BEL / Lux : 6,40 € – CH : 9.50 FS – CAN/S 10,50 $ cad MÉDIOCRES ? Norman Sorcières l’incorrect #Antipop Pascal Gannat Droite maximale - 28 - - RD enhaut duvide fait L 13401 F: 5,90 féministe délire surledernier Enquête

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect pourquoi sommes-noussi ANTI-TRAÎTRES Ivan Rioufol Faites-le taire ! Pascal Marchand, Michel Maffesoli,PhilippeMuray, LeGreco… Beigbeder, Chantal IngridRiocreux, Ange,EugèneGreen, Delsol, saint Nicolas, Coralie Delaume,Mathieu Bock-Côté, Frédéric AUSSI : GuillaumeBigot,ET Patrick Eudeline, Anne-Sophie Chazaud, MÉDIAS refaît lematch refaît Le scénariste d’ scénariste Le Abdel Dafri Raouf OAS /FLN Prophète Un

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Éditorial Par Jacques de Guillebon Les liquidateurs

ous les pays qui n’ont plus de légende mar à la place de son rêve de plastique : bref, que ce peuple / Seront condamnés à mourir de comprenne qu’il paye toute la journée non seulement pour froid », chantait La Tour du Pin dans être déséduqué mais en sus au profit d’autres. Qu’on lui vole des vers sans pareils, qui nous hantent son génie. Et que si Killiano de Vitry-le-François ne sait depuis quatre-vingts ans quoique leur plus lire c’est que les gigantesques moyens de l’Éducation urgence aille nécessairement crois- nationale que son papa Sébastien, réparateur en pare-brise, sant, et quoique ces derniers temps en finance par ses charges, sont redéployés pour que des enfants prouvent pour la France l’infinie véra- de « migrants » apprennent à danser sur les douces paroles cité, en dehors de toute considéra- de Vegedream. Que ses impôts et taxes de vieux Français tion hiémale. Mourir de froid certes, servent à ce qu’on ne parle plus jamais français, mais seu- et c’est angoissant, particulièrement lement anglo-américain, et que ses mythes à lui s’effacent pour notre civilisation, qui est celle de tous les réchauffe- derrière un faux héroïsme hollywoodo-chinois. Qu’il ne soit ments,t mais surtout celui des relations sociales, et réfrigéra- plus qu’une Suisse, un Luxembourg, un Liechtenstein quel- tion dont tout le monde semble se foutre ; mourir de froid, conques dans l’histoire du monde à venir, quand ses aïeux c’est angoissant : mais c’est surtout d’effroi que semble ont presque tout inventé, de la liberté civique aux images crever aujourd’hui le libéral qui en cas de frimas possède de animées, du tonneau à vin à l’avion qui déchire les airs. Bref, toute façon une bonne couverture. que ce peuple gigantesque se souvienne un jour de sa desti- née, voilà qui fait trembler notre homme libéral. Et si l’on en Mourir d’effroi devant le non-accomplissement doute, que l’on regarde seulement les réactions des antiques de son auto-prophétie qui veut que tout aille au boomers de Bruxelles devant les fières et vitales révoltes de capital contre ce qu’il appelle « la rente » et qui l’Italie, de la Hongrie, du Royaume-Uni de Johnson : scan- désigne peut-être simplement notre héritage, ce que nos dale pour le post-humain, folie pour le mondialiste ! Voilà pères à force de labeur, et de labeur contre eux-mêmes des peuples européens qui réclament à leur tour leur iden- d’abord, nous ont laissé. Nous ne par- tité propre, et réclament qu’on cesse lons pas surtout d’héritage matériel et de leur tendre le bâton pour s’autodé- cela déroutera notre libéral qui juge truire. Voilà qu’ils veulent se gouver- tout selon ce que cela pèse dans sa Que ce peuple ner seuls, loin de la -cratie qu’on leur diabolique balance des phynances et a imposée pour présider à leurs fins, pour quoi il a élu Macron, sans quoi gigantesque se au motif qu’elle sait faire un tableau il n’y aurait nulle raison que ce petit budgétaire. Voilà qu’ils ne veulent gars de l’IGF (Inspection générale souvienne un jour pas qu’on touche, au-delà de leurs des finances) préside à sa destinée, lui de sa destinée, voilà retraites, assez peu passionnantes, à qui n’a rien vécu, ni guerre, ni crise, leur société elle-même, bâtie sur des ni combat, ni fraternité, ni et surtout qui fait trembler relations complexes, ni tribales, ni paternité, lui qui ne sait rien de ce kantiennes, mais charnelles et orga- qui se transmet, enfermé seul et pour notre homme nisées du même mouvement, ce qui l’éternité dans son ipséité, convaincu apparaît aujourd’hui comme une ano- de son don général, mais don pour libéral malie incompréhensible de l’histoire : quoi, personne ne l’a jamais prouvé. des humains qui s’aiment assez pour Le libéral donc frémit non des glaces former une nation qui les extrait de saisonnières mais d’imaginer que ses leur clan tout en se forgeant une iden- voeux ne se réalisent pas et que la lourde, l’immense, la tour- tité propre, accueillante, libératrice et ordonnée. Ce milieu beuse masse de son peuple idiot ne voie l’intérêt que ces merveilleux, voilà que le libéral, tout à son rêve forcené de voeux s’accomplissent. Que ce tas amorphe qu’il a cru liqui- non-liens veut le briser. Gageons qu’une fois encore l’his- der définitivement en le gavant de réclames à l’iPhone et au toire et notre commune matière humaine et française lui Mac Do ne s’aperçoive un jour qu’on l’avait floué et qu’on ne montreront que ce n’était qu’une forfanterie. Et que nous lui avait pas même octroyé mais vendu un immense cauche- nous en relèverons, et continuerons plus loin, sans lui. ◆ 4 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Portraits éric Didio Donneur universel

n curé sautant en parachute, des collégiens scolaires, paroisses, etc., tous voient vite l’intérêt d’aller tout sourire en uniformes ou des bonnes sœurs présenter leurs besoins de financement auprès d’une cible faisant une chorégraphie : difficile pour qui a de donateurs identifiée, et les internautes peuvent de leur fréquenté un minimum la cathosphère ces côté pouvoir donner, mais aussi partager et faire découvrir dernières années d’échapper aux campagnes les projets qu’ils ont contribué à financer grâce à la viralité d’appelu aux dons de Credofunding, le site de financement d’internet. participatif de projets chrétiens fondés par Éric Didio. Les dons affluent, et rapidement le premier million d’euro Rien ne destinait ce fils, frère et beau-frère d’of- est levé. Mais les Didio voient plus loin : si les Français sont ficiers à travailler dans la finance. Brution, président généreux, les volumes de dons sont par essence limités. Pour de l’escadron du Prytanée, c’est vers Coëtquidan, puis les se développer, le relai de croissance de Credofunding est tout parachutistes qu’il envisageait son avenir. Las, la dure loi trouvé : ce sera le prêt. Sur le modèle obligataire, les porteurs des concours l’orientera finalement vers Audencia, l’école de projets proposeront un remboursement des sommes de commerce de Nantes. Là où d’autres auraient pu se lais- prêtées à une échéance fixée, avec un intérêt. Pour ces der- ser abattre, Éric rebondit, découvre un niers, ce mécanisme permet de sortir monde qui lui était totalement inconnu de la dépendance au monde bancaire, et décide d’en tirer le meilleur parti. et pour les prêteurs, une allocation de Naturellement porté sur l’ordre, la leur épargne vers des projets porteurs rigueur et toutes les valeurs affectées Puisqu’il faut de sens. Et pour Credofunding, c’est la à la vie militaire, il démarre sa car- choisir entre servir possibilité de travailler sur des volumes rière dans l’audit, avant de rejoindre le nettement plus conséquents. Avec deux monde bancaire à Lyon, non sans avoir Dieu ou servir gros défisà l’horizon. pris le temps de rencontrer et d’épouser l’argent, il va faire Le premier est technique : on ne Servane. Leur couple devient famille s’improvise pas organisme de en accueillant deux garçons, et c’est en sorte que l’argent prêt, et Éric va batailler de longs mois bientôt la question du sens qui revient auprès des organismes de tutelles pour tarauder Éric. Quand on a grandi dans serve Dieu obtenir les accréditations nécessaires. un monde où le service et le don de Un chemin de croix auquel il était pré- soi ne sont pas des vains mots, les cré- paré par son passé de banquier, lequel dits immobiliers font difficilement l’a aidé à monter ces dossiers en paral- figure d’horizon indépassable : on ne lèle du développement de Credofun- peut servir deux maîtres, et ce catholique pratiquant a fait ding, bien aidé par Servane et par les premiers salariés de la son choix. Puisqu’il faut choisir entre servir Dieu ou servir structure. l’argent, il va faire en sorte que l’argent serve Dieu. Le second est plutôt d’ordre culturel : le rapport des catho- C’est avec le soutien de sa femme Servane, qui a mis entre liques à l’argent n’a jamais été très évident. Or Credofund- parenthèses sa carrière dans l’aide aux personnes âgées pour ing n’est pas une œuvre sociale et a vocation à dégager des l’accompagner, qu’Éric commence à mettre en place ce qui bénéfices. ’entrepriseL ponctionne ainsi une partie des dons deviendra Credofunding. Par ses engagements associatifs, il récoltés sur le modèle des grandes plates-formes de finan- sait que de nombreux projets religieux ne vivent que grâce cement participatif, pour couvrir ses frais de structure et se aux dons et que la mise en relations entre les porteurs de rémunérer. L’idée a pu heurter certains donateurs et Éric a projets et les donateurs est tout sauf évidente. L’émerg- dû faire preuve de pédagogie pour expliquer le concept de ence des réseaux sociaux, et l’exemple des plates-formes de juste rémunération, en lien avec un service fourni. Dieu financement participatives généralistes combinées avec sa merci, les 7 millions d’euros récoltés depuis la création du très bonne connaissance des mécanismes financiers et leur site sont la meilleure réponse : des centaines de projets chré- investissement dans l’écosystème catholique font mouche : tiens n’auraient pas vu le jour sans Credofunding. les ingrédients sont réunis pour lancer sa propre plate-forme en 2014. S’il n’aura pas servi sous les drapeaux, c’est par son courage entrepreneurial qu’il aura donné vie à la devise de Credofun- Le démarrage se passe en douceur. Très vite les premiers ding : « Pour que l’argent reste un serviteur ». Au combat,

projets affluent : communautés religieuses, établissements et en première ligne ! ◆ André Larreguy Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 5 6 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Portraits thérèse Beauté cachée

ntre la grande et la petite, il est une autre Thérèse de Sales et de Pie XII sur la mode féminine et l’importance qui n’est pas carmélite. C’est une jeune femme de d’ajuster beauté et modestie, Thérèse décide de partager à trente ans qui vit dans le monde en sachant ne pas ses 150 abonnées, cercle amical élargi, des astuces pour faire lui appartenir et remplit son apostolat de laïque. rayonner la grandeur du Créateur à travers la beauté des e femmes. Un programme moins futile qu’il n’y paraît en ces Tout en pudeur, peut-être même un peu tenue par une cer- temps d’impudicité pire qu’à Babylone. taine timidité que le cloître lui eut ôtée, Thérèse veut bien délivrer le message mais sans dévoiler son nom et son visage. Sans ligne éditoriale ni régularité des publica- Il faut dire que Thérèse est salariée, elle travaille dans la com- tions, avec l’ambition de contrer l’invasion du munication en tenant à la discrétion. moche et de l’indécent, Thérèse prend sur elle, son temps, son argent, ses pauses-déjeuner, son temps libre, ses Rien ne destinait Thérèse à animer le blog « Femme à soirées, pour se former et diffuser à toutes la bonne parole. part ». À part peut-être la Providence justement. C’est sa Car, elle le constate, « Femme à part » comble un besoin mère, venue d’un pays étranger toujours pieux, qui inculque de femmes souvent ignorantes, parfois démunies, qui sont à sa fille l’importance du dimanche, ou de porter beaux vête- mal à l’aise avec leur façon de se vêtir. Contre le féminisme ments pour honorer le Seigneur en Son jour réservé. Cette et le pantalon (eh oui, en 2019), ses deux prises de position famille catholique proche des com- les plus polémiques, Thérèse compte munautés Ecclesia Dei lui transmet désormais plusieurs milliers d’abon- aussi la manière de Lui plaire chaque nées sur les différents réseaux sociaux, jour en étant à la fois belle et décente. et tout cela sans publicité autre que « Femme à part » la recommandation de femmes à Après une scolarité dans des femmes. « Femme à part » interroge établissements catholiques interroge le vêtement, le vêtement, le propre de l’Homme : hors-contrat, Thérèse pour- le propre de l’Homme : pour qui je m’habille ? Pourquoi je suit son cursus à l’Université m’habille ? Quel est mon but, plaire où elle obtient un master 2 en com- pour qui je m’habille ? au monde ou à Dieu ? munication. Polyglotte et la tête bien faite, Thérèse a très jeune le senti- Pourquoi je m’habille ? Une communauté se développe ment d’une certaine marginalité dans Quel est mon but, autour de « Femme à part » et le les paroisses diocésaines qu’elle fré- concept déborde la sphère internet. quente. En 2010, elle se rapproche de plaire au monde ou à Thérèse donne maintenant des confé- la Fraternité Saint Pie X. L’expérience rences dans des abbayes. Avec pour de la différence de foi ou de modes Dieu ? sainte patronne Thérèse de l’En- de vie renforce ses convictions, là où fant-Jésus et de la Sainte Face et pour beaucoup de jeunes apostasient. Il modèle Notre Sainte Mère, Thérèse faut dire qu’en plus d’être bâtie sur veut infuser dans le monde les vertus le roc, Thérèse prie tous les jours, chrétiennes de la femme décrites dans chante dans une chorale, s’appuie sur sa famille et ses amis Marie de Jérusalem de Jean Ravennes. Aider chaque femme catholiques avec qui elle forme un groupe soudé. Dans le à être elle-même, à accepter les plans de Dieu prévus tout quotidien d’une femme catholique moderne lambda, c’est spécialement pour elle, épanouir les talents et vertus dont le relativisme intellectuel qu’elle trouve le plus difficile à elle a été comblée, le projet dépasse très largement celui de affronter et non la perte de la foi. l’habillement par lequel il avait commencé. En mai 2016, elle lance le blog et la page facebook « Femme Lorsque l’on demande à la jeune pro pourquoi elle n’est à part ». L’idée, mûrement réfléchie, lui est venue d’une part pas entrée au Carmel qui lui siérait si bien, elle avoue, après de l’impudeur et de l’autre de la laideur du vêtement féminin réflexion, que « Femme à part » est peut-être sa vocation. contemporain. Comment aider le plus de femmes possible Donner aux autres ce qu’elle a reçu pour la gloire de Dieu et

à être élégantes ? Forte des exhortations de saint François le Salut du monde. ◆ Élodie Perolini Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 7 8 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Portraits Guillaume Bigot Général de gauche

irecteur général de l’IPAG Business School, Guil- çais ? » À quoi sert donc l’appel au « pas d’amalgame pavlo- laume Bigot a une pléthore d’autres couleurs vien ? » flamboyantes à sa palette. Commentateur à l’es- prit critique aiguisé sur les plateaux télés, défen- Il porte en sus un regard critique sur la mondialisa- dseur de la France et auteur prolifique, ex-conseiller de Pasqua tion effrénée qui a amuï les voix contestataires dans et Chevènement, le cœur de son engagement a toujours battu la classe élitiste, tamponné les démarcations sou- au rythme du souverainisme français verainistes des frontières et pavé la voie à toutes les conséquences délétères, comme : replis identitaires Plume qui décape et pensée qui déstabilise sou- et violences en série cristallisées dans l’islamisme, « forme de vent par la finesse qu’elle infuse dans les essais patriotisme de substitution ». Véritable Cassandre douée du comme sur les plateaux télés, Guillaume Bigot est une flair ontologique du danger, il est membre du comité Orwell figure incontournable du monde intellectuel et politique. Qui aux côtés de Natacha Polony, Jean-Michel Quatrepoint, en plus sort la culture de ses carcans étriqués. Viscéralement Franck Dedieu et Alexandre Devecchio. Le panache « bigo- fidèle à la devise d’Athènes, « courage et culture », il se bat tien » extirpe son détenteur de tous les schémas obtus des avec panache contre les serfs intellectuels et politiques. Il a positionnements idéologiques : il est autant applaudi dans les grandi dans le 93, banlieue populaire où les crispations iden- milieux de droite que dans les rangs de la gauche souverainiste titaires champignonnent et sont légion. C’est ainsi qu’il jouit dont il est issu. Fidèle à ses amitiés, c’est lui qui a conseillé à d’une immunité native contre la démagogie irrespectueuse de Yann Moix d’aller achez BHL après les révélations de son anti- l’instinct populaire que louait Michelet, et contre le commu- sémitisme passé. Grand ami de Laurent Alexandre, il brandit, nautarisme érigé aux dépens de la cohésion sociale française. à ses côtés, l’épée contre Greta Thunberg. Et ce n’est pas par hasard qu’il a fustigé l’hypocrisie du mouvement « Balance Auteur à succès, dans ses nombreux ouvrages – souvent pré- ton porc ». Libre jusqu’à la moelle, il devient directeur de monitoires – il prévoit les défis qui exposent l’IPAG Business School en 2008, après l’Occident et la France, d’une manière plus une engueulade avec Pasqua et avec l’ap- particulière, à tous les vents périlleux. En Il est autant pui indéfectible des étudiants de Léonard 2000, il publie chez Flammarion, Les Sept de Vinci qui se mettent en grève. Ce pro- scénarios de l’Apocalypse, annonçant le fou- applaudi dans montoire académique a donné à Guillaume droyant conflit à venir entre Al Qaida et les milieux de Bigot le goût de l’entreprenariat culturel. les États-Unis. S’ensuit, en 2001, toujours droite que dans les C’est ainsi qu’en novembre dernier, il lance chez Flammarion, Le Zombie et le fanatique, l’Académie Cicéron avec l’ancien conseiller prévoyant l’intervention destructrice des rangs de la gauche de François Hollande, Aquilino Morelle. États-Unis en Irak qui offrira au Djihad souverainiste dont il Éclectique et créatif, écorché vif et passion- islamique un formidable appel d’air – une est issu né des grands repères culturels, ce « self- aubaine pour les obscurantistes ! Et dix ans made-man » qui a grandi dans une cité de la avant les événements sanglants du Bataclan, Porte de Bagnolet et affectionne aussi bien en 2005, il disséquait au scalpel dans Le rap, funk et soul, prête allégeance à James Jour où la France tremblera – co-écrit avec Stéphane Bertholet Brown, « son Dieu », puis découvre sur le tard la musique (ex-officier de la DST en charge de la traque des réseaux isla- classique et romantique : Ravel, Chausson, Poulenc, Fauré mistes) – les vrais risques pour l’Hexagone formant la toile et Debussy et se passionne pour Wagner, Brahms, Mahler, de fond d’une éventuelle guerre civile. Pour lui, islam modéré Tchaïkovski, Mahler et Stravinsky. Inconditionnel de Hugo et radical ne sont que les dégradés d’un même phénomène et de Chateaubriand, c’est un lecteur attentif de La Bruyère, culturel irrédentiste. Dans son appréhension du « pas d’amal- Boileau, Racine et Corneille. Il se définit comme de gauche, game », slogan irréfutable après les événements de 2015, il sauf en matière d’esprit de finesse « funeste » commercialisé martèle : « Qui, en France, a-t-il la volonté de stigmatiser l’is- par certains « gauchistes ». Car si la physique et la médecine lam ? La confusion opérée, ce mantra infrangible, n’est que la progressent, le progrès en sciences humaines ne saurait être feuille de vigne dédouanant une religion que personne n’accuse qu’escroquerie. « Il y a plus de profondeur dans une page des de mal jusqu’alors en France. Combien de manifestants appelant Essais ou de La République que dans 30 volumes de sociologie

au meurtre des musulmans dénombre-t-on sur le territoire fran- contemporaine ». ◆ Maya Khadra Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 9 10 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Allô L’Inco ! Courrier des lecteurs

l’incorrect À propos de Bouquet of Tulips de Jeff Koons Faites-le taire !

Directeur de publication Laurent Meeschaert

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Rédacteur en chef Culture Romaric Sangars Rédacteur en chef Monde Hadrien Desuin Rédacteur en chef L’Époque Matthieu Baumier Rédacteur en chef Politique Bruno Larebière Rédacteur en chef Portraits Louis Lecomte Rédacteur en chef Essais Rémi Lélian Rédacteur en chef Web Gabriel Robin À M. Pierre Lamalattie Koons n’a jamais exigé d’implanter son œuvre Rédacteur en chef Vidéo place de Tokyo. Ce site lui avait été proposé par Suite aux échanges que nous avions eus début Laszlo Kovacs la Ville aux côtés d’autres en juin 2016 et ça n’est 2018, c’est avec étonnement que nous avons qu’après être tous venus les voir fin juillet 2016 Comité éditorial : Thibaud Collin, Chantal Delsol, Frédéric constaté que votre dernier article consacré Rouvillois, Bérénice Levet, Bertrand Lacarelle, Marc Defay, Gwen que sa préférence s’était portée sur la place de à l’inauguration du Bouquet of Tulips de Jeff Garnier-Duguy, Matthieu Falcone, Jérôme Besnard, Romée de Saint- Tokyo. Céran, Sylvie Perez, Richard de Seze, Pierre Valentin, Jupiter Koons dans L’Incorrect comportait encore des informations erronées […] Permettez-moi – Les motivations réelles des mécènes : presque Photographe : Benjamin de Diesbach Graphiste : Jeanne de Guillebon donc de vous notifier celles qui apparaissent tous ont exposé les raisons de leur donation dans votre article : dans le dossier de presse de l’inauguration. Stagiaires : Romain Sens, Ange Appino, Augustin Lepoutre Si vous l’avez consulté, vous avez dû voir que Cantinière : Laurence Préault – L’œuvre s’intitule Bouquet of Tulips et non la passion pour l’art n’est pas forcément leur Tulips, ce dernier titre étant celui d’une œuvre Ont collaboré à ce numéro : André Laréguy, Maya Khadra, seule motivation, leur attachement aux liens plus ancienne de Jeff Koons, actuellement Anne-Sophie Chazaud, Mael Pellan, Sylvain Durain, Emmanuel de d’amitié et de soutien qui unissent les peuples Gestas, Blanche Sanlehenne, Frédéric Saint Clair, Wojtek Eltrow, exposée notamment au Guggenheim de Bilbao. François-Yves Damon, Frédéric de Natal, François Gerfault, Serge américains et français, comme leur volonté de Gadal, Alain Leroy, Marc Obregon, Mathieu Bollon, Victor Tarot, – […] Comme précisé dans notre newsletter s’associer à cette oeuvre symbole de liberté et Alexandra Do Nascimento, Paolo Kowalski, Bernard Quiriny, Jérôme « une clarification nécessaire » du 29 janvier de résilience face à l’horreur des attentats étant Malbert, Jean-Baptiste Noé, Joseph Achoury Klejman soulignés par plusieurs d’entre eux. « En finan- Responsable impression 2018, la proximité géographique avec les lieux Henri Charrier des attentats n’a jamais été retenue comme çant le projet, les “mécènes” contribuent tout un critère de sélection du lieu d’installation, simplement à valoriser leur collection » : vous Impression faites là une erreur importante puisque seuls Estimprim l’œuvre n’étant pas un monument aux morts 8, rue Jacquard mais un symbole d’espoir et d’optimisme trois des mécènes, sur un total de seize, ont des 25000 Besançon tourné vers l’avenir, qui de plus rend hommage œuvres de Koons dans leur collection… Soute- à l’ensemble des victimes des attentats à Paris nir alors que leur donation a pour objectif de Secrétariat/Abonnements Jeanne Bert et France Andrieux et en France en 2015-2016, sans référence maintenir la cote de l’artiste est donc fallacieux ! unique à l’un de ces tristes événements. […] Jeff – Emmanuelle de Noirmont ISSN : 2557-1966 Commission paritaire : 1024 D 93514 Dépôt légal à parution Madame. Vous m’indiquez que l’œuvre en question s’intitule « Bouquet of Tulips » et non Mensuel édité par la SAS L’Incorrect « Tulips » ainsi que divers autres détails. Croyez bien que le soin apporté à l’exactitude n’est pas dénué de valeur à mes yeux, bien au contraire et j’en tiendrai le plus grand compte par la Courriel : [email protected] suite. Néanmoins, dans le cas d’espèce, je pense qu’il y a entre nous plutôt divergence sur le Courrier et abonnements : fond. En art, comme en politique, en philosophie, et en réalité dans tous les domaines, il y a L’Incorrect des courants d’opinion, des partis. C’est cela qui nous distingue. Je ne soutiens pas le genre 28, rue saint Lazare – BP 32149 d’art qu’incarne Jeff Koons. Je le trouve ludique et bénin. 75425 Paris cedex 09 Je m’interroge également sur le fait que des sommes aussi importantes aient été mobi- lisées pour cette affaire. Je rappelle que c’est beaucoup plus que le budget d’acquisition lincorrect.org des musées de la ville de Paris. Je souligne qu’à l’arrière-plan du « bouquet », la façade du facebook.com/lincorrect Grand Palais, joyau de la Belle Époque, est à l’abandon : nombre de statues sont sous filets twitter : @MagLincorrect et beaucoup, dispersées en province, sont manquantes. On pourrait aussi dire des choses, bien qu’à un moindre degré, du pont Alexandre III. J’ajoute que la ville, empressée auprès Ce numéro comprend un encart d’abonnement des stars, laisse s’enfoncer dans la misère les artistes, les associations d’artistes et les salons.

non folioté. – Pierre Lamalattie Sangars pour L’Incorrect Romaric L’Incorrect n°27 janvier 2020 11 Sommaire

Entrée 38. Pour une Fox News à 63. Ivan Rioufol 3. Les liquidateurs la française La sécession des élites Par Frédéric Saint Clair 4. Éric Didio 66. Recensions Donneur universel 40. Le journaliste 67. Dans l’atelier de 6. Thérèse de droite est-il Philippe Muray Beauté cachée journaliste ? par Marc Defay Culture 8. Guillaume Bigot Général de Gauche 41. Les faits, oui, mais 68. Les Rugissants lesquels ? 70. Abdel Raouf Dafri par Pierre Valentin L’Époque Pulvériser tous les tabous de la guerre d’Algérie 12. Espace brutal 42. Le bobaroscope 14. Noz mon amour ! 43. Mathieu Bock-Côté 74. Les grandes questions de L’Incorrect 16. Saint Nicolas « Une lutte pour le monopole du Le père Noël des Lorrains sens à donner aux événements » 76. Critiques cinéma 77. #Antipop 20. Les dessous de la Monde privatisation d’ADP 78. Musique au Maroc 45. États-Unis : quatre 22. Un capitalisme fou ans de plus ? 81. Critiques musique 46. Et si on supprimait 82. Christian Décamps Politique Poussière d’ange l’Ukraine ? 24. Pascal Gannat 85. Le Greco, l’œuvre au Pour la droite maximale 48. Hong Kong, pivot malheureux de la NBA noir 87. Critiques livres Dossier Médias 50. Pascal Marchand 26. Pourquoi sommes- « Les Occidentaux ont poussé 90. Eugène Green nous si médiocres la Russie dans les bras de la Six personnages en quête de sens par Bruno Larebière Chine » La Fabrique du fabo 29. Beigbeder contre 53. Recensions Inter – Round 2 92. Son style à elle par Jérôme Malbert Dossier Sorcières 93. La Grande bouffe 54. À l’école des 30. Une absence de 94. Les artisans du sorcières moteur pognon de dingue par Gabriel Robin par Bruno Larebière 97. Vive les gros saints ! 31. La France sous la 56. Michel Maffesoli « L’image de la sorcière est soit 98. Traité de la vie menace de la censure élégante par Marc Defay hypersexuelle, soit chaste » 32. Chantal Delsol 58. Les sorcières de sang- « Certaines opinions sont mêlé considérées comme des délits » par Gabriel Robin 33. La PQR fait de la 60. Le miroir est le vrai résistance cul du diable par Blanche Sanlehenne par Stéphanie-Lucie Mathern 36. Ingrid Riocreux Les Essais Retrouvez L’Incorrect « Pourquoi ces gens se sentent-ils le 4 février en kiosque obligés de nous dire ce qu’il va se 62. Je suis Français, je et sur lincorrect.org Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect passer ? » suis humain 12 L’Incorrect n°27 janvier 2020 L’Époque

Espace brutal

e bruit et la fureur qui se sont emparés de la Il ne semble plus possible qu’ait lieu un événement public sans société contemporaine semblent, au-delà de débordements, saccages, destructions arbitraires de la part la question traditionnelle de la violence dont d’individus dont on ne comprend pas qu’ils soient encore aussi l’humanité n’a jamais été exempte, se traduire complaisamment laissés libres et impunis. L’ardeur qui est par une forme inédite et contagieuse de brutali- déployée pour démanteler le plus microscopique petit groupe sation de l’espace public. Thérèse Delpech avait obscur d’extrême droite ne semble curieusement pas de mise dressé le constat prophétique en 2005 de L’En- dès lors qu’il s’agirait de mettre hors d’état de nuire des hordes sauvagement du monde aux plans civilisationnel qui sèment le chaos de manière désormais systématique voire et des relations internationales. Cette notion semble s’être systémique dans tous les rassemblements populaires, qu’ils l soient revendicatifs ou festifs. Cette impossibilité se matérialise étendue à la question de l’espace public d’une manière géné- rale, sous la forme d’une brutalisation des modes de relations désormais par la « fan-zonisation » de l’espace public, où l’on et d’expression qui s’y manifestent. Par « espace public », il est contraint de parquer les événements et leurs acteurs tels des faut entendre aussi bien l’espace public matériel en tant que tel, moutons sous contrôle et haute sécurité, ce qui signale, concrè- mais aussi l’espace de débat public qui, lui aussi, s’est ensauva- tement qu’il n’existe plus véritablement d’espace public démo- gé et radicalisé de manière outrancière à la faveur de différents cratique digne de ce nom sauf à en bunkériser des portions. facteurs. L’interruption violente et insultante d’une crèche vivante à Il semble désormais acquis que plus une seule manifestation à Toulouse par des « antifas » aux méthodes fascistes et qui sem- caractère d’opposition sociale ou politique ne se déroule sans blaient déceler dans l’image de l’enfant Jésus, né pauvre parmi qu’un agrégat d’éléments d’ultra gauche ne les pauvres et qui chassera plus tard les marchands du Temple, vienne à la fois y semer le chaos mais aussi, agressant des gens paisibles, des musi- ce qui fera toujours l’affaire du pouvoir, y Il n’existe plus ciens et des enfants en pleurs laisse décrédibiliser les causes défendues en les songeur quant au délabrement des rendant impopulaires et en favorisant un véritablement conditions des modes de vie publique désormais possibles. désir de retour de l’ordre public. L’ordre d’espace public public lui-même, étayé sur sa nouvelle Chaque jour des églises brûlent, « doctrine », semble avoir été gagné par démocratique digne vandalisées, des cimetières pro- cette même brutalisation, visant un peu fanés, des santons et des sta- tout le monde au petit bonheur la chance, de ce nom sauf à tues décapités. Une manifestation tantôt un pompier frappé à terre, ou visé en bunkériser des quelconque sera l’occasion de détruire dans le dos, tantôt une personne âgée, méthodiquement des milliers de trotti- tantôt une personne en fauteuil roulant, portions nettes, acte de bravoure s’il en est. Un tantôt un jeune idéaliste à qui l’on suppose mouvement social ? On en profitera qu’un œil en moins fera prestement perdre pour saccager un commerce, s’acharner quelques idéaux sur la nature humaine et la justice. Les parti- sur du mobilier urbain, détruire une stèle du Maréchal Juin. Un sans de la Manif pour tous avaient déjà fait les frais d’un durcis- piéton sera jugé trop lent à traverser ? Qu’à cela ne tienne, on le sement spectaculaire des techniques de maintien de l’ordre et poignardera. Une altercation avec un chauffeur de car ? Qu’im- du raidissement consécutif d’une justice elle-même aux ordres porte, celui-ci aura tôt fait de vous écrabouiller sous les yeux et devenue aveugle et sourde au respect des libertés fondamen- médusés des touristes. Une cigarette refusée ? Ce sera peut-être

tales qu’elle était supposée protéger. la mort. Prendre la défense d’un couple ou d’une femme suffi- McGee – Unsplash Epoque-Jordan L’Incorrect n°27 janvier 2020 13 Les Jupitérismes É poque L’

ra pour vous laisser handicapé à vie comme Marin ou assassiné comme Adrien Perez. Il ne suffit pas de prétendre que la violence a toujours existé et qu’il s’agit là simplement d’un effet de loupe lié au monde de l’in- formation et aux réseaux sociaux. Il importe plutôt de comprendre que cette brutalisation relève d’une anomie généralisée atteignant les condi- tions-mêmes de l’accès d’un nombre croissant d’individus au registre de « Après 50 ans on ne la médiatisation de la violence. t’embauche plus mais le Ce phénomène de brutalisation touche à la condition-même Medef veut que tu partes à la de possibilité de l’espace public, c’est-à-dire à l’expression et à la retraite à 67 ans… Pendant représentation. Il est une conséquence de l’affaissement de l’accès au sym- 17 ans, tu fais quoi ? » bolique, tout comme on peut aussi le comprendre comme un retour du refoulé d’une langue dont on cherche par euphémisation bienpensante Marlène Schiappa, 23 mai 2015, Twitter à effacer toutes les aspérités. L’affaissement, quant à lui, de la parole « Mon erreur est d’une légèreté publique, l’abaissement mais aussi le manichéisme de cette parole et de coupable. Je la paye. C’est la dure loi son incarnation (consistant par exemple à désigner par de petites phrases de la responsabilité, de l’exemplarité et remplies d’une morgue haineuse le peuple et les adversaires politiques de la transparence qui doit s’appliquer transformés en ennemis) contribuent à la radicalisation de cette brutalité à tous et à moi en particulier ». dans ce qui constitue le premier des espaces publics : l’espace de la langue. Jean-Paul Delevoye, communiqué, Et lorsque les mots ne font plus sens, lorsque la dialectique n’y est plus 16 décembre possible, remplacée par la radicalité outrancière, binaire ou son miroir inversé qu’est la communication mensongère, il n’y a plus que le passage à « Le Gouvernement met tout l’acte qui soit possible. Lorsqu’on ne sait plus parler, lorsque le Verbe a été en œuvre pour limiter l’impact Anne-Sophie Chazaud vidé de sa substance, on frappe. ◆ de la grève pour les Français qui se déplaceront et qui iront travailler ». Édouard Philippe, le 4 décembre, Twitter

« Il manque sans doute autour de lui Droit de réponse des personnes qui parlent à la France populaire, des gens qui boivent de la bière et mangent avec les doigts. Le député LR Julien Aubert (photo) nous demande Il manque sans doute un Borloo à d’insérer ce droit de réponse. Emmanuel Macron » Gérald Darmanin, le 19 décembre, ans son numéro pour le mois de novembre 2019, L’Incorrect publiait un Paris-Match article de Blanche Sanlehenne commentant notamment la campagne, D ainsi que les résultats de l’élection à la présidence des républicains du « Dans ma culture dimanche 13 octobre. L’auteur de cet article me met personnellement en cause, car je n’aurais pas mis à contribution mes soutiens durant la campagne, parmi africaine, on mange avec lesquels Gérard Longuet et Bernard Carayon, prétendument dans le but de pro- les doigts » téger ma notoriété. Elle prête par ailleurs un discours à tout le moins ambigu Sibeth Ndiaye, le 20 décembre, RTL concernant « l’union des droites ». Contrairement à ce qui est affirmé dans cet article, j’ai au contraire, et ce durant toute ma campagne sollicité et mis en « Dans ce gouvernement, on n’a pas avant les compétences et le savoir de mes soutiens. J’en veux pour preuves les que des techno-blancs de 40 ans » différentes tribunes co-rédigées et co-signées qui ont été publiées sous plu- Sibeth Ndiaye, le 20 décembre, RTL sieurs thèmes : le 11 septembre dans Valeurs Actuelles : « Relever le défi migra- toire » (Julien Aubert, Philippe Meunier, Guy Teissier et Sébastien Meurant) ; le « Sale pute, va niquer ta race, tu ne fais 19 septembre dans L’Opinion : « Macron contre les classes moyennes » que parler sur moi, pourtant moi je (Julien Aubert, Catherine Deroche, Bérengère Poletti et Valérie Boyer) ; te connais pas mais tu connais ma vie mieux que moi (…) T’es bon qu’à faire le 9 novembre dans Atlantico : « L’industrie, vue de droite : au service fuiter (tu t’es trompé), enculé (tu t’es de la puissance française » (Julien Aubert, Gérard Longuet et Bernard trompé), et tu veux me boycotter (tu Carayon) ; ou encore celle publiée le 16 septembre par mes soutiens t’es trompé) (…) J’aime pas les suceurs dans Marianne : « Oser la droite pour rassembler Les Républicains : de bite, les gros suceurs de bite, je pourquoi nous soutenons Julien Aubert ». De plus je rappelle déteste les suceurs de bite… » que sur « l’union des droites », j’ai toujours tenu un discours Le rappeur Vegedream en 2018, choisi pour clair. Il suffit de lire mon ouvrage Emmanuel, le faux prophète accompagner Emmanuel Macron pour s’en convaincre. – en Côte-d’Ivoire Twitter / Le Rocher / Le Twitter

BRÈVES DE STAGIAIRE // par Pierre Valentin – BAYROU DE LA FORTUNE. Plus de dix ans après la majorité des Français, la justice s’est subitement mise à avoir des soupçons sur l’existence d’emplois fictifs au MoDem. François Bayrou, mis en examen, a vu ses derniers espoirs s’effondrer avec le soutien public accablant de Stanislas Guerini : « Il a consacré une bonne part de sa vie politique à faire avancer la question de la probité dans la vie politique, c’est une part inhérente de son combat politique ». En essayant de se défendre face à cette gifle, le patron du MoDem a assuré que « tout le monde [était] mis en examen dans la vie politique française », nous apprenant ainsi qu’il en F 14 L’Incorrect n°27 janvier 2020 É poque L’ Noz mon amour !

epuis ma jeunesse héroïque, j’ai en arabe. Avec les faillitaires, la classe laborieuse connu diverses époques dans l’art bouffe les poubelles de la mondialisation ! Je de faire ses courses. Au début nous regarde présentement mon dentifrice, il vient de allions chez madame Denay, tenant là-bas : c’est écrit en portugais. d épicerie dans le bourg, à droite de l’église. Ensuite un supermarché s’est implanté Avant, dans mon coin de Bretagne on avait un à une dizaine de kilomètres. Enfant des trente autre amortisseur social : Doux. Quand tu n’avais piteuses j’ai ensuite connu la dégringole d’une plus de boulot, tu allais à la chaîne chez Doux. classe sociale : le supermarché est devenu un luxe, Le temps de trouver autre chose. Beaucoup y res- nous nous rabattîmes donc sur un Lidl. Mais Lidl taient toute leur vie. Et comme Doux faisait aussi c’est devenu le haut du caddie du hard-discount. de la transformation et qu’on connaissait tous On a donc fait quelques kilomètres de plus pour un gars qui travaillait là-bas : bah, pour quelques aller à Leader Price. Mais Leader Price ça peut dinars, il nous faisait de la revente. On avait une

être cher aussi. On y va, oui ! mais pour les gosses bonne moitié de congélo de viande de poulet. et le frais. Alors tout doucement, on est descendu Mais Doux a fermé la semaine où Hollande par- jusqu’au symbole du déclassement social du tra- lait de Leonarda à la télé. Vous vous rappelez ? vailleur autochtone : Noz. Noz est un faillitaire. Depuis, on va à Noz. Quand un Noz s’installe dans une commune, les prolos dansent la lambada le jour de l’ouverture. Pourtant j’ai un métier ! Madame aussi ! On fait des heures sup’ tant qu’on peut. Et du noir ! Au début, Noz ce n’était qu’un magasin Mais le luxe, pour nous, ce n’est plus Fauchon, à conneries. Genre décapsuleurs fluos à tête c’est Super U. Moi aussi j’ai un potager comme de Raymond Barre. Mais petit à petit on a com- Greta. Et des poules ! Mais les carottes dans le mencé à voir apparaître des rayons nourriture. café du matin j’y arrive pas. Alors y’a Noz et ses Qui sont devenus de plus en plus étendus. Car chocos tchèques. Pour les losers de la mondia- tous les ploucs du coin rappliquaient. Dont moi ! lisation comme moi. La classe moyenne diesel Une cargaison d’escalopes panées et c’est le Sta- des campagnes, les héberlués du déclassement… lingrad des caddies ! Faut y passer tous les jours, Aucune aide. Trop bartabac pour aller faire les par contre, pour choper le jambon congelé le jour pitiés chez des assistantes sociales. Pas encore où il arrive. Et puis la Marie et moi, grâce à Noz, arrivés aux Restos du cœur. Pas encore décidés on apprend les langues étrangères. Les pizzas à aller montrer son cul chez Jacquie et Michel.

c’est souvent écrit en bulgare. Les poissons carrés ◆ Mael Pellan noz.fr

F faisait encore partie. Qui lui dira que nous sommes déjà dans une société post-MoDem ? – LA BELGIQUE N’ARRÊTE PAS SON CHAR. Une quarantaine de véhicules blindés de type Pandur 1 ne peuvent plus être utilisés par l’État belge, alors qu’ils étaient en cours de moder- nisation. La raison ? La Belgique prépare des chars trop petits pour ses pilotes, qui ont donc l’impression légitime de s’être fait rouler. Ces véritables chenilles ouvrières ont expliqué que ces chars nécessiteraient des pilotes « de moins de 1m70 » ! L’État compte revoir sa copie, au risque de devoir chercher des nains compétents. Tank il restera des Belges… – SRI LANKA SOCIAL. Afin de réduire l’immigration issue F L’Incorrect n°27 janvier 2020 15 É poque L’

Les feux de cheminée sont-ils de droite ? Par Richard de Seze

e feu a une assez bonne réputation uni- le 17 décembre, ce qui prouve que la vie de préfet est une verselle. C’est rare qu’on ne le compte succession de pénibles devoirs). pas parmi les éléments fondamentaux. Rosny aîné en parle avec émotion, on Dans une vallée où la pollution atmosphérique allume des cierges, on brûle des défenses stagne en nappes épaisses, on interdit aux villageois d’éléphants pour attrister les trafiquants, d’allumer des feux de cheminée en foyers ouverts – ceux on installe des fumoirs pour conserver les qui permettent de jeter facilement des brindilles – car ils poissons. Plusieurs personnes dignes de sont réputés être effroyablement polluants et on finance le confiance et même d’éloge m’ont assuré remplacement des chauffages obsolètes au profit appareils que le spectacle du feu, un soir d’hiver, modernes et performants (ce qui s’appelle la « massifica- tion de la rénovation énergétique »). C’est le 1er janvier en Normandie, dans une cheminée normande installée dans 2022 que toutes les cheminées ne seront plus que des trous une maison normande, est une vision réconfortante, surtout noirs de suie bientôt transformés en caves à liqueurs ou en lsi l’on a bien fait provision de bois pour ne pas avoir à se rele- placard numérique. Le préfet compte que le « sens civique ver pour aller au bûcher, s’il y a une paire de pincettes assez de chacun », dont il est le local parangon, permettra de res- souples pour ne pas se meurtrir les paumes et assez de petit pecter le principe de l’interdiction – ce qui, d’une certaine bois pour permettre aux enfants de jeter des brindilles et de manière, est rassurant sur l’avenir. Le sens civique fait en les regarder, pensifs, se consumer. effet des merveilles en matière de respect des principes. Mais voilà, le préfet de Haute-Savoie vient d’in- Une génération de Savoyards va devoir faire le choix cri- terdire les feux de cheminée dans les 41 com- tique de la désobéissance civique pour préserver son droit munes de la vallée de l’Arve, où se concentre une imprescriptible de regarder danser les flammes, construire grande partie de l’industrie du décolletage (idéologique- un feu, expliquer comment souffler, recouvrir les braises et ment neutre, a priori, mais ça mériterait qu’on examine acquiescer en souriant aux enfants qui viennent, étonnés et tout ça de près) et dans laquelle débouchent le tunnel du ravis, faire constater à quel point leurs joues sont chaudes. Mont-Blanc et l’A40. Ce sont des centaines de milliers de Résumons-nous. Le feu de cheminée est un apprentissage, poids lourds qui circulent dans cette vallée encaissée, et des une ascèse, un plaisir simple, odorant, lumineux et sonore, millions de voitures. Le préfet de Haute-Savoie a interdit les une invitation à se réunir sans regarder un écran, un pont feux de cheminée le 3 décembre, peu avant d’être occupé jeté à travers les siècles des Inuits aux Pygmées en passant

