alentours de 1912, en France comme aux États-Unis, les sociétés éditrices semblent avoir comme préoccupation une certaine mainmise sur un produit fini. Les musiciens sont à cet effet de plus en plus souvent délaissés au profit de pianos ou d’instruments mécaniques, au demeurant fort appréciés du public18. À l’époque, un certain John B. Rathbun soutient qu’avec un piano mécanique l’exploitant peut faire de substantielles économies, et éviter tout conflit avec les puissants syndicats des musiciens19. Sous le couvert de bonnes intentions, où il est surtout question de défendre les qualités artistiques des films, des raisons économiques et politiques avivent manifestement les débats. La perspective de graver l’accompagnement sonore d’un film est alors une alternative à l’incompétence notoire de prétendus musiciens, à d’éventuelles revendications syndicales, à l’exploitation peu scrupuleuse des films et au manque de docilité des propriétaires de salles à l’égard des injonctions des compagnies éditrices.

15 En janvier 1912, alors que la « phono-cinématographie » semble avoir ses beaux jours derrière elle, un journaliste consacre un long article au procédé de synchronisation d’un certain Louis Janssens, obtenu au moyen d’un pianola et du cinématographe20. Ce texte constitue un argumentaire implacable qui énumère toutes les bonnes raisons artistiques et commerciales en faveur de la « synchronisation Musico- Cinématographique ». L’article n’est pas un billet d’humeur, et il est très loin de fuir l’actualité économique, juridique et esthétique du cinéma. Le texte insiste beaucoup sur les bénéfices financiers à retirer de la synchronisation. Pour l’auteur du dossier, celle-ci affermirait sans aucun doute la mainmise de l’éditeur du film sur les rouages de la distribution, sans pour autant gruger le signataire du brevet du procédé sonore. L’idée directrice du dossier est de proposer aux grandes compagnies qu’elles s’adjoignent les services d’un inventeur compétent qui leur fournirait le système d’enregistrement et les rouleaux ou les disques gravés par ses soins : Cette collaboration consiste simplement en l’autorisation à donner à l’inventeur par l’éditeur de films, d’improviser et laisser improviser chez lui, par ce premier ou un ou plusieurs pianistes compositeurs désignés par ledit inventeur à chaque passage d’un film nouveau chaque semaine, sa ou leurs improvisations devant être enregistrées sur un rouleau à l’aide d’un appareil ad hoc, lesquelles improvisations seraient reproduites en un nombre égal d’exemplaires à celui du nombre de films édités chaque fois, et qui pourraient au besoin être vendus ensuite par l’éditeur même, en même temps aux acheteurs, loueurs, etc., que ses films. L’inventeur, d’accord avec une ou plusieurs maisons fabriquant ces instruments reproducteurs s’occupera de la vente des pianos reproducteurs dans les cinémas et de leur

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accouplement synchronique aux appareils cinématographiques, objet de ses brevets.21

16 Le dernier chapitre de l’article soulève la nécessité de la synchronisation, et le « danger que court le théâtre cinématographique dans l’avenir à laisser abîmer le spectacle des yeux par une audition non appropriée de la musique ». Cette dernière partie du dossier dit bien que « tous les cinémas seraient obligés d’adopter le système ». Face aux périls que le cinéma encourt, il n’est plus question de tergiverser, ou de discuter au coup par coup avec les exploitants, mais bien d’adopter une procédure assez autoritaire. Pour justifier de telles injonctions, le journaliste pointe du doigt ce qui, depuis l’Assassinat du Duc de Guise, motive quelques-uns des promoteurs de l’art cinématographique à souhaiter avec une telle conviction l’accompagnement musical des films. Manifestement, la synchronisation musico-cinématographique peut conduire le cinéma sur le chemin de la standardisation des modes d’exploitation et de consommation des films : Le théâtre cinématographique, rendu ainsi artistique à tous points de vue deviendra un vrai théâtre de l’art. Il ne se fera plus de commentaires désobligeants dans les milieux qui se piquent de mondanité et de snobisme, contre la musique telle que, et pour cause, elle est donnée dans le cinéma, ni par le fait, contre le cinéma lui- même. Or cette attitude, cette propagande est néfaste au cinéma de l’avenir. Toute une classe nombreuse, celle qui marque le pas aux autres, la classe mondaine, ne va que timidement, en cachette, presque honteusement, au cinéma. Pourquoi ? Parce qu’il manque à celui-ci précisément cette chose qui imprime à ce spectacle le vrai cachet artistique ; cette chose, l’art musical y approprié.22

17 Dans cette optique, la musique synchronisée constitue la planche de salut de l’art et de l’industrie cinématographiques. Préalablement bien choisie, fournie avec le film, la musique réglée synchroniquement maintiendrait le cinéma sur les droits chemins culturel et industriel, entre les ornières tracées par le Film d’Art en France. L’auteur du dossier de Ciné-Journal est particulièrement clair sur ce point : Ni la beauté du film, ni la beauté des salles, ni la profusion des lumières pendant les interruptions n’auront raison de cette bouderie, quasi obligée de la classe aisée, de son dédain obstiné. Que la musique soit réglée synchroniquement au cinéma, le régal d’art n’y sera plus discutable ; les mondains et les férus d’art fréquenteront le cinéma, c’est ce qui y amènera le vrai succès constant et en fera le grand théâtre de l’avenir. La réciproque n’est pas moins vraie, et s’il n’est pas réagi de telle sorte contre la mauvaise qualité donnée aux spectacles cinématographiques, par la musique, les meilleurs théâtres cinématographiques au lieu de continuer à progresser et à être le grand théâtre de l’avenir, deviendront de plus en plus le théâtre ravalé du populaire, à part quelques exceptions de circonstances peut-être. 23

18 À première vue, lorsque Dureau, tel autre journaliste de Ciné-Journal et tel chroniqueur américain exigent un pianiste accompagnateur, une musique appropriée ou les notes d’un violon, c’est d’abord pour compléter l’émotion des images. L’accompagnement musical suppléerait à un certain vide laissé par les images animées, et, par la même occasion, estampillerait le cinéma d’un « cachet artistique ». La musique accorderait en effet au cinéma ses lettres de noblesse culturelle, pour mieux satisfaire un public cultivé qui boude, au grand dam de Dureau, les salles de cinéma. En tout état de cause, la musique prend là les atours d’un faire-valoir esthétique qui accorde implicitement à l’industrie la mainmise sur ses produits. Les prises de position de Dureau sur la musique de film (ré)concilient, non par hasard, les deux missions qu’il s’est fixées depuis 1908 au lancement de Ciné-Journal. Lorsqu’il endosse son habit de redresseur de torts des

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accompagnements mal venus, il joue en effet à la fois le rôle de « commissionnaire de l’acheteur » et de critique cinématographique, c’est-à-dire à la fois celui de porte- parole des compagnies et celui de guide du public. Menant une campagne pour standardiser le son, le commissionnaire de l’acheteur et le critique défendent d’une seule voix les intérêts de l’Art et de l’Industrie.

19 Des années dix aux années vingt, le cinéma va plutôt tout mettre en œuvre pour pouvoir se passer de la parole, et sacrifier les « scènes chantées » et les Projections Parlantes, désormais prises entre les feux contradictoires du spectacle et de l’art cinématographiques, du cinéma institutionnel et du Septième Art. À n’en pas douter, les écrits de Canudo sont pris dans ce courant où refluent des textes animés d’un même souci : légitimer l’art cinématographique. Alors que Maugras et Guégan, malgré quelques détours sur les à-côtés de l’esthétique et de la morale, investissent le champ juridique, tandis que Dureau et Edmond Benoît-Lévy, un premier temps les intermédiaires entre l’acheteur et les compagnies éditrices, jettent les bases d’une tradition critique française de haut vol, Canudo élabore entre 1908 et 1923 un discours qui a, lui, les allures d’une pensée théorique24. Au fil du temps et de ses articles, Canudo sera rejoint par Delluc, Dulac, Epstein et d’autres grands noms – aux fortes consonances européennes – de la théorie du cinéma des années dix et vingt. Condensée en une quinzaine d’années, l’œuvre de Canudo, qui décède le 10 novembre 1923, est d’une densité relativement mésestimée. Dès ses premiers textes, où il exhorte au triomphe du cinématographe et clame la naissance prochaine d’un art nouveau, sa réflexion marque immédiatement les esprits d’intellectuels, comme ses amis Apollinaire et Fernand Divoire, alors une des plumes les mieux acérées de Phono-Ciné-Gazette25.

20 Pourtant, l’œuvre théorique de Canudo ne se résume pas à quelques textes écrits vers 1910, dont on dit partout qu’ils sont, dans un même élan, fondateurs du septième art et de la théorie du cinéma. En quinze ans, Canudo écrit une centaine d’articles dont l’objet commun est la définition d’un Art plastique en mouvement. Une extrême circonspection s’impose quand il s’agit d’analyser ses écrits, très rigoureux, car le cinématographe dont il parle en 1908 n’a pour ainsi dire que peu à voir avec le Cinéma qu’il défend dans les années vingt. Du moins, l’état du cinéma (tographe) n’est-il pas exactement comparable. Le fameux « Triomphe du cinématographe », publié à Florence le 25 novembre 1908, laisse à penser qu’il est assez conciliant à l’égard de ce qu’il désigne encore par spectacle cinématographique. En 1908, il accorde un sursis aux divertissements en tous genres, des scènes comiques aux spectacles phono-cinématographiques26. Reconnaissant au Cinématographe le droit de divertir et de conserver sa dimension spectaculaire encore quelques temps, le répit sera de courte durée. Décidément, les phono-scènes du Catalogue pour Projections Parlantes n’avaient rien, ou très peu, pour plaire aux inventeurs de l’art cinématographique et du cinéma muet. « Le triomphe du cinématographe » n’en annonce pas moins le Drame musical ou le film musical, loin des spectacles des foires et des cabarets, autant dire une production, non pas chantante ou parlante, mais plutôt complétée d’une musique de film.

21 Dans les années dix et vingt, Canudo use de sa verve pour convaincre son lecteur de la faible intelligence et du manque de raffinement des classes populaires, incapables, selon lui, d’apprécier les nuances des compositions musicales contemporaines qui doivent accompagner le mouvement des images. En quelques années, Canudo va exclure radicalement tout ce qui, de près ou de loin, peut entacher l’art cinématographique de séquelles populaires et de pratiques spectaculaires appréciées de

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toute classe. Dans un exercice périlleux, il énumère ce dont le Cinématographe doit, selon lui, se défaire s’il veut être à la hauteur de ses ambitions artistiques. Si le « théâtre de Pantomime nouvelle » ou le « Théâtre Cinématographique » disparaissent de son vocabulaire, les « scènes les plus tumultueuses, les plus invraisemblablement mouvementées » et le « spectacle paroxystique de la vie extérieure » du Cinématographe ne bénéficient plus de ses faveurs. Les « spectacles très comiques » et les « apparitions extravagantes » ou les « transformations de mouvements et de figurations » vont peu à peu, au fil de ses écrits, décroître dans son estime au profit du Drame musical et du Septième Art.

22 D’autre part, Canudo n’a certainement pas comme premier souci de « contrôler l’espace sonore » pour d’obscures motivations économiques. Si d’aventure son objectif est de tendre in fine vers une certaine standardisation des pratiques cinématographiques, c’est plutôt pour atteindre un idéal artistique. Au contraire d’un journaliste comme Dureau, il n’a cure des préoccupations de l’industrie et des « commerçants du cinéma ». Chez lui, le cinéma est cosa mentale, non cosa industriale. Pour le poète, le Septième Art doit opérer une double rupture. Dans un premier élan de sécession, il doit s’arracher des pratiques populaires auxquelles l’histoire a lié son destin, à peine sorti des usines lyonnaises. D’un autre côté, le cinéma ne doit pas nouer des liens de dépendance, sous quelque forme, avec l’industrie du cinéma. Pour Canudo, le cinéma est d’abord un art majeur27.

23 Les débats contradictoires sur l’union de la musique et du cinéma vont longtemps engager des musiciens, des réalisateurs, des mélomanes, des journalistes et des artistes. En France, l’entente paraît souvent belle entre ce que le cinéma possède de plumes plus ou moins affûtées. Les critiques, les artistes et les théoriciens du cinéma s’entendent – apparemment au moins – sur ce point : la musique doit conduire le cinéma sur la voie royale du septième art, et définitivement extraire le cinématographe du bourbier cabaretier et forain où il s’est, à leurs yeux, malencontreusement empêtré dès son plus jeune âge. Chez Dureau ou Canudo, la musique doit donc émanciper le cinéma d’art de ses racines cabaretières, où effectivement un ou plusieurs instrumentistes agrémentaient souvent les spectacles et les intermèdes ou les entractes. Pour Dureau et Canudo, la musique doit visiblement marquer une rupture avec le « désordre sonore » des salles de projection des premiers temps du cinéma. Quand l’un et l’autre exigent une musique, présente à des moments opportuns, pensée et écrite pour le film, ils tentent bien de casser l’hétérogénéité du dispositif de présentation et de consommation des films de la première époque, pour davantage tendre vers l’homogénéité plus marquée du mode de (re)présentation de la seconde époque du cinéma.

24 Dans le milieu des années dix, un nouveau modus vivendi tente de s’imposer. Par égard pour ce nouveau mode de consommation, la musique va désormais suivre au plus près le film, pour se détacher progressivement des réactions aléatoires des spectateurs des cinémas. Après avoir assuré une part de l’ambiance des salles avant, pendant et (ou) après les projections, la musique tend désormais à se mettre entièrement au service du film, pour coloniser son espace diégétique. Dès le milieu des années dix, tel « un ombilic faisant fonction », elle nourrit le spectateur ordinaire du cinéma de l’émotion des images animées. L’accompagnement musical des films, souhaité par plusieurs compagnies éditrices et recommandé par quelques-uns de leurs relais dans la jeune presse cinématographique (Ciné-Journal, Phono-Ciné-Gazette), est promis à de beaux

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jours. La partition de l’Assassinat du Duc de Guise les convainc de persévérer sur cette voie. Alors que le Film d’Art paraît fédérer les aspirations artistiques du cinéma(tographe), tandis que la musique semble constituer le point de ralliement de tous ceux qui souhaitent définitivement accorder aux vues animées leurs lettres de noblesse culturelle, l’accompagnement musical est vite le point d’achoppement de la belle entente qui paraît alors régner entre tous les amateurs déclarés de l’art cinématographique, de Dureau à Canudo. Le mariage de raison convié par l’un, où la musique est littéralement au service de la standardisation du film (à la fois l’objet d’une « production de l’esprit » et d’une consommation spectatorielle), ne s’accommode pas vraiment avec la fusion complète de la musique et de l’art cinématographique en un Septième Art prêchée par l’autre. Cette dissension va, au fond, mettre à nu les motivations profondes qui, dès les années dix, poussent les uns et les autres à exhorter de concert à l’avènement d’un hypothétique art du cinéma. Les désaccords de prime abord imperceptibles entre Dureau et Canudo sur la présence musicale au cinéma présagent certainement de quelques-uns des plus sérieux débats, des années dix aux années vingt. La distinction entre « accompagnement musical » et « film musical » se révèle au fil du temps un point de rupture radicale entre les chantres de la standardisation des pratiques cinématographiques et les partisans du Septième Art, lesquels, pour la plupart, n’auront de cesse de vouer aux gémonies le rôle à leurs yeux néfaste du Film d’Art en général et de l’Assassinat du Duc de Guise en particulier.

25 Une vingtaine d’années plus tard, l’histoire semble se répéter, avec une issue radicalement divergente, quand la Warner lance sur le marché américain des centaines de courts métrages dont le répertoire n’est pas sans rappeler celui des phono-scènes Gaumont. La production des Vitaphone Shorts, qui se résume pour l’essentiel à deux grands registres, est en de nombreux points similaire à celle des « films chantants et parlants » Gaumont : les scènes filmées des spectacles des cafés-concerts et les extraits d’Opéras pour l’une, et les spectacles de Broadway et les livrets opératiques ou les grands classiques musicaux de la musique occidentale pour l’autre. Si les extraits d’opéras, de sonates ou de symphonies doivent constituer, dans un premier temps, le répertoire privilégié par la Warner, très vite, les vaudfilms n’en font pas moins une entrée fracassante dans les catalogues. Immanquablement, quand il s’agit de prendre le pouls des films parlants à la fin des années vingt, cette ressemblance déplacée – selon l’expression de Georges Didi-Hubermann à propos de tout autre chose – permet certainement de mieux percevoir l’état du cinéma peu de temps avant la consécration définitive du cinéma parlant.

26 Le 6 août 1926, le premier programme complet de Vitaphone Shorts est présenté au Warner’s Theatre de New York, en prélude à la projection de Don Juan. Le programme comporte huit films (de trois à onze minutes), enregistrés entre le 17 juin et le 22 juillet 192628. Pour beaucoup d’historiens, la soirée du 6 août 1926 est à marquer d’une pierre blanche, car la première de Don Juan serait le prélude à la « révolution du parlant ». Avant d’y revenir, peut-être faut-il rappeler, d’une part, que la Warner ne songe pas encore à évincer le « cinéma muet » au profit du « cinéma parlant », et, d’autre part, que la compagnie n’agit pas en franc-tireur. Certaines de ses rivales, comme la Fox, s’engagent elles aussi sur cette piste d’un « cinéma sonore ». De plus, les industries de la radio et du téléphone sont aux abois, conscientes des intérêts en jeu, et prêtes à lier leur destin à plusieurs compagnies cinématographiques. Entre autres pour ces raisons, rien ne permet d’affirmer qu’en 1926 ou 1927 le muet va chasser le parlant, a fortiori d’un revers de main. Au contraire, les déclarations des frères Warner vont plutôt dans

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le sens d’un « cinéma sonore », où une musique et des bruitages accompagneraient un long métrage. Durant ces années, la parole est clairement réservée aux scènes chantées et parlées des sketches qui reproduisent « à l’identique » les spectacles, souvent bavards, presque toujours chantés, de Broadway. À l’instar de Gaumont qui louait vingt ans plus tôt la nouveauté de son Chronophone, Harry Warner adresse une lettre aux exploitants pour leur faire part de la nouveauté et de la qualité du procédé Vitaphone. Publié le 24 juillet 1926 dans Brass Tacks, un feuillet édité par la Warner Bros., le courrier privilégie l’accompagnement musical des films, en aucun cas l’éviction du « muet » ou l’avènement du « parlant »29.

27 En aucune manière, The Jazz Singer (le Chanteur de jazz) n’est lancé en éclaireur. Le Vitaphone Warner fait ses preuves dès avant la sortie du film d’Alan Crosland. Le catalogue Vitaphone est riche de centaines de titres – courts ou longs métrages – avant « la naissance du cinéma parlant ». Par ailleurs, en cette fin des années vingt, The Jazz Singer ne peut a priori faire de l’ombre à Don Juan, où John Barrymore, star incontestée du box-office hollywoodien, excelle dans son rôle de chevalier séducteur 30. Don Juan constitue de la sorte la première tête d’affiche des longs métrages Vitaphone, et non un banc d’essai qui mènerait à leur hypothétique point culminant, The Jazz Singer. La face cachée de cet iceberg est en effet constituée de centaines de Vitaphone Shorts sortis des studios de la Warner dès 1926. Aujourd’hui, on le sait, débute alors une période qui va mener à la généralisation du cinéma parlant. À l’époque, rien n’est moins sûr. C’est donc certainement dans cet entrebâillement, entre lesdits « premier film sonore » et « premier film parlant » de l’histoire du cinéma, qu’il y a lieu de progressivement s’engouffrer. Au propre comme au figuré, cet interstice de l’histoire du cinéma est problématique.

28 Le 6 août 1926, un message de Will H. Hays, Président de la Motion Picture Producers and Distributors of America inaugure cette soirée exceptionnelle, au cours de laquelle seront présentés huit courts métrages Vitaphone et le très attendu Don Juan. Dans Hon. Will. H. Hays welcomes Vitaphone in an Adress, Hays se présente face à la caméra. Il est debout devant un bureau, avec à l’arrière-plan un rideau noir sur lequel se distinguent entrecroisées deux lettres (V/C) à l’effigie de la Vitaphone Corporation. Par ce discours, Hays salue les efforts des frères Warner, et, sur un ton solennel, consacre l’avènement du film sonorisé. Le discours a certainement pour double objectif de faire la preuve de la fiabilité d’un système d’enregistrement et de dessiner les contours du cinéma sonore des années trente. Dans son discours d’introduction, Hays imagine un cinéma où la musique synchronisée va jouer un rôle inestimable, et des films où la « bonne musique » et l’art lyrique iront à la rencontre des hameaux les plus reculés. Dans son speech, il n’est jamais question de cinéma parlant. A posteriori, les discours de Hays et de Sam Warner témoignent, bien malgré eux, des incertitudes de l’industrie américaine du cinéma quand, dans un premier temps, celle-ci semble plutôt croire au « film sonore » (pour diversifier la production « muette »). Le choix, peu à peu unanimement reconnu, d’un procédé de reproduction de « son-sur-film » n’est pas vécu comme une révolution. Il n’en est pas moins déterminant, dans la mesure où il participe d’un lent processus mis en œuvre de longue date, c’est-à-dire une certaine standardisation du cinéma. La musique d’accompagnement – synchronisée, collée, assujettie aux images – participe largement à détourer le profil d’un cinéma classique parlant en plein essor.

29 Rétrospectivement, on comprend dès lors pourquoi les attentes des uns et des autres ne peuvent s’accorder lorsqu’il est de plus en plus question de synchroniser le son et

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l’image à la fin des années vingt. Sans doute Don Juan, qu’une musique suit comme son ombre, constitue-t-il l’aboutissement d’un accompagnement musical « fidèle aux émotions des images » et au déroulement narratif du film. Dans le même temps, les héritiers de Canudo – du moins certains d’entre eux – ne se réjouissent pas de la tournure des événements, et s’accordent pour les uns défendre le « film sonore » et les autres un contrepoint orchestral. L’avènement du « film sonore » consacre le synchronisme idéal du Drame musical de l’Écran tant espéré par Canudo au tout début des années vingt. Plutôt désappointés quant à l’état du cinéma muet, plusieurs des chefs de file des avant- gardes françaises ne disent alors rien d’autre qu’Alexandrov, Eisenstein et Poudovkine dans les premières lignes de leur « déclaration » sur le contrepoint orchestral : « Le rêve depuis longtemps caressé du film sonore est maintenant une réalité. » Le « film sonore » serait peut-être ce film idéal. Parmi ceux qui eux attisent la flamme d’un art cinématographique sonore, Germaine Dulac est indubitablement très explicite sur les espoirs que cette génération entretient à l’égard d’un « film parlant idéal » (ce sont ses mots). C’est elle qui récuse le « cinéma parlant et sonorisé », et défend avec la même conviction le « film sonore » ; c’est elle qui appelle à un silence ponctué de mots, de cris, de bruits et d’exclamations parcimonieuses ; c’est encore elle qui médite « une orchestration synchrone de bruits et d’images » et qui pense le cinéma comme de « la musique par essence »31. Voix vs Parole, accompagnement musical approprié vs musique de film, ou encore film sonore vs cinéma parlant et sonorisé, voilà certainement, en deux ou trois équations, ce qui, en cette fin des années vingt, peut opposer radicalement l’industrie du cinéma dans ses contours les plus larges et les réalisateurs en marge de cette même industrie.

30 The Jazz Singer est un film à tout le moins emblématique de la relation paradoxale entre la musique et le cinéma. En effet, la musique du « premier film parlant de l’histoire du cinéma » passe à ce point inaperçue qu’aucun commentaire n’en dit le moindre mot depuis la sortie du film. Au moins autant que le Parlant, The Jazz Singer consacre un accompagnement musical approprié, sans trop de relief, soumis et fidèle aux images et à la narration classique. En ce sens, Theodor Adorno et Hanns Eisler ont-ils raison de dire que « l’un des préjugés les plus répandus dans l’industrie cinématographique est que la musique n’est pas faite pour être entendue »32. Vers 1935, le Parlant entérine la suprématie de l’accompagnement musical approprié du cinéma institutionnel, et marginalise définitivement le Drame musical de l’Écran et le « film sonore ».

