Université Gaston Berger de Saint-Louis Facultés universitaires catholiques de Mons U.F.R. Lettres et sciences humaines, Section sociologie

THÈSE DE DOCTORAT EN SCIENCES POLITIQUES DES FACULTÉS UNIVERSITAIRES CATHOLIQUES DE MONS

THÈSE D’ÉTAT ÈS LETTRES & SCIENCES HUMAINES UNIVERSITÉ GASTON BERGER DE SAINT-LOUIS

PLURALITÉ ET LOGIQUES DES PARADIGMES DANS LE CHAMP DES THÉORIES AFRICANISTES DU DÉVELOPPEMENT. ÉTUDE DES QUESTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET IDÉOLOGIQUES

présentée par Amadou Sarr Diop

Sous la codirection des Professeurs

Issiaka Prosper Lalèyê, Jean-Émile Charlier, Université Gaston Berger de Saint-Louis Facultés universitaires catholiques de Mons

Professeurs membres du jury

Abdoulaye Bara Diop, Rudy De Winne, Université , Dakar, Facultés universitaires catholiques de Mons, Président du jury Président du jury

Abdou Sow, Fabienne Leloup, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Facultés universitaires catholiques de Mons, Rapporteur Rapporteur

Olivier Paye Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, Rapporteur

Mai 2007

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DÉDICACE

Nous dédions cette thèse à : nos deux parents (notre père qui a nous tout donné, notre mère généreuse. Que Dieu ait pitié de leurs âmes) ; notre frère très tôt arraché à nous Mbaye N’diaye Bousso (celui de qui nous gardons un souvenir indestructible. Que Dieu ait pitié de lui) notre chère épouse ; nos chers enfants : Mohamed, Papa Massokhna, Cheikhou Oumar, Cheikh Ahmed Tidjani ; notre frère Maodo Diop.

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REMERCIEMENTS

Je voudrais rendre hommage à toutes ces personnes qui m’ont permis d’aller jusqu’au bout de mon aventure. Je pense d’abord aux Professeurs Issiaka Prosper Lalèyê et Jean-Émile Charlier. Leur soutien a été total et constant. Les Professeurs Issiaka Prosper Lalèyê et Jean-Émile Charlier ont allié à mon égard la critique sans réserve qu’exigent la rigueur scientifique et l’affection sous-tendue par une amitié et un respect mutuel : deux qualités qui ont cultivé en moi détermination et humilité. J’ai accepté et suivi leurs recommandations pertinentes pour que tout l’effort qu’ils ont consenti à mon endroit soit enfin récompensé, sanctionné par ce résultat que voici. Qu’ils en soient tous deux satisfaits. Le voyage d’étude que le Professeur Charlier m’a permis de faire en Belgique, en contact avec la documentation et les chercheurs du laboratoire qu’il dirige a été décisif pour la finalisation de mon projet. Pour cela, je lui témoigne ma reconnaissance et par delà sa personne je remercie sincèrement les autorités des Facultés universitaires catholiques de Mons, en particulier son Recteur, qui m’ont mis dans des conditions favorables.

Mes remerciements vont aussi à toutes ces personnes qui m’ont aidé dont mes amis Amadou Fall, Bécaye Sakho, Oumar N’diaye, Demba Bocar Diallo, l’inspecteur d’Académie de Saint-Louis Ndar Fall, Mamadou Lamine N’doye le sympathique Professeur Frédéric Moens et les doctorants Sarah Croché, Géraldine André, Waly Faye avec qui j’ai passé d’agréables moments dans le Laboratoire que dirige le Professeur Jean-Émile Charlier.

Je ne saurais terminer sans remercier les Professeurs Abdoulaye Bara Diop, Fabienne Leloup, Rudy De Winne et Olivier Paye dont les remarques et suggestions m’ont permis d’en arriver à cette ultime version de ma thèse.

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Résumé de la thèse La crise du développement en Afrique a fait l’objet de plusieurs études dans la pensée africaniste. La problématique du développement et, à travers elle, le sens des processus de modernisation dans les sociétés africaines ont soutenu un effort d’élucidation, de problématisation qui a accompagné la mise au point de théories du développement en Afrique constamment reconfigurées et réajustées à la lumière des échecs des stratégies. Toute une profusion de thèses et de théories relevant d’horizons disciplinaires différents ont émergé de ce débat de la crise du développement, avec des approches assez variées mais d’une ampleur et d’une richesse à la mesure du problème abordé. Le champ du développement est ainsi devenu un lieu d’interrogations, un espace de questionnements sur l’avenir des sociétés africaines.

L’objet de cette thèse est d’examiner ces différentes théories qui ont marqué l’évolution de la pensée africaniste du développement, de repérer les logiques sous- jacentes et les paradigmes en œuvre au cœur de celles-ci. Il s’agit, en délimitant notre champ d’investigation aux théories africanistes du développement, de s’atteler à trois objectifs : - procéder à une analyse de l’évolution des théories africanistes du développement depuis les années 50 jusqu’aux nouvelles théories axées sur la sociologie des acteurs ; - appréhender les questions idéologiques, épistémologiques et méthodologiques en œuvre dans ces théories ; - s’ouvrir au débat relatif à une redéfinition de la sociologie africaniste au regard des transformations en cours dans les sociétés africaines actuelles pour y envisager un cadre alternatif au développement.

Mots Clés Paradigme, africanisme, afro-pessimisme, ajustement structurel, dépendantisme, développement, dualisme, genre, idéologie, économie informelle, modernisation, mondialisation, néoculturaliste, dynamiques locales de développement.

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TABLE DES MATIÈRES RÉPERTOIRE DES TABLEAUX 12 LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS 13 INTRODUCTION GÉNÉRALE 15 PREMIÈRE PARTIE PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE ET ANALYSE DU CONTEXTE DE CRISE DE LA CONSTITUTION DE LA PENSÉE AFRICANISTE DU DÉVELOPPEMENT 24 Introduction 25 CHAPITRE I : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE, CADRE D’ANALYSE ET OPTION MÉTHODOLOGIQUE 26 1.1. Justification et sens d’une recherche 27 1.2. Cadre conceptuel : archéologie et élucidation des concepts de paradigme, de développement, de modernisation et d’idéologie 34 1.2.1. Élucidation conceptuelle 34 1.2.1.1. Le concept de paradigme 34 1.2.1.2. Le concept de développement : archéologie et signification d’une notion 39 1.2.1.2.1. Sémantique et historique du concept de développement 40 1.2.1.2.2. À propos du concept de développement : «variantes dimensionnelles» et définition du concept 46 1.2.1.2.3. Les différentes «variantes dimensionnelles du développement» 48 1.3.1.2.4. Essai de définition 50 1.2.1.3. Le concept de modernisation 52 1.2.1.4. Le concept d’idéologie 57 1.3. Cadre méthodologique 60 1.4. Analyse de quelques approches de l’évolution de la pensée africaniste du développement 62 1.4.1. L’ethnologie coloniale 64 1.4.2. Le paradigme dynamique de la situation coloniale 67 1.4.3. L’approche des questions du développement ou le paradigme de la radicalisation 71 1.4.4. Le paradigme de l’acteur et de la réhabilitation de la banalité 74

CHAPITRE II : DE LA CRISE DU DÉVELOPPEMENT AUX POLITIQUES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL EN AFRIQUE : BILAN D’UNE TRAJECTOIRE 83 Introduction 84 2.1. Éléments d’une problématique 85

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2.2. À propos de la faillite du développement en Afrique 86 2.3. Étude de quelques indicateurs de la crise du développement en Afrique 90 2.3.1. Stagnation et récession économique en Afrique 92 2.3.2. Le fardeau de la dette 94 2.3.3. Échec du développement agricole 97 2.3.4. Échec de l’industrialisation 99 2.3. 5. Crise de l’urbanisation 103 2.3.6. Crise des systèmes éducatifs 106 2.4. Les politiques d’ajustement structurel ou les tentatives de sortie de crise 108 2.4.1. Origine, philosophie et objectifs des politiques d’ajustement structurel 109 2.4.2. Bilan des politiques d’ajustement structurel en Afrique 112 2.4.3. Un constat d’échec : l’ajustement structurel en question 113

DEUXIÈME PARTIE ESSAI D’ANALYSE SOCIO-ANTHROPOLOGIQUE DES THÉORIES AFRICANISTES DANS LE CHAMP DE LA PENSÉE AFRICANISTE DU DÉVELOPPEMENT 117 Introduction 118 CHAPITRE III : LES THÉORIES AFRICANISTES DU DÉVELOPPEMENT : DE LA SOCIOLOGIE DYNAMIQUE DE BALANDIER AUX NOUVEAUX CADRES D’ANALYSE DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE EN AFRIQUE 120 Introduction 121 3.1. Contexte socio-historique et émergence d’un champ de la pensée africaniste du développement 122 3.2. De l’ethnologie coloniale à la sociologie dynamique 124 3.3. De la constitution de la sociologie dynamique de Balandier au paradigme culturaliste : les crises du développement pensées au prisme des sciences sociales 127 3.3.1. La sociologie dynamique de Georges Balandier 127 3.3.1.1. La fin d’une césure entre anthropologie et sociologie ou les exigences épistémologiques d’une saisie globale du fait social en Afrique 129 3.3.1.2. Dynamiques du dedans et dynamiques externes : une rupture dans l’approche du social en Afrique 131 3 3.1.3. Le développement comme dynamique sociale globale 132 3.3.2. L’anthropologie économique marxiste 134 3.3.2.1. Les sources de l’anthropologie économique marxiste 135 3.3.2.2. Les fondements théoriques de l’anthropologie marxiste 137 3.3.2.3. Débat autour du concept de modes de production en Afrique 138

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3.3.2.4. Les problèmes du développement en Afrique selon l’analyse de l’anthropologie marxiste 142 3.3.3. La théorie dépendantiste 143 3.3.3.1. Le cadre théorique du courant dépendantiste : les sources latino-américaines du courant de la dépendance 143 3 3.3.2. La théorie de l’accumulation 148 3.3.3.3. La déconnexion 151 3.3.4. La théorie du dualisme dans l’analyse des facteurs explicatifs de la faillite du développement en Afrique 154 3.3.4.1. La théorie du dualisme : portée et signification d’un concept 154 3.3.4.2. Analyse de quelques dualités dans le contexte des sociétés africaines 156 3.3.4.2.1. Dualité dans la sphère politique 157 3.3.4.2.2. Dualité dans la sphère socioculturelle 159 3.3.4.2.3. Dualité dans la sphère économique 161 3.3.4.2.4. Dualité, domination et situation condominiale 164 3.3.5. Le culturalisme ou le recours à la variable culturelle dans le champ de la pensée africaniste du développement 167 3.3.5.1. Sur le sens du concept de culture 167 3.3.5.2. Les fondements de l’analyse culturaliste 169 3.3.5.3. Le recours à la variable culturelle 172 3.3.5.4. L’argument de la dimension culturelle du développement et le préalable d’une restauration historique et culturelle 175 3.3.5.4.1 L’argument de la dimension culturelle du développement 175 3.3.5.4.2. Inscrire le développement dans l’histoire africaine ou le préalable d’une restauration historique et culturelle 177 Conclusion 180

CHAPITRE IV : LES NOUVEAUX CADRES D’ANALYSE DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE EN AFRIQUE 182 Introduction 183 4.1. Le néo-culturalisme ou la critique de la culture et des mentalités africaines 184 4.1.2. Contexte d’élaboration et fondements théoriques du paradigme de la faillite 184 4.1.3. Le néo-culturalisme et la problématique du refus du développement en Afrique 185 4.1.3.1. Contexte et postulats d’analyse 185 4.1.3.2. Regard critique d’Axelle Kabou sur les grandes étapes de la pensée africaniste 188 4.1.3.3. Daniel Etounga Manguelle et le postulat de l’ajustement culture 192

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4.2. Les nouvelles thématiques et approches du développement : les théories du développement endogène 196 4.2.1. Vers une reformulation des postulats et des stratégies du développement en Afrique 196 4.2.2. Développement local et mise en évidence de stratégies d’acteurs 199 4.2.3. Développement communautaire et revalorisation des logiques endogènes. 202 4.2.3.1. Le sens du développement communautaire 202 4.2.3.2. Développement communautaire et contexte africain 204 4.2.4. Économie informelle et problématique du développement alternatif en Afrique 207 4.2.4.1. L’économie informelle : problèmes de définition et de délimitation 208 4.2.4.1.1. Sur la genèse du concept d’économie informelle 208 4.2.4.1.2. Définition et délimitation de l’économie informelle 209 4.2.4.2. Économie informelle et crises africaines du développement 214 4.2.4.2.1. Économie informelle et crises structurelles du développement africain 215 4.2.4.2.2. Économie informelle et crises conjoncturelles du développement africain 217 4.2.4.3. L’économie informelle : une réponse partielle à la crise du développement africain 218 4.2.5. Le développement durable 222 4.2.5.1. Le concept de développement durable 222 4.2.5.2. Développement durable et points de vue africanistes 225 4.2.6. Dimension genre et théories africanistes du développement 228 4.2.6.1. Comprendre le concept genre 228 4.2.6.2. Évolution des approches visant l’intégration des femmes dans le développement (IFD) 231 4.2.6.2.1. L’approche par l’aide ou l’approche bien-être 231 4.2.6.2.2. L’approche par l’égalité 231 4.2.6.2.3. L’approche par l’efficacité ou l’approche anti-pauvreté 232 4.2.6.2.4. L’approche «accès au pouvoir» (empowerment) 233 4.6.2.3 Le cadre théorique de l’analyse genre 233 4.6.2.4. L’approche genre et développement dans le champ de l’africanisme 234 Conclusion 237

CHAPITRE V : ESSAI D’ANALYSE DU SOCIALISME SÉNÉGALAIS : ÉTUDE DES FONDEMENTS THÉORIQUES ET PRATIQUES 239 Introduction 240 5.1. Le socialisme africain : traits et caractéristiques fondamentaux 240

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5.2. Les réalités socioculturelles africaines : pierres d’attente du socialisme africain 245 5.3. Le socialisme sénégalais : fondements doctrinaires et trajectoire d’un modèle 248 5.3.1. Brève présentation du Sénégal 248 5.3.2. Fondements théoriques et doctrinaires du socialisme sénégalais 249 5.3.2.1. Les sources du socialisme sénégalais 249 5.3.2.1.1. L’influence marxiste 250 5.3.2.1.2. L’influence de Pierre Teilhard de Chardin 251 5.3.2.1.3. L’influence du socialisme démocratique 252 5.3.2.2. La doctrine du socialisme africain chez Senghor 253 5.3.3. Stratégie de développement de l’expérience du socialisme sénégalais 256 5.3.3.1. Stratégie de développement économique et système de planification au Sénégal 258 5.3.3.2. Étude des différents plans de développement : bilan d’une trajectoire 258 5.3.3.2.1. La phase libérale 259 5.3.3.2.2. La phase réformiste 261 5.3.3.2.3. Des politiques d’ajustement structurel renforcé ou la fin de l’option socialiste 263 5.5. Bilan de l’expérience sénégalaise 266 5.6. Échec du modèle sénégalais : analyse de quelques hypothèses 269 Conclusion 273

TROISIÈME PARTIE : DES RUPTURES ÉPISTÉMOLOGIQUES AU CADRE ALTERNATIF DU DÉVELOPPEMENT 274 CHAPITRE VI : ÉTUDE DES QUESTIONS IDÉOLOGIQUES ET ÉPISTÉMOLOGIQUES DANS LES THÉORIES AFRICANISTES 275 Introduction 276 6.1. Étude des biais idéologiques dans les théories africanistes du développement 276 6.1.1. Les idéologies dans les études africanistes : évolution et ruptures 278 6.1.2. La théorie de la modernisation : le paradigme fondateur de l’idéologie du développement 282 6.1.3. Idéologie et théorie africaniste du développement : analyse de quelques approches illustratives 288 6.1.3.1. L’afro-centrisme 289 6.1.3.2. Le paradigme de la victimisation 291 6.1.3.3. L’afro-pessimisme 294 6.2. Analyse de quelques problèmes épistémologiques et méthodologiques 298

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6.2.1. La question de l’objet africain et le caractère universel des sciences sociale 299 6.2.2. L’obstacle de la lecture unificatrice du continent 303 6.2.3. Crise de l’objet des études africaines 306 6.2.4. Problème de l’extraversion théorique et conceptuelle 310 6.2.4.1. L’ancrage positiviste 310 6.2.4.2. Inadéquation des concepts dans l’objectivation du social en Afrique 312 6.2.5. Questions méthodologiques dans le champ des théories africanistes 317 Conclusion 322

CHAPITRE VII : DÉFIS DES INNOVATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET CADRE D’ANALYSE ALTERNATIVE DU DÉVELOPPEMENT 324 Introduction 325 7.1. Reconfiguration des champs sociaux : pour une approche dynamique des cadres d’analyse 326 7.2. Analyse de quelques contraintes dans les sciences sociales africaines 327 7.3. Épistémologie de la transgression et défis des innovations épistémologiques 330 7.3.1. Un processus de décryptage, de déconstruction et de falsifiabilité 331 7.3.2. Un état de surveillance intellectuelle de soi 332 7.3.3. Le défi de l’innovation théorique 333 7.4. Quelques exigences pratiques dans la mise en application des principes de l’épistémologie de la transgression 335 7.4.1. Une approche relativiste et endogène des sciences sociales africaines 335 7.4.2. Donner une dimension opératoire aux théories africanistes 336 7.4.3. Privilégier l’interdisciplinarité 338 7.4.4. L’engagement des sciences sociales africaines 339 7.5. La méthodologie des sites symboliques : un cadre d’analyse alternative au développement 342 7.5.1. La méthodologie des sites symboliques 343 7.5.2. Les préalables aux alternatives du développement en Afrique 345 7.5.3. Une réappropriation dialectique de l’endogène et de l’exogène 347 7.5.4. Les défis de la démocratie et de la bonne gouvernance 353 7.5.5. Le défi de l’éducation-formation 355 7.5.6. Revalorisation des savoirs locaux 356 7.5.7. Le défi du développement agricole 357 7.5.8. L’industrialisation à l’échelle locale 359 7.5.9. Le défi de l’urbanisation 362

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7.5.10. Le défi de l’intégration et le contexte de la mondialisation 364 7.5.11. Bref historique de l’intégration en Afrique 365 7.5.12. Le NEPAD 367 7.5.13. Les objectifs du NEPAD 368 7.5.14. Le recours aux investissements privés 371 7.5.15. Les limites du NEPAD 372 7.6. Le développement de l’Afrique face aux enjeux de la mondialisation 376 7.6.1. Sur les enjeux de la mondialisation 376 7.6.2. Mondialisation, défis épistémologiques et raccourci historique 380 7.6.2.1. Le défi épistémologique 380 7.6.2.2. Le défi du raccourci historique 384 Conclusion 386 Conclusions générales 388 Bibliographie 396

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Répertoire des tableaux

Tableau 1. Croissance des exportations de marchandises par régions 1990-2002 (variation en pourcentage annuel) p.100

Tableau 2. Évolution des indicateurs de couverture des structures socio- sanitaires entre 1980, 1988 et 1994 p.260

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Liste des sigles et abréviations AOF Afrique Occidentale Française ARD Agence Régionale de Développement BIT Bureau International du Travail BM Banque Mondiale BNDS Banque Nationale de Développement pour le Sénégal BSD Banque Sénégalaise pour le Développement CEPAL Commission Économique Pour l’Amérique Latine CERP Centre d’Expansion Polyvalent CRAD Centres Régionaux d’Assistance au Développement FMI Fonds Monétaire International GREL Groupe de Recherche sur les Économies Locales ICS Industries Chimiques du Sénégal IDH Indicateur du Développement Humain NEPAD Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique NPA Nouvelle Politique Agricole NPI Nouvelle Politique Industrielle NTIC Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication OCA Office de Commercialisation Agricole MAP Millennium Partnership for the African Recovery Programme OGM Organisme Génétiquement Modifié OMS Organisation Mondiale de la Santé ONCAD Office National de Coopération et d’Assistance pour le Développement ONG Organisation Non Gouvernementale OUA Organisation de l’Unité Africaine PAPD Programmes d’Action pour le Développement PAS Politiques d’Ajustement Structurel PDIS Programme de Développement Intégré de la Santé PLDI Plans Locaux de Développement Intégré PIB Produit Intérieur Brut PNB Produit National Brut PNUD Programme de Développement pour les Nations Unies SAC Société Africaine de Culture

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SAR Société Africaine de Raffinage SIDA Syndrome d’Immuno-Déficience Acquise SODAGRI Société de Développement Agricole SODEZP Société de Développement en Zone Pastorale SODEVA Société de Développement pour la Vulgarisation Agricole SODIFITEX Société de Développement des Fibres Textiles SOMIVAC Société de Mise en Valeur de la Casamance SONAR Société Nationale d’Approvisionnement du monde Rural SONACOS Société Nationale de Commercialisation des Oléagineux du Sénégal STN Société des Terres Neuves TIC Technologies de l'Information et de la Communication UICN Union Internationale pour la Commission de la Nature

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

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La constitution du champ de l’africanisme date de la période coloniale pendant laquelle des recherches considérables ont été effectuées, touchant des domaines différents et mobilisant presque toutes les disciplines se réclamant des sciences sociales. L’ampleur et la diversité des travaux, qui ont configuré la recherche en Afrique, ont fini par faire de l’africanisme durant cette période un espace important dans la créativité intellectuelle des sciences sociales africaines. Des travaux touchant des domaines aussi variés que l’histoire, les cultures, les structures d’organisation sociale, les langues, les valeurs spirituelles et symboliques, les systèmes philosophiques et politiques ont marqué cette période coloniale de la recherche en Afrique. Mais, ce n’est qu’à partir du moment où les questions relatives au développement ont polarisé la recherche africaniste qu’on a assisté à une prolifération de thèses et de cadres analytiques dans toutes les disciplines des sciences sociales.

Cet intérêt accordé à la problématique du développement est lié au fait que durant la décennie des indépendances, c’est précisément à partir des problèmes du développement qu’étaient envisagés l’avenir des sociétés africaines, leurs transformations et leur insertion dans l’économie mondiale capitaliste. Mais l’expérience de presque un demi-siècle a fini par installer le doute quant à la pertinence des fondements qui ont sous-tendu les politiques volontaristes issues de cet optimisme à sortir les sociétés africaines de leur situation de sous- développement. Les différentes stratégies initiées à cet effet ont été, pour l’essentiel, un échec. À la place du développement et de la modernisation1 de leurs structures économiques et sociales envisagés, les sociétés africaines subsahariennes ont été confrontées à des problèmes économiques et sociaux sans précédent.

1 Ce concept de modernisation, que nous n’assimilons pas au concept de modernité, signifie pour nous toute cette approche du développement à partir de l’État comme vecteur de la modernisation, dont l’ambition consiste à modifier en profondeur la structure socio-économique des pays du Sud dans un sens fonctionnel par rapport à la logique de l’accumulation et par la construction d’une industrie nationale. Il s’agit d’un vaste projet de transformation des sociétés africaines sur le plan économique, politique et sur le plan des rapports sociaux en se fondant sur l’expérience historique des pays occidentaux. Cette modernisation est synonyme de délaissement progressif des valeurs traditionnelles sous l’influence occidentale dans la plupart des théories africanistes du développement qui ont dominé l’africanisme au lendemain des indépendances. Nous reviendrons sur ce travail conceptuel dans le premier chapitre où nous fixerons le sens des différents concepts qui structurent notre cadre d’analyse.

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Toute l’importance accordée par les sciences sociales aux problèmes du développement dans le champ de l’africanisme a visé à rendre compte de cette situation, à élucider les fondements de la crise du développement dans le continent africain. La problématique du développement et, à travers elle, le sens des processus de modernisation dans les sociétés africaines ont soutenu un effort d’élucidation, de problématisation qui a accompagné la mise au point de théories du développement en Afrique constamment reconfigurées et réajustées à la lumière des échecs des stratégies. De très nombreuses thèses et théories relevant d’horizons disciplinaires différents ont émergé de ce débat de la crise du développement, avec des approches assez variées mais d’une ampleur et d’une richesse à la mesure du problème abordé. Le champ du développement est ainsi devenu un lieu d’interrogations, un espace de questionnements sur l’avenir des sociétés africaines.

S’il y a un lieu de rencontre, un point de convergence où toutes ces théories sur les problèmes du développement en Afrique semblent s’accorder, c’est celui de l’échec du développement dans les sociétés africaines. Par ailleurs, les efforts d’élucidation pour rendre compte de ce «gel du sud», selon l’expression de Pierre Moussa, ne font pas l’unanimité. Des postures et écoles de pensée divergentes, avec des références paradigmatiques, idéologiques et méthodologiques différentes ont alimenté tout au long de l’évolution postcoloniale ce débat sur la crise du développement dans le contexte africain. Face aux apories du développement, de multiples schémas alternatifs au modèle extraverti basé sur l’industrialisation et la croissance ont été proposés.

Le recadrage épistémologique doit être considéré comme le résultat propre de l’usure et de l’épuisement du paradigme de la modernisation auquel faisaient référence les stratégies de développement en Afrique au début des indépendances. L’échec de ces différentes stratégies a permis une sédimentation des théories africanistes du développement, avec des efforts de théorisation sans réelle unité ni cohésion. Ce qui a induit des problèmes théoriques, épistémologiques, méthodologiques, voire idéologiques. En réalité, les théories sur le développement dans le contexte de l’Afrique ont souffert, plus que dans n’importe quel autre

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domaine, d’une fragmentation excessive et d’une pluralité de perspectives théoriques dans leurs tentatives de rendre compte des problèmes du développement en Afrique.

L’objet de cette thèse est d’examiner ces différentes théories qui ont marqué l’évolution de la pensée africaniste du développement et de repérer les logiques sous-jacentes et les paradigmes en œuvre au cœur de celles-ci. Il s’agit, en délimitant notre champ d’investigation au niveau des théories africanistes du développement dans le cadre de l’espace francophone2, de s’atteler à trois objectifs : - procéder à une analyse de l’évolution des théories africanistes du développement depuis les années 50 jusqu’aux nouvelles théories axées sur la sociologie des acteurs ; - appréhender les questions idéologiques, épistémologiques et méthodologiques en œuvre dans ces théories ; - s’ouvrir au débat relatif à une redéfinition de l’épistémologie africaniste au regard des transformations en cours dans les sociétés africaines actuelles pour envisager un cadre alternatif au développement dans le contexte spécifique des sociétés africaines.

La tentative de retracer ce mouvement théorique de l’évolution de la pensée africaniste n’est pas une innovation. Des chercheurs africanistes ont déjà amorcé un tel travail. D’ailleurs, notre thèse s’appuie sur quatre auteurs qui ont contribué à une mise en perspective de l’évaluation de la pensée africaniste depuis les travaux de l’anthropologie coloniale jusqu’aux nouvelles théories sociologiques sur l’Afrique. Il s’agit de Jean-Pierre Olivier de Sardan3, Philippe Hugon4, Alf Schwartz5 et enfin Yao

2 La délimitation de notre cadre d’analyse dans l’espace francophone obéit à des raisons objectives, elles relèvent de notre statut de chercheur africaniste francophone. Mais aussi et surtout cette délimitation obéit à un problème de faisabilité de cette thèse où nous confinons notre domaine de recherche dans un espace circonscrit pour mieux empoigner notre objet de recherche et amorcer un travail scientifiquement acceptable. 3 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, APAD-Karthala, 1995. 4 Hugon Ph., «Trente ans de pensée africaniste sur le développement» dans Afrique contemporaine, n° 64, 1992. 5 Schwarz A. (sous la direction de), Les faux prophètes de l’Afrique ou l’Afr(eu)canisme, Les Presses universitaires de Laval, Québec,1980.

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Assogba6 dont les travaux nous ont servi de balise pour la formulation de notre problématique de recherche. En effet, si l’évolution réflexive des théories de la pensée africaniste du développement a été abordée par ces différents chercheurs, c’est à titre de référent ou pour les besoins d’une lecture critique, ils n’ont guère approché la question comme un axe de réflexion en soi et pour soi, ayant la consistance d’un travail exhaustif, susceptible de fournir une vue d’ensemble du cheminement théorique des sciences africaines du développement. Certes, ces chercheurs africanistes n’avaient pas pour préoccupation une étude de l’évolution de la pensée africaniste. Mais, dans leurs bilans respectifs, nous avons repéré des analyses qui ont balisé notre cadre d’approche.

Il faut dire que notre recherche prolonge une problématique déjà amorcée dans une Thèse de troisième cycle qui portait sur l’étude des déterminants socioculturels dans les dynamiques locale de développement. Seulement, dans cette thèse de troisième cycle7 notre démarche s’est voulue empirique, centrée sur les dynamiques locales de développement. C’est ainsi que nous avons choisi l’espace sectoriel couvert par Plan international de Louga, une organisation non gouvernementale (ONG) qui intervient dans le domaine du développement communautaire en milieu rural sénégalais.

En choisissant le développement local comme champ d’investigation dans cette thèse de troisième cycle pour analyser les interférences entre projets de développement et réalités socioculturelles, nous avons voulu nous démarquer des grandes fresques théoriques au profit d’une approche du développement à partir des dynamiques locales qui se déploient au cœur des «singularités institutionnelles et culturelles» propres aux communautés de base. Plus concrètement, en situant notre cadre de recherche dans l’espace de la société rurale wolof, nous avions mis en évidence, en nous appuyant sur les travaux d’Abdoulaye Bara Diop sur la société wolof, comment les trajectoires collectives et individuelles, déterminées par les

6 Yao A., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale noire de langue française» dans Cahiers de recherche en développement communautaire, Série recherche n°7, Geris-Uquh, 1998, pp.33-48. 7 Diop A.S., Stratégie participative et réalités socioculturelles dans les dynamiques locales de développement. L’exemple de Plan international de Louga, Thèse de doctorat de 3ème Cycle, Université Gaston Beger, 1998.

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systèmes de castes, d’ordre, de clivage de sexe, ont eu une réelle incidence sur la mise en œuvre d’un programme de développement communautaire8. Ce travail partait de l’hypothèse selon laquelle «les dynamiques locales de développement reposent moins sur la variable technico-économique que sur la variable socioculturelle et constituent dans l’espace villageois un facteur de transformations sociales»9.

Les conclusions auxquelles nous avons abouti nous font croire que ni le domaine d’investigation encore moins les instruments méthodologiques usités ne pourraient rendre compte des enjeux sociologiques et épistémologiques soulevés dans ce travail de recherche. Nous étions convaincus, par ailleurs, qu’une étude sur les problèmes épistémologiques des paradigmes de la pensée africaniste du développement pourrait offrir un cadre théorique adéquat. Par exemple, les résultats empiriques obtenus dans le cadre de l’expérience de Plan international nous ont permis d’apporter quelques réajustements au cadre d’approche inauguré par le paradigme culturaliste. Ils nous ont permis de montrer, contrairement à ce que supposent les logiques culturalistes, que la simple introduction des variables socioculturelles dans les stratégies de développement ne garantit pas forcément la réussite des stratégies d’un développement local. Ce qui prouve que les facteurs culturels ne sont pas forcément porteurs que de valeurs positives, ils ne doivent pas être sublimés, survalorisés outre mesure car ils peuvent être aussi sources de blocages dans les stratégies de développement.

Mais, l’espace de cette thèse ne permettait pas du tout de démontrer les bases explicatives d’une telle conclusion, ni les problèmes de fond que soulevaient de telles hypothèses au cœur de la pensée africaniste. Les limites du paradigme explicatif des déterminations causales qui a dominé le courant culturaliste ne pouvaient pas être abordées correctement dans ce travail. En plaçant les variables culturelles au cœur de l’analyse sociologique, le courant culturaliste évacue l’acteur en tant que faiseur de projet, il constate qu’il se trouve inséré dans les mailles des structures sociales. Ce courant ignore que les déterminants socioculturels ont une signification ambivalente, c’est-à-dire qu’ils sont à la fois produits par les acteurs,

8 Diop A.B., La société wolof. Tradition et Changement, Paris, Karthala, 1981,356p. 9 Idem, p. 67.

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conçus et appropriés par ces derniers comme «cadre extérieur en tant que représentations sociales objectives»10. Ce niveau d’analyse nécessitait, pour nous, une étude épistémologique des logiques et paradigmes sous-jacents aux théories africanistes du développement, en particulier le courant culturaliste. Telle est la préoccupation centrale de notre recherche.

Ce rappel des axes de notre thèse de troisième cycle permet de saisir que l’orientation que nous avons voulu imprimer à cette thèse d’État est relative à une réappropriation critique des paradigmes érigés dans le cadre des différents champs du social. L’objectif est de retracer les différents moments théoriques importants de la pensée africaniste du développement, d’établir un bilan de cette évolution, de dévoiler les logiques sous-jacentes aux paradigmes et surtout de suggérer, en toute humilité, un déplacement des problématiques, une redéfinition des paradigmes et un réajustement des méthodologies d’approche. En résumé, disons que notre recherche vise à redonner à l’africanisme sa double vocation : fournir une intelligence du social en Afrique et offrir un cadre de recherche susceptible de prendre en compte des défis épistémologiques et les enjeux du développement pour les sociétés africaines actuelles.

Tel est, dans ses grandes lignes, l’enjeu de cette thèse qui s’efforce de retracer le mouvement théorique qui a accompagné, dans la diversité disciplinaire et paradigmatique, l’évolution de la pensée africaniste du développement, en s’attelant à dévoiler les logiques sous-jacentes de ces théories. Dans cette optique, notre but n’est pas de proposer des solutions toutes faites, mais de participer à un débat qui pose de plus en plus les enjeux d’une double rupture dans le contexte de l’Afrique : la première rupture est d’ordre théorique et épistémologique, la seconde est pragmatique parce qu’elle se situe dans la recherche d’un cadre alternatif pour amorcer un développement durable et réaliste en Afrique.

La prise en charge de ces objectifs révèle que notre thèse ne se réduit pas à un simple travail de réflexion épistémologique critique sur les théories africanistes du

10 Escudie V., Du «développement» et de la «technologie». Impasse des représentations exogènes et émergence de programmes alternatifs, Thèse de Doctorat en sciences économiques, Université des sciences sociales de Toulouse 1, Janvier 2004, p.150.

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développement. Elle s’oriente aussi vers la mise en pratique du principe de l’engagement épistémologique dont la recherche africaniste a besoin par rapport aux défis auxquels elle se trouve aujourd’hui confrontée. Elle aborde ainsi la question relative à un travail de redéfinition, de reconfiguration de la recherche africaniste, au regard des transformations sociales qui scandent l’évolution actuelle des sociétés africaines.

Le choix d’une étude des théories africanistes du développement découle, pour nous, de la nécessité d’opérer un recul historique pour penser les fondements d’une nouvelle sociologie de l’africanité. On s’accorde sur l’idée selon laquelle les raisons de la crise actuelle de l’Afrique et de l’africanisme sont l’inadéquation des paradigmes, la caducité des méthodes et des systèmes conceptuels relevant de ce que Mudimbe appelle «l’ordre épistémologique occidental»11 qui empêche de saisir les réalités africaines dans leur complexité et dans leur diversité. L’exigence d’un travail de redéfinition du champ de l’africanisme semble donc indiscutable.

Même si la socio-anthropologie est le champ disciplinaire à l’intérieur duquel se déroule notre recherche, nous avons fait des incursions dans les sciences économiques, l’histoire, la géographie. La référence à ces disciplines s’explique par le caractère multidimensionnel du développement.

Notre cheminement s’articule autour de trois parties essentielles qui justifient l’intitulé : «Pluralité et logiques des paradigmes dans les théories africanistes du développement. Étude des questions épistémologiques et idéologiques.

La première partie regroupe les deux premiers chapitres. Le premier chapitre justifie la problématique de recherche, le cadre d’analyse et l’option méthodologique. Le second chapitre procède à une étude des secteurs socio-économiques pour attester la faillite du développement en Afrique.

La seconde partie qui englobe les chapitres 3, 4 et 5 aborde l’évolution des théories africanistes du développement. Elle commence avec la sociologie

11 Mudimbe V.Y., Les corps glorieux des mots et des êtres, Montréal, Paris, Humanitas, 1994, p.18.

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dynamique de Georges Balandier qui a produit une rupture dans la pensée africaniste. Elle aborde à la suite de Balandier les différentes théories qui ont été énoncées dans le cadre de l’analyse des problèmes du développement au sein des sociétés africaines postcoloniales. Le chapitre 5 qui clôt cette deuxième partie se veut une étude de cas qui concerne le modèle du socialisme sénégalais.

La troisième partie s’articule autour de trois préoccupations : - un regard critique sur les théories africanistes du développement à travers l’examen des problèmes épistémologiques et méthodologiques qu’elles posent. Aussi bien l’objet que les grilles d’analyse des sciences sociales africaines sont examinés en relevant la crise qui les affecte ; - une esquisse des éléments constitutifs qui pourraient être désignés comme des indices pour une redéfinition du socle épistémologique sur lequel devrait s’appuyer, par une approche rigoureusement élaborée, la nouvelle démarche épistémologique face aux nouvelles historicités en cours dans les sociétés africaines ; - la dernière préoccupation traite de la question du cadre alternatif au développement en Afrique. Nous proposons un cadre alternatif axé sur une option du développement à partir des territoires pour la mise en œuvre des dynamiques locales de développement.

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PREMIÈRE PARTIE : PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE ET ANALYSE DU CONTEXTE DE CRISE DE LA CONSTITUTION DE LA PENSÉE AFRICANISTE DU DÉVELOPPEMENT

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Introduction La première partie vise à systématiser l’orientation que nous comptons donner à notre recherche tout en présentant le cadre d’analyse dans lequel nous nous inscrivons pour conduire notre investigation. Dans cette première partie, il sera question de formuler notre problématique de recherche, de situer notre cadre d’analyse et notre option méthodologique. Cette présentation sera articlée à une analyse de la situation de crise du développement dans les sociétés africaines. En résumé, cette première partie de notre thèse s’articule autour de deux chapitres.

Le premier, qui déroule notre problématique, comprend trois objectifs : - situer notre champ d’approche dans le débat de la pensée africaniste du développement, en particulier dans la socio-anthropologie africaniste ; - fixer notre cadre d’analyse, à la suite d’une élucidation des concepts de paradigme, de développement, d’idéologie et de modernisation qui constituent les notions de base mobilisées dans notre approche ; - procéder à une revue critique de la littérature sur la question pour ensuite dégager notre cadre méthodologique, nos objectifs et nos hypothèses de recherche.

Le second chapitre présente la situation économique et sociale du continent qui témoigne de la faillite du développement dans les sociétés africaines. Si nous avons voulu exposer ce contexte de morosité, c’est pour mieux situer l’enjeu que les sciences sociales africaines accordent aux questions du développement qui sont transversales à tous les autres champs thématiques de la recherche africaniste. Mais en plus, l’analyse de la faillite du développement en Afrique nous permet aussi de situer les théories africanistes dans les contextes d’élaboration où elles se sont déployées comme formulations discursives dans des situations de crise à travers les différentes phases de la trajectoire des sociétés africaines dans leur quête du développement depuis les années 60.

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CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE, CADRE D’ANALYSE ET OPTION MÉTHODOLOGIQUE

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1.1. Justification et sens d’une recherche Depuis les années soixante, en dépit de la diversité des politiques et stratégies de développement mises en œuvre, les sociétés africaines sont encore sous- développées. Les politiques et stratégies mises en œuvre depuis les années 60 n’ont pas pu atteindre les objectifs qu’elles s’étaient fixés. Au contraire, la situation est dramatique si l’on se réfère à quelques données statistiques. Cette situation catastrophique peut se lire à travers quelques chiffres. Avec plus de 700 millions d’habitants, représentant 12% de la population mondiale, le continent africain réalise moins de 2% du PIB mondial et moins de 1% de la valeur ajoutée industrielle mondiale. La part de l’Afrique dans les exportations mondiales n’atteint pas 2% des exportations des pays en voie de développement.

Selon l’indice du développement humain du PNUD, durant la décennie passée, les 15 ou 20 derniers pays sur la liste sont des pays de l’Afrique au sud du Sahara, le revenu par tête d’habitant est passé de 699 dollars US en 1995 à 535 dollars US en 1999, la pauvreté absolue affecte 46% de la population africaine, (presque la moitié de la population de l’Afrique au sud du Sahara qui dispose pour vivre de moins d’un dollar par jour), l’Afrique est la zone qui connaît le plus haut niveau d‘endettement en pourcentage du PIB. À cela il faut ajouter que 20% de la population africaine est affectée et concernée par des conflits de toute sorte, 46% des enfants africains en bas âge ne vont pas à l’école, le taux de scolarisation primaire a baissé de 1980 à 1993, passant de 80% à 72% et moins d’un quart de la population d’âge scolaire suit des études secondaires12.

«Tous les indicateurs sont là : croissance de la famine et des inégalités sociales, baisse de la production alimentaire et augmentation des céréales à des coûts toujours plus élevés, avancée du désert, déforestation et banqueroute, «poubellisation» et croissance des bidonvilles, ampleur du chômage urbain et paupérisation du monde rural et crise de l’État autoritaire»13.

C’est dans ce contexte de crise récurrente qu’il faut inscrire l’intérêt que les études africanistes ont porté aux questions du développement. Le dénominateur

12 L’essentiel des chiffres que nous utilisons sont issus du Rapport annuel 2000/2001 de la Banque mondiale : la coalition mondiale pour l’Afrique. Tendances économiques et sociales en Afrique, Washington, DC, 2001. 13 Ela J.M., «Les voies de l’afro-renaissance» dans Le monde diplomatique, Octobre 1998, p.21.

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commun à toutes ces théories se résume au postulat de l’impasse du développement en Afrique. La presque totalité des théories africanistes du développement s’accordent pour constater que le développement a échoué en Afrique. Mais, le consensus semble se limiter à ce seul constat de l’échec du développement dans le continent noir. Quant aux causes explicatives et aux orientations stratégiques esquissées, les perspectives théoriques et les grilles d’analyse divergent. Car, se sont déployées, tout au long de l’histoire politique et économique de l’Afrique de la période postcoloniale, diverses théories sur les problèmes du développement en Afrique, plus précisément sur l’échec des politiques et stratégies de développement mises en œuvre pour tenter de sortir les populations africaines de leur situation de sous-développement.

L’objet de notre thèse est d’analyser les principales théories africanistes qui ont meublé ce champ de la pensée du développement dans les sciences sociales africaines avec un triple objectif présenté en introduction.

En perspective, notre étude veut poser un regard critique sur les conditions de constitution des théories africanistes du développement, sur leurs schémas d’approche, leurs outillages conceptuels, leurs ancrages idéologique, épistémologique et méthodologique. Notre thèse ne prétend pas résoudre la totalité de ces problèmes dans le champ des sciences africanistes qui ont une longue tradition réflexive. En effet, trois strates historiques déterminent la constitution du champ africaniste des sciences sociales, dont la dernière constitue la séquence temporelle où se situe notre champ de recherche. Il s’agit de la période coloniale, celle de la domination de l’Afrique par les puissances étrangères, celle qui coïncide avec les luttes d’émancipation, de libération du continent de la domination occidentale et enfin la période postcoloniale marquée par les tentatives de modernisation des sociétés africaines et la mise en pratique d’un vaste projet de développement pour le continent.

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Si la période coloniale a été dominée par les recherches anthropologiques14, la période d’émancipation et la période postcoloniale ont été respectivement dominées par des études politiques et des recherches axées sur le développement. Durant la période postcoloniale, période charnière de l’histoire politique et économique de l’Afrique, la nécessité d’interpréter avec rigueur les changements profonds qui affectaient alors toutes les sociétés

«a provoqué leur examen sur le plan des sciences économiques et sociales. Cette double sollicitation qui est celle de l’actualité agit avec rapidité. Elle nourrit une littérature abondante»15.

Cette abondante littérature s’est beaucoup préoccupée des questions liées aux possibilités et aux conditions de développement dans les sociétés africaines. Face aux problèmes du décollage économique, face à l’émergence de nouveaux phénomènes sociaux et de nouveaux types de sociabilité générés par l’influence occidentale dans les sociétés africaines postcoloniales, plusieurs rameaux se constituèrent dans les sciences africanistes, donnant naissance à des domaines de spécialisation dans l’étude et l’analyse des phénomènes sociaux en Afrique. On peut citer l’anthropologie politique, l’anthropologie structurale et enfin l’anthropologie économique et/ou la sociologie du développement.

L’anthropologie économique, la sociologie du développement et l’économie du développement ont constitué des domaines majeurs où «la problématique du sous- développement se transforme naturellement en problématique de la modernisation»16. Désormais, l’émergence de ces nouvelles données sociologiques dans les sociétés africaines, sous l’effet de l’influence coloniale, allait considérablement changer le regard de l’africanisme avec la sociologie dynamique qui a constitué l’autre versant de la socio-anthropologie africaniste. Ce nouveau

14 Voir Prah K., «L’anthropologie en Afrique : passé, présent et visions nouvelles», dans Bulletin du CODESRIA, n°3,1991, pp.10-14 ; Radcliffe-Brown A., Fortes D., Systèmes familiaux et matrimoniaux en Afrique, Paris, PUF, 1953 ; Evans-Pritchard E.E., Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Paris, PUF, 1968 ; Evans-Pritchard E.E., Gillies E. (sous la direction de), Witchcraft, Oracles and magic among the azande, Oxford, Clarendon Press, 1937 ; Beauman H., Westerman D., Les peuples et les civilisations de l’Afrique, Paris, Payot, 1948 ; Murdock G.P., : Its peoples and their culture history, Mc Graw-Hill, New York, 1959. 15 Balandier G., Sens et puissance, Paris, PUF, 1971, p.144. 16 Guichaoua A. (sous la direction de), Question de développement. Nouvelles approches et enjeux, Paris, L’Harmattan, 1996, p.28.

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regard a ainsi installé, de manière définitive, la recherche africaniste au cœur du développement et du changement social. Ce nouveau rameau est apparu suite aux transformations qui se sont opérées à partir de deux phénomènes historiques déterminants dans l’évolution de l’Afrique : les mouvements d’émancipation, porteurs de projets politiques et les tentatives de modernisation amorcées partout en Afrique au lendemain des indépendances, sous l’emprise des politiques de développement et de modernisation inscrites dans le sillage du modèle occidental légué par l’administration coloniale.

C’est ainsi que des tentatives de théorisation du développement ont gagné de plus en plus l’africanisme jusqu’à en devenir la problématique dominante. Seulement, ce nouveau cadre théorique s’est constitué sans réelle unité ni cohésion paradigmatique. Au contraire, il s’est caractérisé par une diversité d’approches et par des références paradigmatiques qui sont loin de faire l’unanimité parmi les chercheurs africanistes.

Ces tentatives de théorisation ont connu une polarisation due à un recours à des modèles d’analyse et des démarches méthodologiques différentes. Goussault et Guichaoua ont bien compris la portée de cette situation et soutiennent que la sociologie du développement élaborée dans le contexte spécifique de l’Afrique «a puisé et puise encore à différentes sources et qu’elle en réalise une métabolisation typique de son mode de fonctionnement»17. Ce pluralisme théorique a finalement donné naissance à une vaste littérature sur la question avec une diversité de paradigmes, ce qui pose des problèmes d’ordre épistémologique, idéologique.

Les tentatives de théorisation des problèmes du développement en Afrique sont très nombreuses. Il ne s’agit pas de les examiner toutes, nous nous contenterons d’examiner quelques théories qui nous paraissent suffisamment représentatives pour illustrer nos objectifs de recherche. Le choix des auteurs sur lesquels porte notre travail s’explique par trois raisons : - le choix de ces auteurs nous a permis d’aborder les thématiques dominantes dans le champ de la pensée africaniste du développement ;

17 Goussault Y., Guichaoua A., «La sociologie du développement» dans Durand J.P., Weil R. (sous la direction de), Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1993, p.401.

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- la seconde se situe dans le fait que ces auteurs nous offrent des cadres d’analyse qui peuvent être considérés, en dehors des nuances, comme des courants dont chacun peut être identifié à un paradigme ; - la troisième raison tient au fait que l’étude de ces différents auteurs nous offre une vue synoptique sur l’évolution de la pensée africaniste du développement à la lumière des mutations historiques des sociétés africaines postcoloniales.

Nous partons de la sociologie dynamique de Georges Balandier qui incarne à notre avis une rupture épistémologique dans l’évolution des recherches africanistes en sciences sociales18. Le choix de la sociologie dynamique de Balandier, comme point de repère, s’explique par l’intérêt que celle-ci a accordé aux dynamiques endogènes jusqu’ici ignorées par l’anthropologie coloniale. C’est d’ailleurs cette prise en compte de la dynamique endogène qui a permis l’avènement d’une socio- anthropologie africaniste du développement qui a fini par occuper une place centrale dans le domaine des sciences sociales africaines.

L’anthropologie marxiste s’est en partie inspirée des travaux de Balandier, de même que la théorie dépendantiste. Les tentatives de théorisation des difficultés que rencontrait l’Afrique dans les décennies 80 et 90 ont été faites par cette anthropologie marxiste sur la base d’une perspective communautaire et endogène considérée comme la seule solution à la crise du développement dans les sociétés africaines. C’est une approche qui puise pour l’essentiel ses analyses dans le registre de la sociologie dynamique de Georges Balandier.

S’insurgeant contre le mythe du développementalisme, véhiculé par la théorie de la modernisation qui s’appuie sur la conception selon laquelle le développement est «un processus universel caractérisé par une série d’étapes par lesquelles doivent nécessairement passer toutes les nations et sociétés»19, Balandier livre une conception où le développement est saisi comme phénomène global. Cette

18 Nous aurons l’occasion de revenir sur cette rupture essentielle amorcée par Balandier dans le champ de la pensée africaniste. Il a fondé l’école sociologique africaniste qui s’est intéressée aux mutations dans les sociétés africaines et aux problèmes du développement de ces sociétés. 19 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, Louvain-la-Neuve/Paris, Academia-Bruylant/L’Harmattan, 2002, p.45.

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conception suppose la prise en compte des dynamiques endogènes qui opèrent à l’intérieur des sociétés du Tiers-monde et de leur influence sur le processus de transformations en rapport avec la modernisation.

C’est dans le sillage de Balandier20 que s’inscrit l’école marxiste africaniste avec des penseurs influents comme Philippe Rey21, Claude Meillassoux22, Marc Augé,

Maurice Godelier23, Emmanuel Terray24 etc. De même que Balandier, ces anthropologues de l’école marxiste ont refusé de dissocier les problèmes économiques des réalités endogènes en Afrique. Ils ont tenté de situer le sous- développement du continent africain dans des formes de domination, d’exploitation que l’impérialisme occidental a imposées en Afrique à travers un long processus qui débute avec la traite négrière.

L’école dépendantiste africaniste, sous la houlette de l’économiste Samir Amin25, s’inspire d’une part de ce postulat marxiste et de l’analyse de Balandier. Alors que la théorie de la modernisation dans «sa version rostovienne, présentait le «sous- développement» comme l’état naturel des sociétés traditionnelles, l’école de la dépendance voit le «sous-développement» comme le résultat d’un processus historique pluri-séculaire»26. Dans son approche, Samir Amin a essayé de montrer que l’absence de développement dans les sociétés africaines est liée à une situation de dépendance économique qui résulte d’un long processus de conquête, de formes de domination, d’exploitation des ressources des pays africains par les puissances impérialistes du Nord.

20 Voir Balandier G., Anthropologie politique, Paris, PUF, 1969 ; Balandier G., Sociologie des mutations, Paris, Anthropos, 1970 ; Balandier G., Sens et puissance, Paris, PUF, 1971 ; Balandier G., Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale, Paris, PUF, 1955. 21 Rey Ph., Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme, Paris, Maspero, 1971. 22 Meillasoux Cl., Femmes, greniers et capitaux, Paris, Maspero, 1975 ; Meillasoux Cl., Anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire, Paris, Mouton, 1964. 23 Godelier M., «La notion de mode de production asiatique» dans Les temps modernes, n°228, Paris, Mai, 1965, pp.2002-2027. 24 Terray E., Le marxisme devant les sociétés «primitives», Paris, Maspero, 1969. 25 Voir Amin S., L’accumulation à l’échelle mondiale, Dakar, IFAN, Paris, Anthropos, 1970 ; Amin S., L'Afrique de l'Ouest bloquée, Paris, Éditions de Minuit, 1971 ; Amin S., L’accumulation à l’échelle mondiale, Dakar, IFAN, Paris, Anthropos, 1970 ; Amin S., La faillite du développement en Afrique et dans le Tiers-monde, Paris, L‘Harmattan, 1989 ; Amin S., L’impérialisme et le développement inégal, Paris, Éditions de Minuit, 1976. 26 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde, ouv. cité, p.86.

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Si les théories marxistes et dépendantistes qui ont dominé les décennies soixante et soixante-dix se sont focalisées sur les notions de centre et de périphérie autour des questions de l’échange inégal où le sous-développement est vu comme le produit du développement capitaliste, la décennie quatre-vingt ont porté sur l’abandon des théorisations globales au profit «des analyses de cheminements multiples marqués par des réversibilités de tendances et des involutions»27. C’est une période qui sera caractérisée par une prolifération de théories sur le développement. La théorie du dualisme28, la théorie culturaliste du développement29 ainsi que les nouveaux cadres d’analyse de l’histoire économique et sociale en Afrique dont on peut citer le courant néoculturaliste, les théories sur la valorisation des dynamiques locales de développement axées essentiellement sur l’alternative du développement endogène30 constituent le vaste corpus analytique des nouvelles théories africanistes du développement.

27 Hugon Ph., «Les trois temps de la pensée francophone en économie du développement» dans Choquet C., Dollfus O., Le Roy E., Vernières M. (sous la direction de), État des savoirs sur le développement. Trois décennies de sciences sociales en langue française, Paris, Karthala, 1993, p.52. 28 Voir Ngango G., «L’Afrique entre tradition et la modernité», dans Ethiopiques, Revue socialiste de culture négro-africaine, numéro spécial 1976, pp.33-45 ; Thomas L.V «Dualisme et domination en Afrique Noire» dans Martinelli A. (sous la direction de), Sociologie de l’impérialisme, Paris, Éditions Anthropos, 1971, pp.225-253 ; Martinelli A., «Remarques critiques sur le problème du dualisme dans la théorie du développement», dans Sociologie de l’impérialisme, ouv. cité, pp.591-592 ; Hegba M., «Aspects sociologiques du développement économique» dans Afrique documents, n° 72, 1964, pp.27-35 ; Vieyra Ch., «Structures politiques traditionnelle et structures politiques modernes» dans Tradition et Modernité en Afrique noire, Paris, Éditions du seuil, 1965, pp. 202-203. 29 Abou S., L’identité culturelle, relations inter-ethniques et problèmes d’accumulation, Paris, Éditions Anthropos,1981 ; Amselle J.L., «Le développement vu du village» dans Sociologia ruralis, vol XXVIII-2/3, pp.176-181, 1988 ; Elungu P., Tradition africaine et rationalité moderne, Paris, L’Harmattan,1987 ; Meister A., L’Afrique peut-elle partir ?, Paris, Éditions du Seuil, 1966 ; Senghor L.S., Nations et voie africaine du Socialisme, Paris, Présence africaine, 1961 ; Éla J.M., L’Afrique : l’irruption des pauvres, Paris, L’Harmattan, 1994 ; Mondjagnani A. (sous la direction de), Participation populaire au développement, Paris, Karthala, 1984 ; N’dione E., Réinventer le présent. Quelques jalons pour l’action, Dakar, Endagraf, 1994 ; Manguelle D.E., L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel?, Paris, Éditions du Sud, 1990 ; Kabou A., Et si l’Afrique refusait le développement?, Paris, Éditions L’Harmattan, 1991 ; Kabou A., «Quand les Africains critiquent l’Afrique », dans Courrier du Sud. Afrique, Asie, Pacifique, n°134, Juillet-Août, 1992, pp.52-63. 30 Mercoiret M.R., «L'émergence de dynamiques locales de développement, une réponse au développement?» dans Actes du XIème Séminaire de l'économie rurale, Septembre 1990, Montpellier, CIRAD ; Éla J.M., «Les voies de l’afro-renaissance» dans Le monde diplomatique, Octobre 1998, pp.8-9 ; Coquery-Vidrocovitch C., Le Tiers-monde. L’informel en question, Paris, L’Harmattan, 1991 ; Latouche S., L’autre Afrique, Paris, Albin Michel, 1998 ; Pénouil J.P., Le développement spontané, les activités informelles en Afrique, Paris, Éditions Pedone, 1975 ; Dumont R., L’Afrique étranglée, Paris, Éditions du Seuil, 1980 ; Sow F., «L’analyse de genre dans la recherche agricole en Afrique», Document de discussions. Ateliers du Centre

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L’illustration de notre thèse se fera à partir de l’analyse de ces différentes théories sur le développement en Afrique. Les concepts de paradigme, de développement, de modernisation et d’idéologie seront mobilisés dans notre approche. En partant du concept de paradigme, nous essayerons de montrer que les théories africanistes partent d’un lieu commun : le postulat selon lequel «le progrès est la base universelle du développement et sa mise en œuvre se confond avec la réalisation d’un «ordre des choses» capable d’assurer la prospérité, l’harmonie, le bien-être, voire le bonheur des «peuples et des gens»31. Les théories de la modernisation et celles qui s’en inspirent adhèrent à cette conception techniciste et évolutionniste du développement version occidentaliste, les théories de l’approche endogène du développement proposent par contre des schémas alternatifs à partir des spécificités africaines. Dans cette confrontation entre deux alternatives du développement se dessinent des prises de position idéologiques avec des implications épistémologiques et méthodologiques.

1.2. Cadre conceptuel : archéologie et élucidation des concepts de paradigme, de développement, de modernisation et d’idéologie 1.2.1. Élucidation conceptuelle En sciences sociales, le choix conceptuel n’est pas neutre, il dessine l’orientation que le chercheur entend imprimer à ses travaux, l’usage que nous faisons des concepts dans notre thèse ne sera pas une exception. Dans notre étude, nous allons approcher les concepts de paradigme, de développement, de modernisation et d’idéologie. Sans prétendre épuiser le sens de ces concepts, nous essaieront de les rendre opératoires.

1.2.1.1. Le concept de paradigme Pour avoir émigré du champ de la pensée philosophique à celui de l’épistémologie, le concept de paradigme est devenu, depuis la publication de

international pour la recherche et le développement, Sali, 3-5 Février, 1992, «La recherche africaine en sciences sociales et la question du genre» dans Colloque international Genre, population et développement en Afrique International EPA/UAPS, INED, ENSEA, IFORD, Abidjan, 16-21 juillet 2001 ; Droy I., Femmes et développement rural, Paris, Karthala, 1990. 31 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde, ouv. cité, p.12.

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l’ouvrage de Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques32, un concept angulaire, un moyen d’approche et un principe d’explication. Même si la notion de paradigme a été fondée par Thomas Kuhn pour rendre compte des principes constitutifs des sciences de la nature, son usage en sciences sociales est aujourd’hui fréquent. Cependant, le concept de paradigme a connu à l’intérieur des sciences sociales des règles d'usage variées, selon la spécificité des espaces disciplinaires et la particularité des registres abordés. À travers son usage dans les différents champs disciplinaires, il a connu un affinement progressif.

Thomas Kuhn, en introduisant la notion de paradigme dans son approche épistémologique de la logique et de l’évolution de la pensée, a voulu donner une nouvelle approche de la réalité de ce qu’il appelle «la structure des révolutions scientifiques». Kuhn soutient qu’au cœur de toute activité scientifique subsiste un noyau, une matrice qui constitue une réalité qu’on ne saurait remettre en question sans renoncer à la validité de la théorie scientifique dans sa globalité. C’est cette matrice qu’il désigne sous le nom de paradigme. Kuhn a fait un double usage de cette notion de paradigme. D’une part il en fait un outil conceptuel pour saisir des mécanismes à l’origine desquels se sont opérées différentes coupures épistémologiques et à la lumière desquels il est possible de comprendre aujourd’hui l’évolution de la pensée scientifique. Et d’autre part, le concept de paradigme est vu comme un ensemble d’éléments épistémologiques, théoriques, conceptuels et cohérents qui servent de cadre d’approche et de références pour une communauté scientifique appartenant à un même champ disciplinaire.

Pour comprendre ce double emploi de la notion de paradigme dans l’épistémologie de Kuhn, il faut se référer à son analyse de l’évolution de la pensée scientifique. En effet, Kuhn s’est servi du concept de paradigme pour élucider les deux régimes de l’activité scientifique : la science normale et la révolution scientifique.

Dans ce que Kuhn désigne comme «la science normale», le paradigme fait autorité sans discussion au sein d’une communauté scientifique donnée. Dans ce

32 Kuhn Th., La structure des révolutions scientifiques, Paris, G. Flammarion, 1983.

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cadre, le paradigme est un instrument qui fournit aux chercheurs une théorie, une application et un dispositif expérimental pour leurs recherches.

La période de révolution est le moment où le paradigme commence à être contesté au sein de la communauté scientifique. C’est une période de crise qui suppose le réajustement du paradigme contesté, voire l’éclosion d’un autre paradigme jugé plus efficient. En s’appuyant sur le concept de crise dans les sciences, Kuhn montre comment s’opère le changement de registre dans l’évolution de la pensée scientifique. Les crises sont des périodes où les scientifiques sont confrontés à l’incapacité de leur paradigme à résoudre une énigme. Kuhn soutient à cet effet l’idée d’une relativité et d’une complexité des différentes configurations du savoir scientifique et démontre que le changement de paradigme obéit à un processus complexe d’émergence qui ne se réduit pas à une simple séquence linéaire. C’est dans ce processus de changement de paradigme que Kuhn situe le progrès scientifique.

L’objectif de Kuhn est donc de mettre en exergue l’idée selon laquelle l’histoire de la pensée scientifique est marquée par des changements de paradigmes. À ses yeux, cette histoire est caractérisée par une dynamique constante de réajustement des procédures, des méthodologies et des principes d’analyse à la suite de crises récurrentes qui ne cessent d’exiger, face au surgissement des obstacles et des anomalies, un renouvellement constant de la pensée scientifique. L’idée de Kuhn s’appuie sur un postulat qu’il formule en ces termes : «aucun paradigme accepté comme base de la recherche scientifique ne résout jamais complètement tous les problèmes»33.

Quelle signification revêt ce concept de paradigme chez Kuhn? Son utilisation du concept de paradigme fut confuse et variée34. Mais, en dépit des glissements de sens, on peut retenir que le terme de paradigme représente pour Kuhn «l’ensemble des croyances reconnues et des techniques communes aux membres d’un

33 Kuhn Th., La structure des révolutions scientifiques, Paris, G. Flammarion, 1983, p.117. 34 En essayant de répertorier les différents sens de cette notion de paradigme dans La structure des révolutions scientifiques, Margaret Masterman a révélé dans un index analytique que le concept de paradigme a été utilisé par Kuhn d’«au moins vingt-deux manières différentes».

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groupe»35. Dans la préface de la première édition, Thomas Kuhn définit le paradigme comme l’ensemble «des découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions»36. De ce point de vue, c’est un modèle théorique et un ensemble de procédures, de lois et de schémas exemplaires, constituant ce que Kuhn appelle «la matrice disciplinaire» qui encadre et oriente provisoirement la recherche dans un domaine précis.

En s’inspirant de cette définition de Kuhn, essayons de donner une définition opératoire du concept de paradigme dans le cadre propre des sciences sociales.

Mais auparavant, disons que l’application de ce concept dans le domaine des sciences sociales suppose quelques clarifications. Dans le cadre des sciences sociales, il est plutôt question de positions théoriques et méthodologiques partagées par un groupe de chercheurs ou une école de pensée, mais le consensus n’est pas aussi fort que celui qui peut être constaté dans le domaine des sciences exactes. Dans le domaine des sciences sociales, les divergences sont plus fréquentes chez les chercheurs partageant un même paradigme. Ce qui suppose que le paradigme n’implique pas la présence absolue d’un ensemble complet de règles. En définitive, on peut définir le paradigme dans le cadre des sciences sociales comme un modèle théorique de représentation scientifique du social ou d’un champ du social, partagé par une communauté de chercheurs, qui procède à des sélections et s’appuie sur un ensemble de procédures méthodologiques pour donner sens à la réalité sociale.

Une telle définition sous-entend que le paradigme est un modèle logique de référence pour une discipline donnée ou un courant théorique auquel il suggère des présupposés. De ce fait, le paradigme, comme l’ont montré Bachir Diagne et Henri Ossebi «conditionne ainsi l’ensemble des discours scientifiques de ceux qui, consciemment ou inconsciemment, s’y réfèrent»37. Le paradigme effectue la sélection et la détermination de la conceptualisation et des opérations logiques. Une

35 Kuhn Th., La structure des révolutions scientifiques, ouv. cité, p.40. 36 Idem, p.11. 37 Diagne S.B., Ossebi H., La question culturelle en Afrique : contextes, enjeux et perspectives de recherche, Dakar, CODESRIA, 3/96, p.32.

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telle précision soulève quelques implications épistémologiques dont l’examen peut éclairer sur le sens de notre définition. Nous en avons retenu quatre types d’implication.

La première implication de notre définition révèle la dimension endogène du paradigme aux théories dont il commande les articulations et la structure logique. Il est un cadre d’analyse par rapport auquel s’ordonne une théorie scientifique, dès lors, il devient un principe d’ordre du savoir.

La seconde implication se situe dans le cadre du caractère sous-jacent du paradigme : il est virtuel et n’est jamais inscrit dans la théorie de manière visible. Il n’est jamais formulé en tant que tel, il fonctionne comme une sorte d’inconscient qui préside à la structure mentale du chercheur. Il serait donc, selon une approche propre à Morin, une sorte de principe «supralogique» d’organisation de la pensée qui commanderait les opérations utilisées par la logique et qui gouvernerait, par conséquent, notre vision des choses et du monde. Le sens d’une telle fonction est bien campé ici par Edgar Morin :

«Le paradigme est l’organisation invisible du noyau organisationnel visible de la théorie où il dispose d’une place invisible. Il est ainsi invisible dans l’organisation consciente qu’il contrôle. (Aussi, nos discours conscients sont d’autant moins conscients de leur sens qu’ils s’en croient totalement conscients). C’est le principe toujours virtuel qui sans cesse se manifeste et s’incarne dans ce qu’il génère. On ne peut en parler qu’à partir de ses actualisations qui, au sens grec du mot, l’exemplifient : il n’apparaît qu’à travers ses exemples»38.

La troisième implication est l’absence de paradigmes définitivement établis dans le champ scientifique. Ce qui montre que l’absence de paradigme dominant, surtout dans le contexte spécifique des sciences sociales. Cette situation génère, par conséquent, l’existence d’une pluralité de paradigmes, de schémas d’approche non exempts de divergences parfois profondes.

La quatrième implication suppose qu’au cœur de tout paradigme peut subsister un a priori idéologique. C’est dire qu’au noyau théorique de chaque paradigme, dans

38 Morin E., La méthode 4. Les idées, ouv. cité, p.217.

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les sciences sociales, il y a quelques postulats qui suscitent des considérations subjectives. Ce qui veut dire en fin de compte que le paradigme n’est jamais neutre, totalement objectif au sens positiviste du terme. Il influence la perception du monde et par conséquent la représentation que l’on s’en fait. Par conséquent, il peut être soumis dans le cadre de la recherche en sciences sociales, implicitement ou explicitement, à des implications de nature idéologique. Nous reviendrons sur cette dimension idéologique du paradigme dans le chapitre consacré à l’analyse des processus d’idéologisation dans les théories africanistes, et particulièrement sur celles relatives aux problèmes du développement.

La définition retenue et l’examen de ses implications nous permettent de mieux rendre compte des principes d’analyse et des mécanismes de rupture qui ont encadré les théories africanistes du développement, sous-tendu leur pluralité et leurs logiques sous-jacentes. Mieux, cela nous permet de mettre en relief les paradigmes sous-jacents aux différentes formulations sur la question du développement en Afrique en articulation avec des contextes socio-historiques dans l’évolution des sociétés africaines postcoloniales.

1.2.1.2. Le concept de développement : archéologie et signification d’une notion Les multiples questionnements réalisés dans les études relatives aux problèmes du développement attestent la crise du développement, tant au niveau de ses stratégies et ses significations imaginaires qu’au niveau de ses propres postulats. Cette crise installe dans le champ du développement des interrogations, des incertitudes qui ne laissent plus la place aux évidences, aux convictions. Dès lors que «la définition que l’on donne du phénomène développement change selon l’a priori implicite qui tient lieu d’origine à la réflexion»39. C’est à la lumière de ce changement selon l’a priori implicite, pour reprendre l’expression de Rist, sous- jacent aux définitions du concept de développement, qu’il faudra inscrire toutes les difficultés à donner à ce concept un sens univoque. La notion de développement a subi un affinement progressif dans les divers champs de constitution théorique. L’analyse archéologique que nous nous fixons de réaliser ici part de cette difficulté à

39 Rist G., Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1996, p.12.

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trouver un sens au concept de développement. Elle permet de remplir au moins deux objectifs.

D’une part, elle nous édifie sur l’idée selon laquelle le développement ne peut être perçu de façon abstraite sans articulation avec le milieu social d’accueil qui peut lui imprimer des orientations. D’autre part, elle met en relief que le champ des théories africanistes du développement est traversé par plusieurs paradigmes. Les réajustements paradigmatiques ont fini par imprimer au concept de développement une instabilité sémantique.

L’examen critique des différents glissements sémantiques subis par la notion de développement s’avère une tâche fondamentale pour notre recherche. Il s’agira de voir comment le concept de développement et les concepts de progrès, de modernisation qu’il charrie ont fini par habiter le champ des sciences sociales, en particulier la sociologie où s’est constitué progressivement un domaine de recherche relatif aux questions du développement. Ce n’est qu’en procédant ainsi que nous pouvons donner au concept de développement ses significations variées et saisir, à travers celles-ci, les enjeux idéologiques et épistémologiques sous-jacents que soulèvent ses différentes significations.

1.2.1.2.1. Sémantique et historique du concept de développement Circonscrire et définir le concept de développement n’est pas une entreprise aisée. Mais, pour contourner une telle difficulté, une réflexion sur l’origine du concept de développement s’impose. Nous allons nous employer à restituer la signification du développement à partir du contexte historique occidental qui lui a donné naissance pour mieux en fixer le sens40. L’origine du concept a été diversement interprétée, le sens du concept de développement est lié à celui du concept de sous-développement dont la première formulation est imputée au

Président Harry Truman en 194941. Mais, l’origine est ailleurs. Selon l’analyse de

40 Dans cet effort d’élucidation, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Rist G., Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, ouv. cité et sur celui de Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité. 41 Le concept de «sous-développement» par rapport auquel on situe l’origine du concept de développement a été évoqué pour la première fois dans le «Discours de l’union» que le président

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Rist, c’est dans l’antiquité grecque et dans le siècle des Lumières en passant par la réinterprétation chrétienne de l’héritage grec qu’il faut trouver le sens primitif du concept de développement42. Sa signification est donc fondamentalement liée à l’histoire intellectuelle occidentale. C’est pourquoi, aux yeux de Morin, le concept de développement n’a pas de signification en dehors de son ancrage occidentaliste43.

D’abord, c’est dans la métaphore organiciste, dans «l’image botanique d’une germination endogène»44 qu’il faut chercher le premier sens du concept de développement. Les lois de fonctionnement de l’organisme telles que la directionnalité, la continuité, la cumulativité et l’irréversibilité45 ont été transférées, comme l’a montré Rist, du biologique au social. C’est ainsi que le sens du concept de développement est consubstantiel à la conception naturaliste qui plonge ses racines dans une longue tradition réflexive occidentale. Dans sa quête archéologique du concept de développement, Rist est remonté depuis Aristote jusqu’aux précurseurs des sciences sociales du 19ème siècle, en passant par saint Augustin et les penseurs des Lumières pour retracer cette tradition réflexive dans laquelle il situe le sens originel du concept de développement46.

Dans son combat pour asseoir une pensée rationnelle et cohérente, en rupture avec la pensée mythique de la Grèce antique, Aristote élabora une théorie de la connaissance qui «s’efforce de saisir, selon Rist, l’enchaînement de causes déterminées par la nécessité et l’histoire, considérée comme un art, qui ne traite que du contingent et de l’accidentel»47. En essayant de donner une définition à la

Harry Truman prononce le 20 janvier 1949 où ce dernier exprime ce qu’il appelle une généreuse croisade contre la pauvreté : «Nous devons nous engager dans un nouveau programme audacieux et utiliser notre avance scientifique et notre savoir-faire industriel pour favoriser l’amélioration des conditions de vie et la croissance économique dans les régions sous- développées». 42 Dans son ouvrage, Rist s’est attelé à remonter de la pensée grecque avec Aristote jusqu’au dix- neuvième siècle, en passant par le Moyen Age chrétien et le dix-huitième siècle pour nous édifier sur le sens du concept de développement. Ainsi, Rist a retracé la filiation du concept de développement où il a démontré que sa signification est fondamentalement liée à l’évolution des idées en Occident. 43 Voir Morin E., Sociologie, ouv. cité, p.114. 44 Hermey G., Culture et développement, Paris, Presses des sciences Po, 2000, p.21. 45 Nous reviendrons sur cette origine biologique du concept de développement dans les pages qui suivent. 46 Rist G., Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, ouv. cité, p.40. 47 Idem, p.47.

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science, Aristote la définissait comme une théorie de la nature48. Le champ de la science est, aux yeux d’Aristote, coextensif à celui de la nature. L’étymologique du concept de nature dans la pensée grecque signifie croître, se développer. Aristote appréhendait la nature comme la genèse des choses qui se développent. Dans cette perspective, la nature (en grec physis) se définissant comme l’essence des choses en mouvement, ce qui change, c’est-à-dire un processus de génération caractérisé à la fois par la croissance et le déclin. C’est ainsi qu’aux yeux d’Aristote, adopter une position scientifique, c’est en quelque sorte concevoir une démarche qui consiste à envisager les choses selon leur nature propre, c’est-à-dire selon leur développement. Seulement, dans la conception d’Aristote, la génération va de pair avec le déclin, ce qui recoupe parfaitement le postulat grec de la nature qui assigne toujours une fin préalable au commencement49.

Dans sa quête du sens primitif du concept de développement, Rist s’est intéressé aussi à l’apport de saint Augustin. Il montre que ce dernier s’est emparé de «la théorie des cycles»50 chez Aristote qu’il conserve, en procédant à une approche intégrative des phénomènes naturels et des phénomènes socio- historiques dans l’évolution des sociétés humaines telle qu’elle est tracée par Dieu, pour esquisser une philosophie de l’histoire universelle51. Mais, tout en s’inspirant des cycles aristotéliciens, saint Augustin a remplacé la succession des cycles par une trajectoire unique qui va de la naissance au déclin. Il élimine ainsi la théorie de l’éternel retour au profit de l’idée d’une fin des temps que charrie la conception théologique de l’histoire de la pensée judéo-chrétienne. L’apport de saint Augustin, selon Rist, tient à trois facteurs importants qui vont marquer, de manière décisive, la conception évolutionniste et universelle du développement :

48 Voir Aristote, Métaphysique, Paris, Éditions Vrin, 1926. 49 C’est cette idée de finitude en tout mouvement qu’on retrouve dans les écrits du philosophe Lucrèce qui soutient que si le monde est encore dans sa jeunesse, cela ne signifiera pas qu’il ne connaîtra pas le déclin. «Car tous les corps que tu vois grandir suivant une heureuse progression, écrit Lucrèce, et gravir peu à peu les degrés de l’âge adulte, absorbent plus d’éléments qu’ils en rejettent […] jusqu’au jour où le faîte de la croissance est atteint. Dès ce moment, petit à petit les forces et la vigueur de l’adolescence sont brisées par l’âge qui glisse vers la décrépitude». De natura rerum, livre II, p.1122 et suivantes. 50 Dans la théorie des cycles, Aristote soutient que tout ce qui naît, grandit atteint sa maturité, commence à connaître le déclin et ensuite la mort. 51 Voir saint Augustin, La cité de Dieu, Paris, Gallimard, 1935.

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1 la philosophie de l’histoire, qui est présente dans la philosophie de saint Augustin, ne concerne pas l’histoire locale. Saint Augustin affirme, au contraire «l’universalité de son schéma, puisque toutes les nations de la terre sont

soumises à la providence divine»52 ; 2 le second facteur se situe dans la vision globale d’une histoire mondiale qui engage toutes les sociétés humaines où les histoires concrètes, locales ne sont pas du tout évacuées, négligées, ni abandonnées contrairement à la thèse d’Aristote. Chez saint Augustin, les histoires locales, nationales sont intégrées dans une philosophie de l’histoire inscrite dans le plan divin ; 3 enfin, le troisième facteur qui tient lieu de référence chez le penseur chrétien se situe dans l’idée d’une histoire qui obéit à la nécessité, comme devenir qui se conjugue dans l’enchaînement historique et donc inéluctable. Derrière cette conception, se profile l’idée du progrès, bref l’évolutionnisme ou cette vision cumulative d’un développement infini qui gagnera le 17ème siècle. Désormais, l’idée qu’il existe une histoire universelle propre à l’espèce humaine a pris forme dans la conscience intellectuelle occidentale :

«Ainsi, au cœur du dispositif occidental, se trouve l’idée qu’il existe une histoire naturelle de l’humanité, c’est-à-dire que le développement des sociétés, des connaissances et de la richesse correspond à un principe naturel, auto-dynamique, qui fonde la possibilité d’un grand récit»53.

C’est cette conception linéaire de l’histoire que les penseurs des Lumières vont développer en y ajoutant une dimension supplémentaire, celle de progrès infini. La fin de l’histoire n’est plus de mise dans l’esprit des Lumières à la suite d’un débat qui a opposé les Anciens aux Modernes54. L’idéologie du progrès est née de ce débat, pour Rist, et tient à son actif la contestation des lois divines d’une fin des temps, au profit d’une vision linéaire de l’évolution infinie de l’histoire humaine. Dans son ouvrage intitulé Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain,

52 Rist G., Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, ouv. cité, p.60. 53 Rist G., Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, ouv. cité, p. 69. 54 Il faut rappeler ici la querelle entre les Anciens et les Modernes. Les Anciens représentés par Boileau, Racine, La Bruyère défendaient, conformément à l’esprit grec, que toute connaissance devait se référer aux modèles supérieurs des prédécesseurs alors que les Modernes que furent Descartes, Fontenelle, Perrault défendaient le contraire. Ils soutenaient une conception cumulative de la connaissance. Au 17ème siècle, ce débat a vu la victoire des Modernes sur les Anciens avec la naissance de l’idée de Progrès irréversible.

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Condorcet retrace l’évolution de ce tableau historique55. Le point de vue d’Adam Smith56 sur la nature et les causes de la richesse des nations trouve tout son sens dans cette conception d’un horizon temporel infini, défendu par les penseurs des Lumières. Désormais, le développement est conçu comme étant à la fois le progrès de la connaissance et la marche vers l’opulence ; ces deux paliers d’un même processus naturel, nécessaire sont nettement perceptibles chez les précurseurs des sciences sociales. De ce point de vue, le devenir de l’histoire humaine est synonyme de progrès infini, «le développement n’est pas un choix, mais la finalité et la fatalité de l’histoire»57.

Au 19ème Siècle, le nouveau paradigme allait être parachevé par la naissance de l’évolutionnisme social né de la philosophie déterministe et positiviste de Comte58. Une conception eschatologique d’un temps conventionnel et unidirectionnel, parcourant, selon l’expression de Schwarz, «l’itinéraire d’un temps fléché du passé au futur»59 va fonder l’analyse évolutionniste. En quelques mots, cet évolutionnisme social postule l’idée d’une évolution ou d’un développement des sociétés humaines depuis des formes simples et primitives vers des formes plus évoluées et complexes et que toutes les sociétés devaient passer par les mêmes stades et, par conséquent, elles pouvaient être classifiées selon le stade ou l’état auquel elles se situent.

Par exemple l’anthropologue Lewis Morgan, en proposant d’esquisser une théorie générale de l’évolution culturelle, a présenté cette évolution comme une progression en trois stades successifs : la sauvagerie, la barbarie (caractérisée par la domestication des animaux et des plantes) et la civilisation (débutant avec l’invention de l’écriture). Cet évolutionnisme social qui fait référence à la manière dont l’Occident a établi son rapport au temps a particulièrement orienté toute

55 Condorcet M.J., Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Garnier Flammarion, 1988 (rédaction 1793-1794). 56 Voir Smith A., De la marche différente des progrès de l’opulence chez différentes nations, Paris, Gallimard, 1976. 57 Rist G., Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, ouv. cité, p.70. 58 Le positivisme scientifique d’Auguste Comte affirme que l’esprit scientifique va, par une loi inexorable du progrès de l’esprit humain, appelée la loi des trois états, remplacer les croyances théologiques ou les explications métaphysiques. Les trois états identifiés par Comte dans son approche évolutionniste sont l’état théologique, l’état métaphysique et l’état positif. 59 Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique ou l’Afr (eu) canisme, ouv. cité, p.93.

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l’évolution de la philosophie sociale du 19ème siècle qui a déterminé et accompagné l‘avènement des sciences sociales. Ce sont Auguste Comte, Saint-Simon, Pierre Joseph Proudhon, Karl Marx, Charles Fourier et en quelque sorte Émile Durkheim, ces pères fondateurs de la sociologie qui furent les héritiers de cette conception évolutionniste qui a dominé tous les paradigmes de la pensée occidentale du 19ème siècle.

À travers cette transposition métaphorique d’une conception évolutionniste empruntée à la biologie60, qui a marqué de manière décisive l’idéologie du développement, s’affirme dans l’imaginaire occidental le sentiment que la voie du développement est déjà balisée par l’expérience historique des sociétés occidentales. Cela veut dire que l’Occident dans son devenir historique a tracé la marche du progrès, laquelle allait inspirer toutes les autres nations qui voulaient connaître le développement et la modernisation. Auguste Comte traduit cette idéologie dans la loi des trois états, passage de l’état théologique à l’état métaphysique et enfin à l’état positif, Karl Marx par le postulat de la rébellion des forces productives contre les rapports de production qui a donné naissance aux différents modes de production (le communisme primitif, le mode de production esclavagiste, le mode de production féodal, le mode de production capitaliste et enfin le mode de production socialiste qui préside à la naissance de la société communiste).

Derrière ces théories des philosophies sociales du 19ème siècle se profile donc l’idée d’une évolution dans le sens d’un progrès cumulatif et unilinéaire. C’est ainsi que Peemans considère que les théories du développement s’appuient essentiellement sur une tentative d’enrichissement de la notion de progrès. «La pensée sur le développement s’est dès lors centrée d’abord sur une version simplifiée de la notion de progrès…»61 qui puise son essence dans le contexte occidental. En résumé, il ressort de cette analyse de l’historique du concept de développement que celui-ci a trouvé en définitive sa pleine signification dans ce

60 Voir Darwin Ch., The origin of species. By means of naturel selection, London, John Murray, Albemarle Street, 1959. 61 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.8.

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contexte historique occidental et s’est affiné progressivement à travers les différentes périodes de la pensée occidentale qui remonte depuis Aristote.

En s’appuyant sur l’analyse dialectique qui articule les idées à leurs contextes historiques, on peut dire que ces différents glissements de sens du concept de développement sont dialectiquement liés aux mutations des sociétés occidentales. Voilà pourquoi, le concept de développement, aux yeux de Poncelet, est «la cristallisation d’un regard historiquement constitué sur quelques siècles d’extraordinaires mutations des sociétés occidentales»62. Ce qui fait dire à Rist que le développement est le symbole de la vision occidentale du monde qui renvoie «à une longue tradition qui s’étend sur la longue durée de l’histoire occidentale»63.

1.2.1.2.2. À propos du concept de développement : «variantes dimensionnelles»64 et définition du concept Dans le langage commun, le développement est synonyme de bien-être, de progrès et de croissance économique, d’accroissement de richesse, etc. Ce qui signifie que le développement suppose, en termes concrets, un changement de niveau de vie, une nette amélioration des conditions d’existence. Mais, les expériences et les désillusions connues dans la plupart des contextes sociaux ont fini par conférer au concept de développement une certaine ambiguïté. Le terme développement est devenu ainsi un concept équivoque qui

«souffre du péché originel d’être né de la rencontre de deux réalités : une réalité courante avec la cohorte des images familières suscitées par l’idée de tout ce qui croît. Une réalité scientifique avec la longue série d’altérations, de crises et de rectifications qui lui sont propres. En ce sens que cette histoire pèse d’autant plus qu’il s’agit d’une notion dont le devenir, au sein des sciences sociales, n’a stabilisé ni le sens ni la positivité au sens rigoureux requis d’un concept scientifique»65.

62 Poncelet M., Une utopie tiers-mondiste. La dimension culturelle du développement, Paris, L’Harmattan, 1994, p.23. 63 Rist G., Le développement, histoire d’une croyance occidentale, ouv. cité, p.116. 64 Nous empruntons ce concept à Legouté. Voir Legouté J.R., «Historique et dimensions d’un concept plurivoque» dans Cahiers de recherche, vol. 1, n° 1, Février, 2001, pp.32-48. 65 Perroux F., Pour une philosophie du nouveau développement, Paris, Éditions Aubier Montaigne, 1981, p.11.

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La non stabilité du sens et la non positivité de la notion de développement au sein des sciences sociales portent à nous interroger sur la filiation théorique de ce concept à travers les différentes variantes dimensionnelles qui le constituent. Le développement est avant tout un concept, une construction théorique. Or, comme l’a montré G.G. Granger, «un concept est une histoire»66. Ce qui explique que la pleine intelligibilité d‘un concept ne saurait pas se révéler dans l’une de ses expressions conjoncturelles qu’elle se donne mais à travers ses transformations, ses réajustements successifs qui conditionnent ses glissements de sens et qui accompagnent sa maturation. La réflexion de Rist en est une belle illustration.

Plusieurs réponses peuvent être proposées à la question de l’affiliation théorique du concept de développement.

La première est que le développement a été très tôt associé à la théorie de l’évolution naturelle. La notion de développement évoque ainsi, au sens biologique, ce qui germe, croît et se développe. Ce qui fait dire à Gilbert Rist que dans la problématique du développement, il y a toujours l’idée d’un processus sous-jacent qui rappelle le changement naturel. Au cœur de cette problématique du développement, subsistent, selon Rist, des «présupposés de l’analogie qui assimile la société à un organisme vivant et qui pense le changement social ou le «développement» dans les termes de la croissance propres aux systèmes biologiques»67. Transposée dans le champ social, la notion a gardé, malgré tout, ses mêmes caractéristiques telles qu’elles se manifestent dans la théorie naturaliste, c’est-à-dire les caractéristiques du développement d’un organisme vivant : la directionnalité, la continuité, la cumulativité, l’irréversibilité. Que recouvrent ces notions dans le champ de la science biologique? L’examen de leur signification édifie sur la logique sous-jacente du sens du concept de développement : - la directionnalité indique ici le sens de la croissance biologique, c’est-à-dire l’enchaînement d’étapes ; - la continuité montre qu’il n’y a pas de saut dans l’évolution naturelle, mais qu’il y a plutôt une continuité dans le processus de maturation biologique ;

66 Granger G., Méthodologie économique, Paris, 1955, p.23. 67 Rist G., Le développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses des sciences Po, Paris, 1997, p.51.

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- la cumulativité montre que dans le processus biologique, chaque étape nouvelle dépend d’étapes précédentes et dans ce cas, il y a progression, passage d’une étape inférieure à une étape supérieure jusqu’à la phase dite de maturation ; - l’irréversibilité indique le sens d’une évolution qui récuse les retours possibles, par exemple le vieillard ne redevient pas adulte.

La seconde réponse se situe dans les deux tendances qui se dégagent dans la façon d’appréhender la genèse du développement. Jean Ronald Legouté nous décrit ces deux tendances. La première fait référence à l’idée de progrès, à l’évolutionnisme historique qui identifie le développement au progrès de l’humanité qui commence à la révolution néolithique et qui connut son apogée avec la naissance de la société industrielle moderne. La seconde tendance se veut une interprétation rigoureuse de l’historique du phénomène à partir de l’émergence du concept de développement. Ces deux tendances, ainsi abordées par Legouté, font «référence à cette vision duale qui considère le développement comme une nécessité thérapeutique dont la pertinence s’est imposée à partir de la prise de conscience du phénomène de développement»68.

Enfin, la troisième réponse se situe dans la variation de sens, dans les nuances liées à la signification du concept de développement dans le cadre théorique des sciences sociales. Du coup, aucune science (anthropologie, géographie, sociologie, économie, science politique) prise isolément ne peut rendre pleinement compte de la signification du concept de développement. D’où l’exigence d’ouvrir le champ du développement à des approches interdisciplinaires.

1.2.1.2.3. Les différentes «variantes dimensionnelles du développement» Aujourd’hui, la globalité du développement a fini par convaincre de la nécessité de prendre en compte ses variantes dimensionnelles économique, socioculturelle et politique. Ce n’est que dans une vision multidimensionnelle qu’on peut saisir la pleine signification du développement comme processus global.

68 Legouté J.R., «Historique et dimensions d’un concept plurivoque» dans Cahiers de recherche, vol. 1, n° 1, Février, 2001, p.8.

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La prépondérance de l’économie dans les théories du développement est analysée par Peemans69. Elle est consécutive, selon lui, à l’ampleur de la crise du développement dans les sociétés du Tiers-monde et découle de la volonté de résoudre les problèmes de la pauvreté de masse à l’échelle mondiale. C’est pourquoi, pour Peemans, la pensée sur le développement s’est déployée à partir de son absence, définie comme le sous-développement. Le développement est pensé sous l’angle de sa seule dimension économique, c’est-à-dire comme «une sorte de vision opérationnelle du progrès en résultats concrets»70. Le concept de développement, ainsi que toutes les théorisations qui ont présidé à son affinement sont du coup assujettis, dans les théories économiques à sa stricte composante économique. Dans cette perspective, le concept de développement est assimilé au concept de croissance, le développement est synonyme du taux de croissance.

L’échec des stratégies d’ajustement structurel a fini par tempérer la conception économiste et techniciste. De nouvelles grilles d’analyse soutiennent des approches de plus en plus soucieuses des variables socioculturelles. C’est ainsi, note Pénouil, que «les modifications impliquées par le développement influencent aussi bien la société globale que des éléments qui la composent»71. Ainsi, en intégrant le social, le culturel et l’humain dans le développement, on en a modifié la définition. Du coup, le développement est affecté de qualificatifs comme endogène, humain, communautaire, participatif, informel, local, durable, etc. Tous ces qualificatifs, associés au concept de développement dans l’objectif de concilier croissance et bien-être social, participent, pour parler comme Legouté, à «la structuration du champ idéologique du développement et concourent subséquemment à la prise en compte par le concept des nouvelles dimensions qu’il véhicule»72. Désormais, le socioculturel devient coextensif au développement.

69 Voir Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.70. 70 Idem, p.8. 71 Pénouil M., Le développement spontané, les activités informelles en Afrique, Paris, Pedone, 1985, p.4. 72 Legouté J.L. «Historique et dimensions d’un concept plurivoque», article cité, p.18.

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1.3.1.2.4. Essai de définition L’examen des diverses dimensions du développement, qu’il est à la fois économique et social, nous éloigne du séquençage technique des approches qui empêche de le considérer comme un phénomène global. Notre objectif n’est pas du tout d’ajouter une nouvelle définition à celle qui existe, il s’agit de circonscrire le concept, de le fixer et de lui trouver un sens opératoire dans le cadre de notre étude du développement. Peemans relève que le concept de développement est resté consubstantiel au concept de croissance et à la notion de progrès qui traduisent chacun une dimension du développement. Définir le concept de développement revient donc à en situer ce concept par rapport à ces deux notions. Il n’est donc pas superflu de rappeler la distinction qu’il convient d’opérer entre développement et croissance. C’est moins une question de vocabulaire qu’un problème épistémologique de fond.

Le développement et la croissance ne sont pas identiques. Ils recouvrent, pour utiliser les concepts de Morin, «non des sphères distinctives mais distinctivement une même sphère de phénomènes73. Mais, en dépit de cette difficulté, le développement n’est pas forcément la croissance. Austruy nous éclaire en distinguant trois niveaux dans le concept équivoque de développement : l’expansion, qui est une période temporaire, la croissance, définie par l’accroissement durable du produit global net, en termes réels, d’une économie et enfin le développement, qui est un faisceau de transformations dans les structures centrales et institutionnelles74.

Austruy précise que la croissance économique est l'augmentation durable de la quantité de richesses produites par une économie. En pratique, l'indicateur utilisé est le produit intérieur brut (PIB), le taux de croissance exprime la variation du PIB. De même, on utilise la croissance du PIB par habitant pour mesurer la croissance du niveau de vie. Le développement est défini par l‘économiste Perroux comme «la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire accroître, cumulativement et durablement, son progrès réel»75. Le

73 Morin E., La méthode 4. Les idées, Paris, Editions du Seuil, 1991, p.31. 74 Voir Austruy J., Le scandale du développement, Paris, Rivière, 1965. 75 Perroux F., L’économie au XXème siècle, Paris, PUF, 1961, p.155.

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développement se distingue ainsi de la croissance à laquelle il est pourtant lié. Le développement englobe la croissance et, de ce fait, il se définit comme le processus propre d’une dynamique globale qui peut engendrer le progrès social et humain en provoquant un changement des structures sociales et mentales (psychologiques). La croissance est évaluée à l’aune des indicateurs économiques, produit intérieur brut (PIB), produit national brut (PNB), tandis que le développement est plénier, il est global. «La croissance est le terme qui convient à une variable isolée, le développement est l’aspect global des modifications en chaîne dans le sens de la complexité qui vont susciter des émergences métamorphiques»76. Le développement est enfin une notion qui traduit l’aspect structurel et qualitatif de la croissance.

On peut retenir que le développement, loin de se réduire à la croissance qui est dans l’ordre du quantifiable et qu’elle suppose des idées de qualité comme la hausse du bien-être social (éducation, santé, etc.), la démocratie, la bonne gouvernance, un changement dans les structures sociales, dans l’urbanisation, dans les institutions politiques, finalement une mutation positive de la société tout entière. C’est au confluent de ces impératifs qu’il faut chercher le sens du développement, saisi dans sa signification globale où les besoins divers de l’être humain seraient pris totalement et mieux, en compte.

Au regard de ces précisions, nous retenons du développement, à la suite de Celso Futardo77, trois dimensions : celle de l’accroissement de l’efficacité du système social et de la production ; celle de la satisfaction des besoins élémentaires de la population et enfin, celle de la réalisation d’objectifs auxquels aspirent les populations. Ainsi, le concept de développement devrait intégrer les dimensions sociales et humaines.

À une conception restrictive du développement, confinée dans un contenu sémantique exclusivement économique qui le simplifiait outrancièrement, on préfèrera désormais des épithètes qui témoignent de sa dimension globale comme faisceau de transformations spécifiques propres à une société donnée à travers ses

76 Morin E., La méthode 4. Les idées, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p.211. 77 Futardo C., Brève introduction à l’étude du développement, ouv. cité, p.24.

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institutions et structures. À la lumière de ces remarques, nous définissons le développement comme un processus de transformations globales d’une société donnée à travers ses différentes structures centrales et institutions (technico- économique, socioculturelle, politique, etc.), en vue de la satisfaction des besoins et services de la société entière et ceci pour un mieux-être de l’ensemble de la collectivité. Le choix de cette définition réside du fait qu’elle renferme quelques éléments d’identification susceptibles de révéler toutes les dimensions du phénomène du développement. Tout en reconnaissant la nécessité d’inclure la croissance comme une variable dans le développement, cette définition retenue nous édifie sur les aspects jugés essentiels pour une bonne compréhension du développement comme phénomène global, complexe et dynamique. Le développement apparaît ainsi comme une totalité dialectique où interfèrent plusieurs variables. Ce que montre aussi Lê Thành Khôi quand il écrit :

«Si le développement est une totalité, il est une totalité dialectique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de coïncidence entre les différentes dimensions du phénomène : l’économique, le social, le culturel agissent les uns sur les autres de façon tantôt complémentaire et tantôt opposée, l’ensemble étant conditionné par le politique. L’économique va dans le même sens que le social si la croissance améliore le niveau de vie général, en sens contraire si elle aggrave les inégalités : la direction est déterminée par la politique de l’État»78

1.2.1.3. Le concept de modernisation

L’ère de la modernité dans le contexte de l’Occident débute, selon Giddens79, avec le processus d’industrialisation de la Grande Bretagne et la révolution française de 1789. Ces deux évènements ont été déterminants dans la naissance de ce que nous appelons aujourd’hui l’État-nation qui suppose, pour une administration moderne de la cité, la démocratisation de la vie sociale, la rationalisation dans la gestion de la chose politique, le respect des droits de l’homme, la naissance de l’esprit de citoyenneté et la laïcisation. Dans Les conséquences de la modernité, Giddens appréhende l’avènement de la modernité à partir de l’émergence «des modes d’organisation de la vie sociale apparus en Europe à partir du dix-septième

78 Lê Thành Khôi J., Culture, création et développement, Paris, Éditions L’Harmattan, 1988, p.48. 79 Giddens A., Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan, 1994.

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siècle et qui ont depuis étendu leur influence à l’échelle du monde entier»80. Giddens suggère que le dynamisme de la modernité, pour l’essentiel, provient de trois sources : - la séparation et la recombinaison de l’espace et du temps par la naissance d’un temps uniforme, abstrait et universel ; - «le désengagement des rapports sociaux de leurs contextes locaux et leur restructuration à travers des plages indéfinies d’espace-temps»81 que Giddens résume par le mécanisme de la délocalisation des relations sociales ; - l’application généralisée de la réflexivité qui suppose le réaménagement des relations sociales à la lumière des nouvelles connaissances acquises. La réflexivité du savoir crée, aux yeux de Giddens, la rupture avec la tradition, la modernité s’oppose ainsi au mode de vie traditionnelle.

À partir de ces trois sources, Giddens aborde le problème de la modernité sous l’angle d’une conception évolutionniste qu’il assied sur un «facteur directionnel», celui du progrès, de la capacité adaptative généralisée. Par conséquent, la modernité se définit comme un mode de reproduction de la société dans le domaine politique, institutionnel et social par opposition à la tradition dominée par un mode de reproduction régulé par des dimensions culturelles et symboliques. Elle traduit de fait l’état d’évolution de la société occidentale et en fait le registre de référence qui véhicule la culture universelle sous sa forme univalente. La modernité serait donc un processus d’abolition de la tradition, la négation du passé. Elle est caractérisée par «l’obsession de vouloir se réinventer globalement et à tout prix, sur des bases essentiellement rationnelles»82. Ceci a pour effet de mettre en place une idéologie qui se fixe comme objectif de changer la société, de changer l’homme et d’en faire un homme universel, en nette rupture avec la tradition.