Sebastien Goldberg – Unsplash Sebastien Goldberg par le comité loup du 9 décembre (et les assises de l’islam par les Savoyards. Le feu de cheminée est de droite. ◆

F du Sri Lanka sur ses terres à coups de baguette(s) magique(s), le gouvernement australien use depuis quelque temps de… faux horos- copes ! « Vous êtes Sagittaire ? Vous serez endetté à vie. Lion ? Vous serez plein de regrets. Et si vous êtes un taureau, vous aurez honte de vos actions ». En attendant que ces Asiates tiquent, l’efficacité de cette méthode s’avère redoutable. Dans la foulée de cette révélation et en vue d’une lutte plus dure encore contre l’immigration clandestine, Donald Trump s’est dit « très intéressé » à l’idée d’engager des pigistes de Femme actuelle en masse. ◆ 16 L’Incorrect n°27 janvier 2020 É poque L’ Saint Nicolas Le père Noël des Lorrains Près de 3 000 personnes s’étaient donné rendez-vous à 20 heures dans la magnifique Basilique de Saint-Nicolas de Port (54) samedi 7 décembre pour célébrer comme chaque année depuis presque 800 ans le saint patron des Lorrains, saint Nicolas. Sa capitale historique a encore vécu une belle journée, entre fête, chants et tradition. Un reportage de Sylvain Durain. Photographies de Benjamin de Diesbach.

oin de l’idéal consuméris- te qu’est devenue la fête de Noël, la 774e journée en l’honneur de saint Nico- las a fait revivre les valeurs propres à ce personnage qui, évêque de Myre au IIIe siècle, était réputé pour sa bonté et sa générosité envers les plus démunis. La légende lui reconnaît même des miracles comme le sauvetage de trois enfants découpés en morceaux par un boucher et qu’il reconstitua et ressuscita en apposant ses pha- llanges, depuis devenues célèbres. De ce fait, il devint logiquement le saint patron des enfants mais aussi des navigateurs, des prisonniers ou encore des avocats. Lors de cette journée, les enfants reçoivent des cadeaux et du pain d’épices et c’est en s’inspirant largement de ses attributs physiques et psychologiques que l’on créera plus tard le personnage du père Noël. C’est d’ailleurs à la demande de Coca-Cola Company que le des- sinateur Haddon Sundblom réinvente le célèbre barbu aux joues roses : tout de rouge vêtu à l’image de la marque, une hotte sur le dos et arborant un air bon enfant. Il faudra attendre l’après-guerre pour entendre parler de cet américain protestant buveur de soda. Grande chance, malgré tout, pour les enfants lorrains qui, au mois de décembre, profitent aujourd’hui de la générosité des deux figures. Mais les Portois mettent un point d’honneur à ne pas se contenter d’une fête mercantile de plus E. Le défilé de la Saint-Nicolas, entre traditions locales et chars de la ville L’Incorrect n°27 janvier 2020 17 É poque L’ Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect 18 L’Incorrect n°27 janvier 2020 É poque L’

E. Le saint et prennent soin, en famille, de se réunir autour de la ville, Luc Binsinger, remet chaque année au Nicolas, toujours accompagné du d’un repas ou de partager des moments convi- saint les clés de la ville, avant d’assister à un feu père fouettard et viaux. Après le festin, c’est petits et grands qui se d’artifice. du boucher réunissent pour le défilé des chars de la ville avec fanfares, spectacles de rue et distribution de bon- Une histoire légendaire bons. Le saint Nicolas visite d’ailleurs les écoles Il n’était pas acquis, au départ, d’imaginer un primaires alentour une semaine avant le défilé, évêque oriental comme patron de la Lorraine. accompagné de son acolyte le « père fouettard », Jean-Marie Cuny, écrivain et spécialiste de l’his- chargé de punir les mauvais élèves ou les turbu- toire de la région, nous éclaire sur le pourquoi de la chose : « Lors de l’arrivée du sire de Réchicourt lents. L’un ne va pas sans l’autre et l’on remarque, e sur les chars, la grosse cote de popularité pour en Orient lors de la VI croisade, il est fait prisonnier l’homme en noir brandissant son fouet au nez par les Sarrasins. Enchaîné, il priait chaque soir saint des enfants. Le boucher, cochon dans une main Nicolas de le délivrer de sa prison. Dans la nuit du et couteau dans l’autre, n’est pas en reste. Les fous 5 au 6 décembre, il fut réveillé par le froid et, stupé- rires résonnent, on joue simplement à se faire peur fait, s’aperçut qu’il n’était plus dans son cachot mais devant l’entrée de l’église de Saint-Nicolas-de-Port. et par là même on garde conscience de la nécessi- Il était encore enchaîné… » Depuis lors, les Lor- té de la bonne tenue envers ses semblables. C’est rains se réunissent pour cette fameuse procession dans cette ambiance traditionnelle que le maire aux flambeaux, sans en connaître bien souvent les fondements historiques. Et Cuny d’ajouter que c’est « René II suite à la victoire de Nancy le En ces temps troublés par 5 janvier 1477, sous la bannière de saint Nicolas, qui le proclama officiellement saint patron de la Lor- le terrorisme d’un côté et la raine ». déculturation généralisée de Une procession enracinée En ces temps troublés par le terrorisme d’un côté l’autre, il est un besoin naturel et la déculturation généralisée de l’autre, il est un chez l’homme qui se réveille peu besoin naturel chez l’homme qui se réveille peu à peu, celui de l’enracinement, celui de faire partie à peu, celui de l’enracinement, de quelque chose de plus grand que soi. Ainsi, catholiques, orthodoxes, païens ou incroyants, celui de faire partie de quelque toute la Lorraine est représentée lors de cette procession exceptionnelle. Dirigée cette année chose de plus grand que soi par l’évêque de Metz, Monseigneur Villemin, la

procession rassemble curés, diacres, et autres per- Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 19 É poque L’

sonnalités religieuses mais aussi, entre autres, des E. Tous les ans, ce sont fidèles, confréries de mineurs ou encore les chevaliers du confréries et Saint-Sépulcre, reconnaissables à la croix potencée curies qui se de Jérusalem. S’il s’agit pour les uns d’un moment rassemblent pour de partage, pour les autres d’une célébration reli- la procession aux flambeaux, dans la gieuse, l’on sent, quoi qu’il arrive, cette volonté de Basilique de Saint- faire corps et ce besoin de crier haut et fort son Nicolas-de-Port identité profonde. Une belle fête à la fois popu- laire et chrétienne, on se prendrait presque à rêver. C’est toute la région qui vit au rythme de son patron, et l’on comprend vite l’intérêt culturel et identitaire de cet événement comme nous l’ex- plique Clélia, fondatrice du site local ici-c-nan- cy.fr : « Dès la fin novembre, l’espace public, les établissements culturels, sites patrimoniaux, com- merces se mettent au diapason pour célébrer le saint patron des Lorrains dans une ambiance voulue tou- jours plus festive et éclectique. Après l’inscription en novembre 2018 à l’inventaire français du Patrimoine Culturel Immatériel, la Ville de Nancy nourrit avec Saint-Nicolas de Port, ville où sont conservées les reliques du saint patron, le projet d’inscrire les Fêtes de saint Nicolas de Nancy au Patrimoine Culturel et Immatériel de l’Unesco. Plus de 1 500 ans après sa mort Saint-Nicolas semble plus vivant que jamais ». Quand les prêtres se plaignent souvent de n’en- tendre jamais les fidèles chanter lors des messes, ici c’est un véritable concours de décibels, notam- ment entre scouts, qui s’opère. Les reliques et les différents symboles de saint Nicolas sont exposés et font le tour de l’intérieur de la Basilique pendant plusieurs dizaines de minutes. Les fidèles, quant à eux, tournent et suivent le mouvement une chan- delle à la main qu’ils lèvent lors du refrain entonné en chœur : « Saint Nicolas, ton crédit d’âge en âge, / A fait pleuvoir tes bienfaits souverains. / Viens, couvre encore de ton doux patronage / Tes vieux amis les enfants des Lorrains » Si les lecteurs veulent vivre ce moment gran- diose au sein de la Basilique, ils pourront égale- ment découvrir une Lorraine méconnue mais si glorieuse. La maison de sainte Jeanne d’Arc à Domrémy, la Place Stanislas à Nancy, Verdun et son mémorial, le massif vosgien pour les plus

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect sportifs, et voudront bien terminer par son cœur 20 L’Incorrect n°27 janvier 2020 É poque L’ Coralie Delaume « La privatisation d’ADP a vraisemblablement été décidée par Emmanuel Macron pour dédommager Vinci »

Au-delà de l’assourdissant silence médiatique dans lequel il étouffe, le RIP soulève la question du maintien de la souveraineté nationale face au droit mondialisé à se déplacer.

La volonté du gouvernement de privatiser Aéroports de Paris (ADP) est-elle due au fait que ce n’était pas rentable ? C’est au contraire une entreprise très rentable, qui rapporte de l’argent à l’État. En 2018, les dividendes versés par ADP à l’État actionnaire se sont élevés à 174 millions d’euros : des revenus dont la collectivité va être dépossédée avec la privatisation, car c’est le concessionnaire privé qui les empochera. Il faut savoir E. Scouts, déguisements et bonbons, les enfants qu’ADP est une entreprise en pleine croissance, dont le chiffre sont à l’honneur pour cette vraie fête de Noël en d’affaires a crû de 24 % en 2018, et le bénéfice de 6,8 %. Si on Lorraine la privatise, ce n’est donc nullement pour remettre sur pied une entreprise qui se porterait mal. symbolique à Saint-Nicolas-de-Port. Si la Lor- Des parlementaires de gauche et de droite se sont raine est française depuis seulement deux siècles rassemblés pour déclencher une procédure de et demi, il n’en demeure pas moins qu’elle a donné Référendum d’Initiative Partagé (RIP) : en quoi va à la France nombre de figures et d’événements qui consister exactement cette procédure de RIP, et ont fait son histoire, parfois à grand prix. Et si l’on comment y participer ? tentait, à travers nos saints respectifs, de redorer la La procédure du RIP est née d’une réforme constitutionnelle de France des provinces et de son patrimoine ? 2008. Elle prévoit qu’à l’initiative de 180 parlementaires mini- mum, une proposition de loi puisse être soumise à référendum Nous quittons donc ces Lorrains, gorges déployées si 10 % du corps électoral apportent leur soutien. C’est la pre- et chandelles levées, avec ce refrain en tête et nous mière fois, avec ADP, que cette possibilité démocratique nou- découvrons, émerveillés, les paroles de ce chant si velle est utilisée. Au printemps, 248 députés et sénateurs de tous français : bords se sont alliés pour demander qu’ADP devienne un service public national (ce qui le rendrait non privatisable). Et depuis le « Saint Nicolas, protège notre marche ; / Puisqu’à 13 juin, la phase de recueil des signatures d’électeurs est ouverte. la mort tout finit ici-bas, / Aide nos fils, sublime Il en faut 4,7 millions, ce qui est énorme. Mais ce n’est pas une patriarche, / À soutenir le dernier des combats. raison pour baisser les bras. L’inscription se fait de manière très Saint Nicolas, daigne agréer l’hommage / Que nous officielle sur un site ad hoc de ministère de l’Intérieur : www. t’offrons avec joie & fierté, / Car nous venons au pied referendum.interieur.gouv.fr de ton image / Chanter en chœur ta gloire & ta bonté. La mobilisation a d’ailleurs atteint maintenant le Puisqu’ici-bas nous sommes à la peine, / De nos million de signatures : Emmanuel Macron avait labeurs, dans la paix, souviens-toi ! / Puissions-nous, promis d’abaisser le seuil à ce nombre, croyez-vous tous, vrais fils de la Lorraine / Rester aussi les fils du qu’il tiendra parole ?

Christ, vrai roi. » ◆ Sylvain Durain Malheureusement, je crains que non. Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 21

La Jetée (1962) de Chris Marker É poque L’

Les journaux télévisés ont à peine Les opposants ont dénoncé récemment une absence de médiatisation de cette évoqué le RIP au moment du mobilisation, pourquoi ? déclenchement de la procédure, Parce qu’il y a un black-out médiatique quasi complet ! alors qu’ils nous ont littéralement Si l’on étudie la médiatisation comparée du « grand débat » lancé par Macron pour répondre à la crise des matraqués pendant toute la durée du Gilets jaunes, et celle du référendum ADP, il n’y a pas grand débat photo. Les journaux télévisés ont à peine évoqué le RIP au moment du déclenchement de la procédure, alors qu’ils nous ont littéralement matraqués pendant pas une population qui prend souvent toute la durée du grand débat. Pourtant, le RIP est un l’avion processus inscrit dans la Constitution, cependant que le grand débat, lui, était une initiative discrétionnaire Un attachement au service public, ça, c’est certain. du Président, sans base légale. Il y a donc un parti pris Parmi les Gilets jaunes, le précédent des autoroutes médiatique évident. Il faut savoir par ailleurs qu’au a été très souvent évoqué. Mais il est vrai que beau- début de l’été, certains des parlementaires initiateurs coup de gens utilisent l’autoroute. S’agissant des aéro- ont demandé au CSA d’inciter les chaînes de télé à ports c’est différent. Ceci dit, il faut aussi prendre informer les citoyens. Ça leur a été refusé au motif que conscience du fait que cette privatisation ne concerne « la loi ne prévoit rien d’explicite en ce domaine ». pas uniquement les gens qui ont les moyens de voya- Mais au risque de me répéter, elle ne prévoyait rien ger. ADP est une entreprise stratégique au niveau non plus sur le grand débat. national. Ne serait-ce que parce qu’avec 100 millions de personnes y transitant chaque année, les trois aéro- Les souverainistes et opposants à l’Union ports parisiens (Le Bourget, Orly, Roissy) constituent européenne l’accusent souvent d’être la principale frontière de notre pays. C’est donc une derrière les privatisations, au nom du question de principe. Bien sûr, les partisans de la pri- principe de « concurrence libre et non- vatisation expliquent que le contrôle des frontières faussée ». Est-ce le cas pour ADP ? (douane, police) restera du ressort de la puissance Ils ont raison en général, la Commission européenne publique. Mais enfin, c’est un principe. Imaginons prescrit régulièrement des ouvertures à la concur- que demain, ADP soit revendu à un consortium rence ou des démantèlements de monopoles publics. chinois, ainsi que cela s’est produit avec l’aéroport de Mais s’agissant d’ADP en particulier, pour une fois Toulouse-Blagnac. Serait-ce sain, en matière de sou- il n’y a pas de lien. La privatisation d’Aéroports de veraineté nationale ? Paris a vraisemblablement été décidée par Emmanuel Ensuite, il y a, attachés à cette privatisation, des Macron pour dédommager Vinci (l’acheteur probable enjeux écologiques et d’aménagement du territoire et également propriétaire d’une bonne part de nos qui concernent tout le monde. Il fait savoir qu’avec autoroutes via des sociétés concessionnaires qui sont ADP vont être cédés 6 700 hectares de terrain aux en fait ses filiales) de l’échec du projet Notre-Dame portes de Paris. C’est-à-dire une véritable machine à des Landes. Une petite privatisation entre amis, quoi. cash que le concessionnaire privé aura hâte de faire Avec le mouvement des Gilets jaunes, fructifier. Tout cela sera bétonné au maximum pour l’opposition espère capitaliser sur construire commerces et hôtels en abondance. Cette le mécontentement de la France privatisation, enfin, ce sera plus de vols, pour plus de périphérique pour obtenir le nombre de rentabilité. Donc plus de kérosène, notamment si est signatures nécessaires au déclenchement effectivement bâti le terminal 4 envisagé à Roissy. du RIP. Y a-t-il véritablement chez les Cela pourrait conduire à faire passer au-dessus de la Gilets jaunes un attachement à un service tête des riverains 500 vols de plus par jour. ◆ Propos

Arte Vidéo public comme ADP ? Après tout, ce n’est recueillis par Emmanuel de Gestas 22 L’Incorrect n°27 janvier 2020 É poque L’ Un capitalisme fou

Le capitalisme spéculatif ? Une histoire vieille de 45 ans déjà et dont nous continuons de subir les conséquences. Triste anniversaire.

lus personne ne connaît la loi ERISA s’en détournent pour préférer un placement plus juteux. On promulguée par le président américain assiste donc à une inversion des finalités : l’entreprise existe Gerald Ford le 2 septembre 1974. À pour la finance et non la finance pour l’entreprise. C’est le l’époque, elle est passée plutôt inaperçue, règne des auditeurs qui prend le pas sur celui des produc- considérée comme une simple mesure teurs, qui sont pourtant les véritables créateurs de richesse. technique. En réalité, derrière cette loi à l’acronyme barbare signifiant « Employ- De plus, tout est bon pour attirer les investisseurs et leur lais- ment Retirement Income Security ser miroiter des gains exceptionnels, même si ceux-ci sont Act », c’est une mutation profonde du sans commune mesure avec la richesse réellement créée, pcapitalisme qui s’est produite. Si l’on en croit l’économiste d’où l’importance de la publicité. C’est l’origine des bulles Pierre-Yves Gomez, c’est même le point de départ du capita- spéculatives qui n’existent que parce que les consomma- lisme spéculatif dont nous subissons aujourd’hui les ravages. teurs croient massivement aux promesses de rentabilité qui leur ont été faites mais qui peuvent se révéler justes comme Dans L’Esprit malin du capitalisme fausses. D’où les crises systémiques (Desclée de Brouwer), Gomez ana- à répétition qui jalonnent la vie du lyse la portée d’une telle loi qui monde occidental, révélant par-là oriente, vers les marchés financiers une fragilité intrinsèque au capita- cotés en bourse, l’épargne collectée lisme spéculatif qui repose sur une par les fonds de pension américains. promesse de croissance perpétuelle En effet, jusqu’en 1974, les salariés et condamne ses acteurs à y croire. américains – qui cotisent dans le cadre d’un système de retraite par Enfin, par la masse de capitaux drai- capitalisation – alimentent un fonds nés, la capitalisation boursière des de pension qui est investi, au cours fonds de pension a engendré des de leur carrière, dans l’entreprise concentrations économiques consi- dans laquelle ils travaillent, avant dérables, l’entreprise bénéficiant de donner lieu, au moment de leur d’une importante valorisation pou- retraite, au versement d’une pension. vant dès lors racheter ses concurrents En 1974, l’administration améri- et prétendre au quasi-monopole caine permet aux caisses de retraite dans son secteur. Rien qu’en France, de diversifier leurs placements, au explique Pierre-Yves Gomez, ce nom du principe bien connu qui veut sont 287 grandes entreprises qui qu’on ne mette pas tous ses œufs dans produisent à elles seules le tiers du le même panier. Dès lors, l’épargne PIB, sur un total de 4,5 millions. Aux des salariés est massivement drainée États-Unis, c’est l’origine des masto- vers les entreprises cotées en bourse dont on attend un ren- dontes que sont devenus les GAFAM qui pénètrent tous les dement plus important et par effet de ricochet, le système se marchés et sont les premiers bénéficiaires des politiques de répand dans tout l’Occident. libre-échange. Cette capitalisation boursière des fonds de pen- À la fin, il n’y a plus aucune corrélation des titres bour- sion comporte des conséquences majeures : siers avec la richesse effectivement créée et ce n’est pas d’abord, elle déconnecte l’actionnariat de la vie réelle des l’amour du travail bien fait ni le désir d’excellence qui entreprises. Les actionnaires ne sont plus les entrepreneurs est l’étalon de la valeur. Ce capitalisme est donc devenu ou les salariés de l’entreprise, ce sont des fonds qui ne s’in- fou au point de perdre complètement pied avec le réel. téressent qu’aux profits de l’entreprise dans le but de servir ◆ Benoît Dumoulin à leurs clients les rendements les plus attractifs. Dès lors, il devient difficile de raisonner dans une perspective de long terme : si un investissement n’a pas d’horizon de rentabilité L’ESPRIT MALIN DU CAPITALISME dans le court terme mais est indispensable au développe- Pierre-Yves Gomez ment de l’entreprise, il est à craindre que les investisseurs Desclée de Brouwer 300 p. – 17,90 € Gallimard L’Incorrect n°27 janvier 2020 23 É poque

Nous autres, post-modernes L’ Par Nicolas Pinet 24 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Politique

Pascal Gannat Pour la droite maximale Pour contrebalancer la force d’inertie des grands partis déliquescents, les initiatives de rassemblement se multiplient à droite. La dernière en date est orchestrée par l’élu régional, ex-RN, Pascal Gannat, depuis les Pays de la Loire et vers toute la France.

Dans votre région, vous avez créé avec pour vaincre la gauche, un « Vivre ensemble » à quatre autres élus anciens du RN, un droite. Nous participerons aux prochaines dépar- groupe indépendant nommé « Alliance tementales et régionales dans cet esprit d’union pour les Pays de la Loire » qui a vocation des droites. à fédérer tous ceux qui se reconnaissent dans la droite, quelles que soient D’une manière générale, l’union leurs étiquettes partisanes. Avez-vous des droites bute sur les structures vocation à dupliquer ces structures partisanes, notamment le front dans d’autres régions ou bien dans des républicain initié par Jacques Chirac communes, à l’occasion des prochaines et maintenu encore aujourd’hui élections municipales ? À terme, est-ce comme doctrine au sein des LR. La un collectif que vous comptez constituer récente exclusion d’Érik Tegnér, qui dans la France entière ? n’était pourtant même pas candidat à Plusieurs centaines d’élus et cadres ayant quitté le des élections locales, en est la preuve RN, et d’autres, DLF, le CNIP, le PCD, le SIEL vivante. Dans ces conditions, comment font le constat de l’impasse politique de la désu- pensez-vous pouvoir infléchir le nion aux seconds tours. J’avais participé au lance- discours et les pratiques des appareils ? Misez-vous avant tout sur les petites ment de l’Appel d’Angers pour l’union des droites, communes où les élus ne sont pas qui a été considéré avec méfiance et mépris par les encartés ? deux grands partis, qui ont combattu cette exi - gence des électeurs contre les partis. Le RN croit Les appareils sont devenus des machines à pro- trouver un second souffle à gauche et LR ont duire des mandats et des salaires au profit de clans, décidé de servir de force d’appoint à LREM, ayant reposant sur des réseaux et lobbys. Ce sont les renoncé à la droite. Cette identité de vue nous électeurs qui feront fléchir et vaciller les appareils. conduit logiquement à créer la « Coordina- LR prépare son basculement vers LREM, et tion des élus nationaux » qui va débuter laissera vacant un espace électoral qu’a son existence avec 2020, regroupant des également abandonné le RN : cela élus de la France entière. Pour les muni- prépare de futures recompositions cipales, étant partisans de l’Union des autour d’une droite que je nomme droites, nous soutenons ceux des candi- « maximale », comme on le dit de dats issus du RN ou non, voire proches la dose d’un médicament nécessaire d’autres partis qui animent ou parti- à la guérison. La maladie étant l’élec- cipent à des listes locales d’union, que ce toralisme fondé uniquement sur de soit au Mans ou à Cogolin, par exemple. la com’. Et des éléments de langage, Notre but n’est pas de de créer un sans principe, sans filiation, parti, ni de combattre le RN, sans analyse des réalités ou d’autres, mais de faire de la société française, et finalement sans ana- vivre la nécessité de l’union D.R. L’Incorrect n°27 janvier 2020 25 Politique

lyse de ce qu’est réellement la société française. Lassés des martingales électorales, les Français Françoise Martres de droite attendent une espérance : la politique ce sont des idées avant d’être des voix. Si nous condamnée en appel leur parlons un langage de vérité, ils l’entendront, comme une liberté retrouvée, celle d’être pleine- Françoise Martres (photo), ex-présidente du Syndicat ment eux-mêmes. Dans les petites communes, de la magistrature, à l’origine du « mur des cons », a été de nombreuses personnes de droite participent condamnée en appel, le 19 décembre pour injure à des initiatives : le ciment de l’union ce sont des publique envers un père de victime – en l’occurrence le général Schmitt – le convictions ancrées. RN et Robert Ménard. En janvier dernier, le tribunal correctionnel avait relaxé Françoise Martres, « Qui croire : Bruno Bilde pour des raisons de forme, du le Héninois s’abstenant chef d’injures publiques à l’encontre d’hommes poli- de voter à l’AN contre la tiques et ne l’avait condam- née que vis-à-vis du général PMA sans père, ou Jérôme Schmitt, le père d’Anne-Lor- raine qui s’était retrouvé Rivière issu du MPF de sur le « mur des cons » du fait de son combat contre le Philippe de Villiers ? » laxisme judiciaire. C’est contre cette condamnation que Fran- Pascal Gannat çoise Martres a fait appel. Mal lui en a pris car la cour d’appel a prononcé une condamnation pour injures publiques au bénéfice de Vous avez été récemment exclu du RN tous les requérants : le RN et Robert Ménard ont obtenu dont vous avez dénoncé la gauchisation. un euro symbolique de dommages et intérêts et 1 000 € Pensez-vous avoir été victime de vos au titre des frais de justice ; quant au général Schmitt, il positions conservatrices, notamment s’est vu confirmer la peine infligée à l’encontre de Fran- concernant la famille ? Votre exclusion çoise Martres en première instance : 5 000 € de dom- n’est-elle pas un signal inquiétant pour mages et intérêts et 10 000 € au titre des frais de justice. ceux qui veulent allier conservatisme et Enfin, au plan pénal, Françoise Martres n’écope que de 500 € d’amende avec sursis, peine symbolique certes populisme ? mais qui a le mérite d’exister. Toutefois, devant la gravité En m’excluant avec un reproche d’« homopho- des faits, c’est la dissolution du syndicat de la magistra- bie » non explicité, pour avoir critiqué le député ture qu’il aurait fallu prononcer. ◆ B.D. Chenu et avoir retweeté trop souvent Agnès Cerighelli, la bête noire du lobby LGBT, Marine m’indiquait ainsi la voie à suivre : rompre avec le politiquement et sociétalement correct, et le cla- nisme dans lequel elle a enfermé le RN, et je l’en Un pas de plus vers la remercie. Très sincèrement. Dès ma nomination reconnaissance de la GPA comme tête de liste aux régionales en Pays de Loire, j’ai été l’objet d’attaques et de reproches Les magistrats ont bien décidé de quand j’ai préconisé la fin des subventions régio- faire passer la GPA par la petite nales au Planning dit « familial », par antiphrase. porte alors même que sa pratique Aujourd’hui le RN affirme que la natalité est reste toujours interdite sur le ter- nécessaire à la solidarité intergénérationnelle des ritoire français et que les agences retraites par répartition. Qui croire : Bruno Bilde qui mettent en relation parents d’intention et mère porteuse le Héninois s’abstenant de voter à l’AN contre la écopent théoriquement d’un an PMA sans père, ou Jérôme Rivière issu du MPF de d’emprisonnement et de 15 000 € Philippe de Villiers ? Il faudra trancher. Le popu- d’amende. Le 18 décembre, la lisme de gauche contient une contradiction, que Cour de Cassation a validé l’en- les Gilets jaunes ont exprimée : on ne peut repré- tière transcription à l’état-civil senter les libertés et le souverainisme du peuple en de la filiation des enfants nés à défendant l’étatisme et son intrusion idéologique l’étranger d’une GPA réalisée par un couple d’hommes. Alors que dans tout l’espace du corps social. La droite doit jusqu’à présent, la filiation ne pouvait être établie qu’à l’égard du rebâtir une politique économique des libertés, seul père biologique. Les magistrats ont fait pour la GPA ce qu’ils une politique sociale fondée sur la famille et son avaient déjà fait pour la PMA en octobre dernier quand ils avaient autorisé l’établissement de la filiation à l’égard de la « mère d’in- patrimoine et une politique culturelle qui ne soit tention » qui a réalisé, avec la mère biologique de l’enfant, une pas qu’identitaire, mais qui passe par les commu- PMA à l’étranger. Ce sont donc à chaque fois des digues qui sautent nautés naturelles de base, de la famille aux com- et un pouvoir de transformer le réel que s’arrogent unilatéralement munes, de la nation aux enracinements. ◆ Propos les juges, afin de nous mettre devant le fait accompli, au détriment

D.R. / Dragos Gontariu – Unsplash / Dragos D.R. recueillis par Benoît Dumoulin de la loi naturelle mais aussi de la souveraineté nationale. ◆ B.D. 26 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Média

Pourquoi sommes-nous si médiocres « Tout le monde déteste la police », éructent les gauchistes. « Tout le monde déteste les journalistes », répondent les Français, pour lesquels il n’y en a pas un pour sauver l’autre. Les bobards et partis pris propagés par les médias mainstream jettent l’opprobre sur la totalité des médias et sur tous ceux qui les font. On se calme.

onne nouvelle pour l’ensemble des Réjouissant pour le présent et le proche avenir du journalistes : la défiance des Français progressisme, et en particulier de ses organes de à l’égard des médias ne s’accentuera propagande médiatiques, mais néanmoins problé- plus. La preuve mathématique en a été matique dans la mesure où le discrédit s’étend à apportée le 19 décembre par l’insti- l’ensemble des médias, quels qu’ils soient, et où b tut Viavoice dans une enquête sur les il s’est propagé à toute la profession. Faire publi- « nouvelles fractures françaises ». À la question quement état de sa qualité de journaliste expose « De manière générale, faites-vous tout à fait illico à des regards suspicieux et à des remarques confiance, plutôt confiance, plus pas confiance pour le moins désobligeantes. Pour commencer. ou pas du tout confiance aux médias », le total Parce qu’après, on ne sait jamais comment ça va des Français leur faisant « tout à fait confiance » tourner. Entre le journaliste et le chevreuil, il n’y s’élève à… 0 % ! Même pas zéro virgule quelque a plus qu’une différence : on ne peut chasser le chose, comme en recueillerait n’importe quel can- second que cinq mois et demi dans l’année, et seu- didat asselinesque du seul fait d’avoir fait impri- lement entre 8 h 30 et 17 h 30, tandis que pour le mer des bulletins de vote à son nom, non, nada, premier, c’est 365 jours sur 365 – et même 366 en queue de chie, le pied de nez à l’impossibilité 2020 –, 24 heures sur 24. Sous les acclamations du scientifiquement démontrée : le zéro absolu était populo et de ses représentants, toutes tendances atteignable, la preuve, les médias l’ont fait. politiques confondues, avec mention particulière pour les populistes, de Mélenchon à Le Pen. À bas Même les députés et les partis politiques peuvent les journalistes, sus aux « journaleux », à mort les encore compter sur 1 % de gens pour croire a « journalopes » ! priori à ce qu’ils disent, et les banques miser sur la confiance de 2 % de la population. Pour « les Pour une droite moins sectaire que médias » en général, plus personne. S’ils n’ont pas la gauche tous fermé boutique, L’Incorrect inclus, c’est qu’il Les maux des médias dominants (la traduction se trouve encore 23 % de Français pour cocher la de « mainstream »), nombreux, justifient certes case « plutôt confiance ». Avec méfiance donc amplement le courroux de ce qu’il leur reste et avec parcimonie. Ce chiffre pourrait apporter comme téléspectateurs, auditeurs et lecteurs, mais quelque réconfort s’il ne situait encore une fois ce ne sont ni ceux de tous les médias, ni ceux de les médias en antépénultième position, seule- toute la profession, n’en déplaise à tous ceux qui ment suivis par les députés (17 %) et par les partis se croient journalistes – et meilleurs journalistes (7 %), mais devancés par les syndicats (27 %), les que les journalistes – parce qu’ils disposent d’un grandes entreprises (35 %), les banques (37 %) et téléphone qui leur permet de filmer, n’en déplaise même la justice (46 %) ! aussi à ceux qui, à droite, ne relèvent que ce qui les hérisse : Claude Askolovitch (ou Jean-Michel Feu à volonté sur les journalistes Apathie, faites votre choix) ne pontifierait à l’an- Un quart de siècle après la mort du billettiste du tenne qu’une fois dans l’année qu’ils s’en offus- Figaro, les médias ont donné raison à André Fros- queraient ! Si la droite veut des médias de droite, sard : « Le rêve des esprits avancés est de partir de qu’elle les crée ! Et que, déjà, elle lise, écoute, zéro. Quand ils ne le peuvent pas, ils y retournent ». regarde ceux qui existent ! Et même les autres. L’Incorrect n°27 janvier 2020 27 Dossier Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect 28 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier

Au Royaume-Uni, où le fait de ne pas payer la redevance est considéré comme un crime pas- sible d’une amende de plus d’un millier d’euros, le Premier ministre Boris Johnson, furieux du « manque d’objectivité » de la BBC, menace de faire requalifier ce manquement en simple délit, avec, pour conséquence, des amendes moins élevées, donc un manque à gagner pour la BBC estimé à plus de 230 millions d’euros. Selon The Guardian, en 2018, 130 000 personnes ont été poursuivies pour s’être soustraites à cette obliga- tion et ce sont déjà 6 % des foyers qui refusent de l’acquitter. « Si la droite française avait un minimum de courage et d’honneur, a commenté le journaliste du Figaro Le problème, le vrai problème, c’est Ivan Rioufol, elle aurait depuis longtemps protes- le service public, pris au sens large, té contre les partis pris idéologiques de journalistes, forcément progressistes et diversitaires, qui se croient c’est-à-dire en y englobant l’Agence dépositaires d’une morale officielle. Hormis quelques rares exceptions, la devise de l’audiovisuel public France Presse, le principal vecteur français pourrait être : “Que nul n’entre ici s’il n’est de la mésinformation qui sévit de gauche”. » Oui mais voilà : la droite française a peur. De partout tout. Et particulièrement des médias. De ne plus y être invité et d’en être la cible. Alors qu’il serait de son devoir, et de son honneur, de refuser, par exemple, de mettre les pieds à France Inter et de laisser ses supposés journalistes, en fait des édito- rialistes, dans le meilleur des cas, ou des militants Ceux sans étiquette politique définie ou marqués politiques, pour la plupart de ceux qu’on entend à gauche. Quoi ? Oui, même ceux-là, ou alors c’est dans la Matinale, dans l’entre-soi du ricanement se comporter comme un homme de gauche pour dérisoire. Au lieu de cela ils se justifient, mettent qui rien de ce qui est produit (pardon pour le un genou à terre avant même d’être entrés dans vilain mot) par le camp d’en face ne mérite qu’on le studio. s’y attarde. « La réalité ne pardonne pas qu’on la Deux exemples entre cent (ou mille). La meilleure méprise » chronique judiciaire de toute la presse française Si « les médias » n’ont plus aucune crédibilité, est due à Dominique Simonnot. Elle s’appelle c’est que les médias officiels, et ceux auxquels ils « Coups de barre ». On la trouve chaque semaine donnent de la visibilité à l’exclusion de tous ceux dans Le Canard enchaîné. Les chroniques de qui ont une pensée qu’il faut bien qualifier de dis- Fabrice Nicolino sur le thème de l’écologie sont sidente, se sont enfermés dans une posture idéo- ce qui se fait de mieux dans le genre. Elles sont, et logique aux antipodes du journalisme. Ils jugent, c’est leur titre, « une bouffée d’oxygène ». On les alors qu’ils devraient exposer. La base du journa- trouve chaque semaine dans Charlie Hebdo, heb- lisme, c’est le réel. Son observation, sa restitution, domadaire qui ne se limite pas aux caricatures et sa contextualisation avant que de livrer, éventuel- publie quantité d’enquêtes très poussées. Et sinon, lement, ses commentaires. À force de l’oublier, en LCI, c’est une chaîne de gauche ? Et CNews aussi ? travestissant ou en occultant les faits pour faire entrer la réalité dans une grille de lecture prééta- Qui osera dire merde à France Inter ? blie, « les médias » se sont décrédibilisés. Puis Le problème, le vrai problème, c’est le service discrédités. Ils se sont tellement égarés qu’ils se public, pris au sens large, c’est-à-dire en y englo- sont perdus. Or, comme l’écrivait Mikhail Boul- bant l’Agence France Presse, le principal vecteur gakov, « les faits sont la chose la plus obstinée du de la mésinformation qui sévit partout. Ceux qui monde ». Quel que soit le poids de la novlangue vivent des plus de trois milliards d’euros – oui, sous laquelle on s’efforce de les dissimuler, ils quand même… – que leur procure la redevance finissent toujours par s’imposer. (France Télévisions, Radio France, Arte) et se croient autorisés à ostraciser une partie de ceux Joris-Karl Huysmans l’avait écrit : « La réalité ne qui les font vivre. Et l’AFP qui, elle, dispose de pardonne pas qu’on la méprise ; elle se venge en effon- plus 300 millions d’euros annuels votés par le Par- drant le rêve, en le piétinant, en le jetant en loques

lement. dans un tas de boue ! » ◆ Bruno Larebière Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 29 Dossier

Beigbeder contre Inter Round 2 Un an après son départ de France Inter, Frédéric Beigebder fusille les humoristes maison dans son nouveau roman. Une satire bâclée, sympathique et clairvoyante.

n novembre 2018, Frédéric Beigbeder entre les deux Frances, l’élitaire et la périphérique. se faisait éjecter de France Inter après France Inter, rebaptisée France Publique, est le une chronique devenue culte, où il média des élites, satisfaites, arrogantes, condescen- poussait sa tendance à la fumisterie dantes. « Pour dire les choses clairement : la nouvelle jusqu’au sabotage. C’était nul et très guerre civile oppose les Français qui n’écoutent pas drôle ; le simple fait qu’il sait parvenu à France Publique à ceux qui écoutent France Publique. e contrarier les tauliers de la Matinale et Les auditeurs de la station leader en France se sentent la direction de la station justifiait que cette démons- supérieurs aux autres citoyens. Ils parlent une langue tration de je-m’en-foutisme ait été financée avec plus élégante, sans accent méridional, ni intonations nos impôts. Cet incident finalement sympathique parigotes. Leurs bouches sont minces et leur élocution – à l’image du personnage – lui inspire un nouveau pointue. Ils ont des raisonnements intelligents, des réfé- roman où il remet en selle son alter ego Octave rences érudites, des solutions de quatre syllabes à tous Parango (après 99 francs et Au secours pardon). les problèmes. Ils ont souvent la sécurité d’un emploi Telle la chronique qui lui sert de prétexte, ce roman public et détestent les conducteurs de camion ». C’est est nul et très drôle. Nul car foutraque, facile, envoyé, si bien qu’on pardonne à l’auteur l’inté- bâclé, plein de choses vieillies lues mille fois sous rêt très relatif du reste du livre, inégal, erratique, la plume de l’auteur, de dialogues idiots, de scènes quoique finalement pas déplaisant. La séquence de fête inutiles, de sexe triste, etc. Très drôle, parce nostalgie de la dernière partie, où Beigebder/ qu’il règle ses comptes avec ses ex-collègues d’In- Parango soupire après ses vingt ans passés dans les ter : Nathan Dechardonne, alias Nicolas Demorand boîtes de nuit, est recuite et touchante ; on dirait la (« J’ai connu un congélateur Blaupunkt qui déga- jérémiade d’un adolescent inconsolable et ridé, qui geait davantage d’empathie »), et surtout la bande voudrait n’avoir pas vieilli. Beigbeder n’ignore pas des humoristes maison, tous médiocres, méchants qu’un adulte qui court après sa jeunesse est gro- et militants. Il en tire une sorte de mini-essai sur tesque, mais c’est plus fort que lui. Et puis quoi ! le rôle social des humoristes dominants, assez C’est quand même mieux que de se prendre au proche du propos de Jonathan Coe dans son article sérieux comme un humoriste de France Publique. sur les méfaits de la satire politique. « Le sarcasme ◆ Jérôme Malbert des humoristes, écrit Beigbeder/Parango, est géné- ralement présenté comme la réponse indispensable à l’arrogance des puissants, mais ne perdons pas de vue L’HOMME QUI PLEURE DE RIRE qu’il est aussi la vengeance des impuissants ». Vu que Frédéric Beigbeder le roman se déroule au début de la crise des Gilets Grasset

France Inter France jaunes, il en profite pour évoquer aussi la coupure 320 p. – 20,90 € 30 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier

avantage fiscal forcément indu (un abattement de 7 650 euros sur Une absence de son revenu net pour cause de frais professionnels), dont les Gilets jaunes réclamaient la suppression. Or la réalité est bien différente. Si certains journalistes gagnent bien, très bien, très très bien leur pognon de dingue vie, cette catégorie ne représente qu’une infime minorité de la profession : des directeurs de rédaction, des rédacteurs en chef, Si l’argent est le nerf de la guerre, les médias des éditorialistes (ceux dont la seule signature est supposée faire français, quels qu’ils soient, ne sont pas près vendre). Ceux-là ne révèlent pas leurs émoluments, tant ils pour- de remporter celle de l’information. Ils n’ont raient être jugés indécents. même pas de quoi offrir une solde convenable L’immense majorité des journalistes ne révèle pas non plus ce qu’elle gagne mais pour une autre raison : elle en a honte. En aux hommes de troupe ! La dégénérescence et trois décennies, la profession s’est paupérisée et précarisée à un la vacuité des médias sont aussi dues à cela. point inimaginable. Si les jeunes journalistes tout frais émoulus des écoles de journalisme sont si nombreux dans les rédactions, ce n’est pas parce qu’ils ont plus de talent que leurs aînés, c’est Des budgets insuffisants tout simplement parce qu’ils coûtent moins cher. Ils ont tout à On peut s’indigner que les principaux médias français appar- apprendre, mais, comme ils ont tout à prouver et veulent se faire tiennent à une poignée de financiers, comme Patrick Drahi BFM( , une place au soleil, ils sont aussi taillables et corvéables à merci. Et RMC, Libération, L’Express, etc.), on peut aussi regretter qu’ils puis il y a les pigistes, ceux qui sont payés à la collaboration ponc- n’appartiennent pas à des personnes plus fortunées encore, car tuelle, de plus en plus nombreux. Pourquoi embaucher quand on ce n’est pas pour autant qu’ils disposent des moyens financiers peut commander un papier à machin, qui fera ça d’autant plus vite nécessaires à l’exercice de la mission qu’ils se sont assignés : nous que justement, il est fauché comme les blés ? Dans la presse écrite, informer. Durant la crise des Gilets jaunes, comme durant le mou- on paye au « feuillet » : 1 500 signes, espaces comprises. Croyez-le vement social contre la réforme des retraites, il a été reproché, à si vous voulez, mais le prix du feuillet a été divisé par deux, par- juste titre, aux chaînes d’information en continu (BFM, CNews et fois par trois, depuis les années 1980 ! Les barèmes établis entre LCI) de n’avoir d’yeux que pour ce qui se déroulait à Paris. Sur les syndicats d’employeurs et de journalistes fixent bien des mini- les trois chaînes, les mêmes images, ne reflétant absolument pas la mums mais qui s’en soucie ? réalité des contestations. Avec, en décembre, les mêmes prises de Le résultat est le même que celui décrit par un expert psycho- vues : des images fixes depuis la place de la République et la place logue de l’affaire d’Outreau auquel il fut reproché, lors du procès, de la Nation, des commentaires totalement décalés avec ce qu’on voyait à l’écran pour occuper l’antenne, et ça ira bien comme ça. d’avoir bâclé son rapport : « Quand on est payé au tarif d’une femme de ménage, on fait des analyses de femme de ménage ». La baisse a Ça va bien… surtout quand on ne peut pas faire autrement. Car la même été plus importante encore si l’on considère le mode de quête de spectaculaire n’est qu’un des aspects règlement. Le pigiste n’est plus que rarement de cette pratique. Pour s’en tenir àLCI , qui payé comme tel, c’est-à-dire avec une feuille de paye incluant la part des congés payés, celle n’est pas la pire des chaînes d’info, elle a beau e appartenir au groupe TF1, son budget (séparé) « Quand on est du 13 mois s’il a collaboré plus de trois mois, ne lui permet pas de dépêcher des journalistes payé au tarif d’une etc. Trop cher ! « Vous êtes autoentrepre- reporters d’image (JRI) aux quatre coins de la neur, naturellement ? » Naturellement… De France. Le « business plan » ne le prévoit pas. femme de ménage, toute façon, c’est ça ou on trouvera quelqu’un Elle n’a ni les moyens financiers, ni les moyens d’autre. humains et techniques de le faire. Et les cor- on fait des analyses respondants « en régions » de TF1 ? Ce sont de femme de Alors le journaliste-pigiste-autoentrepreneur ceux de TF1 justement, et il faut un événe- dégringole la copie. Vite fait mal fait, mais ment autrement grave, comme un « camion ménage » quelle importance ? Bonne ou pas bonne, de fou » sur la promenade des Anglais, pour toute façon, il faut payer le loyer. Sans bénéfi- qu’ils soient appelés à la rescousse. cier de l’abattement fiscal : pour les autoentre- preneurs, ça ne marche pas. Pourtant, tous Le budget de LCI, c’est pour payer l’équipe (réduite), acquérir les ses frais professionnels, c’est pour sa pomme. Vous ne croyez pas images qui coûtent moins cher à acheter qu’à réaliser, rémunérer qu’on va lui payer son ordinateur, au pigiste ? Et pourquoi pas ses une partie des intervenants en plateau, ceux qui viennent de façon frais de déplacement tant que vous y êtes ? récurrente délivrer leurs savantes analyses aux quelques centaines de milliers de personnes qui les regardent, les autres étant seule- Toujours plus de productivité ment défrayés du coût du taxi. Le schéma est le même sur les autres Avant internet, le journaliste de presse écrite pensait, ce benêt, chaînes d’info. qu’il était payé pour s’informer et écrire pour informer ses lecteurs. Internet lui a dessillé les yeux. Internet lui a fait prendre conscience Comment diffuser de l’information en continu dans ces condi- que ce n’est plus du tout ce qu’on attend de lui. Désormais, il doit tions ? On fait semblant. Quelques gros titres font la journée, en « produire du contenu ». En flux tendu. Pour le site du journal et espérant qu’un événement survienne qui fera la journée suivante. pour le journal lui-même, qu’on n’appelle plus journal mais « le Qu’on fera commenter par une palette d’invités ravis de passer à la print ». Ça donne moins envie d’aller traîner à l’imprimerie de la télé, et qui, pour la plupart, n’en savent pas plus que vous et moi, rue du Croissant qui, de toute façon, n’existe plus. mais tel est le principe : il faut alimenter l’antenne. Dis autrement, il faut meubler. Comme la pub du fabricant Gautier avant la météo. Parfois, les deux rédactions sont séparées, souvent pas. Alors on écrit court, pour que ça supporte la lecture en ligne, et vite, parce La paupérisation de la profession qu’il ne faudrait pas qu’on soit les seuls à ne pas être dans le coup C’est l’un des maux les moins connus et pourtant, il explique bien du « contenu » qui figure déjà sur les sites concurrents. « Non des approximations. Le journaliste est réputé vivre d’autant plus mais tu fais quoi ? On s’est encore fait griller ! » « Ben, je véri- confortablement de sa plume qu’il bénéficie, ce privilégié, d’un fie… » « On fera ça plus tard ! Rédige, on publie tout de suite ! » L’Incorrect n°27 janvier 2020 31 Dossier

Alors on recopie le copain, qui a lui-même s’imprégner des gens et des atmosphères, recopié le concurrent, qui a lui-même puisé d’étudier les dossiers, et, luxe suprême, de la totalité de ses informations dans une réfléchir avant de rédiger ? Une poignée. dépêche de l’AFP en changeant trois virgu- les, ce qui lui a permis de mettre en haut de Pendant que l’aristocratie de la profes- l’article : « Machin/Avec AFP ». sion s’informe, la plèbe, elle, produit du contenu. Qu’on lira d’abord, tout de suite, Combien de journalistes ont encore le et qui s’inscrira dans les esprits. Et bonne temps et les moyens de s’attabler longue- chance à ceux qui, ayant eu du temps pour ment avec un interlocuteur, sachant que les explorer le sujet, viendront, deux ou trois confidences n’arriveront pas avant le des- semaines plus tard, expliquer aux lecteurs sert, quand ce ne sera pas avec le deuxième que ce qu’on leur avait raconté jusque-là café, d’aller vérifier sur place quand il s’est était légèrement erroné… En fait, faux de passé quelque chose en dehors de Paris, de A à Z. ◆ B.L.

