Sommaire | juin 2017

Éditorial 4 | De la révolution d’Octobre... à l’empire américain › Valérie Toranian

Grand entretien 8 | Régis Debray. En route pour une « joyeuse Apocalypse » › Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian

Dossier | Que reste-t-il du communisme ? 24 | Le vitrail de la révolution russe › Michel Onfray 35 | Petrograd 1917. Une journaliste de la Revue des Deux Mondes dans la révolution › Marylie Markovitch 46 | 1917 ou l’impossible réminiscence › Veronika Dorman 54 | Jean-Luc Domenach. Comment le Parti communiste conserve-t-il son emprise sur la Chine ? › Annick Steta 61 | Stéphane Courtois. « Les régimes communistes disparaissent. Pas la nomenklatura » › Valérie Toranian 75 | Que reste-t-il du marxisme en Allemagne ? › Eryck de Rubercy 83 | Tous coupables ? › Thierry Wolton 91 | Le communisme mou à la française › Franz-Olivier Giesbert 94 | La révolution russe est-elle encore une référence pour les gauches radicales ? › Didier Leschi 103 | PCF et FN : revirements idéologiques sur les questions européennes › Aurélien Bernier 110 | En librairie : les livres du centenaire › Olivier Cariguel

2 JUIN 2017 Littérature 118 | Le même et l’autre, brève histoire de la rencontre › Mazarine Pingeot 125 | Ne travaillez jamais › Sébastien Lapaque 131 | Un corner Socrate › Marin de Viry 138 | Rémusat › Frédéric Verger

Études, reportages, réflexions 142 | Utopie et esprit critique au temps des Lumières › Michel Delon 149 | Comment réformer l’enseignement des sciences économiques et sociales ? › Annick Steta 157 | Le Japon de Nicolas Bouvier : de l’autre vers soi › Loris Petris 166 | La construction d’un nouveau roman national › Alban du Boisguéheneuc 173 | L’Italie ou l’apologie de la décadence › Michael Benhamou

Critiques 180 | Livres – À l’ombre de l’histoire › François d’Orcival 183 | Livres – Les secrets de Berlin › Michel Delon 186 | Cinéma – Sur Jean Eustache › Richard Millet 189 | Expositions – Génie national et réalisme au Grand Siècle ! › Stéphane Guégan 192 | Expositions – La vie est une fête › Bertrand Raison 195 | Disques – Lully réinventé un siècle après › Jean-Luc Macia

Notes de lecture

JUIN 2017 3 Éditorial De la révolution d’Octobre… à l’empire américain

ans la conclusion de son roman la Peste, Albert Camus écrivait en 1947 : « Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais. » L’auteur de l’Homme révolté se méfiait des révolutions, qu’il jugeait totalitaires par essence ; il n’a cessé de dénoncer les crimes soviétiques, et fut l’une des Drares consciences de gauche, libre et critique, dans une France où les « progressistes » ont largement cautionné le stalinisme et ses abomi- nations. Par aveuglement. Par peur de « faire le jeu de l’impérialisme américain et du capitalisme ». Comme certains aujourd’hui face au totalitarisme islamiste refusent tout amalgame pour ne pas faire le jeu du Front national… Avec le résultat qu’on connaît. Cent ans après la révolution russe, que reste-t-il du communisme et des communistes ? Les germes de l’idéologie qui porta au pouvoir Lénine et les bol- cheviques qui se répandirent dans le monde entier sont-ils toujours résilients ou morts et disparus à jamais ? À Moscou la commémoration de 1917 est devenue un casse-tête. Comme l’explique Veronika Dorman, « Lénine [...] fondateur du parti bolchevique, trop internationaliste, idéologue d’une révolution mondiale [...], est devenu une référence inconfortable. Contrairement [à Staline], “petit père des peuples”, dont le social-chauvinisme corres- pond davantage à l’urgence du jour ». Au mausolée, Lénine ! À l’inverse, en Chine pourtant largement ouverte à l’économie de marché, le Parti communiste conserve une emprise totale. À Pékin, « l’imbrication du PCC et du pouvoir économique contribue à forger une classe sociale ultradominante », écrit Jean-Luc Domenach.

4 JUIN 2017 Stéphane Courtois nous rappelle qu’au Viêt Nam et au Laos, « des partis communistes mafieux, sont toujours au pouvoir. Au Cam- bodge, les Khmers rouges ont été chassés mais c’est un ex- qui a repris la main. Il est probable que ces régimes se trans- formeront en dictatures familiales, à l’instar de la Corée du Nord ». Pour l’historien, auteur du retentissant Livre noir du communisme (1), « le totalitarisme dur [...] a quasiment disparu de l’espace est- européen ». Il « persiste dans sa version soft sur les thèmes de l’anti- impérialisme, de l’anticapitalisme, de l’anti-Union européenne ». L’intégration des pays ex-communistes par l’Union européenne a été un facteur d’apaisement extraordinaire, souligne Stéphane Cour- tois. « Imaginons que l’Union européenne ne les ait pas accueillis en 1989-1991, [on aurait] un gigantesque espace mafieux où on ne contrôlerait rien ! » Si les ultimes régimes communistes semblent voués à disparaître à brève échéance, qu’en est-il de la persistance idéologique du com- munisme ? Pour le philosophe Michel Onfray, la vision fantasmée et idéalisée de la révolution russe fait toujours partie de notre imaginaire collectif. « Longtemps le cinéaste propagandiste Eisenstein a fait la loi en imposant des images d’une révolution d’Octobre héroïque abon- damment commentées dans les ciné-clubs du monde libre qui van- taient les mérites du monde rouge d’en face dans lequel aucun de ses thuriféraires n’est pourtant allé habiter… » L’essayiste Thierry Wolton, qui s’apprête à publier le troisième tome de son Histoire mondiale du communisme (2), questionne : « L’amnésie volontaire qui frappe en partie la chronique communiste serait-elle l’ultime victoire de l’utopie ? » En France, Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise, qui a porté les couleurs du Parti communiste pour l’élection présidentielle, a obtenu un score historique de 19,58 % des voix. Cette nouvelle gauche radicale est-elle l’héritière de la révolution d’Octobre et du léninisme ? Non. Ses références sont ailleurs. Elle efface « l’échec douloureux de l’es- pérance qu’a constituée pour des générations l’expérience soviétique », en changeant de référentiel, écrit Didier Leschi. « Vieux militant, issu [...] du trotskisme mais dans sa version la plus franco-française,­ celle qui s’est épanouie essentiellement à l’ombre de Force ouvrière et de la

JUIN 2017 5 franc-maçonnerie », Jean-Luc Mélenchon ne cesse « de se référer à la révolution française ou à la Commune de Paris ». Quant aux militants communistes, qui ont constitué un socle électoral important jusque dans les années quatre-vingt, sont-ils devenus le réservoir de voix du Front national ? « Dans les classes populaires, les jeunes générations issues de familles historiquement ancrées à gauche votent de plus en plus fréquemment pour le parti de Marine Le Pen », confirme l’essayiste Aurélien Bernier. « Toujours attachés à la culture ouvrière, ils s’estiment trahis par la gauche, Parti socialiste et PCF réunis, et mieux défendus dans la mondialisation par le discours du Front national. » Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen… l’ADN communiste se disperse mais ne se dissout jamais totalement. Régis Debray revient sur cette « religion séculaire », qui n’aura jamais fait civilisation : « Le communisme n’a pas produit d’images, de musique, de gadgets ; il avait un cinéma, certes, mais qui était loin de rivaliser avec le cinéma américain. [...] Il n’y avait aucune charge érotique dans le com- munisme. [...] or sans glamour vous n’arrivez à rien. On vend encore des pin’s de Lénine ou des tee-shirts du Che, mais c’est de la commémoration, du folklore [...] Staline reste célébré en tant que symbole national, pas idéologique. Ce n’est pas la mort qui l’emporte à la fin, c’est la nation. » Dans le long entretien qu’il nous a accordé, le philosophe médio- logue, auteur d’un brillant essai, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains (3), constate la disparition de la civilisation euro- péenne au profit de l’empire américain mais refuse de sombrer dans le déclinisme. Le pari qu’il nous propose ? Vivre cette « joyeuse Apo- calypse » en devenant la nouvelle pépinière intellectuelle, littéraire et artistique à l’instar de Vienne au début du XXe siècle. « Ce qui vien- dra après nous est imprévisible, mais il est certain qu’il s’agira d’un prolongement, d’un enrichissement de ce que nous aurons été. [...] faisons confiance à l’imprévu. Rappelons-nous ­qu’il n’y a pas d’hiver sans printemps… » Valérie Toranian

1. Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczowski, Karel Bartosek et Jean-Louis Margolin, le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997. 2. Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme, tome III, les Complices, Grasset, à paraître en septembre 2017. 3. Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Gallimard, 2017.

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8 | Régis Debray. En route pour une « joyeuse Apocalypse » › Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian EN ROUTE POUR UNE « JOYEUSE APOCALYPSE »

› Entretien avec Régis Debray réalisé par Franz-Olivier Giesbert et Valérie Toranian

L’Europe va disparaître… mais ce n’est pas la fin du monde ! Dans son brillant essai Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Régis Debray nous invite à sortir « de la plainte et de la nostalgie fascisante ». Si l’empire américain, comme l’Empire romain en son temps, modèle notre monde, l’Europe a encore une carte à jouer : devenir une nouvelle Vienne, la pépinière artistique, intellectuelle et culturelle du futur. Le philosophe et médiologue analyse les difficultés pour un grand pays « d’être quand il a été ».

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous qu’avec le recul, le bilan de François Hollande sera réévalué ?

Régis Debray J’ai beaucoup de mal à voir clairement «la politique intérieure de notre beau pays, excusez-moi, j’avoue mon incompétence. Vous me parlez d’un monsieur qu’on me dit très sym- pathique mais je n’ai pas eu l’heur de le rencontrer, sinon il y a une trentaine d’années, à l’Élysée, vers 1981, quand il portait des plis d’un bureau à l’autre, avec beaucoup de fautes d’orthographe. L’illettrisme des énarques dressés dès leur premier furoncle aux « éléments de lan- gage » est un fait connu, mais leur inculture, ou plutôt l’ignorance où ils sont de leur ignorance historique, religieuse, artistique, garde quelque chose d’étonnant. Ce sont, pour l’ordinaire, des gens – il y a des excep-

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tions – pour qui l’histoire de France et de l’Europe commence en 1945, ou en 1914 pour les tempéraments archivistes. Le tacticien expert que vous évoquez, qui n’a apparemment pas de fortes lectures, tient

­Bernard-Henri ­Lévy pour une référence Régis Debray est philosophe et intellectuelle mais a sans doute une bonne médiologue. Derniers ouvrages connaissance de la sociologie électorale, publiés : Allons aux faits. Croyances historiques, réalités religieuses comme tous les techno-gestionnaires de sa (Gallimard, 2016) et Civilisation. génération, des rouages de la communica- Comment nous sommes devenus tion, des médias, ainsi qu’une gestion avisée américains (Gallimard, 2017). de la clientèle. Sans connaître la personne (je m’épargne les allées du pouvoir), je devine une honnêteté certaine, un respect de la division des pouvoirs, et de la probité ; il ne s’agit certes pas d’un corrompu ; le zig- zagant est bonhomme ; quant au manque de caractère et de vision, cela semble un trait d’époque plus qu’un défaut personnel. Il est toujours imprudent de faire confiance aux enfants du siècle plus malins que les autres mais qui n’ont jamais connu la faim ni la soif ni reçu de coup sur la figure. Personne n’est responsable de sa date de naissance.

Revue des Deux Mondes – Qu’en est-il des frondeurs, accrochés à un socialisme de la fin du XIXe siècle ? Ont-ils eu tort ?

Régis Debray De s’opposer à un néolibéralisme fort peu social digne du début du XIXe siècle ? Je leur donne plutôt raison, mais à chacun ses goûts et sa chronologie.

Revue des Deux Mondes – Et son bilan en matière de politique internationale ?

Régis Debray C’est bien le plus navrant. C’est un domaine dans lequel j’ai un peu plus de lumières. Les démocraties sans boussole souffrent d’un vice majeur que Tocqueville avait prévu : les affaires du dehors se règlent en fonction des affaires du dedans. La posture d’abord, et l’image dans le miroir. La double notion d’intérêt national et de visée stratégique (quel est l’intérêt de mon peuple et que se passera-t-il le jour

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d’après ?) paraît aux abonnés absents. La démocratie d’opinion cultive sur ce terrain une démagogie à la petite semaine, en se soumettant aux sondages et à la presse. Un édito devient plus influent qu’une dépêche d’ambassadeur. Cette domestication du politique par le médiatique est un phénomène de longue durée, non imputable à tel ou tel mais qui devient pathétique. François Hollande est un fils de la télévision, dont la vision du monde est obturée, obnubilée, tout autant par la quête de popularité immédiate que par l’illusion théâtrale des têtes d’affiche en gros plan, chefs d’État ou leaders d’un jour. Réduire la Russie à Vladi- mir Poutine, la Libye à Mouammar Kadhafi ou les États-Unis à Barack Obama est un péché contre le principe de réalité ; on devrait dire aux Français que la politique étrangère n’est pas un concours de beauté morale. Elle est faite de paradoxes, de contre-courants, d’anticipations complexes ; il faut admettre qu’un État a ses raisons que la raison du téléspectateur ne connaît pas. Si le malheureux qui vous occupe avait participé à cet apprentissage, il aurait pu laisser une trace.

Revue des Deux Mondes – Est-il pire que ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac ?

Régis Debray Voilà encore l’arrêt sur image, avec danger d’occul- tation du collectif par la bobine ! Vous me désarçonnez. Je tente une réflexion historique sur les glissements de civilisation et la difficulté pour un grand pays d’être quand il a été, et voilà qu’il faudrait distri- buer des prix de bonne conduite à tel ou tel politicien ! Vous dire que, de ces précédents présidents, l’un fut un grand fricoteur et l’autre un petit honnête homme ? Je ne les mets pas sur le même plan quant à la vertu, mais en matière internationale, on peine à trouver une dif- férence entre le néoconservateur à l’américaine et l’atlantisme vieux jeu d’un notable SFIO. Ceci dit, on aimerait qu’apparaisse un candi- dat capable de dire : « Mesdames, messieurs, on se dispute pour peu de chose. Hormis celui de convoquer les caméras, de nommer mes fidèles aux cinq cents places juteuses à la disposition du gouverne- ment, et de distribuer des légions d’honneur aux petits copains deux

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fois l’an, je n’aurai aucun pouvoir. Ni celui de faire la guerre ni celui de faire la paix ; mes promesses seront cassées par le premier conseil européen, où je ne représente qu’un vingt-septième des actions, une rebuffade allemande et par la Maison-Blanche, qui n’en fait qu’à sa tête et se moquera de mes avis. » Quant à Jacques Chirac, ce fut le dernier tiers-mondiste en activité, à qui on pouvait parler de Haïti, du Guatemala ou du Swaziland sans qu’il regarde sa montre en mar- monnant : « Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Ils ne votent pas ! » J’aimais son côté accessible et franc-jeu, sa fierté – comme quand il a envoyé balader la sécurité israélienne à Jérusalem-Est ou l’invasion de l’Irak. Pour être président, il faut un corps, une densité. Même s’il refusait de vouloir les conséquences de ce qu’il voulait, le « fond » était sain ; par sa curiosité de l’inconnu, de l’histoire, des civilisations anciennes, il réussissait à être très français sans tourner franchouillard. Un enraciné non ethnocentrique, aux yeux de qui le Japon existe et la Guyane n’est pas une île, c’est devenu rare, avouons-le ! Mais revenons à nos mou- tons, si vous voulez bien.

Revue des Deux Mondes – Auriez-vous une certaine indulgence pour les intrigues et les manipulations politiques ?

Régis Debray Lorsqu’il y a une fin derrière liée à l’intérêt géné- ral, oui. C’est l’idiotisme du métier, comme aurait dit Diderot, où il faut être un peu ficelle, dans le marigot, pour garder la tête hors de l’eau. François Mitterrand connaissait le métier, mais il ne s’y réduisait pas ; l’homme privé était plus attachant que l’homme d’État, comme l’attestent son Journal (1) et ses Lettres à Anne (2). La résurrection d’une langue et d’une finesse d’âme qu’on croyait disparues… Ce sera un classique de l’art épistolaire ! On doit tous revoir notre copie après cette découverte posthume.

Revue des Deux Mondes – De l’ensemble de vos propos ressort l’idée d’une France en plein déclin…

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Régis Debray Je parlerais plutôt de métamorphose. La France change d’ère, et donc de gabarit, puisqu’elle a perdu son autonomie de vol et de pensée. Il faudrait ôter au terme « déclin » sa connotation plaintive, qui peut nourrir une nostalgie fascisante ou un pessimisme à tout faire. Les civilisations sont comme les individus, elles naissent, grandissent, vieillissent et meurent, cependant sans jamais disparaître complètement : dans l’Homo sapiens, il y a des gènes de Néandertal ; dans la chrétienté, des gènes de romanité ; dans l’américanité, des gènes d’Europe. Rien ne meurt, tout se transforme. Il faut être nom- briliste pour confondre la fin d’un monde avec la fin du monde.

Revue des Deux Mondes – Vivons-nous la fin d’une civilisation euro- péenne ? Comment définiriez-vous cette civilisation par rapport à la notion de culture ?

Régis Debray Une civilisation, c’est l’armature invisible et largement inconsciente qui règle les comportements des grands agrégats humains. C’est une notion plus large, plus durable et moins locale que celle de culture. Une civilisation est une « civilisaction », impliquant diffusion, expansion, conquête – pas nécessairement militaire : il faut un empire, une capacité d’intervenir en dehors de ses frontières. Une capitale d’em- pire est toujours cosmopolite. Pourquoi l’Europe ne fait plus civilisa- tion ? Parce qu’elle a cessé de combiner le pouvoir absorbant et le pou- voir émissif, toujours liés. Les deux sont, aujourd’hui, détenus par les États-Unis : le continent américain est bien placé pour absorber de l’Asie et de l’Europe, et émettre dans les deux directions. La France a sym- boliquement perdu ce pouvoir dès 1919 : le texte français du traité de Versailles n’a pas été considéré comme faisant foi, et Woodrow Wilson, le président américain, a demandé la version anglaise. Ce fut, à l’insu de la plupart, le début de la fin de la langue diplomatique depuis le traité de Westphalie. Le géographe Albert Demangeon, génie modeste comme le sont les meilleurs géographes, publie alors le Déclin de l’Europe : nous avons perdu l’hégémonie mondiale, elle a émigré vers les États-Unis. Et cela annoncé en 1920 ! Le grand Élie Faure, lorsqu’il voyage aux États-

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Unis en 1930, écrit que l’Amérique est un creuset débordant d’énergie, mais où rien n’a encore pris forme. Autre témoin de cette fascination un peu inquiète : les Mémoires de prison de Jean Zay, texte inouï de subtilité et de pénétration, qui montre la sidération de l’auteur devant l’amour que les Américains portent à la France. Cette francophilie-là s’effondre en 1940 lorsque Franklin Roosevelt est d’avis que la France a cessé d’être une puissance, d’où son dédain pour Charles de Gaulle et son projet de faire passer le pays sous administration américaine. Jean- Paul Sartre, Brigitte Bardot, Charles de Gaulle et quelques autres ont occasionné un regain d’intérêt jusque dans les années soixante-dix, mais la francophilie là-bas n’est qu’un souvenir entretenu par une minuscule élite. Avant, il fallait plus de trente ans pour qu’une mode américaine arrive en France ; aujourd’hui, tout va beaucoup plus vite. Regardez les primaires…

Revue des Deux Mondes – Les primaires sont un processus de destruction…

Régis Debray Voir des hommes et des femmes alignés en rang d’oignons avec seulement deux minutes trente pour expliquer leur vision du monde est un attentat à la sûreté de l’esprit européen… Plutôt un suicide car personne ne nous force à cet abaissement. Il y a trois étapes à retenir : 1918, 1940 et le remplacement du fauteuil présidentiel par le pupitre en Plexiglas, lors du second septennat de François Mitterrand : ses communicants rapportent alors des États- Unis l’idée que le fauteuil Louis XIV derrière un bureau, c’est rin- gard, qu’il faut être debout, face au public ; le principe d’autorité, qui avait quelque chose à l’origine de théologique, est remplacé – le Christ est toujours assis au tympan des cathédrales – par celui de proximité. L’autorité est assise, les gens bougent autour. Charles de Gaulle s’adressait à nous en position assise ; François Mitterrand aussi, dans sa photo officielle, avec un livre en main, Montaigne en l’occurrence. Après, tous debout, en plein air, et plus de bouquin. C’est ainsi qu’on se couche.

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Revue des Deux Mondes – C’est aussi céder à la pression populaire : le pouvoir politique doit s’abaisser toujours un peu plus…

Régis Debray Stendhal l’avait prévu ; il faut faire sa cour à l’épi- cier, disait-il. Aujourd’hui, il faut être sympa, jeune et bouger. Barack Obama en conférence de presse émerge du fond de la salle et marche vers nous d’un pas dynamique ; il est le mouvement, l’action. Hol- lande a suivi le modèle. Souple, jeune, optimiste. Refus du statique, de la densité, du poids. On apprend, à ces petits détails, que les carottes sont cuites. Mais ce n’est pas trop grave. L’humanité en a vu d’autres.

Revue des Deux Mondes – Et c’est bien ce qui vous différencie de tous les déclinistes actuels…

Régis Debray La littérature de décadence est la plus parfaite de toute, affirmait Paul Valéry. Pourquoi ? Parce qu’elle intègre le plus de contradictions, de complexité, de connaissance ; elle est riche et savou- reuse. Les symptômes de la décadence sont connus, c’est le « tout-à- l’ego », et la fragmentation des ensembles. On n’aime plus faire la guerre où force est de se serrer les coudes ; il serait offensant d’avoir à revêtir un uniforme. Chacun pour soi, comme dans un naufrage…

Revue des Deux Mondes – Nous avons suffisamment donné dans le collectif pendant les deux guerres mondiales…

Régis Debray Certes ! Une vitalité collective ne va jamais sans bêtise ni illusion, c’est une brimade perpétuelle pour le libre arbitre. À un moment donné, chacun s’est dit que le jeu n’en valait plus la chandelle, d’où un repli sagace sur le bien-être individuel et la fin du service militaire obligatoire.

Revue des Deux Mondes – N’a-t-on pas tiré les leçons de cet « affreux XXe siècle » ?

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Régis Debray En un sens, oui. Le civilisé est un barbare fatigué, qui essaye de retrouver du tonus en se refabriquant des ennemis ; il faut se ressaisir, répète-t-il, mais il n’en a, en réalité, aucune envie ; il délègue les fonctions de défense aux subalternes ou à des mer- cenaires, ce que Rome a fait. À partir du IIIe siècle, les Romains ne voulaient plus se battre. Ils disposaient de très bonnes légions barbares qui faisaient le travail à leur place ; seulement un jour, les barbares ont voulu remonter au centre, ils voulaient devenir des Romains à part entière…

Revue des Deux Mondes – Voulons-nous être américains ?

Régis Debray Disons qu’on veut les avantages sans les inconvé- nients. Nous sommes judiciarisés, contractualisés, moralisés. Les ponts sont coupés entre le forum et les idées : les politiques sont des êtres de spectacle ; il n’y a plus de parti ni de revues de parti, le showbiz est en figure de proue. Certes, nous n’avons pas la Bible omniprésente : si un président français prêtait serment sur l’Ancien Testament, nous serions encore choqués. On constate un phénomène très intéressant quand on regarde les remakes des films français, qui sont tout bénéfice pour nos producteurs. L’idéologie américaine impose à chaque coup ses must : le happy end, des bons et des méchants, pas d’allusion aux conditions sociales ; nous, Français, avons des biopics plus compli- qués, où le bon peut devenir méchant et vice versa. Il existe donc des points de résistance, heureux effets de l’habitude.

Revue des Deux Mondes – Il y a beaucoup plus de complexité dans les séries télévisées américaines…

Régis Debray C’est vrai, dans Breaking Bad, par exemple. L’Amé- rique prend à l’Europe des bonnes choses qu’elle recycle, comme la pizza : la pizza, c’est Naples, Pizza Hut, c’est l’Amérique. Le propre d’une civilisation, c’est de « pomper » les cultures locales et de les recy- cler. C’est aussi une façon de marcher, de manger, de rêver, d’organiser

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sa vie ; c’est très trivial, très pratique. Cela ne se passe pas tellement dans les idées mais dans les petites choses et la langue de chaque jour. Regardez la SNCF, qui a appelé ses trains low cost Ouigo…

Revue des Deux Mondes – Vous parlez de locomotive américaine. N’y a-t- il pas une surestimation de votre part? Aujourd’hui nous avons affaire à une Amérique qui s’interroge, qui doute… Donald Trump est une cari- cature et un symptôme ; il est arrivé au pouvoir parce que le système démocratique américain est complètement épuisé : plus personne ne veut se présenter à la présidence à cause, entre autres, de la transpa- rence. Plus personne ne veut prendre de risque. Le vote Trump n’est pas un vote d’adhésion, c’est un coup de pied dans la fourmilière… L’avenir du monde ne serait-il pas plutôt en Chine, en Inde, en Indonésie?