NOTES

1.Je me permets de renvoyer le lecteur à trois de mes articles où il est déjà question de la musique des films muets et des spectacles phono-cinématographiques : « Del mudo al parlante, del café-concierto a la época del jazz », Archivos, n° 30, octobre 1998, p. 24-37, « Les doigts dans les oreilles et la majesté du silence. Des “films chantants et parlants”, du cinéma muet et des autres arts », dans Leonardo Quaresima (dir.), La decima musa. Il cinema e le altre arti, Udine, Forum, 2001, p. 459-471 et « L’événement et la série. Le déclin du café-concert, l’échec relatif du Chronophone et la naissance de l’Art

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Cinématographique », dans Richard Abel et Rick Altman (dir.), The Sound of Early Cinema, Indiana University Press, 2001, p. 279-287. 2.Catalogue Gaumont pour Projections Parlantes, 1908, p. 37. 3.Georges Dureau, « Le Cinéma et le Théâtre », Ciné-Journal, n° 5, 15 septembre 1908, p. 1-2. 4.Ibid., p. 2. 5.Ibid., p. 1-2. 6.Georges Dureau, « Soignons le public », Ciné-Journal, n° 74, 16-22 janvier 1910, p. 1-2. 7.Vachel Lindsay, New York Dramatic Mirror, 5 juillet 1911, cité d’après Rick Altman, « Naissance de la réception classique. La campagne pour standardiser le son», Cinémathèque, n° 6, automne 1994, p. 101. 8.Ibid., p. 110. Ceci devrait nuancer la relation causale suggérée par Noël Burch, qui semble dire que la musique devait immanquablement accompagner les films après le passage du cinéma des origines dans les cafés-concerts. Burch écrit : « La musique n’était pas ce qui avait manqué à Gorki, à qui on avait dû d’ailleurs en servir à satiété. En effet, on était au caf’conc’ ! Et pourtant de cette musique, il ne souffle mot : elle est un élément constituant de l’atmosphère factice de ce lieu de perdition, “chez Aumont”. Pourtant, ce côté spectacle musical de bas étage, que le film partage avec le numéro de main à main accompagné par l’orchestre, par exemple, restera partie intégrante du cinéma pendant toute l’époque muette, survivance têtue de ses origines dans le spectacle populaire et présentationnel. » (Noël Burch, la Lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, Paris, Nathan Université, coll. « Fac. Cinéma», 1991, p. 224.) 9.Clyde Martin, « Playing the Pictures », The Film Index, 24 décembre 1910, p. 28, cité d’après Rick Altman, op. cit., p. 109. 10.Georges Dureau, « Le Cinéma et la Musique d’Accompagnement », Ciné-Journal, n° 153, 29 juillet 1911, p. 1-2. 11.Ibid., p. 1. 12.Dans cet article, Adolphe Brisson note : « M. Camille Saint-Saëns a écrit pour l’Assassinat du Duc de Guise un chef d’œuvre de musique symphonique. Il eût été impardonnable de n’en pas proclamer les beautés… Ce fut une des parties les plus goûtées de cette représentation un peu tâtonnante, imparfaite, mais intéressante ainsi que tout ce qui commence et promet » (Adolphe Brisson, « Ce que M. Brisson pense du film d’art », Ciné-Journal, n° 17, 10 décembre 1908, p. 9). 13.Georges Dureau, « Le Cinéma et la Musique d’Accompagnement », art. cit., p. 2. 14.Ibid., p. 8. 15.Georges Dureau, « L’accompagnement musical des films », Ciné-Journal, n° 244, 26 avril 1913, p. 2. 16.Ibid., p. 8. Le chef d’orchestre ajoute : « Un directeur de cinéma faisait, il y a quelques semaines, chanter une romance sentimentale pendant la projection d’une vue documentaire. Le contraste avec le sujet représenté était d’une ironie toute spéciale ». 17.Ibid., p. 2. 18.Eileen Bowser relève qu’aux États-Unis les exploitants ont largement profité de cette faveur des spectateurs pour écarter des salles des artistes de mieux en mieux organisés, et aux exigences sans cesse accrues. Elle écrit : « Les instruments mécaniques avaient beaucoup de succès. En 1912, quand les musiciens ont constitué une corporation et ont organisé des mouvements de grève pour défendre leurs droits, les exploitants se sont montrés particulièrement prévenants à l’égard des fabricants de musique mécanique

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[mechanical music-makers] ». (Eileen Bowser, The Transformation of Cinema. 1907-1915, New York, Charles Scribner’s Sons, 1990.p. 13). 19.Il déclare : « On peut toujours trouver en presque n’importe quel endroit un chanteur ou un pianiste pour accompagner la projection du film, et ce, à un coût modéré. Le salaire de ces gens varie certes considérablement suivant la taille de la ville, les conventions syndicales en vigueur, mais demeure compris entre un et trois dollars par soirée. Si l’on adjoint au pianiste un batteur, il est conseillé de lui verser une somme équivalente, sauf convention syndicale contraire. On peut aussi acheter ou louer dès le départ un piano mécanique ou un orchestrion : c’est un moyen sûr de réduire les coûts dans le cadre d’une petite exploitation. On peut utiliser ces instruments par ailleurs pour produire de la musique dans l’intervalle entre les chansons durant la projection, le pianiste pouvant alors être affecté à d’autres tâches, tenir la caisse ou servir d’ouvreuse. Cette dernière option convient tout particulièrement lorsque l’exploitant fait aussi fonction de pianiste. Le piano mécanique est aussi d’un grand secours lorsque les musiciens viennent à faire faux- bond ». (John B. Rathbun, Comment faire et montrer des films, cité d’après David Robinson, Musique et cinéma muet, op. cit., p. 33.) 20.Louis Janssens, « Synchronisation Musico-Cinématographique », Ciné-Journal, n° 178-179, 20-27 janvier 1912, p. 17-19 et p. 41. 21.Ibid., p. 19. 22.Ibid., p. 19. 23.Ibid., p. 19. 24.Voir : Émile Maugras, M. Guégan, le Cinématographe et le droit, Paris, V. Giard / E. Brière, 1908. Le manuscrit de l’ouvrage est déposé à la Library of Congress de Washington. Une copie de ce document m’a été transmise par André Gaudreault (qui lui a consacré, avec Roger Odin, une communication à Udine en mars 2000). 25.Ricciotto Canudo, l’Usine aux images, Paris, Séguier / Arte Éditions, 1995 [1927]. 26.Il n’est pas directement question des phono-scènes dans « Triomphe du Cinématographe ». Par contre, il est clairement fait mention des spectacles phono- cinématographiques. Encore une fois, la rhétorique y est subtile, pour dire au fond qu’il est prêt à supporter certaines choses. Plus très longtemps : « Le Théâtre Cinématographique est le premier théâtre nouveau, et, lorsque, comme on le fait déjà d’une certaine manière, il sera enrichi par l’Esthétique et complété par une musique hautement conçue et supérieurement exécutée, même si c’est en représentant complètement la vie réelle avec l’aide du phonographe, on pourra quand même éprouver l’émotion « templaire », le frisson religieux, de la religion à venir […] Le public moderne est un abstracteur admirable, puisqu’il peut jouir des abstractions les plus absolues de la vie. J’ai pu voir à l’Olympia, à Paris, les spectateurs applaudir frénétiquement le Phonographe qui était sur la scène, habillé de fleurs, et dont la trompe de cuivre venait de sortir un duo de la Favorite… La machine triomphait, le public applaudissait le fantôme sonore des acteurs lointains ou morts. C’est avec un semblable esprit que les foules accourent aux Théâtres cinématographiques qui font partout fureur, et y apportent leur désir de fêtes nouvelles » (Ibid., p. 30). 27.L’attitude du poète italien à l’égard de l’industrie du cinéma contraste avec celle de la plupart des journalistes de l’époque ou de juristes comme Maugras et Guégan qui, à des degrés divers, en défendent les intérêts. En effet, lorsqu’ils écrivent leur ouvrage le Cinématographe devant le droit, rien n’indique que le travail de Maugras et Guégan est commandité par Pathé, même s’il ne va en aucun cas à l’encontre de ses intérêts. Dans

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la mesure où les auteurs du livre ont avec la firme au coq des relations toutes particulières – le premier en sa qualité d’administrateur délégué de l’Omnia-Pathé et de Président du Conseil du Cinéma-Théâtre Pathé, et le second en tant qu’administrateur du Cinéma National Pathé –, un léger doute subsiste quant à leurs aspirations profondes, et aux raisons qui les poussent à défendre avec fermeté un art nouveau. 28.Don Juan est à l’origine un film muet pour lequel un accompagnement a été expressément composé. La musique et les bruitages, comme le tintement des cloches au cours de la séquence du mariage et l’entrechoquement des épées lors de la scène du duel, sont gravés en juin 1926. Les quatre premiers disques sur les treize du film seront réenregistrés le 12 août 1926. Par contre, les disques des Vitaphone Shorts du programme d’ouverture sont enregistrés au cours du tournage. On sait que cette pratique (jouer de la musique pendant le tournage des films) est courante et même recommandée par certains critiques à l’époque du cinéma muet. 29.Harry Warner, « A new Era in Motion Picture… », Brass Tacks, 24 juillet 1926, cité d’après Scott Eyman, The Speed of Sound. Hollywood and the Talkie Revolution 1926-1930, New York, Simon & Schuster, 1997, p. 89-90. 30.L’histoire du cinéma a conservé un vague souvenir des Vitaphone Shorts, préférant instaurer Don Juan au rang de premier film sonore, en attendant la « tornade » de The Jazz Singer, le premier film parlant. En 1986, Douglas Gomery mettait pourtant en exergue leur rôle majeur dans l’histoire économique de la Warner à la fin des années vingt. Trois ans plus tard, Charles Wolfe rédigeait un des rares essais sur les premiers pas des Vitaphone Shorts et des talking pictures. Les pages ici consacrées aux Vitaphone Shorts doivent beaucoup à ces articles. Pour la plupart disparus ou incomplets, les Vitaphone Shorts analysés ici font tous partie du programme de projection accompagnant l’exposition organisée au MoMA en octobre-décembre 1989. Depuis, des projets de restauration sont en cours, soutenus par des institutions comme le MoMA, l’UCLA ou la Library of Congress ou… Ted Turner. Pour plus de détails, voir : Rick Altman (dir.), Yale French Studies, n° 60, 1980 ; Donald Crafton, The Talkies. American Cinema’s Transition to Sound (1926-1931), New York, Charles Scribner’s Sons, 1997 ; Douglas Gomery, The Hollywood Studio System, New York, St Martin’s Press, 1986, p. 104-121 ; Charles Wolfe, « On the Track of the Vitaphone Short », dans Mary Lea Bandy (dir.), The Dawn of Sound, MoMA, New York, 1989, p. 35-41. 31.La distinction entre « film sonore » et « film sonorisé » est comparable à celle effectuée ici entre « accompagnement musical » et « musique de film » (ou « film musical »). 32.Theodor Adorno, Hanns Eisler, Musique de cinéma, Paris, L’Arche, 1972 [1947], p. 18.

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Les années trente entre chanson et cinéma

Giusy Pisano

1 Qu’il s’agisse de peinture ou de musique, de théâtre ou de cinéma, la chronologie des années trente présente un nombre considérable d’événements. Leur degré d’importance et de créativité est très inégal, et reflète l’éclectisme qui a caractérisé la période. Cependant, d’une manière générale, il faut d’abord constater que les années trente ne sont pas au centre de mouvements et de recherches « révolutionnaires » dans le domaine des arts. Il s’agit plutôt d’années de synthèse. La France vit sur les innovations des périodes précédentes, ce qui est particulièrement flagrant dans le domaine de la création musicale « savante ».

2 Le deuxième constat porte sur le décalage entre la création musicale et le reste de la production artistique. En effet, si du côté des arts plastiques comme de la création littéraire, la décennie présente des innovations, en ce qui concerne la musique savante, les avant-gardes sont plutôt en retrait et, souvent, présentes grâce à l’héritage laissé par leurs prédécesseurs. En 1930, pendant que le mouvement surréaliste retrouve un nouveau souffle avec la publication par Breton du Second Manifeste, on assiste à la redécouverte des répertoires musicaux du néoclassicisme. Il n’y a guère que quelques essais de véritable création originale tels Amphion de Honegger, ou Mana de Jolivet.

3 De ces constatations résulte une troisième remarque : à quelques exceptions près, comme le musicien Louis Durey, la musique savante demeure étrangère aux inquiétudes de son temps et préfère se réfugier dans les valeurs du classicisme. Les musiciens, plus que les peintres et les écrivains, semblent être imperméables aux événements de la décennie.

4 Enfin, dernière remarque en ce qui concerne la création cinématographique, nous nous trouvons face à une période de transition extrêmement délicate – du cinéma muet au parlant – qui a coupé le souffle aux mouvements avant-gardistes des années vingt. Nous sommes loin de l’exceptionnelle période d’ébullition créatrice pendant laquelle « les cinéastes qui ont pensé le cinéma dans sa spécificité ont d’abord adopté la musique pour modèle en lui empruntant la notion de rythme »1. Loin aussi du débat intellectuel

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qui, tout en reconnaissant le cinéma comme étant « fondé sur les mêmes données psychologiques que la musique »2, revendique son autonomie. Seuls quelques poètes et des âmes perdues résistent à « l’homologation visuelle du réalisme “sonore” européen et hollywoodien »3.

5 Cependant, une distinction doit être effectuée dans le paysage musical, car si l’on sort des coulisses de l’Opéra et des salles de concerts, on constate que la création en France, du côté de la musique populaire, est encore plus riche que dans les décennies précédentes. La raison tient sans doute à l’introduction de nouveaux moyens qui permettent une plus large diffusion de la musique enregistrée : radio4, cinéma chantant et phonographe électrique. Ce sont, d’une part, ces inventions et, d’autre part, le perfectionnement de techniques déjà connues auparavant, qui donneront la place que l’on reconnaît aujourd’hui à la musique enregistrée, notamment à la chanson. Celle-ci devient un élément incontournable dans les loisirs des Français : dans les cafés comme dans les salles de cinéma, on peut entendre des voix que jusqu’alors seuls quelques milliers de Français avaient eu l’occasion de connaître : Charles Trenet, Tino Rossi, Joséphine Baker et bien d’autres. La chanson se répand sur tout le territoire national et va instaurer des rapports différents avec le public. Tino Rossi avec Marinella5, Jean Sablon avec J’attendrai6 et Berthe Sylva avec les Roses blanches7, constitueraient, selon Jean-Claude Klein, les premiers exemples de chanson de « proximité »8. Chaque foyer pouvait se réunir autour du poste radio pour écouter le bulletin d’information, mais aussi le tour de chant de sa « vedette », connue non pas grâce à sa « performance » sur scène, mais par le biais de la radio, du disque, de la presse (Paris-Soir, Chanson, Femina, Cinémonde, le Petit Écho de la mode, Petit Parisien, Voilà, etc.), par la distribution dans la rue des petits formats9 et enfin par le cinéma. Les émissions de radio, les revues musicales, les films, les opérettes, les vaudevilles ont tous comme fil conducteur la chanson : elle est omniprésente. La musique populaire : entre tradition et nouveaux rythmes 6 La chanson « contamine » même des formes de spectacle moins populaire, comme le théâtre ou le cinéma « poétique ». Presque tous les auteurs, tous genres confondus, se mettent à la chanson. Les années trente représentent une des rares périodes dans lesquelles les connexions entre ceux qui rêvent d’avant-garde et ceux qui réalisent les spectacles populaires sont tangibles. Rappelons que des auteurs comme Jean Wiener, Joseph Kosma, Maurice Jaubert, Jacques Ibert, Georges Auric, Darius Milhaud, Arthur Honegger, n’afficheront aucun mépris pour l’expression populaire sous toutes ses formes, y compris la chanson.

7 Pour la chanson, au début des années trente, la SACEM10 recense 250 paroliers, autant de compositeurs et environ 300 éditeurs, presque tous rassemblés autour du quartier du faubourg Saint-Martin11. Durant cette période, ces auteurs constituent une force importante dans le paysage de la chanson. Ils sont les seuls créateurs juridiquement reconnus des œuvres chantées, puisque les interprètes et les éditeurs phonographiques n’ont alors aucun statut juridique.

8 Parmi les « stars » de l’époque nous retrouvons les chanteurs populaires de la décennie précédente qui assurent la continuité (Reda Caire, Lys Gauty, Fréhel, Georgius, Montéhus, Damia, Milton) ; les vedettes du music-hall et du cinéma (André Baugé, Henri Garat, Joséphine Baker, Maurice Chevalier, Mistinguett, Jean Gabin, Danielle Darrieux, Arletty, Gaby Morlay, Jean Murat, Charles Boyer, Jeannette MacDonald…) ; les duettistes (Charles et Johnny, Pills et Tabet…) ; les ténors et barytons de l’Opéra

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(Villabella, Muratore…) ; les sopranos de l’Opéra comique (Féraldy, Favart…). D’autres chanteurs verront leur carrière exploser à cette époque (Tino Rossi, Lucienne Boyer, Marianne Oswald…). Il y a enfin des chanteurs, comme Édith Piaf, Suzy Solidor et Jean Sablon, qui font leur première apparition. Le style interprétatif est presque aussi riche que le nombre des interprètes. Du réalisme au charme, de la fantaisie au drame, des chanteurs à voix aux comiques troupiers, tous ont leur place dans la production phonographique. L’élément nouveau des années trente, mais qui marquera aussi la création des périodes suivantes, est le foisonnement des styles et l’éclectisme des artistes, ce qui rend complètement arbitraire toute classification par « genre ». Damia quitte parfois son rôle de chanteuse réaliste pour des interprétations fantaisistes, de même que Ray Ventura interprète aussi bien des chansons au rythme jazz, que d’autres langoureuses. Il s’agit en effet, d’une « période charnière pour le monde de la chanson et du spectacle, marquée par une lente extinction des chansons de traditions »12. En réalité, dans le panorama d’interprètes que l’on vient de décrire, fait irruption un nouveau style qui va lentement bousculer la tradition : celui représenté par des artistes comme Mireille, Charles Trénet, Jean Tranchant, Ray Ventura, Johnny Hess qui ont adopté les nouveaux rythmes venus d’ailleurs, qui ont su tirer tous les avantages des innovations techniques (tel le micro) et qui vont ouvrir les portes à une nouvelle génération d’artistes, les auteurs-compositeurs-interprètes. La chanson d’écran 9 En matière de chansons écrites pour les films, le cinéma des années trente est une période d’une fécondité exceptionnelle, même si souvent les historiens du cinéma ont ignoré le rôle qu’elles ont joué dans cette décennie. En fait, les chansons « créées » pour l’écran étaient ensuite reprises par les bals musette, les chanteurs de rues, les musiciens ambulants, puis diffusées par le disque, la radio et les petits formats. Inversement, des airs qui ont connu un succès populaire, de disque, de radio, de rue, sont repris par le cinéma. Les deux formes artistiques s’enrichissent mutuellement, des chansons écrites dans le cadre d’un scénario peuvent connaître un succès commercial important. En retour, des réalisateurs exploitent la popularité de certaines chansons pour augmenter les chances de succès de leur film. « Maintes fois les producteurs cherchent « à jouer sur du velours » en faisant un film autour de la personnalité d’un chanteur en vogue : Tino Rossi, Jean Lumière, Henri Garat, Maurice Chevalier… poussent la ritournelle ».13 C’est grâce à la chanson « Y’a de la joie », créée par Maurice Chevalier dans le spectacle Paris en joie, que Charles Trenet devient très populaire. Dans la même année 1936, Chevalier reprendra cette chanson dans le film l’Homme du jour (Julien Duvivier). De même, « Sur deux notes », créée en 1939 par Paul Misraki pour le film Tourbillon de Paris (Henri Diamant-Berger) et interprétée par Ray Ventura et ses Collégiens, a été reprise par la même formation dix ans plus tard dans le film Nous irons à Paris (Jean Boyer, 1949). Dans bien des cas se produit une sorte d’identification entre un film et ses chansons, au point que seules restent en mémoire les séquences chantées. Le titre « Si l’on ne s’était pas connu », créé et chanté par Albert Préjean dans le film Un soir de rafle (Carmine Gallone, 1931), a connu un large succès et fut enregistré par plusieurs interprètes, notamment Andrex, Alibert, Lamy et Marjal ; quant au film, il a été vite oublié. La chanson interprétée à l’écran produit un véritable effet d’onde dont s’empare l’industrie du disque pour mettre en place une commercialisation à plus grande échelle14. « L’introduction de la chanson dans le film, a d’abord été un nouveau moyen de publicité pour la chanson, mais c’est principalement le commerce des disques qui bénéficie de ce nouveau moyen de propagande musicale. »15 Souvent, le même titre

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est interprété par plusieurs chanteurs et édité par des éditeurs phonographiques différents. Par exemple, les quatre chansons (« Chanson pour ma brune », « Loin des guitares », « Tant qu’il y aura des étoiles », « Bella ragazzina ») créées pour les films Au son des guitares réalisé par P. J. Ducis en 1936, ont été interprétées par le chanteur- acteur du film même, Tino Rossi, éditées sous l’étiquette Columbia en 1936 mais aussi par Lamy, Bernardi, Clément, Rochard, Sirjo et par deux « Chanteurs sans nom » pour les marques Champion, Jap, Perfectaphone, Odéon, Cristal, et Polydor entre 1936 et 1938. Ce cas n’est pas du tout exceptionnel, bien au contraire, il s’agit d’une pratique constante et presque généralisée à cette époque. Dans ce mouvement quelque peu désordonné (de l’écran au disque, d’un pays à l’autre, de la scène à l’écran) le seul point fixe reste la chanson. Le souvenir de certains films comme Chansons d’une nuit, Chanteur inconnu, Embrasse-moi, Il est charmant, Lumières de Paris, la Ronde des heures, Capitaine Craddock, le Roi des resquilleurs, n’existe que par les chansons dont les carrières se sont poursuivies au-delà de leur fonction purement cinématographique, en atteignant un public de plus en plus vaste. Un exemple particulier est sans doute celui de la chanson le Chaland qui passe (vingt-trois versions gravées à l’époque)16 et du film l’Atalante de Jean Vigo (1934). Cette chanson de Bixio et Neri17, créée en Italie en 1932, fut le grand succès de l’année 1933 en France18. Les producteurs l’ont intégrée et substituée à la musique de Maurice Jaubert, contre la volonté du réalisateur, pour assurer le succès du film. Ce seul regrettable exemple suffirait à prouver le rôle fondamental de la chanson dans les films des années trente, qu’il serait trop simple de réduire aux aspects purement commerciaux. Chansons des rues, disques, radio, music-hall, cinéma sonore constituent une chaîne unique où chaque maillon représente le relais nécessaire à la diffusion et au succès auprès du public. Ce succès tient sans doute au fait que cette nouvelle technique permettait au cinéma de s’approprier tout l’arsenal de gags, caricatures, refrains, blagues, drames mondains, farces militaires, charges satiriques qui avait nourri le music-hall et le cabaret. Ce cinéma, selon une expression de Pierre Billard, « contaminé et revitalisé par les spectacles plébéiens par excellence que sont la revue, l’opérette, le vaudeville, le mélodrame, le caf’conc’, renforce sa vocation populaire »19 et assure sa propre continuité en adoptant les interprètes du spectacle vivant comme Raimu, Gaby Morlay, Georges Milton, Arletty, Damia, Ray Ventura, Joséphine Baker, Mistinguett, Florelle, André Baugé, Georges Thill, etc.

10 L’étude de la filmographie de ces années confirme l’importance donnée à la chanson ; nous en avons pu constater sa présence dans au moins 740 films20. À peu près tous les réalisateurs de l’époque, grands et moins grands, ont puisé dans le répertoire de la chanson, pour enrichir leurs œuvres d’une sensibilité et d’une dimension nouvelles. Certes, « les auteurs » ont intégré la chanson à l’intérieur de leur propre système esthétique en s’efforçant de sauvegarder la cohérence et la rigueur de leur œuvre. Dans ce genre on retrouve des films très connus, tournés par des réalisateurs importants comme la Belle Équipe, Pépé le Moko et David Golder de Julien Duvivier, Liliom de Fritz Lang, le Million et Sous les toits de Paris de René Clair, l’Opéra de quat’sous de Georges Wilhem Pabst, Un soir de rafle de Carmine Gallone, la Fin du monde et Jérôme Perreau d’Abel Gance, Jean de la Lune de Jean Choux, Mam’zelle Nitouche de Marc Allégret, le Roman d’un tricheur de Sacha Guitry, Veillée d’Armes de Marcel L’Herbier. Mais la plupart sont des films mineurs dont aujourd’hui on n’a plus aucun souvenir : Enlevez-moi, Échec et mat, Passé à vendre, Vacances… Les autres, la pléthore de petits réalisateurs, parfois sans autres soucis que leur budget et les délais imposés par les producteurs, ont eu une approche totalement différente. Ils ont, dans la plupart des cas, utilisés le cinéma comme un

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véritable support pour la diffusion des chansons, un formidable outil capable d’atteindre un large public et de favoriser, ensuite, la commercialisation des disques. Nous avons trouvé leur trace dans les catalogues phonographiques de l’époque, grâce auxquels nous avons pu répertorier des titres absents des catalogues nationaux de films.

11 Le poids de la chanson dans cette production est variable. En moyenne deux ou trois titres sont inclus dans le scénario mais parfois on trouve jusqu’à sept chansons sur la même pellicule (Soir de réveillon, Marinella, Dactylo…). Dans ce dernier cas, il s’agit de véritables films en musique (30 minutes de chansons réparties sur une durée moyenne de 1 h 30), construits sur mesure pour un interprète populaire comme Tino Rossi, Albert Préjean ou Joséphine Baker. Qui sont les compositeurs, les musiciens et les chanteurs qui figurent au générique ? 12 Avec l’arrivée du cinéma chantant et parlant, la vie des milliers de musiciens qui travaillaient chaque soir dans les salles de cinéma allait être bouleversée. Nous assistons à l’apparition de nouvelles catégories de professionnels de la musique : musiciens de studio et compositeurs pour le cinéma. Des compositeurs rémunérés pour une partition et des musiciens payés pour leur participation à des séances d’enregistrement. Ils touchaient un cachet forfaitaire, sans droit de suite. « Avec le parlant, écrit François Porcile, la musique enregistrée dans un auditorium ne donnait que quelques heures de travail à quelques poignées de musiciens. Très vite, les mieux introduits dans le milieu cinématographique vont s’efforcer de monopoliser le marché. »21

13 Un article publié dans Mon Film, résume à lui seul l’amertume d’une grande partie des musiciens : La musique mécanique est en marche et rien ne l’arrêtera. Tant mieux pour les jeunes bourgeoises et leurs voisins… Mais tant pis pour les artistes professionnels ! Ils sont dans la situation des copistes au lendemain de l’invention de l’imprimerie : les temps vont devenir pour eux de plus en plus difficiles. Ah ! elle en écrase du monde, la rue du progrès ! Certes, il faudra toujours des musiciens, ne serait-ce que pour enregistrer les morceaux à succès sur la cire des disques phonographiques, pour jouer dans les orchestres des stations d’émissions par T.S.F., pour exécuter les partitions des films sonores, et aussi pour les théâtres et les grands concerts. Ceux-là seront des virtuoses, tout au moins des privilégiés, des rescapés… Mais quelle hécatombe parmi les instrumentistes, qui, actuellement, gagnent leur vie dans les orchestres de cinéma, de brasserie, etc. ! Les flonflons mécaniques, voilà l’avenir…22

14 Déjà, le 7 décembre 1928, le périodique Ciné-Journal donnait l’alerte : Un grand danger (le plus grand peut-être depuis qu’il existe des musiciens professionnels) menace la corporation. La musique mécanique tend à se substituer à l’exécution directe et humaine. Tous sont menacés, déjà des orchestres de cinéma sont supprimés et remplacés par des appareils à bande sonore. D’autres suivront. Aucun musicien, aucun chef d’orchestre ne doit rester indifférent devant une pareille menace. Si des mesures énergiques n’interviennent pas, une armée de chômeurs va se créer qui menacera les camarades en place, non seulement dans leur emploi, mais aussi dans leurs revendications les plus essentielles. Et pourtant, les musiciens ne sont-ils pas, dans la circonstance, les artisans de leur propre malheur ? On ne peut pas se passer d’eux, ce sont eux qui font les enregistrements indispensables ; c’est leur œuvre propre qui permettra la suppression de nombreux orchestres. Est-ce à dire que ceux-là même qui feront ces enregistrements seront protégés contre le danger nouveau ? Pas plus que les autres, car ils seront

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également menacés, par le chômage, d’un abaissement des prix. D’autre part, leur travail de quelques mois permettra de se passer d’eux pendant 15 ans. Ne voit-on pas encore au cinéma des films vieux de 10 à 15 ans ? Les bandes sonores dureront peut-être davantage ; un répertoire se créera qui, un jour, supplantera presque complètement l’exécution par orchestre. Devant un pareil danger et en attendant une réglementation nouvelle conforme à un état de choses nouveau, le Conseil syndical a décidé d’interdire, jusqu’à nouvel ordre, tout enregistrement de bande sonore.

