COLLECTION « L'ÉPREUVE DES FAITS » dirigée par Hervé Hamon et Patrick Rotman

L'Internationale du DU MÊME AUTEUR

La Fin des Jeux olympiques (Garnier, 1980) Benoît Heimermann

L'Internationale du tennis

Éditions Ramsay 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris (c) Editions Ramsay, 1982 ISBN 2-85956-281-8 Avant-propos

J'ai découvert le tennis sur le tard, alors que rien ni per- sonne, dans mon milieu familial ou mon entourage, ne me pré- disposait à le faire. J'ai tout de suite été intéressé par ce sport géométrique et cérébral, ce jeu de marelle disputé à la vitesse du son par des athlètes à la fois beaux et courageux. Mon adhé- sion fut d'autant plus enthousiaste que je fus admis dans le sérail à une époque où Bjôrn Borg et John McEnroe se livraient un duel poignant, sans cesse renouvelé. Par la suite, mon métier — je suis journaliste au Matin de Paris — m'a permis de découvrir la face cachée de ce tableau de maître, et de mieux apprécier les tenants et les aboutissants du « tennis-business ». Les trois années que je viens de passer sur le « circuit » et l'enquête qui a préludé aux pages qui vont suivre auraient dû me faire déchanter. Il n'en est rien. Même si ma naïveté a pas- sablement été battue en brèche, mon plaisir est resté intact. B.H. P.S. : Ce livre est d'abord le résultat d'un travail d'investiga- tion. L'abondante littérature tennistique et les différentes con- férences de presse tenues par les principaux acteurs du circuit n'ont pas suffi à alimenter mon enquête. Ce n'est qu'après avoir rencontré Pierre Barthès, Annick Baumann, Roger Brennwald, Nicole Berthier, , Stéphane Clé- ment, Pierre Charreton, Philippe Chatrier, Jean Couvercelle, Pierre Darmon, Georges Deniau, Eric Drossart, Christian Duxin, Fiona Easdale, Ed Fabricius, Michel Fernet, Bernard Genestar, Mary Gibbons, Patrice Haguelauer, , Rod Humphries, Gil de Kermadec, , Harry Lapp, Marc Lasry, Olivier Merlin, Bernard Montrenaud, , Serge Philippot, Patrick Proisy, Andréa Richard, Bill Riordan, Harold Solomon et Peter Worth, que j'ai pu rassem- bler les renseignements et les informations indispensables à la réalisation de ce livre. Les citations proviennent le plus souvent des conversations que j'ai eues avec eux. Qu'ils soient tous remerciés pour leur concours, ou leur soutien. INTRODUCTION

Le boom

Fin 1979, sagement retirée dans sa villa de Hilton Head en Caroline du Nord, Evonne Cawley-Goolagong ne nourrit plus guère d'illusions sur son avenir sportif. Professionnelle depuis maintenant huit saisons, encore classée quatrième joueuse mondiale, somme toute satisfaite d'avoir accumulé 187 132 dollars au cours de l'année écoulée (mais aussi mère d'une petite fille âgée de deux ans à peine), elle s'est fait une raison : pour elle, la page est quasiment tournée. Quelques jours avant Noël, Evonne accepte néanmoins de recevoir un commis voyageur aussi étrange qu'obstiné. Très bavard, plutôt convaincant, ce « représentant » n'ignore rien de ses intentions et de ses projets. Mais, sûr de lui, il sait aussi que son attaché-case contient un argument massue capable de tout remettre en cause du jour au lendemain : un contrat de plusieurs centaines de milliers de dollars, proposé par l'un des plus gros fabricants de produits pour bébé du monde, au cas où Evonne deviendrait la première mère de famille à remporter Wimbledon. La première depuis Dorothea Chambers-Lambert en 1914. Autant dire la première depuis toujours. Six mois plus tard, contre toute attente, Goolagong parvient effectivement à dominer -Lloyd en finale du tournoi international le plus prestigieux. Une victoire inespérée obtenue neuf ans après son sacre inaugural. Vu sous cet angle, le succès d'Evonne Goolagong perd évi- demment beaucoup de son charme et de son innocence. L'anecdote réduite à sa plus simple expression porte même un sérieux préjudice à cet exploit, pourtant arraché au terme d'un spectacle de toute beauté. Elle laisse sous-entendre qu'un agent extérieur — en l'occurrence un contrat juteux — serait propre à déterminer la motivation d'une championne ou d'un cham- pion, à lui redonner une raison d'espérer et de croire en ses chances... Perçu de l'extérieur, l'événement déclencha naturellement l'admiration de tous. La rencontre fut très plaisante, d'autant plus palpitante que rien n'annonçait une issue aussi inatten- due. Evonne Goolagong, comme au temps de sa prime jeu- nesse, s'était plue à séduire la galerie à grand renfort de mon- tées au filet et de volées amorties. Après son triomphe, pas une seule fois elle n'évoqua la visite de notre marchand de blédine, et la nature de sa proposition. Personne ne se sentit le bon goût de le faire à sa place, peut-être parce que la ficelle était trop grosse et la démonstration irrecevable. Si nous avons tenu à la rapporter en préambule, ce n'est pas pour remettre en cause la générosité et le courage qu'a dû nécessiter cet étonnant « come back », mais pour souligner à quel point le tennis de compétition est désormais intimement lié au pouvoir de l'argent. Directement ou indirectement. A quel point ce loisir excite les investisseurs. Combien son succès provoque les initiatives les plus farfelues. Et, finalement, com- ment son expansion future sera irrémédiablement fonction de sa réussite financière. C'est le lot, me direz-vous, de tous les sports professionnels. Mais le « phénomène tennis » semble encore plus impressionnant dans la mesure où son dé- veloppement a pris ces dernières années des allures de raz de marée, charriant, à tous les niveaux, des sommes faramineuses et un nombre de pratiquants chaque jour plus élevé. Aucun sport n'a connu, en l'espace d'une génération, l'explosion, les remous, les révolutions qui, aujourd'hui encore, secouent le petit monde du tennis. Longtemps réservé à une élite entichée de snobisme, sa pratique gagne cependant toutes les couches de la société. Son succès ne se limite plus aux pays occidentaux. Et les statistiques les plus sérieuses estiment à cent vingt millions le nombre de ses adeptes. Compagnies aériennes, constructeurs automobiles, fabri- cants de radio ou de télévision, couturiers, parfumeurs, bras- seurs, marchands de pop-corn ou de cigarettes : le tennis sti- mule les investisseurs, quels qu'ils soient. Les rapports entre ces différentes compagnies sont nuls, mais toutes cherchent à pro- fiter de l'image de marque d'un sport en plein essor qui a l'avantage d'être télégénique et surtout universel. Pour un commanditaire, le plus sûr moyen de promouvoir sa marque est encore de « sponsoriser » une compétition, un challenge ou même un joueur. Cette course au parrainage implique parfois des marchandages byzantins, mais les fonds engagés atteignent invariablement des sommets vertigineux. En 1978, la société Colgate-Palmolive a dû céder un peu de terrain devant son principal concurrent (Avon) qui n'a pas hésité à proposer deux millions de dollars pour contrôler l'orga- nisation d'un certain nombre de tournois féminins d'hiver aux Etats-Unis. Les plus grandes marques automobiles se sont engouffrées dans la brèche. Volvo cautionne depuis 1980 le Grand Prix masculin, qui regroupe plus de quatre-vingt- dix tournois organisés de par le monde, moyennant une bourse totale évaluée, en 1982, à dix-sept millions de dollars. Toyota fait de même pour un circuit réservé exclusivement aux femmes. Mercedes a choisi comme partenaire privilégié le mil- liardaire texan Lamar Hunt qui supervise, depuis le 1er janvier 1982, une vingtaine de tournois avec à la clef une dotation glo- bale de huit millions de dollars. Saab a concentré ses efforts sur Bjôrn Borg. Et signé avec lui un contrat d'exclusivité. Désireux de stimuler ses ventes sur le continent américain, Peugeot a obtenu le droit contre quelques royalties, d'apposer un « sti- ker » sur la chemisette de Jose Luis Clerc et de Vitas Gerulaitis. Associé à un fabricant de raquettes (Rossignol), Peugeot- Etats-Unis fut d'ailleurs en 1979 à l'origine d'une expérience promise à un succès certain. Plutôt que de servir les intérêts de tel ou tel joueur, Peugeot a décidé de rassembler sous sa bannière une véritable équipe suivie en permanence par un mas- seur et un « coach » chargés de l'entraînement et du pro- gramme de ses protégés. Début 1980, Marlboro (avec Barazzutti et Edmondson) ne s'est pas fixé d'autre objectif. Et un entrepre- neur de travaux publics suédois (Siab) a placé sous la responsa- bilité de John Anders quatre des plus sûrs espoirs du pays, rétri- bués, conseillés, formés en marge du système fédéral. Les méthodes utilisées par les annonceurs sont multiples et variées. Qu'il s'agisse de la Hong-Kong Land Corporation, de la Nippon Electric Company ou de la British Petroleum, l'argu- ment reste le même : profiter d'un vecteur publicitaire très porteur susceptible de toucher un maximum de consomma- teurs potentiels. Même si les différents sondages réalisés ces dernières années aux Etats-Unis sont quelque peu contradictoires, la courbe de la pratique pour la décennie écoulée est en progression constante. Evalué à huit millions en 1970, le nombre des tennismen amé- ricains avait franchi la barre des trente-cinq millions en 1975. L'augmentation fut particulièrement sensible entre 1973 et 1976 : + 45 %. Cette poussée se traduit également au niveau des équipements. De New York à Los Angeles, on recense actuellement 160 000 courts de tennis. 11 000 sont couverts, alors qu'il n'en existait que 1 200 en I960 ! Pour un annonceur, ces chiffres, qui ne concernent que le tennis proprement dit, sont à réviser en hausse, une fois comptabilisés les 5 millions de joueurs de racquetball, les 500 000 joueurs de squash, les 200 000 joueurs de paddle, les 200 000 joueurs de platform tennis qui possèdent tous un profil et des besoins comparables. Partie des Etats-Unis, l'onde de choc a atteint, depuis, tous les pays occidentaux. L'Allemagne où l'on dénombre désor- mais 1,6 million de pratiquants. L'Italie où tous les bonnetiers et couturiers ont créé un département tennis au sein de leurs entreprises. La Suède qui, profitant de l'exemple de Bjôrn Borg, possède désormais 120 000 licenciés et 4 500 courts dont un tiers sont couverts. En France, le succès fut tout aussi retentissant. Entre 1961 et 1981, ce sport est venu talonner le plus populaire de tous, le football. Quelques chiffres suffisent à mesurer l'ampleur du phénomène : 1961 1981 Licenciés 380 012 933 951 Clubs 3 100 4 800 Courts 9 500 15 000 Joueurs classés 10 927 44 701 Éducateurs fédéraux 3 206 7 640