Régis Debray Le personnel politique romain, sous l’Empire, était assez médiocre – Marc Aurèle fut une exception –, ce qui n’a pas empêché Rome de maintenir sa domination pendant plusieurs siècles, jusqu’au IVe. C’est un phénomène d’entropie bien connu : vient un moment où une certaine médiocrité prend le dessus. Mais les États-Unis disposent de dix porte-avions, la Russie de la moitié d’un, et la Chine d’un seul. Le budget militaire américain reste l’équivalent des budgets de défense du monde entier ; en sciences, que ce soit en biologie molé- culaire, en physique des particules, en astrophysique, ou en intelligence artificielle, les Américains ont une avance considérable. Le XXIe siècle sera encore américain. Un âge d’argent suivra très vraisemblablement l’âge d’or qu’aura été pour eux le XXe. L’hégémonie ne s’évalue pas à l’économie. Les États-Unis restent l’école des cadres de la planète ; les plus grandes entreprises américaines sont gouvernées par des Indiens ; il y a des dizaines de milliers de Chinois dans les universités. L’Amérique invente les logiciels, même si le matériel peut se fabriquer en Asie. Rome ne contrôlait pas tout, elle ne contrôlait pas la Perse, ni la Germanie, ni la Chine. Une civilisation dominante peut en admettre d’autres en marge. Elle a ses confins mais elle émet tous azimuts ; elle fixe nos stan- dards et nos normes.

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Revue des Deux Mondes – L’Amérique n’est-elle pas elle-même dépassée par ses propres technologies ? Les nouveaux patrons ne sont-ils pas ceux des GAFA (Google, Appel, Facebook, Amazon) ? Dans certains domaines (notamment la sécurité), ne sont-ils pas en confrontation avec l’État ?

Régis Debray La force des États-Unis ne provient pas de l’État, qui est faible – d’ailleurs il s’appelle « Administration » –, mais de la société. La Californie est leur locomotive : elle emploie les meilleurs ingénieurs, les meilleurs mathématiciens du monde entier. Et nos néo- logismes sont des californismes, non des anglicismes. Ses technologies ont la capacité de faire empreinte partout car ce sont les plus perfor- mantes. Hegel l’avait dit : le soleil va d’est en ouest et la Californie fait le pont entre l’Est et l’Ouest. Elle est bien mieux placée que nous pour percevoir, capter, influencer tout ce qui, en Asie, est en train de germer. Géographie idéale pour un peuple élu ! On ne peut pas mieux articuler le centripète et le centrifuge. Les Américains ont le ciment de leur religion biblico-patriotique. C’est une nation qui a un destin. Un point de fuite, le bonheur du monde, et un point de départ. 1620 avec le Mayflower Compact, ce contrat solennel qui déclare fonder une communauté volontaire a été signé par 41 hommes ; c’est l’ori- ginal, la matrice. Quand on est un confident de la Providence, on peut y aller de bon cœur. C’est la verticale que nous n’avons pas. Il n’y a que l’Empire romain qui avait la même certitude d’être désigné par Jupiter pour gouverner le monde. Nous, nous sommes devenus trop intelligents pour être patriotes. Nous avons payé très cher notre désir de persister dans l’être avec les deux guerres mondiales et nous sommes fatigués. Les Russes le sont moins que nous, alors qu’ils ont perdu 20 millions de personnes pendant la Seconde Guerre mondiale. Une exception à étudier.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi la France est-elle plus déprimée que les autres nations européennes ?

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Régis Debray Parce que nous tombons de plus haut que les autres : nous avions un État central, qui a fait une nation ; quand l’État abdique, la nation se désagrège. En Italie, la société ne se disloque pas car il s’agit depuis le début d’un puzzle de grandes cités. En Alle- magne non plus, car c’est un pays fédéral. C’est nous qui avions le plus à perdre dans cette américanisation, redoublée par la centrifugeuse numérique, à cause du logiciel de départ.

Revue des Deux Mondes – Que faites-vous de l’héritage des Lumières ?

Régis Debray Il est essentiel et consubstantiel, c’est la faculté cri- tique, le recul. Nous en sommes encore, et fort heureusement, tri- butaires. Mais la part nocturne de la condition humaine fut ignorée par les Lumières. Si Voltaire ou Montesquieu avaient été témoins de la Révolution, ils auraient crié à la barbarie : pour eux, le sentiment national et la passion messianique, l’imaginaire et la mythologie n’exis- taient pas. Les Lumières n’ont pas peu contribué à la sous-estimation du pulsionnel, du grégaire, de l’onirique, soit de tous les combustibles de l’agir humain : l’histoire marche aussi au passionnel et à l’irration- nel. Cette dimension, qu’il vaut mieux connaître pour y succomber le moins possible, a échappé à ce XVIIIe siècle dont Julien Gracq disait merveilleusement qu’« il a tout éclairé et rien deviné ».

Revue des Deux Mondes – Parlons de l’islam. La lutte contre le terro- risme et l’islam radical est un chiffon rouge, dites-vous, qu’on agite pour nous faire oublier notre soumission à l’hégémonie américaine. Ne minimisez-vous pas un peu cette menace sur nos valeurs et notre civilisation ?

Régis Debray Une bonne politique, vous le savez bien, se fait avec deux ingrédients : la peur et l’espérance. La peur rassemble. C’est un facteur de cohésion qui a fait ses preuves. Le terrorisme relayé et ampli- fié par notre vidéosphère est en ce sens un excellent outil de gouverne- ment dans les pays occidentaux. Les États-Unis l’ont fort bien utilisé.

18 JUIN 2017 JUIN 2017 en route pour une « joyeuse apocalypse »

L’islam à feu et à sang est un sérieux trouble à l’ordre public occi- dental, comme le fut la vague internationale des attentats anarchistes entre 1880 et 1914. Mais ce n’est pas une offre civilisationnelle. C’est, sur place, comme une réaction à l’entrée dans la modernité. Dès 1947, Arnold Toynbee nous avait mis en garde (3) : « Faites attention, l’islam va se réveiller. À force de vouloir l’occidentaliser à tout prix, vous allez avoir un effet boomerang considérable. » Relire le génial historien bri- tannique est impératif.

Revue des Deux Mondes – N’y a-t-il pas le rêve de reconstituer le cali- fat, l’empire, l’âge d’or ?

Régis Debray Vous le dites très bien, c’est un rêve. Où est l’ossa- ture, l’épicentre de l’islam ? Il y a deux grands États : l’Iran et l’Indo- nésie. L’Iran est chiite et donc ne peut ni unifier ni rassembler. L’Indo- nésie fait bande à part, les problèmes arabes ne l’intéressent pas. « Le communisme est l’islam du XXe siècle », déclarait Jules Monnerot. Je dirais que l’islamisme politique est le pseudo-communisme du XXIe. Ce n’est pas une alternative de société, car il n’inclut ni industrie, ni recherche scientifique, ni proposition esthétique. Le communisme avait un centre incontestable avec Moscou. Il n’y a pas de Komintern islamique. Les musulmans en France – notion vague au demeurant – ne parviennent même pas à faire bloc.

Revue des Deux Mondes – Le communautarisme arabo-musulman en France n’est-il pas aussi une résistance identitaire à cette mondiali- sation américaine ?

Régis Debray C’en est peut-être une expression parmi d’autres. Le communautarisme est anglo-saxon. Reste, il est vrai, que le seul alter-mondialisme qui joint l’acte à la parole est l’islamisme mais, sur le long terme, il ne paraît pas en état de modifier l’équilibre des puis- sances ni de viser une quelconque hégémonie matérielle et spirituelle en dehors de ses frontières historiques.

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Certains jouent la mondialisation en s’alliant avec l’Occident, comme l’Arabie saoudite, d’autres refusent tout et réagissent avec vio- lence. Mais les véritables problèmes, ce sont la montée en puissance de la Chine et l’explosion démographique en Afrique. Les évolutions fondamentales nous sont voilées par la dictature des écrans et des news.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi le communisme n’a-t-il pas fait civilisation ?

Régis Debray Les religions séculières sont plus fugaces et moins compétitives que les révélées ; c’est un handicap qui vaut aussi bien pour le nationalisme d’avant-hier que pour le marxisme-léninisme d’hier. Ce sont des substituts, des bouche-trous en quelque sorte. Le communisme n’a pas produit d’images, de musique, de gadgets ; il avait un cinéma, certes, mais qui était loin de rivaliser avec le cinéma américain, sept cents films par an en moyenne. Il n’y avait aucune charge érotique dans le communisme. Le « glamour » des babouchkas était très limité, or sans glamour vous n’arrivez à rien. On vend encore des pin’s de Lénine ou des tee-shirts du Che, mais c’est de la commé- moration, du folklore : le mainstream capitaliste est même assez fort pour en faire des marchandises. Les Russes eux-mêmes sont partagés entre l’effroi du goulag et la fierté de Stalingrad : Staline reste célébré en tant que symbole national, pas idéologique. Ce n’est pas la mort qui l’emporte à la fin, c’est la nation.

Revue des Deux Mondes – Existe-t-il une « insécurité culturelle », qui amène les Français à se sentir français de nouveau ?

Régis Debray Je n’en sais trop rien. Il y a l’effet de l’ouverture des frontières, des migrations de masse, de nouvelles technologies… Il y a surtout la panne de transmission, la déliquescence de l’enseignement, à commencer par l’école, qui diffusait une unité, une continuité. Le défi communautariste en suscite d’autres en réaction, les appartenances religieuses ou ethniques refont surface, le civique mollit, l’archaïque

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se durcit. Le phénomène est mondial. En revanche, je ne crois ni au grand remplacement, ni à la soumission – le livre de Houellebecq me semble à côté de la plaque. Le défi islamiste tendrait plutôt à nous faire relever la tête, pour le meilleur comme pour le pire.

Revue des Deux Mondes – Votre livre se conclut sur Vienne à son apo- gée, ces soixante années exceptionnelles à cheval entre le XIXe et le XXe siècle, où se conjuguent l’art, l’intelligence, la culture. La France sera-t-elle la Vienne du XXIe siècle ?

Régis Debray La finis Austriaeest évidemment une sorte de répé- tition générale, à petite échelle, de la finis Europae. C’est devenu un lieu commun mais ce n’est pas faux. Cela peut même rendre opti- miste. Les Viennois émigrent, créent Hollywood, l’informatique, la psychanalyse, la musique contemporaine. L’Empire austro-hongrois se décompose, perd tout rôle politique dominant, mais devient la grande pépinière du futur. C’est pour nous plus qu’un motif de conso- lation : tâchons de faire aussi bien que cette « joyeuse Apocalypse » d’Hermann Broch. Ce qui viendra après nous est imprévisible, mais il est certain qu’il s’agira d’un prolongement, d’un enrichissement de ce que nous aurons été. Le jeu reprend toujours, faisons confiance à l’imprévu. Oubliez Palerme, rappelons-nous Vienne ! Et qu’il n’y a pas d’hiver sans printemps…

Régis Debray abordera la relation transatlantique, chaque jour avec un spécialiste différent, dans une série d’émissions « France-États-Unis : un commerce équitable ? », sur France Culture du 1er au 15 juillet.

1. François Mitterrand, Journal pour Anne (1964-1970), Gallimard, 2016. 2. François Mitterrand, Lettres à Anne (1962-1995), Gallimard, 2016. 3. Arnold J. Toynbee, l’Islam, l’Occident et l’avenir, Éditions des Malassis, 2013.

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dossier CENT ANS APRÈS LA RÉVOLUTION RUSSE. QUE RESTE-T-IL DU COMMUNISME ?

24 | Le vitrail de la révolution 75 | Que reste-t-il du marxisme russe en Allemagne ? › Michel Onfray › Eryck de Rubercy

35 | Petrograd 1917. Une 83 | Tous coupables ? journaliste de la Revue › Thierry Wolton des Deux Mondes dans la révolution 91 | Le communisme mou › Marylie Markovitch à la française › Franz-Olivier Giesbert 46 | 1917 ou l’impossible réminiscence 94 | La révolution russe est-elle › Veronika Dorman encore une référence pour les gauches radicales ? 54 | Jean-Luc Domenach. › Didier Leschi Comment le Parti communiste conserve-t-il 103 | PCF et FN : revirements son emprise sur la Chine ? idéologiques sur les › Annick Steta questions européennes › Aurélien Bernier 61 | Stéphane Courtois. « Les régimes communistes 110 | En librairie : les livres du disparaissent. Pas la centenaire nomenklatura » › Olivier Cariguel › Valérie Toranian LE VITRAIL DE LA RÉVOLUTION RUSSE › Michel Onfray

a vérité de la révolution bolchevique n’est pas dans Octobre, le film de Sergueï Eisenstein, mais dans l’Archi- pel du goulag, le récit d’Alexandre Soljenitsyne. Le cinéma est un art funeste qui exige beaucoup d’argent ; de ce fait, il n’a guère souci de la vérité. En mars 1951, Benjamin LPéret écrivait dans « Contre le cinéma commercial » : « Création et argent sont à jamais ennemis. (1) » Le cinéma est à mes yeux l’art d’après la fin de l’art ; il permet de substituer la fiction à la réalité, la légende à l’histoire, le mythe à la clarté, le virtuel au réel, l’intelligible au sensible, l’idée au concret, la fantaisie à la rationalité, les fariboles et les fadaises à l’authentique matière du monde. Longtemps le cinéaste propagandiste Eisenstein a fait la loi en imposant des images d’une révolution d’Octobre héroïque abondam- ment commentées dans les ciné-clubs du monde libre qui vantaient les mérites du monde rouge d’en face dans lequel aucun de ses thurifé- raires n’était pourtant allé habiter. On mesure mal combien le cinéma est une activité d’abolition de la vérité au profit d’une substitution de fictions qui deviennent plus vraies que le vrai. Le cinéma a été, il est et il sera l’instrument de prédilection du nihilisme.

24 JUIN 2017 JUIN 2017 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

Que fut la réalité de cette révolution russe ? Un coup d’État mené le 25 octobre 1917 par une poignée d’hommes, dont Lénine, portant perruque (une image invisible de l’iconographie soviétique, on s’en doute…), contre de jeunes gardes du palais d’Hiver, appuyés par des femmes et terrorisés, se cachant dans l’immense bâtiment vide. Le croi- seur Aurore a tiré pour donner le signal de l’insurrection – il était chargé à blanc. Pendant ce temps, en dehors de la pétarade circonstanciée, Petro- grad vit : représentations d’opéras ou de théâtre, goinfreries dans les

restaurants chics, allées et venues dans les Michel Onfray est docteur en rues, transports en commun bondés. Le philosophie. Il a créé l’Université coup d’État a été décidé par une minorité populaire à Caen en 2002, puis l’Université populaire du goût en 2014. de la direction bolchevique – dont Lénine. Derniers ouvrages parus : le Miroir Les bolcheviques, l’étymologie témoigne aux alouettes. Principes d’athéisme faussement, se disent majoritaires ; ce sont en social (Plon, 2016) ; la Force du sexe faible. Contre-histoire de la révolution fait les mencheviks qui le sont : en novembre française (Autrement, 2016) et 1917, quelques jours après la fameuse révo- Décadence (Flammarion, 2017). lution donc, les élections donnent 40,4 % › [email protected] pour les sociorévolutionnaires ; 24 % pour les bolcheviques. Thierry Wolton, qui signe une monumentale et terrible Histoire mondiale du communisme en trois tomes, cite le journaliste de l’Huma- nité Boris Kritchevski lorsqu’il rend compte des faits pour son journal :

« Ce ne fut pas une insurrection ouvrière, [...] ce ne fut même pas un complot d’ouvriers armés. Ce fut un com- plot militaire, exécuté par les prétoriens bolchevistes de la garnison désœuvrée. [...]. Les caves du palais d’Hiver ont été systématiquement pillées. L’exemple de ceux qui forment la classe régnante de la capitale a entraîné dans la ruée alcoolique de larges couches de la population, y compris des femmes et des enfants. [...] À côté des ivrognes, pour ainsi dire sincères, on y voit des mercan- tis, soldats et civils, qui, après avoir bu modérément, emportent les bouteilles les plus chères, vins généreux et fines champagne, qu’ils vendent ensuite au prix fort. [...]

JUIN 2017 JUIN 2017 25 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

Les “sincères”, eux, se soûlent à mort, parfois se noient littéralement dans le vin, dont les tonneaux défoncés inondent la cave, ou bien dans l’eau que lancent les pompiers. (2) »

L’Humanité, que la vérité a toujours irrité, sinon fâché, met fin très vite à sa collaboration… La révolution russe commence donc comme elle a continué : sans le peuple et avec des satrapes disposant du feu des armes – et de caves remplies d’alcool. Putschiste, comme dans la grande tradition fasciste, elle était minoritaire parmi la gauche, qui comptait sur la réunion de la Constituante souveraine et sur le Congrès des soviets qui devait s’ouvrir vingt-quatre heures plus tard. Elle fut donc clairement, fran- chement, antidémocratique, le soviet étant la forme la plus accomplie, selon moi, de l’expression démocratique. Le journaliste de l’Humanité rapporte également ces faits : « Les délégués de la démocratie révo- lutionnaire et paysanne se trouvèrent devant le fait accompli. » Ils quittent le Congrès, puisque le coup d’État a tranché pour eux. Les premières heures de ce qui deviendra « Octobre 17 » contiennent de façon quintessenciée tout ce que sera une union dite soviétique mais qui procédait moins du soviet, l’assemblée démocratiquement élue, que du dogme marxiste de « la dictature du prolétariat » réduit à ce que Lénine avait appelé dans Que faire ? (1902) l’« avant-garde éclairée » – lui-même et ses séides. Lénine crée un Conseil des commissaires du peuple qui dirige tout avec neuf ministres et lui. Il renonce à l’instauration du pouvoir des soviets, qu’il traite par le mépris – le soviet devient, selon ses mots, « une déviation petite-bourgeoise ». Au 2e congrès des mineurs de Russie, le 25 janvier 1921, Lénine affirme : « Chaque ouvrier saurait-il administrer l’État ? Les gens pratiques savent que c’est une fable. (3) » Lénine se met dans le camp des gens pratiques, bien sûr, lui qui n’a jamais rien fait d’autre dans la vie que de lire des livres et des journaux. Ceux qui quittent l’assemblée, sous les quolibets de Trotski, sont physiquement exécutés. Dès 1905, Lénine avait théorisé le concept de « terreur de masse » ; à partir de 1907, le concept s’incarne. Lénine et

26 JUIN 2017 JUIN 2017 le vitrail de la révolution russe

Trotski envisagent le futur de la révolution russe en regardant dans le rétroviseur de l’histoire : c’est en fait la révolution française qui leur sert de modèle et, dans cette révolution, sa partie la plus sinistre : celle des jacobins de la Terreur de 1793, de leur gouvernement révolutionnaire, de leur tribunal vidé de son droit à la défense, de leur association de la vertu (en fait la parole du chef) à la terreur, des exécutions en chaîne de ceux qui déplaisent, de leurs meurtres de masse avec Louis-Marie Tureau en Vendée ou Jean-Baptiste Carrier à Nantes. Dans Comment organiser l’émulation ?, en décembre 1917, Lénine qualifie quiconque n’est pas d’accord avec son projet d’« insecte nui- sible », de « pou », de « vermine », de « microbe », de « puce », de « punaise », de « parasite » dont il faut se débarrasser de la façon la plus radicale et la plus expéditive. Adolf Hitler se souviendra du bon usage de l’animalisation des ennemis pour en faciliter l’extermination. Les jacobins avaient fait de même avec Louis XVI et sa famille. Dès l’été de l’année 1918, Lénine théorise la nécessité de camps de concentration dans lesquels on enfermerait ceux qu’en 1793 les jacobins nommaient « les suspects » à l’extérieur des grandes villes. En 1921, sous le même Lénine donc, on comptabilise quatre-vingt-quatre camps dans quarante-trois provinces. Lénine meurt en 1924. Fin 1930, les goulags sévissent sous chacun des douze fuseaux horaires du pays. Le soleil ne se couche jamais sur l’univers concentrationnaire soviétique. La vulgate marxiste, reprise par le gauchisme culturel français, vou- drait que Lénine ait été un gentil et Staline un méchant ayant dévoyé l’idéal révolutionnaire du premier. Elle ajoute que, puisque Trotski fut l’ennemi de Staline le méchant, c’est donc la preuve que Trotski faisait bien partie du camp des bons… Voilà pourquoi on peut aujourd’hui, comme Alexis Corbière, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon, recevoir Paris-Match pour expo- ser son couple et porter à la connaissance des lecteurs qu’on a dans son salon un portrait de Lénine – rappelons qu’on doit au même individu un livre écrit en collaboration intitulé « Robespierre, reviens ! ». Voilà également pour quelles raisons on peut avoir eu un passé trotskiste (comme Alexis Corbière, mais aussi Jean-Christophe Cam- badélis ou Lionel Jospin, Julien Dray, Benoît Hamon, Jean-Marie

JUIN 2017 JUIN 2017 27 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

Le Guen, Henri Weber, etc.) sans qu’il paraisse infâmant, au contraire d’un passé stalinien qui, lui, reste honteux. Revenons à nos moutons… Lénine, Trotski et Staline, dis-je, sont à égalité dans l’abjection. Pour quelles raisons ? On doit à Lénine, quarante-huit heures après la révolution, l’interdiction de la presse d’opposition ; on lui doit en décembre la fermeture des principales maisons d’édition non bolche- viques ; on lui doit l’extension de la censure à la presse, à la photogra- phie, aux plans, aux illustrations, à la correspondance et, bien sûr, au cinéma ; on lui doit l’instauration d’une Direction de la littérature et de l’art ; on lui doit l’inauguration des camps de concentration des opposants dès le printemps 1918 dans les îles Solovki ; on lui doit dès les premières heures l’interdiction des rassemblements, l’envoi de la troupe dans les rues ; on lui doit la baisse d’un quart des salaires des ouvriers ; on lui doit la confiscation des biens de qui lui déplaît ; on lui doit l’expropriation de la propriété foncière ; on lui doit le travail obli- gatoire pour tous. Alors que la foule souhaite assister à la Constituante le 5 janvier 1918, Lénine donne l’ordre de tirer à la mitraillette sur les gens. Or, qui dirige l’armée ? Un certain Trotski. Donc, Trotski : Trotski, c’est l’homme qui crée l’Armée rouge ; c’est l’homme qui, dès 1917, active la Terreur qui, en quelques semaines, fait deux à trois fois plus de morts que la police tsariste en près d’un siècle ; c’est l’homme qui, le 8 août 1918, crée les deux premiers camps de concen- tration à Mourom et à Arzamas – Hitler est alors soldat sur le front – ; c’est l’homme qui décide d’exterminer toute la composante anarchiste de la révolution russe en commençant par les partisans de Nestor Makhno en Ukraine entre 1919 et 1921 ; c’est l’homme qui mate la révolte des marins de Kronstadt en mars 1921 ; c’est l’homme qui, en 1938, en exil à Mexico, écrit Leur morale et la nôtre, un texte dans lequel il abolit les cri- tères classiques du bien et du mal au profit d’un conséquentialisme révo- lutionnaire du bon et du mauvais : est bon, donc bien, tout ce qui permet la révolution, est mauvais, donc mal, tout ce qui s’y oppose. Quand le meurtre, le crime, l’assassinat, la déportation, la torture, l’extermination, l’incarcération, les exécutions d’otages, femmes, vieillards et enfants com- pris, servent l’être et la durée de la révolution, alors ils sont bons !

28 JUIN 2017 JUIN 2017 le vitrail de la révolution russe

Quant à Staline, faut-il s’appesantir ? Pour celui-là, le travail a été fait. Il a même payé plus que de raison alors qu’on lui fait porter la totalité de la charge en exonérant Lénine, prétendument pur dans son idéal, et Trotski, hypothétiquement pur dans son désir d’internationa- liser la pureté. Mais ces trois hommes sont trois tentacules d’une même hydre totalitaire, d’un fascisme rouge dont Soljenitsyne nous dit tout ce qu’il faut en penser avec l’Archipel du goulag, un livre monstrueux, un récit fleuve, un chef-d’œuvre au même titre que Si c’est un homme de Primo Levi, l’Espèce humaine de Robert Antelme et les Jours de notre mort de David Rousset.

