L'Express - jeudi 3 septembre 2020

En couverture : « Nous vivons dans une terreur intellectuelle »

THOMAS MAHLER, ANNE ROSENCHER

Le 7 janvier 2015, Zineb El Rhazoui est dans sa ville natale, , quand elle apprend qu’il y a une fusillade dans les locaux de son journal, . Paniquée, elle tente de joindre des collègues. La rescapée Luce Lapin lui répond : « Il y a au moins 10 morts, est mort. » En bruit de fond, elle entend les hurlements de son ami urgentiste . Refusant l’évidence, Zineb El Rhazoui laisse un message à Charb : « Allez, mon vieux, ça va le faire ! » Depuis la tragédie, celle qui au Maroc s’était battue contre le joug religieux est devenue en la plus farouche adversaire de l’ politique. Un combat, porté par un franc-parler tonitruant, qui lui vaut des menaces de mort régulières et une protection policière permanente. Le combat d’une vie. Quand on lui demande si elle ne veut pas un jour écrire un livre sur son parcours, elle répond : « Moi ? Même quand je vais chez le psy, je lui parle d’islam politique ! » Cinq ans après les attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher et le meurtre de Clarissa Jean- Philippe, alors que s’ouvre un procès qu’on annonce « pour l’histoire », Zineb El Rhazoui fait le constat d’une France très majoritairement encore Charlie, mais dénonce un « climat de terreur intellectuelle » qui étouffe de plus en plus la liberté d’expression et le droit de blasphémer.

On présente le procès des attentats de janvier 2015 comme un « procès pour l’histoire », mais aussi comme étant celui des « seconds couteaux ». Qu’en attendez-vous ? « Même pour ceux qui ne le lisaient pas, Charlie Hebdo était une part de chaque Français. »

Zineb El Rhazoui Ce procès sera mémorable de toute façon, soit parce qu’il sera le Nuremberg de l’islamisme, soit parce qu’il sera historiquement décevant, ce que je crains plus que tout. Mais je n’ai jamais perdu l’espoir qu’il y ait un jour de nouvelles révélations autour de l’attentat qui a coûté la vie à mes collègues. Ce que j’attends surtout de ce procès, c’est qu’il y soit dit qu’il ne s’agit pas d’un crime de droit commun, mais d’un crime idéologique et politique. J’espère que le mobile, c’est-à-dire l’idéologie islamiste, sera débattu en toute honnêteté, sans cette chape de silence et de censure de plus en plus pesante qui veut étouffer toute critique de l’islam. Cette « chape de silence » que vous ressentez a-t-elle, selon vous, été imposée par la peur, par l’idéologie, par la pression du communautarisme ?

En France, nous vivons aujourd’hui dans un climat de terreur intellectuelle. L’islamisme avance avec toute sa panoplie d’outils et de stratégies. Vous avez, d’un côté, des terroristes comme les frères Kouachi, dont le message est simple : vous dessinez le Prophète, et l’on vous passe à la kalachnikov. Mais, de l’autre, vous avez aussi des imams pseudo-modérés qui condamnent le terrorisme, mais réclament la même chose que les terroristes, c’est-àdire que nous renoncions à une liberté chèrement acquise ; celle de blasphémer. Qui peut prétendre aujourd’hui que ce droit au blasphème est respecté lorsqu’il concerne l’islam ? Ce droit, nous l’avons, certes, sur le papier, mais, dans les faits, nous l’avons perdu. Ceux qui l’exercent vivent d’ailleurs, comme moi, sous protection policière. En somme, en France, on vous dit que vous pouvez blasphémer, mais à vos risques et périls. Cela devrait quand même nous interpeller. S’il y avait aujourd’hui une nouvelle affaire des caricatures, pensez-vous que des journaux français les publieraient comme en 2006 ?