Encore ne concernent-ils que les pratiquants, les éducateurs et les installations recensés et dépendant directement de la Fédération française. En 1982, cet organisme dynamique, pour ne pas dire omnipotent, chapeautait environ 5 000 clubs dont le droit d'entrée s'élevait en moyenne à 300 francs annuels. Les initiatives privées ou les clubs de vacances ont également animé le marché au point que la France détient à présent un parc de 30 000 courts. Chiffre notoirement insuffisant à en juger par les queues, les listes d'attente et les parrainages qui chez nous préludent encore à la pratique de ce sport. En 1982, 179 stages ont été proposés aux quelque deux mil- lions de Français qui, plus ou moins régulièrement, jouent au tennis. Jean-François Caujolle à Toulouse, Patrice Dominguez à La Baule, François Jauffret à Royan, Pierre Barthès au cap d'Agde, Val-Thorens et aux Menuires, Daniel Contet à Aix, Jean- Louis Haillet à Chaumont se sont mis à la disposition de Monsieur tout le monde afin d'améliorer, autant que faire se peut, son coup droit ou son service. Monsieur Hulot n'est plus seul. Vacances est effectivement devenu synonyme de tennis pour des milliers d'estivants. Les camps de jeunesse et les comités d'entreprise l'ont inscrit au premier rang de leurs préoccupa- tions. Et ce n'est certainement pas un hasard si, au détour d'une scène, un Jacques Doillon, un François Truffaut ou un Yves Robert imposent à leur héros de manier la raquette comme nombre de leurs admirateurs. Le tennis est entré dans les moeurs. Aux Etats-Unis, il est même entré dès l'aube, et grâce à la télévision, dans les livings où des bataillons de spectateurs assidus miment les conseils du célèbre Vie Braden. Ce pédagogue hors pair, intarissable et bourré d'humour, est devenu en l'espace de quelques années le professeur le plus apprécié et le plus écouté du continent. Dans son sillage, cinq mille instructeurs professionnels sont à peine suffisants pour guider les premiers pas des béotiens qui parallèlement consomment une masse incalculable de revues et de livres techniques spécialisés. En 1972, le « Education and research center », précisément chargé d'étudier l'évolution des techniques d'entraînement, était dirigé par un bénévole garant d'un budget annuel de 10 000 dollars. Aujourd'hui, ce dernier entretient et rétribue une équipe de vingt et une personnes avec un budget de 500 000 dollars. Ces amples programmes d'émulation, encouragés un peu partout dans le monde, ont largement participé à la lente mais certaine démocratisation du tennis. Le fait que des anciens ramasseurs de balles (Drobny, Santana) ou plusieurs joueurs de couleur (Gibson, Ashe) soient devenus des champions a permis de désenclaver un milieu jusque-là trop sectaire. La démocrati- sation de ce sport est encore plus sensible au niveau du public. Les grands tournois (Roland-Garros, Wimbledon) accueillent désormais entre 250 000 et 350 000 spectateurs durant une quinzaine de jours. En 1980, un sondage a révélé que deux mil- lions de téléspectateurs français n'ont pas hésité à veiller jusqu'à deux heures du matin, afin de vivre l'affrontement, à 6 000 km de là, entre Bjôrn Borg et John McEnroe pour la finale des Internationaux des Etats-Unis. Parallèlement, et en 1980 également, les Américains, à l'heure du petit déjeuner, ont assisté pour la première fois en direct à la finale de Wimble- don. Cet échange de « vues » entre l'ancien et le nouveau conti- nent a connu des prolongements un peu partout dans le monde. Et il n'est pas jusqu'au président des Philippines, le sinistre Marcos, qui n'ait chargé le directeur de la banque d'Etat de concevoir une politique d'éducation en faveur du tennis. De Canton à Lagos, de Santiago à Auckland, le tennis gagne chaque année de nouveaux adeptes. Les pays de l'Est se sont laissé convaincre, eux qui bannissent toujours le golf de leurs frontières. Fin 1980, le Cheik Rashid Bin Saeed al Mak- toum, gouverneur de l'émirat de Dubaï, a ordonné la construc- tion de trois courts, et offert 680 000 dollars de prix à une poi- gnée de professionnels appelés à promouvoir le tennis sur ses terres. A Bangkok, on recense 700 courts publics, et 10 000 spectateurs ont assisté en octobre 1981 à un match opposant Bill Scanlon à , deux joueurs qui sur un court annexe de Roland-Garros pouvaient espérer, à l'époque, rassembler tout au plus quelques dizaines de fanatiques. Même la lointaine Séoul est saisie par la fièvre : 20 000 spectateurs ont récemment assisté à une exhibition de Hana Mandlikova et Rosie Casals. L'exemple de Séoul n'est pas anodin puisque c'est dans cette ville que le tennis fera officiellement sa réapparition olympique en 1988. Un retour aux sources qui traduit parfaitement l'uni- versalisation et la démocratisation de ce sport.