15 Le Syndicat des musiciens renforçait ces propos à travers un appel sous forme de tract : Protestez ! L’emploi de la Musique mécanique dans les salles de spectacle n’est pas un Progrès, c’est une décadence de l’Art Musical. La culture française est menacée. Réagissez contre l’Américanisation. Faites circulez !23

16 Les choses ne vont pas s’arranger, car un nouveau « danger » menace la profession : les films sonores de production étrangère, constituant 60 à 70 % des films projetés en France. La Fédération française de la musique qui représentait les corporations de la musique, comme les syndicats des éditeurs, des compositeurs, des marchands et d’imprimeurs de musique, fait publier un manifeste au ton quelque peu xénophobe : Considérant que les films sonores et parlants de provenance étrangère sont présentés au public français en langue étrangère et avec accompagnement musical presque exclusivement composé de musique étrangère ; Considérant qu’une exclusion aussi marquée de la langue et de la musique françaises, sur le sol français, constituerait, si elle se généralisait, une grave offensive contre la culture française et l’art français ; émet les résolutions suivantes : 1 Les films parlants représentés en France ne doivent utiliser que la langue française. 2 Une part importante de l’accompagnement musical des films synchronisés présentés en France doit être consacrée à la musique française. Et décide de poursuivre l’étude et l’adoption de toutes mesures utiles, en faisant appel, s’il le faut, aux pouvoirs publics et à l’opinion publique afin d’éviter que le cinéma ne devienne en France l’instrument de pénétration d’expressions étrangères à la culture nationale.24

17 Toujours dans le but de défendre la création française, un Comité d’Études du théâtre, de la musique et du cinématographe français est créé en novembre 1930. Il se propose de favoriser le développement de la création française et défendre les intérêts généraux des différentes catégories du spectacle, afin de pouvoir « supporter la comparaison avec les productions étrangères ; où, dans tous les grands pays intellectuels, se poursuit un effort considérable qui tend à submerger, jusque sur notre territoire, l’art français dans toutes ses formes et à en paralyser la diffusion dans le monde. »25

18 C’est là un exemple du clivage entre les intérêts généraux artistiques et les intérêts particuliers d’une corporation, notamment celle des compositeurs, sous la protection de la SACEM depuis la fin du XIXe siècle.

19 Parmi les nombreux compositeurs qui tentent de faire fortune au cinéma, seuls quelques-uns ont réussi à bâtir une véritable carrière. Nous retrouvons des compositeurs qui ont écrit une ou deux partitions de chanson pour ensuite disparaître (Carabelle, Destrey, Fall, Guerrero, Hermite, Jardin, Lenfant, Salder, etc.). En fait, à peine une quinzaine des compositeurs écrivent pour ce cinéma : Armand Bernard, Raoul Moretti, Vincent Scotto, Maurice Yvain, Jean Lenoir, Paul Misraki, Casimir Oberfeld, Philippe Parès, Georges Van Parys, Marcel Lattès, Christian Borel-Clerc, W. R. Heyman, R. Sylviano, etc. Des auteurs comme Jean Wiener, Joseph Kosma, Maurice

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Jaubert, Jacques Ibert, Georges Auric, Darius Milhaud, Arthur Honegger seront à l’affiche des films du « réalisme poétique », ainsi que de films populaires.

20 Tous, au début de leur carrière cinématographique, étaient attachés à un metteur en scène en particulier : Casimir Oberfeld a participé à presque tous les films populaires de Christian-Jaque et de Léon Mathot ; Vincent Scotto traduisait musicalement l’image de la Provence chère à Marcel Pagnol ; Joseph Kosma mettait son art au profit des films de Jean Renoir. Certains, comme Jean Boyer, se taillent une bonne renommée de parolier et de compositeur avec des films comme Tumultes, Simone est comme ça, Un soir de Réveillon, Prix de beauté, et bien d’autres, avant de choisir le métier de réalisateur.

21 Tous ces compositeurs ont quelque chose en commun : ils n’ont pu échapper au mélange des genres (comique, dramatique, populiste, réaliste…) dans les films qui ont caractérisé cette époque. La musique composée pour un film devait, avec son ensemble de partitions, faire danser, chanter, rire, et pleurer. Ces passages d’un registre à un autre impliquent une certaine souplesse et une maestria dans l’art de la composition que l’on peut reconnaître à ces compositeurs. Ils ont alors créé plusieurs milliers de partitions pour le cinéma, dont environ 300 écrites par le seul Vincent Scotto.

22 Mais qui chantait à l’écran ? D’abord, les chanteurs-interprètes des films eux-mêmes, les vedettes passées de la scène du music-hall à l’écran, comme Bach, Baker, Baroux, Bernard, Burnier, Chevalier, Damia, Dranem, Fernandel, Florelle, Gabin, Georguis, Gravey, Mistinguett, Milton, Pauley, Préjean, Rellys, Toutain… De simples chanteurs qui n’intervenaient dans le film que pour interpréter une ou plusieurs chansons. On rencontre des chanteurs déjà connus et qui ont vu leur popularité exploser grâce au cinéma, d’autres qui ont eu un moment de gloire éphémère, d’autres, enfin, qui ont trouvé du travail tout en restant de parfaits inconnus. Parmi les célébrités, il y a les grands chanteurs populaires de l’époque (Damia, Marie Dubas, Marianne Oswald, Fréhel, Florelle, Lys Gauty, Édith Piaf avec une brève apparition dans la Garçonne de Jean de Limur, en 1936, Maurice Chevalier, Georgius, Dranem, Albert Préjean…), des duettistes (Charles et Johnny, Pills et Tabet…), des ténors et barytons de l’Opéra (Villabella, Muratore, Baugé, Planel, Lamy…), des sopranos de l’Opéra comique (Gauley, Féraldy, Favart, Delille…), et enfin des comiques troupiers comme Luar.

23 Certains chanteurs sont si célèbres que l’on a construit sur mesure quelques films pour eux : André Baugé et Lucien Muratore (de l’Opéra), Jean Lumière, Réda Caire, Tino Rossi, et plus tard Charles Trenet et Ray Ventura.

24 Des acteurs ont dû s’adapter aux exigences du cinéma du moment ; il fallait jouer, chanter et danser, conditions nécessaires pour avoir une chance d’être engagé pour un film. Parmi les acteurs-chanteurs on trouve Danielle Darrieux, Lilian Harvey, Jeannette MacDonald, Arletty, Annabelle, Jules Berry, Suzanne Dehelly, Gaby Morlay, Paulette Dubost, Pierre Dux, Jean Murat, Françoise Rosay, Charles Boyer… Violon, batterie, trompette, saxos, guitare ou l’éclectisme des rythmes 25 La présence des modèles anglais, américains, italiens, espagnols, argentins et allemands dans les structures rythmiques témoigne de l’ouverture d’esprit de ces auteurs.

26 L’œuvre de Brecht et Weill servira ainsi de référence à de nombreux compositeurs, comme Joseph Kosma quand il crée ses chansons pour Marianne Oswald (entre autres la Chasse à l’enfant, paroles de Jacques Prévert). Le jazz aura une influence d’une part sur le plan rythmique où la batterie prend de l’importance, d’autre part avec les différents pupitres de trompettes, de saxos et de clarinettes. La place de l’arrangeur devient

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primordiale : pour ne prendre que quelques exemples citons les orchestres de Fred Adison, de Ray Ventura ou de Jo Bouillon.

27 Parallèlement, existent le style « musette » et son instrument principal l’accordéon, le style « exotique » incarné par Tino Rossi et sa guitare, le style tourmenté des chanteuses réalistes avec la voix comme seul « instrument », le style « militaire » avec ses marches. Tous les styles provenant de la musique populaire française persistaient en donnant le meilleur de leur production artistique. Bien sûr, aujourd’hui, de la valse musette au jazz ou encore du tango argentin au blues, le fossé nous paraît large, mais il est indéniable que ces rythmes nouveaux ont coexisté et qu’ils se sont intégrés aux styles déjà existants. C’est toute la richesse de la musique populaire de cette époque : le fox-trot avec sa variante (dont le tempo est plus lent) : le slow-fox ; le step avec ses différents rythmes : le fox-one-step, le one-step et le 6-8 one-step ; la valse avec ses nuances : la valse-musette, le boston ; le jazz, le blues et le swing ; le tango ; la sérénade ; la mélodie italienne et la barcarolle. Le cinéma hétéroclite des années trente a puissamment contribué à la diffusion de nouveaux rythmes, de grands orchestres de variétés et de jazz, et à l’introduction d’instruments nouveaux comme l’harmonica, le vibraphone ou le xylophone. Les textes des chansons à l’écran 28 Dans son livre consacré à la France des années trente, Eugen Weber définit la dernière décennie de la IIIe République à travers un choix de titres puisés dans les romans d’Émile Zola : Au bonheur des dames, suivi par l’Argent, et ses implications monétaires, la Curée avec ses scandales et ses magouilles, puis Germinal avec ses conflits sociaux et ses espoirs de changement, enfin la Débâcle, avec le conflit et l’effondrement. Ces cinq titres résument à la perfection la France décrite par les paroliers des chansons d’écran. Nous pourrions appliquer cette même parabole aux textes des chansons écrits pour les films populaires comme Un soir de réveillon de Anton Karel, 1933, le Chemin du paradis de Max de Vaucorbeil et Wilhelm Thiele en 1930, le Million de René Clair en 1931, le Roi des resquilleurs de Pière Colombier en 1931 , Vacances de Robert Boudrioz en 1931, Ces Messieurs de la Santé de Pière Colombier en 1933, l’Argent de Pierre Billon en 1936 ; et pour le cinéma des années du Front populaire, comme la Vie est à nous, la Grande illusion, la Marseillaise, la Bête humaine, réalisés par Jean Renoir entre 1936 et 1938. Le corpus de plus de 4 000 titres enregistrés sur disque peut-il constituer un élément pour la compréhension de l’histoire culturelle de cette décennie ? La production cinématographique, comme les textes des chansons, sont forcement imprégnés des événements de cette décennie : de l’euphorie de l’après-guerre à la montée des périls. Cependant les titres des chansons, leurs rythmes gais liés à des histoires baignant dans une apparente atmosphère lumineuse et pleine d’amour, ont parfois trompé les historiens et les chroniqueurs qui ont décrit cette période du cinéma chantant comme celle de l’insouciance. En effet, pour analyser cette époque, il faut tout d’abord essayer d’oublier les lieux communs de la recherche et les présupposés pour revenir à la source : les chansons avec d’une part leurs rythmes et d’autre part leurs textes.

29 Textes et rythmes ne correspondent pas toujours. En fait, pour une bonne partie des chansons analysées, nous avons pu constater une dissemblance entre l’invitation au rêve et le rappel à la réalité. Si on se limite à lire les textes sans la musique, même les chansons dites gaies prennent une autre dimension. Nous avons presque l’impression qu’au texte a été collée une musique qui ne lui correspond pas. Un exemple classique de ce type est peut être la chanson « Je chante » de Charles Trenet, dont la légèreté

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bucolique de l’interprétation est en contraste avec un texte qui n’est vraiment pas très gai (le narrateur, déçu en amour et affamé, se pend dans sa cellule et se trouve heureux en fantôme qui ne connaît plus la faim ni la contrainte).

30 Ce décalage entre texte et rythme de la chanson est lié sans doute au style interprétatif qui est propre à chaque artiste, mais aussi au contexte particulier de l’entre-deux- guerres, entre des rêves de paix et prospérité et la morosité d’une époque parsemée de problèmes sociaux. Pour un nombre important de chansons populaires, nous pouvons aussi trouver une explication dans le fait qu’une quantité assez importante de chansons ont été écrites en même temps que le scénario et bien souvent par le réalisateur lui- même (Jean Boyer, René Clair et bien d’autres). De plus, la chanson à l’écran a un statut spécifique. Les chansons ont la particularité de faire « coller » leur texte à une histoire préexistante, celle du film, tout en puisant leurs rythmes dans la musique en vogue, le fox-trot, la polka, la valse musette.

31 Les textes présentent des thèmes qui intéressent l’histoire sociale et culturelle de la période : les lieux urbains, plus particulièrement la ville de Paris ; les sujets (les mômes, les chômeurs, les copains, les femmes) ; les loisirs (les cafés, les sorties au spectacle, les sports, les parties de campagne)26. Même si une partie non-négligeable de textes est marquée par l’opposition culturelle Midi-Paris et renouvelle le répertoire qui va de l’opérette marseillaise à la chanson dite « marseillaise » d’Alibert, la ville qui est la plus évoquée par les chansons est Paris. C’est l’exemple le plus représentatif car la plupart des chansons reflètent la vie du parisien et du banlieusard, ou du provençal monté à Paris. Dans les chansons, les lieux « cultes » de l’époque sont Montmartre, la place Pigalle, la rue de Clichy, Ménilmontant et les grands boulevards. Tous sont des lieux idéaux pour une flânerie nocturne d’un cinéma à un autre, du Caméo au Marivaux jusqu’au Paramount ; d’un music-hall à un autre, du Casino de Paris à l’Alcazar, des Folies-Bergère à l’Alhambra. Dans les chansons, Paris est décrit comme la ville lumière qui permet de réaliser tous les rêves, « le seul, le vrai Paradis ». Des réalisateurs célèbres comme René Clair, Julien Duvivier, Marc Allégret et d’autres moins connus comme Jean Benoît-Levy ou René Meinert, ont rendu hommage à la ville en lui dédiant une ou plusieurs chansons dans leurs films. Un véritable hymne, dont les titres ne laissent pas de doute : « Paris, c’est une belle fille », « Paris, je t’aime d’amour », « Paris, voici Paris »… : En parlant un peu de Paris Tout s’éclaire et tout vous sourit ! La cité morose Se métamorphose Les vieux murs semblent moins gris ! On s’ figur’ revoir les Tuil’ries, La Mad’leine et la Plac’ Clichy ! Son air nous enivre, on se sent revivre, En parlant un peu de Paris27

32 À travers d’autres chansons (Écoutez le refrain des faubourgs, Dans la rue, Elle fréquentait la rue Pigalle, Ménilmontant, la Petite Boutique, Sous les toits de Paris), nous trouvons aussi les traces du Paris de tous les jours avec ses boutiques d’artisans, ses nouveaux magasins à succursales multiples (Casino, Prisunic, Monoprix et Uniprix), ses hôtels, ses pavés mouillés, ses logements insalubres, ses cafés, ses faubourgs. Sur

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Paris, une chanson résume tous les clichés: c’est « Où est-il donc ? », interprétée par Frehél dans Pépé le Moko de Duvivier (1936). Y’en a qui vous parl’nt de l’Amérique, Ils ont des visions de cinéma ; Ils vous dis’nt Quel pays magnifique Notre Paris n’est rien auprès d’ça. Ces boniments-là rend’nt moins timide, Bref, l’on y part, un jour de cafard… Ça f’ra un d’plus qui, le ventre vide, L’soir à New York cherch’ra un dollar Au milieu des gueus’s, des proscrits, Des émigrants aux cœurs meurtris ; Il pens’ra, regrettant Paris Où est-il mon Moulin d’la Plac’ Blanche ? Mon tabac et mon bistrot du coin ? Tous les jours étaient pour moi Dimanche ! Où sont-ils les amis, les copains ? Où sont-ils tous mes vieux bals musette ? Leurs javas au son d’ l’accordéon ? Où sont-ils tous mes r’pas sans galette ? Avec un cornet d’ frites à dix ronds Où sont-ils donc ?28

33 Depuis quelques années l’entre-deux-guerres fait l’objet de recherches qui visent à une revalorisation d’un cinéma chantant qualifié trop hâtivement de médiocre, vulgaire, de « sous-culture ». Le retour aux sources – les films et les chansons – révèle non seulement l’éclectisme des formes (ce qui en soi est plutôt un élément positif) comme étant la caractéristique principale d’un moment exceptionnel situé à cheval entre les deux guerres, mais aussi comme l’élément de transition entre une culture traditionnelle encore relativement autonome des « règles du marché » et une culture- marchandise. Ce foisonnement confirme l’idée que les années trente gardent la fraîcheur et l’enthousiasme d’une époque qui, traversée par les bouleversements technologiques, voit dans les innovations venues des quatre coins du monde, de nouveaux moyens d’expression pas encore complètement récupérés par les idéologies et le contrôle institutionnel.

NOTES

1.Patrick De Haas, Cinéma intégral, Paris, Transédition, 1985, p. 276. 2.Léopold Survage, « Le Rythme coloré » dans Nicole Brenez, Christian Lebrat (dir.), Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, Milan- Paris, Mazzotta-Cinémathèque française, 2001, p. 74. 3.Paolo Bertetto, Il cinema d’avanguardia, 1910-1930, Venezia, Marsilio, 1983, p. 120. 4.Les premières émissions quotidiennes avaient été lancées en 1925. En 1930 la radio avait fait des progrès, mais la France ne comptait qu’un million de postes en 1932, puis

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5 millions en 1935. On passe de la période des balbutiements et de l’amateurisme des pionniers au perfectionnement de la technique, ce qui nous conduit au professionnalisme et à la radio populaire. « Toutes les formules, je dis bien toutes, utilisées encore aujourd’hui en radiotélévision ont été imaginées, tentées, travaillées et exploitées avant-guerre. » (René Duval, Histoire de la radio en France, Paris, Alain Moreau, 1979) Dans les années trente, Paris comptait plusieurs stations publiques et privées : le Poste Parisien, Radio 37, Radiola (rachetée par l’État en 1933, devient Radio Paris), Radio L.L. (devenue ensuite Radio-Cité), Tour Eiffel, Paris PTT. À cette époque, la musique enregistrée sur disque ou jouée directement au studio et transmise par la radio était à elle-même un programme, interrompue parfois par l’annonce d’un speaker du titre du morceau et de son interprète. « Elle n’est que très rarement illustration d’une émission et plus rarement encore pause au milieu d’une conférence ou des propos d’un reporter. » (Cécile Méadel, Histoire de la radio des années trente, Paris, Anthropos-Économie, INA, 1994) 5.Paroles de René Pujol, Émile Audiffred et Géo Koger, musique de Vincent Scotto, 1936, éditions Salabert. 6.Paroles de Louis Poterat, musique de Dino Olivieri, 1938, éditions P. Leonardi. 7.Paroles et musique d’Aristide Bruant, 1889, chez l’auteur. 8.Jean-Claude Klein, Florilège de la chanson française, Paris, Bordas, 1990, p. 64. 9.Ces fameux « petits formats » constituent la source essentielle pour toute recherche sur le rythme et le texte des chansons et sur leur utilisation au cinéma. Les collections conservées à l’Arsenal et au Département de la Musique de la BnF, au Musée National des Arts et Traditions Populaires, et les collections privées (souvent les plus intéressantes). 10.La Société des Auteurs Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) a pour objet de percevoir et de répartir les droits de représentations des auteurs-compositeurs et éditeurs d’œuvres musicales (ce qui inclut les chansons, pièces instrumentales, musiques de films). Avant les années trente, les archives de cette société sont réduites à quelques documents qui ne permettent pas d’établir des données précises, par exemple en ce qui concerne la chanson la plus exploitée durant une année. Le chiffre reporté dans le texte est proposé, faute d’autres sources, par la Chambre Syndicale de l’Édition Musicale. Pour avoir une information complète, il faudrait rajouter à ce chiffre les indications des autres sources syndicales, dont on ne possède pas d’archives. 11.Chambre Syndicale de l’Édition Musicale, Un siècle de chansons françaises, Paris, CSDEM, 1996, p. 15. 12.Christian Marcadet, « Entre “Tout va très bien…” et “Tout fout l’camp” : les chansons des années trente comme enjeu de société », communication au colloque « Musiques et musiciens dans le Paris des années trente », Paris, 17-20 nov. 1997. 13.« Le cinéma sonore et la vente des disques », Machines Parlantes et Radio, n° 120, 1929 (Paris). 14.Sur la relation entre industries phonographique cinématographique voir G. Basile- M. Monneraye, « Le cinéma qui chante et le disque » dans Emmanuelle Toulet (dir.), le Cinéma au rendez-vous des arts. France, années vingt et trente, Paris, BnF, 1995, p. 146-161. 15.« Le cinéma sonore et la vente des disques », Machines Parlantes et Radio, op. cit. 16.Pratiquement toutes les firmes phonographiques ont édité en 1934 cette chanson interprétée par vingt-trois artistes différents, parmi lesquels : Jean Lumière, Valiès, Marjal, Lestelly, Reda Caire, Tino Rossi. La version originale est gravée par Lys Gauty, pour la firme Columbia DF 1102 en 1934.

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17.Paroles françaises d’André de Badet. 18.L’hebdomadaire Candide crée le Grand prix du disque. Le jury était constitué par des personnalités du monde des arts et des lettres : Gustave Charpentier, Colette, Jacques Copeau, Maurice Yvain, Maurice Ravel, Dominique Sordet et Émile Vuillermoz. Il se réunit pour la première fois le 18 mars 1931 pour couronner le disque de l’année 1930. Le Chaland qui passe reçoit le Grand Prix du disque de l’année 1933. 19.Pierre Billard, l’Age classique du cinéma français, Paris, Flammarion, 1995, p. 157. 20.G. Basile, C. Gavouyère, la Chanson française dans le cinéma des années trente. Discographie, Paris, BnF, 1996, p. 133. 21.Alain Lacombe, François Porcile, les Musique du cinéma français, Paris, Bordas, 1995. 22.Mon film, septembre 1929. 23.Syndicat des Musiciens, dans la Chanson, décembre 1929. 24.Fédération française de la musique dans Ciné-Journal, n° 1062, 3 janvier 1930. 25.« Un Comité d’Études du théâtre, de la musique et du cinématographe français » dans Musique et Instruments, n° 247, 10 novembre 1930. 26.Ces thèmes ont été développés dans G. Basile, « La chanson dans le cinéma des années trente » dans Danièle Pistone (dir.), Musique et musiciens à Paris pendant les années trente, Paris, Bordas, 1999. 27.En parlant un peu de Paris, musique de Raoul Moretti, paroles de Albert Willemetz, interprétée par Henri Garat et édité par Polydor sous la référence 522160. 28.Où est-il donc ?, mus. Scotto, par. Carol et Decaye, Columbia DF 2065

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L’avènement du « musicien de film »

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Des compositeurs de musique viennent au cinéma : le « Groupe des Six »

François Amy de la Bretèque

1 Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un phénomène marquant se produit dans le paysage culturel français : la tendance à la convergence de tous les modes d’expression artistique. La musique française, en plein renouvellement, entre dans une de ses périodes les plus brillantes et l’on va la voir participer à son tour à ce mouvement. Des musiciens « sérieux » accepteront de se mettre au service du cinéma. Cette collaboration s’amorce alors que le septième art est encore muet. Elle s’accentuera quand il deviendra sonore, car ces compositeurs sont de ceux qui ont cru en cette mutation.

2 Comment s’explique cette rencontre ? Il ne faut pas négliger des raisons triviales. Les producteurs ont pu estimer que les noms prestigieux de musiciens connus apporteraient une plus-value à leurs films, tout à la recherche de respectabilité qu’ils étaient auprès du public cultivé. Les musiciens, quant à eux, ont trouvé là un gagne- pain plus sûr que la création en concert. Mais cela ne suffit pas. Ce qu’il faut reconnaître aussi, c’est la volonté des musiciens d’élargir leur champ d’action, d’expérimenter des formes nouvelles dans des champs à explorer. En face d’eux, ils ont trouvé, au début tout au moins, des partenaires réalisateurs animés du même souci et souvent cultivés musicalement (Gance, Cocteau, L’Herbier, Baroncelli).

3 La collaboration des musiciens de l’« école français » avec le cinéma représente la rencontre de deux cultures, savante et populaire, rencontre qui est une des clés du succès du fameux groupe des Six. En effet, la contribution de membres de ce dernier ne s’est pas limitée au cinéma d’avant-garde ni aux œuvres de prestige, même si l’on peut observer une préférence manifeste des compositeurs pour les œuvres patrimoniales. Ils n’ont pas négligé le tout- venant de la production, conservant par devers eux la liberté de s’y investir plus ou moins. À eux tous ils ont écrit pour plus de cent soixante-dix films.

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4 Cette collaboration s’est poursuivie jusqu’à l’aube des années cinquante. Si cette pérennité a certainement marqué le cinéma français, elle a pu provoquer secondairement un certain effet de décalage : avec ces musiciens l’esprit des années vingt s’est survécu à lui-même jusque dans l’après-guerre et à la veille de la « modernité », quand les cinéastes se mirent à essayer d’autres solutions musicologiques. Mais pendant ces trois décennies ils ont fait émerger un modèle français de la musique de films qui reste encore bien actif aujourd’hui.

5 Le dénommé « Groupe des Six » n’a jamais vraiment existé en tant qu’école, mais fut un phénomène médiatique (comme on dirait aujourd’hui), orchestré par Jean Cocteau qui regroupa, au moins sous le signe de l’amitié, une génération de musiciens partageant des idéaux communs. C’est le critique Henri Collet qui le porta sur les fonts baptismaux dans deux articles de Comœdia du 16 et du 23 janvier 1920. Et c’est Jean Cocteau qui leur avait fourni, par avance, une sorte de manifeste avec le Coq et l’arlequin paru en 1918.

6 On peut synthétiser leurs idées de la manière suivante. En réaction à la musique atmosphérique allemande et debussyenne, ils prônent le retour à la mélodie (au « dessin », dit Cocteau), à une musique simple, « de tous les jours ». On s’inspirera du music-hall, du cirque, du jazz (« les orchestres américains de nègres ») que les cabarets montmartrois avaient mis à la mode. Ces modèles infléchissent l’écriture vers la simplicité, l’efficacité, la dissonance, l’ellipse : « Ici, pas de scrupules, on saute les marches ». C’est « une musique à l’image de la vie et non le reflet de poétiques surannées ou de conventions périmées »1. On pressent que cette poétique empruntait quelque chose aux innovations du montage analytique du cinéma, ses ruptures, ses effets de surprise, en quoi elle rejoignait une tendance générale de l’art de cette époque.