Si la modernité peut être ainsi perçue comme une étape de rupture par rapport à la société traditionnelle, qu’en est-il du concept de modernisation? Le terme de modernisation est a priori connoté positivement par le Dictionnaire Robert qui la

80 Giddens A., Les conséquences de la modernité, ouv. cité, p.12. 81 Idem, p.21. 82 Boisvert Y., Le monde postmoderne. Analyse du discours sur la postmodernité, Paris, L’Harmattan, 1996, p.24.

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définit ainsi : «l’action d’organiser d’une manière conforme aux besoins et aux moyens modernes». La modernité, née d’une conception évolutionniste du changement social, désigne une forme d’organisation sociale caractérisée au plan sociologique par des critères comme la production industrielle et la division du travail, la généralisation du marché, la valorisation de l’économique sur le social, l’urbanisation, la généralisation du savoir, du progrès et des innovations technologiques et au plan politique par des critères de rationalisation des structures d’autorité par la construction de l’État, la séparation des pouvoirs, le respect des droits de l’homme et la démocratisation, etc. Bref «une organisation spécifique du temps qui repose sur une histoire unitaire»83. La réalisation de ces critères suppose un processus, et c’est ce processus social de la modernité que l’on désigne sous le concept de modernisation84.

Le terme de modernisation était porteur de plusieurs idées développées dans l’après-guerre au sujet de l’économie, de la politique et de la société. Il offrait un cadre théorique général pour interpréter d’une part, scientifiquement les réalités du monde et d’autre part, offrir du point de vue normatif les principes universels de régulation des systèmes politiques et économiques du monde moderne. Ce qui était en jeu, c’est de trouver un cadre général qui définit le changement des sociétés à partir de valeurs et de schémas de développement valables pour tous. Ce qui a donné lieu à une vision schématique du développement donnée par l’expérience des pays du Nord.

Les théories du développement s’appuient sur deux conceptions de la modernisation : une conception historiciste85 et une conception politico-

économique86. La première trouve ses repères dans la sociologie évolutionniste qui appréhende la modernisation comme le processus de transformation des sociétés

83 Boisvert Y., Idem, p.46. 84 Giddens A., Les conséquences de la modernité, ouv. cité, p21. 85 On peut situer les thèses de Manguelle et de Kabou dans cette conception historiciste de la modernisation. Voir Kabou A., Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan, 1991 ; Manguelle D.E., L’Afrique a t- elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Paris, Éditions Nouvelles du Sud, 1991. 86 Voir Éla J.M., L'Afrique des villages, Paris, Karthala, 1982 ; Diop C.A., Alerte sur les tropiques. Culture et développement en Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1960 ; Meister A., L’Afrique peut-elle partir ?, Paris, 2ème édition du Seuil, 1966 ; Senghor L.S., Liberté II, Paris, Éditions du Seuil, 1974.

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qui les mène dans l’ère industrielle. Elle désigne une étape indispensable pour basculer une société traditionnelle dans l’ère du développement économique, politique et social. La conception historiciste fait dériver la modernisation d’une loi d’évolution propre aux sociétés occidentales. La conception politique et économique conçoit par contre la modernisation comme un modèle de réajustement, de réforme des structures des sociétés traditionnelles pour les adapter aux exigences de la modernité.

La mise en exergue de ces deux significations peut aider à mieux comprendre les enjeux politiques et idéologiques qui sous-tendent l’application du principe de la modernisation dans la définition des politiques de développement dans les sociétés non occidentales. La conception évolutionniste ou historiciste nous situe dans une perspective où la modernisation est une succession d’étapes que toutes les sociétés humaines devraient traverser pour accéder au développement. En dépit des nuances qu’on peut noter dans les approches, les théories historicistes ont en commun le double postulat de la théorie occidentaliste du développement : d’une part, le développement est considéré comme un processus linéaire et d’autre part, le développement a un caractère universel. À ce propos on peut citer le célèbre ouvrage de Rostov, Les étapes de la croissance économique87 où l’auteur développe une conception du développement par la succession de cinq phases : la société traditionnelle, les conditions du démarrage, le démarrage, le progrès vers la maturité et l’ère de la consommation de masse :

«À considérer le degré de développement de l’économie, on peut dire de toutes les sociétés qu’elles passent par l’une des cinq phases suivantes : la société traditionnelle, les conditions préalables du démarrage, le démarrage, le progrès vers la maturité et l’ère de la consommation de masse»88.

Par conséquent, la modernisation suppose la standardisation du modèle industriel occidental, une rationalisation des régimes politiques par l’adoption de la démocratie, le respect des droits de l’homme. L’Occident se considère dès lors,

87 Rostov W.W., Les étapes de la croissance économique, Paris, Éditions Le Seuil, 1963. 88 Idem, p.13.

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selon l’expression de Maurice Godelier, comme «le miroir et la mesure du développement de l’humanité»89.

À l’opposé de cette conception dominante de la modernisation où l’Occident s’attribue le statut exclusif du producteur unique de l’universalité en soi, s’est développée une approche de la modernisation qui dénonce avant tout la confusion conceptuelle entretenue entre les notions de développement, de modernisation et d’industrialisation.

«En fin de compte, à la foi inébranlable en l’avènement généralisé de la modernité s’est mêlée une confusion conceptuelle entre le développement, la modernisation, et l’industrialisation, et malgré les tentatives de plusieurs auteurs pour différencier ces termes, l’impression demeure que l’accident historique spécifique s’est transformé en loi logique»90.

Or, la persistance de la tradition dans les sociétés modernes ou en cours de modernisation édifie, aux yeux des partisans de l’approche politique et économique, sur la pertinence d’une conception de la modernisation à partir des valeurs endogènes propres aux sociétés concernées. L’hypothèse de base de cette approche relève les fondements analytiques suivants : - l’idée que la compréhension des sociétés en voie de développement n’est possible que si l’on prend en compte les facteurs endogènes et les formes d’historicité qui les animent ; - au-delà de la prise en compte de ces facteurs endogènes, prendre en considération leur structuration spécifique ; - le développement de ces sociétés ne se déroule pas selon un schéma évolutif tel qu’on l’a connu dans l’expérience des sociétés occidentales ; - le développement et le sous-développement sont dans ces sociétés en voie de développement deux dynamiques concomitantes. On y décèle d’une part, des secteurs modernes et d’autre part, des secteurs non modernes, voire bloquants.

89 Godelier M., «Anthropologie sociale et histoire locale» dans Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, n° 20, 1996, p.83. 90 Kabongo I., «La science politique africaniste ou les culs-de-sac des modèles d’analyse ethnocentriques» dans Schwarz A. (sous la direction de), Les faux prophètes de l’Afrique ou l’Afr (eu) canisme, Québec, Les presses de l'Université de Laval, 1980, p.163.

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La conception endogène prend racine dans le refus d’une modernité et d’une conception du développement fondée sur le modèle évolutionniste. Malgré tout, c’est dans une perspective où le «développement s’inscrit dans la construction d’un ordre des choses centré sur l’industrialisation, la croissance, l’accumulation, les systèmes d’information, etc.»91 que se situe le sens du concept de modernisation dans les théories dominantes du développement. En réalité, c’est le processus de la modernisation, amorcé dans les pays du Nord au lendemain de la deuxième guerre mondiale dans le cadre de la reconstruction de l’Europe, qui est considéré comme celui qu’il faut appliquer dans les sociétés sous-développées. De ce point de vue, la modernisation se définit comme un processus global et interdépendant qui concerne les différents secteurs comme les institutions, l’économie, la politique, la culture, le social et qui assure l’absorption du secteur traditionnel par le secteur moderne à travers des étapes progressives d’autonomisation des institutions, de sécularisation de la culture, de différenciation sociale, de réalisation d’une forte croissance économique. Dans cette mise en application de la modernisation, l’État est considéré comme le levier essentiel. Il lui revient d’impulser des réformes, voire les imposer. Cette conception de la modernisation en fait un foyer producteur de l’idéologie du développement.

1.2.1.4. Le concept d’idéologie

Apparu à la fin du dix-huitième sous la plume de Destutt de Tracy92 pour désigner l’étude des idées, de leur caractère, de leur origine et de leurs lois, le concept d’idéologie a aujourd’hui des significations variées. Il connaît plusieurs acceptions. Au 18ème siècle, les idéologues groupés autour de Destutt de Tracy, Cabanis, Volney, Garat ont émis l’idée d’instaurer une science des idées qui va s’opposer à l’obscurantisme et aux mythes. L’idéologie était ainsi perçue comme un système de pensée cohérent, indépendant. C’est cette conception qui a prospéré au 19ème en synergie avec la pensée scientifique et la révolution industrielle. L’objectif des penseurs du 19ème était de rechercher un système global et cohérent qui assure l’application des sciences aux phénomènes sociaux.

91 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.12. 92 Voir Destutt de Tracy A., Mémoire sur la faculté de penser, Paris, Fayard, 1998.

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Plus tard, Marx a procédé à un procès de l’idéologie définie comme système neutre. En introduisant l’idéologie dans la réflexion sociale, Marx donna un sens critique à l’idéologie considérée désormais comme étant le contraire de la science. L’idéologie est ainsi, aux yeux de Marx, un système d’idées, d’opinions au service des intérêts de classes sociales. De ce point de vue, l’idéologie est relative, comme l’a indiqué Boubacar Ly, «au procès de production en général»93. Telle que la conçoit Marx, dans la préface de son ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique, l’idéologie exprime une forme de conscience à laquelle correspond un niveau de développement des rapports sociaux à un moment donné de l’évolution des forces productives d’une société :

«Dans la production sociale de l’existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience déterminées»94.

Dans cette acception marxiste, l’idéologie renvoie à une position partisane et elle est au service d’intérêts particuliers. Par conséquent, elle est «un système d’idées propres d’un groupe déterminé et conditionné, en dernière analyse, par les centres d’intérêts de ce groupe»95. L’idéologie est en définitive dans la conception marxiste une vision du monde ou une construction intellectuelle qui explique et justifie un ordre social existant. Elle est une superstructure de la société où elle prend source et se définit comme «un faisceau d’idées forces susceptibles, non seulement de justifier un point de vue, mais encore d’animer un mouvement»96.

93 Ly B., Les instituteurs sénégalais de la période coloniale 1903-1945 Sociologie historique de l’une des composantes de la catégorie des « évolués », Thèse d’État ès Lettres, Université Cheikh Anta Diop, 2000-2001, p.XVIII. 94 Marx K., Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 1957, p.4. 95 Thomas L.V., Le socialisme et l’Afrique, Éditions Le livre africain, 1966, p.5. 96 Idem, p.5.

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Le sens de la notion d’idéologie a évolué, elle ne se réduit plus à une doctrine politique destinée à fournir à celui qui y adhère un principe unique d’explication et de justification d’une situation ou d’une réalité donnée. L’idéologie n’est plus confinée dans le champ politique, sa présence est repérable dans d’autres domaines. Ce qui élargit sa signification dans le cadre de l’analyse des sciences sociales.

Récusant l’option d’une définition entendue au sens de doctrine politique, Guy Rocher propose une définition où l’idéologie est «un système d’idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité et qui, s’inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l’action historique de ce groupe ou de cette collectivité»97. Dans une toute autre perspective, Jean Baechler propose la définition suivante : «nous appelons idéologie, écrit-il, toutes propositions, plus ou moins cohérentes et systématisées, permettant de porter des jugements de valeur sur un ordre social (ou secteur quelconque de l’ordre social), de guider l’action et de définir les amis et les ennemis»98. Jean Baechler tire de cette définition une série de constats dont nous en avons retenu deux : 1 l’idéologie se trouve dans le contenu et non dans le contenant. Il n’existe pas de genre discursif qui puisse être décrété idéologique en tant que tel ; 2 une idéologie est une formation discursive, ni vraie ni fausse, efficace ou inefficace, cohérente ou incohérente, normale ou pathologique.

Nous déduisons de la définition de Baechler et de ces deux constats, une définition où l’idéologie est prise dans son sens de principe d’explication, de système de représentations pouvant orienter l’interprétation du réel. Dans ce cadre, nous considérons l’idéologie à la fois comme un ensemble d’idées, de croyances dominantes propres à un groupe social donné et le prisme au moyen duquel se réalisent les cadres d’analyse et à partir duquel se structurent leurs paradigmes sous-jacents. L’idéologie remplit ici une double tâche : d’une part, elle peut exprimer et justifier le choix des angles d’approche et d’autre part, elle peut sous-tendre et déterminer les perspectives de recherches en accordant la priorité à tel ou tel objet,

97 Rocher G., Introduction à la sociologie générale, Tome I : l’action sociale, Montréal, Éditions HMH, 1968, ouv. cité, p.127. 98 Baechler J., «De l’idéologie», dans Annales, n° 3, 1972, p.642.

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tel ou tel centre d’intérêt, voire tel ou tel paradigme. En optant pour une telle définition de l’idéologie, en rapport avec notre champ problématique, nous nous situons ainsi dans une approche de l’idéologie comme un a priori qui participe à la production des idées, à l’orientation des paradigmes de référence à une époque historique donnée.

1.3. Cadre méthodologique Le choix d’un modèle d’analyse, dans le contexte des sciences sociales, obéit à des objectifs de recherche. Le choix du domaine d’étude et celui de la méthode sont largement subordonnés aux objectifs de recherche et à leur formulation théorique. Un corrélat en est que la méthode d’approche peut varier d’un projet de recherche à l’autre. Par exemple, dans La tradition sociologique, Robert R. Nisbet distingue trois façons d’aborder l’histoire de la pensée, l’histoire des productions intellectuelles.

«La première, écrit-il, et la plus ancienne aussi, consiste à commencer la présentation des penseurs dont les écrits alimentent l’histoire de la pensée»99. Une telle démarche, selon Nisbet, a certes le mérite de nous renseigner sur les moteurs de l’histoire intellectuelle, sur les penseurs à un moment donné de l’évolution des idées ou d’un champ thématique, mais elle ne fournit pas, pour autant, toutes les variables nécessaires à une bonne compréhension des théories élaborées.

«La seconde consiste à s’intéresser non aux hommes, mais aux systèmes, aux écoles, aux doctrines»100. À cette approche axée sur les doctrines et les systèmes de pensées à partir de leur logique interne, Nisbet oppose une objection de taille qui édifie sur les limites d’une telle démarche. Cette démarche, selon lui, a le défaut fondamental de vouloir considérer les systèmes comme «des entités irréductibles plutôt que ce qu’ils sont en fait, c’est-à-dire des constellations d’hypothèses et d’idées que l’on peut disposer et même isoler, décomposer et regrouper en systèmes différents»101.

99 Nisbet R.A., La tradition sociologique, Paris, PUF, 1966, p.15. 100 Ibidem. 101 Idem, p.16.

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La troisième approche, à laquelle adhère Nisbet, ne s’appuie ni sur les hommes ni sur les systèmes, mais elle part des idées qui constituent les instruments théoriques des systèmes. Le choix de ces idées doit cependant obéir à certains critères dont il en a identifié quatre : elles doivent être des idées générales, durables, caractéristiques et influentes. Cette démarche veut nous édifier sur l’hypothèse selon laquelle «toute la tradition intellectuelle s’organise autour d’un noyau d’idées centrales grâce auxquelles elle se perpétue de génération en génération tout en se distinguant de toutes les autres disciplines consacrées à l’étude de l’homme, qu’elles soient humanistes ou scientifiques»102.

En nous inspirant en partie de cette troisième approche, pour tenter une étude des paradigmes des théories africanistes du développement, nous avons choisi la méthode interprétative qui s’est construite autour des sources communes de la phénoménologie et de l’herméneutique. Nous partons de l’hypothèse de la théorie constructiviste103 qui soutient que les vérités sont d’une part, construites et situées et d’autre part, sont des systèmes de représentations. C’est cette double dimension qui fonde le choix de la méthode interprétative dont le procédé sera ici d’examiner les théories africanistes du développement comme éléments de constructions théoriques et de représentations, qui possèdent un contenu manifeste identifiable (corpus analytique) mais qui ont aussi un contenu implicite analysable.

En perspective, notre approche s’appuie sur trois étapes : - une analyse des conditions de production des théories africanistes du développement dans le cadre des différents contextes historiques, politiques et économiques où ces théories se sont progressivement construites. Ce qui permet de situer chaque théorie par rapport à une période historique de l’évolution de la pensée économique, sociale et politique et de montrer ce que ces théories ont de

102 Nisbet R.A., La tradition sociologique, ouv. cité, p.19. 103 La théorie constructiviste de la connaissance part de la thèse selon laquelle «la connaissance ne saurait être conçue comme prédéterminée ni dans les caractères internes du sujet, puisqu’elle résulte d’une construction effective et constitue, ni dans les caractères préexistants de l’objet, puisqu’ils ne sont connus que grâce à la médiation nécessaire qui en les encadre», Piaget J., L’épistémologie génétique, Paris, PUF, 1970, p.5 ; Piaget J., La construction du réel chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1937 ; Piaget J., L’épistémologie génétique, Paris, PUF, 1970.

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«substantifique en matière d’avancement de la connaissance»104 dans le cadre du champ de l’africanisme ; - une étude des différentes théories retenues dans le cadre de cette thèse, en mettant l’accent sur leurs postulats de base, sur leurs logiques ; - l’examen des paradigmes sous-jacents aux théories africanistes pour procéder à l’étude des questions idéologiques, épistémologiques et méthodologiques qu’elles n’ont pas pu résoudre.

1.4. Analyse de quelques approches de l’évolution de la pensée africaniste du développement Une analyse exhaustive des théories africanistes du développement n’a pas été réalisée à notre connaissance. Les questions épistémologiques, si elles sont agitées dans les sciences africanistes, ne le sont souvent que pour des besoins de clarification de certains points de recherche. Comparés aux critiques formulées à l’endroit de l’anthropologie africaniste coloniale, les travaux critiques portant sur les théories du développement n’ont pas été jusqu’ici l’objet d’une préoccupation centrale dans le champ des recherches africanistes. En dehors de quelques bilans des connaissances sur le développement105, il n’y a pas eu de travaux importants axés sur l’analyse critique de l’évolution de la pensée africaniste du développement. Il y a donc indiscutablement là un vide à remplir.

En dépit de cette absence, il existe quelques travaux de synthèse sur l’apport de la littérature africaniste francophone sur les questions du développement. À ce propos, Jean-Pierre Olivier de Sardan106, Alf Schwarz107, Philippe Hugon108 et de Yao Assogba109 sont les quatre auteurs qui ont le plus retenu notre attention. Ces quatre

104 Yao A., «Introduction à l’analyse des dynamiques organisationnelles de l’économie sociale et population en Afrique» dans Cahier de chaire de recherche en développement des collectivités, n° 333, 2004, p.22. 105 Voir Choquet C., Dollfus O., Le Roy E., Vernières M. (sous la direction de), État des savoirs sur le développement. Trois décennies des sciences sociales en langue française, Paris, Karthala, 1993. 106 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, APAD-Karthala, 1995. 107 Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique ou l’Afr(eu)canisme, ouv. cité. 108 Hugon Ph., «Trente ans de pensée africaniste sur le développement» dans Afrique contemporaine, n° 64, 1992, pp. 211-223. 109 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale noire de langue française» dans Cahiers de recherche en développement communautaire, Série recherche n° 7, Geris- Uquh, 1998, pp.25-36.

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chercheurs ont amorcé chacun, sous un angle d’approche spécifique, une tentative de bilan de l’évolution des théories africanistes du développement. Chacun a proposé, en rapport avec le centre d’intérêt sur lequel s’est situé le cadre de ses recherches, des conclusions qui ont balisé nos hypothèses de recherche.

Le choix de ces auteurs s’explique pour deux raisons : d’une part, ils nous fournissent des outils théoriques qui nous ont permis de circonscrire le corpus analytique sur lequel va porter notre étude et d’autre part leurs analyses nous ont offert un cadre approprié pour étudier les changements de formulations discursives dans la pensée africaniste du développement en articulation avec les phases déterminantes de l’évolution historique des sociétés africaines postcoloniales. En définitive, l’intérêt pour nous des bilans qu’ils nous proposent se situe dans la périodisation de la pensée africaniste où chaque phase est appréhendée à partir d’une théorie et d’un paradigme dominants. Ce qui s’inscrit dans notre démarche qui consiste à aborder l’étude critique des théories africanistes du développement à partir des courants théoriques et des paradigmes qui leur sont sous-jacents.

Ces auteurs ont procédé à une périodisation des différentes phases de l’évolution de la pensée africaniste. Dans cette périodisation, ils ont présenté les différentes étapes de l’évolution de la pensée africaniste du développement, présentation à travers laquelle ils ont analysé les systèmes de sens, les univers de signification ainsi que les logiques qui ont prédéterminé, selon eux, les différentes phases de formulation des modes de connaissance propres aux sciences sociales africaines. Leur exposé part de l’époque coloniale et va jusqu’aux nouvelles formulations problématiques qui ont accompagné les perspectives de modernisation des sociétés africaines, fortement marquées par la recherche de la multi-rationalité des logiques d’acteurs. Voici comment, en procédant à une périodisation de ces formulations problématiques, Olivier de Sardan résume les différentes étapes :

«Après une première étape déniant toute rationalité aux africains se sont succédé, une étape opposant les rationalités religieuses africaines aux rationalités «économiques» occidentales, puis une étape découvrant les rationalités techniques et économiques chez

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les paysans africains, avant d'en arriver à l’étape actuelle, celle de la multi rationalité»110.

Dans cette périodisation, Olivier de Sardan identifie quatre étapes théoriques essentielles qu’on retrouve presque chez ces quatre auteurs et dont chacune représente, pour eux, une posture majeure dans l’évolution de la pensée africaniste des sciences sociales. Nous allons procéder à retracer ces étapes théoriques en s’appuyant sur les travaux de synthèse fournis par ces auteurs.

1.4.1. L’ethnologie coloniale La première période de la pensée africaniste est celle dominée par l’ethnologie coloniale. Dans cette période, on peut retenir trois moments théoriques, selon les auteurs : il y a une première période qui a coïncidé, selon Schwarz, avec l’aube de l’ère coloniale où les discours sur les sociétés africaines ont été caractérisés par une image d’Épinal de l’Afrique. C’est une littérature dominée par une tendance à justifier le projet colonial, à légitimer le bien fondé de la colonisation :

«Elle est destinée à intéresser les jeunes en particulier à l’entreprise coloniale et à la justifier aux yeux de la population. Les paysages y sont décrits avec lyrisme, les chutes d’eau de quelques pieds de hauteur prennent des proportions majestueuses, les femmes répondent aux canons de beauté qui prévalent à l’époque : bouche en cerise et cambrure aguichante»111.

Le second moment théorique de l’ethnologie coloniale est celle du mauvais sauvage. Du coup, l’Africain devient le primitif. Ainsi, le tableau idyllique fait sur l’Afrique à l’aube de l’ère coloniale sera remplacé par un regard négatif de l’Afrique et des Africains. «Le tableau idyllique ne résistera pas au temps. Au fur et à mesure que l’ordre colonial jettera ses ombres sur le continent les fresques africaines jadis si rassurantes s’assombriront»112. En fait, après la Conférence de Berlin (1884-1885) qui fixe le partage colonial de l’Afrique, le discours sur le continent noir et sur les Africains change de teneur et contribue au raffermissement de l’idéologie coloniale.

110 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, ouv. cité, p.29. 111 Meillassoux Cl., cité par Schwarz dans, Les faux prophètes de l’Afrique ou l’Afr(eu)canisme, ouv. cité p.11. 112 Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique ou l’Afr(eu)canisme, ouv. cité .p.11

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Celle-ci a cherché à justifier l’assujettissement des Africains, leur exploitation, leur aliénation par leurs caractéristiques supposées de sous-hommes. En réalité, l’exploitation et la domination brutale auxquelles vont être soumises les sociétés africaines avaient besoin de supports idéologiques pour justifier un tel projet. C’est cette fonction centrale de justification idéologique, contraire à toute rigueur de scientificité, que la théorie anthropologique a rempli avec succès.

Le troisième moment est celui où la tâche à laquelle s’est s’attelée l’ethnologie coloniale a été d’étudier les sociétés africaines pour fournir aux puissances coloniales des informations destinées à asseoir leur politique d’occupation coloniale, pour édifier une administration efficiente dans les territoires conquis. Dorénavant, la tâche principale sera de fournir à l’administration coloniale les informations utiles et pratiques pour sa politique d’assujettissement des populations africaines. L’analyse d’Olivier de Sardan est plus consistante sur cette étape de la pensée africaniste dans laquelle il a montré l’existence de tendances divergentes chez les anthropologues africanistes.

Contrairement au contexte de l’ethnologie britannique au service de l’administration coloniale, l’ethnologie française a été, pour Olivier de Sardan, l’œuvre d’administrateurs coloniaux qui se sont transformés pour la circonstance en ethnologues. Ils ont pu produire, à l’image de Monteil, Vieillard, Delafosse, Labouret, de remarquables travaux dont le mérite aura été l’abandon de l’approche évolutionniste. Ils ont élaboré des perspectives de recherches centrées sur l’autonomie de chaque culture, de chaque réalité spécifique. Selon l’analyse d’Olivier de Sardan, ces travaux issus de la recherche ethnologique africaniste, en dépit des convergences identifiées, sont traversés par trois grandes tendances.

D’abord, il y a la problématique holiste qui s’inspire de la sociologie durkheimienne et de l’approche maussienne du fait social comme phénomène social total. En insistant essentiellement sur le postulat de la globalité du phénomène social, où la société est par essence plus que le total de ses composantes, la problématique holiste s’est enfermée, selon Olivier de Sardan, dans la perspective structuraliste. Elle n’était pas portée vers l’examen des innovations, des processus

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de transformation dans le contexte spécifique des sociétés africaines. Olivier de Sardan indique que cette approche holiste a le défaut de «fétichiser» la société comme entité quasi supranaturelle, détournant ainsi l’attention des transformations sectorielles, des changements progressifs, des innovations syncrétiques»113.

Ensuite, il y a l’école française, comme deuxième tendance dominée par les travaux de Marcel Griaule114. C’est une ethnologie axée sur les trois domaines essentiels que voici : l’étude des productions symboliques comme les mythes, les contes, les légendes, les proverbes ; l’étude des instruments par lesquels ces productions symboliques se constituent à savoir les langues ; et enfin, l’analyse de la logique des savoirs à l’œuvre dans un groupe social tels que les savoirs philosophiques, religieux, artistiques et scientifiques. L’enfermement de l’école française dans l’étude des productions symboliques et des visions du monde propres aux sociétés africaines a permis de saisir et de situer la spécificité des cultures africaines et, subséquemment, de réhabiliter ces sociétés africaines niées dans leurs spécificités propres.

Cependant, pour Olivier de Sardan, cet enfermement dans l’univers du symbolisme «a sans aucun doute contribué à masquer l’ampleur des processus trans-ethniques qui sont justement ceux dont relève le changement social»115. L’analyse axée sur les productions symboliques n’a pas permis à l’école de Griaule d’étudier le politique et l’économique et l’interaction de ces deux domaines dans l’étude des phénomènes religieux, rituels, symboliques que s’est attachée à élucider l’école anthropologique griaulienne. En ne saisissant pas les interactions de ces différentes facettes du social en Afrique, Griaule n’a pas pu saisir la globalité du phénomène social africain pas plus que les transformations à l’œuvre dans les sociétés Dogon qui ont constitué son domaine de prédilection.

La dernière tendance est structuraliste. Lévi-Strauss en fut le chef de file, il a porté l’essentiel de ses recherches sur la parenté et la mythologie116. Le bilan de

113 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et changement social, ouv. cité, p.29. 114 Voir Griaule M., Masques Dogons, Paris, Payot, 1938. 115 Griaule M., Masques Dogons, ouv. cité. 116 Voir Lévi-Strauss Cl., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949 et Lévi-Strauss Cl., Anthropologie structurale 1, Paris, Plon, 1958.

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cette première période fait apparaître, selon Olivier de Sardan, des faiblesses théoriques et épistémologiques. La plus déterminante est la non prise en charge dans l’étude des phénomènes sociaux en Afrique de l’analyse des clivages sociaux et, surtout, des dynamiques socio-économiques qui ont résulté de ces clivages sociaux. L’idée d’une société africaine, caractérisée par la permanence et l’immuabilité des systèmes de valeurs et des structures symboliques, a longtemps confiné les recherches africanistes dans un ghetto théorique qui rappelle les vieilles problématiques d’une société africaine statique, se situant dans une temporalité endogène, ethnique, en dehors du temps historique. C’est une perspective de recherche qui a un autre défaut, celui de se limiter à l’approche monographique avec comme cadre de recherche la réalité ethnique, délaissant à l’occasion les problèmes macrosociologiques.

1.4.2 Le paradigme dynamique de la situation coloniale Nous empruntons l’expression de «paradigme dynamique de la situation coloniale»117 à Yao Assogba pour désigner une période de la pensée africaniste des sciences sociales. Cette période se situe, selon Olivier de Sardan, dans l’horizon de ce que Michel Foucault appelle «le champ sociologique» caractérisé par le refus épistémologique d’une distinction abusivement établie entre sociologie et anthropologie. C’est un moment dominé par la sociologie dynamique de Georges Balandier et les thèses de l’école marxiste. Ces écoles de pensée ont un dénominateur commun, elles ont accordé toutes un intérêt particulier aux processus sociaux, en se démarquant ainsi de l’approche fonctionnaliste dont le cadre d’analyse ne permettait pas d’appréhender l’analyse les transformations sociales.

L’indifférence du paradigme statique à l’apparition des phénomènes nés du processus de la colonisation comme la prolétarisation des premiers travailleurs d’Afrique de l’époque coloniale, les mouvements de résistance politique, les dynamiques d’urbanisation accentuées par l’exode rural, a fini par donner naissance, sous l’influence notoire de Georges Balandier, à ce que Assogba considère comme le paradigme dynamique de la situation coloniale. En mettant davantage l’accent sur ces changements en cours, Balandier inaugure une nouvelle

117 Voir Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale noire de langue française» dans Cahiers de recherche en développement communautaire, article cité.

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sociologie de l’africanité. Prenant en compte les transformations sociales en question, les travaux de Balandier, à l’image de ceux portant sur les Fangs et les

BaKongo118, ont inauguré l’ère d’une catégorie de chercheurs africanistes partisans d’une approche plus historique, plus dynamique et plus dialectique du fait social en Afrique.

Ce paradigme dynamique s’est polarisé sur des phénomènes jusqu’ici ignorés dans le contexte social des sociétés africaines par l’anthropologie coloniale. Les thématiques dominantes dans le cadre de ce paradigme ont touché les problématiques relatives aux rapports du colonisé aux salariés, aux rapports économiques colonies-métropoles, au processus de prolétarisation des premiers travailleurs d’Afrique des villes de l’époque coloniale, aux mouvements messianiques, à la nature spécifique des contradictions dans les sociétés africaines, aux rapports aînés-cadets, hommes-femmes ou encore à la problématique des modes de production, etc.

Désormais, une étude des sociétés africaines, prenant en compte les transformations profondes et multiformes que ces sociétés ont connues sous l’effet de leur contact avec l’Occident, a constitué la problématique de base des travaux de Balandier. Il a offert à la recherche socio-anthropologique africaniste une grille d’approche, dont le mérite a été de refuser d’arracher fictivement les sociétés africaines à l’histoire. Cette nouvelle sensibilité dominante dans les recherches africanistes va récuser l’idée lévi-straussienne de sociétés africaines «froides»,

«statiques»119. Balandier soutient avec force que les sociétés africaines ont porté sur des modes divers, elles ont connu des transformations dans leur histoire. À l’instar de toutes les sociétés humaines, elles ont «cette propriété générale de toute vie en société qu’est la dialectique de la continuité et du changement»120.

118 Voir Balandier G., Sociologie des Brazzavilles noires, ouv. cité. 119 Claude Lévi-Strauss déclare : «Je dirais que les sociétés qu’étudie l’ethnologue, comparées à nos grandes sociétés modernes, sont un peu comme des sociétés «froides» par rapport à des sociétés «chaudes», comme des horloges par rapport à des machines à vapeur. Ce sont des sociétés qui produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent «entropie», et qui ont tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui explique d’ailleurs qu’elles nous apparaissent comme des sociétés sans histoire et sans progrès». Voir Chardonnier G., Entretiens avec Lévi-Strauss, UGE, 10/18, Paris, 1969, p.38. 120 Coquery-Vidrocovitch C., L'Afrique noire, Paris, Monioth, 1985, p.87.

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En introduisant la sociologie urbaine dans l’africanisme, pour rompre avec ce qu’Olivier de Sardan appelle le «passéisme ruraliste», Georges Balandier a fait œuvre de pionnier. Il a donné aux recherches africanistes, résolument tournées vers l’étude des dynamiques sociales, un contenu plus sociologique. Ce changement de perspectives dans la recherche africaniste est allogène à une dynamique historique où les sociétés africaines étaient engagées dans des formes de modernité, dans de nouveaux processus d’insertion sociaux en continuel devenir qui devaient être saisis dans leur engendrement.

«Le social, écrit Balandier, au sens le plus extensif de ce mot s’appréhende en un état de grande fluidité […]. Parce qu’il est continuel devenir, avec l’accélération propre aux périodes de modernité, il doit être saisi dans son engendrement et non dans des structures qui le figent et le dénaturent»121.

La nouvelle démarche de Balandier, par son orientation radicale, représentait dans le champ de l’africanisme une innovation de taille. En effet, inscrivant ses recherches au cœur des sociétés africaines où se mettaient en place des phénomènes de mutations sociales de plus en plus perceptibles, Balandier développa une approche dynamique. Le postulat épistémologique de base de cette sociologie dynamique est de refuser que les sociétés soient réductibles à des systèmes synchroniquement clos. Et pour des raisons essentielles qui tiennent aux modes de régulation, aux mécanismes de fonctionnement et aux caractéristiques diachroniques propres à toute société, Balandier formule l’approche dynamique, en s’inspirant de l’application que Gurvitch s’est faite de la dialectique marxiste dans l’analyse sociologique. Refusant ainsi l’idée d’un ordre définitif des structures sociales africaines, Balandier a fini par identifier dans les sociétés africaines l’existence de dynamiques propres, complexes et à la fois endogènes et exogènes.

En se cristallisant autour de l’examen des modes de production dans les sociétés africaines, l’école marxiste africaniste prolonge le débat sur le mode de production asiatique. Pour les anthropologues africanistes se référant à l’école marxiste, il s’agissait de tester l’analyse marxiste dans l’étude des réalités spécifiques des sociétés africaines. À travers leurs différentes approches théoriques

121 Balandier G., Le détour : pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p.243.

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afférentes à l’étude des sociétés africaines dans leur engendrement spécifique, les chercheurs africanistes se référant à Marx ont opté pour une tentative d’application de l’analyse «des modes de production asiatiques»122 dans le contexte des sociétés africaines. Ces chercheurs ont utilisé l’outillage conceptuel et la démarche méthodologique propres au matérialisme historique, tel qu’il est enseigné dans le paradigme marxiste. Selon eux, la démarche explicative de Marx, appliquée au contexte spécifique des sociétés occidentales, peut être pertinente pour fournir une intelligence du social des sociétés africaines, moyennant quelques réajustements qu’il faut introduire pour tenir compte de ce qui fait la particularité des réalités sociales en Afrique. Ils se proposaient ainsi d’étudier les clivages internes aux sociétés africaines rurales dans une perspective historique, pour ne pas dire historiciste.

Le terrain de l’anthropologie économique, espace d’investigation privilégié de cette école marxiste, a donné aux recherches marxistes une orientation théorique qui s’inscrit dans la perspective de la sociologie dynamique de Balandier. Dans cette optique, l’école marxiste replace la rationalité économique dans une perspective résolument anthropologique. Le but de l’anthropologie économique marxiste a été d’étudier, en dernière instance, aussi bien le rôle déterminant de l’économie, selon les modes de production, les époques historiques, que le rôle des structures sociales qui assurent en même temps des fonctions non économiques.

Cependant, l’école marxiste, préoccupée par la problématique des modes de production pour remplir un vide théorique au lieu de s’atteler à des études plus empiriques des réalités africaines, était loin des préoccupations relatives aux questions du développement. Elle ne fournissait pas une lecture des problèmes du développement en Afrique, elle envisageait moins encore des solutions idoines aux crises du développement. Elle nourrissait un débat qui portait le choix des phénomènes sociaux vers lesquels devrait s’orienter la recherche marxiste. En fait, l’école marxiste mettait l’accent sur l’étude des modes de production dans le

122 La notion de mode de production est un usage marxiste qui renvoie à un état de développement archaïque de sociétés précapitalistes où il y a un faible développement des forces productives et auxquelles correspondent des rapports sociaux d’exploitation différents de ceux propres aux sociétés capitalistes. Voir Marx K., Fondements de la politique de l’économie politique, Paris, Anthropos, 1967.

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contexte des sociétés africaines. Elle n’a pas permis de régler, selon Olivier de Sardan, les rapports des sciences sociales avec les transformations en cours dans les sociétés africaines. Elle s’est plutôt préoccupée des réalités des périodes précoloniales et coloniales au lieu d’offrir un cadre d’étude efficient des transformations qui se sont opérées dans les sociétés africaines post-coloniales.

En définitive, on peut soutenir, à la suite d’Olivier de Sardan, que la préoccupation essentielle de l’école marxiste africaniste fut d’ordre épistémologique et polémique. C’est en réalité une anthropologie qui a péché par le fait qu’elle fut, dans ses grandes lignes, décontextualisée face aux nouvelles formes de sociabilités et aux transformations profondes qui dérivaient des processus sociaux en cours. Critiquant son orientation globale, idéologique et doctrinaire, ce qui constituait un handicap majeur pour les recherches marxistes à fournir une analyse scientifique des rapports de production en Afrique, Olivier de Sardan écrit :

«Elle restait souvent, du fait même de sa tradition marxiste, très générale et très théorique, surtout portée à globaliser et à combler un vide conceptuel sur la question des modes de production africains, au détriment d’une analyse des descriptions des rapports de production»123.

1.4.3. L’approche des questions du développement ou le paradigme de la radicalisation La troisième étape dans l’exposé des différentes phases théoriques dominantes de la pensée socio-anthropologique africaniste est celle essentiellement dominée, selon Olivier de Sardan, par les questions spécifiques au développement. Elle est apparue à la suite des crises dans la pensée développementaliste, et s’est très tôt définie comme une réaction négative contre les conceptions néo-évolutionnistes d’un modèle occidentaliste du développement. Les réflexions nées de la critique du projet colonial ont ouvert, selon Schwarz, une nouvelle perspective dans le champ de l’africanisme. Elles ont été axées d’une part, sur une redéfinition des rapports entre l‘Afrique et les puissances coloniales et d’autre part, sur une problématisation du développement et de la modernisation des sociétés africaines. Ce tournant

123 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement, ouv. cité, p.31.

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paradigmatique a structuré un cadre théorique qui a constitué une étape décisive dans la pensée africaniste, fortement marquée par des travaux portés sur les questions du développement et sur les nouvelles dynamiques sociales qui ont accompagné les mutations en Afrique

Ce moment théorique a été marqué dans son fond comme dans sa forme par une rupture épistémologique. Il a soutenu l’idée d’une spécificité des cultures qui induit la reconnaissance d’une pluralité de rationalités. Une telle rupture, qui s’écarte des schémas classiques d’une opposition entre sociétés traditionnelles et sociétés industrielles a été alimenté par les thèses de l’École dépendantiste, fortement influencée par les travaux de deux théoriciens latino-américains Gunther Frank124 et

Celso Furtado 125.

Dans deux articles126 où il a relaté avec précision les points de repère de l’évolution des sciences sociales de la pensée africaniste du développement à travers une succession de paradigmes depuis trente ans, Hugon a montré le moment théorique de la pensée dépendantiste comme la phase de «radicalisation et de critique de l’impérialisme»127. En rupture avec et contre les théories du libéralisme, la pensée africaniste radicale s’est ainsi cristallisée autour des thèses néo-marxistes et autour de la problématique dépendantiste. À ce sujet il écrit :

124 Voir Frank A.G., Reorient Global Economy in the Asian Age, University of California Press, 1998. 125 Futardo C., Théorie du développement économique, Paris, PUF, 1970. 126 Voir Hugon Ph., «Trente années de pensée africaniste sur le développement» dans Afrique contemporaine, n°164 Octobre-Novembre, 1992 ; Hugon Ph. «Trente ans de la pensée francophone en économie du développement» dans Choquet C., Dollfus O., Le Roy E., Vernières M. (sous la direction de), État des savoirs sur le développement. Trois décennies de sciences sociales en langue française, Paris, Éditions Karthala, 1993, pp.44-74. Par delà les débats contradictoires rythmant ce vaste mouvement de théorisation de la situation du continent africain, par delà les divergences et les nuances sémantiques, universalisme/ particularisme, économisme/culturalisme, holisme/individualisme méthodologique, effets de structure/effets d’acteur, la pensée africaniste, dans l’approche rétrospective de Philippe Hugon, a donné naissance à trois phases durant les décennies qui nous séparent des indépendances. Du coup, chacune de ces périodes s’identifie, en quelque sorte, à un paradigme : développement et construction de l’État dans les années soixante, radicalisation et critique de l’impérialisme à partir des années soixante-dix, enfin libéralisation à partir des années quatre-vingt. L’analyse de ces différents paradigmes et de leurs contextes d’élaboration a permis à Hugon de saisir, au-delà de la substance théorique de chaque paradigme, les soubassements historiques et sociologiques qui ont encadré et orienté l’élaboration des cadres d’analyse de la pensée africaniste du développement depuis les années soixante. 127 Futardo C., Théorie du développement économique, Paris, PUF, 1970, article cité, p.213.

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«Deux axes principaux sont développés en ce qui concerne l’Afrique : l’un privilégie l’accumulation et l’insertion de la périphérie dans l’économie mondiale, l’autre interne et anthropologique se penche sur la spécificité des modes de production et leurs articulations»128.

Le premier axe, mettant l’accent sur le couple dialectique accumulation au centre et paupérisation dans les pays dits périphériques, se structure autour de l’œuvre de Samir Amin qui a constitué l’espace assertorique de la pensée africaniste la plus radicale et la plus exhaustive de ce paradigme. La tendance dominante dans l’analyse de Samir Amin s’est située dans la mise en relief de la forte polarisation de l’économie capitaliste et sa dialectique exclusive, c’est-à-dire une croissance au centre et un sous-développement dans la périphérie. Dans sa problématique centre- périphérie, Samir Amin examine le sous-développement et le développement comme deux processus en corrélation fonctionnelle. «Alors qu’au centre, la croissance est développement, à la périphérie la croissance n’est pas développement, car elle désarticule»129.

Le postulat de base de cette école de pensée remet en cause l’argument qui situe le sous-développement des pays du Sud à partir des facteurs endogènes. Là où les théories de la modernisation émettaient l’hypothèse d’un retard des économies des nations du Tiers-monde, la théorie de la dépendance propose une analyse en termes de blocages, de domination. Les nombreuses réflexions qui ont alimenté les débats au sein de la théorie de la dépendance à travers l'analyse de l'ensemble des facettes de la crise du développement dans les pays du Tiers-monde ont convergé autour de deux axiomes : d’une part, il y a un rapport de dépendance entre les économies du centre et celles des périphéries et d’autre part, la prospérité du centre est rendue possible par l’exploitation des pays périphériques.

Ces deux axiomes se réduisent à un postulat d’analyse qui éclaire sur l’idée d’une dialectique où le développement des uns est synonyme d‘appauvrissement pour les autres. La globalisation de l’économie mondiale, selon la ligne directrice qui sous-tend cette école de pensée, est à la fois un processus d’appauvrissement de la

128 Idem, p.217. 129 Amin S., L’Afrique de l’ouest bloquée, Paris, Éditions Minuit, 1971, p.24.

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périphérie et un processus d’accumulation pour les économies du centre. Pour l’essentiel, l’assertion déterminante dans cette approche se rapporte à une lecture du sous-développement à la lumière du déséquilibre économique mondial où la logique d’optimisation conduit à une situation duelle de l’économie du monde : croissance et développement au Nord et sous-développement et récession au Sud.

Malgré la pertinence des thèses émises par ces théoriciens de la dépendance pour offrir une approche novatrice des causes du sous-développement dans les pays du Sud, il n’en demeure pas moins qu’il subsiste dans cette école de pensée des limites d’ordre théorique. Au delà des analyses fournies par une mise en perspective des variables exogènes dans le cadre de la sociologie africaniste, cette théorie de la dépendance a souffert, selon Assogba, d’une indigence épistémologique qui l’empêche de saisir «une certaine marge sociale interne des sociétés africaines dans ses rapports avec les systèmes du centre»130. En effet, dans sa manière d’évoquer les facteurs exogènes, c’est-à-dire les attributs holistes et déterministes de la dépendance, la théorie de la dépendance «semble perdre sa capacité explicative de certains mécanismes sociétaux subtils ou complexes de la situation néocoloniale»131. Ce sont ces mécanismes nés des transformations des sociétés africaines avec des espaces sociaux autonomes et leurs logiques propres que va prendre en charge le paradigme de l’acteur dans les années quatre-vingt dont l’objet d’analyse sera finalement l’étude des logiques et des stratégies des acteurs sociaux individuels ou collectifs socialement et historiquement situés.

1.4.4. «Le paradigme de l’acteur et de la réhabilitation de la banalité»132 La quatrième étape de l’évolution de la pensée africaniste s’est s’orientée vers cette recherche des expériences de terrain. Il s’agit de procéder concrètement à

130 Voir Lévi-Strauss Cl., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949 et Lévi-Strauss Cl., Anthropologie structurale 1, Paris, Plon, 1958 131 Idem, p.13. 132 Nous empruntons l’expression à Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale noire de langue française», article cité. En parlant du paradigme de l’acteur et de la réhabilitation de la banalité dans la sociologie africaniste postcoloniale, Assogba soutient l’existence de deux catégories d’acteurs : celle «des acteurs collectifs et institutionnels» (les mouvements sociaux et organisations publiques nationales et inter étatiques) celle concernant «les acteurs individuels dans une situation sociale donnée mais dont les actions individuelles en s’engageant produisent des effets au niveau sociologique». Cette précision apportée, Assogba situe le paradigme africaniste de l’acteur dans la première catégorie sociologique des acteurs, celle qui met l’accent sur les acteurs collectifs et institutionnels.

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l’étude des dynamiques locales de développement, avec comme toile de fond la problématique du développement endogène et autocentré. Désormais, pour la bonne majorité de chercheurs, l’option sera moins globale, plus empirique, elle sera centrée sur les dynamiques locales. C’est une démarche qui prône le retour à l’acteur, elle s’inspire des principes d’analyse du paradigme interactionniste.

Cette étape a coïncidé, comme l’a montré Hugon, à la période des politiques d’ajustements et de crises aiguës des économies africaines. C’est l’image d’une pensée africaniste dont la mise en perspective a été davantage axée sur les problèmes nouveaux, problèmes du reste complexes et auxquels les sociétés africaines étaient confrontées. C’est une période qui s’est polarisée autour de la problématique de la pluralité des trajectoires, la prise en compte des spécificités de dynamiques endogènes, de l’informalisation au détriment de l’approche évolutionniste et positiviste. La plupart des recherches effectuées dans ce cadre s’inspirent de l’individualisme méthodologique et du paradigme interactionniste qui, tout en privilégiant un retour à l’acteur, ont porté l’analyse au cœur de la coordination des comportements individuels qui obéissent à des logiques et des stratégies situationnelles.

L’interactionnisme constitue ici, en dehors des différences d’approche, le paradigme de référence dans l’analyse des réalités sur les sociétés africaines. Ce courant sociologique, qui renouvelle la tradition de l’École de Chicago, caractérisée par le pragmatisme et l’empirisme, se fonde sur «la notion d’interaction pour exprimer l’unité minimale des échanges sociaux et désigne une situation sociale où chacun agit et se comporte en fonction de l’autre»133. C’est un courant qui veut prendre en compte les sujets, les communautés en tant qu’acteurs susceptibles d’initiatives et de stratégiques en fonction de ce qu’ils considèrent comme leurs intérêts.

Ce modèle interactionniste vise à rendre compte des «mutations sociales en cours au sein des sociétés africaines postcoloniales comme des faits socio- historiques résultant des rapports dynamiques que des acteurs dotés intentionnels,

133 Durand J.P., Weil R., Sociologie contemporaine ouv. cité, p.172.

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datés et situés entretiennent avec des contacts sociaux donnés»134. Ce paradigme sociologique africaniste inscrit ainsi la problématique du développement dans les contextes africains en dehors des cadres conventionnels de l’économisme. Il propose l’abandon de l’homo œconomicus pur au profit d’une «espèce d’homo œconomicus qui base ses actes sur des choix sociaux»135. C’est donc une sociologie préoccupée par les praxis des acteurs du bas tels qu’elles se donnent à voir dans leurs stratégies de survie.

Cette approche a permis, selon Olivier de Sardan, de sortir la socio- anthropologie du développement des schémas théoriques de type doctrinaire, avec des options et des hypothèses de base souvent décontexualisées. Elle a permis d’établir l’existence d’une pluralité de logiques, de rationalités liées aux situations variées dans lesquelles vivent les acteurs sociaux.

«On peut désormais considérer comme acquis l’existence d’une pluri rationalité des acteurs, selon des combinaisons variables qui sont chaque fois nouvelles. Les sciences sociales ont découvert la pluralité des rationalités économiques, une place aux rationalités culturelles et symboliques qui pour autant n’exclut pas les premières. Les sociétés africaines, rurales comme urbaines ou «rurbaines», sont, elles aussi, et plus que d’autres peut-être, traversées de rationalités diverses»136.

En définitive les bilans fournis par ces auteurs ont le mérite de nous retracer, dans ses grandes lignes, la trame de l’évolution de la pensée africaniste à travers ses problématiques dominantes et ses orientations paradigmatiques majeures. Ils sont très instructifs. Ils ont orienté notre démarche, en nous fournissant un fil conducteur dans le repérage des grandes formulations discursives des théories africanistes de manière générale.

Ce qui ressort de la synthèse de ces bilans, c’est qu’ils ont chacun contribué à fixer l’évolution de la pensée africaniste à travers ses étapes décisives. Ils sont d’un apport considérable dans l’affermissement du champ des recherches africanistes, tant du point de vue de l’ampleur des domaines abordés que du point de vue des

134 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale noire de langue française», article cité, 16, p.16. 135 Ibidem. 136 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement, ouv. cité, p.41.

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questions éclairées. Ces quatre bilans nous ont permis de fixer les grandes étapes de l’évolution de la pensée africaniste du développement, marquées par des séries de ruptures, par des changements de perspectives en rapport avec l’évolution politique, économique et historique des sociétés africaines de la période postcoloniale. En résumé, on peut retenir qu’à travers l’analyse de ces bilans sur l’évolution des recherches concernant la socio-anthropologie africaniste du développement quelques constantes émergent :

1 la constitution d’un champ de la pensée africaniste du développement s’est faite sur la base d’une rupture avec l’anthropologie coloniale. Une telle rupture s’explique, à la lumière de ces bilans, par l’impérieuse nécessité pour la recherche africaniste à prendre de bras le corps les transformations sociales que les sociétés africaines étaient en train de subir dans la période postcoloniale. Sur les traces de Balandier, les travaux de l’africanisme étaient de plus en plus attentifs aux transformations sectorielles, aux innovations syncrétiques, aux processus trans- ethniques et surtout aux problèmes de développement dans les nouvelles sociétés urbaines africaines ;

2 une tentative de périodisation de l’évolution de la pensée africaniste. À chaque phase de la constitution du savoir sur le développement en Afrique, il a été identifié une approche dominante qui montre que les différentes problématiques relatives aux questions du développement en Afrique sont allogènes aux contextes de crise du développement dans le continent africain. C’est dire que ces différents bilans renseignent sur les thèmes dominants de l’évolution de la pensée africaniste. En plus, comme synthèses des étapes marquantes de l’évolution de la pensée africanisme, ces bilans nous situent l’importance de la thématique du développement dans le champ de l’africanisme. Ils révèlent que les recherches africanistes ont subi des changements paradigmatiques en rapport avec des préoccupations sociales, économiques et politiques des sociétés africaines postcoloniales ;

3 une articulation entre les théories et les différentes mutations structurelles des sociétés africaines. Dans ce travail d’articulation, les quatre auteurs ont montré que

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l’essentiel du corpus théorique de la pensée africaniste du développement a été forgé au lendemain de la deuxième guerre mondiale, plus précisément pendant la période des indépendances. Ce constat révèle, à l‘image des théories de la sociologie occidentale, que les théories africanistes sont aussi le produit de périodes de crise, de mutations socio-historiques profondes dans le contexte de l’évolution historique des sociétés africaines postcoloniales. À ce sujet Assogba soutient que la constitution de la sociologie africaniste, qui s’est édifiée au fil des ans à partir de l’ethnologie coloniale, a «suivi dans le temps et dans l’espace les trajectoires historiques de l’échange inégal (colonialisme, néocolonialisme et post colonialisme) entre la France (l’Europe) et l’Afrique du Sud du Sahara et ce qu’on peut appeler les sciences humaines coloniales»137. Ce qui nous renseigne déjà sur les enjeux idéologiques qui sont censés influencer la constitution des théories africanistes.

Nous souhaitons approfondir les bilans de ces quatre auteurs qui nous semblent s’inscrire dans une perspective plus descriptive que critique par rapport aux enjeux théoriques et épistémologiques qui sous-tendent l’évolution de la pensée africaniste. Ces chercheurs ont balisé notre champ de recherche, nous voulons maintenant aller au-delà de leurs approches descriptives et entreprendre une étude des questions épistémologiques, idéologiques et méthodologiques dans la pensée africaniste.

Nous partons de l’hypothèse selon laquelle les logiques sous-jacentes aux paradigmes, les cadres épistémologiques et les procédés méthodologiques qui ont marqué l’évolution des théories africanistes du développement sont largement tributaires du paradigme de la modernisation. De cette hypothèse centrale, nous déduisons une hypothèse secondaire : la redéfinition des recherches en sciences sociales africaines passe par l’affranchissement des recherches africanistes de cet ancrage et l’adoption d’un cadre épistémologique en phase des réalités africaines plurielles et à partir de leurs déterminations locales et spécifiques.

Formulées de cette manière, nos hypothèses de recherche nous installent dans une perspective épistémologique qui nous situe au cœur de l’interprétation des théories africanistes du développement. Pour l’essentiel, ces théories sont fortement

137 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale noire de langue française», article cité, p.12.

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marquées par le paradigme de la modernisation. Qu’est-ce-qui caractérise le paradigme de la modernisation? Il s’est basé sur une option du développement essentiellement centrée sur l’industrialisation, l’accumulation, la croissance. Dès lors, l’école de la modernisation dans «ses différentes composantes voyait, comme l’écrit Peemans : «le développement comme un processus universel caractérisé par une série d’étapes par lesquelles doivent nécessairement passer toutes les nations et sociétés»138. Dans cette optique, le développement dans les sociétés du Sud est avant tout un processus de rattrapage. Le sous-développement est analysé comme un retard économique. Le paradigme de la modernisation serait ainsi à la base de deux positions opposées auxquelles se réfèrent les théories africanistes du développement qui constituent le corpus d’analyse de cette thèse : - une position optimiste qui postule que la société traditionnelle pouvait mobiliser ses ressources humaines et matérielles, au profit du développement et de la modernisation des sociétés africaines ; - une position opposée à celle-là qui dénie aux sociétés traditionnelles toute capacité de faciliter le développement. Au contraire, les sociétés traditionnelles constituent un frein à la modernisation et au développement.

Ces deux positions, en dépit des apparences, ont un dénominateur commun : elles s’accordent sur une conception du développement dont la référence reste le modèle dominant de l’économie occidentale. C’est en remettant en question une telle vision du développement jugée ethnocentriste que se déploie l’approche endogène selon laquelle les stratégies de développement devraient davantage s’inspirer des contextes socioculturels des sociétés non occidentales. Ces théories soutiennent que chaque société peut définir son projet de développement en fonction de ses valeurs et de ses visions. En réalité, c’est le concept même de développement que ces théories ont essayé de réinterroger en profondeur avec des fortunes diverses. À travers ces interrogations critiques sur le concept de développement et les logiques stratégiques dont il a été porteur, la plupart des théories ont essayé d’indiquer des perspectives de redéfinition des postulats et des stratégies du développement.

138 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.45.

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La critique de fond concernant ce modèle vise son orientation positiviste et évolutionniste du développement. Il pêche par son option d’«enfermer toute la réalité dans l’empire du calcul, l’on cherche à saisir les faits humains sous l’angle économique. Cette exigence s’impose à l’Afrique noire où, depuis des décennies, les experts et les planificateurs ne prennent pas en considération les facteurs socioculturels»139. En faisant reposer le développement sur des postulats économistes, le modèle en question ne permet pas de prendre en compte, selon les théories du développement endogène, l’inter-connectivité des variables sociales, culturelles, spirituelles, religieuses ainsi que les logiques existentielles et les mutations que l’interférence dialectique de ces variables est capable d’induire. Ces théories se fondent, en dépit des nuances, sur la référence au modèle de développement occidental dont trois faiblesses notoires peuvent être rappelées.

1 D’abord une conception évolutionniste et positiviste du développement qui repose sur le vieil ethnocentrisme occidental. Cela signifie concrètement qu’il suffit d’introduire des méthodes et des technologies qu’on considère comme universelles dans les sociétés africaines pour y réaliser le développement. Cette conception assimile la modernisation à la croissance économique.

2 Ensuite, une conception économiste et naturaliste où la globalité du développement est occultée au profit des variables quantitatives comme le produit national brut (PNB) ou du produit intérieur brut (PIB). C’est une approche du développement réductrice, parce que postulée dans la seule perspective d’une croissance forte, sans une prise en compte des autres dimensions opérantes dans le champ du développement.

3 Et enfin, une conception technocentriste où le développement se mesure en termes de rentabilité, en termes d’un accroissement et d’une optimisation des capacités technologiques au seul service de l’économique. Une telle conception suppose l’accomplissement d’une base économique de la société à partir d’un développement continu des forces et moyens de production pour maximiser

139 Éla J.M., L’Afrique : l’irruption des pauvres, Paris, L’Harmattan, 1994, p.118.

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l’exploitation des ressources naturelles, produire davantage de richesses et de biens de consommation par la poursuite d’un mode de consommation qui ne cesse de repousser indéfiniment ses limites. Celso Furtado soutient qu’une telle conception est mise en évidence dans la pensée occidentale par trois courants de pensée ayant comme caractéristique commune une vision optimiste du devenir historique de l’humanité : la première d’entre elles remonte à l’illuminisme où l’histoire, écrit

Furtado, se résume à «une marche progressive vers le rationnel»140, ensuite «la seconde surgit de l’idée d’accumulation de richesses, dans laquelle se trouve implicitement l’option d’un futur qui recèle la promesse d’un sort meilleur»141 et la troisième enfin, «résulte de la conception que l’expansion géographique de l’influence européenne signifie pour les autres peuples de la nature implicitement considérés comme «retardés», l’accès à une forme supérieure de civilisation»142.

En définitive, la dénonciation de la théorie de la modernisation a ouvert un horizon conceptuel et théorique dans la pensée africaniste du développement, caractérisé par la redécouverte de la rationalité des systèmes socioculturels dans les sociétés africaines et de leur capacité à induire le développement en Afrique. C’est ainsi que les concepts de dépendance, de dualité, de dimension culturelle du développement, d’informel, de dynamique locale de développement, de développement autocentré, de développement durable, de développement communautaire, de développement endogène, d’écodéveloppement, de genre et développement vont envahir le champ sémantique de la socio-anthropologie africaniste du développement.

Ces concepts, au delà de leurs significations sémantiques, sont des principes d’explication de nouvelles approches sur le développement. Ils ouvrent ainsi de nouveaux espaces assertoriques, des horizons théoriques dans le cadre d’une probable redéfinition du champ épistémologique de la pensée africaniste du développement, rompant ainsi d’avec les postulats de base de cette conception conventionnelle du développement qui érige la trajectoire de l’Europe comme un

140 Furtado C., Brève introduction au développement : une approche interdisciplinaire, Paris, Éditions Plusud, 1989, p.11 141 ibidem. 142 Ibidem.

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référentiel universel. Ainsi, les implications idéologiques, épistémologiques et méthodologiques qui résultent de ces nouvelles thématiques de recherche soulèvent une controverse sur l’exception africaine, à savoir si l’objet africain est un objet singulier ou un objet universel. Notre thèse s’inscrit dans le cadre de ces mutations théoriques qui ont fini par structurer le champ des théories africanistes du développement. Elle va examiner cette évolution sémantique, en essayant d’analyser les questions idéologiques, épistémologiques et méthodologiques auxquels les théories africanistes se trouvent confrontées.

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CHAPITRE II DE LA CRISE DU DÉVELOPPEMENT AUX POLITIQUES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL EN AFRIQUE : BILAN D’UNE TRAJECTOIRE

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Introduction Une étude des théories africanistes du développement, même si elle porte sur des problèmes d’ordre épistémologique, ne peut faire l’impasse de la crise du développement dans les sociétés africaines. Une telle conviction se fonde sur une raison simple : l’importance que le champ du développement a revêtue dans les travaux africanistes se justifie par l’ampleur et la durée de la crise du développement dans les sociétés africaines. En d’autres termes, la réflexion menée par les sciences sociales africaines sur la faillite du développement en Afrique découle d’une double préoccupation : la première est d’ordre scientifique puisqu’elle consiste à rendre compte, à la lumière des sciences sociales, des causes explicatives de l’échec du développement en Afrique ; la seconde est d’ordre pragmatique puisqu’elle esquisse des éléments de réponse dans l’affinement des stratégies appropriées pour corriger une expérience jugée inefficiente.

Or, la mise en évidence de cette double préoccupation sur laquelle s’appuie notre approche justifie un examen de la situation socio-économique du continent. Pour illustrer la particularité et la profondeur de la crise du développement en Afrique, ce chapitre propose une étude synoptique des différents secteurs de l’activité socio-économique dans les sociétés africaines post-coloniales. Nous nous s’appuierons sur des données statistiques143 à l’aide desquelles nous analyserons les différents indicateurs de la crise. C’est ainsi que nous aborderons successivement : - la faillite du développement en Afrique à travers les différents secteurs de la vie socio-économique ; - un bilan critique des politiques d’ajustement structurel et de leurs effets négatifs dans les sociétés africaines.

143 Les données utilisées dans ce chapitre s’appuient sur deux types de documents : des documents anciens et d’autres qui sont récents. Ce qui nous permet d’avoir des données comparables à l’échelle de l’évolution des économies africaines postcoloniales. Voir Banque mondiale, Rapport annuel 2000/2001. La coalition mondiale pour l’Afrique. Tendances économiques et sociales en Afrique, DC Washington, 2001 ; Norro M., Économie africaine. Analyse économique de l’Afrique subsaharienne, Bruxelles, De Boeck, 1994 ; Berg R.J., Whitaker J.S. (sous la direction de) Stratégies pour un nouveau développement en Afrique, Paris, Éditions, Économica, 1990 ; Albert J.L., «Dossier statistique» dans Afrique contemporaine, numéro spécial, 1992 ; Nations Unies, Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement étranger, New York et Genève, 2005 ; Nations- Unies, Développement économique en Afrique. Résultats commerciaux et dépendance à l’égard des produits de base, New York et Genève, 2003.

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2.1. Éléments d’une problématique La crise des stratégies du développement, dont les différentes disciplines des sciences sociales ne cessent de relater les multiples facettes et qu’attestent d’innombrables signes et symptômes, relève aujourd’hui de l’évidence. Tant l’impact de cette crise est global et multiforme. La crise a atteint toutes les parties de l’Afrique, engendrant un processus de paupérisation de certaines couches sociales jusque là épargnées.

La crise du développement en Afrique est à l’origine d’une destruction de tous les équilibres, elle a occasionné des conflits de toute sorte. Les expériences en matière de développement ont, contre toute attente, détruit les fondements socioculturels des pays africains plutôt que d’impulser en leur sein des dynamiques de développement réellement durables. Elles ont, non seulement, hypothéqué durablement les économies africaines, mais plongé les couches sociales africaines dans une situation de dénuement total. L’on constate que depuis les indépendances, le continent africain est traversé par une crise multiforme. La plupart des États sont confrontés à des crises graves dont la plus visible est économique, avec un contexte où les indicateurs macro-économiques présentent des tendances lourdement négatives.

Au moment où jamais l’humanité n’a disposé d’autant de moyens techniques et financiers, d’autant de savoir-faire qui se traduisent par une amélioration considérable du niveau de vie sur les autres continents, l’Afrique reste confrontée à des difficultés énormes avec 300 millions de pauvres soit environ 46% de sa population. Par exemple au cours de la décennie 1990, le continent africain est le seul qui s’est appauvri, au moment où la croissance était ailleurs au rendez-vous. Cette situation de la précédente décennie ne s’est guère améliorée puisque Le Rapport sur Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement étranger144 montre qu’en 2005 on enregistre une chute continue des salaires et que 60% de la population rurale vivent dans une pauvreté absolue. «Malgré les efforts déployés par les gouvernements africains pour suivre les

144 Nations-Unies, Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement étranger, ouv. cité.

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conseils, les résultats des deux décennies en matière de réduction de la pauvreté et d’attraction d’investissements extérieurs directs ont été au mieux décevants»145.

En résumé, un regard synoptique de la situation du continent montre aujourd’hui que l’Afrique concentre à elle seule 12% de la population du monde alors qu’elle ne produit que 1,70% de son PIB, représente 2% des exportations de la planète et 2,6% de ses importations et n’attire que 1,2% des investissements directs de l’économie mondiale. Les données seraient encore plus alarmantes pour le reste de l’Afrique si l’on mettait à part l’Afrique du Sud qui, à elle seule, réalise 20% du PIB de l’Afrique tout entière. Telles sont quelques données synoptiques qui identifient la situation catastrophique du continent. En fait, la crise en Afrique est avant tout la faillite du développement.

2.2. À propos de la faillite du développement en Afrique Le tableau synoptique du continent africain est celui d’un marasme généralisé qui ne porte plus à l’optimisme, mais suscite au contraire un profond malaise. La réalité du continent est celle d’une Afrique qui s’enfonce. «De l’espoir et de l’optimisme ambiants des années 1960 au malaise et à l’appréhension de la fin des années 1970, le sentiment, dans les années 1980, est celui d’une profonde inquiétude»146. Aujourd’hui, l’heure est à l’afro-pessimisme qui occupe une place centrale dans la littérature produite sur l’Afrique. Il alimente le procès du continent et «n’en finit pas de décliner les symptômes «du mal africain» : tyrannies, tribalisme, violence, famine, endettement sont autant de témoignages de l’incapacité à assumer la modernité»147.

Aujourd’hui comme hier, les réalités du continent africain sont vues sous l’aspect du drame. L’image de l’Afrique, à travers plusieurs publications est celle d’une Afrique bloquée qui traduit une détresse particulièrement pitoyable. À travers les médias aussi, les images sur l’Afrique ne sont pas rassurantes. Des peuples affamés, jetés dans les chemins de l’exode, fuyant des guerres tribales et inter-

145 Nations-Unies, Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement étranger, ouv. cité, p.11. 146 Young C., «L’héritage colonial de l’Afrique» dans Stratégies pour un nouveau développement en Afrique, ouv. cité, p.25. 147 Levallois M., «Actualité de l’afro-pessimisme» dans Afrique contemporaine, n°179, Juillet- Septembre, 1996, p.4.

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tribales défilent sur les écrans de télévision du monde entier. Bref, le tableau économique et social que les médias offrent de l’Afrique est le portrait d’une situation inextricable qui n’incite pas à l’optimisme. Dans un éditorial du Monde diplomatique, Ramonet montre que les médias ne parlent de l’Afrique que pour évoquer une situation d’apocalypse :

«La vision de ce continent proposé par les grands médias, en particulier par la télévision, accrédite l’idée qu’il est devenu une succursale de l’enfer, inlassablement parcourue par les trois cavaliers de l’apocalypse. Les médias ne l’évoquent qu’à l’occasion de massacres, de pandémies, de cataclysmes, de famines et ils finissent par inscrire, dans l’imaginaire collectif, l’idée que le continent noir est un cas perdu. Le continent africain représente dans la conscience de l’humanité le symbole d’un échec, celui de l’impuissance qui a fini par mettre les sociétés africaines dans une situation apocalyptique. L’Afrique agonise, selon une expression consacrée, depuis plus de trois décennies, à l’exception de sa partie maghrébine»148.

En dehors de l’effet de sensation recherché dans la formulation des titres, une mise en regard des contraintes structurelles, des déséquilibres macro-économiques et du bilan des politiques d’ajustement structurel qui ont jalonné l’évolution des politiques de développement en Afrique depuis les années 1960, offre en réalité une situation révélatrice de ce regard afro-pessimiste. Le diagnostic de la situation de l’Afrique peut tenir en quelques formules : vue à travers des lunettes macro- économiques, l'Afrique connaît une stagnation à long terme de la productivité et subit des chocs extérieurs induisant de fortes instabilités. La régression de tous les secteurs de développement, sans une réelle perspective de sortie de crise, a conduit à une marginalisation de plus en plus poussée de l'Afrique. Le bilan de cet itinéraire du développement en Afrique depuis les années 60 est sans équivoque : échec de la politique agricole, stagnation ou récession économique, famine, endettement chronique, crise énergétique, échec de l’industrialisation, crise urbaine, politiques d’ajustement structurel sans résultats probants. Un document de la Banque mondiale nous résume cette situation :

«En accédant à l’indépendance, l’Afrique nourrissait de grands espoirs. Selon l’opinion répandue, on allait rapidement assister à une augmentation des revenus et à une amélioration du bien-être

148 Ramonet I., Le monde diplomatique, mai 1993, p.1.

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de la population. L’Afrique subsaharienne voit maintenant, après d’une dizaine d’années, les revenus par habitant diminuer, le problème de la famine s’aggraver et la dégradation de l’environnement s’accélérer. Les progrès réalisés initialement sur le plan social sont en passe d’être réduits à néant. En dernière analyse, les Africains sont aujourd’hui presque aussi pauvres qu’il y a trente ans»149.

Pour résumer cette situation, en attendant d’en révéler toute l’ampleur réelle par l’analyse succincte des différents secteurs concernés, fournissons ici quelques chiffres à titre illustratif : - selon l’indice du développement humain du PNUD, durant la décennie passée, les 15 ou 20 derniers pays sur la liste sont des pays de l’Afrique au sud du Sahara ; - le revenu par tête d’habitant africain est passé de 699 dollars US en 1995 à moins de 350 dollars en 2003 ; - la pauvreté absolue affecte 46% de la population africaine, c’est-à-dire presque la moitié de la population de l’Afrique au sud du Sahara qui dispose pour vivre de moins d’un dollar par jour ; - l’Afrique est la zone où on connaît le plus haut niveau d‘endettement en pourcentage du PIB et celle où la réserve alimentaire connaît une baisse inquiétante ; - 20% de la population est affectée et concernée par des conflits de toute sorte, soit en moyenne un africain sur cinq ; - 46% des enfants en Afrique en bas âge ne sont pas allés à l’école, le taux de scolarisation primaire n’a pas sensiblement évolué, il se situe à 72% et moins d’un quart de la population d’âge scolaire seulement suit des études secondaires ; - 25,3 millions, sur les 334 millions de personnes infectées par le VIH/sida dans le

monde, sont Africains150.

À ces chiffres, il faut ajouter l’existence d’une situation de paupérisation quasi- globale où la plupart des Africains se trouvent dans l’impossibilité d’assurer un minimum de survie. Le revenu moyen par habitant est de 741 US (239 dans les pays au sud du Sahara) contre 10320 dans les pays développés. Ce sont des

149 Banque mondiale, L’Afrique subsaharienne, de la crise à la croissance durable, Washington, DC, 1989. 150 Pour la plupart des chiffres cités voir Banque mondiale, Rapport annuel 2000/2001. La coalition mondiale pour l’Afrique. Tendances économiques et sociales en Afrique, DC Washington, 2001.

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données comme celles-là qui font dire à Levallois que la situation catastrophique du continent africain, de par son ampleur, est devenue une «cicatrice sur la conscience du monde»151. Les conséquences de ce bilan, plus que morose, ont fini par soumettre l’Afrique aux impératifs des politiques d’ajustement des bailleurs de fonds dont les résultats sont loin d’être reluisants. À ce propos, le constat de Jean-Marc Éla est fort édifiant :

«Plus que jamais, les temps sont durs. Car, les Africains attendaient le «développement» mais c’est la «crise» qui est venue. La situation de l’Afrique est unique. Alors que le reste du monde progresse, l’Afrique recule. Dans les milieux populaires, oubliant les travaux forcés et le système de l’indigénat, certains en arrivent à croire qu’on était mieux au «temps des Blancs». À tous les niveaux de la vie publique et des rouages de l’État, rien ne fonctionne correctement. La vie quotidienne est dominée par la confusion, l’amertume et la colère. Tous les masques tombent : le choc avec la réalité est brutal»152.

À cette époque de la mondialisation, on pourrait encore allonger la liste de ces différents indicateurs du marasme social et économique qui assaillent les sociétés africaines de toute part. Dans le nouvel ordre économique qui se décline à l’échelle planétaire et dont la caractéristique majeure est l’intensification des échanges au sein de la triade qui domine le système économique mondial et est constituée par les États-Unis d’Amérique, l’Europe occidentale, le Japon, le continent africain est concrètement marginalisé. L’Afrique est devenue le continent des «pays spectateurs» de la mondialisation, impuissante devant les exigences des «pays acteurs» de la triade qui contrôle la quasi-totalité de l’économie mondiale. Dans ces conditions, la pauvreté est plus que réelle en Afrique au point que parmi les 40 pays les plus pauvres du monde, 32 sont africains.

L’examen des différents secteurs socio-économiques nous édifiera largement sur la globalité, l’ampleur et la nature de cette crise du développement en Afrique. Les effets néfastes de cette crise sont durement ressentis, aussi bien dans le milieu urbain que dans le contexte rural, et pour l’essentiel aussi bien par les couches déshéritées que par les couches moyennes.

151 Levallois M., «Actualité de l’afro-pessimisme», article cité, p.5. 152 Éla J.M., L’Afrique : l’irruption des pauvres, ouv. cité, p.22.

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2.3. Étude de quelques indicateurs de la crise du développement en Afrique Au-delà des similitudes, la situation de l’Afrique présente une asymétrie, vu la grande diversité de situations. Ce qui explique toute la difficulté d’opérer des généralisations pour rendre compte de la crise du développement à partir des variables économiques. Cette appréhension se fonde sur deux constats : d’une part, le continent africain offre un tableau contrasté, une situation économique et sociale hybride et d’autre part, les variables économiques dont on se sert se limitent souvent à des données statistiques, parfois tirées des comptabilités nationales, souvent manipulées de manière tendancieuse par les experts à la solde de pouvoirs en quête de légitimité.

C’est dire que le principal défaut des chiffres fournis sur l’Afrique se situe dans une présentation artificiellement unifiée du continent. Or, l’Afrique est plurielle, les situations de crise sont ressenties différemment d’un pays à un autre, d’une région à une autre, d’une couche sociale à une autre. Cette pluralité de situations du continent africain est bien campée ici par Michel Levallois :

«L’Afrique n’est pas une entité car si elle compte 55 États, elle compte un nombre encore plus grand d’Afriques : saharienne, sahélienne et forestière, côtière et continentale, rurale et urbaine, arabe, berbère, peul, bambara, yoruba, bantou, zoulou, etc., densément peuplée, pétrolière ou non, diversement colonisée et décolonisée, inégalement apte à faire vivre des États-nations de type occidental»153.

Cette pluralité des Afriques, marquée par les diversités géographique, sociale, ethnique, sociologique, économique et linguistique, politique, etc. dont il est question dans l’analyse de la plupart des chercheurs africanistes, est incontestablement une dimension qu’il faudrait désormais intégrer dans l’analyse macro-économique et sociale de la situation synoptique du continent africain. Elle renvoie, comme l’a montré Philippe Hugon, à une mosaïque des espaces où «les frontières des États- nations sont débordées d’en haut par l’appartenance à des ensembles régionaux ou internationaux, mais elles sont également dépassées d’en bas par les structurations

153 Levallois M., «Actualité de l’afro-pessimisme» dans Afrique contemporaine, article cité, p.6.

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socioculturelles et les économies non officielles»154. Pour Philippe Hugon, en dépit de cette diversité des situations, l’économie en Afrique est demeurée une «économie de rente» où le processus d'accumulation n'a pu être réellement enclenché. C’est dire qu’à quelques exceptions près, l’économie du continent

«est globalement placée en trend de stagnation à long terme de la production et de la productivité ; elle connaît un blocage d’accumulation et une grande vulnérabilité externe, conduisant à de fortes instabilités à court terme, à une conjonction de la marginalisation vis-à-vis des flux commerciaux et à un endettement extérieur croissant»155.

Au-delà des différences nationales et des évolutions conjoncturelles, on peut noter pour les économies africaines, surtout celles de l’Afrique subsaharienne, d’importants déséquilibres, un déclin de l’agriculture, un faible processus d’industrialisation, une croissance des secteurs non directement productifs (tertiaire, administration), une rupture des équilibres financiers. Même la mise en place des politiques d’ajustement structurel, pour conjurer la crise, fondées sur le principe des restructurations budgétaires, le remboursement de la dette et la restauration des équilibres macro-économiques, n’ont fait qu’enfoncer la plupart des pays africains dans une situation de sous-développement. En réalité, les politiques d’ajustement structurel, au lieu de solutionner les problèmes de développement en Afrique, ont plutôt contribué à les affermir : recul du produit intérieur brut (PIB), du produit national brut (PNB), paupérisation croissante, urbanisation anarchique et non maîtrisée, famine, bidonvilisation ou malnutrition, etc.

L’ampleur de la crise profonde et son caractère inédit dans l’évolution de l’humanité est reconnue même par les institutions de Bretton Woods. Dans le Rapport de Berg, les auteurs attestent l’extrême gravité de cette crise qui, selon eux, est différente de tout ce qui a pu se passer ailleurs dans le monde.

«Les évènements qui se sont déroulés en Afrique au cours des vingt dernières années ont eu des conséquences analogues à celles d’une guerre mondiale. Cette crise est différente de tout ce qui a pu se passer ailleurs dans le monde : aucun autre continent ne souffre d’une telle famine, ni d’une telle dégradation de

154 Hugon Ph., «Trente ans de pensée africaniste sur le développement», article cité, p.3. 155 Hugon Ph., «Trente ans de pensée africaniste sur le développement», article cité, p.4.

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l’environnement, et nulle part ailleurs les institutions et les compétences n’ont autant de mal à régler les problèmes. Aucune autre région du monde développé ou en développement ne connaît un déclin aussi alarmant et constant que l’Afrique. Les taux de croissance économique africains restent inférieurs à ceux des autres régions en développement»156.

Cette appréciation d’une Afrique en détresse où les conditions économiques et sociales sont préoccupantes est aussi affichée dans le document sur l’état du continent africain publié en 2005 par le département de l’information de l’ONU157. Tout en retenant comme pertinentes les réserves émises sur l’idée d’une généralisation de la faillite en Afrique, il est possible de peindre un tableau d‘ensemble sur la situation en Afrique. Pour le faire, nous allons examiner cette crise dans les différents secteurs clés à l’aide de quelques données statistiques.

2.3.1. Stagnation et récession économique en Afrique Toutes les analyses relatives aux économies africaines ont révélé que l’évolution économique de l’Afrique au sud du Sahara est caractérisée par une stagnation, voire une régression. Les indicateurs économiques et sociaux n’ont cessé, depuis les indépendances, de se dégrader à un rythme inquiétant. Au cours des trois décennies, la croissance économique en Afrique subsaharienne a connu le plus faible taux de croissance par rapport aux autres régions du monde.

Durant cette période, la part de l’Afrique dans la production mondiale a diminué. Elle est passée, selon le rapport de 2005, de 3,1% dans les années 70 à 1,8% pendant la période 2000-2003. La part du continent dans le commerce mondial a aussi baissé pendant la période considérée : de 6% dans les années 80, Elle n’était que 2% en 2001.

«Dans le même temps, la part de la formation brute de capital fixe dans le PIB a aussi diminué régulièrement décennie après décennie, notamment en Afrique subsaharienne, où elle est passée de près de 25% à la fin des années 70 à 17,2% à la fin des années 90 avant de baisser au cours des premières années du nouveau millénaire»158.

156 Berg R., Whitaker J.S. (sous la direction de), Stratégies pour un nouveau développement en Afrique, ouv. cité, p.532. 157 Voir Nations-Unies., Rapport de la commission économique pour l’Afrique, Document n°4, 2005. 158 Idem, p.6.

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Dans le même temps, sous l’effet d’une forte croissance démographique, le PNB par habitant régressait de 0,2% par an au moment où dans les pays développés il a augmenté de 2,2% par an alors que dans les pays de l’Asie du sud-est il augmentait de 5,5%.

Les difficultés internes et externes s’accumulent, les tendances globales des économies des pays africains révèlent un recul dans tous les secteurs : des secteurs importants comme l’agriculture, l’industrie, l’artisanat stagnent ou régressent, affectant ainsi le volume du produit national brut de manière négative. Une analyse des données statistiques, concernant ces secteurs clés de l’économie africaine, nous offre un tableau sombre. De 1960 aux années 2000, les statistiques sur l’état de la situation économique en Afrique nous révèlent que l’évolution suit une courbe descendante, avec des périodes où ce taux est carrément négatif. Par exemple sur la période 1980-1999, sur les 32 pays dans le monde qui ont connu une évolution moyenne annuelle négative, on en dénombre 25 dans le continent africain et sur les 43 qui ont eu une croissance entre 0% et 2%, 19 sont africains. En 2002, le nombre est 34 pays. Certes, la situation est spécifique à chaque pays mais les tendances dominantes de la variation annuelle, en pourcentage du produit intérieur brut par tête d’habitant, montrent une croissance de 1,3 % durant la décennie 1960-970, pour tomber à 0,7 % entre 1970-1980 jusqu’à devenir négative enfin à partir de 1981 avec -4 % dans certains pays. Aujourd’hui même si elle n’est plus négative pour certains africains, il ne dépasse guère 3%. Cette régression du produit intérieur brut s’est accompagnée d’une croissance de taux de l’inflation, passé de 10 à plus de 23 % dans les années 93-2002 dans la plupart des pays africains au sud du Sahara.

Depuis la crise aiguë des années 1970, la courbe du PIB est restée pour l’essentiel stagnante ; le PIB par habitant ne cesse de baisser, les recettes à l’exportation suivent une dynamique négative. Au total, sous l’effet conjugué de ces différentes contre-performances économiques, le déficit croissant de la balance des paiements s’est élevé à 9,2 milliards de dollars en 2003. En plus de ces données

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peu reluisantes, il faut ajouter en cela un processus de désindustrialisation dans le continent qui est, du reste, la partie la moins industrialisée du monde.

Ces données méritent d’être nuancées, eu égard aux spécificités de chaque pays. Mais malgré tout, elles illustrent largement les tendances dominantes de l’économie africaine des pays de la zone subsaharienne. La tendance négative des économies de ces pays est presque globale car la quasi-totalité des pays d’Afrique sont frappés, comme le montre Le rapport de la commission pour l’Afrique de 2005159, par un processus de récession économique sans précédent, se traduisant par une croissance du PIB par tête négative.

2.3.2. Le fardeau de la dette Comparée à celle des autres pays en voie de développement, la dette africaine paraît dérisoire. Elle représente environ 12 % de l’endettement global des pays en développement. Elle est, à titre comparatif, en deçà des dettes cumulées de deux pays comme le Brésil et le Mexique. Mais, rapportée au potentiel économique du continent africain et à son niveau de développement, la dette est énorme. Les problèmes qui en ont résulté ont atteint une ampleur désastreuse au niveau des sociétés africaines, en termes d’équilibre social, d’investissement et surtout en termes de blocage des économies africaines. Les obligations réelles liées au service de la dette devraient absorber en moyenne environ 30% des recettes d'exportation, voire plus dans la plupart des pays africains subsahariens. Les dépenses qui y sont liées sont en moyenne trois fois plus élevées que celles consacrées à l'éducation et à la santé. En un mot, la dette constitue un cancer dans les sociétés africaines. À ce sujet le rapport des Nations Unies est sans équivoque :

«La dette publique externe totale de l’Afrique subsaharienne s’élevait à 185 milliards de dollars US en 2003, ce fardeau s’accroche comme un parasite au corps de chaque homme qui laboure son champ, de chaque femme qui ramène une lourde cruche d’eau du puits et chaque enfants qui ne peut aller à l’école. La dette ralentit le progrès»160.

159 Voir Nations-Unies, Rapport de la commission économique pour l’Afrique, Document n°4, 2005. 160 Nations-Unies, Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement étranger, ouv. cité, p.36.

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La dette en Afrique est aujourd’hui un goulot d’étranglement des économies, et par conséquent un facteur bloquant les investissements sociaux dont les États ont besoin pour juguler les effets induits par les crises politiques et économiques. Une autre conséquence de la dette africaine est la situation de dépendance quasi absolue des économies africaines à l’égard des institutions de Bretton Woods qui ont une mainmise totale sur les économies africaines qu’elles contrôlent. Ce qui interdit aux États africains toute indépendance dans les choix de leurs politiques économiques de développement eu égard aux conditionnalités liées aux politiques d’ajustement structurel.

Dans l’analyse de l’endettement en Afrique, l’examen de trois éléments que sont l’accroissement exponentiel, le niveau d’endettement, l’importante concentration de la dette africaine dans la partie subsaharienne, permet de mieux comprendre cette situation, en termes de déséquilibre et de dépendance accrue des économies africaines à l’endroit des institutions financières internationales. Dans une analyse des caractéristiques de la crise du développement économique en Afrique, Michel Norro a beaucoup insisté sur ces trois éléments.

«Le premier élément, a trait à la rapidité avec laquelle s’est opéré le processus d’endettement de l’Afrique»161. Contrairement à ce qui se passe dans les pays d’Amérique latine et des Caraïbes où le volume de la dette diminue, celui de l’Afrique ne cesse d’accroître. À partir de la crise des années 1970 jusqu’aux années 1991, soit une vingtaine d’années, la dette africaine a connu une croissance exponentielle. Elle a été multipliée par 26, passant de 5,7 milliards de dollars à 149,2 milliards. Le deuxième élément concerne, selon Norro, le niveau relatif auquel se situent actuellement l’endettement et le service de la dette. Vers les années 1990, selon un rapport des Nations Unies, la dette totale de l’Afrique a fini par rattraper le niveau de son produit national brut, au moment où celle de l’Amérique latine gravitait autour des 50 % de son PNB. Mieux, à partir de 1992, elle représente près de 109 % du PBN.

«Quant au service de la dette, les obligations qui en découlent ont atteint le pourcentage effarant de 47% des recettes d’exportation

161 Norro M., Économie africaine. Analyse économique de l’Afrique subsaharienne, ouv. cité, p.237.

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en 1988. Il n’est pas étonnant, au vu de ce pourcentage, que le service effectif ait eu tendance à ne plus représenter qu’une part déclinante du service dû, passant de 80 % en 1982 à moins de 40 % en 1988-90, alors même que les importations restaient d’un niveau comparable»162.

Le troisième élément notable concerne l’importante concentration de la dette africaine au niveau des pays de l’Afrique subsaharienne, dont plus de 60 % ont été contractés par le Nigeria, la Côte d’Ivoire, le Soudan, le Zaïre, l’Angola, la Zambie et le .

Ces différents chiffres sur l’endettement africain, qui sont loin d’être exhaustifs, sont pour autant suffisamment illustratifs pour étayer notre argumentation. Ils nous fournissent un registre représentatif sur les indicateurs de la faillite du développement sur le continent africain. Ils nous permettent de dégager quelques conclusions qui témoignent des effets négatifs induits par la dette sur le développement du continent africain.

Deux constats s’imposent à la suite de cette analyse. D’abord le poids de la dette ne cesse de croître, au moment où précisément le produit intérieur brut de la plupart des États décroît. Cette situation a imposé un rééchelonnement de la dette, dû à l’incapacité des pays africains de rembourser dans les délais. Ensuite, la dette constitue l’un des premiers facteurs de blocage pour le développement du continent africain. En effet, l’Afrique en s’engageant dans la voie d’un surendettement qui a tari les investissements publics dans les infrastructures matérielles et sociales et découragé l’investissement privé dans un contexte marqué par de graves déséquilibres intérieurs et extérieurs, a hypothéqué son développement. En mettant un frein à des investissements vitaux pour les secteurs de la santé et du développement des ressources humaines, le surendettement a aussi empêché que soient réunies quelques-unes des conditions essentielles à une croissance économique durable, au développement et à la réduction de la pauvreté. L’état d’endettement des pays africains et leur niveau de développement corrélés permettent de dire qu’aucun pays en Afrique n’est dans la situation de pouvoir honorer ses engagements de remboursement de sa dette et de prétendre en même

162 Idem, p.239.

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à un décollage économique. Les obligations réelles liées au service de la dette dans la plupart de pays africains subsahariens absorbent en moyenne environ 30 % des recettes d'exportation.

2.3.3. Échec du développement agricole Les experts du développement qui se sont intéressés à l’étude des économies africaines s’accordent sur un constat : le secteur agricole constitue l’un des domaines faibles des économies africaines ; certains pensent même que ce secteur est indiscutablement le maillon le plus faible, celui qui a le plus régressé. 70% de la population active en Afrique vivent de l’activité agricole. Néanmoins, les systèmes agraires connaissent des handicaps majeurs, ils sont généralement faibles et improductifs. En somme, bien que les secteurs agraires représentent une part importante de l’activité de production en Afrique, ils subissent une crise structurelle qui ne cesse de s’aggraver. Cette crise se manifeste à un double niveau : un effondrement des structures agricoles et la conséquence du déficit vivrier qui en découle et qui met le continent africain dans une situation d’incapacité à se suffire sur le plan alimentaire.

Les raisons explicatives de l’échec des systèmes agricoles sont diversement situées : l’incertitude climatique du fait de la non maîtrise de l’eau, les déformations de la politique économique et les changements des prix mondiaux. Seulement, en dépit des différences d’approches et du choix des arguments, il y a lieu de reconnaître l’évidence d’une crise structurelle du système agricole en Afrique. Nous pensons que la mise en relief de trois phénomènes suffit pour rendre compte de la régression que subit le secteur agricole africain : il s’agit de la chute du rythme d’expansion des productions, la faiblesse notoire et progressive des rendements moyens à l’hectare et enfin la tendance négativement inverse de la production par rapport à l’accroissement démographique.

Selon le rapport des Nations-Unies, Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement étranger163, la comparaison du rythme

163 Voir Nations-Unies, Le développement économique en Afrique. Repenser le rôle de l’investissement étranger, New York et Genève, 2005.

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d’expansion des productions avec l’ensemble des pays en voie de développement est défavorable à l’Afrique. Par exemple, la part des terres irriguées en Afrique n’a pas pour ainsi dire changé : ces deux décennies passées, elle s’est maintenue à environ 4% alors qu’en Asie du sud elle est passée à 40%. Ce qui se traduit par une production agricole en nette régression. Contrairement aux autres pays en voie de développement où la production agricole a connu une hausse, dans le continent africain la tendance est inverse. La croissance de la production alimentaire a stagné, elle est aujourd’hui de 1,2% par an au regard de la croissance démographique qui est de 3,3%. Ce qui se traduit par la dépendance croissante vis-à-vis de l’aide et de l’importation alimentaire (augmentation annuelle de 8,4%).

Cette régression de la production agricole est corollaire d’un essor démographique dont l’évolution est exponentielle. L’Afrique subsaharienne a connu une croissance démographique qui a fait passer sa population de 206 millions en 1960, à 500 millions en 1990 et à plus de 700 millions en 2003. Sur les 53 pays africains, 43 disposent d’un faible revenu et connaissent un déficit alimentaire. Le monde se trouve avec 852 millions de sous-alimentés, dont 200 millions vivent en Afrique, soutient Jacques Diouf164. Un regard comparatif de la croissance de la production agricole entre les pays développés et les pays africains, dans l’intervalle des deux décennies passées révèle que le déficit est global pour l’ensemble du continent.

L’autre élément de comparaison défavorable à l’Afrique, retenu par certains experts, concerne la faiblesse des rendements à l’hectare. Les rendements à l’hectare ont diminué de 500 à 400Kg. Cette faiblesse peut être située dans la conjonction de deux facteurs : les effets de la surexploitation de la terre et l’absence d’intrants pouvant assurer la régénération des sols de plus en plus appauvris.

Le troisième phénomène, relatif à l’existence d’une production vivrière africaine inférieure à l’accroissement démographique, est l’un des facteurs les plus édifiants de la crise agricole en Afrique. Selon une source de la Banque mondiale, «l’Afrique est le seul continent qui soit en train de perdre la course entre la production vivrière

164 Diouf J., «Le développement agricole, un atout pour l’Afrique» dans Le Monde diplomatique, Décembre, 2004, p.17.

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et la croissance démographique»165. En effet, pendant les années 60, la production vivrière en Afrique avait un rythme de croissance comparable à la croissance démographique. Ce n’est que durant les années 70 que ce parallélisme s’est cassé.

Depuis la décennie 80, sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs (appauvrissement des sols, dégradation accélérée de l’environnement, sécheresse, exode rural), on a assisté à une diminution constante de la production vivrière par tête d’habitant. La tendance pour l’Afrique au sud du Sahara est plus que catastrophique, et il s’en est suivi deux conséquences : une augmentation du volume d’importation des denrées alimentaires et l’existence d’une famine quasi permanente. Il faut ajouter à cela un autre problème : «au moins 25% de la population africaine est dans un état de malnutrition et près de la moitié des pays d’Afrique traversent régulièrement des crises alimentaires»166. Ce rapport montre aussi que les importations de denrées alimentaires ont coûté à l’Afrique en 2002 22 milliards de dollars US auxquels il faut ajouter 1,7 milliards d’aide alimentaire.

En résumé, l’on peut dire que cette situation de dépendance alimentaire est en nette corrélation avec la malnutrition et la famine dans le continent. L’Afrique est aujourd’hui le seul continent à être confronté à une telle situation dont la conséquence la plus immédiate est la récurrence d’une famine qui tue des millions d’individus, particulièrement des enfants de moins de 5 ans.

2.3 4. Échec de l’industrialisation Nous venons d’évoquer la crise agricole, de signaler l’ampleur et de montrer finalement les effets négatifs de cette crise. Cette crise agricole peut être mise en corrélation avec l’échec de l’industrialisation en Afrique. L’histoire économique permet de postuler que le développement agricole et le développement des autres secteurs sont dialectiquement liés, de telle sorte que la régression de l’un peut influer sur les autres. Et d’ailleurs, cette corrélation semble plus évidente entre le développement agricole et le développement du secteur industriel.

165 Banque mondiale, Un programme d’action concentré pour le développement stable au Sud du Sahara, ouv. cité, p.19. 166 Nations-Unies, Rapport de la commission économique pour l’Afrique, ouv. cité, p.36.

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La révolution industrielle à la fin du 18ème siècle en Angleterre a été rendue possible par la révolution agricole qui l’a précédée. L’économiste Robert Badou167 a montré que la croissance agricole est un préalable au développement industriel pour trois raisons168 : 1 la croissance agricole permet d‘éliminer les risques de famine et d’assurer une bonne alimentation aux individus afin qu’ils puissent être productifs ; 2 elle génère un surplus commercialisable qui permet au secteur agricole d’être en contact avec le marché urbain et les marchés extérieurs ; 3 la troisième raison tient au fait que la croissance agricole permet «le dépassement du seuil de la stagnation car la réalisation d’un surplus par rapport

aux besoins internes constitue une source potentielle d’épargne»169.

Certes, un débat oppose les économistes sur la question de savoir lequel du développement industriel ou du développement agricole a précédé l’autre. Sans entrer dans ce débat, il importe de montrer le caractère concomitant de ces deux types de développement et d’en inférer que la faillite du développement agricole en Afrique est, selon Norro, l’une des explications de l’échec du processus d’industrialisation dans ce continent. La concomitance des deux types de développement s’explique historiquement, selon Norro par le fait que

«la hausse des revenus agricoles accroît la demande pour les produits manufacturés, parce que l’agriculture fournit des matières premières à l’industrie, parce que l’accroissement de la production agricole libère des forces de travail qui vont chercher un emploi dans le secteur industriel»170.

Il n’est pas nécessaire d’être économiste pour savoir que l’agriculture est un pilier de l’économie de chaque État africain. La croissance de l’ensemble de l’économie sera difficile à maintenir si la croissance de l’agriculture ne se poursuit pas. Cela se justifie dès l’instant que les revenus de plus de 70% de la population africaine dépendent de l’agriculture, en plus la croissance de l’agriculture constitue un impact considérable dans la lutte contre la pauvreté. Le retard du développement

167 Badou R., L’économie rurale, Paris, Dunod, 1981. 168 Idem, p.15. 169 Badou R., L’économie rurale, p.15. 170 Norro M., Économie africaine. Analyse économique de l’Afrique subsaharienne, ouv.cité, p.179.

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économique du continent n’a pas permis l’émergence d’une technologie très avancée, pouvant créer les conditions d’une économie moins dépendante de l’agriculture. D’où toute l’importance de l’agriculture dans le développement des économies africaines. Cet apport important de l’agriculture à l’économie en Afrique a été réaffirmé par la Banque mondiale :

«En Afrique, la croissance de l’industrie dépendra dans une large mesure du relèvement éventuel de la production et des revenus agricoles. Si les revenus agricoles s’améliorent, la demande de produits manufacturés augmentera également, et la possibilité d’acquérir des biens de consommation d’un prix abordable devrait encourager les agriculteurs à accroître leur production. L’industrie peut assurer la transformation de la production agricole excédentaire et fournir aux agriculteurs les intrants et le matériel dont ils ont besoin pour accroître leur productivité […]. Il sera toujours nécessaire d’exporter des produits agricoles pour payer les biens d’importation dont l’industrie a un besoin croissant, tandis que celle-ci génère elle-même de plus en plus de devises»171.

Au lendemain de leur accession à l’indépendance, les pays africains n’ont pas saisi l’importance du secteur agricole dans leur tentative de mettre sur pied une politique d’industrialisation. Aujourd’hui, le constat est là : l’Afrique possède un tissu industriel insignifiant, fragile et dont la part relative dans les activités économiques diminue depuis quelques années. Au cours des trois décennies, la part de l’Afrique dans la production mondiale a diminué, passant de 3,1% dans les années 70 à 1,8% pendant la période 2000-2003. La production industrielle a globalement baissé de 0,6 % entre 1997 et 2000, en raison de la faiblesse de la croissance du secteur manufacturier dont le taux est passé de 2,5 % à moins de 2% dans la même période.