Si l'on joue au tennis un peu partout dans le monde, on construit des raquettes à peu près dans les mêmes proportions. Taïwan, Hong-Kong ont pris le relais des entreprises belges et anglaises. Au Japon, Kawasaki ou Yamaha ont recyclé certains de leurs départements pour la circonstance. Comme les plus grands fabricants de skis du monde, Head aux Etats-Unis, Fis- cher en Autriche ou Rossignol en France. Dans notre pays, un million de raquettes sont vendues et distribuées chaque année. Et avec elles, 65 000 douzaines de balles et 3,5 millions de paires de chaussures. L'Allemand lambda va jusqu'à dépenser 200 DM par an pour s'équiper. Et l'Américain, durant les 103 jours, en moyenne, où il a joué au tennis, utilise avec sa famille 130 balles. Pendant la seule année 1978, 1,8 million d'Américains ont décidé d'abandonner les stades de football et de base-bail pour rejoindre le troupeau des adeptes du tennis. 73 % des pratiquants U.S. changent de raquette dans l'année, 93 % de paire de chaussures. Cet engouement a largement contribué à modifier les habitudes d'un milieu jusque-là particulièrement rétrograde. Lorsque, en 1978, les Internationaux des Etats-Unis ont émigré de Forest Hills à Flushing Meadow, ils n'ont pas seulement recherché les avantages d'une capacité d'accueil plus étendue. Il sont aussi fui l'ambiance feutrée d'un club qui ne répondait guère aux réelles aspirations d'un public plus popu- laire. Les mœurs du tennis se sont à ce point modifiées que l'équilibre indispensable entre le sport et le spectacle, entre l'éthique du jeu et son attrait proprement dit, devient excessi- vement fragile. Qui du tennis ou du « showbiz » sort gagnant d'une confrontation comme celle qui opposa, en 1973, à Hous- ton, à dans le cadre d'une « bataille des sexes » suivie par plus de 100 000 spectateurs et 37 millions de téléspectateurs ? Ou de ce « love match » qui obligea, en 1980, à Londres, la princesse Anne à cautionner (en même temps que plusieurs millions de téléspectateurs) une parodie de compétition où figuraient Bjôrn Borg et Chris Evert accompagnés de leurs conjoints respectifs ? De semblables débordements sont inévitables. Ils résultent d'une crise de croissance que ni les instances fédérales, ni les joueurs ne sont susceptibles de contrôler. En 1968, c'est-à-dire hier, le tennis était encore un sport amateur, même si le terme était déjà passablement galvaudé. Aujourd'hui, l'administra- tion du Conseil professionnel, la plus haute instance diri- geante, a élu domicile sur Park Avenue à New York. Les cinq cents joueurs les plus doués, donc les plus influents, se sont regroupés au sein d'un syndicat puissant. Et les arbitres sont secondés, dans les plus grands tournois, par les oeilletons élec- troniques. L'improvisation, autant que possible, est bannie des courts, et la gestion de l'ensemble est dorénavant confiée à des économistes et des hommes de loi plutôt qu'à d'anciens profes- sionnels en mal de reconversion. Les nouveaux n'ont, dans ce domaine, pas trop de souci à se faire. Leurs revenus sont tels que leur avenir ne devrait pas les tourmenter. Les gains en tour- nois de s'élevaient, en 1980, à 936 437 dollars, et ceux de Bjôrn Borg, en 1979, à 1 008 742 dollars. Et ces deux records reflètent mal les véritables bénéfices réalisés par les champions hors du commun. Fin 1980, la fortune accu- mulée par BjÕrn Borg au cours des cinq années écoulées a été évaluée à 120 millions de francs, soit environ le tiers de ce que le golfeur Arnold Palmer, le footballeur Pelé, ou le boxeur Mohamed Ali ont totalisé au cours de toute leur carrière. Lorsqu'elle passa professionnelle, au cours de l'été 1981, et signa son premier contrat avec le manager américain , la petite Kathy Rinaldi n'était pas autrement émue, même si elle était la plus jeune joueuse de l'histoire du tennis à avoir signé un contrat. Elle venait tout juste de fêter son qua- torzième anniversaire.