La France sous la menace de la censure Derrière le nom barbare de « Sleeping Giants », des activistes essaient de museler la liberté d’expression en faisant pression sur les annonceurs. Une tyrannie reposant sur la lâcheté d’entreprises traumatisées à l’idée de vendre des publicités à des médias mal-pensants.

vec ce texte, la France sera, à ma connaissance, le premier pays la tête de Steve Bannon et de son média Breitbart, les « Sleeping du monde à avoir une définition aussi extensive de la discri- Giants » ont débarqué en France et se font un malin plaisir à atta- a mination dans ses lois pénales ». Le garde des Sceaux René quer les annonceurs qui disposent de publicités sur des médias Pleven pouvait parader ce 7 juin 1972. La loi portant son « incitant à la haine », c’est-à-dire notamment Boulevard Voltaire, nom est votée. L’incitation à la haine par des propos ou des écrits Valeurs actuelles mais également CNews. Se fondant principalement tenus en public est une infraction pénale à dater de ce jour. Le but, sur la loi Pleven mais également sur leurs propres jugements, ils har- louable, est sans doute devenu un pavé sur le chemin de l’enfer, cèlent les annonceurs sur les réseaux sociaux afin qu’ils retirent leurs incrusté parmi les bonnes intentions. publicités de tel ou tel site. Beaucoup ne s’y sont pas trompés. Ainsi, Éric Branca, à l’époque Initiative d’activistes sans doute. Mais le gouvernement s’en est directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles, avait dénoncé en 2010 mêlé. Avec la loi Avia notamment, censée lutter contre la haine sur « le flou juridique de la notion de provocation et Internet. Ainsi, le Sénat a voté un amendement les pièges de la recherche de l’intention coupable ». dans la nuit du 16 décembre obligeant les entre- Plus tard en 2013, les très libéraux Aurélien Le Sénat a voté un prises à publier la liste des sites sur lesquels Portuese et Gaspard Koenig estiment que le amendement dans la apparaissent leurs réclames. Une obligation qui législateur en utilisant la notion de « provoca- nuit du 16 décembre condamnerait celui qui refuserait de s’y sous- tion à la haine » (sentiment, qui n’est pas un traire à une amende de 30 000 €. acte et n’a pas obligatoirement d’effets exté- obligeant les entreprises rieurs visibles), décide de sanctionner par le à publier la liste des Un amendement voté qui a reçu le soutien de droit pénal « des faits plus ou moins inconsistants sites sur lesquels Cédric O, secrétaire d’État au Numérique : et indémontrables » ce qui constitue un recul apparaissent leurs « Aujourd’hui il y a moyen via les régies, pour ces par rapport à la notion d’« incitation à la vio- grands annonceurs, de savoir sur quels sites leurs lence », qui est visible et extérieure. À peu près réclames publicités sont diffusées, et donc ils doivent diffuser à la même période, Éric Zemmour s’inquiétait la liste, ce qui les oblige en fait à s’intéresser à la d’une loi qui ne « dénonce plus les faits mais les chose. Ou si eux ne s’intéressent pas à la chose, je intentions ». suis certain que certaines organisations se pencheront sur le sujet et les alerteront, ce qui en fait assèche une partie du financement des Autrement dit – mais qui l’ignore aujourd’hui ? – personne ne sau- sites extrêmes ou que nous souhaitons ici voir disparaître ». rait définir clairement la notion d’incitation à la haine. Critiquer l’is- lam est un acte de haine envers les musulmans, critiquer le mariage Qui sont ces organisations pour le secrétaire d’État ? Les « Sleep- pour tous est un acte de haine envers les homosexuels, critiquer le ing Giants ». Militants qui agissent ici comme les auxiliaires d’un goût désagréable du pain de campagne de ma boulangère est un acte exécutif visiblement aux abois. Quelle République, quelle nation se de haine envers ma boulangère (et les pains de campagne). sent tellement faible qu’elle en vient à censurer le débat d’idées ? Une démocratie qui judiciarise à ce point les échanges se contredit Harcèlement toute seule et acte tout simplement la fin de nos libertés de déba- C’est dans ce joyeux contexte d’autocensure et de judiciarisation des ttre, de s’engueuler, d’avoir peut-être parfois un mot de trop, mais idées qu’interviennent les militants connus sous le nom de « Sleep- comptant sur l’intelligence du public pour faire lui-même le tri. À ing Giants ». Déployés aux États-Unis pour chercher des poux dans moins que l’intelligence de ces derniers ait disparu en une généra-

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect tion. Mais à qui la faute ? À Voltaire ? ◆ Marc Defay 32 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier Chantal Delsol « Certaines opinions sont considérées comme des délits » La dérision systématique dont abusent les médias aujourd’hui est un moyen de délégitimer les croyances religieuses au profit du seul sacré que reconnaissent les sociétés contemporaines : l’individu et l’écologie. C’est en leur nom que les médias mettent en place des lois restrictives en vue d’imposer une pensée conforme, estime Chantal Delsol.

Dans La Haine du monde, vous dites contemporains : ce serait à mon sens un excès et que l’Occident est traversé par un même une faute de goût. Le totalitarisme, c’est totalitarisme mou qui s’efforce un régime qui envoie chercher à l’heure du laitier d’annihiler les consciences en obtenant des innocents condamnés pour toujours et sans par la dérision systématique ce que défense aucune. Ce serait une injure à Soljenit- les totalitarismes historiques avaient syne et au père Popieluszko, de nous conférer ce obtenu par la terreur. À quoi faites-vous nom. référence exactement et quel peut être le rôle des médias comme vecteur de ce On a tout de même l’impression qu’il y a totalitarisme par la dérision ? des domaines où la dérision n’est pas de Je crois que le moment contemporain tente de mise et où le second degré vous expose réaliser cela même qui était le but du commu- à l’opprobre social. Y a-t-il des vérités nisme : une société matérialiste débarrassée de sacrées dans le monde laïc d’aujourd’hui toute visée spirituelle et tout occupée de son seul et des délits – implicites – de blasphème bien-être (je ne parle même pas du bonheur mais qui vous condamnent à la mort sociale ? du bien-être) grâce à un État providence et à un Où fixer les limites de la bienséance et prêt-à-penser. Les sociétés communistes ont tenté de l’outrance ? Faut-il donner la parole à de réaliser ce projet par la terreur et n’y sont pas tout le monde ? parvenues. Les sociétés occidentales contempo- Bien sûr : la dérision n’est pas un état, mais un raines visent ces mêmes buts (ce qui démontre moyen, une arme – on l’utilise contre ses adver- que ce sont des buts non spécifiquement commu- saires, c’est tout. On l’utilise contre les religions, nistes, mais simplement modernes), et ne voulant contre les dominations en général, contre tout ou ne pouvant plus avoir recours à la terreur, elles ce qui est censé opprimer l’individu et sa volon- utilisent la dérision. C’est beaucoup plus efficace. té souveraine. Si on utilise la dérision c’est juste- Si vous emprisonnez les fidèles d’une religion ment pour occire ou au moins désamorcer ce qui et leurs prêtres, si vous fermez brutalement les est considéré comme nocif – et donc pour proté- églises, les gens diront la messe dans leurs caves au ger ce qui est considéré comme sacré. Bien sûr, il péril de leur vie (j’en connais qui l’ont fait, en Rou- y a du sacré dans les sociétés contemporaines ; il manie), et l’esprit religieux se transmettra comme est de deux sortes : l’individu et sa volonté souve- une magnifique fleur sauvage, toujours menacée raine, et la nature. Il est hors de question d’user et toujours plus belle. C’est pourquoi aujourd’hui, de dérision pour moquer la volonté de l’indivi- après 70 ans de communisme, Poutine est obligé, du ou le respect de la nature, ce seraient des délits faute de perdre toute crédibilité, d’honorer la reli- qui vous condamnent comme vous le dites à la gion orthodoxe. Tandis que si, laissant les églises mort sociale. Ce qui est intéressant ici, c’est que ouvertes vous ne cessez de ricaner sur la religion ces deux référents sacrés sont pratiquement exclu- et de ridiculiser leurs adeptes, les rabaissant sifs l’un de l’autre. La nature sacrée met en cause au rang de crétins sous-développés, alors la volonté individuelle de l’individu sacré, parce vous allez les détruire avec une facili- qu’elle l’oblige, parce qu’elle le prive de ses aises té formidable. Car la persécution gran- et de ses conforts. C’est le paradoxe du moment dit les victimes, tandis que le ridicule contemporain : la sacralisation de l’individu (son les tue froidement. Cela dit, je préfère vouloir, ses envies, sa santé), c’est le triomphe ne pas employer le terme « totalita- de l’individualisme ; la sacralisation de la nature,

risme » pour les régimes occidentaux c’est du holisme (comme suprématie du tout sur la D.R. L’Incorrect n°27 janvier 2020 33 Dossier

partie), qui évidemment récuse l’individualisme. La sacralisation de la nature raconte un resurgis- sement du holisme dans des sociétés individua- listes, qui avaient cru se débarrasser du holisme, c’est-à-dire de la contrainte communautaire, pour toujours. Cela signifie probablement qu’une fois les religions traditionnelles effacées, l’individua- lisme ne suffit pas à donner sens à la vie : l’écolo- gie représente la religion qui surgit pour emplir ce vide. Elle est une forme d’immanentisme très cou- rant en Asie, une forme de panthéisme. La PQR fait de

« La persécution grandit la résistance les victimes, tandis que le ridicule les tue C’est une réalité que l’homme nomade et connecté du XXIe siècle ne connaît pas : il froidement » est encore des Français qui lisent chaque Chantal Delsol matin un journal papier. Leur journal. Pour y trouver ce qui les intéresse : ce qui s’est passé près de chez eux. La presse quotidienne régionale, avec tous ses défauts, fait de la résistance. Près de cinq ans après les attentats contre Charlie Hebdo, la liberté d’expression a beaucoup régressé en France sous l’effet de plusieurs lois usque dans les années 1990, chaque jour que Dieu restrictives (sur la haine en ligne, sur les faisait en ce beau pays de France commençait par « fake news », etc.). Comment expliquez- le même rituel : la lecture du journal avec le café du vous ce paradoxe ? matin. Et pas n’importe quel journal, « le » journal, j celui précédé de l’article défini, comme s’il n’en exis- Nous sommes encore très loin des restrictions de l’époque marxisante, où l’on était traité de nazi si tait qu’un seul. On lisait Ouest-France de Nantes à Rennes, on osait critiquer Staline… Comme fake news, on La Montagne en Auvergne, La Provence, Le Méridional ou La nous a raconté longtemps que Katyn avait été le Marseillaise, selon sa couleur politique, dans les Bouches- du-Rhône, des Pyrénées à l’Angoumois, fait des nazis, ou bien que L’Archipel du goulag avait Sud-Ouest La Voix à Lille ou Hénin-Beaumont, etc. été écrit par la CIA. Aujourd’hui l’opposition est du Nord possible, et le fait même que L’Incorrect existe en De « son » journal, on ne lisait pas tout. Un coup d’œil est une preuve. Évidemment, les lois restrictives rapide sur la page France, un autre un peu plus appuyé sur dont vous parlez existent bien, en vue d’imposer la la page départementale et une lecture attentive de la page pensée conforme. Certaines opinions ne sont plus locale, pour savoir pourquoi la sirène des pompiers avait considérées comme des opinions mais comme des retenti le jour d’avant. Et ce qui comptait vraiment, c’était délits. Cela signifie que dans toute société, même le carnet du jour, surtout les avis d’obsèques (« le pauvre, tolérante voire relativiste, existe un contrôle il n’était pas bien vieux »), et les résultats du foot ou du social. Il y a cinquante ans le contrôle social proté- rugby, selon les tropismes régionaux. Pas ceux du PSG ou geait les principes chrétiens de la même manière. du RC Toulon, non, ceux du club local. De quoi alimenter Aujourd’hui il est interdit de dire que l’on désap- les conversations de la journée au boulot. prouve l’IVG ou l’homosexualité, mais dans les années 60, il était interdit de dire qu’on les approu- Bref, la presse quotidienne régionale, la PQR comme disent vait. Je ne pense pas que nous soyons – je veux dire ceux qui en parlent de loin et ne la lisent pas, était le média notre courant – particulièrement victimes d’inter- le plus lu et le plus influent. Ce n’est que le soir, devant le diction de penser. Nous sommes à présent du côté 20 heures, que l’homme des années 1990 s’intéressait à des opposants, c’est tout. Lorsque nous étions du autre chose qu’aux actualités de sa commune. bon côté, nous jugions cela si naturel que nous ne le savions même pas. Je crois surtout que nous Plutôt Sud-Ouest que le Figaro Vox avons à prendre un peu de hauteur. ◆ Propos Un quart de siècle et une révolution numérique plus tard, la

Blanche Sanlehenne pour L’Incorrect recueillis par Benoît Dumoulin « presse infranationale », selon l’expression d’une thésarde 34 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier Soit plus de 10 % de la population qui achète « le » journal. Donc sans doute un bon 30 % qui le lit – et le reste qui en entend forcément parler – en comptant les conjoints et les exemplaires qui passent de main en main dans les bistrots : tous en mettent un exemplaire (parfois deux !) à la disposition de leurs clients

en quête d’inspiration, est loin d’avoir disparu. Certes, des titres ont sombré ; certes, la concentration sur fond de répar- tition du territoire s’est accentuée ; certes, internet a permis l’éclosion, relative, de médias un peu plus dynamiques ambi- tionnant de briser les monopoles, mais cette survivance du vieux monde, du très vieux monde même, se porte mieux que la presse quotidienne dite nationale. Quand Le Figaro vend moins de 200 000 exemplaires de son « tirage print » (l’édition papier), Le Monde moins de 150 000 et Libération moins de 50 000 (ventes aux compa- aussi, ainsi qu’auprès des autres médias dits « nationaux », gnies aériennes incluses), Ouest-France demeure le premier ceux qui prétendent « faire l’opinion ». Là, hormis quand quotidien français par sa diffusion avec autour de 660 000 c’est Jean-Pierre Pernaut qui est aux commandes, ce sont exemplaires vendus chaque jour dans seulement quatorze eux qui donnent le ton. Et procurent ainsi une audience départements. Si le chiffre est en baisse, le quotidien touche inespérée à des « infos » qui, autrement, n’intéresseraient quand même plus de deux millions de lecteurs chaque jour ! personne. Car, ricane le chargé de communication d’une Deuxième sur le podium, Sud-Ouest peut se targuer de mairie du Grand Ouest, « quand il y a un papier mauvais ou vendre plus de 200 000 exemplaires quotidiens. Un édito ou inexact sur mon élu dans Le Monde, personne ne nous en parle, une interview dans Ouest-France ou dans Sud-Ouest, ça pèse sauf si c’est repris par la télé ou par RTL. En revanche, quand autrement plus qu’une tribune sur le Figaro Vox ! c’est dans Ouest-France, on a des retours immédiats, et là, il faut tout de suite monter au créneau, c’est l’alerte rouge ». Pour autant, comme l’ensemble de la presse écrite, la presse quotidienne régionale voit ses ventes s’éroder. Internet, les Des tempêtes dans un verre d’eau ? Il y a certes un peu réseaux sociaux et les chaînes d’infos en continu sont passés ça, tant sont rares les scandales véritables sortis par la par là. Et la « mobilité ». « Quand tu déménages tous les PQR. Les carnets de notes de ses journalistes sont pleins deux ans, tu ne t’abonnes pas », nous résume un journaliste d’« affaires » qui ne sortiront jamais, ou alors un jour, dans qui a fait toute sa carrière dans la PQR et pour qui « il n’y la presse nationale, le palmipède du mercredi par exemple, a plus guère que les commerçants et les élus pour attacher une s’il devient nécessaire de rappeler les règles élémentaires de importance à ce qui est écrit dans le journal ». Le constat est la politesse à un élu local qui se comporte en roitelet. Les sévère et partiellement exact. journalistes de la PQR veulent bien être gentils, surtout si leur aptitude à taire ce qu’ils savent a pour contrepartie des Trois mots dans la PQR et t’es mort pages de publicité achetées par le Conseil départemental ou Dans les villes de moins de 30 000 habitants et plus encore le Conseil régional, mais ils détestent qu’on les prenne de dans les zones rurales, le taux de pénétration de la presse haut ou qu’on leur dise ce qu’ils doivent écrire. Et ils ont locale est encore tout à fait exceptionnel. Martine, qui assure une aptitude inégalée à mesurer l’impact des coups de règles le portage nocturne de Sud-Ouest dans une commune de qu’ils peuvent porter dans leurs colonnes : trois mots dans 4 000 habitants, en témoigne : « Rien qu’à moi seule, je dis- un compte rendu de Conseil municipal peuvent suffire à tribue 200 exemplaires. La Maison de la presse en vend 120. plomber le maire pour des mois. Ajoutez à cela plusieurs dizaines d’abonnés par voie postale, les ventes à Leclerc, à Intermarché et dans divers autres petits Des parents divorcés, c’est coup double ! points de vente, et ce sont au moins 500 exemplaires qui sont Mais le quotidien de la PQR n’est pas là : il est dans la proxi- écoulés tous les jours ». Soit plus de 10 % de la population qui mité et la réactivité. Avec l’appareil photo toujours à portée achète « le » journal. Donc sans doute un bon 30 % qui le de main. Essentielle, la photo ! Car quand quelqu’un est en lit – et le reste qui en entend forcément parler – en comptant photo dans le journal, il l’achète ! Et sa famille aussi. L’équipe les conjoints et les exemplaires qui passent de main en main de rugby au grand complet, les réservistes inclus, c’est le dans les bistrots : tous en mettent un exemplaire (parfois jackpot, et infiniment plus intéressant que deux malheureux deux !) à la disposition de leurs clients. joueurs de tennis, quelle que soit l’importance de la com- pétition. Une photo de classe primaire, c’est autant d’exem- Où Le Monde peut-il se flatter d’avoir une telle influence ? À plaires vendus qu’il y a de parents et de grands-parents. « Et

la fac de Jussieu ? Hélas pas seulement : dans les ministères quand les parents sont divorcés, ajoute avec cynisme un vieux Blanche Sanlehenne pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 35

JE TE TIENS, TU ME TIENS… Jacques Bompard et La Provence Midi libre

à Orange, Robert Ménard et à Béziers, Gilles Bourdouleix Dossier et Ouest-France à Cholet, Xavier Bertrand et Le Courrier picard à Saint-Quentin… On pourrait multiplier les exemples : les relations entre les élus locaux et la presse locale sont loin d’être un long fleuve tran- quotidienne, l’enjeu est essentiel : sans ses localiers, quille. Pourtant, les premiers ont besoin des seconds, tout autant que les elle perdrait tout son intérêt. seconds ont besoin des premiers. Mépris de classe à tous les étages Pour une rédaction locale, se mettre à dos le maire d’une commune, La tâche du localier est d’autant plus ingrate qu’il c’est se priver d’une grande part d’information. Travaux, compte rendu est prié de faire remonter, et fissa, ce qui fera vendre du conseil municipal, programme des animations, etc. : autant d’informa- – qu’on publiera d’ailleurs (ou pas) si on a la place tions indispensables à la satisfaction du lecteur, donc aux ventes. « On –, mais qu’il lui est interdit de jouer dans la cour des arrive toujours à avoir les infos, en passant par d’autres canaux, mais c’est grands. Les élections municipales, par exemple, ne très compliqué de travailler sans la mairie », nous confirmait un journa- sont pas pour lui. Là, c’est le journaliste politique liste choletais après avoir été « blacklisté » par l’équipe municipale. départemental qui prend le relais. En en informant (ou pas) le localier. Lequel découvrira, à la lecture L’inverse est tout aussi vrai. Certes, le maire a toujours son journal muni- du journal, le traitement réservé à chacune des têtes cipal, mais le poids acquis par Le Journal de Béziers est une exception de liste en présence. Il est généralement sans sur- et rien ne remplace le quotidien local. Pour un maire, celui-ci est le prin- prise : la plus belle part au représentant du parti au cipal relais de son action. Se fâcher avec le localier ou avec la rédaction pouvoir sur le plan national, une part raisonnable départementale, c’est se couper d’un nombre certain de lecteurs, qui – et faussement objective – pour le maire sortant sont aussi des électeurs. « Mon quotidien avec la presse, c’est sourires et si ce n’est pas le même, et des clopinettes pour les engueulades… », nous explique un chargé de communication municipal. autres. Avec des modulations liées aux rapports de « L’idée, c’est de mettre la pression à l’agence locale pour qu’elle couvre force départementaux : la PQR est toujours du côté le mieux possible l’action municipale ». Est-ce que ça fonctionne ? « Pas du manche. réellement, mais ça fait partie du jeu ». À force, ça a fini par se voir, et l’érosion des ventes En 2015, Nice Matin en Provence-Alpes-Côte d’Azur ou La Voix du Nord est venue. Les plans sociaux aussi. dans les Hauts-de-France avaient pris position contre Marion Maréchal Le Pen et Marine Le Pen. « Pourquoi une victoire du FN nous inquiète », Début juin, le groupe Ebra (L’Alsace, Le Progrès, avait même titré La Voix du Nord moins d’une semaine avant les élections Le Dauphiné libéré, etc.) a annoncé un plan social régionales. Ni l’une ni l’autre ne l’a emporté. C’est dommage. Il aurait été de 386 postes. Un mois plus tard, Sud-Ouest pro- intéressant de mesurer le poids des convictions de ces deux titres à nonçait la suppression de 132 postes, dont 18 l’aune des budgets de communication des conseils régionaux. ◆ B.S. journalistes. En 2018, Le Progrès avait « incité » à 77 départs, dont 27 dans la rédaction. La même année, 127 départs avaient été annoncés au Dau- phiné… Avant cela, il y avait eu La Voix du Nord, de la vieille de la PQR, c’est encore mieux : un exemplaire pour et avant encore, Nice Matin, etc. En dix ans, selon le papa, un exemplaire pour la maman ! » une enquête de Médiacités, 108 agences de la presse quoti- dienne régionale ont fermé. Pour remplir leurs pages, les quotidiens régionaux s’ap- puient sur toute une armée de correspondants, véritable En conséquence, sur le terrain, on manque de bras et de force de frappe en matière d’information : les localiers. Le plumes. « Mes confrères sont toujours aussi intéressés par localier, c’est celui qui suit l’actualité du patelin, le sport, l’information locale, mais ont de moins en moins de temps à les travaux, les mariages, les commémos au monument y consacrer », regrette un jeune retraité de la PQR. « Nous aux morts, etc. et qui fait remonter texte (court) et photo sommes moins nombreux, pour une zone toujours aussi grande à l’agence la plus proche. S’il est bon, rien ne lui échappe. à couvrir, confirme notre responsable d’agence. Et la direction On en compte plus de 30 000 en France. Autrefois, c’était nous met toujours plus de pression ». Parce que désormais, l’instituteur, parfois même le curé, qui suivait l’actualité de un journaliste doit être polyvalent et toujours plus rapide. la commune. Ce n’est plus le cas : on prend qui on trouve, Pour un article publié dans le « print », il faut également compter un article mis en ligne la veille sur le site du jour- quand on trouve. Sinon on fait avec celui qu’on voudrait nal, avec parfois une vidéo à monter rapidement et une remplacer depuis vingt ans mais comme personne ne veut brève sur le compte Facebook… s’y coller, on continue avec. « On se conforme aux nouveaux médias, regrette un journaliste. « Le recrutement d’un correspondant se fait “au coup de bol”, On est obligés d’être superficiels et même, comme lors des Gilets nous explique le responsable d’une agence d’un grand quo- jaunes, de faire du direct en permanence ». Sans même obte- tidien régional. Il faut des gens ultra disponibles, notamment nir l’estime de ses pairs. Béatrice Houchard, grande plume le week-end, connus dans leur commune et capables d’écrire. de la presse française qui vient de prendre sa retraite, ayant Le tout en étant mal payés ». Très mal payés : une dizaine achevé sa carrière à L’Opinion, racontait récemment que d’euros l’article, parfois moins… « C’est de plus en plus com- bien des journalistes de la presse parisienne n’ont consenti à pliqué d’en trouver. Même pour les résultats sportifs ! Toutes simplement lui dire bonjour « que lorsque je suis arrivée dans les semaines, on passe des annonces pour en trouver de nou- la presse quotidienne nationale, à 50 ans passés ! » Quand elle veaux », continue notre journaliste, qui ajoute : « Et sou- officiait Laà République du Centre-Ouest, elle n’intéressait vent, il faut reprendre le papier, tant ils ne savent pas écrire ». personne. Personne… hormis des lecteurs en nombre infini- C’est pour cela d’ailleurs que certains titres se contentent de ment plus important qu’elle n’en a eu dans son dernier poste. demander une photo et de contraindre le correspondant à ◆ Blanche Sanlehenne se couler dans un canevas tout préparé. Mais pour la presse 36 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier Ingrid Riocreux « Pourquoi ces gens se sentent-ils obligés de nous dire ce qu’il va se passer ? » L’auteur de La Langue des médias dénonce depuis plusieurs années la palilalie que nous infligent des organes faussement neutres et éclairés, mais réellement tyranniques. Décryptage, preuves à l’appui.

Vous parlez de « marchands de nouvelles » : de formation est une construction de langage : elle naît d’une quoi s’agit-il ? sélection, d’une hiérarchisation et d’une formulation. Ce Des grands médias, ceux que j’appelle aussi les « médias triple processus broie le réel, d’une certaine manière, et nous autorisés », ceux qu’on est autorisé à citer dans une revue de le présente sous un certain angle, nécessairement. J’aime presse, ceux qui sont en concurrence pour l’information du bien citer Michel Legris, qui démissionna du Monde, déçu grand public, et qui ont la particularité de ne jamais se recon- par l’évolution de la profession : « Autrefois, les journalistes naître comme des médias d’opinion. avaient une subjectivité honnête ». Il aurait voulu que l’on entretienne cette subjectivité honnête, au lieu de prétendre À qui pensez-vous ? qu’on pouvait atteindre une certaine forme d’objectivité. Je mets dans cette catégorie aussi bienFrance Info que BFM : On s’est habitué à entendre une des formules toutes faites ce sont des médias qui prétendent donner une information comme : « C’est l’actualité qui commande ». Or, l’actualité neutre, non partisane, en général au kilomètre. Je pense parti- est une construction de discours. C’est ce genre de formule culièrement aux chaînes d’information en continu, face aux- que j’ai voulu démonter. quelles nous sommes particulièrement vulnérables : nous en sommes tous de grands consommateurs, parce que c’est Vous dénoncez des « pulsions totalitaires » chez pratique, séduisant. En même temps, c’est particulièrement les médias. Quelles sont-elles ? dangereux, parce que ce sont des médias qui donnent des Les médias ne sont pas totalitaires de nature. Pourquoi alors informations extrêmement brèves en très grande quantité, ai-je parlé de « pulsions totalitaires » ? Parce que, selon moi, amateurs de formules toutes faites, de mots récurrents sur les- c’est un effet pour ainsi dire naturel du grégarisme de cette pro- quels on ne s’interroge jamais. Ce sont aussi des médias qui fession que j’ai pu constater après la parution de mon premier nous mettent dans une situation de vulnérabilité par la quan- ouvrage (La Langue des médias) : j’ai rencontré beaucoup de tité d’informations qui nous est livrée simultanément. En fait, journalistes, qui me livrant leur propre perception des choses ils copient le modèle américain : un écran divisé en deux avec m’ont tous confirmé cette impression que le journalisme est à droite un expert, à gauche un milieu fermé, alors qu’il les faits en direct, en bas une devrait justement être ouvert autre information. C’est une sur le monde, en perpétuelle accumulation d’informations tension vers ce qui est, vers qui empêche d’utiliser son le réel. Ce n’est absolument esprit critique, et nous laisse pas le cas : au contraire, on dans une posture de récep- assiste à la constitution d’un tion passive particulièrement sociolecte, c’est-à-dire une dangereuse, que les médias manière de parler propre entretiennent eux-mêmes aux journalistes, idéologi- en se défendant de tout par- quement marquée, qui va ti-pris. s’imposer comme grille de lecture du monde. C’est ici Mais le parti-pris qu’on rencontre une dimen- n’est-il pas la norme ? sion totalitaire : ce langage Si. C’est-à-dire que même si homogène va modeler notre le parti-pris n’est pas idéo- propre langage. On utilise les logique, de toute façon l’in- mots qu’on entend. L’Incorrect n°27 janvier 2020 37 H. L'Incorrect se fiche du Monde Dossier

coma » (sic). Le lundi suivant, commentant l’actualité sur BFM, l’éditorialiste Christophe Barbier assurait mordicus que jamais le haut-commissaire aux Retraites, Jean- Paul Delevoye, ne démissionnerait du gouvernement. Moins de deux heures plus tard, Jean-Paul Delevoye annonçait son départ. Et Avec le mouvement des Gilets jaunes ou que dire de cette myriade la contestation de la réforme des retraites, d’experts, qui, le 8 novembre 2016 au soir, est apparu un nouveau type de journaliste : expliquaient doctement que la victoire d’Hillary le « journaliste-citoyen », à l’image de l’ex- Clinton sur Donald Trump était assurée ? Ou Gilet jaune Maxime « Fly Rider » Nicolle, ou encore des éditoriaux de BHL dans Le Point, du militant indigéniste proche de la France affirmant haut et fort que le référendum sur Insoumise Taha Bouhaf, qui, équipés de leur Brexit verrait la défaite des souverainistes ? smartphone, prétendent rapporter la réalité Comment expliquez-vous cette propension à se brute du terrain. Que pensez-vous de cette idée tromper ? que n’importe qui peut informer ? Par le fait qu’ils tiennent un propos prédictif : personne ne Si des gens adoptent ce discours, c’est en réponse à l’impres- leur demande de jouer aux prophètes ! Le point commun sion générale qu’« on nous ment ». Il y a donc un créneau à des exemples que vous m’avez cités est l’action, non pas de occuper, en disant : « Nous, nous montrons les faits tels qu’ils commenter l’actualité, de l’expliquer, mais de prédire l’ave- sont, sans les déformer ». Le problème est qu’on retombe nir, de nous dire ce qu’il va se passer. Résultat : lorsqu’ils se dans le même mensonge : quelqu’un qui filme avec son télé- trompent, cela les discrédite complètement et accentue le phone est dans une subjectivité absolue. C’est la subjectivité discrédit de la profession. Et le problème, c’est la conception de la personne qui oriente son téléphone vers ce qu’elle veut même que l’on se fait du journalisme : pourquoi ces gens se monter, qui sélectionne les faits, qui, lorsqu’il ne se passe sentent-ils obligés de nous dire ce qu’il va se passer ? Cette rien, va éteindre son téléphone d’un seul coup, et va le rallu- prédiction révèle simplement ce que l’on croit, ce que l’on mer quand il se passe quelque chose. Tout cela passe donc à veut. L’élection de Trump, par exemple, n’allait manifeste- travers un jugement personnel, une intentionnalité : choisir ment pas dans le sens de l’histoire. Idem pour le Brexit. Cela de montrer, ou non, tel ou tel fait, vouloir que les spectateurs ne pouvait pas, cela ne devait pas, arriver. C’était moralement en déduisent que tel groupe adopte tel comportement, etc. inenvisageable. Depuis quelques années existent dans certains médias comme Le Monde ou Libération, des « L’actualité est une plateformes de « décodage », chargées de traquer fakes news et infox. La question de leur légitimité construction de discours » se pose : qui « décodera » les « décodeurs » ? Il y a quelque chose de très séduisant là-dedans, et il faut Ingrid Riocreux reconnaitre que les Décodeurs de Libération sont intéres- sants. Il y a une dimension salvatrice dans cette entreprise. Cependant, il ne faut jamais oublier que ces décodeurs ne La posture morale est effectivement très présente sont pas neutres : les décodeurs de Libé sont les décodeurs dans le monde médiatique, comme on a pu de Libé, ils écrivent aussi avec le point de vue de Libé. J’avais le voir récemment avec le lobby anglo-saxon été terrifiée lorsque les décodeurs duMonde avaient lancé des Sleepings Giants qui, en France, incite les une espèce de logiciel dans lequel on rentrait le nom d’un annonceurs à retirer leurs publicités de certains média, et cela disait ensuite s’il était crédible ou pas. Ceci, en médias considérés comme politiquement revanche, est extrêmement dangereux, parce qu’il ne s’agit incorrects. pas de prendre une information et de la vérifier, mais de se C’est le retour, sous une nouvelle forme, totalitaire et totale- permettre de juger de la crédibilité d’un média en général, ment adaptée à notre époque, de l’Inquisition ! On est dans de manière globale, depuis un point de vue qui est totale- une époque de surconsommation, où la publicité envahit nos ment subjectif, puisque c’est le point de vue d’un autre vies, et ces gens ont compris qu’il y avait un biais pour acti- média, d’un concurrent. Il y avait là, à mon sens, un véri- ver une forme nouvelle de censure, avec le levier éternel de la table scandale. censure : la peur. Parce que les entreprises qui cèdent à cette censure cèdent en fait à la peur. On retrouve parfaitement À la veille des élections générales britanniques du 12 décembre, L’Obs sortait un article les mécanismes de censure des États totalitaires, mais adap- élogieux sur le leader travailliste Jeremy tés à notre époque ultralibérale et envahie par la publicité. Corbyn qui aurait « sorti la gauche anglaise du ◆ Propos recueillis par Emmanuel de Gestas 38 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier Pour une Fox News à la française

Certains l’affirment : les « réacs » sont désormais omniprésents sur les plateaux télé, que leur faut-il de plus ? Ainsi de Laurent Joffrin, qui, appuyant son raisonnement sur le faible score aux élections européennes de la liste LR emmenée par François-Xavier Bellamy, estime que « la pensée conservatrice a conquis dans les médias une place disproportionnée par rapport à son impact réel sur la société ». Est-ce si vrai ?

ox News ! Le nom inquiète Ainsi, toute parole jugée dissidente entendu, nul ne le contestera non plus. autant qu’il séduit. La chaîne pourra être aisément et collectivement En revanche, il n’incarne qu’une facette de télévision américaine a recadrée, voire délégitimée. de la pensée de droite contemporaine. beau être accusée des pires À ce titre, en identifiant la droite intel- maux (« outil de désinforma- Cette scénarisation habituelle a pour lectuelle à Éric Zemmour, la gauche F tion », « organe ultra-conser- objectif de justifier ainsi une forme libérale se facilite la tâche ; elle n’a vateur », « machine de propagande »), de pluralisme, en ouvrant la porte à la plus à discréditer qu’une seule parole, elle est, selon les données du Nielsen pensée de droite, tout en mettant en celle d’Éric Zemmour, pour prétendre Media Research, qui fait référence, la évidence son caractère minoritaire sur ensuite avoir déconstruit l’ensemble de chaîne d’information câblée la plus le plateau, laissant ainsi entendre au la pensée de droite. Tout à fait le style regardée des États-Unis, loin devant téléspectateur qu’il en est de même au de supercherie utilisée par Raphaël CNN. En France en revanche, quand sein de la société. Enthoven à la « Convention de la bien même l’intellectuel britannique droite » : il avait recréé de toutes pièces conservateur Douglas Murray affirme Le risque de la reductio un « conservatisme » factice et carica- que dans aucun pays on ne confronte les ad zemmourum tural pour ensuite prétendre en démon- idées comme ici, force est de constater Cnews vient d’ouvrir une brèche. En trer les incohérences. Ou le sophiste qui que celles de droite ne bénéficient pas accordant à Éric Zemmour un « prime joue au philosophe… d’un traitement égal aux autres. time » quotidien, elle a opéré un pre- mier pas assumé en direction d’un Par ailleurs, l’émission Face à l’info Nonobstant le fait que les résultats rééquilibrage. Que sa direction en soit ne montre qu’un aspect de ce qu’une électoraux de LR ne sauraient servir de félicitée. Les scores d’audience n’ont chaîne d’informations a vocation à référentiel pour évaluer le besoin d’une d’ailleurs pas tardé à montrer la per- offrir à son public. QueCnews ait joué parole conservatrice dans les médias, la tinence d’un tel choix et à renvoyer la carte de la notoriété du chroniqueur question demeure : la pensée conser- dans leur coin les Joffrin et Cie. Pre- du Figaro sur un format séduisant de vatrice – ou « réac » – est-elle réelle- mier pas minime cependant, et sur- confrontation des idées afin de s’assurer ment surreprésentée médiatiquement ? tout très fragile. Pourquoi ? Les raisons une réussite immédiate est judicieux. Outre qu’un journaliste « de droite », tiennent principalement à la diversité En revanche, en rester là constituerait un chroniqueur souverainiste ou un de la pensée de droite et au format polé- un aveu d’échec et marquerait l’incom- intellectuel national-conservateur ne mique de l’émission. préhension de ce qu’est la véritable sont pas interchangeables, un point les attente du public : non seulement du rassemble : chacun d’eux sera encadré Qu’Éric Zemmour soit un débatteur débat d’idées, mais des chroniques, du par une série d’invités parfaitement brillant et cultivé, nul n’en disconvien- journalisme, de la réflexion, une cou-

représentatifs de la pensée autorisée. dra. Que son discours mérite d’être verture globale de l’information, c’est- Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 39 Dossier

à-dire une approche économique, sociale, politique et géopolitique de tout ce qui constitue l’actualité. Combien de temps En un mot : ce que produit Fox News, mais, à la française. devrons-nous encore Pour une chaîne de l’enjeu civilisationnel passer par la petite porte Ce terme, à la française, n’est en rien accessoire. Car l’impasse politique dans laquelle nous sommes de gauche pour obtenir engagés tient principalement à cette habitude éli- taire de confier les questions épineuses uniquement un certificat de bonne à l’hémisphère social-libéral du cerveau français. Combien de temps devrons-nous encore passer par conduite intellectuelle et la petite porte de gauche pour obtenir un certificat de bonne conduite intellectuelle et morale ? Il faut morale ? dire que les problématiques propres à la seconde partie du XXe siècle se prêtaient assez bien à ce petit jeu d’équilibriste entre socialisme et libéra- lisme. Les relations de puissance de type écono- mique remplaçant peu à peu, avec la construction tions, héritées de la Renaissance et de l’époque de l’UE, celles de type militaire, et le libéralisme classique, redeviennent source d’inspiration, économique prenant davantage de place au sein de deux sources fécondes de réflexion pour la droite sociétés civiles occidentales en expansion, la pro- intellectuelle, mais deux sources auxquelles le blématique relative aux bonnes proportions entre fameux intellectuel de gauche est, par essence, création de richesse et justice sociale occupait tout incapable de s’abreuver. l’espace médiatique. En ce début de XXIe siècle, la France se réveille Malheureusement, la donne a changé en ce début et réalise qu’il existe des enjeux qui dépassent le de XXIe siècle et les prédictions de Fukuyama ont niveau des prélèvements obligatoires ou les modes sombré : le concept de fin de l’histoire s’est évapo- de financement de la Sécu. Elle réalise que, dans ré ; quant à l’apparition du fameux dernier homme, sa version économique, le libéralisme a ruiné la il semblerait qu’elle se confonde avec la fabrique planète, que, dans sa version politique, il est en du crétin. Le réel donne aujourd’hui raison à train de miner notre socle civilisationnel, et que le Huntington. Que s’est-il passé ? Les démocra- socialisme, sous toutes ses formes, n’y peut rien. La ties libérales se sont heurtées à de nouvelles solution ? Les partis politiques ne l’ont pas. Il faut menaces dont les principales sont : la résurgence la penser. Et pour cela, il faut offrir aux Français islamique, l’exode africain et l’hyper-capitalisme du matériau intellectuel et politique, engager un asiatique. Ces menaces ont mis en évidence l’im- dialogue, organiser des débats, analyser l’actuali- portance de la problématique culturelle au sein té. D’où la nécessité de développer sur la TNT un des sociétés civiles occidentales et ont placé sur canal d’expression dédié, « intellectuellement de le devant de la scène l’enjeu civilisationnel, un droite », comme cela se fait dans la presse écrite, enjeu que les technocrates libéraux et les épigo- afin que ce dialogue salutaire avec la nation puisse nes de Karl Marx avaient tout fait pour enterrer. voir le jour. N’y aurait-il personne qui ait l’audace Conséquence : la civilitas, les mœurs, les tradi- de tenter cette carte ? ◆ Frédéric Saint Clair