La légende communiste et ses compagnons de route

Car il n’y a pas de bonnes raisons d’estimer que le totalitarisme nazi et le totalitarisme bolchevique sont incomparables : le premier a tué six millions de juifs ; le second a fait cent millions de morts… On comprend que d’aucuns, anciens marxistes-léninistes, anciens trotskistes, anciens staliniens, anciens compagnons de route du Parti communiste français, refusent la comparaison et préfèrent la légende… La légende, justement, c’est celle que créent de toutes pièces les intellectuels qui se virent au cours des ans décerner le prix Lénine et autres décorations du régime soviétique et les compagnons de route qui furent nombreux en France. Pour information, voici quelques noms : les poètes Louis Aragon, Elsa Triolet, André Breton, Paul Éluard, Tristan Tzara, René Char, Eugène Guillevic, Aimé Césaire, Jean Cassou ; les philosophes Paul Nizan, Georges Politzer, Henri Lefebvre, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau- Ponty, Albert Camus, Jean-Toussaint Desanti, Roger Garaudy, Jean Kanapa, Julien Benda, René Étiemble, Raymond Queneau, Georges Bataille, Simone Weil, Edgar Morin, Michel Leiris, Louis Althusser, Michel Foucault, André Glucskmann, Étienne Balibar, Jacques Rancière ; les écrivains Romain Rolland, Anatole France, André

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Gide, Roger Vailland, André Malraux, Julien Gracq, Marguerite Duras, Pierre Guyotat, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Philippe Sollers ; les peintres Pablo Picasso, Fernand Léger, Édouard Pignon, André Fougeron, Jean Lurçat ; les metteurs en scène et comédiens Antoine Vitez, Jean Vilar, Anne et Gérard Philipe ; les chanteurs Francis Lemarque, Juliette Gréco, Jean Ferrat, Yves Montand ; les acteurs Simone Signoret, Roger Hanin ; les réalisateurs de télévision Marcel Bluwal, Jean-Louis Lorenzi, Raoul Sangla, Louis Daquin, Jean Prat ; les historiens Albert Soboul, Albert Mathiez, Emmanuel Le Roy ­Ladurie, Jean Ellenstein, Annie Kriegel, Jean-Pierre Vernant, François Furet, Alexandre Adler ; les scientifiques Frédéric Joliot-Curie, Henri Wallon, Paul Langevin, Marcel Prenant ; les psychanalystes Françoise Dolto, Élisabeth Roudinesco, Serge Lebovici, etc. Le cinéma contribue grandement à la fabrication et à l’entretien des mythes. Il se révèle un formidable instrument de diffusion de masse à destination des gens simples : pas besoin de savoir lire et écrire, ni même penser ; pas besoin de disposer de la culture exigée pour com- prendre un poème, un livre de philosophie, un essai historique, une pièce de théâtre ; pas besoin d’un vocabulaire étendu, d’une syntaxe impeccable, d’une logique irréprochable, car, au XXe siècle, le cinéma est l’équivalent des vitraux sur lesquels le christianisme gothique pro- jette ses fictions, ses personnages, ses fables, ses histoires, ses aventures – ses mensonges. Si Jésus est présenté entouré d’un âne et d’un bœuf dans une étable, c’est donc bien la preuve qu’il est né dans une étable entre ces deux animaux ; si Jésus est montré lors de la Cène mangeant avec les apôtres, c’est qu’il a bien effectué ce dernier repas avec ses amis ; si Jésus est exposé sur la croix, c’est donc bien la preuve qu’il a été cru- cifié – et ainsi avec tous les prétendus moments biographiques de ce personnage conceptuel juif. Octobre, le film d’Eisenstein, a donc fourni le vitrail d’une révolu- tion bolchevique qu’il s’agissait de débarrasser de sa vérité : la petite poignée d’acteurs de ce coup d’État sans héroïsme et sans gloire, Lénine avec une perruque, bien sûr, les « révolutionnaires » ivres

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morts affalés dans les caves, les mêmes arrosés par les pompiers qui les sortent de leur torpeur alcoolique, les adolescents et les femmes gardant le palais d’Hiver massacrés sans pitié, l’abattage du peuple qui s’en vient réclamer les soviets et autres précisions gênantes quand on entend congédier l’histoire pour fabriquer une mythologie. Eisenstein est à l’URSS ce que Leni Riefenstahl est au IIIe Reich national-socialiste : un artiste de génie au service du mal. Formelle- ment, l’un et l’autre maîtrisent parfaitement leur art ; seules les préve- nances et les préférences idéologiques interdisent pareil constat. Mais Octobre ou le Cuirassé Potemkine équivalent plastiquement et idéolo- giquement au Triomphe de la volonté et aux Dieux du stade : toutes ces productions cinématographiques formellement expressionnistes sont fondamentalement au service d’une idéologie totalitaire et meurtrière. Le cinéma tue. Octobre est manifestement un film de propagande et cette propa- gande est devenue réalité quand la réalité historique passe pour être propagande. Ce cinéma se révèle nietzschéen au pire sens du terme : il inverse les valeurs et transforme le réel en virtuel et le virtuel en réel. Grâce à la magie du cinéma, qui est un art de la transsubstantia- tion, Lénine est moins Vladimir Ilitch Oulianov déguisé en femme et portant perruque que sa transfiguration cinématographique, par l’incarnation d’un obscur ouvrier répondant au nom de Vassili Nikan- drov et, hormis ce rôle, dont on ne sait rien. Ce que l’histoire était (petit coup d’État contre des adolescents et des femmes gardant le palais avec une poignée de bolcheviques avi- nés), le cinéma le défait et y substitue une geste épique, héroïque, lyrique, homérique. À un moment, on voit Lénine le visage enveloppé dans un tissu bariolé : on imagine une rage de dents ; c’est en fait l’artifice qui ne passe pas sous silence le déguisement mais qui efface la réalité ridi- cule de la perruque au profit d’un artefact que rien n’explicite : le réel s’y trouve (le fait historique du déguisement) mais c’est un réel mensonger (un tissu en lieu et place d’une perruque). Pas question de faire de Lénine ce qu’il fut : un ridicule personnage travesti en femme.

JUIN 2017 JUIN 2017 31 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

Le montage d’Eisenstein est vif, rapide, il contraint le spectateur à regarder le temps qu’il faut pour une mise au point intellectuelle sur l’image. La compréhension obtenue, l’image suivante surgit et acca- pare l’œil à nouveau, donc l’esprit, donc l’intelligence ; puis la suivante arrive ; et ainsi de suite. De cette façon, le réalisateur nous conduit l’âme jusqu’au lieu où il veut qu’elle soit : dans la subjugation. La poignée infime de putschistes bolcheviques de l’histoire devient à l’écran une marée humaine, un raz-de-marée du peuple, un long flux animé, vif, sans répit, un fleuve qui coule et emporte tout avec lui. Des plans effectués en plongée du haut des immeubles montrent les hommes comme des fourmis – ce qui annonce bien, en effet, qu’ils ne sont que des fourmis, ces bestioles qu’on peut écraser par milliers avec une seule semelle de godillot militaire. Les bourgeois sont gros, sales, laids, bouffis, édentés ; les socialistes révolutionnaires d’Alexandre Kerenski ont le regard torve, l’allure de traîtres ; Kerenski lui-même est un paon affalé dans les sofas tsaristes, noyé dans les coussins, fasciné par Napoléon pensé comme un tyran ; les bourgeoises sont des sadiques qui massacrent un valeureux porte- étendard bolchevique à coups de parapluie ; le bataillon de choc des femmes bolcheviques exhibe des corps hommasses : gros bras, gros bassins, grosses épaules, gros seins, un plan montre combien l’une a autant de poils sous les bras que Lénine sur son menton – nous sommes loin des femelles à parapluie ; les mencheviks, qui sont majo- ritaires mais que les bolcheviques présentent comme minoritaires, regardent passer la révolution en ouvrant une porte et en se conten- tant d’en être les spectateurs… Bien sûr, en ouverture à ce film muet, un carton insiste sur « la plus grande fidélité » qui anime cette œuvre cinématographique… Comment l’histoire, qui exige de patientes lectures et de savantes initiations, peut-elle lutter contre le cinéma, qui est un art de la paresse et n’exige rien d’autre que la soumission et la passivité du spectateur qui prend pour argent comptant ce qui lui est montré ? L’historien en appelle à la raison, à l’intelligence, à la logique, au raisonnement, à la déduction, à l’argumentation ; le cinéaste à tout le contraire : il sollicite la passion, l’émotion, la sensation, l’émoi, le

32 JUIN 2017 JUIN 2017 le vitrail de la révolution russe

saisissement, l’impression. Le premier demande un cortex en état de marche ; le second un cerveau reptilien contemporain des grottes pré- historiques. L’un veut un adulte lucide ; l’autre un enfant docile. Le traitement de l’histoire au cinéma est rarement respectueux de ce que furent les faits. On y préfère toujours une fiction belle à voir, une légende qui décroche la mâchoire du spectateur, une mythologie qui ravit, un conte qui flatte ce qu’il y a de plus infantile en l’être plu- tôt qu’une narration fidèle, une restitution authentique. Nombre de grands moments de l’histoire ont ainsi été légendés par le cinéma, qui est un art populaire qui s’adresse au plexus des foules en économisant sa tête : le péplum contribue au martyrologe chrétien, le film de cape et d’épée à la version chevaleresque de l’histoire, le wes- tern à la légitimation de l’ indien, le film de guerre à la pas- sion des Américains pour la liberté bafouée partout sur la planète, etc. (Il faudra un jour dire comment le cinéma a généré la mythologie de l’Américain débarquant le 6 juin 1944 par amour de la liberté – une version qui passe sous silence le plan d’administration militaire (l’Amgot) qu’avaient prévu les États-Unis en arrivant sur les plages du Débarque- ment pour une opération de vassalisation de la France. Pourquoi ne tra- duit-on jamais Overlord, nom de code de cette opération, le nom d’un film de Stuart Cooper en 1975, un mot qui veut dire… « suzerain » ?)

Pour l’heure, si l’on veut une histoire de la révolution russe qui ne soit pas bolchevique sans être non plus contre-révolutionnaire ou partisane à droite, nostalgique des tsars, franchement réactionnaire, au sens étymologique, on peut lire Voline et sa Révolution inconnue. Ce fut ma lecture quand je n’avais pas encore 20 ans et que j’appre- nais, grâce à Pierre Billaux, le coiffeur de mon village, qui avait été résistant puis déporté, qu’il existait une singulière constellation poli- tique qu’on appelait les anarchistes ! Je découvrais alors qu’on pouvait être de gauche mais ni socialiste comme François Mitterrand, ni communiste comme Georges Mar- chais, ni trotskiste comme Alain Krivine mais librement – comme les poètes et les artistes chantés par Léo Ferré : « y’en a pas un sur cent mais pourtant ils existent »…

JUIN 2017 JUIN 2017 33 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

La Révolution inconnue raconte que l’esprit de cette révolution fut libertaire ; que le soviet est la forme la plus adéquate de l’organisa- tion anarchiste ; que le soulèvement populaire visait l’instauration de cette formule politique inédite ; que les bolcheviques ont confisqué la révolution à leur profit ; qu’ils ont imposé le Parti contre le soviet ; qu’ils ont massacré à Kronstadt les marins qui rappelaient que la révo- lution avait été faite pour le soviet ; que la composante anarchiste de la révolution russe a été férocement réprimée par Lénine et les siens, Trotski compris ; que l’épithète « soviétique » fut faussement associée à la dictature du Parti sur le prolétariat ; que l’État bolchevique impose sa tyrannie avec une police politique, la Tchéka, et par un système répressif appuyé sur de « multiples camps de concentration » qu’on appellera bientôt le goulag. Dès 1934, dans un article, Voline l’anarchiste parle de « fascisme rouge ». Dans un chapitre de la Révolution inconnue intitulé « La “jus- tice” bolcheviste », il écrit très précisément : « Le régime “communiste” étatiste n’est qu’une variété du régime fasciste. » Octobre d’Eisenstein fut le Triomphe de la volonté bolchevique de la même manière que le Triomphe de la volonté de Riefenstahl fut l’Octobre national-socialiste. Chez Sergueï Eisenstein, le salut vient du chemin de fer, quand Lénine descend du train en provenance de Finlande ; chez Leni Riefenstahl, il vient du ciel dont descend l’avion du Führer qui atterrit sur le sol allemand. Dans les deux cas, c’est le peuple qu’on assassine.

1. Benjamin Péret, « Contre le cinéma commercial », in Œuvres complètes, tome VI, José Corti, 1999. 2. Thierry Wolton, Histoire mondiale du communisme, tome I, les Bourreaux, Grasset, 2015, p. 32-33. 3. Lénine, Œuvres, tome XXXII, chapitre lvi, Éditions sociales, 1960.

34 JUIN 2017 JUIN 2017 PETROGRAD 1917 : UNE JOURNALISTE DE LA REVUE DES DEUX MONDES DANS LA RÉVOLUTION › Marylie Markovitch

Arrivée à Petrograd au cours de l’été 1915, Marylie Markovitch, envoyée spéciale du Petit Journal et correspondante de la Revue des Deux Mondes, était probablement la seule journaliste française en Russie durant la Première Guerre mondiale. Les journalistes occidentales dépêchées par des journaux pour y couvrir les événements se comptaient sur les doigts d’une main. L’intrépide Marylie Markovitch, de son vrai nom Amélie Néry, donna à la Revue des Deux Mondes, du 1er mars 1916 au 1er novembre 1917, neuf reportages exceptionnels, dont la série des cinq « Scènes de la révolution russe » raconte l’ouragan révolutionnaire qui s’abattit sur la dynastie Romanov à partir de février 1917. Avant de braver les coups de feu à Petrograd, elle avait déjà sillonné une partie de l’empire, de Riga à Arkhangelsk, de la Galicie à la Crimée, et visité les lignes de front. C’est là, dans le froid et la gadoue des tranchées, que, revêtue du voile blanc des infirmières de la Croix-Rouge russe, elle se dévoua auprès des soldats blessés et mutilés. De retour dans la capitale, elle se trouva aux premières loges des sursauts de février 1917 : « La révolution vient d’éclater à Petrograd et dans plusieurs autres grandes villes russes. Tous les esprits clairvoyants l’attendaient. Mais on ne la croyait pas si proche. Depuis des mois, on avait l’impression – comme ce fut le cas en 1789 – de danser sur un volcan », écrit-elle début mars.

JUIN 2017 JUIN 2017 35 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

Témoin privilégié, elle est introduite auprès de la cour et des dirigeants, elle interviewe les ministres des gouvernements successifs et livre des « choses vues ». Affrontements entre la police, les militaires et les manifestants, défection des régiments, abdication de Nicolas II, perquisitions, mises à sac de bâtiments officiels, arrestations : rien de l’agitation insurrectionnelle n’échappe à cette reporter de guerre. Elle capte l’émotion politique, assiste à la première harangue de Lénine et s’entretient avec les socialistes français dépêchés en Russie. Des fragments de son livre la Révolution russe vue par une Française, une compilation de quatre articles de la Revue des Deux Mondes parue début 1918 à la Librairie académique Perrin, furent cités par les historiens français et étrangers parmi les récits de témoins, mais sa vie, à commencer par ses dates de naissance et de mort, restait inconnue. Née en 1866 à Lyon, Marylie Markovitch, d’abord professeure de lettres à Montélimar, écrit des pièces de théâtre et des fantaisies pour servir à l’éducation des jeunes gens. Elle tire de ses voyages dans les pays arabes et en Perse des études sur la condition féminine et des nouvelles au parfum d’Orient. Journaliste globe-trotter et militante féministe, elle participe au premier Congrès mondial du féminisme à Paris en 1909 et collabore à de nombreux périodiques littéraires. Après deux années et demie au pays des tsars, elle retourne en France fin 1917. Malade, épuisée, sans ressources, elle survit difficilement de clinique en maison de repos avant de mourir en 1926 à Nice dans le dénuement et l’anonymat le plus total. Nous avons mené l’enquête sur cette personnalité hors du commun totalement oubliée. Voici un extrait de cette nouvelle édition de la Révolution russe vue par une Française (1) qui relate ce qu’elle a vu aux premières heures de l’insurrection à Petrograd le 23 février, Journée mondiale des femmes. En dépit des censures russe et française (nous reproduisons ci-dessous en italiques des passages absents de la publication dans la Revue des Deux Mondes et qui figurent dans l’édition définitive de la Librairie académique Perrin établie par l’auteure fin 1917), Marylie Markovitch dépeint avec un don visionnaire la fièvre révolutionnaire et une inexorable glissade vers le chaos. Olivier Cariguel

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Petrograd 1917 : une semaine d’ouragan révolutionnaire

Jeudi 23 février. Le soleil brille ; il fait doux : 3 ou 4 °C à peine au-dessous de zéro. La neige fond sur les appuis des fenêtres et sur les balcons que le soleil touche. Ce n’est pas encore le dégel, mais déjà on peut l’espérer proche. Tout le monde est dehors. Il y a comme une gaieté printanière dans l’air. Je suis venue en automobile jusqu’aux premières maisons de la Morskaïa (rue de la Mer). Maintenant je longe à pied la perspective Nevski. Vers 4 heures, un peu lasse d’avoir circulé, je monte dans le premier tramway qui passe pour me rendre à la Sadovaïa (rue des Jar- dins), où je trouverai des moyens directs de locomotion. Le tramway est plein. Tout a l’aspect des jours ordinaires. Seule une foule un peu plus abondante, mais dont la douceur de la température explique et justifie la présence, va et vient le long des artères. Rien ne peut faire prévoir que nous touchons à une révolution presque sans exemple dans les annales de l’humanité. À la hauteur de Notre-Dame-de-Kazan, je vois une foule énorme et j’entends des cris. Dans le tramway tout le monde s’agite. On cherche à voir à travers les fenêtres dont un reste de gelée givre les vitres. Je demande : « Que se passe-t-il ? – Ce sont les ouvriers de l’usine Poutilov (2) qui se sont mis en grève et demandent du pain. Ils reviennent de manifester à la Douma. » Sous cette apparence de grève, la révolution russe commençait. Presque aussitôt on arrête les tramways ; des cavaliers galopent à droite et à gauche de la ligne ; les cosaques accourent, le fusil au dos, la pique au poing. Au-dessus de la foule se détache l’aigrette noire

JUIN 2017 JUIN 2017 37 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

des policiers à cheval. Les grévistes passent, sérieux et dignes, accom- pagnés de la police. Une multitude les suit en poussant des hourras. Je quitte le tramway pour me mêler au peuple. Aucun désordre. On dirait un jour de fête. Nulle inquiétude sur les visages. Des réflexions se croisent, bienveillantes pour les ouvriers : « Ils ont raison ! On cache la farine ! La vie est trop dure et pourtant la Russie a de tout !... On n’y peut plus tenir. » Hier une députation d’ouvriers de l’usine Poutilov s’est rendue chez Goutchkov (3), puis a eu une entrevue avec les députés du Parti social- démocrate de la Douma. On y a décidé pour aujourd’hui la cessation du travail. Concurremment à celle de Nevski, de grandioses manifestations se déroulent sur la perspective Samsoiewsky et le long du quai de Vyborg. Les ouvrières des fabriques y prennent part. Un souffle révolutionnaire passe déjà sur la cité. Je continue d’avancer (4). Le pont Anitchkov, l’entrée de toutes les rues transversales qui aboutissent à la Nevski sont gardés par la police qui disperse aussitôt les rassemblements. À la perspective Litieny, l’une des plus populeuses de Petrograd, la foule est si dense qu’il faut renoncer à s’y frayer un passage. Pas de troubles, non plus. On ne sait pas encore ce que veut le Comité de la grève. On se recueille, on attend. Quelqu’un dit : « Ils ont voulu manifester pour influencer la Douma ; ils se remet- tront au travail demain. » Mais une voix répond : « Comment se mettraient-ils au travail ? Ils n’ont même pas de charbon ! Cela ira loin !... » Très émue par le spectacle de cette foule, par son calme que je sens gros de résolutions, je remonte jusqu’à la Sadovaïa. La nuit va venir. Je suis lasse. J’habite fort loin, près du théâtre de Marie (Mariinsky) (5), chez une amie française mariée à un officier de la marine russe qui s’inquiétera de mon absence. Et qui sait si, plus tard, il me serait possible de regagner la maison ? À la Sadovaïa, même foule. Les tramways ne circulent plus. Impos- sible de trouver un isvostchik (cocher). Après une longue attente, j’aper-

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çois un traîneau vide. Je m’élance… Mais un monsieur plus prompt, m’a devancée, a pris place sur le siège étroit. Le traîneau va repartir… Je jette un appel irréfléchi et désespéré : « Pajalousta, ­vasmittié minia ! » (Je vous en prie, emmenez-moi !). L’heureux preneur du traîneau se retourne, fait un geste de consentement. Je saute auprès de lui et le léger véhicule glisse sur la neige aux regards un peu ébahis des spec- tateurs ! C’est l’enlèvement forcé. Mais quoi ! Ne sommes-nous pas au prélude de la révolution ? Tandis que je m’excuse et m’explique, le traîneau nous emporte vers des régions plus calmes. Mon compagnon et moi nous échangeons quelques prévisions. Il croit à une révolution immédiate. On a vraiment trop souffert. Et puis, le peuple, patriote, est las de la germanophilie de ses gouvernants. La lutte est engagée : mais qui aura le dernier mot ? Il rappelle 1905 ; le peuple allant au palais d’Hiver en portant les icônes et le portrait de l’empereur : la Constitution accordée, puis reprise peu à peu… Cette fois, il est à craindre que le peuple n’ait plus confiance qu’en lui-même et, s’il triomphe, qu’il ne s’arrête pas en chemin. Cependant aucune menace n’a été proférée contre l’empereur… Le quartier de Mariinsky est si paisible et silencieux que je crois avoir rêvé. À la maison, on s’inquiétait déjà. Je suis la première à y apporter la nouvelle des événements que, le matin encore, rien ne faisait prévoir. Les révolutionnaires ont bien gardé leur secret.

Vendredi 24 février. La nuit a été tranquille. Mon secrétaire, M. Michel Braguinsky, vient d’arriver (6). Le bruit court que 400 ouvriers du faubourg de Narva et 600 de celui de Vyborg ont été arrêtés. L’effervescence est à son comble parmi la popula- tion ouvrière. Il n’y a plus une seule usine qui ne soit en grève aujourd’hui. Les tramways ont cessé de circuler (7). M. Michel a pris le dernier qui traversât les ponts, en partant de Vassiliewsky-Ostrow. Même, il a été témoin d’incidents assez significatifs. Voyant un tramway arrêté, il s’adresse à la receveuse et lui demande si l’on va partir : « Non, car j’ai peur », répond-elle. Un colonel qui se trouve là l’apostrophe en plaisantant :

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« Peur ? Quelle bêtise ! Nous allons partir tout de suite ! » Et l’on monte dans le tramway. Une station plus loin, une nuée de gamins accourt et veut arracher le trolley des fils. Le colonel et M. Michel leur font lâcher prise. Le tramway repart. Les voyageurs ont tiré de l’argent de leurs poches avec leur billet, mais la receveuse refuse de les prendre. Elle invective le wattman : « Pourquoi es-tu parti ? Est-ce que tu n’as pas été assez battu ? Moi, j’ai déjà reçu des coups et j’ai peur !... » Le pont du Palais traversé, le tram s’arrête, cette fois pour ne plus repartir. Nous voici à l’entrée de la Nevski. Le beau temps continue, et la foule est nombreuse, comme la veille. Comme la veille encore, c’est à Notre-Dame-de-Kazan que l’intérêt commence. Presque tous les magasins sont ouverts. La foule promeneuse déborde des trottoirs sur la chaussée. Pas de cris : la plus ferme résolution sous le plus grand sang-froid. Quelle différence avec les foules exaltées et mystiques de 1905, vivant une légende, dans une atmosphère de mystère et d’apparat religieux ! Le peuple de 1917 est réaliste. Deux ans de guerre l’ont plus mûri qu’un siècle de tranquillité et de paix.

Vive les cosaques !

Je continue de longer la perspective. Tout à coup, un jeune ­praportchik (8) qui commande un détachement de cosaques étend le bras d’un geste brusque et un son rauque sort de sa gorge. Les cosaques obéissent à l’ordre, piquent des deux et chargent pour déblayer la chaussée. La foule s’écarte en courant, puis se reforme derrière le pas- sage des chevaux et crie : « Hourrah ! » On s’étonne de la modération des cosaques, d’ordinaire si farouches dans la répression. Leur charge exécutée, ils continuent tranquillement à longer la perspective, au pas, le visage souriant et regardant avec satisfaction la foule qui les acclame. Un ouvrier s’approche d’un officier à cheval :

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« Votre Haute Noblesse, rappelez-vous que nous sommes des affamés !... » Les vivres ont encore renchéri pendant ces deux jours de troubles : une petite mesure de pommes de terre qui valait 25 kopecks (0,60 franc) avant la guerre, se vend aujourd’hui 5 roubles (10 francs) ! Impossible de trouver des œufs. Il y a des gens qui sont absolument sans pain !...