Si le succès du tennis saute aux yeux, si le décrire revient à aligner une série de symptômes agrémentés de chiffres affo- lants, il est beaucoup plus délicat d'en analyser les causes. La navigation de plaisance, le ski ont connu, au cours des années 60, une explosion similaire. L'exploit retentissant d'un champion (la victoire transatlantique de Tabarly), ou d'une équipe (celle de ski alpin durant les Jeux olympiques de Greno- ble), avaient fourni à l'époque un premier élément de réponse. La production à la chaîne de dériveurs légers, la multiplication des classes de neige résultaient aussi d'un besoin d'évasion, d'un irrésistible appel de la nature, rançon libératrice versée par les citadins. L'augmentation du niveau de vie général des Français, avant qu'ils ne subissent les conséquences de la crise économique mondiale au début des années 70, permit l'allègre développement de ces deux sports-loisirs. Ces divers éléments et, surtout, les deux premiers (attrait du sport-spectacle et besoin d'évasion physique) sont deux argu- ments que l'on aurait tort de négliger si l'on cherche à saisir les sources de l'actuel « boom » du tennis. Ils ne suffisent pourtant pas à expliquer un phénomène qui ne connaît pas encore de signe de récession véritable, et qui, surtout, se propage de par la planète avec un égal bonheur. Pour reprendre un schéma déjà souvent sollicité, il serait peut-être plus judicieux de remarquer que le tennis répond à quatre besoins fondamentaux. 1. Le tennis est facile à comprendre et à assimiler Le rapport spectateur-acteur est étroit et l'identification du premier au second aisément réalisable. Le tennis propose un duel dans la plus pure tradition. A Roland-Garros ou Flushing- Meadow, les gradins plongent sur un rectangle magique où se battent, sous la rumeur agressive et vibrante de la foule, les deux champions tout juste séparés par un filet. Il y a une cin- quantaine d'années, la boxe ne mettait pas en jeu d'autre res- sort afin d'assurer son succès. Mais l'image de ce sport s'est petit à petit détériorée, la violence et la corruption s'étant systé- matiquement substituées au spectacle proprement dit. Le tennis au contraire bénéficie (encore) d'une excellente image de mar- que — la tensin est extrême mais policée. Les gouvernants, de Gustave V de Suède à Jimmy Carter en passant par le pape Jean-Paul II, sacrifient à ses joies. Et les pitreries de Nastase ou les contestations de McEnroe pèsent finalement peu au regard des pulsions qui transforment les terrains de football ou de rugby en champs de bataille. 2. Le tennis est télégénique et esthétique De passage à Vérone, Gœthe s'étonnait déjà, et trouvait cer- taines « positions de joueurs de paume dignes d'être imortali- sées dans le marbre ». Et Marcel Landowski faisait récemment remarquer : « Il y a une musique de la raquette. Elle peut être plus aiguë, plus jeune, plus sombre. Il y a la question et la réponse, le côté musical des rythmes concassés. » Pictural ou musical, le tennis émeut. Hier comme aujourd'hui. Au même titre que le patinage artistique ou la gymnastique, il séduit les téléspectateurs. Bien filmé comme c'est le cas en Angleterre ou en France, sobrement commenté, un match de tennis répond parfaitement à leur attente. Contrairement au téléspectateur de football, par exemple, privé de toute vision d'ensemble, ou de cyclisme, gratifié tout au plus des vingt der- niers kilomètres de la course, celui de tennis n'est jamais frustré. 3. Le tennis est un sport universel 110 pays sont actuellement affiliés à la Fédération internatio- nale. Même si l'hégémonie américaine reste très marquée, le tennis bouscule depuis quelques années les frontières. Seul le continent africain reste pour l'instant sur la réserve. Malgré ce handicap, le tennis est aussi répandu que le football, le basket- ball ou le volley-ball, les trois autres sports les plus pratiqués de par le monde. 4. Le tennis favorise le « star system » Au tennis, le champion est une individualité immédiate- ment identifiable. Borg, McEnroe, Connors, deviennent des monstres sacrés au travers desquels il est facile de monter des opérations de presse et de publicité. Tout est lié. Ces « héros » appartiennent autant au monde du commerce qu'au monde du sport. Pour conserver leur valeur marchande, ils doivent confor- ter leur valeur sportive, ce qui les oblige à des confrontations de niveau toujours plus élevé. Et ils entraînent les spectateurs dans leur ronde infernale. Au fond, le « grand » tennisman repré- sente le produit idéal des sociétés industrialisées : il doit être efficace, rapide, agressif, tenace. En termes de marketing, c'est quelqu'un de « super-performant ». Et, pour les admirateurs, la vie privée de ces demi-dieux n'a plus de secret. La maladie de la femme de Borg, le divorce de Nastase ou les aventures noc- turnes de Gerulaitis font partie de l'information « tennistique » au même titre que les exploits des uns et des autres.