UN LÈCHE-BOTTES PEUT EN CACHER UN AUTRE. Rien ne Du coup, lui qui ne jurait que par la chaîne fondée par l’homme va plus entre Fox News et Donald Trump. Depuis quelques mois, la d’affaires américano-australien Rupert Murdoch s’est ammouraché chaîne de télévision qui avait grandement contribué à son élection d’OANN (One America News Network), créée en 2013 par Robert à la présidence des États-Unis est victime de ses tweets assassins. Herring, un milliardaire lui aussi. Encore plus conservatrice que Fox Ainsi de celui du 7 août dernier : « Regarder les fake news de CNN, News, OANN, dont l’audience n’est pas mesurée, est portée aux c’est finalement mieux que regarder Shepard Smith, le show aux nues par Trump (« Merci pour la gentille façon dont vous nous trai- plus basses audiences de Fox News. Maintenant, dès que c’est pos- tez. […] C’est très beau ce que vous faites »), sans que l’on sache sible, je mets OANN ! » encore s’il veut la voir supplanter Fox News ou s’il essaye seule- La cause du courroux de Trump : les tentatives de Fox News de ment de ramener cette dernière dans le droit chemin qui mène à ne pas apparaître comme étant la chaîne officielle de l’ère trum- sa réélection. pienne. Au cas où le vent tourne ? La chaîne a ouvert son antenne à des candidats démocrates à l’investiture pour la présidentielle de Sinon, avec tout le pognon qu’il a, il n’a qu’à créer sa chaîne rien 2020, et, surtout, elle a fait réaliser et diffusé des sondages indi- qu’à lui. Le matin : le Président Trump a dit. L’après-midi : le Pré- quant que Donald Trump serait battu par certains démocrates ! sident Trump a fait. Le soir : le récap de la journée. Et toute la nuit, Pour le locataire de la Maison Blanche, un crime de lèse-majesté. en boucle, les tweets du Président Trump. ◆ B.S. 40 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier Le journaliste de droite est-il journaliste ? Dans le cercle étroit et fermé des médias, être journaliste de droite est une étrangeté qui fait peser sur qui est affublé de ce qualificatif, un soupçon permanent en déficit de légitimité.Alors que l’inverse confine à la norme.

a Droite forte veut des quotas de journalistes soucoupes en découvrant que Le Figaro n’est pas de de droite sur les télés et les radios publiques. droite. Néanmoins, cette phrase révèle l’autre versant Chiche ! Lesquels ? » Ironiquement, du miroir : quelle chance auriez-vous d’entendre ce Mathias Destal a mis le doigt sur le pro- genre d’assertion : « On a tous un pote de droite qui blème. Et pourtant, le journaliste de Mari- bosse chez Libé ». La réponse est simple : jamais. l anne ne pouvait pas savoir, ce 13 juillet 2013, que la question méritait vraiment d’être posée. Dérapages À la base, notre confrère ironisait sur la charge menée En réalité, le terme journaliste de droite est un par les fondateurs de la Droite Forte, Guillaume Pel- mot-valise qui englobe tout membre de la profession tier et Geoffroy Didier, (ne riez pas, à l’époque ils qui ne serait pas progressiste, bien-pensant et mon- étaient vraiment de droite…) qui s’étaient insurgés dialiste. Vous êtes journaliste de droite ? Vous êtes contre l’absence de pluralité des opinions et de la sur une corde raide entre le journaliste et l’ordure. diversité de l’information. Si vous étiez de gauche, on vous nommerait intellec- tuel, mais comme vous êtes de droite, vous êtes un Le fait est que le vocable « journaliste de droite » est polémiste sujet aux dérapages provoqués par ceux entré dans le champ lexical de la presse et des réseaux qui sont le verglas pour paraphraser le regretté Phi- sociaux. Et, finalement, on a un vrai problème avec lippe Muray. cette expression. Il y aurait donc les journalistes et les journalistes de droite. Et là, se pose la question : Notez bien que l’expression est journaliste de droite est-ce qu’un journaliste est forcément de gauche au et non journaliste à droite. Car nul besoin d’être à point qu’il n’y ait nul besoin de le préciser ? Et un droite pour être un journaliste de droite. Il suffit sim- journaliste de droite, un sous-journaliste, un confrère plement, à un moment donné, ne pas être d’accord entaché du sceau de l’infamie ? Comme si son large avec la doxa ambiante. Vous verrez, ça ne dure qu’une front était estampillé de ces mots : « Méfiez-vous, ce seconde et ça vous colle aux basques aussi sûrement journaliste est de droite, il sera donc subjectif voire qu’un costume sur le dos de François Fillon. Deman- partial ». dez à Pascal Praud, malheureux parangon de CNews qui, ayant eu le malheur d’inviter de temps à autre En me promenant sur un groupe Facebook dédié aux Gabrielle Cluzel, Élisabeth Lévy ou Charlotte d’Or- pigistes et journalistes, j’ai lu cette phrase : « On a nellas est accusé de « foxisation » (dérivé de Fox tous un pote de gauche qui bosse au Figaro ». C’est News, la très républicaine chaîne américaine). La Rédac' de L'Inco pas faux comme dirait l’autre et ce n’est pas à L’In- est-elle de droite ? G correct qu’on ouvrira des yeux larges comme des Et ils sont de plus en plus nombreux ces journalistes de droite. Invoqués comme quotas afin de maintenir l’illusion de la pluralité (comme une concession faite à cette masse « archipélisée » que d’aucuns nom- ment encore le peuple), les journalistes de droite sont une denrée rare à manier avec précaution. Invi- tés pour plaire et surtout pour complaire aux journa- listes dans leur rôle de garant de la pluralité, ils savent que tout peut s’arrêter. Mais toujours en minorité et toujours perdus entre six ou sept chroniqueurs de l’autre bord… Et gare au moindre débordement, ils feront partie des dégâts collatéraux. Ainsi, à la suite de la « Convention de la droite » et au déferlement de critiques, la « direction de LCI » a déclaré au Parisien qu’elle s’apprêtait à « revoir ses castings d’in- tervenants et se passera de ceux issus de publications comme L’Incorrect ou Boulevard Voltaire proches de l’extrême droite ». On appréciera la nuance, les déra- pages entendus dans le cadre de cette Convention ayant été proférés par Éric Zemmour et en périphérie par Yves Thréard. Or, ils sont tous les deux salariés du Figaro. Mais ce sont L’Incorrect et Boulevard Voltaire

qui payent. Allez savoir pourquoi… ◆ M.D. Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 41 Dossier

vité, comme le démontre le philosophe Alasdair Macintyre. Car les faits, oui, mais lesquels ? La nature en compte une quantité infinie. Et ensuite, com- ment les hiérarchiser et les mettre en rapport ? Selon cette décision – car cela en est une – une narration radicale- ment différente va s’installer dans l’es- prit du lecteur. Vous voulez démontrer que le chômage baisse ? Choisissez vos chiffres : médiane, moyenne, troisième interquartile, catégorie A, B, C, pour- centage, fraction ? Le factualisme a la particularité d’être subjectif sans s’en rendre compte et il est incarné par tous les Clément Viktorovitch de ce monde. Les faits, oui, Faites sortir l’expert ! Cette erreur d’analyse explique en partie l’hystérie médiatique sur la mais lesquels ? question des fausses nouvelles. Certes, il existe dans certains cas des erreurs factuelles, comme se tromper sur « L’information, habituellement perçue comme la précondition une date. Mais à bien des égards, la du débat, est en réalité sa conséquence ». C’est par cette séquence que l’on nous a infligée sur les fake news doit être perçue comme phrase que Christopher Lasch souligne le virage un attentat à l’encontre du « plura- technocratique qu’a pris la perception de la démocratie dans lisme interprétatif » si cher à l’es- les sphères médiatiques, où « l’objectivité » scientifique sayiste québécois Mathieu Bock-Côté. En effet, ceux qui accusent à tort et à devait remplacer le débat. L’échec était prévisible. travers les autres d’avoir objectivement tort ne font bien souvent qu’attester leurs propres penchants. Nietzsche ans La Révolte des élites là où en réalité c’est précisément le leur dirait que les prétentions à l’objec- et la trahison de la démo- débat, virulent et franc, qui suscite tivité ne font que révéler une volonté cratie, Lasch signale une l’envie de s’informer. Les médias, à d’imposer par la force sa propre subjec- corrélation forte entre la l’image du gouvernement, ont voulu tivité. Aujourd’hui les fake news, hier le « professionnalisation » devenir plus neutres que neutres, marxisme « scientifique ». d de la presse états-unienne objectifs, « experts », indépendants. et la baisse de la participation Exemple : une météorite per- civique en Amérique. D’une par- cute la terre ; le fait est objectif. ticipation d’environ 80 % dans Ceux qui accusent à tort et Mais dès lors que les quelques les années 1830-1900, le chiffre témoins racontent la scène à va s’effondrer à 65 % en 1904, à travers les autres d’avoir leurs proches, le fait objectif puis à 59 % en 1912. Il se trouve, objectivement tort ne font devient raconté, et donc se pare note Lasch, que c’est au tournant de mots différents : l’un insiste du siècle dernier que la presse a bien souvent qu’attester leurs plus sur le son de l’impact, renié son aspect « férocement propres penchants l’autre préfère décrire l’image. partisan » : un nouvel idéal d’ob- La subjectivité fait donc son jectivité et de neutralité scienti- grand retour triomphal. Cela ne fique s’est imposé, permettant de veut pas dire pour autant que donner aux publicités nichées entre les Pour le technocrate (des deux côtés nous sommes condamnés à un subjec- colonnes une aura plus respectable. du micro), les sujets sont souvent tivisme complet. C’est justement dans bien trop complexes pour être soumis la confrontation des subjectivités assu- « Je suis objectif, je ne parle au débat public. En d’autres termes, mées (et non de fausses neutralités) que des faits ! » réduisez les débats aux faits, les faits à qu’une vue d’ensemble commence à Cette vision sera étayée par les écrits la science, et ainsi vous remplacerez le se dessiner. La vérité pour nous mor- de Walter Lippmann, l’inventeur de débat – et donc la vox populi – par des tels naît (parfois) d’en bas ou elle n’est l’expression « la fabrique du consen- scientifiques. pas. La voie vers l’universel passe par tement », qui voyait le débat comme le particulier, une fois de plus. Ce la conséquence (regrettable) d’un Cette vision, en séparant faits et opi- n’est pas moi qui le dis, c’est un fait.

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect manque d’informations scientifiques, nions, confond factualisme et objecti- ◆ Pierre Valentin 42 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Le Bobaroscope Dossier 2013. La fausse agression homophobe de 2010. La Manif pour tous. Un couple d’homosexuels, L’ophtalmo : « la Wilfred et Olivier, est violemment agressé affirme à Paris n’est raciste qu’en 2013. Alors même qu’on ne connaît pas imagination. « Dégage d’ici, je en avril ne reçois pas les sales arabes encore l’identité des coupables, RTL qu’aurait dit un ophtalmologiste! » C’est d’Aix- ce contestation du mariage homo semble créer un climat en-Provence à Mohamed et sa fille venus en très tendu autour dePascale la communauté Clark en rajoute,homosexuelle invitant ».- consultation. Sauf que tout a été inventé par la Sur France Inter, prétendue victime qui s’est épanchée dans les la victime à faire le lien avec La Manif pour tous. Il médias, conduisant une journaliste de Rue 89 s’agissait en fait de Taieb, Abdelmalik et Kidé iden à révéler l’identité de l’ophtalmologiste sans tifiés quelques mois◆ plus tard et bien connus des vérifier au préalable les faits. Résultat services de police. un ophtalmo harcelé qui porte plainte: et obtiendra, cinq ans plus tard, la condamnation de Mohamed pour dénonciation de faits imaginaires. ◆ 2017. Theo Luhaka n’a pas été violé par la matraque d’un policier. à des policiers effectuant un contrôleAlors qu’il d’identité s’interpose à Aulnay- face sous-Bois en février le bâton télescopique2017, d’un Theo policier affirme qui aurait avoir baissé été violé son par pantalon. Les images de la caméra de vidéo-surveillance rendues publiques en 2018 contredisent la version de Theo, ce qui n’empêche pas, à l’époque, le président Hollande de se rendre à son chevet et de la honte Libération . ◆ d’évoquer La matraque

2018. Poutine : un homme, un tigre. France 2 consacre un sujet de son- JT aux vacances des chefs d’État étran gers et affirme, photochasse à l’appui, au tigre enque, pour Poutine, c’est « Sibérie et plongée dans les eaux glacées 2018. Yann Moix voit des CRS qui gazent et tabassent les ». Seul problème : la photo migrants à Calais. Sur le plateau d’On n’est pas couché, Yann du lac Baïkal - : il possède des images de ces exactionsles policières.forces de date de 2008 et montre Poutine partici Moix est formel per à une expédition dans le cadre d’un Se croyant Émile Zola, il accuse dans Libération - programme national de protection des l’ordre. Invité à apporter les preuves de ses dires, Moix produit des tigres de Sibérie. Tout l’inverse d’une images qui ne montrent rien de tout cela. Il avoue ensuite piteu ◆ sement au préfet du Pas-de-Calais qu’il avait tenu des propos chasse. « outranciers ». ◆

10e ANNIVERSAIRE DES BOBARDS D’OR. Cela fait maintenant dix ans que Jean-Yves Le Gallou organise chaque année la cérémonie des bobards d’or, destinée à récompenser ironique- ment les journalistes s’étant le mieux illustrés par la diffusion de fausses informations. L’occasion, pour lui, de rassembler dans un ouvrage dix années de bobards médiatiques et de passer au crible les motivations – très souvent idéologiques – des journalistes qui s’en sont rendus coupables. Ces bobardiers – selon le néologisme que Léon Daudet avait inventé en qualifiant ainsi les artisans de la SDN – se retrouvent dans tous les supports médiatiques : de la presse écrite au web, en passant par les chaînes d’informations en continu – qui, par leur flot incessant d’informations, colportent de nombreux mensonges – et, bien sûr, l’inénarrable AFP qui continue, malgré ses multiples bobards, d’être crue par le public au point de constituer une source incontestable de légitimité médiatique. Bien sûr, les bobards ne sont pas tous de fausses informations factuelles même si l’auteur en cite, notamment l’annonce, par l’AFP, de la mort de Martin Bouygues en 2015 (on pourrait également citer, plus proche de nous, la fausse arrestation du Dupont de Ligonnès en octobre 2019). Mais, il s’agit là d’erreurs humaines souvent dues à un manque du profession- nalisme ou à la culture du buzz. Autrement plus sournois est le choix de traiter ou de taire une L’ALBUM DES BOBARDS, information ou bien de l’interpréter dans le sens que l’on souhaite en s’affranchissant de toute 10 ANS DE FAKE NEWS honnêteté intellectuelle. Et, à en croire Le Gallou, c’est sur la question de l’immigration que pros- DES MÉDIAS pèrent le plus ce genre de fausses nouvelles, comme si l’on cherchait à cacher une réalité qui Jean-Yves Le Gallou et dérange – l’immigration de masse – ou bien à la présenter comme pacifique et sans influence sur l’association Polemia le cours de notre vie publique. C’est bien en cela que l’on peut parler de désinformation. ◆ B.D. Via Romana ◆ 180 p. – 24 € L’Incorrect n°27 janvier 2020 43 Dossier Mathieu Bock-Côté « Une lutte pour le monopole du sens à donner aux événements » C’est à travers l’étude du multiculturalisme et du sentiment de dépossession de soi qu’éprouvent de nombreux Occidentaux dans leur propre pays que le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté en est venu à dénoncer l’emprise qu’exerce, par les médias, le politiquement correct sur nos sociétés. Un travers qu’il estime contraire à l’esprit de la démocratie libérale.

La démocratie libérale est conçue comme un régime où la conversation civique peut librement se déployer dans l’espace public : pourtant, dans ce même régime, on assiste à une confiscation de la parole publique au profit d’un petit groupe de personnes unies par une même idéologie progressiste. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? Peut-être s’agit-il moins d’un paradoxe que d’une fraude intellectuelle. Le régime qui se réclame aujourd’hui de la démocratie libérale est aussi peu démocratique que libéral. Il suffit de consta- ter le mauvais sort réservé à la souveraineté popu- laire comme à la liberté d’expression pour s’en convaincre. À certains égards, on pourrait dire que le progressisme est parvenu à détourner la référence à la démocratie libérale à son avantage quasi-ex- Nicolas Pinet pour L’Incorrect Nicolas clusif au même moment où il la dénature au point de la trahir. Qui célèbre le déploiement du régime diversitaire est présenté comme un démocrate admirable, qui s’y oppose est éti- queté populiste ou réactionnaire, quand il n’est pas simplement extrême droitisé. En d’autres mots, le débat public n’a plus vocation à mettre en scène les aspirations contradictoires mais également légi- times qui traversent nos sociétés : il ne s’agit plus d’un conflit civilisé s’inter- disant de préjuger des résultats de la délibération politique. Il doit plutôt, à la manière d’un exercice pédago- gique, nous conduire toujours plus loin dans le pays enchanté de la diver- sité heureuse. Dès lors, l’idéal d’une libre délibération au cœur de la cité est congédié. Sur les campus améri- cains, par exemple, se multiplient les chartes servant à préciser que la liber- 44 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier

té d’expression ne saurait servir d’aucune manière la tenue de jamais complètement. Le mot et la chose ne se recoupent discours « haineux » – c’est-à-dire, pour le dire simplement, jamais complètement, il y a toujours un écart entre le premier de discours critiquant ouvertement le progressisme. Dans un et la seconde. De même, les événements se présentent rare- même esprit, en France, on en trouve plusieurs pour vouloir ment à nous à la manière d’une matière brute. Ils accèdent à expulser de la vie publique ceux qui marquent leur désaccord l’espace public à travers leur mise en récit. Cela dit, on peut avec l’esprit de l’époque. Contre eux, on pétitionne. On se espérer, ce qui ne me semble pas excessif, un langage média- scandalise de leur existence. Les haineux ne sont pas ceux tique plus honnête ne normalisant pas systématiquement le qu’on croit. vocabulaire militant. La novlangue n’est pas le destin inévi- table du langage. Dans L’Empire du politiquement correct, vous insistez sur l’importance du langage médiatique Aujourd’hui, on assiste à une contestation du comme vecteur du politiquement correct. politiquement correct de la part des populismes Pourriez-vous préciser votre pensée à ce sujet en qui restent nimbés d’opprobre social. Faut-il l’illustrant par des exemples concrets ? Peut- revendiquer ce rôle d’adversaire honni des on imaginer d’ailleurs un discours médiatique médias comme le fait par exemple Trump aux neutre ou est-ce une utopie ? États-Unis ou bien peut-on contribuer à faire Allons-y d’abord avec les exemples, en évoquant les phobies évoluer les critères de respectabilité médiatique ? qui se multiplient. Vous critiquez l’immigration massive ? La révolte contre le politiquement correct est un puissant Vous êtes xénophobe. Vous vous entêtez à croire que la dif- vecteur de mobilisation politique. On ne sous-estimera pas férence sexuelle est insurmontable ? Vous êtes transphobe. l’exaspération du commun des mortels victime de harcè- Vous ne vous enthousiasmez pas pour la construction euro- lement médiatique dans une société soumise à une expé- péenne telle qu’on la connaît ? Vous êtes europhobe. Vous rience d’ingénierie sociale et identitaire sans pareil dans croyez que l’épidémie d’obésité qui frappe la société améri- l’histoire des démocraties. La disqualification morale du sen- caine est inquiétante autant culturellement que du point de timent national en est un bon exemple. La peur de devenir vue de la santé publique ? Vous êtes grossophobe. Et ainsi étranger chez soi est présentée comme un dérèglement de suite. On phobise tous ceux qui résistent à la pro- mental relevant d’une forme de « nativisme » primi- chaine étape du progrès et affichent leur scepticisme tif. La révolte n’est pas toujours hygiénique comme en devant ce qu’on appelle abusivement la « lutte contre témoigne Donald Trump. On ne s’exaspère pas tou- les discriminations ». La banalisation du concept jours avec des gants blancs et un vocabulaire d’extrême droite relève de la même logique. Il choisi et il n’est pas interdit de lui préférer ne sert pas à décrire mais à décrier ceux à qui Boris Johnson. Le populisme nous rappelle on l’accole. On ne parvient à peu près jamais que la querelle autour de la définition de à savoir à quoi il réfère mais on a compris la démocratie lui est consubstantielle. On toutefois sa fonction : il sert à désigner l’in- accuse le populisme de polariser exagéré- fréquentable absolu de la cité, l’ennemi ment la vie démocratique, mais on pour- public contre qui tout est permis. rait répondre qu’il réagit avec vigueur à En d’autres mots, le vocabulaire média- un progressisme cachant de moins en tique ordinaire normalise à grande vitesse moins sa tentation autoritaire et qui fait les concepts mis en l’avant par le régime ce qu’il peut pour neutraliser la souverai- diversitaire pour disqualifier morale- neté populaire. Et ne nous faisons pas ment ses adversaires. Il est souvent dif- d’illusion : même un honnête centriste, ficile de faire la distinction entre un s’il ne se soumet pas intégralement aux reportage et une chronique d’opinion. « Même un honnête exigences du politiquement correct, C’est ce qui explique en bonne partie la centriste, s’il ne se sera diabolisé à son tour et traité de défiance à l’endroit des médias. L’hom- soumet pas intégralement populiste, comme on le voit au Québec me ordinaire sent bien que le grand récit aux exigences du avec François Legault. médiatique distribue à l’avance les rôles politiquement correct, Je me demande de temps en temps si entre les gentils et les méchants, les fré- sera diabolisé à son tour » les conditions mêmes d’une délibé- quentables et les infréquentables, les Mathieu Bock-Côté ration démocratique éclairée ne sont humanistes et les sulfureux. La bataille pas compromises aujourd’hui en Occi- pour la définition du récit médiatique dent. D’ailleurs, dès qu’un journaliste légitime est au cœur de nos sociétés ou un intellectuel défie ouvertement encore plus dominées qu’on ne le croit les codes de la respectabilité média- par les médias de masse. C’est ce qui explique aussi que le tique, il est présenté comme un ennemi public, ou du moins, régime diversitaire cherche à encadrer à sa manière la partie comme une figure inquiétante faisant le jeu des forces de l’espace public qui s’y dérobe – je pense évidemment ici régressives contre lesquelles il faudrait tendre un cordon aux réseaux sociaux. La lutte contre les « fake news », trop sanitaire. Et pourtant, cela ne devrait pas nous décourager, souvent, se réduit à une lutte pour exercer un monopole sur pour autant, de mener un travail intellectuel de fond sous le le sens à donner aux événements. signe de la rigueur et de la bonne foi, sans se confondre avec Vous me demandez si on peut imaginer un discours média- la caricature que nos adversaires font de ceux qui s’entêtent tique neutre. Évidemment pas. Le langage est en lui-même à ne pas voir le monde comme eux. ◆ Propos recueillis

interprétation. Il cherche à traduire le réel mais n’y parvient par Benoît Dumoulin Pinet pour L’Incorrect Nicolas L’Incorrect n°27 janvier 2020 45 Monde

États-Unis Quatre ans de plus ?

omme 2008, 2012 et 2016 avant octogénaire, fait office de candidat de rattrapage elle, l’année 2020 sera rythmée pour les nostalgiques des années Obama. Ses par les péripéties de la campagne positions centristes le rapprochent du milliardaire présidentielle américaine. La Michael Bloomberg, novice politique mais vieille France et l’Europe vivent déjà à figure de l’establishment new-yorkais. Nettement l’heure de Washington, entre le plus à gauche, Elisabeth Warren et Bernie San- feuilleton de l’impeachment en ders cherchent à ramener au bercail démocrate c les minorités et les ouvriers. Si leur candidature direct du Capitole et les tweets du Donald. Quoi de plus normal pour un vassal que d’attendre des était retenue, les probabilités d’une dissidence nouvelles de son maître ? « Nous sommes tous au centre se verraient multipliées. Bref, c’est pour devenus des Gallo-ricains », remarquait avec jus- le moment le scénario rêvé de Donald Trump, tesse Régis Debray. Les primaires démocrates lequel peut allègrement caricaturer un adversaire jusqu’à l’été et puis l’apothéose du 3 novembre : « socialiste » et compter sur la dispersion du vote chacun poussera son candidat. centriste. « Les démocrates-qui-ne-font-rien sont obsédés par une seule chose : nuire au parti républi- Malgré la perpétuelle réédition du combat entre cain et au président […] La bonne nouvelle, c’est l’éléphant rouge républicain contre l’âne bleu que NOUS ALLONS GAGNER ! ! ! ! » s’exclame démocrate, l’Amérique sait toujours conserver le le président sur Twitter. Or, dans cette élection suspens à coups de centaines de millions de dol- compliquée où seuls les grands électeurs des États lars. Cerise sur le gâteau, un candidat indépen- fédérés votent, il s’agit surtout d’arriver en tête dant peut toujours sortir du chapeau et jouer les dans les quelques États-pivots de la Grande plaine arbitres. Donald Trump avait lui même interprété et du sud. Quant aux Hispaniques et aux Noirs, ils ce rôle avant de se rallier à Ross Perot en 1992. Il n’auront pas d’autres motivations que de chasser avait fait tomber le président George H.W. Bush Trump, comme en 2016. C’est à la fois beaucoup à la plus grande joie d’un inconnu de l’Arkansas : et peu car Donald Trump peut faire valoir un très Bill Clinton. bon bilan économique. Et il reste le dernier bou- clier de la vieille Amérique contre les déconstruc- Ce fut d’ailleurs la dernière fois qu’un tivistes des campus et des grandes villes. président sortant n’a pas été réélu à la Maison-Blanche. Méfiance donc mais les Dernier avantage pour Donald Trump, le feuil- challengers démocrates de Donald Trump leton de l’impeachment dont on connaît d’ores ne font pas rêver. Joe Biden, presque et déjà l’issue : le rejet par le Sénat, à majorité républicain. Le piège se referme donc progressi- vement sur le camp démocrate. Prisonniers de candidatures peu attrayantes et clivantes, paraly- sés par leur posture politicienne au Congrès, les démocrates s’enferment dans le référendum

Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée anti-Trump tant espéré par ce der- nier. Une personnalité peut encore émerger au sein du parti démocrate avant le tournant des primaires en Floride le 17 mars. Mais, sans doute que beaucoup d’entre elles préfèrent déjà se préparer pour 2024. Dans quatre ans… ◆ Hadrien Desuin 46 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Monde Monde slave Et si on supprimait l’Ukraine ?

C’est avec cette proposition que des militants pro-russes polonais se sont rendus devant le parlement à Moscou il y a quelques mois. L’objectif ? Proposer à Vladimir Poutine de s’emparer de l’ouest de l’Ukraine, et rattacher à la Pologne une région perdue après la Seconde guerre mondiale : la ville de Lviv et ses environs.

rères Russes, il y a en réalité de nombreux camps, celui de l’Ukraine. La droite nationaliste n’hésite pas à problèmes que nous [Pologne et Russie] pou- poser la question : et si on supprimait l’Ukraine ? vons résoudre ensemble. […] La Russie et la Pologne doivent joindre leurs forces ! » Inu- Il faut savoir que le sujet constitue pour les Polonais une tile d’y connaître grand-chose en histoire affaire de famille : nombre d’entre eux conservent encore f de l’Europe centrale pour savoir que, dans aujourd’hui des liens forts avec ces terres qui durant des la bouche d’un Polonais, ces quelques mots à l’encontre de siècles ont fait partie du Royaume puis de la République de « camarades » russes sonnent comme une véritable hérésie. Pologne. Les populations polonaises sont aujourd’hui l’une Et pourtant ce sont bien des Polonais qui ont prononcé ce des minorités importantes du pays, entre 100 000 et 2 millions discours au mois de juillet dernier devant d’habitants selon les études. Après la la « Douma » (NDLR la Douma est le perte de ces territoires lors de la Seconde parlement russe), pour plaider une action Vladimir Poutine guerre mondiale, une véritable nostal- commune sur le sol ukrainien. La guerre gie s’est développée autour de la ville de du Donbass a-t-elle poussé la Pologne à aurait proposé cinq ans Lviv notamment. Une ancienne capitale enterrer une hache de guerre vieille de plus tôt à Donald Tusk, régionale célébrée encore aujourd’hui en plusieurs siècles ? Pologne dans des dizaines d’ouvrages, de alors Premier ministre chansons, et même de séries télévisées Le fait est que depuis quelques années, polonais de se partager populaires. Dans l’imaginaire collectif, si une part très minoritaire des Polonais l’Ukraine : « À vous l’Ukraine a souvent été perçue comme un cultive une affection pour le « grand territoire sauvage, jadis le fief des redou- frère » russe. À l’extrême droite – par Lviv, à nous l’Est ». tables cosaques, Lviv a toujours symbo- admiration pour Poutine – comme à l’ex- Tusk aurait refusé lisé l’excellence polonaise, notamment trême gauche – par attachement à la mai- par son université – l’une des plus presti- son-mère de la révolution communiste. gieuses dans cette partie de l’Europe. Deux camps aux frontières poreuses : en témoigne le parcours de l’auteur du discours mentionné ci-dessus, Bartosz Bekier, No deal passé d’un bord à l’autre en quelques années. Récemment, il Mais qui dit « attachement » ne dit pas « rattachement ». était encore vice-président d’un petit parti d’extrême gauche, Bien que les occasions se soient déjà présentées : en 2014, déclaré illégal par le gouvernement en 2016. Motif ? Accusa- alors que le conflit ukrainien éclate, le ministre des Affaires tions d’espionnage pour le compte de la Russie. Etrangères polonais, Radosław Sikorski, révèle une informa- tion passée relativement inaperçue. Selon ses dires, Vladimir Le rêve ukrainien Poutine aurait proposé cinq ans plus tôt à Donald Tusk, alors En décembre 2018, un certain nombre de supporters polonais Premier ministre polonais de se partager l’Ukraine : « À vous de Poutine se sont réunis sous la bannière d’un nouveau mou- Lviv, à nous l’Est ». Tusk aurait refusé. vement, la « Confédération », emmenés par l’excentrique Janusz Korwin-Mikke. Aux élections législatives d’octobre Même si l’immense majorité des Polonais rêverait de récupé- dernier, le parti a obtenu près de sept pour cent des voix et rer ces territoires, elle sait qu’au fond une telle conquête n’est onze sièges de députés. Avec un discours ultralibéral et natio- ni réalisable, ni moralement acceptable. Irréalisable, car la dis- naliste, cette petite frange de la population polonaise consti- parition de l’Ukraine amènerait inévitablement à la création tue aujourd’hui « l’autre droite », opposée au PiS (Droit de puissants mouvements indépendantistes anti-polonais et Justice) au pouvoir. Parmi les sujets qui divisent ces deux dans les territoires annexés. Inacceptable, car la Pologne elle- L’Incorrect n°27 janvier 2020 47 Monde

même a souffert d’au moins quatre partages entre le XVIIIe et en Pologne de millions d’Ukrainiens ayant quitté leur pays le XXe siècle, qui constituent un véritable traumatisme dans depuis la guerre dans le Donbass. Le PiS explique qu’au lieu son Histoire. Comment pourrait-elle maintenant faire subir d’accueillir un millier de migrants musulmans, il préfère faire ce sort à son voisin ? L’Ukraine polonaise constitue un inso- entrer sur son sol deux millions d’Ukrainiens chrétiens faci- luble dilemme entre « realpolitik » et morale. lement assimilables. De fait, si la Pologne a bien renoncé à récupérer l’Ukraine, les Ukrainiens, eux, choisissent de plus La conquête de l’Ouest en plus la Pologne. Un dilemme qui date en réalité des années 1920. À l’époque, le héros de l’indépendance polonaise, le conservateur Pił- La Bordurie sudski, tenta de récupérer les terres polonaises d’Ukraine Une maigre consolation, diront les partisans d’une réunifi- en poussant une offensive jusqu’à Kiev. Son objectif : créer cation. Mais le fait est que les conditions historiques néces- un État fédéral multiculturel, qui réunirait les terres polo- saires à une telle manœuvre ne sont aujourd’hui pas réunies. naises de Lituanie, d’Ukraine et de Pologne, pour faire face L’alliance d’antan entre les paysans cosaques ukrainiens et la à la Russie. Opposés à Piłsudski, les nationalistes polonais noblesse polonaise reposait notamment sur la nécessité de de l’époque prônaient tout le contraire : un État-Nation, faire face à un ennemi commun venu de l’Est : le plus souvent homogène sur le plan culturel, allié au régime du Tsar de les invasions islamiques ou russes. Seule l’apparition d’une Russie. Socialistes et nationalistes polonais s’affrontèrent très telle menace commune pourrait inciter les Ukrainiens à reve- violemment pour imposer leur modèle. La guerre, le nazisme nir dans le giron polonais. et le communisme tranchèrent. L’ironie de l’Histoire fit de la Pologne un hybride : un État homogène sur le plan culturel, Voilà sans doute l’une des raisons pour lesquelles Vladimir mais ennemi éternel du grand frère russe. Poutine n’a aucun intérêt, dans l’immédiat, à poursuivre sa percée dans le Donbass. En s’arrêtant là où il a su le faire, il Un siècle plus tard, la guerre d’Ukraine fait rejaillir cette ramène l’Ukraine à un état qu’elle a bien connu durant des vieille querelle : socialistes du PiS contre nationalistes de siècles et qui la définit : « Ukraine » signifie littéralement la « Confédération » s’opposent désormais. Ces derniers en polonais « la bordure ». Une traduction rentrée dans reprochent au parti au pouvoir sa ligne pro-américaine et pro- notre langage avec la « Bordurie », ce pays slave imaginé par OTAN. Ils fustigent également la naïveté du PiS à l’encontre Hergé dans les aventures de Tintin. Plongée dans une guerre des Ukrainiens, dont le gouvernement glorifie aujourd’hui larvée depuis des années, dirigée par un comique, l’Ukraine les responsables de massacres commis sur des populations méprisée s’enfonce peu à peu dans l’oubli. Nul besoin civiles polonaises en 1943. Les nouveaux nationalistes polo- de la supprimer, il suffit d’en faire une éternelle Bordurie.

Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée nais critiquent également la présence de plus en plus palpable ◆ Wojtek Eltrow 48 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Monde Hong Kong Pivot malheureux de la NBA Une règle non-écrite veut que les compagnies américaines opérant en Chine évitent de parler des trois T (Taïwan, Tibet et Tiananmen) : « Évitez le nid de frelons, vous pourrez faire du business en Chine, ramasser le jackpot, et tout ira bien ». Il convient désormais d’y ajouter le HK de Hong Kong. La preuve par la National Basket-ball Association (NBA).

e 5 octobre, le manager de l’équipe fié le mouvement hongkongais de séparatiste. Sa de basket des Houston Rockets conclusion est sans appel : « Hong Kong est un ter- a réveillé les frelons asiatiques : ritoire chinois et cela n’est pas négociable ». « Fight for freedom, stand with Hong Kong », s’est ému Daryl Morey sur Depuis que le Shanghaïen Yao Ming a joué en Twitter à propos de la répression 2010 dans l’équipe de NBA des Houston Rockets, chinoise dans l’ancienne colonie la popularité du basket n’a cessé de croître en britannique. Le Consul général de Chine : 300 millions de Chinois le pratiquent et Chine à Houston a aussitôt exigé 500 millions suivent les matchs de la NBA pro- réparation. De son côté, la CBA (Chinese Basket- grammés par Tencent (soit plus qu’aux États- L Unis). Valorisée à 2 milliards de dollars lors de ball Association) présidée par Yao Ming, a suspen- du toute coopération avec les Rockets. La société sa création en 2008, la filiale chinoise de la NBA de services internet Tencent, partenaire numé- atteint aujourd’hui 4 milliards. David Stern, le rique exclusif de la NBA, a interrompu la diffusion président-fondateur de la ligue, avait annoncé en streaming de leurs matchs. De même, la chaîne la couleur : « Croyez -moi, la situation chinoise CCTV 5 a annulé toute diffusion et le fabriquant m’ennuie mais, au bout du compte, j’ai une respon- de smartphones Vivo a cessé de les sponsoriser. sabilité vis-à-vis de mes propriétaires, celle de gagner de l’argent, et je ne dois jamais l’oublier quels que Les revendeurs Alibaba et JD.com, ainsi que les soient mes sentiments personnels ». Aujourd’hui magasins Nike et NBA des grandes villes chinoises la tempête de protestations soulevée en Chine ont été contraints de retirer les sneakers et autres par ce tweet menace la pérennité des gains de la marchandises à l’effigie des Rockets, de même que filiale NBA en Chine : « Morey doit des excuses au les références à cette équipe ont été gommées des peuple chinois », a titré Le Quotidien du peuple, le aires de jeux à thème NBA de Pékin et Shanghai. journal officiel du parti communiste chinois, le Joe Tsai, vice-président d’Alibaba et propriétaire 10 octobre. de la franchise NBA des Brooklyn Nets, a quali- Le basket ou la mort Dès le 7 octobre, Mike Bass, directeur de la com- munication de la NBA s’était pourtant montré désolé sur le réseau social chinois Weibo : « Nous Joe Tsai, vice-président d’Alibaba et sommes désappointés par ces remarques inappro- propriétaire de la franchise NBA des priées qui ont, sans aucun doute, blessé les sentiments de nos fans chinois ». Le lendemain, à Tokyo où Brooklyn Nets, a qualifié le mouvement l’équipe était en déplacement, le joueur vedette hongkongais de séparatiste. Sa conclusion des Rockets, James Halden avait lui aussi battu est sans appel : « Hong Kong est un territoire sa coulpe : « Nous nous excusons, croyez-moi, nous aimons la Chine et nous aimons y jouer ». chinois et cela n’est pas négociable. » Une censure totale des matchs NBA apparaît cependant difficile à mettre en œuvre, la sus- L’Incorrect n°27 janvier 2020 49 Monde

ceptibilité nationaliste se trouvant désormais concurrencée par l’appétit de consommation des produits, objets et spectacles, matériels ou numé- riques fournis par les firmes américaines, dont la NBA : « S’ils ne peuvent suivre les matchs en Chine, les fans sont prêts à contourner la censure internet, voire à quitter le pays », estiment les correspon- dants du New-York Times à Pékin, Paul Mozur et Amy Qin. Le 10 octobre, à Shanghai, des milliers de fans surexcités ont acclamé les équipes d’un match de la NBA. Toujours le 7 octobre, un blo- gueur chinois de 25 ans, Wang Haoda, était arrêté pour avoir clamé sur Weibo, en dépit du tweet du manager de l’équipe, son attachement aux Houston Rockets : « Je vis et mourrai avec mon équipe ». Un selfie le montrait l’œil droit barré du bandeau-symbole des manifestants hongkongais et brandissant un briquet allumé sous un drapeau chinois. Les Chinois passionnés de football ont le choix entre les championnats britannique, français, ita- lien ou espagnol, mais ils ne disposent pas, pour le basket, de véritable alternative à la NBA. Les 20 équipes chinoises n’atteignent pas ce niveau de jeu et ne semblent pas prêtes à produire d’autres talents comparables à Yao Ming. La NBA est suivie par 42 millions de fans sur la plateforme Weibo, dont 8,5 millions pour les très populaires Golden State Warriors, contre à peine 1 million pour l’équipe chinoise la plus suivie. L’annulation décidée par Tencent n’aura duré qu’une semaine. S’excuser d’avoir présenté de telles excuses ? Pour autant, la NBA n’a pas éteint l’incendie. Le feu a repris à l’intérieur de la maison. Pour le sénateur Rick Scott de Floride, la NBA s’est tout simplement déshonorée : « La NBA se prosterne devant Pékin pour protéger ses intérêts et désavoue ceux qui ont le courage de soutenir les Hongkongais ! Honteux ! » Les sénateurs Josh Hawley, répu- blicain du Missouri, et Brian Schatz, démocrate Les Chinois passionnés de football ont le d’Hawaï ont également condamné ces excuses : « Nous sommes meilleurs que cela, les droits de choix entre les championnats britannique, l’homme ne sont pas à vendre et la NBA ne devrait français, italien ou espagnol, mais ils ne pas apporter son appui à la censure du parti com- muniste chinois ». Mitch McConnell, leader de la disposent pas, pour le basket, de véritable majorité républicaine au Sénat a également repro- alternative à la NBA ché à la NBA sa gestion de l’affaire : « Le peuple de Hong Kong a risqué bien plus que des dollars pour défendre sa liberté d’expression, son autonomie et les droits de l’homme ». Les sénateurs Josh Hawle et nir la liberté de parole de nos employés quelles qu’en Bill Pascrell ont aussi reproché à la NBA de pri- soient les conséquences ». Il n’a pas convaincu le vilégier ses intérêts financiers au détriment des charismatique texan Beto O’Rourke, ex-candidat valeurs démocratiques. aux primaires démocrates : « Les seules excuses recevables de la NBA seraient de s’excuser d’avoir Inquiet de l’impact économique du tweet et de fait passer ses intérêts avant les droits de l’homme ». l’image de marque du basket américain, le pré- sident de la NBA, Adam Silver a finalement Entre les intérêts politiques des élus et les calculs tenté de recoller les morceaux : « Je comprends la financiers de la NBA, les droits des Hongkongais réaction du gouvernement et des milieux d’affaires n’ont pas fini d’agiter les consciences américaines.

Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée chinois, mais nous continuerons cependant à soute- ◆ François-Yves Damon 50 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Monde

Les nouveaux avions civils russes (MS 21 et SJ 100) ont été conçus avec une avionique occi- dentale. Les Américains interdisant leur vente à l’Iran, la Russie a décidé de mettre au point une avionique autonome. Elle arrivera à point nommé pour le quadriréacteur que Russes et Chinois vont construire en commun à partir de 2025. L’ob- jectif est de remplacer Airbus et Boeing en Asie. Les Chinois sont entrés dans le programme russe d’élaboration des futures bases lunaires et mar- Pascal Marchand tiennes. La Russie devrait participer à la mission chinoise sur la Lune en 2023. Chine et Russie ont chacun leurs points forts et peuvent s’épauler « Les Occidentaux ont mutuellement pour optimiser leurs projets. Le poids économique de la Chine poussé la Russie dans n’est pas comparable avec celui de la Russie. Cette relation exclusive avec la les bras de la Chine » Chine dont vous parlez n’est-elle pas un signe d’allégeance et de vassalité ? La population russe et son économie vivent très majoritairement en Europe, Pascal Marchand, professeur émérite de la Russie est faible en Asie. géographie à l’université de Lyon II et auteur Grave erreur d’analyse ! Pour les Russes, l’immi- de nombreux ouvrages sur la Russie, publie un gration massive a de toute façon mis un terme au modèle de l’Europe de l’ouest, laquelle n’existe nouvel atlas de la Russie, succès ininterrompu plus à leurs yeux. Les nombreuses personnes que je rencontre en Russie me posent toutes la même des éditions Autrement. C’est l’occasion question : que s’est-il passé en Europe ? Un vieux de revenir avec lui sur les années Poutine et concept slavophile né au XIXe renaît : « La Russie n’est pas en retard, elle est en avance ». L’Occi- l’avenir géopolitique du pays. Vingt ans après dent se perd et quand il sera définitivement perdu, son arrivée au Kremlin, la Russie penche il se tournera vers la Russie qui « garde la vieille nettement vers l’Asie. maison ». Mais nous-mêmes, Européens et Russes, sommes pris en étau à l’ouest par les Américains et à l’est par les Chinois. Et nous subissons tous deux une énorme La politique étrangère de la Russie pression migratoire venue du sud. consiste traditionnellement à défendre Dans la conclusion de mon atlas, je rappelle que son espace eurasiatique et à pousser la vieille proposition russe de la maison com- ou repousser ses rivaux dans toutes les mune avec l’Europe a été reprise par Poutine, directions à la fois, ouest, est et sud. lorsqu’il expliquait vouloir une grande zone de Est-ce que Poutine s’inscrit dans ce libre-échange européenne sans quoi nous serions schéma ? obligés de nous rallier soit à la Chine soit aux Traditionnellement, la Russie balance entre l’est États-Unis. C’est ce à quoi nous sommes en train et l’ouest, mais selon moi elle n’a aujourd’hui d’assister. Mais la ligne de fracture entre l’Europe d’autre choix que de rompre avec l’Europe et se et le couple russo-chinois est en train de déplacer tourner vers la Chine. vers l’ouest. Vous avez vu les projets chinois à Tri- Vous pensez que la Russie puisse se este et Gênes. Ils avancent comme au jeu de go. Et contenter d’un rôle subordonné de l’Europe de l’est peut basculer elle aussi de ce côté. Pékin ? Les Russes tentent de développer des Au contraire, la Russie sera gagnante sur toute la axes complémentaires et alternatifs aux ligne. Et la Chine aussi : c’est une association qui fameuses routes de la soie, en direction va permettre un développement des deux éco- de l’Iran et de l’Inde : ne seraient-ils nomies. Elle repose cependant sur une donnée, pas en train d’essayer de se ménager la confiance. Et donc que la Russie ne signe plus des portes de sortie à l’enveloppement un seul accord d’importance avec l’Europe pour économique de la Chine dans une forme ne pas inquiéter le partenaire chinois. Je lis tous de stratégie indo-pacifique très à la les jours la presse économique russe et, grâce aux mode en Occident ? sanctions occidentales, je constate que le parte- Ils développent des axes complémentaires aux

nariat économique sino-russe est en plein essor. routes de la soie chinoises, le « corridor nord- pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée L’Incorrect n°27 janvier 2020 51 Russia today Espérance de vie à la naissance Hommes Femmes Mortalité infantile Monde

-sud » vers l’Iran et l’Inde, mais aussi les routes ferroviaires Japon/Corée-Europe pour les conte- neurs, pour s’insérer dans le système commer- cial mondial. Les projets peuvent coïncider. 1992 : 62 ans 1992 : 74 ans 1992 : 1,8 % Les Chinois contribuent par exemple à finan- 1999 : 60 ans 1999 : 72 ans 1999 : 1,69 % cer le « Bielkomour », voie ferrée à l’ouest de 2018 : 65 ans 2018 : 76 ans 2018 : 0,65 % l’Oural qui va relier le Transsibérien à la mer de Barents, qui est maintenant presque libre de glaces. Elle offrira un accès direct à l’Atlantique au Part de la population Nombre de voitures Kazakhstan. Avant l’énoncé du projet de routes de sous le seuil de pauvreté pour 1 000 habitants la soie par Xi Jinping en 2013, il y avait des réti- 1992 : 33,5 % 1992 : 69 cences en Russie. Medvedev avait déclaré qu’il ne 1999 : 29,9 % 1999 : 128 servait à rien « d’habiter à côté d’une autoroute à

huit voies », donc que le transit à travers la Russie 2018 : 12,9 % 2018 : 305 n’avait pas d’utilité pour le pays. Medvedev craignait l’effet tunnel qu’on Nombre de Russes ayant voyagé à l’étranger peut retrouver en France avec le TGV 1992 : 4,5 millions dans les campagnes françaises, avec quelques arrêts mineurs. La Chine traite 1999 : 5,5 millions avec l’ensemble du monde commercial, 2018 : 42 millions elle n’est pas dans une relation exclusive avec la Russie. Aujourd’hui, les villes de l’ouest de la Russie et de l’Oural ouvrent les unes après les autres des liaisons directes avec les villes chinoises. Avant cela, les conteneurs chinois passaient par Shan- Ses liens militaires avec les pouvoirs locaux sécu- ghaï, St-Pétersbourg et partaient en train vers les risent les investissements, y compris chinois. Les villes russes. Le flux est maintenant de plus en pays d’Asie centrale cherchent quant à eux à main- plus direct et en retour la Russie exporte de plus tenir la balance entre Pékin et Moscou. en plus vers l’est : son commerce avec la Chine est Nixon disait pourtant à Kissinger, dès devenu excédentaire pour la première fois en 2019 les années 70, que ce qu’il entreprenait et les livraisons de gaz russe à la Chine n’avaient avec la Chine, les États-Unis auraient pas encore commencé. Sur la « nouvelle route de sans doute à le faire avec la Russie la soie », la Chine construit par ailleurs en Biélo- trente ans plus tard. Les Russes sont- russie une usine de montage d’automobiles qui ils conscients de cette possibilité vise le marché d’Europe centrale. stratégique ? Peuvent-ils se contenter d’être un mercenaire ou un simple sous- Emmanuel Macron, dans son entretien traitant de Pékin ? au magazine britannique The Economist, a tenté de ressusciter l’idée de maison Les Américains avaient promis, verbalement, à commune européenne Gorbatchev de ne pas pousser l’OTAN vers l’est. Ils ont depuis fait entrer tous les pays d’Europe Selon moi, il est peu probable que le Kremlin, quel que soit son hôte, lâche la proie d’une alliance fructueuse avec la Chine, pour l’ombre de beaux discours susceptibles de fluctuer au gré de l’hôte temporaire de l’Élysée. La Russie peut accep- ter des investissements de Danone, Renault ou LVMH. Elle courrait un risque à impliquer dans un projet stratégique une technologie venant d’un pays européen qui pratique l’embargo. Emmanuel Macron peut discourir autant qu’il veut, c’est la réalité. Il n’est de toute façon pas écouté en Europe. Entre la Russie et la Chine se trouve l’ancien espace de l’URSS en Asie centrale où règne une instabilité politique latente avec des dictateurs en fin de vie. Comment les Chinois et les Américains peuvent-ils profiter de ce vide ? Pékin et Moscou ont des intérêts communs en Asie centrale. Les investissements chinois y régu- lent la situation sociale, ce qui est bienvenu pour

/ Michael Parulava – Unsplash / Michael Parulava pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée Moscou qui craint pour la stabilité de cette région. 52 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Immense ! ATLAS GÉOPOLITIQUE DE LA RUSSIE ◆ Pascal Marchand Monde Autrement ◆ 96 p. – 19,90 € L’occident redécouvre la puissance russe après plusieurs années d’éclipse stratégique. Ce retour saute aux yeux au Moyen-Orient leur essor avec le Japon et surtout la (Libye, Syrie, Israël, Iran), mais c’est bien vers l’Asie que Moscou Corée du sud : la Russie a signé un recouvre son potentiel économique. Car c’est là que la crois- gros contrat de transfert de techno- sance y est la plus forte et les réticences diplomatiques les plus logie pour la construction en Russie faibles. La formidable collection « Atlas » des éditions Autrement permet d’y voir de méthaniers brise-glace. encore plus clair avec cette 4e édition, très profondément mise à jour, cinq ans après la précédente. Comment comprendre en effet la géopolitique sans de jolies Sur le volet économique la cartes qui valent toujours mieux que des centaines de pages ? C’est ainsi que le lec- complémentarité Chine- teur pourra comprendre en un regard la politique gazière de la Russie mais aussi ses Russie est indéniable rapports conflictuels en mer Noire ou Baltique ou encore ses nouvelles possibilités mais sur les questions arctiques. Un atlas indispensable pour réévaluer la puissance russe après vingt ans stratégiques, est-ce aussi de règne de Poutine. ◆ H.D. évident ? Alliés, ils peuvent l’un et l’autre éco- nomiser la surveillance de 5 000 kilomètres de frontières communes. dans l’alliance, en maintenant la Russie en dehors. La Russie pouvant alors se concen- La Russie n’a rien à attendre de la Maison Blanche. trer sur sa défense à l’ouest et la Chine sur le front Son hôte actuel n’a pas de projet géopolitique pour maritime est. le monde. C’est un homme d’affaires qui veut du rendement à court terme. C’est de la discussion au On dit souvent que la Sibérie serait une Colt 45 ou du poker menteur. proie possible pour les migrants chinois. N’est-ce pas un cliché géopolitique ? Pour Poutine, l’Europe n’est qu’un vassal On voit peu de migrants chinois des États-Unis. Mais la en Russie. Ils préfèrent s’installer France avait une position en Europe, en Afrique ou en Amé- un peu à part. rique plutôt qu’en Sibérie. Pékin Vous avez raison de parler à l’im- préfère que ce soit la Russie qui parfait. Pour la Russie, l’alliance assume les frais de gestion admi- soit avec la France, soit avec l’Al- nistrative d’un espace aussi rude. lemagne était traditionnellement « La Russie n’a rien à Les ressources qu’on y exploite recherchée en Europe. En 2003, il attendre de la Maison n’ont de toute façon guère d’autre y a même eu une sorte de triple débouché que la Chine. Les inves- alliance Paris, Berlin, Moscou. Blanche. Son hôte tisseurs chinois sont même les Mais depuis 2014 et la guerre actuel n’a pas de projet seuls à pouvoir acquérir plus de en Ukraine, celle-ci est caduque. 50 % d’un gisement. France et Allemagne sont ali- géopolitique pour le gnées sur Washington. Total a toujours de monde. » bonnes relations avec la Il y a tout de même des Russie. nuances : regardez le Pascal Marchand En Sibérie occidentale, le groupe format Normandie qui a est partie prenante sur les sites de débouché sur les accords Yamal et bientôt Arctic2. Mais de Minsk. La Crimée n’est plus vraiment un avec les sanctions américaines, sujet pour la France par les Chinois ont pris la main. Total exemple. est à 15 % quand les Chinois sont montés à 30 % depuis 2015. Cette modeste avancée reste incertaine alors que la Chine est solide. Elle entraîne la Mongolie et Les Russes ne sont-ils pas marqués l’Asie centrale derrière elle et n’enchaîne pas les par les grandes invasions asiatiques ? leçons de morale. On commence aussi à se poser Bien sûr, le péril jaune reste dans les men- des questions sur la fiabilité occidentale. Hongrie, talités. Dans le film Alexandre Nevski Bulgarie et Serbie ne sont pas sur la même ligne d’Eisenstein, l’envoyé tatar est habillé en man- que la Pologne ou la Roumanie. darin. Mais aujourd’hui les Chinois n’arrivent La Russie enchaîne les revers dans les pas montés sur des chevaux de conquérants, Balkans : le Monténégro est entré ils ne s’ingèrent pas dans la politique dans l’OTAN et la Macédoine du intérieure russe, ils n’ont pas l’ambi- Nord devrait faire son entrée en tion de convertir les Russes à une 2020. quelconque religion ou à changer Certes mais cela pèse peu finalement les mœurs russes. Ce qui contraste avec l’arrogance européenne. ◆ par rapport aux gains engrangés au Propos recueillis par H.D. Proche-Orient et côté asiatique. En Asie orientale, après la Chine, les

relations commerciales prennent pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée L’Incorrect n°27 janvier 2020 53 Monde

Les Suisses du Pape LES GARDIENS DU PAPE ◆ Yvon Bertorello, Arnaud Delalande & Laurent Bidot Artège ◆ 56 p. –15,90 € Les « Gardiens du Pape » font leur entrée dans le temple de la bande dessinée. À travers 56 pages qui alternent entre passé et présent, on suit le parcours, pas à pas, de Marc, un jeune Suisse catholique qui intègre la fameuse garde pontificale. Cette épopée en bande dessinée a reçu les honneurs du Saint-Siège puisqu’elle a été saluée par le commandant actuel de la Garde suisse. Créée en janvier 1506 sur ordre du pape Jules II, la plus petite armée du monde diffuse un doux parfum d’intemporalité. Ses 110 soldats veillent en permanence sur la cité du Vatican comme des anges gardiens sur la vieille maison. ◆ Frédéric de Natal Opération vérité RWANDA, LA VÉRITÉ SUR L’OPÉRATION TURQUOISE ◆ Charles Onana ◆ L’Artilleur ◆ 688 p. – 23 € Cela fait 25 ans que l’on polémique à propos de la s’éclaircit aux yeux du lecteur. Évidemment la France guerre du Rwanda et que chacun règle ses comptes a fait ce qu’elle a pu pour conjurer la guerre civile par tribunes interposées. Le journaliste Charles entre Tutsis et Hutus. Dans un contexte compli- Onana clôt cette sordide querelle à l’aide d’une qué de double cohabitation (Balladur / Mitterrand somme magistrale, fruit de sa thèse de doctorat en / Juppé), elle fut l’une des rares nations à tenter sciences politiques. Il s’était fait connaître du grand quelque chose avec l’ONU. Nos soldats n’ont pas à public en soulignant le rôle méconnu des troupes rougir de ce qu’ils ont fait ; ils peuvent même être coloniales dans les guerres mondiales. Il replonge fiers. En revanche, le président Paul Kagamé et sa ici aux meilleures sources et se contente d’énumérer clique ont tout intérêt à étouffer ce livre qui fait la les faits. Très vite, et malgré l’épaisseur du pavé, tout lumière sur leurs crimes. ◆ H.D. Vie et mort des califes L’EMPIRE ISLAMIQUE, VIIe-XIe SIÈCLE ◆ Gabriel Martinez-Gros ◆ Passés Composés ◆ 336 p. – 23 € Universitaire spécialiste de l’Islam En trois générations, soit une grosse centaine d’année, le cycle médiéval, Gabriel Martinez-Gros dynastique est bouclé. décrypte dans ce livre singulier l’his- toire de cinq siècles d’Empires isla- Autre point fort, les empires cherchent, par la philosophie miques. Ibn Khaldûn opposait les grecque, à construire un islam compatible avec l’empire. Mais « bédouins » et les « sédentaires ». les « sunnites » refusent de reconnaître au calife une quel- Ces derniers sont chargés de travailler conque autorité dans l’élaboration du droit. Pour eux, la généra- et, surtout, de payer l’impôt. Ils sont tion du Prophète et de ses compagnons constitue la seule source juridique valable. Ils marginalisent la philosophie grecque et par définition désarmés. Pour assurer la perception de l’impôt, donc les sciences. Pour Martinez-Gros, il n’y a donc pas de l’empire a recours à une petite minorité de guerriers recrutés réformisme politique et social à en attendre. Au contraire, pour sur ses marges, les « bédouins ». À mesure que progresse la les « shiites », l’iman est en droit de choisir parmi l’infinité des sédentarisation des « bédouins », les effectifs des armées tri- sens possibles du texte coranique. bales diminuent. L’État doit recruter des mercenaires, ce qui nécessite d’augmenter les impôts. Les « sédentaires » sou- Ce livre est attachant bien que le récit linéaire généralement pra- haitent finalement la chute d’un pouvoir qui ne les défend plus tiqué par les historiens ait été sacrifié au profit d’une approche mais les pressure. Ils inclinent alors en faveur de nouveaux matricielle analysant les mêmes faits sous des angles différents. chefs « bédouins » venant des marges extérieures de l’empire. ◆ Serge Gadal 54 L’Incorrect n°27 janvier 2020 À l’école des sorcières

Les sorcières sont à la mode. On ne compte plus les ouvrages sortis ces derniers mois sur la question. Quand l’Amazonie brûlait, les convents du monde entier jetaient des sorts pour éteindre les feux de forêts. Certainement moins efficaces que les canadairs de l’armée brésilienne, les néo-sorcières à cheveux bleus et personnalités atypiques revendiquées convoquent la déesse-mère et les divinités chtoniennes pour réenchanter un monde occidental trop longtemps confisqué par le patriarcat, ou, carrément, le blantriarcat.Alors ces sorcières sont-elles le retour de l’archaïque ou un énième exemple du caractère gaguesque de la post-modernité ?

e retour des sorcières ne date pas d’au- Il est vrai que les sorcières furent aussi, comme l’affirment cer- jourd’hui. C’est un mouvement grandis- taines féministes, le prétexte à une traque des femmes vues sant depuis déjà plusieurs décennies. Le comme maudites. Chez nous ? Non, dans la sphère protestante culte wiccan était ainsi officiellement admis uniquement. Point de chasses aux sorcières ou d’exécutions en comme une pratique religieuse autorisée dans masse par l’Inquisition romaine. Les sorcières de Salem furent de nombreuses prisons américaines et même brûlées par les membres d’une jeune colonie américaine du Mas- dans l’armée américaine. Signaux faibles qui sachusetts à la fin du XVIIe siècle. C’est le puritanisme, le déses- faisaient figure d’anecdotes sur des États-Unis poir, la superstition, les attaques amérindiennes et peut-être les jamais avares de délires mystiques, la redé- hallucinations dues à la consommation d’ergot de seigle qui ont couverte de croyances primitives largement eu raison de ces quatorze femmes et… de ces six hommes. Des reconstruites participe d’un phénomène plus global qu’est celui excès et une hystérie collective qui furent le fait du clergé protes- de la déconstruction d’un monde : le nôtre. À tel point que notre tant, comme en Europe d’ailleurs. Jeanne d’Arc elle-même n’a lsecrétaire d’État à l’égalité femmes-hommes a signé une tribune pas subi un procès en sorcellerie mais bien un procès en hérésie. intitulée « Sorcières de tous les pays, unissons-nous » publiée dans le Journal du Dimanche visant à réhabiliter les sorcières, décrites L’art des guérisseurs, la connaissance des plantes comme des « femmes pourchassées et assassinées par dizaines de médicinales et les diseuses de bonne aventure n’ont milliers au cours de l’Histoire parce qu’elles vivaient en marge de la pas disparu du jour au lendemain en France. En société patriarcale ». Comme Catherine Deshayes, dite le Voisin, Auvergne, en Bretagne, dans les Pyrénées et bien évidemment sorcière au cœur de la sinistre affaire des poisons ? dans le Berry, subsistent toujours des « sorcières ». On les crai- gnait autrefois. Elles plantaient un oiseau à votre porte pour vous Sans verser à notre tour dans la caricature voulant que toutes jeter le sort ou faisaient tourner le lait des vaches quand vous leur les « sorcières » soient des femmes maléfiques s’adonnant aux déplaisiez. Elles pouvaient aussi mettre au monde votre enfant sacrifices humains pour que les hommes qui se refusaient à elles ou interrompre la vie naissante d’un autre non désiré. Est-ce en tombent amoureux ou pour conserver éternellement leur bien de cela dont parlent aujourd’hui les Mona Chollet et les beauté de jeunesse, les « sorcières » ne sont pas et n’ont jamais Marlène Schiappa ? Non, elles ne parlent pas plus d’ésotérisme été diabolisées sans raison. Incarnations humaines de l’obscure que de traditions immémoriales. Pas plus de la Mari des Basques humidité des profondeurs et des terrifiantes entrailles de la et du Basajaun que de la haute-magie kabbalistique. Elles parlent nature, les sorcières sont des archétypes à la fois séduisants et d’abord de guerre des sexes et d’un hypothétique complot ourdi effrayants. Jamais peut-être, la figure ne fut mieux dépeinte que contre les femmes depuis la nuit des temps par des hommes dans Antéchrist de Lars von Trier. Car, au fond, la sorcière est dominants, violents, injustes, voire diaboliques. bien cette femme dangereuse à qui on ne peut totalement accor- der sa confiance. Elle maîtrise des arts plus ou moins obscurs et Dans leur vision du monde, les dieux indo-européens qui ont le pouvoir de la suggestion en une ère où subsistent encore de succédé aux religions autochtones de l’Europe paléolithique nombreux mystères. puis néolithique sont les représentants de la domination mascu- L’Incorrect n°27 janvier 2020 55 Dossier

continuèrent à pratiquer leur culte dans la clandestini- té de leur foyer. Ils transmirent leurs croyances à leurs Elles parlent d’abord de guerre des enfants de génération en génération, constituant ainsi des sexes et d’un hypothétique complot dynasties de sorcières et de sorciers ». Une légende qui fit florès au XIXe siècle puis au XXe, ourdi contre les femmes depuis la moments où l’irrationnel vint contrebalancer la raison déraisonnante des sociétés occidentales indus- nuit des temps par des hommes trialisées, comme l’a bien expliqué Philippe Muray dans son XIXe siècle à travers les âges. S’inscrivant dominants, violents, injustes, voire dans un même ensemble que le spiritisme d’Allan diaboliques Kardec et ses tables tournantes, ou encore l’esthé- tique romantique, voire, en étant un peu taquin, que le freudisme et le traitement des hystériques, le wic- canisme prétend être la reconstruction de la religion traditionnelle de l’Europe des temps jadis. Laquelle, line. Ces Zeus Pater, Jupiter et autre Wotan : pères d’un monde du reste ? Celle des peintures rupestres de l’homme ordonné autour du sexe masculin. Pour elles, le monde fut un Cro de Magnon ou celle des populations sédentarisées du Néo- temps harmonieux, cultivant l’amour de mère nature et sacrali- lithique tardif de Stonehenge ? Au juste, ce n’est jamais vraiment sant les déesses de la fécondité. Déesses dont l’utilité ne semble précisé. Toujours est-il qu’en ces temps-là ,nos sociétés auraient plus de mise, remplacées qu’elles sont par les médecins spécia- été matriarcales et plus pacifistes, à en croire nos sorciers et nos listes en fécondations in vitro et les mères-porteuses de la GPA. sorcières de Poudlard. Comme l’explique Christian Bouchet dans son opus consacré à la Wicca, cette religion est une pure invention, voire une fable De quoi donner un culte clés en mains à quelques personnes digne des romans d’urban fantasy appréciés des jeunes femmes il en quête d’identité et de spiritualité. Mona Chollet l’écrit dans y a quelques années et dont Anne Rice fut l’une des grandes célé- son Sorcières – La Puissance invaincue des femmes : « En France brités : « L’éradication des sorcières fut, selon le récit des wiccans, comme aux États-Unis, de jeunes féministes, mais aussi des hommes un véritable holocauste qui fit près de neuf millions de victimes dans gays et des trans, revendiquent tranquillement le recours à la magie. toute l’Europe, et même en Amérique du Nord après la découverte de Entre l’été 2017 et le printemps 2018, la journaliste et autrice Jack celle-ci. La répression toucha majoritairement des femmes au point Parker a édité Witch, Please, la “newsletter des sorcières modernes”, que l’écrivain Françoise d’Eaubonne a pu titrer le livre qu’elle a con- qui comptait plusieurs milliers d’abonnés. Elle y diffusait des photos sacré à ce sujet Le Sexocide des sorcières. Décimés et terrorisés, les de son autel et de ses grimoires personnels, des interviews d’autres tenants de la vieille religion se replièrent totalement sur eux-mêmes. sorcières, ainsi que des conseils de rituels en lien avec la position des

Nicolas Pinet pour L’Incorrect Nicolas Ils furent de bons chrétiens en apparence et, tels des marranes païens, astres et des phases de lune ». On imagine sans peine Marlène 56 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier

Schiappa consulter les astres pour établir son calen- drier médiatique : « Alors, Cyril Hanouna en lune des- cendante ou en lune montante ? » De ce fatras grotesque qui n’a plus grand- chose de commun avec la tragique symbo- lique des Bacchantes d’Euripide, ni aucun rapport véritable avec une tradition religieuse ou une mystique particulière, on peine à trouver autre chose qu’une vaine posture politico-médiatique. Mona Chollet n’en dit pas moins elle-même, évoquant des sorcières « juives, chrétiennes, musulmanes ou néo- païennes » (sic) toutes réunies dans une même recon- quête de leur féminité. À la guerre qui fut livrée aux femmes – bien réelle dans la sphère protestante puri- taine un temps, c’est un fait – elles entendent répondre par une internationale de philtre et de potions concoctés dans la grande marmite contre-culturelle. Une démarche qui rappellera, en vulgaire et pour le commun, celle de la « magie » de l’artiste Austin Michel Maffesoli Osman Spare et de ses suiveurs britanniques. Comme souvent, le vent se lève à l’ouest anglo-saxon « L’image de la en ce qui concerne les grandes tendances médiatiques de fond. Marlène Schiappa et les sorcières féministes sorcière est soit savent-elles bien ce qu’elles disent ? Probablement pas. La figure de la « sorcière » est pour elles ce que hypersexuelle, peut être la figure du chevalier ou du cowboy pour les petits garçons : un idéal destiné à se protéger du monde extérieur et de la réalité. Un modèle aussi. soit chaste » Mais quel modèle est-ce donc que celle qui jette des sorts à ses semblables ou les envoûte pour mieux les Sociologue et professeur émérite à l’université dominer ? Si l’image des sorcières s’est adoucie avec Paris-Descartes, Michel Maffesoli s’est intéressé le temps et les caricatures hollywodiennes, de la série très tôt à la figure de Dionysos, aux tribus Charmed à la comédie Disney Hocus Pocus, il n’en reste pas moins que la sorcière est aussi Morgane, postmodernes et plus généralement à nos femme destructrice qui joue avec son prochain par imaginaires collectifs. Le retour des « sorcières » puérilité et égoïsme. ◆ Gabriel Robin devait fatalement le passionner.

Le regain de la figure de la sorcière dans la sphère médiatique interpelle-t-il le sociologue et l’observateur attentif de la postmodernité que vous êtes ? Afin de mettre tout cela en perspective, il est bon de rappeler que la prévalence du rationalisme fut une spécificité de la modernité. Souvenons-nous de ce qu’a fort bien analysé Max Weber lors- qu’il parle « d’une rationalisation généralisée de l’existence », avec pour principe « tout est soumis à raison, tout doit donner ses rai- sons ». C’est ce rationalisme inauguré par la philosophie de Des- cartes, conforté par la philosophie des Lumières et mis en œuvre par les grands systèmes sociaux du XIXe siècle qui conduisit à ce que le sociologue nomma « le désenchantement du monde ». Je souligne d’ailleurs que le terme allemand renvoie plutôt à la « démagification du monde », c’est-à-dire à l’évacuation des sorcières qui jusqu’alors constituaient un élément important de la mythologie populaire. On a cru dans la foulée des découvertes scientifiques du XIXe que tout ce qui n’était pas visible n’existait pas. Or, s’il est bien une structure anthropologique irréfragable, c’est celle qui prend sous divers modes la forme de l’invisible, à partir duquel on peut penser la vie sociale. Pour reprendre encore une formule de Weber, on ne peut bien comprendre le réel qu’à partir de l’irréel. C’est bien cet irréel fondateur que l’on retrouve dans la figure de la sorcière contemporaine. Pour moi, et cela est une

spécificité de la postmodernité, on assiste à un réenchantement / D.R. Pinet pour L’Incorrect Nicolas L’Incorrect n°27 janvier 2020 57 Dossier

du monde ou mieux, à une remagifi- donc pas entrer dans ce projet émi- cation du monde, redonnant force et nemment moderne qu’est la construc- vigueur à toutes ces figures mythiques tion sociale des genres par opposition dont la sorcière est, à bien des égards, au donné naturel. Le donné natu- la cristallisation. Le retour et le succès rel, c’est-à-dire l’acceptation des lois d’Halloween en sont un exemple de la nature, étant entendu qu’il y a paradigmatique. Il est intéressant dans celles-ci une dimension toujours aussi de noter que la mode, la publi- inquiétante rappelant que l’homme cité voire les magasins de la vie quoti- est aussi un animal. Anthropologique- dienne mettent l’accent sur ces figures ment, la sorcière remplit de manière étranges, sorcières et autres fantasma- exacerbée cette figure de l’animali- gories que nos progressismes benêts té humaine. Sa reprise par certaines avaient cru pouvoir évacuer de la vie figures du féminisme tient plutôt à sociale. sa caractéristique combative et ingé- nieuse qu’incarne bien le person- Nos inconscients imaginent « Anthropologiquement, nage enfantin de « Zouk la petite les « sorcières » participer sorcière ». Ceci dit, il y a peut-être, à d’antiques bacchanales la sorcière remplit de même chez les féministes les plus atta- ou à des sabbats. Pourtant, chées à un gommage des différences il semblerait que les néo- manière exacerbée cette sorcières soient souvent entre l’homme et la femme ou entre puritaines. Qu’en pensez- figure de l’animalité le masculin et le féminin une nostal- vous ? gie de ce féminin ancestral, chamane, humaine. » accoucheuse, jeteuse de sorts et voya- Dans l’inconscient collectif, l’image geuse dans les airs qu’est la sorcière. de la sorcière est soit hypersexuelle, Michel Maffesoli Les affirmations de l’actuelle secré- soit chaste. Il est certain que les taire d’État chargée de l’égalité entre Bacchanales et les Sambas d’antique les hommes et les femmes sont inté- mémoire célébraient ce que les histo- ressantes à analyser. Ne dit-elle pas riens des religions appellent une structure hyper-dionysiaque. qu’originaire de Corse, elle est attachée aux rituels et légendes Mais la sorcière peut aussi investir une dimension hypo-diony- traditionnels et qu’elle voit dans la sorcellerie l’incarnation de siaque. Certains, comme Jacques Lacan et bien d’autres observa- « l’éternel féminin ». teurs après lui, montrèrent comment, à l’image de sainte Thérèse d’Avila, on pouvait investir en « hypo » la figure de la sorcière. Au fond, les « sorcières » ont-elles été toujours Il n’est donc pas étonnant que les sorcières contemporaines parmi nous ? prennent une allure particulièrement puritaine. Il faut se sou- Sous diverses formes, la sorcière a accompagné toutes les sociétés venir à cet égard de ce que l’injonction du « No sex » est éga- humaines. Dans l’Antiquité, la figure de la Pythie, au Moyen-Âge lement une manière de contester la société de consommation. les sorcières étaient légion, condamnées parfois, mais consultées Car ne l’oublions pas, le réenchantement dû aux sorcières est une aussi. Dans la modernité, la figure de la sorcière est plus cachée, négation du matérialisme, de la réification qui ont été les carac- discrète. Mais se manifeste quand même. On pense à l’essai de téristiques essentielles de la modernité. On peut aussi noter que Jules Michelet donnant une vision romantique de la sorcière. l’engouement pour la figure des sorcières renvoie peut-être à la mémoire du rôle des sorcières de village, à la fois menaçantes et Comme je l’ai dit plus haut, dans les périodes rationalistes, on bienveillantes, souvent guérisseuses grâce à leur bonne connais- a honte de la sorcière, dans les périodes sensualistes, elle se sance des plantes médicinales. réaffirme avec force. Il faut noter aussi que peupler le monde quotidien de figures magiques est plutôt le fait des religions Ne l’oublions pas, les figures mythiques comme celle de la sor- polythéistes, quand le monothéisme traque les idoles. Mais la cière ont une dimension chtonienne, (de chtonos, la terre) c’est- frontière n’est pas toujours étanche entre la figure des saintes à-dire enracinées dans la nature. Il n’est donc pas étonnant que et celle des sorcières bienveillantes. Ce que l’on retrouve dans de nos jours où l’écosophie – cette sagesse de la maison com- nombre de syncrétismes. mune – retrouve un nouveau souffle, l’on valorise ces figures qui sont liées à l’obscurité naturelle ou plus exactement, selon un Aujourd’hui la sorcière revêt une multitude de formes diffé- oxymore connu à « l’obscure clarté » qui est un élément non rentes : traditionnelle, celle des contes, plus récente, celle des négligeable de l’humaine nature. Aussi paradoxal que cela puisse contes de la rue Broca, voire proche des super-héros avec les paraître, il y a dans le débridement des bacchanales ou dans l’exa- figures de la littérature enfantine contemporaine. Certes per- cerbation de la mystique une dimension de l’esprit que le maté- sonne, du moins aucun adulte, n’avouera qu’il « croit aux sor- rialisme moderne s’était employé à gommer. cières ». Mais comme pour d’autres croyances considérées comme obscurantistes, celle-ci est par nature clignotante : on ne La sorcière est-elle une figure de l’éternel féminin ? croit pas aux sorcières, mais on peut croire aux pouvoirs d’in- Elle semble paradoxalement récupérée par celles-là fluer sur le destin que posséderaient certaines. J’ai indiqué tout mêmes qui voudraient « déconstruire » le féminin au début de ma carrière que « l’Ombre de Dionysos » planait et le masculin au profit de l’intersexe de plus en plus sur nos sociétés. Protagoniste de l’orgie, c’est-à- En allemand, la fée qui est en quelque sorte un contrepoint de dire de la passion partagée, Dionysos a une part féminine d’im- la sorcière, mais appartient au même monde, se nomme Weise portance. C’est ce retour en force des affects, des émotions, des Frau qui signifie femme sage et sage femme, celle qui aide à cette passions qui réanime la figure de la sorcière qui est donc une tâche exclusivement féminine qu’est l’accouchement. La sor- constante dans toutes les civilisations. ◆ Propos recueillis

Nicolas Pinet pour L’Incorrect Nicolas cière incarne donc une figure de l’éternel féminin. Elle ne peut par G.R. 58 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier Reportage Les sorcières de sang-mêlé

Et si les sorcières étaient plus proches de vous que vous ne le pensiez ? Jeudi 12 décembre au soir, la pleine lune fut ainsi l’occasion d’un grand nombre de « rituels ». Il suffisait de taper sur Facebook « événements sorcières » pour trouver des dizaines de rassemblements un peu partout en France : bénédiction mondiale de l’utérus organisée par le Cercle des sœurs, cercles de femmes lunaires, « full moon celebration », expériences chamaniques collectives, ou encore danses tantriques. Il y en avait pour tous les goûts. Nous avons mené l’enquête.

eu enclin à être sacrifié en hommage galerie où elle officie aussi en tant que chiroman- à Lilith ou à atterrir dans la marmite cienne, Aj Dirtystein peint parfois avec son sang d’un pot-au-feu sabbatique, je me suis comme mademoiselle Flora… mais celui de ses dit qu’il serait plus sage de me rendre menstrues qu’elle recueille méticuleusement dans à un vernissage autour du thème des un verre. Présentations faites, celle qui n’hésite p« sorcières et du chamanisme » organisé par la pas à se définir comme sorcière m’a expliqué être galerie La Papesse à Toulouse. Dès mon arrivée chrétienne. Un peu surpris, j’ai entrepris de discu- dans cette petite galerie d’art sur deux étages, ter plus avant avec elle, comprenant qu’elle était quelques toiles m’ont interpellé. Représentant dualiste et gnostique à sa manière, tendance rose- la déesse indienne Kali dévorant des enfants ou croix anarchiste. Une ligne difficilement compré- écrasant des testicules d’hommes, les peintures hensible pour le commun des mortels que nous affichaient une étrange couleur rouge tirant sur le sommes. marron. Signées Alison Flora, les peintures étaient réalisées à l’aide… de sang humain. Le sang de Fille d’un diacre et fascinée par sainte Thérèse l’artiste qui se le prélève elle-même, comme me d’Avila et sainte Rita, elle a réalisé un film intitulé l’a confirmé la visite de son compte Instagram sur Pagan Variations qui était d’ailleurs encore dispo- lequel on peut découvrir des dessins particulière- nible à la vente. Elle vend aussi des jeux de tarot ment malsains. Les visiteurs n’avaient quant à eux de Marseille ou des bougies pour choyer « son pas l’air particulièrement choqués par ce qu’ils enfant intérieur » et bénir son utérus (décidé- voyaient. ment !). Autour d’elle, un aréopage de femmes et d’hommes passionnés d’ésotérisme, le plus Parmi eux se trouvait même une petite souvent jeunes et parfois engagés politiquement. famille avec enfants. Le pater familias était en Ainsi de la susnommée Alison Flora qui décrit sa grande discussion avec une jeune femme brune au démarche artistique sans rien oublier des totems look de pin-up des années 50 modernisé, couverte de l’époque : « On y retrouve des références contem- de tatouages. J’apprenais alors que cette jeune poraines issues des cultures alternatives, du monde femme était Aj Dirtystein, une artiste plasticienne politique comme le féminisme ou le totalitarisme, spécialisée dans les arcanes du tarot de Marseille. mais aussi des éléments issus de différents folklores Organisatrice de l’exposition et propriétaire de la et croyances populaires comme le tarot, l’alchimie, L’Incorrect n°27 janvier 2020 59 Dossier

l’hindouisme, le paganisme wicca, grec et romain, ou à de multiples traditions, s’apparentant à ces E. Visite chez les encore la kabbale ». Rien que ça ! fameux remix musicaux qui sont le propre de néo-sorcières l’époque. On n’interprète pas plus qu’on ne crée : Pour une petite galerie récemment ouverte, l’af- on reprend et on mélange. Pour la seule ville de fluence était importante. Hors quelques badauds passés là par hasard, la plupart des personnes présentes l’étaient en sachant précisément ce qu’elles allaient y trouver. Elles parlent d’abord de guerre Comme toutes celles qui se sont rendues des sexes et d’un hypothétique à peu près au même moment dans les divers rituels pour célébrer la pleine lune complot ourdi contre les femmes ou entrer en transe tantrique. Désormais, depuis la nuit des temps par des vous pourrez dire au premier degré à vos enfants : « arrête tes bêtises ou je te donne hommes dominants, violents, à la sorcière ». Ce sont vos voisines. Le phénomène est bien réel. Contrairement injustes, voire diaboliques aux expériences artistiques de Marina Abramovic et des autres dans les années soixante-dix, nos sorcières contemporaines Toulouse, plus d’une dizaine d’évènements de croient. Certaines sont influencées par le Zeitgeist « sorcières » recensés en moins d’une semaine. pop-culturel et la wicca au premier degré. D’autres Soit des centaines en France. Ladite Aj Dirtystein affectent une démarche plus sophistiquée. Mais a tout de même un cabinet où elle consulte à elles ont pour point commun de penser que la l’identique d’un médecin ou de n’importe quel « magie », qu’elle soit d’essence psychologique professionnel libéral. Il lui arrive aussi de donner ou surnaturelle, les aidera au quotidien. des conférences à l’université ! S’appuyant sur les marges sociales et les Qu’elles se réunissent pour exacerber leur « fémi- minorités, le développement médiatique nin divin » ou s’agrafer des livres sacrés sur leurs des « sorcières » est donc observable au parties intimes – véridique – elles sont toutes ras du sol. Il peut parfois carrément donner la obsédées par leur vagin et leur utérs. Par leurs nausée, à l’image de ces femmes qui conservent le sécrétions et la façon dont elles les excrètent, le placenta de leurs bébés au congélateur pour célé- sang menstruel semblant revêtir pour elles une brer le premier anniversaire de la naissance autour importance capitale. Dégoûtant ? Oui. L’Occident

Gabriel Robin pour L’Incorrect Gabriel Robin d’un « rituel ». Lesquels « rituels » empruntent finira par tourner autour d’un vagin.◆ G.R. 60 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Dossier Le miroir est le vrai cul du diable Proverbe médieval

« D’où date la sorcière ? Des temps du désespoir. » Michelet « Toute vérité est une conspiration. » Dantec « Les femmes qui circulent en talons hauts marchent la main dans la main avec Satan. » Un pasteur de l’Ohio.

adis – dans une préhistoire très proche vouant à Satan vous obtiendrez richesse, plaisir, – j’avais terminé un article par « Soyez puissance, beauté, savoir, honneur et faveur. Jouir ménagères ou sorcières ». On connaît bien d’immenses pouvoirs, enfin. Pouvoir pratiquer celle de Michelet, qui attribue son appa- l’envoûtement sous ses formes les plus diverses : rition et expansion à la misère en milieu étendre le venin, la cruauté, la lascivité, dresser jrural et va jusqu’à confondre possession et halluci- des continuelles embûches, être un fléau (feat. nation. Le rôle de la femme reste le même, celui de Paul Léautaud), voilà ce pour quoi nous sommes provoquer ou favoriser les amours, quitte à pacti- programmées. ser avec le diable. Il est à nouveau temps de manier Quand on pense sorcière, on pense à l’Inquisi- maléfices et poisons, et s’afficher proprement en e cause du péché. Le sabbat reste la seule commu- tion du XII mais aussi, évidemment à la chasse nion de révolte. La sorcière serait-elle la première aux sorcières communistes de McCarthy à Salem, Gilet jaune ? Satan y serait vu comme initiateur de dans l’Amérique puritaine du XVIIe. Les femmes la curiosité scientifique et propagateur du progrès. y ont été pourchassées et condamnées au bûcher. Une sorte de Macron. On persécutait les opposants politiques en cher- chant des faux coupables. Rien n’a changé. Sauf « C’est ce coupable logicien qui, sans respect pour le le spectacle de la violence. Dans l’esthétique de la droit clérical, conserva et refit celui des philosophes sorcière, il y a toujours l’aveu. N’avouez jamais, on et des juristes, fondé sur la croyance impie du libre le sait. En aucun cas. arbitre », lit-on dans Michelet. Le diable est l’idée simple du déclassement possible. En vous La sorcière ne sert qu’à offrir un espoir, au milieu de la synchronicité ridicule des temps, d’internet, de l’égocentrisme spirituel et la consommation de bien être ; on a envie de croire au magique et à la sorcellerie. Le démoniaque est au service de rien, une rose sans pourquoi. Tout semble possible l’espace d’un instant. Et perdre son âme, ça arrive tous les jours. L’origine de la puissance est forcément féroce. La violence se désenvenime dans le sexe. L’art entre- tient cette même relation au mal et au néant, allant jusqu’au sacré. On apprend à aimer ce qui nous effraie et l’enfer sur la terre n’est finalement pas si mal. Le mal est d’ailleurs toujours mêlé d’un peu de réconciliation. À l’époque moderne, les choses ne s’expriment souvent que par signes, et donc accessoires. La sorcière d’aujourd’hui a des cheveux colorés, des robes à volants, commence par les jeux de rôle pour finir par exhiber sa lin- gerie noire dans un club de cul, avec un petit sac

en forme de tombeau. Car la sorcière 2019 a le Pinet pour L’Incorrect Nicolas L’Incorrect n°27 janvier 2020 61 Dossier

maléfice régressif – en guise de sortilège, on se fait sucer par un piercing tête de mort. La reconquête du féminin se fera laborieuse et fragile. À coups de filtres « metoo », « ilmarien- misdutout ». La sorcière représente-t-elle vérita- blement la revanche à prendre ? La femme est-elle toujours opprimée et méprisée ? Les féministes ont besoin de la misère ancestrale des femmes pour exister. En guise de femme dangereuse, nous avons souvent une femme hystérique avec une absence de lâcher-prise, beaucoup d’angoisses et d’ego. Une petite fée qui joue à avoir des couilles. De Michelet au livre de Mona Chollet, la sorcière représente la vengeance de la femme. De victime, elle devient rebelle. Encore faut-il qu’elle soit à la hauteur de celle-ci. « La dif- férence qu’il y a entre la femme antique et la femme moderne, c’est que la femme antique exigeait son dû, qu’elle attaquait l’homme », disait Lacan.

Oublions le capitalisme ésotérique et revenons à la magie primitive, secrète et illicite où les femmes savaient encore envoûter

Aujourd’hui elles attaquent un concept (vide), se sentent harcelées. Le harcèlement sexuel ? Tout pouvoir est un abus de pouvoir. Le sexe devient aujourd’hui pour la femme un moyen de chantage. La gravité s’est installée partout. On est dans un puritanisme émancipé. Les exis- tentialistes disaient que tout dévergondage était permis à condition qu’il soit pédant. Accepter le réel, c’est accepter le manque et la limite – autant créer autour de lui un décorum et une poétique. La guerre des sexes devrait être apaisée depuis longtemps. Loin des séries sur fond violet, des verrues sur le nez, des grimoires poussiéreux, des contes de Grimm, des balais, des poudres pour retour d’affection, des plantes vivaces et des Doc Martens. Oublions le capitalisme ésoté- rique et revenons à la magie primitive, secrète et illicite où les femmes savaient encore envoûter. D’Hécate première divinité maîtresse des sorts, à la femme libre, Marlène Schiappa (cette sor- cière ne ressemblerait-elle pas à Raffarin en per- ruque ?) il nous est encore permis de conquérir une domination interdite à l’homme, celle de l’impur. Par l’approbation absolue de la vie et de la mort, on donne un peu sa chance à l’improbable.