L’on peut soutenir que la part de l’industrie africaine dans le monde est négligeable. À ces chiffres révélateurs qui situent le continent africain derrière les autres pays en voie de développement, il faut ajouter les données concernant les taux d’exportation. Le niveau des échanges de l’Afrique dans le commerce mondial est insignifiant, lié au faible niveau d’insertion des pays africains dans le commerce international. Des statistiques nous révèlent une nette diminution des échanges de

171 Banque mondiale, L’Afrique subsaharienne. De la crise à une croissance durable, ouv. cité, p.186.

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l’Afrique avec le monde au cours des quatre dernières décennies. De 3,1% en 1955, la part d’exportations globales de l’Afrique subsaharienne n’était que de 1,2% dans les années 90 et aujourd’hui ce chiffre est descendu jusqu’à 1% voire moins. La part de l’Afrique dans le commerce mondial entre 2000-2003 est estimée à moins de 2%. La balance commerciale de l'Afrique se dégrade régulièrement depuis 1970, à cause surtout d'une forte dépendance de l’extérieur pour l’acquisition des produits de base. Les indices des prix à l'importation ont augmenté à cause d'un renchérissement des produits pétroliers raffinés et ceux destinés à la consommation locale.

La conjonction de ces phénomènes défavorables aux économies africaines se traduit par des pertes annuelles qui se chiffrent à environ 65 milliards de dollars US. Le tableau ci-dessous, qui nous donne une vue synoptique sur la croissance des exportations de marchandises par régions à l’échelle mondiale, illustre parfaitement ce recul de l’Afrique.

Tableau 1 Croissance des exportations de marchandises par régions 1990-2002 (variation en pourcentage annuel) Régions 1990- 2001 2002 2000 Monde 6 -4 4 Afrique 3 -6 1 Amérique latine 9 -3 1 Est Asiatique 6 -7 1 Asie en développement 11 -7 -2 Pays en développement 9 -7 6 Sources : WTO (2003)

Concernant par exemple la production manufacturière, la valeur des exportations en 1985 pour l’Afrique subsaharienne ne dépasse pas deux milliards de dollars, l’équivalent de 5 % des exportations industrielles de la Belgique ou 10 % des exportations de Hong Kong ou encore très nettement en deçà des échanges de la France avec la Belgique.

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«Toute l’Afrique au sud du Sahara, écrit Giri, n’exporte pas plus de produits manufacturés qu’un pays d’Asie encore très moyennement industrialisé et n’ayant pas plus de 50 millions d’habitants comme la Thaïlande »172.

L’Afrique n’a pas un tissu industriel important et le peu qui existe est en désintégration. Le continent est le moins industrialisé du monde, l’industrie ne contribue que pour 9,8% dans le PIB. Les politiques d’industrialisation en Afrique n’ont pas permis d’asseoir un développement durable et autonome, au contraire, il y a une tendance à la désindustrialisation. Les États africains post-coloniaux ne disposent que de quelques industries polluantes, incapables de faire face à la concurrence. La progression de l’économie informelle en Afrique, qui représente selon les estimations 42% de la production en 1999-2003, voire jusqu’à 60% dans certains pays, illustre de l’état de délabrement du secteur formel et l’absence de secteurs industriels importants.

2.3.5. Crise de l’urbanisation La rapidité de la croissance de la population urbaine est une caractéristique majeure de l'évolution contemporaine du peuplement des pays du Tiers-monde. Mais, la situation de l'Afrique en particulier est spécifique. Bien que l'Afrique au sud du Sahara soit ainsi parmi les régions du globe les moins urbanisées, la croissance spectaculaire de sa population urbaine, et spécialement celle des plus grandes villes, apparaît à beaucoup dangereuse, en tout cas excessive, préoccupante, eu égard aux faibles capacités économiques des sociétés concernées de faire face aux difficultés de gestion d'une concentration urbaine accélérée.

La forte croissance démographique de la population africaine, environ 3,3%, a mené la population africaine d'un effectif de 370 millions d’habitants en 1970 à 749 millions en 2000, soit une augmentation de 379 millions, plus que le double de la population des années 70. Cette forte augmentation du taux de croissance démographique est d'autant plus violente qu'elle s'accompagne d'une dégradation des conditions économiques dans un continent où les besoins des populations sont immenses : construire des écoles, des hôpitaux, des routes, des barrages

172 Giri J., L’Afrique en panne. Vingt-cinq ans développement, ouv. cité, p.86.

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hydroélectriques et d'adduction d'eau, créer des emplois, etc. Mais, c’est surtout dans le milieu urbain que les conséquences de cette forte croissance démographique sont ressenties.

Dans le contexte de l’Europe, la corrélation entre urbanisation et développement relève de l’évidence, une telle corrélation n’a pas existé pour le contexte africain. L’Europe s’est développée par le passage d’une société à dominante rurale à une société urbanisée, ce qui s’est traduit par une relation évidente entre création de centres urbains et développement des manufactures dans l’histoire politique, sociale et économique de l’Europe. Pour l’Afrique par contre le processus d’urbanisation a subi une autre trajectoire.

L’urbanisation représente la mutation la plus spectaculaire et la plus complexe de l’évolution des sociétés africaines durant le dernier siècle. Même si c’est une dynamique qui participe de la diffusion du mouvement pluriséculaire mondial d'urbanisation et par rapport auquel l'Afrique au sud du Sahara affichait un grand retard au début de la période postcoloniale, l'urbanisation de l'Afrique est, après l'accroissement démographique, le changement le plus spectaculaire de la région au cours des dernières décennies. C'est aussi le changement le plus préoccupant car rurale à plus de 80 % en 1960, la région est aujourd'hui urbanisée à près de 37%. C’est un processus d’urbanisation véritablement inédit que l’Afrique a connu durant la seconde moitié du 20ème siècle, par la rapidité du processus et par la brutalité des mutations sociales qu’un tel phénomène a pu induire dans les structurations socioculturelles et socio-économiques de ces espaces que sont les villes africaines. Partout, la croissance de la population urbaine a été beaucoup plus rapide, de l'ordre de deux fois, que la croissance naturelle et de l'ordre de trois fois la croissance de la population rurale. La concentration de la population urbaine dans les villes constitue aujourd’hui une réalité en Afrique au sud du Sahara. Elle se traduit souvent par le poids exorbitant d'une seule ville, généralement la capitale du pays, au détriment des autres centres urbains.

L’Afrique connaît aujourd’hui une véritable explosion urbaine. Évaluée entre 3 et 5 % pendant la première décennie du 20ème siècle, la population urbaine

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représentait 10 % de la population totale dans les années 1950 pour atteindre 37% en l’an 2000. Selon Abdou Maliq Simone si la croissance démographique est en moyenne de 3,3%, en milieu urbain, elle est de 5,5% par an173. Ce qui lui fait dire que les taux d’urbanisation en Afrique sont les plus élevés, ils se situent entre 6 et 7,5%. Si la population de l’Afrique entre 1950 et 2000 a été multipliée par 3, la population urbaine a été elle multipliée par 9, voire plus.

Cette évolution rapide de la population urbaine n’est pas accompagnée d’une dynamique d’industrialisation capable de résorber le surplus de main-d’œuvre dans les villes d’Afrique. Ceci a engendré finalement, au plan économique, une chute sensible du produit intérieur brut (PIB) par habitant. D’une croissance moyenne annuelle de 1,4 % entre 1961 et 1970, le produit intérieur brut par habitant a régressé à 0,4 % entre 1971 et 1979 pour chuter de - 3,6 % dans les années 1980 pour se situant en 2002 en moyenne en dessous 3%. On peut constater donc le décalage entre la croissance de la population urbaine et le faible taux de croissance économique. Les chiffres ont montré qu’au moment où la population urbaine connaît un triplement par rapport à la population totale, la part de l’Afrique dans le PIB mondial a diminué d’un tiers.

Cette évolution exponentielle du rythme d’accroissement de la population urbaine en Afrique n’est pas exempte de problèmes. L’étude de ce processus d’urbanisation montre une étroite relation entre la crise de l’urbanisation et la paupérisation. L’apparition de la bidonvilisation, du chômage, de la criminalité, de la malnutrition et de la faim dans tous les centres urbains en Afrique constitue des menaces pour l’équilibre des structures sociales en milieu urbain africain. «On assiste, note Marc Pénouil, à une fausse urbanisation avec le développement des villes qui sont des rassemblements humains mais dont les fonctions économiques sont mal définies et souvent absentes»174.

Cette nouvelle urbanité en Afrique, parmi d’autres effets négatifs, s’est accompagnée d’un épuisement des anciennes logiques de reproduction d’une part, et d’une refonte de ces logiques d’autre part, au profit de nouvelles formes de

173 Simone A.M., Mutations urbaines en Afrique, Dakar, CODESRIA, 1998. 174 Pénouil M., «Secteur informel et crises africaines», dans Afrique contemporaine, article cité, p.73.

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sociabilité et nouvelles formes d’activités économiques et de processus d’individualisation d’une complexité inédite qui n’ont pas encore connu une configuration précise. Dans cette situation qui n’augure pas des perspectives rassurantes, on a assisté à l’émergence de logiques d’informalisation dans le comportement quotidien des populations africaines plutôt que de ruptures radicales pour un développement durable. C’est ainsi que les dynamiques informelles ont pris une ampleur réelle dans les stratégies de survie générées par la nouvelle urbanité en Afrique. Elles sont au cœur des activités quotidiennes de millions d‘Africains, laissés en rade par l’économie officielle et formelle. Elles attestent, par conséquent, l’existence de la crise récurrente des modèles de développement en Afrique.

2.3.6. Crise des systèmes éducatifs Les facteurs explicatifs de la crise des systèmes éducatifs en Afrique sont multiples. Nous en retenons dans notre analyse deux : l’inadéquation des programmes et la faiblesse des moyens.

La première chose qu’on peut relever dans les systèmes éducatifs en Afrique, c’est qu’ils sont fortement marqués par l’histoire coloniale qui les a fait naître. En effet, la configuration actuelle des systèmes éducatifs dans le continent africain reproduit, pour l’essentiel, le modèle légué par l’école coloniale l’organisation des cycles d’enseignement, des contenus, des modalités ou du choix des langues est encore très dépendante du legs colonial. Certes, le contraste est évident à l’échelle macro-continentale, mais la situation de l’éducation et de la formation en Afrique, de manière globale, est presque identique, reproductrice des schémas hérités de l’école coloniale. Les contenus des connaissances ne sont pas en adéquation avec les réalités et les besoins. L’école post-coloniale, en effet, a repris en Afrique les stéréotypes de l’école coloniale. C’est dire que les programmes scolaires, dans les systèmes éducatifs en Afrique, n’ont pas été conçus en adéquation avec les besoins et les priorités des sociétés africaines. C’est ce qu’Edgar Pisani exprime ici, en insistant sur les lacunes des programmes de formation dans les systèmes éducatifs en Afrique :

«Les programmes scolaires ont été orientés vers l’acquisition des langages et non vers la maîtrise des gestes ou, d’abord, la

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connaissance du milieu. On a produit plus de diplômés que l’on n’en pouvait rationnellement accueillir. Et on a fait des bureaucrates. Les fils et les filles de paysans ont appris à parler, à écrire, pas à faire ni à construire»175.

Là où l’on s’attendait à des compétences, susceptibles de contribuer à la résolution des difficultés en matière de développement, les systèmes éducatifs ont produit des bureaucrates. Les systèmes éducatifs sont des gouffres d’argent, sans en contrepartie produire des effets bénéfiques, en termes de compétence, d’expertise pour le développement du continent africain.

La seconde difficulté des systèmes éducatifs en Afrique se situe dans les faibles moyens mis en œuvre pour avoir des taux de scolarisation comparables à ceux des autres pays. Cela se traduit par de faibles taux de scolarisation. À cela s’ajoute le fait que les systèmes éducatifs sont confrontés à des inégalités régionales, aux différences entre milieu rural et milieu urbain. Même dans l’espace urbain, cette inégalité se manifeste à travers les différences de condition d’existence entre les couches sociales nanties et déshéritées. En plus, l’augmentation des effectifs cache une surcharge des effectifs dans les classes, pouvant atteindre parfois 100 élèves. Voilà ce qui explique en Afrique l’existence de systèmes éducatifs à plusieurs vitesses. Il y a une inégalité entre sexes où la variable femme, de par sa situation de subordination qui la confine à des tâches domestiques, est largement sous- représentée dans les systèmes éducatifs africains, bien que la population féminine soit aujourd’hui majoritaire.

C’est dire que la situation de l’école, à l’échelle continentale, n’est guère plus reluisante que les autres secteurs que nous venons de décrire. Il se présente de la manière suivante : l’éducation, la science et la technologie sont en déclin en Afrique alors que se confirme l’ampleur d’une troisième révolution scientifique et technique à laquelle participent de manière inégale les différents continents. L’Afrique est, de ce fait, de plus en plus sérieusement distancée par les autres.

175 Pisani E., Pour l’Afrique, Paris, Éditions Odile Jacob, 1988, p.184.

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2.4. Les politiques d’ajustement structurel ou les tentatives de sortie de crise L’objectif assigné à ce deuxième chapitre de notre thèse n’était pas seulement d’exposer, de manière analytique, les manifestations de la crise du développement en Afrique. Ce chapitre devait édifier sur le fait que, dans les stratégies de développement en Afrique, la manière dont les politiques de développement ont été menées jusqu’ici pour juguler les difficultés, a plutôt contribué à aggraver la crise et ses effets induits que de lui trouver des solutions durables.

L’analyse des politiques d’ajustement structurel en Afrique, à travers leurs grandes lignes, nous permet de valider une telle hypothèse et d’en fournir les facteurs explicatifs. C’est dire qu’en procédant à l’étude des politiques d’ajustement en Afrique, du moins en exposant les grandes orientations, nous visons à montrer la profondeur de la crise du développement en Afrique, mais aussi à édifier sur le fait que ces politiques d’ajustement structurel ont, en partie contribué à l’accentuation de la paupérisation dans le continent africain. De même que la plupart des théories africanistes, abordées dans cette thèse, ont été en partie influencées par l’échec des politiques d’ajustement structurel.

Contrairement aux déclarations de principe des promoteurs de ces réformes sur les stratégies de sortie de crise en Afrique, les politiques d’ajustement structurel, contre toute attente, n’ont produit que des résultats limités et n’arrivent plus à convaincre sur leur réelle capacité à résoudre l’équation de la crise du développement en Afrique. En réalité, l’expérience des schémas initiés, à la suite de ces politiques d’ajustement structurel, a fini par révéler que ces politiques ont plutôt contribué à accentuer les crises du développement en Afrique que d’apporter des remèdes à celles-ci. Dans l’analyse que nous projetons de faire concernant l’étude critique de ces politiques d’ajustement, nous procéderons : - d’abord, par rappeler les principes, la philosophie et les stratégies auxquels se réfèrent les politiques d’ajustement structurel ; - par explorer la trajectoire de ce qu’on pourrait désigner comme les générations de politique d’ajustement et leurs différents réajustements sémantiques et praxéologiques ;

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- et enfin, par procéder à l’explication des impacts de ces politiques d’ajustement sur les économies africaines.

2.4.1. Origine, philosophie et objectifs des politiques d’ajustement structurel L’origine des politiques d’ajustement structurel remonte à la crise économique des années 70176. Ce tournant dans l’évolution économique du monde a été marqué par des vagues successives d’inflation et de mouvements de récession et à cela s’est ajouté ce que l’on a appelé le choc pétrolier de l’année 1973. Ces deux facteurs ont engendré une récession sévère dans les pays industriels dont les effets induits furent dommageables pour les économies des pays en voie de développement. Cette situation de crise qui est apparue dans un contexte de surendettement des pays du Tiers-monde, qui ont eu à bénéficier d’offres illimitées de capitaux, a mis ces derniers dans le piège du développement à crédit avec des situations économiques fragiles. C’est dans ce contexte de dépendance que les économies des pays en voie de développement ont été forcées par les institutions de Bretton Woods d’adopter des réformes en profondeur.

«Dès le début des années 1980, face aux difficultés récurrentes des pays en voie de développement à assumer les coûts continuellement croissants des dettes qu’elles (les organisations financières de Bretton Woods) leur avaient permis de contracter, elles imposaient les programmes d’ajustement structurel (PAS). Ceux-ci avaient pour ambition de changer la structure des incitations de l’économie, constituaient des outils politiques du long terme et avaient pour objectif d’instaurer la croissance économique par l’allocation de ressources et l’augmentation de l’efficacité»177

La philosophie qui sous-tend les politiques d’ajustement structurel se fonde sur le constat que les économies du Tiers-monde sont inadaptées à la dynamique de l’économie mondiale dans sa configuration de l’époque. De ce point de vue, il fallait y stimuler des réformes institutionnelles et économiques profondes permettant d’inverser la tendance et de retrouver une dynamique de croissance durable. Ceci marqua un retournement de la pensée économique dominante relative au

176 Voir Noula G., «Ajustement structurel et développement en Afrique», dans Afrique et développement, Dakar, CODESRIA, Vol. XX, n° 1, 2001, pp.34-35. 177 Charlier J.E., Pierrard J.F., «Systèmes d’enseignement décentralisés : analyse des discours et des enjeux dans l’Éducation sénégalaise, burkinabé et malienne, dans Autrepart, n° 17, Des écoles pour le Sud, 29-48,2001, p.34.

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développement. Il remettait en cause le consensus structuraliste des théories de la modernisation des années 50 qui soutenait la spécificité des économies du Sud et le rôle important de l’État dans la conduite des réformes économiques, politiques et sociales. En s’attaquant à l’axiome structuraliste du dualisme ainsi qu’à la spécificité des pays du Sud, la pensée néolibérale prônait la libéralisation des échanges pour l’avènement d’un marché mondial unique.

Désormais, les économies du Sud devraient s’adapter à cette nouvelle exigence. Or, ces économies étaient confrontées à des crises profondes dont les raisons majeures étaient essentiellement d’ordre interne. Au niveau des institutions de Bretton Woods, les facteurs internes de la crise des économies du Tiers-monde se réduisent à : - insuffisance des ressources publiques ; - mauvaise orientation et gestion des ressources ; - mauvaise utilisation des dépenses publiques dans les secteurs sociaux au détriment des secteurs productifs ; - un environnement institutionnel qui ne favorise pas les investissements privés.

La résolution de ces défaillances, selon les théoriciens des politiques d’ajustement structurel, devait passer par une restructuration des économies africaines qui suppose avant tout leur libéralisation et la réduction du rôle de l’État. Ces mesures ont fait l’objet d’un consensus au niveau international, communément appelé «Le consensus de Washington»178. John Williamson a résumé ce consensus de Washington en dix points qui constituent des impératifs pour sortir le Sud de l’engrenage du sous-développement : la discipline budgétaire, synonyme d’une politique monétaire restrictive dont l’objectif est de réduire l’inflation, la réorientation de la dépendance publique en réduisant la bureaucratie administrative et les dépenses dans les secteurs non productifs comme la santé, l’éducation, le logement, l’environnement, la réforme fiscale, la libéralisation financière, l’adoption d’un taux d’échange unique et compétitif, la libéralisation des échanges, l’élimination des barrières à l’investissement dit direct étranger, la privatisation des entreprises

178 Sur le consensus de Washington, voir Hugon Ph., «Le consensus de Washington en question» dans Tiers-monde, n°157,1999, pp.11-36.

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publiques, la dérégulation des marchés pour assurer l’élimination des barrières à l’entrée et à la sortie, la sécurité des droits de propriété179.

Dans le principe, l’objectif qui sous-tend les programmes d’ajustement structurel était d’impulser aux économies bloquées du Tiers-monde, en particulier aux économies africaines, une dynamique de restructuration pour sortir ces pays de l’endiguement grâce à un redressement de leur économie. Ainsi, l’objectif majeur qui a été assigné aux politiques d’ajustement structurel est d’amorcer graduellement des modifications en profondeur pour permettre aux pays de retrouver la croissance. Ce qui, à long terme, aurait dû sortir les économies du continent de la situation de paupérisation, de stagnation, de récession économique et de dépendance quasi absolue aux mécanismes de la dette. L’adoption de ces politiques, aux yeux des responsables des pays sous ajustement structurel, était donc synonyme d’équilibre macro-économique, d’une sortie rapide de leur situation de dépendance grâce aux ressources importantes qu’était censé générer l’application de ces plans d’ajustement structurel. Par rapport à cet objectif, le rôle de l’État, comme le soutient Jean-Émile Charlier, était de faciliter l’intégration de l’économie locale au système capitaliste international :

«Le rôle de l’État dans ce contexte est clair : il lui revient de faciliter l’intégration de l’économie locale dans l’économie mondiale. Pour qu’il serve au mieux cet objectif, une série de prescriptions, aujourd’hui bien connues, lui sont imposées : pas d’inflation, balance de paiements, équilibres budgétaires et donc réduction des déficits publics, réduction des dépenses publiques, en particulier des dépenses sociales, réduction de la pression fiscale sur le capital et incitation en faveur d’investissements privés»180.

L’examen de fond des politiques menées montre que l’ajustement structurel recouvre des implications majeures à long terme concernant le choix de stratégies de développement des pays africains. Il est donc évident, comme a eu à le noter Bonnie Campbell, que :

179 Williamson J., «What Washington means by policy reform» dans Williamson J., American adjustment : how much has happened?, Washington, DC., Institute for international economics,1990. 180 Charlier J.E., Pierrard J.F., «Systèmes d’enseignement décentralisés : analyse des discours et des enjeux dans l’Éducation sénégalaise, burkinabé et malienne, article cité, pp.34-35.

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«Loin d’être politiquement neutres et de jouer un rôle d’efficacité technique comme on le suggère, ces programmes sont conçus de façon à orienter les interventions de l’État de manière à délaisser certaines stratégies de développement. Comme il est bien connu, ce sont les stratégies non-orientées vers l’exportation et celles qui favorisent des mesures redistributives et des réformes sociales qui sont remises en cause par le processus d’ajustement et de désétatisation»181.

«La force des programmes d’ajustement structurel tient aujourd’hui à leur capacité à embrasser à partir d’une problématique au départ limitée des domaines quasi illimités, économiques, sociaux, institutionnels, politiques»182. En prenant en compte, de plus en plus, des secteurs aussi divers, les programmes d’ajustement ont voulu constituer des tentatives de réponses aux crises multiformes que subissent les économies africaines. Il convient de faire le bilan de ces tentatives de réponse à la crise du développement en Afrique.

2.4.2. Bilan des politiques d’ajustement structurel en Afrique Nous avons signalé que les institutions de Bretton Woods ont dépassé à travers les programmes d’ajustement structurel le statut de simples prêteurs d’argent. Ces institutions ont fini par devenir des lieux de réflexion d’experts recrutés pour élaborer des politiques de développement dans les pays du Tiers-monde. Par ses publications annuelles, à travers des rapports sur l’état de développement dans le monde, La Banque mondiale dégage des priorités, diffuse une terminologie, élabore des concepts et des problématiques à travers lesquels elle formule ses stratégies, ses conditionnalités et ses orientations en termes de politique de développement pour tous les pays demandeurs.

Que retenir de ces multiples réformes dans les économies du Tiers-monde et celles de l’Afrique en particulier? Au regard des résultats obtenus dans les pays concernés par ces politiques d’ajustement, la Banque mondiale et le FMI n’ont pas du tout convaincu de la justesse de leurs options et de la pertinence de leurs

181 Campbell B., «Quelques enjeux conceptuels, idéologiques et politiques autour de la notion de gouvernance», dans Bonne gouvernance et développement en Afrique, Dakar, Éditions Démocraties africaines, 1997, p.67. 182 Jacquemont P., «La planification a-t-elle un avenir au sud du Sahara? dans Afrique contemporaine, n°160, Octobre-Décembre, 1991, p.44.

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stratégies. En atteste la succession de réformes qui ont été appliquées dans le cadre des politiques d’ajustement structurel et qui ont fini par installer le doute et le pessimisme. En effet, dans leurs différentes tentatives de théorisation sur les options jugées efficientes par les experts des institutions de Bretton Woods, en matière de stratégie d’ajustement structurel, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire international ont fait initier aux pays plusieurs types de réformes.

Dans leurs efforts de théorisation de leurs conceptions du développement, ils ont constamment varié dans leurs options. Trois concepts ont résumé cette instabilité : il s’agit des concepts de réduction à la pauvreté, concept cher à Robert Mc Namara qui a présidé à l’institution de la Banque mondiale de 1968 à 1981 ; d’ajustement structurel et politique d’austérité et enfin le concept de bonne gouvernance, concept qui a envahi la terminologie de l’institution vers les années 1985183.

2.4.3. Un constat d’échec : l’ajustement structurel en question Que retenir de ces différentes évolutions en termes de résultats concernant le continent africain? Pendant presque plus d’un quart de siècle, l’Afrique a subi ces politiques d’ajustement structurel, mais à quel prix et, au bout du compte, avec quels effets? Les politiques d’ajustement structurel ont-elles permis aux pays africains de sortir de leur situation de pays sous-développés? Ces questions méritent d’être soulevées pour comparer les sacrifices énormes consentis par les peuples africains sous ajustement structurel et les résultats médiocres auxquels ont conduit ces politiques.

Les politiques d’ajustement structurel n’ont pas conduit à des réformes permettant au continent africain de connaître un développement réel. Les vastes programmes de réformes économiques proposés par les plans d’ajustement structurel depuis le début des années quatre-vingt, pour rétablir les équilibres macroéconomiques et accroître à moyen terme les capacités de production des économies africaines, ont produit des résultats mitigés. Même si de telles réformes ont pu contribuer à un rétablissent progressif des équilibres budgétaires et à la réduction du déséquilibre extérieur, elles ont montré leurs limites. Il y a une

183 Voir Diouf M., L’endettement puis l’ajustement, Paris, L’Harmattan, 2002.

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insuffisance de la croissance et une aggravation des déséquilibres sociaux. Par les processus de désengagement imposés aux État africains dans les secteurs aux finalités sociales, déjà éprouvés dans les décennies 1960-1970 et 1970-1980, les politiques d’ajustement structurel ont fini par installer les populations africaines dans une situation de paupérisation accrue. Les effets pervers des politiques d’ajustement structurel comme la réduction des dépenses publiques, la précarité de la situation financière des pays ont eu des incidences négatives sur les programmes sociaux en faveur des populations pauvres.

En effet, «les dépenses par habitant, en termes réels, dans les secteurs de la santé et de l'éducation, ont été souvent réduites du quart et parfois de la moitié par rapport à ce qu'elles étaient dans les années antérieures»184. Résumant le bilan des politiques d’ajustement structurel en Afrique, l’économiste africain Noula écrit :

«L’analyse du modèle de référence (modèle Polak) qui sous-tend les Programmes d’Ajustement structurel mis en œuvre en Afrique […] a permis de mettre en évidence le caractère erroné de l’appréciation que l’institution financière semble porter sur la nature réelle de la crise des économies africaines. Subséquemment, l’ajustement tel que conçu et mis en œuvre, semble se résumer à une simple politique de gestion de la demande (à court terme) qui ignore les structures et sacrifie l’offre (perspectives à long termes) au nom du sacro-saint respect des grands équilibres financiers (budget et balance des paiements)»185.

L’étude analytique de la crise du développement en Afrique, à travers les différents secteurs socio-économiques des sociétés africaines post-coloniales, à laquelle nous avons procédé dans ce chapitre, confirme le point de vue de Noula. Une telle analyse nous a montré que la crise est récurrente et qu’elle est loin de connaître son épilogue. Au contraire, l’Afrique s’enfonce dans une spirale régressive où son économie est de plus en plus hypothéquée par une dynamique de la mondialisation de l’économie qui ne laisse aucune chance aux économies pauvres. Même s’il y a eu des taux de croissance (du reste faibles) qui ont accompagné les politiques d’ajustement structurel, l’on serait tenté de dire, à la suite de Samir Amin,

184 Assogba Y., «Gouvernance, économie sociale et développement durable en Afrique» dans Cahiers CRISES, n° 19, Novembre, 2000, p.14. 185 Noula G., «Ajustement structurel et développement en Afrique» dans Afrique et développement, Dakar, CODESRIA, Vol.XX, n°1, 1995, pp.34-35.

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que c’est d’«une croissance sans développement» qu’il s’agit, c’est-à-dire d’une croissance sans structure économique fiable pouvant assurer un dynamisme autocentré et auto-entretenu.

Si l’accession à la souveraineté de la plupart des États africains dans les années soixante a permis à ceux-ci d’envisager des stratégies de développement, les résultats auxquels ont abouti de telles stratégies n’ont guère permis aux peuples du continent de sortir du sous-développement, du manque chronique. Plus on avance dans l’histoire moderne, malgré les richesses et les potentialités énormes offertes par la science et les nouvelles technologies, plus l’Afrique ne cesse d’être un continent sous-développé, subissant une série de crises multiformes qui ont comme effets paupérisation, régression économique, endettement, guerres, pandémies, famines, etc. Au bout du compte, le constat est global : l’Afrique subsaharienne a échoué dans ses stratégies de développement.

Seulement, dans l’identification des causes explicatives de ces séries d’échec constatées, les analyses ont différé, induisant par conséquent des théorisations sur le développement avec des perspectives différentes. Les arguments, fournis par les recherches effectuées dans le champ de l’économie, ne semblent plus être suffisamment en mesure de révéler toute la complexité de la crise et de la multidimensionnalité des facteurs d’échec des stratégies de développement de l’Afrique. L’introduction de l’analyse des sciences sociales est apparue comme une contribution importante dans l’examen des problèmes du développement. C’est dans ce cadre qu’il faut inscrire les théories africanistes du développement.

En sortant des schémas économistes dont les approches n’ont pas convaincu sur les causes du sous-développement, encore moins sur les solutions envisagées, les recherches en sciences sociales ont fortement investi le champ du développement avec des regards nouveaux. Les théories africanistes abordées dans cette thèse s’inscrivent dans cette logique ; elles ont voulu conjurer l’indigence de l’analyse économiste de la faillite du développement en Afrique, en s’attelant à démontrer les fondements sociologiques de celle-ci et à esquisser des perspectives

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de sortie de crise. L’objet de la deuxième partie va s’atteler à rendre compte de ces différentes théories.

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DEUXIÈME PARTIE ESSAI D’ANALYSE SOCIO-ANTHROPOLOGIQUE DES THÉORIES AFRICANISTES DANS LE CHAMP DE LA PENSÉE AFRICANISTE DU DÉVELOPPEMENT

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Introduction Le chapitre précédent relatif à l’analyse de la situation économique du continent a révélé l’ampleur et la profondeur de la crise du développement en Afrique. Nous avons montré l’intérêt que les recherches africanistes ont accordé aux questions du développement. D’importants efforts ont été consentis pour repenser la crise du développement en Afrique, en s’attaquant aux postulats du paradigme de la modernisation qui a longtemps dominé l’approche du développement. C’est ainsi que l’on a assisté à l’émergence de théories africanistes qui ont inscrit la question du développement au cœur des sciences sociales et se sont situées en dehors des cadres conventionnels de l’analyse économique pour mettre en avant les variables sociologiques.

Toute la production réflexive de la pensée africaniste s’inscrit dans cette perspective, c’est-à-dire penser la crise du développement dans les sociétés africaines au prisme des grilles d’analyse qui prennent en compte la dimension sociologique. L’objet de cette deuxième partie de ma thèse est d’examiner les théories africanistes du développement et ce qui les particularise par rapport au discours économique. Il s’agit de procéder à l’examen de leurs grilles de pensée, de leurs points de doctrine, de leurs fondements paradigmatiques et d’analyser les cadres analytiques qui sous-tendent leurs formulations.

Elle est composée de trois chapitres : - le premier retrace l’évolution de la pensée africaniste, en partant de la sociologie dynamique de Balandier pour aborder tour à tour l’anthropologie économique marxiste, la théorie de la dépendance et enfin les théories qui se sont inspirées du débat sur les rapports entre culture et développement. Bref, il s’agit d’étudier toutes les théories dominantes de la période des années soixante jusqu’aux années quatre-vingt qui ont conduit aux problématiques de la dimension culturelle du développement186 ;

186 L’évolution de la pensée africaniste du développement est trop diffuse et pluridisciplinaire pour être décomposée sans quelques risques, sans faire preuve d’arbitraire. C’est pourquoi, la périodisation que nous en proposons ne vise qu’à situer, d’une part, les théories par rapport à l’évolution de l’histoire économique, politique et sociale du continent et d’autre part, à trouver des catégories homogènes pour les classer selon leur référence paradigmatique.

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- le second chapitre s’intéresse aux théories de rupture qui ont délaissé les grandes formulations discursives pour des approches plus circonstanciées centrées sur le développement local et endogène. Il s’agit de ce qu’on a appelé dans le jargon sociologique le retour de l’acteur, aux dynamiques locales de développement ; - le troisième étudie le socialisme sénégalais comme modèle à la fois théorique et pratique qui offre, au-delà des considérations théoriques, un exemple d’application d’un modèle africaniste du développement.

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CHAPITRE III LES THÉORIES AFRICANISTES DU DÉVELOPPEMENT : DE LA SOCIOLOGIE DYNAMIQUE DE BALANDIER AUX NOUVEAUX CADRES D’ANALYSE DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE EN AFRIQUE

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Introduction Ce chapitre nous situe dans une phase particulière de l’évolution de la pensée africaniste. Les théories portent des regards différents, parfois opposés, mais elles s’inscrivent toutes dans une perspective de redéfinition de la problématique du développement. À partir de la sociologie dynamique de Georges Balandier s’est forgée une nouvelle conscience intellectuelle dans le champ de l’africanisme, en nette rupture avec l’anthropologie coloniale. L’anthropologie marxiste, les théories de la dépendance et celles qui se sont intéressées à la dynamique culturelle pour penser un autre développement constituent un premier corpus.

Dans cette diversité s’est forgé un ensemble de théories aux approches différentes dont l’explication se trouve dans les variations de contextes économiques et sociohistoriques qui ont jalonné l’évolution des sociétés africaines postcoloniales. Voilà pourquoi dans ce chapitre, nous aborderons successivement - le contexte sociohistorique d’émergence de la pensée africaniste du développement ; - la sociologie dynamique de Georges Balandier ; - l’anthropologie marxiste africaniste ; - la théorie de la dépendance ; - la théorie du dualisme dans l’analyse des facteurs explicatifs de la faillite du développement en Afrique ; - le culturalisme ou le recours à la variable culturelle dans l’étude de la crise du développement en Afrique.

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3.1. Contexte sociohistorique et émergence d’un champ de la pensée africaniste du développement Les théories africanistes du développement ne peuvent être comprises si on fait abstraction des contextes politiques, économiques et socioculturels qui ont marqué l’histoire des sociétés africaines postcoloniales. Ces contextes ont pesé de tout leur poids, en configurant le champ de l’africanisme dans sa diversité d’approches de la crise du développement dans les sociétés africaines.

La constitution du champ de la pensée africaniste du développement est inséparable d’un ensemble de déterminants historiques liés au contexte de l’époque postcoloniale. Le contexte historique des assises de Bandoeng et celui de la décolonisation qui les a suivies ont eu un impact sur l’affirmation des nouvelles théories du développement. C’est dire que les théories africanistes du développement sont en partie déterminées par des conjonctures liées d’une part, à l’évolution historique des sociétés africaines et d’autre part, au contexte de transformations de l’histoire économique et politique mondiale. Sans vouloir anticiper, nous pouvons déjà affirmer que la pensée africaniste a connu trois postures théoriques majeures liées chacune à une strate historique. La décennie des années 50-60, celle des années 60-70 et enfin celle des années 80-90. Ce qui veut dire que l’examen des théories africanistes suppose, avant tout, que soient mises en exergue ces trois phases de l’évolution sociohistorique des sociétés africaines.

Les décennies cinquante et soixante furent dominées par l’idéologie tiers- mondiste en réaction contre la théorie de la modernisation et la domination coloniale. Elle coïncide avec une période déterminante de l’évolution des sociétés africaines qui sont passées du statut de sociétés dominées au statut de sociétés libérées, mais confrontées à des difficultés réelles pour des choix de développement économique et de modernisation de leurs structures sociales. Dans le contexte de l’Afrique francophone, cette période fut marquée par la sociologie de Georges Balandier. Elle abandonne les postures de l’anthropologie fonctionnaliste pour s’intéresser aux dynamiques endogènes en œuvre dans les sociétés africaines.

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C’est une étape théorique de l’africanisme qui a renoué ainsi avec l’histoire en ayant comme cadre les processus de transformation des sociétés africaines.

Dans les décennies soixante et soixante-dix, les économies africaines n’ont pas connu un sort meilleur. Les processus d’industrialisation amorcés, malgré les apparences d’un certain dynamisme, n’ont pas produit de résultats probants. C’est ce que souligne Jean-Philippe Peemans :

«La modernisation extravertie des années septante n’a donc pas permis la réussite de la modernisation comme processus d’accumulation auto-entretenu. Elle n’a en rien résolu les tensions apparues avec la crise de la modernisation nationale à la fin des années soixante. Elle les aggrave au contraire partout, que ce soit en termes de disparités de revenus, de destruction et de consolidation d’une structure duale»187.

Cette situation a fini par développer une conscience critique à l’égard des stratégies de développement initiées sur le continent africain au lendemain des indépendances. C’est ainsi que cette décennie fut caractérisée par la radicalisation dans la pensée africaniste due à l’influence du mouvement tiers-mondiste et du marxisme. Le courant dépendantiste et l’anthropologie marxiste ont constitué le corpus théorique dominant de cette période. Sous l’impulsion de la pensée tiers- mondiste, la pensée africaniste a pris une tournure radicale avec des relents idéologiques, et sur fond de contestation du modèle de domination impérialiste. «La pensée développementaliste se radicalise alors sous le nom de tiers-mondisme autour des questions de l’impérialisme, de l’échange inégal, des exploitations des classes par les bourgeoisies ou les féodalités et des luttes sociales…»188. Le sous- développement n’est plus défini comme un retard mais comme un produit du système capitaliste, le résultat d’un processus historique pluriséculaire (esclavage, domination coloniale, exploitation des ressources des peuples du Sud par les puissances impérialistes du Nord).

187 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde, ouv. cité, p.121. 188 Hugon Ph., «Les trois temps de la pensée francophone en économie du développement», article cité, p.49.

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Enfin, les décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix qui ont coïncidé avec la période d’application des politiques d’ajustement structurel en Afrique constituent la troisième phase importante de l’évolution de la pensée africaniste. Dans un contexte de crises multiformes et de l’épuisement des modèles, la pensée économique était favorable à des réajustements notables. C’est ainsi qu’on a assisté à l’émergence de nouveaux cadres théoriques d’analyse axés sur une redéfinition de la théorie du développement à partir de l’invocation impérative de la prise en compte des dynamiques endogènes de l’analyse des cheminements multiples, de la valorisation des dynamiques locales, du retour aux acteurs et à leurs logiques. Au niveau international, ce contexte historique fut une période de changement profond dans le paysage géopolitique international avec une récession notable de l’économie mondiale.

Dans le contexte spécifiquement africain, le changement dominant fut l’introduction des politiques d’ajustement structurel. C’est le début des crises profondes, des processus de paupérisation et de fragilisation des économies et des États africains confrontés à des conflits de toute sorte et à une constante remise en cause des stratégies économiques. Toute la quintessence des théories africanistes du développement, dans ce contexte de crise des postulats et des stratégies du développement, fut axée sur des travaux relatifs à une redéfinition fondamentale de la notion de développement. Ces théories plaident pour une autre vision du développement en Afrique qui puisse, au-delà des considérations idéologiques, sortir les sociétés africaines de leur situation de sous-développées.

Le rappel des ces trois moments vise à montrer que la pleine intelligibilité des postures théoriques, des nuances et des divergences au niveau des formulations réflexives, dans le champ de la pensée africaniste, passe nécessairement par l’articulation des théories aux contextes historiques à l’intérieur desquels elles ont été élaborées.

3.2. De l’ethnologie coloniale à la sociologie dynamique La sociologie de l’Afrique noire francophone s’est édifiée à partir de l’ethnologie coloniale. C’est pourquoi nous jugeons nécessaire de procéder rapidement à

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l’analyse de ce processus. Les sociétés africaines ont très tôt intéressé la sociologie naissante dans sa version anthropologique, c’est-à-dire l’étude de la sociabilité des groupes humains dits «primitifs», «barbares», «non civilisés». En fait, dans sa genèse, la sociologie qui avait comme vocation de se définir comme la science des sociétés modernes se distinguait de l’anthropologie constituée pour l’étude des sociétés primitives autres. Même si la vocation de Marcel Mauss était de faire de l’anthropologie une science générale de l’homme, destinée à étudier le fait social dans sa complexité et dans sa totalité dialectique, celle-ci a fini par être confinée dans sa stricte vocation de science destinée à étudier les sociétés dites primitives.

«En dépit de l’orientation universaliste maussienne l’anthropologie s’est constituée non pas comme une science générale de l’homme (en tant qu’être social), mais comme science des «sociétés primitives». Elle s’est d’abord définie par un objet spécifique - les sociétés primitives - dont les caractéristiques déterminaient les domaines d’études nouveaux, abordés avec des méthodes particulières d’enquête et d’analyse»189.

Dans le contexte francophone, les études ethnologiques ont été d’abord l’œuvre d’administrateurs coloniaux ou de religieux, contrairement au contexte britannique où les études ethnologiques ont été faites par les ethnologues190. Les travaux ethnographiques et ethnologiques portaient essentiellement sur les problèmes liés à l’administration des colonies, à la résolution des problèmes auxquels celles-ci étaient confrontées : problèmes de langue, d’habitat, de main-d’œuvre indigène, de culture, etc. S’il s’agissait de travaux produits par des religieux, «les recherches reflétaient l’idéologie évangéliste des missions chrétiennes, à savoir détruire les religions qualifiées de fétichisme, d’animisme et convertir les païens au christianisme»191.

Dans les années 1920-1930, il y a une nette rupture avec l’institutionnalisation d’une science des sociétés africaines qui sera l’affaire des spécialistes, des experts. La France fut une des premières grandes puissances occidentales et coloniales à se

189 Naepels M., «La constitution d’une discipline en France. L’ethnologie française et l’anthropologie» dans Revue française de sociologie, n° 247, 1985, p.20. 190 Walreat I., Les études africaines dans le monde, Bruxelles, Éditions du Centre de documentation économique et sociale africaine,1972. 191 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale d’Afrique noire de langue française», article cité, p.26.

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doter d'un enseignement spécialisé d'ethnologie et d'un corps d'ethnologues professionnel en Afrique. En 1930, la société des africanistes fut créée qui publia la revue : «Le Journal de la société des africanistes», de même un institut d’ethnologie fut créé à Paris. En 1936, l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN) voit le jour à Dakar. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le champ du savoir anthropologique s'est trouvé fragmenté entre des institutions diverses souvent opaques les unes aux autres. À l'intérieur de ces institutions, des personnalités, à l’image de Maurice Delafosse, ont eu à patronner des études ethnographiques ponctuelles. C’est ainsi que Delafosse, qui fut enseignant à l’École nationale des langues orientales vivantes, a beaucoup contribué au développement de l’africanisme.

Les recherches sur le terrain, à partir des catégories et des méthodes scientifiques, allaient produire une littérature abondante sur les sociétés africaines. Des chercheurs comme Marcel Griaule192, Denis Paulme, Claude Lévi-Strauss193 ont produit dans le contexte de l’ethnologie francophone des travaux portant sur des domaines divers comme la culture, l’étude des mythes, des langues, des représentations mentales, des phénomènes religieux, des rites, des systèmes politiques, des systèmes de valeurs, des structures sociales indigènes. Les études produites dans ce cadre ont été marquées par ce que Yao Assogba appelle le «paradigme statique de la période coloniale». Selon lui, «ce paradigme est fondé sur une représentation statique et immuable des sociétés autres, en particulier des sociétés africaines «an-historiques»194 et «primitives». Toutes les théories de l’époque coloniale qui se sont inspirées de ce paradigme «nient l’originalité, la spécificité culturelle de ces sociétés. Elles refusent à l’homme africain toute prétention à la culture»195.

Se situant dans la tradition holiste d’inspiration maussienne de l’étude de la société comme phénomène social total, la plupart des travaux de l’anthropologie coloniale se sont construits dans une perspective essentiellement statique et

192 Griaule M., Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli, Paris, Fayard, 1948. 193 Lévi-Strauss Cl., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 ; Lévi-Strauss Cl., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. 194 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale d’Afrique noire de langue française», article cité, p.28. 195 Ibidem.

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traditionnaliste. Les transformations sociales qui s’opéraient dans certains secteurs de la vie des sociétés africaines n’étaient guère prises en compte. Tout portait à croire pour ces chercheurs que les sociétés africaines étaient figées, fermées. Celles-ci sont considérées comme a-historiques, repliées sur elles mêmes sans connaître aucune forme d’historicité, ni aucune forme de contradictions sources de dynamismes et de changements sociaux.

Ce n’est que dans les années 60 que Lévi-Strauss reconnaît «l’épuisement heuristique du paradigme statique»196, en s’appuyant sur les notions de «sociétés froides» et de «sociétés chaudes». Il démontre, à cet effet, que toutes les sociétés connaissent une évolution. Seulement, une telle évolution peut être à historicité rapide dans «les sociétés chaudes» et à historicité lente dans «les sociétés froides». C’est finalement avec Georges Balandier197 que la rupture sera décisive par l’avènement de la sociologie dynamique portée vers l’étude des nouvelles mutations des sociétés africaines : les phénomènes d’urbanisation, les nouvelles stratifications sociales, les nouveaux cadres politiques (Partis) et syndicaux, une élite formée par l’école occidentale.

3.3. De la constitution de la sociologie dynamique de Balandier au paradigme culturaliste : les crises du développement pensées au prisme des sciences sociales 3.3.1. La sociologie dynamique de Georges Balandier L’apport de Georges Balandier dans la constitution de la socio-anthropologie africaniste est sans équivoque. Ses travaux ont porté essentiellement sur les transformations en cours au cœur des dynamiques sociales en Afrique, plus particulièrement dans les centres urbains. Il s’est intéressé à ces mutations à travers leurs différentes facettes : les déplacements de population des villages vers les villes et leur corollaire l’urbanisation, les conséquences des entassements urbains,

196 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale d’Afrique noire de langue française», article cité, p.31. 197 Balandier G., «Les études et recherches africanistes», dans Revue de l’enseignement supérieur, n°3, 1965, pp.51-57 ; Balandier G., «Problématique des classes sociales en Afrique noire» dans Cahiers internationaux de sociologie, Vol. XXXVIII, 1965, pp.131-141 ; Balandier G., Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale, Paris, PUF, 1955.

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les transformations des structures sociales traditionnelles198. Plus concrètement, Balandier s’est donné comme tâche l’examen des phénomènes comme les syncrétismes religieux, l’urbanisation, les effets de la domination coloniale sur les sociétés africaines, les rapports économiques colonies-métropoles, les processus de prolétarisation dans les villes africaines, les nouveaux modes de groupement (Syndicats, Partis Politiques), etc. Voilà autant de faits nouveaux dans la vie des sociétés africaines qui nécessitaient un regard théorique nouveau.

La démarche de Balandier a constitué une rupture par rapport à l’ethnologie coloniale. Selon lui, l’ethnologie coloniale dominante marquait son désintérêt pour les villes, lieux de mutations profondes des traditions africaines «où l’inédit surgit et où l’histoire s’impose en étant activité»199. Aux yeux de Balandier, il fallait rompre avec ce regard ethnologique en faisant de la nouvelle ville africaine un espace de recherche privilégié.

«Mon option fut inverse elle me conduisait à considérer la ville comme un laboratoire du changement, à saisir le social et le culturel dans leur genèse, à appréhender les problèmes et les situations critiques naissants de ce mouvement même. C’est dans ces circonstances, en associant l’étude urbaine à celle des sociétés paysannes dont Brazzaville est le foyer d’attraction, que

je conçus une démarche qualifiée de dynamiste»200.

La méthode dynamiste de Balandier repose sur deux préalables : le refus d’une césure entre la sociologie et l’anthropologie et le rejet de l’opposition manichéenne artificiellement établie entre sociétés africaines a-historiques et sociétés occidentales évolutives.

198 Balandier G., Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale, Paris, PUF, 1955. 199 Ibidem. 200 Ibidem.

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3.3.1.1. La fin d’une césure entre anthropologie et sociologie ou les exigences épistémologiques d’une saisie globale du fait social en Afrique Après avoir identifié la complexité des phénomènes sociaux en Afrique, Balandier s’est attelé à réorienter les recherches africanistes vers une toute autre perspective. Sa stratégie a été de remettre en cause l’idée selon laquelle les sociétés africaines devraient être uniquement étudiées par l’anthropologie. En introduisant la dimension historique dans les sociétés africaines, Balandier a légitimé l’interrogation sociologique concernant ces sociétés longtemps considérées comme relevant du domaine de l’investigation anthropologique. Il reconnaît l’existence d’une historicité dans les sociétés africaines201. Aux yeux de Balandier, l’africanisme devait opérer des ruptures, en raison de la richesse des situations sociales et culturelles nouvelles dont il traite.

Dorénavant, il a essayé de mettre sur pied une sociologie dynamique orientée vers l’analyse des transformations sociales dans les sociétés africaines postcoloniales202. Celle-ci peut être considérée comme «une sociologie du vécu centrée sur les réponses que le citadin tente d’apporter à des situations instables, propres à une ville coloniale en complète transformation»203. L’enregistrement des systèmes de pensée que traitait l’anthropologie coloniale est certes nécessaire mais insuffisant : ce sont les ruptures dans la continuité socioculturelle qu’il fallait désormais placer au devant de la recherche africaniste pour comprendre les mutations sociologiques dans les espaces urbains africains.

Pour cette raison, Balandier substitue au concept de structure les expressions d’«agencements sociaux», de «permanences structurelles» et en tire comme conséquence, au plan épistémologique, la nécessité d’introduire l’approche sociologique dans les sociétés africaines traversées par des processus de modernisation, de dynamiques sociales urbaines. Les recherches de Balandier sont particulièrement orientées vers ces nouvelles dynamiques qui s’inscrivaient dans la

201 Nous définissons l'historicité, à la suite de Touraine, comme la capacité d'action que la société exerce sur elle-même par l'invention de savoir-faire technique, l'accumulation de surplus matériel et d’invention de formes de sociabilité et de comportements sociaux nouveaux. Voir Touraine A., Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. 202 Voir Balandier G., Anthropologie politique, Paris, PUF, 1969 ; Balandier G., Sens et puissance, Paris, PUF, 1971 203 Balandier G., Sociologie des Brazzavilles noires, ouv. cité, p. XI.

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perspective d’une nouvelle modernité en cours dans les sociétés africaines coloniales et post coloniales. L’exigence d’introduire l’analyse sociologique dans la recherche africaniste se fonde, pour Balandier, sur les nouveaux modes de socialisation dans les sociétés en situation coloniale que nous venons de décrire. Ces nouveaux déterminants sociologiques plaident pour un abandon de la parcellisation des disciplines, surtout la différenciation communément établie entre le sociologique et l’anthropologique. L’ambition serait donc de briser cette frontière, nous dit Balandier, sans nier les spécialisations, pour ouvrir au champ de l’africanisme des perspectives de recherche capables de prendre en charge ces phénomènes dans leur globalité et dans leur complexité réelle.

«L’irrespect des limites disciplinaires n’est que la manifestation la plus apparente d’une remise en cause plus essentielle ; il montre naissant en quelque sorte de la recherche, une exigence de saisie globale au-delà des parcellisations que provoque l’analyse»204.

En effet, le schéma du modèle dualiste, opposant sociétés occidentales obéissant aux lois de l’économie de marché donc constamment secouées par des transformations en cours, et sociétés africaines traditionnelles fixistes, a engendré une série de lieux communs dont le plus connu est la césure épistémologique établie entre la sociologie réservée à l’étude des sociétés occidentales et l’anthropologie portée sur les sociétés africaines. La rupture envisagée par Balandier plaide pour un abandon de ce schéma au profit d’une sociologie dynamique. Confirmant la pertinence du regard sociologique introduit par Balandier dans le champ de l’africanisme, du fait des transformations sociales issues du processus colonial, Cheikh Anta Diop écrit :

«Les courants migratoires se sont modifiés et souvent se sont amplifiés avec l’urbanisation, l’industrialisation et le développement des cultures «riches» ; le salariat s’est instauré et s’est développé. Ainsi, les processus de changement se sont accélérés. L’étude de ces populations qui était le monopole de l’ethnologie devient aussi l’affaire de la sociologie qui s’intéresse de plus en plus ces dernières décades, aux transformations que le

204 Balandier G., Sens et puissance, Paris, PUF, 1971, p.6.

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contact extérieur, par le biais surtout de la colonisation, a fait subir aux sociétés africaines noires»205.

3.3.1.2. Dynamiques du dedans et dynamiques externes : une rupture dans l’approche du social en Afrique S’inspirant beaucoup de l’anthropologie dynamique britannique, en particulier de celle de Max Gluckman206 et de l’analyse dialectique marxiste telle que redéfinie dans la sociologie de Georges Gurvitch207, Balandier innove dans la recherche africaniste. Une telle innovation qui va s’appuyer sur l’étude des transformations multiformes dans les sociétés africaines, sera, comme l’a souligné Olivier de Sardan, un lieu de «sensibilité problématique commune à une génération de chercheurs africanistes»208. Ce qui fait de la sociologie de Balandier un tournant décisif dans l’évolution des sciences sociales africaines.

Du point de vue méthodologique, cette sociologie marque, comme l’écrit Olivier de Sardan, ses «distances à l’égard des socio-logiques, c’est-à-dire des interprétations essentiellement formelles, et entend constituer sa rigueur scientifique sur le terrain des pratiques sociales et des situations révélatrices de la dynamique des structures»209. L’idée de sociétés africaines, dites traditionnelles, froides sans conflits, par essence fixistes, sera remplacée par l’idée d’espaces sociaux en Afrique où il sera question de logiques transformationnelles, révélatrices de dynamiques à la fois endogènes et exogènes. D’autant que dans le processus de domination coloniale, les sociétés africaines n’ont pas vu leurs systèmes traditionnels détruits. Au contraire, ces systèmes ont évolué tout en intégrant des éléments de modernité et «inversement, les secteurs modernes ont des logiques altérées par leurs liens avec l’extérieur»210. «Il en résulte des agencements

205 Diop C.A., «Sociologie africaine et méthodes de recherche» dans Présence Africaine. Revue Culturelle du monde noir, n° 48, 1963, pp.180-181. 206 Voir Edimbourg O., «Les difficultés, les accomplissements et les limitations de l'anthropologie sociale», dans Journal de l'institut, vol.1, 1944, pp.22-43. 207 Balandier G., Georges Gurvitch, sa vie, son œuvre, Paris, PUF, 1972. 208 Cette idée est largement développée par Olivier de Sardan J.P., Afrique plurielle, Afrique actuelle, Paris, Karthala, 1986. 209 Olivier de Sardan J.P., Afrique plurielle, Afrique actuelle, ouv. cité, p.233. 210 Hugon Ph., «Trente ans de pensée africaine sur le développement» dans Afrique contemporaine, article cité, p.216.

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spécifiques : des rapports sociaux et des pratiques révélatrices de transformations économiques et sociales»211.

En schématisant, on pourrait affirmer que la sociologie dynamique de Georges Balandier a essayé de saisir la tradition et la modernité comme deux versants d’une même réalité sociale, incluant des facteurs à la fois endogènes et exogènes. Balandier a démontré que les sociétés africaines ont été affectées par leur rapport avec les sociétés qui leur sont extérieures et, cela au niveau de leur structures politiques, sociales, culturelles autant qu’économiques. Voilà pourquoi Balandier s’est préoccupé de tenir compte à la fois des variables endogènes et exogènes. Une telle approche «vise plus clairement à l’unification de la statique et de la dynamique sociales dans un même système théorique […]. Elle montre que la statique c’est-à- dire la structure sur l’organisation comporte, comme composante de réalité même, les éléments nécessaires à la dynamique»212. Tout le sens d’une approche globale du développement chez Balandier semble épuiser ses fondements dans cette préoccupation méthodologique.

3 3.1.3. Le développement comme dynamique sociale globale L’analyse des transformations des structures sociales globales en Afrique s’est faite dans le cadre d’une approche sur les problèmes du développement213. Dans une perspective holiste et dynamique, Balandier aborde le développement en introduisant dans la nouvelle sociologie de l’africanité un champ de recherche axé sur les dynamiques sociales. Dans son ouvrage Sens et Puissance214, il soutient que pour établir une efficacité scientifique et être pertinente par rapport à son objet d’analyse, la sociologie du développement en Afrique devra fournir une série de réponses à quatre types d’exigences : - la recherche rigoureuse, dans une perspective sociologique, des caractéristiques structurelles des sociétés africaines ;

211 Ibidem. 212 Balandier G., Sens et puissance, ouv. cité, p. 26. 213 Voir Balandier G., Le Tiers-monde : Sous-développement et développement, Paris, PUF, 1956 ; Balandier G., «Déséquilibres socio-culturels et modernisation des pays en voie de développement», dans Cahiers internationaux de sociologie, 1956, n°20, pp.30-44 ; Balandier G., Les implications sociales du développement économiques : changements technologiques et industrialisation, Paris, PUF, 1962. 214 Balandier G., Sens et puissance, ouv. cité, p.27.

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- le repérage des dynamiques et des forces qui opèrent à l’intérieur même de ces structures et peuvent acquérir la capacité de provoquer leurs transformations ; - la mise en évidence des processus de modification des agencements sociaux et culturels existants ; - et enfin, la détermination des relations extérieures qui affectent le devenir des sociétés africaines, notamment les rapports de dépendance.

Cette dernière exigence, concernant la détermination qu’exercent les facteurs exogènes sur les stratégies initiées en Afrique, ou plus précisément l’influence du modèle de développement, tel qu’il est réalisé en Occident, commande toute la démarche théorique amorcée par Balandier dans sa sociologie du développement. Il reconnaît volontiers que la confrontation entre deux logiques de sens, celle des structures traditionnelles africaines et celle propre à l’économie capitaliste, a constitué un réel facteur d’inertie. Elle demeure l’une des causes explicatives des problèmes du développement dans les sociétés africaines. Elle a des conséquences multiples dont les plus immédiatement observables sont le recul rapide de l’économie de subsistance, la dégradation et la perte d’efficacité des réseaux traditionnels d’alliance et de parenté. C’est dans l’analyse des effets d’une telle confrontation qu’il faut situer toutes les difficultés de développement dans le contexte africain.

Dans son schéma théorique, Balandier récuse la perspective unitaire du développement héritée de la tradition occidentale. Il faut refuser, nous dit-il, l’idée «d’une généalogie de transformations sociales»215, en acceptant le postulat que toute société se fait une idée de son devenir à partir de ses croyances propres. Ainsi, il soutient l’hypothèse que les différents paliers en profondeur, dans ce vaste mouvement des transformations sociales que suppose le développement, ne réagissent ni dans le même sens ni au même rythme d’une société à une autre. C’est dire que l’analyse des problèmes du développement ne saurait faire fi de la spécificité des dynamiques propres, même si celles-ci peuvent être jugées négatives ou positives à l’entreprise de développement.

215 Balandier G., Sociologie des mutations, Paris Anthropos, 1970, p.26.

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Pour fonder cet argument, Balandier introduit dans son schéma d’analyse le concept de phénomène social total qu’il emprunte à Marcel Mauss. «L’examen des phénomènes sociaux totaux ainsi soumis aux forces nouvelles de changement permet d’accéder largement aux manifestations d’une dynamique sociale elle-même totale»216. Toute la problématique de Balandier a consisté donc à démontrer que la société humaine est un ensemble de «couches en profondeur» au sens où l’envisage Gurvitch217. Ces couches s’interpénètrent et forment un ensemble indissociable dont toute analyse sociologique doit tenir compte. Ce qui exige une vision totale des phénomènes sociaux dès lors que la modification d’un aspect de la société, dans cette relation systémique, concernerait l’ensemble du tissu social.

Le principe d’une approche du développement, comme dynamique sociale elle- même totale, procède dès lors de façon inclusive et systématique, selon Balandier, du souci de définir le développement comme un processus complexe où interfèrent plusieurs variables. Il s’agit de partir de la notion de société globale pour saisir tout phénomène, y compris le phénomène du développement qui doit être évalué, étudié par rapport à l’ensemble du contexte social. De ce fait, le développement est abordé comme un phénomène global qui concerne les multiples aspects à la fois économique, culturel, religieux, politique, moral, métaphysique, spirituel qui chevauchent dans tout processus de développement.

3.3.2. L’anthropologie économique marxiste À partir des années 1960, une génération de chercheurs se réclamant de la pensée de Marx a entrepris des travaux axés sur l’élucidation, sous une perspective anthropologique, des faits économiques. L’originalité de ces chercheurs marxistes se situe, comme l’ont écrit Guichaoua et Goussault, dans leur réticence à :

216 Balandier G., «Phénomènes sociaux totaux et dynamique sociale» dans Cahiers internationaux de sociologie. Volume XXX, janvier-juin 1961, p.114. 217 Voir Gurvitch G., La vocation actuelle de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 3ème édition, 1963. L’auteur y distingue «trois genres de types sociaux» : le plan macrosociologique des sociétés globales, qui comprend les ensembles sociaux, le plan des groupements partiels qui entrent dans la composition des sociétés globales comme la famille, les associations, les classes sociales et enfin le plan microsociologique des différents modes de liaisons sociales que Gurvitch appelle aussi les formes de sociabilité, c’est-à-dire les divers types de rapports sociaux qui existent entre les membres d’une communauté, d’une collectivité et les différentes manières dont ces membres sont liés au tout social et par le tout social. Ces trois genres de types sociaux sont caractérisés chacun par des paliers en profondeur dont l’analyse sociologique devra tenir compte.

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«Dissocier les problèmes économiques des contextes de forces sociales dans lesquels ils se posaient. On ne trouve pas chez eux de distinction entre croissance et développement ou entre économie et humanisme. Le social et l’économique ne sont pas dissociés ; les sociétés, selon la conceptualisation de référence, sont des «formations économiques et sociales» ; les inégalités économiques et sociales sont des contradictions de classes»218.

La naissance de ce domaine de recherche, dans le cadre du marxisme, a subi deux influences : celle de la sociologie dynamique de Balandier que nous venons d’examiner et celle de Polanyi.

3.3.2.1. Les sources de l’anthropologie économique marxiste L’influence de Balandier est située dans son approche dynamique des sociétés africaines qui a fini par convaincre sur l’idée que «toutes les sociétés ont leurs poussées de fièvre et leurs époques de refroidissement. Elles connaissent toutes la crise, le désordre, le conflit : elles élaborent toutes les dispositifs et les stratégies qui leur permettent de vivre avec leurs contradictions»219. Ce qui suppose que les sociétés non occidentales connaissent aussi des formes d’historicité propres. En fait, l’introduction de l’analyse dialectique par Balandier qui s’est beaucoup appuyé sur la sociologie de Gurvitch a été d’une d’influence considérable sur l’école marxiste.

L’influence de l’école substantiviste américaine de Karl Polanyi a contribué à remettre en question la conception néoclassique courante à travers laquelle l’économie se définit sans articulation aucune avec la dimension sociologique. Polanyi propose, à l’opposé, la conception substantiviste où le concept économique est réévalué, réexaminé et saisi dans sa conception sociologique, c’est-à-dire comme un phénomène encastré dans le social220.

La démarche de Karl Polanyi se situe particulièrement dans la mise en évidence des faiblesses de l’analyse de l’économie classique à rendre réellement compte de

218 Guichaoua A., Goussault Y., Sciences sociales et développement, Paris, Armand Colin, 1993, p.29. 219 Rey Ph., «Anthropologie dynamique et critique de 1960 à aujourd’hui» dans Afrique plurielle et Afrique actuelle, ouv. cité, p.110. 220 Voir Polanyi K., La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

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la totalité du fait économique dans les sociétés non occidentales où l’on peut dissocier l’économique du social. Polanyi remet en cause les instruments et catégories conceptuels fondamentaux de la théorie économique classique dont il estime qu’ils se sont avérés inopérants quand ils ont été appliqués à des formes d’organisation sociale différentes de celle du système capitaliste qui les a vus naître. Un tel postulat se déduit du constat que s’il n’existe dans les sociétés capitalistes que des institutions à finalité économique, dans les sociétés non occidentales par contre l’économie est encastrée dans des institutions dont la finalité est plutôt religieuse, politique, culturelle et sociale qu’économique.

Polanyi reconnaît par conséquent que la définition formelle de l’économie dans la théorie classique ne peut s’appliquer qu’à un système capitaliste où le système d’échange est subordonné à un calcul rationnel des acteurs. Il faut appliquer aux sociétés non occidentales une définition substantive de l’économie. Il redessine ainsi dans sa démarche «la frontière cernant le monde capitaliste à l’intérieur de laquelle un dispositif économique situé hors du social serait régi par les règles spécifiques de la recherche de l’intérêt maximal»221 des sociétés non occidentales où l’économique est encastré dans le social. La conclusion à laquelle aboutit son argumentation a consisté à édifier, de manière systématique, sur la place changeante de l’économie dans les sociétés et dans l’histoire. C’est ainsi que l’économique dans les sociétés dites primitives désigne l’interaction entre l’homme et son environnement naturel, social, culturel, interaction qui se traduit par un rapport d’objectivation multiforme que l’homme entretient avec cet environnement naturel pour satisfaire ses besoins. Ce qui révèle la dimension globale et intégrale de l’économique où les phénomènes d’ordre économique, pour reprendre la terminologie de Polanyi, sont immergés dans les relations sociales.

Cette approche traduit une conception de l’économie et du développement où les dynamiques sociales doivent être considérées comme des processus interactifs. Une telle approche signifie qu’au cœur des transformations sociales interfèrent dans une dynamique systémique des variables socioculturelles, économiques,

221 Bazin L., Selim M., «Quelques occurrences économiques en anthropologie» dans Revue socio- anthropologie, n° 7, 2000, p.9.

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religieuses, politiques. Ainsi, l’économique déborde la dimension strictement matérialiste et se trouve immergé dans les relations sociales globales. Selon Polanyi, c’est l’échange comme phénomène social majeur qui édifie sur la différence entre l’économie traditionnelle et l’économie de marché. Si dans l’économie de marché, l’échange obéit à une certaine rationalité dite marchande, par contre dans l’économie des sociétés traditionnelles prédominent deux «formes de circulation, indissociables du statut des parties, la réciprocité entre pairs et la redistribution entre le pouvoir central et ses sujets»222.

C’est ainsi que l’économie dans ces sociétés n’est pas soumise aux projets individuels mais à un projet politique unifié. L’économique se manifeste ici à l’intérieur des formations sociales où les formes organiques de solidarité sont encore fortes, avec des liens familiaux larges et solides et des réseaux efficaces de protection sociale rapprochée. C’est dire que dans ces systèmes sociaux des canaux variés et subtils assurent la redistribution. «L’économie, de ce fait, lui semble intégrée dans le tissu social, et non pas, comme dans la société de marché, surgir de celle-ci pour occuper un domaine qui lui serait propre et soumis à ses lois propres»223.

En résumé, l’approche de Polanyi repose sur la conception selon laquelle l’économie dans les sociétés traditionnelles n’est pas une sphère autonome. L’économie est pensée à travers une relation systémique où elle préfigure comme élément d’un ensemble à l’intérieur duquel elle entre en relation dialectique avec d’autres variables. C’est de cette relation systémique entre l’économique et les autres types de variables sur laquelle s’appuie l’analyse économique de Polanyi pour mettre en évidence l’ossature du modèle social dans ces sociétés traditionnelles, que va s’inspirer l’anthropologique marxiste.

3.3.2.2. Les fondements théoriques de l’anthropologie marxiste L’anthropologie économique marxiste, en s’inspirant de ces deux sources, prolonge la problématique des modes de production dans l’étude des sociétés à infrastructure primitive précapitaliste, appliquant ainsi la méthode du matérialisme

222 Meillassoux Cl., Femmes greniers et capitaux, Paris, Maspero, 1975, p.73. 223 Idem, p.59.

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historique à ces sociétés. Plus concrètement, deux orientations principales se dégagent de cette anthropologie économique marxiste. La première vise l'analyse des formes économiques antérieures à la colonisation et leur réinsertion dans une théorie générale marxiste (identification des modes de production ; réévaluation et extension des hypothèses du matérialisme historique). La seconde, qui accompagne l'élaboration théorique de la notion de sous-développement comme l'effet de l'«impérialisme» colonial, entreprend l'examen approfondi de l'exploitation par le capitalisme des systèmes de production traditionnels.

3.3.2.3. Débat autour du concept de modes de production en Afrique Avant que les questions du développement en Afrique ne soient une préoccupation centrale dans la recherche marxiste africaniste, les travaux des chercheurs marxistes étaient plutôt polarisés autour de la question des modes de production dans l’étude des sociétés africaines. L’anthropologie marxiste africaniste était donc occupée, dans un premier temps, à combler le vide sur les questions relatives à l’analyse des modes de production dans le contexte spécifique de l’Afrique. La problématique dominante s’inscrivait dans une tentative de redéfinition, sous l’influence de Gramsci224 et d’Althusser225, des postulats positivistes de l’analyse marxiste de l’évaluation des modes de production.

L’apport de Gramsci dans le marxisme se situe dans le rejet du modèle d’analyse positiviste du matérialisme historique où l’infrastructure économique déterminerait, de manière mécanique, la superstructure idéologique qui n’en serait que le reflet. Gramsci adopte une démarche où il soutient l’influence et la détermination mutuelle entre ces deux instances. Même s’il accepte l’argument d’une détermination de l’infrastructure sur la superstructure, celle-ci ne serait, pour utiliser l’expression althussérienne, qu’une «détermination en dernière instance»226. Une telle nuance, introduite dans le schéma d’analyse marxiste, constitue une nette

224 Pour une ample information sur cette influence de Gramsci dans la pensée marxiste, relative sa tentative de relativiser le déterminisme mécanique de l’infrastructure sur la superstructure idéologique, voir Gramsci A., Textes essentiels, Paris, Éditions sociales, 1983. 225 Voir. Althusser L., Lire le capital, Paris, Maspero, 1965 ; Althusser L., Pour Marx, Paris, Maspero, 1965. 226 Idem.

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rupture avec l’orthodoxie stalinienne, inaugurant une nouvelle approche qui valide l’hypothèse des modes de production dans les sociétés précapitalistes.

Mais, l’étude des formations sociales dans ces sociétés précapitalistes est effectuée en termes plutôt synchroniques que diachroniques. Elle s’attaque, ce qui explique sa prépondérance dans le champ de l’africanisme, à la nature des modes de production précapitalistes plus qu’à leur articulation avec le mode de production capitaliste. C’est ainsi que le courant néo-marxiste français, avec des chercheurs comme Cl. Meillassoux227, M. Godelier, Ph. Rey228, E. Retray229, s’est constituée avec une profusion de travaux africanistes qui ont fini par structurer le champ de la science alternative marxiste africaniste autour de ce même principe d’analyse.

Désormais, le paradigme du matérialisme historique, à l’instar de l’utilisation que Marx en a faite dans l’étude des sociétés asiatiques, va être instrumentalisé, opérationnalisé dans le contexte des sociétés africaines. Une telle application s’est appuyée sur le postulat de l’approche de l’économie comme totalité globale. L’économique, dans le contexte africain, n’est plus appréhendé comme une instance totalement distincte de la sphère des rapports sociaux et des systèmes de représentations ; il est plutôt scellé dans des manifestations plus globales. Seulement, chaque chercheur a eu à identifier, en fonction de son champ de recherche et de ses préoccupations scientifiques, un phénomène déterminé et sur lequel il mettra davantage l’accent pour en faire une variable de base, c’est-à-dire l’instance déterminante du mode de production de l’organisation de la société étudiée. Philippe Rey nous édifie sur les différentes approches privilégiées par ces anthropologues marxistes.

Il y d’abord l’approche de E. Terray qui, en s’inspirant de l’ouvrage de Meillassoux230 sur les Gouro de la Côte d’Ivoire, en tire comme enseignement que l’analyse des modes de production devrait être orientée vers les activités de

227 On peut rappeler ici, à l’occasion, la remarquable contribution de Meillassoux sur le débat relatif à la problématique du mode de production asiatique au sein du marxisme. Il s’agit précisément de son article : Meillassoux Cl., «Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’autosubsistance», dans Cahiers d’études africaines, vol. 1-4, 1960, pp.38-67. 228 Rey Ph., Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme, Paris, Maspero, 1971. 229 Terray E., Le marxisme devant les sociétés «primitives», Paris, Maspero, 1969. 230 Voir Meillassoux Cl., Anthropologie économique des Gouro de Côte-d’Ivoire, Paris, Mouton, 1964.

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transformations immédiates de la nature231. Il s’agit donc, selon lui, de mettre davantage l’accent sur les rapports d’objectivation que les sociétés africaines entretiennent avec leur environnement immédiat. C’est ainsi que Terray a pu distinguer chez les Gouro un mode de production lignager centré sur l’agriculture et chez les Dida, par contre, l’existence d’un mode de production tribal villageois centré sur la chasse et son prolongement guerrier.

Ensuite, la seconde approche à laquelle se réfère Philippe Rey est relative aux modes de production à partir des mécanismes de circulation des femmes entre lignages soit par l’esclavage, soit par le mariage. Car ce mécanisme «étant constitutif des unités de production, procéderait historiquement et logiquement le procès de production immédiat»232.

Enfin, il y a l’approche de Godelier233 qui reprenait à son compte la problématique althussérienne de la détermination en dernière instance de l’économique sur la superstructure idéologique. C’est à la lumière de la nuance de Althusser234, relative à la détermination spécifique de l’infrastructure ou la base économique constituée par l’unité des forces productives et ses rapports de production sur la superstructure idéologique que Godelier a pu théoriser, à travers une vision plus nuancée, l’idée d’un mode de production lignager où les rapports sociaux seraient dominés par les relations de parenté.

C’est dans une telle perspective que s’inscrivent aussi les travaux de Claude Meillassoux. Pour lui, c’est la parenté qui est identifiée comme le phénomène social où se structurent les rapports sociaux et qui doit être saisi dès lors comme le lieu où il faut situer l’analyse des modes de production dans les sociétés d’Afrique. Dans les travaux de Meillassoux, la parenté est analysée comme infrastructure et superstructure. L’importance que Meillassoux a accordée à la parenté dans sa grille

231 Terray E., Le marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1969. 232 Cité par Poncelet M., Une Utopie post-tiers-mondiste, ouv. cité, p.145. 233 Voir Godelier M., «La notion de mode de production asiatique», dans Les temps modernes, Paris, Mai, 1965. 234 Althusser exprime cette nuance sur l’interaction de la superstructure idéologique sur l’infrastructure : «Il y a une autonomie relative de la superstructure par rapport à la base (l’infrastructure) ; il y a une action en retour de la superstructure sur la base», Althusser L., Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p.75.

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d’approche sur les modes de production dans le contexte des sociétés africaines segmentaires tient au fait qu’elle recouvre un principe d’organisation qui tend à réguler le fonctionnement global de la société.

Dans Femmes, greniers et capitaux235, il met en relief la place que la parenté occupe dans l’organisation de base de la société Gouro. Les prétentions marxistes à traiter la parenté à la fois comme une infrastructure et une superstructure par un chercheur comme Godelier, ou comme une communauté de reproduction domestique, à la fois démographique, économique et sociale par Meillassoux, ont pu redonner un sens dynamique à ce qui paraît parfois comme un jeu stratégique.

En procédant ainsi, Meillassoux a démontré que «l’idéologie, la parenté, le politique ne sont ni plus, ni moins déterminants que le reste car ils sont des formes transformées de l’économie au sein de la totalité sociale»236. C’est le concept de parenté qui servira de principe d’explication à Meillassoux pour rendre compte de l’unité fondamentale des communautés. Celle-ci est polarisée autour de l’aîné vers qui «montent les produits du travail et qui les répartit pour la consommation, selon un principe prestataire redistributif liant les partenaires de statut différent aîné/cadet ; il n’y a pas en son sein une comptabilisation individuelle du travail et des droits à son produit»237.

L’anthropologie économique marxiste, en appliquant le schéma d’analyse du matérialisme historique aux sociétés africaines, a essayé d’y dévoiler l’existence de mécanismes d’exploitation. C’est ainsi que dans le groupe lignager, on peut constater une opposition entre les chefs de lignage dont le rôle est de contrôler les liens de prestige ainsi que les femmes et les cadets. Il y a, nous montre Meillassoux, une égalité entre les aînés et une soumission des cadets envers les aînés.

235 Meillassoux Cl., Femmes, greniers et capitaux, Paris, Maspero, 1975. 236 Amselle J.L., «Au delà de l’anthropologie marxiste», dans Afrique plurielle, Afrique actuelle, ouv. cité, p.55. 237 Meillassoux Cl., «Une anthropologie d’inspiration marxiste» dans Anthropologie économique. Courants et problèmes, Paris, Éditions Maspero, 1976, p.39.

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3.3.2.4. Les problèmes du développement en Afrique selon l’analyse de l’anthropologie marxiste Dans l’explication des problèmes du développement auxquels les sociétés africaines sont confrontées, l’anthropologie économique marxiste essaie de montrer comment ces éléments d’analyse ont été reproduits à l’époque coloniale en servant de cadre idéologique sur lequel s’est appuyée une organisation des sociétés africaines, soumises au projet de domination impérialiste. C’est cette soumission à la domination coloniale, et ses effets négatifs, qui vont expliquer l’absence du développement dans le contexte africain. En effet, l’approche marxiste a essayé de prouver que les sociétés africaines étaient soumises, durant tout le processus de domination coloniale, à une situation ambivalente, marquée par deux processus réellement antagoniques : une dynamique de destruction de leurs fondements sociologiques traditionnels et une tentative de préservation de leurs valeurs et modèles d’organisation.

Le sous-développement découlerait donc de ce conflit dont les sociétés africaines ont été victimes, sous l’effet de la domination coloniale. Les tentatives d’intégration des sociétés africaines au capitalisme mondial constituent, aux yeux des anthropologies marxistes, l’une des causes explicatives de leurs difficultés. L’agression coloniale a brisé l’unité fondamentale du mode de production lignager et domestique sur lequel reposait l’organisation des sociétés africaines. Elle a déstructuré les sociétés africaines, perturbé leur fonctionnement interne au point que celles-ci ont perdu les bases objectives de leur développement réel. Ce qui montre que le processus colonial a marqué dans les sociétés africaines une rupture inédite, brutale dont les conséquences néfastes ont affecté négativement l’évolution du continent, bloquant ainsi ses capacités de développement.

«De façon décisive l’économie marchande le mine, le dénature et le condamne à terme par les éléments d’incompatibilité qu’elle met en œuvre et au premier chef par le salariat. Il y a tendance à la dissolution de la société d’autosubsistance au contact avec le capitalisme »238.

238 Jacquemont P., Économie et sociologie du Tiers-monde. Un guide bibliographique et documentaire, Paris, Éditions L’Harmattan, 1981, p.108.

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Une double dialectique commande le processus complexe de préservation et de destruction du mode de production domestique, sous l’effet du processus de domination coloniale. Certes, l’influence extérieure n’a pas totalement détruit les liens sociaux du système domestique mais elle en a déterminé le fonctionnement, en le commandant et en contrôlant sa production comme mode d’organisation sociale de production de valeurs au bénéfice de l’impérialisme et de sa logique purement marchande. Les recherches effectuées dans le cadre de cette anthropologie marxiste se sont centrées sur la mise en relief de formes d’altérité économique.

Au total, la principale difficulté empirique rencontrée dans l’application marxiste à l’étude des sociétés africaines en voie de développement est finalement d’arriver à ce qui, à travers le jeu des relations sociales en Afrique, impose en dernier ressort sa rationalité au système économique et lui fournit en même temps les bases d’un développement en rupture avec les rationalités endogènes. C’est dire que les débats idéologiques et politiques qui ont traversé le marxisme dans le contexte africain n’ont pas empêché l’émergence de travaux de portée scientifique. Même si ces travaux étaient, avant tout, destinés à rendre opératoires les concepts du matérialisme marxiste dans l’analyse des structures sociales africaines, ils ont fini par aborder la question des dynamiques sociales et, subséquemment, ils ont proposé une explication des causes du sous-développement en Afrique à partir des processus d’accumulation du système impérialiste au détriment des sociétés colonisées. Ce sont ces processus d’accumulation et d’exploitation qui sont au centre de l’analyse du courant dépendantiste fortement influencé par la théorie marxiste.

3.3.3. La théorie dépendantiste 3.3.3.1. Le cadre théorique du courant dépendantiste : les sources latino- américaines du courant de la dépendance Sous l’influence du marxisme, et en réaction aux théories développementalistes qu’elle prétendait dépasser, la pensée radicale tiers-mondiste a fini par constituer une théorie sous l’appellation de dépendantisme. L’école dépendantiste s’est

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constituée, avec quelques variantes239, autour d’une grille d’analyse qui remet radicalement en cause les fondements même du paradigme de la modernisation. Elle situe les causes de la crise du développement dans les pays du Tiers-monde dans la nature inégalitaire du système économique mondial.

Les grandes figures de ce courant, influencées par la pensée keynésienne, sont des chercheurs latino-américains qui travaillaient à la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) des Nations Unies. Les plus influents sont Raul Prebish240, Celso Futardo241, André Gunder Frank242 et Laclau Ernesto243. Ils se sont largement inspirés de la théorie de Lénine244, et de celle de Rosa Luxembourg245 sur l’impérialisme. En effet, aussi bien pour Lénine que pour Rosa Luxembourg, le sous-développement des pays du Tiers-monde est la conséquence de leur exploitation par les nations capitalistes développées. La théorie dépendantiste réactualise ces thèses marxistes en s’appuyant sur les fondements de la constitution d’une économie mondiale capitaliste tributaire d’une logique inégalitaire entretenue par les pays du centre de l’économie mondiale avec les pays périphériques.

L’école de la dépendance n’est pas homogène et réunit différentes approches : il y a deux théories de la dépendance, comme l’a montré Guy Hermet246. La première est d’inspiration historique, elle s’appuie sur une interprétation des relations fonctionnellement inégalitaires entretenues par les pays du centre avec ceux de leur périphérie. La seconde d’orientation marxiste reproduit les thèses de Lénine sur l’impérialisme.

239 Le courant dépendantiste est pluridisciplinaire et renvoie à des approches assez hétérogènes. À défaut d’examiner les différentes orientations au sein de ce courant, nous nous limitons à l’analyse de ce qui constitue un cadre d’hypothèses commun aux travaux relatifs à ce courant dépendantiste. L’approche de Samir Amin va faire l’objet d’une analyse approfondie. 240 Voir Prebish R., Le développement économique de l’Amérique Latine et ses principaux problèmes, New York, Nations Unies, 1950. 241 Futardo C., Théorie du développement économique, Paris, PUF, 1950. 242 Voir Gunder Frank A., Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Paris, Maspero, 1968. 243 Voir Prebish R., Le développement économique de l’Amérique Latine et ses principaux problèmes, New York, Nations -Unies, 1950. 244 Lénine V., L’impérialisme ; stade suprême du capitalisme, Œuvres Tome 25, Paris, Les Éditions sociales, 1976. 245 Luxembourg R., L’accumulation du capital, Paris, Maspero, 1967. 246 Voir Hermet G., Culture et développement, ouv. cité, p.63.

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La première est représentée par André Gunder Frank qui fonde sa démonstration sur le refus de ce qu’il appelle le «mythe du féodalisme»247. Hermet résume en ces termes le point de vue de Gunder Frank :

«Les sociétés de l’Amérique latine ne sont pas des communautés traditionnelles attardées mises brutalement au contact des sociétés industrielles. Ce sont des sociétés façonnées de longue date dans la perspective de leur subordination économique et politique aux besoins et aux intérêts aujourd’hui capitalistes des pays riches. Autrement dit, les inégalités internes criantes et les structures hiérarchiques rigides pseudo-féodales qui les caractérisent ne constituent que le reflet ou, plutôt, le corollaire

nécessaire au maintien de leur situation de dépendance»248.

En s’inspirant de l’œuvre de Paul A Baran249, Gunder Frank a développé la thèse du sous-développement en s’appuyant sur trois hypothèses centrales : - l’Amérique latine et les autres pays du Sud sont dans la dynamique de l’économie capitaliste où ils occupent une place périphérique ; - cette incorporation a immédiatement transformé ces pays en économies capitalistes ; - cette intégration des économies du Sud dans l’économie mondiale s’est faite à travers une relation métropole-satellite dans laquelle le profit généré à la périphérie est confisqué par le centre.

La seconde orientation incarnée par Ernesto Laclau est un courant néo-marxiste. Il part du postulat que le capitalisme international, en dépit de son appellation, s’appuie sur plusieurs modes de production. Le premier de nature réellement

247 Voir Gunder Frank A., «The myth of feudalism» dans Capitalism and under-development in Latin America, New York, Monthly Review Press, 1967, pp.221-242. 248 Hermet G., Culture et développement, ouv. cité, p. 39. 249 Baran P.A., The political economy of growth, New York, Monthly Review Press, 1957. Dans son ouvrage, il développe la thèse selon laquelle le développement économique des pays sous- développés est incompatible avec les intérêts des pays impérialistes. Ces derniers vont tout faire pour empêcher le développement des pays du Sud en formant une alliance avec les élites domestiques afin qu’elles bloquent tout processus de transformation. Ce qui fait que les pays développés pourront continuer à exploiter les ressources des pays sous-développés et maintenir les modes traditionnels d’extraction du surplus.

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capitaliste est le modèle dominant, ce qui lui confère sa liberté de mouvement sur les autres qui lui sont subalternes. La diversité de ces modes de production, aux yeux de Laclau, se révèle indispensable au système capitaliste. Car, c’est «cette disparité entre son centre et sa périphérie qui autorise son noyau dominant à extraire au moindre coût dans les pays dominés les ressources primaires qui lui font défaut»250. Laclau considère, à l’image de la plupart des théoriciens de l’école de la dépendance, que le sous-développement est le résultat logique d’un processus historique pluriséculaire d’exploitation du Sud par le Nord ou encore de la périphérie par le centre dans le cadre du développement d’un système capitaliste mondial.

L’école dépendantiste s’est organisée autour de l’idée fondatrice d’asymétries structurelles des rapports économiques entre les différentes parties de la planète. Cette école de pensée se fonde sur le postulat selon lequel le sous-développement du Sud est symétrique au développement du centre. Le sous-développement n’est donc pas un retard à combler, mais bien le résultat de l’évolution historique d’un système économique structurellement inégalitaire imposé par les pays industrialisés. Il s'agit d'un phénomène structurel complexe, produit de l'influence négative (et qui semble irréversible) exercée par les centres industriels du capitalisme sur les régions périphériques. Dès lors, développement et sous-développement forment un couple dialectique qui résulte d’un même processus global inhérent au système économique mondial. Ce système économique, par nature inégalitaire, accentue les disparités entre les deux pôles : une accumulation au centre et une paupérisation à la périphérie.

Toute la construction théorique qui structure l’approche de ce courant de pensée «attribue le sous-développement, non pas à un retard de type rostowien, mais à une structuration défectueuse des échanges avec les pays développés»251. Il existe donc bien, selon les théoriciens de ce paradigme, une tendance naturelle à l’inégalité des taux de développement entre le centre et la périphérie. Cette tendance implique une accentuation des disparités entre les deux pôles, à la fois en termes de taux de pénétration et de diffusion du progrès technique et en termes de diversification horizontale, de complémentarité entre secteurs et d’intégration

250 Hermet G., Culture et développement, ouv. cité, p.39. 251 Guichaoua A., Goussault Y., Sciences sociales et développement, ouv. cité, p.29.

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verticale de la production. Elle entraîne également un écart croissant du niveau du revenu moyen entre le centre et la périphérie. Le développement et le sous- développement sont ainsi considérés comme des processus reliés entre eux qui se déroulent au sein d’un même système éco-dynamique.

La théorie de la dépendance récuse l’idée selon laquelle le sous-développement dans les pays du Sud serait lié à la propension de ces sociétés à rester ancrées à leurs traditions. Leur situation économique est le résultat de la coexistence entre des mécanismes d’accumulation au centre et d’appauvrissement à la périphérie. Au-delà des pluralités de perspectives théoriques, ce courant se résume à l’idée que le paradigme centre-périphérie comme modèle dominant de l’économie mondiale est à l’origine d’une chaîne d’effets dans les économies du Tiers-monde, affectant même en quelque sorte les domaines politiques et sociaux.

Samir Amin représente, dans le contexte africaniste, ce courant théorique. Il vulgarise la thèse dépendantiste et adapte le cadre analytique des économistes et sociologues de la Commission économique et politique pour l’Amérique Latine (CEPAL) au contexte de l’Afrique, en le combinant avec la perspective de l’anthropologie économique marxiste : «théorie de l’articulation des modes de production et théorie de la dépendance se rejoignent ainsi chez lui pour rendre compte des stagnations africaines»252. L’argument prédominant dans son analyse a consisté à récuser la thèse du cercle vicieux de la pauvreté. Il soutient que la pauvreté des sociétés africaines est la conséquence d’un système d’exploitation et de domination capitaliste. Quatre concepts déterminent et structurent sa pensée : accumulation, centre, périphérie et déconnexion. L’œuvre de Samir Amin peut être étudiée à travers ces concepts qui constituent en même temps de véritables principes d’explication de l’articulation des modes de production et de celle de la dépendance.

252 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement, ouv. cité, p.33.

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3.3.3.2. La théorie de l’accumulation Dans sa démarche, Samir Amin lie, de manière dialectique, les dynamiques du sous-développement propres aux pays africains et celles du développement dans la sphère de ce qu’il appelle les États du centre.

«La théorie du sous-développement et du développement ne peut être que celle de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale […]. Notre perspective conduit à chercher dans la direction suivante : celle de l’analyse du processus unique qui est à la fois processus du développement, ou mieux «du développement du sous-développement» (selon l’expression de Frank) à la périphérie»253.

Ce processus d’accumulation, à l’échelle planétaire, a gouverné toute l’histoire de l’impérialisme, ou mieux l’impérialisme s’est développé sous ce mécanisme propre à une accumulation au centre et un blocage à la périphérie, produisant ainsi, comme conséquence, un écart croissant entre le développement des pays du Nord et celui des pays du Tiers-monde. Pour Amin, la périphérie est victime d’un système inégal, d’un mode de production capitaliste où la croissance économique est désarticulée, extravertie et hétérocentrée tandis qu’au centre la croissance est bien intégrée dans une structure digérée et globalement cohérente.

Dans sa démarche, Samir Amin a procédé à une relecture critique de l’histoire de ce processus d’accumulation à partir de la thèse dépendantiste : celle de la dialectique centre-périphérie. Il a fini par identifier, à travers ce processus, trois grandes phases : la phase mercantiliste (1500-1770) ; la phase industrielle pré- monopoliste (1770-1870) et enfin la phase proprement impérialiste qui débute à partir de 1870. À chacune de ces phases correspondent des fonctions spécifiques assignées aux nations périphériques, selon un processus d’accumulation favorable au centre.

Dans la période mercantiliste, le rôle des nations périphériques (l’Amérique avec ses terres fertiles et surtout l’Afrique pour la fourniture d’esclaves) est de permettre «l’amoncellement du capital argent» dans la bourgeoisie commerçante européenne qui a longtemps existé en marge de la société féodale. On a assisté, durant cette

253 Amin S., L’accumulation à l’échelle mondiale, Dakar IFAN -Paris Anthropos, 1970, p.30.

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phase mercantiliste (1500-1770), au développement de la navigation, du commerce triangulaire, du drainage des métaux précieux à l’essor des comptoirs et des grandes plantations. Pendant cette période de presque trois siècles d’incubation, «l’Afrique noire jouera un rôle non moins important : celui de la périphérie de la périphérie»254.

Durant la phase industrielle, qui va de 1770 à 1870, le centre de gravité du capitalisme en Europe s’est déplacé du commerce vers l’activité industrielle. Dans cette période, la fonction assignée à la périphérie est double : d’une part, elle devait fournir des denrées alimentaires pour la force du travail industriel du centre et d’autre part, elle devait aussi fournir de matières premières pour abaisser la valeur du capital constant dans les industries nouvelles du centre. Cette extension du commerce et la colonisation ont constitué, pour le système capitaliste, un moyen de développer davantage le centre au détriment de la périphérie.

Dans la phase impérialiste qui coïncide avec la révolution industrielle du 19ème siècle, le levier qui va commander l’accumulation au centre et la paupérisation à la périphérie, sera l’exportation du capital financier et industriel. Dans cette phase, le niveau de développement des pays du Nord est tel que les mécanismes d’exploitation dans les pays du Sud, en particulier dans les pays africains, sont plus efficients.

L’on peut s’en rendre compte, le partage à l’échelle planétaire d’un centre où se déroule un processus d’accumulation synonyme de développement au sens capitaliste, et une périphérie en situation de régression économique, c’est-à-dire en sous-développement, remonte aux origines de la formation du capitalisme. Ces différentes phases, qui sont toutes des processus d’accumulation favorable au centre, sont aussi synonymes de dynamiques d’appauvrissement dans la périphérie. Ce qui veut dire que dans l’approche de Samir Amin, l’histoire du sous- développement est réductible aux différentes formes d’ajustement connues à la périphérie face aux évolutions et mutations produites dans le centre. Seulement, le

254 Amin S., Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capital périphérique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p.280.

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sens et l’ampleur de cette césure entre le centre et la périphérie ont revêtu des contenus différents dans l’évolution du mode de production capitaliste.

En analysant le développement et le sous-développement dans le contexte africain, comme les effets simultanés et dialectiquement liés d’une même cause, celle de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, le courant dépendantiste africaniste a essayé de démontrer que la situation des sociétés d’Afrique est structurellement tributaire d’une logique d’ajustement de ces sociétés. Cette évolution des relations entre le centre et la périphérie est consécutive aux mutations qui se sont opérées dans le contexte économique et social dans les pays d’Europe. C’est ce que soutient ici avec force Samir Amin :

«S’il faut regarder en avant et non en arrière, c’est-à-dire il faut voir les changements en cours dans la division internationale du travail et analyser leur signification, c’est bien parce que l’histoire du sous-développement est celle de cet ajustement de la périphérie aux mutations et évolutions du centre»255.

Finalement, la lecture offerte par la théorie de la dépendance est celle d’un centre qui se développe par une dynamique d’accumulation et une ou des périphéries en situation de stagnation. Cette stagnation de la périphérie est fondamentalement liée dans l’approche de ce courant de pensée à la réalité du système capitaliste mondial et à sa dynamique polarisante et exportatrice, une dynamique du reste porteuse de distorsions et de blocages pour le décollage économique des sociétés périphériques. Une telle lecture a finalement débouché sur deux apports théoriques importants dans la problématique du développement : d’une part, elle a permis de faire une relecture de l’évolution économique du monde au regard de ce processus d’accumulation au centre et d’autre part, elle a redimensionné l’analyse du sous-développement à partir de paramètres économiques plus objectifs, plus conformes à la réalité des faits et des situations concrètement vécues à l’échelle planétaire.

255 Amin S., L’accumulation à l’échelle mondiale, ouv. cité, p.34.

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3.3.3.3. La déconnexion L’approche de Samir, et plus globalement les principaux axes dominants des thèses de son cadre d’analyse, se fondent sur l’engagement politique et économique des nations de la périphérie à rompre avec le centre. Samir Amin développe toute son argumentation autour du concept de déconnexion qui lui a servi de principe d’analyse. Mais, que renferme cette notion dans la théorie de Samir Amin? Ce concept stratégique, formulé en complément de celui du développement autocentré national et populaire, traduit l’idée d’une rupture des économies du Tiers- monde avec celle du centre. La déconnexion s’impose aux nations du Tiers-monde comme condition pour sortir du cycle infernal des réajustements drastiques et sans issue, constamment provoqués par une crise structurelle de leurs économies. Selon Samir Amin, «la nécessité de la déconnexion est le produit politique logique du caractère inégal du développement du capitalisme»256. C’est pour cette raison que l’optique alternative d’une stratégie de développement, autre que celle imposée par l’Occident, s’impose aux yeux de Samir Amin.

Cependant, il faut préciser que dans la perspective de Samir Amin, la déconnexion n’est pas synonyme de développement autocentré ; elle n’en est que la condition au regard de l’héritage capitaliste reçu par des nations périphériques. La déconnexion suppose, selon une terminologie propre à Samir Amin, à côté d’une «loi de la valeur mondialisée», l’adoption d’une «loi de la valeur de portée nationale». La déconnexion n’est pas donc synonyme d’autarcie, elle est seulement possibilité pour les nations africaines et celles du Tiers-monde à pouvoir définir, en toute autonomie, des critères de rationalité de leurs propres choix économiques. Elle s’oppose à l’ajustement qui n’est qu’une simple stratégie consistant, en quelque sorte, à insérer les économies du Sud dans le système économique mondial.

Partant du constat historique que la périphérie ne s’est pas développée mais s’est contentée de jouer des rôles subalternes dans une économie progressivement mondialisée, la seule solution s’offrant aux nations périphériques est la déconnexion. C’est une stratégie à la fois économique et politique car il s’agit d’un refus, pour les pays périphériques, de se soumettre aux exigences de la rationalité

256 Amin S., La déconnexion. Pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1985, p.5.

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du système capitaliste mondial. La déconnexion implique donc un engagement politique idéologique, anti-impérialiste et s’inscrit en toute logique dans «une perspective de reconstruction d’un monde polycentrique équilibré et favorable à un meilleur développement du Tiers-monde»257.

En mettant en lumière la situation de dépendance des économies périphériques soumises à un processus d’accumulation profitable au centre, Samir Amin dégage les arguments théoriques pouvant justifier le rejet des principes d’analyse du paradigme de la modernisation qui s’est préoccupé à théoriser les harmonies universelles. Ses arguments, axés sur la nécessité d’une rupture avec le système économique capitaliste, dominent la théorie de la dépendance et sous-tendent une thèse qui infirme l’idée d’une incapacité des sociétés africaines à sortir du sous- développement. La théorie de Samir Amin a voulu montrer que les sociétés africaines pourraient sortir de la situation de rareté artificielle, imposée par le système capitaliste. Elles seraient en mesure de créer les conditions du développement car leurs potentialités naturelles sont réelles. C’est donc vers les variables exogènes que s’est orientée la théorie de la dépendance pour identifier les causes du non développement dans les sociétés africaines.