7 Cette esthétique présente encore deux caractéristiques communes. D’abord, elle est nationale, comme le symbole du coq le formule explicitement. Elle est en réaction au wagnérisme et à la musique symphonique viennoise. Cela l’inscrit dès l’origine en contrepoids de ce qui sera le modèle dominant de la musique de film à Hollywood. Nationale, mais pas nationaliste : elle sait intégrer des sonorités venues d’ailleurs, comme les tonalités brésiliennes chères à Darius Milhaud. Ensuite, elle marque un retour au classicisme, si l’on entend par là l’économie de moyens et le « dégraissage» des formations instrumentales. Paul Collaer avait mis ce trait en rapport avec le « besoin de minimum vital » que la guerre de 1914 aurait imposé : « Un désir de réalité, de solidité, de certitude leur assigne comme but une peinture du caractère permanent des objets et non plus de l’atmosphère changeante qui les entoure »2. Voilà déjà un programme de musique de film…

8 Écrire pour le cinéma, ils s’y sont mis de bon cœur les uns après les autres. Seul Francis Poulenc est resté sur une certaine réserve : il n’a composé que trois partitions de films, et seulement « pour faire plaisir à des amis écrivains »3. À ses yeux, la musique de cinéma reste une tâche « inférieure et vénale ».

9 Un peu méconnues, les contributions de Germaine Tailleferre au cinéma sont de celles qui comptent. Elle dit avoir participé à la musique des films de Chaplin, qu’elle a rencontré en 1926. Elle s’est consacrée surtout aux courts métrages scientifiques et en particulier aux documents sur les insectes du grand Jean Painlevé qu’admiraient Paul Valéry et les Surréalistes.

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10 Le plus précoce fut Arthur Honegger qui, dès 1922, apporta à Abel Gance sa coopération pour la Roue, puis au Fait divers d’Autant-Lara (1923), qui trouva sa musique trop ajustée au film. Sa fécondité (quarante-quatre films au total) et la durée de cette carrière invitent à revenir sur son cas plus loin dans cet article.

11 Darius Milhaud y vint peu après Honegger, au tournant du muet et du parlant. Si sa contribution à l’Inhumaine de Marcel L’Herbier (1924) relève, semble-t-il, du malentendu (il aurait fait seulement un arrangement – ce qui n’est déjà pas rien – et non pas écrit une partition originale complète, comme la publicité de Cinégrafic le laissait entendre4), il avait écrit en 1928 une série de petits morceaux pour accompagner des « actualités » allemandes en collaboration avec Paul Hindemith. Ensuite, on voit son nom associé aux premiers films sonores de Cavalcanti, de Hans Richter et de Jean Renoir ; jusqu’en 1950 il signera la musique de vingt-cinq longs métrages.

12 Le plus prolixe fut sans aucun doute Georges Auric, chez qui la musique de film représenta une véritable vocation. Sa filmographie, selon François Porcile, compte pas moins de cent vingt-trois titres. C’est Jean Cocteau qui lui mit le pied à l’étrier avec le Sang d’un poète (1930) et il sera son collaborateur fidèle jusqu’à Orphée (1950). C’est le succès d’ À nous la liberté de René Clair (1931) qui le convainquit de se consacrer à ce travail. Sa musique la plus populaire est la valse de Moulin Rouge de John Huston (1953), mais on ne doit pas le réduire à ce rôle d’illustrateur. Dès 1919, répondant à une enquête de la revue le Film auprès des musiciens, il différencie bien la musique de film de la musique de scène et parle de son dépouillement nécessaire. En la matière, son écriture est souvent plus conforme au modèle classique, empathique et ne répugnant pas à souligner les effets dramatiques, mais il a conservé de ses convictions premières ce sens du dépouillement et de la distance. Auric aime la concision et la clarté et il imprègne souvent ses partitions d’une touche d’insolite, ce qui en fait un bon illustrateur d’ambiances fantastiques.

13 Entre ces musiciens français et les cinéastes, les formes de collaboration et les modalités de travail furent diverses. Le musicien pouvait être associé à la réalisation du film, mais dans des mesures variables. Prenons le cas du tandem Cocteau-Auric. Pour le Sang d’un poète, Auric écrit sa musique au jour le jour, à mesure que lui sont projetées les prises de la journée. Au contraire, pour la Belle et la Bête, il écrivit après, le film une fois monté, ce qui est l’usage le plus fréquent5. Pour les Parents terribles, Cocteau demanda à Auric une série de petits morceaux courts qu’il plaça dans le film à sa guise, faisant jouer le principe du « synchronisme accidentel » qu’il avait déjà expérimenté dans le Sang d’un poète en déplaçant arbitrairement des morceaux composés pour une séquence donnée. Cocteau disait en effet qu’il n’« aim[ait] pas [la] musique qui colle à la roue », qu’il « aim(ait) qu’il y ait du jeu »6. Le poète avait parfaitement compris ce qui allait être le principe moderne de la musique de film.

14 Le plus souvent, le musicien s’estime mal traité par le cinéaste et le producteur. Auric lui-même s’est plaint7 que l’on impose au compositeur de « miser sur un mauvais goût qui semble inévitable » et d’« écarter délibérément toute recherche un peu sérieuse ». Dans ces conditions, cela tient du miracle que les membre du Groupe des Six aient réussi à faire passer dans les films un peu de leurs conceptions ; et pourtant, ils y sont indiscutablement parvenus.

15 Au temps du muet, le musicien en titre était souvent un arrangeur et, quand d’aventure il composait quelques pages originales, elles ne « couvraient » pas tout le film. Ses

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collaborateurs étaient chargés de combler les trous. Il resta quelque chose de cette pratique dans les décennies ultérieures. Ainsi Honegger, très sollicité dans les années trente, avait l’habitude d’écrire un premier jet puis de déléguer les arrangements à ses collaborateurs : Arthur Hoérée (surtout), Roland Manuel, Maurice Thiriet, Maurice Jaubert, Roger Désormière. De sorte qu’il n’est pas toujours facile de fixer l’attribution de manière sûre. On notera au passage que tous ces noms sont ceux qui illustreront la musique de cinéma à la génération suivante. Des musiciens comme Honegger ou Milhaud ont joué ainsi un rôle de formateurs et l’influence du Groupe s’étend bien au- delà des œuvres composées par ses membres.

16 Les problèmes historiques posés par ces musiques sont complexes. On vient déjà d’en avoir un aperçu. La notion de « musique originale » est labile. Les compositeurs ne se privaient pas de réemployer des morceaux de leur propre main qui n’avaient pas été primitivement écrits pour le cinéma. Ainsi Auric emprunta à sa sonate de 1930 une valse qu’il plaça dans Lola Montès (1955). Des morceaux circulent aussi d’un film à l’autre : l’ouverture de la Roue (1922), qui est tout ce qui subsiste de la musique écrite pour ce film, a été réutilisé en partie par Honegger dans Calme, premier morceau de la musique de Napoléon (1927), et les mesures 52 et suivantes de la même partition préfigurent Pacific 231, comme nous le reverrons plus loin8. Quand on veut aujourd’hui reconstituer ces musiques de film, notamment pour les enregistrer, la tâche est ardue. Ce qui existe dans l’édition musicale, ce sont bien souvent des Suites que le musicien lui-même avait tirées de sa partition pour les films, selon une pratique alors courante : la critique sérieuse considérait cela comme un critère. Honegger procéda ainsi en 1934 pour les Misérables, sur les conseils de Miklos Rosza lui-même. Ajoutons encore que certaines partitions ont été perdues, comme celle du Capitaine Fracasse de Gance écrite par Honegger en 1943 9 et que Henri Colpi considère comme l’une de ses meilleures. Pour reconstituer la musique originale qui était destinée à accompagner le film, les musicologues n’ont parfois pas d’autre solution que de partir de l’audition de la bande sonore de ce dernier. Nous en verrons un exemple avec les Misérables. On le voit, il y a du pain sur la planche pour les historiens et les généticiens de cette partie intégrante du texte filmique qu’est sa musique.

17 Venons-en à quelques exemples concrets. Pour ne pas trop disperser ceux-ci, j’ai choisi de les prendre dans l’œuvre d’un seul de ces musiciens, Arthur Honegger.

18 Ce dernier a rejoint le groupe avec un petit décalage (il n’était pas dans les thuriféraires de Satie après Parade en 1917), et il est vrai que le noyau dur des Six est formé par Poulenc, Auric et Milhaud ; cependant, il a participé aux principales aventures collectives (le Bœuf sur le toit en février 1920, les Mariés de la Tour Eiffel en juin 1921) et Cocteau l’a solidement associé aux autres auxquels le liait par ailleurs une solide amitié.

19 À cette époque, la musique de Honegger est moins proche de l’idéal défini par Cocteau que celle de ses camarades, mais Milhaud aussi utilisait alors toutes les ressources de l’orchestre symphonique10. C’est en avançant que le musicien suisse se rapprochera du goût de ses amis pour l’esprit français et les mélodies populaires, tout en restant attaché aux dissonances et aux ruptures qui en font un musicien plus âpre que Milhaud ou Poulenc. Selon son biographe Harry Halbreich, c’est son sens très développé de l’image qui prédisposait Honegger au cinéma ainsi que son goût de la concision et son adaptabilité

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11. Il aura l’occasion d’exposer ses idées sur le sujet dans un premier article paru en janvier 1931 dans Plans, au moment où le passage au sonore divisait les esprits. Honegger adopte dans ce débat un point de vue assez proche du fameux « manifeste du contrepoint » d’Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov paru en 1929. Il se méfie du parlant et demande que la voix ne soit utilisée que comme un « son ». Il n’aura jamais l’occasion d’expérimenter vraiment cette théorie. En revanche, il a sur la question du rapport musique-images une position nette. Pour lui, il se pose en termes de montage ou plutôt de rapports de montages. Le montage cinématographique, dit-il, est de structure radicalement différente de la composition musicale. « Celle-ci appartient à la continuité, exige un développement logique » ; celui-là repose sur les « contrastes et les oppositions ». On subodore que cette conception est modélisée avant tout sur le muet et plus spécifiquement sur le montage-choc des Soviétiques. « Il s’agit donc de faire coïncider deux montages qui n’ont pas les mêmes règles »12. C’est un plaidoyer pour une esthétique de l’hétérogène et de la non-coïncidence, à contre-courant de l’effacement progressif des césures auquel conduira finalement le parlant. Les deux modèles qu’il cite sont Hallelujah de King Vidor et les Silly Symphonies de Disney (les mêmes, c’est à noter, qu’avait retenus Eisenstein). Tout en réclamant que le montage filmique laisse à la ligne mélodique le temps de se développer, Honegger restera ferme sur son refus du flux musical ininterrompu et sur sa préférence pour les « interventions sélectives »13.

La Roue (1922)

20 C’est Canudo, auteur de l’argument de son ballet Skating Ring, qui avait présenté Honegger à Abel Gance en janvier 1922. Celui-ci l’engagea aussitôt pour écrire la musique du film gigantesque dont il avait commencé le tournage en janvier 1920 à Nice puis à Saint Gervais et qu’il achevait à Arcachon. La Roue est, on le sait, un véritable laboratoire d’expérimentations techniques. Le film mesurait 10 800 mètres dans son premier montage, soit six fois la longueur habituelle. Deux matinées furent nécessaires à sa présentation en novembre 1922 au Gaumont Palace. Gance dut le réduire une première fois en quatre « chapitres » de 2 300 mètres pour la sortie commerciale de février 1923, puis le raccourcir encore à 4 200 mètres pour son exploitation. La musique écrite par Honegger eut à pâtir, on s’en doute, de ces manipulations, mais il ne reste pas de documents susceptibles de nous faire savoir ce qu’elle était à l’origine. Il est clair que le compositeur n’avait écrit que quelques segments. Il n’en demeure que l’Ouverture (trois minutes cinquante) que Halbreich juge, dans son état actuel, « bien étrange, assez disparate et formellement mal fichu »14. Honegger semble y avoir réutilisé des morceaux de musique de ballet. Interprétée par un petit ensemble (flûte, clarinette, basson, cordes), cette musique frappe aujourd’hui par la parenté de certains passages avec le futur Pacific 231. Est-ce à dire que le fameux mouvement symphonique ait été inspiré par l’expérience d’écriture pour la Roue ? Honegger s’en est défendu plusieurs fois15, dans l’optique de récuser tout soupçon d’avoir écrit une musique imitative. Il affirme avoir voulu développer une « idée très abstraite et toute idéale en donnant le sentiment d’une accélération mathématique du rythme »16. Les musicologues se montrent sceptiques aujourd’hui et considèrent que les « sources ferroviaires » de Pacific 231 ne font aucun doute17.

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21 C’est Jean Mitry qui, bien plus tard, tirera toutes les implications de la position théorique de Honegger quand il réalisera son essai filmique sur la suite symphonique du compositeur en 194818. Il faut prendre Pacific 231 (le film) comme une étape expérimentale de la réflexion de Mitry sur le problème de la musique qui aboutira en 1974 dans Esthétique et Psychologie du cinéma. D’une certaine façon, le film de Mitry réalise la proposition de Honegger en 1931 : « Un jour sans doute, la musique inspirera les films, ce qui serait moins illogique que les films inspirés par les livres […]. Le film sonore peut très bien achever la musique, la compléter en lui donnant un sens réel »19. Il ne s’agissait nullement de faire des images illustratives comme Disney dans Fantasia, que Mitry honnissait, mais comme il le dit, d’« associer deux formes expressives ayant une même épine dorsale » : « Les images et les sons ici se correspondent, non par calque l’un sur l’autre, mais comme faisant écho à un même univers que l’un et l’autre posent »20. Cette « épine dorsale », c’est donc moins le train que le rythme. Du moins en est-il ainsi dans l’intention : à revoir le film de Mitry aujourd’hui, on est moins convaincu qu’il ait échappé aux pièges de l’illustration, faisant de la musique dont il s’inspirait, par un effet de retour pervers, une musique à programme21.

Napoléon (1927)

22 Encore plus monumental que la Roue, le légendaire film d’Abel Gance, work in progress jamais achevé, durait déjà trois heures quarante-cinq pour sa présentation en concert à l’Opéra Comique le 7 avril 1927 (avant d’enfler à six heures pour la projection de novembre 1927 au Marivaux, nanti des triptyques). C’est cette première à l’Opéra que Honegger avait été chargé d’accompagner avec un orchestre symphonique. On sait qu’il se mit en colère devant les incessants remaniements imposés par Gance et qu’il abandonna finalement la direction d’orchester à J. E. Szyfer. Il est probable que la musique devait être quasiment continue. Le compositeur a donc dû utiliser et orchestrer des thèmes de répertoire, des thèmes populaires et des morceaux de certaines de ses œuvres antérieures, comme l’ « Ouverture » de la Roue citée ci-dessus ou des fragments écrits pour accompagner des numéros de Pathé-Journal. En l’absence de conducteur conservé de cette prestation, on en est réduit depuis à des échafaudages hypothétiques. Ce qui nous reste, c’est une Suite de huit pièces prévues pour le concert et reconstituée d’après les partitions originales par Adriano en 1987, soit vingt-et-une minutes quinze de musique22. C’est peu, évidemment, pour accompagner une version de plus de cinq heures, comme la dernière, restaurée par Kevin Brownlow, que l’on a montrée à Udine en octobre 2001 et pour laquelle on avait préféré la musique créée par Carl Davis à L’Empire de Londres en 198023. Pourtant, pourquoi ne pas essayer de redonner à Honegger sa place dans cette prométhéenne entreprise collective ? C’est ce que tenta Marius Constant pour quelques représentations en 1992. L’auteur de cet article en a vu une dans les arènes de Nîmes et elle lui a laissé une impression profonde. Constant avait « bouché les trous » entre les morceaux de Honegger (dont il avait fallu au passage décider de la place) selon une méthode fidèle aux pratiques du muet, avec l’orchestre de la Garde Républicaine qui convenait à merveille à cet exercice, Honegger ayant lui-même prévu une harmonie militaire et un chœur d’hommes pour le huitième segment, «les Mendiants de la gloire», sur lequel se superposent en contrepoint le Chant du Départ et la Marseillaise.

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23 Telle qu’elle nous est restée, la Suite rend bien compte, dans sa diversité d’inspiration24, des ruptures de ton voulues de la fresque de Gance qui passe de la pastorale idyllique à la strophe épique et de la reconstitution d’époque («la Chaconne de l’Impératrice») à des harmonies contemporaines (le thème de «Napoléon»)25.

Les Misérables (1934)

24 La partition écrite pour le film en trois parties de Raymond Bernard, la plus belle adaptation du roman de Hugo à ce jour, est la seule complète qui nous soit parvenue. En 1934, Honegger en tira encore une fois une Suite de dix-neuf minutes trente-cinq, composée de cinq morceaux qui, comme c’est souvent le cas, ne sont pas disposés dans l’ordre du récit. En 1933, Honegger avait composé vingt-trois séquences pour orchestre symphonique avec saxophone, piano, harpe et percussions représentant plus d’une heure de musique. Adriano l’a reconstituée à partir des manuscrits du compositeur et, là où ils faisaient défaut, « à l’oreille », comme nous l’avons dit. C’est écrit, comme le dit Halbreich, dans « une langue généreusement populaire, sans concessions ni banalités » 26. Honegger a réussi particulièrement une obsédante marche dans les égouts, qui exprime l’effort désespéré de l’homme qui voudrait monter vers la lumière et qui est poursuivi par son destin (un motif discret évoque la présence de Javert). Ici encore, le disparate est la règle, des pastiches d’époque côtoyant des expériences sonores plus personnelles. Ce faisant, le musicien reste fidèle à un trait esthétique des grands films à épisodes des années vingt.

Regain (1937)

25 Il était paradoxal de trouver le nom de Honegger au générique d’un film de Marcel Pagnol, où les contributions de Vincent Scotto sont plus habituelles. Mais le cinéaste marseillais a eu là un coup de génie et le musicien suisse y trouva l’occasion d’écrire l’une des plus belles partitions de musique de film des années trente. (Elle n’a pas été enregistrée sur disque pas plus que la Suite que Honegger en tira en décembre 1937). le compositeur, au témoignage de Pagnol, aurait travaillé sur place : « Il a passé deux mois dans la montagne avec nous, et il écrivait sa musique en même temps que je tournais » 27. Vrai ou faux ? Honegger déclarait de son côté : Il s’agit d’une musique de film. Il me suffit d’assister à la projection et de me mettre au travail : l’image est encore toute fraîche devant mes yeux. Plus le film est proche de ma mémoire, plus mon travail est facilité.

26 Cette fois, le musicien tient entièrement compte de la nature filmique de la bande sonore, s’arrête aux articulations du montage séquentiel, se glisse sous les dialogues (comme dans une scène entre Panturle et Gaubert. La musique sait même s’interrompre et reprendre au sein d’une même séquence, innovant dans l’effet de discontinuité à une époque où elle était peu en usage. On peut opposer ainsi l’étalement long de la scène de la cascade, où la musique adopte un caractère cyclique, et les phrases très brèves sur la déambulation de la « bricole ». Ici, le contrepoint touche à l’ironie (un registre que Honegger maîtrise souvent bien) « avec son basson comique et claudicant »28.

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27 La musique se trouve intégrée à part entière à la conduite de la narration. Ce sont ainsi les chromatismes du Nocturne aux violons qui amènent Arsule à Panturle, dans la scène du bivouac auprès du ruisseau, et ce thème cesse dès qu’ils sont réunis.

28 Les timbres qu’elle utilise sont chargés de véhiculer certaines émotions. Parfois on reste dans le stéréotype, quand le violon et la harpe miment une attirance amoureuse, ou quand ils s’essaient à l’harmonie imitative (la harpe signifiant la cascade). Parfois c’est plus subtil, quand les cuivres rythment le mouvement des roues de la charrette. Sur le plan des affects, il arrive que la musique soit chargée de creuser l’émotion implicite à partir d’images neutres en soi (Panturle s’éloignant), ou, à l’inverse, qu’une musique « anempathique » signifie l’indifférence du monde aux peines des hommes, illustrant par elle-même la phrase prononcée par Gaubert / Delmont : « Ce n’est pas mon genre de me plaindre ». À certains endroits la musique dispose d’une véritable autonomie par rapport au dialogue : Gédémus tient des propos triviaux sur fond de harpe, alors que les deux paysans, qui n’échangent que des paroles pudiques, sont accompagnés par une amplification lyrique.

29 Dans leur diversité, ces morceaux illustrent les conceptions antagonistes de l’accompagnement qui partageaient la pratique d’un musicien comme Honegger. De la redondance au décalage, de l’illustration à l’autonomie, ils sont à cheval entre deux tendances de la musique de film : musique « à programme » collant aux images, et musique abstraite, détachée29.

Conclusion

30 Il ne faut pas se laisser tromper par la formule souvent répétée que l'on attribue parfois à Honegger : « La musique de film est faite pour ne pas être remarquée. »30 La contribution au cinéma de ce musicien et de ses camarades des Six n'est pas encore estimée à sa juste valeur. On lui a reproché (à lui et à Auric, notamment) d'avoir rangé ses armes au tiroir quand il écrivait pour le cinéma. Ainsi F. Porcile : « Il ne s'est guère départi, dans ses partitions de longs métrages commerciaux, d'une conception symphonique très traditionnelle, volontiers illustrative» (Porcile pense qu'il se réservait pour les œuvres marginales comme le magnifique l'Idée de Berthold Bartosch, 1934)31. Ne cachons pas la vérité : c'est parfois vrai, le travail alimentaire ayant eu ses lois et la pression du milieu ayant été la plus forte. Néanmoins, il est permis de penser que le travail considérable des Six pour le grand écran n'est pas resté sans effet. Ils ont proposé pendant trois décennies un contre-modèle « français» dont les caractères esentiels sont la réduction de effectifs orchestraux, la recherche d'une musique plus simple, plus aérée, un sens de l'expérimentation sonore qui ouvrait la voie aux « vrais» musiciens de film comme Maurice Jaubert et auxquels les musiciens français de cinéma sont encore redevables.

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NOTES

1. Toutes ces citations proviennent de : Jean Cocteau, le Coq et l’arlequin, Paris, la Sirène, 1918 (rééd. Stock / musique, 1978. 2. Cité par Jean Roy, le Groupe des Six, Paris, Seuil, « Microcosmes / Solfèges », 1994, p. 189. 3. Francis Poulenc, « Lettre à Jean Lerolle », citée dans Renaud Machart, Poulenc, Paris, Seuil, « Microcosmes / Solfèges », 1995, p. 75. 4. Voir le fac-similé de la brochure publicitaire dans C. Belaygue, E. Toulet (dir.), Musique d’écran 1918-1995, Paris, Réunion des musées nationaux, 1994, p. 67, où figurent cinq portées autographe de Milhaud pour la scène de l’accident automobile. 5. Voir le témoignage de Roland Manuel cité dans Alain Lacombe et François Porcile, les Musiques du cinéma français, Paris, Bordas, 1995, p. 75. 6. Cahiers Jean Cocteau n° 7, « Avec les musiciens », Paris, NRF-Gallimard, 1978, p. 67. 7. Bulletin de l’IDHEC, janvier 1944, cité dans Lacombe / Porcile, op. cit. p. 231. 8. Harry Halbreich, Arthur Honegger, un musicien dans la cité des hommes, Paris, Fayard / SACEM, 1992, p. 459. 9. Ibid., p. 654. 10. Jean Roy, op. cit. p. 26. 11. Halbreich, op. cit. p. 603. 12. Arthur Honegger, « Du cinéma sonore à la musique réelle », Plans, janvier 1931, cité dans Halbreich, op. cit. p. 638 ; Arthur Honegger, Écrits réunis et présentés par Huguette Calmel, Slatkine, Genève-Paris, 1992. 13. Lacombe, op. cit. p. 45. 14. Ibid. p. 458. 15. Jean Mitry s’en fait l’écho dans Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Éd. Universitaires, 1974, t. II., p. 116. 16. Halbreich, op. cit. p. 430. 17. Ibid. p. 459. 18. Selon Mitry lui-même, le projet remontait à 1931 et il en avait parlé à Honegger avant que les droits de la musique ne soient acquis par les Soviétiques — d’où le film de Tchekanovski (1934). 19. A. Honegger, « Du cinéma sonore… », op. cit. 20. Jean Mitry, op. cit. t. II p. 158-160. 21. Le film de Mitry a été contraint par la décision de montrer un trajet de la locomotive, ce qui supposait un début (le départ) et une fin (l’arrivée), et donc un récit minimal. C’est aussi, de la sorte, un retour à la Roue. 22. Notice du CD CD Marco Polo, 8.223134. 23. Voir les indications détaillées dans le Catalogue Le Giornate del Cinema Muto 2001, Sacile / Udine, p. 7-10. 24. Halbreich, op. cit. p. 463. 25. Willy Tappolet, dans sa monographie sur le musicien, affirme que « de [la] partition [de Napoléon], il ne nous reste que huit pièces pour petit orchestre, tableaux de genre d’un style concis et charmant que la radio nous a restitués maintes fois et qui ont pour titre : Calme, Romance de Violine, Danse des Enfants, Interlude et Finale, Chaconne de l’Impératrice, Napoléon, les Ombres, les Mendiants de la Gloire. » (Zürich, Atlantis Verlag, 1954, trad. franç., Neuchâtel, La Baconnière, 1957, p. 228). 26. Ibid. p. 645. et CD Marco Polo, 8.223134. 27. Marcel Pagnol cité dans Claude Beylie, Marcel Pagnol, Seghers, « cinéma d’aujourd’hui » n° 80, Paris 1974, p. 163.