Le schéma ci-dessus montre combien le tennis, plus encore que le football, la boxe ou le golf, est le sport qui symbolise le mieux les quatre besoins fondamentaux que doit précisément recouvrir un sport s'il veut avoir quelque chance de rencontrer un large succès. Ces quatre critères fondamentaux ont eu pour première conséquence — outre qu'ils favorisent la pratique — de stimu- ler les industries annexes qui y sont attachées. Contrairement à d'autres sports (football, course à pied), le tennis nécessite un matériel parfois sophistiqué (raquette), souvent coûteux (courts). Ce marché fut d'autant plus sollicité que le sous- équipement de la plupart des pays concernés était patent. Alain Cotta, dans son livre la Société ludique1 résume cet enchaîne- ment : « Les trois univers essentiels du sport, celui des prati- quants, des spectateurs et des fabricants, n'ont fait qu'accroître la relation de dépendance mutuelle. D'abord, du seul fait des incitations qu'ils se donnent l'un à l'autre. Le spectacle s'ali- mente à la pratique : on va voir les champions pour améliorer son jeu ou s'en souvenir flatteusement. Mais la pratique suit le spectacle : on veut éprouver soi-même les difficultés dont se jouent les meilleurs et devenir ce qu'ils sont. La production repose sur la pratique et ne doit manquer aucune occasion de l'accroître, directement par la publicité et indirectement en favorisant le spectacle. » L'ensemble de ces données ne suffit pourtant pas à expliquer l'attrait irrésistible d'un sport qui pourrait bien devenir le plus populaire de tous d'ici deux décennies, alors qu'il était juste- ment méconnu de la masse au début des années 60. Il doit ren- fermer d'autres secrets et répondre à d'autres besoins. Comme le cyclisme a connu ses heures de gloire entre les deux guerres, le football les siennes après la seconde, le tennis est appelé à devenir le sport de cette fin de siècle. Peut-être parce qu'il est empreint — dans l'imaginaire collectif — de mondanité, de courtoisie, de magie ou d'érotisme. Héritage contraint et forcé, ou réel atavisme, le tennis reste synonyme de mondanité. La sociabilité policée qui enveloppe ses règles et ses rites, le langage qu'il suscite et l'anglomanie 1. Editions Grasset, 1980. qu'il entretient favorisent l'idée de caste et de privilège. La notion même de club, les étiquettes dont on les affuble (Country club, Parc impérial, etc.) alimentent cette mythologie de la « distinction ». Un club, c'est d'abord un havre. Il abrite des courts, un vestiaire, une salle de musculation, mais il ne se conçoit surtout pas sans son fameux « club house ». Fauteuils profonds, gravures, bibelots dorés, bar, cheminées sont là pour souligner le « standing » de l'endroit. La classe. C'est là, dans cette ambiance feutrée plutôt que sous la douche, à demi-mots, loin des embarrassantes odeurs de transpiration, que les mem- bres de la confrérie analysent et décortiquent la partie qu'ils viennent de livrer. Appartenir à un club, être admis dans le saint des saints, n'est pas chose facile. Cela suppose souvent une lourde cotisa- tion, voire une cooptation ou un parrainage. Le club est une famille, un lieu de rendez-vous privilégié, susceptible même de séduire certains parasites moins préoccupés de tennis que de relations opportunes. On comprend que cette discrimination rebute de prime abord, et provoque un phénomène de rejet. Ce que l'on sait moins, c'est combien les racines en sont anciennes. En 1924, déjà, Henri de Montherlant n'avait que mépris pour les tennismen, « ces malappris mondains qui déshonorent le sport ». Pratiquant le football et l'athlétisme, Montherlant n'appréciait guère « la section de tennis censée n'être composée que de snobs et de vieux jetons parfaitement haïssables ». A la même époque, Jean Prévost pensait que le tennis n'était « qu'une danse triste pour attendre le thé ». Quarante ans plus tard, en 1965, alors que les premiers signes de démocratisation devenaient évidents, Jean-François Brisson écrivait encore : « Le véritable passif de ce sport est qu'il est demeuré, par snobisme et manque de largeur de vue, le sport annexe des palaces, l'agent de publicité des stations balnéaires. » Même s'il est pratiqué par plus de cent millions d'adeptes, le tennis n'est toujours pas parvenu à renier ses origines et ses pionniers. Les fantômes du baron Bela von Kehring, du comte de Gomar, du comte Baldidi Robecco, du chevalier Paul de Bormon, du sieur de Coniteas de Fancamberge et du vénérable ne se sont pas complètement évanouis. Souvent désintéressés, ces notables ont élevé « leur » sport au rang de divertissement, par-delà toute notion de défoulement, de lucre ou même de prosaïque hygiène corporelle. Lorsque le major Wingfield, le premier, codifia et commer- cialisa ce passe-temps (à partir de 1874) sous la forme d'une petite mallette contenant deux raquettes, un filet et une balle, sa publicité s'enorgueillissait d'avoir convaincu du même élan « onze princes et princesses, sept ducs, quatorze marquises, trois monarques, cinquante-quatre comtes, six comtesses, cent cinq vicomtes, quarante et un barons, quarante-quatre dames du monde, quarante-quatre notables et un assortiment de cinquante-cinq chevaliers. » Impressionnante brochette de « ci-devant » qui ne sont cependant pas sans descendance. Quand Peter Ustinov, Caroline de Monaco, Jacques Chaban- Delmas, Louis Leprince-Ringuet ou la duchesse de Kent papil- lonnent aux abords des courts de Wimbledon ou de Roland- Garros, ils perpétuent à leur manière une atmosphère sans laquelle le tennis ne serait pas tout à fait ce qu'il est. Le terme de tennis évoque la courtoisie. Ce « tenez » devenu au fil des ans « teez », puis « tenetz » et enfin « tennis », pro- noncé à l'origine par le joueur s'apprêtant à servir n'assure rien moins que la loyauté du coup préparé et offre simultanément à l'adversaire aux aguets l'opportunité de mieux renvoyer la balle qui lui est adressée. Le tennis est assurément le seul sport uni- versel dont le nom renvoie à une formule de politesse. Même en ces temps de contestation de l'ordre établi, et bien qu'un nombre croissant de joueurs s'élèvent contre les lacunes ou les insuffisances de l'arbitrage, le tennis préserve l'un des ultimes résidus de « fair play » que tolère le sport moderne. La chance, qui par essence interfère dans toute compétition, est sur un court de tennis sujette à caution. Un joueur, s'il bénéficie de l'aide involontaire du filet ou s'il profite d'un faux rebond, cherchera, dans un premier réflexe, à s'excuser auprès de son adversaire de ce coup du sort. La pratique tombe petit à petit mais il arrive qu'à la suite d'une balle litigieuse, le parte- naire avantagé admette que le point soit rejoué afin de dissiper tout malentendu. Vu l'enjeu que comporte aujourd'hui la plu- part des parties, ce geste gratuit, ces fameuses « deux balles », n'ont plus cours qu'au début d'une rencontre et rarement à l'occasion des points cruciaux, moins encore au moment d'une balle de match. En revanche, un joueur impressionné par un très beau point réussi par son adversaire n'hésitera pas à mar- quer son admiration d'un geste ou d'un applaudissement furtif. Courtoise, la poignée de main qui conclut une partie — généralement au-dessus du filet — l'est aussi. En une seconde, elle efface parfois plusieurs heures d'échauffourée. Elle ne se conçoit d'ailleurs que suivie d'une pareille démonstration envers l'arbitre de la rencontre. A Wimbledon, la tradition est contraignante à l'extrême. Elle impose à tous les joueurs invités sur le central un double salut — une double révérence pour les joueuses — en direction de la loge royale. Le tennis ne saurait tolérer les mauvaises manières. John McEnroe est, bien sûr, le mieux placé pour s'en plaindre.