L’œuvre de Samir Amin constitue une parfaite synthèse africaniste des courants dépendantistes. Elle a su montrer que le sous-développement du continent africain est la conséquence logique d’un long processus de conquête, de domination et de formes d’exploitation brutales et de pillage de ses ressources par les pays impérialistes. Sur ce plan, l’œuvre de Samir Amin, à l’image de toutes les théories de la dépendance, a contribué, de manière significative, à l’évolution de la pensée du développement. Elle a permis de voir que les économies du Sud ont été très tôt intégrées dans l’économie mondiale capitaliste à travers la traite négrière, la colonisation mais qu’elles n’avaient pas connu pour autant un développement économique réel qui les aurait amenées à concurrencer les économies du centre.

La contribution majeure de la théorie de la dépendance à la pensée du développement a été la remise en cause du postulat de base du paradigme de la

257 Samir A., L’accumulation à l’échelle mondiale, ouv. cité, p.86.

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modernisation fondé sur l’opposition traditionnel-moderne. Elle a montré que le sous-développement n’était pas l’effet induit de la prédominance d’un secteur traditionnel stagnant et rétif au changement, mais la conséquence logique des transformations socio-économiques profondes qui ont déstructuré les sociétés du Sud à la suite de leur intégration dans le système capitaliste. En un mot, la théorie de la dépendance a véritablement contribué à un renouvellement des débats et des stratégies de développement et au déclin du paradigme de la modernisation. Elle a offert un cadre analytique qui a mis l’accent sur la domination et sur l’asymétrie de pouvoir.

Mais la faiblesse du courant dépendantiste se trouve dans son déterminisme renversé qui se traduit par une approche qui voit le développement et le sous- développement comme les deux faces d’une même réalité : le développement du centre ne peut produire que le contraire au Sud. De là, l’on déduit que le Sud ne pourrait pas se développer. L’autre faiblesse sur laquelle nous reviendrons a consisté à identifier la crise du développement aux seules variables exogènes.

3.3.4. La théorie du dualisme dans l’analyse des facteurs explicatifs de la faillite du développement en Afrique 3.3.4.1. La théorie du dualisme : portée et signification d’un concept Le terme dualisme, usité par les chercheurs tiers-mondistes comme Celso Futardo258, s’emploie, de manière étendue, pour rendre compte des situations sociologiquement différentes, antinomiques. En parcourant la littérature sociologique et économique, on se rend compte de son application diverse. C’est ce que montre Albert Martinelli dans son analyse critique sur le problème du dualisme dans les théories du développement :

«Le terme dualisme s’emploie avec une acception très étendue pour définir des situations très différentes. Si l’on parcourt la littérature économique et sociologique, on s’aperçoit que le concept a pu s’appliquer à des pays aussi différents […]. On applique ce terme à la fois aux sociétés industrialisées et sous- développées ; on lui suppose des causes endogènes et/ou

258 Voir Futardo C., Développement et sous-développement, Paris, PUF, 1966.

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exogènes ; on l’emploie pour désigner toutes sortes d’inégalités sur le plan des structures sociales ou plus spécifiquement certains déséquilibres structurels au niveau factoriel ou encore la coexistence et le chevauchement de différents modes de production»259.

Dans le cadre de la recherche sociologique le dualisme traduit la juxtaposition de deux sociétés, traditionnelle et moderne, caractérisées par différents types de relations d’attitudes et de valeurs. Il s’agit de la coexistence d’un secteur traditionnel, surtout rural et archaïque, et un secteur moderne industriel, (école, banque, institutions politiques, etc.) Ce qui crée une désarticulation de la société entière. En appliquant cette grille de lecture aux sociétés africaines, l’analyse socio- anthropologique africaniste du développement révèle que les sociétés africaines sont essentiellement marquées par des institutions politiques modernes et des structures économiques traditionnelles à base d’ethnies, de tribus et de villages. D’où l’idée que ces sociétés sont dominées par des institutions politiques et sociologiques hybrides, avec des formes de dualismes à tous les paliers des institutions sociales : dualisme entre les secteurs économiques, entre les aires géographiques, entre les structures sociales.

Ces dualismes sont identifiés comme des obstacles endogènes au développement des nations africaines. En effet, le dualisme appréhende les problèmes du développement en Afrique à partir de la juxtaposition de deux types de sociétés, traditionnelle et moderne. Cette juxtaposition est à l’origine de situations de blocage et d’entrave au développement économique des pays africains. C’est dans cette approche qui constitue le schéma de lecture du dualisme pour aborder les causes explicatives du sous-développement en Afrique. La portée et le sens à donner à ce concept de dualisme sont à situer dans cette grille d’analyse.

Le dualisme part du constat de la présence de juxtaposition de modèles sociaux traditionnels et de l’économie capitaliste qui sont deux modèles antinomiques. Il est important de rappeler que le dualisme résulte de l’introduction brutale au cours du

259 Martinelli A., «Remarques critiques sur le problème du dualisme dans la théorie du développement», dans Sociologie de l’impérialisme, Paris, Éditions Anthropos, 1971, pp.591-592.

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XIXe siècle, dans ces sociétés homogènes mais pauvres et stagnantes, de l’économie capitaliste. Dans cette optique, le dualisme traduit le choc dû à la confrontation de deux cultures différentes. L’économie dualiste serait caractérisée à la fois par l’existence d’un secteur moderne qui fonctionne selon les règles et les critères définis par l’économie conventionnelle et par l’existence d’un système de production et d’échange archaïque qui obéit aux valeurs traditionnelles. Dans le secteur moderne, c’est la recherche du profit avec des investisseurs qui visent à rentabiliser leurs investissements et en tirer le maximum de profits possibles. Et à côté, il y a un secteur traditionnel qui fonctionne selon une rationalité relationnelle et des valeurs traditionnelles qui ignorent tout mécanisme d’accumulation et de rentabilisation.

Face à cette bipolarité, se dégagent deux niveaux d’explication de la situation du sous-développement dans les pays du Tiers-monde de manière générale, dans les États africains en particulier : - soit le sous-développement est dû à des facteurs endogènes que constituent les structures rigides, fixistes des sociétés africaines ; - soit, il est analysé comme la conséquence logique de l’inadéquation d’un modèle de développement initié dans le contexte africain. Il s’agit pour cette seconde alternative de dénoncer l’imposition d’un modèle de développement qui tarde jusqu’ici à enclencher un développement en Afrique.

Nous reviendrons sur la première hypothèse dans l’examen des thèses du courant néoculturaliste à travers les publications d’Axelle Kabou et de Etounga Manguelle260. En attendant nous mettons ici l’accent sur la seconde hypothèse qui soutient que le non développement de l’Afrique résulte d’une logique mimétique261.

260 Les figures dominantes qui incarnent aujourd’hui ce courant néoculturaliste, en l’occurrence Manguellé, Kabou et Diakité, s’accordent à soutenir, en dépit des nuances, la thèse selon laquelle le sous-développement de l’Afrique a fondamentalement pour cause la prédominance des valeurs traditionnelles qui sont des obstacles endogènes au progrès économique du continent. Nous exposerons largement les thèses qui sous-tendent ce courant dans les pages qui suivent. 261 Voir Ngango G., «L’Afrique entre la tradition et la modernité », dans Ethiopiques numéro spécial, novembre, 1976 ; Meillassoux C., «Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’autosubsistance» dans Cahiers d’études africaines, vol.1-4,1960, pp.38- 67 ; Martinelli A., «Remarques critiques sur le problème du dualisme dans la théorie du développement», dans Sociologie de l’impérialisme, article cité ; Thomas V.L., «Dualisme et domination en Afrique Noire» dans Sociologie de l’impérialisme, ouv. cité, etc.

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Dans l’africanisme critique, le sous-développement en Afrique est considéré comme la conséquence logique de la destruction des modes d’organisation des sociétés traditionnelles. Si dans la perspective du néo-culturalisme de «l’école de l’intérieur262, le sous-développement économique du continent africain est la conséquence d’une Afrique malade d’elle-même, dans l’approche de l’africanisme critique par contre l’accent est mis plutôt sur les effets ruineux de l’expansion du modèle de développement occidentaliste imposé aux sociétés africaines. C’est plutôt l’hypothèse d’une destruction des modes d’organisation des sociétés traditionnelles qui est envisagée comme le facteur explicatif déterminant des difficultés auxquelles l’Afrique s’est trouvée confrontée dans son développement.

Dans ce cadre, la dualité dans le contexte des sociétés africaines se traduit par l’existence de dualismes variés et de types différents : dualisme par juxtaposition (économie traditionnelle de subsistance et économie de traite, économie de plantation et économie industrielle) ; dualisme global (dominant-dominé, ancien- moderne) ; dualisme sectoriel ou dualisme de système (économie précapitaliste et économie développée) etc. Ces différents types de dualismes se traduisent dans les sphères de la vie sociale dont il convient ici d’examiner les domaines de manifestations les plus importants.

3.3.4.2. Analyse de quelques dualités dans le contexte des sociétés africaines Engagés dans la voie d’une modernisation introduite dans le cadre d’un développement qui tire ses principes du modèle occidental, les États africains ont connu des difficultés énormes dues, pour l’essentiel, à des formes de coexistence antinomique dans certains domaines. Nous allons tenter ici d’en examiner quelques- unes, en mettant davantage l’accent sur leurs manifestations empiriquement repérables dans les sphères clés de l’organisation des sociétés africaines post-

262 Il s’agit d’une génération d’Africains qui se situent en dehors «du paradigme du joug colonial» où l’Afrique est projetée comme une victime de l’histoire. Ils sont partisans d’une démarche qui s’inscrit plutôt dans une tradition autocritique, situant les problèmes de l’Afrique dans «l’inconscience phénoménale d’une Afrique» malade d’elle-même. Pour ces penseurs, le sous- développement de l’Afrique est d’abord endogène, les cultures africaines sont négativement minées par des réflexes qui ne militent pas pour un développement rationnel et durable. Les causes du sous-développement sont d’abord endogènes et non exogènes, contrairement aux thèses formulées par la théorie de la dépendance. L’image d’une Afrique, victime des agressions extérieures, apparaît aux yeux des ces penseurs comme un prétexte fallacieux pour ne pas regarder de l’intérieur les causes perverses pour un développement réel du continent africain.

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coloniales que sont les secteurs politique, économique et socioculturel que nous retenons ici comme les lieux de manifestation essentiels de ces types de dualismes.

3.3.4.2.1. Dualité dans la sphère politique Les sociétés africaines traditionnelles avaient comme cellules de base les villages qui, regroupés dans des circonscriptions plus larges, dans des terroirs pour utiliser un concept plus socio-anthropologique, aboutissaient parfois à des royaumes avec l’existence d’un pouvoir politique centralisé. Parfois même, ces royaumes, à partir des fusions volontaires ou violentes donnèrent naissance à des empires. Mais, quelle que soit la forme d’organisation sociale et politique historiquement dominante, la réalité profonde des sociétés africaines était la famille large, l’ethnie, structures fondamentales de base et à un échelon plus élevé le clan ou la tribu. C’est ainsi que l’individu africain s’est trouvé inséré dans une dialectique de dépendance sociale, un déterminisme rigide le plaçant dans un réseau de règles d’interdits, de règlements où il était noyé dans le social. Il est en quelque sorte soumis au groupe dont il tire sa valeur et par rapport auquel il n’est pas fin en lui-même. Comme l’a montré Meinrad Hegba :

«Le but de l’activité, dans la société traditionnelle, c’est le groupe humain, famille, clan, tribu ; telle semble être la valeur suprême. Toutes les forces et toutes les ressources sont mises à son service ; la tendance naturelle et la visée consciente de tous les membres du groupe est de pourvoir à la prolongation, à l’extension, au prestige de la lignée»263.

Les sociétés africaines avaient une organisation politique du pouvoir variée dans l’espace et aussi en fonction de l’importance des sociétés considérées mais de manière générale, il semble que l’on rencontrait rarement, sinon pas du tout un système de suffrage universel direct. Au contraire «les structures politiques traditionnelles du groupe se recrutaient par hérédité, cooptation, élection à plusieurs degrés par certains membres seulement, mais le tout avec l’approbation tacite,

263 Hegba M., «Aspects sociologiques du développement économique» dans Afrique documents, n°72, 1964, p.9.

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coutumière de tous»264. Voilà l’image la plus répandue que les sciences sociales ont donnée des modèles d’organisation sociale, des types de sociabilité propres aux sociétés africaines traditionnelles.

Ces sociétés, ainsi structurées à partir de l’ethnie ou de la tribu comme cellule sociopolitique de base, ont connu l’irruption brusque de la domination et de la colonisation. Ce qui a eu pour effets la destruction du tissu social, la tentative de mise à mort de certaines valeurs de référence, encore que cette déstructuration n’ait pas été finalement, selon les théoriciens du dualisme à l’image de Ngango265, Vieyra266, Balandier et autres, aussi profonde et capitale qu’on a tendance à l’affirmer souvent. Pour eux, la nouvelle structure politique inspirée du modèle occidental ne s’est pas substituée aussi facilement à la structure traditionnelle. Il y a eu, au contraire, juxtaposition ; les cadres traditionnels vont servir non seulement d’assises à ces nouveaux États en Afrique, à ces nouveaux partis et syndicats, mais également d’armature. En effet, il y a eu une espèce de tutelle des cadres traditionnels et coutumiers sur l’État moderne. Ce qui aboutit par conséquent à une coexistence de formes d’organisations traditionnelles comme la gérontocratie et la séniorité, les systèmes de castes, les systèmes ethniques, les systèmes féodaux et les formes d’organisation politique s’inspirant de l’État occidental démocratique.

C’est ainsi que la plupart des structures étatiques, mises en place au lendemain des indépendances, n’ont pas eu un enracinement profond dans le système des valeurs de la société traditionnelle. Les modèles de structuration, de décentralisation politique et administrative, l’élaboration de politique économique, se trouvent confrontés à des systèmes communautaires d’organisation. Les concepts de démocratie, de droit de l’homme, de citoyenneté, tels que formulés dans le contexte occidental, sont restés en déphasage avec la réalité proprement spécifique du contexte africain. Par exemple, dans les sociétés africaines traditionnelles, l’appartenance aux structures politiques était fonction de l’hérédité, avec

264 Vieyra Ch., «Structures politiques traditionnelles et structures politiques modernes» dans Tradition et Modernité en Afrique noire, Paris, Éditions du seuil, 1965, pp.202-203. 265 Dans son article «L’Afrique entre tradition et la modernité» dans Ethiopiques, Revue socialiste de culture négro-africaine, numéro spécial 1976, où il aborde la problématique du dualisme et de l’écartèlement qui caractérise la société africaine contemporaine. 266 Vieyra Ch., «Structures politiques traditionnelle et structures politiques modernes» dans Tradition et Modernité en Afrique noire, Paris, Éditions du seuil, 1965, pp 202-203.

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l’approbation tacite et coutumière de tous. C’est un tel principe que les partis politiques ont essayé de reproduire à partir d’une manipulation de ces ressorts socioculturels. Les partis politiques du monopartisme ou du multipartisme ont dû recourir tous aux institutions traditionnelles comme l’ethnie, le clan, la tribu, le lignage pour s’implanter et se faire valoir sur l’échiquier politique. Or, ces entités traditionnelles sont dominées par des préoccupations séculaires et dont elles n’entendaient pas faire table rase.

Il s’en est suivi un jeu d’influences réciproques, d’actions et d’interactions qui, rendant la situation complexe, ont finalement produit des effets pervers parmi lesquels on peut signaler : - l’instabilité politique et sociale des États Africains ; - la persistance du tribalisme et l’absence d’État-nation cadre approprié pour la mise en œuvre de programmes d’édification de véritables projets harmonieux de développement durable ; - l’absence d’un espace politique et économique viable, et qui soit lié à l’existence d’une communauté socialement vécue sur la base des principes et des valeurs de justice et d’équité ; - l’existence de conflits interethniques.

Bref, en poussant l’analyse un peu plus loin, on s’aperçoit que l’influence des institutions traditionnelles qui imprègnent l’État africain constitue un réel facteur de blocage pour une rationalisation du pouvoir politique, selon le modèle idéal typique occidental. Ce dualisme est porteur d’entraves à une mise en application d’un programme d’édification de l’économie des États d’Afrique. En somme, l’effet visible de ce dualisme, pour l’analyse de l’africanisme critique, est l’incapacité dans laquelle se trouvent les États africains de transcender l’ethnicité et le système traditionnel de prise de décisions, contraires aux valeurs d‘une modernité d‘inspiration occidentale.

3.3.4.2.2. Dualité dans la sphère socioculturelle Le dualisme, tel qu’il se manifeste au plan socioculturel, prend un caractère plus nettement conflictuel dans les sociétés qui ont connu la domination coloniale. Il est visible dans cette opposition, au sens sociologique, entre les patterns (modèles) de

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la société traditionnelle et les patterns relevant de la civilisation occidentale. Ce dualisme est souvent réduit dans les sociétés colonisées, sous sa forme la plus simple, en une opposition entre tradition et modernité. On constate l’existence de structures traditionnelles qui persistent et cohabitent avec des valeurs qui relèvent de la rationalité des structures modernes. Les structures issues de l’influence occidentale induisent des rapports sociaux régulés par un cadre politique et juridique, en net déphasage avec les structures traditionnelles comme la gérontocratie, la séniorité, les castes, les systèmes féodaux, le misonéisme (aversion pour tout changement) et le culte des ancêtres.

Cette dichotomisation est même reflétée, selon les théoriciens de ce modèle par l’opposition entre les centres urbains progressistes et les milieux ruraux conservateurs. Certaines analyses anthropologiques vont jusqu’à opposer les ethnies dites progressistes, sensibles à la modernité et les ethnies réfractaires aux changements et jalouses de la tradition267. De même, le temps traditionnel africain, caractérisé de façon cyclique, momifié, est opposé au temps prométhéen moderne : si l’un est incarné par les vieux qui freinent en Afrique le processus temporel, l’autre est le propre des jeunes qui l’accélèrent.

Toute la logique de ce dualisme se fonde sur la bipolarité de deux univers socioculturels en opposition : celui qui est issu de l’influence occidentale caractérisé, par le temps historique, le culte de la praxis et celui qui est propre à l’Afrique où prédominent le rite et la société initiatique, caractérisé par ce que Jacques Le Goff appelle «la mémoire ethnique»268 impropre à l’esprit d’initiative. Ce dualisme montre que la situation des sociétés africaines n’est compréhensible qu’en référence à leur passé ; c’est-à-dire à la tradition. La société traditionnelle continue donc à former encore la trame de la vie, dégradée sous l’effet du choc ou de la juxtaposition d’une autre société ; celle-ci demeure en tout domaine sous-jacente.

267 Louis-Vincent Thomas aborde la question en donnant comme exemple l’ethnie wolof considérée comme ouverte au progrès par opposition par exemple à l’ethnie Toucouleur ou celle des Lébous plus conservatrices. Thomas LV., Les idéologies négro-africaines d’aujourd’hui, Paris, Librairie Nizet, 1962, p.13. 268 Le Goff J., Histoire et mémoire, Paris, Folio-Histoire, 1998.

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En opposition aux caractères traditionnels d’une société où prédomine une grande homogénéité sociale, malgré la satisfaction des groupes d’âge, le processus de modernisation engagé en Afrique a apporté quelques changements. Le modèle social traditionnel est un système où chaque homme a sa place et se définit par ses liens de parenté, par contre le modèle colonial favorise l’émergence d’une conscience individuelle libre. Par ce modèle, les groupes primaires traditionnels, familiaux et locaux ne constituent pas seulement les seuls cadres de structuration de la société, il y a aussi l’existence de groupements secondaires, associations, groupes professionnels basés sur des intérêts et des objectifs communs (Syndicats, Partis, Clubs, Associations).

L’on est en face d’une société traditionnelle où l’individu est entièrement submergé par le groupe où se superpose un ethos moderne. Ce qui explique une situation hybride où prévalent l’hétérogénéité et l’anonymat au regard desquels l’individu africain ne cesse de «se situer par rapport aux autres, à trouver ses critères d’action en lui-même ou en fonction des intentions qu’il perçoit chez les autres, à juger par lui-même ce qui peut lui être utile, à être efficace s’il ne veut être dépassé»269.

3.3.4.2.3. Dualité dans la sphère économique Parmi les phénomènes qui ont eu un impact particulier sur cette situation d’écartèlement et de tension, où l’Afrique est tiraillée entre un modèle social inspiré de la culture occidentale et un modèle ancré aux valeurs africaines traditionnelles, l’urbanisation et le modèle économique occidental ont été les plus déterminants. En effet, l’urbanisation et le modèle économique capitaliste ont fini par disloquer les sociétés africaines et leur économie, en favorisant une situation hybride où subsistent, à travers une bipolarité fondamentale, deux systèmes économiques. Le chevauchement de l’économie traditionnelle et de l’économie de marché, comme conséquence de la domination occidentale, a été caractéristique d’une désarticulation réelle dans les sociétés africaines. Les économies africaines restent marquées par une structure dualiste, sans osmose entre les économies traditionnelles marginalisées et l’économie moderne. Une telle dualité a créé une

269 Meister A., L’Afrique peut-elle partir ? ouv. cité, p.31.

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situation de blocage qui explique pourquoi les stratégies de développement, jusqu’ici initiées, sont restées désarticulées aux réalités socioculturelles du continent.

En voulant mettre en relief un tel constat, il n’est pas inutile de dire un mot sur les structures des économies traditionnelles africaines. Généralement, on les définit comme des économies de subsistance qui ne connaissent pas un système d’échange basé sur la monnaie, elles ne sont pas régies par les règles spécifiques de la recherche du profit. Ces économies traditionnelles africaines ont la particularité d’être caractérisées par une éthique sociale basée sur l’esprit communautaire africain où prédominent deux «formes de circulation, indissociables du statut des parties, la réciprocité entre pairs et la redistribution entre le pouvoir central et ses changements»270.

Pour mieux comprendre ces formes non marchandes de circulation du produit social dans les sociétés africaines traditionnelles, il faut l’expliquer à partir de l’existence de deux catégories de biens distincts : les biens de subsistance et les biens de prestige qui circulent par le détour d’un système de prestations et de contre-prestations. Dans ces sociétés, les biens sont seulement hiérarchisés, mais leur échange et leur circulation sont fortement cloisonnés, car l’on ne peut échanger un bien de subsistance contre un bien de prestige. Il y a, en fait, dans ces sociétés africaines un lien étroit entre échange d’objet et hiérarchie sociale : ce qui veut dire que donner, pour les membres de ces sociétés, c’est manifester sa supériorité et accepter sans rendre, c’est se subordonner.

Dans un article271 qui a porté sur un travail d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’autosubsistance à partir d’un travail d’enquête sur l’ethnie Gouro en Côte d’Ivoire, Claude Meillassoux retient de l’économie d’autosubsistance quatre traits essentiels : l’importance des liens de parenté ; la dépendance de l’individu producteur à sa communauté familiale ou clanique ; l’absence d’échange au sens économique du terme entre les membres de la communauté donc transformation du produit en valeur la propriété commune de la

270 Ngango G., «L’Afrique entre la tradition et la modernité », article cité, p.114. 271 Meillassoux Cl., «Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’autosubsistance» dans Cahiers d’études africaines, vol. 1-4,1960, pp.38-67.

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terre. C’est dire que ces économies africaines traditionnelles, de par leur fonctionnement, n’étaient pas du tout soumises à une logique marchande ou aux décisions et projets individuels, mais elles étaient plutôt ordonnées par une politique unifiée, par une éthique de solidarité communautaire. L’économie ici était subordonnée aux rapports sociaux qu’elle devait contribuer à renforcer, elle n’avait pas un domaine qui lui était propre dans la dialectique des rapports sociaux comme cela est le cas dans les sociétés occidentales modernes.

Ce modèle d’organisation économique, au contact avec l’Occident, a été certes perturbé, ébranlé mais pas complètement disloqué. En dépit des apparences, il est possible de supposer que la logique qui a gouverné ce modèle d’organisation économique continue à se manifester parfois dans le comportement de l’acteur africain par une faible tendance à l’esprit d’accumulation et par une forte propension à dépenser de manière abusive. Jusqu’après les indépendances, l’on a assisté à la coexistence de deux systèmes économiques. Ce qui fait dire à Claude Meillassoux :

«Le mode de production domestique est à la fois préservé et détruit ; préservé comme mode d’organisation sociale producteur de valeur au bénéfice de l’impérialisme, détruit parce que privé à terme, par l’exploitation qu’il subit, des moyens de sa reproduction. Dans ces circonstances, le mode de production domestique est et n’est pas»272.

En résumé, ce qui ressort de ce paradigme du dualisme dans le contexte africain, sous l’influence de la colonisation, c’est le lieu d’une série de dualismes fonctionnels avec «les disparités internes de deux économies et dans leur articulation l’une par rapport à l’autre»273. Cette série de dualismes est profondément visible dans les sociétés africaines qu’elle affecte presque à travers tous les paliers de l’armature sociale, à travers tous les secteurs de la vie et de l’activité socio-économique : - dualisme territorial avec opposition Villes / Campagnes ; - dualisme fonctionnel avec les disparités internes des systèmes de deux économies et dans leur désarticulation ;

272 Meillassoux Cl., Femmes, grenier et capitaux, ouv. cité, p.18. 273 Ngango G., «L’Afrique entre la tradition et la modernité» article cité, p.121.

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- dualisme socioculturel, avec opposition entre un système de valeurs référentielles traditionnelles et les patterns qui régissent la culture occidentale ; - dualisme temps circulaire / durée prométhéenne, ou si l’on préfère «univers sémiologique opposé au monde de la praxis et de la technique quotidienne ; ou encore : domaine du rite qui reproduit un archétype mythique opposé à l’événement imprévisible (futur ou à venir)»274.

En définitive, on peut retenir que ces séries de dualismes se traduisent au plan socio-économique par un mécanisme d’agencement de deux secteurs : le secteur de l’économie traditionnelle et un secteur de l’économie moderne. Or, dans ce mécanisme d’agencement, le développement du secteur moderne est synonyme de dépérissement des économies traditionnelles et de leurs logiques sociales. C’est à ce titre que les théoriciens de ce paradigme ont envisagé le dualisme comme la résultante d’une politique d’assujettissement, il est effet et cause d’une forme de domination pernicieuse et obstacle majeur à un développement autonome et durable pour les sociétés africaines post-coloniales. Louis Vincent Thomas utilise le concept de «situation condominiale» pour rendre compte de la perversion du développement africain causée par une telle situation.

3.3.4.2.4. Dualité, domination et situation condominiale Le premier effet du dualisme, ainsi exposé, s’est traduit par l’endiguement des structures économiques traditionnelles sous l’effet des mécanismes économiques des puissances coloniales. Pour saisir l’essence du dualisme, tel qu’il est analysé par les théoriciens africanistes, il faut se tourner du côté de son effet dominateur. Une telle domination, pour avoir un réel impact économique, a été aussi accompagnée d’autres types de dominations : militaire, politique, culturelle, idéologique, linguistique etc. Au plan purement économique, le mécanisme de cette domination a été analysé par Louis-Vincent Thomas à partir de cinq facteurs : la concentration, la subordination, l’intégration, la spécialisation et enfin, la commercialisation.

274 Thomas L.V., «Dualisme et domination en Afrique Noire» dans Sociologie de l’impérialisme, Paris, Éditions Anthropos 1971, p.141.

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La concentration est expliquée, selon Thomas, à partir de trois aspects que sont les exigences de la concurrence, la nécessité de produire plus, la difficulté de séparer le capital financier et le capital industriel. Ces différents aspects justifient la concentration des entreprises (absorption, fusion, conglomérats). La subordination ou la satellisation est un mécanisme qui se traduit par une dépendance des pays africains au système capitaliste mondial. De manière quasi brutale, le capitalisme occidental, en brisant les cadres séculaires des économies rurales et en imposant la production exclusive de denrées exportables, a détruit l’autarcie primitive, selon une analyse faite par Baran275 de ces sociétés et élargi, du même coup, le champ d’action offert à la circulation marchande. C’est ce qui justifie pourquoi les pays africains, malgré les indépendances, n’ont pas été en mesure de s’affranchir des capitaux étrangers. En réalité, l’appel à ces capitaux étrangers, la dépendance des économies africaines, la présence des conseillers et techniciens étrangers ont constitué autant de facteurs explicatifs de cette satellisation.

L’intégration est le mécanisme par lequel les économies africaines restent dépendantes du système monopoliste capitaliste étranger et à l’égard duquel elles jouent d’une part, le rôle de fournisseuses de matières premières et par rapport auquel elles jouent d’autre part, un rôle de consommatrices de produits manufacturés. La spécialisation cantonne les économies des pays dominés en position d’économies complémentaires ; elles se spécialisent dans la culture de rente et dans l’extraction minière. La commercialisation est cette situation où «la liaison dominant-dominé s’effectue avant tout par la voie des échanges privilégiés»276. La plupart des pays sont amenés à importer des denrées alimentaires pour avoir négligé la culture vivrière. Mieux ils connaissent un déficit alimentaire avec comme conséquence des importations qui ont coûté en 2002 22 milliards de dollars US.

Selon Louis-Vincent Thomas, on peut résumer ces dualismes en quatre points : - un dualisme structural : la nation et la société sont ici duelles ; il y a dichotomie dans les sphères du pouvoir, des secteurs économique, culturel. Cela se traduit

275 Baran P., Économie politique de la croissance, Paris, Maspero, 1968, p.186. 276 Thomas L.V., «Dualisme et domination en Afrique» dans Sociologie de l’impérialisme, ouv. cité, p.109.

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par des ambivalences ou des contradictions internes où les comportements des individus et des groupes sociaux, ainsi que les idéaux auxquels ils se réfèrent, sont fondamentalement ambigus ; - une aliénation de la société où elle est mutilée, traumatisée mais sans perspectives parce que niée dans ses fondements sociologiques mêmes ; - une inauthenticité qui serait la conséquence logique de l’aliénation où la société défigurée se sent artificielle, factice ; - l’existence d’aspects ludiques et parodiques qui se traduisent par un repli sur soi.

Le cadre d’analyse sur lequel se fonde le paradigme que nous venons d’examiner s’est élaboré à partir d’une idée forte, d’une conviction où le sous- développement des sociétés africaines n’est plus situé dans l’indigence endogène des structures sociales ou l’existence de mentalités inaptes à porter les exigences de la modernisation mais à travers ces formes de dualismes. Pour les penseurs de ce paradigme, le sous-développement africain serait l’effet d’un choc de systèmes sociaux différents, antagoniques. Ainsi, la crise du développement est analysée comme le fruit d’une déstructuration des sociétés africaines, privées de leur substance et désorientées par rapport à leur propre orbite. Ainsi, l’homme africain s’est trouvé dans une déchirure qui le prive de tout esprit d’initiative dans ses entreprises.

C’est dire que la situation de zones quasiment sous-développées de l’Afrique au sud du Sahara n’est pas liée aux réalités socioculturelles spécifiques des sociétés d’Afrique noire mais le résultat de structures socio-économiques avec des valeurs antagoniques : celles issues d’un mode d’organisation africaine traditionnelle et celle dont l’ancrage se situe dans les valeurs de la civilisation occidentale. C’est en réalité cette juxtaposition de deux univers hétérogènes en conflit qui explique le caractère sous-développé. Une telle idée est défendue par Georges Ngango :

«Disloquée au plan sociogéographique ainsi qu’au plan des valeurs, des mentalités et des conduites, la société africaine se trouve aujourd’hui traversée par deux courants qui se traduisent par une juxtaposition de deux univers hétérogènes qui, après s’être heurtés, se sont cristallisés en plein cœur de l’Afrique sans

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que rien ne contribue à les pousser au dialogue, moins encore à la réconciliation»277.

3.3.5. Le culturalisme ou le recours à la variable culturelle dans le champ de la pensée africaniste du développement Nous avons déjà donné une définition du développement tout en montrant, à la suite de Rist, son enracinement culturel occidentaliste. La généalogie du concept de développement nous situe au cœur des valeurs culturelles de la civilisation occidentale. D’où tout le sens de cette articulation entre culture et développement au point de justifier que l’échec du développement dans les autres cultures, en particulier en Afrique, est dû à la forte imprégnation du modèle occidental importé. Dès lors, le préalable d’une prise en compte de la dimension culturelle de l’Afrique s’impose, car la culture y a été toujours exclue de l’approche du développement. L’on peut en déduire que pour remédier à la crise du développement dans ce continent, il faut replacer la culture ou les cultures africaines au cœur des processus de changements et du développement. Il ressort de cette forte conviction que culture et développement forment un binôme indissociable. Mais, si l’on s’accorde de plus en plus à rattacher ces deux notions, on reconnaît aussi que leur relation est confuse, équivoque.

3.3.5.1. Sur le sens du concept de culture Même si la culture est un concept qui sous-tend la dimension du développement chez certains auteurs, son sens reste équivoque dans les théories du développement. Dans leur ouvrage : Culture : a critical review of concepts and definitions278, Kroeber et Kluckhohn avaient recensé deux cent cinquante significations du concept de culture. Il bénéficie et souffre à la fois d’un excès de sens et de la multiplication des significations qui l’ont enrichi au cours de l’histoire tout en le rendant flou. Comme l’ont souligné Souleymane Bachir Diagne et Henri Ossebi, le concept est plus que flexible et évolutif :

«Aujourd’hui, aussi loin que l’on puisse remonter dans les travaux afférents au thème de la culture on rencontre au détour de chaque

277 Ngango G., «L’Afrique entre la tradition et la modernité» dans Ethiopique, article cité, p.121. 278 Kroeber A.C., Kluckhohn C., Culture : A critical Review of concepts and definitions, New York, Vintage Rooks, 1963.

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source (ouvrage, essai, article, actes de colloque, etc.), une définition différente, se nourrissant des autres et ajoutant à cette polysémie un nouveau contenu, par addition ou soustraction

d’éléments»279.

En dépit de ces difficultés, l’on peut essayer de donner un contenu à ce concept. Pour ce faire, nous empruntons la définition proposée par Jean Ladrière : «la culture d’une collectivité peut être considérée comme l’ensemble formé par les systèmes de représentation, les systèmes normatifs, les systèmes d’action de cette collectivité»280. Cette définition mérite d’être clarifiée.

Les systèmes de représentation constituent, aux yeux de Ladrière, les ensembles conceptuels, spirituels et symboliques qui fonctionnent dans la conscience collective comme des prismes à travers lesquels les individus d’une collectivité donnée trouvent leur identité propre et tentent d’interpréter le monde dans lequel ils sont immergés. Ils représentent aussi «les méthodes au moyen desquelles la collectivité en question s’efforce d’étendre ses connaissances et son savoir-faire»281. Les systèmes normatifs renvoient au domaine des valeurs à l’aune desquelles sont évaluées, appréciées et justifiées les actions. Les systèmes d’expression comprennent «les modalités à la fois matérielles et formelles à travers lesquelles les représentations et les normes trouvent leurs projections concrètes au niveau de la sensibilité et grâce auxquelles les affects profonds […] s’extériorisent en des figures, offertes à un incessant déchiffrement»282. Les systèmes d’action comprennent à la fois les médiations qui permettent aux membres d’une collectivité d’entrer en rapport d’objectivation avec l’environnement naturel et de maîtriser le milieu social ; ils traduisent aussi les médiations proprement sociales à travers lesquelles les membres de la collectivité s’organisent en vue de gérer leur propre destin.

279 Diagne S.B., Ossebi H., La question culturelle en Afrique : contextes, enjeux et perspectives de recherche, Dakar, 3/96, p.86. 280 Ladrière J., Les enjeux de la rationalité, Paris, Aubier-Montaigne/UNESCO, 1977, p.16. 281 Ladrière J., Les enjeux de la rationalité, ouv. cité, p.6. 282 Idem, p.17.

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Le commentaire que nous venons de faire de la définition de Ladrière montre que celle-ci dépasse la conception instrumentaliste, folklorique et ethniciste de la culture exprimant un état d’innocence premier, c’est-à-dire l’âme éternelle d’un peuple ou d’un groupe social donné. Cette définition de Ladrière a l’avantage de fournir une définition holiste de la culture comme phénomène social total au sens sociologique. Ainsi, une telle définition montre que les autres aspects de la pratique humaine, comme par exemple la science ou la pratique du développement, ne sont en réalité que des composantes de la culture. De là, on peut mesurer tout le sens de cette articulation entre les concepts de culture et de développement pour repenser la problématique du développement dans les sociétés humaines.

3.3.5.2. Les fondements de l’analyse culturaliste En affirmant le primat de la culture dans la définition des stratégies de développement, le courant africaniste critique dégage une approche où le développement ne se définit plus à partir seulement de ses préoccupations productivistes. Il plaide ainsi pour un réexamen en profondeur des conceptions du développement et pour en modifier les pratiques. Pour cela, il s’agit de : - reconnaître la diversité des aires culturelles, ce qui suppose de prendre en compte les identités de toutes sortes (ethniques, tribales, régionales, religieuses, culturelles) ; - réapprécier «la hiérarchie réelle des valeurs et des aspirations des individus et des groupes qui ne se limitent pas à la stricte reproduction matérielle»283.

Cette double formulation alimente une problématique du développement dans le champ de l’africanisme qui remet en question l’ethnocentrisme axiologique occidental et se démarque de la rationalité productiviste au profit d’une vision plus globale du développement. Il s’agit précisément de cette vision anthropologique du développement, entendue comme une approche de la réalisation du potentiel humain à travers ses différentes dimensions dans un contexte de transformation qui affecte les rapports de production, les relations inégales de pouvoir et la distribution des ressources dans la formation sociale. Il est «à la fois un processus historique,

283 Goussault Y., Guichaoua A., Sciences sociales et développement, ouv. cité, p.140.

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un projet idéologique et une stratégie globale»284 pour un changement positif et une intégration harmonieuse et équilibrée de la société à travers ses différents démembrements et ses différents groupes sociaux.

La prise en considération de la dimension culturelle dans le développement en Afrique se fonde sur trois intuitions. 1 La première est que la culture, au sens sociologique, affecte profondément la nature des systèmes économiques, du moins leur logique de fonctionnement. Ce qui veut signifier que le développement charrie la culture ou plus précisément la culture n’est pas seulement un facteur isolé du processus social, mais un facteur déterminant de tout processus social y compris le processus de développement.

2 La seconde relève du constat que l’économisme, ou plus globalement le processus de développement occidentaliste, imposé aux sociétés d’Afrique, a profondément perturbé ou parfois même détruit les configurations socioculturelles sur lesquelles reposait le modèle d’organisation des sociétés africaines. C’est finalement cette confrontation de logiques antagoniques, celle issue de l’esprit des Lumières fondée sur le mythe du progrès et l’individualisme et celle imbue d’un idéal communautaire où «chaque acteur est pris dans les mailles d’un système de relations avec ses contraintes et ses aventures»285 qui explique les échecs du développement en Afrique.

3 La troisième intuition, pourrait-on dire la plus importante, découle de l’inéquation entre le modèle colonial et néocolonial du développement et les processus sociaux en cours dans les sociétés d’Afrique. Le sous-développement du continent est ainsi situé dans cette logique du mimétisme, c’est-à-dire l’imposition du modèle de développement occidental aux sociétés africaines.

Ces trois intuitions ont un dénominateur commun : l’évidence qu’il faut sortir l’Afrique de la tyrannie du développement mimétique par essence réducteur qui n’a

284 Coquery-Vidrovitch C. et al., Pour une histoire du développement. États, sociétés, développement, ouv. cité, p.9. 285 Enda Graf Sahel, La ressource humaine, avenir des terroirs. Recherches paysannes au Sénégal, Paris, Éditions Karthala, 1993, p.247.

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jamais pris dans ses préoccupations l’ethos des sociétés africaines. On s’aperçoit donc que l’africanisme de la socio-anthropologie du développement, en se faisant l’exigence de réintégrer la variable culturelle dans l’analyse de la crise du développement en Afrique, s’insurge contre le paradigme dominant du développement. Il a pu établir que l’un des défauts majeurs du paradigme conventionnel est de noyer la diversité des cultures dans l’universalité de la science et l’unicité d’un seul modèle d’avenir pour l’ensemble de l’humanité et ce, malgré la diversité des cultures et la pluralité des perspectives historiques possibles.

Ce que dénonce finalement, avec force, ce paradigme africaniste, c’est cette conception positiviste et dynamique du développement occidentaliste fondée sur l’identité culturelle inféodée à la logique de l’accumulation où le développement est synonyme de croissance. «Ainsi, s’est-on rendu compte que les concepts véhiculés, les théories élaborées, les hypothèses avancées dans le traitement des questions relatives au développement restent pour l’essentiel tributaires de la réalité des sociétés occidentales»286. Cet ethnocentrisme de la culture occidentale porte à croire que le modèle conventionnel de développement, de même que la rationalité productiviste qu’il charrie, devraient s’imposer à toutes les sociétés humaines. C’est pourquoi, toutes les théories sur le développement proposées à l’Afrique se sont pliées pour l’essentiel, selon Marc Ela, à la logique d’une problématique du changement social impulsée au prisme des trajectoires spécifiques des sociétés occidentales qui revendiquent le monopole de la modernité.

Dans cette perspective, les sociétés africaines ne peuvent que reproduire le modèle des sociétés chargées de les engager dans la modernisation. Pour «réussir», on ne leur a pas demandé d’innover à partir de leurs dynamiques internes et d’orienter le

changement dans le sens de leurs systèmes de référence»287.

286 Diop A.S., Stratégies participatives et réalités socioculturelles dans les dynamiques locales de développement. L’exemple de Plan international de Louga, Thèse de Doctorat 3ème Cycle soutenue à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, 1998, p.28. 287 Éla J.M., «Les voies de l’afro-renaissance» dans Le monde diplomatique, Octobre 1998, p.5.

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3.3.5.3. Le recours à la variable culturelle Dans la tentative d’identification des lieux d’où émergent les théories africanistes du développement et les logiques à partir desquelles elles se déploient, le recours à la variable culturelle peut être signalé comme une hypothèse prépondérante. En effet, dans la recherche des facteurs d’échec en matière de développement en Afrique, un consensus semble s’être installé autour du constat que l’oubli des cultures est à l’origine des problèmes du développement dans les sociétés africaines288. La non prise en considération des valeurs socioculturelles, des aspirations des individus et des groupes dans les logiques qui ont présidé aux différents choix dans le cadre du politique de développement en Afrique justifie la situation actuelle du continent. La conclusion que ces chercheurs tirent de cette conviction, et qui justifie l’importance revêtue par la culture dans le champ des théories africanistes, tient à l’évidence que la solution de la crise du développement passe par le préalable d’une restauration historique et culturelle.

C’est cet oubli de la variable ou des variables culturelles dans les stratégies et les tentatives de théorisation des problèmes du développement, que certains chercheurs ont voulu corriger. Ils se sont attelés à redonner aux cultures africaines leur substance sociologique pour en faire des leviers dans les tentatives de solution des crises du développement dans le continent africain. C’est au regard d’une telle exigence que la prise en compte de la dimension culturelle, dans la définition des principes et des politiques de développement, est devenue un cadre d’analyse des stratégies de développement en Afrique.

Le recours à la variable culturelle a recomposé l’espace théorique et les discours concernant les crises du développement. Cette perspective d’approche est, en

288 Voir Ngango G., «L’Afrique entre la tradition et la modernité» dans Ethiopique, article cité, p.23 ; Senghor L S., Nations et voie africaine du Socialisme, Paris, Présence africaine, 1961 ; Diop C.A., Nations nègres et culture, Paris, Présence africaine, 1979 ; Diop C.A., Alerte sur les tropiques. Culture et développement en Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1960 ; Abou S., L’identité culturelle, relations inter-ethniques et problèmes d’accumulation, Paris, Éditions Anthropos,1981 ; Amselle J.L., «Le développement vu du village» dans Sociologia ruralis, vol XXVIII-2/3 pp.176-181,1988 ; Elungu P., Tradition africaine et rationalité moderne, Paris, L’Harmattan,1987 ; Meister A., L’Afrique peut-elle partir?, Paris, Éditions du Seuil, 1966, Arnau J., Desjeux D., La culture clef du développement, Paris, UNESCO, 1983 ; Éla J.M., L’Afrique :l’irruption des pauvres, Paris, L’Harmattan, 1994 ; Mondjagnani A. (sous la direction de), Participation populaire au développement, Paris, Karthala, 1984 ; Ndione E., Réinventer le présent. Quelques jalons pour l’action, Dakar, Endagraf, 1994, etc.

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quelque sorte, une tentative de revalorisation des cultures jadis niées dans leurs fondements sociologiques et en même temps la reconnaissance de l’existence de formes de rationalité africaines289. Il serait en effet question d’une approche du développement en Afrique où les cultures seraient considérées, non pas comme des obstacles, mais comme des pivots c’est-à-dire des supports pour la réussite d’un développement dans les sociétés.

Mais le recours à la culture n’a pas produit une pensée pour autant homogène. Même si ces différents auteurs auxquels nous faisons référence s’accordent sur le principe de l’oubli du culturel dans les politiques de développement et sur l’impérative nécessité d’en tenir compte, il y a lieu de reconnaître qu’il existe sur la question des approches nuancées. C’est un lieu de réflexion traversé, comme l’a montré Marc Poncelet290, par plusieurs courants. Dans son ouvrage, Poncelet a identifié trois grandes formulations qui peuvent être considérées comme des foyers critiques de «la prétendue neutralité du développement»291.

Une première formulation sous-tendue par l’idée que «la culture et les cultures doivent désormais devenir des ferments et des balises d’une problématique plurielle du progrès»292. La problématique que soulève cette première formulation est aujourd’hui une préoccupation centrale dans les pratiques des développeurs, des organismes de coopération, des centres d’étude du Tiers-monde et des organisations non-gouvernementales (ONG)293. À partir de cette formulation, les théories et les pratiques qui meublent l’espace du développement s’organisent autour d’une formule clé : il s’agit, selon Poncelet, de la nécessaire prise en compte de la dimension culturelle du développement. On évoque, à ce propos, l’exigence du dépassement de cette rationalité totalisante de l’ethnocentrisme occidental au profit

289 C’est dans cette perspective que nous situons en partie toute l’idéologie du socialisme africain que nous aborderons dans le chapitre 6. 290 Voir Poncelet M., Une utopie post tiers-mondiste, la dimension culturelle du développement, Paris. L’Harmattan, 1994. 291 Rist G. (sous la direction de), La culture otage du développement, Paris, L’Harmattan, 1994. 292 Poncelet M., Une utopie post tiers-mondiste, la dimension culturelle du développement, ouv. cité, p.11. 293 On peut citer ici Abou S., L’identité culturelle, relations inter-ethniques et problèmes d’accumulation, Paris, Éditions Anthropos, 1981 ; Amselle J.L., «Le développement vu du village» dans Sociologia ruralis, vol XXVIII 2/3 pp.176-181, 1988 ; Elungu P., Tradition africaine et rationalité moderne, Paris, L’Harmattan, 1987.

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de la reconnaissance d’une pluralité des rationalités qui guident les pensées et les pratiques des hommes, des groupes et des peuples294.

Il y a une seconde approche, selon Poncelet, celle-là plus radicale et plus critique, consistant à penser que «les cultures constituent aujourd’hui les limites infranchissables de l’utopie du développement»295. Sur cet horizon théorique, se dessine une conviction forte qui s’appuie sur le postulat que le recours aux cultures constitue, pour contourner les pièges du mimétisme dont les sociétés du Tiers- monde sont aujourd’hui victimes, une condition incontournable296. Elle exige une révolution épistémologique, gage d’une modification de la praxis développementaliste, grâce à l’introduction de la variable culturelle. Ce qui se traduit logiquement par une prise de distance radicale avec cette conception monolithique du développement occidentaliste297.

Ces trois formulations semblent avoir un dénominateur commun : la référence à la culture comme nouveau registre d’analyse, comme un nouveau berceau paradigmatique dans la tentative de redéfinition des principes du développement. Les thèses qui sous-tendent ces différentes formulations ont un point commun, celui d’une reconnaissance à penser le développement, non plus à partir de la logique du marché et à sa rationalité mercantiliste, mais à substituer à cette rationalité une autre rationalité plus ouverte qui réintroduit dans l’aventure du développement les références culturelles identitaires des individus et des groupes concernés. Dans la pensée socio-anthropologique africaniste, les problématiques prédominantes dans les perspectives d’une nécessaire prise en compte de la dimension culturelle dans le développement en Afrique s’inscrivent, la plupart du temps, dans la logique de la première thématique, à la limite dans la troisième perspective, où les cultures sont envisagées comme balises et ferments. Toute la teneur épistémologique des théories africanistes dans ce cadre conduit au refus de confiner le paradigme du

294 Voir Elungu P., Tradition africaine et rationalité moderne, Paris, L’Harmattan, 1987. 295 Poncelet M., Une utopie post-tiers mondiste, ouv. cité, p.39. 296 Dans cette rubrique on peut citer Meister A., L’Afrique peut-elle partir ?, Paris, Éditions du Seuil, 1966 ; Senghor L.S., Nations et voie africaine du Socialisme, Paris, Présence africaine, 1961. 297 Voir Diop C.A., Nations nègres et culture, Paris, Présence africaine, 1979 ; Diop C.A., Alerte sur les tropiques. Culture et développement en Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1960 ; Mondjagnani A.(sous la direction de), Participation populaire au développement, Paris, Karthala, 1984 ; Ndione E., Réinventer le présent. Quelques jalons pour l’action, Dakar, Endagraf, 1994, etc.

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développement aux seules exigences d’une rationalité propre à la culture occidentale.

Il s’agit, en définitive, d’envisager le développement à partir d’un substrat culturel. Ce qui le rendrait plus humain, du moins plus respectueux de la diversité et des spécificités des sociétés dans lesquelles il cherche à s’implanter, à se réaliser en tant que dynamique et processus global. Car le développement, selon la vision culturaliste, ne saurait subsister dans une totale extériorité par rapport à la société d’accueil, il faut que celle-ci se l’approprie et puisse l’investir symboliquement pour qu’il soit une initiative et un projet des acteurs sociaux culturellement et socialement identifiés dans un espace social propre.

3.3.5.4. L’argument de la dimension culturelle du développement et le préalable d’une restauration historique et culturelle La problématique «développement et culture» en Afrique a connu des approches variées. Malgré une diversité de perspectives d’approche, on peut les résumer en deux courants essentiels, celui qui porte sur la dimension culturelle à l’entreprise de développement et qui exige que les valeurs culturelles africaines soient prises en compte dans les logiques de développement et celui qui remonte à l’histoire africaine pour suggérer le préalable d’une restauration historique et culturelle dans les politiques de développement en Afrique. Le premier regroupe plusieurs chercheurs et l’autre dessine les approches de Cheikh Anta Diop et Joseph Ki- Zerbo.

3.3.5.4.1. L’argument de la dimension culturelle du développement Dans le contexte africain, c’est l’échec dans les années 1970 des conceptions de la modernisation des sociétés et de leur développement économique qui sera à l’origine du recours à la variable culturelle dans les théories du développement. En retraçant la trajectoire des politiques de développement initiées depuis les indépendances, Mamadou Dia298 essaie de montrer les circonstances qui ont produit un recours à la dimension culturelle dans la redéfinition des postulats du

298 Dia M., «Développement et valeurs culturelles en Afrique subsaharienne» dans Problèmes économiques, n° 2281, 1992, p.27.

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développement en Afrique. Dia analyse ce recours à partir de trois phases dont chacune laisse entrevoir une conception spécifique du développement.

1 Une première conception se dégage, celle du paradigme de la modernisation qui puise ses fondements dans la conception d’un développement dans les pays africains qui s’inspire de l’expérience occidentale. Les présupposés restent les mêmes que ceux de l’option libérale, c’est-à-dire une perspective du développement qui se fonde sur la croissance, l’industrialisation et la libre concurrence. C’est une thèse qui commande un paradigme largement dominant dans la conception occidentale du développement, le progrès linéaire et mécaniquement cumulatif. Le sous-développement est ici appréhendé comme une réalité imputée à un retard de croissance et dont les facteurs bloquants sont situés dans les variables culturelles des peuples dits autochtones.

2 Une seconde approche technologique de la gestion et du développement et ses leviers institutionnels partait de «l’idée que la modernisation passait obligatoirement par l’assimilation des méthodes et des techniques de gestion occidentales»299. Or, la simple transposition dans le contexte africain d’industries et de technologies modernes n’a pas pu produire les effets recherchés ni enclencher une dynamique de modernisation dans les sociétés africaines. Cette seconde conception est à la base du débat porté sur la nécessité de réévaluer dans le contexte africain les théories et les stratégies de développement.

3 Enfin, une troisième approche ethnocentrique de la culture où l’on suppose que toutes les sociétés devraient épouser le modèle culturel occidental, à savoir l’esprit d’entreprise, l’individualisme, la recherche du profit, l’intérêt personnel comme passage obligé pour atteindre un développement réel.

Dans la théorie africaniste, comme dans la théorie tiers-mondiste de manière générale, il s’est agi d’un travail de déconstruction d’une telle théorisation au profit d’une approche d’un recours aux variables culturelles pour réajuster la philosophie du développement. Reprenant à son compte la thèse de J.M. Domenach, qui

299 Dia M., «Développement et valeurs culturelles en Afrique subsaharienne», article cité, p.29.

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analyse la crise du développement comme celle d’une culture «mélange de mythologie et de rationalité»300 à finalité d’expansion technique, le courant critique africaniste, sous l’égide des chercheurs comme S. Amin, J.M. Éla, A. Mondjagnani, E. Ndione, L.S Senghor, A. Meister, dénonce l’oubli de la culture dans les approches du développement. Ces chercheurs soutiennent que la nécessité de privilégier les valeurs et les représentations dans le contexte africain pourrait donner un sens et une âme au développement en Afrique.

Selon les partisans de ce courant, si dans le monde occidental voire asiatique on en est arrivé à réaliser un développement économique, c’est parce que la culture ou les valeurs culturelles positives ont eu à jouer un rôle prépondérant. Il dérive de cette approche l’idée que la recherche des conditions du développement en Afrique suppose en toute logique un recours aux cultures africaines, en misant sur les dynamiques intraculturelles et les valeurs endogènes aux cultures de l’Afrique. Cette argumentation sur le recours à la culture des milieux africains se fonde, en effet, sur une approche qui se réfère à l’analyse wébérienne sur la corrélation entre le capitalisme et la culture protestante. Elle prend en compte, en guise d’exemple, l’explication wébérienne de l’essor du capitalisme lié au développement de l’éthique calviniste favorisant l’esprit d‘entreprise ou encore l’explication du développement pour les variations chez les acteurs sociaux de la motivation et du besoin de réussite telle qu’elle est théorisée, de manière courante, dans la sociologie américaine.

3.3.5.4.2. Inscrire le développement dans l’histoire africaine ou le préalable d’une restauration historique et culturelle Dans une version radicale de la critique du développement issu du contexte occidental, des chercheurs comme Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga301 et Joseph Ki-Zerbo soutiennent que le véritable problème n’est pas seulement de prendre en compte les spécificités culturelles africaines dans les stratégies de développement. Ce qui ne serait que l’adaptation d’un développement exogène qu’on tenterait de réaliser dans le contexte africain. Au contraire, il faut penser à un

300 Pour une plus large connaissance de la thèse de Domenach, il faut se référer à son article «Le développement de la crise du développement» dans Le mythe du développement, Paris, Seuil, 1977. 301 Obenga Th., Le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste, Paris, L’Harmattan, 2001.

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développement généré de l’intérieur, conçu par le génie africain qui s’appuie sur une tradition historique riche d’enseignement et dicté pour les besoins du continent. La restauration des valeurs sociohistoriques et culturelles du continent africain s’impose.

Dans le refus de ce que Mamadou Diouf appelle «la mise en subordination périphérique de l’Afrique»302, Cheikh Anta Diop dans sa démarche a prôné l’idée d’une trajectoire endogène des temporalités africaines qui serait la restauration de l’africanité de l’Égypte. Il prône la découverte d’un passé africain non orienté par les lectures occidentales pour fonder les bases d’une forme d’historicité spécifique aux sociétés africaines. Contrairement aux thèses du paradigme de «la mise en subordination périphérique de l’Afrique», Cheikh Anta Diop soutient le principe d’une restauration historique et culturelle comme la voie de salut pour l’Afrique. Le principe qui sous-tend une telle approche rejette l’idée de processus de développement qui serait une copie du modèle occidental.

Les travaux de l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop se situent dans une perspective d’un développement endogène où la référence se trouve être les Antiquités de la vallée du Nil que constituent les Antiquités égypto-nubiennes. Cheikh Anta Diop fonde son analyse sur le postulat de l’antériorité nègre de la civilisation égyptienne pharaonique, dont la restitution et la mise en valeur constituent une source vitale et féconde pour engager une modernité et un développement durable dans le continent africain, à partir des ressorts endogènes aux cultures africaines traditionnelles.

Dans sa vision d’une modernisation véritable et un développement durable des sociétés africaines, Cheikh Anta Diop invite les Africains à renouer avec la tradition culturelle africaine qu’elle situe dans la civilisation pharaonique. Car, «l’hominisation se réalise en Afrique et s’est consolidée par la création de la première culture reconnue comme la première civilisation humaine»303. Véritable pionnier de ce que l’on désigne comme l’héritage intellectuel endogène de l’Égypte pharaonique,

302 Diouf M., «Des historiens et des histoires, pourquoi faire? L’historiographie africaniste de l’État et les communautés» dans Revue africaine de sociologie, 2, 1999, p.113. 303 Diouf M., «Des historiens et des histoires, pourquoi faire? L’historiographie africaniste de l’État et les communautés» dans Revue africaine de sociologie, article cité, p.109.

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Cheikh Anta Diop prône un développement et une modernité africaine endogènes qui puisent leurs ressorts de l’héritage pharaonique. Ce qui revient à mieux assumer, dans l’optique de Cheikh Anta Diop, le progrès spirituel et matériel du monde noir. C’est à ce titre qu’Obenga écrit :

«C'est pour bâtir un futur culturel autre, dans les temps qui sont les nôtres et qui s'en viennent que Cheikh Anta Diop insiste sur la « réconciliation » des civilisations africaines avec l'histoire. Les «Antiquités égypto-nubiennes» doivent donc être désormais étudiées, expliquées, commentées, diffusées, promues, etc., comme des «Antiquités classiques» du monde noir contemporain, en Afrique même et dans toute la diaspora. Les communautés noires du monde doivent assumer les civilisations de la Vallée du Nil en tant que leur propre tradition ancestrale. Ainsi, il est nécessaire de rénover complètement l'éducation de la jeunesse africaine, de faire circuler l'information culturelle, historique et scientifique, d'enrichir le théâtre, le cinéma, la littérature, l'enseignement du Droit, de la philosophie, des sciences, de l'architecture, de la linguistique, de la sociologie, en puisant dans l'immense héritage de la Vallée du Nil. Cette idée est centrale dans l'oeuvre de Cheikh Anta Diop, et c'est justement cette destination pédagogique des civilisations de la Vallée du Nil qui est comme l'une des conséquences les plus importantes de la crise de conscience historique des peuples africains»304.

En résumé, les travaux de Cheikh Anta Diop visent à restituer l’histoire africaine, à en inférer un resourcement du développement qui puiserait dans les racines culturelles africaines qui remontent à l’époque pharaonique.

On peut retenir que la thématique de la dimension culturelle du développement, dans le champ de la pensée africaniste et dans le champ de l’africanisme de manière générale, s’inscrit ainsi dans la perspective de la valorisation identitaire qui a polarisé le combat de la réhabilitation des sociétés noires. Elle s’alimente à trois sources idéologiques, c’est-à-dire ces grandes constructions idéologiques qui ont marqué et même orienté l’histoire de l’Afrique anticoloniale, à savoir le panafricanisme, la négritude et le consciencisme. C’est dire que le recours à la variable culturelle, dans l’examen relatif aux questions du développement en Afrique, est à la fois un prolongement et une rupture des luttes menées pour l’indépendance politique, culturelle et économique.

304 Obenga Th., Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, Paris, Khepera /Présence Africaine, 1996, p.303.

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Conclusion Ce chapitre nous a permis d’exposer quatre courants dans la pensée africaniste. Ils ont un dénominateur commun : l’analyse de la crise du développement en Afrique à la lumière de l’inadéquation du modèle de développement au contexte des sociétés africaines. La première section a insisté sur l’apport de Balandier dont la sociologie dynamique a constitué dans l’évolution de la pensée africaniste une rupture capitale. Dans cette section, nous avons insisté sur l’innovation opérée par Balandier dans la redéfinition du champ d’analyse que constituent les sociétés africaines et l’exigence d’une méthodologie qui prend en compte les dynamiques endogènes et les processus de développement en œuvre. Dans sa démarche, le blocage auquel se trouvaient confrontées les sociétés africaines étaient dû à une confrontation de deux logiques : le développement à l’occidentale et l’économie des sociétés africaines sous-tendue par un système de prestations et de contre- prestations.

C’est ce postulat qui a prévalu dans l’anthropologie économique marxiste, dans la théorie du dualisme et dans la théorie culturaliste. La théorie de la dépendance ne sort pas de ce cadre d’analyse même si elle aborde la question à partir d’une posture fondée sur des paramètres économiques d’un système économique mondial inégalitaire. C’est dire que ces différentes postures se sont situées dans une perspective de déconstruction du paradigme de la modernisation. Elles se sont orientées vers une quête d’alternatives au développement qui supposent le refus du mimétisme postulé par la modernisation. Dans cette logique, elles ont prôné la redécouverte progressive de la rationalité des systèmes socioculturels africains pour redéfinir les bases du développement dans l’espace social en Afrique.

À travers leur formulation, ces courants de l’africanisme, en dépit des nuances, ont procédé à une mise à nu du discours d’une Afrique fermée sur elle-même et réticente au développement et au changement. C’est dans ce cadre qu’ils ont reproduit le postulat culturaliste qui se fonde sur le principe selon lequel la culture constitue le socle des logiques sociales et économiques. Ce paradigme culturaliste qui transparaît dans ces courants sera l’axe prédominant des autres courants de la

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pensée africaniste du développement que nous allons aborder dans le chapitre suivant. Les théories néo culturalistes et celles du développement endogène ne font que prolonger ce débat : soit pour refuser à la culture africaine d’être porteuse de progrès et de changements sociaux, soit pour lui donner un rôle prépondérant dans l’élaboration des approches alternatives endogènes au paradigme de la modernisation. Seulement, la particularité de ces nouvelles théorisations est d’ouvrir des problématiques qui redimensionnent les thèses dépendantistes ou culturalistes que d’aucuns n’ont pas hésité à considérer comme des formes d’expression de l’idéologie tiers-mondiste, pour ne pas dire anti-impérialiste.

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CHAPITRE IV LES NOUVEAUX CADRES D’ANALYSE DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE EN AFRIQUE

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Introduction Ce quatrième chapitre nous situe dans une phase particulière de l’évolution de la pensée africaniste du développement. Les théories commentées dans cette partie proposent des regards différents, parfois opposés, mais elles s’inscrivent toutes dans une perspective de redéfinition des problématiques du développement. À l’opposé d’une théorisation de la faillite de l’Afrique s’est déployé un autre axe d’analyse porté vers une tendance «dé-constructive» du modèle proposé par la théorie de la modernisation. Les nouveaux paradigmes qui structurent ce cadre analytique s’accordent pour la plupart sur un postulat de base : celui de démontrer qu’aucun modèle d’analyse et d’action dans le cadre du développement ne peut prétendre être efficient en faisant abstraction des spécificités socioculturelles, identitaires qui confèrent une signification aux comportements et pratiques des acteurs impliqués dans le processus du développement. C’est dire que la fin du modèle unique pour tous

«est le signe de l’émergence de nouveaux paradigmes prenant en compte la multiplicité, la complexité, la transversalité voire la transcendance en raison de la montée en puissance de la diversité des valeurs dans le cours des événements auxquels nous assistons en direct. L’épuisement progressif des concepts phares du progrès tel qu’il a été institué depuis l’avènement du capitalisme encourage une révision déchirante dans la façon d’aborder les problèmes économiques et sociaux des sociétés contemporaines»305.

Ce chapitre se structure autour de deux problématiques mobilisées autour des questions du développement en Afrique. La première est une tentative d’explication de la faillite du développement en Afrique à partir d’un regard critique sur les cultures et les mentalités africaines. Elle refuse d’incriminer le modèle de développement universel en s’attaquant plutôt aux tentatives de tropicalisation et d’accommodations de ce modèle au nom de prétendus principes culturels. La seconde approche est une tentative de déconstruction du postulat du développement industriel planétaire que les partisans de cette approche considèrent comme la cause principale du sous-développement en Afrique. Elle propose une

305 Zaoual H., «Minorité et diversité. Une introduction à la pensée postglobale» dans Document de travail, Cahiers du Lab. RII, n°113, p.4.

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conception endogène du développement, une prise en considération des variables sociologiques. C’est une approche soucieuse de la pluralité des trajectoires, des dynamiques sociales endogènes, du retour aux communautés comme actrices à part entière. C’est ainsi que ces nouveaux cadres d’analyse ont centré leurs réflexions sur les pratiques locales.

4.1. Le néo-culturalisme ou la critique de la culture et des mentalités africaines La plupart des théories ont puisé leurs points de repère dans ce que Marc Éla appelle «le paradigme de la faillite». Il désigne «un cadre d’analyse de l’histoire économique et sociale de l’Afrique contemporaine, avec un accent mis sur les impasses de ce qu’il est convenu d’appeler le développement»306. Les théories afférentes à ce paradigme ont un dénominateur commun, celui d’un regard pessimiste qui s’attaque aux faiblesses structurelles d’une tradition culturelle peu disposée à s’ouvrir au progrès. Elles sont toutes d’accord sur l’existence d’une double crise récurrente en Afrique : l’échec du développement et l’échec de l’État africain. Le constat est que les États africains, qu’ils se soient référés à des idéologies libérales ou socialistes, ont tous échoué dans la conduite des politiques de développement et dans la gestion de la chose publique.

4.1.2. Contexte d’élaboration et fondements théoriques du paradigme de la faillite L’insuccès grandissant des politiques d’ajustement structurel, eu égard à leurs objectifs fondamentaux et à leurs promesses, a amené une réelle prise de conscience de la gravité de la crise économique en Afrique, en installant le doute sur les capacités des Africains à inverser la tendance du sous-développement. Le paradigme de la faillite est né dans ce contexte, de l’inefficacité des efforts de développement menés jusqu’ici dans le continent africain et des crises politiques structurelles qui n’ont cessé de plonger les sociétés africaines dans la misère et le dénuement. L’examen des crises dans le chapitre II nous a édifiés sur cette situation.

306 Éla J.M., «Les voies de l’afro-renaissance» dans Le Monde diplomatique, article cité, p.3.

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«L’image d’un continent «naufragé», mille fois ressassée, paraît résumer l’ensemble des perceptions d’une Afrique qui tendrait à se confondre avec la misère, la corruption et la fraude et qui serait la patrie de la violence, des conflits et des génocides. Des images d’apocalypse sont projetées sur une Afrique appauvrie dans la spirale des conflits»307.

Le paradigme de la faillite puise dans ce registre descriptif d’un continent dans l’impasse, soumis aux crises multiformes et récurrentes d’une modernisation mal conçue. Seulement, dans le cadre de l’analyse introspective faite par «les théoriciens de l’école de l’intérieur»308, c’est l’homme africain qui est désigné comme responsable de sa situation. Les causes de la crise du développement en Afrique sont imputables, aux yeux de ces penseurs de l’école de l’intérieur, au manque d’organisation et d’initiatives des Africains et surtout de leur incapacité de gérer leur propre destin. L’évolution de ce discours a conduit à sa version la plus poussée et la plus radicale dans le courant néo-culturaliste, sous l’initiative d’une jeune génération de penseurs africains dont Axelle Kabou et Daniel Etounga Manguelle.

4.1.3. Le néo-culturalisme et la problématique du refus du développement en Afrique 4.1.3.1. Contexte et postulats d’analyse Le néo-culturalisme date de la fin des années 80 et se caractérise par une forte tendance à ramener l’explication des problèmes du développement dans les faits culturels, censés déterminer et conditionner les représentations et les pratiques qui sous-tendent le développement. Pour les théoriciens de ce courant, dont les plus connus, Daniel Etounga Manguelle, Axelle Kabou, la culture ou les cultures africaines représentent le seul lieu où il faut essayer de trouver les arguments pour rendre compte de la difficile situation du continent africain.

307 Idem, p.4. 308 L’école de l’intérieur désigne une nouvelle génération de penseurs africanistes africains qui situent les problèmes du développement en Afrique à partir des réalités socioculturelles endogènes. Elle rend responsable les Africains de leur situation. Elle est, comme l’affirme Axelle kabou, «une génération de chercheurs qui entendent non seulement instaurer une tradition autocritique et d’analyse critique, mais aussi œuvrer à la réappropriation de l’intégralité de l’histoire de l’Afrique par les africains, afin d’identifier des faiblesses structurelles et conceptuelles probablement vieilles de plusieurs siècles et d’y remédier». Voir Kabou A., «Quand les Africains critiquent l’Afrique» dans Le Courrier. Afrique Caraïbes Pacifique-Union européenne, n° 134, Juillet-Août, 1992, p.66.

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Ce courant se défait des thèses de l’atlantisme de «l’École de Dakar»309 qui veut expliquer le sous-développement de l’Afrique à partir des facteurs exogènes de l’accumulation capitaliste mondiale. L’École néo-culturaliste est plutôt une vue de l’Afrique du dedans, c’est-à-dire une critique africaniste des Africains sur leurs propres univers socioculturels. Des principaux ouvrages représentatifs de ce courant, que sont ceux de Tidiane Diakité, l’Afrique malade d’elle même310, de Alain Hazoumé et de Edgad Hazoumé, Afrique un avenir en sursis311, de Daniel Etounga

Manguelle, l’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel?312, de Ka Mana, L’Afrique va-t-elle mourir?313, et de Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement?314 sont assez illustratifs pour montrer l’importance de ce courant dans la littérature africaniste.

Au-delà des nuances et de la diversité des problèmes abordés, ces différentes publications, produites par des africains sur leur propre culture, ont un postulat théorique et méthodologique commun. Ce postulat se particularise par la rupture avec «le paradigme du joug colonial». Il part du principe que les causes de l’échec du développement et de la modernisation en Afrique se trouvent dans «l’inconscience phénoménale d’une Afrique à la psychologie flasque, peu encline à des résolutions franches et à des ressourcements salutaires»315. L’idée dominante qui traverse toutes ces publications est que les faibles performances constatées des économies africaines sont logiquement imputables aux déficits culturels de leurs sociétés.

En effet, eu égard aux sacrifices, aux exigences et à l’esprit de rationalité qu’imposent la modernisation et le changement permanent pour s’adapter aux

309 L’école de Dakar est représentée par des universitaires historiens que sont Boubacar Barry, Abdoulaye Bathily, Mamadou Diouf qui se sont largement inspirés des thèses du courant dépendantiste incarné par des économistes comme Samir Amin et André Gunther Frank. Ces universitaires chercheurs de Dakar ont montré que la destruction des sociétés africaines et leur exploitation par les différentes formes de domination expliquent leur ’état de sous- développement. 310 Diakité T., L’Afrique malade d’elle-même, Paris, Karthala, 1966. 311 Hazoumé A., Hazoumé E., L’Afrique, un avenir en sursis, Paris, Éditions L’Harmattan, 1988. 312 Manguelle D.E., L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel?, Ivry sur Seine, Éditions Nouvelles du Sud, 1990. 313 Ka Mana P., L’Afrique va-t-elle mourir?, Paris, Éditions du CERF, 1991. 314 Kabou A., Et si L’Afrique refusait le développement?, Paris, L’Harmattan, 1991. 315 Hazoumé A., Afrique, un avenir en sursis, Paris, L‘Harmattan, 1988, p.103.

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impératifs de la contemporanéité, les cultures africaines sont considérées comme structurellement incapables de réaliser en leur sein les mutations nécessaires qui s’imposent. L’absence d’inventivité et l’inexistence d’esprit critique, en corrélation avec une mentalité anti-développementaliste où le social écrase littéralement l’économique, constituent les deux freins socioculturels au progrès et au développement en Afrique. Il dérive de ce courant de pensée le refus d’imputer à la domination coloniale les difficultés actuelles du continent africain. L’École de l’intérieur» exhorte l’africanisme à rompre avec l’approche extravertie d’une Afrique présentée comme une victime de l’histoire où les causes de son sous- développement seraient imputables aux processus de domination extérieure. Au contraire, il faut reconnaître, à la suite de Diakité, que

«l’Afrique noire n’est pas seulement malade de la sécheresse, elle n’est pas non plus seulement malade de la détérioration des termes de l’échange, elle est surtout malade de la mauvaise gestion, elle est malade de ses dirigeants et du mal-gouvernement, malade d’elle même»316.

Axelle Kabou et Daniel Etounga Manguelle ont systématisé les postulats d’analyse de ce courant de pensée pour justifier finalement que le sous- développement de l’Afrique est plutôt consécutif au déficit socioculturel qu’à une domination extérieure. Pour élucider les arguments qui ont fondé son approche, Axelle Kabou s’en prend aux théories dominantes des sciences sociales africaines marquées par le postulat d’une Afrique victime de l’agression occidentale. Elle met l’accent sur une revue critique sur cette littérature qui a dominé la pensée africaniste du développement. Daniel Etounga Manguelle, tout en défendant une thèse voisine à celle de Kabou, insiste sur l’examen des forces conservatrices, des mentalités fixistes et des faiblesses structurelles propres aux cultures africaines.

316 Diakité T., L’Afrique malade d’elle même, ouv. cité, p.161.

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4.1.3.2. Regard critique d’Axelle Kabou sur les grandes étapes de la pensée africaniste Dans sa tentative de retracer l’évolution de la pensée africaniste317 dans l’espace francophone, Axelle Kabou repère quatre phases déterminantes dont chacune représente un moment du discours africaniste autour d’une idée dominante.

La première phase qui débute le mouvement théorique africaniste dans cet espace francophone date des années 30. C’est une Afrique intellectuelle qui s’est appropriée, selon Kabou, le projet de la réhabilitation culturelle à partir de l’amorce d’une critique sans complaisance de l’idéologie post-coloniale.

«L’Afrique intellectuelle vivant à Paris s’est appropriée l’idéologie de la négritude, élaborée dans les années 1920 par l’école noire américaine et antillaise en réaction contre les préjugés qui s’attachaient aux gens dits de couleur, et pour affirmer l’existence d’une culture négro-africaine riche et originale niée à l’époque par l’establishment blanc»318.

Durant cette période s’est constitué, à la suite de la création de la Société Africaine de Culture (SAC), un vaste mouvement de lutte et de revendication idéologique et politique pour la reconnaissance et la réhabilitation de la culture noire, condition d’une affirmation identitaire de la libération politique et économique du continent africain. Des intellectuels africains de la diaspora se sont réunis, successivement à Paris et à Rome, pour «jeter les bases d’un militantisme africain englobant des domaines aussi variés que les idéologies politiques et culturelles, la sociologie, l’histoire, l’éducation, l’économie»319. Ce panafricanisme s’inscrivait parfaitement dans un mouvement historique de recherche d’une identité noire, du refus de la négation, de l’infériorisation, de la domination politique et économique. Ce militantisme africain puise ses ressorts dans la légitimation d’un combat sous- tendu par le sentiment d’une Afrique victime de l’histoire, victime d’un projet de domination occidentale.

317 Pour une ample connaissance de cette analyse critique sur l’évolution de la pensée africaniste, il faut se référer à Kabou A., «Quand les Africains critiquent l’Afrique» article cité. 318 Kabou A., «Quand les Africains critiquent l’Afrique» article cité, p.64. 319 Ibidem.

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La seconde phase coïncidait avec la période des indépendances des années 1960, elle est l’aboutissement logique de ce vaste mouvement de réhabilitation et de militantisme pour l’émancipation des noirs. Cependant, en dépit de l’émancipation des peuples africains, la rupture ne suivra pas sur le plan de la réflexion intellectuelle. Selon Axelle Kabou, les mêmes arguments et la même toile de fond idéologique ont continué à servir de cadre d’analyse aux discours africanistes. «Le paradigme du joug colonial» continue à sous-tendre la littérature africaniste. L’Afrique reste toujours «projetée comme une victime de l’histoire qui, avant la traite et la colonisation, formait un tout cohérent dont l’intrusion de l’Europe a perturbé l’équilibre puis provoqué le déclin»320. Toute la problématique, qui a émaillé les discours des idéologies post-coloniales, s’alimente de ce paradigme pour tenter de justifier la situation des États africains nouvellement indépendants.

La troisième période de l’évolution de la pensée africaniste qui date des années 1970 amorçait, selon Axelle Kabou, une rupture radicale par rapport au «paradigme du joug colonial». En effet, à partir des années 1970, après que l’euphorie des indépendances se soit finalement estompée, on remarqua quelques dissonances sous l’effet d’une dizaine d’années d’indépendance qui ont fini par mettre à nu les défaillances des régimes monopartisans. On voit émerger une littérature essentiellement occupée à critiquer les chefs d’États africains, les stratégies de développement qui ont enfin révélé l’épuisement du modèle colonial. Cette lecture, fortement influencée par la théorie du marxisme et des théories de la dépendance soutenait l’idée d’une co-responsabilité entre chefs d’État africains et leurs maîtres occidentaux.

Ce courant représente, aux yeux de Kabou, une évolution majeure par rapport à la décennie précédente où tous les maux étaient censés venir de l’Occident. Il inaugure, puis développe dans l’africanisme, la thèse de la co-responsabilité de l’Afrique et du colonisateur. Les dirigeants africains au pouvoir, depuis les indépendances, sont désormais cloués au pilori par une élite intellectuelle engagée qui brosse, à cet effet, deux tableaux contrastés de l’Afrique : une Afrique profonde, celle des masses, porteuse de projets et une Afrique des dirigeants, de la

320 Ibidem.

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bourgeoisie compradore vivant de rente et de corruption. À travers ce regard critique, c’est l’Afrique dite officielle, c’est-à-dire le versant occidentalisé de l’Afrique, qui sera désignée comme étant en faillite. Il s’agit de cette Afrique de l’État moderne légué par le colonisateur, «avec son cortège d’institutions politiques, administratives, juridiques, une greffe qui, sans être totalement rejetée, est très loin d’avoir porté les fruits attendus»321. Par contre, il y a cette autre Afrique qui, en marge de la déréliction de l’Afrique occidentalisée, est porteuse d’avenir et de sens inclusif d’une trajectoire «bien vivante et bien portante»322. C’est ce double visage que peint Axelle Kabou qu’on retrouve dans L'autre Afrique. Entre don et marché, un ouvrage de Serge Latouche.

«Il y a donc en marge de la déréliction de l’Afrique officielle, à coté de la décrépitude de l’Afrique occidentalisée, une autre Afrique bien vivante sinon bien portante. Cette Afrique des exclus de l’économie mondiale et la société planétaire, des exclus du sens dominant, n’en persiste pas moins à vivre et à vouloir vivre, même à contresens»323.

Dans ce regard critique, il y a l’idée qu’il existe, à l’intérieur des sociétés africaines post-coloniales, un dédoublement des structures : la sphère des dispositifs institutionnels et politiques officiels et la sphère des pratiques et dynamiques réelles des acteurs du bas. C’est l’Afrique officielle qui a échoué dans sa mission. En réalité, cet échec est celui de l’occidentalisation comme projet économique, politique et social universel. «L’Afrique des villages», pour reprendre l’expression de Marc Éla et dans une certaine mesure l’Afrique des banlieues, est considérée comme porteuse de projets, de vitalité et d’avenir. Elle est virtuellement dépositaire d’un savoir traditionnel efficace qui donnerait sa pleine mesure en matière de développement si les dynamiques endogènes qui l’ont habitée n’étaient pas perturbées par les politiques autoritaires et prédatrices.

Enfin, la quatrième phase a coïncidé, selon Axelle Kabou, avec ce qu’on a appelé dans le jargon développementaliste la décennie perdue, celle des années 1980-1990. En contraste total avec les années 70, les années 80 marquent la

321 Latouche S., L'autre Afrique. Entre don et marché, ouv. cité, p.15. 322 Idem, p.19. 323 Latouche S., L'autre Afrique. Entre don et marché, ouv. cité, p 19.

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période des politiques d’ajustement structurel qui symbolisent la faillite de l’État postcolonial et l’épuisement du paradigme néocolonial du développement. Axelle Kabou brosse longuement le tableau de cette crise multiforme avec des facettes variées, des contours complexes et édifiants sur les raisons d’une réévaluation critique des postulats et des présupposés des théories du développement.

«C’est l’heure des bilans sombres, mais riches d’enseignements. En effet, en dépit de la variété d’idéologies politiques et économiques appliquées par les États africains, tous, des plus riches au plus pauvres, présentent des caractéristiques identiques après trente ans d’indépendance : prépondérance des produits de base peu transformés dans les exportations ; secteur industriel stagnant et peu compétitif, petites et moyennes entreprises peu productives ; secteur informel hypertrophié ; permanence des systèmes de production inadaptés à la croissance démographique»324.

Ces crises ont fini par polariser la recherche africaniste sur les questions du développement. En substance, les années 1980 sont particulièrement marquées par deux faits majeurs : l’impact d’une crise structurelle et conjoncturelle des politiques de développement avec l’onde de choc des plans d’ajustement structurel et le doute sur les théories du développement qui ne résistent plus à l’analyse, cédant ainsi progressivement la place à d’autres grilles d’analyse. La critique de la pensée développementaliste (libérale, structuraliste, marxiste, dépendantiste) s’installe progressivement, menée par une nouvelle génération d’intellectuels qui n’ont pas connu la colonisation mais qui, confrontés aux crises aiguës consécutives aux échecs et à l’épuisement du modèle néocolonial de croissance, tiennent pour responsables les dirigeants africains de la dégradation des économies africaines. Pour eux, il est question de rompre avec les théories et les idéologies justificatrices qui innocentent les Africains.

La nouvelle grille d’analyse, issue de cette perspective autocritique dont se réclame Axelle Kabou va s’attaquer aux gestes sociaux, aux habitudes, aux comportements et aux mentalités propres aux Africains de toutes catégories sociales confondues. Elle a interrogé l’Afrique de l’intérieur, mais aussi de haut en bas et aucune catégorie sociale n’est épargnée. Une telle lecture critique et

324 Kabou A., «Quand les Africains critiquent l’Afrique», article cité, p.65.

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novatrice au sein de l’africanisme a permis de fonder l’hypothèse selon laquelle la crise du continent n’est pas le résultat de la seule domination extérieure. Il y a d’autres variables explicatives plus déterminantes qui relèveraient de l’indigence des cultures africaines. Dans la perspective de cette nouvelle grille de lecture, les causes réelles des crises du développement récurrentes en Afrique sont plus profondes qu’on le laisse entendre, elles devraient être situées davantage dans les comportements, mentalités et gestes sociaux propres au vécu quotidien des Africains.

C’est en réalité dans le double blocage psychosocial et culturel, c’est-à-dire dans le retard dans la pensée et dans la peur de la modernité et du changement, qu’il faudrait situer le non développement des sociétés africaines. L’irrationalité des mentalités et des attitudes dans les sociétés africaines demeure, aux yeux de Kabou, la vraie explication du sous-développement de l’Afrique. C’est pourquoi dans l’entendement de Kabou, la solution passe pour l’Afrique par l’adoption des valeurs rationnelles de l’Occident. À ce titre, la sentence de Kabou est sans appel : «l’Afrique du XXIème siècle sera rationnelle ou ne sera pas»325.

4.1.3.3. Daniel Etounga Manguelle et le postulat de l’ajustement culturel S’inscrivant dans la même logique que celle de Kabou, mais dans une perspective nettement plus radicale, Daniel Etounga Manguelle326 situe lui aussi les causes du sous-développement en Afrique dans les raideurs identitaires d’un substrat culturel, peu propice au changement et à l’esprit de modernité. Certes, les facteurs d’échec des politiques de développement en Afrique sont multiples, certains sont externes, d’autres endogènes, soutient Etounga Manguelle. Mais, selon lui, l’erreur de la plupart des chercheurs africains a consisté à mettre au premier plan les facteurs externes. Or, l’uniformité de la situation économique des États africains suggère de regarder vers les causes non économiques, c’est-à-dire les variables culturelles communes aux sociétés africaines. L’Afrique n’aurait-elle pas un handicap culturel par rapport aux autres continents qui expliquerait son échec dans l’entreprise du développement? S’interroge Manguelle.

325 Kabou A., «Quand les Africains critiquent l’Afrique», article cité, p.66. 326 Voir Manguelle D.E., L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel?, ouv. cité, p.66.

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Pour Manguelle, la réponse affirmative à cette interrogation ne souffre d’aucune ambiguïté. Il faut partir en effet d’un constat simple, celui de l’uniformité de la crise des pays africains au Sud du Sahara quelles que soient les ressources et les potentialités (pétrolières, financières, agricoles, etc.), pour se rendre à l’évidence que cette uniformité est la conséquence logique d’une indigence culturelle commune aux Africains. D’où l’argument de l’ajustement structurel comme seule perspective de sortie de crise des sociétés africaines :

«Thierry Verhelst a raison de nous rappeler que le changement social ne peut être imposé de l'extérieur mais doit au contraire constituer une transformation culturelle endogène. Il a en outre raison de parler de la culture comme d'un outil. Afin de pouvoir relever les défis de notre environnement naturel et social, nous devons en permanence adapter notre arsenal de ressources techniques, socio-économiques et mystiques. C'est cette adaptation même que j'appelle «ajustement culturel». C'est la condition sine qua non de tout progrès»327.

Les mentalités africaines, par essence fixistes, archaïques, passéistes ne sont pas préparées aux changements et à la modernité. Or, le développement technologique est le développement du temps prométhéen, une conception cumulative et irréversible du devenir qui tranche avec le temps cyclique de l’univers mental africain. Il existe un obstacle culturel chez les Africains qui justifie les déboires du continent en matière de développement, parce qu’affirme Manguelle «le développement technique suppose une conception, une manière de voir le monde et une volonté de le maîtriser et de le transformer»328. Or, l’Africain a tendance à accepter le monde tel qu’il est et une telle passivité est avant tout un comportement culturel. Le conservatisme culturel exerce donc une réelle influence sur l’Afrique au détriment d’une philosophie du changement que requièrent les exigences d’une modernité au galop.

«La cause globale, la cause unique, celle qui est à l’origine de toutes les déviations, c’est la culture africaine, caractérisée par son autosuffisance, sa passivité, son manque d’ardeur à aller à la rencontre des autres cultures avant que ces dernières ne

327 Manguelle D.E., «De l’ajustement structurel à l’ajustement culturel : la seule solution pour l’Afrique» dans Bulletin DPMN, n° 2, 1994, p.6. 328 Manguelle D.E., «Comment l’Afrique peut-elle changer?» article cité, p.67.

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s’imposent à elle et ne l’écrasent, son incapacité, une fois le mal fait, à évoluer à leur contact, sans tomber dans un mimétisme abject»329.

Pour mieux expliquer la raideur identitaire de la tradition africaine réfractaire au progrès, Manguelle en dégage quelques caractéristiques : - l’existence de famille étendue (polygamie) ; - le caractère millénaire et conservateur de la sagesse africaine ; - la prédominance de la société, du lignage, du groupe, de la tribu, de l’ethnie et de la famille sur l’individu (allégeances claniques et tribales). En Afrique, la personne est verticalement enracinée dans sa famille, dans l’ancêtre primordial et horizontalement liée à son groupe, à son village et à son terroir ; - la réticence au changement et à l’innovation ; - l’étouffement de l’initiative individuelle par un esprit de rigueur communautaire ; - la domination des aînés sur les jeunes ; - la soumission féminine ; - la propension à festoyer où toute cérémonie en Afrique est prétexte à la célébration pour des raisons de promotion sociale, de valorisation de la personne, de sa famille ou de son lignage.

Manguelle reprend à son compte l’analyse du «fossé des générations» de Margaret Mead330 relative à la typologie des cultures. Il essaie de l’appliquer à l’analyse des cultures africaines. Mead identifie trois types de cultures : la «culture post-figurative», «la culture figurative» et «la culture préfigurative». S’agissant de la culture «post-figurative», elle est ancestrale, traditionnelle, par essence conservatrice et contraignante. Dans cette culture, la continuité dépend en partie de ce qu’on attend de l’ancien. Concernant la culture «figurative», «les aînés gardent une situation dominante dans la mesure où ils fixent le style et définissent les limites

à l’intérieur desquelles les jeunes peuvent s’exprimer»331. Dans les faits, il y a l’existence d’une séniorité absolue où la génération aînée dispose des moyens politiques rituels et sociaux pour exercer une emprise sur la génération cadette. C’est un système qui confère un pouvoir aux aînés sur les biens et les personnes et

329 Manguelle D.E., L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel?, ouv. cité, p.15. 330 Voir Mead M., Le fossé des générations, Paris, Denoël-Gonthier, 1972. 331 Manguelle D.E., L’Afrique a t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel? , ouv. cité, p.99.

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un contrôle des circuits matrimoniaux. Enfin, pour la culture dite «préfigurative», elle est nettement caractéristique de l’absence de modèles préétablis qui puissent orienter les attitudes ou les comportements de ses membres. C’est plutôt une culture tolérante, individualiste, ouverte aux changements et à l’initiative individuelle.

Selon Manguelle, le modèle culturel africain se situe en général au niveau des cultures post-figuratives et figuratives. Il est caractéristique du respect, par la majorité de la population, des normes et règlements se rattachant aux anciennes structures et modes de pensée fondés sur la naissance, le sexe, l’âge et la religion. Elles ont toutes deux des caractéristiques identiques à celles des sociétés africaines, c’est-à-dire ce sont des cultures closes. Elles sont en autarcie, coupées du reste du monde, peu ouvertes aux changements indispensables à toute perspective de développement ou de modernisation. Elles sont donc structurellement déficientes et réfractaires au développement. C’est pourquoi, de toutes les causes avancées par les uns et les autres pour expliquer le retard pris par l’Afrique sur le reste du monde, Manguelle ne retient que les cultures africaines, caractérisées par leur manque d’ardeur à aller à la rencontre des autres cultures. Comparant l’image que les Japonais ont de leur culture à celle qu’il se fait des sociétés africaines, Manguelle pense que celle-ci est à l’image de l’huile de palme. Elle est une culture par définition figée.

«Les Japonais aiment à dire que leur culture est celle de l’eau ; elle prend spontanément la forme du récipient que les réalités lui imposent, en épousant les formes de ce récipient, mais sans changer de nature. S’il fallait caractériser la nôtre, nous dirons que c’est une culture à l’image de l’huile de palme froide. Elle est figée par définition et ne peut redevenir fluide que si on la réchauffe»332.

Au terme de son analyse, Manguelle en arrive à une même conclusion que Kabou, celle relative à une explication endogène des causes du sous- développement en Afrique, imputable aux déficits culturels des Africains.

En définitive, ce que l’on retient des deux auteurs que nous avons mobilisé pour exposer les fondements de l’école néo-culturaliste c’est un rejet sans ambages des

332 Manguelle D.E., L’Afrique a t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel?, ouv. cité, p.67.

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cultures africaines. Bien qu’ils se défendent de militer pour l’adoption univoque de la culture occidentale comme modèle, en répondant à leurs détracteurs, Kabou et Etounga Manguelle rejettent la culture africaine et la rendent responsable du non développement des sociétés africaines. C’est vers une toute autre perspective que s’orientent les théories du développement endogène.

4.2. Les nouvelles thématiques et approches du développement : les théories du développement endogène 4.2.1. Vers une reformulation des postulats et des stratégies du développement en Afrique En dehors du courant néoculturaliste, toutes les théories soutiennent l’inadéquation du modèle de développement initié en Afrique. Ce développement y est apparu comme une greffe mal réussie. Les politiques d’ajustement structurel ont fini par conforter cette hypothèse d’où le rejet de la théorie de la modernisation qui «repose sur le dogme, implicitement ou explicitement décliné, que seule la croissance économique viendra à bout de la pauvreté»333 . En essayant de procéder à une périodisation des différentes théories de la pensée africaniste du développement, nous avons montré que l’échec des politiques d’ajustement structurel a beaucoup contribué à des tentatives de reformulations du développement en Afrique.

En effet, dans la décennie des années 80-90 il s’est développé une constellation de théories nouvelles qui ont contribué à reconfigurer les conceptions du développement dans le champ des sciences sociales africaines. C’est toute une réflexion qui prend corps dans un champ d’étude et de recherche des socio- anthropologues africains334 et africanistes335 qui vont mettre l’accent sur l’économie sociale, sur le développement local et les logiques d’acteur. À partir de ce

333 Ibidem. 334 Voir Éla J.M., L’Afrique des villages, Paris, Karthala, 1982 ; Éla J.M., Quand l’État pénètre en brousse : les ripostes paysannes à la crise, Paris, Karthala, 1990 ; Éla J.M., Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire. Les défis «du monde d’en bas», Paris/ Montréal, L’Harmattan, 1998 ; Dia M., «Développement et valeurs culturelles en Afrique subsaharienne : il est temps de saisir les ressorts psychologiques des décisions économiques en Afrique» dans Finances et développement, n° 29, Décembre, 1991, pp.10-13. 335 Voir Engelhard Ph., L’Afrique miroir du monde ? Plaidoyer pour une nouvelle économie, Paris, Arléa, 1998 ; Peemans J.Ph., Crise de la modernité et des pratiques populaires au Zaïre et en Afrique, Paris/Montréal, L'Harmattan, 1997.

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bouleversement, le champ de l’africanisme va être finalement investi par une pluralité d’approches des problèmes du développement qui vont mettre l’accent sur l’exceptionnalité des contextes en Afrique. Ces études et recherches ont mis en lumière les activités économiques des acteurs d’en bas dans divers secteurs ainsi que leurs contributions originales au développement en milieu rural et urbain.

La caractéristique essentielle de ces théories, c’est qu’elles se sont déployées, par delà les nuances et la variation des champs abordés, à travers une ligne axiomatique qui reconnaît la spécificité des trajectoires et des procédures typées à partir de dynamique de réappropriation selon les situations considérées. Les théories qui caractérisent ce vaste courant se sont s’engagées dans des recherches de terrain, tout en s’écartant de la rhétorique évolutionniste et normative du développement. Elles se fondent sur une vision plus centrée, in situ, qui étudie les transformations sociales comme singulières. Ce déplacement des problématiques est caractéristique d’un mouvement théorique extrêmement hétérogène selon les thématiques, les problèmes abordés et selon les méthodologies envisagées et dont le portrait scientifique est difficile à circonscrire du fait de la diversité des paradigmes de référence.

C’est contre les théorisations globales et abstraite que ce nouveau registre a pris forme dans le champ de la pensée africaniste. Les lignes de pensée qui le structurent ont déplacé la recherche des sciences sociales du développement du macro et du méso vers le micro.

«Les perspectives planétaires ou continentales sont délaissées, et l’effet d’élaboration théorique est centré sur la compréhension ne serait-ce que partielle de phénomènes sectoriels ou régionaux plutôt que sur la peinture de vastes fresques théoriques et la production d’énoncés catégoriques décontexualisés»336.

Avec ce «tournant pragmatique», les grands paradigmes (fonctionnalisme, marxisme, structuralisme) et les macro-explications s’effacent, comme l’a montré Olivier de Sardan, au profit d’approches plus modestes, avec ce qu’on a appelé «le

336 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement, ouv. cité, pp.38-39.

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retour de l’acteur», «le tournant descriptif», «le virage du micro», «la montée du local». Les démarches qualitatives connaissent un profond essor (sociologie compréhensive, interactionnisme, récits de vie, ethnographie). Le micro et le descriptif font une entrée remarquée dans une discipline jusqu’alors dominée par les fresques théoriques des approches macro-sociales. L’unification théorique laisse place à d’innombrables postures adossées à des références très diverses et variées, marquées par l’abandon des grands paradigmes et par les tentatives de constitution d’une sociologie «sans société». Dans cette posture, le développement est dès lors reformulé comme un phénomène local et circonscrit selon les préoccupations des acteurs de base qui

«influe sur l’univers intérieur de l’homme, sur ses convictions, sur sa manière de vivre […]. Il se manifeste comme un processus qui implique les populations en tant qu’actrices, en vue de propulser une recomposition économique, sociale et culturelle du milieu»337.

C’est à la lumière de cette nouvelle approche que se reformule la problématique du développement, en prise aux nouvelles trajectoires dont leur analyse exige une déconstruction sémantique du concept de développement saisi comme substantif affecté de qualificatifs. L’idée d’un développement où le niveau local, les populations, leurs valeurs et références symboliques ainsi que leur ancrage socioculturel devraient être désormais pris en compte. Elles traduisent l’existence de théories plurielles dans la problématique du développement limitées à un ordre défini de faits où le local constitue l’espace privilégié où s’expriment les initiatives de la base. Le développement est alors reformulé dans sa pleine signification comme processus global et endogène, c’est-à-dire en rapport avec les dynamiques et les configurations sociologiques spécifiques auxquelles il s’appuie et par rapport auxquelles il se définit au sens plénier. À l’opposé du développement par le haut, ces différentes théories préconisent une conception du développement qui privilégie le rôle des populations et des ressources locales. Ce changement d’échelle est porteur, comme l’a montré Philippe Engelhard, de nouvelles initiatives et de sens338.

337 Diop A.S., Stratégie participative et réalités socioculturelles dans les dynamiques locales de développement. L'exemple de Plan international de Louga, Thèse de doctorat 3ème Cycle, Université Gaston Berger, p.44. 338 Voir Engelhard Ph., L’Afrique miroir du monde ? Plaidoyer pour une nouvelle économie, Paris, Arléa, 1998.

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4.2.2. Développement local et mise en évidence de stratégies d’acteurs La sociologie des acteurs collectifs a beaucoup préoccupé la recherche africaniste. Assogba situe cet intérêt dans les années 60-70. Selon lui :

«Les thèmes le plus souvent traités dans cette sociologie sont la colonisation et la décolonisation, les luttes de libération nationale, l’indépendance, les idéologies, l’unité africaine, les partis politiques, la construction nationale, la culture et l’assimilation, etc. Les actions historiques des différents groupes sociaux sont analysées, les antagonismes, les conflits, les contradictions entre groupes sont mis en évidence. Les alliances avec la métropole sont dénoncées»339.

Mais c’est à partir des années 80-90 que les sociologues africanistes vont faire de l’acteur une préoccupation centrale sous l’effet des crises et des mutations qui ont accompagné l’échec des politiques d’ajustement structurel en Afrique. Le problème du développement ne sera plus posé uniquement en termes de PIB mais à partir de la problématique de la prise en charge de la vraie richesse que Engelhard situe dans l’accès du plus grand nombre aux biens et services de base que sont les besoins alimentaires, l’eau potable, l’assainissement, le logement, l’énergie, le transport, l’éducation, les communications, etc.340 Ce changement d’échelle dans l’approche du développement s’est fondée sur deux exigences :

- d’une part, concevoir le développement comme processus avant tout endogène et participatif où il est question de préoccupation des besoins immédiats et réels des populations de base. C’est ce que l’on appelle communément le développement à la base qui se fonde sur la prise en charge à la fois des préoccupations des demandes locales et des réponses locales de ces demandes ; - d’autre part, il devrait être pensé comme un processus qui influe sur l’univers existentiel du cadre social qui implique donc pleinement l’homme, ses convictions, ses croyances, bref son univers mental et les réflexes comportementaux qu’un tel univers induit au niveau des acteurs sociaux.