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28. Halbreich, op. cit. p. 649. 29. Discographie : Les Misérables (complete Film Score) ; Slovak Symphony Orchestra, Brastilava, dir. Adriano, CD Marco Polo, 8.223181 Les Misérables, Napoléon, la Roue, Mermoz, Slovak Symphony Orchestra, Brastilava, dir. Adriano, CD Marco Polo, 8.223134i 30. Je n'ai pas trouvé d'attestation de cette formule dans les écrits du musicien. Maurice Jaubert, en 1937, disait, dans sa conférence à Londres : « Rappelons les musiciens à un peu d'humilité : nous ne venons pas au cinéma pour entendre de la musique» (cité par H. Colpi, p. 72). Adorno et Eisler, de leur côté, citent la phrase, mais c'est pour la ranger au chapitre des préjugés à combattre (Musique de cinéma, Paris, L'Arche, 1972, p. 18). 31. Porcile, op. cit. p. 248.

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Improvisation et technique : Arthur Honegger et Rapt

François Albera

1 Avec le cinéma sonore, Honegger éprouvera plus d’une déconvenue, tant la conception qu’il se fait de la bande son comme un tout contrevient à la convention qui veut qu’une musique accompagne le film et soit mêlée – mixée – aux bruits et paroles. Les conditions nouvelles du sonore amènent Honegger à envisager l’ensemble de la bande- son et non la seule musique et à s’intéresser de près aux procédés techniques et aux effets permis par la technologie du cinéma et de l’enregistrement, à revendiquer enfin, pour le musicien, sa présence et son intervention aux stades de la fabrication même de la bande-son. Cette garantie quand elle n’est pas consentie peut, en effet, ruiner le travail du compositeur, comme cela a pu se produire avec le film de Raymond Bernard. Arthur Hoérée, collaborateur de Honegger, écrit, à propos de la scène des égouts des Misérables, que le mixage final anéantit une partie des effets recherchés : Arthur Honegger avait conçu pour la course éperdue dans les égouts, une musique de plus en plus dense, exprimant la fatigue et les suffocations du forçat évadé. Par le procédé du mixage, on a « fondu » cette musique afin de percevoir le clapotis de l’eau : la gradation instrumentale était entièrement perdue…1

2 Dans l’année 1931 où le musicien donne à la revue de Le Corbusier, Plans, un texte souvent cité sur la musique de cinéma (« Du cinéma sonore à la musique réelle », n° 1, janvier), Honegger dit aussi quelques mois plus tard que, « provisoirement », il se « retire du débat », las des difficultés qu’il rencontre à se faire comprendre, comme l’exemple de Pacific 231 et Rugby l’ont fait apparaître avec l’équivoque d’une musique « descriptive ». Le musicien explique combien son dessein est éloigné de la restitution de « la réalité sonore d’un spectacle, d’une machine ou d’un drame humain » au profit de « sa signification spirituelle ». Pour s’en expliquer, il prend l’exemple, précisément, du rugby – qu’il partage avec le peintre Delaunay. La géométrie, la rigueur, la jeunesse, la blancheur, la souple danse d’une partie de rugby et aussi l’atmosphère du stade, la foule, les cris, le grand ciel, l’avion qui passe, le nègre assis sur les gradins sur un journal déplié auprès du chauffeur de taxi, toute cette fête des hommes assemblés, des disciplines consenties, des mouvements ordonnés, tout cela donne une impression unique, totale, synthétique

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et exprimable par tous les modes. Leur description, élément par élément, avec des mots ou avec des sons, diviserait la totalité, refroidirait la vie, l’unité et comme la surimpression nécessaire. Elle trahirait la matière artistique. Ce qu’il faut, – et c’est le but même de l’art, – c’est trouver le chant, le trait ou les mots qui diront, peut- être sur un autre plan et avec d’autres éléments, tout le contenu émouvant du thème, qui en seront comme le nœud, le résidu transformation, et tel qu’il contienne la force immanente de restituer logiquement tous les éléments assemblés dont il est fait, si l’esprit s’applique à le méditer ou si la sensibilité se livre à sa magie.

3 Repoussant « la tentation, pour le musicien, de composer sur un cadre clair et qui limite dans la plus large mesure l’erreur d’interprétation, la mélodie, l’opéra ou l’œuvre chorale », car « l’opéra est fini », il appelle à « définir et réaliser ce mode lyrique moderne dont les formes seront adaptées aux indications du monde nouveau et qui exprimera les nouveaux aspects de l’homme et des choses » et demande : Sera-ce le cinéma qui fournira au musicien, tout au long de sa bande image, ce moyen renouvelé ? Sera-ce une nouvelle collaboration de la musique, des couleurs et des lumières ? […] Il y a tout un monde nouveau qui veut prendre conscience de lui-même, se chercher, se définir, s’exalter dans des formes esthétiques nouvelles. C’est à lui qu’est désormais limitée ma passion. Je préfère l’échec dans cette tentative à la paresse satisfaite des formes consacrées et des habitudes acquises.2

4 L’expérience qu’il connaît peu après avec Rapt de Dimitri Kirsanoff – scénario de Benjamin Fondane d’après Ramuz –, tourné en Suisse en 1934, semble une des plus satisfaisantes pour lui comme pour les auteurs du film3. Freddy Buache a dit, longtemps seul, l’intérêt et l’importance méconnue de ce film et la première édition de son Cinéma suisse reprenait opportunément en annexe un texte de Honegger et Hoérée sur leur travail qui a malheureusement disparu de la réédition de cet ouvrage4. C’est pourquoi nous le reprenons ici pour le rendre à nouveau accessible.

NOTES

1.Arthur Hoérée, « Histoire et fonction de la musique de film », Polyphonie, VI, cité par Georges Hacquard, la Musique et le cinéma, Paris, PUF, 1959, p. 71. 2.« Pour prendre congé », Plans n° 7, juillet 1931. 3.Benjamin Fondane exprime son admiration pour le travail de Honegger dans une interview accordée à René Daumal à la veille de la sortie du film : « La musique de Honegger qui accompagne Rapt, c’est exactement ce que doit être un accompagnement musical. » (Aujourd’hui n° 311, 26 février 1934, repris dans B. Fondane, Écrits pour le cinéma, Paris, Plasma, 1984, p. 117). 4.Freddy Buache, le Cinéma suisse, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974 et 1988 (rééd. augmentée).

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Particularités sonores du film Rapt

Arthur Honegger et Arthur Hoérée

1 Depuis le cinéma sonore, le rôle du compositeur se trouve de plus en plus à la part congrue. Le théâtre filmé, négateur du cinéma, augmente l’influence du littérateur. Pas plus que le metteur en scène, il ne sent la musique, devine sa puissance évocatrice ou soupçonne l’importance qu’elle peut avoir dans la structure intime du film.

2 Le musicien, le plus souvent, se trouve assimilé à un tapissier venant prendre mesure des surfaces dont il n’a point conçu l’ordonnance mais dont on tolère qu’il les couvre d’une vêture insignifiante. C’est le régime du panneau décoratif dont Satie jadis voulut chanter les bienfaits en demandant à certains d’entre nous une Musique d’ameublement, petite pièce pouvant se rejouer indéfiniment comme se reproduit un motif de papier peint1. Au contraire, il faudrait toujours une entente préalable entre compositeur et metteur en scène, afin de prévoir un découpage où la musique eût un rôle constructif (et là, l’image doit se plier au rythme musical) sans préjudice des scènes où elle passe au second plan, telle une toile de fond.

3 Étant donné la méfiance habituelle du réalisateur vis-à-vis du musicien, nous devons nous louer d’avoir pu collaborer, en ce qui concerne la sonorisation de Rapt avec Dimitri Kirsanoff, artiste complet qui fut au surplus musicien professionnel2. C’est dire que son scénario, en maints endroits, assignait à la musique une fonction essentielle ; qu’à notre demande, il tâchait toujours de concilier les exigences symphoniques avec celles de son montage. Nous devons d’ailleurs à la vérité de reconnaître qu’il fut l’instigateur de plus d’une combinaison sonore parmi les plus originales du film.

4 En ce qui concerne la structure musicale, nous avons évité le développement symphonique, l’harmonie descriptive, préférant garder à notre partition son autonomie afin de ne point empiéter sur le domaine de l’écran et vice-versa. C’est pourquoi nous avons fait appel, chaque fois que le permettait la situation, à des formes classiques, c’est-à-dire dont le développement est issu de leur propre substance musicale et non inféodé à un plan littéraire ou psychologique. C’est ainsi que le prélude accompagnant le générique (titres), est constitué par une ouverture construite sur le thème de chacun des principaux personnages : Elsi, la jeune fille ; Firmin, son ravisseur ; Jeanne, la fiancée abandonnée ; Mânu, l’idiot du village.

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5 Voici un autre exemple d’une forme préétablie et qui nous a paru adéquate à l’action. Pour commenter une poursuite entre le chien de berger et une chèvre, nous avons composé une fugue à deux voix dont tout le monde sait qu’elle constitue une poursuite musicale (en italien : fugare = poursuivre). Quand le chien va atteindre la fuyarde, les entrées du thème se font plus serrées, c’est-à-dire que nous attaquons les strettes. Quand une pierre lancée abattra le vainqueur de la course, le thème de la survivante achèvera seul la fugue.

6 Pour les extérieurs, une pastorale. Elle revient par fragments chaque fois qu’il s’agira de créer l’atmosphère bucolique. L’usage instrumental d’un soprano y évoque le chalumeau.

7 La chanson que chante Elsi se mue tout naturellement en cris quand la jeune fille est enlevée. Pendant qu’on la transporte évanouie, à dos de mulet, se développe un choral figuré. Tandis que la basse obstinée scande le thème du ravisseur Firmin, la chanson d’Elsi renaît par fragments interrompus (c’est le plan du choral figuré) comme l’écho de la chanson tragiquement suspendue.

8 Si l’on veut considérer l’improvisation comme une forme musicale, il faut aussi signaler son emploi. La rixe au cours du bal populaire, par exemple, était insuffisante au point de vue sonore. Nous avons demandé aux musiciens de l’orchestre de renforcer, au studio, les indigènes trop timides. Les instrumentistes ont abandonné l’un après l’autre leur partie et se sont substitués, peu à peu, aux figurants de l’écran. Leurs sifflets et leurs huées sont des plus réussis. Et quand ils reprennent la danse, leur attaque douteuse est spécifiquement « couleur locale ». D’autre part, un accident technique avait rendu inutilisable la sonorisation de la procession, prise à Lens, petit village valaisan où se passe l’action… L’orchestre avait déjà quitté le studio quand nous nous en sommes souvenus. Comment faire ? Sans la moindre préparation, l’un de nous s’est mis à faire sonner les cloches (tubes d’orchestre), l’autre à improviser à l’orgue, sur un thème connu3. À sa reprise, Régine de Lormoy, la cantatrice ayant assuré les parties vocales du film, l’a entonné d’une voix blanche, très « enfant de chœur ». Or, du point de vue sonore, cette petite « surprise party » musicale est l’un des moments les plus heureux de la partition. L’orage, sur lequel nous reviendrons plus loin, est dû également, pour certains de ses éléments, à l’improvisation. Celle-ci, à l’instar du « jazz hot », devrait être de plus en plus pratiquée au studio où elle donnerait, dans certains cas particuliers, d’excellents résultats dont la fraîcheur d’impression de serait pas la moindre qualité.

9 En dehors de ces formes musicales, notre attention s’est portée sur l’ambiance. Celle issue des bruits divers (chaise, table, porte) est sans intérêt et passe inaperçue. Celle qui se confond avec les éléments : vent, pluie, orage, etc., n’est le plus souvent qu’un document « passe partout » de caractère impersonnel. Aussi avons-nous chargé la musique de remplacer le document banal par une sorte de synthèse sonore teintée de psychologie : le colporteur à la jambe de bois, personnage symbolique, hors du temps, est accompagné d’une musique étrange, au rythme désarticulé, certes plus évocatrice que le bruit du pilon sur le sol. Le glouglou du lavoir est transposé au moyen de trilles aux cordes et de traits rapides au piano. Le colporteur s’annonce en soufflant dans une corne. L’écho de sa sonnerie se répercute grâce aux sons harmoniques des « cordes » au timbre lointain. Les cloches mêmes ont subi une transposition et ce sont piano et harpe qui leur donnent une « surréalité ». Les ondes musicales Martenot nous ont été d’un grand service, notamment dans l’établissement de l’orage où elles ont un caractère

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« élémental » : sifflement du vent, rafales, grondements. Pour établir cet orage, nous avons demandé à l’orchestre d’improviser, suivant nos indications, des fragments bien déterminés : orage lointain, orage moyen, orage déchaîné, foudre, pluie. Avec ces dix mètres de pellicule nous avons pu construire, parallèlement à l’action, un orage complet (plus de cent mètres), reproduisant tel effet, coupant tel autre, montant tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers le grondement du tonnerre qui, de ce fait, s’approche ou s’éloigne. Cette ambiance est sans doute artificielle : toutefois, elle suggère non seulement la furie des éléments, mais aussi la tempête morale qui secoue notre héros. Les raccords de ces divers fragments ont été faits au moyen du son synthétique, c’est-à- dire en dessinant à même la pellicule les vibrations susceptibles d’enchaîner des sonorités différentes.

10 Ici nous entrons dans le travail de laboratoire qui a été mis amplement à contribution. Les pas « ambiance » du colporteur à la jambe de bois étaient excellents pour les intérieurs. Ceux relatifs aux extérieurs avaient péri dans un incendie. L’adjonction sur la pellicule de traits fins (harmoniques aigus) a transformé le creux du bois (plancher) en crissement de gravier (route) et la vraisemblance était recouvrée. Pendant que Hans écrit une lettre à sa fiancée, son souvenir est évoqué par la chanson que nous lui avons entendu chanter. Un réenregistrement nous a permis d’obtenir une sonorité extrêmement ténue et qui va en se perdant, allusions discrète aux sentiments tendres que la jeune fille ravie a éveillés au cœur du fiancé. Pour exprimer l’atmosphère mystérieuse d’un rêve, la partie musicale a été transcrite de façon rétrograde, enregistrée sous cette forme, mais « montée » à l’envers dans la bande. L’ordre des notes a été de ce fait rétabli, mais la résonance précède l’attaque des sons, ce qui donne une sorte de halo sonore d’un grand effet. Le mixage ou mélange a permis dans cette scène la superposition de trois sons, enregistrés séparément : la musique, un texte chuchoté, dicté par la conscience du héros rêvant les yeux grands ouverts, enfin le tic- tac d’une pendule qui augmente comme une hallucination (grâce au jeu du potentiomètre réglant le courant électrique) et martèle impitoyablement les tempes du héros. Voici un autre mélange répondant de façon heureuse à la psychologie du personnage : la petite Jeanne a quitté le bal populaire où son fiancé a dansé avec sa rivalea. Le thème musical qui accompagne sa démarche lasse se trouve tout à coup troublé par des bouffées de polka, souvenir odieux de la trahison. On entend donc, à ce moment, le thème de a petite fiancée délaissée et par-dessous, dans une autre tonalité, sur un autre rythme et dans une sonorité lointaine, des bribes de danse canaille. Voilà un effet quasi impossible à réaliser avec un orchestre et que permet le mélange, à des doses convenables, de deux bandes enregistrées séparément. Quand le thème de Jeanne s’éteint, le bal lointain apparaît à nouveau par degrés, pour dominer finalement : ce qu’on appelle un « fondu enchaîné » sonore, par comparaison avec le procédé relatif à l’image. Voici, enfin, un autre « fondu enchaîné » très particulier au film sonore et que le théâtre ignore totalement.

11 Une fois amorcé, le boniment du colporteur ne nous intéresse plus, d’autant que Jeanne apparaît sur la route. Lors du mixage, nous avons donc « fondu » peu à peu le boniment, cependant que le thème de la petite délaissée se substitue à lui. Quand le thème a sa valeur totale, Jeanne est au premier plan, le colporteur a disparu. Voici donc un texte se muant en thème musical afin de garder à l’image la plus importante, son attribut sonore.

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12 Nous pourrions encore citer de nombreux détails de sonorisation, effets d’écho, emploi du leitmotiv, sa transformation au cours de l’action ; mais nous avons dit l’essentiel au sujet des particularités sonores de Rapt. Elles ont été possibles gâce à la collaboration compréhensive de Dimitri Kirsanoff, au fait que l’un de nous a surveillé la délicate opération du mixage et a assuré, au surplus, le montage de la pellicule-son.

13 Sans doute le public n’analyse point ses impressions et maints détails lui échapperont. Mais il est permis de croire qu’il sentira confusément les intentions, subira le rythme sonore de la partition sans le manifester ; tandis qu’il deviendrait probablement sensible à tout déséquilibre et à toute réalisation défectueuse.

14 La Revue musicale, n° 151, numéro spécial « Le Film sonore », décembre 1934

ANNEXES

Écrits de Honegger et Hoérée sur la musique de film Honegger « Adaptations musicales », la Gazette des Sept Arts, n° 2, 25 janvier 1923 « Du cinéma sonore à la musique de film », Plans n° 1, janvier 1931 « Pour prendre congé », Plans n° 7, juillet 1931 « Particularités sonores du film Rapt », la Revue musicale, n° 151, numéro spécial « Le Film sonore », décembre 1934 « Musique de film », Comœdia n° 96, mai 1943 « Les musiciens vus par les cinéastes », Comœdia n° 108, juillet 1943 « Musique et cinéma », Masque, 1er trimestre 1946 « Musique de films » et « Les musiciens vus par les cinéastes », Incantation aux fossiles, Lausanne, Éditions d’Ouchy, 1948. Hoérée « Particularités sonores du film Rapt », op. cit. « Histoire et fonction de la musique de film », Polyphonie VI « Morceaux de musique et musique en morceaux », l’Écran français, mai 1947

NOTES

1.Cf. la fameuse apostrophe d’Igor Stravinsky quelques années plus tard : « La musique de film ? du papier peint », L’Écran français, 18 novembre 1947 [NdE].

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2.C’est afin de poursuivre des études musicales que Kirsanoff émigre de Russie. Il ne partage donc en rien le sort des « Russes de Paris » du cinéma qui quittèrent Yalta avec Ermolieff et s’installèrent, pour certains d’entre eux, à Montreuil [NdE]. 3.« La Chanson de Ronsard » d’Arthur Honegger [NdE].

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Entretien avec Henri Dutilleux

Stéphane Chanudaud

1 Henri Dutilleux, l’un des compositeurs marquants de la seconde moitié du XXe siècle, apporte ici son témoignage et son souvenir d’une partie de son œuvre dont on ne parle pas assez. Sa musique de cinéma a fait place à une œuvre de concert très importante, de la Première symphonie à The Shadows of Time, en passant par Timbres, espaces, mouvements et c’est sans doute pour cela que l’on ne se souvient plus de ses collaborations passionnées avec les cinéastes Henri Decoin, Jean Grémillon et Jean Gehret.

2 Le compositeur écrit sa première partition de cinéma pour Fille du diable d’Henri Decoin en 1946. Cette collaboration avec le cinéaste marque l’utilisation, à l’écran, d’une écriture musicale « avant-gardiste » et contemporaine.

3 Malgré son amour des images, Henri Dutilleux n’écrira que peu pour le film, trop pris qu’il fut, dès les années cinquante, par une œuvre de concert imposante. C’est pourquoi chacune de ses collaborations au cinéma revêt un caractère exceptionnel et représente, chaque fois, un modèle du genre. En outre, elles confirment la complicité et l’apport heureux, à l’écran, de la montée croissante de l’« avant-gardisme » et de la « contemporanéisation » de l’élément sonore.

4 Parmi les partitions que le compositeur offre au cinéma, il faut citer celle, exceptionnellement importante, qu’il compose en 1948 pour le Crime des justes de Jean Gehret ; sans oublier sa participation au film de Jean Grémillon – pour qui Dutilleux aura une affection toute particulière – l’Amour d’une femme en 1953.

5 En 1987, le compositeur réadapte une partie du second mouvement de sa Première symphonie pour Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat, montrant encore une fois combien sa musique est d’actualité et vectrice d’émotion et d’expression aux images mêmes du cinéma contemporain. On ne peut que regretter que le compositeur ne soit pas plus souvent sollicité pour ce type de collaboration.

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De Fille du Diable à Sous le soleil de Satan

Henri Dutilleux

1 Tout d’abord, j’aimerais dire que la musique de cinéma n’a été que trop souvent qualifiée à tort de « musique alimentaire »… Évidemment c’est un moyen appréciable de gagner un peu d’argent, surtout lorsqu’on est un jeune compositeur. Mais ce n’est pas le seul : c’en est un parmi d’autres – comme toute commande passée auprès d’un compositeur – et si l’on peut vivre de sa musique, tant mieux ! Écrire pour le cinéma était donc, pour moi, loin d’être ce seul objectif. Certes, on pourra me dire que j’ai écrit coup sur coup trois ou quatre films ; je répondrai : coup sur coup c’est beaucoup dire, car cela s’est échelonné sur cinq ou six ans. Ce n’était donc pas seulement de « l’alimentaire ». Non, cela m’intéressait.

2 La musique de cinéma est une discipline passionnante. Il fallait écrire beaucoup de musique en peu de temps : c’était un entraînement redoutable. Il fallait, dans ce peu de temps, composer et orchestrer cette musique. D’ailleurs, pour moi, l’orchestration fait partie de l’acte de composition. Certains compositeurs se font orchestrer par d’autres ; pour moi c’est une chose absolument impensable.

3 Le cinéma était une merveilleuse tentation : avoir son nom au générique, entendre sa musique presque immédiatement mais, aussi, la jeter ainsi dans une formidable diffusion… C’est pourquoi il fallait s’appliquer : Fille du diable est une partition que j’ai particulièrement soignée. D’ailleurs, il y a quelques jours, je cherchais certains de mes manuscrits et j’ai retrouvé des fragments d’œuvres qui ont été jouées à la même époque et dont, par contre, je ne veux plus entendre parler. Une Danse fantastique pour orchestre par exemple ; il y avait une sarabande puis un autre mouvement. Je les avais écrits pour le piano, puis j’ai orchestré la sarabande et même l’autre mouvement. Et je pense que je ne changerai jamais d’avis : je ne peux pas faire rejouer cela. Pour Fille du diable, c’est différent : j’y ai retrouvé des moments fort intéressants et la musique reste complètement liée aux images. J’ai réécouté tout cela avec beaucoup de joie.

4 Madame Madeleine Milhaud me faisait la même réflexion à propos de la musique de film de Darius Milhaud. Elle insiste justement sur le fait que non seulement

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Darius Milhaud était très intéressé par ce genre musical mais qu’il en avait fait aussi un terrain d’expérimentation à de nouvelles et courtes formes d’écriture – déjà mises en œuvre dans ses symphonies de chambre et qu’il fait aboutir, là, au cinéma, puis au concert. Il a, par exemple, transformé les contraintes du temps au cinéma en jeux d’écriture, en « jeux d’esprit » comme les appelle Madame Milhaud. Oui, c’est tout à fait ça. Milhaud a considéré cela comme un nouveau jeu d’écriture. Pour lui c’était une nouvelle forme d’expression du langage musical. C’est Honegger qui paraissait plus réservé et, pourtant, il est un de ceux qui ont le plus écrit pour le cinéma. Mais ce n’était pas l’intérêt de ce nouveau genre musical qu’il remettait en question, bien au contraire, c’était le pouvoir des metteurs en scène qui le gênait : le metteur en scène était absolument maître du jeu et il pouvait arriver que certaines pages sur lesquelles on passait beaucoup de temps et que l’on pouvait considérer comme meilleures que d’autres, fussent, finalement, supprimées du jour au lendemain. Mais, ce n’est pas propre à ce seul domaine musical : il n’y a qu’à repasser en revue toute l’histoire de la musique et l’on verra que pas un compositeur, à commencer par les plus grands, n’a échappé à cette forme de dictature sur sa musique et quel qu’en fut le genre musical… Ce furent l’Église, les pouvoirs politiques, les éditeurs, les commanditaires, les concertistes, les chefs d’orchestre… alors, pourquoi pas, les cinéastes !

5 Votre partition Fille du diable est d’une grande modernité. Comment avez-vous vécu cette première composition pour le cinéma ? Ah là, je m’y suis très attaché. C’était le premier film et je voulais faire de mon mieux : soigner l’écriture, soigner l’orchestration… Et j’ai beaucoup aimé l’ambiance du film. En somme c’était une affaire policière qui était traitée avec une poésie particulière et qui peut évoquer, par certains côtés, l’univers du Grand Meaulnes d’Alain Fournier. Il y avait aussi Andrée Clément, cette jeune comédienne pleine de talent qui, hélas, a disparu très vite. Je l’ai connue à ce moment-là. Elle avait une personnalité, une forme de beauté particulière – due à la maladie qui allait l’emporter – un peu inquiétante, qui correspondaient bien au rôle de cette Fille du diable.

6 Grâce à vous, j’ai pu réécouter et revoir ce film. Cela m’a énormément intéressé ainsi que ma femme. C’était l’année de notre mariage et c’était aussi une année où j’avais tellement travaillé que j’en suis tombé malade. J’étais à cette époque plus fragile que maintenant et ces nombreuses nuits blanches ne pardonnaient pas.

7 Je me souviens m’être beaucoup donné à Fille du diable. Je savais que ce serait Roger Désormière qui dirigerait l’orchestre et qu’il le ferait avec une attention particulière. C’est un grand chef d’orchestre qui s’est révélé dans des œuvres très importantes, comme la musique symphonique de Darius Milhaud, de Honegger et celle de beaucoup d’autres musiciens, celle de Messiaen et la mienne plus tard, et, tout spécialement, dans l’œuvre de Debussy : Pelléas et Mélisande. À l’époque je le connaissais encore assez peu mais j’avais déjà beaucoup d’estime et d’amitié pour lui. Je savais qu’il était plutôt sévère, rigoureux et qu’il ne fallait pas lui donner n’importe quoi… J’étais donc très heureux qu’il m’apporte son concours.