Nicolas Pinet pour L’Incorrect Nicolas ◆ Stéphanie-Lucie Mathern 62 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Les Essais

Éditorial Par Rémi Lélian Je suis Français, je suis humain

n connaît la citation de Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans s’émouvoir le récit de la fête de la Fédéra- tion ». On en ajoutera désormais une troisième, celle de O ceux qui n’ont pas tressailli lors de l’incendie de Notre- Dame et qui n’ont pas craint qu’avec la disparition possible de la bâtisse millénaire ne s’efface pour toujours une part essentielle de la singularité française. C’est que les cathédrales de France, et Notre-Dame en parti- culier, donnent l’image de quelque chose de plus grand que la nation : la figure en pierre de l’Universel, le véhicule grâce auquel nous nous sentons, nous autres humains, transportés au-dessus de nous et un peu plus que de simples animaux dont le territoire borne l’existence. Contre l’universalité abstraite de ceux qui pensent les hommes interchangeables et amis d’en- trée avant même qu’ils aient appris à se parler, avant même qu’ils parlent la même langue, alors même qu’ils sont encore des ennemis et qu’il n’est tou- jours pas l’heure pour eux de faire la paix, l’Histoire de France, sa culture, sa religion, nous enseigne que l’amour de notre pays et de ses églises n’est que l’image charnelle de l’amour céleste que nous portons à l’humanité dans son ensemble. Peu importerait alors que la France survive en dessous d’elle, qu’elle survive parce qu’on aime ce à quoi on est habitué si cet amour ne nous portait pas, comme la nature de l’amour l’impose, vers un amour plus grand ; comme il importerait peu finalement à un homme d’exister en bête, ravi de son souffle mais privé de cette intelligence qui l’anime et qui nous oblige à constater que la politique, forme accomplie de l’identi- té charnelle, ce n’est pas la distinction ami/ennemi, mais la construction perpétuelle d’une fraternité et l’amitié sans laquelle nul n’est homme. Or la politique, c’est la civilisation, et la civilisation, les églises, les patries charnelles de Péguy et les paysages de Renaud Camus, la distance qui nous rend à nous-mêmes et disponibles aux autres, la possibilité d’un monde commun, en d’autres termes une définition de l’intelligence. Aussi, nous interdit la civilisation tout ce qui n’est pas réfléchi, tout ce qui n’est pas examiné et remis cent fois sur le métier, tissé le jour et détissé la nuit, comme Pénélope avec son linceul, car nous ne vou- lons pas mourir dans la satisfaction des machines ni vivre en esclaves parmi les barbares, et moins encore en idolâtres du Progrès ou de la Réaction. À cet égard L’incendie de Notre-Dame aura été l’occasion d’un véritable Memento Mori qui ne nous demande pas, comme le croit Macron le Vulgaire, de la reconstruire plus belle et plus grande – la reconstruire telle quelle À NOTRE-DAME suffirait amplement –, mais de nous placer en face de François Cheng ce dont la Cathédrale témoigne : la France comme Salvator l’événement charnel d’une universalité spirituelle. ◆ 64 p. – 7,50 € L’Incorrect n°27 janvier 2020 63 Les Essais Les Ivan Rioufol La sécession des élites

Éditorialiste au Figaro, Ivan Rioufol publie Les Traîtres, dans lequel il règle son compte à la macronie et plus généralement à la bien- pensance. Tir à vue sur les ennemis de la France !

Qui sont les traîtres dont vous parlez ? Ce sont tous ceux qui, depuis plus de quarante ans, ont trompé les Fran- çais en abusant de leur vote, de leur confiance, de leur naïveté. Ce sont ces gens de pouvoir qui se sont progressi- vement détachés de la France profonde et de ses inquiétudes, pour ne s’intéres- ser qu’aux peuples exotiques et à leurs plaintes, au nom de la mondialisa- tion et de ses nouveaux horizons. Ces traîtres se trouvent dans la politique bien sûr, mais aussi dans le monde médiatique qui s’est rangé du côté de la pensée dominante. La plupart des intellectuels ont également partici- pé au grand abandon du peuple et de sa nation, en cautionnant une vision post-nationale et universaliste et en rendant suspect le moindre sentiment patriotique. Emmanuel Macron est le produit le plus abouti de ce monde de renégats. C’est lui qui déclare à Lyon, le 4 février 2017 : « Il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France, elle est diverse ». Je pourrais vous ressortir d’autres déclarations du même ton- neau. Pour ces « élites », les indigènes ont fait leur temps. Ce sont ces traîtres français, qui portent des prénoms

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect français, qui sont les vrais ennemis de 64 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Les Essais Les

toire, qui ne demandaient qu’une chose : être pris en considération par une caste mondialiste ayant « En ce sens, la révolte des Gilets décrété que les Français de France devaient la jaunes a été le premier mouvement boucler et céder la place, au nom de la diversité et des droits de l’homme. Si la gauche a tenté depuis de masse antimondialisation. Il de récupérer le mouvement, en le dénaturant dans la violence, je n’oublie pas les tombereaux d’in- a, paradoxalement, une vocation sanités déversés initialement par les « progres- universelle. » sistes », dont les syndicats CGT et CFDT. Vous liez l’idéologie de la diversité, Ivan Rioufol que vous appelez le diversitisme, au catastrophisme, pouvez-vous expliquer le lien ? l’intérieur, bien davantage que les islamistes qui La catastrophe est tout entière dans l’idéologie, veulent promouvoir leur charia dans le vide iden- cette pensée systémique qui n’entend pas se plier titaire et culturel laissé par les maltraitants de la aux réalités et ignore les protestations. Les traîtres nation. sont ceux qui se sont détournés de la vie des gens pour se réfugier dans des constructions intellec- Pourquoi avez-vous soutenu à ce point tuelles et des théories prétendument humanistes les Gilets jaunes ? mais imperméables aux souffrances des plus vul- J’ai été indigné de la manière dont les Gilets nérables. Les désastres qui accablent la France (la jaunes des premières semaines ont été insultés déculturation, la fragmentation, l’insécurité, etc.) par le monde politique et médiatique. Au prétexte sont les fruits de dogmatismes imperméables aux que ces gens modestes, venus de la vieille France faits. En ce sens, la révolte des Gilets jaunes a été rurale et périphérique, osaient se plaindre de leur le premier mouvement de masse antimondialisa- sort, leurs procureurs parisiens ont immédiate- tion. Il a, paradoxalement, une vocation univer- ment accusé ces « ploucs » des pires suspicions selle. Les protestataires rappellent que la politique racistes, antisémites, homophobes ou nationa- doit redescendre sur terre et redécouvrir l’empa- listes. Emmanuel Macron a été parmi les plus thie. déchaînés, parlant de « foule haineuse » après avoir mis en garde contre « la lèpre qui monte », à Vous montrez les liens entre politique et justice, mais ces liens n’ont-ils pas propos du réveil populiste en Europe. Cette détes- toujours existé ? tation a été pour moi l’expression d’une oligarchie incapable de dissimuler sa répugnance pour le Si, bien sûr ! Mais quand j’entends Macron criti- peuple d’en bas. J’ai vu son abandon comme la quer les États « illibéraux » d’Europe de l’Est en marque la plus éclatante de la nouvelle trahison dénonçant notamment une justice dépendante des clercs. du pouvoir ou une presse sous surveillance, je me dis que le président ferait mieux de s’appliquer les Pour avoir participé à de nombreuses manifesta- leçons qu’il donne aux autres « démocratures ». tions parisiennes, je témoigne n’avoir rencontré Il y aurait beaucoup à dire sur la liberté d’expres- pour l’essentiel que des hommes et des femmes sion en France, de plus en plus visée par des lois

sympathiques, attachés à leur pays et à son his- multipliant les délits d’opinion, au prétexte de Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 65 Les Essais Les

fois les collaborateurs des islamo-fas- cistes, comme cette gauche perdue qui a défilé le 10 novembre auprès d’isla- mistes hurlant « Allah Akbar » dans les rues de Paris, non loin de Char- lie Hebdo et du Bataclan. Ces traîtres mériteraient d’en répondre devant la justice, pour haute trahison, non-assis- tance à peuple en danger, tromperie, que sais-je. Les politiques que vous accusez de trahison ne sont-ils pas plus lâches que traîtres ? Ils sont devenus traîtres, selon moi, à force de détester leur propre pays, cou- pable de tout. Ils ont renié la France millénaire, sa mémoire, sa culture, son identité, en croyant être dans la moder- nité. Ils ont abandonné la France pour flatter les nouvelles minorités, au nom de l’ouverture à l’Autre et de la repen- tance. Les lâches sont ceux qui les ont suivis, par confort intellectuel ou som- nambulisme. Tous sont méprisables. Vous parlez de Révolution des œillères, quelle est-elle ? J’ai nommé ainsi le besoin de vérité « Ils ont abandonné la France pour flatter les et le rejet des mensonges. Cette révo- lution est celle du peuple lucide, qui nouvelles minorités, au nom de l’ouverture à a décidé de se libérer des œillères de l’Autre et de la repentance. » l’idéologie. Les premiers Gilets jaunes n’avaient pas de slogans, mais ils ont Ivan Rioufol fait comprendre, par leur seule pré- sence sous le gilet d’alerte de la sécu- rité routière, qu’il fallait désormais lutter contre « la haine » ou les « fake et son rejet du populisme l’amènent à news ». S’agissant de la justice, les mépriser à la fois la nation et le peuple. ouvrir les yeux sur ce peuple debout, liens qui unissent le parquet à la Chan- Les Français oubliés ont bien mesuré qui réclame la démocratisation de la cellerie et donc au pouvoir exécutif ont ce dédain qui a attisé leur colère en démocratie. toujours été ceux d’une dépendance. novembre 2018. Cette colère n’a pas S’il y a des traîtres, quels sont En octobre 2018, c’est Macron qui a disparu. Elle se concentre aujourd’hui ceux qui s’y opposent ? lui-même récusé trois candidats au sur la personnalité du chef de l’État, poste de procureur de la République qui a toutes les raisons en effet de s’ef- Les révoltés, c’est-à-dire tous ceux qui de Paris, en dépit des usages. Le poids frayer d’une rue éruptive. Mais qui est ont perdu confiance dans la politique de l’État est devenu tel sur la justice et le pyromane, sinon Macron, ce nou- et les médias, et cela fait du monde. sur l’opinion que je parle volontiers veau Néron ? Il ne cesse de jouer avec Il est temps que de nouvelles élites, dans mon livre de « macrocrature ». les allumettes dans un pays inflam- qui restent indispensables, prennent mable. la relève et acceptent, avec toutes les Macron semble autant effrayé bonnes volontés, de reconstruire ce par le peuple qu’il le méprise : Comment définiriez-vous le comment expliquez-vous traître, dans la mesure où ceux qui peut l’être encore de la France cette attitude pour le moins que vous désignez comme tels abîmée. ◆ Propos recueillis par paradoxale ? ne s’envisagent pas ainsi ? Rémi Lélian Macron est le produit de la culture Eux, ils s’adorent ! Ils sont dans le camp universaliste et des urbains cosmopo- du Bien ! Mais ils sont traîtres dans le LES TRAÎTRES lites, pour qui la terre est plate, sans regard de ceux qui se sentent trahis. Ivan Rioufol aspérités, et l’homme indifférencié, Ils sont les maltraitants d’un peuple Pierre-Guillaume de Roux

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect remplaçable. Sa vision postnationale poussé au suicide culturel. Ils sont par- 180 p. – 18 € 66 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Les Essais Les Le retour du refoulé DÉNI FRANÇAIS : NOTRE HISTOIRE SECRÈTE DES LIENS FRANCO-ARABES◆ Pierre Vermeren Albin Michel ◆ 288 p. – 19,90 € Rares sont les ouvrages qui abordent la question de l’islam en France sous l’angle des relations avec le monde arabe, notamment les États du Maghreb. Tel est le principal mérite de l’historien Pierre Ver- meren qui dans Déni français livre une somme extrêmement documentée sur les liens inextricables qui unissent les deux rives de la Méditerranée par-delà la guerre d’Algérie, traumatisme mémoriel jamais digéré par la France et qui reste l’objet d’un déni dont les conséquences sont lourdes. En effet, à force de vouloir enfouir les blessures non cicatrisées de la guerre d’Algérie, on s’est mentalement éloigné de la rive sud de la Méditerranée au point de ne plus comprendre l’évolution politique du Maghreb et de se retrouver surpris par la vague des « printemps arabes » en 2011. Idem en ce qui concerne la Syrie où l’auteur critique, à juste titre, le fiasco de la diplomatie française – droite et gauche confondues. Enfin, le déni est patent concernant la dimension religieuse des faits et gestes du monde arabo-musulman, qu’il s’agisse de la guerre d’Algérie – où le djihad était le soubassement religieux de la révolte contre la France – ou du terrorisme de Daech dont la dimension religieuse a souvent été occultée au profit d’explications psychologisantes sur le profil des « déséquilibrés ». « La belle, riche et naïve Europe a quelque chose de la mythique Agapia, havre de paix et d’amour où le mal n’existe pas parce que tout simplement il est nié », conclut Pierre Vermeren en citant Boualem Sansal, l’un des rares qui soit lucide sur la nature du péril islamiste. Il faut du courage pour tenir de tels propos et Pierre Vermeren n’en manque pas. Son ouvrage fera date. ◆ Benoît Dumoulin

La fin de l’intelligence INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, LA NOUVELLE BARBARIE ◆ Marie David et Cédric Sauviat ◆ Le Rocher ◆ 314 p. - 18,90 € Par paresse on assimile le progrès technique au progrès en l’angle du sophisme sans réfléchir aux conséquences qu’elle général, celui-ci marquant la différence qualitative entre génère déjà. Ceux-là, tels Laurent Alexandre, bien souvent l’homme et l’animal, de telle sorte que le critiquer revient à ignorants de la réalité de ce dont ils se font les prophètes critiquer la nature même de l’homme. C’est ce mi-fascinés mi-effrayés, et pris dans une logique que sous-entendent d’ailleurs certains opposants hors de laquelle ils ne s’exhaussent jamais, à la technologie dont les plus fanatiques finissent oublient que le progrès n’a de valeur qu’à la condi- par considérer l’humain comme une bête parmi tion de nous délivrer de la barbarie et que celui-ci, d’autres qu’il conviendrait de rejeter dans les bois loin s’en faut, n’est peut-être plus compatible avec d’où il ne serait sorti que par erreur. Ceux-là pos- la prospérité. Tous partent du principe que l’avè- sèdent néanmoins un point commun avec leurs nement de l’IA est inéluctable et qu’il faut bien ennemis technolâtres, ils envisagent l’homme se faire une raison et l’accepter, refusant de fait la comme le produit d’un cadre qui le dépasse et sur nature même du progrès qui n’est pas une simple lequel il n’influe pas sous peine de voir dégénérer dimension évolutive de l’homme, mais avant tout sa propre nature. C’est cet écueil qu’évitent avec la capacité qu’il possède de décider, hors la fatali- brio Marie David et Cédric Sauviat en montrant té, ce qui est bon pour lui ou pas, au-delà de son la part d’impensé de ceux qui promeuvent l’intelligence arti- instinct, parce qu’il est, lui aussi et avant l’intelligence artifi- ficielle. En effet, la plupart de ses thuriféraires la vantent sous cielle, intelligent. ◆ Rémi Lélian

Populisme romain QUAND ROME INVENTAIT LE POPULISME ◆ Raphaël Doan ◆ Éd. du Cerf ◆ 176 p. – 19 € Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA, Raphaël Doan signe à 26 ans un premier essai remarqué explorant l’histoire du populisme dans la Rome antique. Ce phénomène naît au IIe siècle avant Jésus-Christ du système complexe de l’oligarchie républicaine placée sous la surveillance du peuple. Sa première illustration est celle des Gracques, célèbre famille de tribuns de la plèbe. Après leurs échecs, le flambeau fut repris par le général Marius, puis par Salluste pour ne citer que les plus connus de ces agita- teurs. En face d’eux, ils trouvèrent des adversaires de talent, comme Cicéron. Jules César fut le populiste « ultime ». Son successeur Auguste dépassa la querelle du populisme, qui avait duré cent cinquante ans, en forgeant un empire héréditaire. Sans constituer un véritable programme, le populisme romain s’appuyait sur des propositions très concrètes : distributions de blé et d’argent, répartition des terres du domaine public… L’intérêt de ce livre est de souligner que « le populisme n’est qu’une forme d’action politique parmi d’autres » : il peut donc déboucher sur le meilleur comme sur le pire. Il est en tout cas le symptôme d’une société politique, d’un pays légal, incapable de répondre aux aspirations du peuple. Cet ouvrage réussi apporte d’intéressants éclairages pour notre temps. ◆ Jérôme Besnard L’Incorrect n°27 janvier 2020 67 Les Essais Les

pire du Bien, pamphlet prémonitoire dans lequel il révèle les fondations du monde naissant et, déjà, entreprend de les saper. À la lecture de ce nouveau tome, nous assistons à une mue progressive de l’écrivain : la tonalité grave et mélanco- lique des deux premiers se dissipe pour devenir plus allègre et violente. L’auteur, la quarantaine passée, accède enfin à la souveraineté, et semble parfois jouir d’une seconde jeunesse. Ce nouveau tome nous renseigne davantage sur cet individu singulier qu’était Muray, per- sonnalité à la fois misanthrope et fan- taisiste, pessimiste et sensuelle, parfois contradictoire, par exemple s’il déplore sa solitude, il règne dans Ultima necat un étrange climat d’autosuffisance : autrui (quand il n’est pas de sexe féminin) y est, tout au plus, toléré. Muray est un grand Dans l’atelier de Philippe Muray vivant : si les journaux intimes sont e journal intime est le genre position d’écrivain. Or, Muray tente de généralement prétextes au délayage et à littéraire le plus mensonger qui se construire à l’extérieur et contre le d’interminables épanchements, ici tout soit. Pourquoi ? Parce qu’en genre humain ; il y exacerbe donc tout n’est qu’excès mais aussi concentration ; règle générale il est publié du ce qui le distingue de ses contemporains. même les accès de bile et les ressasse- l vivant même de son auteur. Il Atteindre au « désaccord parfait » est un ments sont d’une étonnante densité. devient alors un exercice de pose, pire, art certes, mais aussi un travail à temps Inutile d’attendre la publication un instrument d’autopromotion ; et la plein car la dissension, pour être litté- des tomes suivants pour savoir part de sincérité n’y est plus que rési- rairement féconde, exige une discipline d’ores et déjà que ce journal se duelle. Quant au lecteur, il vient y cher- quotidienne ; Ultima necat est l’outil pri- range aux côtés des plus grands. cher confirmation que l’écrivain reste un vilégié de cette discipline. Muray, par l’importance qu’il lui être ordinaire, assujetti, tout comme accorde dans le processus de créa- lui, aux plus minables servitudes de la tion, anoblit même le genre, lui fait vie quotidienne. Au narcissisme exhi- Si les journaux intimes accomplir un véritable saut qualitatif, bitionniste de l’un répond l’indiscré- comme, en son temps, Balzac l’avait tion malveillante des autres. sont généralement fait pour le roman. Il est également un irremplaçable exemple de ce que Ultima necat échappe à ces travers. prétextes au délayage peut être une existence vouée à la D’abord, parce qu’il est publié de et à d’interminables littérature : Muray fut un « homme- manière posthume ; il peut être ce épanchements, ici tout plume » investi corps et âme dans que souhaitait son auteur : « l’art de l’écriture ; ce journal en témoigne l’inavouable ». Les mépris, dégoûts, n’est qu’excès mais aussi avec une force dont, depuis la Corres- exécrations s’y expriment donc sans pondance de Flaubert, on ne trouve retenue. Ensuite, il n’est pas la consi- concentration pas d’équivalent. Par sa publica- gnation maniaque des menus faits du tion, l’oeuvre de Muray connaît une quotidien mais participe pleinement véritable mutation à retardement : de la création littéraire. Surtout, il est Ultima necat, resté longtemps caché, ne « habité » par son auteur : pour Muray, Ce troisième volume couvre les années 1989, 1990 et 1991 qui sont s’annexe pas à l’œuvre « officielle », il il est une forme de retraite, un espace s’incorpore à elle, l’amplifie démesuré- charnières pour Muray : c’est à cette d’où il tient le monde à distance. Ce ment, en démultiplie les effets, non pas époque qu’il quitte l’orbite Sollers-Gal- recul lui est vital, non pour s’y reposer de comme une banale chambre d’échos, limard et Bernard-Henri Lévy-Grasset ses enthousiasmes et aversions, mais, au mais comme un immense atelier litté- contraire, pour les exaspérer, les pousser pour rejoindre Les Belles lettres et, enfin, raire, baroque, surchargé et monstrueux. à leur incandescence ; pour créer, Muray s’émanciper définitivement de la mafia Au sein de cet atelier, pendant un quart a besoin constamment d’excès, d’exa- éditoriale germanopratine. Au plan de siècle, un homme hors du commun gération. Ce journal s’apparente à une historique, ces années constituent éga- aura ri, râlé, exulté, se sera tué à l’ouvrage. forge, dont il remonterait sans cesse la lement un tournant : effondrement du ◆ François Gerfault température, et dans laquelle il confec- communisme, triomphe des États-Unis, tionnerait les armes conceptuelles aptes guerre du Golfe, débuts du « politique- à broyer les illusions de son époque ; et ment correct ». À cette époque, Muray ULTIMA NECAT III, de temps à autre, fuserait un projectile : publie deux chefs-d’oeuvre : La Gloire de JOURNAL INTIME 1989-1991 roman, essai, article ou conférence. Il Rubens, à la fois célébration du peintre Philippe Muray

Hannah Assouline est surtout le lieu où il consolide sa et sorte d’auto-analyse sauvage, et L’Em- Les Belles Lettres ◆ 652 p. – 35 € 68 L’Incorrect n°27 janvier 2020

Qu’un Sang impur… Mars film d’Abdel Raouf Dafri L’Incorrect n°27 janvier 2020 69

Éditorial Culture Par Romaric Sangars Les Rugissants

écrivain Steven Sampson me proposait de venir fêter les « roaring twenties », et s’il m’invitait par écrit, j’imagi- nais son accent américain colorer son propos et rallier Francis Scott Fitzgerald à Paul Morand comme le siècle précédent au nôtre afin de rouvrir la perspective d’une décennie délirante et exquise, qui fut dite « folle » chez L’nous, et « rugissante » aux USA. Voilà qui me paraissait un beau pro- gramme. D’autant que la décennie passée nous aura épuisés de gei- gnards et de procéduriers en tout genre. C’était à qui exhibait les plus sanglants stigmates, un concert de récriminations permanent, toutes les inflexions possibles de la plainte : de quoi vous donner parfois envie, dans les mauvais jours, d’achever tout le monde, pour abréger enfin des souffrances si vulgairement amplifiées. Contre les geignards, il faut rugir. C’est ce qui est agréable avec Abdel Raouf Dafri : il est plutôt du genre à rugir. La vision de la guerre d’Al- gérie qu’il propose dans Qu’un sang impur… est libre de toute idéolo- gie binaire, de tout moralisme simplet. Son discours est débarrassé de l’ignoble prurit de donneur de leçons qui infecta les artistes des der- niers lustres. Ceux-ci jugeaient d’un air satisfait depuis leurs studios de montage et leurs carrés VIP l’attitude de ceux qui avaient fait l’His- toire et leur avaient gagné des places privilégiées, n’ayant quant à eux démontré que leur capacité à jouir d’une période de prospérité. On peut espérer que Dafri annonce une nouvelle ère de cinéastes capables de nous libérer du puritanisme idéologique, comme les artistes du XXe siècle finirent par régurgiter l’étroite morale victorienne. Le « réalisme héroïque » d’un Ernst Jünger est toujours d’actualité, dont on réédite les essais essentiels ce mois-ci, lui qui sut faire face à la modernité quand elle prit le tour de l’apocalypse et qui en fit même l’occasion d’une initiation radicale. Il pensait que la schizophrénie bourgeoise oscillant entre rationalisme et sentimentalisme avait été consumée par la brutalité élémentaire de la Grande Guerre. Mais non. Les geignards contemporains font pire. Ils prétendent qu’une réflexion désobligeante ou qu’une humiliation ancestrale mérite plus de compassion que d’avoir survécu à Verdun. Voilà pour leur sensibili- té malade. Par ailleurs, au gré de syllogismes sommaires et obstinés, ils en tirent des tas de conclusions sur les torts infinis que tous les autres humains depuis des millénaires auraient soi-disant accumulés à leur égard. Eux qui n’ont rien donné à l’humanité qu’un nouveau formu- laire de réclamation. Ces derniers temps, il y eut autant de fonction- naires du ressentiment que de chercheurs d’or durant la Conquête de l’Ouest. Contre les geignards, il faut rugir. Et l’on peut espérer une nouvelle race de Français, du genre vrombissante, qui décide de se confronter franchement à tous les défis de l’époque, qui s’apprête enfin à mon- trer des dents, qui bondisse sur tous les sujets, qui piétine toutes les conventions qui nous castrent. À l’encontre des YouTubeurs livides des années 10, du narcissisme victimaire coalisé et du conformisme bourgeois mondial, puisse émerger un nouveau type offensif, incarné, conséquent, qui vote la mort des pleureuses. Qui ait du style, du cœur et qui morde. Voilà nos vœux. Alors, va pour les « roaring twenties ». Feu ! ◆ 70 Culture Abdel RaoufDafri Pulvériser tabous de la guerre d’Algérie tous les L’Incorrect n°27janvier2020

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 71 Culture

On le connaissait scénariste à succès pour la télévision avec la série Braquo, créée par Olivier Marchal, et dont il écrivit les trois dernières saisons. On le savait scénariste talentueux pour le cinéma avec Un Prophète (2010) de Jacques Audiard et le diptyque sur Mesrine de Jean-François Richet. Avec Qu’un sang impur, son premier film en tant que réalisateur,Abdel Raouf Dafri s’attaque à l’un des grands traumas de notre histoire récente : la guerre d’Algérie. On n’a pas plus réussi qu’Alain Finkielkraut à le faire taire. Et c’était très bien. Entretien au lance-flammes.

Vous en aviez assez d’écrire pour les autres ? réponds que c’est un peu normal pour un film de guerre. Il me J’adore écrire pour les autres. J’ai eu la chance de démarrer rappelle pour me signifier son refus : « Quand ton film sorti- avec Un Prophète et que ce soit Jacques Audiard qui décide ra, me dit-il, il y aura une polémique et je ne l’assumerai pas ». de le faire. Ensuite, j’ai encore eu la chance d’avoir Jean-Fran- C’est un acteur très connu que je ne nommerai pas. Il adore çois Richet et Vincent Cassel pour les Mesrine. Sur ces trois Robert de Niro et Michael Cimino, et tous ces films améri- films (lesMesrine forment un diptyque), ma plume a eu une cains très polémiques, mais il n’assumera pas le mien. Moi, de totale liberté, j’ai réussi à dire tout ce que je voulais dire et toute façon, je voulais Johan Heldenbergh pour mon person- j’ai retrouvé l’essentiel à l’écran. On m’a proposé de réaliser nage principal. des épisodes de Braquo. Mais je me suis dit que le jour où je démarrerai en réalisation, ce serait avec un projet original « Je voulais remettre en question les de bout en bout. Mettre en scène implique de plus qu’on tra- clichés des deux camps : celui des Français vaille avec des équipes, qu’on réponde à des questions, qu’on fasse des repérages et qu’on se déplace tout le temps : moi, je dits “de souche” et celui des Français suis un plouc qui aime rester chez lui et je suis assez misan- d’origine maghrébine qui sont nés en thrope. Pour Qu’un sang impur j’ai commencé par le propo- France et qui se réclament d’une Algérie ser à Jean-François Richet. Il m’a répondu : « Vu comment tu malmènes le FLN, vu ce que tu dis des deux côtés, moi qui qui n’existe que dans leurs fantasmes » m’appelle Richet les Arabes vont me tomber dessus. Toi, tu as Abdel Raouf Dafri la légitimité. Si tu as une équipe formidable, tu t’en sortiras ». Je disposais en effet d’une équipe et d’un producteur formi- dables, j’étais au pied du mur, je me suis donc mis à la mise Et pourquoi avoir choisi un film de genre ? en scène. Le film de genre permet de s’adresser à l’ensemble de la population. Je ne parle pas à une caste qui se croit plus éclai- Pourquoi vous êtes-vous attaqué à un sujet aussi dur que celui de la guerre d’Algérie ? rée que tout le monde alors qu’elle n’a jamais rien branlé à part ouvrir sa gueule sur les plateaux télé. Quant à la guerre Je souhaitais faire un film de genre sur un sujet tabou. Et l’Al- d’Algérie, c’est huit ans de conflits et cent trente ans de colo- gérie française et la guerre d’Algérie sont un tabou que je ne nisation. L’Algérie française a donné à notre pays certains comprends pas : cela représente cent trente ans de notre his- de ses plus grands esprits au XXe siècle et la guerre d’Algé- toire et on n’en parle pas ! Comment, en France – mon pays rie a braqué sur nous les yeux du monde entier. On oublie qui est un pays démocratique et dans lequel on peut dire souvent que la France a été pendant très longtemps un pays beaucoup de choses – on n’évoque rien à ce sujet ? Je voulais guerrier. Aujourd’hui, on est là avec nos gilets et nos cravates faire une histoire qui pulvérise tous les tabous. Je voulais aussi à faire les beaux, voire les bobos, mais la réalité c’est que si casser dans la tête des Français d’origine maghrébine, comme nous pouvons vivre dans l’aisance qui est la nôtre, c’est grâce moi, l’image du FLN comme preux chevalier blanc. aux guerriers qui nous ont précédés et écrit les pages de notre Avez-vous essuyé des refus ? glorieuse histoire de France. Je trouve ça toujours facile, trop facile, de juger une autre époque et d’autres hommes depuis Pour les acteurs, lorsque vous commencez un film en France, le XXIe siècle. La guerre d’Algérie ne concerne pas seulement on vous dit qu’il faut des gens connus : fatalement, on voit les Français d’origine algérienne, pas seulement les juifs algé- tout le temps les mêmes têtes et comme ce sont des têtes d’un riens, mais tous les Français. milieu social plutôt bourgeois, on a du « cinéma doliprane », sans goût et sans saveur. J’invite mes détracteurs à me dire Quelle actualité de la guerre d’Algérie ? quel est l’équivalent actuel de comédiennes comme Annie La guerre d’Algérie permet d’interroger la société française Girardot, Isabelle Adjani, Romy Schneider ou Simone Signo- actuelle. Je voulais remettre en question les clichés des deux ret. camps : celui des Français dits « de souche » et celui de Et Catherine Deneuve ? ceux que j’appelle les wesh, c’est-à-dire les Français d’origi- ne maghrébine qui sont nés en France et qui se réclament Deneuve, c’est du Coca light ! J’appelle donc des acteurs d’une Algérie qui n’existe que dans leurs fantasmes. L’ADN connus. L’un d’eux remarque que mon film est violent. Je lui des peuples français et algérien est mélangé et ce mélange- 72 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture

QU’UN SANG IMPUR… ◆ d’Abdel Raouf Dafri ◆ Avec Johan Heldenbergh, Linh-Dan Pham, Olivier Gourmet ◆ En salle le 22 janvier Alors qu’il n’est plus que l’ombre du guerrier qu’il était en Indochine, le colonel Paul Andreas Breitner se voit contraint de traverser une Algérie en guerre, à la recherche de son ancien officier supérieur : le colonel Simon Deli- gnières, porté disparu dans les Aurès Nemencha, une véritable poudrière aux mains des rebelles. Dès l’ouverture, le métrage montre que le talent du scénariste Abdel Raouf Dafri ne s’est pas perdu lors de son passage à la réalisation. Des trognes de cinéma, un décor du western et un parfum de testostérone : tous les ingrédients sont là. Du cinéma de genre, du vrai, qui transpire et qui saigne ; et un authentique sujet miné, la guerre d’Algérie, abordé sans pin- cettes. L’écriture, sèche et carrée, transpire de références. « Quand on va à la guerre et qu’on perd, on n’enlève pas sa chemise devant des hommes pour pleurer », explique Breitner à son ennemi. Dafri, lui, ne l’enlève pas. Il fonce tête baissée tel un boxeur sur le ring et n’esquive pas. C’est son défaut et sa qualité. Il a bossé son sujet et le restitue sans manichéisme et avec poigne, peut-être trop. Comme tout premier film, il souffre d’imperfections. Si l’interpré- tation est inégale (Heldenbergh est très juste, Gourmet trop lourd), les coutures parfois trop visibles et la caméra, par séquence, imprécise, Dafri assume néanmoins une vraie dramaturgie. Un cinéma ambitieux où l’impétuosité du réalisateur l’emporte. Un parti-pris si rare dans le cinéma français qu’il en devient un atout décisif. ◆ A.W.

là m’intéressait. Je voulais parler de cette guerre, sur laquelle avec les Français d’aujourd’hui. Ce n’est pas du tout la même couraient un très grand nombre de clichés, comme celui qui fibre, le même cuir, le même ADN émotionnel. Ces gens-là voudrait que le FLN ait été héroïque et brave. Les résistants ont construit la France telle qu’elle est aujourd’hui et dans qui se battaient contre l’Occupation allemande n’ont jamais laquelle on peut être libre. Mais pour cela, ils ont dû « se salir fait eux-mêmes un Oradour-sur-Glane pour expliquer à leurs les mains », pour parler comme Sartre. compatriotes que les nazis étaient néfastes ! Ils n’ont jamais massacré d’enfants français pour expliquer à la population D’ailleurs dès l’ouverture, vous mettez cette qu’il fallait choisir son camp ! Le FLN l’a fait. torture en vis-à-vis de la cruauté du FLN Je n’ai pas l’impression, devant les manifestations qui se Les Français sont un grand peuple de littérature, déroulent aujourd’hui en Algérie, que le FLN soit très aimé. qui a toujours su transposer son histoire sous Il a gardé le pouvoir par la terreur. Il y avait des gens très bien cette forme, mais elle n’arrive pas à filmer son au FLN, et vous savez où ils sont ? Au cimetière. Le FLN les histoire. Pourquoi ? a liquidés. Si j’ai choisi ce sujet, c’est parce que mes parents Ce n’est pas qu’elle a du mal, c’est que dans le cinéma français, sont concernés mais aussi parce que c’est un matériau ciné- il y a un paquet d’imbéciles. Ceux qui le dominent se fichent matographique extraordinaire. Quand il y a Voyage au bout de pas mal de l’histoire de France, ils vont au concept facile. l’enfer, quand il y a Apocalypse Now, quand il y a des films amé- Mon producteur porte mon film à bout de bras et nous nous ricains qui touchent à des sujets de société américains avec un battons ensemble pour qu’il sorte dans un nombre de salles point de vue qui ne fait pas plaisir à tout le monde, on trouve important. Parmi nos distributeurs, soi-disant de gauche et ça extraordinaire ! En France on préfère dire : « Fais une bien-pensants, l’un m’a quand même dit : « Les exploitants de comédie, embauche des bouffons, fais-moi un film de merde ». salle refusent votre film de peur que ça attire les Arabes »… Vous parlez de réalisateurs américains comme Peut-être aussi parce que Coppola ou Cimino, mais votre film heurtera la la France a eu aussi Pierre sensibilité de certains, par Schoendoerffer votre refus du manichéisme, Pierre Schoendoerffer est un cinéaste notamment sur la question de admirable mais je ne partage pas son la torture point de vue. Par exemple sur Diên Mais l’armée française n’a jamais Biên Phu, il ne met à aucun moment nié avoir pratiqué la torture ! Massu, en doute la stratégie française, alors Bigeard, et plus récemment Aus- que ce sont d’abord nos erreurs qui ont saresses l’ont tous avoué. Elle n’a pas permis la victoire de Giap. Dois-je rap- besoin de faire son mea culpa, je ne veux peler que c’est un officier français qui pas entendre parler de repentance. Les a décidé d’installer une base aérienne e hommes du XX siècle n’ont rien à voir dans une cuvette ? Face au désastre et Mars film / Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 73 Culture

pays et leurs acteurs et j’ai bâti mon film à partir de ça. Si une « Aujourd’hui, on est là avec nos gilets et partie de la presse française n’est pas satisfaite : tant pis. Si nos cravates à faire les beaux, voire les mon film est un spectacle, je me devais surtout de raconter la vérité à mes concitoyens. L’armée française a commis des bobos, mais la réalité c’est que si nous saloperies, on a balancé du napalm pour nettoyer un foyer de pouvons vivre dans l’aisance qui est la fellagas en se foutant de savoir s’il y avait une famille. Mais nôtre, c’est grâce aux guerriers qui nous qu’est ce qui est pire ? Une armée coloniale qui a toujours ont précédés et qui ont écrit les pages de considéré les autochtones comme un corps étranger et qui lorsqu’il se rebelle l’agresse, ou les pseudos libérateurs qui notre glorieuse histoire de France » prétendent sauver le peuple en le massacrant ? Croyez-vous Abdel Raouf Dafri qu’une certaine presse bien-pensante va parler avec un mec comme moi ? Ils n’ont pas ni le bagage intellectuel ni le bagage historique et n’ont pas les couilles d’en parler objectivement. Lors de son discours inaugural, le nouveau à la défaite, cet homme est allé, devant ses hommes, se tirer secrétaire national d’Europe Écologie-les Verts, une balle dans la tête dans son bunker ! Diên Biên Phu est une Julien Bayou a remercié sa mère « porteuse de défaite en raison de l’incompétence française. Il y a quand valise pour le FLN algérien ». Qu’en pensez-vous ? même dix mille soldats de notre pays qui y sont passés ! Les écologistes sont plus proches de la gauche que de la droite. Avec Qu’un Sang impur ne redonnez-vous pas la Dans l’inconscient collectif français, la gauche c’est les gen- parole à une armée trop longtemps condamnée tils et la droite les méchants. Je ne rentre pas dans ces conne- par l’indignation collective depuis le Café de ries-là. Il y a des élections municipales dans quelques mois Flore ? et dans les quartiers de banlieue il y a beaucoup de jeunes. Les gens du Café de Flore, à l’exception de quelqu’un, je les Aux mecs de banlieue, je leur dis que les mecs de gauche ne emmerde ! C’est toujours facile d’être sur une terrasse pro- sont pas leurs potes. La guerre d’Algérie, c’est la SFIO qui la tégée quand l’armée française est en première ligne. J’ai lu déclenche et c’est un mec de droite qui nous en sort. La pre- beaucoup de livres sur l’armée pour préparer mon film, et mière guerre du Golfe, c’est Mitterrand qui nous y emmène, considérer les militaires comme des gens bas de toiture est et la seconde, c’est Chirac qui refuse d’y aller, donc j’ai l’im- totalement faux. Le général Aussaresses était loin d’être pression que quand il y a une ratonnade, les socialistes ne sont bête, Bigeard aussi, et ce n’est pas parce que Massu avait la jamais très loin. tête de Ribéry qu’il n’était pas un mec brillant ! C’étaient des Le fameux « Taisez-vous ! » d’Alain Finkielkraut, hommes de combat, certes, mais leur intelligence n’avait rien c’était vous. Vous pouvez nous le dire, à envier aux rigolos du Café de Flore, parce qu’en plus d’avoir maintenant : vous vouliez le faire craquer ? un cerveau, eux avaient des couilles. C’est une réplique d’Alain Finkielkraut que je n’ai pas écrite ! On ne peut pas nier la part de responsabilité Très honnêtement, la production de Ce soir ou jamais m’a de ceux qui ont transmis une image négative appelé pour venir lui porter le fer de la contradiction. C’était de la France, de certains historiens, d’hommes à propos de son livre Une Identité Malheureuse. Je suis venu politiques mais aussi du monde de la culture non pour l’agresser mais pour qu’il explique des extraits de qui ont entretenu une idéologie victimaire. son livre, que j’ai lu et qui m’est tombé des mains. C’est un D’ailleurs votre film risque d’être très mal habitué des plateaux TV et je ne m’attendais pas à ce qu’il accueilli par une partie de la presse pète un boulard comme ça. Ensuite, et c’est un mal de notre Je les emmerde. Nous n’avons pas à nous excuser des crimes époque, on a focalisé sur cette minute, alors qu’après ça, il qui ont été commis au XVe ou au XVIIe siècle. C’est toujours y a deux heures trente d’émission pendant lesquelles on est facile de parler de la liberté des peuples depuis le Café de arrivé à échanger. ◆ Propos recueillis par Arthur de

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect Flore avec un kawa à 5 euros. Je regarde l’histoire de mon Watrigant et Romaric Sangars 74 Culture avec d’un l’impartialité Jedi écrans majeures.et artistiques L’ultime opusdela saga dedéferler vient sur nos tenait d’une autre paire de manches, avec des implications économiques chaque visionnage. l’univers singulier Apprivoiser deGeorges Lucas même succès, comme siles spectateurs étaient frappés d’amnésie avant de générer ripolinésfilms et identiques, des àl’infini avec le toujours licences àsuccès. héros Les semblent deMarvel avoir lesuperpouvoir Lucas Film, et la Fox,Marvel faisant ainsi main sur mise 80 en rachetant ont deDisney déjàles faitdu vide moguls coup sur coup exploitable. Menant cette progressive uniformisation de l’imaginaire, de masse épuisant jusqu’au dernier atome chaque univers defiction l’ère des plateformes Après l’ère des producteurs, celledes réalisateurs, puis doncvenue voici captées par des plateformes destreaming toutes désormais puissantes. (désormais qualifiées par les communicants desimples contenus) sont demutationune sorte des oùla plupart productions terminale àl’heure L’industrie cinématographique américaine est en train deconnaître Les GrandesquestionsdeL’Incorrect : lemonument brûle-t-il UNE SAGA ASSASSINÉE : quand les algorithmes régulent undivertissement ? Marc Obregon envisage cette question L’Incorrect n°27janvier2020 ? % des

Brian Bisset – Unsplash / The Walt Disney Company France D.R. / The Walt Disney Company France émergée de tout un univers en puissance. Comme nous le savons main chasseurs de primes, a permis à Disney dereprendre àDisney chasseurs apermis deprimes, énième succèsLe récent Mandalorian dela The série peu digérées par legrand œsophage numérique. toutes les grandes sagas littéraires soient peu à Games ofThrones àcraindre, onen vient que Terres galvanisée du Milieu, par lesuccès de qu’Amazon prépare consacrée unesérie aux tout est rendu possible par lenumérique. Alors notre àl’imaginaire rapport dans unmondeoù chaque jusqu’à mythologie beaucoup dit la mort de Plus globalement, cet acharnement des majors àtraire LEURSPLENDEURAUX MYTHES OUI. LAISSEZ agrègeil naturellement lesens of wonder des époques traverse. qu’il WarsStar Fett, afini commeune icône). à que parier l’univers Ilyadonc fort de tel unobjetscintille deculte pour les chasseur fans Boba (le deprime smes première Wars Star trilogie consistemythe avant tout àen susciter les zones d’ombre. Àce titre, la Tolkien leçonstout aux deJ.R.R. compris et deMircea Eliade giant l’imaginaire en puràla mise scène et au psychologisme. Lucas a l’engouement pour un cinéma de divertissement décomplexé, privilé tenant, cette témérité a payé avec carton un commercialénorme et sous-titrant « Lucas insiste même pour insérer dans son film une vaste continuité, le de démarquage chevaleresque deFlash Gordon coup. Énorme debluff, boîte ceauquel film personne necroyait et qui ressemble àune sorte àla Fox quelques millions piller pour finalement réussir àmettre en n’est plus àl’insouciance. Pourtant Lucas s’obstine àgra et parvient faut dire qu’entre l’affaire Mansonguerre et la du Vietnam, l’époque Hollywood semble plutôt tourné vers des problématiques sérieuses. Il able manifeste de science-fiction métaphysique et adulte, et le Nouvel als opera Lorsqu’en 77Georges Lucas convainc la Fox definancer un space petit SONT ÉTERNELLES NON. LES MYTHOLOGIES dont il s’inspire. dont designer il avec vient Kubrick son 2001unvérit L’Incorrect n°27janvier2020 : lemoindre deses seconds rôles, lemoindre d’arrière-plan détail régressif, l’heure n’est régressif, l’heure cabotinages plus aux galactiques des seri spin-off deStar Wars consacré àla lignée des n’a pas finides’étendre, tant, à l’instar des Terres du Milieu, épisode 4 épisode », suggérant ainsi n’expose qu’il que la partie est devenue unvéritable àfanta réservoir , un : bâtir un espoir après unHan Solo résultats aux décevants. On peut ◆ siècle. Une véritable attaque des clones, en somme. ------craindre d’or œufs que la poule aux n’ait pas fini de biographiques quilerabaissent àla vulgarité du livrer ses dernières flatulences, et quedes show off, onfinit off, par encombrermythe le d’affèteries runners Aujourd’hui, àforce depréquellesAujourd’hui, et despin- s’agit d’enfance denosmythes de la survie qu’il le moindre blanc sur la carte. Carc’est enfin, ! Leur mystère! Leur zones tient aux d’ombre. tout cet univers. lance firme une La véri très de balayer vite d’un revers de main Lucasfilm par philanthropie, et décide Las, Disney les films. n’a pas racheté races qui ne seront que suggérées dans toute la géopolitique d’une pléthore de parallèles, bâtissant unegenèse, ainsi que de la saga, films tissant des intrigues six univers galactique cohérent autour des game travaillent designers àconstruire un taines dedessinateurs, deromanciers, de lointaineou moins deLucas, des cen la franchise de ce qu’on appellel’univers étendu de opèrefirme un véritable travail de sape rachète Disney Lorsque la Lucasfilm, partout ailleurs. partout ailleurs. sièrement avec desvus effets numériques qu’un objet ultra référencé, usinégros nitentativelogique debâtir autre chose sans aucunegneux implication mytho l’ambiance Disney hams semble davantage soluble dans un avaitnolds tiré son épingle dujeu avant fansaux les plus veules. Seul Ryan Rey commet devulgaires remakes pour plaire qui avait été patiemment dessiné, et on Résultat, onampute l’univers detout ce séduire qui puisse gie un public profane. complexe pour bâtir unenouvelletrilo canonique table papale bulle et le déclare « post-moderne… Pour lereste, J.J. Abra TUE LA MAGIETUE LA OUI. DISNEY sans scrupule continuent sans scrupule deraturer Last JediLast » (sic), estimant est qu’il trop débridé quoiqu’un débridé peu trop : en effet, sous l’égide plus ◆ : undécalque soi ◆ non ------75 Culture 76 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture

EMBALLAGE TROMPEUR BEAUTÉ EXPLOSIVE L’ART DU MENSONGE (1 h 50) ◆ De Bill Condon 1917 (1 h 55) ◆ De Sam Mendes Avec Helen Mirren, Ian McKellen, Russell Tovey Avec George MacKay, Dean-Charles Chapman, Mark Strong En salle le 1er janvier En salle le 15 janvier

Le nouveau film de Bill Condon, réalisateur de blockbusters Deux jeunes soldats britanniques, se voient assigner une mission comme Twilight, chapitres IV et V, nous propose un casting impossible : porter derrière les lignes ennemies un message pour étincelant, au sein duquel Helen Mirren et Ian McKellen for- empêcher une attaque dévastatrice. Annoncé comme l’événement ment un excellent duo qui parvient à propulser sur le devant de ce début 2020, le nouveau Sam Mendes est une claque ciné- de la scène ce film d’arnaque bien ficelé mais amer. Sa qualité matographique. On connaissait le goût de l’ex-dramaturge anglais repose essentiellement sur sa forme : le rythme, le dévelop- pour l’exploration cinématographique avec sa filmographie furieu- pement, le twist tant attendu, voilà une suite de conventions sement hétéroclite : la société avec American Beauty et Les Noces qui ne déçoit pas. Mais si l’emballage aguiche, le contenu Rebelles ; le polar vintage avec Les Sentiers de la perdition ; l’armée avec Jarhead ; et James Bond. 1917 immerge le spectateur au cœur n’apporte au cinéphile qu’une satiété passagère. Le réalisa- des tranchées dans un récit structuré en temps réel et filmé en un teur américain semble vouloir se donner un côté « auteur » seul (faux) plan-séquence. Une prouesse technique à vous faire qu’il ne parvient pas réellement à incarner. La dernière sen- ôter votre chapeau, même devant un Anglais, mais il ne faudrait tence du film, prononcée par Hellen Mirren comme un pied pas réduire pour autant le film à cette seule maestria. D’une beauté de nez au spectateur : « Be careful, it’s deeper than it looks » picturale rare dans le film de guerre,1917 est une œuvre cinémato- (« Fais attention, c’est plus profond que ça en a l’air ») graphique puissante, parfaitement interprétée et qui par sa narra- s’avère elle-même bien prétentieuse. Néanmoins divertissant. tion d’une audace folle, vous plonge au cœur de la Première guerre ◆ Victor Tarot comme le cinéma ne l’avait encore jamais fait. ◆ A.W.