339 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie d’Afrique noire de langue française», article cité, p.36. 340 Voir Engelhard Ph., L’Afrique miroir du monde ? Plaidoyer pour une nouvelle économie, Paris, Arléa, 1998

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Dans leur tentative d’analyse des fondements explicatifs de ce changement de perspectives, Goussault et Guichaoua soutiennent que la sociologie du développement s’est orientée vers l’étude des dynamiques concrètes en récusant fortement «l’exigence insoutenable d’une théorie générale et universelle des formations sociales et déblaie le terrain pour des théories plurielles limitées à un ordre défini de faits»341. C’est cette pluralité théorique qui explique la difficulté dans le champ des sciences sociales africaines, de trouver des convergences très nettes dans les grilles explicatives. Les théories sont formulées sous des approches différentes en fonction des situations et des acteurs. Ces théories ont, cependant, un lien paradigmatique commun, celui d’une thématique axée sur l’acteur, ses représentations, ses pratiques et sa logique. Les travaux africanistes qui se sont situés dans cette perspective ont fait, selon Philippe Hugon, «une place essentielle aux acteurs, à la pluralité des trajectoires, à la mise en perspective historique, au comparatisme […] L’hypersophistication des théories et des modèles économiques coexiste avec un hyper-empirisme focalisé sur le sujet et le local»342.

Cette posture théorique de l’approche développementaliste est traduite, selon Mercoiret, par «le concept de dynamique locale de développement»343. Ce concept de dynamique locale de développement est un principe d’explication pour traduire les nouvelles perspectives de développement orientées vers une plus grande responsabilisation des leaders locaux. Il sous-tend une démarche qui introduit dans la théorie du développement ce que Thierry Wherelts appelle «l’ère du verseau»344 où les peuples, dans les nouvelles problématiques du développement, seront non seulement des «problèmes à résoudre mais aussi des mystères à explorer, non des vides à remplir mais des plénitudes à découvrir»345.

341 Goussault Y., Guichaoua A., Sciences sociales et développement, ouv. cité, p.93. 342 Hugon P., «Trente ans de pensée africaniste sur le développement» dans Afrique contemporaine, article. cité, p.223. 343 Voir Mercoiret M.R., «L'émergence de dynamiques locales de développement, une réponse au développement?» dans Acte du XIème Séminaire de l'économie rurale, Septembre 1990, Montpellier, CIRAD. Dans sa communication, Mercoiret définit la dynamique locale de développement comme «une dynamique globale de mise en mouvement et en synergie des acteurs locaux par la mise en valeur des ressources humaines et matérielles d’un territoire donné, en relation négociée avec les centres de décision des ensembles économiques, sociaux culturels et politiques dans lesquels ils s’intègrent» p.51. 344 Wherels Th., Des racines pour vivre, Sud-Nord : identités culturelles et développement, Paris, Éditions Duculot, 1987, p.95. 345 Idem, p.144.

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En effet, même s’il faut reconnaître qu’elle est «un construit pluridisciplinaire en ce sens qu’elle emprunte d’abord aux sociologies particulières»346 et aux autres sciences comme la sociologie économique, la sociologie de la connaissance, la sociologie des organisations, l’histoire sociale, l’économie politique, cette nouvelle approche théorique s’est déployée sous l’influence notoire de la sociologie interactionniste de type wébérien. Le courant sociologique interactionniste va constituer le premier berceau paradigmatique de cette mutation dans la sociologie africaniste du développement.

Olivier De Sardan, après avoir montré cette pluralité, soutient que la portée de l’analyse interactionniste garde toute son originalité en se situant au confluent des réalités économiques, culturelles et symboliques. Dans cette mise en perspective théorique, il s’agit de montrer à travers les pratiques du développement, plus concrètement à travers les dynamiques locales de développement, l’existence d’une pluralité de réalités symboliques, économiques, culturelles, spirituelles en interférence et en corrélation fonctionnelle. C’est à cet effet que l’analyse socio- anthropologique africaniste établit, dans l’étude des questions relatives aux dynamiques locales de développement, l’importance des stratégies lignagères comme des facteurs déterminants dans les logiques comportementales.

Comme l’a suggéré Jean-Marc Éla, il faut «tenter de saisir le terrain même de son expérience telle qu’elle se donne à entendre en dehors des cadres conventionnels»347. Par conséquent, les systèmes de classification dans les sociétés africaines, les clivages ethniques, les systèmes familiaux, les rapports de parenté sont autant de formes de sociabilité qui constituent la base des institutions sociales en Afrique et permettent de comprendre les pratiques économiques et sociales informelles des acteurs africains qui procèdent par syncrétisme en alliant le traditionnel et le moderne. La sociologie ne saurait faire abstraction de cette réalité dans l’étude de faisabilité des projets de développement économique et dans la définition des stratégies de mise en œuvre de tels projets.

346 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie d’Afrique noire de langue française», article cité, p.37. 347 Éla J.M., Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994, p.25.

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On peut introduire ici la notion de «site symbolique»348, au sens où l’emploie Zaoual, c’est-à-dire une dynamique systémique caractérisée par une interférence des différentes facettes du réel où les pratiques des acteurs mobilisent plusieurs habitus349. Ainsi, l’économique ne peut se penser et a fortiori se pratiquer, comme le soutient Zaoual, sans tenir compte des fonctions dynamisantes ou bloquantes des autres dimensions propres au cadre existentiel des acteurs individuels et collectifs. On en tire comme conséquence que le développement n’est plus une entreprise universelle, transculturelle, il s’incarne dans des acteurs individuels et collectifs, porteurs de rationalités propres qui, à l’intérieur des contraintes que leur impose le système social, disposent quand même d’une marge de manœuvre, de liberté qu’ils peuvent mettre à profit dans le champ du développement.

La tentative de donner aux acteurs sociaux, individuels ou collectifs, leur véritable rôle dans le processus de développement et la reconnaissance de la pluralité des trajectoires et des rationalités, a ouvert dans le champ de la pensée du développement en Afrique un horizon de réflexion riche et diversifié. Il s’agit d’examiner ces différentes approches, en dépit de leur référence commune au postulat du développement endogène.

4.2.3. Développement communautaire et revalorisation des logiques endogènes 4.2.3.1. Le sens du développement communautaire Le développement communautaire est une conception qui fait appel aux traditions et potentialités locales des communautés de base en insistant particulièrement sur la nécessité de la prise en compte des valeurs culturelles et sur le recours à des modalités coopératives dans les stratégies de développement. C’est une approche centrée sur une vision globale et sociale du développement qui s’appuie sur le principe des systèmes de solidarité et des initiatives à l’échelle des communautés locales. L’approche du développement communautaire sous-tend

348 Zaoual H., «Économie et sites symboliques africains» dans Interculturel/Cahiers, n° 112, 1994. 349 Nous définissons l’habitus, à la suite de Bourdieu, comme une capacité organisatrice, une manière d’être, une prédisposition qui est «le produit des expériences passés et de toute une accumulation collective et individuelle…», Bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, Éditions du Seuil, Paris, 2000, p.260.

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l’idée d’un développement où les populations sont appelées à jouer les premiers rôles pour toutes les décisions relatives aux investissements locaux tout en plaçant la gestion des ressources naturelles à la base des activités productives. Ce qui signifie que dans les dynamiques locales de développement, il faut partir de ce que les individus sont, de ce qu’ils désirent, de ce qu’ils veulent.

Le développement part ainsi des potentialités du milieu et des objectifs réalisables en mettant l’accent sur la formation, l’encadrement des populations de base. Il s’agit de trouver, pour utiliser l’expression de N’dione, «le sens des pratiques» pour mieux valoriser la créativité populaire. Dans cette optique, le développement tient compte de la diversité sociologique des milieux et des peuples où les projets de développement seraient ce qu’on a fait éclore à partir des potentialités et ressources économiques du milieu concerné et non ce qu’on impose aux autres. Il s’agit plutôt de faire émerger des processus endogènes repérables, à partir d’une programmation concertée avec les communautés de base pour une dynamique locale de développement centrée sur les préoccupations des populations concernées.

Le développement communautaire se fonde, dans ses principes et dans sa stratégie de mise en œuvre, sur deux idées essentielles de base : l’endogéneisation du développement et la dimension participative des populations aux projets de développement initiés. Dans cette perspective, «toute situation de développement implique d’un côté une auto-prise en charge par les populations locales et fait appel nécessairement à une dynamique endogène»350.

«Le développement n’est pas ce qu’on apporte, c’est ce que l’on fait éclore, ce n’est pas ce que l’on impose de l’extérieur, c’est ce qu’on invente sur place, ce n’est pas seulement l’État, c’est la Nation et les multiples collectivités qui la composent. C’est le territoire alentour et les êtres humains qui vont et viennent, qui travaillent»351.

350 Olivier de Sardan P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement, ouv. cité, p.63. 351 Pisani E., La main et l’outil. Le développement du Tiers-monde et l’Europe, Éditions Robert Laffont, Paris, 1984, p.112.

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Une approche plus élaborée du développement communautaire s’intéresse à la mobilisation des ressources, à travers des programmes générateurs de revenus et des réformes appropriées de l’administration locale. Elle assure le lien entre le renforcement des capacités et la construction de la société civile à travers le développement d’activités autonomes des populations, une série d’initiatives publiques de développement.

4.2.3.2. Développement communautaire et contexte africain Le développement communautaire s’est appuyé sur les thèses de Balandier, relatives à l’identification de dynamiques internes dans les sociétés africaines. Les influences de ces dynamiques dans les stratégies de développement ont été si évidentes pour qu’on pu les considérer, non seulement comme des supports à toute stratégie, mais comme des lieux de réflexion pour repenser le développement. L’idée de développement communautaire s’intègre aisément dans l’univers des sociétés africaines régies par des formes de sociabilité qui traduisent parfaitement l’esprit communautaire. C’est pourquoi les théoriciens du socialisme africain se fondent sur la particularité des principes organisationnels des sociétés d’Afrique pour justifier la pertinence de l’approche communautaire du développement dans le contexte spécifique de l’Afrique352.

Dans l’analyse des phénomènes économiques, au niveau des contextes socioculturels des sociétés africaines, l’anthropologie économique et la sociologie ont établi des grilles d’analyse du développement où le rituel, le symbolique tiennent une place prépondérante353. Le développement y est appréhendé comme un processus avant tout endogène dans lequel les structures sociales interfèrent en mettant en jeu, par des combinaisons diverses et dialectiques, des processus et des logiques d’acteurs qui se définissent par rapport à des systèmes de valeurs où les variables économiques, culturelles, religieuses, culturelles spécifiques offrent une configuration systémique.

352 Nous reviendrons sur cette conception du développement dans le chapitre suivant où nous montrerons à travers Thomas L.V., Le socialisme et l’Afrique, Paris, Le livre africain, 1996 ; Meister A., L’Afrique peut-elle partir ?, Paris, Éditions du Seuil, 1966 ; comment les sociétés africaines recèlent de réelles potentialités pour un développement communautaire à travers ce que Meister appelle les pierres d’attente du socialisme africain. 353 Voir Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement, ouv. cité.

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Le développement communautaire propose, selon l’expression de Joseph Ki- Zerbo, «le développement clés en tête»354 où le territoire, les acteurs et les formes de gouvernance qui les coordonnent fondent des dynamiques de croissance situées localement et articulées avec des niveaux plus globaux. Ce modèle rompt radicalement avec les modèles de type fonctionnel du développement clés en main proposés par les théories de la modernisation. Il met à jour l’existence d’une pluralité de variables dans les réussites productives localisées et insiste sur l’endogénéité des processus d’accumulation et sur l’encastrement social des phénomènes économiques. Un penseur comme Hossein a essayé de théoriser les fondements du développement communautaire. Il suppose une série de déconditionnements en rupture avec le paradigme de la modernisation. Ces déconditionnements peuvent revêtir plusieurs aspects selon les réalités sociologiques du milieu concerné. Mais dans le contexte africain, on peut en retenir particulièrement trois aspects déterminants :

1 L’abandon de l’idée sociologique qui consiste à soutenir que l’évolution des sociétés humaines suit une même trajectoire et «aboutit à l’information des organisations sociales de toutes les sociétés humaines ; le corollaire de cette idée étant qu’une société se trouve sur le chemin du développement lorsqu’elle adopte le modèle de l’organisation sociale : la transformation de la société en un groupe de salariés»355.

2 L’abandon d’une conception mimétique et perverse du développement, consistant à engager les nations africaines et les nations du Tiers-monde à adopter une stratégie de développement sans aucune prise en compte de leurs réalités et potentialités endogènes. Il faudrait désormais redonner aux pratiques du développement une dimension sociale et culturelle qui en ferait une dynamique en prise aux réalités des africaines.

354 Voir Ki-Zerbo J., «Le développement clés en tête» dans Colloque du Centre de Recherche pour le Développement Endogène (CRDE), Bamako 1989. 355 Hossein M., «La politique du développement et la culture dans les pays en développement» dans La culture clef du développement, Paris, PUF, 1983, p.97.

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3 Enfin, l’abandon du référentiel culturel occidental, comme seul capable d’induire une rationalité porteuse de progrès. Ce qui suppose, entre autres conséquences, la reconnaissance de rationalités propres aux autres univers socioculturels, en particulier ceux des Africains.

À ces trois négations, Hossein fait correspondre trois affirmations pour démontrer l’existence de rationalités spécifiques, de logiques pouvant conduire à un changement de stratégie dans l’expérience de développement jusqu’ici initiée.

1 La première affirmation envisage le développement comme un processus global où se réalise une interaction entre réalités socioculturelles et facteurs économiques. Or, une telle interaction suppose que les réalités socioculturelles deviennent sous-jacentes à tout processus de développement et, au sens large, qu’elles «affectent profondément sinon la nature des systèmes économiques, du moins leur logique de fonctionnement»356.

2 La seconde affirmation donne à la variable culturelle toute son importance dans le développement. Il en fait la variable clé du développement, et en tire comme conséquence logique que la relation entre culture et développement est une relation de type dialectique plutôt que fonctionnel ou structurel. Ce qui veut dire que le modèle approprié pour l’Afrique devrait s’appuyer sur les configurations socioculturelles inhérentes des sociétés africaines. C’est dire que les stratégies de développement en Afrique devraient s’inspirer, non pas de l’humus culturel occidental, mais des ressources culturelles propres et spécifiques à l’Afrique.

3 Enfin, la reconnaissance de la pluralité des trajectoires, des rationalités d’espaces symboliques et dont l’impact, dans les pratiques des acteurs que sont les populations locales, est sans équivoque.

Tirant les conséquences de l’examen de l’argumentation faite par Hossein, nous pouvons dire que la théorisation du paradigme du développement communautaire procède à une revalorisation du local et de ses potentialités. Toutefois, il convient de

356 Amin S., La faillite du développement en Afrique et dans le Tiers-monde, ouv. cité, p.156.

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signaler que cette théorisation ne procède pas, pour autant, par une idéalisation des réalités sociales africaines, mais elle porte plutôt une critique radicale de ce que Marc Éla appelle «la déraison du mimétisme» ou ce que Ki-Zerbo appelle «le clonage culturel»357. Permettre de mobiliser et utiliser, de manière efficiente, l’expérience, le savoir-faire et le savoir-être qui sous-tendent les rapports d’objectivation entre ces communautés et leurs environnements immédiats, tel est dans ses grandes lignes l’axe d’analyse qui a structuré l’approche du développement communautaire.

4.2.4. Économie informelle et problématique du développement alternatif en Afrique L’acuité et la complexité de la crise du développement dans les pays du Tiers- monde a poussé les populations de ces pays à se donner des stratégies de survie aux conséquences desquelles la naissance de l’économie informelle. L’émergence d’un tel secteur a configuré les économies africaines de manière spécifique, donnant ainsi naissance à un vaste champ de recherche. Les spécialistes analysent l’économie informelle comme une sorte d’alternative au développement comme «le refus de la logique instrumentale de la modernité»358. Pour rendre compte du débat sur l’économie informelle, nous allons procédons à : - une étude de la genèse et du cheminement du concept de l’économie informelle à partir de «l’impasse théorique des démarches dualistes classiques sur l’économie urbaine des pays dits en voie de développement»359 ; - une analyse de l’économie informelle, comme conséquence logique des crises engendrées par le développement transféré ; - enfin, une étude de l’économie informelle à partir d’une perspective socio- anthropologique où l’accent est mis sur les logiques affectives où «l’économique n’est pas autonomisé en tant que tel. Il est dissous, enchâssé dans le social, en particulier dans les réseaux complexes»360.

357 Voir Ki-Zerbo J., À quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, Paris Éditions de l’Aube, 2003. 358 Nze-Nguema P.F., «L’entreprise informelle offre t-elle des correctifs au secteur informel et lesquels?» dans Organisations économiques et cultures africaines. De l’homo oeconomicus à l’homo situs, Lalèyê I.P., Verhelts Th., Zaour I.H. (sous la direction de), Paris, L’Harmattan, 1996, p.291. 359 Coquery-Vidrocovitch C., Le Tiers-monde. L’informel en question, Paris, Éditions L’Harmattan, p.59. 360 Latouche S., L’autre Afrique, ouv. cité, p.171.

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4.2.4.1. L’économie informelle : problèmes de définition et de délimitation 4.2.4.1.1. Sur la genèse du concept d’économie informelle Les premiers théoriciens de l’exode rural dans les années cinquante, à l’image de Bruno Lautier361 et de Coquery-Vidrovitch, ont procédé à une distinction entre le secteur traditionnel, caractérisé par le sous-emploi, et le secteur moderne marqué par un capitalisme urbain. Dans cette distinction, l’économie informelle est désignée comme le secteur qui regorge de main-d’œuvre excédentaire du secteur moderne.

S’inscrivant dans une perspective d’analyse marxiste, ces chercheurs soutiennent que les acteurs sociaux sans emploi qui s’activent dans l’économie informelle constituent «une armée de réserve». Ils sont situés dans une phase transitoire entre secteur non capitaliste et une prolétarisation. Ils seront ainsi, plus tard, absorbés, selon ces chercheurs, par le secteur formel. Au demeurant, ces penseurs présageaient l’existence de processus, de mutations dans les économies du Tiers-monde où le secteur moderne serait appelé à absorber progressivement le surplus de main-d’œuvre du secteur traditionnel. Cette absorption, selon Martinet, devait se réaliser par

«l’accumulation de capital que permet le réinvestissement des profits dans le secteur capitaliste, le secteur traditionnel servant en définitive de réservoir de force de travail. Ainsi, s’expliqueraient les migrations des campagnes vers les villes qui cesseraient lorsque s’égalisent les productivités marginales des secteurs»362.

Dans les années soixante, un nouveau regard émerge, porté par les économistes du CEPAL. Ces économistes ont constaté que la plupart des migrants dans les centres urbains ne s’inscrivaient pas du tout dans une perspective d’intégration au secteur formel, ils n’adhéraient pas au modèle du salariat moderne. À la limite, le processus d’absorption est très marginal. Pour l’école de la CEPAL, les travailleurs migrants dans les centres urbains du Tiers-monde sont victimes d’une marginalisation reproductive. Cette marginalisation sociale et économique est à l’origine d’une culture de la pauvreté qui se transmet de génération en génération. Contrairement à l’hypothèse de l’absorption, c’est la persistance et le renforcement

361 Voir Lautier B., L’économie informelle dans le tiers-monde, Paris, Édition la Découverte, 1994. 362 Martinet Ph., Tiers-monde. L’informel en question, ouv. cité, p.1.

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d’une dualité entre le secteur capitaliste moderne et un secteur informel à laquelle l’on a assisté. Cette situation est en partie justifiée par la crise des modèles et le chômage chronique, constamment renforcé par l’arrivée de migrants ruraux dans les villes africaines.

Même si le phénomène socio-économique a une origine lointaine qu’on pourrait situer dans les débuts des processus d’urbanisation en Afrique à l’époque coloniale, ce n’est qu’en 1972 que le concept d’économie informelle a pris naissance dans le jargon de la pensée développementaliste, désignant les activités de petite taille essentiellement destinées à procurer des revenus de subsistance aux nouveaux citadins des métropoles du Tiers Monde. Plus précisément, l’origine du concept informel dans le champ sémantique des sciences sociales est attribuée à Keith Hart au cours des années soixante-dix. La première mention se trouve dans le Rapport du Bureau International du Travail (BIT), portant sur la situation de l’emploi urbain au Kenya. Depuis lors, le concept a prospéré pour désigner un secteur économique qui s’est, non seulement, greffé sur les structures économiques des pays en voie de développement, mais qui s’est par ailleurs imposé comme une sorte de réponse appropriée aux impasses d’un développement qui atteint ses limites.

Jusqu’au milieu des années quatre-vingt, l’économie informelle se définissait comme un secteur parallèle au secteur formel. Cependant, à partir des années quatre-vingt, sous les effets de la récession économique mondiale et des politiques d’ajustement structurel, les économies du Tiers-monde ont enregistré des taux de chômage importants, au point de développer davantage des mécanismes de survie chez les populations éprouvées dont l’économie informelle sera le mode le plus approprié. De ce fait, l’économie informelle a joué un double rôle : elle est un secteur productif et un outil approprié d’adaptation aux politiques d’ajustement structurel grâce à son dynamisme, son sens de créativité et sa flexibilité.

4.2.4.1.2. Définition et délimitation de l’économie informelle Les chercheurs en sciences sociales ont essayé de fournir des définitions, sans s’entendre ni sur le contenu ni sur la délimitation de l’économie informelle. Dans la littérature, l’économie informelle est identifiée sous l’appellation de «secteur informel», «d’activités informelles», «de secteurs non structurés», de «secteur de

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subsistance», de «secteur non officiel», d’«économie souterraine ou non structurée». Mais, ces différentes appellations désignent, en fait, la même réalité, c’est-à-dire des pans entiers d’activités socio-économiques dans les sociétés du Sud qui se développent, de manière autonome, à la périphérie des systèmes de production de biens et services des pouvoirs publics.

L’usage de différents concepts usités, pour tenter de rendre compte d’un même phénomène prépondérant dans les pays du Tiers-monde, édifie sur le caractère polysémique de la notion d’économie informelle qui est une notion fourre-tout où se chevauchent plusieurs définitions. En dehors des citations et références, par respect des sources, nous utilisons le concept d’économie informelle à la place de secteur informel. Nous pensons que la notion d’économie informelle est plus conforme à la conception que nous faisons de l’activité informelle dans le contexte socio- économique des sociétés africaines. En opérant un tel choix, nous nous appuyons sur l’analyse de Bruno Lautier363 qui récuse l’usage du concept de secteur informel au profit du concept d’économie informelle pour deux raisons : - d’abord, Lautier soutient dans le cadre de ses recherches l’impossibilité à séparer les activités formelles des activités informelles. Pour lui, il existe une réelle interrelation entre les producteurs des deux secteurs ; - ensuite, on ne saurait séparer les actifs de l’un ou l’autre secteur, un acteur peut être impliqué dans les deux types d’activité, chaque type d’économie a une influence sur l’autre.

Au regard de cette interrelation, Lautier préfère le concept d’économie informelle comme dynamique complexe, inférant des processus interactifs. À la place du concept de secteur informel qui supposerait une dualité entre un secteur moderne formel et un secteur traditionnel porteur de logiques communautaires, il utilise le concept d’économie informelle pour rendre la dimension complexe et hybride de ce secteur dans les économies des pays du Tiers-monde.

Malgré cette difficulté à l’identifier et à délimiter les domaines d’activité qu’il concerne, les chercheurs ont tenté de fournir une définition des activités relatives à

363 Lautier B., L’économie informelle dans le tiers-monde, ouv. cité, p.23.

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ce secteur informel. Nous proposons ici quelques définitions qui révèlent la pluralité d’approches et la diversité des activités que regroupe ce secteur informel.

«La notion d’informel désigne un ensemble de pratiques sociales qui échappe au cadre juridico-institutionnel mis en place ou reconnu par l’État moderne, sans pourtant se conformer aux traditions, aux normes coutumières anciennes. C’est une dynamique culturelle qui, dans un contexte comme celui de l’Afrique, caractérise sous des formes et à des degrés divers les différentes sphères du système social et les différents secteurs de l’activité économique»364.

Selon une autre définition faite par de Charmes :

«Le secteur informel est constitué des unités économiques produisant des biens et services en vue de créer principalement des emplois et des revenus, travaillant à petite échelle, avec un faible niveau d'organisation et une faible division entre travail et capital, des relations de travail recouvrant étroitement les relations de parenté, personnelles, sociales, des relations souvent occasionnelles plutôt que permanentes, contractuelles et garanties»365.

Au delà de l’aspect définitionnel, d’autres chercheurs ont essayé de délimiter ce secteur de l’informel. Pour Van Dijk:

«Le secteur informel regroupe les activités artisanales, le petit commerce, le transport non mécanisé et les prestations de services. Il s’agit de petits entrepreneurs dont l’entreprise est dépourvue de statut légal et dont les ouvriers perçoivent moins que le salaire minimum et ne bénéficient pas de sécurité sociale»366.

Selon Zaour, l’économie informelle est composée «des entreprises qui ne sont pas légalement enregistrées, qui n’engagent pas du personnel conformément au code du travail, qui ne tiennent pas de comptabilité et qui ne sont pas taxées sur la base de cette comptabilité»367. Penouil et Lachamp délimitent le secteur informel comme :

364 Villers G., «Informel et développement. Contribution à un débat. Organisations économiques et cultures africaines. De l’homo oeconomicus à l’homo situs», ouv. cité, p.67. 365 Charmes J., Une revue critique des concepts, définitions et recherches sur le secteur informel. OCDE :nouvelles approches du secteur informel, Paris, 1990, p.8. 366 Van Dijk M.P., Sénégal ; le secteur informel à Dakar, Paris, L’Harmattan, 1986, p.11. 367 Zaour C., L’étude du secteur informel Dakar et ses environs, USAID, 1989, p.4.

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«L’ensemble des activités de productions, de services et de distributions exercées par des unités de petites tailles à caractère familial, à faible salariat, au capital et aux qualifications humaines plutôt rares, localisées surtout en milieu urbain gérées de manière empirique, s’adressant à des marchés à forte concurrence pouvant échapper au règlement en vigueur, ayant une basse productivité du travail, proposant dans une économie monétisée des produits exigeants du point de vue de la main-d’œuvre et manquant de sophistication dans la qualité, la motivation première étant l’obtention d’un gain monétaire à partir de l’emploi exercé»368.

À travers ces définitions qui témoignent de l’existence de difficultés à s’accorder sur la définition de l’économie informelle, subsiste une autre difficulté relative à sa délimitation en tant que secteur d’activité. L’économie informelle est un secteur éclaté, ce n’est pas un ensemble homogène, il couvre un domaine vaste et varié. Selon une approche du BIT, l’économie informelle représente l’ensemble des petites entreprises individuelles qui échappent au contrôle du secteur officiel capitaliste où se développent les activités créatrices de revenus. Il désigne vaguement les activités non agricoles. On y intègre aussi bien le cireur de chaussures que le menuisier, ou le colportage, la prostitution, les services domestiques ou plus globalement l’ensemble des petites unités de production artisanale, de réparation, de prestation de services qui échappent au contrôle public et à la fiscalité et dont les méthodes de gestion n’obéissent à aucune codification.

C’est au regard de ces difficultés que Serge Latouche considère l’informel comme «une nébuleuse qui recouvre un bric-à-brac hétérogène de pratiques»369, Serge Latouche distingue dans cette nébuleuse, au moins, quatre étages : les «trafics», la sous-traitance, l’économie populaire, l’économie néoclassique.

1 Les «Trafics» représentent les activités de commerce d’import-export pratiquées à large échelle. Dans le contexte africain, selon Latouche, son domaine de prédilection est le textile mais ce commerce peut aussi concerner les produits de consommation, de l’électronique. La friperie constitue un secteur non négligeable.

368 Pénouil M., Le développement spontané, les activités informelles en Afrique, Paris, Éditions Pedone, 1975, p.7. 369 Latouche S., L’autre Afrique, ouv. cité, p.17.

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2 Le deuxième étage de l’économie informelle concerne la sous-traitance non- officielle. «De petites entreprises travaillent au noir pour des donneurs d’ordre étrangers avec des salaires de misère et des conditions de travail en général déplorables. L’exploitation des femmes et des enfants s’y apparente souvent à une sorte de servage»370.

3 Le troisième étage correspond parfaitement à ce que Jacques Bugnicourt nomme «l’économie populaire». Il s’agit d’artisans ou de petites entreprises qui travaillent pour une clientèle populaire : forgerons, menuisiers, tailleurs, coiffeurs, tresseuses de rue, réparateurs, mécaniciens, banabana ou petits commerçants, etc. «Il y aurait là toute une pépinière de petits entrepreneurs aux pieds nus, vivant dans la débrouille au sein de la planète des exclus grâce au développement d’une activité quasi professionnelle»371.

4 Enfin le quatrième étage, plus difficile à identifier, à définir, pour Latouche, est «l’œconomie néo clanique» ou la société vernaculaire. Il s’agit de toutes ces stratégies de survie, toute la débrouille dont se servent, pour survivre, ceux que Latouche appelle «les naufragés» du développement. Les réseaux sociaux sont ici pleinement utilisés avec des stratégies fondées sur le modèle familial et selon une logique clanique, avec ce qu’Emmanuel Ndione désigne comme «des mères sociales et des aînés sociaux»372.

Ces différents étages, conclut Latouche, «ont en commun la même obsession de l’argent, la même importance des réseaux, le fonctionnement selon une logique de don plutôt que de marché»373.

De par sa configuration comme activité hybride, l’informel n’est pas en réalité un secteur parfaitement délimité par des frontières précises, il révèle toutefois une autre logique économique. On peut dire à la suite de Assogba, que «les activités

370 Idem, p.174. 371 I Latouche S., L’autre Afrique, ouv. cité, p.175. 372 Voir N’dione E., Dynamique urbaine d’une société en grappe, Dakar ENDA, 1987 ; N’dione E., Le don et le recours, ressorts de l’économie urbaine, Dakar, ENDA, 1992. 373 Latouche S., L’autre Afrique, ouv. cité, p.175.

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informelles ou des pratiques d'économie populaire sont des formes d'indigénisation de l'économie moderne par un processus de combinaison et de réinterprétation des éléments culturels empruntés à l'autochtone et à l'importé ou à la modernité occidentale»374. Le secteur informel traduit, ainsi, dans le contexte spécifique de l’Afrique, la réalité complexe et globale du développement, il a recréé les liens des rapports sociaux traditionnels à travers des activités économiques qui s’appuient sur les réalités de l’économie moderne. C’est dire que les pratiques économiques et sociales informelles dans les milieux urbains africains tirent généralement leurs fondements du socle des réalités socioculturelles africaines et procèdent d'un syncrétisme, une savante symbiose en alliant, comme le montre Assogba, avec une certaine originalité, le traditionnel et le moderne, l'autochtone et l’importé375. Il traduit les nouvelles dynamiques d’acteurs urbains, en symbiose avec les réalités qui relèvent des cultures autochtones.

4.2.4.2. Économie informelle et crises africaines du développement En examinant la genèse du concept d’économie informelle, nous avons montré que les chercheurs, en dépit des nuances, s’accordaient sur l’idée que la naissance du secteur informel est tributaire des crises qui ont traversé l’évolution des sociétés du Tiers-monde. Une analyse des effets induits pour les crises du développement en Afrique permet de voir que c’est dans ce contexte de crises que déployaient les stratégies et les pratiques sociales des populations du «monde d'en bas». L’économie informelle résulterait des dynamiques de subsistance de tous les acteurs des sociétés du Tiers-monde, en marge de ce que Latouche désigne sous l’appellation de «société organique»376.

Il y a une relation de cause à effet entre les crises africaines du développement et la naissance de l’économie informelle qui se trouve être une forme d’adaptation des couches sociales déshéritées dans les sociétés urbaines et semi urbaines. Par crises africaines du développement, nous entendons l’ensemble des «blocages structurels qui freinent la mise en place d’un processus dynamique d’évolution, et ce

374 Assogba Y., «Gouvernance, économie sociale et développement durable en Afrique», article cité, p.2. 375 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement, ouv. cité. 376 Voir Latouche S., L’autre Afrique, ouv. cité.

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qui relève de la conjoncture économique mondiale et africaine»377. L’articulation que nous mettons en relief entre les crises du développement et la naissance de l’économie informelle en Afrique est doublement identifiée par Pénouil : elle s’est située dans le contexte du développement en Afrique dans les crises structurelles et conjoncturelles.

4.2.4.2.1. Économie informelle et crises structurelles du développement africain Dans ses travaux axés sur la crise du développement en Afrique, la thèse principale qui configure l’analyse de Pénouil repose sur le postulat que la crise africaine du développement résulterait des impasses créées par un développement transféré. Pour lui, le développement clé en mains n’a pas du tout été bénéfique aux économies africaines. La limite de ce développement mimétique tiendrait à l’impasse qu’il semble faire des variables socioculturelles, de l’oubli des déterminations sociologiques dans l’approche des stratégies de développement.

En adoptant un modèle de développement inspiré de l’expérience occidentale, les Africains ont appris à leurs dépens que «le développement est un processus culturel et politique avant d’être économique et technologique»378. Les situations que le mimétisme a engendrées dans les stratégies de développement en Afrique ont été caractérisées par des crises profondes et complexes. Marc Pénouil en a identifié six lieux qu’il a essayés de situer et d’analyser.

Le premier, considéré par Pénouil comme le plus important, est appréhendé dans le rapport anachronique entre stratégies de développement initiées dans les contextes africains et les réalités propres aux sociétés africaines. La perspective de transformer les sociétés africaines par le développement mimétique a produit des séries de crises récurrentes qui attestent que le développement passe par le respect des réalités endogènes. Face aux modalités de fonctionnement propres aux cultures africaines, la stratégie de mise en pratique du développement transféré est confrontée à des résistances, à des représentations en net déphasage avec la vision occidentaliste du développement. Le modèle de développement occidental,

377 Pénouil E., «Secteur informel et crises africaines» dans Afrique contemporaine, n° 164, p.71. 378 Pisani E., Pour l’Afrique, Paris, Éditions Odile Jacob, 1988, p.29.

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ayant valeur idéal-typique, a été confronté à un problème d’inadéquation, de pertinence, d’efficacité voire d’applicabilité. En effet, le dysfonctionnement que connaîtra le développement transféré s’explique, selon Pénouil, par le fait que la valeur attribuée aux choses, aux actes, aux symboles dans les sociétés africaines, n’est pas la même que celle qui est donnée dans la société occidentale où prédominent l’individualité et l’accumulation.

Le second lieu de manifestation de la crise structurelle en Afrique se situe, selon Pénouil, dans le fonctionnement politique des États postcoloniaux qui ont reproduit le modèle occidental, sans tenir compte des spécificités sociologiques des sociétés africaines. Or, en essayant de reproduire l’État occidental, les élites africaines ont travesti son fonctionnement démocratique, dénaturé ses propres fondements à cause de considérations partisanes, claniques, ethniques, raciales, lignagères, parfois religieuses et confrériques. L’adoption de la démocratie, au plan des principes, ne se traduit pas dans la réalité de l’exercice du pouvoir. C’est ainsi que sur le plan politique, l’économie informelle apparaît, selon une analyse faite par Nze- Nguema, comme «le refus des règles éditées par l’État et une suspicion à l’égard de ce dernier considéré comme garant des intérêts des classes dirigeantes»379.

Le troisième niveau de manifestation de la crise est situé par Pénouil dans la crise urbaine que connaît le continent africain. L’urbanisation en Afrique est sans doute l’une des plus rapides au monde, et elle ne s’est pas du tout accompagnée d’une dynamique d’industrialisation significative, capable d’absorber le surplus de main-d’œuvre occasionné par un phénomène migratoire important, desservant les campagnes de la main d’œuvre jeune. La conséquence que Pénouil en tire est l’idée que l’économie informelle apparaît d’une part, comme une forme de réponse à cette crise structurelle du développement en Afrique et d’autre part, comme la conséquence logique d’une urbanisation non maîtrisée.

La quatrième dimension de la crise se situe au niveau du transfert technologique et dans la gestion de la productivité. Dans l’approche de Marc Pénouil, «les

379 Nze-Nguema P.F., «L’entreprise informelle offre t-elle des correctifs au secteur informel et lesquels?» dans Organisations économiques et cultures africaines. De l’homo oeconomicus à l’homo situs, ouv. cité, p.291.

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décideurs africains ont très souvent confondu l’importation d’équipements et la construction d’usines avec la création d’emplois»380. C’est ce qui explique l’inefficacité des technologies importées, souvent non adaptées aux contextes africains. Le transfert technologique, au lieu de sortir le continent du sous- développement l’a, au contraire, enfoncé davantage. On a compris trop tard que le développement n’est pas en réalité une simple affaire de transferts technologiques mais, pour le mettre en marche il faut un processus socioculturel.

Pénouil situe la cinquième dimension de la crise dans le système d’éducation et de formation. Le modèle éducatif occidental apparu en Afrique a été conçu pour les besoins de la domination coloniale. Or, ce même modèle avec ses référentiels pédagogiques a été reconduit par les politiques éducatives africaines postcoloniales. C’est ainsi que les élites formées par ces systèmes n’ont pas répondu aux attentes. Les savoirs reçus par les cadres africains ne sont pas en rapport avec les préoccupations réelles des sociétés africaines. L’absence de débouchés de ceux qui ont été formés a participé au développement de l’économie informelle.

Enfin, la dernière composante de la crise du développement africain est située dans la forte propension des économies africaines à être préoccupées, plutôt par la redistribution des rentes qu’à la création de richesses. Ce phénomène se traduit par la création de fonctions, de postes budgétaires, sans se soucier de leur rentabilité économique, produisant ainsi des fonctions publiques pléthoriques et des masses salariales fortes qui ont des impacts négatifs dans les équilibres macro- économiques.

4.2.4.2.2. Économie informelle et crises conjoncturelles du développement africain La crise conjoncturelle en Afrique est multiforme et multisectorielle. C’est pourquoi, son emploi au singulier peut paraître inadéquat dans la mesure où l’histoire économique du continent africain, à l’exception peut-être de sa partie maghrébine, a été ponctuée par une série de crises économiques successives qui se sont manifestées dans des domaines différents et à des niveaux variés, selon les

380 Pénouil M., «Secteur informel et crises africaines», article cité, p.173.

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réalités spécifiques de chaque contexte. La crise touche tous les domaines urbain, agricole, éducatif, politique, industriel, social, etc. Ce sont ces différentes crises qui sont à la base des crises conjoncturelles du développement en Afrique. Ces crises conjoncturelles sont examinées par Pénouil à un triple niveau. Elles se traduisent dans l’accumulation du capital, dans le financement des dépenses publiques et enfin dans les paiements extérieurs. Plus concrètement, ce sont des crises qui se manifestent par : - une réduction des capacités d’accumulation à cause de la détérioration des termes de l‘échange : - une réelle difficulté quant aux financements des dépenses publiques et par conséquent une diminution des capacités de recrutement dans la fonction publique ; - enfin, une incapacité des États africains à honorer leurs engagements avec les bailleurs.

Tels sont les traits saillants des difficultés, au plan conjoncturel, des économies africaines depuis les années quatre-vingt. La double crise à la fois structurelle et conjoncturelle, que nous venons d’examiner, nous permet de comprendre que l’économie informelle est une forme de réponse appropriée des exclus du système formel pour faire face à ces crises multiformes et complexes du développement dans des sociétés africaines postcoloniales. En un mot, l’informel peut être compris ainsi comme une réponse partielle à la crise du développement en Afrique.

4.2.4.3. L’économie informelle : une réponse partielle à la crise du développement africain

Présentée par certains comme l’antidote aux crises et déséquilibres qui paralysent les économies africaines, l’économie informelle a donc des effets positifs dans des situations de crise381. Sans l’économie informelle, la situation du continent serait plus dramatique. L’économie informelle participe aux processus de régulation des sociétés africaines confrontées à des déficits et crises multiformes. Elle absorbe une forte main-d’œuvre exclue du secteur économique formel. Ce qui signifie que l’économie informelle a permis à la création de circuits d’activités économiques

381 Voir Pénouil M., «Secteur informel et crises africaines», article cité.

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parallèles et atténue le chômage dans les centres urbains. En plus, l’informel est aussi une forme d’indigénisation de l’économie moderne par une dynamique de symbiose entre les valeurs et réalités culturelles traditionnelles et les réflexes issus de la modernité occidentale.

C’est dire que la description du phénomène de l’informel ne devrait pas se focaliser seulement sur sa dimension d’activités génératrices de revenus, de recherche d’amélioration des conditions d’existence. Il est aussi un phénomène atypique, selon Pénouil382, qui intègre la multiplicité de dynamiques qui foisonnent dans les sociétés africaines confrontées aux crises économiques et au problème d’urbanisation. Il faut dépasser cette vision empirique, économique, nous dit Pénouil, et inscrire l’informel dans le vaste procès des mutations de l’urbanité africaine. Ce qui permet de saisir toutes les dynamiques qui y sont liées. Au regard des échecs de l’économie officielle dans le contexte africain, l’informel apparaît comme une solution originale. Il est, selon Pénouil, une :

«Réalité atypique, une sorte de succédané de l’économie et du développement, comme un développement spontané, alternatif, dérisoire ou respectable, mais toujours en attendant mieux, c’est- à-dire en attendant de réintégrer la terre promise de la modernité, de l’économie officielle et du vrai développement. Bref, on n’y verra qu’une figure de la transition»383

La conclusion à laquelle aboutit Marc Pénouil s’inscrit dans cette mise en perspective théorique des limites structurelles de l’économie informelle. Selon lui, l’économie informelle a joué certes un rôle majeur dans les stratégies de survie développées par les populations démunies, mais elle ne peut résoudre les problèmes structurels que rencontrent les économies africaines. Comme on peut le constater, Pénouil établit les limites réelles de l’impact de l’économie informelle et doute de ses capacités à pouvoir enclencher des perspectives de développement durable pour le continent africain.

Contrairement à la conclusion de Pénouil d’autres grilles d’analyses abordent l’économie informelle comme une perspective alternative au développement

382 Pénouil M., «Secteur informel et crises africaines, article cité. 383 Latouche G., L’autre Afrique. Entre don et marché, ouv. cité, p.179.

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importé. Dans une approche socio-anthropologique de l’étude du phénomène de l’économie informelle proposée par des chercheurs comme Emmanuel N’dione, Serge Latouche et Jean-Philippe Peemans, l’économie informelle est appréhendée comme un lieu de reconstruction du lien social en Afrique à partir de formes d’économie qui «développe une logique de réseau, formelle et informelle, dont les mécanismes de régulation se fondent sur un mélange hybride entre concurrence et coopération»384. Il s’agit ici de comprendre l’économie informelle comme une manifestation des dynamiques locales et communautaires de développement où les acteurs collectifs combinent une diversité de pratiques économiques selon les circonstances et les opportunités offertes avec les liens sociaux. Les manifestations sont variées, l’économique s’encastre dans le social. C’est cette vision à laquelle nous convie Serge Latouche.

En empruntant le concept d’enchâssement à Polanyi pour rendre compte de la complexité du phénomène informel et surtout de sa dimension comme phénomène social spécifique aux sociétés du Sud, Latouche fournit une autre explication. Il s’oppose à la thèse qui soutient que l’informel serait une réponse provisoire aux apories du développement transféré. Pour lui, l’informel n’est pas seulement une économie autre mais l’expression d’un véritable management à l’africaine. Dans sa conception, l’économie informelle est analysée comme l'expansion de ces nombreuses activités productives et commerciales qui se développent selon une autre logique, celle là endogène, en déphasage avec celle du développement capitaliste, même si ces activités sont encerclées par le secteur formel capitaliste :

«Dans l’informel, on n’est pas dans une économie, même autre, on est dans une autre société. L’économique n’y est pas autonomisé en tant que tel. Il est dissous, enchâssé dans le social, en particulier dans les réseaux complexes qui structurent ces banlieues»385.

Ce concept d’enchâssement permet de saisir le phénomène informel à travers ses dimensions multiples et surtout à travers les logiques existentielles qu’il induit

384 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.386. 385 Latouche G., L’autre Afrique. Entre don et marché, ouv. cité, p.171.

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dans le contexte de crises économiques des sociétés africaines urbaines. L’informel traduit la subordination de l’économie à la logique sociale dont la forme d’expression la plus coutumière est l’allégeance de l’individu à des liens sociaux particuliers, par des mécanismes de solidarité, des formes de parentalisation et par des systèmes d’alliance qui déterminent et affectent profondément la trame des rapports sociaux en Afrique. Dans cette grille d’approche, l’économie informelle se traduit par une logique de réappropriation communautaire de l’économie capitaliste. Elle s’inscrit dans ce que Peemans appelle «la construction séculaire d’un «ailleurs» populaire face à une modernité importée»386.

Se situant en dehors de la perception wébérienne387 de la rationalisation des pratiques sociales dans l’analyse de l’économique, Latouche propose un cadre théorique qui replace la rationalité économique, sous-jacente à l’économie informelle, dans une perspective socio-anthropologique. Pour Latouche, le trait central de la modernité occidentale est, sans conteste, la rationalisation des pratiques au sens que lui donne Max Weber388. C’est pourquoi l’on a tendance à s’inspirer de cette logique wébérienne pour fournir des grilles de lecture économiques des réalités de la dynamique informelle. Or, l’adoption d’une telle démarche consiste, aux yeux de Latouche, à nier l’informel africain, à l’occidentaliser et à «ouvrir la voie à sa récupération et à sa destruction»389. Le secteur devrait être au contraire analysé, pour Latouche, comme «susceptible d’être porteur d’une voie alternative au développement impossible, improbable ou raté, et de constituer une issue aux apories de la modernité390.

386 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.32. 387 Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1995 ; Weber M., Histoire économique, Paris, Éditions Gallimard, 1991. 388 Idem. 389 Latouche G., L’autre Afrique. Entre don et marché, ouv. cité, p.176. 390 Idem, p.178.

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4.2.5. Le développement durable 4.2.5.1. Le concept de développement durable D’origine anglo-saxonne, le concept de développement durable est une traduction de l’expression «sustainable développement». C’est un concept forgé dans les années quatre-vingt, à travers le mouvement écologiste de l’U.I.C.N (l’Union Internationale pour la Commission de la Nature). Cependant, l’approche du développement durable n’a pu asseoir son ancrage théorique dans les cadres d’analyse des sciences sociales que durant les années 1987, à la suite du «Rapport

Brundtland de la commission mondiale pour l’environnement»391. C’est ce Rapport qui a replacé au cœur des débats relatifs à la crise du développement, l’idée de développement durable comme un paradigme qui repose sur l’étroite relation et l’inter connectivité entre environnement et développement. Le Rapport édifie sur le fait que dans le développement, les différentes variables sont interdépendantes. Par exemple, l’économique agit sur le social, l’écologique subit les effets de la croissance industrielle.

Le développement durable est considéré comme une forme de stratégie de développement susceptible de garantir la reproduction des écosystèmes, pour ne pas hypothéquer l’avenir des futures générations. La renouvelabilité des ressources et le respect des processus écologiques fondamentaux de la biodiversité, des systèmes de supports naturels de la vie humaine, animale et végétale sont, entre autres, des impératifs pour un développement durable. C’est tout le sens qu’il convient de retenir de la définition que le Rapport Brundtland propose du développement durable, c’est-à-dire comme «un développement qui répond aux besoins du présent, sans que la satisfaction de ces besoins ne compromette les chances des générations futures à trouver des moyens et ressources pour leur propre survie»392.

Au regard d’une telle définition, le développement durable ne se restreint plus au seul domaine écologique, à la durabilité de l’environnement naturel et la seule préservation des ressources naturelles. L’expression développement durable induit aussi un volet social qui inclut l’opportunité économique équitable et des avantages

391 Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, Montréal, Éditions du Fleuve, 1989. 392 Ideme, p.51.

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largement partagés. En incluant ce principe, la théorisation de la crise du développement ajoute au développement durable la dimension équitable pour mettre l’accent sur le volet social de la durabilité. Il s’agit d’inclure dans l’approche du développement durable la problématique de l’équité intergénérationnelle qu’il faut aussi articuler à l’équité intra générationnelle. Car, comme l’écrivent Richard Laganier, Bruno Villalba et Bertrand Zuindeau :

«Il y aurait à la fois de l’illogisme et de l’iniquité si tel n’était pas le cas. De même que n’est pas durable un comportement économique qui assure la satisfaction d’un besoin aux dépens de futurs habitants de la planète, ne peut être durable un comportement du même type qui porterait préjudice à d’autres habitants coexistant sur Terre»393.

Le développement durable porte, à cet effet, une exigence éthique supplémentaire par rapport à l’équité classique au sein d’une même génération, celle de reconnaître aussi les conséquences de nos actes et de nos modes de vie sur les générations qui nous suivent. De ce point de vue, il se pose la question de l’équité intra et intergénérationnelle, si l’on sait que aujourd’hui encore, les statistiques révèlent que des millions d’enfants grandissent en marge de l’éducation de base et près d’un milliard d’habitants de la planète ne savent ni lire ni même écrire leur nom et encore moins remplir un formulaire ou se servir d’un ordinateur.

Une telle approche fait du développement humain durable un processus par nature multi-facette : elle cherche à équilibrer les sphères écologique, économique et sociale, tout en intégrant des considérations politiques (participation, démocratisation), éthiques (responsabilité, solidarité, justice sociale, satiété) et culturelles (diversité locale, expression artistique, etc.). Bien plus que proposer une réconciliation des points de vue trop souvent opposés des protecteurs de l'environnement et des défenseurs du développement économique, le développement durable vient placer l'être humain au cœur même de la notion de développement. Il tient notamment compte d'un ensemble de préoccupations sociopolitiques telles que l'équité, le partage, la solidarité, le respect des différences socioculturelles, le respect des droits de l’homme, la lutte contre la pauvreté, la

393 Laganier R., Zuindeau B., «Le développement durable face au territoire : éléments pour une recherche» dans Revue développement durable et territoires, 2002, p.7.

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démilitarisation et la paix, etc. C’est ainsi que le concept de développement durable traite de quatre grands problèmes : la multi dimensionnalité des phénomènes considérés, l’irréversibilité de certaines situations engendrées par le développement, l’équité intra et intergénérationnelle, et les situations de risque et d’incertitude qui en découlent :

- la multidimensionnalité, comme l’expliquent Laganier et Zuindeau394, vient du fait que les problèmes ne sont plus isolables dans la dynamique du développement global. Il existe, par conséquent, des interactions entre les sphères économique, naturelle et socioculturelle. Une analyse de la durabilité demande donc de repérer les différentes dimensions du phénomène considéré et de mettre en place des indicateurs capables d’en mesurer les interactions ;

- certaines dégradations environnementales, dues à la croissance économique, peuvent être considérées comme irréversibles : extinction d’espèces naturelles, modification climatique, perte de patrimoine génétique ;

- les choix opérés, en matière de politique de développement, mettent en jeu le bien-être des individus existant actuellement, mais aussi celui des générations futures. L'attitude des générations présentes en matière de consommation, d'accumulation de capital a un effet à long terme sur le bien-être des générations à venir. Se pose alors un problème d’équité entre générations. En effet, si les besoins des générations présentes sont connus, ceux des générations futures ne le sont pas et la nécessité de définir les règles d'un partage équitable du bien-être s'impose ;

- enfin, de nombreux facteurs écologiques, économiques, sociaux, etc., peuvent remettre en cause la durabilité du développement. Ils engendrent un risque sur les résultats attendus et accroissent la vulnérabilité des individus et des ménages.

À ces grands problèmes, on peut ajouter une autre dimension qui marque fortement le développement durable : celle de la «globalisation» de certains problèmes qui se posent à l’échelle planétaire et dont la solution ne peut être

394 Laganier R., Zuindeau B., «Le développement durable face au territoire : éléments pour une recherche», dans Revue développement durable et territoires, article cité, p.23.

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décidée qu’à un niveau global. Ce qui appelle de nouvelles régulations du fait que le cadre national traditionnel se révèle alors inadapté. Et de par cette globalisation, on peut dire que les dégradations environnementales dues à un excès de croissance ne se limitent pas forcément à «l’espace fonctionnel d’un pôle économique»395. Comme l’ont remarqué Laganier, Villalba et Zuindeau, un tel espace «ne coïncide plus avec le territoire géographique de nuisances environnementales. Le territoire d’un problème tend également à se déconnecter du territoire institutionnel»396.

Le principe sous-jacent de ce paradigme, dans la problématique du renouvellement de la théorie du développement conventionnel, suppose une double démarcation face à deux extrêmes : une conception du développement, fondée sur la seule croissante qui consiste à sur dimensionner les seules valeurs marchandes et une vision bucolique de certains écologistes utopistes qui rêvent le retour à une nature pure, à un âge d’or à jamais révolu. Le paradigme de développement durable suppose, par conséquent, une double démarcation : celle envers l’écologisme intransigeant qui accorde une valeur à la nature en elle-même, ne faisant aucunement référence au bien qu’elle constitue pour l’être humain, et envers l’économisme étroit, basé sur la stricte croissance avec ses effets destructeurs des équilibres écologiques. Tout en mettant donc l’accent sur les dangers de la crise écologique, comme effet induit de la croissance illimitée, le développement durable se veut équitable, respectueux de l’environnement et des équilibres écologiques. Il s’inscrit dans la logique dé constructive du concept de développement dans son acception économiste.

4.2.5.2. Développement durable et points de vue africanistes Les sociologues Hawkins et Buttel ont tenté de donner un contenu sociologique au concept de développement durable, en rapport avec quatre significations que ce concept a pu revêtir à travers son usage sémantique et ses différentes formes de théorisation dans le champ spécifique du développement. Le développement durable est ainsi défini par ces deux sociologues comme : - un concept catalyseur de l’idéologie du mouvement environnemental ;

395 Laganier R., Zuindeau B., «Le développement durable face au territoire : éléments pour une recherche», dans Revue développement durable et territoires, article cité, p.18. 396 Ibidem.

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- «une mode dans le domaine du développement et comme pivot symbolique du conflit au sujet des politiques du développement»397 ; - «un porteur indicateur pour désigner et pour évaluer les politiques et les programmes dans le domaine du développement»398 ; - enfin, une catégorie théorique dans le champ spécifique de la sociologie du développement.

Dans le champ de la pensée africaniste du développement, le concept de développement durable s’identifie au second et au troisième sens que ces deux sociologues attribuent au concept développement durable399. La recherche africaniste, centrée sur les questions relatives au développement et aux crises des politiques de développement, a fini par introduire dans les théories le débat relatif aux perspectives du développement durable, visant à harmoniser les objectifs économiques et les objectifs sociaux et écologiques. L’emploi de ce concept dans la pensée africaniste prolonge le débat sur la crise du développement en Afrique et sur la nécessité de réajuster le concept en prenant en compte le caractère inégalitaire du système économique mondial.

L’irruption de ce débat dans le champ de l’africanisme s’explique à partir de deux facteurs. D’une part, par une crise récurrente des stratégies de développement, révélant l’impertinence des modèles dont se réclament les politiques adoptées par les États nouvellement indépendants. Par exemple, la prédominance de la monoculture, de la spécialisation de chaque pays dans un type de culture marchande (arachide au Sénégal, café et cacao en Côte d’Ivoire, coton au Mali, banane en Guinée, etc.), a eu des impacts négatifs sur les écosystèmes. D’autre part, par un processus de destruction rapide de l’environnement et les ruptures progressives des équilibres écologiques. Sous les effets conjugués de l’utilisation de techniques traditionnelles (bois de feu, culture sur brûlis) et la monoculture, le milieu écologique en Afrique a connu un processus de dégradation accrue.

397 Cité par Vaillancourt G., «Penser et concrétiser le développement durable» dans Écodécision, n° 15, 1995, p.25. 398 Ibidem. 399 Voir Amin S., La faillite du développement en Afrique et dans le Tiers-monde, ouv. cité ; Terzsiguel P., et Bercker Ch. (sous la direction de), Développement durable au Sahel, Paris Karthala, 1997 ; Droy I., Femmes et développement rural, Paris, Karthala 1990 ; Dumont R., L’Afrique étranglée, Paris, Éditions du Seuil, 1980.

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Les travaux de René Dumont auguraient déjà cette problématique, quand il mettait l’accent sur la menace que subit l’environnement en Afrique au fait d’une exploitation irrationnelle des ressources naturelles. René Dumont s’est livré, tout au long de ses travaux de recherche, à un réquisitoire contre ce qu’il appelle le pillage du Tiers-Monde dû à un gaspillage sans précédent de ses ressources naturelles. Selon les chiffres de Dumont, à chaque minute en Afrique, 20 hectares de forêt tropicale humide disparaissent. L’environnement africain est donc constamment démoli avec un recul programmé des cultures vivrières au profit des cultures d’exportation.

«Les déserts ne cessent d’avancer, notamment le Sahara, vers le Nord et vers le Sud. Chaque minute qui passe, 20 ha de forêt tropicale humide disparaissent sans que nous puissions mesurer tout l’impact d’une telle destruction sur le climat mondial»400.

Seulement, dans l’approche de Dumont, la problématique ne se situe pas seulement dans la variable écologique, mais elle engage la réflexion jusqu’au modèle de développement fondé sur le seul principe de la croissance et de l’accumulation. Le débat sur le développement durable ouvre une thématique où le paradigme du développement durable déborde la perspective d’harmoniser l’économique et l’écologique. Il ne s’agit plus, pour les théoriciens africanistes, de réconcilier l’environnement et le développement401.

Les africanistes tirent des implications plus radicales à travers le concept de développement durable, en projetant une réévaluation critique du modèle dominant dont la logique est en elle-même une menace pour la planète. C’est ainsi que Samir Amin s’en est pris au concept de développement durable, en soulevant la question de l’équité entre pays riches et pays pauvres et en suggérant la déconnexion des économies africaines de l’aventure suicidaire d’un développement mondialisé sur la ruine des équilibres écologique, social, économique, etc. Liant la déforestation au développement rural extensif, Samir Amin montre que «le développement agricole extensif est en effet le seul moyen pour les pays du Sahel de faire un produit

400 Dumont R., L’Afrique étranglée, ouv. cité, p.36. 401 Dumont R., L’Afrique étranglée, ouv. cité, Amin S., La faillite du développement en Afrique et dans le Tiers-monde, ouv. cité.

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exportable en mettant en valeur le travail de leurs paysans402. Ce qui transparaît dans l’approche africaniste c’est l’idée du développement durable qui rectifie les inégalités à l’échelle planétaire pour un développement plus juste et plus équitable.

La principale critique formulée par la thèse africaniste à l’encontre de l’approche restrictive du développement durable, c’est la non prise en compte de l’équité sociale dans les politiques de développement entre les nations du Nord et celles du Tiers-monde. Il faut, comme l’a soutenu Vaillancourt, l’équité intra générationnelle entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres. Il s’agit de situer le développement durable dans une perspective de redéfinition du modèle dominant, de revoir la ligne de pensée et d’action qui le commande et de donner aux économies du monde une orientation où les nations du Tiers-monde, surtout celles d’Afrique, pourront se doter des moyens de venir à bout de la spirale de la dépendance, du sous-développement et de son corollaire la paupérisation. Ces auteurs africains sont d’avis que :

«La gestion de l’environnement ne peut pas être dissociée de celle des rapports humains […]. Les dommages irréversibles qui continuent d’être infligés à la nature sont le produit de la croissance économique peu soucieuse des conséquences sur l’environnement et de la non prise en compte de la paupérisation des pays du Sud»403.

En résumé, la dimension durable du développement reste un axe majeur dans la critique du développement conventionnel basé sur la croissance et l’accumulation. L’analyse qui l’a sous-tendue s’inscrit dans le travail de redéfinition des principes de ce développement suicidaire pour l’avenir de l’humanité, parce que basé sur la seule croissance et la recherche de plus de biens et de services au détriment de la durabilité de l’environnement et des ressources naturelles. Seulement, même s’il n’y a pas encore à l’état actuel une théorie spécifiquement africaniste, la question de l’équité générationnelle au-delà des frontières est de plus en plus posée comme une

402 Amin S., La faillite du développement en Afrique et dans le Tiers-monde, ouv. cité, p.43. 403 Terzsiguel P., Bercker Ch. (sous la direction de), Développement durable au Sahel, Paris Karthala, 1997, p.271.

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dimension inséparable des enjeux du développement durable404. Elle énonce, en termes certes politiques, l’idée d’une plus grande solidarité pour une gestion commune de l’environnement envisagé comme un bien commun.

4.2.6. Dimension genre et théories africanistes du développement L’examen de la diversité des théories africanistes du développement montre des fissures et de nouvelles lignes de rupture au cœur de l’africanisme. L’analyse de genre en découle. Elle se définit comme une approche dans le champ de la sociologie du développement. L’introduction de l’analyse de genre vise à donner toute la portée requise à la participation des femmes aux activités du développement.

En Afrique, l’approche genre et développement a permis de montrer l’apport considérable des femmes au développement. C’est une approche qui édifie sur le fait que, malgré leur dépréciation et d’infériorisation de leur statut, les femmes représentent en Afrique une force de travail essentielle, même si les statistiques n’en font pas état. L’analyse de genre se veut dès lors une nouvelle ligne de pensée destinée à donner toute son importance à la variable sexuée dans la problématique du développement. Elle vise aussi à sortir la femme africaine de sa situation de femme subordonnée, soumise et exploitée.

4.2.6.1. Comprendre le concept genre L’intérêt de la notion de genre est d’avoir crée un consensus sur une conception des relations entre sexes qui accorde une signification plus sociale que biologique au fait d’être homme ou femme dans une société donnée. Le genre renvoie aux catégories sociales (féminin et masculin) et non aux catégories sexuelles (hommes et femmes). Ici, le genre est utilisé dans un sens, non pas descriptif pour indiquer les différents statuts et responsabilités des femmes et des hommes, mais pour mettre l’accent sur la division inégale du travail et des ressources au détriment de la femme.

404 Enda Graf Sahel, La ressource humaine, avenir des terroirs. Recherches paysannes au Sénégal, ouv. cité ; Amin S., La faillite du développement en Afrique et dans le Tiers-monde, ouv. cité ; Terzsiguel P., Bercker Ch. (sous la direction de), Développement durable au Sahel, ouv. cité.

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Le genre désigne «le sexe, féminin et masculin, socialement construit en même temps qu’un processus de construction hiérarchique interdépendante et complémentaire entre les hommes et les femmes»405. Le genre est considéré comme un construit social, parce qu’il est déterminé par des éléments sociaux et repose sur des structures sociales. Le genre peut se définir, à cet effet, comme l'ensemble des interactions et différenciations entre les hommes et les femmes produites par la société dans laquelle ils vivent. Les fondements inégalitaires sont établis sur la base des catégories sexuelles où :

«Les sociétés construisent des genres (eux jusqu’à nouvel ordre) c’est-à-dire des ensembles de caractéristiques, de modèles et des normes d’attitude et de comportement pour l’un et l’autre sexe, des attentes à leur égard, et elles font en sorte de socialiser les individus à des attentes, de les amener à intérioriser les caractéristiques normatives propres à leur sexe. Les genres masculin et féminin, sont des construits culturels et sociaux »406.

Ces construits culturels et sociaux sont «fondés sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir»407. C’est ainsi que Fatou Sow soutient que le genre fait référence «à la construction sociale des rapports entre les sexes. Il redéfinit la féminité et la masculinité sur la base de leurs différences construites par la culture. Il est l’une des catégories analytiques des réalités vécues par des populations composées d’hommes et de femmes»408. En résumé, on peut dire que la notion de genre désigne la construction historique, culturelle, sociale du sexe, qui l'investit de sens dans un système à deux termes où l'un (le masculin) ne peut s'envisager sans l'autre (le féminin). Le genre désigne un système dissymétrique et inégal où les hommes sont en position de domination au détriment de la femme qui était toujours derrière l’époux, le frère ou la communauté, selon les réalités de chaque société.

405 Bisiliat J., Genre : un outil nécessaire, Paris, L'Harmattan, 2000, p.22. 406 Dagenais H., Approches et méthode de la recherche féministe, Presses universitaires de Laval, 1990. 407 Sow F., «L’analyse de genre dans la recherche agricole en Afrique», Document de discussions. Ateliers du Centre international pour la recherche et le développement, Sali 3-5 Février, 1992, p.5. 408 Sow F., «Genre et développement : théories et mises en œuvre des concepts dans le développement. La recherche africaine en sciences sociales et la question du genre» dans Colloque international Genre, population et développement en Afrique International EPA/UAPS, INED, ENSEA, IFORD Abidjan, 16-21 juillet 2001.

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4.2.6.2. Évolution des approches visant l’intégration des femmes dans le développement (IFD) L’intérêt accordé à l’apport des femmes dans le développement a connu une évolution avec des approches qui ont varié dans le temps. Depuis les années 1950, on a assisté, à partir des différentes politiques et approches du développement consécutives aux crises profondes connues dans les pays du Tiers-monde en particulier, à diverses propositions d’intégration des femmes au développement. Des scénarios divers ont été avancés, ce qui a donné naissance à des approches diverses.

4.2.6.2.1. L’approche par l’aide ou l’approche bien-être C’est une approche apparue dans la vision développementaliste des années 50 et 60 qui s’est réellement intéressée aux problèmes des femmes dans les pays en voie de développement. Elle s’adresse en priorité à ce que l’on a appelé les couches les plus vulnérables : mères et enfants. Elle s’intéresse au bien-être de la famille. Mettant l’action sur les programmes humanitaires, l‘approche par l’aide s’est fixé comme objectif prioritaire la lutte contre la malnutrition par une distribution de rations alimentaires accompagnée de conseils nutritionnels. Selon C Mooser409, cette approche est fondée sur trois présomptions : les femmes sont des bénéficiaires passives du développement, la maternité est le rôle le plus important que les femmes aient à assumer, et l’éducation des enfants est la tâche la plus effective pour les femmes.

La principale faiblesse de cette approche est qu’elle ne met pas l’accent sur l’apport considérable des femmes dans le développement économique. Elle ne considère qu’une seule dimension, celle du bien-être de la femme et de l’enfant.

4.2.6.2.2. L’approche par l’égalité Par opposition à l’approche par l’aide, l’approche par l’égalité met l’accent sur le rôle fondamental des femmes dans le processus du développement. Elle pose la problématique de la réelle «intégration des femmes au développement». C’est une approche qui a émergé dans les années 1975 dans le sillage de la décennie des

409 Mooser C., «Gender Plannigng in the third World : meeting prartical and strategic gender needs, dans World development», vol, 17, n° 11, 1991, pp. 799-813.

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Nations-Unies pour la femme. Elle revendique une égalité des sexes et plaide pour un accès et l’autonomie politique et économique des femmes. C’est une approche qui refuse de confiner la problématique de l’inégalité des sexes dans l’espace de la famille et situe cette inégalité dans les rapports hommes/femmes sur le marché du travail. Ainsi, elle suggère une réelle intégration des femmes au processus du développement par l’accès à des activités génératrices de revenus.

4.2.6.2.3. L’approche par l’efficacité ou l’approche anti-pauvreté La troisième approche, dite approche par l’efficacité, met davantage l’accent sur la contribution économique pour un développement plus efficace. «Elle relie l’inégalité économique des hommes et des femmes non plus seulement à la subordination mais à la pauvreté»410. Elle repose, comme l’écrit Jeanne Bisilliat, sur trois présomptions : «une participation économique accrue des femmes concourt à l’égalité (de nombreuses études montrent que ce n’est pas automatique) : les femmes auraient «du temps libre» pour fournir un travail additionnel (toutes les études y compris celles des budgets-temps, montrent qu’elles travaillent déjà au moins 4 ou 5 heures de plus que les hommes) ; enfin, dernier argument, les femmes n’auraient pas encore été touchées par le développement»411.

L’approche coïncide avec une situation de morosité dans le Tiers-monde, en particulier en Afrique et en Amérique latine, caractérisée par la récession exacerbée par la détérioration des termes de l’échange, la chute des prix à l’exportation, le fardeau de la dette et les politiques d’ajustement structurel. La conjonction de ces différents facteurs a fini par donner à l’économie informelle une place centrale dans l’activité des populations et à contribuer à un alourdissement des tâches non rémunérées des femmes en raison du déclin des services sociaux. Cette approche est critiquée par ces tendances à vouloir modifier l’habituelle division du travail, base de l’organisation sociale et de la régulation des sociétés humaines. On a aussi reproché à cette approche son refus de prendre en considération les rôles de reproduction des femmes et les contraintes sociales et culturelles que de tels rôles imposent aux femmes dans l’ordre social.

410 Bisilliat J., «Luttes féministes et développement : une perspective historique» dans Cahiers genre et développement, n°1, 2000, p.26. 411 Bisilliat J., «Luttes féministes et développement : une perspective historique», article cité, p.27.

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4.2.6.2.4. L’approche «accès au pouvoir» (empowerment) Impulsée à partir de la réflexion des féministes du Tiers-monde, l’approche accès au pouvoir souligne avec force le rôle que la domination coloniale et néocoloniale a joué dans la subordination des femmes en Afrique. L’empowerment sous-entend aussi bien le renforcement des capacités des femmes que l’acquisition de pouvoir. Tout en reconnaissant les inégalités entre les hommes et les femmes dans toutes les sociétés, l’empowerment souligne des différences entre les pays du Nord et ceux du Sud. Elle insiste sur la particularité des femmes du Sud, réduites à un rôle de procréation et de main d’œuvre dans les travaux agricoles.

4.3.5.3 Le cadre théorique de l’analyse genre L’analyse genre est la synthèse de ces différentes approches. Elle dénonce l’assignation des femmes au seul rôle de procréation, ce qui revient à occulter les rôles de production et l’effort considérable de participation des femmes aux activités communautaires. Elle identifie dans l’activité des femmes trois rôles que sont la procréation, la production et la participation à des travaux communautaires. Souvent dans les projets de développement, l’accent est mis dans le rôle domestique de la femme. On oublie ses activités de production. Le cadre théorique de l’analyse genre cherche à inverser cette posture et s’attaque à démontrer, dans sa grille d’analyse, que les femmes ont certes des rôles essentiels dans les activités de reproduction, mais elles sont aussi impliquées dans les travaux de production.

L’analyse de genre repose ainsi sur deux présomptions : - d’abord sur le caractère social des rapports sociaux de sexe ; les hommes et les femmes sont des catégories sociales, construites sur une base biologique, déterminées par les types de rapports et les idéologies dans les sociétés humaines ; - ensuite, sur la reconnaissance du caractère politique de ces rapports qui sont, en fait, des rapports de pouvoir. Cela signifie que les femmes continuent d’entretenir, avec les hommes, des rapports inégalitaires et ceci depuis longtemps. Les femmes sont, de ce fait, marginalisées, elles n’ont pas de

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privilèges et sont quasi absentes des structures de pouvoir, des instances de décision.

La remise en cause de ces rapports inégalitaires redéfinit les stratégies du développement qui doivent tenir compte des apports de tous les acteurs, sans distinction de genre. C’est dans cette perspective qu’il faut inscrire l’approche genre et développement. Elle vise la plus grande participation de la population, plus spécifiquement celle des femmes, en vue de transformer les rapports socio- économiques. Ce qui permet une répartition plus juste du pouvoir au profit d’un développement équitable. Ceci suppose un renforcement des capacités de négociation, de prise de décision de chacun. Cette révolution dans l’approche des relations entre sexes induit une rupture fondamentale. L'approche genre cherche à fonder un cadre d’analyse où la réflexion et l'étude des situations sociales, économiques, démographiques s'attachent, non seulement aux caractéristiques des individus, éventuellement agrégées, mais aux relations entre les deux composantes féminine et masculine de l'humanité, et à une meilleure compréhension de ces relations et de leur incidence sur ces situations, souvent fondées sur des rapports de pouvoir.

Désormais, l’approche genre montre le rôle de la femme dans les activités de développement dans les pays du Sud. Elle fournit une analyse qui redimensionne le statut de la femme force cette approche et modifie l’idée qu’on s’est toujours faite de la femme. Elle a fini par convaincre que, faute d’intégrer pleinement les femmes au processus de développement, le progrès économique tend à se faire au prix de leur marginalisation. Or, la mise en valeur de la contribution des femmes doit être perçue comme un élément important de la modernisation économique et sociale.

4.3.5.4. L’approche genre et développement dans le champ de l’africanisme L’un des premiers travaux scientifiques à s’intéresser aux activités des femmes, à leur participation aux efforts de développement en Afrique, est Femmes d’Afrique noire412 de Denise Paulme, publié en 1960. Mais ce n’est qu’à partir de la décennie suivante, celle des années 1970, que la problématique Genre et développement va

412 Paulme D., Femme d’Afrique noire, Paris, Vronten, 1960.

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devenir, par la publication de Woman’s role in economic development de Boserup, un domaine de réflexion important dans le champ de l’africanisme. L’ambition de Boserup a été de combler un vide dans l’énorme littérature qui traite du développement économique en Afrique où les efforts de participation des femmes aux activités de production sont souvent négligés.

Entre autres aspects soulevés dans son travail, tels que par exemple l’examen des conséquences du passage du village à la ville, du travail agricole au travail industriel, Boserup relate un certain nombre de constantes révélatrices de la détérioration du statut de la femme et de la diminution de son autorité économique413. Malgré l’existence de nombreuses variations régionales dans la répartition du travail entre hommes et femmes, l’Afrique subsaharienne est restée, selon Boserup, une zone d’agriculture féministe par excellence. L’introduction de l’agriculture de rente avec la colonisation n’a fait que renforcer en Afrique le clivage entre les hommes et les femmes, en instaurant une nouvelle division du travail au détriment de la femme rurale.

«Les hommes vont dans le secteur agricole moderne et bénéficient de techniques et d’une formation améliorant la productivité du travail, les femmes ignorées et laissées pour compte par l’administration coloniale, continuent de travailler avec les méthodes traditionnelles dans le secteur de l’agriculture de subsistance : les hommes vont du côté du progrès, les femmes du côté de la tradition»414.

L’étude de Boserup, faite à partir d’une analyse comparative, a révélé l’existence de «mécanisme communs, d’évolution d’occultation, d’assignation et d’exploitation de la force de travail féminine»415. Cette hypothèse de la régression progressive du statut des femmes dans le Tiers-Monde, en particulier en Afrique, a été reprise par beaucoup de chercheurs africanistes416 qui ont fini par élaborer des tentatives de théorisation à l’issue desquelles le poids réel des femmes dans l’activité de développement est vivement démontré.

413 Dagenais H., Approches et Méthodes de la recherche féministe, Laval, 1990. 414 Droy I., Femmes et développement rural, Paris, Karthala, 1990, p.40. 415 Idem, pp 40-41. 416 Idem, p. 41.

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Le bilan de ce questionnement peut se réduire à deux idées maîtresses : - la première met en exergue la non prise en compte, dans les théories du développement comme dans les statistiques officielles, le poids réel de l’activité féminine dans le développement en Afrique. L’apport féminin est quasi invisible dans les comptabilités, dans les évaluations faites sur les économies africaines. En réalité, dans ces théories sur le développement la contribution des femmes n’est ni prise en considération ni évaluée ni valorisée. Les femmes ne bénéficient ni des ressources du développement ni de ses bénéfices ; - la seconde souligne l’impérieuse nécessité d’opérer une rupture dans les travaux de recherche, en élaborant ainsi une stratégie qui prendrait en compte l’impact du travail féminin dans l’activité économique des États africains.

L’approche «genre et développement», tout en prônant l’intégration des femmes au développement, a fini par démontrer que les femmes peuvent être des actrices à part entière du processus de développement, comme mères et travailleuses. Pour cette raison, elle prône un statut de co-partenaire. Une telle égalité suppose notamment la promotion de l’égalité des sexes par la réforme de l’environnement institutionnel et l’accès accru des femmes à l’éducation. Ces deux idées vont structurer toutes les recherches produites à ce sujet.

Les recherches ont révélé que face à la crise économique et aux politiques d’ajustement structurel, les femmes en Afrique supportent de lourdes charges sans compter leur implication en amont et en aval du processus de production. Elles représentent de véritables agents productifs du changement même si les évaluations ne font pas souvent cas de leur apport considérable dans les économies africaines.

L’approche genre se préoccupe davantage de l’implication réelle de la femme dans les phases de conception et d’identification des politiques et des projets de développement initiés, tant au niveau local qu’au niveau macro-social. Une conviction, sans cesse réaffirmée, prend forme dans la conscience du développement, dénonçant l’oubli des femmes comme étant l’une des raisons de la faillite des programmes de développement en Afrique subsaharienne

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Conclusion Tout au long de ce chapitre nous avons examiné les théories dominantes de la décennie des années 80-90 où la problématique était marquée par une approche du développement centrée sur les dynamiques locales de développement et leur caractère endogène. L’examen de ces théories nous révèle l’effort considérable apporté dans le travail de reformulation des principes d’une vision du développement longtemps dominée par le paradigme de la modernisation. Il faut rappeler à présent que dans les théories ou les pratiques conventionnelles, le développement se fait par le haut en dehors des dynamiques participatives des acteurs du bas. Au nom du postulat de l’identité d’approche et de l’universalité du paradigme de la modernisation, la conception dominante du développement n’a pas voulu accepter l’idée d’une pluralité de perspectives et d’une diversité de trajectoires dans les stratégies au sein des sociétés du Tiers-monde.

Ce tournant paradigmatique qui redéfinit les approches, est consécutif, selon André Guichaoua et Yves Goussault, au reflux massif des grandes synthèses théoriques qui ont marqué les ruptures de l’ordre mondial de la décennie des années 1960-1970 :

«Le constat est aisé et s’illustre dans le reflux des vastes synthèses théoriques qui ont marqué les mutations et les ruptures de l’ordre mondial des années 1960-1970. Après une longue phase de confrontation ouverte des constructions théoriques et les visions du monde, les sciences sociales cultivent à nouveau les tendances analytiques et se replient sur des recherches méthodologiques. Avec la réévaluation des évidences passées, le relativisme est devenu la règle»417.

Ce travail de reformulation et de réévaluation critique s’est fondé sur les marques d’une nouvelle historicité dans les sociétés africanistes. À des exceptions prés, les sociétés africaines sont travaillées de l’intérieur par des transformations sociales, une urbanisation complexe, des destructions et restructurations des espaces sociaux et des pouvoirs, la naissance de nouvelles formes d’articulation entre le social, l’économique, le culturel et le politique, l’émergence et l’expansion d’activités

417 Guichaoua A., Goussault Y., Sciences sociales et développement, Éditions Armand Colin, 1993, p.4.

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informelles, etc. Ce que l’examen de ces théories a fini par nous révéler, c’est l’évidence selon laquelle le champ du développement dans le contexte des sciences sociales en Afrique a fait l’objet de questionnements aussi importants que les problèmes auxquels les sociétés se sont confrontées dans leurs politiques de développement.

Mais force est de reconnaître que les multiples tentatives de repenser le développement en Afrique ont quand même charrié des questions d’ordre idéologique, épistémologique et méthodologique au cœur de l’africanisme aussi important que ceux relevant de l’échec du développement en Afrique. Ces problèmes feront l’objet d’un traitement dans cette thèse, mais avant nous allons étudier l’exemple d’un modèle de développement, le socialisme sénégalais qui constitue à la fois un lieu de théorisation d’un modèle de développement à l’africaine et une expérience concrète en la matière.

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CHAPITRE V ESSAI D’ANALYSE DU SOCIALISME SÉNÉGALAIS : ÉTUDE DES FONDEMENTS THÉORIQUES ET PRATIQUES

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Introduction Dans ce chapitre, nous aurons à examiner successivement : - le socialisme africain auquel se réfère le modèle sénégalais, présenter ce qui en fonde les bases théoriques et idéologiques tout en mettant en relief les éléments de différenciation avec le socialisme européen, en particulier avec le socialisme marxiste. Nous aborderons aussi les traits socioculturels africains comme pierres d’attente du socialisme africain ; - le second portera sur les sources du socialisme sénégalais et ensuite nous procéderons à l’examen des différents plans de développement initiés au Sénégal dans le cadre de l’option socialiste. Cet examen va s’appuyer sur les résultats statistiques et macro-économiques de l’économie sénégalaise des indépendances aux politiques d’ajustement structurel ; - enfin, nous fournirons un bilan critique sur l’expérience sénégalaise, sur ce que nous appelons les facteurs explicatifs de la faillite du modèle sénégalais.

En résumé, ce chapitre vise à allier, dans notre recherche, l’étude critique des bases théoriques d’un modèle et l’analyse des résultats économiques à partir de données statistiques des tableaux macro-économiques de l’évolution économique du Sénégal

Pourquoi le choix du modèle sénégalais? Ce choix obéit à deux raisons principales : - d’une part, le socialisme sénégalais a la particularité d’être une stratégie africaine de développement qui a fait l’objet d’une approche théorique systématique. Il est théorisé par Senghor comme la voie africaine du socialisme en se référant aux valeurs de la civilisation africaine ; - d’autre par, le socialisme sénégalais se situe au cœur de notre préoccupation de recherche, il offre un cadre privilégié pour tester l’hypothèse de l’échec du développement en Afrique à la lumière d’un exemple concret.

5.1. Le socialisme africain : traits et caractéristiques fondamentaux En dépit de quelques traits communs aux différentes approches, le socialisme africain n’a jamais été uniforme dans ses références doctrinaires. Au contraire, il est

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traversé par une diversité d’approches. Il ne s’agit pas de les étudier ici mais d’en dégager les traits communs qui portent une certaine conception du développement à partir de l’héritage culturel des sociétés africaines. Le socialisme africain se définit, a priori, comme une application du socialisme à partir des réalités propres à l’Afrique. Il est, selon Louis Vincent Thomas, «une idéologie symbiotique nouvelle où les valeurs traditionnelles (arabité, négritude) coexistent avec les normes de l’Islam ou du Christianisme et certaines idées forces du marxisme léninisme»418.

Un examen des cinq traits fondamentaux de ce socle idéologique permet de saisir la dimension symbiotique du socialisme africain. Au-delà de ses différentes théorisations, le socialisme africain se dessine comme une tentative de réaliser le développement à partir de l’option socialiste et en fonction de la spécificité des réalités africaines. La référence à l’identité culturelle africaine fait que le socialisme africain, en dépit des variantes, a quand même une base théorique commune, identifiable à travers quelques traits caractéristiques qu’il convient ici d’examiner.

Le premier trait se situe dans l’ancrage du socialisme africain à ce que Senghor appelle une philosophie traditionnelle spécifique à l’Afrique. Ce qui fait la particularité de cette philosophie africaine traditionnelle communautaire, c’est qu’elle fonde son principe d’analyse sur «une explication de l’univers selon laquelle l’être n’est pas individué, n’est pas une réalité irréductible mais constitue l’élément d’un ensemble dans lequel il s’inscrit et qui lui donne sa force de vie»419.

Ensuite, l’idéologie du socialisme africain se définit comme un humanisme qui se veut intégral, dont le but est l’homme dans sa globalité, dans son être multidimensionnel c’est-à-dire dans sa vie matérielle, spirituelle, culturelle. Le seul objectif visé consiste à réaliser un cadre humanisé, pouvant garantir l’épanouissement total de l’homme. L’essence du socialisme se définit ainsi comme une entreprise de désaliénation, de promotion de l’être africain à partir de ses valeurs propres et en symbiose avec les valeurs universelles qu’offre la modernité aux sociétés africaines.

418 Thomas L.V., «Le socialisme africain» dans Afrique document n° 75, 1964, p.66. 419 Idem, p.63.

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Le socialisme africain est considéré comme une praxis. Ce qui suppose quelques exigences dialectiquement liées :

- d’abord un inventaire sans complaisance de la civilisation traditionnelle, en examinant les modifications que l’impact colonial a su impulser à cette civilisation. Cet inventaire devra aussi s’intéresser aux techniques et aux ressources économiques du milieu ainsi qu’aux aspirations, aux opportunités réelles et aux savoir-faire des populations qui sont les actrices du développement ; - ensuite, une définition précise des fins et des buts à atteindre, d’où l’option de la planification comme stratégie de rationalisation des programmes de développement. Cette exigence part de l’étude systématique des réalités économiques, sociales et humaines, pour amorcer une réforme destinée à impulser, grâce à l’animation et à l’éducation, une conversion des mentalités et une démarche participative pour une pleine implication des populations en vue d’un meilleur devenir du continent africain ; - enfin, une délimitation des objectifs immédiats, conçus comme priorités dans la construction d’une société socialiste et développée. Une telle délimitation permet de mieux saisir les priorités du continent pour mieux préparer son développement plénier de concert avec les autres nations du monde.

Le quatrième trait du socialisme africain, c’est d’être une mystique populaire pour nos théoriciens, conçu pour et par le peuple sous l’impulsion de Partis comme cadres politiques de convergence, comme réceptacles de la conscience collective et capables d’induire un élan unitaire et révolutionnaire au sein des masses africaines.

Le cinquième trait de l’idéologie du socialisme africain, c’est son orientation à se définir comme une construction originale, une sorte de symbiose qui, en refusant tout mimétisme à l’égard du socialisme européen, ne manque pas pour autant de s’en inspirer, d’en épouser ses valeurs, ses principes jugés positifs et conformes à l’esprit africain. Dans la problématique senghorienne, une telle option s’énonce en termes d’enracinement aux valeurs traditionnelles africaines jugées positives et en

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termes d’ouverture aux apports extérieurs dans un parfait esprit de synthèse et de symbiose.

Ces différents traits que nous venons de signaler montrent que le socialisme n’est pas une fin en soi, comme l’ont soutenu Senghor et Dia, mais une praxis, une constitution à réaliser pour réunir les moyens d’arriver au plein développement. Mamadou Dia écrit à ce propos : «Le socialisme n’est qu’un moyen d’arriver au plein développement, mais un moyen privilégié et, sans doute le seul qui puisse parfaitement se plier aux exigences de l’Afrique»420. Toutefois, en dépit de ces traits communs, il faut se garder de considérer le socialisme africain au singulier, il faudrait plutôt le conjuguer au pluriel, avec des tendances et des références doctrinaires différentes. C’est ainsi qu’on peut identifier trois grandes tendances qui peuvent être considérées chacune comme une variante du socialisme africain :

- d’abord les tendances collectivistes, avec une planification généralisée, autoritaire et un recours à l’épargne forcée, à l’investissement humain obligatoire. On peut ici citer, en guise d’exemple, les expériences menées en Guinée avec Sékou Touré, au Mali avec Modibo Keïta, au avec Kwamé Nkrumah, en Tanzanie avec , en Algérie sous Boumediene, ou en Égypte avec Gamal Abdel Nasser ;

- ensuite, les tendances communautaires, plus souples, plus libérales et moins liées au marxisme. Trois expériences, le socialisme sénégalais sous la conduite de Léopold Sedar Senghor, le socialisme Kenyan avec Kenyatta, celui Ben Bella de l’Algérie, constituent les exemples les plus édifiants ;

- et enfin, les tendances mixtes où ces théoriciens ont cherché à combiner les effets de l’investissement capitaliste et un socialisme agricole de type coopératif, avec une mobilisation des couches sociales. On peut citer à ce titre les expériences menées en Sierra Léone, au Cameroun et au Nigeria.

420 Dia M., Développement et socialisme en Afrique, Dakar, NEA, 1979, p.57.

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L’identification des traits fondamentaux du socialisme africain et des nuances dans les différentes approches permet de voir une certaine différence entre ce socialisme à l’africaine et le socialisme européen, en particulier le socialisme marxiste. Ce que certains ont désigné comme la voie africaine du socialisme a, au demeurant, sa spécificité propre. Elle devra s’élaborer, comme l’écrit Senghor, non pas dans l’indépendance mais dans l’autonomie de la pensée propre de l’Africain421. C’est dire que tout en pouvant s’inspirer des méthodes, des institutions et des techniques les plus modernes, élaborées pour le monde occidental, il faudra que la voie africaine du socialisme, pour rendre les méthodes, institutions et techniques efficientes dans le contexte africain, les adapte aux réalités propres de l’Afrique, à sa géographie, à son histoire, à sa culture et à sa psychologie.

Le socialisme africain tire sa substance de cette réaffirmation des valeurs de la tradition africaine. Il s’agit de redécouvrir un socle culturel auquel il faudra s’appuyer pour construire la modernité africaine. Ce qui signifie que dans leur quête pour le progrès et le développement, les sociétés africaines devraient éviter de perdre les liens communautaires. Car, les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes ne sont pas contradictoires, dichotomiques. C’est dans la perspective d’harmoniser ces deux registres de référence qu’il s’agit de situer les bases sociales, culturelles, politiques, et idéologiques du socialisme africain.

En résumé, le socialisme africain se distingue, à bien des égards, du socialisme européen. Si le socialisme européen s’appuie sur la classe ouvrière, le socialisme africain se conjugue avec le nationalisme et l’anticolonialisme et se définit comme une stratégie pour lutter efficacement contre le sous-développement. Aux yeux de ses théoriciens, le socialisme ainsi appréhendé reste la meilleure voie possible pour réaliser l’industrialisation dans le respect des valeurs fondamentales de la culture négro-africaine. En évacuant le problème de la lutte des classes, les théoriciens du socialisme africain ont considéré l’Afrique comme des nations prolétaires, d’où l’antagonisme avec l’Occident impérialiste. La différence tient, en fait, aux traits socioculturels africains qui ont servi de pierres d’attente à une théorisation du socialisme africain.

421 Voir Senghor L.S., Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Éditions du Seuil, 1964.

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5.2. Les réalités socioculturelles africaines : pierres d’attente du socialisme africain Certes, la question de l’identité africaine reste encore un débat ouvert qui révèle quelques divergences de taille. Mais, en dépit de l’argument de réserve qu’on peut opposer à l’unité culturelle de l’Afrique à la suite des recherches de Beaumann et Westerman, les partisans du socialisme africain s’accrochent à l’idée d’une civilisation africaine caractérisée par les traits communs aux cultures africaines. Ce sont ces traits communs que les théoriciens du socialisme africain mettent en avant pour justifier les fondements du socialisme africain.

La permanence de l’esprit communautaire en Afrique, caractérisé par l’entraide, la solidarité, les fraternités d’âge où l’ego s’insère dans de vastes réseaux de relations sociales, est l’un des traits majeurs des sociétés d’Afrique, qui explique l’attrait que l’idéologie socialiste a exercé sur les intellectuels et dirigeants africains à l’aube de la période coloniale. Ils s’accordaient pour la plupart à reconnaître que l’esprit communautaire en Afrique pouvait constituer une pierre d’attente pour le socialisme en Afrique. En effet, dans l’optique de ces penseurs, les processus d’insertion sociale dans le contexte de l’Afrique, à travers les différents paliers, c’est- à-dire de la famille à l’organisation centrale en passant par les classes d’âge, le clan, l’ethnie, la confrérie initiatique, la tribu, le lignage, situent l’individu africain dans une dynamique de relations hiérarchisées qui le subordonnent à la totalité sociale. L’individu en Afrique n’est ainsi qu’un «moment de la continuité du phylum social»422, selon l’expression de Louis Vincent Thomas.

Dans la cosmogonie africaine, l’univers est une totalité intrinsèque ; l’homme n’en est qu’un élément. C’est pourquoi la vocation de ce dernier est de vivre en harmonie avec l’environnement naturel, ce qui induit un ordre social normatif avec le primat du groupe sur l’individu. Il y a un esprit de convivialité en Afrique porteur d’un «habitus»423 communautaire au sens que Bourdieu donne à ce concept, c’est-à-dire un système de dispositions acquises, permanentes et génératrices, fondatrices de

422 Thomas L.V., Le socialisme et l’Afrique, Paris, Le livre africain, 1966, p.112. 423 Voir Bourdieu P., Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982.

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logiques comportementales. Cet habitus communautaire par rapport auquel l’individu s’identifie à des valeurs communes, justifie la conformité de l’idéologie socialiste et le modèle d’organisation sociale en Afrique.

Mais, il se pose une question de fond, celle d’identifier les traits communs aux sociétés africaines qui les distinguent des autres sociétés. Les systèmes socioculturels africains regorgent de ce que Albert Meister nomme les sources traditionnelles du socialisme. Ces sources traditionnelles sont nombreuses, mais on peut en retenir au moins quatre pour les besoins de notre analyse.

D’abord la famille, cette communauté locale qui est le fondement du socialisme africain : «le fondement et le but du socialisme est la famille étendue», écrit Nyerere424. La famille dans la société africaine est la famille étendue. Cette famille africaine est constituée, selon Senghor, par «l’ensemble de toutes les personnes qui descendent d’un Ancêtre commun. L’Ancêtre, en effet, n’est que le signe d’une réalité plus profonde, qui est la communauté d’une flamme de vie»425. La famille africaine renvoie à une notion de parenté étendue, fondée sur la reconnaissance de liens de sang et de liens d’alliance qui unissent un ensemble de personnes soumises à l’obligation très stricte d’entretenir des relations de solidarité et d’entraide. Toute l’organisation collective de la vie dans l’espace des sociétés africaines s’organise autour de la parenté et de la famille et en épouse les formes. La notion de communalisme ou de communautarisme indique les formes de vie dans la famille africaine, égalitaire, démocratique et basée sur l’entraide et la solidarité. C’est ce qui fait écrire à Nkrumah que l’option socialiste en Afrique est moins un credo révolutionnaire qu’une réaffirmation en langage contemporain des principes du communalisme qu’il s’agit de mettre en pratique dans le projet socialiste :

«Dans la ligne ancestrale du communalisme, le passage au socialisme réside dans la réforme car les principes fondamentaux sont les mêmes. Du fait de la continuité du communalisme avec le socialisme, dans la société communaliste le socialisme n’est pas un credo révolutionnaire, mais la réaffirmation en langage

424 Nyerere, cité par Meister A., L’Afrique peut-elle partir?, ouv. cité, p.315. 425 Senghor L.S., Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p.74.

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contemporain des principes qui sous-tendent le communalisme»426.

Ensuite, la religion, dont la première fonction est de codifier le code moral, peut être aussi un facteur constituant du socialisme en Afrique, selon des théoriciens comme Senghor. La réciprocité et la redistribution sont aussi deux autres facteurs déterminants de l’engendrement de la doctrine socialiste en Afrique. En Afrique, il y a obligation de donner, de rendre, dictée non par une contrainte mais par une idéologie du don et du contre don qui se fonde sur la maîtrise des liens de parenté, d’amitié, de voisinage, d’affirmation tribale, d’appartenance de caste, de classe d’âge, de confréries initiatiques ou de quelques autres formes de relations sociales. Enfin, la propriété collective de la terre, principal moyen de production et l’organisation collective du travail constituent aussi deux autres déterminants du socialisme en Afrique.

En résumé, ces différents traits culturels font de l’espace social africain un lieu de prédilection du socialisme, aux yeux des partisans de l’application du socialisme en Afrique. La prise en compte de ces valeurs, pour édifier le socialisme en Afrique, implique pour celui-ci, selon Senghor, une double rupture par rapport au socialisme européen : - d’abord, une rupture épistémologique avec les lectures du centre (marxisme- léninisme, social démocratie) ; - et ensuite, un désengagement des pays de la périphérie par rapport à tous les impérialismes de gauche comme de droite.

Toute la problématique du socialisme, telle qu’elle a été mise en système théorique doctrinaire dans le contexte sénégalais, repose pour l’essentiel sur ces deux ruptures prônées par Senghor qui fut le principal théoricien du socialisme sénégalais.

426 Meister A., L’Afrique peut-elle partir?, ouv. cité, p.316.

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5.3. Le socialisme sénégalais : fondements doctrinaires et trajectoire d’un modèle Voie de développement non capitaliste, voie africaine du socialisme, socialisme tiers-mondiste, socialisme africain sont autant d’expressions qui, delà des variances, les expriment une perspective de remise en question du modèle capitaliste du développement dans le contexte africain. Le socialisme sénégalais est une illustration de cet effort de reformulation des principes du développement en corrélation avec la spécificité des sociétés humaines. Léopold Sedar Senghor a tenté d’en fournir une théorisation systématique.

Quelles que soient les critiques que l’on peut formuler à l’égard du socialisme africain tel qu’il a été théorisé par Senghor, on ne peut pas nier sa cohérence. La démarche de Senghor a eu le mérite de s’inscrire en théorie et en pratique dans un effort de refondation des bases du développement en adéquation avec les cultures africaines et leur ouverture aux valeurs occidentales et universelles. La problématique du développement, telle que formulée par Senghor, repose sur les principes fondamentaux de l’enracinement et de l’ouverture.

5.3.1. Brève présentation du Sénégal Ancienne colonie française, située à l’extrême ouest du continent africain dans la zone intertropicale, le Sénégal occupe la position la plus avancée de l'Afrique de l'Ouest dans l'Océan avec la presqu'île du Cap-Vert. Il est limité à l’ouest par l’Océan atlantique, au nord par la République islamique de Mauritanie, au sud par la République de Guinée et celle de la Guinée Bissau, à l’est par la République du Mali.

Le Sénégal a une superficie de 196712 km ; c’est une grande plaine d’une altitude rarement supérieure à 100 mètres. Il a un climat varié du fait de sa situation en zone intertropicale, caractérisé par des températures basses sur la côte, élevées vers l’intérieur. Peuplé de plus de 10 millions d’habitants, avec un taux de croissance démographique de l’ordre de 4,6%, le Sénégal est composé d’une population à majorité paysanne. Ce qui en fait un pays essentiellement agricole où prédominent deux types de culture : les cultures industrielles comme l’arachide, le coton, la canne à sucre et la tomate ; les cultures vivrières (mil, sorgho riz, manioc,

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etc.). L’élevage constitue aussi, malgré une exploitation insuffisante, un poids important dans l’économie du pays. Mais, c’est le secteur de la pêche qui est la première source de devises du fait de l’existence d’une façade maritime importante et des eaux très poissonneuses.

Étant, l’un des pays des plus industrialisé de l’Afrique de l’Ouest, le Sénégal dispose d’un tissu industriel varié dont l’essentiel est concentré dans la région de Dakar. Indépendant depuis 1960, le Sénégal a choisi dès son autonomie la voie du socialisme démocratique pour assurer son développement jusqu’à l’avènement de l’alternance en 2000.