Samedi 25 février. Les événements s’aggravent. Les journaux ne paraissent plus. Les ponts de la Neva sont gardés par des patrouilles ; les divers quartiers de la ville ne communiquent plus entre eux. On oblige tous les tram- ways à s’arrêter ; la foule en a jeté un dans la Neva, d’ailleurs encore recouverte d’une épaisse couche de glace. Des troubles sanglants ont eu lieu dans les quartiers populeux de la ville : à Petrogradskaïa- Stérana et à Vassiliewsky-Ostrow. Dans ce dernier, un praportchik a pénétré dans une usine dont les ouvriers avaient décrété « la grève italienne » (les bras croisés devant les machines) (9) et a commandé une salve. Ses soldats se sont refusés à lui obéir. Alors, l’officier a tiré trois coups de revolver qui ont fait trois victimes : deux femmes et un ouvrier. La foule voulut le lyncher, mais il réussit à lui échapper… Un fait analogue s’est produit à la fabrique de tabac Laferme. Il n’y a eu qu’une victime, mais les ouvriers ont exposé le mort dans la cour de l’usine et invité la foule à défiler devant lui. La surexcitation augmente : des magasins ont été pillés et saccagés. Un de nos amis raconte qu’il a assisté au pillage d’une petite boutique juive. Tandis que la foule se ruait à l’intérieur, un soldat passait, indifférent. Sou- dain, il avise des casquettes d’uniforme qui avaient encore échappé à la convoitise des pillards. Il s’arrête, quitte la sienne, en essaie tran- quillement une autre, puis, comme elle s’adapte parfaitement à son crâne, il jette sa vieille casquette dans la boutique et repart de son même pas tranquille et indifférent !... En pleine perspective Litieny, un gamin de 14 ans offrait aux passants, pour un rouble les six dou- zaines, des boutons de nacre, produits de son vol. Insignifiants en eux-mêmes, ces menus faits prouvent que déjà le moral du peuple

JUIN 2017 JUIN 2017 41 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

s’oblitère : on ne distingue plus le « tien » du « mien », le vol s’étale sans crainte de la punition ; demain, peut-être, tous les instincts vont se déchaîner. Chaque heure nous rapproche de l’inévitable : l’armée commence à prendre parti pour le peuple. Il n’y a plus que les gendarmes et la police dont le loyalisme soit assuré. Pas un cri contre la guerre, ni contre l’empereur. On peut encore espérer que le ministère seul et les germanophiles subiront le contre- coup de la situation qu’ils ont créée.

L’appel d’alarme de Rodzianko

Dimanche 26 février. Tous les ministres, sauf Protopopov, ont donné leur démission. La Russie est sans gouvernement ! Pourquoi n’avertit-on pas l’empe- reur de ce qui se passe ? Une Constitution mieux garantie que celle de 1905, un cabinet Milioukov avec un ministère responsable suffiraient encore à calmer le peuple. Demain, sans doute, il sera trop tard ! Enfin !... Le téléphone nous apporte la nouvelle que M. ­Rodzianko, président de la Douma, vient d’adresser un télégramme au tsar, actuelle- ment à l’état-major général de l’armée, à Mogilev (10). En voici la teneur :

« La situation est grave. L’anarchie règne dans la capi- tale. Le gouvernement est paralysé. Désordre complet dans les transports, le ravitaillement et le chauffage. Le mécontentement général s’accroît. Tir désordonné dans les rues. Des troupes tirent les unes sur les autres. Il est nécessaire de confier la tâche de former un nouveau gouvernement à un homme jouissant de la confiance du pays. Urgent d’agir. Tout retard est pareil à la mort. Je demande à Dieu que la responsabilité de cette heure ne retombe pas sur le Porte-couronne. RODZIANKO. »

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En même temps, le président de la Douma expédiait ce télégramme à tous les chefs d’armée, en les priant de soutenir sa demande auprès du tsar (11). Je suis invitée à déjeuner chez des amis à la Kammeny-Ostrowski, de l’autre côté de la Neva. Impossible de traverser les ponts. Il faut retourner en arrière ou passer la Neva sur la glace, ce que beaucoup de personnes font, malgré les barrages qu’on y a établi. On entend dans le lointain le tir des mitrailleuses. Les isvostchiks sont rares et ne marchent qu’à prix d’or. Le temps continue à être doux, sans dégel. Le peuple paraît déjà plus agité. Des soldats passent avec la baïonnette au canon. Notre quartier, où je me hâte de revenir, reste calme. Le théâtre Marie, très voisin de chez nous, affiche pour ce soir un ballet : la Source (12). Le lieutenant S… et sa femme, qui ont des billets pour cette représentation, décident d’y assister. Nous essayons en vain de les retenir. Pendant leur absence, nous préparons les lampes, nous remplissons d’eau tous les récipients disponibles, dans la prévision que bientôt l’électricité et les conduites d’eau seront coupées. Tard dans la soirée, coup de téléphone. C’est mon secrétaire qui, pendant tout le temps qu’il ne passe pas auprès de moi, ne cesse de courir la ville et me tient, presque heure par heure, au courant des événements. Les désordres graves ont commencé. Les mitrailleuses balaient les rues. La surexcitation croît de minute en minute. Le peuple réclame la déchéance de l’empereur. Les cosaques sympathisent de plus en plus avec la foule. « Nous avons, disent-ils, à nous faire par- donner 1905 ! » Plusieurs régiments dont le loyalisme est douteux ont été consignés dans leur caserne. Un formidable choc a eu lieu sur la place Znamenskaïa entre le peuple et la police. Le grand-maître de la police a été tué ; plus de quarante cadavres gisent sur la place. On tire des fenêtres et des toits de l’Hôtel du Nord. En face de l’hôtel, la gare Nicolas est en feu ! Le bruit court que le général Alexeïev (13) est attendu à Petrograd et que l’empereur l’a nommé dictateur (14). M. Rodzianko a envoyé un second télégramme au tsar :

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« La situation empire. Il faut prendre des mesures immé- diates ; demain il serait trop tard. L’heure suprême est arrivée où vont se résoudre les destinées du pays et de la dynastie. »

Le lieutenant S. et sa femme rentrent du théâtre, avec deux amis – deux voisins – qu’ils y ont rencontrés. Il est minuit ; nous prenons le thé en commentant les événements. La représentation du ballet a eu lieu sans incidents. Toutefois, on remarquait des vides dans la salle ordinairement archi-comble. Beaucoup d’automobiles de maître stationnaient devant la porte. Cela prouve que, de ce côté au moins de la Neva, la circulation est encore possible. En dehors des autos ou des équipages privés, il ne reste plus aucun moyen de locomotion. Des traîneaux, montés et conduits par des révolutionnaires, parcourent les rues et obligent les isvotchiks à la grève. Nos amis, qui en avaient décidé un, ont été contraints de l’abandonner à mi-chemin sous la pression de la foule. Si l’empereur n’intervient pas immédiatement en donnant satisfac- tion au peuple, rien n’arrêtera la révolution.

1. Marylie Markovitch, la Révolution russe vue par une Française, édition établie et présentée par Olivier Cariguel, Éditions Pocket-Revue des Deux Mondes, collection « Agora », à paraître le 22 juin. © Éditions Pocket-Revue des Deux Mondes, 2017. L’extrait que nous donnons provient du premier reportage de la série « Scènes de la révolution russe », qui a été publié dans le numéro de la Revue du 15 mai 1917. 2. Les ouvriers de l’usine d’armement Poutilov, la plus grande de Petrograd, s’étaient mis en grève. Faute d’approvisionnement, la direction de l’usine annonça des licenciements. Environ 150 000 ouvriers au total, comprenant ceux des usines métallurgiques, descendirent dans la rue. 3. Alexandre Goutchkov (1862-1936) : monarchiste libéral, ancien président de la Douma en 1911 et oppo- sant à Raspoutine, il était l’un des chefs du parti octobriste (fondé en 1905) avec Michel Rodzianko, pré- sident de la Douma. Ministre de la guerre du 2 mars au 30 avril 1917 du premier gouvernement provisoire issu de la révolution de Février. Il persuada Nicolas II de démissionner. Il reste un membre influent du Comité central économique et militaire de la Douma. 4. Passage nouveau dans l’édition en volume. 5. Le théâtre Mariinsky, appelé aussi théâtre Marie, a été construit en 1860 en hommage à Marie, fille du tsar Alexandre II. Son directeur, Michel Fokine, lancera les Ballets russes renommés sous la conduite de Serge Diaghilev. À l’époque soviétique, il a été rebaptisé théâtre Kirov, en souvenir du révolutionnaire communiste Sergueï Kirov, assassiné en 1934. 6. Dans l’article pré-original de la Revue des Deux Mondes, Marylie Markovitch avait précisé qu’il était « revenu du front », mention qu’elle a supprimée dans son livre. 7. Passage nouveau dans l’édition en volume. 8. Aspirant officier. 9. L’histoire du mouvement ouvrier et du syndicalisme est riche de différentes formes de grèves. La grève des bras croisés consiste en un arrêt du travail mais avec la présence des travailleurs restés à leurs postes. L’expression « grève italienne » remonte à un épisode survenu au Mexique en 1900. Mille travailleurs italiens émigrés à Veracruz étaient chargés de construire une voie fer - rée reliant la ville portuaire de Veracruz à Motzorongo, petite ville située à 40 km. Ces émigrés avaient été recrutés par une société américaine qui avait emporté l’appel d’offres et leur avait laissé croire qu’ils allaient travailler dans une colonie française… Leur salaire fut abaissé lors de la traversée, contrairement à l’engagement initial. Bloqués au Mexique et souffrant du cli- mat tropical (chaleur, moustiques), ils décidèrent de faire la grève au bout d’une semaine en

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croisant les bras afin d’obtenir de retourner en Italie. Au terme de différentes actions, seuls quatre syndicalistes repartirent au pays. Informations extraites de l’article en ligne de Francesca Barca « L’odyssée de travailleurs italiens expédiés au Mexique en pleine révolution sans l’avoir demandé », traduction de Delphine Barca. Voir : http://www.nuitetjour.xyz/news/2016/9/11/ lodysse-de-travailleurs-italiens-expdis-au-mexique-en-pleine-rvolution-sans-lavoir-demand. 10. Mogilev, situé à vol d’oiseau à 600 kilomètres du sud de Petrograd, dans l’actuelle Biélorussie, abritait le quartier général de l’armée russe, la Stavka. 11. Ce télégramme date du 11 mars 1917. Il est reproduit dans une traduction marginalement diffé- rente et moins télégraphique p. 89 du livre de Vladimir Victoroff-Toporoff la Première Année de la révolution russe (mars 1917-mars 1918). Faits, documents, appréciations. Avec un tableau hors-texte des partis politiques russes (Agence de presse russe – Éditions Georges Crès, 1919). Il est suivi d’une « observation » : « Ce télégramme de Rodsianko [sic] fut également communiqué aux commandants de tous les fronts, pour les inviter à user de leur influence afin d’obtenir que le tsar cédât aux ins- tances de la Douma. Le général Brussilow [sic] répondit : “J’ai reçu votre télégramme et j’ai rempli mon devoir envers la patrie et le tsar.” Le général Russki [sic] télégraphia : “Ai reçu télégramme. Exécuté ordre.” » 12. Probablement le ballet fantastique en trois actes et quatre tableaux d’Arthur Saint-Léon, livret de Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon, musique composée par Léo Delibes et Ludwig Minkus. La Source ou Naila a été créé à l’Opéra Garnier en 1866. 13. Mikhaïl Alexeïev (1857-1918) : chef d’état-major général réputé pour ses qualités de stratège, nommé en juillet 1915. Il n’exécuta pas l’ordre du tsar d’écraser par une expédition la révolution naissante dans la capitale. Au début du mouvement, il y avait une incertitude sur sa volonté d’obtempérer. En réalité, c’est au général Ivanov, nommé nouveau chef du district militaire de Petrograd, que le tsar ordonna de « conduire une expédition punitive pour y instaurer une dictature » (voir Orlando Figes, la Révolution russe, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, tome I, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2009, p. 612). 14. Passage nouveau dans l’édition en volume, probablement censuré dans l’article paru à la Revue des Deux Mondes. On peut aussi faire l’hypothèse que l’auteure a ajouté ultérieurement ce passage réaliste mentionnant des morts, ce qui aurait été refusé par la censure.

JUIN 2017 JUIN 2017 45 1917 OU L’IMPOSSIBLE RÉMINISCENCE › Veronika Dorman

ent ans après la révolution bolchevique, un quart de siècle après la fin du régime communiste, la Russie peine à émerger des décombres du totalitarisme. Le paysage physique et mental demeure saturé de ves- tiges de ces soixante-dix années qui ont vu l’avène- Cment et la chute du seul empire qui, de toute l’histoire, n’aura pas eu de nom propre, mais pour intitulé un principe général et abstrait. En s’effondrant, l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) n’a emporté avec elle ni le lyudoyedskoe gosoudarstvo, « l’État-ogre », ni l’Homo sovieticus tels que l’idéologie léniniste les façonna avec une vio- lence extrême sur trois générations. Le squelette du premier, le spectre du second perdurent et bouchent tout souvenir du monde d’avant. Aussi, aujourd’hui, en 2017, les Russes entretiennent-ils un rapport schizophrénique à 1917.

Un héritage conflictuel

Sortie du communisme réel, la Russie n’a pas connu de vraie décom- munisation. Ou seulement en surface, au prix de bricolages et de rus- tines. L’Église orthodoxe a longuement hésité puis a finalement élevé les derniers Romanov au rang de martyrs. Mais leurs icônes sont vendues

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à côté des CD des Chœurs de l’Armée rouge dans les boutiques d’ex- voto patriotiques. Leningrad est redevenue Saint-Pétersbourg et Volgo- grad a succédé à Stalingrad. Mais, à Moscou, sous les murs du Kremlin, Lénine gît encore à cercueil ouvert dans un mausolée de granit ; à cent pas de là, la stèle de Staline est noyée tous les ans, le jour de sa mort,

sous un flot d’œillets rouges déversé par ses Veronika Dorman est journaliste à admirateurs qui se bousculent dans une Libération. froide bruine de mars. Quelques bronzes › Twitter@veronidor ont certes été déboulonnés et, place de la Loubianka, un groupe d’ex- dissidents est allé jusqu’à renverser la statue du fondateur de la Tchéka, le funeste Felix Dzerjinski, trônant sous les fenêtres de l’ancien siège du KGB. Mais le bâtiment lugubre abrite désormais son avatar, le FSB. Ailleurs, de Kaliningrad à Vladivostok, dans les centres urbains, petits ou grands, faucille et marteau continuent d’orner les carrefours et sur les façades des immeubles, des épigrammes inscrites dans le marbre rap- pellent que Mikhaïl Cholokhov, Trofim Lyssenko ou telle autre person- nalité de l’époque soviétique a vécu, dormi, pris un thé là. À l’initiative du projet citoyen « Dernière adresse connue », d’autres plaques sont bien venues les concurrencer pour signaler qu’ici, X, Y ou Z a été arrêté en pleine nuit, happé par le hachoir rouge. Elles sont plus sobres et discrètes, et demeurent aussi plus rares. Une autre forme d’héritage du communisme. Mais comme en creux. Le fait est que l’État ne s’est pas remis en question. Que les élites diri- geantes n’ont pas été renouvelées en profondeur. Que la société n’a pas procédé à la lustration requise. Au moment de la césure, dans les années quatre-vingt-dix, il y a bien eu des tentatives de retour critique sur le passé. Mais elles ont toutes échoué. Le désaveu du Parti communiste de l’Union soviétique, entamé par Boris Eltsine, a vite avorté. Les velléités d’organiser une sorte de Nuremberg du communisme ont rencontré une résistance généralisée. Le débat, un temps vigoureux, sur la désignation des bourreaux et la réhabilitation des victimes, s’est tari. À la nécessité de la pénitence morale, on a préféré le maintien du système pénitentiaire. L’interrogation sur le passé est devenue l’apanage de quelques militants toujours plus marginalisés et suspects. Comme le note un de leurs chefs de file, Arseny Roguinsky, le président del’association ­ Mémorial : « Il

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n’y a pas eu de rupture de légitimité. La Russie s’est déclarée le succes- seur légal de l’URSS et, partant, du pouvoir soviétique. En revendiquant cette succession, la Russie a ainsi assumé l’héritage et la responsabilité de tout ce qui a suivi octobre 1917. »

L’histoire éludée

Cette année-matrice reste elle-même peu ou mal connue, voire inconnue dans son exact déroulement en dehors des cercles savants et intellectuels. Comblant le vide historiographique, la mémoire collective en retient l’imagerie eschatologique que la propagande a instaurée dès la fin des années vingt : la révolution du prolétariat emmenée par le Parti et guidée par Lénine a piétiné l’oppression millénaire des puissants dans une glorieuse préfiguration de la lutte finale. La guerre, l’émeute, le putsch, le sac, le régicide et autres épisodes sombres ont été bannis. De même qu’octobre a effacé février 1917. Les manuels de classe répètent la leçon. L’homme de la rue opine du bonnet : ce n’est pas tous les jours qu’il est portraituré en avant-garde de l’humanité. Qu’importe, dès lors, que la Russie reste un État policier, infiltré par des services secrets tentaculaires, aussi puissants qu’opaques, dont les représentants occupent des postes-clés au sein du pouvoir central. Que la justice ne soit pas indépendante, et serve les intérêts du plus fort ou du plus offrant. Que l’enseignement de l’histoire et de la philo­ sophie reconduise les fondamentaux de l’idéologie soviétique, même si la terminologie marxiste a en apparence disparu. Il y a un prix à tout, particulièrement lorsqu’il s’agit de danser sur un cratère abyssal qui n’est autre que le trou noir d’une absence à soi consentie. Derrière cette assurance affichée, se profile néanmoins un doute inquiet comme seuls les Russes se complaisent à endurer. Que faut-il commémorer au juste ? 1917, c’est aussi bien la mort brutale dans le sang d’un royaume dévot que la naissance laborieuse dans les larmes d’une puissance moderne ; la fin d’une monarchie anachroniquement autoritaire et le début d’une dictature totalitaire inouïe ; l’abolition des derniers privilèges et l’apparition des premiers camps. En bref, la

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libération du prolétariat et l’aliénation du peuple. Un calvaire pour un Golgotha. Ce n’est pas l’envie qui a manqué aux conseillers de la présidence, aux députés de la Douma et aux fonctionnaires de l’Éducation natio- nale de trancher dans le vif. Mais à ce jour, il n’existe pas de version officielle et encore moins de vision arrêtée, validée, plus ou moins consensuelle, qui ferait histoire. Ni des événements pour ce qu’ils ont été ni des leçons qu’il faut en tirer. À l’orée de 2017, la Russie n’est pas préparée à commémorer le centenaire de 1917. Ce qui vaut pareille- ment pour le pouvoir, qui préside à la mémoire officielle, et pour la société, qui porte la mémoire populaire.

Soviétique toujours

En 2017, comme en 1917, et sans doute comme il en est allé depuis toujours, la Russie connaît un développement à plusieurs vitesses. En embrassant l’économie de marché et en s’ouvrant vers l’extérieur, les mégalopoles ont dissous l’héritage communiste dans les prodromes de la mondialisation. Sur le papier glacé des magazines, les systèmes de communication et les modes de consommation ont fait peau neuve, la culture de masse et la mode triomphent, Moscou et Saint-Pétersbourg sont devenues des capitales presque cosmopolites. Mais, plus en profondeur, les études révèlent que la structure de la conscience d’une société déficitaire en demande d’un État paternaliste est toujours vivante. À 100 kilomètres de la capitale commencent ces périphéries, ces bourgades, ces campagnes qui continuent de vivre selon des standards pleinement soviétiques. Elles représentent près des deux tiers de la population totale. Paupérisés, dépendants, contrariés, ces habitants-là blâment l’Occident d’avoir détruit l’URSS. Ils conservent le souvenir nostalgique d’un pays de Cocagne où tous les hommes étaient égaux, avaient peu mais en suffisance, bénéficiaient d’un sys- tème médical et éducatif gratuit, jouissaient de la garantie d’un emploi et, en un mot, étaient protégés. Comme si personne ne se souvenait de la confiscation de la vie politique, de la pauvreté de la culture officielle,

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de la mainmise quotidienne de la terreur et, plus prosaïquement, de la pénurie constante des biens de consommation courante. Dès 1987, le Centre Levada, le premier institut d’opinion indépen- dant fondé sous la perestroïka, avait eu pour grand projet de définir l’ADN de l’Homo sovieticus et, la décomposition de l’empire soviétique aidant, d’observer son évolution. « Il y va avant tout d’un homme qui a appris à vivre dans un État coercitif avec comme unique préoccupation la survie dans des conditions de violence totale. Cette astreinte perma- nente le rend méfiant. N’a de valeur que ce qui compte pour la pré- servation du tout, c’est-à-dire du collectif. L’individu n’existe pas pour lui-même. L’Homo sovieticus est rusé : il joue le jeu du pouvoir, mais il ne lui fait pas confiance. Il est fondamentalement corrompu car il ne respecte ni la loi ni le législateur. Cette mentalité se poursuit. L’idéologie communiste appartient au passé, mais la structure des relations et des institutions perdure », commente son directeur, Lev Goudkov. À l’approche de l’anniversaire de la révolution d’Octobre, l’Homo sovieticus a d’autant moins de raisons de renoncer à sa seconde nature que le souvenir fantasmé de la bacchanale de la guerre civile nourrit son profond sentiment de rancœur. Considérant que pour lui, rien n’a changé, pour un peu il repartirait comme en 17.

Proscrire la révolution

Mais qui, hier, était vraiment de part et d’autre des barricades ? Qui a été vainqueur, qui a été vaincu ? La Russie ne risque-t-elle pas, en culti- vant ce souvenir, de réveiller aujourd’hui des antagonismes mortifères ? C’est la conviction de Vladimir Poutine. Au début de l’année jubilaire 2017, il appelle à l’impératif de la « réconciliation en vue du renforce- ment de la sphère publique ». Le tour de passe-passe n’est pas novateur. Dès 1996, Boris Eltsine avait transformé la fête nationale par excellence du 7 novembre (le 25 octobre dans l’ancien calendrier julien), en Jour de l’entente et de la réconciliation. En 2004, le président Poutine lui a derechef substitué une Journée de l’unité nationale, censée commémo- rer l’achèvement du « temps des troubles » qui faillit anéantir la Russie

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entre 1598 et 1612 (et déplacée au 4 novembre, pour définitivement désacraliser l’ancien anniversaire). Cette fois encore, l’effet espéré de l’esca- motage est d’ensevelir la mémoire. Pour mieux anesthésier la contestation. C’est en effet un appel à l’oubli que lance le chef de l’État : ne remuons pas le souvenir, ne ranimons pas la meurtrissure, ne ravi- vons pas la division. Ce que les sociologues appellent proprement « déréaliser » l’histoire. Ce que Lev Goudkov, le directeur du centre Levada, dénonce comme une entreprise hégémonique : « Par là même le pouvoir se dédouane, tout en monopolisant le droit de produire un discours unique sur le passé, et par conséquent le présent et l’avenir. » Au lieu de prendre bénéfice de l’anniversaire pour engager un débat et une révision de fond, pour dénombrer les séquelles laissées par sept décennies de terreur, pour prévenir les méfaits de l’historio- graphie sélective, les élites politiques préfèrent se réfugier derrière un consensus simpliste : il faut désamorcer le fait de la révolution, car il n’y va pas seulement d’un souvenir embarrassant, d’une mémoire clivante, mais aussi et surtout d’un concept nocif et toujours actif. À preuve, selon elles, les insurrections qui ont secoué de leurs couleurs les anciennes Républiques soviétiques depuis 2003, rose en Géorgie, orange en Ukraine, jaune tulipe au Kirghizistan, et ce jusqu’à l’Euro- maïdan de Kiev, en 2013-2014. Devenu synonyme de la destruction de l’ordre établi, de la déposition de dirigeants légitimes par une foule manipulée, depuis l’étranger, par l’ennemi extérieur et se faisant elle- même l’ennemi intérieur, le mot « révolution » est désormais tabou dans la Russie de Vladimir Poutine, institué en incarnation de la sta- bilité. Aussi commémorer 1917 tourne-t-il au problème insoluble.