Malheureusement, les journaux qui l’ont fait à l’époque étaient déjà extrêmement rares, en France comme ailleurs dans . Toutefois, le climat s’est encore considérablement crispé depuis l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo. On en arrive à des situations où un journal comme le New York Times préfère ne plus publier de caricatures du tout sous prétexte que cela « heurterait les susceptibilités ». Quand on ne veut vexer personne, on ne fait pas ce métier ! Faire le constat de cette terreur intellectuelle serait déjà une avancée, mais, hélas, ceux qui s’y soumettent sont dans le déni. Ils préfèrent dire « nous, nous ne voulons pas blesser les musulmans », avec ce sous-entendu que, si Charlie s’était abstenu de le faire, mes collègues n’auraient jamais été tués. Autrement dit, les journalistes de Charlie Hebdo l’ont bien cherché. J’ai toujours répondu aux journalistes qui me parlaient de « blesser » les musulmans que mes collègues à moi, quand ils n’étaient pas lourdement blessés par balles, ils étaient carrément morts. En janvier 2015, des écoliers et des collégiens ont refusé d’observer la minute de silence pour leur rendre hommage, les discours nauséabonds n’ont même pas attendu une semaine pour remonter des égouts, portés par ceux qui ont dit « nous ne sommes pas pour les attentats, mais nous ne sommes pas non plus Charlie Hebdo ».

De qui parlez-vous ?

Je pense avant tout au Conseil français du culte musulman, qui a harcelé judiciairement Charlie Hebdo pendant des années. Lorsque ses membres ont vu que ça ne fonctionnait pas, ils sont passés à la fibre pleurnicharde en se disant victimes de racisme. Une semaine après la boucherie, ils se sont plaints qu’on redessine le Prophète dans le numéro des survivants où l’avait représenté, la larme à l’oeil, avec une pancarte « , tout est pardonné ». Une semaine ! Rendez-vous compte que le seul message de pardon est venu de la part de ceux dont le sang n’avait pas encore séché, et non de la part de ceux qui prétendent être les dépositaires de la grâce d’Allah en France. Je pense également au CCIF [NDLR : Collectif contre l’islamophobie en France], dont l’existence est une insulte pour nous, les parties civiles de ce procès, car ce collectif milite à grands frais contre un « délit » qui n’en est pas un en droit français : l’imposture intellectuelle nommée « islamophobie ». Alors même que mes collègues de Charlie ont justement été tués pour leur supposée islamophobie ! Le CCIF continue imperturbablement, cinq ans plus tard, à distribuer des accusations d’« islamophobie », accrochant impunément des cibles dans le dos de ceux qui critiquent l’islam. Je pense aussi à Rokhaya Diallo, qui, au lendemain de l’incendie au cocktail Molotov contre les locaux de Charlie en 2011, a signé une pétition minimisant cette agression et accusant l’hebdomadaire de racisme. Je pense à l’ancienne ministre Rama Yade, qui, après la publication de caricatures du prophète Mahomet en 2012, a déclaré que « c’était la Une de trop » et qu’il s’agissait d’une « provocation ». Je pense à Edwy Plenel, qui, le 17 janvier 2015, a participé à une conférence avec Tariq , assurant qu’ils n’avaient « aucun désaccord sur le fond ». Je pense à Danièle Obono, à qui le sang de mes amis et les éclats de cervelle sur le plafond de la salle de rédaction n’ont pas réussi à arracher une larme, tant sa complaisance envers les bourreaux est grande. Je pense à tous les journalistes qui avaient osé écrire quelques semaines ou quelques mois avant la tuerie que la protection policière de Charb était indue et qu’elle coûtait cher au contribuable, sans que l’honnêteté – ou peut-être tout simplement l’intelligence – ne leur souffle une seconde que c’est bien l’islamisme qui plombe le budget public, et non un dessinateur jovial et engagé. Je pense aussi à Virginie Despentes, qui a mis sa plume distinguée au service de deux ignobles tueurs – et par extension à la richissime machine de guerre internationale qui les a armés – sous prétexte qu’ils seraient « morts debout » à cause du « désespoir ». Tous ceux-là n’ont certes pas de sang sur les mains, mais ils en ont sur la conscience. Honte à eux de nous avoir trahis. Je ne leur pardonnerai jamais, car, entre eux et moi, il y a le sang des innocents.

Après la tuerie du 7 janvier 2015, un slogan a vite émergé sur les réseaux sociaux, « Je suis Charlie ». Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ?