5.3.2. Fondements théoriques et doctrinaires du socialisme sénégalais Il s’agit d’étudier la trajectoire suivie, en partant d’abord des bases doctrinaires et idéologiques qui sous-tendent ce projet de développement, pour ensuite examiner les résultats économiques et sociaux résultant du choix opéré. Étudier les fondements théoriques et les bases doctrinaires et idéologiques du modèle sénégalais, tel qu’il a été théorisé par Léopold Sedar Senghor, revient à réaliser deux tâches théoriques majeures : - élucider les sources du socialisme senghorien, pour saisir sa dimension symbiotique. Il s’agit de l’influence marxiste, de celle de Pierre Teilhard de Chardin et enfin de celle du socialisme européen des théoriciens comme Proudhon, Fourrier, Owen, plus communément appelé par Marx et Engels les pères du socialisme utopique ; - examiner ensuite les bases théoriques et idéologiques autour desquelles se structurent les points de doctrine de la conception senghorienne du socialisme.

5.3.2.1. Les sources du socialisme sénégalais Le socialisme senghorien se réfère à trois sources occidentales, en relation symbiotique avec la négritude définie comme l’ensemble des valeurs propres aux Africains. Ces sources sont essentiellement le marxisme, la philosophie de Teilhard de Chardin et enfin le socialisme démocratique.

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5.3.2.1.1. L’influence marxiste L’influence de Marx a été bien reconnue par Senghor. Le marxisme est, selon lui, d’un apport important au socialisme africain à deux points de vue : d’une part, le marxisme permet de concevoir le socialisme comme une méthode dialectique et d’autre part, il en fait un humanisme, c’est-à-dire un véritable instrument de désaliénation. À ces deux apports, il faut ajouter que le marxisme est un instrument théorique qui a beaucoup contribué à la prise de conscience des peuples du Tiers- monde dans le cadre de leur combat pour l’émancipation et de leur dignité d’homme. Senghor écrit à ce sujet :

«Le mérite essentiel de Marx n’est pas de nous avoir enseigné l’Économie Politique comme on pourrait le croire, mais l’humanisme de nous avoir révélé l’Homme dans et par delà l’histoire économique des hommes concrets, avec leurs besoins - matériels et spirituels - leurs aliénations, leurs luttes, leur triomphe futur dans la liberté retrouvée. Son but, il nous l’a défini : c’est de «pénétrer» l’ensemble réel et intime des rapports de production dans la société bourgeoise, de «dévoiler» la loi économique du mouvement de la société moderne. En ce sens, Marx est le fondateur de la sociologie c’est-à-dire de l’humanisme moderne»427.

En plus de cette influence du marxisme dans la prise de conscience des populations du Tiers-monde, on peut aussi retenir l’apport de la dialectique marxiste dans la connaissance des réalités socio-historiques et économiques de ces sociétés du Tiers-monde. Senghor reconnaît ainsi la pertinence de la dialectique dans l’étude des réalités spécifiquement africaines : pensée de la totalité, la dialectique a une valeur heuristique considérable dans l’étude des réalités spécifiques des sociétés africaines. Il reste, aux yeux de Senghor, un outil théorique efficace et pertinent pour rendre pleinement compte des dynamiques sous-jacentes aux réalités socioculturelles et économiques des sociétés africaines.

427 Cité par Thomas L.V., Le socialisme et l’Afrique, Tome 2, Paris, Le livre africain, 1966, p.15.

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5.3.2.1.2. L’influence de Pierre Teilhard de Chardin Si la référence à Marx n’est pas exempte de critique428, la référence à Teilhard de Chardin est sans réserve. Aux yeux de Senghor, Pierre Teilhard de Chardin est une source d’une importance capitale. La référence à son œuvre a été d’un apport important dans l’édification, et surtout, dans l’avènement de ce qui peut être considéré comme la doctrine de la négritude et du socialisme africain. Il faut dire que Senghor a donné sa préférence à la référence teilhardienne par rapport au marxisme pour mieux mettre en relief l’esprit communautaire africain :

«Nous avons surtout développé la coopération, non pas collective, mais communielle. Car la coopération familiale, villageoise, tribale a, de tout temps, été en honneur en Afrique noire ; encore une fois non sans la force collective comme agrégat d’individus, mais sous la forme communielle, comme conspiration, centre des cœurs. Vous reconnaissez l’union teilhardienne qui unanimise»429.

L’œuvre de Teilhard de Chardin présente trois traits caractéristiques dont la doctrine du socialisme senghorien s’est longuement inspirée.

Elle se fonde sur un socle épistémologique qui correspond parfaitement à une conception moderne de la science. La vision teilhardienne de la matière, c’est-à-dire l’universelle conversion dialectique, la conciliation des contraires, la conception de la force sont autant de principes d’analyse qui fondent l’originalité de la pensée de Teilhard de Chardin et sur lesquels Senghor s’est appuyé dans sa tentative de rendre compte de la particularité du socialisme africain. Elle a aussi l’avantage sur le matérialisme, pour Senghor, de soutenir l’idée d’un spiritualisme, d’une croyance en Dieu et de la place centrale que Dieu occupe dans sa philosophie. Senghor, qui affirmait que «ce qui nous gênait dans le marxisme c’était son athéisme, un certain mépris des valeurs spirituelles», ne pouvait pas ne pas trouver par contre en

428 Montrant les limites du marxisme qu’il situe, à l’image de Sartre, dans le domaine épistémologique, plus précisément dans la théorie de la connaissance, Senghor écrit : «Depuis la coupure épistémologique de 1845, Marx n’a cessé d’employer la méthode dialectique, mais, à mesure qu’il avançait dans son œuvre, singulièrement dans la rédaction du Capital, il accordait une place de plus en plus grande à l’objet, à la manière, à la nécessité. Et cela au détriment du sujet, de l’esprit, de la liberté, je veux dire, non pas le hasard, mais l’imprévu imprévisible, bref, la vie, qu’aucune mesure n’a jamais encore mesurée dans toute sa richesse complexité», Senghor L.S., Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels, Dakar-Abidjan, Les nouvelles Éditions Africaines, 1976, p.11. 429 Senghor L.S., Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Éditions du Seuil, 1960, p.64.

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Teilhard de Chardin une référence déterminante. Car ce dernier, comme l’a écrit le cardinal Koenig, «a été l’homme qui, malgré tout les risques, a jeté un pont entre la science et la foi»430.

Pour Senghor, le Père Teilhard de Chardin a fourni au socialisme africain les instruments idéologiques qu’il ne trouvait pas dans le marxisme. Il s’agit des valeurs de complémentarité où les nations africaines pouvaient se socialiser sans se dépersonnaliser. C’est pourquoi, «La vision teilhardienne de la matière (loi de corpusculation, loi de complexité, loi de conscience), le principe de l’universelle conversion dialectique, la conciliation des contraires, l’importance dévolue à l’homme, telles sont les principales valeurs qui, selon Senghor, doivent à nouveau féconder la négritude»431 et le socialisme africain.

5.3.2.1.3. L’influence du socialisme démocratique Si on peut établir des points de rencontre entre la théorie de Teilhard de Chardin et la pensée de la négritude, on peut en faire de même au niveau du socialisme démocratique que l’Europe de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle a connu. C’est d’ailleurs cette seconde rencontre qui a rendu possible et pertinente la rupture que Senghor a opérée d’avec le socialisme de Marx, en se démarquant de son athéisme et de son penchant pour la lutte des classes et pour la violence considérée comme forme appropriée pour venir à bout du système capitaliste.

La dernière influence est donc le socialisme démocratique. Senghor s’est inspiré des théories de Proudhon, Fourrier, Saint-Simon, Owen, etc. dont les conceptions lui semblaient plus proches du modèle d’organisation des relations sociales en Afrique et des valeurs spirituelles sur lesquelles se fondent les rapports sociaux en Afrique. Senghor reconnaît qu’après avoir puisé dans le marxisme et dans la philosophie de Teilhard de Chardin, pour asseoir les bases de la doctrine socialiste, il y a ajouté le syndicalisme, la planification, le fédéralisme, la mutualité et la coopération inspirés des théories socialistes de Proudhon, Fourrier, Saint-Simon et Owen.

430 Cité par Touré A., «Léopold Sedar Senghor et Pierre Teilhard de Chardin ou les fondements de la voie africaine du socialisme» dans Senghor Colloque de Dakar, ouv. cité, p.117. 431 Thomas L.V., Le socialisme et l’Afrique, ouv. cité. p.16.

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5.3.2.2. La doctrine du socialisme africain chez Senghor Ces trois sources repensées au prisme de la négritude ont fait du socialisme sénégalais, selon Senghor, une vision élaborée, se structurant, au plan théorique et idéologique, autour de quatre caractéristiques essentielles : - une philosophie et une praxis sociales qui se fondent sur une attitude négro- africaine et une conception communautaire ; - une technique et un ensemble d’attitudes ; - un moyen pour l’épanouissement de l’homme ; - enfin, une dynamique symbiotique.

Dire que le socialisme est une philosophie et une praxis sociales, revient à affirmer le double fondement du socialisme : celui d’être à la fois une théorie et une pratique sociales. Le socialisme africain est avant tout, pour Senghor, une philosophie, c’est-à-dire une conception du monde et de l’organisation sociale. La philosophie qui le sous-tend repose sur une explication de l’univers où l’être n’est pas individué, mais plutôt pensé comme un élément dans une totalité à l’intérieur de laquelle il s’insère et par rapport à laquelle il se définit et pour laquelle sa vie trouve sens. C’est ce que Thierry Verhelst désigne par le concept de «cosmo centrisme», c’est-à-dire cette propension de l’homme africain à se considérer comme un élément dans l’univers en harmonie avec les autres éléments avec qui il compose cet univers432. Verhelst fait une analyse de ce concept de cosmocentrisme comme un principe explicatif du modèle existentiel en Afrique. L’existence d’un ordre moral normatif où prédominent l’esprit de solidarité et le primat du groupe sur l’individu s’explique, en dernière instance, par ce cosmocentrisme qui arrime la conscience collective des sociétés africaines.

Ce principe, au plan social, donne une vision de la société où l’homme s’insère dans une pluralité de «paliers en profondeur»433, pour reprendre un concept gurvitchien, et à travers lesquels il communique avec d’autres hommes. Dans le

432 Verhelst Th. (sous la direction de), Organisation économique et cultures africaines, Paris, L’Harmattan, 1996. 433 Voir Gurvitch G., La vocation actuelle de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 1963.

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contexte africain, l’individu s’insère profondément au groupe social, dans un espace social où «chaque acteur est pris dans les mailles d’un système de relations avec ses contraintes et ses aventures»434. Ce qui traduit l’idée d’une organisation sociale, profondément communautaire, collective, parce que «formée d’une communion d’âmes plus que d’une agrégation d’individus»435.

Dire ensuite que le socialisme est une technique, un ensemble d’attitudes, signifie que le socialisme appliqué dans le contexte des sociétés africaines serait parfaitement conforme au génie du négro-africain436 et aux exigences d’un développement repensé en cohérence avec les valeurs africaines. Le socialisme s’élabore, selon cette perspective, dans l’autonomie de la pensée africaine, utilisant les méthodes et instruments techniques les plus modernes de l'Occident adaptés à la géographie, à l’histoire, à la culture et à la psychologie des peuples négro- africains.

La technique du socialisme, comme méthode de gestion et d’organisation de la société, est une action régulatrice et consciente des centres directeurs de la société. En l’espèce, dans le socialisme africain la démarche efficiente par une méthode rigoureuse. Cette méthode se traduit dans l’optique senghorienne par la planification par l’État, la promotion et la diversification de l’agriculture, la création de l’industrie, l’investissement humain volontaire et le développement communautaire.

Le but du socialisme, selon la perspective senghorienne, est de réaliser l’épanouissement de l’homme par la satisfaction de ses besoins et par une organisation rationnelle de la société humaine. Il insiste sur la praxis tout en mettant l’accent sur la variable humaine grâce à une éducation et à une formation basées sur les valeurs de solidarité. Senghor accorde, à cet effet, une importance à la culture qui, tout en étant au cœur de l’existence humaine, occupe une place centrale dans le processus du développement ; elle est en amont et en aval de tout processus. «La fin du développement est la culture : celle du corps, celle du cœur,

434 Enda Graf Sahel, La ressource humaine, avenir des terroirs. Recherches paysannes au Sénégal, ouv. cité, p.247. 435 Senghor L.S., Nations et voie africaine du socialisme, Paris, Présence africaine, 1961, p.71. 436 Ce génie négro africain traduit, aux yeux des théoriciens de la négritude, l’existence d’un ordre moral normatif où prédominent l’esprit de solidarité et le primat du groupe sur l’individu.

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de l’esprit» écrit Senghor437. La culture englobe ainsi tous les aspects de la vie, qu’ils soient matériels ou spirituels, économiques ou sociaux.

Dans la démarche de Senghor, le développement est consubstantiel à la culture. Le développement serait de ce fait une dimension de la culture qui l’engloberait. Senghor établit ainsi des rapports dynamiques entre ces deux notions : le développement et la culture sont donc indissociables. C’est donc une autre conception du développement qui prend corps et âme avec l’esprit africain, avec l’idée négro-africaine de justice et de solidarité sociale :

«Ainsi donc, il s’agit d’un développement harmonieux qui ne saurait se ramener à une croissance continue des quantités de biens matériels, sans contrepartie dans le domaine de l’instruction, de l’éducation, de la culture ou des loisirs. Il s’agira de déterminer tout d’abord, un seuil de production optimale, ensuite, en nous fondant sur l’idée négro-africaine de justice sociale, il s’agira de trouver le mode de répartition le plus équitable des fruits de notre expansion. Il permet enfin, de garantir, à chaque citoyen, un revenu minimum ainsi que l’accès gratuit aux services sociaux de l’État»438.

Voilà ce qui explique, aux yeux de Senghor, toute la portée de la culture dans la théorie du socialisme comme «dimension de la conditions humaine, coextensive à l’histoire de l’homme et par conséquent à la fois comme moyen et fin du développement»439.

Cet ancrage aux cultures d’Afrique ne peut signifier dans l’approche senghorienne du socialisme une clôture ou un confinement. Le socialisme africain est une dynamique solidaire, malgré tout, à l’expérience globale de l’humanité. Ce qui éclaire sur le fait que dans cette perspective, réaliser le socialisme africain pour Senghor ne consiste pas à se réfugier dans un particularisme autarcique de mauvais aloi mais cela suppose d’essayer d’apporter sa contribution à partir de l’authenticité africaine, à la totalisation de la planète Terre, à la construction de la civilisation universelle. Cette vision pan humaine, défendue par Senghor, suppose

437 Senghor L.S., Nations et voie africaine du socialisme, Paris, Présence africaine, 1961, p.73. 438 Senghor L.S., «Négritude et développement» dans Colloque sur la Négritude, Paris, Présence Africaine, 1972, p.17. 439 Idem, p.17

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que se soient ajustées les réalités spécifiques de l’Afrique aux impératifs de la modernité en construction dans le contexte dynamique du 20e Siècle. Mais, cette ouverture ne saurait signifier une perte de soi : c’est là où Senghor énonce le principe de l’enracinement et de l’ouverture. Ce n’est que dans cette dialectique du donner et du recevoir, fondé sur l’humanisme socialiste, qu’on pourrait insérer les réalités africaines, en particulier sénégalaises, dans le contexte dynamique de la civilisation moderne.

«La voie africaine du socialisme a vocation d’insérer nos réalités sénégalaises, nos réalités négro-africaines et négro berbères dans le contexte dynamique du XXe Siècle. Ce n’est point de particularisme qu’il s’agit mais d’expression authentique. Notre volonté demeurant d’apporter notre contribution à la totalisation de la planète Terre. À la civilisation de l’universel d’aujourd’hui ; mais encore dans la civilisation de l’Universel qui est à édifier»440.

Ce ciment idéologique du socialisme africain, tel qu’il est théorisé ici par Léopold Sedar Senghor, renoue avec le vieux courant éthique des socialistes français tout en restant dans l’ancrage des valeurs culturelles et spirituelles négro-africaines. L’application de ce principe doctrinaire, sa mise en pratique passe avant tout par un triple inventaire : - inventaire de la civilisation négro-africaine en s’inscrivant dans la tradition des ethnologues, historiens et linguistiques qui ont eu à fournir des travaux remarquables sur les sociétés africaines ; - inventaire de la rencontre des civilisations où il s’agit, pour Senghor, de ne retenir au bout du compte que les éléments fécondants de chaque civilisation et d’en effectuer une synthèse dynamique, un métissage culturel ; - enfin, inventaire des ressources économiques qui devra déboucher sur une rupture épistémologique avec la conception du développement fondée sur le seul principe de la croissance et une plus large production de biens et services, au détriment de la dimension humaine et culturelle du développement.

5.3.3. Stratégie de développement de l’expérience du socialisme sénégalais En définitive, le socialisme est avant tout une technique. Senghor le conçoit non pas comme un but à atteindre mais comme l’ensemble des techniques usitées pour

440 Senghor L.S., Nation et voie africaine du socialisme, ouv. cité, p.63.

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atteindre un seuil de développement où seront garantis à chaque citoyen «un revenu minimum ainsi qu’un accès libre et gratuit aux services sociaux majeurs, qu’il s’agisse de l’école ou de l’hôpital, du logement ou du loisir»441. Or, pour atteindre ce seuil de développement, l’Afrique noire ne peut pas se permettre, pour Senghor, de suivre l’itinéraire occidental, c’est-à-dire la marche progressive de l’Europe : celle de la civilisation agraire et féodale de l’époque médiévale à la révolution industrielle du 19ème siècle.

Pour venir à bout de la misère, de l’analphabétisme, de la maladie, de la paupérisation, du sous-développement, l’Afrique devra brûler les étapes, en prenant des raccourcis par la méthode de la planification que le théoricien du socialisme sénégalais considère comme étant la plus efficace. Cette perspective est énoncée, dans la théorie senghorienne, par le concept de raccourci historique442. Ce qui exclut toute tendance, pour le continent africain, à suivre la trajectoire parcourue par les sociétés européennes pour accéder à leur niveau de développement économique et social actuel. Les sociétés africaines devraient, au contraire emprunter une trajectoire singulière en phase avec un modèle de développement approprié qui les propulse au sommet des pays développés.

La planification et la décentralisation, qui ont constitué les deux axes définissant les termes de référence de la stratégie politique et économique du Sénégal, trouvent ici leur sens. L’efficacité de la planification s’explique, aux yeux de Senghor, par le fait qu’elle constitue une stratégie de développement plus globale et, partant, la plus scientifique et la plus rigoureuse. C’est à ce titre que Senghor considère que la planification est, en fait, la seule méthode capable de nous permettre dans le contexte de nos réalités socioéconomiques de «recenser, d’une part, nos ressources matérielles ou potentialités et, d’autre part, les richesses humaines qui feront, de ces potentialités, des possibilités. Seule, elle permet, selon la formule du mouvement Économie et Humanisme, le développement de tout l’homme»443.

441 Senghor L.S., Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels, ouv. cité, p.47. 442 Idem. 443 Senghor L.S., Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels, ouv. cité, p.47.

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5.3.3.1. Stratégie de développement économique et système de planification au Sénégal Avant d’aborder l’évolution que la planification a connue dans le système sénégalais, essayons de voir les principes et la philosophie qui ont sous-tendu ce choix. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un plan? Dans le jargon économique, le plan indique la représentation symbolique d’un projet à réaliser, d’une action à entreprendre. En économie, «un plan définit pour plusieurs années la meilleure orientation possible de l’économie, compte tenu des ressources disponibles (main- d’œuvre, énergie, ressources naturelles, etc.) des contraintes techniques,

économiques, sociales et politiques»444. Une autre définition plus globale considère le plan comme «le programme collectif que la nation s’assigne elle-même. Il est un projet de civilisation qui se concrétise non seulement dans les choix ou les priorités, mais aussi dans les procédures d’élaboration»445.

Cette seconde définition montre que dans l’option socialiste, le plan ne comporte pas uniquement des aspects économiques. Les objectifs du développement sont autant sociaux qu’économiques, autant spirituels que matériels, d’où le fondement théorique de l’idée d’une approche globale du développement supposant une interférence dialectique de plusieurs variables. Dans le contexte sénégalais, la voie de la planification empruntée découle d’une option socialiste qui suppose que la planification, au lieu d’être abstraite, doctrinaire et rigide, est souple pour intégrer tous les contours du développement humain.

5.3.3.2. Étude des différents plans de développement : bilan d’une trajectoire Un survol de l’évolution économique du Sénégal, à travers les différentes phases de planification initiées à l’occasion, montre que le Sénégal a connu une évolution économique contrastée. Après une période relativement faste, de 1960 à 1966, caractérisée par une croissance jugée acceptable, le Sénégal a connu dans les années 1970 une stagnation de la production nationale, la dégradation des équilibres financiers internes et l’accroissement du volume de la dette.

444 Albertini J.M., Mécanismes du sous-développement et du développement, Paris, Éditions Économie et Humanisme, 2ème édition, 1983, p.243. 445 Albertini J.M., Mécanismes du sous-développement et du développement, ouv. cité, p.243.

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Cette phase, qui a coïncidé avec la crise du système économique financier mondial, a eu comme effet l’extériorisation des faiblesses du système économique sénégalais, elle a marqué le début d’une ère de dégradation aggravée de l’économie sénégalaise. L’État sénégalais a été contraint d’amorcer de profondes réformes de 1985 à 1992 : celles des politiques d’ajustement renforcé, la mise en œuvre du Plan de redressement économique et financier, un programme d’ajustement structurel à moyen et long terme. Ces multiples réformes ont donc accompagné les phases de planification qui ont encadré l’évolution économique, politique et sociale du Sénégal. Il s’agit de la phase libérale, la phase réformiste et la phase des politiques d’ajustement renforcé.

5.3.3.2.1. La phase libérale La phase dite libérale de planification au Sénégal est celle qui a couvert la période de 1960-1968 ; elle représentait, aux yeux de Senghor et Mamadou Dia, une étape de transition. Elle concernait les premiers plans quadriennaux dont les objectifs étaient tout d’abord de «faire l’inventaire du potentiel économique et social de tous les secteurs de l’économie, de l’orienter en fonction des moyens existants vers des objectifs de développement équilibré entre le productif et le social»446. Elle avait aussi comme objectif de réaménager le territoire national.

L’objectif recherché était d’asseoir les bases d’une souveraineté nationale après des années d’administration coloniale. Plus concrètement, il était question de procéder à un inventaire des ressources disponibles sur le territoire sénégalais, du potentiel économique et social de chaque secteur pour enfin opérer un rééquilibrage permettant de réduire les disparités régionales. C’est une démarche qui s’inscrivait dans un vaste programme de développement et de modernisation de la société sénégalaise. L’influence du développement occidental étant sous-jacente à cette démarche. La finalité était de doter aux différentes régions d’infrastructures et de faire de celles des pôles de développement.

446 Diallo A., «Planification en Afrique et modèle du développement sénégalais» dans Thomas L.V. (sous la direction), Perspective du développement en Afrique Noire, un scénario : Le Sénégal, Paris, PISF, 1978, p.53.

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L’application de ce premier plan a visé un certain nombre d’objectifs jugés prioritaires : - une intensification de la production vivrière pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, voire réaliser un excédent de production qui serait destiné à l’alimentation du bétail et au besoin à l’exportation ; - procéder à une association plus poussée culture-élevage et d’autre part, de mettre l’accent sur le renforcement des infrastructures, sur la protection sanitaire, «l’amélioration des races et la rationalisation des pâturages à travers un réseau dense d’hydraulique pastorale et une intégration du secteur aux courants d’échanges par une commercialisation du bétail et l’organisation d’un circuit de viandes abattues grâce à un équipement frigorifique»447. - une politique de préservation des industries existantes et un renforcement progressif de ce tissu industriel avec la création, de plus en plus, d’unités motrices importantes ; - relever considérablement le taux de scolarisation.

Les objectifs sont là, bien identifiés mais les résultats n’ont pas suivis. La production arachidière a connu certes une amélioration mais elle est loin des prévisions de 2000 000 tonnes. L’évolution des récoltes, par produit en moyenne annuelle de 1960, se chiffrait à 989.000 tonnes concernant la production arachidière, de plus de 520.000 tonnes pour le mil et le sorgho, 50.000 tonnes pour le maïs et 39.000 tonnes pour les cultures maraîchères. Concernant l’élevage, le cheptel était passé, entre 1960 et 1968, de 2.755.000 têtes (bovins, ovins et caprins) à 5.474.000 têtes (bovins, ovins et caprins).

Dans le domaine de la pêche, le tonnage des mises à terre a connu un accroissement. On peut ajouter à ces chiffres la production des phosphates qui était passé de 222.000 tonnes en 1960 à 1.600.000 tonnes en 1970. Mais en dépit de ces résultats, la croissance économique était de 3%. Les résultats globaux de cette

447 Diallo A., «Planification en Afrique et modèle du développement sénégalais» dans Thomas L.V. (sous La direction), Perspective du développement en Afrique Noire, un scénario : Le Sénégal, ouv. cité, p.53.

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phase libérale «ont au moins mis en lumière les contraintes structurelles qui s’opposeraient à une planification globale et intégrée448.

Ce constat a permis aux autorités sénégalaises de redéfinir les bases d’une réforme, car la politique libérale du laissez-faire n’est pas conforme à la vision du développement telle qu’elle est annoncée dans les fondements doctrinaires du socialisme sénégalais. L’État se devait ainsi d’intervenir, par une planification plus pensée, dans le but de se doter des moyens pour réaliser une transformation structurelle adéquate aux exigences des réalités socio-économiques du Sénégal. Les perspectives de réformes qui se sont ainsi dessinées de ce travail de redéfinition opéré par les autorités sénégalaises, en conformité avec leur option socialiste, ont finalement conduit à la phase réformiste qui allait constituer la seconde étape de l’évolution des stratégies de planification du modèle sénégalais.

5.3.3.2.2. La phase réformiste Elle a couvert la période de 1969-1977. Elle se fondait sur la référence à l’idéologie du socialisme démocratique, sous-tendue par l’option d’une planification rigoureuse, exhaustive et volontariste. Elle concernait les III, IV, et V plans et a connu, comparée à la phase libérale, d’importantes réformes sectorielles. Par exemple dans le deuxième plan, deux approches ont prévalu :

«L’approche globale et sectorielle donnant les perspectives économiques à moyen terme ; une approche spatiale à long terme basée sur la régionalisation et l‘aménagement du territoire ; les CRAD, les coopératives et les sociétés de développement dotées d’une autonomie financière doivent faire participer la base à l’élaboration et l’exécution du Plan»

D’abord, les autorités sénégalaises ont amorcé une étatisation des circuits commerciaux de l’arachide par la création de l’Office National de Coopération et d’Assistance pour le Développement (ONCAD), née de la fusion des CRAD (Centres Régionaux d’Assistance au Développement) et de l’OCA (Office de Commercialisation Agricole). L’Office National de Coopération et d’Assistance pour

448 Diallo A., «Planification en Afrique et modèle du développement sénégalais» dans Thomas L.V. (sous la direction), Perspective du développement en Afrique Noire, un scénario : Le Sénégal, ouv. cité, p.54.

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le développement avait pour vocation de rationaliser et de coordonner les opérations d’une multitude d’organismes étatiques, concernés par la commercialisation de l’arachide.

Ensuite, l’État sénégalais a procédé à un renforcement des structures d’encadrement dans le monde rural en créant des structures d’encadrement du monde paysan comme la Société de Développement et de Vulgarisation Agricole créée en 1968 (SODEVA) , la société de Mise en Valeur de la Casamance (SOMIVAC), la société de Développement des Fibres Textiles (SODIFITEX), la Société des Terres Neuves (STN), etc.

Ces réformes engagées dans les secteurs de l’agriculture et de l’élevage seront renforcées par une série d’initiatives relatives à : - la nationalisation des terres, selon le vieux droit africain ; - la réforme de l’administration territoriale et locale ; - l’insertion des sénégalais dans les circuits économiques et une sénégalisation progressive des emplois ; - la décentralisation territoriale ; - la réforme de l’enseignement concernant tous les niveaux.

Ces différentes réformes n’ont pas, pour autant, empêché le Sénégal d’opter pour une politique d’attraction pour le développement du secteur privé. C’est ainsi que l’État s’est assigné un double rôle : d’une part, intervenir dans les secteurs qui ont une rentabilité sociale élevée tels que les infrastructures de transports et télécommunication, les équipements sociaux et communautaires et d’autre part, impulser une politique attractive en édifiant un système cohérent d’incitations aux investissements privés étrangers dans les secteurs industriels et touristiques.

L’analyse des résultats permet de retenir un bilan mitigé. Malgré la volonté affichée pour rendre l’économie sénégalaise performante, la situation n’a pas connu une amélioration significative. Le taux de croissance n’a pas dépassé les 4%. Ce qui ne permettait pas d’atteindre les objectifs fixés. Et à la fin des années 70 la croissance a connu une chute, elle était de 1,5 % en 1978. Les difficultés

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rencontrées dans cette période a conduit à une crise économique marquée par l’adoption des politiqués d’ajustement structurel qui ouvrent une nouvelle phase dans l’évolution économique du Sénégal.

Face à cette crise des années 80, le système de planification au Sénégal allait connaître un redimensionnement dans un contexte international défavorable marqué par les politiques d’ajustement structurel. Les bailleurs dictent, de plus en plus, leurs conditionnalités, rendant hypothétique toute souveraineté en matière de choix de politiques de développement. Ce qui a conduit l’État sénégalais à mettre en veilleuse sa stratégie de planification conçue dans le cadre de l’option socialiste.

5.3.3.2.3. Des politiques d’ajustement structurel renforcé ou la fin de l’option socialiste Cette phase de planification coïncidant avec les politiques d’ajustement structurel concerne le VIème Plan (1981-1985) et le VIIème plan (1985-1989). C’est véritablement, la phase la plus radicale dans l’application des politiques d’ajustement structurel au Sénégal avec une série de conditionnalités. En cherchant à réaliser ce que les bailleurs appellent l’efficience de l’État, le Sénégal a mis en pratique le slogan «moins d’État mieux, d’État» en mettant en exécution : - l’application de la vérité des prix, ce qui suppose la libéralisation dans le commerce ; - le rétablissement des finances publiques qui implique deux impératifs : une diminution des dépenses publiques, c’est-à-dire une diminution des subventions concernant les produits alimentaires, les intrants, un désengagement de l’État des filières agricoles et une augmentation des recettes en améliorant la gestion financière ; - un rétablissement des balances de paiement par la taxe à l’importation.

Ces mesures interviennent dans une période particulière où les crises économiques ont été les plus ressenties au Sénégal, avec une économie marquée par une stagnation de la production, une détérioration profonde des équilibres financiers, tant au niveau intérieur qu’au niveau extérieur : - l’industrie est devenue délétère, le déficit de la balance commerciale est passé de 28 milliards en 1973 à 93 milliards en 1982 ;

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- l’encours de la dette extérieure est passé de 45,7 milliards en 1973 à 393 milliards en 1982, le service de la dette lui est allé de 7,6 milliards en 1974 à 53,5 milliards en 1982. Voilà quelques chiffres qui révèlent la profondeur de la crise dans cette période d’ajustement structurel renforcé.

Cette phase a constitué une étape charnière dans la mise en application des politiques d’ajustement structurel, caractérisées par une série de réformes structurelles importantes qui avaient comme finalité une réduction sensible de l’intervention de l’État dans l’activité économique. Cette rupture est synonyme de reniement des principes du socialisme au profit d’une approche conforme, pour reprendre Dia, à «un cadrage macro-économique et financier et à l’option d’une stratégie de développement socio-économique fondée sur le respect intégral du libéralisme»449. Cette période est celle des réformes profondes, avec l’application des années 1988 d’une politique de stabilisation suivie de la mise en œuvre du Plan de Redressement économique et Financier (PREF).

La refonte des structures d’encadrement du monde paysan, qui a conduit à la suppression de l’ONCAD et de la SODEVA et à l’abandon de toute idée de relance du mouvement à la base, sera la première mesure de ce programme imposé par les bailleurs de fonds. C’est un véritable reniement des principes socialistes qui ont fondé l’option des plans quinquennaux de la phase de réforme. L’adoption de la nouvelle politique agricole (NPA), sous les injonctions des principaux bailleurs de fonds du Sénégal, s’est attaquée en premier lieu à la liquidation des sociétés de développement dans le monde rural et à l’abandon de toute politique de subvention au secteur agricole. Ceci a conduit en 1984 à la libération des initiatives privées, à la régulation des activités de production par le marché et à la limitation des interventions de l’État dans le secteur agricole. Cela s’est traduit concrètement par une tendance à la privatisation des opérations d’approvisionnement et de commercialisation du secteur agricole.

En effet, face au déficit des filières organisées comme l’arachide, le coton, le riz, il fallait envisager pour l’État sénégalais un réajustement progressif des prix aux

449 Dia M., Le Sénégal trahi. Un marché d’esclaves, ouv. cité, p.49

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producteurs et aux consommateurs, opérer ce qu’on a appelé dans la terminologie du libéralisme économique la vérité des prix sur le marché mondial. Ensuite, il y a une autre option relative au renforcement de la politique de décentralisation et l’instauration de la planification décentralisée, coïncidant avec l’avènement des plans locaux de développement intégré (PLDI). Toute la philosophie qui a été à la base de ces réformes, s’inspire du principe de la promotion démocratique à la base, selon le nouveau jargon de la Banque mondiale et du FMI, qui présage la nécessité à prendre en compte les potentialités locales et de procéder, par une démarche participative, à une meilleure implication des populations qui doivent se sentir actrices de leur propre développement.

C’est la promotion de la démocratie à la base qui a été le leitmotiv de ce choix, avec l’abandon d’une approche techniciste et bureaucratique du développement au profit d’une stratégie participative qui place l’homme au centre du processus du développement. Au plan macro-économique, cette phase a été marquée par des politiques de redressement économique et financier, avec l’adoption des Programmes d’Action Prioritaire. Les objectifs visés à travers ces PAP étaient les suivants : accroître le niveau d’efficacité ; rendre possible la sélection des projets prioritaires ; instaurer une liaison organique entre les choix stratégiques et les inflexions annuelles de la loi des finances dans le cadre de la programmation triennale glissante des investissements publics. Que retenir de cette troisième phase des politiques d’ajustement structurel renforcé au plan des résultats économiques?

Le Sénégal n’a jamais connu de problèmes économiques plus aigus que pendant cette phase d’ajustement renforcé. En effet, les politiques d’ajustement structurel n’ont pas favorisé la croissance. En moyenne, la croissance annuelle n’a guère dépassé 1,9. Les plans de développement ont été différés ou purement et simplement rayés des objectifs. La massification de la dette, qui atteint un niveau sans précédent de plus de 1000 milliards de francs CFA, a fini par renforcer ainsi la dépendance accrue du Sénégal par rapport aux bailleurs de fonds.

La réduction drastique des dépenses et des investissements sociaux, le déséquilibre macro-économique, la paupérisation et l’absence de croissance sont

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autant de facteurs explicatifs et révélateurs de la situation de crise durant cette phase des politiques d’ajustement renforcé. La situation est consécutive à l’exécution des programmes d’ajustement structurel qui a été amorcée depuis les années 80 et qui a culminé avec l’adoption en 1994 d’une stratégie globale d’ajustement à moyen terme, la dévaluation de 50% du Franc CFA, la mise en œuvre d’une politique budgétaire et monétaire rigoureuse et de réformes structurelles sur le secteur privé. Ces options avaient comme finalité trois objectifs ; la réduction du déficit budgétaire de l’État ; le désengagement de l’État des secteurs marchands et enfin la libéralisation de l’économie nationale. Ces options n’ont pas produit les effets escomptés. Le Sénégal n’a pu renouer avec la croissance de son PIB qu’à la suite de la dévaluation du CFA, avec seulement un taux de croissance de 2,9% pour atteindre enfin 5% entre 1995-2000.

Ces différentes phases de l’évolution économique et politique du Sénégal n’ont pas abouti aux objectifs de développement fixés dès la formation du premier gouvernement du Sénégal. Le pari de Senghor qui voulait que Dakar soit comme Paris en l’an 2000 ne s’est pas réalisé. Les données statistiques fournies dans notre analyse sur l’évolution du Sénégal sont assez révélatrices de l’échec d’un modèle de développement qui a fini par placer, à la suite de ces politiques d’ajustement renforcé, le Sénégal à la 145ème place sur les 162 pays les moins développés de la planète450. Aussi bien au niveau de l’espace urbain que dans le monde rural, les besoins élémentaires de base des populations n’on pu être satisfaits. C’est encore dans le monde rural où la situation est plus que catastrophique. Par exemple, en 1997, pour l’ensemble de la population rural seulement 2,3% ont de l’eau courante, 1,5% ont de l’électricité. Au regard des éléments d’analyse que nous avons étayés par quelques chiffres, l’on se rend compte que pendant presque quatre décennies le socialisme sénégalais n’a pas réalisé le développement au Sénégal.

5.5. Bilan de l’expérience sénégalaise Les politiques de développement économiques amorcées depuis son accession du Sénégal à l’indépendance ne lui ont pas permis de se développer. Au contraire, ces politiques ont produit des effets pervers avec un seuil de pauvreté qui a atteint

450 Voir Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, Washington DC, 1989.

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plus de 60% de la population dans la décennie 80-90. Dans le secteur du travail, ces politiques ont fini par détruire le faible tissu industriel qui existait au Sénégal. Les statistiques ont révélé une perte de 11000 emplois résultant soit de la liquidation des entreprises publiques, soit de la restructuration des banques, soit de la réforme de l’entreprise publique soit de la faillite d’entreprises industrielles. On peut résumer le désastre créé par les politiques d’ajustement structurel à travers deux secteurs clé que sont l’éducation et la santé.

Dans le secteur de l’éducation, le Sénégal est loin du taux de scolarisation fixé comme objectif. Le taux au Sénégal était de 43,6% durant cette période. À ce taux de scolarisation jugé très faible, il faut ajouter un taux d’analphabétisme très élevé, 62,26 chez les hommes et 82% chez les femmes. La progression du taux de scolarisation dans le secteur primaire et le secondaire est restée en deçà des objectifs fixés. C’est dire qu’en dépit des efforts réalisés dans ce secteur de l’éducation, des importants moyens consentis au niveau des différentes phases de l’évolution économique, politique et sociale du Sénégal, le système éducatif sénégalais a été marqué par un faible taux de scolarisation. À cela s’ajoute une évolution contrastée des effectifs et surtout une dégradation généralisée de la qualité de l’enseignement. L’indice de rendement global des différents ordres d’enseignement, selon les statistiques, ne dépassent guère 30%.

En résumé, si des efforts ont été consentis en matière de scolarisation et d'alphabétisation, les efforts à fournir demeurent cependant encore importants : 40,1% des habitants âgés de 6 ans et plus sont analphabètes à Dakar ; cette proportion est de 46,2% dans les autres milieux urbains et pire elle atteint 80,5% dans le milieu rural (cf. tableau ci-dessous).

Dans le domaine de la santé, la situation n’est guère meilleure car, malgré la mise en place du Programme de développement intégré de la santé (PDIS), un grand écart subsiste entre la demande effective et les structures sanitaires réellement fonctionnelles. Les chiffres révèlent que le montant global des dépenses publiques du secteur de la santé au Sénégal par habitant est tombé de 0,9% du PIB

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en 1980-1981 à 0,7% en 1989-990. Comme l’ont montré El Housseynou Ly et al. dans leur diagnostic des politiques au Sénégal :

«La couverture sanitaire s'est dégradée ces dernières années. On est passé de 404.818 à 470.250 habitants par hôpital entre 1988 et 1994, année au cours de laquelle, 153.730 personnes étaient couvertes par un centre de santé contre 146.423 cinq ans plus tôt, soit plus de trois fois la norme préconisée par l'OMS. Le rayon d'action moyen, qui renseigne sur l'accessibilité géographique d'un centre primaire de santé, est de 9,3 km pour l'ensemble du pays avec de grandes disparités régionales, passant de 1,5 km à Dakar à 15,5 km dans la région de Tambacounda»451.

Au Sénégal, la couverture médicale est en deçà des normes de l’organisation mondiale pour la santé (OMS). Si L’OMS fixe comme norme 1 médecin pour 5.000 à 10.000 habitants, 1 sage-femme pour 300 femmes en âge de procréer, 1 infirmier d’État pour 300 habitants, au Sénégal on est loin de ces chiffres. Le rapport est plutôt un médecin pour 17.334 habitants, une sage-femme pour 6.890 femmes et un infirmier pour 8.459 habitants.

Tableau 2 : Évolution des indicateurs de couverture des structures socio-sanitaires entre 1980, 1988 et 1994

Années 1980 1988 1994

Population par hôpital 475.251 404.818 470.250

Population par centre de santé 150.079 146.423 153.730

Population par poste de santé 12.031 10.442 10.900

Sources : MSP, Statistiques sanitaires et démographiques de la République du Sénégal 1996

Ces données qui sont le résultat de l’expérience du modèle de développement initié au Sénégal depuis les années 60 ne sont utilisées qu’à titre illustratif. On pouvait fournir d’autres chiffres pour confirmer cette tendance négative.

451 Ly El. H et al., «Diagnostic des politiques sociales au Sénégal» dans Studies and Works social policy-Research Network West and central Africa, n°1, 1999, p.28.

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5.6. Échec du modèle sénégalais : analyse de quelques hypothèses En dépit de quelques acquis, l’expérience sénégalaise est un exemple de l’échec des politiques de développement dans le continent africain. Les taux de croissance, réalisés à travers les différents plans quadriennaux de développement, n’ont pas permis de vaincre «la rareté objective». Les résultats auxquels ont abouti les différentes réformes n’ont pas rendu possible le développement au Sénégal.

En interrogeant les données économiques, à travers les bilans des trois phases de planification, l’on se rend compte de l’écart entre les objectifs et les résultats auxquels a abouti leur exécution. Les données statistiques fournies pour les besoins de l’analyse, nous ont donné une vue synoptique sur l’évolution économique du Sénégal qui confirme l’échec et révèle en même temps les limites du modèle.

Le discours officiel situe les causes de la faillite du modèle au niveau des déséquilibres macro-économiques générés par le poids de la dette et la détérioration des termes de l’échange. Pour le discours officiel, c’est au niveau des conjonctures de l’économie mondiale défavorables aux économies du Sud qu’il faut situer l’explication de l’échec du modèle sénégalais. Une telle analyse se fonde sur quelques facteurs : - l’environnement défavorable de l’économie mondiale pour les économies du tiers- monde ; - les fluctuations et la détérioration des termes de l’échange ; - les variations des cours du dollar ; - la faiblesse de l’épargne nationale ; - les cycles de sécheresse depuis les années 70 ; - le fardeau de la dette pour une économie déjà fragilisée par les facteurs tantôt cités.

Ces différents facteurs représentent, au niveau du discours officiel, les principales variables explicatives de la faillite du développement au Sénégal. Or, une telle approche reste muette sur les multiples erreurs de gestion constatées dans l’expérience sénégalaise où des milliards de francs sont passés dans les filets des mécanismes de détournement ou de corruption savamment mis en œuvre. À ces

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détournements de biens publics, de corruption de castes maraboutiques ou de responsables politiques, qui ont bénéficié des largesses et des prêts non remboursés auprès des banques, il faut ajouter la mauvaise structuration du système productif sénégalais et sa faible capacité d’offres à l’exportation.

Depuis longtemps, au regard des données les plus fiables sur l’économie sénégalaise, il est établi que la contribution du produit intérieur brut (PIB) des secteurs d’activités porteurs de croissance et créateurs de valeur ajoutée est encore restée faible. Comme l’a souligné Baïdy Agne, Président du Conseil National du Patronat au Sénégal, pour enclencher une dynamique de développement durable dans le contexte sénégalais, il faut en réalité une forte productivité dans «la valorisation des produits de base, une plus grande diversification de nos exportations vers des produits non traditionnels, une forte intégration des activités productives impulsée par des pôles de compétitivité créés sur des segments stratégiques de filières et relayés de diverses manières par des myriades de sous- traitants»452.

Or, la réalité de l’économie sénégalaise est loin de cet objectif, avec une situation où plus de 70% des exportations reposent essentiellement sur six produits, les mêmes depuis les indépendances, à savoir la pêche, les produits pétroliers, les produits arachidiers, le coton, l’acide phosphorique, les phosphates et les engrais minéraux et chimiques. Ces exportations ne reposent que sur quelques entreprises comme les ICS, la SONACOS, la SAR, la SODEFITEX, et les entreprises de pêche. En enfin, l’essentiel de ces exportations, environ 70% du total, ne concernent que quelques pays c’est-à-dire la France, l’Inde, les pays limitrophes.

En dehors de l’argumentation d’ordre économique, d’autres arguments ont été développés. C’est ainsi que des chercheurs, tout en intégrant les facteurs exogènes dans leurs analyses, ont émis des réserves quant à la pertinence à vouloir réduire les causes de l’échec du modèle sénégalais à ces seuls facteurs explicatifs. Des chercheurs, à l’image de Giri et Caswell, se sont appuyés sur d’autres éléments

452 Interview dans Walfdjri, 11 Janvier, 2005, p.5.

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explicatifs pour fournir une analyse des facteurs d’échec à partir de variables économiques, sociologiques et politiques.

L’argument sur lequel s’appuie Giri se situe dans l’étatisation des circuits commerciaux des cultures de rente avec la création des banques comme la Banque Sénégalaise pour le Développement (BSD), les Centres Régionaux d’Assistance au Développement (CRAD), les coopérations villageoises, la Société Nationale de Commercialisation des Oléagineux du Sénégal (SONACOS), etc.453. L’existence de ces structures, dans le fonctionnement de l’économie sénégalaise, a plutôt contribué à paralyser le secteur agricole au lieu d’y impulser un dynamisme. L’illustration peut être donnée à travers l’ONCAD tel qu’il a été managé pendant deux décennies. Si les objectifs qui étaient assignés à l’ONCAD consistaient à mobiliser l’épargne rurale, à moderniser l’agriculture, à commercialiser des produits de rente et à stabiliser les prix d’achat aux productions pour conjurer les fluctuations des prix du marché mondial, les résultats auxquels ont abouti les différentes réformes dans cette structure n’ont pas du tout traduit ces attentes.

Dans une étude, Caswell a montré que l’ONCAD a plutôt servi à enrichir une caste politico-affairiste que d’induire de mutations profondes dans les campagnes sénégalaises454. La gestion de cette société nationale a plutôt permis de : - transférer les revenus agricoles dans les caisses de l’État ; - favoriser des détournements, des malversations au détriment des producteurs ; - rendre confus des comptes financiers concernant l’endettement auprès de la BNDS par favoritisme, corruption et clientélisme ; - constituer un réseau de clientélisme au bénéfice du parti au pouvoir, avec les gros producteurs (marabouts ou responsables du Parti Socialiste).

C’est plutôt une situation de régression à laquelle l’ONCAD a fini par installer le secteur agricole sénégalais, avec des centaines de milliards de déficit et une destruction des structures organisationnelles sur lesquelles reposait le système

453 Voir Giri J., «Le Sahel est-il condamné à la famine?» dans l’Afrique Asie Greniers vides, greniers pleins, ouv. cité. 454 Voir Caswell C., «Autopsie de l’ONCAD. La politique arachidière au Sénégal» dans Politique africaine, n°14, janvier, 1984

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d’organisation et d’encadrement du monde paysan. Au plan de l’encadrement, de la formation de l’acteur paysan et au plan de l’apport technologique, les sociétés d’intervention dans le monde rural sénégalais n’ont pas contribué à une révolution notoire du système agricole qui a gardé ses caractéristiques de type traditionnel. Etant destinées essentiellement à découvrir des technologies adaptées et fiables, et dont la diffusion pourrait participer à une amélioration durable des rendements dans leurs zones d’implantation et une réforme radicale des techniques agropastorales traditionnelles, ces sociétés d’encadrement au contraire ont participé au démantèlement des bases de l’agriculture sénégalaise. Au lieu de servir de cadres appropriés pour moderniser l’agriculture au Sénégal par des innovations radicales ; elles se sont contentées de réformes sans incidences notables sur l’amélioration des conditions de production.

Un autre constat est la pérennisation d’un système agricole dominé par des cultures de rente, hérité de la colonisation. Aucun effort ne fut opéré par les structures d’encadrement pour inverser la tendance par une politique de diversification des filières agricoles. C’est-à-dire entreprendre une politique de diversification agricole qui soit en mesure de faire contribuer à l’instauration d’un mécanisme d’autorégulation pour la préservation de l’autosuffisance alimentaire, pouvant être un levier pour la création d’industries locales de transformation des produits agricoles.

Si de manière séquentielle, le Sénégal a conduit sa stratégie de développement en s’appuyant sur une série de reformes, l’objectif de toutes ces reformes était d’assurer une certaine cohérence dans l’exécution d’une politique de développement destinée à placer le Sénégal au rang de pays en voie de développement. L’un des objectifs avérés de l’option sénégalaise était de réaliser un développement soutenu et harmonieux par la réalisation des taux de croissance forte, et susceptibles de venir à bout de la paupérisation, du chômage, de la baisse tendancielle du pouvoir d’achat des travailleurs des villes, à la pauvreté dans les campagnes et au taux d’analphabétisme.

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Conclusion L’Objectif de ce chapitre était de prendre le modèle sénégalais comme étude de cas dans l’examen de la crise du développement dans le continent africain. La conclusion à laquelle nous débouchons confirme la faillite du modèle, en dépit de sa référence aux valeurs socioculturelles africaines. La stratégie fondée sur l’ouverture à l’Occident et sur l’enracinement aux réalités endogènes n’a pas sauvé le modèle sénégalais. Contrairement à autres nations, le Sénégal n’a pas amorcé son développement depuis son indépendance. Toutes les données et les éléments d’analyse présents participent à étayer l’argument de la faillite du modèle, contribuant aussi à renforcer l’argumentation que nous avons élaborée concernant la crise du développement en Afrique. L’étude du modèle sénégalais de développement, se réclamant du socialisme démocratique, n’est qu’un exemple concret de l’analyse concernant la faillite du développement en Afrique.

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TROISIÈME PARTIE : DES RUPTURES ÉPISTÉMOLOGIQUES AU CADRE ALTERNATIF DU DÉVELOPPEMENT

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CHAPITRE VI ÉTUDE DES QUESTIONS IDÉOLOGIQUES ET ÉPISTÉMOLOGIQUES DANS LES THÉORIES AFRICANISTES

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Introduction Dans l’étude de ce que nous appelons les biais idéologiques dans les théories africanistes, nous nous efforcerons de montrer que l’africanisme a connu des problèmes idéologiques. Tout en essayant de situer le débat au niveau de la pensée africaniste de manière générale, nous puiserons notre corpus analytique dans les théories du développement. Nous montrerons l’évolution de la manifestation de l’idéologie dans la pensée africaniste pour mieux situer le moment de son apparition dans les théories africanistes du développement. Nous illustrerons cette présence à travers l’analyse des paradigmes de l’afro-centrisme, de la victimisation et de celui de l’afro-pessimisme. Ces trois paradigmes dans l’africanisme ont un référentiel commun, le paradigme de la modernisation. Le paradigme de l’afro-pessimisme adhère à ce paradigme de la modernisation, les paradigmes de la victimisation et l’afro-centrisme le rejettent.

Le deuxième axe de ce sixième chapitre va porter sur des questions épistémologiques. Nous procéderons à l’analyse du problème de l’extraversion théorique et conceptuelle et nous aborderons quelques aspects méthodologiques.

6.1. Étude des biais idéologiques dans les théories africanistes du développement

En empruntant à Jean Baechler la définition de l’idéologie, nous avons retenu que celle-ci peut être considérée comme l’ensemble des «propositions, plus ou moins cohérentes et systématisées, permettant de porter des jugements de valeur sur un ordre social ou secteur quelconque de l’ordre social»455. Nous avons montré qu’une telle définition nous situe dans une perspective où le concept d’idéologie est pris dans son acception de source génératrice de principes d’explication et de systèmes de représentations pouvant orienter l’interprétation que nous nous faisons du réel. L’idéologique pourrait ainsi être perçu comme une forme a priori de la perception du phénomène social à l’aune des catégories des sciences sociales.

455 Baechler J., «De l’idéologie», article cité, p.642.

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Dans cette définition, la notion d’idéologie est liée au concept de paradigme qu’il sous-tend. Ce qui suppose que derrière les paradigmes, il peut subsister des soubassements idéologiques que l’analyse épistémologique peut relever. L’effort d’interprétation que nous nous fixons de réaliser ici cherche à valider une telle hypothèse dans les théories africanistes du développement. Autrement dit, en examinant ces théories, nous essayerons de montrer que derrière les formulations discursives relatives aux problèmes du développement en Afrique se situent des préalables idéologiques qui justifient en partie le choix des paradigmes auxquels s’appuie chaque penseur pour dérouler son argumentaire.

Parler de la dimension idéologique sous-jacente aux théories africanistes revient donc à reconnaître que leur constitution en tant que théories n’est pas exempte de considérations idéologiques, résultant des déterminations historiques particulières où ces théories ont été élaborées. Pour rendre compte de la dimension de l’idéologique dans le cadre de notre champ d’investigation, nous allons d’abord interroger le paradigme de la modernisation. La problématique qui l’a sous-tendu est transversale à toutes les thématiques qui ont marqué les stratégies et théories du développement.

Dans l’analyse des théories africanistes du développement, il ressort que la polarisation des débats concernant le développement en Afrique se situe entre une approche favorable à l’universalité d’un modèle de développement qui se veut transculturel et une approche qui soutient l’idée d’un développement endogène au nom de la spécificité des sociétés africaines. La première perspective nous situe dans le courant épistémologique moderniste et constructiviste de la pensée africaniste456 et la seconde s’inscrit dans le discours nationaliste, culturaliste et essentialiste457 qui a marqué la tradition réflexive de l’africanisme. Les questions idéologiques sous-jacentes à ces deux formulations peuvent être inscrites dans les débats qui ont alimenté la pensée tiers-mondiste.

456 C’est dans ce camp qu’il faut loger Axelle Kabou, Daniel Etounga Manguelle, Achille Mbembe, etc. qui s’inspirent de la tradition moderniste des penseurs occidentaux tels que Derrida, Foucault et Bakhtim. 457 Ce courant est celui des défenseurs d’une Afrique spécifique dont on peut retenir Emmanuel Ndione, Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo, Léopold S. Senghor, Albert Meister, Georges Balandier, Samir Amin, Georges Ngango, Jean-Marc Éla, Serge Latouche pour n’évoquer que les plus cités dans notre thèse.

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6.1.1. Les idéologies dans les études africanistes : évolution et ruptures L’examen succinct des différentes idéologies qui ont marqué l’évolution de la pensée africaniste permet de comprendre comment l’idéologie s’est déployée dans le contexte du combat tiers-mondiste. Il permettrait aussi de montrer que les biais idéologiques dans les sciences sociales africaines ont été tributaires des formes de lutte engagées par l’élite africaine contre la domination occidentale y compris ce que l’anthropologue ghanéen Kwesi Prah appelle «la domination paradigmatique»458.

Thomas en a repéré trois types d’idéologies négro-africaines : une idéologie culturelle, alimentée par la mystique de la négritude, une idéologie socio-

économique et une idéologie politique459. Le point commun à ces trois idéologies, selon Thomas, est leur ancrage dans l’anti-impérialisme. Elles se structurent autour de la reconnaissance et de la souveraineté. Malgré les nuances ou les divergences entre théoriciens africains, il y a «un relatif parallélisme entre les trois idéologies clefs, non seulement dans leur histoire (de la situation coloniale à l’époque actuelle), mais encore dans leur finalité et leurs manifestations»460. En un mot, pour Louis- Vincent Thomas, le culturel (la négritude), le politique (l’exigence d’unité et d’édification de l’État-nation), l’économique (socialisme africain, voie capitaliste de développement adaptée au contexte africain) sont indissociables et indissociés dans cette mise en construction de visions idéologiques à la veille et au début des indépendances par les leaders et intellectuels négro-africains. Ces théories sont toutes critiques. Parce qu’elles étaient toutes engagées pour une cause : «une Afrique libre et développée»461.

Dans son ouvrage, La longue marche de la modernité africaine, Copans nous situe historiquement la signification et l’ordre d’émergence de ces différentes idéologies dans l’évolution des sciences sociales africaines. Copans s’est intéressé aux théories africanistes situées dans une strate historique donnée des sociétés

458 Voir. Prah K., «L’anthropologie en Afrique : passé, présent et visions nouvelles» dans Bulletin du CODESRIA, n° 3, 1991. 459 Thomas L.V., Les idéologies négro-africaines d’aujourd’hui, ouv. cité, p.82. 460 Ibidem. 461 Assogba Y., «Trajectoire et dynamiques de la sociologie générale noire française» dans Chaire de recherches en développement communautaire, (CRDC), série de recherches n°998, p.12.

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africaines, celle de «l’enchaînement colonial à la subversion impériale». Il a procédé ainsi à une étude de la critique idéologique des études africaines, de leurs méthodes, de leurs réflexions théoriques où il distingue trois registres.

Il y a d’abord, «la critique africaine d’ethno-nationalisme» qui représente le premier registre, selon Copans. Elle est relative à la question de la légitimité de ceux qui étudient l’Afrique. La thèse qui sous-tend ce registre se fonde sur le postulat suivant : «il n’y a que les noirs pour comprendre les noirs, les Africains pour comprendre les Africains»462. Contrairement à la thèse universaliste qui fait dire à certains que même les non africains ont le droit et la possibilité intellectuelle d’étudier l’Afrique et de produire un savoir indépendamment du vécu, les partisans de la critique africaine d’ethno-nationaliste soutiennent une position contraire, celle de la responsabilité des Africains à étudier les réalités africaines. Une telle conviction se fonde sur l’idée selon laquelle les sciences sociales ont contribué aux déformations et à la falsification de l’histoire et des réalités africaines.

C’est une conviction qu’on rencontre chez Zeleza qui soutient que l’Afrique est construite, reconstruite, pour représenter une image négative qui reflète ce que n’est pas l’Europe. Pour lui, tout le discours africaniste produit dans le sillage de cette idéologie impérialiste était destiné à valoriser et à affirmer la supériorité occidentale tout en l’absolvant de sa violence existentielle et épistémologique envers l’Afrique463. Par conséquent, il s’agit de privilégier la recherche africaniste faite par les Africains.

Ce qui revient à procéder, comme l’a suggéré Cheikh Anta Diop464, à un renversement de la métaphysique historique par «une herméneutique des fondements» qui s’inscrit dans le sens de la revendication d’une appropriation par les Africains eux-mêmes du champ des recherches africanistes. Le postulat est radical comme le dénonce ici, sans détour, Jean Copans : «la récupération du droit et de la prérogative culturelle fait partie des nombreuses opérations d’africanisation

462 Copans J., La longue marche de la modernité africaine, ouv. cité, p.87. 463 Bowao Ch.Z., La mondialité? Une prospective du sens historique, Dakar, CODESRIA, 2000, p.22. 464 Diop C.A., Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence africaine, 1979.

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qui ont commencé avec Cheikh Anta Diop et qui vont jusqu’à la dénégation du droit

à la recherche étrangère»465.

Le deuxième registre de la critique africaniste ethno-nationaliste s’inspire largement, selon Copans, du cadre théorique propre au marxisme. Il se cristallise autour des idéaux du socialisme nourri par le label idéologique marxiste. La référence au socialisme et plus spécifiquement, à la théorie marxiste, va être le principal instrument théorique de ce registre de l’africanisme critique. La caractéristique essentielle de cette tendance dans l’africanisme critique a consisté, pour l’essentiel, selon les propos d’Achille Mbembe, à «développer un imaginaire de la culture et du politique dans lequel la manipulation de la théorie de l’autonomie, de la résistance et de l’émancipation sert de critère unique du discours africain»466.

Ce deuxième registre, historiquement identifiable, a prospéré à travers les mouvements de libération et d’affirmation qui ont marqué l’évolution politique des années cinquante. Ce second rameau de la critique idéologique des études africaines, de leurs méthodes et de leurs réflexions théoriques, est allogène à une époque historiquement marquée par un contexte de libération, d’émancipation des peuples africains sous domination coloniale. C’est un mouvement théorique qui a accompagné les débats idéologiques et politiques d’un Tiers-mondisme marqué par une forte tendance à reconduire l’analyse marxiste dans un contexte social qui ne fournissait pas, pour autant, un cadre épistémologique approprié, encore moins un lieu pour l’application du matérialisme historique, de ses schémas d’analyse, de ses concepts et de ses principes d’explication.

Le troisième registre de cette critique a porté, pour Copans, sur les questions relatives à la modernisation et au développement en Afrique. Ce registre constitue une rupture décisive dans le champ critique de l’africanisme, il va davantage s’orienter vers les questions relatives au sous-développement et au problème de la modernisation des sociétés africaines. C’est une option qui s’inscrit dans ce que Copans appelle «l’utilitarisme et le pragmatisme», c’est-à-dire une ligne d’approche

465 Copans J., La longue marche de la modernité africaine, ouv. cité, p.87. 466 Mbembe A., «Ầ propos des écritures africaines de soi» dans Bulletin du CODESRIA, n° 1, 2000, p.5.

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de la réflexion africaniste se situant aussi bien au niveau de «l’engagement politique qu’à la nécessité (morale, technologique, économique) du développement». Les recherches qui ont marqué ce troisième registre ont porté sur la redéfinition du sens du développement, aussi bien de ses postulats que des stratégies. La sociologie du développement prend ainsi le relais de l’anthropologie, et en quelque sorte fusionne avec elle pour donner naissance à ce que Olivier de Sardan désigne, non sans pertinence, sous le vocable de «socio-anthropologie africaniste du développement».

Ce changement de registre est historiquement lié aux nouveaux enjeux du développement et de la modernité dans les sociétés du Tiers-monde. Devant les crises multiformes du développement et de la modernité, aussi bien dans les pays développés que dans les pays sous-développés, en particulier ceux d’Afrique, des interrogations sur la pertinence du modèle dominant du développement fusent de partout et envahissent, de matière spectaculaire, le champ de l’africanisme. On va dès lors assister à des réévaluations douloureuses des théories du développement, dues aux crises et aux déconvenues des stratégies mises en œuvre dans le contexte de l’Afrique.

L’analyse que nous venons de faire de ces deux versions de l’évolution des idéologies dans le contexte africain fournies par Louis-Vincent Thomas et Jean Copans nous permet de formuler deux hypothèses susceptibles de nous orienter.

- la première est relative au fait que l’évolution des formes d’expressions idéologiques dans le champ de l’africanisme est liée aux contextes historiques de crises et de mutations dans les sociétés africaines. Par conséquent, la dimension idéologique des théories africanistes du développement s’inscrit dans la même logique d’affirmation identitaire et de résistance face à la domination extérieure dont le paradigme de la modernisation n’est qu’une des dernières formes d’expression. Dès lors, on peut supposer que les théories africanistes du développement s’inscrivent dans les trois paradigmes qui ont marqué l’évolution de la pensée africaniste : la quête de l’identité, la modernisation ou le développement et la libération politique ;

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- la deuxième hypothèse se rapporte à l’argument d’une affirmation absolue de la spécificité africaine, porteuse d’un afro-centrisme qui ne permet pas des synthèses dynamiques entre les valeurs africaines et la culture occidentale ou, tout simplement, une ouverture aux influences venant d’autres cultures.

6.1.2. La théorie de la modernisation : le paradigme fondateur de l’idéologie du développement Pour rendre compte des biais idéologiques dans les théories africanistes du développement, il nous faut d’abord procéder à l’analyse de l’idéologie du développement à travers le paradigme de la modernisation que nous considérons comme le paradigme fondateur du discours idéologique dans les théories du développement. Ce préalable se justifie par le fait que le paradigme de la modernisation s’appuyait sur deux éléments : - d’une part, il décrit le processus de changements sociaux, économiques, politiques et culturels des sociétés occidentales ; - d’autre part, il s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle l’accès au développement pour les autres pays passe par l’adoption d’«une série de recommandations politiques supposées avoir conduit à la situation actuelle des sociétés occidentales»467.

Le concept de développement, selon Rist et Peemans, a un profond enracinement occidental. En interrogeant la tradition réflexive occidentale, Rist nous restitue le sens du concept en l’articulant avec une conception évolutionniste empruntée à la biologie. La conclusion de Rist est que le développement n’est rien d’autre que la cristallisation d’une vision historiquement constituée à partir des mutations historiques, politiques, économiques, culturelles et sociales qui ont marqué l’évolution des sociétés occidentales.

C’est delà qu’il faut chercher l’enracinement idéologique de ce concept de développement dont «l’espace discursif de référence»468, pour utiliser les mots de

467 Macamo E., «Contre le développement», dans Bulletin du CODESRIA, numéros 3 et 4, 2005, p.5. 468 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv.cité, p.10.

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Peemans, est l’évolutionnisme biologique. En puisant ses fondements dans ce que G. Hermey appelle «l’image botanique d’une germination endogène»469, le développement s’est construit autour des lois de fonctionnement de l’organisme biologique telles que la directionnalité, la continuité, la cumulativité et l’irréversibilité. Cette référence métaphorique dans la construction du discours du développement a conduit à l’image d’une histoire naturelle de l’humanité qui se confond avec le développement des sociétés comme «principe naturel, autodynamique», selon l’expression de Rist.

Deux conséquences se dégagent de cette grille d’analyse : la dimension évolutionniste du développement et sa dimension universaliste. Derrière cette transposition métaphorique d’une conception évolutionniste issue de la biologie, s’affirme l’idéologie du développement qui affirme que l’Occident, par son histoire, a tracé la voie aux autres. Le paradigme de la modernisation tire sa substance de ce regard, c’est-à-dire il met en scène un processus irréversible de transformations globales des sociétés (économique, sociale, politique, culturelle, institutionnelles) qui se déroule par étapes, semblables dans toutes les sociétés humaines. L’on constate que derrière leur vocation interprétative de réalités sociales, ces concepts de modernisation et de développement ont une vocation normative, comme le montre Boudon, qui soutient que ces deux concepts ont été piégés par leur connotation idéologique dès lors que le développement se construit dans une perspective évolutionniste tandis que la modernité se construit elle dans une perspective normative :

«De tels concepts sont le produit d’une construction mentale aux ressorts complexes. À la base de cette construction, l’on trouve des impressions banales : certains pays sont pauvres, les gens y paraissent peu actifs, les activités économiques y sont rudimentaires ; ils sont sous-développés par rapport à d’autres pays, ceux qui se signalent par les caractéristiques inverses. Mais le concept de développement ne s’appuie pas seulement sur des considérations descriptives, il indique aussi des visées normatives (le développement est normal, le sous-développement ne l’est pas), et il esquisse en outre une perspective évolutionniste (toutes les sociétés sont destinées à atteindre cet état normal qu’est le développement). L’on pourrait faire des remarques analogues à propos du concept de modernisation : lui aussi est chargé d’une

469 Hermey G., Culture et développement, ouv. cité, p.21.

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visée normative et il contient en puissance toute une philosophie de l’histoire»470.

En effet, suivant le paradigme de la modernisation, le développement est d’une part un processus linéaire de croissance471 et d’autre part, il se réalise par étapes472 à travers un processus d’industrialisation, d’urbanisation et d’investissements massifs. De ce point de vue, le postulat sur lequel repose la théorie de la modernisation est «le transfert massif des capitaux, des technologies, des savoir- faire, de l’idéologie et de la culture sociopolitique des sociétés modernes occidentales développées vers les sociétés traditionnelles du Tiers-monde sous- développées»473. Il ressort de cette approche que le paradigme de la modernisation est un paradigme quasi universel auquel on pouvait sacrifier les différences culturelles, voire idéologiques. Il s’agit, comme l’a montré Peemans, de «trouver des modes opérationnels de transférer rapidement ce qui est considéré comme les recettes du progrès vers la majorité de l’humanité qui n’en bénéficiait pas encore»474. C’est cette dimension universelle du projet de la modernisation qui justifie la définition qu’en a donnée un économiste comme S. Eisentdat :

«La modernisation est le processus de changement orienté vers les types de systèmes social, économique et politique qui se sont développés en Europe occidentale et en Amérique du Nord du XVIIe au XXe siècles, puis ont gagné les autres pays européens et ensuite, au XIXe et XXe siècles les continents sud-américain , asiatique et africain»475.

En tant que processus multiforme, la modernisation présente, comme le pense Inozemtsev, des aspects à la fois économiques, sociopolitiques et culturels476. Dans le domaine économique, la modernisation est synonyme de développement industriel accéléré, impliquant une utilisation efficiente des techniques nouvelles,

470 Boudon R., L’idéologie. L’origine des idées reçues, Paris, Fayard 1986, p.132. 471 Smith A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Collection Garnier-Flammarion, 1991. 472 Rostow W.W., Les étapes de la croissance économique, Paris, Le Seuil, 1963. 473 Moumouni Ch., Nkoa C., «Le double langage du NEPAD. Des flux de capitaux étrangers pour un développement endogène», dans Perspective Afrique, Vol.1, n°2, p.9. 474 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.8. 475 Eisentdat S.N., Modernization : protest and change, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1966, p.1. 476 Inozemtsev V., Les limites du développement de rattrapage au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2001.

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des sources d’énergie rentables, la division du travail, le développement des marchés. L’aspect sociopolitique de la modernisation soulève la question de l’adoption du modèle occidental par les pays du Tiers-monde, à savoir les principes de l’individualisme et de l’économie de marché. Sous cet angle, la modernisation doit mettre fin à l’organisation sociale hiérarchique et verticale où l’individu fait allégeance à sa société, à sa caste, à son ethnie, à son groupe parental477 au profit de rapports sociaux gouvernés par des principes basés sur les qualités professionnelles : qualification, motivation, formation. L’aspect culturel de la modernisation est perçu en termes de rationalisation des mentalités sur la base des connaissances scientifiques. Ce qui suppose la rupture avec la culture d’origine, les comportements traditionnels grâce à la construction d’un modèle culturel considéré comme un aspect central de la modernisation et qui devrait s’appuyer sur les valeurs occidentales.

C’est dans ce cadre que l’anthropologue Mondler Kilani dénonce le discours du développement où l’orientation des rapports entre l’Occident et les autres n’a pas fondamentalement changé mais où seulement l’ordre du discours «a glissé inexorablement de la «civilisation», formule désuète s’il en est, au «développement», dont l’allure résolument technique ne cache pas cependant la tonalité missionnaire sinon messianique»478. De ce constat où il établit toute son argumentation, Kilani en est arrivé à la conclusion que dans «les rapports de l’Occident avec les sociétés qu’il a voulu appréhender en termes de développement, le cadre idéologique demeure ainsi le même que celui où l’on parlait de la nécessité de civiliser»479. Il y a là un constat évident que Kilani exprime en termes d’approche du développement ethnocentriste et schématique aussi bien dans la formulation des problèmes du développement que dans l’identification des solutions. Il s’agit, pour lui, d’une conception simplifiée du progrès, en termes de processus unique dont la théorie de Rostow nous fournit un axe schématique. Rostow considère le

477 Voir Eisentdat S.N., Post-traditional societies and continuity and reconstruction of tradition, Basic Books, New York, 1972 ; Tinbergen J., The design of development, London, 1958. 478 Kilani M., «Anthropologie du développement ou développement de l’anthropologie? Quelques réflexions critiques», dans Rist G. (sous la direction de), La culture otage du développement, Paris, L’Harmattan, 1994, p.18. 479 Ibidem.

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développement comme un processus universel caractérisé par une série d’étapes par lesquelles devraient passer toutes les sociétés humaines.

Dans sa théorie, Rostow présente une conception du développement économique comme un processus d’une succession d’étapes devant être suivies par toutes les nations qui aspirent au développement économique. Seul le moment du décollage peut différer d’un contexte à un autre. Ces étapes sont la société traditionnelle, les conditions préalables du démarrage, le décollage, la marche vers la maturité et l’ère de la consommation de masse480 : - le développement suppose des exigences qui passent par la remise en question de la société traditionnelle, de son mode d’organisation sociale rigide, de ses valeurs de référence figées et de son mode de production essentiellement limité à une économie de subsistance ; - le développement exige aussi des préalables pour réaliser son décollage : une agriculture capable de dégager des surplus, l’existence d’un État bien organisé pour impulser une dynamique et favoriser l’émergence d’une classe d’entrepreneurs ; - le décollage du développement passe par l’identification et la promotion de secteurs déterminants qui soient porteurs de croissance et qui ne soient entravés par aucun obstacle sociopolitique ; - une industrialisation de l’agriculture qui permet de libérer une main-œuvre agricole pouvant profiter d’une industrialisation diversifiée ; - enfin, la mise en place d’une économie de consommation de masse. Ce qui suppose l’émergence d’un secteur privé tertiaire et une diffusion de biens de consommation.

Le paradigme de la modernisation, en s’appuyant sur cette conception du développement qui se définit à partir de trois moteurs soit l’urbanisation, l’industrialisation et l’économie de marché, est au cœur de l’idéologie évolutionniste et déterministe unilinéaire. Il postule l’idée d’une hiérarchie des sociétés humaines : les sociétés de l’Occident souvent considérées comme supérieures et les sociétés sous-développées qui sont en retard. C’est ainsi que toutes les politiques de

480 Rostow W.W., Les étapes de la croissance économique, ouv. cité, 127.

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développement dans les pays du Tiers-monde, en particulier en Afrique, ont pris l’allure d’un programme de mise à niveau et se formulent en termes de mimétisme :

«L’avenir de l’Afrique se résume, selon ces paradigmes, à la répétition simple de l’histoire des nations européennes, à la tradition européenne. [….], à l’avènement d’un marché de concurrence qui profiterait du capital et de son extension, enfin de l’avènement d’une société technico rationnelle et industrielle conçue dans la foulée des idéaux des Lumières, du pragmatisme de la philosophie empiriste et des dogmes des fondateurs de la science positive de la société»481.

En fait, l’orientation était d’amener les sociétés du Tiers-monde à fonder leurs logiques de développement sur le modèle occidental d’accumulation des richesses. C’est au niveau de ce sociocentrisme qu’il faut situer le débat sur les problèmes du développement à travers les différentes théories que nous avons abordées dans cette thèse.

Par exemple, les théories qui se structurent autour du paradigme de la faillite, dont le courant néo-culturaliste est la plus éloquente illustration, analysent l’absence de développement dans les sociétés africaines en rapport avec le caractère indigent d’un système de valeurs sur lequel repose le modèle d’organisation des sociétés africaines. Pour ce courant, c’est dans les réalités socioculturelles spécifiques aux modèles d’organisation des sociétés africaines qu’il faut situer les véritables explications des difficultés de développement des sociétés africaines. Par ailleurs, d’autres théories, impulsées sous l’influence de la sociologie dynamique de Georges Balandier, pointent du doigt l’option occidentaliste du développement en nette rupture avec les valeurs de référence des sociétés africaines. Pour ces théories, l’absence de développement en Afrique est due à l’adoption d’un modèle inapproprié, inadéquat dans le contexte spécifique des nations africaines.

Ces deux visions avec quelques variantes structurent l’essentiel du champ des théories africanistes du développement. Les théories qui expriment chaque version s’appuient sur une idéologie : les unes tirent leur substance idéologique dans l’archétype de la modernité, les autres s’inspirent de l’idéologie tiers-mondiste dont

481 Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique ou l’afr (eu) canisme, ouv. cité, p.105.

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la caractéristique dominante est la recherche d’une identité propre au nom du droit à la différence. Les problèmes idéologiques que nous projetons d’aborder dans ce chapitre, à travers les théories africanistes du développement, se situent dans ce débat fondateur.

6.1.3. Idéologie et théorie africaniste du développement : analyse de quelques approches illustratives Dans leur dénonciation de l’idéologie de la modernisation et de ses impacts réels dans l’évolution des sociétés africaines, les théories du culturalisme, du dualisme, du dépendantisme ainsi que les théories du développement endogène sont marquées d’une part, par le sentiment que l’absence de développement en Afrique est consécutive à l’inadéquation des stratégies préconisées et d’autre part à l’affirmation récurrente d’une identité propre de l’Afrique. Si l’on devait résumer ces théories, on pourrait dire qu’en dépit des nuances et des différences, elles s’accordent sur l’idée selon laquelle le développement, à la fois comme ensemble de théories et comme stratégies mises en œuvre, n’a été qu’une expérience malheureuse pour les sociétés africaines sur tous les plans culturel, social, économique. C’est le diagnostic que propose Lalèyê quand il écrit :

«Nul ne saurait nier aujourd’hui que la quasi-totalité des théories relatives au développement sont de nature fondamentalement exogène par rapport aux espaces géographiques et aux sociétés humaines que ces théories aspirent cependant à développer. Le fait est plutôt que, même lorsque les théoriciens du développement réfléchissent de l’intérieur des lieux à développer, les instruments de cette réflexion sont d’une facture et d’une orientation si manifestement exogènes que les théories produites grâce à eux ne sont pas encore parvenues à se soustraire ni à cette facture, ni à cette orientation»482.

Ensuite, l’alternative au modèle dominant se réduit à la simple expression d’une approche du développement fondée sur l’affirmation d’un enracinement dans les cultures traditionnelles africaines. Celles-ci pourraient représenter un supplément de valeurs, susceptibles d’assurer au développement une dimension endogène qui en ferait une spécificité dans le contexte africain. Dans une autre perspective, le néo-

482 Lalèyê I.P., «Transdisciplinarité et développement endogène» dans Ki-Zerbo (sous la direction de), La natte des autres. Pour un développement endogène en Afrique, Dakar, CODESRIA, 1992, p.309.

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culturalisme avance l’argument des facteurs endogènes. Il postule l’idée d’une Afrique immature, la «paresse congénitale» de l’homme africain. De ce point de vue, le néo-culturalisme rappelle, comme l’écrit Éla, le «vieux catalogue des obstacles culturels du développement»483.

Ces théories, dans leur critique de la faillite du développement en Afrique, sont porteuses de positions épistémologiques, politiques et idéologiques, même si elles ne s’affichent pas explicitement comme telles. Concernant l’a priori idéologique qui nous concerne pour le moment, nous allons essayer de l’illustrer par grilles d’analyse : il s’agit du «paradigme de la victimisation»484, selon le mot d’Achille Mbembe, la théorie de l’afro-centrisme et celle de l’afro-pessimisme.

6.1.3.1. L’afro-centrisme L’afro-centrisme, tel qu’il s’exprime dans les théories africanistes du développement, nous situe dans le postulat du réalisme culturaliste sur la base duquel devrait s’appuyer toute perspective de transformation des sociétés africaines. Le principe qui fonde l’argumentaire d’un tel postulat part du fait que la théorie de la modernisation a négligé les aspects sociaux, politiques, culturels de l’histoire et de la contemporanéité des sociétés africaines. À travers l’examen de ces théories opéré dans la deuxième partie, nous avons remarqué qu’une constante apparaît dans toutes les grilles : le refus de dissocier les facteurs économiques et sociaux du développement. En considérant le développement comme un processus global, ces théories ont suggéré qu’il était indispensable de prendre en compte les spécificités sociales et culturelles des sociétés africaines. Elles ont récusé le principe de l’universalité des aspects socioculturels de l’évolution sociale485. Elles ont soutenu plutôt la spécificité irréductible des sociétés africaines dont elles considèrent que c’est la non prise en compte qui a entrainé l’échec des politiques de développement sur le continent.

483 Éla J.M., «Plaidoyer pour l’espoir» dans Relations, mai 1998, p.17. 484 Voir Mbembe A., «Á propos des écritures africaines de soi», article cité. 485 Inozemtsev V., Les limites du développement de rattrapage au XXe siècle, ouv. cité, p.83.

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Ce particularisme a produit une dérive que l’analyse de Peemans permet de situer à deux niveaux : «l’essentialisme culturel»486 et la vision homogène de

«l’acteur populaire»487. Pour Peemans, cette dérive a consisté à «remplacer la vision d’une culture d’opposition homogène par une vision d’un acteur populaire homogène dans la résistance»488. Cette lecture unificatrice de la situation des sociétés africaines s’appuie sur le postulat de l’unité culturelle de l’Afrique et sur l’idéologie tiers-mondiste en occultant l’hétérogénéité des pratiques populaires et de la diversité des trajectoires des acteurs. Elle s’inscrit de fait dans l’ancrage de l’idéologie homogénéisante tiers-mondiste nourrie par le seul principe de la différence par rapport à l’Occident. Le Tiers-monde s’identifie à un bloc homogène opposé à l’Occident désigné comme l’endroit d’où proviennent toutes les difficultés. Il s’en dégage une obsession identitaire et une lecture réductionniste de l’histoire qui fait abstraction des différences contextuelles. Elle occulte toutes les influences extérieures que les sociétés africaines ont dû subir à travers leur histoire et leurs contacts avec les autres cultures.

Par exemple, dans l’historicisme de Cheikh Anta Diop, cet afro-centrisme fonctionne comme une sorte d’absolutisation du génie noir et participe au même titre que l’européocentrisme, d’une même déraison. Dans sa conception du développement endogène en Afrique, Cheikh Anta Diop propose comme préalable la restauration historique et culturelle du passé de l’Afrique par la culture pharaonique. Les mutations sociales subies par les sociétés africaines ainsi que les influences islamiques chrétiennes et occidentales durant la colonisation ne sont pas prises en compte dans ses travaux. L’obsession de restaurer la culture authentique africaine a produit une dérive que dénonce Amadou Aly Dieng. Dans sa note de lecture sur l’ouvrage de Ndiaye et Sy, Africanisme et théorie du projet social, il s’est attaqué à ce culte de la différence, cette obsession identitaire de l’africanisme comme un manichéisme afro- centriste qui inverse purement et maladroitement les termes de l’européocentrisme où «le particulier apparaît comme la négation de l’universel, ce qui le transforme en particularisme en un culte effréné de la

486 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.439. 487 Ibidem. 488 Ibidem.

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différence. La rationalisation du particularisme se présente comme un contre poids à l’ethnocentrisme que véhicule l’idéologie dominante»489.

L’afro-centrisme a produit un populisme idéologique pour reprendre le concept de Jean-Pierre Olivier de Sardan. Le propre de ce populisme idéologique c’est d’avoir incorporé des aspects beaucoup moins scientifiques que proprement idéologiques. Il exalte les vertus des peuples (cognitives, morales, culturelles, politiques), valorisant les peuples africains avec des stéréotypes qui «se distinguent en ce qu’ils valorisent ou défendent le peuple. Ils ne sont pas non plus exempts d’un parfum de nostalgie, et c’est souvent le peuple d’hier qui a volontiers leur faveur»490. Pour ces théories, la simple prise en compte des réalités socioculturelles auraient suffi pour solutionner les problèmes du développement en Afrique.

6.1.3.2. «Le paradigme de la victimisation» Dans le paradigme de la victimisation, l’Afrique est présentée comme une victime. L’histoire des sociétés africaines est décrite comme une série de rencontres avec l’Occident où chacune est synonyme d’une agression, d’une forme d’oppression, de domination et de pillages. En effet, de la traite négrière à la domination coloniale, en passant par les guerres de conquête, l’Afrique a souffert de l’agression extérieure en particulier de celle de l’Occident. Ces rencontres douloureuses avec l’Occident ont engendré, aux yeux des théoriciens de ce paradigme, des situations aux conséquences très négatives sur la marche de l’évolution historique du continent. Ainsi, le sous-développement et les multiples crises auxquelles l’Afrique s’est trouvée confrontée sont consécutifs à ces agressions «toujours les mêmes quoique sous les masques différents dont la fonction serait d’empêcher qu’éclose la singularité de l’être africain, cette part du soi historique africain irréductible à tout autre»491.

Cette lecture de la situation de l’Afrique que Jean-François Bayart traduit par un autre concept, celui de «paradigme du joug colonial»492, constitue la toile de fond de

489 Dieng A.A., «La mise en question d’un statut philosophique» dans Wal fadjri, n° 2697, p.9. 490 Olivier de Sardan J.P., Anthropologie et développement, ouv. cité, p.105. 491 Mbembe A., «Á propos des écritures africaines de soi», article cité, p.6. 492 Bayart J.F., L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

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l’idéologie ethno-nationaliste. Elle irrigue, aux yeux de Jean Copans, tout le champ de l’africanisme critique. Aussi bien dans les théories de la dépendance que dans les thèses sous-jacentes au socialisme africain, que dans les théories du développement endogène, les idéologies qui sous-tendent ces paradigmes ont un dénominateur commun, celui de présenter l’Afrique comme une victime. Par exemple, dans les théories du dualisme, les causes du sous-développement de l’Afrique sont non seulement imputables aux processus d’exploitation dont les sociétés africaines seraient victimes mais elles résulteraient davantage d’une situation que Louis-Vincent Thomas traduit par le concept de «situation condominiale», caractérisée par une domination totale de l’économie. L’Afrique a connu, selon les théories de la dépendance, une série d’agressions, de processus d’appauvrissement pendant une séquence historique au cours de laquelle le continent a constitué la périphérie des périphéries au profit des centres qui ont largement contribué à sa situation actuelle.

Pour les partisans de ce paradigme, l’Afrique est projetée comme un sujet mutilé de l’histoire, victime d’une domination séculière de puissances extérieures. Le sous- développement en Afrique, est analysé Samir Amin comme la conséquence du modèle capitaliste planétaire, avec sa dialectique de l’accumulation au centre (Occident) et d’exploitation à la périphérie (Tiers-monde). Dans son analyse sur l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, il a mis l’accent sur le caractère hétéro centré de la croissance économique où le centre se développe tout en appauvrissant les sociétés périphériques. L’examen qu’il a fait des trois grandes phases du processus d’accumulation du capital à l’échelle mondiale illustre que le sous-développement des sociétés africaines est lié à leurs différentes phases d’ajustement aux mutations et évolutions de l’Occident capitaliste493. Les théories marxistes africanistes, le socialisme sénégalais, la théorie de la dépendance, les théories de la modernisation, à des degrés divers, ont repris cet argument d’une Afrique victime de l’histoire coloniale.

Toutes les explications du sous-développement que connaissent aujourd’hui les sociétés africaines sont dès lors imputables à ce que les historiens appellent la

493 Amin S., L’accumulation à l’échelle mondiale, ouv. cité, p.34.

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dynamique atlantique. Le propre de cette approche est de faire recours uniquement aux circonstances extérieures pour expliquer le sous-développement du continent africain. De ce fait, contre l’évolutionnisme sous-jacent à l’idéologie de la modernisation, le paradigme de la victimisation a développé une pensée critique du sous-développement dans l’ancrage de l’idéologie tiers-mondiste, c’est-à-dire la théorie de l’échange inégal et de l’exploitation des masses populaires par les bourgeoisies compradores et le système impérialiste.

Si l’on peut supposer que l’impact des différentes formes de domination connues par les sociétés africaines a négativement contribué à leur évolution historique, il est aussi probable que ne reconnaître que les causes exogènes pour expliquer le sous- développement relève de l’idéologique. L’argument du joug colonial occulte ici la part de responsabilité des Africains dans la situation actuelle de l’Afrique. À force de ne mettre l’accent que sur les facteurs exogènes, en ne prêtant aucune attention aux facteurs endogènes, ces théories africanistes s’écartent de toute rigueur objective dans l’examen des problèmes historiquement rencontrés en Afrique. Elles diluent les facteurs endogènes qui ont aussi concouru à la situation actuelle du continent africain. La référence exclusive aux facteurs exogènes, pour rendre compte des réalités africaines a fini par installer cette dynamique atlantique dans une perspective d’approche dont le défaut majeur :

«réside donc dans son caractère mécaniste et non dialectique, et aussi dans son manque d’ancrage dans l’histoire sociale […]. Au lieu donc qu’elle saisisse l’historicité propre des sociétés en question, elle dilue cette dernière dans une généralité réductrice et des déductions hâtives, dès lors qu’elle met l’accent sur les tendances du développement mondial global et leur réfraction sur les formations dépendantes»494.

Tout le sens de cette approche critique, sans pour autant nier les facteurs destructeurs exogènes dans la marche des sociétés africaines, vise à mettre à nu l’empreinte idéologique sous-jacente à ce paradigme de la victimisation au profit d’une autre lecture des réalités du continent. Cette autre lecture va tenir compte à la fois des facteurs endogènes et des différentes formes de domination et de pillage de

494 Ndiaye M., L’éthique Ceddo, Dakar, Presses universitaires de Dakar, 1996, p.86.

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ses sources dont les sociétés africaines furent victimes de la part de l’impérialisme occidental.

6.1.3.3. L’afro-pessimisme Le chapitre II brosse un tableau sombre du continent africain où tout suggère une faillite généralisée en Afrique. Le bilan du développement en Afrique depuis les années 60 est sans équivoque : échec de la politique agricole, stagnation ou récession économique, famine, endettement chronique, crise énergétique, échec de l’industrialisation, crise urbaine, et inefficacité des politiques d’ajustement structurel.

C’est dans ce contexte de crise globale et multidimensionnelle que puise toute sa substance le regard de l’afro-pessimisme. Le postulat de base de cette vision pessimiste se fonde sur le raisonnement selon lequel l’Afrique au sud du Sahara est le seul continent où les politiques échouent parce que les sociétés y sont malades de leurs cultures. Faire de ce postulat de l’afro-pessimisme un cadre d’analyse de l’histoire économique et sociale des sociétés africaines contemporaines est problématique pour plusieurs raisons : la non articulation de la crise du développement en Afrique avec la crise globale des logiques et des modèles de développement et la lecture figée et statique des sociétés africaines sur la base des vieux clichés de l’anthropologie coloniale. Ces deux lacunes sont porteuses de biais idéologiques qui rendent, selon Pénouil, cette approche de l’afro-pessimisme très critiquable.

Dans son article «Plaidoyer pour l’espoir», Éla revient longuement sur l’erreur qui consiste, dans l’examen des problèmes du développement, au refus d’articuler la crise du développement en Afrique avec la double crise de la perception du développement et du modèle sur lequel s’appuie ce développement. Citant Vidrovitch, Éla montre que la crise du développement est cumulative. Elle conjugue trois crises en interaction dialectique : une crise des processus de développement au Sud, mais aussi dans une certaine mesure une crise dans le monde dont «les interdépendances sont multiples et devenues incontournables»495 et enfin, une

495 Éla J.M., «Plaidoyer pour l’espoir», article cité, p.115.

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«crise des savoirs engendrés par l’éclatement des champs du développement et les décalages de la théorie face à des réalités mal analysées»496.

Les effets de ces différentes crises ont produit, selon Éla, un épuisement des dynamiques de développement endogène et des blocages des dynamiques de développement exogène, deux effets qui se manifestent à la fois dans le contexte actuel de crise du développement en Afrique. Or, au regard des liens étroits entre ces différentes crises, on ne saurait cautionner l’argument qui fait reposer le non développement du continent simplement sur les cultures africaines. Défendre un tel argument revient à rééditer, selon Éla, «les stéréotypes de l’ethnologie coloniale»497, «l’illusion du fatalisme des paysans noirs et du traditionalisme des sociétés qui seraient engagées dans la lutte permanente pour entretenir la répétition de leurs formes culturelles»498.

À propos de la lecture figée et statique des sociétés africaines, il s’agit d’un regard porté sur l’Afrique qui dénie aux sociétés africaines toute capacité de mutation. À ce propos, les cultures africaines sont comparées, selon un exemple de Manguelle, à l’huile de palme. D’où l’illusion de prendre les causes économiques pour des conséquences culturelles, ce qui entraîne le risque permanent d’user et d’abuser de la notion de culture avec un emploi péjoratif et souvent ethnocentriste. Une telle comparaison est sous-tendue par un a priori idéologique sur l’incapacité congénitale de l’homme africain. On peut, à l’occasion, citer un des derniers ouvrages né de cette veine, celui du journaliste Smith499 pour qui les Africains ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour avoir refusé d’adopter la rationalité et de suivre le modèle occidental. Dans sa description particulièrement décapante de l’Afrique subsaharienne, confrontée aux défis multiples du sous-développement, Smith soutient que la cause des difficultés des Africains provient du fait que ces derniers ont la manie de «s’enfermer dans un passé réinventé et idéalisé, «une conscience noire» hermétiquement scellée, au lieu de s’épuiser à vouloir rattraper les maîtres de la terre, hier les colons, aujourd’hui les mondialisateurs»500.

496 Ibidem. 497 Idem p.116. 498 Ibidem. 499 Smith S., Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003. 500 Idem, p.203.

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Les arguments critiques développés par l’universitaire sénégalais Ibrahima Thioub, dans un article critique sur l’ouvrage de Kabou501, permettent de mettre en évidence une lacune majeure de cette analyse : la lecture fermée d’un continent ouvert. Dans sa mise en question de cette lecture fermée du continent africain, Thioub relève un réel divorce entre le discours de Kabou qui reproduit l’hypothèse d’une temporalité ethnologique en Afrique qui serait contraire au temps du développement. Pour Ibrahima Thioub, «Le divorce entre les limites géographiques du continent et de ses États avec celles de ses structures sociales économiques et politiques lui a totalement échappé»502. En fait, son postulat du «refus du développement» amène Kabou à écarter l’analyse des dynamiques endogènes. Elle imagine ainsi la tradition africaine (dont l’homogénéité est discutable, nous y reviendrons) comme un passé révolu. Or, la tradition est «un présent toujours vécu depuis des siècles et jusqu’à aujourd’hui. Elle est un ailleurs dont la nature n’est pas une dichotomie de type diachronique mais de type synchronique»503.

Certes, la critique de Thioub ne saurait signifier que les sociétés africaines ne sont pas exemptes d’indigences au plan socioculturel avec des systèmes de valeurs et de références qui soit par ailleurs un obstacle au développement du continent. S’il est incontestable que les sociétés regorgent de facteurs socioculturels bloquants et que les populations d’Afrique sont attachées à certains réflexes culturels opposée à la rationalité du développement, ces réalités ne peuvent pas être considérées comme les seules explications des problèmes du développement en Afrique. Ces différents éléments sont inextricables d’autres facteurs au point que l’analyse du sous-développement des sociétés africaines doit partir d’une approche systémique où interférent plusieurs variables explicatives, à la fois endogènes et exogènes.

Sous un autre angle, les bases critiquables de ce paradigme ont fait l’objet d’une étude dans un article de Pénouil qui traite du secteur informel et des crises

501 Thioub I., «Axelle Kabou : Et si l’Afrique refusait le développement? Notes critiques» dans Université recherche et développement, n° 1, 1993. 502 Idem, p.52. 503 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv cité, p.442.

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africaines504. Dans cet article, Pénouil a mis l’accent sur le prisme déformant de l’afro-pessimisme, il a, en effet, identifié dans ce paradigme de l’afro-pessimisme trois bases critiquables.

Pénouil situe la première base critiquable, dans cette démarche biaisée qui «consiste à englober des phénomènes différents dans une présentation artificiellement unifiée»505. Il dénonce la vision unifiée du continent africain. Il donne l’exemple de la faim qui est décrite comme phénomène général. Or, même si le sous-développement est une dominante en Afrique, même s’il y a des crises multiformes qui déchirent le continent, il est vrai aussi qu’il existe une Afrique où les conditions d’existence ne sont pas aussi dramatiques que le laissent présager les théories afro-pessimistes et les médias occidentaux. À côté d’une Afrique en guerre, qui pleure, il y a aussi une Afrique qui rit, une Afrique stable qui se construit.

La seconde base critiquable se situe dans l’illusion de l’afro-pessimisme qui conclut hâtivement aux échecs du développement en Afrique en comparant «la situation observée à des objectifs, souvent utopiques, fixés par des technocrates ou des politiciens, en fonction des normes de pays développés objectivement inaccessibles»506. Cette situation a fait que dans l’analyse le développement est évalué en Afrique à l’aune de la situation des pays développés, et non en rapport avec des objectifs raisonnablement identifiés, en fonction des réalités objectives des sociétés africaines, de leurs possibilités réelles et de leurs potentialités économiques, sociales et structurelles. C’est une perspective qui s’inscrit dans le paradigme de la modernisation, bref dans un développement qui se formule en termes de rattrapage des économies africaines.

C’est l’adhésion à une rationalisation totalisante du modèle occidental à la quelle devrait s’orienter, pour le néo-culturalisme, les sociétés africaines. Ce qui passe par une refonte de la mentalité africaine par rapport aux impératifs du développement occidental. Ainsi, la seule solution qui s’offre pour les Africains c’est «une réinvention du capitalisme». De ce fait, l’idée d’une trajectoire, le postulat d’une

504 Pénouil M., Secteur informel et crises africaines, article cité. 505 Idem, p.70. 506 Ibidem.

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autre forme de développement et de modernisation en Afrique ne sont guère ici envisageables.

La troisième base critiquable se situe, selon Pénouil, dans la perception évolutionniste d’un développement linéaire, continu et régulier. Or, le développement est coupé de crises, de périodes de récession et même de régression. Au total, la lacune majeure de ce paradigme réside dans son option positiviste d’une conception du développement en Afrique.

Il ressort de notre analyse que le champ du développement est marqué par le paradigme de la modernisation. Ce paradigme, dans sa variante idéologique, en a fait une conception du développement extravertie dont la remise en cause a produit dans les théories africanistes d’autres formes d’expressions idéologiques. Ce qui charge le champ de la pensée africaniste de représentations qui révèlent, au-delà des théories, des logiques et des croyances sous-jacentes de nature idéologique.

6.2. Analyse de quelques problèmes épistémologiques et méthodologiques La coupure épistémologique majeure, amorcée par Balandier à travers sa sociologie dynamique, a impulsé un souffle à la recherche africaniste. Elle a permis à une génération de chercheurs africanistes de produire de travaux de grande portée sur les phénomènes sociaux en Afrique. Mais, en dépit d’efforts importants dans la constitution d’une nouvelle sociologie de l’africanité, des problèmes d’ordre épistémologique et méthodologique subsistent encore au sein de la pensée africaniste. L’objet de ce chapitre va consister à en identifier quelques-uns. Tout en prenant en compte la pluralité des disciplines et la diversité des domaines abordés dans la tradition réflexive de la pensée africaniste nous puiserons l’essentiel de nos éléments d’analyse dans les théories étudiées.

Les théories africanistes du développement n’ont pas connu que des biais idéologiques, elles sont aussi traversées par des problèmes d’ordre épistémologique et méthodologique. Pour identifier ces questions nous nous limitons à l’examen de quelques obstacles : la lecture unificatrice du continent, le problème de l’extraversion théorique et conceptuelle. Certes, l’examen de ces aspects est loin

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d’épuiser l’ensemble des problèmes épistémologiques des sciences sociales africaines, mais nous pensons que leur examen peut suffire à illustrer notre propos.

6.2.1. La question de l’objet africain et le caractère universel des sciences sociales Pour mieux situer les problèmes épistémologiques que nous venons de soulever dans la pensée africaniste, il nous semble opportun de dire quelques mots sur le rapport de l’Afrique comme objet d’étude avec les sciences sociales qui se définissent par leur universalité. Si nous tenons à poser les termes de cette discussion, c’est parce que les problèmes que nous projetons de traiter nous situent au cœur du débat sur la spécificité des sociétés africaines et l’universalité des sciences sociales. La question n’est pas simple, mais son approche nous paraît essentielle à ce stade de notre travail. Il s’agit de voir si la particularité des situations africaines n’est pas un handicap pour leur appliquer les modèles d’analyse issus des sciences sociales occidentales dans le cadre des études africanistes. Se pose ici le rapport entre l’universalité des sciences sociales et la particularité des domaines d’investigation.