Staline contre Lénine

Cette mutation doit s’entendre, selon l’historien Nicolas Werth, pour ce qu’elle est, à savoir une véritable inversion de perspective. En 1917, l’État impuissant et impersonnel s’est désintégré sous le rouleau compresseur du peuple et la profusion anarchique de ses revendications sociales et démocratiques. En 2017, l’État et le peuple

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fusionnent en une symbiose efficace personnifiée par l’autocrate qui les dirige d’un même mouvement. « Sans Poutine, pas de Russie », ainsi que le résume l’un de ses anciens chefs de cabinet. Ce qui revient, incidemment, à désacraliser la figure fondatrice de l’URSS. Tout à sa démarche d’instrumentalisation du passé à des fins poli- tiques conjoncturelles, Poutine n’hésite pas à s’en prendre au père d’Octobre rouge. « Lénine a posé une bombe à retardement sous la maison Russie, qui a fini par exploser », argue-t-il en janvier 2016 : son erreur fatale a été de soutenir que l’Union soviétique induisait une égalité des entités qui la composaient au point que chacune pouvait en retirer qu’elle disposait du droit d’en sortir. « Les frontières étant des- sinées souvent de manière arbitraire. C’est ainsi que le Donbass s’est retrouvé en Ukraine, simplement pour augmenter la proportion de prolétaires dans ce pays », précise-t-il encore. Pour le président d’une Fédération ramenée aux frontières de Catherine la Grande, c’est-à-dire avant l’expansion impériale, la décomposition du bloc socialiste reste « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Vladimir Poutine reprend là le débat sur les nationalités et, rejouant le « dernier combat » de Lénine contre son cadet, il donne raison à Staline : les Républiques, pour être dotées d’une certaine autonomie, ne doivent pas moins être soumises au centre et en être inséparables. Ce schéma met en lumière la politique de vassalisation que le maître du Kremlin mène régionalement, mais il révèle surtout la nouvelle hiérarchie symbolique qui imprègne le discours officiel : la figure de la grandeur nationale, ce n’est plus Lénine, mais Staline. Le fondateur du parti bolchevique, trop internationaliste, idéologue d’une révo- lution mondiale, soucieux des minorités, est devenu une référence inconfortable. Contrairement au « petit père des peuples », dont le social-­chauvinisme correspond davantage à l’urgence du jour puisqu’il incarne la mémoire de l’unique moment fédérateur apte à vivifier l’identité de la Russie contemporaine : la Grande Guerre patriotique de 1941-1945. Réhabilité lors la célébration hyperbolique du 60e anniversaire de la victoire, proclamé chef génial des armées, moder- nisateur exemplaire de la société, visionnaire de l’essor industriel et artisan de l’élévation du pays au rang de superpuissance mondiale,

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Staline, confortablement installé en tête des sondages de popularité des personnages historiques, est l’objet d’une vénération croissante, dont témoigne la réapparition de ses bustes et portraits dans les villes de province. Et tant pis pour les millions de victimes du stalinisme. Éclatée, diminuée, affamée, la Russie humiliée, échouant à se forger une identité positive tournée vers l’avenir, a choisi de reconstruire sa conscience nationale glorieusement dans le passé. Pobeda, la victoire, anime ainsi la chronique collective qui, consacrant d’un anniversaire à l’autre le sacrifice titanesque du peuple russe rassemblé dans son uni- cité, constitue désormais la pièce centrale de l’héritage historique et, partant, communiste. De même, la société actuelle, de gauche à droite et de bas en haut, s’accorde tout entière sur le rôle absolument crucial que l’URSS (comprendre la Russie) a joué dans le salut du monde et seulement sur ce rôle. C’est dans ce triomphe de la nation sur la fatalité, arraché contre tout et contre tous, que la mémoire portée par le peuple rencontre la mémoire prônée par l’État. Plus et mieux que dans la mythique révolution de 1917 car, de surcroît, sa démesure patriotique légi- time les abîmes totalitaires qui l’ont précédé. C’est ainsi qu’en Russie aujourd’hui, en 2017, une hypermnésie singulière vient suppléer à une amnésie générale.

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› Jean-Luc Domenach propos recueillis par Annick Steta

Arrivé au pouvoir en 1949, le Parti communiste chinois (PCC) a réussi un tour de force : alors que les régimes communistes se sont effondrés les uns après les autres, il est à conserver son emprise sur la Chine. Comment expliquer l’extraordinaire résilience du PCC ? Quelle est la stratégie qu’il a mise en œuvre pour rester en place et étouffer progressivement presque toute forme d’opposition ? Historien de formation, politologue et sinologue, Jean-Luc Domenach est l’un des meilleurs spécialistes français de la Chine contemporaine. Les nombreux séjours qu’il a effectués en Chine continentale et à Hongkong à partir des années soixante-dix lui ont permis d’assister aux transformations d’un pays que la guerre civile et la Seconde Guerre mondiale avaient dévasté. Il analyse pour la Revue des Deux Mondes les relations originales et complexes qui unissent le PCC à l’économie et à la société chinoises.

La coexistence du communisme et du capitalisme

Deux facteurs expliquent la résilience du Parti communiste chinois. Le premier est classique : le PCC a la force pour lui. Ses représentants et ses affidés sont omniprésents. Il est donc difficile de ne pas lui obéir. Quant au second facteur, il est véritablement extraordinaire : le PCC

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a choisi de développer une économie capitaliste. Ce sont d’ailleurs les descendants des dignitaires historiques du PCC, les « fils de princes », qui ont introduit le capitalisme en Chine. Au contrôle politique et policier classiquement communiste s’est ainsi ajouté l’avantage que représente pour la population le fait de travailler avec et pour le PCC. Bien que ce système n’ait aucune logique, il fonctionne très bien. Le PCC a été politiquement beaucoup plus ambitieux que les autres partis communistes. Mais il est aussi le parti qui a organisé l’ouverture de l’économie sur le monde. La particularité du capita- lisme chinois réside dans le fait qu’il est gouverné par les communistes eux-mêmes. Il existe plusieurs cas de figure. Certains responsables du PCC se contentent de surveiller les dirigeants économiques, tan- dis que d’autres sont devenus chefs d’entreprise. Voilà une vingtaine d’années, j’ai été reçu à Shanghai par tous ceux qui comptaient dans l’économie locale : ceux qui n’étaient pas communistes avaient auprès d’eux un membre du PCC. Il ne faut toutefois pas croire que tout cela se passe sans heurts. Il y a des bagarres terribles, essentiellement pour l’argent et pour les femmes. Elles sont d’autant plus violentes que les dirigeants chinois sont des jouisseurs invraisemblables. Les responsables économiques se trouvent dans des situations assez compliquées à l’égard du pouvoir politique. S’ils ont mal choisi leur protecteur à Pékin ou à Shanghai, ils auront des problèmes. Mais ils en auront pareillement s’ils ont fait le bon choix, parce que ceux qui auront Jean-Luc Domenach est politologue été moins habiles mettront des gens à leurs et sinologue. Il a exercé différentes trousses. Ils doivent veiller à partager les responsabilités universitaires, dont fruits de la corruption avec les responsables la direction du Centre de recherches internationales (CERI) et la direction locaux du PCC. Il est malaisé de savoir qui scientifique de la Fondation nationale est qui et qui fait quoi. En général, on ne des sciences politiques. Dernier le comprend que lorsqu’il y a un assassinat. ouvrage publié : les Fils de princes. C’est un milieu dangereux, et un milieu Une génération au pouvoir en Chine (Fayard, 2016). d’hommes. Quelques femmes commencent cependant à y faire leur chemin. Certaines entreprises sont dirigées par des femmes. Il y a également d’excellentes journalistes femmes dans les rares revues à peu près honorables, qui sont pour la plupart

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consacrées aux sujets économiques. Comme elles viennent de loin et qu’elles ont une cause à défendre, elles s’entraident. Il faut être remar- quable pour survivre en tant que femme dans un tel environnement. Ces femmes sont d’un courage extraordinaire dans la bataille avec leurs homologues masculins. Les hommes qui dominent l’économie chinoise constituent un milieu social particulier. Actifs et intelligents, ils sacrifient tout à leur travail, y compris bien entendu leur famille. Mais leur mode de vie a quelque chose d’écœurant. Il m’est souvent arrivé de m’installer près de la porte d’un grand hôtel un quart d’heure ou une demi-heure avant le début d’un congrès : je voyais arriver les prostituées venues distraire les participants. Et tous boivent énormément, à en tomber sous la table. Mais en même temps, ils sont remarquablement astucieux. Il faut par ailleurs savoir qu’ils sont souvent malheureux. À peine marié, un homme se met à sortir pour boire et faire des combines. Comme les femmes chinoises n’acceptent plus d’être traitées de la sorte, son épouse proteste. Il lui fait donc un enfant pour l’occuper et se cherche une maî- tresse. Mais rien n’est simple non plus avec la « deuxième épouse », qui entend mettre à profit le temps qu’elle passe auprès de son protecteur. Ces hommes jonglent en permanence avec trois femmes : l’épouse offi- cielle, la « deuxième épouse », qui cherche elle aussi à jouer un rôle dans la société locale, et une maîtresse dont ils espèrent qu’elle sera moins difficile à gérer que les deux autres. Ils sont en permanence en quête d’argent pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches. C’est un univers dans lequel les hommes sont constamment sollicités. Ils ne se sentent à l’aise qu’en dehors de la zone sociale chinoise. Je ne les trouve sympathiques que lorsque je les croise dans le TGV !

Les relations entre le pouvoir et les opposants

L’opposition au PCC a connu plusieurs phases. La première, que je qualifierais d’héroïque, a débuté en 1957. La campagne des Cent Fleurs, lancée par pour rétablir son autorité sur le PCC, a donné lieu à une contestation brutalement réprimée. Une dizaine

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d’années plus tard, la Révolution culturelle, qui cherchait notamment à éradiquer la culture chinoise traditionnelle, s’est traduite par l’écra- sement de ceux qui s’opposaient au régime. Elle a néanmoins créé des situations extraordinaires. J’ai par exemple rencontré quelqu’un qui avait passé deux ans dans la partie de la Bibliothèque nationale de Chine interdite aux lecteurs ordinaires : il avait lu tout ce à quoi il n’aurait pas dû avoir normalement accès. D’autres ont été envoyés dans les campagnes ou au Tibet. À la fin des années quatre-vingt, un mouvement associant intellectuels, étudiants et ouvriers a enfin réclamé la démocratisation du régime : il a été écrasé en 1989. Il n’y a plus vraiment d’opposition au régime aujourd’hui. Tous les Chinois ou presque se satisfont de la possibilité de gagner de l’argent qui leur est désormais ouverte. Les gens intelligents ont réussi à quit- ter le pays et se sont installés aux États-Unis. Comme tout se vend, il est en réalité facile de partir – sauf pour ceux surveillés par la police. L’ensemble de la population a pourtant conscience que mieux vaut ne pas trop en faire si on veut éviter les ennuis. Les jeunes Chinois qui étudient à l’étranger ne sont pas des oppo- sants. Ceux qui se trouvent aux États-Unis sont des enfants de diri- geants du PCC ou des êtres très riches, ce qui revient souvent au même. Ceux qui viennent en France sont un cran en dessous : ils sont issus de familles ayant des relations dans les milieux proches du pouvoir. Enfin, ceux qu’on rencontre en Pologne, en Roumanie ou en Répu- blique tchèque sont généralement assez pauvres. Les étudiants chinois doivent faire face à la pression de leur famille. À peine sont-ils par- tis pour l’Occident que leur mère commence à négocier leur mariage avec le voisinage. Si leurs résultats universitaires ne sont pas bons, c’est un drame. Les jeunes filles n’ont ni le temps ni l’envie de développer un engagement intellectuel ou politique : leur objectif, c’est d’avoir de bonnes notes et d’épouser un garçon relativement sympathique. Les garçons sont moins embêtés par leur famille, ce qui leur laisse plus de latitude pour réfléchir à l’avenir de la société chinoise. Ils pensent qu’ils auront une influence sur l’orientation du régime, ce qui est un peu naïf. Une importante proportion d’entre eux prend le risque de rester à l’étranger.

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La disparition des clivages idéologiques

Les lignes concurrentes au sein du PCC reflètent des divergences d’intérêts. Les petits cadres d’une partie d’une province défendent les intérêts de ce territoire. La plupart des provinces chinoises ont la taille d’un pays. Cinq à sept d’entre elles feraient partie des quinze prin- cipales puissances mondiales si elles étaient indépendantes. Il y a en permanence des conflits terribles entre les différentes provinces, qui disposent non seulement de moyens financiers mais aussi de détache- ments militaires. Lors d’un de mes nombreux voyages à vélo en Chine, je suis tombé au milieu d’une guerre ouverte entre deux provinces situées entre Canton et Shanghai. Il y avait de part et d’autre des troupes de l’Armée populaire de libération. Ces deux provinces se dis- putaient l’accès à un port, indispensable pour leur permettre d’expor- ter des confitures. Ce sont des conflits d’une violence inimaginable. La Chine est extrêmement vaste et divisée. Quand je suis dans un train, c’est à moi, l’étranger, qu’on demande le nom de la prochaine gare : tous ne savent pas lire, et personne n’a le bon accent. C’est pourquoi la Chine ne s’effondre pas sous le coup des égoïsmes : tout le monde sait qu’il ne faut pas se déchirer au-delà d’un certain point si on veut préserver l’intégrité du pays. Il n’y a plus de divergences idéologiques majeures au sein du PCC. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, quelques respon- sables politiques souhaitaient voir évoluer le régime vers la démocra- tie. Ils ont été balayés. Les dirigeants communistes actuels n’ont pas de conflit grave sur le plan intellectuel et politique : ils savent que la supercherie consistant à ce que le Parti communiste pilote une éco- nomie capitaliste a fonctionné. Ils se disputent néanmoins sur tout le reste, y compris sur le pourcentage que chacun prélève sur la richesse produite. Le taux de croissance de l’économie chinoise est voisin de 7 % par an. Mais si on retire ce qui va dans les poches des dirigeants du PCC, il ne doit pas rester grand-chose. Les familles des dirigeants du PCC ont chacune leur propre poli- tique économique et financière. Celle du président Xi Jinping est assez remarquable à cet égard. Le père de Xi Jinping, Xi Zhongxun, était

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l’un des dirigeants historiques du PCC. Ses enfants ont été assez cou- rageux pendant la Révolution culturelle. La sœur aînée de Xi Jinping, Qi Qiaoqiao, est une femme exceptionnelle. Si sa famille avait vécu en Occident, elle aurait probablement fait une grande carrière poli- tique. C’est son frère qui est devenu président, mais c’est elle qui gère la fortune familiale. Les femmes sont encore ultraminoritaires dans les cercles supérieurs du pouvoir : on n’en compte que deux parmi les vingt-cinq membres du bureau politique du PCC. Mais les choses commencent à changer. En Chine, la vraie révolution aura lieu quand les femmes accéderont pleinement au pouvoir économique et politique.

L’impact du pouvoir communiste sur le fonctionnement de la société chinoise

Lors du séjour que j’ai effectué en Chine de 2002 à 2007, la même scène m’attendait chaque matin à la sortie de mon logement. Tous ceux qui comptaient dans le quartier étaient là pour voir comment je me comportais et faire un rapport au commissaire politique local. Il y a dans chaque quartier un secrétaire du Parti, auquel rendent compte un certain nombre de personnes dominant des zones plus limitées – une partie du quartier, un grand immeuble, etc. Ces personnes sont souvent des femmes. Celles qui m’espionnaient étaient en per- manence en contact avec la coiffeuse chez laquelle j’allais me faire couper les cheveux. J’ai fini par comprendre que la coiffeuse était la prostituée du quartier. C’était la personne la mieux informée parce qu’elle recueillait tous les ragots. Je dois cependant reconnaître que je n’ai jamais vraiment saisi ce que les uns et les autres faisaient des renseignements qu’ils collectaient : c’est le domaine où j’ai eu le moins d’informations précises. Le parti-État contrôle toute la vie sociale. Il y a des limites qu’il ne faut pas franchir : hommes et femmes ne doivent pas sortir de chez eux mal habillés, les enfants doivent se comporter correctement… Les lec- tures sont surveillées. J’avais donné à un voisin des exemplaires d’un

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magazine français : l’ensemble du quartier a été immédiatement au courant. Quand je demandais à des Chinois s’ils écoutaient les radios étrangères, ils me disaient qu’ils ne comprenaient pas d’autre langue que la leur et me conseillaient d’être prudent. Internet ne concerne qu’une partie de la population – en gros, les individus âgés de 15 à 40 ans. Beaucoup déploient des techniques sophistiquées pour avoir accès à l’ensemble du Web. Mais comme chacun se débrouille dans son coin et que cela ne se sait pas, cela ne pose pas de problème. De la même façon, tout le monde regarde des films pornographiques alors que les chaînes de télévision chinoises n’en diffusent pas. Il faut néan- moins souligner que les mœurs se libèrent progressivement. L’homo- sexualité féminine est ainsi devenue visible : il y a à présent des bars destinés aux lesbiennes. L’imbrication du PCC et du pouvoir économique contribue à for- ger une classe sociale ultradominante. Celle-ci n’est toutefois pas tota- lement fermée. Voilà une vingtaine d’années, il fallait être soit membre du PCC soit un très bon étudiant pour pouvoir espérer accéder aux échelons supérieurs de la société. Aujourd’hui, les petits malins ont leur chance. C’est également vrai pour les femmes. Si elle est belle, une jeune fille née dans une famille relativement médiocre peut devenir la deuxième, la troisième ou la quatrième « épouse » d’un homme puis- sant. Les enfants qu’elle aura avec lui pourront aller à l’université afin de poursuivre leur ascension sociale. L’université est à la fois terrible- ment méritocratique et totalement pourrie. L’enfant d’une personna- lité importante aura besoin de notes correctes pour y entrer, alors que le fils ou la fille de gens ordinaires devra avoir des résultats exception- nels. La société communiste se reproduit, certes, mais elle est ouverte aux excellents étudiants comme aux individus les plus débrouillards.

60 JUIN 2017 JUIN 2017 « LES RÉGIMES COMMUNISTES DISPARAISSENT. PAS LA NOMENKLATURA » › Entretien avec Stéphane Courtois réalisé par Valérie Toranian

Spécialiste de l’histoire des mouvances et des régimes communistes, l’historien Stéphane Courtois avait lancé un pavé dans la mare en 1997 avec la publication du Livre noir du communisme. Après la chute du mur de Berlin en 1989, on a cru à la disparition définitive de l’idéologie communiste. La réalité, nous explique-t-il, est plus complexe.

Revue des Deux Mondes – Que reste-t-il du commu- nisme aujourd’hui ?

Stéphane Courtois Il reste bien plus que ce que l’on croyait. En 1991, on pensait que tout était fini, cer- «tains parlaient même de la fin de l’histoire. Chute du Mur, chute des régimes est-européens, implosion de l’URSS : le communisme allait s’évaporer. Vingt-cinq ans plus tard, tout ne s’est pas évaporé. En 2011, j’ai dirigé Sortir du communisme, changer d’époque (1), puis en 2014 En Europe. L’éternel retour des communistes (2), deux livres où nous faisions un bilan pays par pays : ex-URSS, Europe de l’Est, Europe de l’Ouest, Chine. Il faudrait y ajouter Cuba, l’Amérique latine (Venezuela,

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­Nicaragua, etc.) et l’Asie du Sud-Est (Viêt Nam, Laos, Cambodge). Rappelons que depuis 1920-1921, le système communiste mondial était structuré autour de l’URSS et d’un Komintern qui regroupait plus de quatre-vingt partis communistes et de nombreux autres groupes. L’ouverture des archives et sa révolution documentaire ont montré que tout le système était sous un contrôle très étroit, y compris les partis communistes français et italien… Cette nomenklatura mondiale n’existe plus ; les élites communistes mondiales se sont éclipsées, comme ont dis- paru les organisations associées – la Fédération syndicale mondiale (des centaines de centrales syndicales dans le monde, dont la Confédération générale du travail (CGT)), le Mouvement de la paix, etc. Tout ce qui était soutenu à bout de bras par l’URSS a disparu et les partis communistes eux-mêmes ont été très affaiblis. L’URSS était la matrice et le moteur de cette histoire, un moteur organisationnel étatique disposant de moyens considérables, donnant des orientations politiques, des stratégies, des lignes idéologiques, organisant d’im- menses campagnes de propagande mondiale. Le dispositif s’est déman- telé d’un seul coup. Un des responsables au comité central soviétique chargé de ces financements est tombé par la fenêtre peu après la chute de Gorbatchev. Méthode malheureuse mais assez classique !

Revue des Deux Mondes – Y avait-il eu en France, avant 1991, des signes de déclin ?

Stéphane Courtois Le déclin date de la fin des années soixante-dix. Il y a d’abord eu un déclin sociologique avec la désindustrialisation dans les mines, dans la sidérurgie, et donc un affaissement du monde ouvrier. N’oublions pas qu’en 1968 la classe ouvrière était à son apo- gée au sein de la population active. Les ouvriers n’avaient jamais été aussi nombreux. Les chocs pétroliers et la désindustrialisation ont fait chuter le chiffre d’un seul coup. De son côté, François Mitterrand a été très habile : il a fait sem- blant de tomber dans le piège des communistes que constituait le pro- gramme commun, puis il les a poussés à la rupture.

62 JUIN 2017 JUIN 2017 « les régimes communistes disparaissent. pas la nomenklatura »

Autre phénomène important en 1974 : la publication de l’Archipel du goulag. Un tremblement de terre. Pourtant souvenez-vous du petit billet en première page du Monde : « Soljenitsyne le collabo »…

Revue des Deux Mondes – Qui représente le communisme en France aujourd’hui ?

Stéphane Courtois Pour la deuxième fois, il n’y a pas de candi- dat du Parti communiste français à l’élection présidentielle. Robert Hue s’est rallié à Emmanuel Macron… Même l’ex-secrétaire national du Parti ne croit plus à cette idéologie extrêmement violente et anti- démocratique. Nathalie Arthaud ? Son discours caricatural ne pèse pas grand-chose. Jean-Luc Mélenchon ? Cet ancien trotskiste est obligé de reculer dans ses références jusqu’à la révolution française, abandon- nant en chemin Lénine et presque Marx. La solution qu’il propose pour une VIe République rappelle la Convention en 1792 : on interdit aux élus en place de se représenter et on les remplace par des nou- veaux, jeunes et exaltés. Robespierre est devenu sa dernière ligne de défense. Vive la révolution des piques, vive Marat, vive Robespierre ! On « oublie » l’idée communiste et on se replie sur l’idée révolution- naire et la Commune de Paris.

Revue des Deux Mondes – Justement, le léninisme n’est-il pas aussi l’héritier de la révolution française ?

Stéphane Courtois Lénine s’est toujours considéré comme un « jacobin prolétarien ». Depuis 1901-1902, il pensait sa révolution à travers l’imaginaire de la phase jacobine de la révolution française (1792-1794). Depuis 1991, en même temps que l’URSS, le logiciel léniniste s’est effondré pour des raisons morales eu égard à sa dimen- sion criminelle, mais aussi parce qu’il a provoqué un immense désastre économique, écologique, social, culturel, éthique. Or beaucoup refusent ce constat de faillite. En France, par exemple Annie Lacroix- Riz, une communiste stalinienne, nie le ukrainien, ou

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Alain Badiou, le maoïste qui repart de zéro : on efface le tableau noir et on recommence, nous dit-il dans son ouvrage l’Hypothèse commu- niste (3). Comme si la démonstration précédente n’avait pas suffi… Je ne leur jette pas la pierre, j’ai été militant maoïste pendant des années. Mais ce qui me fâche, c’est le refus de ces intellectuels d’établir un bilan personnel de ce qu’ils ont fait. Badiou a soutenu les Khmers rouges, il les soutient encore, c’est son droit. Mais qu’il aille s’expli- quer devant les Cambodgiens… Pour ne pas briser la nostalgie et sur- tout l’estime de soi, on baisse le rideau de fer du déni et on assure son petit confort moral ! La ligne rouge, c’est le déni.

Revue des Deux Mondes – Les partis communistes étaient puissants en Europe jusque dans les années soixante-dix...

Stéphane Courtois En Europe de l’Est, bien entendu, jusqu’à l’effondrement de 1989. En Europe occidentale, il y avait une domi- nation idéologique, et souvent organisationnelle, énorme en France, en Italie, au Portugal (la révolution des Œillets), en Grèce (après la chute des colonels), en Espagne (après la mort de Franco). En Suède et en Norvège existaient d’actifs groupes gauchistes, comme partout après 1968. En 1977, lors de la première élection du maire de Paris au suffrage universel, Henri Fiszbin, le candidat communiste, était en deuxième position et talonnait Jacques Chirac ! Les communistes avaient leur sociologie, leur idéologie, leurs réseaux culturels et sociaux (la CGT, les colonies de vacances, etc.), un vrai tissu social nourri par le Parti et dont beaucoup d’anciens se sentent orphelins. L’équipe de Fiszbin avait appréhendé les évolutions sociologiques en s’emparant des domaines de la culture, en relançant la Fête de l’Huma avec les concerts de Johnny, etc. C’était ce qu’An- nie Kriegel appelait une « contre-société » censée préfigurer la société communiste de l’avenir. Mais la nomenklatura liée à Moscou restait agissante. En 1979, la direction du Parti a attaqué la direction parisienne, plus moderniste, accusée de « déviations opportunistes ». Elle a démis Fiszbin de ses

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fonctions de premier secrétaire, mais toute son équipe s’est solidarisée avec lui. Deux ans plus tard, ils avaient quitté le Parti, qui s’est effon- dré à Paris. En 1981, presque aucun communiste ne faisait campagne sur les marchés. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, l’appareil a été tenu par les vieux staliniens – Jacques Duclos et Benoît Frachon, membres du bureau politique depuis 1931, meurent en 1975. Ils étaient en contact direct avec Moscou, voire le KGB. La révélation des crimes communistes fut pour nombre de militants une tragédie. Peu d’entre eux étaient allés en URSS et ils ignoraient largement ce qui s’y était passé. À la différence des adhérents des partis d’aujourd’hui, ces mili- tants étaient des êtres engagés corps et âme ; le communisme, c’était leur vie. Avant la sortie du Livre noir du communisme (4), en 1997, j’ai rencontré Marcel Dufriche, ancien maire de Montreuil, soixante ans de Parti. Nous avons eu une très longue conversation. « Est-ce vrai ce que l’on raconte ? », me demanda-t-il. Je lui racontai mes voyages à Moscou, mes découvertes dans les archives. Il était sidéré et me confia : « J’ai envoyé hier ma lettre de démission du Parti. Maintenant, je suis à poil (sic). » Ce déni de la tragédie communiste existe aussi dans la société à cause de l’alliance gaulliste-communiste, qui date de la Résis- tance et structurait la politique française. Cette voûte d’ogive com- mença à s’effondrer en 1968, et donc le communisme aussi.