Pour les 4 millions de personnes qui ont défilé le 11 janvier, « Je suis Charlie » voulait dire leur attachement à un certain idéal de liberté et leur refus que le terrorisme islamique ne se déploie en France pour nous imposer sa sainte psychose. « Je suis Charlie », c’est aussi une façon de dire que Charlie Hebdo est un morceau de la culture française. « Comment ont-ils pu tirer sur ? » se sont demandé nombre de Français qui avaient grandi avec lui dans Récré A2 aux côtés de Dorothée. Cabu, c’était le mec le plus timide du journal, plongé avec des madeleines et du thé dans ses dessins, baissant le regard. Beaucoup de mes amis qui ont la cinquantaine ont connu leurs premiers émois avec les dessins érotiques de Wolinski. Même pour ceux qui ne le lisaient pas, Charlie Hebdo était une part de chaque Français. Plus franchouillard que ce journal, tu meurs ! C’est un hebdomadaire unique, à la fois anticlérical, un peu gaucho sans être dogmatique, libertaire, avec un humour parfois très pipi-caca, mais qui nous faisait tellement rire de nous-mêmes et des drames du monde. Dire « Je suis Charlie », c’est dire « Je suis français ».

Certains, comme Eric Zemmour, prétendent qu’il n’y a pas de différence entre islam et islamisme. Selon eux, il n’existe pas de musulmans séculiers. Que leur répondez-vous ?

Les musulmans ne sont pas un bloc monolithique. Même si on reçoit une éducation islamique, on peut choisir de s’en émanciper peu ou prou. Dans la vie, les musulmans ont des pratiques très variées et se définissent par bien d’autres choses que le seul islam. En revanche, du point de vue du dogme, le bon musulman n’est pas défini par des critères laïcs. Ce qui fait de lui une personne vertueuse, ce n’est pas sa gentillesse, sa personnalité, son intelligence ou le fait qu’il excelle dans son métier, mais sa pratique religieuse, car l’islam est une orthopraxie. Le bon musulman est celui qui fait ses cinq prières, qui montre à Dieu qu’il est pieux, qui se voile de pied en cap quand il est une femme... Eric Zemmour a raison quand il dit que le modèle républicain français est supérieur à l’islam. En revanche, je suis en désaccord complet avec lui dans sa posture de repli : il ne voit pas que ceux qui sont le plus véhéments et le plus courageux, ceux qui ont les analyses les plus décomplexées du phénomène islamiste sont souvent des gens issus du monde musulman. Ce sont eux qui prennent les plus grands risques pour dire ce qu’ils pensent. Ils vont en prison, sont condamnés pour blasphème, tabassés, exclus de leur famille, et parfois tués. La France ne peut, ne doit pas se couper de ces personnes-là. Car elle est pour eux une inspiration, un modèle, un havre de paix, un paradis. Elle doit rester la Mecque de ces hérétiques de l’islam qui admirent nos valeurs.

Cinq ans plus tard, la France est-elle encore Charlie ?

Il est aisé d’en appeler à ce concept de majorité silencieuse, mais je pense vraiment que la majorité du peuple français est restée profondément traumatisée, meurtrie par ce qui s’est passé en janvier 2015, d’autant que ces attentats inauguraient l’annus horribilis où l’islamisme allait faucher des centaines de vies. Moi qui me consacre quotidiennement au militantisme contre la montée de cette idéologie, je constate avec soulagement cette lame de fond qui est en train de réémerger en France, avec l’affirmation des valeurs laïques et républicaines. Quand je rencontre des gens qui luttent pour ces valeurs, beaucoup d’entre eux me disent que Charlie Hebdo a été une prise de conscience. Cela a été une gifle pour nombre de nos concitoyens. Il fallait donc comprendre comment on avait pu en arriver là et, pour cela, il fallait se pencher sur l’islam en France, sur les représentants de l’islamisme et sur ses structures. De vraies avancées ont été accomplies à ce sujet, même si les débats sont plus crispés qu’auparavant. Quant à la connaissance du danger, la compréhension du terrain, il est évident que la conscience est plus élevée qu’en 2015, lorsque beaucoup ignoraient tout de l’islamisme. Je ne suis donc pas totalement pessimiste.

Cette année a été marquée par l’affaire Mila, cette adolescente qui a dû être déscolarisée après avoir déclaré sur un réseau social « je déteste la religion » et, à propos de l’islam : « Votre Dieu, je lui mets un doigt dans le cul »...

Chronologie

8 février 2006 Publication dans Charlie Hebdo des caricatures déjà parues dans un journal danois. 22 mars 2007 , directeur de Charlie Hebdo, poursuivi par des associations musulmanes, est relaxé.

2 novembre 2011 Incendie des locaux de Charlie Hebdo ; le journal voulait titrer le numéro du 2 novembre « Charia Hebdo ».

7, 8, 9 janvier 2015 Les attaques terroristes à Charlie, Montrouge et l’Hyper Casher font en tout 17 victimes, dont 5 dessinateurs.