Exigeant des compétiteurs autant de jambes que de cervelle, autant de sens tactique que de connaissances techniques, le tennis possède des vertus psychothérapeutiques évidentes. Tous les tempéraments s'y expriment sans exclusive, avec apparem- ment les mêmes chances de se distinguer. Le suspense perma- nent, les revirements de situation et les rebondissements que ménage le déroulement d'une quelconque partie révèlent et exacerbent les qualités et les défauts de chacun avec un maxi- mum de pertinence. Des kilomètres de prose ont paru sur le sujet. Et des bataillons de psychologues se sont penchés sur le problème. Mais c'est peut-être Paul Vialar qui a le mieux résumé et rassemblé ces données dans la bouche de Jean, le héros de Cinq Sets 1 : « Un homme, raquette en main, se livre, se montre plus clairement encore que s'il exposait son âme à nu. Il y a les généraux, les gentilshommes, les bourgeois, les avares, les retors, les médiocres — qui arrivent parfois à gagner 1. Julliard, 1951. —, les truqueurs, les offerts, les réticents, les voleurs, ceux qui rétrécissent le jeu, coupant, travaillant, "carottant" avec les balles, les grands seigneurs, les prodigues, les brutes, qui met- tent tout dehors, parfaitement heureux quand même d'avoir frappé fort comme si cela montrait leur puissance. Il y a les fous, il y a les sages, il y a les hommes, tous les hommes. » Oui, vraiment tous, jusqu'à cet adolescent, en parfaite forme physique, qui, découvrant le tennis, ses règles et ses principes, mais démuni de sens tactique, n'avait d'autre ressource, une fois engagée la partie, que de courir comme un dératé sur les balles comme si sa vie devait en dépendre. Ses copains hilares l'avaient surnommé le « stakhanoviste des courts ». On est tenté de multiplier les exemples qui, de Monsieur tout le monde jusqu'à François Mitterrand, prouvent que chacun trouve là un moyen de s'épancher ou de s'exprimer. Peut-être parce que la vertu cardinale du tennis veut que, même dénué de talent et de savoir-faire, il est loisible à chacun de prendre plaisir à renvoyer au-dessus d'un filet trop gourmand une petite balle capricieuse. Une erreur, une étourderie, une faiblesse entraînent tout au plus la pérte d'un point, d'un jeu et à la longue d'un set ou d'un match. Rien de très dommageable, en vérité. Au golf ou à ski, par exemple, le moindre écart est lourd de répercussions autrement pénibles. Mal ajusté, un « swing » équivaut imman- quablement à la perte de la balle avec tout les désagréments que cela suppose. Sans parler des avalanches de fractures à Courchevel ou Val-Thorens... Rien de tel au tennis. Là plus qu'ailleurs, le principe de Peter — la secrète satisfaction qui habite chacun de nous lorsqu'il imagine encore plus incompé- tent que soi — se révèle adéquat. Jamais à court d'intervention, Bobby Riggs nous a d'ailleurs proposé en son temps une traduction tennistique de ce fameux principe, exigeant du joueur débutant qu'il obéisse à trois règles de base. Première règle : jouer. Deuxième règle : jouer et essayer de gagner. Troisième règle, si aucune autre solution ne se présente à l'esprit : jouer et perdre. La démonstration est séduisante. Mais en allant droit au but, en rapprochant la « science » tennistique du degré zéro du savoir et de la connais- sance, en réduisant ce sport à un simple divertissement hygiéni- que, Riggs a omis de souligner que le tennis a toujours su se préserver, en contrepartie, une image de marque sophistiquée capable de valoriser son évidente simplicité. Jouer au tennis, c'est l'enfance de l'art. Facile, évident. Même si le style primaire étalé par deux débutants est tout sauf efficace, sauf esthétique, leur conjugaison n'engendrera pas moins une partie, aussi risible et médiocre soit-elle. Et il est symptomatique que les joueurs, fussent-ils modestes, une fois quittée l'aire de jeu, cherchent toujours à masquer leurs fai- blesses derrière un écheveau d'explications techniques plus ou moins oiseuses. L'ésotérisme de ces supputations d'après match est d'ailleurs inversement proportionnel au savoir-faire de leur auteur. Les coureurs à pied, les marcheurs, les cyclistes même, sont bien incapables de se consoler de la sorte. Leurs activités respec- tives ne nécessitent ni prédisposition ni littérature. Pour eux, le chronomètre est l'arme de dissuasion, garant de leur modestie. Comparant avec les leurs les pointes de vitesse ou les moyennes horaires réalisées par les champions qu'ils admirent, ils ne peu- vent évidemment espérer appartenir à l'élite. Le tennisman moyen est autrement imbu de sa personne. Un service bien ajusté, un coup droit miraculeusement réussi suffisent à flatter son amour-propre, à le muer, une seconde, en Borg ou McEnroe. L'aisance de ce transfert, limité mais « plausible », plaide en faveur du tennis. Comme par miracle, vos efforts sont toujours récompensés. Et l'espoir de jouer encore mieux la pro- chaine fois entretenu. Un débutant qui a déjà largement dépassé le stade de l'adolescence, pour qui un jeu est d'abord un sport, demandera rituellement à son futur adversaire : « Tu joues bien, toi ? » s'empressant d'ajouter : « Tu sais, moi je joue comme une patate. » Fausse modestie qui préserve la faculté de séduire plus faible que soi, et la ressource de s'écrier : « Bien joué ! » dès que l'on se montre hors d'état de récupérer une balle anodine. Du strict point de vue du spectateur, le contentement que provoque un échange de balles n'est pas obligatoirement dépendant de la valeur intrinsèque des deux joueurs observés. Tout est question de complémentarité. Même au plus bas de l'échelle, un match risque de s'avérer passionnant pour peu que les styles des deux adversaires soient antithétiques et leurs compétences équivalentes. Un reliquat de Borg et un ersatz de McEnroe suffisent à fournir un match amusant et palpitant.

Si le tennis n'était qu'un succédané de mondanités, de cour- toisie et de faux-semblants, s'il n'était qu'« un loisir type, le recyclage idéal de l'adipeux et la gymnastique indispensable du faiblard de l'aorte 1 », il aurait tôt fait de passer de mode et de sombrer dans l'oubli après mille et une autres comètes. Et s'il connaît, au contraire, un succès croissant et irrésistible, c'est qu'il répond à d'autres besoins et recouvre d'autres mystères. Oui, le tennis est magique. Il est magique, d'abord, par son système comptable. Irra- tionnel et sophistiqué, complexe et imprévisible, ce dernier ne souffre le rapprochement avec aucun autre, si ce n'est avec la stratégie de l'échiquier. La comparaison n'est pas mince, plutôt flatteuse. Dans un premier temps, le béotien s'accoutume dif- ficilement à l'idée que tous les points n'ont pas la même valeur, et plus encore à l'idée qu'il n'est finalement pas impos- sible de remporter la partie après avoir moins marqué que son adversaire. Ni les coups reçus par un boxeur, ni les buts encais- sés par un gardien ne sauraient favoriser semblable paradoxe. Pierre Charreton, à propos du tennis, parle fort opportunément d'un « système d'emboîtement de sanctions gigognes2 ». Comme si une faute méritait obligatoirement l'appel, voire la cassation avant d'être commuée en défaite. Comme si une erreur sous-tendait fatalement sa contradiction, une faiblesse son rachat. Gilbert Prouteau, plus alpiniste que tennisman, l'a compris lui aussi, qui remarque que ce sport est décidément unique en son genre : « Rien de l'envolée du coureur, du ver- tige du skieur, du style du nageur dont l'effort est unité et dont le but est franchissement. Ici : division de l'espace et du temps