8 Je crois qu’il y avait pour ce film une quarantaine de minutes de musique. C’était donc une partition relativement longue et importante. Revoir le film m’a remémoré mon travail de collaboration avec Henri Decoin. Il y a par exemple le signal des enfants. Tous ces gosses, vous vous souvenez, un peu voyous, qui entourent le personnage d’Andrée

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Clément ; ils se retrouvent, se rassemblent sur un signal qu’ils sifflotent. Decoin m’avait suggéré de construire la musique qui correspondait à ces scènes, autour des quelques notes de ce signal. Ce qui m’a à la fois amusé et intéressé. C’est un motif qui évoque beaucoup pour moi – je ne sais plus si je l’avais remarqué à l’époque – un thème de Grieg. Je pense que vous l’avez relevé aussi car vous êtes musicien vous-même. Si vous prenez ce motif au ralenti cela rappelle une œuvre de Grieg…

9 Le début de Peer Gynt ? Vous y avez pensé aussi ! C’est amusant. C’est vrai que sur le moment, on n’y entend qu’un signal, mais en y repensant plus tard, je m’en suis fait la remarque. Toujours est- il que j’ai beaucoup aimé le jeu d’écriture que j’ai fait à partir de ce motif et c’est un des passages que je trouve intéressants de la partition. J’ai été aussi un peu étonné par la façon dont je traitais les parties plus inquiétantes du film. Vous relevez effectivement dans votre analyse des sonorités particulières.

10 Oui, je trouve qu’on y entend déjà les sonorités de la Première symphonie que vous composerez quelques années plus tard ; les sonorités et les procédés d’écriture… C’est vrai. D’ailleurs la Première symphonie, je la considère comme une œuvre de transition. Par le travail que j’ai effectué pour y parvenir, et dans lequel cette musique de Fille du diable a pu trouver son rôle, j’ai réussi à aller un peu plus loin et j’ai pu me découvrir. Cette Première symphonie est, en somme, ma première véritable œuvre symphonique, la première aboutie.

11 Pourrait-on dire que le cinéma a été, pour vous, l’un des creusets incontournables d’expérimentations de nouvelles formes d’écriture et une première concrétisation de ce que vous développerez par la suite dans votre œuvre de concert ? Certainement ! Cela a été pour moi un terrain propice à expérimenter de nouvelles formes d’écriture, ou de nouvelles sonorités. Un peu comme chez Milhaud d’ailleurs. C’était un excellent entraînement pour concrétiser de courtes formes d’écriture. J’y ai gagné un certain rythme que je n’avais pas jusqu’alors, même si, dans sa globalité, j’utilise toujours une expression plutôt large qui s’étale dans la durée.

12 Et je ne suis pas le seul à avoir tiré de l’écriture pour le cinéma une influence, un enseignement : dès cette époque dont nous parlons – fin de la guerre, fin de l’Occupation – le cinéma, sa musique, ont eu un retentissement certain sur la manière de travailler des compositeurs de cette génération, et cela quelle que soit leur formation. Je serais tenté de citer des noms parmi les plus révélateurs de ce courant, par exemple : Georges Delerue, Maurice Jarre, parmi d’autres. Je pense aussi à un de mes anciens camarades qui, hélas, est mort depuis – il était un peu notre aîné à tous : Jean-Jacques Grünenwald, qui était aussi un brillant organiste. Il a composé la musique de films de Bresson entre autres – et, récemment, j’aurais souhaité revoir les Dames du Bois de Boulogne qui passait à la télévision car ça m’intéressait d’écouter ce qu’avait écrit Grünenwald.

13 Mais, Grünenwald, si bon musicien qu’il ait été, ce n’est pas vraiment l’exemple typique. Je pense que les meilleurs exemples sont Maurice Jarre et, avec une conception un peu différente, Georges Delerue. Delerue qui était vraiment doué pour le cinéma et qui a suivi la filière classique, qui est d’ailleurs aussi la mienne, celle du Conservatoire.

14 Maurice Jarre, lui, a été plus autodidacte : il s’est davantage formé par lui-même et on peut dire qu’on l’y a un peu aidé puisque, pour ma part, je lui ai fait des commandes au début de sa carrière, quand j’étais à la radio. Je l’ai proposé à Henri Barraud, directeur

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musical de l’époque et c’est ainsi que Jarre a commencé à se faire connaître ; à travers ses pièces radiophoniques et surtout sa musique de scène. Dès que Jean Vilar a fait appel à lui, cela a été le grand tournant. Pourtant, il me semble que d’autres musiciens sont allés encore plus loin. Je pense à Pierre Jansen, par exemple, à Philippe Hersant, encore, l’auteur de l’opéra le Château des Carpates, compositeur très doué qui a écrit de remarquables partitions de film comme celle des Montagnes de la Lune de Paulo Rocha.

15 Je pense, surtout, à Michel Fano. Condisciple de Pierre Boulez dans la classe d’Olivier Messiaen, il est de cette génération, finalement, pas très éloignée de la mienne, et en tout cas pas très différente. Je me souviens avoir entendu des pièces de Fano – alors qu’il sortait de la classe de Messiaen – que j’ai trouvées très intéressantes. Plus tard, j’ai appris qu’il manifestait le désir de détruire ces premières partitions. Ça m’a beaucoup surpris car c’était un compositeur vraiment doué mais, manifestement, lui trouve que ce sont des œuvres trop dans le style de l’époque. C’est vrai que les jeunes compositeurs suivent des tendances, très valables et justement dignes d’être suivies, mais il arrive un moment où il faut s’en détacher. Michel Fano, lui, c’était une autre technique, une autre orientation par laquelle il se détachait déjà de la création contemporaine de l’époque. Et cette technique, particulière, il l’a faite tout spécialement ressortir à travers sa musique de cinéma. C’est une direction différente de celle de Delerue ou de Jarre. Il implique complètement dans sa partition les phénomènes sonores : matière sonore et partition musicale sont un tout et de cette unité se dégagent tous les sens expressifs inhérents aux images. Le son devient chez Fano l’élément musical et par ses manipulations électroacoustiques du matériau sonore, cet élément fait partie intégrante de la construction dramatique du film. C’est ce qu’il appelle la « musicalisation » du son. Le résultat est tout à fait intéressant que ce soit dans le cinéma de fiction ou dans le documentaire (je pense aux réalisations d’Haroun Tazieff).

16 Cette implication de l’élément sonore et le rôle ainsi défini de la partition musicale rejoignent d’ailleurs la démarche entamée à la fin des années quarante par Maurice Jaubert, et qui est l’approche la plus convaincante et, en tout cas, celle que j’admire le plus.

17 Je regrette de ne pas avoir connu Jaubert. Il a trouvé un langage idéal pour les images, parvenant à conserver toute son intégrité à sa musique. Sa musique souligne les images d’une manière intuitive. C’est une approche très intéressante qui évite tout danger de pléonasme avec l’image. Car c’est un des risques de la musique au cinéma que de se laisser prendre au fil de l’action filmée et de s’y laisser attacher, de se laisser guider. La musique au cinéma doit, au contraire, conserver son indépendance d’expression ; elle peut aller jusqu’en opposition même à la trame cinématographique. C’est du moins mon avis mais je ne vais pas rouvrir ici le débat sur ce sujet car je sais qu’il a déjà donné matière à beaucoup de discussions.

18 C’est d’ailleurs le même problème qui se pose dans la musique de ballet. C’est sans doute pour cette raison que Jean Cocteau, qui a été un extraordinaire metteur en œuvre de ballet, a été aussi un maître incontesté du cinéma. Sa collaboration avec Georges Auric est tout à fait exemplaire : la musique s’y épanouit tout en donnant sa lumière aux images. Cocteau, comme il l’avait fait dans le domaine du ballet, accorde à la musique dans ses films la place qui lui revient sans aucun effet de pléonasme. Mais Cocteau avait une sensibilité musicale extraordinaire qui faisait dire à Georges Auric – Madeleine Milhaud vous le racontera mieux que moi – que sa collaboration avec le Groupe des Six allait au-delà de celle d’un simple « septième » membre du groupe. On

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peut trouver à redire aujourd’hui à ce qu’il a pu écrire dans son Coq et l’arlequin car les choses ont évolué, les mentalités ont changé, sans doute… Mais quant à son rayonnement sur la création artistique de l’époque, il est tout à fait incontestable. C’est une des raisons qui me font regretter de ne pas être né plus tôt !… J’aurais aimé participer à toute cette période de notre histoire musicale.

19 Dans la même optique, on trouve Sacha Guitry qui avec Jean Françaix a eu une démarche tout à fait similaire et tout aussi méritoire. Sacha Guitry avait aussi une très forte sensibilité musicale. Jean Françaix s’est d’ailleurs pleinement investi dans la musique de ses films. Il croyait beaucoup à cette nouvelle forme d’expression musicale et il y a mis tout son talent. On ne peut qu’admirer ses partitions comme celle des Perles de la couronne, son élégance, sa finesse. Jean Françaix avait un style d’une élégance rare. Je regrette qu’on n’ait pas mieux perçu sa finesse d’écriture. Sacha Guitry lui a donné cette chance d’écrire pour ses films. Et Françaix s’y est réalisé, il a trouvé dans les images de l’écrivain un écho favorable à l’affirmation de son écriture et on trouve dans cette musique des moments particulièrement intéressants, peut être encore plus que dans sa musique de concert. Je n’en vois pas d’autre qui aurait pu écrire avec cette finesse… On ne l’a pas toujours bien perçu ; certains ont même voulu le laisser de côté. Aujourd’hui, enfin, on s’aperçoit qu’il a beaucoup écrit, et des choses très intéressantes. Ce sont les éternelles querelles de clochers. Ce qui compte pour moi, ce sont ces différences de tempérament : chaque compositeur a son tempérament, sa personnalité… chaque compositeur est digne d’intérêt !

20 Vous m’avez dit que cette écriture pour le cinéma a apporté un certain rythme, un nouvel élan à votre écriture de concert… Avez-vous aussi, un peu comme Darius Milhaud, innové des formes d’écriture particulières par cette expérience de la musique de cinéma ? Pas vraiment sur le plan formel.

21 Plus sur le plan instrumental ? Oui et la raison en est – et c’est le reproche que je ferai un peu à cette époque du cinéma que j’ai vécue – que les producteurs de ces années-là vous demandaient, essentiellement, des partitions pour des orchestres un peu trop importants. Pour ma part, ce que je trouvais intéressant, c’est justement de pouvoir écrire, sur les mêmes sujets, pour une petite formation, à condition de la choisir, comme l’a fait Darius Milhaud.

22 C’est ce que vous faites dans la scène des enfants du film de Grémillon : l’Amour d’une femme ? Oui, c’est vrai, et c’est Grémillon – qui était un cinéaste de la toute première génération – qui en a été à l’origine. L’histoire du film se passant en Bretagne, sur cette île d’Ouessant, Grémillon voulait évoquer musicalement ce paysage de landes entouré de la mer. Il pensa alors à la légende de Tristan : à la Cornouailles… Mais je ne voulais justement pas retomber dans le solo de cor anglais du « Prélude » de Tristan. Alors j’ai choisi d’écrire un solo de hautbois d’amour, et c’est vrai que c’est un passage original de la partition.

23 L’Amour d’une femme est une partition relativement courte. Elle n’intervient qu’à quelques moments du film mais toujours à bon escient. Je me souviens simplement que l’on a mal enregistré le générique. J’avais écrit un très bon générique, une pièce musicale qui me donnait toute satisfaction et dont je pensais qu’elle avait été bien enregistrée. Pourtant, après coup, j’ai eu l’impression que le son saturait.

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24 Justement, avez-vous eu des difficultés au mixage entre bande musicale et bande son ? Darius Milhaud, lui, n’a rencontré aucune difficulté parce qu’il veillait toujours personnel-lement à l’enregistrement et au bon montage de sa musique ; Honegger, lui, a eu parfois quelques difficultés… Qu’en est-il de vous ? Je n’ai pas rencontré de difficultés en ce domaine car j’assistais toujours aux séances de montage… et je trouvais ça passionnant. Les metteurs en scène que j’ai connus s’arrangeaient pour que les monteurs aient le sens de la logique et, même, le sens du rythme. Ce sont des qualités qui comptent beaucoup ici.

25 J’étais donc présent au travail de montage, ça me plaisait et je ne voulais pas manquer cela. Dès qu’il s’agissait de musique, j’intervenais, je participais. On écoutait un petit bout de musique pour trouver la bonne résonance. C’était un travail très délicat et, pour le Crime des justes, je me souviens de Myriam Borsoutzky, une monteuse finement douée pour cette recherche et qui avait l’oreille musicienne. Une fois que les séances de montage son commençaient et que je n’avais pas encore terminé ma musique, elle en profita pour me dire : « Il y a des scènes, là, pour lesquelles il serait bien que vous imaginiez des orchestrations rares. » Et j’ai trouvé cette formule intéressante : j’aimais bien l’expression « orchestrations rares » et je pensais justement à de petites formations aux timbres particuliers ; pas un grand ensemble compact. D’ailleurs, dans ma musique, j’utilise beaucoup, durant des périodes entières, de petits ensembles et j’aime à traiter la matière sonore un peu comme de la musique de chambre.

26 Quels ont été vos rapports avec les réalisateurs comme Henri Decoin, Jean Grémillon, Jean Gehret ? Henri Decoin, je ne le connaissais pas et je ne sais pas comment il a pu me connaître si ce n’est parce qu’il était toujours en rapport avec des grands musiciens tels que Désormière, pour qui la musique de film comptait. On a dû lui dire : « Il y a un jeune musicien… », je ne sais pas. En tout cas c’était quelqu’un de très cordial et de très cultivé.

27 On a l’impression qu’Henri Decoin recherchait toujours de nouvelles sonorités : il a eu Roland-Manuel, Sauguet, vous… Sans doute. C’était quelqu’un à la fois de moderne et de très sensible à la musique. Grémillon et Jean Gehret également. L’un était musicien, l’autre, Jean Gehret, était un amoureux de la musique : il avait fondé les Concerts Poulet et administré le Symphonique de Paris.

28 Pour Jean Gehret, j’ai écrit la partition, particulièrement longue, du Crime des justes, d’après le roman d’André Chamson. C’était un très bon film, avec Jean Debucourt ; un film dramatique qui se déroule dans les Cévennes. L’atmosphère y est pesante : il s’agit de cacher un crime dans une famille très religieuse, très respectable : le crime du chef de famille responsable de la mort de l’enfant naturel de sa fille.

29 La musique intervient souvent mais voilà une partition qui, à mon avis, aurait pu être écrite pour un orchestre plus réduit. Mais Jean Gehret avait préféré une grande formation.

30 J’étais déjà très lié avec Gehret. Il était marié à Irène Joachim. C’était un homme extrêmement sensible, très attachant et plein de délicatesse et, de surcroît, très musicien. Aussi, on était encore sous le coup de la reprise de Pelléas et Mélisande de Debussy, la grande reprise de septembre 1940, sous l’Occupation. Et Gehret était très concerné puisque c’était sa femme, Irène Joachim, qui avait tenu le rôle de Mélisande,

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devenant la plus grande Mélisande de notre époque comme l’avait été Mary Garden à l’époque de la création de l’opéra. Bref ! Jean Gehret était directement issu des milieux musicaux de cette époque et il était très lié à la plupart des grandes personnalités du monde de la musique telles qu’Igor Stravinsky. J’ai donc composé cette partition du Crime des justes en toute connaissance de cause, sachant qu’il saurait apprécier et estimer pleinement mon travail musical.

31 Pour le Café du cadran, c’est un peu différent car on demandait là, uniquement, la composition d’une musique de circonstance : celle du café, qui intervenait en fond sonore, une petite musique jazz que je me suis amusé à composer mais qu’un autre que moi aurait pu tout aussi bien écrire. Mais c’est pour moi un très bon souvenir : l’ambiance, la bonne entente et puis le succès du film. D’ailleurs, le café « du cadran » existe bien : il se trouve dans une des rues de l’avenue de l’Opéra. Je m’y suis encore rendu, il n’y a pas si longtemps.

32 Et puis, il y a eu l’Amour d’une femme mais nettement plus tard.

33 Je connaissais déjà Grémillon : je l’avais rencontré plusieurs fois, justement dans l’entourage d’Irène Joachim. C’est d’ailleurs souvent grâce à elle que j’ai rencontré des cinéastes. Elle savait que le cinéma m’intéressait et, qu’en même temps, écrire pour un film me tentait ; alors que d’autres musiciens trouvaient que c’était du temps perdu… Mais comme je vous l’ai dit, je trouve que le seul fait d’écrire et de s’entendre tout de suite, d’avoir son nom au générique, c’est une vraie chance pour un compositeur et une belle reconnaissance. Alors, pour l’Amour d’une femme – nous en parlions tout à l’heure avec cette scène du solo de hautbois d’amour – je me suis trouvé en face d’un metteur en scène qui était non seulement très musicien lui-même mais aussi compositeur. Je pensais d’ailleurs – je le lui ai dit ! – qu’il était capable d’écrire lui-même la partition de son film. Mais je crois qu’il recherchait des sonorités modernes, une écriture et des timbres nouveaux.

34 C’était aussi quelqu’un d’une grande culture et parler avec lui était passionnant. Cela nous entraînait souvent loin et ça me plaisait ! J’admirais beaucoup Grémillon, c’était un très grand cinéaste et l’Amour d’une femme est un de ses très bons films.

35 Grémillon semblait en effet très attentif à la qualité des partitions de ses films, je pense à celle de Claude Roland-Manuel pour Remorques… Ah ! oui, Remorques… C’est remarquable ! Le film est très bon, les dialogues de Jacques Prévert, le trio Gabin, Morgan, Madeleine Renaud… Et la partition de Roland-Manuel est tout a fait exceptionnelle ! Voilà un vrai chef d’œuvre musical que le cinéma nous a apporté. Je regrette que le film ne soit pas plus souvent diffusé. Je pense aussi au Ciel est à vous et à Lumière d’été avec, toujours, une musique de Roland-Manuel.

36 C’était à cette époque fabuleuse où, musiciens et comédiens, étions tous réunis dans la même maison. Jouvet avait sa classe près des classes de musique. Ce fut une grave erreur que de séparer en deux locaux distincts l’enseignement de l’art dramatique et celui de la musique. Et même à l’échelle sociale, par cette tendance que l’on a déjà de considérer le musicien comme mal intégré à la société. J’avais alors espéré, quand on a parlé d’un terrain pour y bâtir un nouveau conservatoire de musique, celui de la Villette, étant donné la surface dont on disposait, qu’on allait enfin réunir à nouveau les deux conservatoires. Pas du tout, on a fait pire : on a transporté les classes d’art dramatique dans l’ancien conservatoire de musique : l’historique, « notre » conservatoire, celui du conservateur adjoint de la bibliothèque : Hector Berlioz… C’est comme si on nous l’avait volé ! Et ça, je ne m’en remets pas. Il y a tant de raisons pour

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que l’on conserve cette fameuse salle de la bibliothèque, ainsi que tout l’immeuble d’ailleurs.

37 Cette séparation de l’art dramatique et de la musique, c’est une maladresse qui a son retentissement jusque sur le plan de la société et de l’intégration du musicien dans la société. C’est l’impossibilité de connaître ce que ma génération a vécu, par exemple, en côtoyant tous les jeunes comédiens de l’époque qui étaient Bernard Blier, François Perrier et les autres. On se voyait, on se connaissait, on déjeunait tous ensemble à la cantine.

38 Il y a enfin votre collaboration au Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat ; cette mise en musique du film par un mouvement de votre Première symphonie ?

39 Cela s’est fait par l’intermédiaire de Toscan du Plantier : à ce moment-là, il était à la tête des disques Erato. Un jour, il me dit : « Ce serait intéressant de vous entendre à nouveau au cinéma, de vous remettre à écrire de la musique de film… » J’ai répondu que, pour moi, c’était devenu maintenant des souvenirs et, surtout, que c’était d’une autre époque, d’un autre cinéma, que le cinéma d’aujourd’hui ne se prêterait sûrement pas à ce que je voudrais faire. Malgré tout, peu de temps après, il me téléphone pour me dire que le cinéaste Maurice Pialat lui avait parlé d’une œuvre de moi : ma Première symphonie.

40 Il espérait que j’accepterais qu’il y prenne un passage pour son dernier film. J’ai répondu : « Mais, c’est de la folie ! Voyons… Une symphonie, c’est une symphonie. Quel rapport pourrait-elle avoir avec l’image ? — Vous savez, il a ses idées : il faudrait que vous en parliez ensemble et vous serez peut-être étonné… »

41 J’ai donc rencontré Pialat ; le montage du film était pratiquement terminé. Il m’a expliqué : « Dans le troisième mouvement, l’Intermezzo, il y a un passage qui revient assez souvent, de façon lancinante, et j’aimerais construire mon film autour de ce passage musical. »

42 Il m’a convaincu et j’ai senti qu’effectivement, l’association de ma musique à l’image pouvait être intéressante. Seulement, j’ai voulu lui faire ce qu’on appelle une « boucle » et j’ai utilisé pour cela d’autres passages de ma Première symphonie en relation étroite avec ce thème de l’Intermezzo mais qui se présentaient différemment. J’ai enregistré l’ensemble puis je l’ai fait écouter à Pialat. Eh bien, non, ce qu’il préférait c’était le passage textuel, l’Intermezzo, sans ajout. Alors je l’ai laissé faire et je dois dire que c’est une réussite. D’autre part, Pialat s’est révélé être quelqu’un de délicieux alors que l’on m’avait dit de lui qu’il était terrible. J’ai beaucoup aimé son film qui a des qualités extraordinaires ; c’est un film sévère aussi, assez difficile, c’est du Bernanos ! Ça va très loin, dans la lignée du Dialogue des Carmélites. J’aime beaucoup Bernanos car il y a une grande réflexion dans son œuvre.

43 Pialat est, lui aussi, frappant dans ce film où il tient le rôle d’inquisiteur.

44 Le film a aussi une qualité de photographie, une lumière et des couleurs sombres particulières ; la musique est devenue indissociable de tout cela alors qu’au départ elle n’avait pas été écrite pour ces images ? Oui, c’est remarquable, c’est en cela que c’est une réussite complète.

45 C’est un bel enseignement et pour le cinéma, et pour la musique !

46 Parmi les partitions que vous avez composées pour le cinéma quelle est celle qui vous a donné le plus de satisfaction ?

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Avec le recul, je pense que c’est Fille du diable. Dans l’Amour d’une femme, il y a aussi plusieurs moments mémorables mais je trouve que j’ai mal enregistré la bande musicale, surtout le générique. Non, Fille du diable est celle qui me touche le plus ; d’ailleurs, grâce à vous, j’ai envie de revoir encore le film !

47 Nous avons parlé de plusieurs des compositeurs français qui ont écrit pour le cinéma. Pourtant, il y en a un, Marcel Mirouze, qui semble tombé dans l’oubli. Il a écrit une remarquable partition pour le cinéma : celle du film la Fiancée des ténèbres de Serge de Poligny. On l’a oubliée… Moi-même, je ne savais pas. C’est vrai que c’est un compositeur qu’on ne joue hélas plus du tout. Je l’ai connu quand j’étais auditeur – je n’étais pas encore reçu comme élève – à la classe de composition du conservatoire. Notre maître était Henri Busser – qui a vécu jusqu’à cent deux ans… Mirouze était un élève particulier, un peu étrange même : il arrivait en retard mais dès qu’on entendait sa musique, on était conquis. C’était une musique très franche, directe.

48 Cela rejoint ce que l’on entend dans sa Fiancée des ténèbres. Oui, c’était un style vraiment particulier. Et je suis sûr qu’il n’avait pas besoin du piano pour écrire. Cela s’entendait ; sa musique était spontanée.

49 C’était un garçon très sympathique. Je crois qu’il était de Toulouse. Je me souviens que Busser l’aimait beaucoup aussi. Tout ça fait partie des souvenirs de jeunesse. Je le revois exactement tel qu’il était. Ça correspond à la période de mes études entre 1933 et 1938. Et encore une fois, les comédiens ne manquaient pas ! Vous vous souvenez d’Entrée des artistes avec Jouvet lorsqu’il demande : « C’est classe de piston aujourd’hui ? » C’était exactement ça.

50 Nous n’avons pas encore parlé de Jacques Ibert, auteur aussi de remarquables partitions pour le cinéma. Lui, je l’ai vraiment bien connu. C’est un compositeur que l’on joue moins maintenant. Mais il a eu sa période de gloire, due à sa musique et aussi aux fonctions officielles qu’il a acceptées, notamment celle de directeur de l’Académie de France à Rome. Quand je suis arrivé en 1939 – en janvier-février – à la villa Médicis, c’est lui qui nous a accueillis. Il avait cette allure d’ambassadeur, il avait beaucoup de classe et, en même temps, il était comme un grand camarade, un grand frère : il avait une certaine autorité, il nous faisait des remarques, tout en nous donnant gentiment des conseils. Je l’aimais beaucoup. Et on lui a joué un sale tour ; il a été pris au piège avec l’affaire du Massilia, au moment de l’Armistice. Pétain, en dépit d’une certaine opposition, venait d’arriver au pouvoir. Le Massilia, c’est ce bateau à bord duquel ont embarqué un certain nombre d’intellectuels, d’hommes politiques et d’artistes, pensant qu’on allait continuer la guerre en Afrique du Nord. Et, d’ailleurs, moi-même qui étais militaire à ce moment-là, je devais partir aussi pour l’Afrique du Nord, à Port-Vendres, avec mon régiment. Et cela nous paraissait être le mieux car cet Armistice, nous le considérions comme une folie ! Ibert était donc à bord du Massilia, qui plus est avec un ordre de mission militaire. Et bien, le gouvernement de Vichy l’a condamné… comme déserteur ! C’est un peu ce qui est arrivé à Mendès France – qui, lui, a pu cependant rejoindre Londres – alors qu’ils étaient au contraire les combattants de la première heure… Ils sont devenus d’ailleurs les Résistants. L’Institut de France a donc déshonoré, officiellement, Jacques Ibert et l’a renié. Heureusement, à la Libération, on a désavoué l’Institut et Jacques Ibert a été immédiatement réhabilité.

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51 Du compositeur, on cite toujours l’une de ses œuvres à succès : Escales ; mais, pour moi, il est surtout l’admirable auteur de la Symphonie concertante avec hautbois, ainsi que des suites d’orchestre du ballet Diane de Poitiers et, encore, Angélique qui est une grande réussite dans le genre.

52 Je ne connais pas très bien sa musique de film mais je sais qu’il est de ceux qui ont écrit pour le cinéma avec beaucoup de goût : il y croyait et il aimait cela. Et je pense qu’il y a là une part de son œuvre très intéressante, à réhabiliter au plus vite. Il était d’ailleurs très lié à Honegger et ils ont fait ensemble cette très belle œuvre qu’est l’Aiglon.

53 Et concernant le cinéma américain : Bernard Herrmann, Miklos Rozsa, Aaron Copland ? Je me souviens d’avoir vu les noms de Bernard Herrmann et Miklos Rozsa aux génériques de films et d’avoir remarqué leur musique pour sa qualité.