2 septembre 2020 Ouverture à du procès des attentats de janvier 2015. Les audiences s’étaleront jusqu’en novembre.

Cette affaire est une honte collective pour nous. Je n’ai pas été étonnée par les messages injurieux qu’a reçus Mila, car ils sont sensiblement de la même vulgarité et de la même indigence intellectuelle que ceux qui me sont régulièrement destinés. En revanche, j’ai ressenti beaucoup de compassion pour elle, car je comprenais ce qu’elle traversait, et je savais que c’était encore plus difficile pour une fille si jeune d’être confrontée pour la première fois à une telle violence. Mais ce qui m’a le plus frappée, c’est sa lucidité et son courage. Je me suis dit : « Dieu merci, la France va encore bien, puisqu’il y a une jeunesse qui blasphème. » Mila a exercé avec panache sa citoyenneté française, qui lui confère le droit de blasphémer ce qu’elle veut. Et je l’ai trouvée très juste dans sa démarche intellectuelle. Elle a bien intégré ce qu’était la fraternité universelle, et la différence entre critique des idées et attaque ad personam, rappelant qu’on « ne peut être raciste envers une religion ». Mila, si tu me lis, laisse-moi te dire toute mon admiration et mon soutien. Tu es un modèle pour la jeunesse française, et même pour les moins jeunes, qui ont rarement ta probité et ton courage. J’ai envie de voir plus de Mila et moins de ces jeunes cons qui sont déjà dans des prisons mentales faites de superstitions et de pseudoscience.

L’attention médiatique sur le « procès Charlie » ne fait-elle pas oublier que ce sera aussi, notamment, le procès de l’attaque contre l’Hyper Cacher ?

Cette sorte d’indifférence médiatique par rapport à l’Hyper Cacher, on la retrouve dans l’ensemble de la société en ce qui concerne l’antisémitisme. Certes, la condamnation de l’antisémitisme ne semble pas faire débat en France, mais qui parle aujourd’hui des juifs de Seine-Saint-Denis partis dans le silence le plus total ? Des quartiers entiers se vident des juifs parce qu’ils se remplissent d’antisémitisme ordinaire, mais personne ne s’indigne. Ces dernières années, les crimes antisémites ont quasiment tous été commis par des musulmans, que ce soit contre Mireille Knoll, Sarah Halimi, ou avant cela contre Ilan Halimi, ou encore contre les enfants de l’école juive Ozar Hatorah, tués par Mohammed Merah. Ce silence est inquiétant, car une partie des élites préfère se vautrer dans le déni plutôt que d’être taxée de l’inénarrable « islamophobie ». Les musulmans ne sont ni pires ni meilleurs que les autres Français, ils sont juste égaux. Lorsque certains d’entre eux font preuve d’antisémitisme, il faut les dénoncer et les sanctionner avec une sévérité identique à celle dont on a fait preuve, à raison, après le sombre passé de la collaboration.

Tous les survivants de Charlie Hebdo vont se retrouver au palais de justice de Paris. Après les attentats, le journal a été victime d’un conflit entre la direction, représentée par , et une partie des salariés, qui, comme vous, ont quitté le journal. Aujourd’hui, les rancoeurs se sont-elles effacées ?

Riss et moi sommes deux personnes bien distinctes, je ne parlerai que de mon propre ressenti. Je n’ai pas voulu lire son livre, car on m’en a dit qu’il était chargé de rancoeur, et que je préfère pour ma part garder le cap sur mes combats. A ce titre, je ne peux qu’af-firmer mon approbation de la ligne éditoriale du Charlie Hebdo actuel dont Riss est l’artisan. Je suis ainsi toujours Charlie, et je le serai toujours, même si je ne suis plus dans l’entreprise Charlie. Je porte maintenant un oeil lointain, certes, mais bienveillant sur le journal, car je le compte toujours comme un allié du grand combat laïque et anticlérical. Mais j’avoue que je ne le lis plus, car il est douloureux pour moi de feuilleter un journal où il n’y a plus Charb, , Honoré, , , Cabu et Wolinski. Sans parler des plumes de ceux qui ont quitté le journal après les attentats Cette famille Charlie subsiste, elle est vivante, et même si elle ne travaille plus au même endroit, on se retrouve pour les vacances, les mariages... Nous sommes à jamais liés par le sang. W