Revue des Deux Mondes – Qu’était au juste cet accord entre Maurice Thorez et Charles de Gaulle ?

Stéphane Courtois À la suite de sa désertion en septembre 1939, Maurice Thorez, le secrétaire général du PCF, fut condamné début 1940 à la déchéance de sa nationalité française et à la confisca- tion de ses biens. À l’automne 1944, le Général, afin d’éviter une guerre civile, arrangea l’affaire par une amnistie. Avant son retour en France, Thorez reçut de Staline des directives très précises de cet ordre, que nous ont conservées les archives de Moscou : « Vous n’êtes pas assez fort pour prendre le pouvoir ; vous cachez les armes ; vous

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vous alliez avec qui vous voulez ; vous n’avez qu’un objectif : faire chuter le général de Gaulle. Quand vous y serez parvenu, on vous donnera d’autres directives. » Janvier 1946, de Gaulle démissionne, pensant qu’il reviendrait triomphalement. Il le fera, mais douze ans plus tard…

Revue des Deux Mondes – Comment a évolué le vote communiste ?

Stéphane Courtois Le vote communiste était un vote identi- taire. On était ouvrier, on appartenait aux classes populaires, on votait communiste. En 1981, nombre d’électeurs communistes se sont ré-emparé de leur vote et ont voté Mitterrand pour chasser la droite. Mais aux législatives et aux municipales, ils continuaient à voter 100 % communiste. Après 1981, quatre ministres commu- nistes sont au gouvernement ; en 1983-1984, ces électeurs s’aper- çoivent que rien ne change, voire que c’est pire : la désindustriali- sation s’accélère, la sidérurgie en Lorraine, les mines de charbon… Beaucoup décident de s’abstenir en 1988. Puis ils passent au vote socialiste. La loi sur les 35 heures marque le dernier décrochage : nombre d’électeurs des classes populaires quittent la locomotive du Parti socialiste. Pourquoi ? Parce qu’ils veulent de l’argent. Les 35 heures signifient la fin des heures supplémentaires et donc une perte de niveau de vie…

Revue des Deux Mondes – À la mort de Fidel Castro, on a pu entendre des éloges vibrants de certains responsables politiques. Sommes- nous ici dans une forme de nostalgie ?

Stéphane Courtois C’est bien pire que cela : nous sommes dans le déni fondamental. Parmi mes anciens copains d’extrême gauche, combien ont le courage de dire : « Nous nous sommes trompés » ? Après le Livre noir, j’ai publié Du passé, faisons table rase (5), dans lequel j’ai évoqué mon itinéraire ; je le dis clairement : nous avons été stupides, nous nous sommes conduits dangereusement et n’importe

66 JUIN 2017 JUIN 2017 « les régimes communistes disparaissent. pas la nomenklatura »

comment. Nous aurions très bien pu développer la lutte armée en France au même niveau qu’en Italie ; cela aurait été un désastre. Heu- reusement, Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, y a mis bon ordre. On criait au fascisme alors que nous étions dans une démocra- tie où chacun pouvait s’exprimer… Il n’y en a qu’une, pour moi, qui ait fait une vraie démarche : Claire Brière-Blanchet, responsable de la gauche prolétarienne, envoyée à Sochaux, en usine, avec son mari ; leur militantisme effréné a conduit à la mort de leur jeune enfant ; elle a raconté son histoire dans un livre fort : Voyage au bout de la révolu- tion, de Pékin à Sochaux (6).

Revue des Deux Mondes – Comment qualifier idéologiquement le mouvement Nuit debout ?

Stéphane Courtois Nuit debout est une vaste blague : le mouve- ment est manipulé par la Ligue communiste révolutionnaire. Les cas- seurs sont plus sérieux : les Black Blocs, les zadistes… Mais écoutez leur discours : c’est le degré zéro de la politique. La presse en fait des tonnes mais cela concerne quelques centaines d’individus. Si vous voulez voir des jeunes, il faut aller dans les meetings d’Emmanuel Macron, dans ceux de Marine Le Pen ; il y en avait moins chez François Fillon et pas tellement chez Jean-Luc Mélenchon.

Revue des Deux Mondes – Quels sont les vestiges du communisme en Russie ?

Stéphane Courtois Il existe toujours un Parti communiste dirigé par Guennadi Ziouganov qui fait 17 % aux élections (parce que Vla- dimir Poutine a décidé qu’il ferait 17 % !). La vraie force était le KGB et ses 700 000 salariés. Après 1991, ils firent le dos rond : ils craignaient pour leur avenir. De retour d’exil, le dissident Vladimir Boukovski est allé voir Boris Eltsine pour réclamer un procès du Parti communiste et du KGB. Cela n’a pas duré et Elt- sine a été vite circonvenu : on l’a piégé avec des histoires d’argent…

JUIN 2017 JUIN 2017 67 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

Est arrivé Poutine, colonel du KGB, qui devient président par des élections entièrement fabriquées ; il est au pouvoir depuis 1998. Et ce n’est pas fini : ils l’ont pris jeune ! Il a conservé le KGB, qu’il a rebaptisé FSB. Il s’agit de l’une des plus grandes organisations criminelles du XXe siècle. C’est comme si la SS était revenue au pouvoir en Allemagne en 1955… L’ex-KGB s’est emparé des richesses de l’économie privatisée grâce à des hommes de paille, les fameux oligarques. Un jour, il leur a réclamé l’argent. Ceux qui refusaient ont été éliminés ou ont fui à l’étranger, où ils ont fini par être rattrapés. Que fait Poutine avec l’histoire officielle ? Il tente de reconstruire une identité nationale russe. Il récupère une partie de l’héritage tsariste : les restes de la famille impériale ont été enterrés en grande pompe et on chante la gloire de la victoire sur Napoléon. Le problème, c’est 1917. Poutine considère que Lénine et Trotski ont été des traîtres qui ont détruit la Russie. La période 1917-1930 est donc passée sous silence. Heureusement est venu Staline, le « grand manager » qui a recons- truit la Russie ! Poutine en livre une vision nationaliste, alors que Sta- line était un pur bolchevique. Il s’est concentré sur la Grande Guerre patriotique, seul événement gratifiant que des Russes d’aujourd’hui peuvent revendiquer : la victoire sur le nazisme. À l’international, il reprend le discours soviétique de 1945 : la Russie a combattu le fascisme, a gagné la guerre… Cela fait toujours écho, y compris en France, chez les communistes et les gaullistes. Sauf qu’il y a un petit bémol : pour Poutine, la Seconde Guerre mondiale s’est déroulée entre le 22 juin 1941 et le 8 mai 1945. Du 23 août 1939 au 21 juin 1941, tout allait pour le mieux dans le meil- leur des mondes entre Staline et Hitler : ils s’étaient partagé la Pologne et l’URSS avait annexé les États baltes, la Bessarabie… Le 9 mai 2005, Poutine a publié une pleine page dans le Figaro, à la gloire de la Grande Guerre patriotique : Brejnev aurait pu la signer !

Revue des Deux Mondes – Lénine a son mausolée à Moscou ; on vend des pin’s à l’effigie de Staline…

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Stéphane Courtois Dans les boutiques à touristes, on vend même des pin’s de Félix Dzerjinski, le créateur de la Tchéka, le futur KGB ! Vous imaginez trouver, dans une boutique en Allemagne, un pin’s à l’effigie de Heinrich Himmler, le chef de la SS ?

Revue des Deux Mondes – Que se passe-t-il dans les ex-Républiques soviétiques ?

Stéphane Courtois Dans la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko, rien ne bouge. On dirait un fossile soviétique ; on y arrête toujours les opposants. En Ukraine, le conflit est ouvert. Après Maïdan, les Ukrainiens ont liquidé 1 200 statues de Lénine, à commencer par celle qui se trouvait en plein centre de Kiev. La dernière a été déboulonnée il y a six mois. Ils ont rebaptisé des centaines de rues, de villages, de villes… Ils sont en train de « décommuniser », de « désoviétiser », de « déléniniser » leur pays et de retrouver une histoire nationale. Avec, bien sûr, tous les problèmes que cela peut poser puisqu’ils érigent en héros des leaders qui ont mené des actions controversées, voire criminelles. En Crimée et dans le Donbass, Poutine a violé ouvertement des traités internationaux, et personne n’a bougé. C’est stupéfiant ! Autre problème : celui des États baltes et de la colonisation démo- graphique. Après 1945, Staline y a massivement installé des Russes, en se disant qu’ils finiraient par noyer la population locale. Aujourd’hui, on y trouve deux populations ethniquement et culturellement oppo- sées. Et c’est un moyen d’action pour Poutine, qui manipule ces Russes. Dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, les ex-­ communistes demeurent puissants, non à titre de communistes mais comme nomenklatura. En Roumanie, en Bulgarie, en Slovénie, en Albanie, en Serbie, ils ont conservé le pouvoir par tous les moyens, sous une étiquette socialiste ou nationaliste. Lors de l’effondrement de l’économie administrée, ils se sont emparés des richesses. Ils ont conservé la justice, qui reste largement aux ordres, et ont gardé le

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contrôle des médias. Ils se désignent comme « socialistes », « socio- démocrates »… Mais ils ont conservé du régime communiste l’idée du monopole du pouvoir, de la richesse, de la justice et de l’information. Le pluralisme reste l’enjeu majeur de la bataille démocratique. Tout le problème est désormais de qualifier ces ex-régimes commu- nistes. Plus aucun n’est totalitaire. Les régimes russe, biélorusse, tchét- chène et autres sont très autoritaires, voire dictatoriaux. Mais auto- ritaire n’est pas totalitaire. Le régime totalitaire est par définition un régime révolutionnaire. Le régime autoritaire est conservateur. Ainsi Vladimir Poutine veut conserver les situations acquises, en particulier celle de l’ex-KGB. Au niveau idéologique, le totalitarisme dur – léniniste, stalinien, néo-stalinien, maoïste – a quasiment disparu de l’espace est-européen, mais il persiste dans sa version soft sur les thèmes de l’anti-impéria- lisme, de l’anticapitalisme, de l’anti-Union européenne, de l’anti­ militarisme, de l’anticatholicisme, etc. Il est porté entre autres par Die Linke en Allemagne, par le Parti communiste en République tchèque et par des dizaines de groupuscules.

Revue des Deux Mondes – En Chine, le régime politique se confond toujours avec le Parti communiste...

Stéphane Courtois Avec 80 millions de membres ! Toute la haute nomenklatura actuelle est composée de fils et petits-fils de « princes » communistes. Xi Jinping est lui-même fils de fondateur et assure la continuité. Pourtant, la Chine n’est plus un régime totalitaire : des millions de Chinois voyagent, des dizaines de milliers étudient dans le monde entier. Les dirigeants eux-mêmes envoient leurs enfants sous une fausse identité dans les universités américaines les plus prestigieuses. Ceux qui habitent les pôles de richesse maximale (à Shanghaï ou Pékin) sont loin des 600 millions de paysans qui vivent avec un ou deux dollars par jour. L’inégalité, tellement contraire à l’idée commu- niste, est maximale, mais tout demeure sous le contrôle du Parti, où Xi Jinping fait la loi.

70 JUIN 2017 JUIN 2017 « les régimes communistes disparaissent. pas la nomenklatura »

Revue des Deux Mondes – Que subsiste-t-il de communiste dans une économie aussi libérale ?

Stéphane Courtois Des éléments de l’idéologie. Dans les écoles du Parti, on apprend l’idéologie communiste. J’ai trouvé, dans une grande librairie du centre de Pékin, un manuel d’histoire du Parti communiste chinois, tout récent, en anglais et édité par le comité central. Sa lecture est très intéressante : Mao Tsé-Toung est glorifié jusqu’en 1949-1950. La Révolution culturelle est qualifiée de grave faute politique. À propos du Grand Bond en avant de 1958-1961, on ne parle pas de la famine qui a provoqué la mort de 40 à 50 millions de paysans, mais une petite note en bas de page indique « pendant cette période, le chiffre de la population chinoise a diminué ». Chacun sait lire entre les lignes… À quoi de jeunes Chinois d’aujourd’hui peuvent-ils s’accrocher ? De quoi ont-ils le droit d’être fiers ? Cela ne peut être ni du Grand Bond en avant ni de la Révolution culturelle lancée par un Mao sénile et qui fut une guerre civile et un désastre pour la culture chinoise tradition- nelle. C’est le Mao de la Grande Marche – cet épisode mythique –, que le pouvoir garde comme totem idéologique, et qui sert à vérifier l’attachement au régime.

Revue des Deux Mondes – Il y a donc une nomenklatura qui fonc- tionne comme un cadre idéologique sans lequel tout s’écroulerait…

Stéphane Courtois Tout ne s’écroulerait pas, tout exploserait ! Dans un pays aussi peuplé, avec de telles inégalités de richesse, la moindre bagarre de rue peut dégénérer en émeute, et pourquoi pas en guerre civile. Le véritable garant de cette cohésion fut Deng Xiao- ping, dont on peut dire qu’il fut le grand homme du XXe siècle en Chine. Ce cofondateur du Parti communiste chinois avait une légi- timité incontestable au sein du régime, au même titre que Lénine en URSS. Sauf que lui a compris l’ampleur du désastre. Après avoir liquidé la Bande des Quatre, il a libéralisé – sous contrôle –

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­l’économie chinoise. Il a reproduit à grande échelle et à long terme le processus de réintroduction de l’économie de marché lancé par Lénine en mars 1921 avec la nouvelle politique économique. La Chine est devenue « l’usine du monde », sans que sa politique, ver- rouillée par le Parti, n’en soit altérée. Lors les événements de la place Tian’anmen en 1989, Gorbatchev, en visite officielle, n’était pas remonté dans son avion que Deng Xiaoping, qui n’avait plus aucun statut officiel mais était encore le chef du « Groupe des anciens », ordonnait la répression de la manifestation. Ce fut une tragédie pour ceux qui y ont laissé la vie, mais le constat est sans appel : le pays a été stabilisé, il a pris le chemin de la croissance, des centaines de millions de Chinois en profitent.

Revue des Deux Mondes – Qu’en est-il des autres pays asiatiques anciennement communistes et de la Corée du Nord ?

Stéphane Courtois Au Viêt Nam et au Laos, des partis com- munistes durs, mafieux, sont toujours au pouvoir. Au Cambodge, les Khmers rouges ont été chassés mais c’est un ex-Khmer rouge qui a repris la main. Il est probable que ces régimes se transfor- meront en dictatures familiales, à l’instar de la Corée du Nord. Les méthodes communistes, en revanche, y sont bien ancrées : monopole du Parti et terreur (récemment, l’assassinat suspect du demi-frère de Kim Jong-un). Le régime nord-coréen ne peut durer éternellement, et il s’effondrera à la seconde où la Chine cessera de le soutenir, mais un Kim Jong-un imprévisible joue avec le feu nucléaire. Le Japon est fort inquiet de l’attitude de ce voisin, et pourrait fabriquer sa bombe nucléaire s’il le décidait. À la lumière de ces tensions, il est évident que la mer de Chine est devenue au moins aussi dangereuse que le Moyen-Orient : si le ton monte un jour entre Corée du Nord, Japon et Chine, la Russie et les États-Unis seront directement impliqués, et les conséquences peuvent être terribles.

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Revue des Deux Mondes – Si l’on dresse un bilan de vos observations, il reste donc des régimes communistes des structures de pouvoir, qui se sont reconverties progressivement en mafias ou en dictatures familiales...

Stéphane Courtois À des degrés de terreur ou de violence plus ou moins intenses, oui. Il faut préciser, dans le cas de l’Europe, que l’intégration des pays ex-communistes par l’Union européenne (UE) a été un facteur d’apaisement extraordinaire. Imaginons que l’UE ne les ait pas accueillis en 1989-1991 : on aurait, à l’est de la Finlande de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, un gigantesque espace mafieux où on ne contrôlerait rien ! Grâce à l’imposition des normes de l’UE, ces pays ex-communistes ont réappris ce qu’est un État de droit et une démocratie parlementaire. Pour moi, l’élargissement de l’Union européenne était absolument nécessaire ; c’est une décision qui a certes posé des problèmes, mais qui sont risibles à côté de ceux qui se seraient abattus sur l’Europe si l’élargissement n’avait pas eu lieu. Pen- sons à la Roumanie de 1989, où la police politique et les vieux réseaux communistes ont délibérément mis en scène une fausse guerre civile. Heureusement, aujourd’hui, le président Klaus Iohannis et la justice roumaine mènent une lutte remarquable contre la corruption et pour la démocratie. En Moldavie, en revanche, les communistes et la mafia sont omniprésents, avec leur cortège de corruption, de prostitution, et le déni des crimes soviétiques.

Revue des Deux Mondes – Le communisme pourrait-il encore rejaillir quelque part dans le monde ?

Stéphane Courtois Non, je pense que depuis 1991, l’effondre- ment du système communiste mondial et l’enrichissement massif des populations provoqué par la mondialisation, l’idéologie communiste a très peu de chances de renaître. Quand la Chine ne soutiendra plus la Corée du Nord, le communisme nord-coréen s’éteindra. Quand Raúl Castro mourra, le Cuba communiste tombera. Au Venezuela,

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pourtant présenté comme « le socialisme du XXIe siècle », la situation économique et démocratique tourne au désastre total. Une fois ces quelques buttes-témoins disparues, qui se souviendra que le commu- nisme a dominé le XXe siècle ? Pour mes étudiants d’aujourd’hui, cela relève déjà de la préhistoire !

Revue des Deux Mondes – La critique anti-impérialiste, anti-­ américaine et anti-libérale sera-t-elle récupérée, et par qui ?

Stéphane Courtois Elle continue d’être récupérée par des reliquats de la gauche, des trotskistes, des anarchistes. Mais elle le sera surtout par l’islamisme radical. On voit en effet apparaître de nouveaux cli- vages, certes entre dictatures et démocraties, mais surtout entre l’islam révolutionnaire conquérant et le reste du monde. Des noyaux acti- vistes surgissent de tous côtés, en Afghanistan et au Moyen-Orient, mais aussi en Inde, au Pakistan, en Indonésie, etc. L’islamisme radi- cal et djihadiste est le nouveau totalitarisme, qui se développe depuis la révolution iranienne de 1979. On retrouve d’ailleurs les mêmes arguments de désinformation et de négationnisme : auparavant, les critiques du communisme étaient stigmatisés comme « fascistes » ; à présent, ceux qui s’opposent à l’islam radical sont taxés d’« islamo­ phobes ». Il suffit pourtant de se référer au manifeste des Frères musul- mans écrit en 1936 par l’Égyptien Hassan al-Banna, et curieusement très peu diffusé en France : il prône un mouvement panislamiste, à vocation révolutionnaire et totalitaire, qui veut renverser les élites musulmanes traditionnelles et instaurer le leadership politique et intel- lectuel de l’islam radical. Là où l’on croit voir de la religion, il n’y a qu’un moyen destiné à établir une domination totale et violente sur le pouvoir et la société.

1. Stéphane Courtois (dir.), Sortir du communisme, changer d’époque, Presses universitaires de France, 2011. 2. Stéphane Courtois (dir.), Communisme. 1989-2014. En Europe. L’éternel retour des communistes, Ven- démaire, 2014. 3. Alain Badiou, l’Hypothèse communiste, Éditions Lignes, 2009. 4. Stéphane Courtois (dir.), Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczowski, Karel Bartošek et Jean- Louis Margolin, le Livre noir du communisme : Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997. 5. Stéphane Courtois (dir.), Du passé faisons table rase ! Histoire et mémoire du communisme en Europe, Robert Laffont, 2002. 6. Claire Brière-Blanchet, Voyage au bout de la révolution, de Pékin à Sochaux, Fayard, 2009.

74 JUIN 2017 JUIN 2017 QUE RESTE-T-IL­ DU MARXISME EN ALLEMAGNE ? › Eryck de Rubercy

e marxisme est un pan essentiel de l’histoire de la pen- sée comme de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de sorte que sa connaissance est incontournable. Et de mériter une attention toute spéciale en Allemagne, où il a été surdéterminé pendant quarante ans par la parti- Ltion de 1949 et l’existence de la République démocratique (RDA). À la différence de la place majeure qu’il occupait avant-guerre dans la culture politique et les débats philosophiques, sa présence sur la scène philo- sophique ouest-allemande de l’immédiat après-guerre a été d’emblée entourée d’ambiguïté, sinon frappée d’ostracisme. C’est ainsi que dans le climat de guerre froide et de séparation des deux États allemands il s’est maintenu dans des cercles qu’on soupçonnait a priori d’accointance avec le communisme. Mais près de trente ans après la chute du mur de Berlin, tout autre est le climat intellectuel, dans lequel il faut néanmoins garder à l’esprit les forts héritages de la période d’avant 1989 pour abor- der la question du marxisme en Allemagne. Et d’abord, c’est à Trèves, en Prusse rhénane, que Karl Marx naquit, voici deux siècles, en 1818, dans une famille juive devenue libérale après que le père, fonctionnaire, se soit converti au protestantisme. Au

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début de 1840, le jeune Karl Marx se rend à Berlin pour y poursuivre des études universitaires commencées à Bonn. Il y fréquente « l’hégé- lianisme de gauche », courant qui critiquait toute réalité héritée de la religion, de la philosophie intégratrice de Friedrich Hegel et de l’État. C’est dans ce contexte qu’il participe à la rédaction des Annales franco- allemandes, revue éphémère mais, pour lui, décisive, dont l’unique numéro paraîtra en 1844. Indésirable en Prusse, Marx vit à Paris, où il fréquente les « communistes » allemands. Y faisant la rencontre de Friedrich Engels – deuxième père fondateur du marxisme – il com- mence avec lui la rédaction des Manuscrits de 1844 connus aussi sous le nom de « Manuscrits économico-philosophiques », puis de l’Idéo- logie allemande (1845), autre texte fonda- Eryck de Rubercy, essayiste, critique, mental qui restera à l’état de manuscrit. Il auteur avec Dominique Le Buhan de résidera ensuite quelques années à Bruxelles Douze questions à Jean Beaufret à avant d’écrire, en février 1848, toujours propos de Martin Heidegger (Aubier, 1983 ; Pocket, 2011), est traducteur, avec Engels, le fameux Manifeste du Parti notamment de Max Kommerell, de communiste pour le congrès fondateur de Stefan George et d’August von Platen. ce parti, et de se rendre à Cologne pour On lui doit l’anthologie Des poètes et des arbres (La Différence, 2005). participer à la révolution sociale et poli- tique qui a alors lieu en Allemagne. Toutefois l’échec du mouvement révolutionnaire allemand le contraint de quitter à nouveau son pays, pour un exil à Londres au cours duquel il se livre à la rédaction d’un immense ouvrage, le Capital, indiscutable inventaire des horreurs de la condition ouvrière du XIXe siècle. Enfin, en 1871, il participe par la plume à la Commune de Paris. C’est le temps d’imposantes réflexions sur le devenir de l’État et son dépérissement sous le coup du commu- nisme, l’État, selon lui, faisant partie des « faux frais de la production qu’il faut réduire au minimum indispensable ». Dans la période qui suit cette effervescence, Marx est manifestement fatigué. Il meurt en 1883, âgé de 64 ans. C’est alors seulement que sa doctrine basée sur la lutte des classes va se répandre et se développer pour devenir le facteur puissant qu’elle a été dans l’histoire européenne. Reste que c’est d’abord en Allemagne que s’en fait sentir l’influence. En 1891, soit moins de dix ans après la mort de leur auteur, les conceptions marxistes ont gagné du terrain au

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congrès du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) (1) à Erfurt, où est adopté un programme qui est un modèle à l’époque pour tous ceux qui, en Europe, se réclament du socialisme marxiste. En tout cas, ni la défaite du mouvement spartakiste en 1918 ni la crise globale du capitalisme en 1929 ne conduisent à la chute de la et à la victoire du prolétariat. Elles auront au contraire détruit tous les espoirs du « grand soir » attendu par les militants tota- lement stalinisés du Kommunistiche Partei Deutschlands (KPD), incapables qu’ils seront par ailleurs de s’allier aux sociaux-démocrates face à Hitler. Alors qu’ils étaient autrefois assurés d’une marche inéluc- table vers la libération, voire du caractère imminent d’une révolution en Allemagne, la prise du pouvoir par les nazis en 1933 apparaît ainsi aux révolutionnaires allemands comme une amère désillusion non moins que comme un non-sens historique. C’est que, du point de vue de la téléologie marxiste officielle, la victoire d’un régime dictatorial et raciste ne faisait tout simplement pas partie du scénario historique prévu par les tenants de la « science de l’histoire ». D’ailleurs, dès 1933, Wilhelm Reich condamnait, d’une façon similaire à la critique de la téléologie historique par Walter Benjamin, l’idée d’une dynamique historique des sociétés conduisant nécessaire- ment à la révolution communiste. Car on ne saurait lire l’avenir des sociétés par l’analyse des processus économiques objectifs comme on lit dans une boule de cristal. Selon Reich, le retrait de toute possibilité historique d’une révolution prolétarienne, au moment où le capita- lisme mondial connaît sa crise la plus profonde, est une disqualifica- tion en actes de toutes les interprétations mécanistes de la philosophie sociale et économique de Marx et d’Engels. La réflexion marxiste qui prévaut alors est celle menée par ceux gravitant autour de ce que l’on appellera l’École de Francfort, à l’ori- gine de l’élaboration de la théorie critique. Le célèbre essai Théorie traditionnelle et théorie critique (2) de Max Horkheimer en 1937 en est une des tentatives les plus significatives pour une définition marxiste du rapport entre les intellectuels critiques et le mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais tandis qu’il y insiste sur le lien essentiel entre la théorie critique et le prolétariat, dans la Dialectique de la raison,