54 En revanche, j’ai bien connu Aaron Copland, mais pas sa musique de film. Là encore, c’est une partie de son œuvre qu’on a oubliée, et il m’intéresserait d’entendre sa musique dans ce domaine. C’était quelqu’un de très chaleureux. Il était venu assister à la création aux États-Unis de ma Deuxième symphonie. On a souvent correspondu. Mais je ne connais que sa musique de concert. Il y a, aussi, tous ces grands musiciens qui ont quitté l’Europe au moment de la montée du nazisme et qui ont gagné les États-Unis. Là, ils ont écrit pour le cinéma, comme par exemple le compositeur Korngold, et on le leur a reproché comme s’ils « s’abîmaient ». Or, je ne vois pas pourquoi : où est la différence ? N’ont-ils pas autant soigné leur écriture pour le cinéma que pour le concert ? Évidemment si. Bien sûr, c’était une autre technique, qui demandait une nouvelle attention, un nouveau système d’écriture : qui demandait beaucoup de délicatesse et, justement, c’est cela qui est intéressant. Et ces compositeurs y sont très bien parvenus. Comme vous le disiez, que ce soit pour le concert, pour l’opéra, pour le ballet, pour la scène ou pour le cinéma, les techniques sont différentes mais aucune ne s’aborde moins sérieusement qu’une autre. Et pour ceux qui n’en seraient pas encore convaincus, il n’y a qu’à leur faire écouter le saisissant Cortège funèbre de Darius Milhaud : cette musique de film pour Espoir, devenue une si belle œuvre de concert.

55 Une dernière question, concernant votre œuvre de concert : pensez-vous à la composition d’un opéra ? Non, j’y ai renoncé. J’étais sur le point de le faire, il y a plus de dix ans maintenant : Rolf Liebermann, qui était à la tête de l’Opéra de Paris, m’avait demandé de songer à un livret car il estimait qu’étant donné mon tempérament, je devais produire une œuvre dans ce domaine. Liebermann était un homme d’une grande cordialité et d’une grande humanité. Il m’a dit alors : « On ne va pas fixer de date mais voilà, si jamais vous pouviez être prêt à telle saison, dites-le moi. » Or, à ce moment-là, j’avais beaucoup de commandes dont mon quatuor à cordes, et je voulais avant tout me libérer de cela, d’autant que Liebermann ne semblait pas particulièrement pressé : il me laissait le temps. D’ailleurs, lui, il a tout de suite trouvé un sujet de livret tandis que moi, non, je ne voyais pas. J’ai cherché, dans des sujets littéraires, des nouvelles d’auteurs étrangers, dans toute une série d’ouvrages ; je cherchais un scénario possible mais sans jamais m’arrêter sur un thème qui m’aurait inspiré. À l’époque, je m’en souviens, j’étais parti pour Belle-Isle-en-Mer et j’avais emporté avec moi plusieurs ouvrages. Mais mon quatuor à cordes occupait toutes mes pensées.

56 Liebermann m’avait ouvert toutes grandes les portes de l’Opéra afin que j’assiste aux répétitions des ouvrages qu’il montait. Il m’a présenté plusieurs librettistes

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susceptibles de me proposer un sujet, parfois trop à la fois ! Mais je n’ai ressenti aucune attirance profonde pour aucun, sinon je me serais sûrement lancé dans cette composition d’un opéra : si un sujet m’avait vraiment enthousiasmé, je me serais débrouillé pour retarder certains de mes travaux. Quand j’ai vu que rien ne m’accrochait, j’ai repris mon travail et j’ai dit à Liebermann que ça ne se ferait pas. Pour lui, ça a été une déception…

57 Il y a aussi une question d’âge. L’opéra est une telle aventure qu’on peut la commencer à quarante ans, cinquante ans, soixante ans à la rigueur. Certains auteurs, comme Bizet, n’ont d’ailleurs pas réécrit tout de suite après une telle aventure. Et encore, Bizet n’a pas fait Carmen d’un seul coup. Et il n’est pas le seul !

58 J’ai également très peu écrit pour la voix : il aurait fallu que je commence par là, que je m’attelle à ce type d’écriture, d’autant que, comme je l’avais confié alors à Liebermann, je me heurtais au problème de la conversation chantée qui est toute une convention : il me fallait trouver musicalement mon système de déclamation. Bref, aujourd’hui, j’ai vraiment renoncé totalement. Je crois même que si l’on me proposait le plus beau sujet du monde, je dirais non. D’autant plus que j’ai encore d’autres commandes en train ! Pourtant, j’ai un grand collègue américain, Elliott Carter, que je connais bien, qui, à près de quatre- vingt-quatorze ans, s’est lancé dans l’écriture d’un opéra ! Pas très long, mais tout de même, sur des thèmes de Paul Griffith ; et je crois que cela a été très réussi. Il n’a pas voulu faire un opéra ambitieux, mais il l’a fait et je trouve ça admirable.

59 Mais, pour moi, non, c’est exclu. Je voudrais déjà arriver à faire ce que j’ai à faire ! Même si l’on n’a plus de l’opéra la conception que l’on pouvait en avoir au XIXe ou au début du XXe siècle, que cela a évolué et qu’on peut imaginer une œuvre qui serait polyvalente, dont l’exécution pourrait se faire aussi bien dans une salle d’opéra que dans une salle de concert. Je pensais récemment à la Damnation de Faust de Berlioz qui est une œuvre merveilleuse et qui, je pense, rend mieux au concert qu’au théâtre, malgré les mises en scène. Je l’ai réentendue dernièrement sous la direction d’Osawa – que j’aime beaucoup – et qui avait choisi son metteur en scène. Pourtant, ça me gêne un peu dans la mesure où les yeux sont tellement sollicités que ça vous empêche d’écouter la musique telle qu’elle doit être, de la vivre totalement : il faudrait, pour la représenter, quelque chose de plus sobre. la Damnation c’est un grand chef-d’œuvre.

60 Vous rejoignez entièrement, là, l’admiration que portait Darius Milhaud à Berlioz ! Oui. Et Darius Milhaud c’était aussi par réaction contre Wagner. Il n’aimait pas la conception musicale de Wagner…, ni ses idées. Et je comprends très bien cela. Je trouve aussi que Berlioz c’est autrement original. C’est pour ça que je préfère Berlioz au concert : sa musique y est plus présente. Cependant, il ne faut pas oublier non plus les Troyens ! Berlioz… ce sont des moments extrêmement beaux !

61 Quelques mots pour conclure ? Je voudrais revenir sur votre analyse de Fille du diable qui m’a beaucoup touché et dont je vous remercie. Peut-être êtes-vous un peu trop laudatif parce que je n’ai pas du tout la prétention, par cette œuvre, d’avoir vraiment contribué à faire avancer les choses. Mais, c’est vrai que lorsque j’ai écouté, réécouté tout cela, j’ai été frappé par des passages forts, intéressants. C’est peut être la conception générale que je trouve encore trop « classique ». Je repense à Michel Fano qui dit, justement, à propos de la partition de cinéma qu’il ne veut pas avoir la prétention d’écrire une partition de musique de

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film : pour lui, c’est la bande son et, en musicien qu’il est, en compositeur, il organise la bande son. C’est une conception très modeste mais, en même temps, très intéressante, et, peut-être, pas si mauvaise que cela finalement. Si vous voulez, c’est un peu comme avec l’usage de la musique concrète. C’est une nouvelle conception, peut-être plus intéressante que celle d’une musique qui consistait à commenter l’action. On se rapproche d’ailleurs plus de l’idée que s’en faisait Jaubert. Les années à venir nous le diront, peut-être. Paris, Île Saint-Louis – 1er juillet 2001

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La place de la musique dans le film

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La Nouvelle Vague a-t-elle changé quelque chose à la musique de cinéma ? De l’usage du jazz chez Louis Malle et Jean-Luc Godard

Séverine Allimann

1 Une précaution s’impose : cet article a pour but d’éclairer deux œuvres choisies à la lumière du jazz – Ascenseur pour l’échafaud et À bout de souffle – sans pour autant les inscrire dans une hiérarchie qualitative. Pour ce faire, deux vocabulaires distincts peuvent être adoptés. D’une part, l’analyse filmique proprement dite nous fournit les outils nécessaires à l’étude des œuvres en général. D’autre part, les valeurs propres au jazz offrent une grille de lecture musicale qui peut apporter, dans le cas présent, une compréhension des particularités des deux films en question. La démarche tiendra compte de ces deux lexiques afin de souligner les interactions entre les moyens d’expression du cinéma et du jazz. L’analyse stylistique de l’expérience parisienne vécue par Miles Davis livrera des outils susceptibles d’aider à examiner de plus près la structure du jazz. Celle-ci sera ensuite confrontée au cinéma de Louis Malle, pour ensuite aborder la collaboration de Jean-Luc Godard et Martial Solal. Le jazz dans le cinéma français 2 L’utilisation du jazz comme musique de film en France est tout d’abord liée a une dimension documentaire. Le premier exemple « réussi » de musique de film jazz est d’ailleurs le Vampire de Jean Painlevé (1947), traitant des chauves-souris sur un accompagnement de Duke Ellington. D’une manière générale, hormis le cinéma scientifique, il faut signaler que lorsque le jazz est introduit dans les films, il n’a que rarement une fonction de commentaire et a le plus souvent besoin d’un ancrage diégétique, car il est considéré comme un moyen d’expression doté d’une spécificité rythmique et d’un réseau de références sociales. Il est donc le plus souvent « en direct », motivé par l’intrigue. Truffaut est conscient de ce particularisme et considère ce style musical comme inadéquat dans les films, car il brouille les durées. L’improvisation devant l’image est, selon le réalisateur, à proscrire. Il y a en France, après la guerre, un engouement pour le jazz, musique américaine par excellence, qui se

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retrouve dans nombre de productions filmiques. Les séjours répétés de musiciens noirs en Europe sont à l’origine de dizaines d’apparitions des figures du jazz sur les écrans. Vers la fin des années cinquante, les réalisateurs français se distinguent de leurs confrères américains par leurs goûts assurés en matière de musique afro-américaine (Thelonious Monk, Art Blakey & The Jazz Messengers, etc.). Les États-Unis, quant à eux, continuent à ignorer les jazzmen noirs. Miles Davis et Martial Solal 3 La question du style de jazz représenté, qui sera déterminante, est ici étroitement liée aux dispositifs mis en place par les réalisateurs pour les musiciens. Il serait vain de définir le degré de « modernité » des bandes-sonores sans considérer en premier lieu les conditions exactes dans lesquels Miles Davis et Martial Solal composent et interprètent la musique qui leur a été commandée. La contribution de Miles Davis 4 Le choix de Miles Davis pour la bande sonore d’Ascenseur pour l’échafaud est décidé par Louis Malle alors que le film est en cours de montage. Lors une tournée européenne en 1957, le trompettiste donne quelques prestations au Club Saint-Germain. C’est lors d’un de ces concerts parisiens que Malle demande à Marcel Romano, programmateur du club, de l’introduire auprès de Miles, pour solliciter sa participation à la musique du film. Après avoir visionné le film et discuté avec les musiciens qui l’accompagnent pour cette tournée (Barney Wilen, saxophone ténor, René Urtreger, piano, Pierre Michelot, basse et Kenny Clarke, batterie), Miles compose quelques vagues thèmes et grilles d’accords. L’enregistrement a lieu en une nuit, devant les scènes du film projetées en boucle. Comme on l’a souvent souligné, l’improvisation à laquelle se livre le quintet de Miles Davis, dans le cadre de la postsynchronisation d’Ascenseur pour l’échafaud, n’est pas sans ressemblance avec les conditions d’accompagnement musical des films muets. De plus, lorsqu’il est question de cette bande-son, la première notion qui lui est rattachée est celle d’ambiance. Ces conditions évoquent donc plus particulièrement des convictions comme par exemples celles de W. Tyacke George, qui préconisait en 1912 de créer pour les films une atmosphère musicale en rapport avec le sujet. En outre, nous verrons plus loin que la notion de contrepoint, notamment, enrichira la définition de la musique qui nous occupe. En tous les cas, cette expérience emmène Miles sur une voie inédite, qui révèlera sa sensibilité profonde et, de ce fait, constitue un exemple de modernité dans le jazz de cette époque.

5 Le choix de Malle se distingue de la plupart des productions américaines de l’époque, qui préfèrent un jazz symphonique, plus proche de Duke Ellington et moins explicitement noir. En ce qui concerne les films français contemporains, l’exemple du Sait-on jamais ? de Roger Vadim(1957), dont la musique a été écrite par John Lewis – et interprétée par le Modern Jazz Quartet – est souvent cité. Ce dernier a été choisi pour ses qualités de compositeur et non d’improvisateur, comme ce fut le cas de Miles Davis. John Lewis s’inscrit pleinement dans la mouvance du Third Stream, sorte de compromis entre le jazz et la tradition classique occidentale, qui adopte les normes de composition et de formation instrumentale de la musique classique. Le résultat en est donc une bande sonore intimiste, voire psychologisante à mille lieues des racines authentiques de ce style musical. La sonorité 6 L’enregistrement parisien constitue en outre une étape particulière dans la carrière du jazzman. Contraint de créer d’après une structure extrêmement mince tout un univers

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sonore, Miles va sentir une modification importante s’opérer au cours de l’exercice. Ce disque, ainsi que le suivant (Miles Ahead, 1957), vont marquer dans sa carrière un tournant décisif vers ce qui constituera l’identité profonde de ce monstre sacré du jazz.

7 La particularité de son style découle notamment de l’usage de la sourdine Harmon, source d’un son que Franck Bergerot qualifie de « métallique, scintillant, étroit, saturé d’harmoniques »1. Il y a dans les morceaux d’Ascenseur pour l’échafaud les germes du jazz modal vers lequel va se diriger le parcours du trompettiste. La tonalité oscille entre le ré mineur et le fa, suivant des tempos divers. Il faut ici préciser que la sourdine Harmon n’est pas utilisée systématiquement dans la bande sonore du film. Les différentes séquences qui nécessitent un accompagnement musical déterminent son usage ou son abandon et le musicien se plie aux ambiances et aux colorations différentes des scènes pour choisir la sonorité adaptée. Toutefois, il existe une réelle continuité stylistique, qui accueille des interprétations différentes. Il est évident que les sonorités les plus douces sont destinées aux errances nocturnes de Florence dans les rues de Paris. Ces séquences sont d’ailleurs une illustration filmique parfaite de ce que l’on nomme « l’heure bleue » dans le style de Miles Davis. Ascenseur pour l’échafaud reste un exemple extrême de ce genre d’expressivité. Ceci est certainement dû au souhait de Louis Malle d’accentuer le côté dramatique et mystérieux, voire même de « diviniser » le timbre du trompettiste. La phrase et la note 8 Outre la sonorité, il est une autre dimension qui marque l’évolution stylistique du musicien. Encore empreint de l’héritage parkérien, Miles Davis se démarque peu à peu du bebop pour trouver une sonorité et un phrasé qui lui sont propres et qui deviendront ses signes distinctifs jusqu’à la fin de sa carrière. Dès ses débuts aux côtés de Charlie Parker, Miles souffrait de deux handicaps qui l’empêchaient d’égaler les prouesses de vélocité des musiciens du bop : un manque d’expérience d’un côté et l’usage de l’embouchure Heim d’autre part. Désormais plus proche du style retenu d’un Lester Young, Miles se distance peu à peu de la vitesse des boppers et de l’exemple de Dizzie Gillespie. Ian Carr, spécialiste de Miles Davis, y voit l’essence du musicien : … On reconnaît, sans pouvoir s’y tromper, la marque du trompettiste et deux de ses traits les plus évidents, issus de l’héritage parkérien : le côté introspectif, ici valorisé par l’extrême sobriété des phrases et son contraire, cette agressive impétuosité qui s’illustre parfaitement dans deux morceaux rapides, Sur l’autoroute et Dîner au motel.2

9 Miles exploite sur ces dernières plages toute la gamme à une vitesse qui, ajoutée à la sourdine, produit un bourdonnement endiablé. L’économie est la notion la plus frappante de l’interprétation. Espace-temps en jazz… 10 Le double handicap décrit plus haut rapproche Miles de Thelonious Monk, qui réajustait sans cesse une bague à son doigt, se donnant ainsi le temps de choisir la note à jouer. Ceci a pour conséquence une respiration, qui elle-même suppose un espace entre les notes. Or, c’est bien là un souci primordial dans l’œuvre des improvisateurs. Les notions d’espace et de temps sont intimement liées dans la conception du jazz. Leurs définitions sont d’ailleurs quasiment identiques, au point que la note, la phrase, le chorus, le silence, la pause sont bel et bien des unités à aménager. Le discours de Miles Davis s’aère, s’organise et se ponctue. Il est fait mention dans ce chapitre d’un éloignement de ce dernier par rapport aux boppers, mais, en même temps, il convient de reconnaître que l’art d’aménager l’espace est une qualité unanimement reconnue

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chez Charlie Parker. C’est donc paradoxalement en trouvant sa voix propre que le trompettiste rejoint les préoccupations essentielles du saxophoniste. L’obsession d’une spatialité musicale conduit irrémédiablement à reporter toute l’attention sur la note, donc à reconnaître dans le fragment une autonomie. En résumé, on peut aborder le style de Miles Davis par plusieurs niveaux allant de la note à la sonorité, en passant par l’aménagement de la phrase. Ces catégories nous seront utiles pour déterminer les principales préoccupations de Louis Malle. … et en cinéma 11 On peut tenter à présent de trouver les correspondances des notions jazz dans le film de Malle. Force est de constater en premier lieu qu’Ascenseur pour l’échafaud a été considéré presque unanimement comme un film très classique par la critique de l’époque. De plus, il est resté une entité absolument indissociable de sa bande-son, qui continue à hanter les images dans l’esprit des spectateurs. Le premier long-métrage de Louis Malle, film noir français par excellence, est effectivement de facture très « littéraire ». L’intrigue principale étant relativement simple, il convient de remarquer qu’une large place est réservée aux errances de Florence et à l’attente de Julien. C’est dans ces instants dilués que se joue le véritable drame, dans l’incertitude et le vagabondage des pensées. Or l’errance suscite la création d’une atmosphère. En termes de jazz, le temps et, par conséquent, l’espace nécessitent un aménagement, qui prend pour sujet le parcours psychologique des personnages. La cabine de l’ascenseur, prison provisoire de Julien, contient en elle-même une sonorité feutrée, contenue. Quant aux rues parisiennes parcourues par Florence, elles représentent un espace ouvert et sombre, mélange de liberté et de détresse. L’escapade des deux jeunes gens à bord de la voiture volée représente le danger et l’insouciance. Chaque sentiment ou attitude correspond à un ton du récit, avec son appréhension de la spatialité et son rythme. L’intériorisation du cinéma de Louis Malle appelle donc dans ce film une conception musicale d’ambiance et de contrepoint, qui souligne et commente le malaise des personnages. La bande sonore est donc à la fois parfaitement adaptée dans sa fonction, en tant qu’atmosphère sonore, et totalement originale, dans le choix du style musical, qui constitue une première dans l’histoire du cinéma français. Improvisation et modernité 12 En effet, le jazz choisi est une improvisation, donc proche de l’essence même de cette musique et chargé de ses références culturelles. Jusque là, ce genre de jazz avait toujours été soigneusement évité, car considéré comme inapproprié à l’expression cinématographique, soit à cause de sa « vulgarité » soit pour empêcher un système déjà trop lourd de signification de court-circuiter le récit filmique. Louis Malle a souhaité prendre ce risque. Peut-être était-ce par hasard, comme le soupçonne la critique, qui ne retient que son amour du jazz comme motivation. Quoi qu’il en soit, Ascenseur pour l’échafaud n’a jamais réussi à susciter autant d’admiration que le disque du même nom sorti chez Fontana. Considéré avec ce film comme un précurseur de la « Nouvelle Vague », le réalisateur a effectivement su reporter l’attention du spectateur sur les univers d’intériorité à l’intérieur même d’une histoire de meurtre. De plus, les images novatrices du chef-opérateur Henri Decae ont fortement contribué au sentiment de changement ressenti par le public. Toutefois, la part d’innovation qu’apporte le système hautement signifiant mis en place par Miles Davis ne doit pas être minimisée dans ce processus. Le jazz est avant tout une musique du corps, qui fait ici écho aux corps des acteurs, à travers leur enfermement leur séparation et leur errance.

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Martial Solal, compositeur 13 Il s’agit à présent de considérer la contribution de Martial Solal à À bout de souffle. Avant toute chose, il est à noter que ce musicien a été convoité par Jean-Luc Godard pour ses qualités de compositeur. La musique voulue par le réalisateur contraste, par son écriture et sa linéarité, avec celle de Miles Davis. Une première chose à définir est la position de Solal dans le panorama mondial du jazz, du moins à l’époque d’À bout de souffle. Le pianiste, au moment où il commence de travailler sur la bande sonore de Godard, sort d’une autre expérience cinématographique, avec Jean-Pierre Melville pour son film Deux Hommes dans Manhattan (1958). Bien que réalisée également en postsynchronisation, la contribution du musicien au film de Godard marque un autre type de collaboration que celui qui est exposé plus haut. Classicisme et écriture 14 La musique composée pour À bout de souffle témoigne, en effet, d’une autre façon de penser le jazz. Au risque de simplifier, elle découle plus du Third Stream et des arrangements à la Duke Ellington destinés à un accompagnement très linéaire. Loin de la « négritude » et de l’improvisation, elle convoque des références classiques et occidentales. Faut-il préciser, au passage, que nos remarques concernent uniquement la partition de ce film précis, et non l’ensemble de l’œuvre de Martial Solal, qui a prouvé plus d’une fois savoir explorer d’autres domaines du jazz ? On peut distinguer plusieurs thèmes reconnaissables, identifiables à des situations ou personnages (danger, amour, Patricia). On est donc plus proche du leitmotiv que de la musique d’ambiance.

15 Solal se concentre plus particulièrement sur une continuité et une force d’écriture, symbole d’un cinéma de conception plutôt hollywoodienne. L’analyse pourrait s’arrêter là, sur le constat d’un choix musical somme toutes assez traditionnel. Pourtant, les relations entre À bout de souffle et le jazz ne se limitent pas à l’insertion de petits accompagnements musicaux au sein du récit filmique. Il faut, pour se faire une idée de l’influence du jazz dans le premier long-métrage de Godard, aller chercher dans la structure même de l’œuvre. C’est encore une fois le vocabulaire relevé chez Miles Davis qui va le permettre. L’exemple de Rouch 16 En guise d’introduction au film de Godard, l’admiration de ce dernier pour Moi, un Noir, de Jean Rouch (1958) fournit une importante clé de lecture du film qui nous occupe. À la manière de Shadows, de John Cassavetes (1958-1959), Moi, un Noir oscille entre analyse et improvisation et ce au sein même de sa structure. Le parti pris est le suivant : limiter le plus possible les contraintes des procédés cinématographiques afin de permettre une plus grande liberté d’expression. Ceci a pour conséquences une « dénonciation » de la fabrication du film. La présence du dispositif de prise de vue, de même que la post- synchronisation approximative des acteurs, mettent en évidence le « faire », ce qui rapproche évidemment les divers intervenants du film des jazzmen tels que Charles Mingus, Charlie Parker ou John Coltrane. L’inspiration est le concept-clé et s’oppose à l’écriture. Dans sa structure, comme dans sa bande-son (voix décalées et réinterprétation à la manière d’un chorus de jazz sur une grille d’improvisation d’images rythmées), le cinéma de Rouch est bel et bien conforme aux principes du jazz le plus libre. Ce rapprochement esthétique entre les deux moyens d’expression est résumé par Gilles Mouëllic en ces termes :

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Le jazz nous a appris à écouter la musique autrement, à accepter d’être désorientés et à reconnaître des différences. Le film de Rouch a la même vocation : ébranler des certitudes, poser, par la «magie» du cinéma, de pertinentes questions sur une culture qui nous est étrangère. Toutes les étapes de Moi, un Noir démontrent une volonté délibérée d’une double ambition, une utopie qui est aussi celle du jazz : faire confiance à l’instant, laisser toute liberté au direct, et par cette liberté, ouvrir le cinéma (ou la musique) à l’imaginaire en respectant la part déterminante de religiosité et de sacré propre à la culture africaine.3 Bande-son et fragment

17 Pour son premier long-métrage, Godard va utiliser la contrainte de la postsynchronisation pour libérer la voix du corps. La discontinuité délibérée du montage, souvent étudiée, va buter maintes fois sur la linéarité et les répétitions de la partition musicale. La musique de Solal représente la nostalgie et l’unité. L’identité du jazz n’est toutefois pas à interpréter comme une expression musicale pure, cette dernière fonction étant prise en charge par les concertos classiques qu’écoute Patricia. Les soucis de la note, de la sonorité et de la phrase, relevés chez Miles Davis, sont donc déplacés dans une autre partie de la bande-son : les bruits, la parole. Le matériau qui sert de base à une structure similaire au jazz est bel et bien présent, mais dans un secteur inattendu. Le choix de la note est remplacé ici par l’attention portée au matériau sonore considéré dans sa diversité. Le travail du cinéaste sur la parole, qui mélange argot, références culturelles multiples, répétitions, etc. correspond à des impulsions très jazz. Il y a dans ce traitement des préoccupations liées à l’instinct, à la rupture, à la pulsation, au hasard. Les bruits subissent le même type de réflexion.

18 Tous les matériaux sonores introduisent l’idée de fragment comme élément fondamental de ce type de cinéma. Un peu à la manière de Claude Simon, qui, dans la Route des Flandres, roman contemporain d’À bout de souffle, traite sur le même plan narration, souvenir, imagination, rêve et discours, Godard soumet les messages audibles indifférenciés à un collage susceptible de révéler une logique inédite, tendant vers une perception plus réaliste. Cette conception va à l’encontre de la hiérarchisation traditionnelle des signaux sonores, que l’on pourrait caricaturer de la manière suivante : le dialogue clairement intelligible au premier plan, avec bruitage de fond et musique d’accompagnement et d’illustration discrète. Structure et rythme 19 Il y a dans la structure même d’À bout de souffle deux éléments constitutifs majeurs du jazz : l’esthétique de la discontinuité et le tempo régulier. À ce point de vue, le film se rapproche de Shadows, véritable film-jazz, aussi bien du point de vue du contenu que de la forme. La présence du jazz chez Godard est finalement plus constitutive du récit filmique qu’additionnelle et illustrative. C’est à ce niveau que se situe le vrai parallélisme entre jazz et cinéma dans le film et c’est également là que se rejoignent À bout de souffle et Ascenseur pour l’échafaud : dans l’adéquation entre le rythme des images et celui de la bande-son. Cette dernière notion est véritablement capable de relier les deux moyens d’expressions choisis par Malle et Godard. S’il est un souci que les jazzmen et les réalisateurs de tels films ont en commun, c’est bel et bien celui du rythme.