Sous une autre forme, une telle question s’est posée dans la problématique du développement où il s’est agi de savoir si l’universalité affichée par le paradigme de la modernisation était réellement pertinent au regard des spécificités propres aux sociétés africaines. Ce débat a produit deux hypothèse qui nous ont permis de distinguer deux versants dans la pensée africaniste du développement : les partisans d’un développement endogène en Afrique qui plaident pour une pratique du développement conforme aux réalités africaines et ceux qui soutiennent le principe de l’universalité de la rationalité occidentale du développement. Au plan épistémologique, ce clivage se pose au niveau de l’applicabilité des schémas d’analyse et méthodologiques des sciences sociales aux contextes africains. C’est la question de la dialectique de l’universalisme et du particularisme qui est énoncée ici.

Le particularisme peut revêtir la forme d’une légitimation de soi et apparaître, surtout dans ce contexte de l’africanisme, comme un prisme déformant, source

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d’une opposition manichéenne et mutilante entre l’Occident et l’Afrique. Sous ce rapport, le refus de l’universalisme est synonyme de revendication d’un cadre épistémologique spécifique à l’africanisme. Les schémas d’analyse des sciences sociales occidentales seraient par conséquent récusables pour leur application aux sociétés africaines. C’est cette idée que nous retrouvons chez les théoriciens africanistes qui se sont attaqués à ce qu’ils appellent la bibliothèque coloniale. Ils revendiquent, à l’image de Cheikh Anta Diop, l’émergence d’un espace théorique de construction autochtone du savoir en Afrique qui soit seul habilité à parler de l’Afrique et des Africains. C’est en ce sens que Mafèje désigne la plupart des théories produites sur l’Afrique comme un regard euro centriste. Or, selon lui, «une renaissance africaine doit nécessairement comprendre une rébellion, un refus conscient des transgressions du passé, une négation résolue des négations»507. Ce particularisme conduit inéluctablement à une sorte de clôture idéologique et épistémique qui, en voulant éviter la dilution de l’objet africain dans un universel in situ, le particularise jusqu’à le mutiler de ses dimensions transculturelles par une logique réductrice de l’identité et de l’altérité.

Par ailleurs, l’universalisme, dans son versant positiviste, supprime les différences. Il est porteur de modèles d’analyse du social forgés à partir des traditions sociologiques et épistémologiques propres aux sociétés occidentales, et dont on se servirait comme cadres analytiques dans n’importe quel contexte social. La problématique de l’universalisme nous situe ainsi dans la perspective de la production d’un savoir universel sur une base disciplinaire à partir de terrains spécifiques. Par là, les réalités sociologiques africaines, susceptibles de constituer un lieu de questionnement des sciences sociales, sont considérées au même titre que les autres, c’est-à-dire comme des espaces d’observation et de validation, inséparables des cadres épistémologiques et méthodologiques structurant les différentes disciplines des sciences sociales. Cela signifie, en un mot, que les champs d’investigation de la recherche africaniste devraient être considérés comme des espaces de validation des théories et des corpus généraux par leur confrontation à des situations sociales spécifiques que constituent les réalités

507 Mafeje H., «L’africanité une ontologie de combat» dans Bulletin du CODESRIA, 2000, p.67.

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sociales africaines. Comme le soutient LeRoy «l’Afrique est un terrain parmi tant d’autres, le principal étant l’expérience du terrain»508.

L’universalisme, tel que nous venons de l’appréhender, révèle deux défauts majeurs : l’un est d’ordre épistémologique et l’autre d’ordre méthodologique. Au plan épistémologique, l’universalisme positiviste postule des principes d’explication, utilise des concepts et des grilles d’analyse dont il essaie d’établir partout l’opérationnalité. Et, au plan méthodologique, il impose partout des schémas d’approche qui ne tiennent pas compte de la diversité des objets et des champs d’investigation. Ce que l’on oublie dans une telle perspective c’est que l’universel, s’il existe, n’est pas sorti de l’abstrait, il s’origine d’un particulier, celui de l’Occident. Mieux, il n’est nulle part donné, réalisé et exposé à la vénération des esprits. Comme disaient les scolastiques, il est «in fieri» (en devenir), et non «in facto esse» (déjà là).

Dans un article qui date de 1968, Michel De Certeau dénonçait déjà les pièges de l’universalisme, porteurs d’un totalitarisme rationnel qui fait de l’espace occidental le seul «espace assertorique». L’Occident est ici considéré, non seulement comme le lieu où le soleil décline mais celui où le savoir rationnel plonge ses racines, trouve sa véritable configuration509. Cette tension vers l’universalité sur laquelle s’est construite la domination occidentale tire son origine de trois sources : l’universalisme des valeurs issues de l’idéologie des Lumières, l’universalisme de la science, l’universalisme judéo-chrétien du discours religieux. Ces trois sources ont fini par faire de l’Occident l’espace référentiel, le centre qui représente le tout et par rapport auquel le reste du monde est un dehors. Or, comme l’écrit fort pertinemment De Certeau :

508 Cité par Kouvouama A., «Recherche et responsabilité sociale du chercheur : ma réaction au texte d'Emmanuel Douglas» dans Mots pluriels, n° 24, p.16. 509 Le concept d’Occident correspond de ce fait à un ensemble de valeurs à vocation universelle. Il «s’exprime dans un rapport symbolique à la matière par une vision de domination profondément enracinée dans la tradition judéo-chrétienne et les philosophies rationnelles qui, en pensant la nature, se détachent de cette dernière» Escudie V., Du «Développement » et de la «technologie». Impasses des représentations exogènes et émergence de programmes alternatifs, Thèse de Doctorat en Sciences Économiques, Université des sciences sociales de Toulouse 1, Janvier, 2004.

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«La réciprocité des cultures et des hommes exclut l’idée d‘un «centre» destiné à représenter le tout. Le rapport aux autres ne peut plus être conçu sur le mode d’un mouvement centrifuge et centripète par rapport à une référence socioculturelle absolue. Le temps des croisades de l’esprit fini est clos : il supposait une conquête ou une reconquête à partir d’une base ; il impliquait toujours une géographie mentale selon laquelle «un dehors» s’ordonnait par rapport à un «dedans»510.

Il se pose alors un autre problème épistémologique pour l’africanisme. Face à la pluralité des approches thématiques et à la diversité des auteurs, peut-on concevoir l’existence d’un domaine scientifique concernant spécifiquement le continent africain?

Copans a abordé cette question tout au long de son ouvrage La longue marche de la modernité africaine511. Concernant ce débat sur l’africanisme, soutient Copans, «la question de fond reste, au delà de sa formulation, africanisme ou études africaines, celle de l’opérationnalité, de la fonctionnalité d’un domaine scientifique à la fois pluridisciplinaire et continental»512. Quelle pertinence, quelle validité scientifique peuvent revêtir des concepts, des postulats, des grilles d’analyse, des méthodologies usités pour les recherches en Occident dans le contexte de l’Afrique? «Comment reprendre à notre compte et appliquer à l’Afrique les disciplines de recherche qui sont nées et se sont développées en Occident en vue de répondre aux défis de l’intelligence dans le contexte historique de l’expression des lumières et des perturbations de la révolution industrielle?»513. L’interrogation suspecte la validité scientifique des paradigmes issus de l’épistémologie occidentale dans le contexte africain.

L’on peut concevoir certes l’existence d’un champ de recherche africaniste, surtout en sciences sociales, même si par ailleurs ce champ de recherche reste ouvert. C’est seulement dans la formulation et dans le contenu à donner à ce domaine d’investigation, que se situe peut-être le débat épistémologique de fond

510 De Certeau M., «Apologie de la différence» dans Études, n° 328, Janvier, 1968, p.104. 511 Copans J., La longue marche de la modernité africaine, Paris, Karthala, 1990. 512 Idem, p.77. 513 Ela J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de l’Afrique : les enjeux épistémologiques de la mondialisation», 9ème Assemblée Générale du C O D E S R IA, Dakar, 14-18, Décembre 1998, p.2.

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concernant le champ de l’africanisme. En fait, l’africanisme doit partir de la spécificité de l’objet africain, en faire un domaine d’investigation qui mobilise des paradigmes, des méthodologies, des schémas conceptuels qui, tout en restant dans la logique de la découverte scientifique, prennent en compte la particularité des domaines d’investigation que constituent les réalités africaines. La critique épistémologique que nous projetons de faire se situe dans cette perspective.

En montrant les problèmes méthodologiques, notre objectif sera de situer de la pensée africaniste dans une perspective épistémologique relativiste qui allie à la fois la prise en compte de la spécificité de l’objet africain et la dimension universelle des méthodes des sciences sociales. C’est en s’écartant de cette double impasse que l’africanisme pourrait établir ses bases théoriques pouvant légitimer un domaine de recherche dans les sciences qui serait spécifique en conformité avec les réalités africaines. Nous aborderons cette question dans le chapitre suivant.

6.2.2. L’obstacle de la lecture unificatrice du continent La théorie de la dépendance de Samir Amin, les théories culturalistes ainsi que celles qui reposent sur le postulat du dualisme ont abordé les problèmes des sociétés africaines sous le prisme d’une lecture unificatrice du continent. Toutes ces théories ont procédé comme si l’Afrique était une entité homogène. Mais, ce sont Axelle Kabou et Daniel Etounga Manguelle qui ont le plus mis en relief dans leurs approches le caractère homogène des sociétés africaines. De manière générale, aussi bien pour les théories culturalistes endogènes, dépendantistes pour le socialisme africain autant que pour les théories néo-culturalistes, la diversité des pratiques et les différences de trajectoires pour les acteurs de développement n’ont pas été l’objet d’une attention particulière. Elles s’appuient toutes sur l’idée d’une unité culturelle de l’Afrique. Or, deux facteurs nient cette lecture unificatrice : le premier se situe dans la diversité des Afriques et le second se trouve dans la pluralité des pratiques du développement telles qu’elles se donnent à voir dans les sociétés africaines.

Concernant le premier facteur, la critique des généralisations formulée à l’endroit de l’ouvrage Kabou par l’article de Thioub nous sert de cadre d’analyse. Malgré la

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forte tendance, de la part d’une certaine génération de penseurs africains, à soutenir l’existence d’un «mens africana» où la réalité africaine serait une, Thioub soutient que l’évidence nous met en face d’entités plurielles. Pour lui, l’Afrique offre l’image d’un continent avec des nuances et des différences aux plans historique, culturel, social, linguistique, politique, économique, religieux dont il faudrait tenir compte dans la formulation des grilles d’analyse. L‘Afrique au Sud du Sahara, qui nous intéresse dans ce travail, est une mosaïque de peuples et de cultures. Les «diversités de groupes sociaux et leur structuration à l’échelle du continent, la variété des espaces sociaux et des conditions physiques interdisent des généralisations aussi abusives que celles de Axelle Kabou»514. Les réalités culturelles et nationales sont tellement différentes qu'il est inadéquat de ne pas tenir compte de cette diversité des peuples, des races, des contextes et des trajectoires.

Par exemple, la théorie du dualisme qui a voulu mettre l’accent sur la dualité des valeurs occidentales et la tradition africaine s’est développée dans une perspective figée où il n’est pas possible d’envisager des modifications de ce type de rapport, voire une évolution positive au regard des dynamiques endogènes qui ont agité les traditions africaines. Le dualisme a été analysé de manière statique, en dehors de toute dynamique et en dehors de toute volonté de relativiser les différences des valeurs culturelles en fonction de la diversité des acteurs et des situations sociales.

Ce n’est qu’avec beaucoup de prudence que l’on devrait donc appréhender l’hypothèse relative à l’unité culturelle du continent africain. Il ne faudrait pas qu’elle soit un obstacle théorique qui offrirait l’inconvénient de nous occulter l’infinité des nuances, la pluralité des trajectoires, la diversité des aires de culture, les différences dans les manières de vivre, dans les langues, dans les organisations sociopolitiques, dans les systèmes de valeurs, dans les modèles démocratiques, dans les configurations ethniques. Les différenciations des structures sociales à partir des situations de contact et de relation ou de niveau de développement économique, ou encore selon les formes de colonisation, sont autant de facteurs qui justifient la pertinence de l’idée d’une pluralité des Afriques. C’est dans ce cadre que

514 Thioub I., «Axelle Kabou : Et si l’Afrique refusait le développement? Notes critiques» dans Université Recherche et Développement, article cité, p.51.

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Thioub, dans sa critique des thèses de Kabou, avertit du risque des généralisations abusives :

«Le risque de tomber dans ses généralisations abusives est l’une des principales difficultés de l’approche globale des problèmes africains. Des ouvrages généraux sur l’Afrique existent dans toutes les branches sociales. Cependant il est rare qu’on puisse établir sur une seule question une carte monochrome du continent»515.

Le continent fournit une diversité d’espaces sociaux que les anthropologues ont très tôt fait de signaler dans leurs travaux. Dans leur ouvrage, intitulé Les peuples et les civilisations de l’Afrique516, deux anthropologues allemands, Baumann et Westermann, ont recensé en Afrique six aires de civilisations et cultures différentes. En s’appuyant sur des critères de classification géographique, ils ont montré que le continent africain, loin d’être un espace sociologiquement unifié est délimité en provinces ethnographiques. Ils ont, à cet effet, repéré six types de civilisations : la civilisation des pygmées (Afrique centrale), la civilisation des chasseurs (épars en Afrique), la civilisation des Chamites (éleveurs de bétails) de la vallée du Nil, la civilisation bantu, la civilisation paléonégritique, la civilisation néo-soudanaise des peuples du Sahel. En mettant l’accent sur la notion d’aire culturelle, Jacques Maquet apporte des rectifications à la classification de Baumann et Westermann à qu’il reproche d’avoir mis trop l’accent sur le critère géographique. Il a identifié lui aussi six aires de civilisation en Afrique : la civilisation de l’arc, la civilisation des clairières, la civilisation des greniers, la civilisation de la lance, la civilisation des cités, la civilisation des industries.

On pourrait livrer d’autres classifications, les aires culturelles peuvent faire l’objet d’autres types de classifications sur la base d’autres critères d’identité, avec des sous-ensembles, des nuances et des différences à l’intérieur des ethnies partageant la même aire de culture. De l’époque coloniale où datent ces travaux jusqu’à la période actuelle, des transformations notoires se sont réalisées au sein des sociétés africaines, impulsant en leur sein des trajectoires diverses.

515 Thioub I., «Et si l’Afrique refusait le développement? Notes critiques» dans Université recherche et développement, article cité, p.50. 516 Baumann H., Westermann D., Les peuples et les civilisations de l’Afrique, Paris, Payot, 1967.

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Cette diversité est visible dans les pratiques du développement, ce qui nous situe dans le deuxième facteur hypothéquant la lecture unificatrice des situations africaines. En effet, dans les théories abordées, les manières de vivre l’expérience du développement en Afrique semblent être identiques d’un groupe d’acteurs à un autre, du contexte urbain au contexte rural, de la période des années 1960 à la décennie des années 80-90 marquée par l’adoption de politiques d’ajustement structurel renforcé. Les situations de développement en Afrique ne sont pas homogènes, ce qui montre que l’action du développement «ne relève pas, comme l’écrit Kilani, d’un ordre du discours possédant une unité et une cohérence propre»517.

6.2.3. Crise de l’objet des études africaines La crise de l’objet des études africaines se situe au premier plan dans cette tendance à s’orienter vers l’étude des traditions, des formes symboliques, des mythes ou vers des formes d’organisation sociale, de logiques comportementales où l’homme africain est identifié à sa tradition. Les théories culturalistes et dans une certaine mesure les théories du développement endogène s’inscrivent dans une telle perspective. Si pour les théories du développement endogène, les dynamiques du dedans sont surdimensionnées dans les cadres d’approche et appréhendées comme les seuls facteurs édifiants du développement en Afrique, par ailleurs, pour les théories néo-culturalistes, elles sont relatées comme des facteurs bloquants. Ce qui montre la persistance à dérouler un discours sur l’Afrique à partir des catégories qui rappellent les travaux de l’ethnologie coloniale dominés par ce qu’Assogba appelle dans son analyse sur l’évolution de la sociologie africaniste «le paradigme statique».

Il s’est agi pour ces différents travaux de déceler au sein des sociétés africaines, présentées comme des sociétés exotiques, des permanences au sein desquelles l’individu est façonné dès sa naissance dans un réseau serré de contraintes qui lui imposent la reproduction des injonctions de la tradition et de la coutume. Le

517 Kilani M., «Anthropologie du développement ou développement de l’anthropologie? Quelques réflexions critiques» dans Rist G. (sous la direction de), La culture otage du développement, ouv. cité, p.27.

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corollaire de cette approche est la fétichisation des cultures africaines traditionnelles qui seraient considérées comme momifiées, étant déjà là, de façon a-historique : elles échapperaient à toute forme de conflit et à tout changement. Ce qui exclut dans ces sociétés la coexistence de plusieurs modes existentiels, de «contemporanéité de plusieurs mondes» avec des processus d’hybridation. Bref, ils ont fait de la tradition, du passéisme leurs référentiels pour postuler une explication sociologique des problèmes du développement en Afrique.

Dans le contexte global de l’africanisme, cela s’est traduit par une opposition manichéenne de la tradition et de la modernité, par une approche clivée entre les valeurs communautaires traditionnelles et celles issues de l’influence de la domination occidentale. Ce dualisme se manifeste dans le cadre de ces grilles d’analyse par une coexistence de deux mondes qui «s’opposeraient avant de s’affronter brutalement parce que les forces qui portent la modernité sont bridées par le poids du passé»518. L’opposition modernité / tradition, urbanité / ruralité va ainsi être corollairement reconduite sous différents avatars, masquant les processus d’hybridation à l’œuvre et les modalités par lesquelles les sociétés africaines ont su récupérer des éléments exogènes issus de l’influence occidentale en se les appropriant dans une dynamique de production et de reproduction du social, du politique, du culturel et de l’économique.

La question du développement, par exemple, telle qu’elle a été appréhendée par la plupart des théories étudiées dans cette thèse, peut fort probablement illustrer une telle démarche. Les théories auxquelles nous venons de faire allusion n’ont pas su dissocier les dialectiques du changement social en général de la dynamique spécifique du changement induit par le développement. Il y a une confusion établie par les théories africanistes, entre le changement social en général et le développement comme forme particulière du changement social ou plus précisément la confusion entre la modernisation et la modernité519.

518 Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Éditions Gallimard, 1995, p.255. 519 Nous avons déjà montré la nuance, au plan sémantique, entre ce concept de modernisation et celui de modernité dans le cadre de notre approche définitionnelle. Pour rappel, disons que le sens de cette notion de modernisation doit être recherchée dans les politiques de développement initiées par les pères de l’indépendance africaine qui entrevoyaient une transformation des sociétés africaines par des politiques volontaristes à partir de l’expérience des sociétés

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Or, au regard des transformations sociales qui agitent les sociétés africaines, on ne peut s’empêcher de reconnaître que cette mise en scène théorique est caricaturale, voire simplificatrice. Car les processus qui sous-tendent cette opposition sont plus que complexes en réalité. Les dynamiques qui entraînent les sociétés africaines actuelles construisent des configurations sociales subtiles dont la mise en perspective théorique exige l’usage de notions plus heuristiques que celles usitées jusqu’ici. Comme le suggère Éla :

«Une analyse globale des mutations africaines doit s’ouvrir à tous les niveaux où il s’agit de retrouver une société au quotidien en prenant en considération les attitudes et les réactions des acteurs face à l’État et aux logiques de marché. Dans cette perspective, il ne suffit pas de fixer l’attention sur les moments chauds où, à travers les formes de pillages et d’agitation sociale, des groupes humains vivent sous le choc. En réalité, il convient de rejoindre l’Afrique dans les lieux d’invention où, sans tambour ni tam-tam, les acteurs anonymes et les systèmes d’organisation, tentent de réagir aux contraintes et aux pressions extérieures»520.

L’analyse de la tradition et de la modernité, comme des lieux de sociabilité qui seraient mutuellement exclusifs au point où la tradition serait l’envers de la modernité en Afrique, paraît de moins en moins pertinente. Critiquant cette mise en scène des dualités comme principe d’analyse des faits sociaux dans les sociétés africaines, le sociologue Assogba dénonce l’emploi de notions dichotomiques du traditionnel et du moderne qu’il considère comme des mythes issus de l’ethnologie coloniale. Pour Assogba «le sociologue africain qui veut bien observer l’Afrique contemporaine doit dépasser cette dichotomie pour travailler avec des notions plus heuristiques de rupture - et - continuité, de métissage, d’interpénétrations des valeurs et des pratiques sociales autochtones et/ou importées»521.

occidentales. Or, c’est l’échec de cette tentative qui explique les formes de transformations particulières que connaissent les sociétés africaines, formes qui traduisent un type de modernité où interfèrent des dynamiques complexes différentes de celles connues dans le contexte de l’histoire des sociétés africaines. 520 Ela J.M., Afrique : l’irruption des pauvres, Paris, L’Harmattan, 1994, pp.15-16. 521 Assogba Y., «Trajectoires et dynamiques de la sociologie générale noire de langue française», dans Cahiers de Recherche en Développement Communautaire, Série recherches n° 7, 1998, p.23.

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Une opposition manichéenne de ces réalités au sein de la même société africaine, ce que nous pouvons appeler une dualisation abusive dans les études africaines entre tradition et modernité, a fini par occulter «l’interpénétration indissociable des modèles sociaux, des conduites et des attitudes collectives, des idées et valeurs et des états mentaux qui, dans un mouvement de balancement dialectique, peuvent aller d’un pôle à l’autre, peuvent aller de la tradition à l’innovation»522. Un effort d’élucidation peut nous indiquer d’autres perspectives d’approche qui plaident pour une prise du fait social africain dans sa complexité et son hybridité où interférent plusieurs variables. Par exemple, des recherches axées sur le traditionnel et sur la modernité en Afrique dans le cadre des dynamiques locales de développement nous mettent en face, comme l’atteste les économies informelles, d’une multitude de logiques et de stratégies (sociales, économiques, culturelles, lignagères, politiques) qui constituent des types de configurations et des processus hybrides échappant à une classification tranchée entre le moderne et le traditionnel.

Concevoir l’économie informelle en marge des institutions conventionnelles de l’économie formelle n’est guère pertinent si on en croit à Emmanuel N’dione, Serge Latouche et Jean-Philippe Peemans. Ces derniers ont montré que l’économie informelle n’est pas forcément l’expression de la tradition face à l’économie capitaliste, mais plutôt, elle en est la réappropriation, une sorte de stratégie de survie et d’affirmation face à «une modernité importée»523. Dans l’économie informelle, on peut s’interroger sur la pertinence de cette césure entre la tradition et la modernité : où s’arrête le traditionnel et où commence la modernité? Dans le contexte de l’Afrique, il est difficile de faire une nette délimitation entre les deux, encore moins de maîtriser, de manière précise, les mécanismes de leurs interférences. Les rapports entre les comportements et les stratégies qui relèvent de la tradition et ceux pouvant être qualifiés de modernes dans les pratiques de l’économie informelle sont flexibles. Les pratiques informelles ont réussi un

522 Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique, ouv. cité, p.106. 523 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.32.

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métissage, une réappropriation des éléments culturels de l’Occident dans un espace africain.

6.2.4. Problème de l’extraversion théorique et conceptuelle En dehors de la crise de l’objet des études africaines, il y a une autre crise, qui concerne les grilles d’analyse et qui se situe au niveau de «l’extraversion théorique et conceptuelle»524. Sans vouloir examiner ici l’ensemble des aspects liés à cette crise dans l’africanisme, nous nous limitons à l’examen de deux aspects : - l’ancrage positiviste de certaines théories africanistes ; - l’inadéquation des concepts.

6.2.4.1. L’ancrage positiviste La recherche africaniste ne peut rendre compte des mutations sans disposer de paradigmes appropriés. Certes, les efforts des chercheurs africanistes ont été très importants surtout dans l’analyse des théories axées sur le développement. Mais, comme l’écrit Gazibo, «ces efforts ne se traduisent pas par l’émergence de cadres conceptuels et de schémas théoriques qui serviraient de matrices à partir desquelles une communauté autonome de chercheurs africains pourrait développer des études comparatives d’envergure»525.

La communauté intellectuelle africaniste a puisé, pour l’essentiel, la substance de ses grilles d’analyse dans des cadres théoriques et conceptuels forgés dans les contextes spécifiques des sociétés occidentales. C’est dans ce cadre qu’Alf Schwarz pense que les théories africanistes décrivent «une orbite métaphysique proche de l’épistémè de l’esprit de la philosophie des lumières et des thèses positivistes du dix-neuvième siècle»526. Il se pose le problème de l’extraversion théorique et conceptuelle, de l’adaptabilité des concepts, de leur universalité en tant que catégories scientifiques. En parcourant, l’évolution la pensée africaniste on constate la prééminence de cadres théoriques qui s’appuient fortement sur la tradition théorique occidentale. Ce qui explique l’inexistence dans le contexte

524 Nous empruntons l’expression à Gazibo M., «L’Afrique en politique comparée» dans Polis/RCSP/CPSR, vol.8, n° spécial, 2001. 525 Gazibo M., «L’Afrique en politique comparée», article cité, p.32. 526 Voir Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique, ouv. cité, p.163.

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africain d’un «foyer producteur de normes épistémologiques»527 suffisamment armé pour pérenniser une tradition réflexive africaniste. Ce qui se traduit l’absence de renouvellement des grilles d’approche à, partir d’un cadre épistémologique africaniste qui rendrait possible l’émergence d’une communauté autonome de chercheurs africains. Les Concepts et les grilles d’analyse continuent de s’y importer

En essayant de situer la dimension idéologique dans les théories africanistes du développement, nous avons retenu que la théorie de la modernisation est le lieu d’où partent les biais idéologiques qui encombrent les théories africanistes du développement. La même hypothèse peut être défendue concernant le problème de l’extraversion théorique et conceptuelle. Le schéma d’analyse du paradigme de la modernisation partait de schémas universalistes pour l’approche de toutes les sociétés. «Le postulat de base de l’histoire économique et en fait de toutes les sciences sociales est que les modèles et les concepts élaborés dans les pays avancés d’Europe et d’Amérique du Nord ont une valeur universelle»528. Le modèle théorique qui va structurer le discours du développement s’est appuyé d’une part, sur les postulats économicistes et d’autre part, sur la théorie évolutionniste et holiste.

Le modèle dépendantiste Centre-périphérie qui a voulu dépasser la vision universaliste des théories modernistes n’est pas, pour autant, sorti de ce piège. La problématique dépendantiste est restée dans le schéma évolutionniste d’un développement linéaire et cumulatif comme le préconise le paradigme de la modernisation. Puisqu’elle pose le problème de la reconstruction d’un centre qui pourrait imposer son hégémonie aux autres périphéries. Elle n’est pas non plus sortie des théorisations générales, abstraites sous un regard unificateur d’un continent. Poussant l’analyse critique sur cette théorie de la dépendance, Zoberg soutient que les notions de centre et de périphérie renvoient respectivement aux notions de tradition et de modernité.

527 Bernault F., «L’Afrique et la modernité des sciences sociales» in Revue d’Histoire, 70, 2001, pp.128. 528 Anouar A.M., La dialectique sociale, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p.249.

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Dans le même sillage, la perspective de la théorie du socialisme fournit une approche du développement en Afrique en termes de raccourci historique en vue de rattraper l’Europe et réduire la distance qui sépare les sociétés africaines de celles des pays développés. En fait, pour l’essentiel, le principe qui est à la base de ces théories reste marqué par le primat des variables économiques et une analyse des processus sociaux à l’aune d’une vision linéaire. Elles furent élaborées, comme l’écrit Éla, à partir «d’une problématique du changement social, enracinée dans les trajectoires spécifiques des sociétés occidentales qui revendiquent le monopole de la modernité»529.

6.2.4.2. Inadéquation des concepts dans l’objectivation du social en Afrique Le dispositif conceptuel occupe une place centrale dans la pensée scientifique. Le concept n’est pas un phénomène, il est une abstraction, un moyen de connaissance.

«La formulation d’un concept signifie, comme l’écrit Lefèvre, que l’on a pénétré au delà de l’immédiat sensible de l’apparence, du phénomène, dans un degré supérieur d’objectivité. La logique du concept est une logique d’essence, de la qualité essentielle»530.

Si la logique du concept, comme l’écrit Lefèvre, est une logique d’essence, cela veut dire que dans sa formulation le concept fonctionne comme une appropriation rationnelle du réel par la pensée selon des procédures d’élucidation, d’objectivation et de construction rigoureuse propres à la démarche intellectuelle et scientifique. C’est dire qu’à travers ce processus de modélisation, le concept trouve son ancrage dans la réalité du phénomène dont il est un moyen de connaissance. Comme l‘a montré Satori, reprenant les propositions épistémologiques de Feyerabend, les concepts sont indissociables de contextes particuliers, de sorte que la comparaison de deux contextes à partir des mêmes concepts est impossible531. La construction d’un langage de la science applicable à tous les niveaux paraît irréalisable, comme le soutient Popper, «la construction d’un modèle de langage scientifique qui soit

529 Éla J.M., «Les voies de l’afro renaissance» dans Le monde diplomatique, article cité p.5. 530 Lefebre H. cité par Grawitz M., Méthodes des sciences sociales, Paris, 1999, p.22. 531 Giovanni S., «Bien comparer, mal comparer» dans Revue Internationale de Politique Comparée, Vol.1, n° 1, 1994.

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applicable à tous les niveaux et puisse être utilisé pour une science authentique paraît cependant assez difficile à réaliser»532. Ce qui signifie donc que, détachés de leurs contextes d’élaboration, les concepts, surtout dans le domaine des sciences sociales, perdent leur pertinence heuristique et leur validité scientifique.

Qu’en est-il dès lors de l’utilisation des concepts dans l’africanisme si l’on sait que ces concepts usités dans le contexte africain sont forgés pour les besoins d’élucidation des réalités propres aux sociétés occidentales?

L’absence notoire d’une méthodologie capable d’appréhender les réalités africaines à partir de concepts pertinents et opératoires dans le champ de l’africanisme fait l’objet de critiques avérées qui indiquent, selon Niang, des perspectives de rupture. Les nouvelles configurations sociologiques des réalités africaines ne font pas l’objet d’un traitement méthodologique et conceptuel adéquat dans l’usage. Ce qui signifie, aux yeux de Niang, que l’une des plus grandes responsabilités que «les chercheurs africains ont eu à assumer devant les problèmes contemporains est la définition d’une méthodologie apte à appréhender les réalités africaines à travers des concepts qui leur sont propres»533.

En effet, dans son analyse du caractère extraverti des schémas de la pensée africaniste, Éla soutient que cette situation est due au simple fait que l’appareillage conceptuel qui structure les domaines d’investigation des sciences sociales africaines, en particulier ceux de la sociologie et de l’anthropologie, provient des sciences sociales occidentales534. Dans ce cadre, la pensée africaine prolonge les théories, les concepts et les schémas méthodologiques issus des grandes théories sociologiques occidentales.

La fonction opératoire d’un concept dans les sciences sociales, c’est de révéler le sens objectif de la réalité sociale, «découvrir le sens des choses (faits sociaux), en particulier les choses vécues, c’est les mettre en relation avec leur

532 Popper K.R., La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973, p.17. 533 Niang M., «L’enfant et l’environnement rural en Afrique» dans Notes africaines, n°165, IFAN, Janvier, 1980, p.21. 534 Voir Éla J.M., «Plaidoyer pour l’espoir», article cité.

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environnement existentiel, c’est ressentir toute la richesse de ces liens et tout ce qu’ils peuvent vouloir dire»535. Dans son analyse sur le sens des concepts en rapport avec le vécu africain, N’dione reprécise une telle opinion. Insistant sur l’impératif d’un travail de déconstruction et de reconstruction du champ sémantique dans les recherches africanistes, il illustre son propos en prenant comme exemple la confusion que nourrit le concept de pauvreté dans son usage non relativisé, selon qu’il est usité dans le contexte africain ou dans le contexte occidental.

Dans un travail de redimensionnement de ce concept de pauvreté, en réinterrogeant son sens sociologique au regard des théories qui ont tenté de déterminer la signification, N’dione montre qu’il n’est que la désignation d’un phénomène social et existentiel. Sous ce rapport, la pauvreté doit être perçue dans l’analyse sociologique comme un phénomène socialement construit et reproduit à partir des réalités sociologiquement particulières auxquelles sa signification reste fondamentalement liée et, par rapport auxquelles elle trouve un contenu et une signification précise.

En appliquant cette approche à l’Afrique, N’dione montre que le concept de pauvreté en Afrique ne recoupe pas forcément le sens que cette notion pourrait revêtir dans le contexte occidental. Dans la pensée occidentale, la pauvreté est réduite à sa dimension économique. Il est évalué à partir d’un mode de calcul arbitraire, basé sur le Produit National Brut (PNB) par tête d’habitant, comme indice du bien-être et du niveau de vie en dessous duquel une population est considérée comme étant dans une situation de pauvreté.

Il y a là une ligne de pauvreté calquée sur le niveau de consommation, située au niveau du seuil de satisfaction des besoins jugés élémentaires et vitaux comme le nombre de calories à consommer par jour, l’accès à l’eau potable, aux besoins primaires, à l’éducation, à l’emploi. C’est ainsi que d’aucuns parlent de seuil de pauvreté et de pourcentage de la population vivant avec moins de 1$ US par jour, etc. À cette conception mercantiliste de la pauvreté que Latouche situe dans ce qu’il considère comme étant «la pauvreté occidentale» s’oppose ce qu’il appelle

535 N’dione E., Réinventer le présent. Quelques jalons pour l’action, Dakar, ENDA GRAF SAHEL, 1994, p.89.

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«l’infortune africaine»536. Dans cette perspective, l’analyse de la pauvreté est mutilée de ses dimensions sociales, culturelles, existentielles, psychologiques et sociologiques parce que réduite à sa seule signification économique.

Or, dans le contexte de l’Afrique, le sens de la pauvreté revêt une signification différente. La pauvreté en Afrique, même si elle concerne l’absence de moyens pour la satisfaction des besoins élémentaires, n’est pas un phénomène forcément individuel, ni une simple réalité d’ordre économique. Au contraire, en Afrique où l’esprit de solidarité et de hiérarchisation sociale est encore resté une réalité, la pauvreté revêt une signification globale du fait des structures et des valeurs sociales fondées sur une large solidarité communautaire. «Dans une société non individualiste, écrit Latouche, le groupe est tout entier riche ou pauvre, même si l’individu est dans une situation qui répond aux critères inverses : pauvre dans un groupe riche ou riche dans un groupe pauvre»537.

N’dione est arrivé à montrer que le concept de pauvreté a, dans le contexte africain, un sens social nouveau, une signification sociologique pas forcément réductible aux seules variables quantitatives. Contrairement au sens de ce concept dans l’imaginaire occidental, où la pauvreté est évaluée à l’aune des paramètres quantitatifs (produit national brut humain PNB, revenu par tête d’habitant, indice de développement humain IDH), la pauvreté en Afrique n’est pas seulement synonyme de «manque de nécessaire» ou «non couverture des besoins fondamentaux». «Le pauvre n’est pas nécessairement celui qui n’a pas d’habitat, c’est celui qui n’a personne»538. Le pauvre se définit donc en Afrique, selon l’expression de N’dione, comme un «orphelin social». Ce réajustement conceptuel montre que le problème de la pauvreté tel qu’il est appréhendé est autant épistémologique, anthropologique qu’économique.

La pauvreté n’est pas donc un phénomène seulement économique, elle s’insère dans un lien social porteur de sens collectif. Ce qui permet de voir que le problème de l’exclusion sociale en Afrique n’est pas forcément le fruit de la pauvreté, du moins

536 Latouche S., L’autre Afrique, Paris, Éditions Albin Michel, 1998. 537 Idem, p.112. 538 N’dione E., Réinventer le présent. Quelques jalons pour l’action, ouv. cité, p.47.

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il ne l’est pas de manière aussi évidente qu’il l’est dans le contexte occidental. Cette rupture dans l’analyse passe, selon N’dione, par «une appréciation de ce qu’est la richesse et les concepts qu’elle sous-tend. Tout a de la valeur, pas seulement ce qui se vend ou ce qui s’achète. La richesse est donc multidimensionnelle»539.

Les concepts de tradition, de modernité, d’ethnie, de communauté, d’individu, d’acteur et de dynamique sociale, d’informel, de mode de production, de culture etc. utilisés à travers les théories examinées dans cette thèse, pourraient être aussi réinterrogés et reconstruits au même titre que ce concept de pauvreté. Un tel travail de reconceptualisation dans le cadre des réalités proprement africaines donnerait à ces notions des sens plus opératoires. Tout concept ou paradigme indispensable à la pratique de la recherche fait toujours référence à une société et une culture à un moment de son histoire.

L’absence d’un travail épistémologique de déconstruction et de réajustement des concepts usités justifie l’existence, dans le champ de l’africanisme de ce que Louis Moreau de Bellaing désigne dans son ouvrage épistémologique L’empirisme en sociologie540, par les notions de «concrétisation idéaliste» et de «substantification à outrance».

«La concrétisation idéaliste» consiste à utiliser un mot pour élucider une réalité quelle qu’elle soit, et à garder ce mot même si entre temps la réalité qu’elle a voulu signifier a changé. C’est à cela qu’on assiste dans le champ de l’africanisme pour les concepts d’individus, d’ethnie, de communauté, d’acteur, de tradition qui n’ont pas les mêmes significations dans les sociétés africaines actuelles que celles qu’ils avaient dans l’ethnologie coloniale. Si on les utilise dans le sens où ils ont été usités dans le cadre de cette anthropologie coloniale, ces concepts pourraient ne pas être pertinents au regard de leurs significations dans les nouvelles réalités africaines. En effet, les nouvelles formes de sociabilité, d’insertion sociale, de restructuration des espaces sociaux qui se dessinent en Afrique modifient le sens de leurs concepts l’anthropologie coloniale.

539 N’dione E., Réinventer le présent. Quelques jalons pour l’action, ouv. cité, p.47. 540 De Bellaing L.M., L’empirisme en sociologie, Paris, L’Harmattan, 1992.

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La substantification à outrance consiste, selon Bellaing, à maintenir substantifiée une notion au lieu de l’ouvrir vers d’autres notions qui pourraient modifier le sens. Par exemple, la notion de modernité, définie en fonction de la société occidentale où elle est apparue comme le signe d’un progrès réalisé à partir d’un processus historique spécifique, est fixée une fois pour toute. Or, en Afrique la modernité que Copans refuse de confondre avec la modernisation devrait être réévaluée et redéfinie en fonction des transformations des sociétés africaines actuelles en construction, traversées par des dynamiques complexes irréductibles aux réalités occidentales. En résumé, il y a lieu, dans le travail de reformulation ou de déconstruction de la pensée africaniste, d’envisager une reconfiguration du champ de l’africanisme pour mieux rendre compte des réalités sociologiques de l’espace africain.

6.2.5. Questions méthodologiques dans le champ des théories africanistes Si nous tenons à introduire les problèmes d’ordre méthodologique dans ce travail, c’est parce que les questions méthodologiques ne sont pas dissociables de l’interrogation épistémologique. Une démarche scientifique découle toujours d’une certaine conception philosophique. Ce qui fait dire à Éla que toute méthodologie de recherche est influencée de fait par l’épistémologie qu’elle partage541.

Dans la définition que Lalande se donne de l’épistémologie, en procédant par une spécification négative, l’étude des méthodes est écartée du travail épistémologique. Lalande a dissocié l’interrogation épistémologique de l’étude de la méthodologie542. Pour André Lalande, l’étude des méthodes est réservée à la méthodologie, ce qui signifie pour lui que la méthodologie doit être considérée comme une sphère distincte de l’épistémologie. Pourtant, dans le processus de la construction de la science, à travers ce que Bachelard désigne comme étant «une

541 Éla J.M., Document produit dans le cadre du Programme canadien de Formation à la recherche pour le développement en Afrique, UQAM-CRDI, Mai 2000. 542 Il est important de rappeler ici la définition de Lalande de l’épistémologie : «Ce mot désigne, selon lui, la philosophie des sciences, mais avec un sens plus précis. Ce n’est pas profondément l’étude des méthodes scientifiques qui est l’objet de la méthodologie et fait partie de la logique, ce n’est pas non plus une synthèse ou une anticipation conjoncturelle des lois scientifiques (à la manière du positivisme et de l’évolutionnisme). C’est essentiellement l’étude critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses sciences destinées à déterminer leur origine logique (non psychologique) leur valeur et leur portée objective», Lalande A., Vocabulaire technique et critique de philosophie, 1973, p.293.

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hiérarchisation épistémologique des actes scientifiques» où le vecteur épistémologique « subordonne le constat à la construction et la construction à la rupture »543, tout porte à croire que les problèmes méthodologiques sont indissociables des questions épistémologiques. Tout ceci permet de nuancer la thèse de Lalande et d’accorder plus de valeur scientifique à la conception comtienne qui subordonne la méthode à l’ensemble du processus de recherche. «La méthode n’est pas susceptible d’être étudiée : séparément des recherches où elle est employée, ou du moins ce n’est là qu’une étude morte incapable de féconder l’esprit qui s’y livre»544.

Dans le cadre de l’africanisme, il n’y a pas encore beaucoup de travaux portant sur des questions méthodologiques et d’épistémologie. Dans un ouvrage relatif à l’étude des problèmes méthodologiques concernant les sciences sociales en Afrique, Boubacar Ly souligne cette lacune. Il n’y a pas, selon lui, des traités de méthodologie à l’usage des chercheurs africains, traités qui tout en faisant une critique des méthodes usitées, tentent d’en proposer d’autres. Cette situation fait écrire à Ly que peu de chercheurs africanistes ont eu à faire un effort dans ce sens de constitution d’une ou des méthodologies(s) appropriée(s) pour les réalités sociologiques en Afrique :

«Très peu nombreux sont les chercheurs africains qui ont réfléchi sur les conditions de la recherche en tant que telles. Rares sont en effet, ceux d’entre eux qui ont considéré le domaine épistémologique et méthodologique comme un secteur où la recherche doit se déployer également ou qui tout simplement ont eu à réfléchir sur les conditions de la ou de leur propre recherche»545.

Tout porte à penser que la recherche africaniste, par rapport aux exigences méthodologiques liées à la spécificité des phénomènes qu’étudient les théories africanistes, n’est pas au bout de ses peines. L’absence de travaux systématiques, concernant ce domaine méthodologique, constitue un handicap majeur et limite

543 Bourdieu P., al., Le métier de sociologie, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p.24. 544 Comte A., cité par Bourdieu et al., Le métier de sociologie, Paris, Éditions du Seuil, 1983. 545 Ly B., Problèmes épistémologiques et méthodologiques des sciences sociales, Dakar, UNESCO- CODESRIA, 1983, p.31.

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considérablement la portée critique que nous voulons assigner à cette partie de notre recherche.

Le fonctionnalisme et le structuralisme sont dénoncés par certains africanistes à l’image de Ake comme des modèles d’approche qui ont leurs limites dans l’analyse de l’objet africain546. Ake part du postulat que l’approche analytique qui s’appuie sur ces deux théories se fonde sur l’équilibre des structures sociales. Le défaut majeur de cette méthode dans l’africanisme, c’est son incapacité à saisir d’une part, la complexité de l’objet africain et d’autre part, les dysfonctions et les mutations qui travaillent les sociétés africaines. Les contradictions, la complexité et les changements rapides, les dynamiques du «bas», les réponses de type communautaire face au désengagement des États en Afrique, toutes ces nouvelles dynamiques mériteraient d’être étudiées par des procédures méthodologiques plus adaptées.

Dans un article consacré aux rapports entre sciences sociales et problèmes du développement en Afrique, il remet en question l’utilisation des théories occidentales de l’approche analytique dans le contexte des sociétés africaines. Il pense que l’approche analytique ne s’adapte qu’à des situations d’équilibre. Or, «une théorie adaptée au contexte africain devrait pouvoir traiter de situations contradictoires et répondre à des changements rapides et intervenant à différents niveaux à la fois»547. L’approche analytique, qu’elle soit fonctionnaliste ou structuraliste, renonce, aux yeux de Ake, à voir dans le contexte des sociétés africaines comment «la dynamique sociale et l’histoire s’imposent conjointement»548.

La critique est formulée autrement par Dia qui s’attaque à la méthode quantitative dont le fonctionnalisme et le structuralisme font usage549. Pour Dia, le fétichisme de la méthode quantitative inhibe la recherche africaniste. Elle fractionne l’objet africain, elle occulte dans l’analyse du social en Afrique les représentations

546 Ake Cl., «Sciences sociales et développement» dans Afrique et Développement, vol. n°4, Octobre-Décembre, 2003. 547 Idem, p.12. 548 Balandier G., Sens et puissance, ouv. cité, p.6. 549 Dia I., «Les méthodes qualitatives : une innovation salutaire dans les sciences sociales en Afrique» dans Revue électronique de la sociologie. Esprit critique, vol.2, n° 8, 2000.

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symboliques, l’essence et le sens des pratiques dites «illogiques», «irrationnelles». Elle s’écarte de l’analyse herméneutique, interprétative sans le prisme duquel certains faits sociaux en Afrique ne révèlent pas leurs véritables significations. En ne retenant que les grandeurs statistiques, les récurrences, les lois, les méthodes quantitatives ne prennent pas en compte le rôle prépondérant des acteurs. Or, introduire les démarches qualitatives revient à juguler cette lacune méthodologique.

En optant pour une méthode qualitative dans l’étude du social en Afrique, Dia a essayé de montrer que, du fait des aspects verbaux et symboliques, du fait de la signification herméneutique de la réalité sociale en Afrique, elle est plus apte à

«dévoiler les catégories inconscientes de la réalité du social en Afrique»550. En se fondant sur le principe wébérien du pluralisme causal, Dia critique la méthode quantitative, en corroborant son propos à partir des pratiques tontinières chez les femmes en Afrique où les stimuli financiers, matériels ne sont pas les seuls à habiter la conduite des actrices impliquées dans cette forme d’épargne informelle. En réalité, dans son comportement, l’acteur africain obéit aux stimuli symboliques qui sont parfois la matrice référentielle de son comportement.

Même si l’on ne peut nier le caractère extérieur du fait social africain au sens durkheimien, il faudrait aussi reconnaître à ce même fait social sa dimension intentionnelle par rapport à des productions et des reproductions de sens par le jeu du capital symbolique, social et culturel. C’est tout le sens que Dia donne aux pratiques tontinières chez les femmes en Afrique où il montre que si leurs significations manifestes «révèlent la faiblesse du système de bancarisation et la nécessité de l’épargne informelle pour parer à des contingences naturelles et socioculturelles»551, la dimension latente par contre dépasse elle la seule motivation économique pour révéler des logiques de solidarité, d’entraide et de réciprocité entre ces femmes. Ceci reproduit dans une certaine mesure un principe socioculturel de solidarité et d’entraide qui fait partie des principes essentiels de la vie dans les sociétés africaines.

550 Dia I., «Les méthodes qualitatives : une innovation salutaire dans les sciences sociales en Afrique» dans Revue électronique de la sociologie. Esprit critique, vol.2, n° 8, 2000, p.36. 551 Idem, p.38.

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Dans un travail de réajustement des méthodologies en sciences sociales du développement, Hassan Zaoual, à qui revient la construction du concept de «sites symboliques d’appartenance»552, propose un réexamen et une refondation des méthodes classiques. Il prône, à cet effet, l’adoption d’une analyse transdisciplinaire des phénomènes du développement, en faisant une large place aux dimensions culturelles et symboliques. La démarche de Zaoual, accordant une place centrale à l’action dotée de sens dans l’approche des activités de développement chez les acteurs, ce qui recoupe notre option de réhabilitation de la dimension qualitative dans les recherches en sciences sociales.

Dans ce qu’il désigne par «une méthodologie des sites symboliques d’appartenance»553, une manière de procéder à une lecture plus adéquate des changements sociaux et des mécanismes d’appropriation de la dynamique du développement dans les sociétés non occidentales, Zaoual plaide pour une épistémologie des sites construite en réaction à toute forme de déterminisme. Cette épistémologie des sites est porteuse de nouveaux paradigmes qui se veulent non linéaires et qui cherchent, avant tout, à penser la multiplicité des différentes formes de l’évolution économique et la diversité des contextes sociaux avec leur univers symbolique.

Ce renversement de perspective méthodologique, prôné par l’épistémologie des sites symboliques, se veut une démarche alternative aux schémas classiques de l’approche du social. Traditionnellement, deux alternatives classiques s’offraient aux sciences sociales dans leur tentative d’étudier les faits sociaux : «celles qui partent de l’élémentaire et analysent les comportements individuels et celles qui portent sur les régularités statistiques globales»554. Or, en partant du postulat que ce sont les acteurs qui construisent le système social et se l’approprient en fonction de leurs intérêts spécifiques, la théorie des sites symboliques propose un paradigme interprétatif. Ce paradigme qui cherche à relier «les phénomènes cognitifs à ceux de

552 Le concept de site symbolique est dû à Hassan Zaoual qui dirige les travaux du GREL (Groupe de recherche sur les Economies Locales). 553 Zaoual H., Territoires et dynamiques économiques, Paris, L’Harmattan, 1999. 554 Escudie V., Du «Développement » et de la «technologie». Impasses des représentations exogènes et émergence de programmes alternatifs, Thèse de Doctorat en Sciences Économiques, ouv. cité, p.137.

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l’agir»555 réhabilite l’analyse compréhensive du principe wébérien qui, «en introduisant la distinction entre l’adéquation causale et l’adéquation significative, met l’accent sur une approche qui oriente vers l’analyse des phénomènes sociaux à partir du vécu subjectif des acteurs et de leur expression»556.

L’examen des analyses de Dia et Ake montre que la recherche méthodologique reste encore dans le champ de l’africanisme un domaine qui n’est pas suffisamment élaboré. Leur critique sur le fonctionnalisme et le structuralisme manque de rigueur. Les démarches fonctionnalistes et structuralistes ne sont pas forcément en déphasage avec l’objet africain. Leur application peut être pertinente, tout dépend du domaine et des problèmes sociologiques abordés. De même l’usage de la méthode quantitative peut parfaitement rendre compte de certaines situations en Afrique. La réserve que nous émettons par rapport à ces critiques nous situe dans le débat relatif au statut de l’objet africain. Faut-il le diluer dans un universalisme ou le présenter sous un angle irréductible? Notre position a porté sur la prise en compte de sa particularité et la nécessité de trouver des procédés appropriés pour lui appliquer la logique de la découverte scientifique. Ce qui nous situe dans la problématique d’une reformulation de l’épistémologie africaniste que le dernier chapitre va essayer de prendre en charge.

En dernière instance nous retenons que l’une des faiblesses majeures des théories africanistes du développement se situe dans leur prétention à être des cadres interprétatifs qui ont abordé la diversité et la totalité des questions du développement à partir des schémas de lecture qui se sont réduits chacun à un noyau dur à partir duquel tout peut être expliqué (dépendantisme, culturalisme, la théorie du dualisme, le néo culturalisme, etc.).

Conclusion Tout au long de ce chapitre, nous avons essayé d’analyser quelques questions idéologiques et épistémologiques dans les théories africanistes. Même si nous avons insisté sur les aspects liés à notre champ de recherche, nous avons essayé

555 Zaoual H., «Économie et sites symboliques africains» dans Interculturel/Cahiers du Lab. RII, n°122, n°122, 2000, p.2. 556 Idem, p.140.

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aussi d’élargir l’horizon de notre approche à l’africanisme de manière générale. Du soupçon d’idéologisation aux questions d’ordre méthodologique, en passant par la crise de l’objet africain et les crises concernant les grilles d’analyse, notre objectif a consisté à faire ressortir les exigences d’un vaste travail de réadaptation des théories africanistes pour une prise en charge des vecteurs de changement en œuvre dans les sociétés africaines actuelles.

Au regard des éléments d’analyse auxquels s’est appuyé notre réflexion, il ressort que les théories africanistes sont interpellées pour redéfinir, comme l’enseigne Éla, leur logique d’approche dans l’étude des sociétés africaines actuelles. Une autre épistémologie s’impose pour l’africanisme à laquelle les chercheurs doivent chacun tenter d’apporter leur contribution. Il s’agit d’ouvrir des horizons sous la forme de débats où chacun apporte sa pierre pour l’édifice. Sans aucune prétention, le dernier chapitre de notre thèse s’inscrit dans cette perspective.

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CHAPITRE VII DÉFIS DES INNOVATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET CADRE D’ANALYSE ALTERNATIVE AU DÉVELOPPEMENT

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Introduction Ce chapitre vise à analyser une double rupture synonyme d’innovations dans le contexte des sociétés africaines. La première s’inscrit dans une perspective de redéfinition du cadre épistémologique africaniste et la seconde est d’ordre pragmatique parce qu’elle pose les principes d’une redéfinition des approches du développement en Afrique. Nous nous plaçons dans un cadre d’analyse qui revendique en même temps une approche dynamique du contexte africain et une prise en compte des représentations endogènes du développement pour montrer que les théories ainsi que le développement qui en est l’objet sont tributaires d’un territoire et d’un contexte.

Notre propos s’inscrit dans la tradition réflexive du tournant pragmatique et interprétatif construit autour des berceaux paradigmatiques de la phénoménologie, de l’ethnométhodologie et de l’herméneutique. C’est un tournant qui accorde une place centrale aux acteurs et saisit leurs logiques comme les lieux d’interprétation des phénomènes sociaux au prisme du vécu subjectif de ces derniers et de leurs expressions. Pour dérouler notre propos, nous nous appuierons sur deux cadres épistémologiques : l’épistémologie transgressive prônée par Éla et «l’épistémologie des sites symboliques» qui s’est constituée à partir des réflexions des chercheurs comme H. Zaoual, S. Latouche, Ph. Hugon, F. Nohra, etc. À partir de cette double référence, l’articulation de notre réflexion se fera en deux étapes : - la première va d’abord examiner les fondements de ce que Éla appelle l’épistémologie de la transgression et ensuite aborder ce que nous considérons comme les exigences de la mise en pratique d’une telle épistémologie dans le champ de la pensée africaniste ; - la seconde va examiner, à la lumière de l’épistémologie des sites symboliques, les fondements d’une approche alternative du développement en Afrique.

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7.1. Reconfiguration des champs sociaux : pour une approche dynamique des cadres d’analyse Deux regards sont possibles sur l’Afrique : le premier est passéiste ou

«archéologique»557 selon le mot d’Éla, le second est dynamique. Le premier s’inscrit dans la tradition réflexive de l’africanisme de l’époque coloniale. Il se consacre, à l’image de «l’école de Griaule», à l’étude des caractéristiques culturelles, des structures sociales, des institutions, des formes symboliques, des croyances religieuses et mythiques, des systèmes de parenté, des formes de sociabilité. Le cadre de ces études tourne autour des concepts d’ethnie, de tribu, de parenté, de famille, de caste, de lignage, de religion, de mythe, de tradition, de culture, de communauté, etc. Ce regard est dominé par ce qu’Assogba appelle le paradigme statique. Le second regard cherche, au-delà des spécificités locales, à appréhender les processus d’invention et de changement qui agitent, sous l’impulsion de logiques et de stratégies d’acteurs, les sociétés africaines.

C’est dans cette lecture dynamique amorcée par Balandier qu’il faut désormais inscrire l’africanisme. Les sociétés africaines sont aujourd’hui confrontées à des mutations profondes, à des formes de contraintes inédites et de spécificités qui engagent la réflexion dans le domaine des sciences sociales à affiner des grilles d’approche plus conformes aux transformations des champs sociaux en Afrique. L’Afrique est un continent qui est en train de connaître une transformation profonde de ses structures sociales. Dans plusieurs pays de l’Afrique subsaharienne, la faillite du développement a favorisé des pratiques, des stratégies qui ont beaucoup modifié la configuration de leurs espaces sociaux.

Ces transformations peuvent être repérées dans une urbanisation poussée, dans les dynamiques locales de développement, dans le champ de l’éducation et de la formation, dans l’irruption des démocraties au cœur des États, dans les médiums de communication des nouvelles technologies de l’information, dans l’irruption d’une jeunesse en quête d’idéal et de reconstruction du vécu, dans l’économie informelle, dans la confrontation de multiples cultures autonomes qui se rencontrent dans l’espace urbain africain, etc. Tous ces processus qui restructurent la quotidienneté

557 Voir Éla J.M., Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1994.

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des Africains sont des vecteurs qui plaident pour une inversion du regard dans l’étude des phénomènes sociaux.

Ces nouveaux objets peuvent être réduits à deux types de phénomènes : les processus de transformation «spontanés», informels et l’irruption de dynamiques locales de développement sous l’impulsion des organisations non gouvernementales et des acteurs de la société civile. Ces pratiques du développement à la base, en rupture avec les logiques étatiques, constituent les deux versants de la reconfiguration du champ du développement en Afrique. Ils induisent des pratiques et des logiques nouvelles.

7.2. Analyse de quelques contraintes dans les sciences sociales africaines Avant d’examiner les principes qui fondent l’épistémologie de la transgression, disons quelques mots sur les contraintes auxquelles se trouvent confrontées les sciences sociales africaines. Un travail de redéfinition du champ de l’africanisme est mené par certains chercheurs ou instituts de recherche558. Dans leurs disciplines respectives ou en collaboration avec des spécialistes de disciplines différentes, des chercheurs sont en train d’impulser des approches novatrices.

Montrant l’exigence d’un travail de réajustement permanent des théories sociologiques, de leurs outillages conceptuels et méthodologiques en rapport avec l’évolution des contextes socio-historiques des sociétés humaines, Guy Rocher soutient que «les sociologues élaborent leurs concepts et leurs théories à partir des sociétés historiques qu’ils connaissent et auxquelles ils sont mêlés, de sorte que l’évolution des sociétés oblige sans cesse le sociologue à se poser de nouvelles questions»559. De tels propos indiquent que les transformations et les crises du développement en Afrique suggèrent une réadaptation des grilles d’analyse. C’est pourquoi dans le travail d’évaluation critique que nous avons effectué au chapitre précédent, concernant les théories africanistes de manière générale, et en

558 On peut signaler à ce propos les publications du CODESRIA qui s’inscrivent parfaitement dans une perspective inter (trans) disciplinaire et rupturaliste dans le traitement des questions relatives aux sciences sociales. Dans les différentes publications, les chercheurs ou collaborateurs de cet institut établissent des matrices d’analyse et dégagent des axes de recherche concernant les problèmes actuels des sociétés africaines qui contribuent au projet de refondation des sciences sociales africaines. 559 Rocher G., L’action sociale, ouv. cité, p.11.

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particulier celles relatives au champ du développement, nous faisions allusion à cette exigence de redessiner les contours théoriques et méthodologiques de la sociologie africaniste. Nous faisions état aussi, à propos des disciplines des sciences sociales africaines, des exigences à repenser leurs rapports au savoir sur l’Afrique.

Les processus sociaux qui se dessinent en Afrique suggèrent un cadre épistémologique rénové. Ce qui suppose un réexamen des cadres analytiques. Les théories africanistes du développement ont connu des réajustements tout au long de l’évolution postcoloniale des sociétés africaines. Mais, en dépit d’efforts importants dans le cadre de l’innovation théorique et méthodologique, il reste encore beaucoup à faire. Car, comme le remarque Coulon, «la crise de l’Afrique renvoie inévitablement à celle de l’africanisme»560. C’est dans ce cadre qu’Éla souligne que les sciences sociales africaines sont désarmées face aux phénomènes qui expriment des constructions complexes.

«Devant l’irruption de l’inédit qui se donne à penser, il faut développer des capacités nouvelles de mettre en débat les graves questions qui se posent à l’Afrique. En effet, une réévaluation de l’héritage africaniste nous oblige à promouvoir d’autres orientations d’analyse et à assumer les bouleversements qui travaillent les sociétés africaines depuis la crise des modèles de développement et l’épuisement des mythes fondateurs de l’État postcolonial»561.

La nécessité d’une théorisation adéquate de ces bouleversements sociaux dans les sociétés africaines s’impose. Ces bouleversements imposent des ruptures. De telles ruptures, aux yeux de Ela, supposent quelques contraintes. «Au delà des exigences requises pour la formation à la recherche, écrit Éla, il nous faut prendre conscience de notre statut spécifique par rapport à trois types de contraintes»562.

La première contrainte serait la réappropriation critique des différents champs disciplinaires dans les sciences sociales investis par les chercheurs africanistes. Cette réappropriation devra éviter les pièges de l’ethnocentrisme, de l’universalisme,

560 Coulon C., «Politique africaine» dans Afrique contemporaine, n°39, 1990, p.5. 561 Éla J.M., Afrique : l’irruption des pauvres, ouv. cité, p.255. 562 Éla J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation», Communication Assemblée générale du CODESRIA, 1998, p.6.

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du culte de la différence et de l’idéologisme car l’ensemble de ces obstacles ont constitué, dans le cadre de la recherche africaniste, de véritables blocages. C’est pour cette raison que le chercheur africain, aux yeux de Éla, doit éviter d’être «l’otage de son groupe d’origine où des réseaux de sociabilité et des groupes de pression auxquels on est étroitement lié»563.

La seconde contrainte est liée à l’exigence d’une prise en compte de «l’historicité des concepts, des théories et des paradigmes auxquels les sciences sociales recourent pour comprendre les phénomènes qu’elles étudient»564. La reconceptualisation efficiente des phénomènes sociaux en Afrique, fortement affectés par des mutations profondes, passe par une réévaluation critique des concepts, des cadres d’analyse et des outils méthodologiques jusqu’ici utilisés. Éla dénonce, à ce propos, l’inadéquation des concepts et des paradigmes utilisés et leur prétendue neutralité : «les concepts et les paradigmes que nous utilisons dans nos études ne sont pas neutres, ils ne sont pas non plus tombés du ciel. Ils sont toujours situés dans une histoire des sciences»565. C’est pourquoi, toute tentative à opérer un travail de réappropriation des sciences sociales et leur instrumentalisation dans le contexte africain, porte à croire que l’africanisme du dehors devra être repensé. Pour éviter que les théories et concepts, forgés dans le cadre de l’aventure intellectuelle des sociétés euro-américaines, soient usités mécaniquement pour rendre compte des réalités sociologiques des sociétés africaines.

«En fait, la pratique de la recherche africaniste ne semble pas avoir une tradition théorique digne de ce nom, élaborée à partir des objets d’études identifiés dans les champs du social en Afrique. Le continent africain demeure le lieu d’application des règles et des schémas de pensée forgés ailleurs. On risque de voir se reproduire les cadres structuro-fonctionnalistes produits dans les centres de réflexion et de recherche reliés à l’aventure intellectuelle des sociétés euro-américaines»566.

La troisième contrainte, pour Éla, se situe dans le problème de la délimitation et de la «réactivation dynamique de la rationalité dominante, à travers l’héritage

563 Éla J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation», Communication Assemblée générale du CODESRIA, 1998, p.7. 564 Ibidem. 565 Idem, p.8. 566 Ibidem

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africaniste»567. Ce travail de réactivation dynamique de la rationalité dominante signifie une démarche plus ouverte, non réductrice de l’africanisme, qui s’inscrit dans une perspective de rationalisation qui ne soit pas l’objet d’une approche fermée des réalités africaines. Faire face à cette troisième contrainte, aux yeux de Ela, c’est reconnaître que l’Afrique «c’est une marmite qui bout»568.

Une fois ces contraintes acceptées, il serait possible d’envisager, écrit Éla, une perspective épistémologique qui soit en mesure de penser les réalités africaines dans leur diversité et dans leur dynamisme. Éla utilise le concept d’«épistémologie de la transgression»569 pour dessiner les contours d’un nouveau regard épistémologique qui devra «réinstaller l’Afrique dans le territoire des sciences sociales»570.

7.3. Épistémologie de la transgression et défis des innovations épistémologiques Dans le chapitre précédent, nous avons montré que l’un des problèmes épistémologiques des recherches africanistes demeure une lecture clivée des réalités africaines à partir du dualisme tradition-modernité. Ce qui enferme l’analyse des faits sociaux en Afrique dans le seul «principe de l'englobement du contraire» tradition et modernité. Une telle grille est ce qui a longtemps constitué, pour Bayart, le véritable problème de l’africanisme :

«Comprendre que les sociétés africaines sont «comme les autres», penser leur banalité, saisir que leur spécificité est d'ordre strictement historique, voilà ce qu'un siècle d'africanisme «officiel» n'a guère facilité, quelle que soit la masse considérable de connaissances qu'il a rassemblées»571.

La rectification de ce regard passe, pour Éla, par l’adoption d’une nouvelle épistémologie de l’africanité. Dans ce qu’il désigne comme une épistémologie de la transgression, Éla dégage trois pistes majeures : d’abord un processus de

567 Éla J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation». Communication Assemblée générale du CODESRIA, article cité p, 8. 568 Éla J.M., Afrique : irruption des pauvres, ouv. cité, p.9. 569 Idem. 570 Éla J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation», article. cité, p.8. 571 Bayart J.F., «Les sociétés africaines face à l'État», article cité, p.23.

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décryptage, de déconstruction et de falsifiabilité : ensuite un état de surveillance intellectuelle de soi et enfin un défi de l’innovation théorique.

7.3.1. Un processus de décryptage, de déconstruction et de falsifiabilité Cette première forme de rupture épistémologique dans l’africanisme, considérée comme l’un des premiers impératifs majeurs, s’attaque, par une évaluation critique, aux corpus d’idées, aux stocks d’images, de représentations. Dans cette option, «une mise en question des schémas conceptuels, des modèles et des paradigmes qui orientent et conduisent la recherche empirique est nécessaire pour permettre l’interprétation rigoureuse des réalités complexes et changeantes de notre continent»572. Pour procéder à une telle démarche, Éla s’appuie sur le principe poppérien de la falsifiabilité : le postulat de base de ce principe consiste à démontrer que la scientificité d’un énoncé réside dans l’idée qu’il est susceptible d’être réfuté. En procédant à un processus de décryptage, de déconstruction, il faut nécessairement donc penser dans le contexte de l’africanisme à la falsifiabilité des théories qui y ont été élaborées.

Les théories formulées à l’égard de l’Afrique et des Africains peuvent être considérées à l’instar de toutes théories comme un ensemble de «conjonctures», c’est-à-dire des paradigmes ouverts et donc nécessairement soumis à l’épreuve de la critique, à des remises en cause éventuelles. En effet, pour Éla, la culture du soupçon qui sous-tend ce procédé poppérien de décryptage nous permet de nous rendre compte de «l’historicité et les conditions spécifiques d’émergence des concepts et des paradigmes à partir de l’évolution d’une société et d’un processus de «destruction créatrice»573. Concernant ce procédé de décryptage, il s’agit, comme l’écrit Éla, d’«un effort de contextualisation qui soumet les présupposés de chaque discipline à une sorte d’expérimentation cruciale»574.

Il faut donc réinterroger les discours sur les Africains à travers leurs différents moments de formulation, les différents niveaux de contextualisation de leurs

572 Éla J.M., Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique, ouv. cité, p.123. 573 Éla J.M., Document produit dans le cadre du Programme canadien de Formation à la Recherche pour le Développement en Afrique, UQAM-CRDI, Mai 2000. 574 Idem, p.21

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procédés méthodologiques et leurs grilles conceptuelles propres. Tout ceci, bien évidemment, doit être situé en rapport avec la complexité des réalités africaines. C’est tout le sens que requièrent les interrogations que Éla suggère à l’endroit du chercheur africaniste sur tout ce qui s’est produit sur l’Afrique. Qui parle? À partir de quel espace et de quel lieu le discours sur l’Afrique se constitue? Sur quoi ce discours est-il fondé? Quelle en est la légitimité scientifique? Selon quel droit et selon quelles normes ce discours mérite-t-il d’être pris, reçu comme une contribution efficace à la production des connaissances sur l’Afrique et au sujet des Africains?

La prise en compte de ces questionnements, dans le travail de décryptage et de construction, permet de doter le chercheur africaniste des bases d’une rupture et d’une correcte prise en charge des fondements épistémologiques d’un travail de reconstruction théorique, susceptible d’apporter un éclairage sur les systèmes sociaux complexes en Afrique dans leur globalité.

L’essentiel dans ce travail de décryptage et de déconstruction, c’est l’amorce d’un travail de rupture à l’endroit des paradigmes classiques, de leurs schémas méthodologiques et de leurs cadres conceptuels.

7.3.2. Un état de surveillance intellectuelle de soi Le second impératif pour Éla nous convie à l’adoption du principe bachelardien de la mise en éveil de l’intelligence, c’est à dire un état de «surveillance intellectuelle de soi». Il s’agit précisément «d’exercer une sorte de vigilance permanente et de garder la distance critique qui met l’intelligence du chercheur en éveil par le détour de l’esprit critique»575.

La mise en éveil de l’intelligence du chercheur devrait introduire dans les études des sciences sociales consacrées aux sociétés africaines, une dimension dialectique moins figée. Sortir de ce carcan, où les grilles d’approche ont tendance à vouloir toujours ramener tous les problèmes des africains à des problèmes d’ordre culturel, ethnique, tribal ou racial, suppose une réhabilitation du sens de la polémique dans la recherche africaniste telle qu’elle est envisagée au sens

575 Éla J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation», article cité, p.20.

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bachelardien. Comme l’a fait remarquer Éla, trop de préjugés sont encore vivaces dans l’africanisme, liés aux tréfonds de l’inconscient culturel et idéologique qui resurgit souvent dans la construction de l’image de l’Afrique dans les paradigmes générés par les matrices théoriques occidentales576.

La reformulation de l’africanisme, qui passe avant tout par la déconstruction de l’espace du discours colonial et néocolonial, ne saurait échapper à cette réhabilitation de la polémique gouvernée par une éthique de la pratique scientifique. Une telle éthique commande un processus d’objectivation du social en Afrique, débarrassé des pièges de l’ethnocentrisme qui a inhibé les recherches africanistes tant du point de vue méthodologique que paradigmatique, en occultant dans le champ de la recherche africaniste l’exigence d’une mise à l’épreuve permanente des vérités établies. Les sciences sociales africaines auraient donc tout à gagner en assumant ce que Bachelard appelle cette vie intellectuelle de la science, jouant dialectiquement sur «cette différenciation de la connaissance». Ce qui signifie que dans le domaine de la science, «il ne s’agit pas de recenser des richesses, mais d’actualiser une méthode d’enrichissement»577. L’adoption d’un tel principe doit être lié au fait que «la logique de la découverte scientifique est faite de plus de questions que de réponses ; la réfutabilité en est une, elle est beaucoup plus qu’un principe»578.

7.3.3. Le défi de l’innovation théorique Le principe de la réfutabilité porte à fonder que l’exigence de l’innovation théorique est un défi récurrent à relever dans le champ de l’épistémologie des sciences sociales. Il s’impose comme tel au regard de la dialectique sociale où, à chaque phase de mutation dans la trajectoire des sociétés, on constate l’exigence d’innover dans le domaine de la pensée. Les transformations théoriques qui ont marqué depuis Durkheim et Weber l’évolution des sciences sociales en Occident attestent une telle conviction. La réalité d’une époque, caractérisée par la remise en cause permanente dans le domaine des connaissances, nous fait penser, comme le

576 Éla J.M., Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique, ouv. cité, p.123. 577 Bachelard G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1975, p.148. 578 De Bellaing L.M., L’empirisme en sociologie, ouv. cité, p.50.

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souligne Souleymane Bachir Diagne, que «nous avons acquis une culture de l’incertain», c’est-à-dire «une irrésolution inscrite au cœur même de notre démarche scientifique»579. Cette culture de l’incertain a fini de relativiser les paradigmes qui sont de plus en plus contextualisés.

Pourtant, l’idée d’installer les sociétés africaines dans leur tradition a marqué, pour Éla, les schémas africanistes. Ce qui lui fait penser que «l’on n’est pas sorti de l’anthropologie de la parenté, tout laisse supposer que l’on n’a guère dépassé les représentations où l’Afrique est considérée comme une humanité en bas âge en marge des processus de la modernité politique et économique»580. Cette matrice d’analyse se conjugue souvent avec l’image d’une Afrique du manque et de l’absence, elle se trouve aujourd’hui renforcée par un hyperempirisme hérité de la tradition descriptive de l’ethnologie coloniale. En conviant les chercheurs africanistes à faire de l’Afrique un lieu de production des savoirs dans le domaine des sciences sociales, Éla leur suggère de relever le défi de l’innovation théorique qu’il formule en ces termes :

«Faire de l’Afrique un lieu de production des connaissances à partir d’elle-même et de son socle propre : telle est le défi majeur du siècle qui commence. Il s’agit d’échapper à la cooptation dans les débats d’où les sociétés africaines sont exclues d’avance. La question du lieu d’ancrage des enjeux théoriques de la production des savoirs est celle de notre rapport au monde à partir des situations qui font problème et qui suscitent les débats qui nous concernent. Il est difficile d’assumer ces nouvelles tâches de l’intelligence sans relever le défi de l’innovation théorique»581.

Déjà dans les années 50, Georges Balandier avait amorcé, à une période devenue un repère important dans l’évolution des idées africanistes, un travail de déconstruction et de coupure à l’issue duquel s’est édifiée une tradition de recherche qui a fini par faire école. De ce point de vue, il a instauré dans le champ de l’épistémologie africaniste une école qui a créé littéralement, comme l’écrit Henri Ossebi, «le Tiers-monde dont sa sociologie fixe le cadre structurant de la circulation

579 Diagne S.B., Autour de la méthode (de Descartes à Feyerabend), Dakar, Presses universitaires de Dakar, 1995, p.3. 580 Éla J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation», article cité, p.20. 581 Éla J.M., Document produit dans le cadre du Programme canadien de formation à la recherche pour le Développement en Afrique UQAM-CRDI, Mai 2000.

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du savoir dans ses espaces»582. Le rappel de ce qui constitue la substance de l’œuvre africaniste de Balandier montre que le défi de l’innovation dans l’africanisme devrait suivre ses traces. Mais, il s’agit de pousser encore plus loin ces ruptures, et de reconsidérer dans cette même logique l’œuvre de Balandier dont l’approfondissement devra se faire à la lumière des nouvelles mutations auxquelles les sociétés africaines sont confrontées. Face à la globalisation, l’Afrique s’intègre dans de nouvelles trajectoires.

Pour rendre pratique cette épistémologie de la transgression dans le champ de l’étude des réalités sociales en Afrique, en particulier dans le champ du développement, nous avons retenu quatre exigences : - une approche relativiste des sciences sociales africaines ; - donner aux théories une dimension opératoire ; - privilégier l’interdisciplinarité ; - l’engagement des sciences sociales africaines.

7.4. Quelques exigences pratiques dans la mise en application des principes de l’épistémologie de la transgression 7.4.1. Une approche relativiste et endogène des sciences sociales africaines Supposer une approche endogène des sciences sociales africaines ne saurait signifier une négation de l’universalité de l’esprit scientifique et son applicabilité dans le contexte des sciences sociales. Seulement, il s’agit ici d’une perspective constructiviste du savoir en Afrique où les théories, tout en s’inspirant de l’apport scientifique des sciences sociales, sont tributaires des réalités africaines. Ce qui fait que le savoir produit sur les sociétés africaines serait en fait contextualisé. Il s’agit de développer la créativité endogène, comme le suggère Éla, pour produire une réflexion en mesure de rendre compte des situations en Afrique. «Si le domaine des sciences sociales n’est pas détaché d’un système de valeurs socioculturelles, on mesure l’ampleur des responsabilités qui nous incombent de procéder à une véritable décolonisation des sciences de l’homme en Afrique»583.

582 Ossebi H., «Sociologie et sociologues en Afrique noire aujourd’hui. Quelques réflexions» dans Bulletin de l’AISLF, n°7, Genève 1991, p.90. 583 Éla J.M., Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique, ouv. cité, p.123.

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Les sciences sociales dans leur engendrement ne relèvent pas en réalité d’une activité cognitive radicalement coupée ni des perceptions de la conscience collective ni des réalités sociales pour lesquelles elles sont produites. Elles dépendent de ces réalités sur lesquelles elles fondent une approche méthodologique et un cadre analytique, ce qui s’explique par la situation des sciences sociales qui se définissent par leur tension entre un pôle expérimental et un pôle théorique. Cela ne signifie pas que ces sciences ne peuvent pas s’inscrire dans l’ambition universelle de la connaissance rationnelle. Dans notre démarche, il ne s’agit pas d’opposer les sciences sociales occidentales à l’africanisme. Au contraire, le cadre structurant d’un nouveau champ de l’africanisme, devra se passer, comme le suggère Schwarz, de

«l’opposition rigide entre un savoir négro-africain replié sur soi et un savoir occidental tout aussi ethnocentrique, savoirs qui, vaille que vaille, coexistent dans une dualité non dialectisée ou qui, plus assurément, entretiennent un rapport de force où les dés sont pipés d’avance. En vérité, le réel africain prend forme dans les catégories de connaissances que développent l’un de l’autre, le noir et le blanc, tout comme leurs catégories de connaissances prennent leur sens dans les mouvements dialectiques de la réalité de chacun»584.

Il faut plutôt penser à une synthèse dialectique entre les catégories de connaissances, forgées au contact avec les réalités africaines et les cadres d’analyse et méthodologiques issus des sciences sociales occidentales. Elle permet à l’africanisme «d’unir la démolition perpétuelle des concepts à de nouveaux départs et à de nouvelles arrivées rendues contingentes et mouvantes pour suivre l’inévitable richesse du réel»585. Telle est la pleine ambition qu’il faudra accorder à cette rupture pour permettre à l’africanisme de refuser la dictature du positivisme classique.

7.4.2. Donner une dimension opératoire aux théories africanistes Le problème du rapport entre la théorie et l’empirie dans les sciences sociales est complexe. Il concerne le rapport entre le paradigme structurant et sa base

584 Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique, ouv. cité, p.159. 585 Gurvitch G., Dialectique et sociologie, Paris, Flammarion, 1962, p.180.

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empirique. Ce qui pose, par conséquent, la question de l’adéquation entre les principes d’analyse et les données empiriques. Il s’agit de réfléchir sur la complexité des différents compartiments et des différents démembrements des réalités africaines comme des jeux d’échelles. Ces jeux d’échelles nous situent, comme le montre Copans, dans une «problématique multipolaire» qui suggère une méthode «qui sache relier des registres différents de la vie sociale, sans se perdre dans l’un d’entre eux et sans théoriser une dynamique globale qui n’a plus aucune signification»586.

Delà se pose un problème épistémologique, celui relatif au défi des ruptures épistémologiques qui suppose un travail de construction rigoureuse et de procédés de modélisation. Ce processus de construction, de modélisation, vise à fournir, par la corrélation des variables sur le plan sociologique, une intelligence sur le social aussi objective que possible. Concernant l’africanisme, se pose le problème de la pertinence, de la fidélité des outils d’analyse et des instruments de recherche utilisés pour le traitement scientifique des réalités africaines.

Nous avons, en fait, montré que les outils épistémologiques usités dans le champ de l’africanisme, ont été pour l’essentiel forgés pour l’étude des réalités occidentales. Se pose ainsi un problème de pertinence, de conformité, d’adaptabilité des concepts, des notions, des paradigmes, des instruments méthodologiques dans le contexte des réalités africaines. Ce qui suppose une série d’opérations dont on peut retenir : - la réappropriation critique des logiques, des notions et leur épuration ; - le réajustement des méthodologies ; - la mise à l’épreuve dialectique des fausses évidences ; - la construction d’un champ sémantique adéquat, susceptible d’élucider les réalités sociologiques africaines ; - la restitution des sociétés africaines dans leur histoire et leur environnement sous l’angle des nouvelles dynamiques sociales.

586 Copans J., «L’insoutenable ambiguïté du récit biographique», dans Cabanes R., Copans J., Selim M, (sous la direction de), Salariés et entreprises dans les pays du sud. Contributions à une anthropologie politique, Paris, Karthala / ORSTOM, 1995, p.354.

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7.4.3. Privilégier l’interdisciplinarité C’est dans les années quatre-vingt, marquées par la crise des grands paradigmes unifiant (marxisme, structuralisme, dépendantisme, fonctionnalisme), qu’il faut situer la tentative de dépassement des frontières disciplinaires qui indique à la fois la fin des conflits entre disciplines et l’abandon des tentations monistes dans l’approche du social. Les nouveaux ordonnancements sociaux, l’essoufflement des constructions suscitent ce que Pierre Bouvier appelle «une interpellation des scolastiques antérieures»587. L’intelligibilité du social passe désormais par l’interdisciplinarité. Les divisions disciplinaires, telles qu’elles ont été établies dans la tradition scolastique occidentale, sont réinterrogées. On procède au réexamen de «leurs définitions initiales ainsi que celles actuelles»588, au profit d’une inter- fécondation entre disciplines.

L’interdisciplinarité peut être conçue à la fois en termes d’unité de la science et de différenciation des sciences, «non seulement selon la nature matérielle de leur objet mais aussi, selon les types et les complexités des phénomènes d’association / organisation»589. De ce fait, l’interdisciplinarité ne sera pas une simple «inter- instrumentalité, c’est-à-dire un simple élément ornemental des discours scientifiques, chacun demeurant farouchement enfermé dans son domaine et ne considérant les autres que comme des auxiliaires servant tout juste au renforcement de sa propre discipline»590. Elle n’est ni une simple juxtaposition de disciplines connexes, ni «une captation de concepts»591. L’interdisciplinarité se fera par greffe, dans une logique d’ouverture avec la mise sur pied d’«un équipement conceptuel transversal»592, donnant pour autant à chaque discipline toute la latitude à pouvoir conserver ses règles et ses principes de constitution. Au regard de ces précisions, que faut-il entendre par interdisciplinarité dans le contexte des sciences sociales africaines?

587 Bouvier P., La socio-anthropologie, Paris, Éditions Armand Colin, 2000, p.7. 588 Idem, p.10. 589 Morin E., Introduction à la pensée complexe, ouv. cité, p.29. 590 Schwarz A., Les faux prophètes de l’Afrique, ouv. cité, p.41. 591 Escudie V., Du «Développement» et de la «technologie». Impasses des représentations exogènes et émergence de programmes alternatifs, Thèse de Doctorat en Sciences Économiques, ouv. cité, p.147. 592 Ibidem.

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L’interdisciplinarité signifie ici que les chercheurs africanistes s’entendent sur «un axe paradigmatique et une problématique qui polarise comme un aimant la limaille des différentes démarches méthodologiques»593. L’argument de la pertinence de l’interdisciplinarité dans le champ de l’africanisme peut s’expliquer par le fait qu’en Afrique le fait social est total comme le montre Mauss. Car, comme le souligne Ly, le caractère total du fait social est prégnant dans les sociétés africaines à cause de «leur faible niveau de développement qui entraîne une moins grande hétérogénéité ou, pour employer une expression durkheimienne, une moins grande division du travail»594. Ce qui fait dire à Lalèyê que la complexité des réalités dans le contexte africain en fait «un lieu idéal où la transdisciplinarité se donne à analyser et à réaliser comme idéal valeur»595.

L’exigence d’une interdisciplinarité dans l’étude des réalités sociologiques africaines fait dénoncer à Boubacar Ly, dans Problèmes épistémologiques et méthodologiques des sciences sociales en Afrique, le fractionnement des disciplines et leur manque de collaboration. C’est ainsi que Ly prône un dépassement du fractionnement de l’objet africain et de la mauvaise division du travail, héritée, selon lui, de la tradition positiviste de la séparation et de la spécialisation de la connaissance. L’interdisciplinarité, à laquelle nous convie l’objet africain, est indispensable d’autant que, comme le soutient Ki-Zerbo, «plus les disciplines et les sous-disciplines deviennent pointues plus elles perdent en compréhension ce qu‘elles gagnent en pénétration. Il n’y a donc pas un seul principe d’explication capable à lui seul de rendre compte des sociétés africaines»596.

7.4.4. L’engagement des sciences sociales africaines Les sciences sociales, par souci de scientificité, prétendent souvent avoir acquis une neutralité et de se démarquer de l’engagement. Un regard sur la tradition critique des sciences sociales occidentales relativise une telle conception. L’on se rappelle les positions de Comte et Durkheim sur le rôle de la sociologie. L’esprit

593 Ki-Zerbo J. (sous la direction de), La natte des autres, ouv. cité, p.40. 594 Ly B., Problèmes épistémologiques et méthodologiques des sciences sociales en Afrique, ouv. cité, p.27. 595 Lalèyê I.P., «Transdisciplinarité et développement endogène» dans La natte des autres, ouv. cité, p.307. 596 Ki Zerbo J.(sous la direction de), La natte des autres, ouv. cité p.39.

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positif qui a prévalu dans l’engendrement de la sociologie cautionnait l’engagement de cette discipline à faire sortir, comme l’a suggéré Auguste Comte, «les grandes notions sociales» d’un état flottant et contradictoire afin de «délivrer les sociétés de cette fatale tendance à une imminente dissolution et la conduire directement à une organisation nouvelle»597. Le rôle assigné à la sociologie revenait ainsi, selon le projet positiviste de Comte, à créer les conditions d’une nouvelle unité organique par une réforme politique, susceptible de réconcilier l’ordre et le progrès, la statique et la dynamique.

Ce rappel de l’engagement de la sociologie vise à montrer que la recherche en sciences sociales n’est pas forcément exempte d’engagement de la part du chercheur. Les sciences sociales africaines ne devraient, comme le soutient Ly, s’exercer dans une perspective de pseudo neutralité au point de sacrifier leur engagement sur le projet de réformes sociales, politiques, économiques, scientifiques et culturelles qu’exige la situation actuelle de l’Afrique598. Dans la constitution d’un savoir scientifique en Afrique, il ne faudrait pas que les théories élaborées occultent les réalités vécues et l’esprit d’engagement des chercheurs africanistes à trouver des solutions à ces difficultés.

L’idée d’un positivisme intégral est un faux problème, nous montre Ly, hérité de l’africanisme classique. Pour lui, la thèse selon laquelle le spécialiste en sciences sociales africaines doit se placer en dehors du combat politique et économique que mènent les populations d’Afrique, au nom du principe de la neutralité scientifique, est une «objectivité» négative599. «La situation de l’Afrique et les problèmes auxquels elle se trouve confrontée nécessitent un engagement de la part du chercheur ; l’objectivité est à ce prix. Il n’est pas possible à la science sociale africaine d’être neutre»600.

597 Comte A., Cours de philosophie positive, Paris, Herman, Tome I, 1975, p.15. 598 Voir Ly B., Problèms épistémologiques et méthodologiques des sciences sociales en Afrique, ouv. cité, p.37. 599 Idem. 600 Idem, p.29.

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C’est dans la même logique que s’inscrit Éla quand il suggère une «nouvelle radicalité»601 qui se confond avec l’urgence d’un engagement dans la pratique des sciences sociales africanistes. Pour lui c’est dans l’approche des faits sociaux en Afrique à partir de cette nouvelle radicalité que nous pouvons découvrir les «gisements de sens» dont l’Afrique regorge. Ce qui permet de rendre aux sciences sociales leur destin historique : «Tout en réfléchissant sur les nouveaux paradigmes qui émergent dans le contexte où nous nous trouvons, il s’agit aussi d’inventer des réponses aux questions que le temps nous pose à l’heure du grand marché où s’organise le bal des vampires»602.

Aux yeux de ces penseurs, les sciences sociales africaines doivent refuser de s’enfermer dans la réalité étudiée ; la réalité du continent africain ne va pas de soi de soi, c’est une réalité de crises et de conflits. Ce qui veut dire aussi que dans la perspective de libérer la créativité scientifique, la recherche africaniste ne peut se limiter à la seule restitution du sens de ces crises et de ces conflits, mais elle devrait suggérer les voies et moyens pour sortir l’Afrique du sous-développement et réinstaller les sociétés africaines au cœur de la mondialisation. Les sciences sociales, en étudiant les réalités africaines, peuvent influer sur leurs perspectives historiques en modifiant positivement leurs trajectoires.

C’est plus précisément, la sociologie (anthropologie) du développement qui est plus que n’importe quel autre champ de recherche appelé à devoir assumer cette quête de la radicalité et de l’engagement épistémologique à accompagner les changements positifs en Afrique. Elle devra certes étudier les problèmes du développement en Afrique, mais elle est aussi tenue d’en identifier des perspectives de sortie de crise, en étant attentive aux potentialités existantes au point d’envisager un plan de la reconquête de l’initiative économique et politique, susceptible d’ouvrir des alternatives aux sociétés africaines. L’africanisme devra traduire le principe de la pensée critique et être engagé dans la constitution de ses paradigmes nouveaux, au moment où l’espace du savoir est envahi par une offensive idéologique néolibérale.

601 Éla J.M., Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation», article cité, p.23. 602 Ibidem.

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C’est cette mission que Zaoual assigne à la recherche sur le développement. À travers ce qu’il appelle «l’épistémologie des sites symboliques»603, les théories du développement doivent introduire, selon lui, des grilles d’approche qui acceptent la multiplicité des cadres sociaux et la diversité des formes économiques en fonction du vécu subjectif et de la logique des acteurs. C’est pourquoi, la théorie des sites symboliques nous semble constituer un cadre approprié pour analyser les alternatives africaines au développement.

7.5. La méthodologie des sites symboliques : un cadre d’analyse alternative africaine au développement La ligne directrice qui a orienté notre lecture de la crise du développement en Afrique repose sur le constat que les défis auxquels fait face l’Afrique proviennent de deux sources étroitement liées : les contraintes politiques néolibérales d’ajustement structurel et les réalités d’ordre d’interne telles que les structures socio-économiques et culturelles spécifiques aux sociétés africaines. Pour cette raison, nous avons pensé que toute option pour composer avec ces contraintes suppose une double démarche qui s’attaque d’abord, aux défis épistémologiques et ensuite aux politiques de développement. Il s’agit présentement d’aborder ces défis d’ordre pragmatique par la mise en pratique des principes énoncés par l’épistémologie de la transgression.

La théorie des «sites symboliques» peut être un cadre théorique adéquat pour rendre compte des fondements de la crise du paradigme modernisateur qui repose sur «une vision linéariste du progrès et de la modernité»604, mais en même temps elle nous sert de grille pour aborder le cadre alternatif du développement en Afrique. En d’autres termes, la méthodologie des sites symboliques constitue, à notre avis, un instrument adéquat pour mettre en pratique dans le cadre des sciences sociales du développement les principes dont se réclame l’épistémologie de la transgression.

603 Voir Zaoual H., «Économie et sites symboliques africains» dans Interculturel/Cahiers du Lab. RII, n°122, n°122, 2000 ; Zaoual H., «La nouvelle économie des territoires : une approche par les sites », dans Kherjemil B., Panhuys H., Zaoual H. (sous la direction de), Territoires et dynamiques économiques, Paris, L’Harmattan, 1998. 604 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.477.

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7.5.1. La méthodologie des sites symboliques Avant d’examiner l’apport de la méthodologie des sites symboliques pour explorer les alternatives africaines du développement, disons un mot sur ce que Zaoual entend par site symbolique. Dans sa tentative de signifier le site symbolique, Zaoual identifie trois composantes : la «boîte noire» composée par les connaissances, les mythes et les valeurs ; la «boîte conceptuelle» qui représente le savoir social fait de connaissances théoriques et pratiques accumulées par le groupe social à travers son histoire et enfin, la «boite à outils» qui regroupe l’ensemble des techniques, des savoir-faire et des modèles d’action. Ces trois dimensions se structurant sous forme de système intégré et ouvert avec une dynamique d’autorégulation, d’auto-organisationnelle qui commande les pratiques du groupe dans un cadre environnemental pluridimensionnel (juridique, social, culturel, économique, cognitif, symbolique).

Le site est d’abord, pour Zaoual, un imaginaire social, façonné par les contingences et la trajectoire de la vie commune des acteurs considérés. Il est défini comme un lien d’articulation entre les diverses représentations d’un groupe d’individus et l’ensemble de leurs pratiques concrètes.

«Du dehors, un site symbolique peut s’interpréter comme une espèce d’outil mental qui permet de situer le point fixe culturel et pratique autour duquel gravitent les comportements d’un groupe humain donné. C’est une manière d’identifier l’identité partagée d’un ensemble d’individus qui croient, pensent et agissent conformément à un système de valeurs»605.

Le site d’appartenance résulte donc d’un système de croyances pratiques hérité de la trajectoire du groupe humain considéré. Ainsi, le site est un territoire imaginaire dans lequel s’encastre le savoir social de l’organisation en question qui fait de lui un espace cognitif d’appartenance. En gros, le site est un cadre social et imaginaire intégrateur des individus, des organisations et des multiples dimensions de la réalité vécue. Delà, on peut penser que le site est un déterminant

605 Zaoual H., «La nouvelle économie des territoires : une approche par les sites», dans Kherjemil B., Panhuys H., Zaoual H. (sous la direction de), Territoires et dynamiques économiques, Paris, L’Harmattan, 1998, p.25.

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méthodologique qui permet de rendre compte le mieux possible des réalités sociales et des réalités symboliques liées au vécu des acteurs sociaux.

Zaoual propose une méthodologie appelée la théorie des sites qu’il tente d’asseoir sur la base d’un ensemble de principes. Cette méthodologie des sites s’appuie sur un principe qui postule que la réflexion et l’action dans un milieu donné ne doivent jamais être dissociés ou séparés des pratiques et des croyances des populations auxquelles elle a affaire. L’approche par les sites vise à ajuster «les textes des sciences sociales du changement»606 à la grande richesse empirique des «contextes des acteurs» (individus et/ou organisations). La méthodologie du site permet de comprendre que les acteurs "réels", individuels ou collectifs, circulent entre plusieurs "logiques", choisissent entre diverses normes, sont au confluent de plusieurs rationalités. On passe ainsi, avec la théorie des sites symboliques d’appartenance, de l’«homo œconomicus» à un «homo situs», c’est-à-dire un être en situation concrète en position de se déterminer selon les contingences.

La théorie des sites résulte à la fois de l’analyse des échecs du développement et des réussites des dynamiques informelles dans le Sud et de la fréquentation des pratiques du développement local dans les pays du Nord. C’est pourquoi, elle est sous-tendue par une épistémologie qui incite à penser la diversité des espaces sociaux en y repérant des constantes. Elle met l’accent sur la reconnaissance d’une pluralité de voies de développement comme alternatives au paradigme unificateur de la modernisation. Elle dessine un itinéraire interactif qui permet de saisir le contexte des sociétés non occidentales, à l’image de celles de l’Afrique. En effet, les valeurs du site président à la dimension sous-jacente des pratiques sociales, des modèles d’organisation, du fonctionnement des institutions et des pratiques interindividuelles.

Appliquée dans le cadre de l’analyse de la reformulation des postulats et des stratégies du développement dans le contexte spécifique des sociétés du sud, en particulier les sociétés africaines, la théorie des sites participe à corriger, sinon à nuancer, selon Zaoual, les lois de la science économique standard en opérant «un

606 Zaoual H., «Économie et sites symboliques africains», article cité, p.3.

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décloisonnement entre l'économie et les faits de société et entre la réflexion et l'action, en montrant la pertinence de l'échelle locale des comportements économiques»607. Cela veut dire qu’en transférant les modèles économiques et techniques dans les sociétés africaines, les experts occidentaux y importent en même temps leurs convictions scientifiques, leurs savoirs et leurs savoir-faire ainsi que leurs valeurs socioculturelles. Il en est résulté des phénomènes de conflit, de rejet. En quelque sorte, la théorie des sites déroule toute son argumentation à partir du postulat suivant : dès lors que les sites d’appartenance sont multiples et multidimensionnels, il faut partir d’une conception endogène du changement pour appréhender correctement la question du développement dans les sociétés du Sud.

Après avoir présenté la méthodologie des sites symboliques ainsi que l’approche qu’elle s’est faite des raisons de l’échec du développement dans les sociétés Sud, il s’agit de voir maintenant comment en s’inspirant de la théorie des sites, on peut esquisser quelques pistes pour un modèle alternatif au paradigme de la modernisation. En d’autres termes, comment par la théorie des sites et la référence à l’épistémologie de la transgression envisager une démarche qui soit en mesure de dessiner des perspectives pour les sociétés et les acteurs africains dans le cadre d’un développement réel.

7.5.2. Les préalables aux alternatives du développement en Afrique Le problème que nous abordons n’est pas simple. Seulement, il faut préciser que dans notre démarche il ne s’agit pas de trouver une formule magique mais de contribuer à un débat, celui de porter les sociétés africaines vers des ruptures pour sortir du marasme économique. De même que nous l’avons fait dans l’examen des causes explicatives de la faillite du développement en Afrique, nous pourrions aussi avancer les diverses solutions formulées à travers les théories africanistes du développement. Ces propositions étant transversales, il ne serait même pas nécessaire de les reprendre ici.

607 Zaoual H., «Économie et sites symboliques africains», article cité, p 8.

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La stratégie de départ des États africains dans les années 60 a consisté à l’édification d’un cadre structurel transposé des pays du Nord avec une économie d’entreprise où :

«la dynamique technologique est souvent assurée par de grandes entreprises étrangères, les célèbres multinationales, celles-ci assurent l’exploitation et la commercialisation des ressources naturelles principales des économies concernées : hydrocarbures, minerais, grands produits agricoles d’exportation, création d’entreprises publiques (ou d’économies mixtes) qui sont au niveau de leur organigramme le reflet fidèle des entreprises des pays développés»608.

Ce choix qui s’appuie sur les préalables du paradigme de la modernisation a montré ses limites, justifiant l’idée que la faillite du développement en Afrique doit être liée à la problématique du développement transféré, aux disfonctionnements qu’il y a eu entre les stratégies et les contextes spécifiques des sociétés africaines. Les entraves alors observées au développement, notamment lors de la mise en œuvre des projets, loin d’être de simples manifestations de survivances ou d’un refus du développement, sont plutôt révélatrices des antagonismes entre le modèle transféré et les réalités africaines609. L’on constate que la première exigence à répondre aux problèmes du développement en Afrique passe par la résolution de cet antagonisme. Dès l’instant, la vision d’une nouvelle approche pour les conditions fondamentales d’un développement en Afrique doit partir d’une option multidimensionnelle, c’est-à-dire aux plans économique, social, politique, scientifique, culturel écologique, etc.

Pour cela, il y a quelques préalables que nous voulons aborder ici : il s’agit de quelques défis liés à la réappropriation dialectique de l’endogène et de l’exogène, à la démocratisation, à l’éducation et à la formation, à la revalorisation des savoirs locaux, aux politiques agricoles, à l’option d’une industrialisation à l’échelle locale, à l’urbanisation et enfin à l’intégration. Voilà quelques domaines ciblés que nous considérons comme les préalables d’une alternative et les fondements d’un développement durable dans les sociétés africaines.