1. L'expression est d'Arthur, journaliste à Charlie-Hebdo. 2. Ecrits au rebond et à la volée, Université de Saint-Etienne, 1976. en une curieuse comptabilité allégorique, en fragments iné- gaux et pourtant également symboliques. Une longue tapisse- rie qui se fait et se défait, maille par maille, dont les points changent selon l'inspiration du moment et le dessin proposé par l'adversaire 1. » Les origines de ce système ne sont pas moins déconcertantes que le système lui-même. Trois théories ont jusqu'ici été avan- cées pour expliquer cette progression mathématique bizarre, qui, partant de zéro, conduit au gain d'un jeu, d'un set puis d'un match, après avoir emprunté des échelons asymétriques (15-30-40), et doublés en cas d'égalité. Pas simple. La première théorie se réfère à l'astronomie et a été émise, au sujet du jeu de paume, par le libraire du roi, en 1579. Partant du principe qu'un signe physique — sixième partie du cercle — est divisé en soixante degrés, chaque degré en soixante minutes et chaque minute en soixante secondes, on en déduira que quinze degrés, additionnés quatre fois de suite, correspon- dent également à un signe physique. D'où le découpage « 15-30-45-jeu » qui substituera simplement par la suite, et pour des raisons euphoniques, le « 40 » au « 45 » initialement adopté. La seconde théorie, aussi enthousiasmante et aussi peu vrai- semblable, se rapporte au système monétaire de l'époque. Au Moyen Age, en effet, la monnaie obéissait au système sexagési- mal. Le double d'or valait soixante sous et le denier d'or, quinze sous. Comme, à la paume, les paris étaient courants sinon tolérés, les spectateurs de jadis auraient pris l'habitude de compter les coups gagnés en valeurs sonnantes et trébuchan- tes, fatalement équivalentes ou supérieures à un multiple de quinze. Beaucoup plus plausible, mais moins scientifique et moins vénale, la troisième théorie nous est rapportée par Charles Delaye, célèbre paumier né en 1825. Se promenant en pays picard, près de Roye, il eut un jour le loisir d'assister, en plein air, à une partie de longue paume où les protagonistes ne

1. Balle de match, Amiot-Dumont, 1954. comptaient pas les points mais où le serveur qui avait gagné un coup avançait, pour servir à nouveau, de quinze pieds royaux vers le filet. S'il gagnait un second coup, il avançait encore de quinze pieds, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'ayant gagné trois coups il arrivât à proximité du filet, chaque côté de jeu mesu- rant soixante pieds au total. Parvenu à quarante-cinq et muni de cet avantage, le serveur devait alors réussir deux autres servi- ces successifs pour enfin marquer un point. L'instauration récente du tie-break (1970) qui prévoit de dis- puter un jeu décisif à six partout mais qui conserve, à l'intérieur de celui-ci, l'écart de deux points minimum obligatoire n'a pas changé grand-chose à l'affaire. Le système comptable du tennis — et c'est l'essentiel — préserve le suspense et surtout ne limite pas dans le temps le dénouement du match. Cette dernière caractéristique a beau torturer les réalisateurs de télévision et donner des cheveux gris aux rédacteurs de quotidiens, elle suscite à elle seule une bonne part de l'intérêt porté à ce sport.

Au-delà de la magie née de son alchimie comptable, le ten- nis recèle d'autres vertus latentes ou refoulées, stimulantes parce que contradictoires. C'est un sport où la norme n'interdit pas l'improvisation et l'inspiration, où la hiérarchie n'abolit pas l'égalité et la contradiction. L'ordre tennistique est d'abord vestimentaire. L'indécence, sur un court, est intolérable. La fatidique injonction « tenue correcte exigée », apposée à l'entrée des clubs (même les plus balnéaires), n'est encore pas tombée en désuétude. Et la pauvre Linda Siegel qui, en 1978, sur le central de Wimbledon, décou- vrit accidentellement une partie de son anatomie que la morale eût préféré voir cachée, traîna longtemps comme un boulet sa mésaventure. On joue au tennis en short et en chemisette pour les hommes, et ces dames adoptent par tradition une jupette plus esthétique que pratique. On ne joue pas au tennis en tee- shirt ou maillot de bain, et moins encore torse nu. Contraire- ment aux cyclistes pour qui l'usage supplante toujours l'esthé- tique, les tennismen soignent leur tenue qui, parmi tous les sports athlétiques, est la plus conforme aux convenances sociales. Longtemps le blanc fut de rigueur, comme pour mieux souli- gner la netteté et la limpidité d'une occupation « civilisée » à l'extrême, comme pour mieux défendre l'idée de virginité aris- tocratique propre à un passe-temps hérité des rois. Un blanc salissant, supposant de fréquents lavages et repassages tributai- res de la solvabilité des utilisateurs. Tout au plus tolérera-t-on une tache incongrue ou deux, les « stigmates héroïques de la chute » si justement définis par Pierre Charreton. Au terme des années 70, se pliant aux exigences d'une télévi- sion désormais colorée, les joueurs professionnels ont boule- versé les us et coutumes en arborant des tenues plus ou moins seyantes, plus ou moins bariolées. L'exemple venant d'en haut, leurs émules ont emboîté le pas et, dépensant sans compter, ont eux-mêmes adopté toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Les bonnetiers n'en espéraient pas tant mais la rigueur vestimen- taire de leurs nouveaux clients ne fut pas entamée. Aujourd'hui on s'habille en rouge, en bleu, en vert, mais tou- jours ton sur ton, toujours « avec goût », de chemisettes pastel, agrémentées d'un léger liseré et de la griffe d'un bon faiseur — l'inoffensif crocodile de René Lacoste paraît plus recommanda- ble que les trois bandes un peu triviales imaginées par Hors Dasler-Adidas. L'ordre tennistique repose également sur une construction hiérarchique quasi militaire. Aujourd'hui, la pyramide fran- çaise regroupe plus de 68 000 joueurs « classés », non pas par ordre alphabétique ou géographique, mais en fonction de leur valeur, de leurs exploits ou contre-performances. Une carte de visite prisée, une carte d'identité sportive inestimable. Grâce à elle, le joueur classé se sent réellement membre du clan et pas seulement consommateur. A des années-lumière de McEnroe et de Borg, il peut calculer, comparer son rang au sein de la liste nationale établie chaque année par l'ordinateur de la Fédéra- 1 tion française. Une trentaine de privilégiés échappent à ce classement élec- tronique : les « première série », désignées arbitrairement et réparties par le bureau fédéral en deux catégories distinctes, nationale et internationale. Derrière ces ténors s'effiloche le peloton des deuxième, troisième et quatrième séries, venti- lées selon un savant dosage. Huit échelons (-30, -15, -4-6, -2-6, 0, 2-6, 4-6 et 15) en deuxième série, six en troisième (15-1, 15-2, 15-3, 15-4, 15-5, 30) et deux en quatrième (30-1, 30-2) per- mettent de compartimenter les diverses catégories de prati- quants, de distinguer les forcenés de la balle jaune des simples dilettantes. Les seconds aspirant tôt ou tard à rejoindre les pre- miers, le classement qui temporairement les sépare puise sa jus- tification dans ce distinguo momentané. Ce n'est pas un hasard si, en 1978, la Fédération a jugé bon d'ajouter une quatrième catégorie aux trois précédentes. C'est que ce « noyau dur », ces soixante et quelque mille privilégiés, sont susceptibles de prê- cher l'exemple au vaste troupeau des pratiquants, disciples élus promus missionnaires. L'ordre vestimentaire et hiérarchique dans lequel baigne le tennis est secrètement pimenté par un désordre érotique et éga- litaire tout aussi prononcé, tout aussi indispensable. La littéra- ture contemporaine a amplement illustré ce refoulement sub- til. Vladimir Nabokov, esthète et connaisseur, nous avertit que Lolita « était plus nymphette que jamais, avec ses membres couleur d'abricot et sa tenue de tenniswoman enfantine 1 ». Sur ce registre, ne nous étonnons pas d'entendre parler d'un merveilleux « toucher de balle », d'une « amortie soyeuse » ou d'une « volée aussi tendre qu'une caresse ». A n'en pas douter, le tennis est un brin aphrodisiaque. Romain Rolland raconte, par exemple, dans l'un de ses romans 2, que « la saison était terminée. [Et qu'] un match de tennis attirait une alerte jeu- nesse de trois ou quatre nations. Il y avait des sauteries, de peti- tes représentations. Un essaim bourdonnait, flânait, flirtait, paradait ». Et Valéry Larbaud de surenchérir : « On portait alors des manches larges et ouvertes ; chaque fois que la jeune fille levait le bras, sa manche tombait, glissait peu à peu *' jusqu'au-delà du coude. Je m'étonne encore qu'elle ne sentît pas tous nos regards curieux collés pour ainsi dire à son bras nu 1. Lolita, Gallimard, 1959. 2. L'Ame enchantée, Albin Michel. [...] Un jour, comme elle venait de remettre à Santos sa raquette, la partie finie, Santos, devant elle, baisa le manche de cette raquette. — Vraiment, vous aimez tant que ça les raquettes ? — Et plus encore la main qui les a tenues 1. » Cette jupe jadis bouffante, envahissante et démesurée, s'est raccourcie au point de devenir parfaitement inutile, ornement propre à dévoiler des dessous qui n'ont plus rien de secret. Il fut un temps où Gorgerous Gussie Moran connut la gloire, non pas tant pour d'affriolants exploits, mais pour ses panties à dentelles qui, eux, l'étaient beaucoup plus. Loin des spartiates athlètes qui roulent leurs mécaniques ou leur obésité sur le tar- tan des stades, les tenniswomen — comme les patineuses ou les gymnastes — entretiennent non sans espièglerie la concupis- cence du sexe opposé. Cela dit, on aurait tort de croire que l'érotisme n'émane que du tennis féminin. Son pendant, moins systématique, est patent. Les jambes de Noah, les cheveux de Borg adolescent (dont un jour une groupie n'a pas hésité à couper une mèche), la gueule d'un Pecci, d'un Panatta ou d'un Nastase rallient les suffrages de ces dames. Vitas Gerulaitis ne se conçoit pas sans une cour d'admiratrices, et toutes ces peaux impeccablement bronzées, toute ces dégaines de Californiens nourrissent le mythe du play-boy-joueur-de-tennis, mythe aussi tenace que l'image du boxeur assimilé à une sombre brute décervelée et docile. Si, pour mieux excuser le rigorisme de ses règles et de ses rites, le tennis induit quelques frivolités libertines, l'ordre hié- rarchique défini plus haut est, en outre, contrebalancé par l'esprit égalitaire qui souffle sur ce « sport de toute une vie », selon la devise officielle de la Fédération française. En principe, ni l'âge, ni le sexe, ni la morphologie des protagonistes ne sont un handicap à la pratique. La force, la puissance, la résistance d'ordinaire jugées pri- mordiales ne sont pas obligatoirement un atout privilégié dans