20 Le rythme touche à la fois à la liaison du temps et de l’espace en un seul concept, comme c’était le cas chez Malle / Davis, et au travail sur la continuité et la rupture cher à Godard / Solal. Il est intéressant d’observer que les deux collaborations s’attachent aux qualités rythmiques du cinéma et du jazz et ce dans deux directions différentes.

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D’un côté, la recherche a pour objet une exploration spatio-temporelle et l’expressivité qu’elle suppose dans un cadre classique. De l’autre, c’est la perception et le récit qui sont mis en perspective, avec toutes les conséquences sensorielles et intellectuelles que cela implique. Modernités 21 Si À bout de souffle représente dans l’histoire du cinéma un film-manifeste de l’émergence de la Nouvelle Vague française, Ascenseur pour l’échafaud a toujours été hanté par le spectre du légendaire trompettiste. Notre intention n’est pas de conférer aux deux œuvres une place égale dans la définition d’une modernité du cinéma français. La critique a maintes fois relevé le caractère « révolutionnaire » du film de Jean-Luc Godard pour que nous puissions nous dispenser d’en faire à nouveau la démonstration. Quant à Louis Malle, son premier film en tant qu’auteur a souvent été considéré comme banal, agréablement relevé dans l’estime du public par sa sublime bande sonore. Il faut tout de même accorder au réalisateur le mérite d’avoir engendré une œuvre suffisamment bien construite pour permettre l’épanouissement d’un talent mythique. Les innovations proprement cinématographiques de Godard n’ont assurément pas constitué un cadre libéral pour la musique de Solal, qui y avait un rôle bien défini. Cela n’a toutefois pas empêché ce pianiste de poursuivre un parcours ambitieux et réellement prestigieux.

NOTES

1.Franck Bergerot, Miles Davis ; introduction à l’écoute du Jazz moderne, Paris, Seuil, 1996, p. 42. 2.Ian Carr, Miles Davis, Marseille, Parenthèses / Epistrophy, 1991, p. 105 3.Gilles Mouëllic, Jazz et cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma, Coll. « Essais », 2000, p. 19.

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La Fédération des cinémathèques et archives de films de France

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Musique et patrimoine : les archives corses

Jean Pierre Mattei

NOTE DE L’ÉDITEUR

L’auteur remercie Renée Génot pour son aide.

1 Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un phénomène marquant se produit dans le paysage culturel français : la tendance à la convergence de tous les modes d’expression artistique. La musique française, en plein renouvellement, entre dans une de ses périodes les plus brillantes et l’on va la voir participer à son tour à ce mouvement. Des musiciens « sérieux » accepteront de se mettre au service du cinéma. Cette collaboration s’amorce alors que le septième art est encore muet. Elle s’accentuera quand il deviendra sonore, car ces compositeurs sont de ceux qui ont cru en cette mutation.

2 La cinémathèque de Corse, créée en 1983, recherche, conserve, restaure et diffuse toutes archives film et non film concernant l’Histoire du cinéma et particulièrement celles liées à la Corse et aux Corses.

3 La recherche de ces archives constitue un vrai travail d’enquête minutieuse, sur le terrain régional, dans les journaux corporatifs, dans les différentes Archives nationales et régionales, dans les foires et les brocantes, dans les réseaux de distribution, les maisons de production, chez les collectionneurs et surtout les différentes cinémathèques affiliées à la FIAF, l’ACE et la FCAFF. Recherches souvent fragmentaires, partielles et parfois même infructueuses.

4 Mais souvent la vie d’un film – du projet, à l’écriture, à la réalisation, à la diffusion, à sa vie sur les écrans et aux traces laissées dans la mémoire écrite et orale – est ainsi reconstituée.

5 Depuis 1992 en partenariat avec le SAF du CNC/DL, la cinémathèque de Corse a participé à la restauration de nombreux films, particulièrement de la période muette

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6 Le film muet une fois restauré, demande à être diffusé et c’est ainsi que l’accompagnement musical du film muet a retenu notre attention.

7 Si une partition musicale a été spécialement écrite pour accompagner certains films, la rechercher relève souvent, même pour les films les plus connus, du travail de l’archéologue.

8 Accompagner par une création musicale la diffusion d’un film restauré plus d’un demi siècle après sa première présentation au public, implique un choix souvent contesté, au même titre que pour toute restauration.

9 La restauration de nombreux films du patrimoine muet a amené la cinémathèque de Corse à se demander comment diffuser et comment susciter l’intérêt d’un large public. Cette expérience nous semble intéressante et demande à être présentée.

10 Valoriser le patrimoine par une création musicale confiée à des artistes de la Région où le film a été réalisé, était un pari. Il impliquait une curiosité de ces artistes pour leur patrimoine régional et une volonté soit de créer une partition originale en harmonie avec l’époque de réalisation du film, soit d’accompagner par des musiques traditionnelles soit de mêler des musiques traditionnelles à d’autres musiques.

11 Différents groupes polyphoniques corses comme « Caramusa », « E voce di u Cumune », des musiciens comme Jean-Paul Poletti et Noël Valli, ont apporté une part de leur créativité à cet enjeu qu’est la musique de film.

12 Déjà dans les années soixante deux films réalisés en Corse avaient fait appel aux sonorités traditionnelles. Jacques Rozier dont on connaît l’intérêt quasi obsessionnel qu’il porte au choix des musiques dans ses films, avait fait des recherches dans cet esprit pour Adieu Philippine (1962). De même Maurice Jarre s’était documenté auprès de musiciens connus pour leur travail sur les musiques traditionnelles, pour écrire la partition du film le Soleil dans l’œil (1961) de Jacques Bourdon.

13 1990 a été une année très importante pour la musique corse. Les Nouvelles Polyphonies Corses avec Jean-Paul Poletti, Patrizia Poli, Patricia Gattacecca, Jean-Pierre Lanfranchi et d’autres artistes nationaux et internationaux sont une véritable œuvre de création et non une simple imitation de la tradition polyphonique corse. Cialamella (chalumeau antique taillé dans du figuier ou du buis), tamburi, pivana (flûte en corne de chèvre), s’allient au piano de John Cale, à la trompette de Christian Lechev-Retel, au synthétiseur d’Hector Zazou. Au-delà des mots et des sons de la langue corse, le public international a compris que cette œuvre atteignait à l’universel.

14 Après avoir participé, en 1981, à la création musicale du film de télévision de Giacomo Battiato Colomba, Jean-Paul Poletti s’intéresse à nouveau au cinéma. Il accepte en 1991 de faire avec Costa Papadoukas une création originale pour la projection du film d’Alexandre Volkoff les Ombres qui passent1 (1923). C’est une première.

15 En 1992 les musiciens du groupe « E Voce di u Cumune » originaires de Pigna, réalisent une partition musicale pour accompagner en direct, la projection du film Amour et Vendetta2 de René Norbert (1923).

16 Antoine Massoni, l’un des membres du groupe, écrit dans le catalogue édité pour la sortie du film restauré : La demande qui nous a été faite par la cinémathèque de Corse de réaliser une musique pour un film des années vingt a été pour nous l’occasion bénie de fixer notre imagination musicale sur des images. Travaillant en effet depuis quinze ans à la renaissance des instruments et à l’analyse méthodique du vocabulaire et de la

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grammaire musicale du répertoire corse, nous avions abordé ces dernières années les domaines de la reconstruction, de la restauration et de la création. Nos amis poètes improvisateurs en Chjami e rispondi [joutes musicales], les différents textes de lamenti [complaintes] sur les animaux disparus, étaient pour nous des sources inépuisables d’apprentissage d’une poétique de l’espace sonore. Exister c’est-à-dire… ne pas disparaître dans une société où les médias tendent à aliéner l’auditeur plutôt qu’à développer ses facultés de réponse. La vitalité de l’échange et sa dynamique « donner/recevoir » ne pouvaient se réaliser que dans la mesure où nous restions possesseur de notre matière première (la musique corse) et dans notre compétence à la transformer en objet fini afin d’en tirer un meilleur profit pour sa propre survie. L’aspect modal de nos mélodies, voir de nos polyphonies, nous permet, d’aborder l’improvisation selon le principe des tropes médiévales ou dans un discours plus engagé de rejoindre celle des musiciens de jazz. Amour et vendetta est pour nous un double pari : celui de la composition mais aussi celui d’une performance instrumentale et vocale de 52’ en public. Amour, jalousie, poursuites, drames, le thème de ce film qui semblerait « kitch » au premier degré, rejoint dans ses règles de composition le western. Le parti choisi aura été de s’insérer dans la trame du réalisateur tout en utilisant des licences de notre époque.

17 En 1995, la musique composée par le groupe « Caramusa » pour le film de Gennaro Dini Romanetti3 (1924), participe de cette philosophie en soulignant et en rendant plus vivante encore les ambiances rurales et traditionnelles dans lesquelles évoluent les personnages. Pour l’illustration du film divers thèmes anciens, lamenti, musique de danse, chansons, polyphonies servent de base aux créations musicales et chantées. « Caramusa » utilise divers instruments traditionnels et contemporains.

18 En 2000, « Caramusa » travaille de nouveau pour la cinémathèque de Corse à l’élaboration d’une musique d’illustration du film l’Île enchantée d’Henry Roussel (1926)4. Dans Romanetti le groupe avait « privilégié l’instrumentarium pur traditionnel pour mieux coller à la réalité agropastorale dans laquelle se déroule l’action. Outre la création de quelques thèmes mélodiques originaux, c’est surtout la réécriture harmonique du lamentu di Romanetti qui avait permis de moduler, en déclinaisons instrumentales et chantées, les différentes « couleurs » propres aux personnages et à leur histoire ».

19 Avec l’Île enchantée le parti pris est différent. Noël Valli et « Caramusa » créent une musique plus originale, dans laquelle les registres instrumentaux sont beaucoup plus étendus. L’illustration des différentes ambiances fait intervenir plusieurs types d’accompagnement. Le registre « double » de la dramaturgie oblige, cette fois, à élargir considérablement le spectre sonore.

20 Il y a en effet deux types de paysage, deux types de mondes qui conditionnent l’action. Celui, continental et industriel, de l’usine sidérurgique et l’autre, agropastoral et propre à la Corse du début du siècle. Cette double amplitude implique divers modes de traitement.

21 La « coloration » industrielle de l’atmosphère métallurgique fait intervenir des procédés sonores électroniques en vue d’obtenir un traitement « moderne » et « mécanique » de l’expression. Cette ambiance de « l’usine » conditionne une grande partie de l’intrigue et nécessite donc des moyens de restitution adaptés. Une bande magnétique particulière a donc été élaborée dans ce but. Elle est « jouée », en direct, comme le reste de la musique d’accompagnement. Pour ce qui touche aux séquences corses du film – le moulin, les paysages, le village, etc.- l’instrumentarium agropastoral

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est à nouveau utilisé, avec, également, les instruments de la musique à danser du XIXe siècle. Ainsi, les différents thèmes, propres aux personnages, sont traités aussi bien par la Pirula (flûte de roseau), la Pivana, la cornemuse ou le flausu (fifre antique)

22 Cette expérience nouvelle de création impliquait pour « Caramusa », une orientation mixte que le groupe avait déjà pratiquée. Dans l’Île enchantée, il se sert de l’informatique musicale et des ressources de générateurs sonores numériques. Mais, dans le cadre de cette création, la technologie n’est pas traitée en mode « automatique ». Elle est, au contraire, conçue et réalisée comme le traitement traditionnel, « artisanalement » et dans le respect absolu de l’intrigue.

23 L’usine métallurgique de « Seine et Corse », animatrice d’un « progrès, tueur de rêves » et emblématique d’une industrie « civilisatrice », les personnages, les mondes opposés représentent autant de défis « sonores », autant de « coloris » musicaux différents à intégrer dans un ensemble « harmonisé », cohérent et initiateur d’émotions…

24 Depuis 1990, l’intérêt pour les musiques polyphoniques corses a dépassé les frontières régionales et de nombreux réalisateurs et musiciens nationaux ont fait appel à elles : en 1994 Patrice Chéreau pour la Reine Margot (« I Chjami Aghjalesi »), en 1997 Jacques Weber pour Don Juan (« A Filetta »), en 1999 Eric Valli et Bruno Coulais pour Himalaya, l’enfance d’un chef (« A Filetta »), en 2000 José Giovanni pour Mon Père (« I Surgjenti »), en 2001 Jacques Perrin et Bruno Coulais pour le Peuple migrateur (« A Filetta ») pour ne citer que quelques exemples.

25 En juin 2000, Sophie Tatischeff fait le montage des images que son père avait tournées en 1978, ce sera le documentaire de 26’ Forza Bastia 78 ou l’Île en fête. Elle fait appel à une musique du groupe corse le plus connu internationalement « I Muvrini ». Ce chant interprété en générique de fin donnait au film une émotion, prémonitoire de celle que devait créer dix ans plus tard la catastrophe de Furiani. Jacques Tati en réalisant ce documentaire ne pouvait la prévoir, et la liberté que Sophie Tatischeff avait prise était un choix. Choix qu’elle avait fait, qui lui était contesté et qu’elle semblait prête à reconsidérer. Elle n’a pu le maîtriser, la mort l’a emportée. Aujourd’hui le film sort en salle avec une musique corse d’« I Cignali », peut-être plus dans l’esprit du réalisateur de Jour de fête. Doit-on soulever un problème de déontologie ou tout simplement se réjouir que le film vive et puisse être vu par le plus grand nombre ?

26 La destinée de certains films oubliés ou inachevés doit être connue et les cinémathèques ont un devoir de mémoire en présentant le parcours souvent chaotique d’un film. Les historiens, les chercheurs et les artistes auront ainsi la possibilité de connaître les différentes étapes qui constituent la survie d’un film.

NOTES

1.Jean-Pierre Mattei, la Corse et le Cinéma, Première époque : 1897-1929, le Muet, Ajaccio, Alain Piazzola, 1996, p. 115-118. 2.Ibid., p. 110-115 – et 1895, n° 13, décembre 1993, p. 97-103. 3.Ibid., p. 121-128.

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4.Ibid., p. 144-151.

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L’initiation à la beauté des lignes, des couleurs, des formes, des mouvements et des sons1

Béatrice de Pastre

1 Des missions dévolues aux cinémathèques, celle de la transmission est certainement la plus périlleuse. Avec du temps et quelques moyens, les inventaires se font bon an mal an, les restaurations d’un même film se succèdent au hasard des découvertes d’éléments nouveaux. Mais s’il est un domaine où le temps est compté et sur lequel on ne peut revenir, c’est celui de la première approche, de la découverte originelle. Les premiers plaisirs de cinéma, les cinémathèques en sont exceptionnellement le lieu, les films qui les génèrent, rarement ceux qu’elles sacralisent2. Les Ministères de l’Éducation nationale et de la Culture ont aujourd’hui mis en place des dispositifs permettant aux élèves, de la grande section de maternelle à la terminale, d’aller au cinéma accompagnés par des enseignants motivés, voir formés3 du moins informés. Ils découvrent ainsi en salle des films de patrimoine ou « d’art et d’essai » selon l’expression consacrée. On est heureusement loin des sorties obligatoires où l’ensemble des élèves d’un collège ou d’un lycée se devait d’aller voir le dernier film « culturel » à l’affiche. Entre cette nouvelle pratique collective du cinéma et les ateliers vidéo dans lesquels les enfants filment tous azimuts et font donc « du cinéma avec la classe », quelle peut-être la place des cinémathèques ? Elles ont à montrer un patrimoine qui doit être vivifié par de nouveaux regards, à créer le désir d’objets qu’elles seules conservent encore.

2 Dans cet enjeu, montrer souvent ne suffit plus. La distance est telle entre l’œuvre et les yeux qui essayent de s’y attacher, qu’il faut trouver des fils à jeter entre ces objets filmiques et ces spectateurs pour que naissent des regards sensibles. Il faut donc imaginer des dispositifs qui allient le « voir », le « faire », le « sentir » et le plaisir. Les découvertes et expérimentations proposées par les ateliers du Cinéma, cent ans de jeunesse, parce qu’ils associent autour d’une même question de cinéma des publics différents (des élèves de 8 à 18 ans), des lieux ressources divers (lieux d’archives, salles, pôles image4), des personnalités d’univers professionnels hétérogènes

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(programmateurs, enseignants, réalisateurs, techniciens du cinéma) sont propices à une « capture » par le jeune public de l’œuvre cinématographique. Mais certains films résistent à ce dialogue du « voir » et du « faire » comme si la beauté de leur forme et de leurs mouvements étaient, pour le public, perdus à jamais.

3 La cinémathèque Robert-Lynen de la Ville de Paris, par sa vocation établie en 1925 de diffusion de films documentaires et d’enseignement dans les établissements scolaires, conserve aujourd’hui un patrimoine qui semble a priori fort éloigné de l’environnement culturel du jeune public auquel elle doit s’adresser. Films de vulgarisation scientifique réalisés entre 1910 et 1925, films de voyage, documents de propagande hygiéniste5 ou coloniale, constituent une grande partie de ce fonds qui, au demeurant, ne peut intéresser qu’un nombre restreint de chercheurs. Afin d’élargir le public « naturel » de ces documents, restaurés par la cinémathèque, en collaboration pour certains d’entre eux avec le Service des archives du film6, il était indispensable de trouver un dispositif d’appropriation par le jeune public. Le recours à la sonorisation de ces films s’est avéré un procédé donnant l’occasion à des élèves de se saisir de ces images, d’en comprendre le contexte et le langage, et de les restituer en rendant manifeste leurs qualités esthétiques.

4 La cinémathèque Robert-Lynen expérimenta cette démarche à l’occasion de Cinémémoire en 1997 avec un petit groupe d’étudiants des Ateliers Saint-Sabin, accompagné musicalement par Béatriz Ferreyra7, ancienne collaboratrice de Pierre Schaeffer. L’originalité de cette création sonore résidait dans l’utilisation d’instruments créés par les étudiants en design avec l’aide d’un de leurs enseignants, un luthier. Chacun des interprètes, en fonction des ressources acoustiques de son instrument, prit en charge les images suivant un scénario, laissant place à l’improvisation, préalablement établi au cours de plusieurs séances de lecture d’images et de répétitions. Ce soir-là, des films tels que l’Air liquide (anonyme, [1920]), le Scorpion languedocien (anonyme, 1912) et Visions de Venise (René Moreau, [1925]), rencontrèrent un nouveau public, qui dans sa grande majorité, composé de jeunes de 18 à 25 ans, ignorait que de tels films aient existé et surtout en découvraient avec enthousiasme l’originalité. Ils n’avaient pas vu des « films de patrimoine », mais les films de leurs camarades, comme si les quelques soixante dix ans qui séparaient la réalisation de la restitution avaient été abolis.

5 Cet atelier fut renouvelé la même année dans les huit classes d’écoles primaires, avec des enfants participant au dispositif École et Cinéma. Chaque groupe d’élèves travailla avec un compositeur associé du Centre d’Études et de Recherche Pierre Schaeffer8 sur un film ou une séquence de quatre à cinq minutes issus du fonds de la Cinémathèque. La présentation de ces exercices dans une salle de cinéma, en présence des jeunes « compositeurs » fut pour nous révélatrice. Révélation tout d’abord de l’exigence artistique acquise par ces enfants à l’égard de leur création, un groupe fut ainsi choqué par le décalage de deux à trois secondes entre « leurs » images et « leurs » sons, occasionné par le lancement manuel de la bande sonore au départ de la projection. Cette séance témoigna aussi de la difficulté qu’il y a à associer une classe et un artiste- intervenant, ayant parfois une sensibilité et des méthodes créatives contrariant les aspirations des enfants. Un groupe se sentit ainsi dépossédé de sa composition, ne la reconnaissant pas au moment de la restitution. L’intervenant avait retravaillé sur un logiciel informatique les matériaux sonores enregistrés par les enfants. À la projection, ceux-ci bien que prévenus de la transformation que leur travail allait subir, ne se sont

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pas reconnus : ce n’était plus « leur film », mais un objet étranger, cette fois techniquement parfait, mais loin du film qu’ils s’étaient plu à faire revivre.

6 Ces différentes expériences, plus ou moins heureuses, nous ont conduit à concevoir l’atelier Des images et des sons, qui faisant appel à un matériel technique moins sophistiqué, se rapproche de l’activité du bruiteur et du bonimenteur des premiers temps. Il est proposé à des enfants accueillis dans des classes de perfectionnement9 ou de CLIN10, à petit effectif (10 à 16 élèves) permettant ainsi à la fois travail individuel et composition collective. Après la mise en place de jeux d’écoute sonore, de lecture d’images et d’expérimentation musicale, les enfants définissent ensemble le canevas sonore devant accompagner le film qui leur est proposé. Un groupe se charge alors avec un musicien de la création au synthétiseur d’une ou plusieurs ambiances sonores, l’autre partie de la classe travaillant aux bruitages et à l’écriture d’un dialogue et à l’enregistrement de voix s’ils le jugent nécessaire. Pour ce faire les enfants ont à leur disposition des instruments : claves, xylophone, triangle, flûte à coulisse, structures Baschet, mais aussi appeaux, bâtons de pluie et matériaux divers comme du sable, du papier journal, du riz, du carton, des fourchettes… C’est ainsi qu’un petit garçon d’origine chinoise découvrit que le grand sac en plastique d’un diffuseur culturel était « l’instrument » idéal pour restituer le son des gerbes de blé jetées sur une meule. Ce jeu avec des matériaux sonores et des images, par-delà l’expérience artistique, offre à ces enfants un espace d’expression dont ils sont en général privés par leur manque de maîtrise de la langue ou des champs disciplinaires scolaires. Écrire une phrase de dialogue et l’enregistrer participe de la création ludique collective, mais correspond également à un enjeu individuel. La confrontation à ces images d’un autre temps permet aussi l’acquisition de référents culturels et historiques nécessaires à l’adaptation d’enfants plongés dans une civilisation qui leur est totalement étrangère11.

7 Le montage image, bruitage, musique, fruit de l’exercice, constitue un nouvel objet filmique, résultat de l’appropriation par les enfants du matériau visuel. Il s’avère que cet objet acquiert parfois une existence autonome, loin de ceux qui l’ont conçu. La sonorisation du film de la série Scientia, la Sensitive (André Bayard, 1914), réalisée en collaboration avec le Centre Pierre Schaeffer (compositeur associé : Marie-Hélène Bernard), a été montrée cette année à des étudiants en licence « Arts du spectacle » de l’Université de Marne-la-Vallée (Institut Charles Cros), comme témoignage d’expérimentations musicales menées, parmi d’autres, en milieu scolaire. Preuve que l’expérience a été profitable, le film issu de l’atelier de réalisation d’un groupe de ces étudiants est une variation en forme d’hommage, autour de la sensitive, plante, devenue femme dans cette fiction, qui réagit instantanément aux sollicitations de son environnement. Le film réalisé en 1914 dans les studios Éclair d’Épinay, revisité en 1998 par des enfants d’une dizaine d’années, est ainsi devenu son propre passeur.

NOTES

1.Statuts de la société L’Art à l’école, art.2, 1907.

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2.Voir Nathalie Bourgeois, Alain Bergala, Cet enfant de cinéma, Aix en Provence, Institut de l’Image, 1993. 3.Chaque Académie décide d’inscrire ou non le cinéma au plan de formation des maîtres. Certains d’entre eux « échappent » ainsi à tout stage malgré leur désir de formation. Ainsi dans l’Académie de Paris 48 enseignants participant à École et Cinéma ont pu participer aux trois stages mis en place depuis la création du dispositif en 1995. Dans le même temps l’opération a touché 667 classes. 4.Cinémathèque française, Cinémathèque Robert-Lynen de la Ville de Paris, Institut Lumière, salles Jean Renoir à Martigues, La Coursive à La Rochelle, Eden-Le Volcan au Havre, Centre image de Montbélliard… 5.Voir Valérie Vignaux, « Femmes et enfants ou le corps de la nation », 1895, n° 37, p. 23-43. 6.L’ensemble des films de la série Scientia produite par Éclair, conservés dans les collections du Service des archives du film et du dépôt légal du CNC sont aujourd’hui restaurés. 7.Pierre Schaeffer est l’inventeur de la Musique concrète en 1948. Il a développé un travail fondamental sur les relations « Image et Son » à travers les expérimentations du Service de la Recherche (1960-1974). Béatriz Ferreyra a été son assistante au sein du groupe « Solfège » du groupe de recherches musicales. Elle a créé en 1978 la composition sonore du film de montage Homo sapiens de Fiorella Mariani qui fait date dans la création de musique de film de montage d’archives. 8.Sur les pratiques pédagogiques menées par le Centre d’Étude et de Recherches Pierre Schaeffer, voir Sylvie Dallet, « Pierre Schaeffer et la voie des nouvelles pratiques pédagogiques », Lire, n° 3, CFMI-Lille III, 1er trimestre 2001. 9.Ces classes rassemblent des enfants en difficulté scolaire. 10.Structure, fonctionnant souvent en classe ouverte, qui accueille des enfants étrangers nouvellement arrivés qui ne maîtrise ni à l’écrit ni à l’oral le français. Elle vise à les intégrer sur deux ans dans le cursus scolaire classique. 11.Ces situations pédagogiques « limite », en raison du public auxquelles elles sont proposées, sont aussi des expériences humaines fortes. Je suis redevable à Lei-Lei, Mondi, Bin-Bin, Marouane et leurs camarades, du plaisir qu’ils m’ont offert dans notre travail de sonorisation du film le Blé (Pathé, [1914]). Je ne peux revoir cette composition sans retrouver l’émotion commune éprouvée lorsque nous avons découvert ensemble le montage de ces images lointaines et de ces sons nés de l’acuité de leur regard et de la finesse de leur sensibilité.

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