608 Pénouil M., Le développement spontané, ouv. cité, p. 7. 609 Louvel R., L’Afrique et la différence culturelle, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1998.

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Partant de l’hypothèse selon laquelle il faut partir d’une approche plurielle du développement qui ne sera pas synonyme de rejet à tout ce qui pourrait être un apport de l’Occident, nous voulons esquisser ici quelques axes d’approche. Notre postulat se fonde sur l’idée qu’il faudra s’appuyer, pour rendre concrètes des innovations en Afrique, sur la réappropriation dialectique de l’exogène et de l’endogène dans les dynamiques locales de développement. La question du développement en Afrique n’est pas du tout un problème d’ordre idéologique. Pour se développer de manière durable, l’Afrique n’a pas besoin de doctrines, mais de créativité, de démarches appropriées à partir de ses spécificités, de ses besoins concrets et de ses potentialités. C’est ce que soutient Pisani quand il montre que la voie africaine est une voix de crête.

«La voie africaine est une voix de crête entre économie privée et économie publique, entre société civile et États, entre agriculture et industrie, entre responsabilité et soutien extérieur. Au contraire d’une recette magique, le développement trace la voie de l’effort continu. Il ne promet pas de grands miracles, il crée une dynamique. C’est aux hommes de faire le reste par coups de petits miracles. Le choix conscient d’une politique de développement autocentré n’est pas la voie la plus facile pour les Africains. Même si elle plonge ses racines dans leur propre identité, il faudra de leur part un sursaut de volonté contre des habitudes et des mentalités»610.

7.5.3. Une réappropriation dialectique de l’endogène et de l’exogène Une alternative au développement en Afrique suppose le métissage, c’est-à-dire qu’elle elle doit se situer dans une dynamique de réappropriation dialectique de l’endogène et de l’exogène. La pratique du développement s’inscrit dans une fonction régulatrice où le développement se réalise dans la mobilisation efficiente des acteurs à partir de leurs logiques et des réalités économiques et sociales auxquelles ses acteurs se trouvent confrontés. «Dans cette perspective, il s’agit de conscientiser puis de responsabiliser le citoyen afin qu’il devienne un partenaire majeur de toutes les actions visant le développement. Pour favoriser l’avènement de ce citoyen responsable, c’est au niveau local»611 qu’il faudra situer la stratégie du développement durable. Ce qui en fait un processus dynamique qui tranche d’une

610 Pisani E., Pour l’Afrique, Éditions Odile Jacob, 1988, pp.85-86. 611 Charlier J.E., Pierrard J.F., «Systèmes d’enseignement décentralisés : analyse des discours et des enjeux dans l’Éducation sénégalaise, burkinabé et malienne, dans Autrepart, n° 17, Des écoles pour le Sud, 29-48,2001, p.30.

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part, avec une approche endogène communautariste figée dans le temps et d’autre part, avec le modèle de développement et de croissance calqué sur l’expérience occidentale. L’acteur du développement ciblé ne sera pas en autarcie, coupé du reste du monde car le développement suppose le changement. Il est, selon Zaoual, un changement d’organisation économique et social, mais un tel changement est contingent et dépendant des acteurs, du milieu et reste déterminé par les logiques endogènes.

Qu’en est-il alors de l’apport de l’expert (l’expertise nationale ou extérieure)? Zaoual considère cet apport comme un «accompagnement pédagogique des acteurs dans leurs sites»612. L’apport de l’expert peut être positif quand il s’inscrit dans une logique d’encadrement et d’accompagnement des acteurs dans leurs actions de développement. Il ne s’agit pas de refuser le développement, comme l’a suggéré Latouche, mais d’en faire un moyen pour résoudre des besoins fondamentaux des sociétés africaines. Sous cet angle, le développement doit être défini autrement.

Dans la pensée radicale de Latouche, il est question d’en finir avec le développement, pour reprendre le titre de l’un de ses articles613. Selon lui, le développement est synonyme d’occidentalisation du monde et, de ce point de vue, «il ne s’agit pas de corriger, d’adapter, culturaliser le développement et la rationalité économiques par métissages, hybridations avec des logiques non occidentales. Il s’agit de les déconstruire et de les dénoncer comme mythes»614. Pour cette raison, Latouche préconise l’émergence de sociétés automnes qui seraient libérées de la rationalité occidentale. C’est ainsi qu’il suggère un autre développement dont l’économie informelle annonce les contours.

Ces différentes lectures de la théorie des sites méritent d’être nuancées au regard du contexte de la mondialisation qui condamne les sociétés africaines à être

612 Zaoual H., «Théories des sites et organisation économiques», article cité, p. 100. 613 Latouche S., «En finir, une fois pour toutes, avec le développement» dans Le Monde diplomatique, mai, 2001, p. 6-7. 614 Latouche S., «L’approche culturelle : le site et la niche» dans Latouche S., Northa F., Zaoual H. (sous la direction de), Critique de la raison économique. Introduction à la théorie des sites symboliques, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 59.

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de concert avec les autres sociétés. Le local, le national et le global sont des sphères qui ne sont pas distinctes les unes des autres. Elles sont en interférence dans une dynamique complexifiée par la globalisation où se jouent des logiques de positionnement des acteurs et des groupes d’acteurs qui occupent ces différentes stations. Le site qui désigne le local ou le national ne saurait, par conséquent, s’autoréguler en dehors de l’influence extérieure. Les sociétés africaines sont obligées de vivre la réalité de la globalisation. Mais comment? Telle est l’interrogation à laquelle nous voulons apporter une réponse.

Réappréciant le développement après avoir élucidé les configurations et dimensions dont il a été porteur à travers les théories dominantes qui ont marqué les thématiques du développement depuis le début du siècle, Peemans définit le développement ainsi :

«Le développement peut être vu comme le processus durable de construction et de gestion d’un territoire, à travers lequel la population de ce territoire définit, au moyen d’un pacte sociopolitique et la mise en place d’un cadre institutionnel approprié au contexte, son rapport à la nature et son mode de vie, consolide les liens sociaux, améliore son bien-être et construit une identité culturelle qui a sa base matérielle dans la construction de ce territoire»615.

Comme le signale Peemans, sa définition a un aspect normatif, mais elle incarne aussi une dimension positive, dès lors qu’une telle définition aborde le développement comme une praxis, située dans un contexte qui lui donne toute sa portée en tant que moyen de résolution des besoins fondamentaux des membres d’une société donnée. La définition de Peemans conjugue une conception du développement qui inclut le territoire comme lieu de vie avec ses réalités, les acteurs avec leurs logiques. De ce fait, «le territoire constitue une composante permanente du développement»616. Le consensus dans les choix et les démarches, le cadre institutionnel approprié au contexte, l’identification des priorités en fonction

615 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p. 477. 616 Leloup F., Moyart L., Pecqueur B., «Le développement local en Afrique de l’Ouest : quelle(s) réalité(s) possible(s)?» dans Mondes en développement, vol. 31, n°124, 2003/4, p. 96.

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des besoins des acteurs locaux sont autant de facteurs qui fondent un développement durable.

Il s’agit ici d’une conception du développement qui vise à rompre avec le schéma bipolaire, considérant le marché et l’État comme les seuls moteurs du développement au profit d’une conception plurielle qui permet de découvrir la pluralité des initiatives locales. Le développement va se faire à partir de l’échelle locale qui constitue le lieu où se réalise la quête de la solidarité, de la proximité et de l’insertion des populations. Le local que nous identifions au territoire est ici une composante indissociable du développement. Il est à la fois un espace géographique, socioculturel et dynamique construit où se régulent les processus de décision et les stratégies des acteurs. Il est «un épicentre fédérateur» des dynamiques locales et «intégrateur d’activités»617. «C’est d’ailleurs pour cette raison que le territoire n’est pas donné, mais construit. Construction identitaire, appropriation, espace de coopération et d’interdépendance, le territoire vit de l’interaction de sa population, de son espace et de son histoire. Le territoire, dès lors, est un processus endogène qui émerge des initiatives et du dynamismes des acteurs»618.

Désormais, un développement considéré inséparable des acteurs et des territoires s’impose de plus en plus comme une exigence majeure dans la redéfinition des paradigmes du développement. La construction sociale ou même socio-économique des territoires pose la problématique du développement sous l’angle des dynamiques d’acteurs et de la spécificité des contextes où s’élaborent les stratégies de développement. Elle contribue au modelage des territoires et à leur maîtrise sociale pour gérer les registres conflictuels, optimaliser les ressources du milieu et rendre la stratégie du développement locale efficiente et durable. Ce qui suppose que l’option est de faire du territoire la source du développement, un lieu où l’innovation se fait à partir des réalités endogènes et en fonction des appuis extérieurs.

617 Coulmin P., La décentralisation, la dynamique du développement local, Paris, Syros, 1986. 618 Leloup F., Moyart L., Pecqueur B., «Le développement local en Afrique de l’Ouest : quelle(s) réalité(s) possible(s)?» article cité, p.103.

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La nécessité d’une approche de développement pour l’Afrique qui repose sur cette optique procède de cette évidence selon laquelle le développement est tributaire du milieu local, de l’histoire, du socioculturel, de la croyance et de l’expérience des acteurs concernés. L’attractivité suscitée par les dynamiques locales de développement, comme schémas alternatifs, trouve son origine dans la faillite des institutions centrales, dans les mutations des valeurs économiques, sociales et culturelles. C’est une approche du développement à l’échelle locale qui s’oriente de plus en plus vers la «constitutions de véritables entreprises-réseaux faisant appel à une organisation institutionnelle où l’acteur s’inscrit comme «inter- acteur» dans un partenariat subjectif d’appartenance à un groupe social»619. De ce point de vue, le développement dont il est question doit réussir l’articulation de l’économique et du social. C’est une approche qui accorde une importance capitale au socioculturel qui doit jouer un rôle primordial dans les dynamiques de développement.

En résumé, cette approche du développement retient une triple dimension : - le développement est ici la mise en œuvre d’un projet collectif ; - il est indissociable des priorités et de la situation d’acteurs collectifs et tout ceci pour aboutir au bien-être de la collectivité ; - Il a comme lieu de prédilection le milieu local que Peemans définit comme étant «le point de référence des pratiques observables des peuples et des gens, et que c’est le lieu où s’observent le mieux les contradictions entre diverses logiques d’acteurs quant à la mobilisation et à l’utilisation des ressources, et aussi à l’impact concret de ces logiques contradictoires sur la situation des populations»620.

L’on peut supposer que le développement auquel les sociétés africaines aspirent exige une démarche qui s’appuie sur les dynamiques locales d’acteurs collectifs, favorise l’émergence d’espaces sectoriels de négociations et de concertations qui contribuent à la consolidation d’institutions à la base, renforcent les capacités des acteurs locaux, par un soutien méthodologique. La référence aux dynamiques

619 Denieuil P.N., «Introduction aux théories et à quelques pratiques du développement local et territorial» dans Document de travail du BIT, n°70, Séminaire Tanger, Novembre, 1999, p.26. 620 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.478.

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locales comme bases de stratégies d’alternatives au développement en Afrique s’explique pour deux raisons. D’une part, l’on peut dire que le développement réel initié par les acteurs locaux se fait dans leurs espaces de vie concrets et d’autre part, les dynamiques locales de développement permettent de manière efficace de s’attaquer aux problèmes de survie qui rendent imprédictible la vie quotidienne dans les sociétés africaines. Pour ces deux raisons, l’on peut dire que si le développement au prisme des dynamiques locales n’est pas en soi le seul schéma alternatif pour les sociétés africaines, il peut au moins constituer «une partie des solutions aux problèmes de développement et plus particulièrement de valorisation de leurs ressources»621.

En un mot, ce ne sont pas les grands objectifs, mais des actions qui s’attaquent aux problèmes locaux en Afrique qui pourraient constituer le point de départ du développement des sociétés africaines. C’est une démarche qui nous écarte des visions utopiques, elle ne prétend pas inventer quelque chose de radicalement nouveau. Elle ne fait pas non plus table rase de l’apport de l’Occident, de son savoir-faire, de sa technologie, de ses acquis matériels. Il suffît tout simplement d’en faire un usage sélectif et raisonné pour que cet apport exogène crée, avec le potentiel endogène des peuples africains, une synergie qui permettra aux acteurs africains de mieux maîtriser leurs ressources disponibles et de faire un usage approprié et efficient de ces ressources. Elle permet de développer des stratégies spécifiques centrées sur les exigences de progrès associées à la construction d’un avenir où l’Afrique ne sera plus marginalisée dans le monde.

Le paradigme renouvelé du développement mimétique accorde désormais une place centrale aux acteurs et aux facteurs non économiques. Il considère la vitalité communautaire comme une ressource latente qu’il s’agit de valoriser par «une dynamique de coordination d’acteurs»622 et d’utilisation efficiente de leurs savoir- faire, tout en procédant à une introduction judicieuse de techniques et de procédés modernes venant de l’apport extérieur. Les dynamiques locales de développement

621 Leloup F., Moyart L., Pecqueur B., «Le développement local en Afrique de l’Ouest : quelle(s) réalité(s) possible(s)?» article cité, p.106 622 Leloup F., Moyart L., Pecqueur B., «Le développement local en Afrique de l’Ouest : quelle(s) réalité(s) possible(s)?» article cité, p.102.

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conjuguent à partir de cette réappropriation dialectique de l’endogène et de l’exogène quelques impératifs : l’articulation de l’économique et du social en rupture avec le développement traditionnel. Le développement se trouve ainsi au carrefour du social, du politique, du culturel, de l’économique et de l’écologique ; le second impératif a trait au caractère local et dynamique du développement, qui porte la marque du territoire et s’adapte mieux à l’espace socioculturel et économique dans lequel il est inscrit ; la question de la diversité des voies de développement ; la place de la variable humaine, son impact prépondérant au sein du processus de production en réhabilitant le savoir-faire de l’acteur dans le processus de production. Nous reviendrons sur ces impératifs dans l’approche sur l’industrialisation à l’échelle locale.

7.5.4. Les défis de la démocratie et de la bonne gouvernance L’échec du développement en Afrique pose avec acuité le problème de la démocratisation dans les sociétés africaines. Pour faciliter les synergies, pacifier les espaces sociaux en Afrique en vue d’amorcer un développement véritable pour l’ensemble du continent africain, la démocratie et la bonne gouvernance constituent deux défis majeurs. Certes, la réalisation d’un espace démocratique et pacifié ne conduit pas forcément au développement, mais elle en est une condition essentielle. L’avenir de l’Afrique, y compris celui de son développement, dépend de la façon dont seront réglés les problèmes de démocratisation et de pacification de ses espaces sociaux. Ces deux impératifs sont les conditions nécessaires pour une mobilisation des énergies individuelles et collectives.

«La dynamique du développement se renforce de la logique démocratique, et vice versa. Il n’y aura pas de développement sans respect de la personne et des communautés humaines. Ainsi, l’évolution de la pratique des États constitue un test de la volonté des gouvernements de s’engager dans une politique de développement. Leur capacité à libérer les initiatives les garantira mieux de la subversion qu’aucune garde prétorienne ne saurait le faire»623.

La principale difficulté des processus de démocratisation en Afrique tient à la réalité des identités politiques multiples, contradictoires et complexes, parce que

623 Pisani E., Pour l’Afrique, ouv. cité, p. 165.

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souvent elles reposent sur une reproduction des réflexes identitaires avec des manipulations ethniques, tribales et confrériques. Se pose alors le problème de l’articulation des objectifs de démocratisation et de bonne gouvernance dans les sociétés africaines. C’est dire que les formes de mise en application des objectifs démocratiques devraient être envisagées en fonction des aspérités du terrain de chaque pays, de chaque territoire local. C’est dans cette perspective que l’on peut supposer que la dynamique du développement, quel que soit en réalité son contexte d’élaboration, s’appuie et se renforce de la démocratisation des structures sociales et de l’implication des acteurs sociaux par des formes de stratégies participatives appropriées.

Il s’agit précisément, pour les sociétés africaines, de se réapproprier les espaces perdus par la démocratie. La démocratie, au sens de préalable pour le développement, ne devrait pas se limiter seulement à la sphère politique, qui renvoie à une forme de gouvernement ou d’assemblée. Au-delà de la démocratie politique, nécessaire pour le fonctionnement moderne des sociétés africaines, il faut introduire la démocratie et la bonne gouvernance dans l’espace de vie que sont les territoires où se mobilisent les acteurs locaux de développement. De ce point de vue, la démocratie s’insère à la base dans le cadre de vie des acteurs locaux et devient «un moyen pour promouvoir l’auto-expression et l’auto-détermination des différentes collectivités qui composent une nation»624. En situant la démocratie au niveau local, elle s’étend à la sphère économique et crée les conditions d’une gouvernance locale. Cette gouvernance locale participe aux projets de développement, en mettant en place un ensemble d’institutions qui consolident les interactions entre les différentes dimensions sociales, économiques culturelles, politiques qui influent sur la pratique des acteurs impliqués dans le développement de leurs territoires locaux.

Tout ceci s’inscrit dans une logique de démarche participative au développement dont les dynamiques locales de développement auront besoin pour que les

624 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. p. 485.

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initiatives viennent des acteurs du bas. L’on constate en quoi la démocratie et la gouvernance locale constituent des préalables pour le développement local.

7.5.5. Le défi de l’éducation-formation Le développement moderne n’est plus assuré par la seule exploitation de matières premières, mais il est de plus en plus le fruit des avancées scientifiques et technologiques. Aujourd’hui, la réalité du système économique mondial nous met en face d’une nouvelle situation. Il s’agit d’une économie postindustrielle où les nouveaux mécanismes de création accélérée de richesses reposent essentiellement sur les échanges de données, d’informations et de savoirs. Une politique avisée de la science et de la maîtrise des innovations technologiques est devenue la clé du développement.

«En considérant le rôle des innovations technologiques des connaissances scientifiques qui sont à la base des inventions, on en est venu à estimer que c’est en réalité la science qui est le facteur le plus déterminant et que, dès lors, une politique avisée de la science est la clef de tout développement»625.

Se pose alors, dans la recherche des stratégies de sortie de crise pour l’Afrique, la problématique de la refonte et de la réforme des systèmes éducatifs africains pour une parfaite maîtrise des sciences et des nouvelles technologies à des fins de promotion accélérée du développement des économies africaines. La maîtrise des sciences et des nouvelles technologies et surtout les capacités à s’en servir pour amorcer un développement rapide et durable du continent; constituent des exigences qui supposent qu’une plus grande considération soit accordée à l’enseignement et à la recherche scientifique.

Mais, tout en misant sur une maîtrise des nouvelles connaissances scientifiques et technologiques, l’objectif majeur de l’éducation en Afrique est la scolarisation universelle sur la base des contenus d’enseignement axés sur les réalités et les besoins des populations africaines. Cet objectif doit être associé à un vaste programme d’alphabétisation fonctionnelle des adultes dans les milieux urbains et ruraux. Les programmes d’alphabétisation fonctionnelle qui doivent s’appuyer sur

625 Ladrière J., Les enjeux de la rationalité, ouv. cité, p.87

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les langues locales pour éduquer, former, renforcer les capacités des acteurs font partie des leviers essentiels pour contribuer au renforcement des dynamiques locales de développement. Dans le cadre des dynamiques locales de développement qui constituent la base du développement en Afrique, les organisations locales ont besoin d’être formées pour pouvoir pérenniser les initiatives à la base et être ouvertes aux innovations et aux changements qu’exige le développement. Cela doit se traduire par un appui à la formation et à l’encadrement en fonction des objectifs locaux de développement. Dans cette même perspective, l’enseignement technique doit être un support pour former les techniciens en rapport avec les préoccupations de développement à l’échelle locale.

7.5.6. Revalorisation des savoirs locaux Jusqu’à une époque encore récente, ce sont les méthodes et les logiques émanant de la science occidentale qui ont été mises en avant dans la conception et la réalisation des projets de développement dans le contexte des sociétés africaines. En dépit des travaux effectués dans le cadre des sciences sociales du développement, les stratégies et les approches n’ont pas beaucoup tenu compte des savoirs et des savoir-faire des acteurs locaux. Mais aujourd’hui, en traitant les questions du développement, les experts s’intéressent de plus en plus aux systèmes de connaissances locaux dans la mise en route des projets de développement. Cette nouvelle conception introduit dans la problématique du développement une nouvelle variable, celle du rôle des connaissances endogènes dans la réussite du développement durable dans les pays du Sud626.

Dans le Rapport sur le développement dans le monde 1998/99, il est établi que les connaissances, non le capital, sont la clé du développement social et économique durable. Donc, c’est l’appui sur les connaissances locales, la composante de base du système de connaissance de toute société qui est la première étape dans la mobilisation d’un tel capital. Ce qui veut dire que dans «l’accompagnement pédagogique» des acteurs, pour reprendre le concept de Zaoual, les experts devraient davantage s’intéresser aux connaissances et aux savoir-faire des acteurs de base pour envisager avec eux des schémas alternatifs.

626 Astran S., Cognitive foundations of naturel history : towards an anthropology of science, Cambridge University Press, 1990.

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L’intérêt porté aux connaissances locales dans les projets de développement se justifie par le fait que les pratiques locales sont à la base des stratégies de résolution des problèmes face aux crises du développement. Il s’agit d’expériences générées par les populations au fil des siècles, ancrées dans leurs cultures et servant de matrices aux techniques appropriées et aux stratégies communautaires pour la solution de leurs problèmes. Leur valorisation ne signifie pas un repli sur des techniques et procédés archaïques mais suggère d’en faire des supports pour mobiliser les acteurs locaux en essayant d’améliorer leurs connaissances et leurs procédés à la lumière des technologies modernes627.

L’autre facteur explicatif de la pertinence à accorder de l’importance aux savoirs et savoir-faire locaux dans le processus des dynamiques locales de développement est relatif à l’efficience, à la durabilité de toute stratégie de développement qui s’appuie sur les acteurs et leur savoir-faire.

7.5.7. Le défi du développement agricole Le continent africain, en plus de la crise qui atteint tous les autres secteurs économiques, est plus que jamais confronté à un problème d’autosuffisance alimentaire. Face à cette situation, il se pose le problème du défi de l’autosuffisance alimentaire comme une nécessité majeure pour sortir les populations africaines de la pauvreté et de la famine. Des réformes agricoles sont donc à envisager pour amorcer, au delà du problème de l’autosuffisance alimentaire, une redéfinition des bases structurelles des économies africaines. La bataille pour l’autosuffisance alimentaire est plus qu’une simple urgence, elle participe à une restructuration efficiente des économies africaines en difficultés. C’est dire que le combat pour l’autosuffisance alimentaire n’est pas seulement, comme le montre Pisani, une simple question de lutte contre la faim et la malnutrition, mais il est en réalité un vecteur et un moteur pour le développement global du continent.

627 Larson J., «Perspectives an indigenous knoweldge systems in southerrn Africa» dans World Bank Discussion paper, n°3, 1998.

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Au-delà du fait que la question agricole constitue une urgence, elle se pose aussi en termes de développement. Une telle conviction se fonde sur trois raisons essentielle : - la première est que l’agriculture reste le fondement et la principale source de revenus de la plupart des économies africaines et de leurs populations. C’est en fait le secteur qui procure 70% de l’emploi à plein temps. Ce qui montre que le développement de l’agriculture peut avoir un effet multiplicateur sur le reste de l’économie ;

- la seconde raison tient au fait que la production d’aliments de base par habitant continue de chuter, occasionnant ainsi une dépendance alimentaire du continent ; - la troisième raison est que la crise de l’agriculture est à l’origine du flux migratoire des populations vers les centres urbains.

Dans l’analyse des problèmes du développement en Afrique, Giri considère la crise de la société rurale comme étant la cause principale des difficultés de développement du continent :

«La crise de la société rurale freine le développement des cultures de rente et entretient l’exode vers les villes qui gonfle la société urbaine. La crise de la société urbaine conduit à accroître le prélèvement sur le monde rural, à refuser à celui-ci les moyens d’investir pour rendre plus efficient le système de production et

amène ce monde rural à se plier sur lui même»628.

L’introduction des réformes dans le secteur agricole fait partie des préalables pour amorcer un développement en Afrique. Cela suppose toute une démarche novatrice qui ferait jouer à l’agriculture son rôle de moteur. Pour que l’agriculture puisse jouer ce rôle, il faut deux choses : doter les populations paysannes de techniques culturales modernes et régler la question de la maîtrise de l’eau à l’échelle locale.

628 Giri J., Le Sahel demain. Catastrophe ou renaissance? , Paris, Éditions Karthala, 1983, p.209.

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La seconde rupture passe par le dépassement des méthodes culturales traditionnelles, totalement en déphasage avec les techniques modernes de rentabilisation des rendements agricoles et une bonne préservation des équilibres écologiques. En effet, s’il y a un domaine où les populations rurales africaines n’ont pas réellement amorcé de progrès notoires, c’est bien au niveau des techniques culturales. Dans ce domaine précis, les procédés traditionnels sont encore vivaces. Figées dans les pratiques culturales anciennes et soumises aux pesanteurs des rapports sociaux traditionnels, les populations rurales africaines ne se sont pas encore orientées vers les ruptures nécessaires. Un travail d’encadrement, de formation et de soutien s’impose pour innover dans ce secteur.

Une autre rupture consiste à impulser une diversification de l’agriculture africaine, rationalisée en fonction des besoins alimentaires et en fonction des opportunités offertes selon les habitudes alimentaires et les zones de culture. L’introduction d’une technologie légère et des méthodes culturales qui préservent l’équilibre écologique doit être au cœur des réformes. Sur la base des programmes de recherche dans le domaine agricole, l’agriculture africaine peut profiter des apports de la biotechnologie, en offrant une réponse africaine à ces progrès biotechnologiques dans le domaine de l’agriculture. En résumé, les réformes nécessaires reposent sur un minimum qui suppose : - la redéfinition du caractère défavorable des régimes fonciers en Afrique caractérisés par un excessif morcellement des terres mises en valeur avec des tailles très réduites des exportations ; - une agriculture centrée sur la demande interne qui puisse favoriser des structures de consommation alimentaire à partir des produits agricoles africains ; - une politique d’encadrement approprié de l’agriculteur africain ; - une modernisation des structures de production.

7.5.7. L’industrialisation à l’échelle locale La disqualification des politiques volontaristes initiés par les États africains durant les trente dernières années a fini par engendrer, chez les acteurs locaux à l’échelle du continent africain, le retour à «une trajectoire de construction du contrôle social inventé par diverses sociétés locales en fonction des contraintes du milieu

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local et de l’histoire»629. L’on peut comprendre pourquoi les territoires locaux sont devenus dans les sociétés africaines des enjeux pour redéfinir les bases du développement. C’est dire que l’initiative des politiques de développement au niveau étatique devrait tenir compte de cette nouvelle exigence pour que les projets de développement soient articulés aux besoins et aux réalités des espaces sociaux locaux spécifiques à chaque État. D’où l’impératif de miser sur un tissu dense de micro et petites entreprises interdépendantes dont la ramification peut produire un tissu d’industrialisation à l’échelle locale et nationale voire à l’échelle continentale.

Le paradigme de la modernisation, qui a orienté les stratégies de développement dans le continent africain, partait du principe que l’industrialisation fondée sur l’unité de production de grande taille est la clé du décollage économique et du progrès social en Afrique. Trente ans après, cette conception est aujourd’hui l’objet d’une certaine désaffection au profit d’alternatives basées sur l’industrialisation à petite échelle. Pour Ferguène, la pertinence de ce modèle dans les contextes des pays du Sud tient à deux raisons : «premièrement, l’industrialisation à petite échelle constitue une approche différente de la question du développement ; deuxièmement, au vu des dynamismes enregistrés un peu partout, elle se révèle comme une alternative prometteuse au schéma de développement périphérique classique»630.

En analysant les fondements de cette approche, Ferguène montre que l’industrialisation à petite échelle s’articule autour de six axes principaux qui témoignent d’une rupture avec les théories de la modernisation. Il s’agit des réseaux de coopération et de l’articulation de l’économique et du social, du caractère local du développement et du rôle des facteurs institutionnels, de la diversité des voies de développement, du rejet de la production de masse au profit d’une spécialisation souple, du rôle de la variable spatiale ou territoriale dans les processus de développement, du problème de la force de travail et de sa place au sein du processus de production. Ces six axes qui structurent cette approche du

629 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement «réel» dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv, pp. 475-475. 630 Ferguène A., «L’industrialisation à petite échelle : une nouvelle approche du développement dans les pays du sud » dans Revue Région et Développement, n°3,1996, p. 20.

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développement cadrent avec l’idée que nous nous faisons des dynamiques locales de développement comme alternatives.

Nous retenons quelques aspects de ce développement à petite échelle. C’est une approche qui conjugue cinq impératifs : - le premier impératif se situe au niveau de l’exigence d’articuler l’économique au social, en rupture avec les définitions traditionnelles du développement. Il ne s’agit plus de considérer le développement comme une affaire seulement économique, mais de comprendre celui-ci sous un angle systémique avec l’intégration des dimensions économique, socioculturelle, environnementale, politique qui seraient désormais des composantes indissociables du processus du développement. Le social est ici aux commandes du développement, l’économique ne sera qu’un instrument et non une fin en soi et l’environnement devient une nouvelle composante du développement. Le développement se trouve ainsi au carrefour du social, du politique, du culturel, de l’économique et de l’écologique ; - le second impératif a trait au caractère local et dynamique du développement qui porte la marque du territoire et s’adapte mieux à l’espace socioculturel et économique dans lequel il est inscrit. Il procède à une «substitution aux stratégies volontaristes par le haut de dynamiques spontanées par le bas»631 ; - le troisième impératif pose la question de la diversité des voies de développement. En rupture avec l’uniformisation les modes de production et de consommation, cette approche reconnaît les urgences et les priorités selon les sociétés et les situations. Mieux, elle est ouverte aux différences socioculturelles qui influent sur le comportement des acteurs ; - le quatrième impératif pose la place de la variable humaine, de son impact prépondérant au sein du processus de production en réhabilitant le savoir-faire de l’acteur dans le processus de production. À ce niveau, le développement doit être perçu avant tout comme l’affaire des acteurs qui doivent être impliqués tout au long du processus de production. Ce qui fait que le développement local est participatif, décentralisé, pragmatique et dynamique. Il est basé sur les acteurs, sur l’espace local, il est multisectoriel. Il favorise ainsi le dialogue et crée la confiance mutuelle entre acteurs concernés ;

631 Ferguène A., «L’industrialisation à petite échelle : une nouvelle approche du développement dans les pays du sud», article cité, p. 27.

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- le cinquième impératif du développement à l’échelle locale pose le caractère intégrateur d’activités que remplit ce modèle. Par une telle stratégie, l’on assiste à une interaction de multiples secteurs d’activités où l’artisanat, l’agriculture traditionnelle, l’agriculture moderne, l’élevage, l’habitat, l’informel, l’éducation et la formation, les petites et moyennes unités de production industrielle vont constituer une myriade d’activités porteuses d’un développement intégré et durable.

Le développement local apparaît comme une alternative fiable dans le contexte de faillite des politiques de développement. Cependant, il convient de retenir que ce modèle ne saurait être homogène, il varie selon les contextes car il n’y a pas de recette du développement à l’échelle locale. Les mêmes causes ne produisant toujours et partout les mêmes effets, les contextes locaux sont et restent indéterminés. D’où «le postulat d’une indétermination»632 qui suppose une variété d’approches du développement local.

7.5.9. Le défi de l’urbanisation Le continent africain, en particulier sa partie subsaharienne, a connu un rythme de croissance urbain important depuis les années soixante-dix. On assiste aujourd’hui à ce que l’on a appelé les villes millionnaires comme Lagos avec ses quatre millions d’habitants, Ibadan avec ses cinq millions, Brazzaville avec ses trois millions et demi, Nairobi, Addis-Abeba, Luanda, Abidjan, Dakar, Maputo, etc. qui font chacune plus de deux millions d’habitants. Cette croissance urbaine en Afrique a suscité, par conséquent, dans la gestion des villes africaines, des difficultés de toute sorte, dues au fait que les nouveaux venus dans les centres urbains en Afrique sont plus des réfugiés de campagnes en déclin que des émigrés venus trouver du travail dans une économie urbaine en essor. C’est dire que l’urbanisation en Afrique n’est pas l’effet d’un développement industriel, c’est pourquoi les difficultés urbaines en Afrique sont multiples et multiformes.

L’on assiste en Afrique à ce l’on appelle «une urbanisation proliférante». La plupart des urbains en Afrique sont dans une situation de précarité qui, à long terme, hypothèque l’avenir des sociétés africaines :

632 Coudrieux H., La science des systèmes et des exploitations agricoles, Paris, Éditions universitaires, UNMFRECO, 1990.

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«Un sentiment accablant de précarité ; le sentiment que les choses continuent de fonctionner d’une certaine manière, mais que la capacité et les opportunités de changer leur mode de fonctionnement ont été réduites à presque rien, et que désormais, nul n’est en mesure de contrôler l’avenir»633.

Face à ces difficultés, la question de l’urbanisation est devenue un défi pour l’avenir du continent. Elle est un problème de développement. La première stratégie, dont l’importance est plus que notoire, est l’adoption de stratégies pragmatiques, en s’attaquant à la question de la maîtrise de l‘espace urbain à partir d’une politique de décentralisation plus élaborée et adaptée. Le modèle d’urbanisation ne devrait plus forcément être identique dans sa configuration à celui connu aujourd’hui. Il s’agit de tenir compte des déterminants sociologiques sur lesquels pourraient s’appuyer des plans d’urbanisation et des démarches participatives dans lesquelles l’implication des acteurs peut développer une véritable synergie dans la gestion et l’entretien de l’espace urbain.

La seconde stratégie consistera à envisager une politique d’encadrement des villes moyennes pour en faire des zones de polarité, représentant un degré élémentaire de l’articulation villes-campagnes et jouant un rôle de trait d’union entre urbanité et ruralité. Du point de vue du développement, ces villes moyennes en Afrique peuvent être des pôles de croissance économique, lieux d’expression de dynamiques locales de développement susceptibles de se substituer aux stratégies de modernisation initiées depuis les années soixante. Bien que la plupart des petites et moyennes villes en Afrique soient nées de l’État, elles ont actuellement acquis une certaine «autonomie par osmose croissante avec des campagnes en développement»634 et qui sont en train de subir des transformations profondes. De par leur caractère semi-urbain, ces villes peuvent servir d’expérience pour l’amorce d’une urbanisation maîtrisée.

Portier soutient l’idée selon laquelle l’urbanisation et le développement rural en Afrique ne devrait pas être dissociés dans le contexte africain, au contraire il faut

633 Simone A.M., Mutations urbaines en Afrique, ouv. cité, p. 17. 634 Portier R., «Villes d’Afrique» dans Afrique contemporaine, numéro spécial, 168, Octobre- Décembre, 1993, p.85.

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saisir ce double processus dans un mouvement d’ensemble d’interaction dialectique. Dans cette vision, il faut envisager la création des zones de polarité pour l’émergence de dynamiques locales de développement basées sur le développement de petites et moyennes entreprises. C’est ainsi que ces villes moyennes pourraient constituer des centres de polarisation où l’espace urbain et l’espace rural pourraient fusionner leurs potentialités respectives, enclenchant ainsi les bases d’un développement durable en Afrique.

Pour contenir l’explosion urbaine dans les grandes villes africaines, il n’y a pas d’autres solutions, comme l’a soutenu Edgar Pisani, que de «développer l’arrière- pays en activant le secteur rural et en favorisant l’émergence d’un réseau de villes secondaires»635. C’est seulement cette voie qui serait possible, réalisable, face à une dynamique d’urbanisation au niveau planétaire qui semble être partie pour devenir un processus irréversible sur lequel les États africains n’ont aucune prise pour pouvoir le freiner. Ce qui semble possible, en l’état actuel, c’est de dégager une marge de manœuvre pour ces États africains afin qu’ils puissent encadrer cette urbanisation, à l’aide de politiques de décentralisation et d’aménagement des terroirs bien pensées et concertées.

7.5.10. Le défi de l’intégration et le contexte de la mondialisation C’est un truisme de dire que sans intégration, l’Afrique a peu de chance de se développer dans une globalisation marquée de plus en plus par la formation de grands ensembles économiques. La situation d’émiettement que connaît le continent africain par les vicissitudes de l’histoire est l’une des causes de sa marginalisation. D’où l’enjeu de son intégration pour la construction d’un pôle économique viable dans l’espace africain. Pour aborder ce problème de l’intégration au regard de la mondialisation, nous allons procéder à : faire brièvement l’historique de l’intégration en Afrique ; montrer les limites du NEPAD ; analyser le développement de l’Afrique face aux enjeux de la mondialisation.

635 Pisani E., Pour l’Afrique, ouv. cité, p.197.

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7.5.11. Bref historique de l’intégration en Afrique Les dirigeants africains ont très tôt envisagé, dès le début des indépendances, des démarches intégratives des économies africaines. Toutefois, ce désir d’intégration a été envisagé sous plusieurs formes, avec des scénarios variés. L’unité de L’Afrique a été envisagée sous des perspectives multiples. Sans vouloir revenir sur les différentes thèses élaborées à ce sujet, nous rappelons ici deux approches qui ont opposé deux principaux théoriciens et défenseurs de l’intégration africaine que furent Senghor et Nkrumah.

Se fondant sur deux approches différentes, Senghor et Nkrumah ont donné, chacun en ce qui le concerne, une vision de l’intégration de l’Afrique. Nkrumah propose dans sa démarche une intégration politique des États africains. Ce qui suppose l’existence d’un pouvoir supranational et une armée continentale, prélude à une intégration économique636. À l’opposé de cette approche de Nkrumah, l’approche senghorienne postule une intégration séquentielle, tendancielle et par cercles concentriques. Une telle forme d’intégration devra prendre en considération, aux yeux de Senghor, les diversités géographique, culturelle, ethnique et linguistique du continent africain637.

C’est ainsi que Senghor, en partant des affinités culturelles les plus homogènes liées à la continuité géographique, distinguait dans sa conception de l’intégration par cercles concentriques trois Afriques : l’Afrique du Nord, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique de l’Est. Il identifiait ainsi, à l’intérieur de ces trois régions des différences linguistiques, ethniques, culturelles et même religieuses. Toute la démarche de Senghor se fondait sur le principe du maintien des équilibres et la prise en considération des différences et des aires culturelles de ces trois grandes régions considérées comme des espaces d’intégration. Il fallait, pour Senghor, réaliser ces formes d’intégration au niveau de ces régions dont la consolidation devrait favoriser une intégration continentale de l’Afrique comme aboutissement logique des dynamiques intégratives régionales. Ce débat qui a opposé Senghor et Nkrumah a conduit à des prises de positions idéologiques et partisanes qui ont paralysé la marche intégrative du continent africain. Trois thèses se sont en effet affrontées.

636 Nkrumah K., L’Afrique doit s’unir, Paris, Payot, 1964. 637 Senghor L.S., Liberté II, Paris, Éditions du Seuil, 1974.

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Premièrement, il y a eu ce que l’on a appelé la thèse fédéraliste dont l’option a été la mise sur pied d’un cadre institutionnel qui laisserait aux États leur autonomie à l’intérieur d’un processus d’intégration. L’exemple type est le pacte qui a donné naissance en 1959 au Conseil de l’Entente qui regroupait le Niger, la Haute Volta (l’actuel Burkina Faso), le Dahomey et la Côte d’Ivoire. Deuxièmement, la thèse fonctionnaliste qui se fonde sur l’idée que l’intégration ne pouvait se faire qu’à partir du développement d’une coopération active et spécialisée, à partir de liens de solidarité dont l’évolution devrait aboutir à terme à une unification politique du continent. Enfin, il y a une troisième thèse qui se veut empiriste. Elle propose la mise sur pied d’un cadre méthodologique de recherche et d’identification des facteurs d’intégration pouvant servir de levier à des dynamiques intégratives au niveau du continent africain. C’est une approche qui a voulu privilégier le repérage des facteurs «à partir des desquels plusieurs indicateurs peuvent être dégagés en vue de sérier les rôles déterminants de ces facteurs dans les multiples processus d’intégration»638.

C’est à la suite de ce débat que des tentatives d’intégration se sont développées en Afrique, avec des trajectoires variées et des fortunes diverses. L’expérience en la matière n’a pas jusqu’ici donné des résultats satisfaisants. Plusieurs facteurs à la fois exogènes et endogènes sont à l’origine de l’échec de l’intégration en Afrique. L’influence extérieure, les querelles de leadership, l’individualisme étatique, les rivalités d’ordre idéologique (capitaliste-socialiste) et linguistique (anglophone- francophone) ont miné toutes les dynamiques intégratives dans l’espace africain.

Aujourd’hui la question de l’intégration en Afrique est plus qu’actuelle. Cependant, la question de l’intégration doit s’inscrire dans la logique du développement local que nous considérons comme l’alternative réalisable dans le contexte des sociétés africaines. Ce n’est pas dans la reproduction des schémas macro-économiques du paradigme de la modernisation qu’on va sauver le continent. L’intégration africaine doit partir de l’intégration des territoires sociologiques dispersés dans les États africains, par une intégration des ethnies et des tribus.

638 Kouvouana A., «Réinvention démocratique face aux enjeux du développement» Colloque international de l’AISLF du 23-26 Janvier, Cotonou, 2003.

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C’est d’une part, pacifier les espaces pour mettre fin aux conflits ethniques et d’autre part, créer des pôles économiques et impulser des dynamiques de développement viables.

7.5.12. Le NEPAD ou la réponse africaine à la crise actuelle du développement en Afrique Avec la marginalisation des économies africaines dans le contexte de l’économie mondiale actuelle où elles disposent d’une faible marge de manœuvre, du fait de la nouvelle configuration des rapports de forces sur l’échiquier économique et mondial, la question de l’intégration impose une vision nouvelle, une approche novatrice aux yeux de la plupart des théoriciens du développement et des économistes africains. Au regard de la particularité du phénomène de la globalisation où le développement n’est plus envisageable dans la singularité d’un projet national mais dans des grands ensembles intégrés, les pays africains n’ont d’autres alternatives que de conjuguer leurs faibles potentialités. Ce qui leur permet d’aménager des pôles de développement, capables de leurs offrir, de manière durable, des espaces économiquement compétitifs à l’échelle mondiale. L’Afrique est composée de pays sous-développés qu’on désigne comme «les pôles d’accueil du capitalisme». Ils sont donc totalement dépendants «des pôles de diffusion» que constituent les pays de la triade de l’économie mondiale (États-Unis, Japon, Europe occidentale) qui impriment naturellement, de par l’importance de leur poids économique, leur marque à l’évolution économique du monde actuel.

Cette dépendance des économies africaines envers les pays de la triade est doublement située : d’une part, au plan financier avec une dépendance quasi- absolue envers les institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et d’autre part, au plan technologique avec une sollicitation de plus en plus accrue des technologies issues de ces pays développés. Après presque bientôt un demi-siècle d’expérience, en matière de développement économique, le continent africain est resté dans un état de pauvreté quasi-absolu, à l’écart de la dynamique de l’économie mondiale. L’économie africaine est pour l’essentiel caractérisée, surtout dans sa partie subsaharienne, par d’une part, des structures inadéquates d’où un manque d’infrastructures, une étroitesse des

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marchés et une économie délabrée ; d’autre part, par des politiques économiques et sociales impertinentes, avec une mal gouvernance : patrimonialisation de l’État, dictature, laxisme et corruption aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé.

Pour sortir les économies africaines de ce sous-développement endémique, les scénarios envisagés sont nombreux. Mais, celui basé sur l’approche intégrative à l’échelle continentale, fondée sur le principe économique d’un investissement financier massif et une nette amélioration des infrastructures de base à l’échelle continentale, grâce à un partenariat avec le Nord, a fini par créer un consensus au niveau des leaders africains. Cette nouvelle tendance a pris corps, elle s’est traduite en termes de programme et d’objectifs pour l’Afrique. Ce programme est décliné dans les objectifs du NEPAD qui se dessine comme un nouveau partenariat entre l’Afrique et ses partenaires du Nord.

7.5.13. Les Objectifs du NEPAD Le NEPAD, un nouveau paradigme de l’intégration et du développement en Afrique, fonde sa pertinence sur deux faits majeurs: l’échec des différentes thérapeutiques administrées au continent en matière de stratégies de développement, d’intégration et les exigences du contexte de la globalisation synonyme de disparition des frontières et d’interdépendance des économies avec la naissance des multinationales. Le NEPAD trouve son origine dans un appel à la "Renaissance africaine" lancé par le Président sud-africain Thabo Mbeki dès sa prise de fonctions. C’est une approche intégrative économique à l’échelle continentale. Elle a commencé à prendre forme, à être un consensus au Sommet de l’Organisation de l’unité africaine, réuni le 11 juillet 2001 à Lusaka et s’est défini comme une "Nouvelle initiative africaine. À l’initiative De Mbeki s’est ajoutée une approche plus économique présentée au sommet franco-africain de Yaoundé en janvier 2001 par le Président sénégalais Abdoulaye Wade sous le nom de Plan Oméga.

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Issu de la fusion ou de la juxtaposition, pour certains analystes639, de ces deux projets ambitieux pour le continent africain, le nouveau partenariat pour l’Afrique s’est voulu une rupture dans l’approche intégrative africaine. Il s’affirme ainsi, dans la stratégie du développement à l’échelle continentale, comme une nouvelle initiative africaine, visant à infléchir positivement les tendances macroéconomiques du continent africain, en s’appuyant sur une stratégie qui s’est orientée vers une identification d’objectifs prioritaires.

L’option du NEPAD se fonde sur le constat que depuis l’indépendance des pays africains, le développement de l’Afrique n’ayant pu être effectif malgré tous les scénarios envisagés, il faut opter pour de nouvelles perspectives, de schémas intégratifs pour espérer résoudre les problèmes de pauvreté et du sous- développement endémique dans le continent africain. Il s’agit de placer les pays africains, individuellement et collectivement, sur la voie d'une croissance et d'un développement durables ; mettre un terme à la marginalisation de l'Afrique dans le contexte de la mondialisation et promouvoir son intégration complète et profitable à l'économie mondiale.

Dans la logique des concepteurs du NEPAD, une telle initiative permet aux acteurs africains de «s’extirper par eux-mêmes ainsi que leur continent du malaise du sous-développement et de l’exclusion d’une planète en cours de mondialisation»640.Pour juguler les stratégies inefficientes, issues des programmes d’ajustement structurel, qui n’ont fait que contribuer à la régression des économies africaines, le NEPAD décline une approche du développement pour l’ensemble du continent africain à partir d’une dynamique intégrative et co-partenariale. En somme, le NEPAD se définit comme une nouvelle stratégie pour un co-partenariat et un co- développement avec les pays développés du Nord, en inversant les démarches intégratives et développementalistes jusqu’ici initiées au profit d’une approche

639 Certaines critiques n’hésitent pas à démonter que le NEPAD est une juxtaposition de l’initiative de Wade et de celle de MBEKI, et sans une réelle articulation élaborée dans une perspective de synthèse dynamique des deux initiatives. Pour des raisons de paternité et de préséance, les deux plans ont été purement et simplement fédérés. Dans l’approche critique que nous ferons du NEPAD, nous reviendrons sur cet aspect pour mettre en exergue ce qui constitue à notre avis les limites objectives de ce nouveau plan d’intégration à l’échelle africaine 640 Hugon Ph.,«Le NEPAD: nouvelle chance pour l’Afrique?» dans Afrique contemporaine, n° 204, 2002, p.43

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supposée de rupture parce que axée sur des objectifs communs et sur un développement autocentré.

«Le NEPAD est un programme africain visant à promouvoir un développement autocentré de l’Afrique et offrant une vision opérationnelle englobant les activités sociales, politiques et économiques. Il vise à développer un nouveau partenariat global et son objectif est de transformer la relation donateur - bénéficiaire en une nouvelle approche de développement basée sur des

objectifs communs et un engagement mutuel»641.

Pour réaliser sa vision nouvelle d'un développement durable par l'intégration, le NEPAD s’est fixé une série d’objectifs bien identifiés dont les fondements sont de trois niveaux conjointement liés : une amélioration de la gouvernance qui aurait comme avantage indéniable une stabilisation des institutions et des fondements du cadre macroéconomique des États en Afrique ; un accroissement considérable des investissements dans les secteurs moteurs de la croissance qui augmenterait alors la compétitivité et la diversification des économies ; et enfin, amorcer une dynamique irréversible de réduction de la dépendance du binôme aide et endettement.

Ces objectifs devraient être à la base du modèle de sortie de crise, capable de venir à bout des obstacles et handicaps et d'enclencher, pour le continent africain, un processus de croissance régulière et de développement durable. Le texte fondateur du NEPAD adopté à Abuja au Nigeria en Octobre 2001, décline, en termes concrets, les objectifs que voici : éradiquer à long terme la pauvreté; restaurer et maintenir la paix, promouvoir la démocratie; engager le continent sur le chemin de la croissance et du développement humain (7% de croissance du PIB/an d’ici 2015, réduire de moitié en 2015 la pauvreté prévalant en 1990 ; scolarisation de toutes et de tous dans l’enseignement primaire avec éradication des disparités filles garçons dès 2005 ; restaurer et maintenir la stabilité macroéconomique et créer des emplois ; promouvoir le rôle des femmes, développer les secteurs d'activité ; réduire

641 Mkhan V.,«L’union africaine et le NEPAD: un nouveau départ pour l’Afrique?, dans Afrique contemporaine, n° 204,2002,p.9

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des 2/3 le taux de mortalité infantile et post infantile 1990 2015, réduire des ¾ le taux de mortalité lié à la maternité; promouvoir un meilleur cadre juridique et réglementaire.

Dans le long terme, l’objectif majeur est d’amener l’économie africaine à combler le retard qui les sépare des pays industrialisés. C'est sur cette toile de fond que le NEPAD s'est fixé l'objectif ambitieux de réaliser un taux de croissance annuel du Produit Intérieur brut de 7 pour cent sur les 20 prochaines années aux fins d'éradiquer la pauvreté, parvenir à la sécurité alimentaire et jeter les fondements d'un développement économique durable sur le continent. Ce développement se fonde sur une approche qui met l’accent sur les priorités comme : la bonne gouvernance, les infrastructures; les ressources humaines, y compris l’éducation, le développement des compétences ; la santé; les nouvelles technologies de l’information et de la communication ; l’agriculture ; l’énergie ; l’accès des exportations africaines aux marchés des pays développés et enfin l’environnement. L’ensemble de ces dix axes constitue les domaines prioritaires du NEPAD.

7.5.14. Le recours aux investissements privés Les immenses capitaux dont le continent africain a besoin pour combler son retard en matière de développement, ne pourront être obtenus qu’à partir d’un partenariat bien pensé avec le Nord où le secteur privé pourrait être d’un apport considérable. Il s’agit de développer, entre les pays industrialisés du Nord et les pays africains, un partenariat où le secteur privé serait une composante essentielle pour un co-développement du continent africain au bénéfice de toutes les composantes engagées, aussi bien les pays riches et leurs entreprises que les États et les populations africaines concernés par ce nouveau partenariat. Dans cette perspective, le secteur privé africain serait impliqué, formant avec le secteur privé du Nord des formes de coopérations pouvant donner aux économies africaines les chances dans une économie mondiale de plus en plus concurrentielle. Ainsi, dans cette perspective, l’Afrique pourrait réaliser l’existence de vastes secteurs de développement, capables de s’instaurer durablement dans cette dynamique de la globalisation fondée sur la concurrence et l’innovation constante.

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7.5.15. Les limites du NEPAD En matière de perspectives de sortie de développement macroéconomique pour l’ensemble du continent africain, le NEPAD n’est pas une nouveauté. On peut citer, dans cette perspective le Plan d’action de Lagos et l’Acte Final de Lagos en 1980, le Programme prioritaire pour le redressement économique de l’Afrique pour 1986- 1990, relayés par le Programme d’action des Nations-Unies pour le Redressement et le Développement de l’Afrique en 1986, le Cadre africain alternatif au programme d'ajustement structurel de 1989, la Charte africaine pour la participation populaire au développement de 1990 et le Nouvel Agenda des Nations-Unies pour le Développement de l’Afrique dans les années 90. Aujourd’hui, il est question d’un Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique.

Les expériences en matière de développement jusqu’ici initiées en Afrique depuis les indépendances, et dont dépendaient les politiques d’intégration, ont le commun dénominateur d’être conçues en fonction d’une philosophie du développement qui s’adosse aux postulats de base du paradigme d’une modernisation basée sur une perspective mimétique. En d’autres termes, le sous- développement du continent africain est posé en termes de retard par rapport au niveau de développement des économies occidentales. C’est ainsi que les modèles de développement conçus pour l’Afrique, sous les injonctions des anciennes puissances métropolitaines, sont fondés sur le principe de la croissance et de l’accumulation. Ils déclinent une conception du développement transculturel et de mise à niveau des économies africaines par rapport au niveau de développement des sociétés occidentales. Ce qui reste dans l’ancrage d’un paradigme du développement enraciné dans les valeurs occidentales, sans perspective aucune de réinterprétation et de réappropriation possibles des principes du développement occidentaliste en fonction des réalités sociologiques du continent africain.

La philosophie qui sous-tend le NEPAD tire toute sa substance de ce vivier idéologique, de cette matrice paradigmatique du développement, conception fortement déterminée par la problématique du retard du développement de l’Afrique et l’obsession à réduire ce gap par de forts taux de croissance économique. C’est une philosophie qui inscrit la problématique du développement en Afrique dans une

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vision historique de la modernisation des sociétés africaines, ceci en rapport avec une perspective du développement inscrit dans le système capitaliste mondial. Ce faisant, elle reste dans l’ancrage d’une stratégie néolibérale, sous l’angle de la croissance accélérée, voulue et conçue selon la logique des Institutions de Breton Woods. C’est dire que le NEPAD s’inscrit dans le cadre néolibéral de l'ajustement car le respect des équilibres macroéconomiques, la bonne gouvernance, l'ouverture extérieure restent des préalables au développement intégré avec comme objectif réduire le retard de l’Afrique à l’égard de l’Europe en matière développement. C’est ce qui explique pourquoi, la question du déficit infrastructurel et le recours aux capitaux privés constituent les deux leviers dominants dans l’identification des priorités pour le développement de l’Afrique.

La thèse dominante de cette philosophie du NEPAD se fonde sur le postulat de base selon lequel le principal obstacle au développement en Afrique repose sur le déficit que connaissent les États africains en matière d’infrastructures. C’est ainsi que le NEPAD est perçu en quelque sorte comme un projet de développement trop flou et trop fortement marqué par le dogme néolibéral qui domine la vision de l’économie mondialisée.

Certes, la question des infrastructures de base peut expliquer, en partie, les obstacles au développement en Afrique mais les autres obstacles qui sont d’ordre sociologique, politique, socioculturel ne peuvent pas ne pas être pris en compte pour une correcte analyse des véritables problèmes de développement dans le contexte africain. Les conflits de toute sorte, les guerres ethniques et tribales, les séries de coups d’État qui ont ponctué l’histoire politique de l’Afrique, l’absence d’un esprit de citoyenneté ne sont pas forcément des effets induits du sous-développement mais ils sont causes explicatives des difficultés auxquelles les nations africaines se sont trouvées confrontées au lendemain de leur émancipation. C’est donc dans une approche systémique qu’il faut appréhender le problème du développement et la question de l’intégration. Nous sommes tentés d’affirmer qu’en dépit des objectifs affichés et les nobles intentions proclamées par les défenseurs du NEPAD, la vision du développement que sous-tend ce projet ambitieux pour l’Afrique et les mesures qu’il entend prendre pour atteindre ces buts souffrent de graves déficiences. Les

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critiques que nous formulons à l’endroit de la philosophie de base du NEPAD se situent à ce niveau de déficience.

En résumé, nous pouvons conjecturer que l’approche du NEPAD est une approche hydride. D’une part, par une stratégie basée sur un flux massif de capitaux étrangers, le NEPAD s’inspire largement de la théorie de la modernisation des années 1950 et 1960 et d’autre part, il prône l’idée d’un développement africain autocentré qui s’appuie sur les ressources internes du continent. Ce double langage traduit, comme l’ont montré Charles Moumouni et Carole Nko, de la fusion du Plan Omega du président sénégalais Abdoulaye Wade et du Millenium Africa Plan du Président sud africain Thabo Mbéki642.

De par son orientation néolibérale, le NEPAD a fait, comme le soutient Moumouni, un retour à peine voilà de la théorie de la modernisation qui se fonde sur le postulat du transfert massif de capitaux, de technologie, de savoir-faire643. La philosophie qui sous-tend le NEPAD tire toute sa substance de ce paradigme. Elle est fortement déterminée par la problématique du retard de l’Afrique et par l’obsession de réduire cet écart par de forts taux de croissance économique. Ce faisant, elle reste dans l’ancrage d’une stratégie néolibérale d’ajustement à l’échelle continentale. Elle se fonde sur le postulat de base qui conçoit le marché comme le facteur unique de développement et qui voit les mécanismes proposés par l’approche néolibérale comme les seules voies pour pouvoir faire sortir le continent africain du sous-développement. Ce qui se traduit ainsi par une nette prédominance dans l’approche du NEPAD de la dimension économique au détriment des dimensions culturelle, sociale qui sont abordées de manière évasive dans le document de référence.

Autre constat, c’est que le programme de développement que propose le NEPAD oublie la dimension locale du développement, avec les dynamiques qui l’habitent, qui mobilisent les acteurs de base, leurs habitus, leurs convictions et leurs

642 Moumouni Ch., Nkoa C., «Le double langage du NEPAD. Des flux de capitaux étrangers pour un développement endogène» dans Perspective Afrique, vol. 1, n°2, 2005, pp. 171-186. 643 Moumouni Ch., «Communication participative et appropriation du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) dans Revue communication, vol. 24, n° 1, automne 2005.

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imaginaires. De ce fait, le NEPAD évacue la question culturelle, la dimension participative, l’implication des acteurs de base sans lesquelles aucun développement en Afrique n’est durable. Or, l’une des difficultés majeures dans l’espace socio-économique africain est la question de la pacification des espaces sociaux des multiples conflits d’ordre ethnique, tribal, religieux qui sont de véritables obstacles à la construction d’espaces régionaux et sous-régionaux propices à une libre circulation des personnes et des biens.

La construction de routes, de réseaux ferroviaires aussi importants soit-elle, ne saurait suffire pour assurer l’objectif d’une réelle intégration de tous les espaces si auparavant la question de la pacification et de l’intégration sociologiques et de la volonté politique ne sont pas correctement résolues. Par ailleurs, le rôle des infrastructures sur le développement n’est pas quasi automatique car leurs effets dépendent beaucoup de la capacité des acteurs à utiliser de manière efficiente et rationnelle cette ressource potentielle. C’est dire que les réponses fournies par le NEPAD, pour amorcer un développement durable à l’échelle continentale, ont mal intégré «les dynamiques du dedans» dont parlait Georges Balandier dans ses travaux sur la nouvelle Afrique en marche. C’est cette lacune majeure dans la stratégie du NEPAD que Philippe Hugon a essayé de mettre en relief quand il soutient que :

«Le NEPAD propose des réponses intégrant mal «les dynamiques du dedans» dont parle Balandier. Les pays d’Afrique ont été capables de gérer, depuis leur indépendance, le triplement de leur population, un sextuplement de leur population urbaine, la mise en place d’appareil d’État de jeunes nations, le maintien de frontières constitutives d’États nations en voie d’émergence. «Les acteurs du bas» ont été capables d’inventer d’innover, de créer des activités répondant à la satisfaction des besoins essentiels. Les économies non officielles, populaires ou informelles ont constitué des modes d’accommodement, d’ingéniosité, de survie du plus grand nombre»644.

644 Hugon Ph., «Le NEPAD : une nouvelle chance pour l’Afrique ? » dans Afrique contemporaine, article cité, p. 46.

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7.6. Le développement de l’Afrique face aux enjeux de la mondialisation 7.6.1. Sur les enjeux de la mondialisation Au sens économique, la mondialisation ou la globalisation est un processus d’intégration des économies de toutes les nations dans un système économique mondial régi par la loi du marché. Le concept désigne «un mouvement complexe d’ouverture des frontières économiques et de déréglementation qui permet aux économies capitalistes d’étendre leur champ d’action à l’ensemble de la planète»645. De ce fait, on peut dire que la mondialisation est ce processus de configuration d’une unité systémique du monde sur la base d’une articulation des économies autour des valeurs du système libéral. La première conséquence de cette nouvelle dynamique de l’économie mondiale s’est traduite par l’érosion de la souveraineté des États, avec l’inclusion dans le système international de toute une série d’acteurs régulant le fonctionnement de l’économie mondiale comme les firmes, les réseaux transnationaux, les sociétés multinationales non étatiques.

Ce nouveau phénomène est différemment interprété avec des grilles de lecture qui n’offrent pas une même appréciation de la mondialisation. Sans vouloir étudier ces différentes grilles d’analyse, on peut rapidement examiner les deux thèses qui sont à la base de ces différentes postures théoriques : celle d’une approche apologétique de la mondialisation qui met l’accent sur les aspects positifs et celle qui considère la mondialisation comme une nouvelle source d’inégalité et d’injustice.

La première posture est une lecture qui fait de la mondialisation, selon l’expression de Ben Hammouda, «l’horizon indépassable du monde contemporain»646. Elle se développe dans la logique de l’idéologie néolibérale. Elle fait du marché et de l’individu les piliers de la nouvelle modernité, caractérisée par le processus naturel d’une homogénéisation des valeurs marchandes au grand bénéfice de l’humanité. Cela veut dire que la mondialisation serait accompagnée non seulement d’une augmentation de richesses au niveau mondial, mais qu’elle contribue aussi à l’établissement et au raffermissement de la démocratie de la citoyenneté et de la paix dans le monde. La seconde posture démontre qu’avec la

645 Idem, p. 80. 646 Hammouda B., «Perspectives structurelles sur la mondialisation»dans Bulletin du CODESRIA, article cité, p.31.

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mondialisation, l’on assiste à l’existence d’un «fossé grandissant entre pays développés et le reste du monde et, à l’intérieur de chaque pays une minorité privilégiée et une majorité marginalisée ; l’affaiblissement du lien politique et le relâchement du tissu social ; la subordination de l’économie au secteur financier et le règne incontrôlé de la spéculation»647.

Ces deux postures se prolongent dans la pensée africaniste. D'un côté, il y a ceux qui soutiennent que la globalisation s'accompagne de possibilités de prospérité en Afrique. C’est une vision nuancée qui perçoit, à travers le phénomène de la mondialisation, une opportunité pouvant augurer un repositionnement pouvant permettre au continent africain d’enclencher un développement et une mise à profit de ses potentialités économiques. Ceci par des politiques d’ajustement et de réajustement pour amorcer un futur meilleur648.

Dans un article consacré aux diasporas mourides du Sénégal, Mamadou Diouf a soutenu le principe de l’intégration transculturelle des sociétés sous l’effet de la mondialisation. Il a essayé, à travers l’exemple des diasporas mourides, à «rendre compte dans un même mouvement du processus de la mondialisation et de la multiplicité du temps et rationalités locaux qui y sont insérés»649. Pour lui, la question pour l’Afrique est celle de la production de dynamiques locales sans être en déphasage du processus de la mondialisation. Ce qui veut dire, selon Diouf, que le débat ne se situe pas dans la problématique du rejet ou non de la mondialisation qui est devenue une réalité incontournable. Toutes les nations du monde, y compris celles de l’Afrique, étant devenues parties intégrantes du réseau mondial de production, d’échanges et de communication, le problème est plutôt de faire de telle sorte que ces nations africaines puissent s’adosser à cette globalisation afin de pouvoir conquérir des espaces de possibilités qu’offrent la libre concurrence et la

647 Abou S., «Identités et mondialisation» dans Cahier de l’UCAC, n°4, 1999, p.18. 648 Diouf M., «Commerce et cosmopolitisme. Le cas des diasporas mourides du Sénégal» dans Bulletin du CODESRIA, n°1, 2000. Dans un article consacré aux diasporas mourides du Sénégal, Diouf soutient le principe de l’intégration transculturelle des sociétés sous l’effet de la mondialisation. Il a essayé, à travers l’exemple des diasporas mourides, à «rendre compte dans un même mouvement du processus de la mondialisation et de la multiplicité du temps et rationalités locaux qui y sont insérés» (p. 20)». .Pour lui, la question pour l’Afrique est celle de la production de dynamiques locales sans être en déphasage du processus de la mondialisation. 649 Diouf M., «Commerce et cosmopolitisme. Le cas des diasporas mourides du Sénégal» dans Bulletin du CODESRIA, no 1, 2000, p .20

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libre initiative à chaque nation à affiner ses stratégies pour profiter de la mondialisation. Les nations africaines ne sauraient donc s’exclure de cette logique de la globalisation qui les insère au cœur d’un processus duquel elles ne peuvent aujourd’hui se dérober. Aucune nation en réalité, comme l’a soutenu Achille Mbembe, n’a pu échapper à la contraction du temps et de l’espace induite par la globalisation :

«Il n’est pas certain qu’il existe des zones où l’histoire mondiale ne se répercuterait point, écrit Mbembe. Ce qui diffère, poursuit-il, ce sont les formes multiples d’apprivoisement du temps mondial. Les formes d’apprivoisement sont tributaires des histoires et des cultures locales, des jeux d’intérêt dont les déterminants sont loin d’être à sens unique»650.

La thèse, ainsi énoncée par Diouf, malgré sa forte tendance à s’écarter du discours afro-pessimiste, a pourtant fait peu d’écho dans le débat sur la problématique de la situation de l’Afrique dans le contexte de la mondialisation. Elle est critiquée comme proche de l’analyse libérale. Elle repose sur les deux postulats essentiels de la théorie économique libérale. Le premier postulat s’appuie sur l’argument selon lequel le libre échange garantit l’enrichissement de chacun des partenaires, et le second postulat se fonde sur la réalité objective d’une globalisation qui n’offre aucune chance au continent africain de pouvoir s’adjuger une place autre que celle d’un continent marginalisé. Le niveau de développement du continent africain, sa part négligeable dans les échanges commerciaux qui ne représentent que 2,2% des exportations de la planète, 2,6% des importations et 1,7%, dans la production du P.I.B. de l’économie mondiale ne portent pas à croire que les temporalités locales africaines peuvent s’ajuster avec succès au temps de la mondialisation.

Dans la logique des rapports de force qui déterminent le processus de la mondialisation, l’Afrique est une fois de plus marginalisée, elle n’est plus une composante du Tiers-monde mais elle est, selon l’expression de Éla, «un espace hors-monde». C’est dire que le phénomène de la mondialisation n’a fait que contribuer, par ses mécanismes de restructuration de l’économie mondiale, à

650 Mbembe A., «À la lisière du monde: frontières, territorialité et souveraineté en Afrique» dans Bulletin du CODESRIA, n° 3 et 4, p.4

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l’affaiblissement des économies des États africains. Lebakeng et Phalane soutiennent cette perception quand ils affirment : «notre point de vue est que les partisans de la globalisation font preuve de malveillance dans leur évaluation de l'impact de la globalisation. Ce qui est considéré comme une intensification des liens entre différentes régions du monde est fondamentalement une seconde vague d'imposition par les pays développés»651. Cette imposition est d’autant plus évidente que ces régions sont condamnées à subir des programmes d’ajustement structurel, sous l’impulsion des institutions financières internationales, peu soucieuses des possibilités et des potentialités réelles des économies africaines. Pour l’Afrique, la mondialisation se déroule donc sous forme de contraintes économiques et de pression politique. Bref, en termes d’effets induits, la mondialisation dans le contexte africain est synonyme de dérégulation et de libéralisation de ses économies.

«Ainsi donc la mondialisation en termes de dérégulation et de libéralisation des économies africaines s’est fait non pas à travers les activités autopropulsées des forces du marché et le pouvoir persuasif de la rationalité de celle-ci, mais plutôt à travers le pouvoir de la contrainte et les moyens dont disposent les créanciers et des institutions financières internationaux»652.

Les mutations urbaines en Afrique ont engagé les sociétés africaines dans un type de modernité synonyme de version tronquée d’une modernisation de type occidental. Cette situation met les sociétés africaines en face de deux périls: l’adoption de politiques d’ajustement structurel sans lendemain et la perte d’une identité culturelle. C’est ce qui fait écrire à Makhtar Diouf que «l’Afrique fait face à deux périls: le rejet de toute politique réelle de développement au profit de programme d’ajustement mal conçus et polarisés sur le court terme, et la nouvelle aliénation culturelle»653. Le premier est déjà réel et l’autre se dessine à l’horizon du fait que les cultures africaines ont non seulement perdu leur attrait mais encore, de manière plus évidente, elles ne font pas preuve de souplesse pour s’approprier le temps du monde.

651 Lebakeng TJ , Phalane MM., «Africanisation des sciences sociales dans le contexte de la globalisation» dans Bulletin du CODESRIA, N° 3 & 4 ,p.8, 2001 652 Aina T A., Mondialisation et politique sociale en Afrique, ouv. Cité, pp. 76-77 653 Diouf M., «Quelques réflexions sur la dimension culturelle de ma mondialisation» dans Mondialisation et rencontres de cultures, ouv. cité, p. 9-

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7.6.2. Mondialisation, défis épistémologiques et raccourci historique 7.6.2.1. Le défi épistémologique Très tôt, dans le cadre de la recherche sociologique et anthropologique, le paradigme postcolonial a montré que les mutations sociales en Afrique, amorcées sous l’influence de la colonisation, ont aménagé de nouveaux champs sociaux qui sont différents des formes d’organisations sociales traditionnelles. L’examen approfondi de ces mutations a indiqué, en toute logique, «une prise de conscience internalisée par rapport à une modernité différente d’une modernisation importée et de ce fait partielle et désarticulée»654. L’émergence du paradigme de la postcolonialité, sous l’influence de la sociologie dynamique de Balandier, a pu impulser dans la recherche africaniste des schémas novateurs.

Ces schémas ont proposé des plans de lecture des réalités africaines pour rendre compte des nouvelles cartographies : la multi-culturalité, le pluri religieux, le métissage, l’hybridation, l’informalisation du secteur économique. Ce qui définissait la théorie postcoloniale comme un paradigme qui cherchait «à complexifier les approches, se méfiant des oppositions binaires, elle a voulu insister sur l’entre-deux, l’échange, le contact»655. Dans cette perspective, le paradigme postcolonial a refusé d’appréhender les sociétés africaines postcoloniales comme des systèmes simples et fermés mais les a vus plutôt comme des lieux d’emboîtement où différentes temporalités se chevauchent. Voilà ce qui justifie pourquoi la théorie postcoloniale est, selon l’expression de Françoise Vergès, «celle d’une lecture croisée des textes, d’une attention aux temporalités qui se chevauchent entre Occident et non Occident»656

On peut réduire les substances de «cette lecture croisée des textes» à deux postures théoriques : une conception qui situe la modernité en Afrique à travers un processus historique endogène et une autre approche qui situe la modernité africaine dans un processus de mixage, résultant des contacts entre facteurs exogènes et traditions africaines. Ces deux postures se réduisent, pour l’essentiel, à deux paradigmes majeurs : le paradigme qui met l’accent sur le déterminisme des

654 David D, «Mimétisme et regard internalisé: l’autonomie du politique en Afrique» article cité, p.93 655 Vergès F., Aimé Césaire Nègre je suis, nègre je resterai, Paris, Albin Michel, 2005, p. 92 656 Vergès F., Aimé Césaire Nègre je suis, nègre je resterai, ouv. cité, p. 86.

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forces extérieures, porteur d’une conception de ce que Mamadou Diouf appelle «la mise en subordination périphérique de l’Afrique»657 et le paradigme qui se fonde sur le postulat d’une trajectoire endogène des temporalités africaines. À travers ces deux postures, il y a quand même des nuances, des approches variées en fonction de l’importance et de l’attention plus attachées à tel ou tel aspect de la modernité qu’à d’autres. La question du défi épistémologique pose la nécessité de dépasser cette opposition pour penser les problèmes dans une complexité dialectique, sans a priori et à l’aide d’une redéfinition des bases épistémologiques de la pensée africaniste.

Le défi épistémologique est déjà esquissé dans le chapitre précédent où nous avons montré que c’est par l’engendrement d’une épistémologie de la transgression, selon le concept de Éla, que l’Afrique pourrait s’offrir les outils analytiques capables de rendre compte de ses réalités, de ses difficultés, voire des solutions efficientes aux crises qui l’assaillent. La problématique de l’engagement des sciences sociales africaines a été soulevée à ce propos pour que, par la saisie de la logique du sens profond de ce contexte de la mondialisation, le discours africaniste puisse éclairer sur les choix de développement du continent africain. Le défi épistémologique doit donc consister, pour le champ de la pensée africaniste du développement, à une redéfinition et à une refondation des cadres conceptuels et paradigmatiques à l’aune desquels on a toujours tenté de fournir une analyse in situ des réalités sociales en Afrique. Cette exigence tient au fait que pendant longtemps on a connu dans la recherche africaniste un processus de formalisation où la pensée sur les problèmes sociaux et sur le développement en Afrique a perdu tout le sens critique et prospectif.

La question d’une correcte articulation des exigences locales et la situation du système économique et historique, que soulève le problème de la mondialisation, interpelle la recherche africaniste. Le continent africain est, plus que tout autre espace social, confronté à l’équation du processus de la mondialisation et au problème de la multiplicité des temps et rationalités locaux qui y sont insérés. C’est dire que face à une mondialisation devenue un phénomène historique prédominant

657 Diouf M., «Des historiens et des histoires, pourquoi Faire? L’historiographie africaniste de l’Etat et les communautés» dans Revue africaine de sociologie, n° 3 1999, p 113.

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de notre temps, se pose la question déterminante, celle relative à l’équation du comment produire du local dans la rationalité totalisante de la globalisation que nous subissons. En d’autres termes, comment penser globalement et agir localement pourrait-on ainsi reformuler cette équation. L’Afrique s’est-elle réellement dotée, dans cette globalité qui l’englobe et la dépasse, de possibilités et de ressorts suffisants pour bâtir d’autres modernités qui puissent s’écarter de ceux imposés par le modèle occidental? L’Afrique peut-elle faire éclore, par sa propre trajectoire dans cette mondialisation, une modernité indigène qui «s’adosse, confronte et/ou transige avec la modernité mondiale?»658.

Ces questions, au delà de leur simple formulation interpellatrice, soulèvent la problématique du défi pour l’Afrique à faire preuve d’esprit d’inventivité pour que le temps et les rationalités qui trament les modèles sociaux et marquent l’historicité des sociétés africaines puissent s’ajuster et s’adapter au temps de la mondialisation, tout en préservant le génie et ses identités propres. L’Afrique doit-elle s’approprier la mondialisation ou doit-elle s’y adosser pour impulser des dynamiques locales, endogènes et durables à la place d’un mimétisme ou bien encore doit-elle adopter une attitude de repli sur soi? Évidement, la réponse à ces questions n’est pas aussi simple, car les tendances qui jaillissent du processus de la mondialisation laissent présager plusieurs scénarios possibles, susceptibles chacun de constituer une tendance majeure.

Or, selon la lecture opérée de la mondialisation, chacune de ces tendances historiques majeures peut dessiner une perspective pour le continent : possibilités d’éclosion de modernités alternatives, de processus disparates qui peuvent être contraires aux logiques dominantes de la globalisation capitaliste malgré l’emprise du libéralisme dans l’économie mondiale ; anéantissement éventuel des temporalités locales au profit d’une mondialisation, synonyme d’occidentalisation du monde; refus de la mondialisation et développement de réflexes capables d’offrir au continent une logique d’adaptation aux processus de la mondialisation.

658 Diouf M., «Commerce et cosmopolitisme. Le cas des diasporas mourides du Sénégal», article cité, p. 20

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Face à ces scénarios envisageables, les chercheurs africanistes doivent opérer une étude critique et sans complaisance des réalités africaines. Il faut que soient mises en exergue tant les valeurs dynamisantes que celles en déphasage avec les exigences de la nouvelle modernité qui s’impose aux sociétés modernes. À travers la perspective d’esprit d’inventivité dans la recherche africaniste dont il est ici question, quelles que soient par ailleurs les considérations idéologiques et la diversité des orientations épistémologiques, il faut que soit opérée une rupture dans la démarche qui doit partir du postulat que l’Afrique ne doit plus être à l’écart du processus de la mondialisation. Mais cela ne doit pas nous faire oublier par ailleurs que toute tentative de résolution de cette épineuse équation du développement en Afrique suppose, au préalable, une sorte de «distanciation au moins méthodologique avec les habitudes, les comportements, les structures, les technologies et les modèles de développement venus d’ailleurs»659.

Il faut revoir les paradigmes cogités sur l’Afrique et qui ont été, par ailleurs, forgés dans le cadre des épistémès occidentales, et dont les ambitions étaient de répondre à des situations contingentes propres aux sociétés occidentales. C’est en mesurant la distance historique et sociologique qui sépare le présent de l’Afrique, ses réalités et ses objectifs de l’époque pendant laquelle ces paradigmes ont été conçus, qu’on peut saisir toute la pertinence à repenser les problèmes actuels de l’Afrique à l’aide de schémas d’approche plus appropriés. En résumé, le défi épistémologique s’inscrit parfaitement dans la problématique de la refondation des sciences sociales africaines, refondation qui dépasserait la seule perspective de formulation abstraite. Aussi scientifiques qu’elles puissent être, les sciences sociales africaines ne peuvent jouer pleinement leur rôle qu’en offrant des perspectives de solutions aux problèmes du développement en Afrique.

Or, pour cela il faudrait qu’elles assument, comme nous l’avons déjà affirmé, un engagement résolu à envisager une lecture critique sur les réalités africaines et sur les discours produits sur l’Afrique et les Africains. Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut attendre d’elles des solutions pratiques et efficientes pour sortir le continent de sa torpeur et de ses crises structurelles.

659 Pisani E., Pour l’Afrique, ouv. cité, p.79

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7.6.2.2 Le défi du raccourci historique La question du développement en Afrique, plus précisément celle qui concerne les voies et moyens pour sortir de la situation de continent sous-développé, pose en dernière instance le problème du raccourci historique face aux exigences d’une modernité impulsée par la mondialisation. Pour autant, il faut refuser de sombrer dans le discours afro-pessimiste, pour autant, il faut s’écarter de cette tentative d’idéalisation des cultures africaines, confinées dans leur statut de cultures exotiques face à la modernité occidentale. Les mutations qui ont envahi l’espace social africain attestent que les sociétés africaines ne sont pas momifiées, elles sont à l’instar des autres sociétés capables de subir des transformations. Elles peuvent incarner l’esprit de créativité, se réajuster pour s’approprier la science et la technologie.

En mettant l’accent sur les facteurs de mutations, capables d’installer les sociétés africaines au cœur des processus scientifiques et technologiques les plus aptes à les faire sortir de leur situation de sociétés en marge du progrès de la science et de la technologie, on ne ferait qu’engager les sociétés africaines à amorcer un raccourci historique nécessaire pour leur décollage économique. En effet, pour les cultures comme celles de l’Afrique qui ont hélas vécu et continuent à vivre exilées dans les marges de la science, de la technologie et la révolution informatique, il leur faudra emprunter un raccourci historique pour combler leur retard par rapport aux sociétés industrialisées qui ont longtemps maîtrisé la science et la technologie.

Le retard du continent africain est à tout égard criard, il suppose une stratégie d’adaptation aux exigences d’une accélération des outils technologiques imposés par la nouvelle révolution informatique. Une telle stratégie doit se fonder sur une vision pragmatique pour que les technologies que l’on devra acquérir soient intégrées à la totalité sociale de l’espace de vie des populations africaines. Cet impératif nous éloigne d’une conception linéaire du retard de l’Afrique dont la solution se pose en termes de mimétisme. Combler son retard ne signifie pas pour nous que l’Afrique soit portée à introduire les technologies dans le contexte actuel

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en faisant fi des ressorts socioculturels et les dynamiques endogènes qui trament les réalités sociologiques des sociétés qui la composent. Mais il s’agit d’introduire une pédagogie qui, en dépit des exigences de rationalité, tiendra compte des réalités et les processus de formation et d’acquisition des connaissances en phase du génie de l’homme africain.

L’idée de valeurs africaines, inaptes à porter la dialectique du progrès, est donc un faux débat alimenté par la langue de bois d’un discours plutôt pamphlétaire que démonstratif. La science et la technologie ne sont pas fondamentalement en contradiction avec les valeurs africaines. Au contraire, les valeurs africaines sont riches de ressorts capables d’induire des logiques de réadaptation, de renouvellement et de réorganisation au regard des exigences de la modernité actuelle. L’œuvre magistrale du savant sénégalais Cheikh Anta Diop a fini de démontrer que les Africains ont été pionniers dans le domaine des connaissances et de la science de manière particulière. Cela signifie que l‘Afrique devrait s’efforcer à renaturaliser les sciences et la technologie pour en faire une appropriation efficiente en fonction de ses identités propres, du génie de ses peuples et enfin en fonction de ses objectifs prioritaires pour son développement pensé et défini à partir de ses propres potentialités et réalités spécifiques.

Les exemples du Japon, de la Chine, de l’Inde qui sont aujourd’hui à la pointe de la modernité, sont souvent là pour démontrer qu’il y a des principes dynamiques inhérents à toute société et qui peuvent réconcilier les sociétés avec les outils scientifiques et technologiques. Cet impératif d’un raccourci historique, pour faire face à la mondialisation, suppose donc, comme le montre Souleymane Bachir Diagne, que l’Afrique rompe avec

«cette fausse philosophie du dépôt, de la sédimentation des valeurs pour retrouver ce dynamisme propre à nos cultures. Sans dommage, nos cultures ont digéré l’Islamisation. Elles doivent pouvoir digérer la modernité sans que nous ne vivions une contradiction insurmontable en nous-mêmes»660.

660 Diagne S B., Entretien, Soleil, 6 Avril, 1986, p. 8

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Ce raccourci historique suppose une refonte des systèmes éducatifs en Afrique, qui ne peuvent être efficaces qu’en s’appuyant sur un véritable processus d’intégration à l’échelle continentale.

Conclusion Dans ce chapitre nous avons abordé deux questions complexes : la première concerne le problème d’une redéfinition de la nouvelle épistémologie africaniste et la seconde porte sur le cadre alternatif du développement en Afrique.

Concernant, la question de la nouvelle épistémologie africaniste, l’examen des différents aspects que nous avons eu à aborder dans ce chapitre, en nous inscrivant dans une perspective de redéfinition des sciences sociales africaines, en particulier la socio-anthropologie africaniste du développement, est loin d’être exhaustif au regard des multiples défis épistémologiques auxquels les recherches africanistes en sciences sociales sont aujourd’hui confrontés. Face à des processus de sociabilité, de plus en plus complexes dans l’espace des sociétés africaines actuelles, il y a effectivement lieu de repenser et de refonder la recherche africaniste. Ce qui suppose un effort épistémologique énorme que l’espace de cette thèse est loin de pouvoir épuiser. Seulement, en s’orientant vers une telle perspective, nous avons voulu participer à un débat et contribuer modestement à l’identification de quelques pistes.

Notre propos part du postulat que cette nouvelle épistémologie, dont il est question dans le contexte de l’Afrique, devrait tenir compte des nouvelles réalités des sociétés postcoloniales. Les liens fonctionnels des principales composantes des savoirs sociologiques en Afrique devraient désormais être réévalués en fonction des nouveaux champs de constitution des réalités africaines. Telle est la base explicative de ce que nous avons voulu exprimer à travers l’impératif de refondation du champ de l’africanisme. C’est ce qui permet de saisir que l’africanisme, dans le domaine des sciences sociales, pour être efficace, devra progresser à la fois dans le sens de la cohérence théorique et de la fidélité constante au réel. Il faudra qu’il assume le statut d’une science en rupture continuée car, comme l’écrivent Bourdieu, Chamboredon et Passeron :

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«La véritable accumulation suppose des ruptures que le progrès théorique suppose l’intégration de données nouvelles aux prix d’une mise en question critique, des fondements de la théorie que les données nouvelles mettent à l’épreuve […]. L’histoire d’une science est toujours discontinue parce que le raffinement de la grille de déchiffrement ne se poursuit jamais à l’infini mais s’achève toujours dans la substitution pure et simple d’une grille à une autre»661.

Par rapport au cadre alternatif du développement, nous avons voulu aussi esquisser quelques préalables qui nous paraissent essentiels pour songer à venir à bout des difficultés du continent sur le plan du développement économique et social. Entre une idéalisation des sociétés africaines d’une approche culturaliste simpliste et une démarche sous-tendue par le paradigme de la modernisation, nous avons situé l’axe du développement en Afrique dans la réappropriation dialectique de l’endogène et de l’exogène à partir du territoire local qui doit être le point de départ du développement durable en Afrique. Nous avons montré que les mutations qui ont envahi l’espace social africain attestent que les sociétés africaines ne sont pas momifiées, elles sont à l’instar des autres sociétés capables de subir des transformations. Seulement, c’est au niveau des dynamiques locales qu’il faut chercher les ressorts du développement en Afrique.

La question du développement en Afrique se pose en termes de projets pluriels identifiés en fonction des forces susceptibles de les porter selon la particularité des contextes et des situations d’acteurs. Tel est l’enjeu d’une économie à l’échelle locale que les sociétés africaines sont en mesure de réaliser avec succès. C’est une économie qui évite à ces sociétés de se déstructurer, elle peut constituer un facteur intégrateur dans le contexte social local comme «un processus permanent de mise en œuvre de formes diverses d’autocontrôle social articulées sur la reconstruction du lien social»662 et la satisfaction des besoins fondamentaux.

661 Bourdieu et al., Le métier de sociologie, ouv. cité, p. 47 662 Peemans J.Ph., Le développement des peuples face à la modernisation du monde. Les théories du développement face aux histoires du développement « réel » dans la seconde moitié du XXème siècle, ouv. cité, p.486.

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CONCLUSIONS GÉNÉRALES

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Au terme de ce travail, nous espérons avoir contribué à baliser un domaine de recherche. Mais nous éprouvons, malgré tout, le sentiment que notre thèse est loin d’avoir épuisé l’analyse des enjeux épistémologiques qu’elle soulève. Il y a encore des points à élucider, des axes à repérer, des zones d’ombre à éclairer, des questionnements qui attendent leurs réponses. Cela s’explique en partie par la complexité et l’ampleur de notre thème de recherche qui englobe trois centres d’intérêt dont chacun pouvait faire à lui seul l’objet d’un travail d’investigation. Rappelons brièvement ces trois articulations pour voir si les objectifs assignés à ce travail, malgré ses insuffisances, ont été réellement atteints.

D’abord, la première préoccupation de cette thèse était de fournir une sorte de synthèse critique des questions épistémologiques, théoriques et méthodologiques auxquelles sont confrontées les théories africanistes du développement. Pour réaliser un tel objectif, nous avons procédé à l’analyse de théories africanistes du développement rédigées en langue française. Certes, nous n’avons pas épuisé l’ensemble des théories élaborées à cet effet, mais nous avons examiné les formulations dominantes, du moins les plus importantes, depuis la sociologie dynamique de Balandier jusqu’aux théories nouvelles. Dans les deux chapitres qui ont porté sur leur étude, nous avons mis en évidence leurs outils analytiques, leurs paradigmes sous-jacents ainsi que les contextes socio-historiques qui ont présidé à leur élaboration. Ces chapitres ont été précédés d’une étude de la crise du développement en Afrique et d’une analyse de la constitution de la pensée africaniste du développement, dont l’évolution a conduit à la naissance d’un champ de recherche africaniste axé sur des questions de développement.

Ensuite, nous avons étudié quelques questions idéologiques, épistémologiques et méthodologiques posées par les théories abordées. Dans cette étude, nous avons procédé à une mise en exergue de ce qui semble constituer les obstacles majeurs des théories africanistes. Tant du point vue idéologique, épistémologique, voire méthodologique, l’africanisme révèle des lacunes que nous avons essayé de soumettre au regard de l’analyse critique. L’objectif de cet examen critique a visé à fournir les bases théoriques et épistémologiques d’une redéfinition des sciences sociales africaines.

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Enfin, notre dernière préoccupation était de montrer qu’au-delà de l’exigence d’une rupture épistémologique dans la pensée africaniste du développement, s’imposait aussi l’élaboration d’une théorie du développement. Nous avons établi un lien paradigmatique entre la rupture épistémologique et la redéfinition des approches alternatives du développement. Dans notre optique, nous avons misé sur l’approche du développement à l’échelle locale. Dans cette approche, nous avons défendu l’idée selon laquelle, l’exigence du développement en Afrique est d’abord un développement conçu dans la perspective des dynamiques locales de développement. C’est dans le contexte de la mondialisation que le choix du développement à partir des dynamiques locales nous apparaît le meilleur point de départ pour les sociétés africaines.

Ces différents axes ont fait l’objet d’une élaboration théorique, à l’aide d’un cadre d’analyse et d’un choix méthodologique. Elle s’est appuyée sur une hypothèse centrale et trois objectifs précis. Les conclusions retenues permettent-elles d’affirmer que tous les objectifs ont été finalement atteints? En d’autres termes, pouvons-nous dire que ces trois objectifs ont fait l’objet d’un traitement rigoureux? À notre avis, l’espace de cette thèse est loin d’être suffisant pour traiter de manière exhaustive l’étendue et la complexité de ces différents domaines.

Nous avons voulu interroger les sciences sociales africaines du développement pour récuser certaines évidences et entamer une discussion sur les enjeux que soulève la pensée du développement. Notre thèse s’inscrit dans l’espace d’un débat ouvert dont les perspectives nous écartent de toute prétention à résoudre des problèmes aussi complexes. En choisissant de faire un travail d’investigation sur le champ africaniste du développement, l’ambition n’était pas d’apporter des solutions toutes faites. Mais au contraire, dans notre entendement, l’objectif poursuivi était double : d’une part, identifier ces problèmes, du moins élucider ceux qui nous paraissent les plus importants et les plus évidents et d’autre part, soulever des interrogations sur les questions qui habitent l’africanisme actuel.

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Évidement, notre thèse a cherché à montrer que non seulement il y a une crise ou des crises du développement en Afrique que les théories africanistes ont essayé de mettre en relief dans leurs formulations respectives et parfois de leur proposer des solutions, mais il y a aussi une crise épistémologique récurrente et sous-jacente aux différentes théories africanistes du développement. Nous avons saisi les enjeux de ces deux types de crises comme étant liés : si les crises relatives aux politiques de développement dans les sociétés africaines ont suscité logiquement des théories africanistes du développement, ces théories, à cause des biais idéologiques et des problèmes épistémologiques sous-jacents à leur formulation, n’ont pas pu apporter des réponses appropriées aux apories du développement.

Au regard de ces problèmes, qu’est ce que notre thèse propose comme esquisse de solution? C’est la réponse à cette interrogation qui permettra de dire que celle-ci a contribué à identifier des pistes, à reformuler la pensée sur le développement et à redessiner des schémas d’approche pour un développement alternatif. Ce qui veut signifier qu’elle a su contribuer à faire éclore ce que Jean- Marc Éla appelle ces «voies capables de réinstaller l’Afrique au cœur des débats scientifiques de notre temps»663. Au terme de notre cheminement, trois résultats peuvent être revendiqués.

Le premier se situe dans l’identification des logiques et des paradigmes qui ont structuré la pensée africaniste du développement, en partant de l’anthropologie coloniale, en passant par la sociologie dynamique de Balandier jusqu’à la sociologie des acteurs. En nous appuyant sur des chercheurs comme Jean-Pierre Olivier de Sardan, de Philippe Hugon, Alf Schwartz et Yao Assogba, nous avons retracé l’évolution de la pensée africaniste du développement à travers ses formulations les importantes. Ce qui nous a permis de montrer la place que la socio-anthropologie du développement occupe dans le champ de la pensée africaniste, du fait de l’ampleur et de la complexité de la crise du développement dans les sociétés africaines postcoloniales.

663 Éla J.M., «Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation», article cité, p.3

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Le deuxième se situe dans le débat concernant les bases épistémologiques de redéfinition des sciences sociales africaines. Dans cette perspective, nous avons examiné les ruptures épistémologiques susceptibles de conduire à une redéfinition des procédés d’approche et des méthodologiques jusqu’ici usités. Cela devrait passer par trois impératifs : d’abord, une réappropriation critique de l’héritage épistémologique africaniste, ensuite l’adoption d’une épistémologie de la transgression, et enfin la réalisation d’une série de défis qui permettraient un travail de démolition constant des concepts, des paradigmes, des méthodologies dans le champ des sciences sociales africaines.

Le troisième se situe dans la mise en perspective des problèmes du développement au prisme des grilles d’analyse qui nous ont montré les failles du développement mimétique. C’est dans l’initiative d’un cadre alternatif basé sur le développement à l’échelle des territoires et à partir de la réappropriation dialectique de l’endogène et de l’exogène que nous avons situé le développement possible en Afrique. C’est un développement des sociétés africaines que nous inscrivons dans les dynamiques locales d’acteurs collectifs, favorisant l’émergence d’espaces sectoriels de négociations et de concertations qui contribue à la consolidation d’institutions à la base, renforçant les capacités des acteurs locaux, par un soutien méthodologique.

En substance, cette thèse a réussi à montrer que la recherche africaniste, du moins celle concernant le champ des théories africanistes du développement, est traversée par des crises multiformes. L’identification de telles crises nous a conduits à penser que l’évaluation de ces théories doit être dialectiquement liée à l’examen critique du rôle du savoir, de la production de ces théories dans les stratégies de développement et de la modernisation des sociétés africaines.

Pour aborder le problème de la modernité en Afrique, il faut partir du postulat que les sociétés africaines sont par excellence marquées par l’hétérogène, non pas parce que s‘y rencontrent des cultures différentes mais parce que cette rencontre est le lieu de processus complexes de compositions et de recompositions de types de sociabilités et de rapports sociaux inédits. Ces dynamiques sociétales,

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expressions de formes de modernités en dehors du schéma linéaire de la modernité à l’occidentale, sont d’une configuration telle que chaque dynamique en soi peut être considérée comme une mosaïque composée de logiques non jointives et parfois contradictoires. Dans la situation ainsi décrite, la question de la modernisation des sociétés africaines se pose pour envisager l’avenir du continent africain.

En abordant la modernité dans le contexte des sociétés africaines, nous récusons l’idée d’une historicité qui ne tient pas compte de ce que Bayart appelle les

«procédures de dérivation créative»664 qui sont des innovations culturelles ou des «productions pleines de modernité irréductible»665 propres aux logiques comportementales des masses africaines. Il s’agira plutôt d’une acception de la modernité qui tient compte des systèmes de sens et des dynamiques transformationnelles en œuvre dans les sociétés africaines postcoloniales. La modernité, dans la plupart des théories africanistes, est présentée sous deux registres qui s’excluent et s’opposent radicalement. Le premier aborde la modernité comme une greffe mal réussie en Afrique. Ici, la modernité est ainsi désignée comme une sorte de versant occidentalisé des sociétés d’Afrique en opposition au versant traditionnel représenté par l’ensemble des systèmes de valeurs symboliques propres aux traditions africaines. Le second versant défend l’idée d’une modernité endogène qui arrime ses amarres dans les antiquités égyptiennes et nubiennes des civilisations de la vallée du Nil. Or, chercher le sens de la modernité africaine dans la limaille de la culture occidentale ou en la voulant endogène au point d’en nier les influences étrangères de plusieurs siècles, qu’elles soient arabes, occidentales, culturelles, politiques, économiques ou religieuses, c’est vouloir faire abstraction des réalités empiriques que l’analyse du fait social ne pourrait ignorer. Ce qui revient, en quelque sorte, à vicier tout le sens que revêt la modernité en Afrique.

La réalité du contexte africain demeure, en effet, une réalité complexe dont il faudrait tenir compte dans l’approche de la modernité en Afrique. Cette

664 Voir .Bayart J F., L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989. Cette notion de « procédures de dérivation créative » s’applique au transfert des représentations, des attitudes, des modèles culturels et politiques qui s’inscrivent en faux contre l’idée d’un Occident comme prisme et échelle d’évaluation. C’est une notion qui indique l’hypothèse d’une pluralité de modèles, de trajectoires dans ce que Jeans Copans appelle la longue marche de la modernité 665 Idem p .15

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extraordinaire complexité des espaces sociaux africains actuels résulte d’une double dynamique : une dynamique endogène marquée par une série de crises comme l’érosion du mythe de l’État-nation et son projet émancipateur, modernisateur et l’irruption d’une mondialisation de plus en plus accélérée. Cette double crise indique une direction historique où la modernité en Afrique ne se saurait être envisagée sous l’angle de la seule continuité des temporalités endogènes dont les sociétés africaines traditionnelles furent porteuses, même si ces temporalités ont, par ailleurs, un ancrage réel dans la vie des populations africaines. Le paysage socioculturel des sociétés africaines offre des espaces complexes, hybrides où les formes d’historicités révèlent des types de modernités ouvertes et plurielles qui sont l’œuvre d’acteurs aux références identitaires qui puisent à la fois au registre traditionnel et à l’influence de la civilisation occidentale.

Par conséquent, les paradigmes qui s’intéressent à ces logiques sont plus que jamais confrontés, du point de vue morphologique, aux défis de la complexité de ce que Zaoual désigne comme étant de «l’interdépendance de toutes les facettes du réel»666. Notre démarche a tenu compte d’une telle évidence et a déroulé son axe d’analyse dans une perspective de spécification des sociétés africaines actuelles, du fait de la stricte particularité des logiques qui les scandent dans le processus de la mondialisation. Notre propos écarte l’idée d’une conception substantialiste ou normative du concept de modernité, concept forgé au prisme des paradigmes positivistes ou néo-positivistes. De même, nous ne plierons pas aux charmes d’une modernité endogène qui prolonge le débat idéologique de la résistance culturelle africaine.

Or, un tel rôle n’a pu être joué par ces théories, d’où toute l’importance accordée dans cette thèse au travail de reconstruction d’un socle épistémologique de rupture qui soit en phase avec les gisements de sens nouveaux que recèlent les nouvelles formes d’historicité dans le contexte africain. L’avenir de l’africanisme est à ce prix, de même que le devenir du continent africain. Car la bataille de l’Afrique ne saurait se limiter à la bataille seulement politico-économique, elle est aussi une bataille épistémologique et axiologique. C’est pourquoi la perspective d’une redéfinition de

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l’épistémologie africaniste constitue, dans notre démarche, une condition indispensable pour un africanisme renouvelé qui, par ses analyses judicieuses, ses méthodes d’approche et son engagement, pourrait offrir à l’Afrique des paradigmes efficients et des perspectives d’insertion à la dynamique du développement.

Ce n’est qu’à partir de ce moment que l’africanisme pourrait aider à changer la situation des sociétés africaines et l’image du continent. Voilà le contexte où s’inscrit notre thèse même si elle est loin de résoudre les problèmes qu’elle soulève.

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