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entrepris­ avec Theodor W. Adorno et publié en 1947 (3), la classe ouvrière disparaît pratiquement de l’horizon théorique, n’y apparais- sant que comme partie de la masse indifférenciée des consommateurs. À n’en pas douter, les événements historiques, comme la défaite de la révolution espagnole ou le pacte germano-soviétique de 1939, ont joué un rôle dans cette évolution de Horkheimer. Cependant il semble que cette dissolution du prolétariat dans la théorie critique des années quarante et au-delà n’aurait pas été possible si la classe sociale n’avait été, déjà dans les années trente, un élément contingent et dérivé, et non le fondement de la réflexion d’Horkheimer. S’il faut par ailleurs reconnaître dans ses écrits des années trente une différence notable entre sa position et celle d’Adorno, qui dans les années d’après-guerre continuera et approfondira la théorie critique, le lien avec le combat des prolétaires et des opprimés, qui jouait encore un rôle dans l’œuvre de ce dernier, y sera de même totalement absent. Située sur la ligne de front de la guerre froide, la République fédé- rale d’Allemagne est alors sans doute le pays le plus conservateur d’Europe occidentale. D’élection en élection, les chrétiens-démocrates (CDU) ne cessent de gagner du terrain jusqu’à remporter la majorité absolue en 1957. Une suprématie conservatrice liée à l’extraordinaire succès de l’économie ouest-allemande qui reflète on ne peut mieux le poids idéologique de l’anticommunisme quand la République démo- cratique allemande et son mentor soviétique sont associés au totalita- risme. Cette offensive conservatrice, en phase avec l’opinion publique, force le Parti social-démocrate à faire un pas en arrière pour se démar- quer du communisme. À son congrès de Bad Godesberg, en 1959, il abandonne officiellement toute référence au marxisme et à la lutte des classes au profit de l’économie sociale de marché. Fait historique important, car en réalité il déclencha un regain d’intérêt intellectuel pour le marxisme dans le courant des années soixante avec la volonté manifestée cette fois par Jürgen Habermas – autre figure majeure de l’École de Francfort – de réintroduire le marxisme dans les débats en philosophie et en sciences sociales. Né en 1929, le jeune Habermas tolérait mal qu’après le nazisme on tissât autour de Marx et du marxisme un halo de suspicion et de

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censure. Car la seule façon dont la référence à Marx intervenait encore dans le débat philosophique consistait à faire du marxisme l’épi- sode terminal d’une histoire de la rationalité occidentale pour mieux démontrer que le paradigme marxiste était dépassé. À ce titre, l’entreprise de Habermas entre 1963 et 1971 n’a pas manqué de courage. En tout cas, elle témoignait de la coupure qui était en train de se produire, dans la culture politique de la République fédérale, entre la pensée conservatrice dominante et l’émergence d’une « nouvelle gauche ». Finalement l’écroulement du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, entra dans l’histoire comme le symbole de la fin du « com- munisme ». Et on put dire que l’explosion de l’ancienne Union soviétique en 1991 et de ses satellites sonnait le glas du marxisme. Certains rêvaient même de la « fin de l’histoire ». Mais c’était aller un peu vite que de croire qu’il ne restait plus rien du marxisme. Alors qu’on le pensait enseveli sous les décombres de l’URSS, des retours à Marx ou de Marx s’annonçaient et se préparaient en Alle- magne avec des intentions, à l’évidence, diverses. C’est par exemple en août 2005 l’hebdomadaire Der Spiegel avec en couverture un des- sin de Marx faisant le v de la victoire, qui titrait : « Un spectre est de retour » – allusion bien sûr à la première phrase du Manifeste du parti communiste : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du com- munisme. » En effet les prédictions de Karl Marx prirent comme un coup de jeune à la faveur de l’avènement de la mondialisation. Car si la mondialisation a connu ces dernières décennies une dynamique formidable, son histoire est bel et bien ancienne. Voilà par exemple ce qu’on peut lire dans le Manifeste :

« La grande industrie a créé le marché mondial […]. Ce bouleversement continuel de la production […] distingue l’époque […]. Tous les rapports sociaux, tra- ditionnels et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent […]. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané […]. (4) »

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Il ressort ainsi de cette perspective que la mondialisation moderne avait déjà commencé au milieu du XIXe siècle. Raison pour laquelle le philosophe Rüdiger Safransky définit la « mondialisation » comme « le triomphe d’un capitalisme devenu seul et unique modèle économique dominant après l’effondrement du bloc de l’Est » (5). Tant et si bien qu’au moment où le capitalisme connut avec le krach financier de 2007-2008 sa plus grave crise économique depuis les années trente, l’idée qu’il était le seul système possible fut remise en question. Et on ne trouva qu’une alternative au capitalisme, au moins théorique, à savoir celle décrite par Marx, dans la théorie duquel la contradiction entre le capital et le travail, entre le produit et le producteur, est fonda- mentale. Il faut dire que le monde capitaliste globalisé qui s’est trouvé émerger dans les années quatre-vingt-dix ressemblait étrangement, à certains égards, à l’ordre mondial qu’en 1848 le Manifeste décrivait :

« [Il] a foulé aux pieds les relations […] patriarcales et idylliques […] pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exi- gences du paiement au comptant […] [Il] a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange […]. (6) »

Cela dit, l’investigation économique du capitalisme menée par Marx serait-elle plus pertinente aujourd’hui ? Pour son dernier biographe en date, Jonathan Sperber (7), son œuvre a été faite pour un temps, le sien, celui du XIXe siècle et non pour tous les temps. Malgré cela, la crise qu’a traversée la zone euro ne saurait sans doute être comprise sans avoir en mémoire l’analyse que Marx fait de l’autonomie du capital sous sa forme argent par rapport à la production elle-même. Pour Oskar Negt, autre figure éminente de l’École de Francfort, « la nouveauté, l’ironie de l’histoire, c’est que le capitalisme pour la première fois dans l’histoire fonctionne exactement comme Marx l’avait exposé dans le Capital » (8). En effet le vertige de la financiarisation, dès le milieu du XIXe siècle, était perceptible à qui savait suffisamment prêter attention aux symp- tômes les plus graves du capitalisme et en tirer des conclusions quant à son fonctionnement. Ce fut là le mérite de Marx et c’est ce qui constitue

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toujours la force du marxisme. En tout cas, après un désert politique d’un quart de siècle en Allemagne, de nombreuses tentatives d’actuali- sation et de réévaluation ont de nouveau associé le nom de Marx à des ressources théoriques dont il semble qu’on était loin d’avoir tiré toutes les leçons. Et Wolfgang Streeck, sociologue de l’économie, de faire remarquer que de toute manière la question que Marx avait posée au capitalisme – « Ce système bénéficie-t-il vraiment à tous ou seulement à la classe des possédants ? » – n’avait jamais cessé de se poser (9). C’est aussi que l’Union soviétique, ce cauchemar totalitaire que Marx n’avait pas voulu, avait discrédité sa pensée économique et révolutionnaire. L’URSS et la République démocratique d’Allemagne (RDA) disparues, il est plus facile de se dire marxiste en affirmant avec arguments à l’appui que l’idée communiste est « porteuse d’une universalité morale incon- testable » (10). Cela se traduit par des ventes records des livres de Marx en Alle- magne, où, dans un contexte certes particulier, il y a toujours eu une quantité considérable de recherches tant sur sa personne que sur sa cri- tique de l’économie politique et où se poursuit l’édition de ses écrits avec Engels, communément appelée par son acronyme allemand Mega (11), dont le financement, rendu au départ possible par l’adhésion au projet du chancelier Helmut Kohl, est assuré par le gouvernement allemand. Même le très sérieux ministre fédéral des Finances d’Angela Merkel de 2005 à 2009, Peer Steinbrück, qui passa quelques nuits blanches afin d’éviter un effondrement de la zone euro, avait à l’époque publique- ment déclaré à Der Spiegel : « On doit admettre que certaines parties de la théorie de Marx ne sont pas si mauvaises » (12), quand bien même il n’y a quasiment plus aujourd’hui d’économistes pour adopter le schéma marxiste traditionnel que l’on trouve dans le Capital. Quoi qu’il en soit, les résultats des récentes élections en Allemagne sont significatifs. Le parti de la gauche radicale Die Linke, héritier du parti unique de l’ex-RDA, y a gagné une fraction parlementaire lors de toutes les élections dans les Länder, excepté en Bavière. Son impact grandissant est principalement dû à sa rhétorique de gauche qui cor- respond à une conscience de masse contre les politiques capitalistes menées par la grande coalition entre la CDU et le SPD. C’est ainsi

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que l’existence de Die Linke en tant que parti national opposé aux coupes budgétaires et aux privatisations a accru le malaise à l’intérieur du SPD et a rendu une coalition stable des deux partis nationaux moins aisée. Mais si à l’échelle nationale Die Linke peut s’appuyer sur un rejet massif des politiques capitalistes, le programme du nouveau parti ne revendique pas le socialisme comme véritable alternative au capitalisme. Le terreau fertile pour cette montée électorale de la gauche est le mécontentement social qui grandit dans de larges couches de la population. Il n’empêche que les dernières consultations électorales dans le Land de Thuringe ont abouti en décembre 2014 à l’élection à sa tête du premier responsable de Die Linke depuis la chute du Mur. Pour le meilleur ou pour le pire, il est donc impossible de prétendre obsolète la pensée économique et révolutionnaire de Marx, d’autant qu’à la faveur de développements historiques récents, l’Allemagne connaît un certain frémissement autour de son nom. Il n’en est pas moins diffi- cile de percevoir la formation d’un nouveau marxisme ou néomarxisme politiquement, sinon idéologiquement, cohérent et structuré. Il s’agi- rait plutôt d’un retour en grâce, plus intellectuel que politique, d’un Marx dont la composante philosophique plongeant ses racines dans la philosophie­ allemande est de toute façon toujours restée vivante en Alle- magne. Le Manifeste du parti communiste y est le deuxième livre le plus lu après la Bible, et Marx y est tenu, après Konrad Adenauer et Martin Luther, pour la troisième plus importante personnalité du pays.

1. Sozialdemokratische Partei Deutschlands (Parti social-démocrate). 2. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, traduit par Claude Maillard et Sibylle Muller, Gallimard, 1974. 3. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, la Dialectique de la raison, traduit par Éliane Kaufholz, Galli- mard, 1974. Et cf. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Correspondance, 4 volumes, Klincksieck, 2016. 4. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Éditions sociales, 1967, p. 31 et p. 34-35. 5. Rüdiger Safranski, Quelle dose de mondialisation l’homme peut-il supporter ?, traduit par Sacha Zilber- farb, Actes Sud, 2005, p. 18. 6. Karl Marx, Friedrich Engels, op. cit., p. 33. 7. Jonathan Sperber, Karl Marx, homme du XIXe siècle, traduit par David Tuaillon, Éditions Piranha, 2017. 8. Cité dans Der Spiegel, n° 34, 22 août 2005, p. 37. On accède à la pensée d’Oskar Negt grâce aux extraits de plusieurs de ses ouvrages présentés et traduits par Alexander Neumann et regroupés dans l’Espace public oppositionnel, Payot, 2007. 9. Cf. Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme, traduit par Frédéric Joly, Gallimard, 2014 et « Marx n’avait pas prévu Keynes », entretien de Wolfgang Streeck avec Baptiste Touverey, Books, janvier-février 2017. 10. Yvon Quiniou, « Récuser Marx au nom des régimes communistes relève de l’amalgame ou de l’incom- préhension », le Monde, 14 août 2010. 11. Marx Engels Gesamtausgabe : la Mega, dont 120 volumes au total sont prévus. 12. Der Spiegel, 29 septembre 2008.

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Après les Bourreaux et les Victimes, Thierry Wolton achève sa monumentale trilogie Une histoire mondiale du communisme avec les Complices. Il y dénonce ceux qui ont permis à cette idéologie totalitaire de prospérer partout dans le monde : intellectuels, responsables politiques et même grands patrons capitalistes. Extrait en avant-première.

près la terreur dont ont été victimes les Vendéens en 1793, Gracchus Babeuf, souvent considéré comme l’un des ancêtres du communisme en tant que fon- dateur de la conjuration des Égaux, en 1796, a forgé le mot « populicide ». Les habitants de ce bout de FranceA ont été exterminés, femmes, enfants et vieillards compris, pour leur appartenance à la terre de Vendée, accusée par le pouvoir jacobin d’être contre-révolutionnaire. La terminologie de Babeuf se révèle per- tinente dans ce cas : la population vendéenne était coupable en elle- même. Qu’en est-il des victimes du communisme ? Ce sont pour la plupart d’entre elles des civils, des sacrifiés de la guerre menée par le pouvoir contre la société. En cela, le martyr vendéen a été précurseur. En revanche, la diversité géographique des morts du communisme, la variété des populations victimes empêchent de reprendre le terme

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« populicide ». Les partis-États communistes n’ont pourtant pas tué pour le plaisir. Il existe une logique à cette politique exterminatrice, pratiquée dans des contextes divers. Un lien, et un seul, permet de rendre intel- ligibles tous ces crimes, par-delà la diversité des lieux, des genres, des victimes. Ce lien repose sur la notion de classe, dénominateur commun et cause de ces millions de morts. C’est au nom de la lutte des classes que tous ont été sacrifiés, une « lutte » et des « classes » laissées à l’appré- ciation des partis-États exécuteurs, c’est-à-dire choisies par eux, réservées aux ennemis qu’ils ont eux-mêmes désignés. Une lutte des classes subjec- tive, à géométrie variable, sans vrai rapport Thierry Wolton est journaliste et bien souvent avec la sociologie réelle des vic- essayiste. Il est notamment l’auteur times. Pour ce crime, les deux mots « lutte » de la trilogie Une histoire mondiale et « classe » sont indissociables, ils procèdent du communisme (Grasset, 2015 et 2017). de l’essence même de l’idéologie qui a armé le bras des bourreaux. En ce sens, parler de « classicide » pour qualifier les crimes du communisme paraît être le terme le mieux adapté, même si d’autres dénominations peuvent s’appliquer – ethnocide dans le cas des Ukrainiens lors de la famine des années trente, génocide chez les Khmers rouges contre le « peuple ancien », etc. Le néologisme « clas- sicide » offre l’avantage, dans le cas communiste, d’intégrer le substrat idéologique qui a justifié l’acte de tuer, et généré tant de souffrances : la classe. Les causes de l’extermination, ce qui permet de l’expliquer, se trouvent dans la conception même du communisme, telle que les pères fondateurs, Karl Marx et Friedrich Engels, l’ont voulue, telle que leurs adeptes léninistes l’ont mise en pratique. La formule « la lutte des classes est le moteur de l’histoire » fut probablement le plus criminogène des préceptes jamais édicté par des intellectuels, dès qu’elle a été appliquée à la lettre par des bourreaux endoctrinés. La lutte des classes est une réalité qu’on ne saurait nier. En faire le moteur de l’histoire est en revanche une interprétation qui implique que toute société doit, pour avancer, pratiquer cette lutte sans relâche. Prise au mot par les exécutants, la formule devient un impératif catégo- rique s’ils veulent atteindre le graal du communisme, le stade suprême de l’humanité promis par la doctrine. La lutte des classes se devait d’alimenter la grande forge du communisme comme il faut bourrer

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la chaudière d’une locomotive pour qu’elle roule à toute vapeur. En fonction de ce principe, des millions d’êtres humains ont été sacri- fiés, pour finalement arriver au cul-de-sac que l’on sait. « La lutte des classes moteur de l’histoire » est en quelque sorte une preuve ontolo- gique du caractère intrinsèquement criminel du communisme [...]. La qualification de classicide renvoie à cette évidence, elle rend les morts du communisme décidément encombrants, d’où la tentation de les faire passer à la trappe de l’histoire.

Une curieuse mansuétude

[...] La force du communisme, ce qui l’a rendu si populaire, tient en partie au monopole de l’espérance qu’il a réussi à incarner en tant que religion séculière une fois la mort de Dieu, pour faire vite, procla- mée par les Lumières. Le devenir meilleur est une aspiration humaine qui tient de la conscience du temps qui passe, jusqu’à l’inéluctable finitude, avec l’espoir pour raison d’être, ce que le communisme a capté afin d’assurer son succès. Par sa prétention à maîtriser un ave- nir annoncé, le marxisme-léninisme a par ailleurs été assimilé au pro- grès qui donne un sens à l’histoire. Dès lors, les dégâts provoqués ont trouvé dans ce bienfait, supposé supérieur, apporté à l’humanité, de quoi être excusés. [...] L’utopie a encore satisfait une vieille passion humaine, l’égalité. Le communisme ne s’est pas seulement nourri de la légitime protes- tation sociale qu’engendre l’exploitation de l’autre, il a fait croire à sa suppression dans un monde uniforme. La doctrine a flatté un ressenti- ment universel, peu glorieux mais si humain, la jalousie, la convoitise envers ce que l’autre possède. Par-delà l’aspect matériel, l’égalitarisme peut conduire à la négation de la différence, il annonce la fin de toute altérité, tous critères confondus. L’égalitarisme se trouve à la source de la violence communiste, avec la lutte des classes pour en justifier la nécessité. L’aveuglement dont cette violence a profité au XXe siècle est un effet du consensus égalitaire qui autorise à excuser l’inacceptable au nom de la justice sociale.

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[...] La chance du communisme tient de sa gémellité avec le nazisme qui obligeait les deux totalitarismes à s’affronter, pour cause de parenté, précisément. Le nazisme, avec sa promesse de race supé- rieure, se condamnait de lui-même à l’opprobre universel, quand la perspective radieuse pour tous du communisme incitait à l’adhésion. Le mal d’un côté, le bien de l’autre, la défaite du premier a servi le second, les communistes payant leur tribut pour cette victoire. Ce sacrifice demeure un argument qui justifie le bien-fondé du commu- nisme. La Grande Guerre patriotique pour l’URSS, la résistance que la plupart des partis communistes sont à monopoliser un peu partout, après la rupture du pacte Hitler-Staline toutefois, ont fini par devenir des mythes qui, comme tels, échappent à la raison de l’histoire. [...] Ces éléments, parmi d’autres, permettent de comprendre l’immu- nité dont a bénéficié le communisme dans le passé, et ce qu’il reste de nos jours de cette mansuétude à son égard, en dépit du bilan. [...] L’utopie a davantage séduit en elle-même qu’en pratique, le com- munisme a été autrement apprécié de loin que subi de près, ce qui explique le décalage qui a toujours existé entre ceux qui y ont cru sans le vivre et ceux qui l’ont vécu sans y croire. Le marxisme-léninisme est toujours parvenu au pouvoir par la force, imposé par une mino- rité, des intellectuels idéologues le plus souvent, qui ont choisi cette voie au nom du peuple, pour faire ensuite son malheur. Les victimes n’ont aucune reconnaissance pour leurs bourreaux qui, loin d’assu- mer leur engagement et leurs actes, choisissent de s’abriter derrière de classiques excuses – les ordres reçus, la nécessité d’y obéir, l’absence de choix… –, pour se dérober à leurs responsabilités. Qu’en est-il des millions de militants qui ont adhéré au communisme partout dans le monde « libre », c’est-à-dire non soumis à la dictature d’un parti- État, à ces hommes et femmes qui se sont engagés à le servir avec enthousiasme en obéissant à des partis privés d’autonomie, réduits au rôle de caisse de résonance ? Posséder la carte, payer ses cotisations, assister aux réunions de cellule, appliquer sans discuter les consignes venues d’en haut, et d’ailleurs, sont des marques d’une complicité, morale tout au moins, promptement oubliée depuis. Rares sont les

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anciens militants communistes à exprimer des regrets, à reconnaître s’être trompés, à tenter d’expliquer leur aveuglement. La majorité des « ex » plaident l’ignorance des crimes commis, alors qu’il était possible de savoir dès les premiers pas du régime bolchevique. Le militant communiste est même parvenu à faire de sa capacité d’indignation face aux injustices du monde une supériorité morale qu’il n’a cessé de mettre en avant. En revanche, il a rarement été capable de balayer les cadavres devant sa porte. Faut-il rappeler les millions de pétitionnaires occidentaux se mobilisant de leur plein gré pour réclamer la mort du koulak et d’autres « contre-­révolutionnaires », aux heures les plus noires du communisme stalinien ? Est-il néces- saire d’insister sur ces milliers de jeunes Européens galvanisés qui, Petit Livre rouge à la main, ont hurlé leur haine de maoïstes contre les « tenants de la ligne bourgeoise » suppliciés par des Gardes rouges chinois fanatisés ? Ce passé-là, le passé des communistes en général, est moins glorieux que celui forgé par la légende. Avoir été un militant de la cause a peut-être été une chance, comme il a été dit, plus sûrement une forme de compromission, ce qui n’est pas agréable à s’entendre rappeler.

L’aveuglement rend sourd

« Le talent est un titre de responsabilité », écrit Charles de Gaulle dans ses Mémoires de guerre lorsqu’il justifie sa décision de ne pas avoir gracié à la Libération Robert Brasillach, l’écrivain collaborationniste exécuté. Pouchkine disait déjà que « le talent n’excuse pas la scéléra- tesse ». La liste des belles âmes qui se sont engagées, dans le monde entier, aux côtés des bourreaux communistes est trop longue pour être rappelée ici, sous peine d’en oublier. L’intellectuel, quelle que soit la pensée qu’il développe, l’art qu’il sert, se devait de garder sa clair- voyance. La capacité de discernement n’est-elle pas un attribut de l’intelligence et de la culture ? Écrivains, artistes ont bien sûr le droit d’avoir des opinions, tous étaient libres d’admirer Staline, Mao, et d’autres. Penser ne dispense pas de s’engager, mais l’engagement

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signe la mort de l’esprit si l’un se substitue à l’autre. Servir aveuglé- ment le communisme revenait à s’asservir, à abandonner toute raison, garante de la qualité morale, de la droiture, du mérite des intellectuels lorsqu’ils sont dans leur rôle d’éclaireur des consciences. Le silence des clercs sur les crimes, pis, les voix mêlées au chœur des assoiffés de sang ont avili nombre de talents, ce que les intéressés se sont empressés de faire oublier, sans s’excuser de leur trahison. « Si votre appui donné à la terreur comptait, votre indignation aurait compté aussi. Il est donc juste qu’on montre du doigt maintenant votre légèreté, et qu’elle ne soit pas oubliée par vos biographes (1) », a écrit le futur Prix Nobel de littérature polonais Czesław Miłosz, dans une lettre ouverte adressée en 1956 à Picasso, dont la notoriété mondiale symbolisait pour lui l’intellectuel engagé de l’époque stalinienne. Il a été question en France de « crime de bureau » pour qualifier le forfait du haut fonctionnaire Maurice Papon, signataire d’ordres de déportation de juifs quand il était secrétaire général de la préfecture de Gironde, entre 1942 et 1944. « Crime de pensée », « d’écriture », « d’intention », « de soutien » pourraient convenir aux « compagnons de route », à tous ceux qui ont usé de leur qualité, de leur prestige, de leur ascendance pour couvrir les crimes de masse du communisme, sous toutes les latitudes et qui, par cette complicité même, ont aidé l’humanité à garder bonne conscience.