UNE BONNE SURPRISE MÉDIOCRITÉ FRANÇAISE K CONTRAIRE (1 h 22) ◆ De Sarah Marx CUBAN NETWORK (2 h 00) ◆ D’Olivier Assayas Avec Sandor Funtek, Sandrine Bonnaire, Virginie Acariès Avec Penélope Cruz, Édgar Ramírez, Wagner Moura En salle le 22 janvier En salle le 29 janvier

K Contraire à tout du premier film d’étudiante à la FEMIS : direc- Début 90, un groupe de Cubains installés à Miami met en place tion d’acteurs naturaliste, lumière soignée, écriture elliptique et un réseau d’espionnage. Leur mission : infiltrer les groupuscules suggestive, et un sujet un peu trop « écrit » pour remporter l’adhé- anti-castristes responsables d’attentats sur ’île.l Assayas le dit lui- sion. Sarah Marx ne sort pas de la rue Francœur mais en a empor- même « J’ai un rapport suspicieux vis-à-vis du scénario, Quand je suis té quelques tics de langage. Certains font mouche. À partir d’une sur le tournage, je réinvente, j’improvise. J’ai l’impression de m’éloigner intrigue prétexte – un jeune paumé sort de prison et doit prendre du scénario. D’être le plus libre possible ». Cette méthode lui réus- en charge sa mère dépressive – la réalisatrice tisse une série de por- sit (Carlos, Clean) et, qu’on aime ou non son cinéma, il compte traits justes et touchants, accordant son attention aux moindres parmi les cinéastes français importants ; mais elle lui a aussi valu seconds rôles. Le film brosse par petites touches impressionnistes quelques crashs comme Boarding Gate. Si Cuban Network rassure le portrait d’une génération en déshérence et s’impose particu- dès les premières minutes par la maitrise visuelle dont il témoigne lièrement dans des scènes de groupe ou dans des apartés presque et son script de film d’espionnage au parfum de havanes, le film documentaires. K Contraire est dans ses meilleurs moments une s’embarque néanmoins ensuite dans des bifurcations hasardeuses sorte de « galère au bout de la nuit » filmée avec sensibilité et et se voit plomber par l’introduction de nouveaux personnages portée par un jeune acteur tout à fait bluffant. En revanche Sarah avec l’habileté d’un sumo et un récapitulatif absurde en voix off Marx se plante lorsqu’il s’agit de faire un film à thèse : le thème à mi-parcours. Le ton change, le film d’espionnage devient drame de la kétamine semble plaqué artificiellement sur un métrage qui familial et Pénélope Cruz peine à raccrocher le spectateur lassé.

n’avait pas forcément besoin de ça pour briller. ◆ Marc Obregon Dommage. ◆ A.W. Entertainment Inc. – Chiabella James / Bros. Warner L’Incorrect n°27 janvier 2020 77

Parce que la pop culture, malgré ses joyaux, est avant tout une sous-culture de masse, il ne faudrait pas oublier de Culture prendre du recul et de la gifler tous les mois. L’Incorrect tient à votre hygiène # mentale, voici la rubrique Antipop ANTIPOP Norman Pourrir à trente ans

ela fait dix ans que le phénomène un côté « bon élève », polis voire falots, propres à rassurer des YouTubeurs a explosé en France, tout le monde. Au lieu des fous, des illuminés, des féroces, portant sur le devant de la scène des perdus dans les flots ou dans les siècles, que la culture clas- ados geeks profitant de leur maîtrise sique ramenait traditionnellement aux jeunes gens pour que des nouveaux médias pour s’imposer s’éclaire en eux leur soif d’infini, le copain de classe éteignait en contournant les circuits classiques. toute angoisse, si spontanément complice, riant gentiment De la jeunesse, de la subversion, de des déboires affectant la maturation, rendant tout aussi inof- l’inédit ? On aurait souhaité que le fensif qu’eux-mêmes. successeur du Minitel permette à la jeunec génération de subvertir l’ennui d’une culture offi- CONNECTÉ AU NÉANT cielle formatée, mais les Cyprien, Hugo-tout-seul, Squee- Comme ses collègues YouTubeurs, Norman ne sait pas jouer zie, et Norman, donc, se contentèrent de filmer des sketchs la comédie, ni écrire, ni développer sur le monde un point de fête de fin d’année de classe de troisième. Même après de vue original, mais ça n’a aucune importance puisque avoir passé vingt ans. Un âge où Ian Curtis révolutionnait la son succès ne tient pas à l’élévation qu’un talent lui confé- musique de son temps, où Arthur Rimbaud enta- rerait mais à la proximité virtuelle avec son public mait l’ultime phase de son œuvre, où James que sa médiocrité renforce. Loin d’être une Dean livrait à son époque une icône. possibilité d’ouverture systématique, NICHÉ SUR LA TOILE Internet a décuplé l’entre-soi, per- mettant à ses connectés de ne jamais C’est que l’immense horizon et se débrancher d’eux-mêmes. Par l’infinie liberté que paraissait conséquent, au lieu de tirer offrir la Toile couvaient de leurs camarades hors de leur nombreux paradoxes. Parmi ceux-ci, le fait que ce réseau chambre pour les propul- sans limite, au lieu d’accroître ser dans l’univers adulte, la perception de l’universel, Norman et ses copains les allait multiplier les niches. y ont enfermés comme L’adolescent de 2010, plutôt si l’extérieur n’était qu’un que de chercher l’écho de son miroir numérique aux reflets tremblement dans des œuvres infinis. L’éternel décor de immortelles dont les auteurs, leurs vidéos est cette chambre lointains dans l’espace ou dans de lycéen bouclé à double tour le temps, se faisaient pourtant où ils perpétuaient l’humour intimes par le vecteur du génie, se du collège. Désormais qu’ils laissait fasciner par des semblables. passent la trentaine, ils frôlent dif- Des semblables trop jeunes et ficilement les 16 ans d’âge mental. incompétents pour bénéficier d’une Norman a beau jeu d’ironiser sur sa mise en avant quelconque dans l’an- suspecte « maturité » pour titrer son cien monde, mais qui se révélaient dans nouveau spectacle. Les YouTubeurs ne les bourdonnements du continent vir- mûrissent pas. Mais, dans leur chambre tuel. Ils n’étaient pas bien plus doués que mal aérée, ce sont des élèves de Seconde le blagueur du fond du bus et conservaient qui pourrissent. ◆ Romaric Sangars D.R. 78 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture Musique au Maroc Patrimoine, festivals monstres & jeunesse excitée Effervescence au Maroc où l’émergence d’une jeune scène musicale prend les allures de magma en fusion. Entre tradition et contemporanéité, événementiel et divertissement, une nouvelle page d’histoire culturelle s’y écrit en ce moment même. Reportage.

ingt-cinq ans que quatre pulsion de Mohamed VI – qui fêtait ses bou, Sting, Deep Purple, Faiz Ali Faiz, grands festivals marocains vingt ans de règne durant toute l’année Trio Joubran, Rod Stewart. Un festival à occupent le devant de la 2019 – ils sont le fruit d’une stratégie forte dimension civique, offrant une alter- scène à la faveur des médias visant à valoriser, divulguer et pérenniser native dans un pays où l’industrie musi- v internationaux. Surdimen- le patrimoine national, matériel comme cale est inexistante et où le marché souffre sionnés, ils sont l’émanation d’une forte immatériel, à l’intérieur et au-dehors des du piratage. L’un des seuls au monde à ne tradition de musique savante, qui vient frontières. Officiellement proclamé plus percevoir aucun argent public, fruit d’une d’être inscrite au patrimoine immaté- grand événement musical du monde, évolution qui lui a permis d’être relati- riel de l’Unesco le 12 décembre. Leur orchestré de main de maître par l’asso- vement autonome, adoptant un modèle programmation éclectique propose des ciation Maroc-Cultures, le Mawazine économique qui minimise le rôle du spon- artistes iconiques autant que des décou- Festival Rythmes du monde propose- soring et se dispense de l’aide publique. vertes du troisième type. Depuis quinze ra sa 19e édition en juin prochain. Une Aujourd’hui, les revenus variables (bil- ans se développent à l’ombre de ces vitrine exceptionnelle convoitée par les letterie, pass, espaces publicitaires) repré- géants de belles initiatives underground artistes nationaux et internationaux – en sentent 68 % du budget total et réduisent associées à l’événement comme aux particuliers de la sphère francophone à 32 % la part des sponsors. nouveaux supports digitaux (YouTube, et anglophone – qui vient de pulvériser Deezer, Spotify, réseaux sociaux). Déli- son propre record en accueillant à Rabat Inscrit dans la veine artistique de la ville, bérément urbaines, elles déboulent sur 2,75 millions de spectateurs ! le Festival de Fès-musiques sacrées du la Toile, plus digitales que scéniques, et monde, véhicule l’enseignement mil- rendent compte de la mutation des habi- DEUX FESTIVALS MONSTRES lénaire d’un héritage savant transmis tudes de consommation. Véritable industrie du spectacle impli- de génération en génération. Désigné quant le partenariat d’une quarantaine par l’ONU en 2001 comme événement Depuis les années 90, la multiplication d’entreprises, il s’impose comme un véri- majeur contribuant au dialogue des civi- des festivals est telle qu’on peut parler table acteur économique. S’y sont pro- lisations, il est lui aussi placé sous le haut de « cas des festivals » en termes de duits Joe Cocker, Quincy Jones, Zahira patronage du Roi. Fès est le théâtre de

politique culturelle au Maroc. Sous l’im- Rbatia, Dee Dee Bridgewater, Najat Aata- l’expression de la musicalité du monde Sife El Amine L’Incorrect n°27 janvier 2020 79 Culture

– exclusivement traditionnelle – autour d’une programmation médiatiques le placent en acteur majeur du paysage culturel et de rêve : Anuna (Irlande), Canticum Novum (France), Sahar il contribue à l’établissement d’une culture jazz au Maroc. Réu- Mohammadi & Haïg Sarikouyoumdjian (Iran – Arménie), Svet- nissant un public hétéroclite de plus en plus averti, celui-ci ne se lana Spajic & Cherifa Kersit (Serbie – Maroc). résume plus, comme lors des premières éditions, à quelques afi- cionados du concept scénique. Au contraire, aujourd’hui, c’est le RÉCONCILIER TOUS LES PUBLICS contenu de la programmation pur jazz, pop, électro, rock ou trad, En 1997, en plein cœur de sa Medina fortifiée déjà inscrite au qui fait la différence avant tout. De l’insolite avec Metronomy, de Patrimoine mondial de l’UNESCO, le festival Gnaoua d’Es- l’iconique en Patti Smith, et de la virtuosité multi-primée avec saouira s’était donné comme mission de faire rayonner la Esperanza Spalding et ses comparses, Marcus Miller, Hamid El musique et la culture gnaoua au Maroc et dans le monde. Jus- Kasri, Billy Cobham. tice leur est rendue aujourd’hui avec cette nouvelle distinction obtenue auprès de l’UNESCO. Les Maâlems, dépositaires UNE JEUNE GÉNÉRATION MORDANTE d’une longue tradition musicale mystique et thérapeutique ren- En marge de ces événements retentissants, on assiste à l’essor contrent les plus grands musiciens du monde pour des créations d’une identité musicale et culturelle urbaine. Depuis les années uniques. Cet engouement venu de l’international a fait décoller 90, rappeurs, slameurs, métalleux, et autres artistes (street art, le jeune festival : Pat Metheny, Shusheela Raman, Lucky Peter- break dance, hip-hop) témoignent d’un Maroc qui cherche à son en sont fous. Il redore le blason d’un art gnaoui tombé en s’ouvrir sur de nouveaux styles. La scène émergente se donne désuétude auprès du jeune public délaissant ses racines pour les moyens d’exister via les nouvelles technologies et les réseaux des musiques plus médiatiques. Cela a restauré une relation sociaux et monte des festivals alternatifs aux moyens beaucoup d’intimité entre confréries musicales, artistes internationaux et plus modestes. L’inédit, c’est la liberté de ton adoptée par cette publics de toutes générations. jeune avant-garde. « Loin du folklore, la musique urbaine dénonce souvent les maux, réveille les consciences, mais elle n’est pas pour Festif, l’excellent Jazzablanca fondé en 2006 propose une affiche autant toujours sérieuse, subversive et engagée. Des groupes comme Jazz et musiques actuelles exigeante. Il peut s’enorgueillir d’être Mobydick, LooNope, puisent dans les jours heureux, ou carica- en constante recherche de pépites et d’aller à la rencontre des turent les expériences sombres en produisant des textes mordants légendes internationales. Sa programmation et ses retombées et humoristiques, où l’autodérision rejoint l’absurde ». Dominique 80 L’Incorrect n°27 janvier 2020

Pour la première fois Culture au Maroc, on envisage que la culture puisse contribuer au PIB

teurs et directeurs du collectif d’artistes et du festival dressent un bilan positif de ce 19e rendez-vous né d’un désir de liberté et de renouveau : dix jours de concerts ébouriffants, plutôt métal et hard-rock, mais aussi des sons de toutes cultures alternatives dans une configuration à échelle plus humaine. Chez Soundtrip ou Loonope, l’héritage de Deep Purple, Led Zeppelin, Jimi Hendrix est parfaitement assimilé, réinjecté dans une texture sonore novatrice au service d’une vision contem- poraine. Il en va de même des projets électros, vent en poupe, rassemblés dans leur propre festival en un décor idyllique autour d’une programmation pointue de plus de soixante artistes par édition. Sous la houlette d’Abdeslam Alaoui (cofonda- teur, directeur artistique) aka Daox lors- qu’il officie en musicien-producteur, le Moga Festival d’Essaouira relève d’une vraie identité prenant du galon à chaque édition. Les DJs marocains n’imitent per- sonne. Talentueux, Daox fédère autour de lui nombre d’artistes et DJs locaux. « On produit un festival international à destina- tion des marocains, contrairement à Mar- rakech qui vise plus explicitement la clientèle Caubet et Amine Hamma ont compilé la l’industrie, de l’économie ou de la poli- étrangère ». Moga est un petit biotope fer- jeune histoire de ce phénomène dans JIL tique, a émergé en même temps que les tile de l’ère du digital ! LKLAM (La génération des mots) Poètes festivals. Pour la première fois au Maroc, urbains, un ouvrage de référence, paru aux on envisage que la culture puisse contri- RADIOS DIGITALES ET MARCHÉ Éditions du Sirocco en 2017. buer au PIB en matière de création d’em- INTERNET ploi, d’exportation, comme c’était déjà le NRJ Maroc est la première radio à uti- Malgré ce succès de rassemblement géné- cas en Égypte et au Liban. liser un modèle économique qui séduit, rationnel, il demeure un clivage entre structuré autour du digital, de l’évène- culture officielle et nouvelle vague musi- ROCK IN THE CASBAH mentiel, du gaming et de la musique. cale. Selon Nabil Jebbari fondateur-pro- Le groupe OCP, leader mondial du Un « enrobage » judicieux incluant le ducteur de Castquête Entertainment marché des phosphates, soutient des gaming au sein de la programmation de dédiée au celebrity marketing et à la pro- centaines d’entreprises culturelles dont festivités musicales pour récupérer le duction cinématographique et musicale : son proche voisin L’Boulevard – festival jeune public. « Célébrer, explorer, décou- « À un moment donné, pendant quinze ans, underground avant-gardiste, implanté vrir, partager des moments d’émotions il n’y a pas eu de lien entre les générations. lui-même en pleine « Silicon Valley » et d’adrénaline positive. C’est l’intention. Sans doute un manque de volonté couplé casablancaise. Ce modèle initiateur de Pas moins », déclare Mehdi Kerati à la au fait que le marché était engendré par les changement ne parvient pas toujours à direction d’NRJ Maroc à Casablanca. artistes et non pas par les pro- équilibrer son budget et se On « expérimente » sur le digital dans ducteurs ». Si le manque de voit contraint d’annuler cer- un Maroc à deux vitesses, entre « sys- moyens favorise paradoxale- taines éditions, en dépit du tème D » et médiatisation rapide. Cer- ment l’innovation, les œuvres royal coup de pouce de Sa tains trouvent la bonne formule. Tout restent parfois inabouties. Majesté qui a versé par deux va très vite dans un marché encore trop « On déniche les talents, mais fois, et sur ses propres deniers, assisté, mais qui devrait pouvoir pros- le parcours ne suit pas au la somme de deux millions de pérer à partir de sa distribution comme niveau des producteurs », sou- dirhams (environ 200 000 €). c’est le cas au Nigéria ou en Inde. Et Nabil ligne Imad Kotbi, directeur Pour Hicham Bahou, co-di- Jebbari de jubiler : « Merci internet ! En de Radio Chada à Casa. Peu recteur de L’Boulevard et un clic, je référence ! Une tornade arrive, il parviennent à se profession- JIL LKLAM, qui a vu le festival décoller faut qu’ils se tiennent prêts. Avant c’était un naliser. L’arrivée d’internet POÈTES URBAINS grâce à cette manne : « C’est marché d’offres et de réseau. Aujourd’hui a commencé à changer la Dominique Caubet très important de savoir qu’on c’est un marché de demande sur la Toile. La donne en offrant une visibili- et Amine Hamma est appuyé par la plus haute meilleure production ou idée gagnera dans té instantanée et une nouvelle Le Sirocco autorité du pays. » Mohamed ce système. Ça l’emportera au mérite ! »

catégorie de mécènes issus de 250 p. – 45 € Merhari et Hicham, fonda- ◆ Alexandra Do Nascimento Oli Riley / Amine Hachimoto L’Incorrect n°27 janvier 2020 81 Culture

bijou noir Après sept ans de silence discogra- phique, a ranimé Chro- matics pour sortir Closer to Grey en octobre puis The Sound Of Silence, véri- table bijou aux effluves mélancoliques. Si la production est particulièrement épurée, voire dépouillée, faisant la THE SOUND part belle à la voix de Ruth Radelet, OF SILENCE les quatre titres qui composent l’EP Station Opéra Chromatics portent l’auditeur vers un voyage oni- Par Paolo Kowalski Italians Do It Better rique d’une beauté foudroyante. Seul 1 € (digital) regret : The Sound Of Silence n’est dis- ponible qu’en version digitale, pour la modique somme d’un euro. On espère, au moins, une LA VOIX DU MAÎTRE sortie vinyle prochaine. ◆ Joseph Achoury Klejman Qui connaît la voix des ancêtres ? Saurait-on imiter ceux que l’on connaît par ouï-dire ? Impossible, pour le commun des mortels. Les ténors, eux, sont gâtés : leur aîné légendaire fut un pionnier de l’enregistrement. C’est le phonographe qui, à l’aube du siècle dernier, péren- nise la voix fabuleuse d’Enrico Caruso. Dans l’atmos- phère feutrée d’une chambre d’hôtel, un stylet transcrit sur la cire le chant puissant et suave du plus grand ténor de l’histoire. Pas moins de trois cents morceaux, gravés entre 1902 et 1920, ont vaincu la corruption du temps. Roberto Alagna a passé sa vie à les disséquer. C’est son panthéon qu’il nous dévoile dans ce disque, où l’opéra côtoie le chant sacré et la mélodie populaire. Quel était le secret de ce chanteur mythique ? Une tuyauterie d’orgue dans la poitrine immense, des cordes de violoncelle dans la gorge. Et un cœur chauffé à blanc, résonnant d’élans généreux et de passions extrêmes. Il y avait une larme dans PERLE DE L’AUTOMNE DERNIER sa voix, disait-on. Comment chanter, après lui ? Tous ont Bon sang ! Où se fournit l’excellent Label dû se mesurer à ce styliste puissant et sensible. Beaucoup M. Bongo ? Cette fois, la trouvaille de l’ont imité, piètre façon de lui rendre hommage ou d’affer- l’année est allée atterrir directement sur la mir leur talent. Alagna, quant à lui, dépasse la reproduc- boîte mail du DA du label ! Kit (24 ans) tion littérale. Il s’approprie Caruso en tout et pour tout : envoie sa démo de « truc de samba à la les tempi, les accents, les respirations. Mais le charme et MANTRA turque » pour glaner quelques conseils la lumière lui sont propres. Tout comme ce rare mélange MODERNE d’intelligence et de liberté dont fait preuve notre ténor Kit Sebastian en matière de diffusion. Le staff devient fou en découvrant les titres et décide de aux racines siciliennes. Seul un artiste au sommet de ses M. Bongo moyens pouvait nous offrir un cadeau d’une telle finesse. 18,44 € signer et sortir l’album tel quel ! Une pre- mière pour le Label des compilations poin- On y sent une admiration profonde pour le maître, celle tues ! Mantra Moderne est un ovni contemporain, un duo qui n’écrase pas le disciple. Au fond la haute-fidélité, avant à consonance d’easy-listening, d’euro-pop des sixties, de d’être un procédé acoustique, n’est-elle pas une question tropicalia brésilienne, et de musique psychédélique anato- spirituelle ? ◆ lienne. Un Graal pour les fans de Khruangbin, Portishead, Air, Arcade Fire. Enregistré en un temps record et unique- ment sur du matériel analogique, l’album divulgue neuf CARUSO titres planants où se pose la voix lyrique et aigüe de Merve Airs de compositeurs divers Erdem fraîchement débarquée d’Istanbul. D’accord, la Roberto Alagna, ténor sortie d’album date de cet automne, mais on ne pouvait Yvan Cassar, direction musicale et piano

Johnny Jewel / M. Bongo Sony que se rattraper ! ◆ A.D.N. Sony – 19 € 82 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture

Christian Décamps Poussière d’ange Alors qu’Ange s’apprête à fêter ses cinquante ans d’existence à la fin du mois, nous avons contacté son chanteur et fondateur Christian Décamps, un rockeur de 73 ans. Grand érudit, le petit gars de Belfort nous raconte la formidable ascension du plus grand groupe de rock progressif français, qui aura cumulé six disques d’or et six millions d’albums vendus en un demi-siècle de carrière. Amoureux de l’époque médiévale, ce rural porte un regard désabusé sur la modernité. Entretien avec une légende vivante du rock français.

Pourquoi « Ange » ? Vous avez joué dans des salles mythiques Dans les années 60, on avait monté un orchestre comme le Golf Drouot à Paris en 1970 et qu’on avait appelé « Les Anges » en référence aux vous vous êtes même produit au festival « Hell’s angels ». On sillonnait les bals populaires. de Reading en Angleterre en août 1973. Ensuite, on a appelé le groupe « Ange ». On aime Quel est votre souvenir de concert le ce nom parce qu’il est intemporel comme l’est un plus marquant ? ange. Tout est marquant ! On a un grand souvenir du Golf Drouot. C’était la première fois qu’on mon- Pouvez-vous nous parler brièvement de tait à Paris. À partir de là, on est partis un peu par- la naissance du groupe ? tout. Au festival de Reading en août 1973, on a fait Le déclencheur a été l’album Sergent Pepper des un show remarquable. Malheureusement, l’évé- Beatles. Je me suis mis à écrire des textes dans ma nement n’a pas été couvert par la presse française. langue maternelle et c’est parti comme ça. On Ange n’a jamais eu les faveurs du show-biz. répétait dans un ancien abattoir désaffecté. On est partis avec un vieux camion d’occasion et on a En 1972, Ange a assuré la première fait le tour des cafés-concerts. On n’a jamais eu de partie de Johnny Hallyday sur le « Johnny Hallyday Circus ». Comment plan de carrière. s’est passée votre rencontre avec celui Que pensez-vous de l’appellation « rock qu’on appelait à l’époque « l’idole des progressif » ? jeunes » ? Pour ma part, j’appellerais plutôt ça du « rock Johnny était un peu dépassé par tout ce qui se évolutif ». On nous a classés dans cette catégorie passait à l’époque. Il était impressionné par ce malgré nous, mais ça ne nous dérange pas outre qu’on faisait. Un jour à Montélimar, il m’a dit qu’il

mesure. trouvait ça ringard de porter un nom américain. Marchi Alexandre L’Incorrect n°27 janvier 2020 83

« Un jour à Montélimar, Johnny Culture Halliday m’a dit qu’il trouvait ça Il voulait fonder son propre groupe et l’appeler ringard de porter un nom américain » « Smet ». Finalement, il ne l’a jamais fait mais il était sincère. Johnny était quelqu’un de fidèle en Christian Décamps amitié et de très sympathique quand il n’était pas entouré de sa cour. Quelles sont vos sources d’inspiration pour l’écriture des textes ? pense qu’il y a une similitude entre l’artiste et le En quatre mots : la vie, l’amour, la mort, l’imagi- paysan. J’aime la tranquillité, la plénitude, la séré- naire ! Je laisse libre cours à toutes sortes d’his- nité. toires fantastiques. On peut aussi partir de choses Le groupe Ange est associé aux années très terre à terre pour s’envoler dans le cosmos. 70. Êtes-vous nostalgiques de cette Tout est poésie. J’ai écrit un jour un texte sur les période ? confessions d’une cuvette de WC. Il n’y avait rien de scato là-dedans. On peut écrire sur tout. Hige- Je hais la nostalgie ! Néanmoins, artistiquement lin avait écrit une chanson sur la vie d’une chaise. parlant, la période actuelle n’est pas très créatrice. Il n’y a pas beaucoup de gens intéressants. En pro- Ange a inspiré des groupes de rock vince, il y a des groupes qui méritent le détour, progressif majeurs comme Marillion notamment Feu Chatterton ! Les médias sont trop et des formations plus récentes comme focalisés sur les musiques urbaines. Un artiste est Porcupine Tree… jugé au nombre de vues sur les réseaux sociaux. On fait partie des gens qui ont influencé la scène On vit dans un monde en décadence. mais on n’est pas les seuls. Steven Wilson (leader de Porcupine Tree) m’a avoué nous avoir pillé une Ange est une référence dans le monde introduction. Il y a eu aussi Steve Hogarth (chan- entier. Comment expliquez-vous que les teur de Marillion) qui m’a dit que je faisais partie médias vous boudent malgré tout ? des gens qui lui avaient donné envie de chanter. Le show-biz parisianiste n’aime pas Ange. J’ai Malgré notre côté artisanal, on est acceptés par- quand même quelques amis dans le métier. Nelson tout. On a joué au Mexique, aux États-Unis, au Monfort est un de nos fans ainsi que Xavier de Japon, en Russie… Fontenay. En voyageant, je me suis rendu compte à quel point le show-biz parisien est ringard. On En 1969, vous avez composé un opéra ne crée plus, on s’inspire de ce qui se fait ailleurs. rock : La Fantastique épopée du général Ce qui compte, ce sont les parts de marché. Le machin, qu’on pourrait qualifier jour où on supprimera l’argent, on aura gagné. d’antimilitariste. Vous définiriez-vous C’est une utopie mais c’est faisable. comme anarchiste ? Je suis juste un humaniste. Au tout début d’Ange, Le groupe s’apprête à fêter ses cinquante j’écrivais de façon assez scolaire. J’étais nourri ans, notamment à travers deux concerts des récits de la seconde guerre mondiale par mes au Trianon à Paris. Un mot sur vos parents. Mon père était un titi parisien qui avait projets futurs ? été mobilisé et qui a participé au débarquement à Il y a déjà cette belle tournée en 2020. Quand on Naples et à la bataille de Monte Cassino. Ensuite, aura fini tout ça, on enregistrera un nouvel album il est remonté jusque dans la Haute-Saône où en 2021. J’ai un roman qui sommeille depuis sept il a rencontré ma mère qui était résistante. Mes Ange sera en concert ans. J’ai aussi un album solo qui est toujours en au Trianon pour les parents m’ont raconté l’absurdité de la guerre. cours. Ensuite, vu mon âge, tout est incertain. Mais 50 ans du groupe C’est ce qui m’a donné envie d’écrire cet opéra. tant que Paul McCartney jouera, je continuerai… les 31 janvier et Propos recueillis par Mathieu Bollon 1er février.G Sur l’album Au-delà du délire (1974), il ◆ y a un titre qui s’appelle « Si j’étais le messie » qui porte un regard critique sur le christianisme Je porte le même regard sur la religion aujourd’hui qu’à l’époque. Pour moi, toutes les religions sont des sectes autorisées. Il est important de se retrou- ver avec des vraies valeurs. Je pense que l’artiste et le poète se doivent de changer l’âme humaine. C’est utopique mais comme la vie est une utopie… Vous habitez depuis plus de quarante ans dans la commune de Saint-Bresson en Franche-Comté dans un milieu rural. D’où vient chez vous cet amour du terroir qui transparaît dans vos textes ?

Alexandre Marchi Alexandre J’aime la campagne, la nature et les paysans. Je 84 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture Place de la Comédie

péguy dans tous ses états Ce seul-en-scène permet à Bertrand Constant, ancien officier passé du casque au masque, de déployer toute la virtuosité qu’il s’est acquise dans cette reconversion. Jouant tour à tour une dizaine LÉVITATION TOTALE de rôles différents, il convainc et passionne, insi- Tsapis Volant offre une sensation inconnue. Il égraine les nuant en outre des atmosphères entières à chaque voix de six identités vocales féminines, le son des percus- nouvelle scène, offrant ainsi au public un kaléidos- sions du kurde Neset Kutas, qui se rencontrent autour cope accéléré tournoyant depuis un seul corps. d’un quart de queue blanc, classique, disposant d’un sys- Un journaliste questionne l’écrivain peu avant son tème dissimulé dans ses entrailles. Un prototype au son départ à la guerre de 14 où il périra d’une balle singulier et unique, jumeau du seul piano oriental conçu au front la veille de la bataille de la Marne. Péguy par Abdallah Chahine (Liban). Douze demi-tons de la se confie en revenant sur les épisodes marquants gamme tempérée, auxquels viennent s’ajouter cinq notes de son existence : son enfance pauvre, son éduca- nouvelles permettent à Stéphane Tsapis de s’envoler en tion par les hussards noirs qui l’élevèrent au-des- quarts de tons orientaux. L’actualité Tsapis est riche, lui, sus de sa condition, son engagement dreyfusiste, ingénieux. Un album solo bande son du « concert dessi- socialiste, puis catholique et patriote, l’aventure né » Le Piano oriental, et le luxueux coffret BD/CD signé des Cahiers de la Quinzaine, l’incompréhension Zeina Abirached, arrière-petite-fille d’Abdellah Chahine qu’il suscitera chez tous les partis. Un magnifique aux éditions Casterman. Trois embarquements alternati- portrait de l’écrivain en prophète intransigeant, vement libanais, grec, syrien, anatolien, kurde, japonais, probe, inspiré, impeccable. Et une performance colombien rassemblés à travers un discours cohérent et qui vaut à ce spectacle intense d’être éligible qui nous font tous léviter autour de l’histoire insensée de aux Molières 2020 – avec nos encouragements ! ce piano unique. ◆ A.D.N. ◆ Romaric Sangars

LE PIANO ORIENTAL CHARLES PÉGUY, LE VISIONNAIRE (1 h 05) BD Coffret luxe Avec Bertrand Constant Livre/CD Mise en scène : Laetitia Gonzalbes Stéphane Tsapis & TSAPIS VOLANT Auteur : Samuel Bartholin Zeina Abirached Stéphane Tsapis Théâtre de la Contrescarpe

Casterman ◆ 39 € Cristal Records ◆ 17 € Jusqu’au 27 janvier Rappeneau / Fabienne Casterman Didier Plowy – Photo Rmn-Grand 2019 Palais L’Incorrect n°27 janvier 2020 85 Culture

Le Greco L’Œuvre au noir Il fallait un puissant artiste, hanté par les mêmes songes, pour nous ouvrir les yeux d’un coup de flammes à la peinture duGreco . Aurions- nous vu ce que nous avons vu au Grand Palais, sans les lumières du peintre de la nuit, Jean-Paul Marcheschi ? Sans doute pas. Rendons ici hommage à deux peintres majeurs dont l’un se révèle en révélant l’autre. Hommage au carré.

on seulement le grand public mécon- ture, et les critiques qui se manifestèrent de son vivant naît l’œuvre du Greco depuis des ont perduré des siècles durant jusqu’au nôtre », écrit siècles, quand il ne la méprise pas, Marcheschi à son endroit. Et d’expliquer : « Ce tout bonnement, mais bien des éru- que peignit le Crétois – à bien examiner l’histoire de n dits, bien des critiques l’ont tant et l’art – nul ne le fit avant lui ». On a reproché au plus éreintée. Marcheschi nous en donne un bref Greco son dessin, ses couleurs, ses incohérences, aperçu dans son formidable livre Le Greco. Un sa mauvaise copie de la réalité, tout ce qui, en fin grand sommeil noir. « Dégénérescence artistique de compte, a été reproché au long des siècles aux […] sans précédent dans l’histoire de l’art » (Carl peintres de grand talent. Le peintre crétois, exilé à Justi) ; « peinture méprisable et ridicule, […] dessin Tolède après être passé par Venise et Rome, où il disloqué, […] couleur désagréable » (Antonio Palo- copia plusieurs années les grands maîtres, n’est pas mino). Rien n’a été épargné au Grec de Tolède. de la race des peintres académiques. Marcheschi

Rmn-Grand Palais 2019 – Photo Didier Plowy – Photo Rmn-Grand 2019 Palais « Je conçois bien les résistances que soulève sa pein- le compare à Proust dont les Pastiches et mélanges 86 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture

à emprunter pour s’élever lui aussi vers les cieux. Le feu, ce medium qui lie le terrestre au divin et qui, plus bas, menace d’engloutir l’homme dans l’enfer. Le feu, esprit de tous les dangers, par quoi l’homme chute à la suite de Lucifer, le porteur de flambeau, mais s’élève aussi vers Dieu. Dès lors, le feu aura une importance primordiale dans l’œuvre du Greco : « images du feu dans ses tableaux – dans les Pentecôtes, les porte-flambeaux de L’Enterre- ment du comte d’Orgaz, les fleurs-flammes –, mais, plus concrètement par l’étirement des corps, par ces abîmes verticaux qui fendent l’espace, imitant le mouvement ascensionnel de la flamme ». ŒUVRE À LA VERTICALE Voici en partie résolu le mystère des corps dérai- E. Le Christ furent la manière d’entraîner sa plume autant que sonnablement étirés, qui feront dire à beaucoup chassant les d’écarter les grands maîtres. En quelques années, marchands du que le Greco ne sait pas dessiner, comme il fut le peintre arrivant à Venise de son île excentrée où Temple (vers 1575) dit au sujet de Picasso, quand l’un et l’autre maî- Greco il prend conscience de son retard considérable, trisaient le dessin classique à la perfection. Les recopie les maîtres et les digère, Titien et Tintoret surtout, puis Michel-Ange à Rome, afin de mieux corps du Greco sont des flammes s’étirant vers le les expulser de lui. ciel ou plongeant vers l’enfer. Elles sont encore des larmes, jaillissement d’amour, de peine, de joie, dont l’œuvre du peintre est emplie. « Le Greco est le monde peint à travers les larmes », dit Marcheschi. Le feu, ce medium qui lie Des larmes pour éteindre les lames de feu que l’hu- le terrestre au divin et qui, manité, aussi sainte soit-elle, en la personne de Saint-Pierre ou en celle de Marie-Madeleine, peine plus bas, menace d’engloutir à supporter ? La célèbre Vue de Tolède du Greco est l’homme dans l’enfer. Le feu, encore absolument aberrante, picturalement par- lant. Ce n’est, dans un format portrait et non pay- esprit de tous les dangers, sage, qu’un ciel déchaîné, éventré, sous une ville par quoi l’homme chute à la quasi cadavérique, dépourvue d’être humain (une première dans l’histoire de la peinture occidentale, suite de Lucifer, le porteur de note Marcheschi), dont l’architecture et le plan se flambeau, mais s’élève aussi moquent de la réalité, où la tour disproportion- née s’élève haut dans le ciel comme une chandelle vers Dieu attendant l’éclair qui l’allumera. LA LUMIÈRE DU NOIR NAISSANCE DU FEU Reste à explorer chez le Greco la place du noir, et LE GRECO. Le jeune artiste cherche son style, ce feu sacré qui qui mieux que le peintre corse pour en causer ? UN GRAND fera de lui un autre peintre. À la suite de Roland « Le noir est ce qui permet de regarder le soleil en SOMMEIL NOIR face ». Cette révélation qu’eut Marcheschi enfant, Jean-Paul Barthes, qui cherchait à déterminer le moment où naît le style d’un écrivain, et qui finit par situer lorsque son père lui fournit des écailles noires à Marcheschi placer sur les yeux pour jouir du spectacle d’une éditions Plessis celui de Proust en septembre 1909, Marcheschi éclipse de soleil, hante son œuvre. Sans le noir, Art3 s’interroge : à quel moment de sa vie le Greco a 104 p. – 17 € trouvé son style ? Quand est-il né peintre ? « Je point de lumière. Sans l’ombre, point de relief. Le dirais dans le cas du Greco, que le lieu dans lequel se noir illumine les toiles du Greco, dont il fut dit produit la cristallisation est le Garçon allumant une que ce qui lui causa le plus grand travail furent les chandelle. (…) L’enfant souffle sur la braise ; de la couleurs. Comme le trait de son dessin, la palette main droite il tient une chandelle, mais la flamme de de ses couleurs est immédiatement remarquable. cette dernière n’a pas encore pris. La chandelle m’ap- Incomparable. Si le noir est ce qui permet de paraît comme un analogon du pinceau. […] C’est regarder le soleil en face, c’est par lui que nous l’instant d’avant le feu ». On sait l’importance que regardons également la mort – le deuil est noir. revêt le feu pour Marcheschi, peintre insulaire lui Il est le négatif de la vie, donc son essence, d’où aussi, corse par le père, né à Bastia, et qui peint procède la lumière. Le Greco est le négatif de la avec son « pinceau de feu » des scènes halluci- peinture occidentale que seuls quelques grands nées par les visions infernales de Dante. Mais il ne ont su révéler : Cézanne, Picasso, les Expres- GRECO se contente pas d’attirer le Greco dans ses filets, de sionnistes sans doute, Fautrier, Marcheschi… Il Grand Palais le faire briller à sa cause. Le feu est bien le souffle était temps de lui porter un hommage en pleine

Jusqu’au 10 février sacré que l’artiste cherche non à domestiquer mais lumière. ◆ Matthieu Falcone of ArtsThe Minneapolis Institute – Grasset Paga Jean-François L’Incorrect n°27 janvier 2020 87 Culture OMAR & KIM C’est le récit d’une nuit surréaliste et de ses extravagants pré- liminaires. Le 3 novembre 2016, Kim Kardashian, la richis- sime fille de la télé-réalité, est braquée dans sa chambre d’un no address parisien. La milliardaire est retrouvée ligotée en petite tenue et en larmes, dépouillée de ses neuf millions d’euros de bijoux. Qui était cette équipe de pros déguisés en flics et repartis à vélo ? Un gang de tontons flingueurs avec, à leur tête, Omar le vieux, cerveau et figure du ban- ditisme parigot à l’ancienne. Comment ce type d’un autre temps a-t-il monté (et réussi) un coup si audacieux ? C’est cette collision magique entre deux mondes – en marge du monde – que Pauline Delassus a choisi de raconter dans une langue fluide et vivante. Pour ce faire, elle rembobine, de Los Angeles à Paris, du clinquant putassier aux banlieues mornes, en partant des origines de ces deux personnalités atypiques, du réac à l’ultra-progressiste, d’un égocentrisme à l’autre, jusqu’à la confrontation finale. Pour Kim, dopée à l’exhibition, au cynisme et aux coups médiatiques, tout est bon pour atteindre son objectif. Cette fille brillante, en dépit des apparences, sait ce qu’elle veut, et s’avère être une businesswoman implacable. Entre deux démonstrations de piété, elle renforce son empire. Aujourd’hui, la sextape est loin et les préoccupations de l’influenceuse se font plus poli- d’exception rapporte peu. À lire ces tiques. Elle s’engage côté Démocrates et espère, par ailleurs, lignes, on pourrait penser qu’Omar et suivre la voie de son père avocat. Ce dernier fut l’ami et sa bande aient, en quelque sorte, voulu défenseur d’O.J. Simpson – star du football, parrain de Kim, finir en beauté, sur un coup symbo- mais aussi mari violent et meurtrier. LA NUIT DE KIM lique. Le mystère reste entier, même si KARDASHIAN En face, c’est Omar qui, très tôt, développe des ambitions le gang a fini par se faire pincer. Les his- Pauline Delassus débordantes, trop grandes pour ne pas avoir à jouer des toires d’ADN ne font pas bon ménage Grasset coudes, jusqu’à devenir ce braqueur en cavale pouvant se avec les vieilles méthodes, aussi bien 138 p. – 17 € targuer d’une carrière à la hauteur de celles-ci. « La Nuit ficelées soient-elles. Bref, une aventure d’Omar le vieux » aurait été un titre moins vendeur, mais intrigante, insolite, et des personnages hantés, chacun à leur c’est, à égalité, l’autre vedette romanesque du récit. Compte façon, par l’accession au pouvoir via des chemins pour le tenu du risque et de la perte à la revente, le vol de bijoux moins équivoques. ◆ Alain Leroy