1. Fermina Marquez, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1969. le périmètre d'un court. Au plus bas de la nomenclature établie par l'ordinateur fédéral ou chez les purs dilettantes, il n'est pas rare de voir, de part et d'autre du filet, un homme opposé à une femme, sans que quiconque y trouve à redire. Et d'assister, le cas échéant, à la victoire de la femme, si son intelligence, son sens tactique sont suffisamment aiguisés pour suppléer à ses différences physiologiques. L'amour propre, la « virilité » du mâle supportent doulou- reusement ce genre de démonstration. Mais le seul fait de son éventualité confère au tennis un avantage supplémentaire sur d'autres activités physiques éminemment sexistes. Ce n'est d'ailleurs pas une coïncidence si le tennis est, à l'heure actuelle, quasiment le seul sport professionnel féminin. Les mœurs évo- luent trop lentement, mais il est loin le temps où les matches disputés par les dames ne suscitaient aucun intérêt. Si, en dou- ble mixte, la femme est encore reléguée aux travaux domesti- ques — balayant le fond du court pendant que son compagnon se réserve la noble et prestigieuse tâche de « conclure » les points au filet —, en simple, la femme libérée monte à l'assaut sans complexe. Pour elle, comme le souligne Pierre Charreton, la raquette n'est plus un succédané de la poêle à frire, elle est un instrument de conquête, un moyen d'affirmer son identité. Enfin, outre la reconnaissance implicite des mérites du sexe dit faible, le tennis contribue à gommer les différences de géné- ration. De même qu'une femme peut donner la réplique à un homme, voire le battre sur un court, de même un adulte est susceptible d'être dominé et débordé par la fougue d'un enfant. Cette perspective et son contraire permettent de multi- plier les « challenges », sans entrave ni de sexe ni d'âge — ce qui est, en sport, l'exception. Passer en revue les raisons « objectives » de l'actuel succès du tennis, énumérer les causes profondes de son développement ne suffisent pas pour appréhender correctement la célérité du phénomène, né de l'initiative d'une demi-douzaine de pionniers au lendemain de la dernière guerre. Sans eux, sans leur talent, leur sens du spectacle et des affaires, leur goût de l'aventure, le tennis ne se serait peut-être jamais échappé des garden-parties où, simple divertissement, on l'assimilait au croquet et au bridge. En quinze ans, le tennis a connu un fantastique développe- ment. 30 millions d'Américains pratiquent ce sport, on a vendu en 1981 un million de raquettes sur le territoire français. Facile à comprendre, agréable à suivre, le tennis est devenu un marché de pointe, une véritable industrie. Les investisseurs se ruent, les publicitaires découvrent ces nouveaux hommes- sandwich. Les 600 joueurs professionnels les plus cotés sont courtisés par les managers. En 1982, les organisateurs de tour- noi proposent au total 2 5 millions de dollars aux vedettes de la raquette. Le livre de Benoît Heimermann retrace cette évolution extrême- ment rapide qui a transformé un divertissement pour amateurs raffinés en une internationale d'hommes d'affaires. L'auteur dresse les portraits des stars mondiales, raconte les histoires de ces hommes de l'ombre, managers et publicitaires qui règnent sur les courts. Il a mené son enquête pendant trois ans de New York à Londres en passant par Dallas, Rome et Paris. Il a suivi tous les grands tournois, rencontré et interviewé tous ceux, célèbres ou anonymes, qui « font » le tennis mondial.

Benoît Heimermann est journaliste sportif au Matin de Paris « L'Epreuve des faits. » Collection dirigée par Hervé Hamon et Patrick Rotman.

ISBN 2-85956-281-8 82-05 998128

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