RUSSE, ARCHIRUSSE Metteur en scène à succès, Filippov revient sur ses terres natales de Sibé- rie afin de rencontrer un ami d’enfance dont il va partiellement voler le travail. D’emblée, on découvre un homme cynique et narcissique, mais surtout adepte du zapoï [art de boire sans interruption chez les Russes]. Dans l’avion qui l’arrache à Moscou pour cette contrée glaciale, Filippov est déjà tombé dans les vapes et ses souvenirs lui jouent des tours. C’est donc sur ce mode hautement alcoolisé que va se jouer une comédie noire. Entre deux pertes de connaissance, le metteur en scène se heurte aux coutumes locales hantées par l’URSS, mais surtout à son passé nébuleux que les nombreux personnages vont ranimer au fil des escapades. Mais Filippov a-t-il encore une âme ? Quand la centrale électrique lâche, la ville entière livrée au froid bascule dans le chaos. Suivi de près par le Démon du vide, l’antihéros va tout faire pour se racheter dans une ambiance de fin LE FROID du monde post-soviétique absolument bordélique. Un roman foutraque Andreï Guelassimov en forme de course à la rédemption sur fond de guerre du feu désabusée Actes Sud

The Minneapolis Institute of ArtsThe Minneapolis Institute – Grasset Paga Jean-François – archi-russe. ◆ A.L. 336 p. – 22,50 € 88 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture

LA BARTLEBY DU PAUVRE Le personnage de Bartleby le scribe a la cote. Après que Julien Battesti l’a mis au cœur deL’imitation de Bartleby l’automne dernier, Pauline Klein se place aujourd’hui sous son patronage dans La Figurante, récit de la vie d’une fille de trente ans qui se demande ce qu’elle fout là et qui, comme le héros, préférerait ne pas – la phrase n’est pas citée dans le récit mais la quatrième de couverture y fait allusion. Hélas, on est loin des vertiges méta- physiques de Melville : Pauline Klein n’a pas grand-chose à dire, et le dit mal. Sa narratrice s’ennuie à New York, puis à Saint- LA FIGURANTE Germain-des-Prés ; nous avec elle. Elle communique son spleen Pauline Klein dans des formules sentencieuses et maladroites, style : « Je n’ai jamais pu cesser d’être bercée par l’équivocité Flammarion du monde ». Jamais pouvoir cesser, ce n’est pas très joli. Être bercé par l’équivocité du monde, ça ne veut 198 p. – 18 € rien dire. L’auteur n’est pas douée non plus avec la concordance des temps, ni avec les marques de voiture (« Alpha Roméo »). « Plus le temps passait, dit la narratrice, plus j’avais le sentiment de me lever le matin pour me diriger nulle part. » Destination atteinte. ◆ Jérôme Malbert NOTRE BARTLEBY VERT DRAGON ◆ Philippe Barthelet ◆ P-G. de Roux ◆ 218 p. – 25 € Philippe Barthelet, c’est facile, est notre Bartleby ; il préférerait ne pas abdiquer la langue et avec opiniâtreté poursuit son chemin, ou sa quête, car Barthelet est aussi un chevalier. Après Fou Forêt et d’autres recueils d’articles aux titres coruscants, où il ferraille contre l’oubli de notre génie, le voici arrivé à la septième et dernière station de son « Roman de la langue », à la poursuite du Vert dragon. Son érudition cavalière et sa curiosité nous guident dans la forêt de ses livres, aussi différents que ceux de Fatou Diome ou de Gabriel Matzneff, en passant parLa langue des rois du Moyen-âge du bien nommé Serge Lusignan. Barthelet fait claquer la langue comme un étendard, parce que le français « fut jadis la merveille du monde ». Honneur au scribe ! ◆ Bertrand Lacarelle

Pause Littérature ouvrière Où sont passés les prolos lettrés ? son personnage, « working class hero » par excellence, l’auteur a puisé dans sa propre expérience. Décédé en 2010, il aura entraî- né dans son sillage tout un groupe d’écri- vains en colère (les « angry young men ») et inspiré le rock, le premier roman de Silli- toe baignant en effet dans le même univers prolétarien d’où émergeront Joy Division ou les Sex Pistols. Du côté de la littérature, John King, l’auteur de Football factory, fut l’un de ses émules. Si la littérature ouvrière reste encore vivace outre-Manche, ce genre en stade terminal attend toujours chez nous d’être ranimé. Le passage d’une société tra- orsqu’en 1958 paraît le premier bagarre parfois et entretient une relation ditionnelle à une société sans classes (mais non sans inégalités) l’aurait-il rendu caduc ? roman d’Alan Sillitoe, Samedi soir, coupable avec une femme mariée. Un jour, 2020 verra peut-être émerger le premier dimanche matin, on découvre un celle-ci, Brenda, tombe enceinte, évènement roman Gilets jaunes. ◆ Mathieu Bollon l sommet littéraire hissé depuis de qui va entraîner une avalanche de problèmes simples faits quotidiens. Dans ce livre culte desquels notre anti-héros va éprouver le plus que rééditent les éditions de L’Échappée, le grand mal à se dépêtrer. Au bout du tunnel, SAMEDI SOIR, jeune Arthur Seaton est un ouvrier modèle une idylle avec l’innocente Doreen semble DIMANCHE MATIN des Midlands qui vit encore chez ses parents. promettre un nouveau départ. L’impact de Alan Sillitoe Le soir, après sa journée de travail à l’usine, ce roman générationnel, qui inspira un film L’Échappée

il disserte sur le football au pub du coin, se en 1960, fut retentissant. Pour accoucher de 288 p. - 20 € Flammarion / D.R. L’Incorrect n°27 janvier 2020 89 Culture

Recours au poème Par Gwen Garnier-Duguy « Il est trop tard pour me taire » NOSTALGIE POST-PUNK Anoushka a disparu, et Simon part à sa recherche dans le Paris du tournant des années 70. Au travers de cet ouvrage, Patrick Eudeline nous livre une fenêtre (à peine) romancée sur sa jeunesse post-pu- nk. Les plus âgés d’entre nous redécou- vriront avec plaisir la dernière époque de liberté, avant l’automatisation du monde et le grand village-global, quand dans les interstices de la société grouillait une ANOUSHKA 79 JARDINIER Patrick Eudeline Ariel Spiegler contre-culture qui n’était pas encore offi- cielle et subventionnée. Avant que Paris Le Passage Gallimard 232 p. – 18 € 104 p. – 11,50 € ne devienne un cloaque aseptisé et que la rébellion ne soit plus vendue qu’à huit euros la pinte dans un gobelet en plastique consigné. Une vraie bouffée d’air frais qui rappellera des souvenirs à certains, et qui donnera Ariel Spiegler, avec Jardinier, poursuit son travail aux autres le vague à l’âme d’une époque qu’ils n’ont pas dans la continuité du Prix Apollinaire Découverte connue. Les punks déclaraient : « No future ». Mainte- reçu en 2017 pour C’est pourquoi les jeunes filles nant, le futur est là, et c’est bien dommage : Anoushka a t’aiment publié chez Corlevour. « Tu t’es voué à disparu ; tout un monde avec elle. ◆ J.A.K. une blessure / qui t’a menée ici, où tu ne sais pas / avec l’obstination des saumons / à rebours des tor- rents / ce que tu cherches ». L’origine ici suggérée sera plus loin confirmée : « et ton origine à chaque instant commence ». Cependant le chemin n’est pas ici d’eau mais une « marche de flambeaux ». LE HÉROS ET LA TECHNIQUE Si douleur il y a dans le fait de vivre, une voix mur- Julien Hervier, notre grand spécialiste mure : « Je suis la meilleure part de toi », « Tu me national d’Ernst Jünger, rassemble en résistes et tu as mal ». À cette voix intérieure, Spie- version poche dix essais du contempla- gler répond « je veux aller à sa suite // Je l’ai recon- teur héroïque. L’intérêt de sa sélection nu / et je l’aime ». De qui parle-t-elle ? Un tercet est qu’elle se concentre sur la réflexion jubilatoire et sans ambiguïté le révèle : « Il a vaincu que l’écrivain allemand mena sur la le monde. / À cela réjouis-toi sans fin, / Tu ne peux Technique, des années 30 aux années rien changer ». 90 d’un siècle qu’il traversa de part en part. Or, cette réflexion est fascinante Ce poème est ainsi la dialectique de la parole autant par son audace que par son évo- ESSAIS avec la voix du dedans. Métaphysique cette voix, lution. Dans Le Travailleur, Jünger, selon Ernst Jünger puisque le lieu du Jardinier est cet état d’être où la la morale nietzschéenne qui est la sienne, Le Livre de Poche part perfectible de l’homme parle avec l’Absence au lieu de condamner l’assomption du 1 160 p. – 26,90 € manifestée. monde technicien, tente d’y faire face et d’y repérer des possibilités de dépassement. La figure qui Spiegler approfondit ce corps-à-corps référant au domine notre temps est celle du « Travailleur », ascétique Cantique des cantiques mais en le dénudant davan- et impersonnelle, et elle piétine heureusement le règne tage à travers un chair-à-chair que permet la parole, bourgeois, égoïste, rationaliste et sentimental. Oui, mais… d’une chair à l’érotisme ontologique, donnant aussi héroïque soit-on, peut-on vraiment chevaucher ce naissance à ce merveilleux poème traversant le lan- dragon ? C’est ce que croira de moins en moins l’ancien gage. Cette chair-là, envisagée non pas à nu mais à officier, mettant bientôt en garde contre l’hybris techni- vif, est l’espace du Verbe nous permettant d’épou- cienne assimilée à une nouvelle ère des Titans révoltés ser l’au-delà du monde que nous portons en nous. contre l’harmonie divine. Jünger nous livrera alors d’autres « J’ai voulu dormir dans les ronces pour toi, / mais tu modèles de survie : le rebelle, l’anarque, pour que nous res-

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect as pris mon visage / et tu l’as caressé ». ◆ tions libres. ◆ R.S. 90 L’Incorrect n°27 janvier 2020 Culture

Eugène Green Six personnages en quête de sens

Turin, six jeunes gens se croisent, s’aiment, complotent et se cherchent. Une comédie satirique et mélancolique d’Eugène Green, toujours en première ligne pour défendre la civilisation contre le vide spirituel et le à matérialisme. Ce petit roman de 200 pages passerait facilement inaperçu parmi les parutions de janvier s’il n’y avait son titre : Moines et chevaliers. Un roman moyenâgeux ? Non : un roman qui loue deux modes de vie anciens, impensables pour nos contemporains tournés vers la jouissance, la transformation de soi et la destruction des contraintes. À Turin, de nos jours, six personnages de vingt ans se croisent, discutent, couchent ensemble, s’égarent. En arrière-plan, l’enlèvement d’un banquier pour motifs politiques façon Aldo Moro, et l’assassinat d’une fillette. Comédie légère et mélancolique, charge contre l’américanisation de l’Europe, appel à la foi pour combler le vide de nos sociétés, il y a tout cela dans ce roman vivant, rapide, plaisant, servi par une belle langue où, comme chez Vian, le whisky

devient houisqui et le tramway, tramouais. Interviouve. Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 91 Culture

Les rives du Pô, les rues de Turin : pourquoi avoir choisi l’Italie comme décor ? Je suis très sensible aux lieux, qui souvent me soufflent l’idée d’une histoire. J’ai souvent eu l’occasion d’aller à Turin – le Festival de Turin a programmé tous mes films – notamment pourLa Sapienza, car en plus des séquences qui se passent dans cette ville, on y a tourné tous les intérieurs censés être à Paris, à Stresa et à Rome. C’est une ville étrange, car en dépit de son allure « atticiste » (la France n’est pas loin), on y sent un mystère, et c’est une ville qui, contrairement à Rome, Flo- « Les gens de ma génération ont fait une rence, ou Venise, est encore habitée par ses habitants. révolution culturelle, moins complète qu’en Vos personnages ont la Chine, mais dans le même sens » vingtaine. Qu’est-ce qui vous intéresse chez cette génération ? Eugène Green Elle a subi de plein fouet la barbarisation de l’Europe : d’une part, parce que les gens de ma génération ont fait une « révo- lution culturelle », moins complète qu’en Chine, mais dans le même sens, créant La nécessité de retrouver une vie spiri- des raisons qui n’ont rien à voir avec leur une interruption de la mémoire collec- tuelle, et le fait qu’on ne peut s’approcher valeur sociale : la distinction de genre tive, d’autre part, parce que les Barbares de la vérité absolue de l’Un qu’à travers fait partie de l’identité génétique de – les Étatsunitiens – ont pu, à partir des des images et des métaphores, que nous la langue française, et tant qu’elle était années 1980, asseoir leur domination fournissent les traditions religieuses (et vivante, cela se faisait spontanément. Au coloniale sur l’Europe, dans un premier la nôtre est judéo-chrétienne), est un Moyen Âge, par exemple, il était impos- temps par la télévision et par les produits thème constant dans mes romans. Ce que sible pour une personne de langue fran- qu’ils fabriquent en guise de cinéma, je pense est résumé de la manière la plus çaise d’apposer un adjectif masculin à un ensuite par internet et les « réseaux exacte par « l’homélie laïque » d’après substantif féminin. C’est pourquoi une sociaux ». Ces jeunes sont nés dans une un sermon de Maître Eckhart qu’on voie à côté de Notre-Dame s’appelle la société sans vie spirituelle, remplacée par trouve dans mon roman La Communauté rue Chanoinesse (il n’y avait que des cha- le consumérisme. Comme, à vingt ans, on universelle. noines), et qu’on dit la rue Poissonnière a des intuitions qui nous poussent quand (où se trouvaient les marchands de pois- même à chercher autre chose, cela donne On retrouve dans le roman votre sons). Mais il est insupportable de voir des résultats très divers, illustrés par les six souci de défense de la langue des féminins comme « auteure », car personnages de cet âge qu’on trouve dans française, notamment contre les aucun nom dérivé d’un substantif latin en le roman. anglicismes. La situation est-elle -or ne forme son féminin ainsi. Le fémi- désespérée ? nin « d’auteur » est « autrice », mot qui Que sont les moines et Il y a un abandon de la langue française existe depuis le Moyen Âge, et comme les chevaliers du titre ? de la part de l’État, qui ferme partout les mots en -re viennent de la contraction de Pour moi, ils représentent deux modèles : Instituts français et qui, dans des réunions mots en -or, c’est pareil, on devrait dire la vie contemplative, ou la recherche spi- internationales, encourage des Français à « une peintrice, une ministrice ». rituelle, et l’action au service d’un idéal. s’exprimer dans la langue de M. Trompe. Deux modèles que la société actuelle Or le plus grave, c’est la dévitalisation de Et l’écriture « inclusive » ? condamne, comme elle condamne en la langue, qui autrement rejetterait les C’est l’idée de quelqu’un qui n’a aucun fait toute différenciation par rapport à un anglicismes comme le système immuni- rapport organique avec la langue fran- modèle unique fabriqué en Barbarie. taire rejette les virus. Mais d’une certaine çaise – ni avec quelque langue que ce Il y a un fils de famille fortuné, intoxiqué manière, c’est la violence jacobine qui soit – ce qui veut dire, en fait, quelqu’un par le jargon marxiste. Un modèle encore revient comme un boomerang car, inspi- à qui il manque le facteur essentiel de courant de nos jours… rée par les lumières de l’abbé Grégoire, la l’humanité. Si on écrit « che.è.r.e.s Fran- En effet : les jeunes gens nés dans une République a consciemment œuvré, pen- çais.e.s », comment prononce-t-on ces civilisation moribonde sont ouverts à des dant deux siècles, pour « exterminer » deux vocables ? On ne peut pas. Et une idéologies qui semblent leur donner des les sept langues autres que le français qui langue qui ne peut s’incarner est une repères et leur permettre une forme d’ac- se parlaient sur son territoire. langue morte. ◆ Propos recueillis par tion qui tend presque toujours vers la vio- Bernard Quiriny lence. Cela est vrai aussi bien en France Que pensez-vous de la qu’en Italie, aussi bien chez les « antifas- féminisation des noms de cistes » que chez les « identitaires ». métier ? MOINES ET CHEVALIERS Le roman s’achève sur une tirade en Personnellement, je suis pour les formes Eugène Green faveur des racines chrétiennes de l’Eu- féminines, et les utilise depuis bien avant Le Rocher

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect rope. Est-ce le livre d’un chrétien ? qu’elles ne soient à la mode, mais pour 192 p. – 18,90 € 92 L’Incorrect n°27 janvier 2020 La fabrique du fabo

des choses d’un autre âge. On préfère le familier : la fange et le grotesque. On sollicitera l’approche sensorielle et perceptive (probable- Son style à elle ment lu dans un dépliant) pour vous prouver qu’il n’y a rien à Par Stéphanie-Lucie Mathern voir. S’il n’y a rien à voir, en revanche il y a souvent beaucoup à lire. L’art demande de la culture et de la disponibilité. Souvent, il ne propose rien de plus qu’un moment de vie. Comment démê- ler le vrai du faux, demandera-t-on ? Pour faire la différence, il faudra puiser dans les mythes de l’histoire (de l’art) occidentale Pourquoi pour mieux la réinterpréter en s’imprégnant également de l’air Didier Bourdon du temps. On a décidé de faire débuter l’art contemporain en 1970, juste après 1968. En révolutionnant les pratiques, a remplacé transgressant les règles et reconsidérant la réalité. On commen- ça avec le happening où l’événement fugace remplaça l’œuvre Dieu pérenne. L’apologie de l’éphémère a été faite par les punks de dadas. On a désacralisé l’œuvre pour rapprocher l’art de la vie Essai sur l’art contemporain et célébrer la banalité. Duchamp fait office de grand gourou du banal. Il est le premier en exposant simplement un objet préfa- « Il y a dans toute œuvre d’art une tentation briqué à dire que ce n’est pas le faire qui compte mais le penser. On désacralise avec humour la vénération, en se cherchant de surmontée de suicide ». M. Butor / « Le peintre nouveaux dieux. est boucher, certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour L’humain ne pouvant se contenter de soi, l’artiste doit-il réinven- ter le vivant et imaginer celui du tur-fu ? La science semble offrir Crucifié » G. Deleuze / « L’univers artistique des perspectives illimitées. On reconsidère la race, le genre, l’ap- est plus ou moins réservé à ceux qui en ont un peu parence et l’identité en annonçant l’hybride et le corps mutant. On sème le trouble dans l’artificiel et le vivant en cherchant des marre ». M. Houellebecq sensations fortes. Repoussons les limites du supportable, chions sur toutes les bornes. Encore. La perception doit changer, on doit pouvoir facilement atteindre une autre dimension, souvent u’est ce que l’art contemporain ? Les exposi- en changeant d’échelle. Il s’agit de rompre avec les règles de la tions ressemblent à des bazars, à des boutiques perspective en réinventant un nouvel espace qui sondera l’im- de mode, où l’on trouve le plus souvent des palpable et fera disparaître les repères (lol). Un monde sans vide restes de repas (j’ai rendu mes coquillettes, ni plein qui fera de nous des éternels déséquilibrés. On doit pou- les retrouveras-tu ?) De la trace partout, du voir se détacher facilement de la réalité – toujours être ailleurs. q presque rien, dans ce bordel de simulacre et (Je est encore un autre) d’équivalence : des empreintes, des miettes, des giclées, de la brûlure et de la lacération, bref de l’organique. C’est sexuel mais On a eu le body-art dans les années 60 et sa dimen- on ne touche pas. sion sacrificielle faisant la part belle aux damnés de la terre. On veut encore éprouver sa résistance à la douleur et L’art contemporain expose que nous faire de son corps un exorcisme kitsch. Du sommes des hommes comme les autres. sang, du sperme, et des excréments. La En effet, nous vivons la même chose : on chair meurtrie peut-elle nous rapprocher mange, on s’habille, on baise, on fait ses On a désacralisé du divin ? Tout le monde peut devenir courses. Pourquoi se retrouver interdit Saint Sébastien pour un quart d’heure : de devant le « que faut-il comprendre » ? Il l’œuvre pour l’orgie des actionnistes viennois au bou- ne s’agit que de se laisser entraîner par le rapprocher l’art de din-hostie de Michel Journiac. On exulte ludique en oubliant les évidences incons- le primitivisme, le refoulé et les pulsions olables. Acceptons la farce et le second la vie et célébrer la violentes. Même exaltation libertaire dans degré. Le beau laisse la place à la singularité, banalité. Duchamp les années 70, sur fond de construction « le beau bizarre. » On a mis de côté l’har- de Beaubourg, régression sexuelle et choc monie grecque, la géométrie de la Renais- fait office de grand pétrolier. sance, le juste des Lumières. La foi ne guide gourou du banal plus les foules. Depuis 1789, notre roi est Aujourd’hui entre écologie, politique et le hasard. Nous sommes sans gloire. Tout science, les inspirations semblent de plus devient aléatoire. Les nouveaux réalistes en plus terre à terre. Une paroi rocheuse l’ont dit : la beauté, c’est le mauvais goût. nous sauvera-t-elle du numérique ? Nous Aujourd’hui, elle n’intéresse d’ailleurs plus personne. Les pro- donnera-t-elle envie de planter une tente Quechua et de faire portions idéales, une exécution irréprochable sont vues comme une rando ? Malheureusement cet art est souvent teinté d’un dis- L’Incorrect n°27 janvier 2020 93

La Grande bouffe du fabo

Par Jean-Baptiste Noé La fabrique Allez les bleus Le fromage à pâte persillée, ou bleu, est l’un des plus délicats qui soient. À base de lait de vache ou de brebis, le caillé est ensemencé de penicillium, nom savant qui désigne les champignons qui viennent pourrir l’intérieur du fromage. Mais ici, comme pour les vins liquoreux, ce sont des pourritures nobles. Des taches allant du bleu au vert se forment à l’intérieur du fromage, creusant des cavités qui apportent toute sa saveur au produit. Le goût est à la fois fort et délicat. Rebutant pour le novice, il est le plus recher- ché par l’amateur de fromage, comme ces croûtes fleuries annonciatrices du goût et des saveurs. Le plus connu des bleus est le roquefort. Fromage au lait cours de militant anti-consumériste, tellement bas de de brebis, né dans les Causses de l’Aveyron, dans le village gamme qu’il fait honte à la cause. Le street-art est une éponyme, le roquefort est ensemencé tout jeune par le peni- hypocrisie quant à l’illusion d’une certaine liberté. cillium roqueforti. La légende raconte qu’un jeune berger On parle même d’art féministe, qui dépasse souvent cassait la croûte à l’abri d’une grotte : un bout de fromage et peu les problématiques de chatte, d’intrusion, et sent un morceau de pain, une tranche de ces belles miches arron- la fillette un peu attouchée par son oncle : on montre tristement à quel point l’identité féminine se résume dies par le levain. Le repas fut interrompu par l’appel d’une au corps et à son incarnation. Ce qui relève souvent brebis attaquée par le loup. Le berger abandonna son repas d’un simple exhibitionnisme. et partit la défendre. Quand il retrouva la grotte quelques jours plus tard, son fromage était devenu bleu au contact L’art contemporain semble souvent ne plus des moisissures de levain développées sur la tranche de pain. avoir d’autres visées que documentaires. Affamé, il croqua malgré tout dans le fromage, et fut surpris L’œuvre n’a pas à ressembler à quelque chose, elle n’a par la saveur. Aujourd’hui, le penicillium est toujours prélevé pas à signifier. Elle est là, sans pourquoi. La forme, la sur des miches de pain. L’air circule dans les fleurines, main- couleur, la matière sont des sujets à part entière. Les tenant les caves à bonne température et humidité. La France petites logiques deviennent les grandes. L’art contem- dispose de beaucoup d’autres bleus, essentiellement dans les porain fait l’éloge du détail. Tout – paradoxalement Alpes et le Massif central. Bleu d’Auvergne, bleu des Causses – invite à contemplation et à l’expérience spirituelle. et fourme d’Ambert. Tantôt du vache, tantôt du brebis, du Dans un monde sans dieu, il reste l’art abstrait. Les lait cru ou du lait pasteurisé. On les retrouve sur les marchés années 2000 ont ouvert la voie au sampling, à une comme dans les grandes surfaces. Le bleu de Gex, dans le pure hybridation culturelle, à l’effondrement des hié- Jura, est fameux aussi. Il fut mis au point par les moines de rarchies. Le savant se mêle à la variété grâce au numé- l’abbaye de Saint-Claude, qui savaient travailler la terre et rique et à la marchandisation. C’est la confusion. Le fabriquer de bons produits. Le bleu ressemble aux paysages chaos culturel. L’artiste est celui qui relie les mondes pour produire des atmosphères. qui l’ont vu naître. Les Causses, sols calcaires, rivières sou- terraines, paysages vallonnés et souvent secs, balayés par le L’art est aujourd’hui une question de traduction – vent, froid l’hiver, chaud l’été. Des paysages qui n’attirent passage d’un registre d’une forme à une autre. Étant pas la vie, mais où celle-ci se développe malgré tout. confronté à un stock de savoirs et d’informations visuelles ; le travail est celui de la post-production, du Les marques commerciales ont compris l’attrait remix. L’esthétique est d’effet spécial, d’hyperactivi- pour ce type de fromage et proposent elles aussi té culturelle. La postmodernité a mis fin au concept leurs produits : Bresse bleu, Carré d’Aurillac, Saint Agur. d’originalité. Tout est transitif. L’art nous permet Le marketing est très bon pour reprendre les produits locaux pourtant d’avoir un contact charnel avec l’intelligence. et donner l’impression de l’authenticité. Tout ce qui vaut dans la vie est essentiellement bref. L’artiste ne gardera que ce qui peut le servir. Travailler Les bons fromages méritent d’être consommés seuls, et non pour « ce qui n’a pas de prix » (feat. Annie Le Brun) à la fin des repas quand plus personne n’a faim. Avec du pain, contre les vainqueurs et la fusion de l’art avec le luxe. pour les bleus un pain de campagne au levain. Tout est convertible en son contraire et les critères Avec du vin ; sur les pâtes persillées, rien ne de jugement s’enfoncent de plus en plus dans le flou dépasse les vins mutés : porto, rivesal- (les gens ont toujours eu plus d’oreilles que d’œil) tes, madère. L’alliance de l’acidité et jusqu’au coup médiatique (la banane scotchée de du fruit confit fonctionne bien. Un Cattelan). L’histoire de l’art est devenue l’histoire des roquefort moelleux avec un vieux noms. Tout ce qu’il nous reste est la dérision et un porto se marient bien. Le jeune Dieu absent. ◆ berger a bien fait de courir après le loup ; les pique-niques réus- Ledermen sis ont toujours le charme de la simplicité. ◆ 94 L’Incorrect n°27 janvier 2020 du fabo La fabrique Au salon des automobiles anciennes Les artisans du moteur Du mercredi 5 février au dimanche suivant aura lieu Porte de Versailles le salon Rétromobile. L’ambition de cette quarante-cinquième édition est de dépasser les 132 000 visiteurs de l’année dernière. 1 000 voitures de collection sont exposées. Tous les acteurs du marché sont présents : garages, carrossiers, négociants de voitures et de pièces détachées, selliers et organisateurs de rallye. Ce salon est l’occasion de rêver devant le travail de nos meilleurs artisans.

l existe en France un million de voitures Guichaoua. Dès le 5 janvier, le salon Rétromobile de collection. Des voitures qui procurent accueillera 600 exposants au sein d’un espace de du travail à 20 000 personnes, une écono- 75 000 mètres carrés. Parmi ces exposants se trou- mie estimée à 4 milliards d’euros. Structuré veront des artisans d’exception. Parmi eux : Classic depuis les années 70, le marché explose en Garage et le carrossier Hubert Haberbusch. José Da i 2008 durant la crise des subprimes. L’ef- Rocha, ouvre Classic Garage en février 2000 près fondrement des bourses incite les investisseurs à du mythique circuit de Montlhéry. Une décennie se tourner vers l’art, le vin et les voitures de col- plus tard, il est rejoint par son fils Jérémy, un pas- lection. Cette croissance exponentielle atteint sionné de sports mécaniques. Classic Garage est des sommets lors de la vente de spécialisé dans la restauration et la collection Roger Baillon en Ces passionnés l’entretien de voitures anglaises 2015. Soixante véhicules sortis (Jaguar, Austin-Healey, Aston d’une grange sont vendus aux viennent au Martin). Il compte aujourd’hui enchères par la maison Artcurial. 10 salariés : des mécaniciens, des Ces automobiles (Talbot-Lago, salon pour carrossiers et des tourneurs frai- Delahaye) ne roulent plus et plonger dans seurs. Le garage usine ses propres sont rouillées jusqu’à l’os. Mais pièces détachées. elles sont rares et leurs châssis le passé et valent de l’or. Une Ferrari Spider retrouver une Leur client-type est un ayant appartenu à Alain Delon homme de plus de 50 ans est vendue 15 millions d’euros. émotion jouissant de bons revenus. Depuis 2015 le marché s’est C’est un passionné qui aime stabilisé. « Aujourd’hui 90 % déambuler sur les routes de cam- des passionnés possèdent des véhicules à moins de pagne au volant d’une voiture anglaise. Entre deux 15 000 euros », affirme Jean-Sébastien Guichaoua, rallyes, Classic Garage entretient son véhicule. le directeur du salon Rétromobile. « Ces passion- L’autre activité de la famille Da Rocha concerne nés viennent au salon pour plonger dans le passé et les circuits automobiles : l’équipe du garage assiste retrouver une émotion. Ils cherchent les voitures de ses clients pilotes lors des courses. leur enfance ou de leur jeunesse. La quête des racines est au cœur de Rétromobile. Le passé est à la mode ». En novembre 2014, le garage ferme durant trois mois pour réaliser sa propre voiture. Le choix s’ef- Les constructeurs généralistes surfent fectue sur une voiture de course : l’Austin-Healey sur cette tendance. Quel que soit l’état de 100 M type BN2. Lancé en 1956, ce roadster était l’économie, Renault, Citroën, Peugeot sont tou- destiné à courir les 24 heures du Mans. Pourvue Austin-Healey jours présents à Rétromobile. « C’est l’occasion d’un moteur de 110 chevaux à 4 500 t/mn et 100 m type BN2, pour eux de communiquer sur leurs passés en racon- d’un double carburateur, l’Austin-Healey 100 M restaurée par tant une belle histoire » poursuit Jean-Sébastien BN2 était vouée à vaincre. « Mon père posséd- Classic Garage .F L’Incorrect n°27 janvier 2020 95 du fabo La fabrique Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect 96 L’Incorrect n°27 janvier 2020 du fabo La fabrique

E. Jaguar Type.E ait cette voiture depuis une quinzaine d’années qui est passée dans une roue anglaise (un cylindre qui restaurée et entretenue par Classic était à l’état de ruine. On est donc parti de zéro ». aplatit le métal). Le reste est affaire de coup d’œil. Garage La restauration devient une reconstruction pour L’harmonie des lignes est obtenue en façonnant la Jérémy Da Rocha. Sur la voiture d’origine, tout est tôle à l’aide d’un petit marteau. Un artisan carros- pourri, l’équipe doit développer un nouveau châs- sier peut passer un an sur les lignes d’une voiture sis. Bénéficiant des avancées technologiques, il est de collection. « La mécanique est un métier de pré- plus léger et plus robuste que le châssis d’origine. cision, presque scientifique. La tôlerie est un art ». Cette restauration se compte en Lors d’une restauration, Hubert milliers d’heures de travail. Le Haberbusch n’intervient jamais seul élément conservé de l’épave sur le moteur, il se consacre est le moteur. Tout le reste est « La carrosserie exclusivement à retrouver le moderne. Une voiture ancienne est un art », design de la voiture. qui est neuve ! Drôle de para- doxe. Jérémy Da Rocha pilote disait le maître Les chantiers durent entre un et aujourd’hui en course la 100 M des années 30, deux ans. Seules 8 à 10 voitures et gagne de nombreux podiums. sont restaurées chaque année. Elle est devenue la vitrine du Jean-Jacques Les clients du garage sont des savoir-faire de l’entreprise. Labourdette collectionneurs passionnés, prêts à casser leurs tirelires. Hubert Autre figure de cet artisanat Haberbusch travaille aussi pour moderne : Hubert Haberbusch. la collection Schlumpf, la col- Il est maître carrossier à Strasbourg depuis 40 ans : lection automobile du musée de Mulhouse. De « Autrefois le constructeur d’un véhicule produisait nombreux véhicules furent les pensionnaires du le châssis et la mécanique. Puis la voiture partait chez garage : Bugatti, Pegaso, Porsche 356, Merce- le carrossier qui l’habillait. C’est pour cette raison des. « Chaque marque a ses collectionneurs. Les que l’on considérait la carrosserie comme la haute Citroënistes ne pensent que Citroën. C’est une véri- couture de l’automobile. Avec la standardisation, les table religion ». Pour ne pas être enfermé dans ateliers ont fermé les uns après les autres ». un dogme, Hubert Haberbusch navigue d’une marque à l’autre. Chaque restauration néces- Hubert Haberbusch et ses huit artisans travaillent site donc une grosse recherche dans les archives. la tôle avec les mêmes gestes qu’autrefois. Ce tra- « La carrosserie est un art », disait le maître des vail d’artisan débute par la menuiserie. Car, avant- années 30, Jean-Jacques Labourdette. Affirmation guerre, toutes les armatures de voiture étaient présomptueuse ? Nullement si l’on en juge par le en bois. Le modèle des premiers constructeurs succès de Rétromobile. Fatigué de la sécheresse automobiles était la charrette. Une fois l’arma- et de la bêtise de l’art contemporain, le public est ture réalisée par un menuisier vient le travail de la en quête de sentiments. L’art n’est pas un discours tôle. Les premiers coups sont exécutés au maillet encore moins une idéologie. L’art, c’est l’émotion. pour donner la forme rudimentaire. Puis la tôle ◆ Benjamin de Diesbach

Classic Garage 18 bis, rue de la Mare Jacob, 91 290 La Norville 06 28 59 40 72 Hubert Haberbusch Carrosserie 2, rue du Rhin Napoléon, 67000 Strasbourg – 03 88 61 70 24 Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°27 janvier 2020 97 du fabo

Vive les gros saints ! La fabrique Par Élodie Pérolini Saint Pierre du Péloponnèse Fêté le 1er janvier, martyr, forban et pourfendeur de mahométans, a eu une putain de vie de merde qui lui vaut d’être saint.

e saint Pierre du Péloponnèse, peu de choses puisque la leur est d’amour et de paix et la nôtre… ben, on nous sont connues si ce n’est qu’il refusa de ne sait pas trop du coup. Ces charmantes personnes après baiser le Coran et que pour cela il fut pendu. avoir envahi, ruiné et occupé son pays, proposent à Pierre, en gage de charité musulmane, d’épargner sa vie s’il renie Pierre est né on ne sait quand on ne sait où, à e le Christ. Il lui suffit de baiser le Coran et il sera sauvé. Le d la fin de la première moitié du XVIII siècle Coran ou la vie. peut-être à Thermisia, peut-être à Nauplie, en tout cas quelque part dans le Péloponnèse. Chrétien, fils de chré- La réponse de Pierre est spontanée. Il faut dire tien, petit-fils de chrétien et ainsi de suite depuis le temps qu’il a bien retenu l’exemple de son illustre où le premier saint Pierre foula le sol de l’Achaïe, Pierre homonyme : « Je préfère vous baiser la gueule que de est opprimé par l’envahisseur ottoman. Lui, son père, son baiser votre putain de livre satanique, connards ! » Enfin grand-père et ainsi de suite depuis 1460 subissent l’occu- j’imagine que c’est ce qu’il a dit parce que c’est ce que j’au- pation turque. Ils s’acquittent de la taille et de la corvée, rais dit. Ou peut-être « enculés », « bâtards » ou « sacs auxquels il faut ajouter le kharâj, à merde » selon l’inspiration du impôt sonnant et trébuchant et le moment. Et comme l’histoire devchirmé, impôt du sang, repo- ne dit pas si notre pieux et saint sants sur les chrétiens unique- klephte était poli, ce qui est peu ment. probable vous en conviendrez, je raconte ce que je veux. À la suite La sourate 9, verset 29, du de quoi, toujours au nom du dieu Coran reste en travers de la très miséricordieux de la religion gorge de Pierre. Il en a marre d’amour et de paix, Pierre est de payer des taxes sur sa propre pendu. Le néomartyr a droit à la terre, sur ses propres biens, sur peine la plus infamante réservée son propre travail et sur ses aux chiens que nous sommes en propres enfants. Non seulement vertu de la sourate 9, verset 4, du ses impôts ne servent pas au Coran qui dit d’exterminer tous développement de son pays dont les chrétiens. les routes sont en piteux état, mais ils s’évadent fiscalement de Si Pierre alla vers la mort sans l’autre côté de la mer Égée, chez pleurer, trop content d’avoir le Grand Turc, histoire de dorer une palme, assuré d’être avec le toujours plus la Sublime Porte. Christ Bien-aimé, nous pouvons nous demander tout de même Un jour, Pierre prend le maquis s’il ne versa pas une larme le et se fait klephte dans sa mon- 14 mai 1999 quand l’homme tagne. Avec ses chèvres et sa cail- assis sur la chaire de l’autre Pierre lasse il dit « va te faire foutre » baisa le livre qui lui coûta la vie. À lui, et à tous les martyrs à l’envahisseur. Il dégaine le sabre contre les musulmans, depuis, tous les jours crucifiés, pendus, lapidés, démem- fait assaut contre les convois impériaux, récupère l’argent brés, réduits en esclavage, fusillés, assassinés jusque dans volé et le redistribue aux pauvres. Car enfin, Pierre n’est les églises le dimanche pendant la Messe en Afrique, en pas un voleur de grand chemin, il n’y a là que justice à Asie, au Proche-Orient au nom de ce livre. En Europe défendre sa patrie et les siens. aussi. En 1769, le Péloponnèse tout entier se sou- Que saint Pierre du Péloponnèse a-t-il à nous lève contre l’occupant : la guérilla soutenue par le dire, lui qui versa son sang comme semence de chrétiens, Tsar de Russie chasse les musulmans et Pierre est de la qui refusa d’abjurer et qui préféra mourir que de se sou- partie. Il pousse les mahométans jusque dans la mer, s’em- mettre, à nous, qui sommes si lâches que nous sommes la barque sur un frêle esquif, débarque à Izmir. Croisade sur honte de nos ancêtres ? Constantinople. La dépouille de saint Pierre, ramenée dans le giron de la Mais hélas en 1776, Pierre est capturé à Témissis, l’ac- chrétienté, est ensevelie à Tripoli du Péloponnèse, dans tuelle Ödémis, par ses ennemis, ces gens si gentils avec l’église Agios Basil où il est vénéré par tous les chrétiens

Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée qui nous n’avons pas le même Dieu ni la même religion orthodoxes et catholiques. ◆ 98 L’Incorrect n°27 janvier 2020 du fabo La fabrique Traité de la vie élégante Par Frédéric Rouvillois Fort Chabrot

ais… mais enfin, E., qu’est-ce que vous – C’est ce qui s’appelle faire fort Chabrol, glissa Zo’ à son faites avec votre verre ? Vous n’allez tout voisin de table, un trader réfugié à Paris pour cause de Brexit de même pas le renverser dans… » qui opina vigoureusement sans trop comprendre pourquoi sa jolie voisine lui parlait tout à coup de Jean-Pierre Chabrol. m Chantal, cuillère à soupe à mi-chemin entre l’assiette et la bouche, chuchotait son indignation tout – Ferme sur mes positions, d’abord, parce que si ça ne se en jetant des regards affolés à la cantonade et en désignant fait pas dans la bonne société urbaine, ça se faisait naguère de son autre main l’objet et le corps du délit, démontrant en Périgord, dans le Bordelais et dans tout le sud-ouest. Et du coup la supériorité de la femme sur l’homme, puisqu’elle si François Mauriac, catho de gauche coincé, le décrit avec peut faire plusieurs choses à la fois. des haut-le-cœur, ainsi qu’on pouvait s’y attendre, Francis Jammes, en revanche, le merveilleux poète des pauvres, ou – Vous… vous versez votre vin dans votre assiette encore à Paul-Jean Toulet, celui des Contrerimes, le pratiquaient avec moitié pleine de potage, mais… ça… ça ne se fait pas… C’est délices. Comme avant eux Rabelais, ou Montaigne, ou Henri dégoûtant ! IV, le Béarnais, qui terminaient volontiers leurs écuelles en y ajoutant un verre de vin. Et qui ne le faisaient ni par snobisme, – Ma chère Chantal, votre logique imperturbable de bour- ni par souci d’originalité ou par goût de la provocation, mais geoise féministe me laisse à chaque fois rêveur. D’un côté, tout simplement parce qu’ils trouvaient ça vous n’hésitez pas à balancer aux orties ce bon. Parce qu’ils y prenaient plaisir ! que vous appelez avec hauteur les « stéréo- types du genre » en nous répétant après J’imagine que la – Je vous confirme que c’est franchement cette bonne Madame de Beauvoir qu’ils Beauvoir devait être délicieux, même si la soupe est un peu n’ont rien de naturel, qu’ils sont purement comme vous, refusant fade ! intervint Zo’. culturels, imposés par des millénaires de domination patriarcale, et qu’il est par que l’on repasse deux – Et même quand le vin n’est pas excep- conséquent légitime et urgent de s’en débar- fois le plateau de tionnel. On raconte qu’au début des rasser. Mais de l’autre côté, cette fois en tant fromages et exigeant années 1990, dans un endroit très chic, le que bourgeoise, vous persistez à considérer propriétaire des lieux, qui était alors meil- que « ce qui ne se fait pas » est objective- des couverts à poisson leur sommelier du monde, avait engagé ses ment épouvantable et doit être interdit. le vendredi convives à faire chabrot avec un premier Comme si la loi naturelle se calquait sur les grand cru de Saint-Émilion ; le geste était usages en vigueur chez votre grand-mère beau, mais un peu inutile : ce serait comme Madame Veuve Trompier-Gravier. J’imagine que la Beauvoir de faire un coq au vin avec du Château Petrus. Car même avec devait être comme vous, refusant que l’on repasse deux fois le un vin quelconque et une soupe médiocre, on se régale, je plateau de fromages et exigeant des couverts à poisson le ven- vous assure… Et du coup, on oublie volontiers les préven- dredi. Elle aussi aurait hurlé en me voyant « faire chabrot ». tions bourgeoises que l’on pouvait nourrir contre cet usage rustique, d’autant que personne n’est obligé de boire direc- – Reconnais-le, c’est vrai que c’est pas très ragoutant – Lucien tement à l’assiette et d’en renverser la moitié sur la nappe ou de S…, à un moment donné, se croyait toujours obligé de sur sa cravate. venir à la rescousse de son épouse, que cela rendait invaria- blement furieuse. Il paraît d’ailleurs que « chabrot » vient – C’est vrai que c’est pas mal du tout ! confirma Lucien, qui de chèvre, les paysans ayant l’habitude, après avoir versé du avait discrètement versé quelques gouttes de vin dans son rouge dans leur soupe, de la boire comme des chèvres, direc- assiette. Tu devrais essayer, ma chérie, ça va te… tement à l’assiette. – Ah, Chantal », ajouta E. avec un sourire, j’oubliais de vous – Mon vieux Lucien, je salue ton attitude chevaleresque – E. dire, il y a juste un problème. Autrefois, dans les campagnes s’esclaffa intérieurement, en songeant à la rage de Chantal – françaises, on considérait que ce plaisir était réservé aux mais je me permets de rester ferme sur mes positions. hommes… ◆ ABONNEZ-VOUS ! 1 AN € 6511 NUMÉROS + 11 NUMÉROS FORMAT NUMÉRIQUE + ACCÈS ILLIMITÉ À NOTRE SITE INTERNET 2 ANS : 115 €

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