Raison d’État et connivence

[...] L’idéologie communiste est née au cœur du système qu’elle dénonce, dans cette Europe du XIXe siècle à l’avant-garde de la révo- lution industrielle qui a bouleversé le monde. De l’observation de cette réussite, de son coût humain et social, Marx et Engels ont cher- ché à comprendre les rouages, ils en ont annoncé la fin et proposé le substitut. Mise en pratique par Lénine, la doctrine a par la suite réussi à s’appliquer en partie grâce à l’aide du capitalisme, puis à se répandre non sans la complaisance des démocraties. Si le gros des soutiens aux régimes communistes se compose de militants des partis communistes

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aux ordres, et d’intellectuels aveuglés, comme la mémoire le retient quand elle le veut, les premiers rangs, eux, sont peuplés d’hommes d’État, de politiciens de toute obédience, de capitaines d’industrie, les uns agissant par intérêts « supérieurs », les autres par naïveté, les troisièmes par cupidité. Au début des années vingt, la Russie bolchevique, confrontée à une famine mortelle due aux intempéries autant qu’à l’impéritie du régime, est sauvée par une aide massive de généreux donateurs occi- dentaux. À la suite de ce précédent, le pli est pris en Union soviétique, puis plus tard dans ses dominions de l’Est européen et à Cuba d’en appeler à l’Occident capitaliste pour maintenir le système à flot. Les tourments subis par les peuples prisonniers de la nuit totalitaire ont également pour cause la connivence entre États à « régimes sociaux différents » qui a permis au calvaire de perdurer. Ce sont des bull­ dozers américains qui ont servi à combler des fosses communes dans le goulag soviétique, ce sont des bateaux fournis par les États-Unis qui ont permis de transporter vers la Kolyma des dizaines de milliers de prisonniers voués à une mort probable dans les froidures sibériennes. À l’un de ses collaborateurs qui s’inquiétait de l’aide apportée par Londres à Tito pendant le second conflit mondial, et du risque de voir les Balkans basculer dans le communisme, Winston Churchill répli- qua : « Avez-vous l’intention d’aller vous installer en Yougoslavie après la guerre ? Non. Moi non plus. » Le Premier ministre britannique fit preuve en la circonstance de ce cynisme d’État dont ont souffert tous les peuples piégés par le communisme après la guerre. En Europe de l’Est, personne n’a oublié que les puissances occidentales, si fières de combattre pour la liberté, ont livré leur pays à Staline, tout au moins le lui ont abandonné. Dans les années trente, l’Union soviétique est de nouveau frappée par une famine mortelle, organisée, instrumentalisée par le pouvoir sur les terres d’Ukraine et de Russie centrale, pour liquider en masse les paysans résistant à la collectivisation. Le Français Édouard Her- riot se rend sur place à l’invitation de Moscou pour démentir à la face du monde l’existence du fléau. Une trentaine d’années plus tard, en Chine, François Mitterrand reprend le rôle d’idiot utile (2) joué

JUIN 2017 JUIN 2017 89 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

par Herriot pour nier cette fois la famine provoquée par le Grand Bond en avant de Mao. Cinquante millions de morts, au bas mot, sont ainsi passés, en ces deux époques cumulées, dans les oubliettes de la conscience universelle grâce, entre autres, à la complicité de ces deux politiciens. Au-delà de ces cas connus, les candidats à la propaga- tion des mensonges communistes n’ont jamais manqué en Occident, quelle que soit leur couleur politique. De Gaulle disait que par-delà l’URSS c’est à la Russie éternelle qu’il s’adressait par l’intermédiaire de ses dirigeants. Les régimes politiques passent, les pays et les peuples restent, c’est une évidence. Mais, pour celui qui subit l’arbitraire au présent, pour qui endure les souffrances du moment, cette éternité ne compte pas. L’indifférence, pour ne pas dire l’égoïsme, avec laquelle cette époque totalitaire a été vue hors du « bloc socialiste » par les dirigeants comme par les populations des démocraties occidentales pèse sur les mémoires. L’oubli est un réflexe de défense quand ce passé émerge de sa gangue idéologique pour lais- ser paraître ses cruelles vérités. L’histoire du communisme, telle qu’elle s’est réellement déroulée, reste embarrassante pour les contemporains de ces faits, l’intérêt relatif qu’elle suscite ex post facto est une réaction à la gêne occasionnée. « Du passé faisons table rase » promet l’Interna- tionale, le chant des révolutionnaires. L’amnésie volontaire qui frappe en partie la chronique communiste serait-elle l’ultime victoire de l’utopie ?

Extraits de l’avant-propos de Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme, tome III, les Complices, Grasset, à paraître en septembre 2017 (© Wolton/Grasset).

1. Czesław Miłosz, « Lettre à Picasso », Preuves, n° 64, juin 1956. 2. Expression consacrée attribuée à Lénine pour qualifier les Occidentaux qui se sont mis d’eux-mêmes au service de sa propagande.

90 JUIN 2017 JUIN 2017 LE COMMUNISME MOU À LA FRANÇAISE › Franz-Olivier Giesbert

« Le communisme, c’est une des seules maladies graves qu’on a pas expérimentées d’abord sur les animaux. » Coluche

es universités américaines sont souvent désignées par les mauvais esprits comme le dernier refuge du marxisme dans le monde. Mais la France n’est-elle pas aussi, d’une certaine façon, la dernière nation communiste de la pla- nète, comme l’aurait dit un jour Mikhaïl Gorbatchev ? LCertes, notre cher et vieux pays ne vit pas sous un régime poli- cier où, comme au temps de l’Union soviétique, le KGB tue les mal- pensants dans ses caves quand il n’écoute pas leurs conversations télé- phoniques. Notre communisme à nous est mou, sinon doux, sous l’égide du père Pénard. Rien à voir avec le régime de terreur de Staline, le « petit père des peuples ». Vu de loin, notre état général peut rappeler celui des démocraties que l’on disait populaires : un écosystème épuisé dans un microclimat déprimé, sur fond d’égalitarisme, d’étatisme, de paupérisation et de paperasserie. Mais ce fameux « modèle social français » fait vivre tant de monde que le « peuple » se lève pour le défendre dès qu’un gouver- nement se met en tête de le réformer quelque peu. Lors d’un voyage dans l’empire du Milieu en novembre 2016, Pierre Gattaz, le président du Medef, avait sorti une bonne blague qui, si j’ose dire, fit rire jaune : « J’ai quitté un pays communiste, la France, pour venir dans un pays libéral, la Chine ! » Si le libéralisme de

JUIN 2017 JUIN 2017 91 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

la Chine reste à prouver, ce n’est pas vraiment le cas du communisme d’une France où 5,6 millions de personnes travaillent dans le secteur public, soit 20 % au moins de l’emploi dans notre pays. Déjà, Georges Clemenceau observait : « La France est un pays extrê- mement fertile, on y plante des impôts et il y pousse des fonctionnaires. » Depuis, nous nous sommes installés dans une société suradministrée­ où l’on compte 80 fonctionnaires pour mille habitants, au moins 20 de plus que chez la plupart de nos voisins européens, tandis que le Dane- mark bat tous les records (145 fonctionnaires pour mille habitants). Il ne viendrait pourtant à l’idée de personne de dire, même pour plaisanter, que le Danemark est un pays communiste. Qu’est-ce qui pourrait permettre de le dire pour la France ? Un certain passé, notre tradition communiste, une intelligentsia souvent encore marxiste, parfois même maoïste, le long leadership qu’a exercé sur le monde du travail une Confédération générale du travail (CGT) désormais détrô- née par la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Même si nous sommes nombreux à nous ramentevoir avec émotion les militants débonnaires du PCF qui vendaient l’Humanité dimanche sur les marchés, il ne reste plus grand Franz-Olivier Giesbert est écrivain monde pour défendre le bilan de Staline et et éditorialiste au Point. Derniers de Mao, deux des plus grands assassins de ouvrages parus : l’Arracheuse de l’histoire de l’humanité. La parole est libre dents (Gallimard, 2016) et Belle d’amour (Gallimard, 2017). en France, mais une doxa qui a pris racine à l’extrême gauche et à l’extrême droite s’est imposée peu à peu dans tout le champ politique, notamment chez les souverainistes. Je n’oserai parler d’embrigadement idéologique mais force est de constater que la France est un pays où l’on apprend, dès la petite enfance, que tous nos ennuis viennent de l’ultralibéralisme, souvent qualifié de « sauvage ». Selon ses nombreux contempteurs, cette idéo- logie portée par l’Amérique conduirait à l’asservissement des peuples par les banquiers et les ploutocrates. Contre le libéralisme, une grande partie du pays est donc entrée en résistance, chose plus facile que contre l’occupant nazi dans les années quarante. C’est tout juste si nos lycéens ne sont pas obli- gés d’apprendre par cœur pour les réciter à leurs parents les articles

92 JUIN 2017 JUIN 2017 le communisme mou à la française

­extravagants ­d’Alternatives économiques ou du Monde diplomatique. Les médias relaient ensuite les mêmes billevesées matin, midi et soir. Si nous sommes tombés si bas, prétendent-ils avec l’autorité de la conviction, ce serait à cause de cette idéologie libérale dont, pourtant, nous n’avons jamais été plus éloignés ! Le ridicule n’a jamais tué en politique. La preuve : Benoît Hamon et Arnaud Montebourg sont toujours vivants. Ils s’en sont pris pendant des mois à « la dérive libérale » du quinquennat de François Hollande, comme l’a fait aussi Thomas Piketty, « penseur » économique du Monde qui ne cesse de tirer la sonnette d’alarme contre cet hydre libéral qui gan- grène les cerveaux, affame le monde et appauvrit les Français. On se frotte les yeux. Dans quel monde vit-on ? Économiste de Benoît Hamon, dont il a fait la campagne avec le succès que l’on sait, Thomas Piketty est un personnage comique qui, en plus, a du talent, ce qui n’est pas incompatible. Il déroule inlassablement le même discours à l’envers où toutes les vessies sont transformées en lanternes. Magiques, de préférence. Tout le monde applaudit ses analyses, qui lui vaudront peut-être un jour, au train où vont les choses, le prix Nobel d’économie. Avec une grande partie de la classe politique, à droite comme à gauche, Thomas Piketty n’a pas peu contribué à propager le plus gros et le plus grotesque mensonge politique des dernières décennies. Depuis les cris de victoire proférés jadis sur les formidables « réussites écono- miques » de l’Union soviétique ou de la Chine populaire, on n’avait pas fait mieux : la France, nous dit-on, souffrirait aujourd’hui d’une overdose libérale. Moins notre système marche, plus il devient urgent de renfor- cer son étatisme, sa fiscalité, ses réglementations. Tels sont les effets de l’aveuglement idéologique et de l’économie en chambre. Avec des dépenses publiques qui s’élèvent à 57 % du produit inté- rieur brut, la France est évidemment plus proche du communisme que du libéralisme, contrairement à l’Allemagne (44 %) ou à la plu- part des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). C’est ce qui rend si risibles les discours anti- libéraux. « Les faits sont têtus », disait Lénine qui, apparemment, n’a pas réussi à convaincre ses lointains descendants.

JUIN 2017 JUIN 2017 93 LA RÉVOLUTION RUSSE EST-ELLE ENCORE UNE RÉFÉRENCE POUR LES GAUCHES RADICALES ? › Didier Leschi

l’heure du centième anniversaire, il n’est pas inu- tile de s’interroger sur la place qu’occupe la révolu- tion d’Octobre au sein du panthéon politique des gauches radicales. Bien évidemment, dès lors qu’il s’agit de parler des gauchesÀ radicales, il paraît nécessaire d’en exclure les partis commu- nistes et donc le Parti communiste français. Pas seulement parce que, de Maurice Thorez aux héritiers de Georges Marchais, les staliniens fran- çais auront jusqu’au bout défendu le modèle du parti-État soviétique, soutenant même la répression contre les rares tentatives d’évolution du communisme réel, lors du « printemps de Prague » en août 1968 ou encore au moment de l’émergence du syndicat Solidarność en Pologne en décembre 1981 ; mais aussi parce qu’en France même la tâche poli- tique que le Parti communiste se sera fixée, du sortir de la Libération en passant par Mai 68 et la dénonciation du gauchisme, aura été celle d’une défense de l’ordre et non la volonté de profiter ou de susciter un

94 JUIN 2017 JUIN 2017 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

mouvement populaire afin d’en faire émerger une situation de double pouvoir où la rue l’emporterait sur les institutions étatiques. Au plus fort de sa puissance, le Parti communiste français aura fait la preuve de sa capacité à résister à l’aventure révolutionnaire, ce qui à la fois l’aura placé en dehors de toute perspective radicale et aura ouvert l’espace politique d’une concurrence sur sa gauche dont les cadres et militants, trotskistes ou maoïstes pour l’essentiel, se hisseront hors de ses rangs, au cours des années soixante et prendront leur envol dans les années soixante-dix. Or qu’est-ce que la radicalité de la révolution russe si ce n’est d’être l’événement créé par une audace politique, mise en œuvre par Lénine et Trotski avec le succès que l’on sait grâce à leur capacité à saisir le moment où l’écroulement de la légitimité parlementaire sous les coups de boutoir d’un mouvement populaire réclamant le pain, la paix, la terre, rendait possible de briser un appareil d’État pour ensuite trans- former les bases de l’organisation sociale ?

La dernière génération d’Octobre

Pendant de longues années, les épigones de l’ancien chef de l’Armée rouge ont défendu l’héritage de ce qu’ils appelaient les « leçons d’Oc- tobre 17 » avec la vaillance de ceux qui, pourchassés et même assassinés par les staliniens de Moscou jusqu’à Mexico, en passant par les maquis de la Résistance, les camps de concentration ou lors des révolutions vietnamienne et chinoise, pouvaient arguer d’une certaine crédibilité quand ils affirmaient que ­Staline ne germait Didier Leschi est haut fonctionnaire. pas sous Lénine, et qu’on ne saurait rabattre Il est notamment l’auteur (avec Régis et confondre l’événement fondateur avec le Debray) de la Laïcité au quotidien. Guide pratique (Gallimard, 2016 et goulag. Leur abnégation ira jusqu’à défendre de Misère(s) de l’islam de France l’idée qu’au-delà du stalinisme persistaient (Cerf, 2017). au sein des sociétés soviétiques des acquis « ouvriers », des mesures posi- tives, comme trésors enfouis sous le communisme réel. Et cela même au moment où, faisant le bilan de l’échec de Solidarność, Enrico Berlin- guer, secrétaire général du plus important parti communiste­ d’Europe

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de l’Ouest, allait encore jusqu’à affirmer « une période s’achève. La force propulsive qui a pour origine la révolution d’octobre s’est désormais épuisée, comme s’est épuisée la capacité de renouvellement des socié- tés de l’Est européen ». Le Parti communiste italien, sur la base de ce constat, finira par s’autodissoudre dans des formations dites « démo- crates », sans doute par esprit de conséquence face à la grandeur du legs dont atteste la déclaration de Berlinguer, tandis que les communistes français pourront dans l’impunité de leur déni garder leur nom, tels de vieux chrétiens qui auraient perdu leur Rome et leur foi. Seuls les mili- tants de l’extrême gauche communiste dans le prolongement de Mai 68, et en particulier les trotskistes, ont donné corps à la dernière généra- tion croyant encore à un élan d’Octobre vivant, selon la formule, « dans le cœur des masses » (1). On peut même faire le constat que la vitalité de cette « dernière génération d’Octobre » aura réussi à faire de la France une singula- rité en Europe. En effet, cette idée révolutionnaire a été suffisamment prégnante pour expliquer le maintien sur la scène politique d’orga- nisations capables d’obtenir, même après la chute du mur de Berlin, des scores électoraux surprenants. Ainsi aux élections présidentielles de 1995, Arlette Laguiller, de Lutte ouvrière (2), réussit à convaincre plus de 5 % de l’électorat avec un discours ouvriériste rappelant les années trente. Plus encore, en 2002 à côté d’Arlette Laguiller et ses 5,72 %, Olivier Besancenot, candidat de la Ligue communiste révo- lutionnaire, obtint 4,25 %, l’ensemble des candidats issus des diverses branches de la IVe Internationale fondée par Léon Trotski en 1938 totalisant un score trois fois supérieur à celui du candidat du Parti communiste, Robert Hue. Dire que la mémoire de la révolution d’Octobre fut d’abord une affaire trotskiste ne veut, bien sûr, pas dire que l’expression de la radi- calité à la gauche de la gauche se serait limitée aux héritiers de ceux qui à partir des années trente se faisaient appeler « l’opposition de gauche » au stalinisme. On ne saurait en premier lieu oublier les cou- rants anarchistes, qui ont très tôt manifesté leur répulsion à l’égard du pouvoir bolchevique au nom du souvenir des marins de Krons- tadt, d’abord fers de lance de la révolution puis violemment répri-

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més en 1921 pour avoir réclamé des élections libres aux soviets et la liberté de la presse ; ou encore au nom de Nestor Makhno, dont la volonté de faire vivre une Ukraine révolutionnaire indépendante va se heurter aussi à la volonté du nouveau pouvoir. Or Trotski, après avoir été le principal organisateur du coup de force d’octobre 1917, jouera comme chef de l’Armée rouge un rôle décisif dans la défense et la construction du jeune État soviétique pris en étau entre d’un côté une contre-révolution menée par les partisans de l’Ancien Régime tsariste appuyée militairement par les États européens inquiets, et de l’autre une impatience spontanéiste allant à l’encontre de l’orga- nisation collective nécessaire à la survie du régime communiste. S’il assumera la nécessité de mettre un terme à la dissidence de Krons- tadt, où les anarchistes jouèrent un grand rôle, il regrettera en 1923 sa sous-estimation des questions démocratiques. Mais son appel à un « cours nouveau » de la révolution n’arrivera pas à enrayer la montée en puissance de Staline, prélude à son exil. De cet épisode, il en est résulté pour les anarchistes l’impossibilité de défendre une quelconque positivité de la révolution d’Octobre. La geste anarchiste s’est depuis concentrée presque tout entière dans la mémoire entretenue du rôle de la Confédération nationale du travail (CNT) lors de la République espagnole, mémoire d’une insurrection défaite, d’une révolution ina- boutie. Mémoire qui aujourd’hui irrigue plus sûrement les militants Black Bloc, qui se présentent comme ingouvernables, s’affrontent aux organisations traditionnelles de gauche et d’extrême gauche, et se sont spécialisés dans les actions violentes contre les forces de l’ordre. On ne saurait non plus oublier le courant maoïste. Il a certes aujourd’hui quasiment disparu alors qu’avec des organisations comme la Gauche prolétarienne dont la figure de proue fut Benny Lévy (3), alias Pierre Victor, l’Organisation politique d’Alain Badiou, des com- pagnons de route prestigieux et bienveillants comme Jean-Paul Sartre et d’éphémères partisans grisés pas la nouveauté comme Philippe Sol- lers ou Jean-Luc Godard, il aura marqué l’après-68 (4). Mais ce qu’il faut affirmer c’est que la révolution d’Octobre ne fut en réalité pas la référence primordiale du maoïsme. Le paradigme du maoïsme ce fut la Révolution chinoise de 1949 et avant tout son prolongement

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déclenché par Mao, et la Révolution culturelle. Figure singulière que celle du dirigeant chinois. Mélange de Lénine et de Staline, il est celui qui dirigea la révolution, la glaça dans des erreurs tragiques comme le Grand Bond en avant des années cinquante et la famine qui en résulta, puis qui en relança la dynamique de manière inédite dans le cadre d’un pouvoir communiste jusqu’à inciter les Gardes rouges qui lui étaient attachés à mettre en cause le pouvoir hiérarchique du Parti communiste. Or, s’il y a échec au regard des espérances qui furent placées en elle, le reflux de la révolution culturelle n’est pas de même nature que le Thermidor russe, qui signa l’entrée dans une très longue nuit d’horreur, ce qui ne fut pas le cas pour l’expérience chinoise, qui formellement se termine en 1976 au moment de la mort du Grand Timonier. Il n’est donc pas si surprenant dès lors que le plus brillant théoricien contemporain de la relance de « l’hypothèse communiste » (5) soit Alain Badiou. Mais n’ayant plus à disposition une organisa- tion capable de traduire sur le plan politique sa pensée philosophique, il semble plus parler pour le futur que pour le présent.

La vieille gauche radicale et le neuf pré léniniste

Dans ce paysage des gauches radicales, après la disparition du maoïsme organisé, après aussi l’incapacité des courants anarchistes à se saisir de la chute du Mur pour faire valoir la justesse de leurs vues depuis 1917, l’année 2002 apparaît a posteriori aussi comme le chant du cygne de l’hé- gémonie organisationnelle et intellectuelle des trotskistes sur la gauche radicale à la fin du XXe siècle. Ce ne sont pas tant les éternelles querelles et divisions incompréhensibles pour qui n’est pas un familier de l’histoire de ces courants qui expliquent l’incapacité des divers trotskismes à n’être que la manifestation d’une nostalgie ancrée dans la révolution russe. Ce qui va précipiter leur déclin, c’est à la fois l’effet de dévoilement des aberrations du communisme d’État que la chute du système soviétique a inscrit, au point de préférer au terme même de communisme l’anticapi- talisme ou l’altermondialisme, et l’apparition d’autres types d’expression de la radicalité voulant s’exonérer des références passées.

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Sur le plan organisationnel, c’est incontestablement l’échec de la tentative de mutation de la Ligue communiste révolutionnaire en Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) à partir de 2009 qui en est la principale manifestation. Car en effet l’organisation d’Alain Krivine a longtemps incarné le dynamisme et la permanence d’une capacité d’innovation qui avait fait d’elle la principale héritière du bouil- lonnement de Mai 68, et ce, même après avoir connu le départ de nombre de ses cadres et dirigeants qui, comme Henri Weber, se lais- sèrent convaincre par les sirènes du réformisme social-démocrate. La Ligue communiste révolutionnaire (LCR) avait su garder une capa- cité d’insertion dans les divers et nouveaux mouvements sociaux, mouvements de jeunes, mouvement des femmes, mouvement des chômeurs, mouvements altermondialistes, mouvements antiracistes, mouvements de défense des sans-papiers et des sans-droit ; et surtout elle regroupait en son sein à la fois de nombreux intellectuels et des centaines de cadres syndicaux et militants d’entreprise qui vont être le fer de lance d’un Mai 68 syndical prolongé dans le mouvement de grève de 1995 contre le plan Juppé de réforme des retraites et de la Sécurité sociale. Et il faut rappeler que non seulement ils ont été les animateurs de coordinations qui bousculeront le monopole de la représentation des salariés détenu par les organisations syndi- cales, en particulier chez les cheminots, France Télécom ou dans le secteur hospitalier, mais qu’ils auront aussi dans le prolongement de ces grèves réussi à donner naissance à de nouveaux syndicats : les syndicats unitaires et démocratiques (SUD-Solidaires) qui sont aujourd’hui bien implantés dans le paysage syndical. Or le lance- ment du Nouveau Parti anticapitaliste, au lieu d’amplifier les capa- cités d’intervention qui caractérisaient la LCR, va au contraire pré- cipiter le déclin de ce courant dans le même temps où il décide de manière symbolique d’abandonner son nom de « communiste révolutionnaire ». Plus encore, son effacement, marqué aussi par la disparition de son plus brillant théoricien, Daniel Bensaïd (6), est concomitant de l’émergence de formes d’action portées par de nouvelles générations militantes pour lesquelles la perspective n’est plus d’agir pour entraîner le plus grand nombre vers une éventuelle

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grève générale insurrectionnelle comme prélude à la volonté auda- cieuse d’une avant-garde de prendre le pouvoir et de briser l’appa- reil d’État. C’est l’apparition des zones à défendre (ZAD). Pourtant, aussi médiatiques que soient ces ZAD, il faut noter comme seul différentiel que les militants zadistes ne se projettent pas au-delà d’un court terme, celui d’empêcher l’État d’agir à un endroit précis. Leur but est de vouloir préserver ce qui est, manifestant un conser- vatisme de la nature qui s’accompagne d’un retour à un mode de vie frugal, justifié par la nécessité de la décroissance. Nous sommes loin du Larzac des années soixante-dix et de la politisation antimilitariste (7). Dans ce schéma, la seule audace semble devoir être le sabotage des flux de communication objectivés comme étant par nature les instruments du contrôle social plutôt que considérés comme une évolution technique pouvant améliorer la vie des gens. Dès lors, ces militants « invisibles » se situent davantage dans les pas des canuts brisant leur machine d’oppression que dans la volonté de transformer les rapports sociaux grâce à la maîtrise des techniques modernes de la production de richesse. Et nous sommes aussi loin d’une volonté insurrectionnelle ayant pour finalité la prise de pouvoir en brisant l’appareil d’État. De même, des mouvements comme Nuit debout ou les mouvements des places en général sont plus marqués par le scepticisme politique, c’est-à-dire par le refus de la politique et donc par le refus ou l’abstention de penser l’histoire. D’où peut-être leur échec à être autre chose qu’un happening plus ou moins toléré par les autorités dès lors qu’il reste, comme assigné, sur place. Le manifeste de cette pensée sans nom propre est indéniablement « L’insurrection qui vient » (8) qui fait de la décomposition sociale le ferment d’un monde futur sans que l’on sache bien comment cette décomposition peut amener l’État à céder sa puissance et surtout à qui. Sans que l’on voie bien aussi en quoi cette décomposition serait une entrave au fonctionnement du système capitaliste. Leurs ancêtres auraient pu dire que de la barbarie sans le socialisme, il ne peut demeurer que le capital. Le militantisme, dans ces schémas, n’est autre qu’une affaire d’entre-soi, à l’opposé d’une avant-garde organisée sur le modèle léniniste pour entraîner les masses.

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Oublier la révolution d’Octobre ?

L’effet le plus visible de la transformation du paysage de la gauche radicale ne se résume pas à l’affaiblissement continu des courants poli- tiques se réclamant peu ou prou du communisme révolutionnaire et de la révolution d’Octobre. Il se manifeste aussi dans le renouveau de références plus anciennes qui permettent d’effacer l’échec douloureux de l’espérance qu’a constituée pour des générations l’expérience sovié- tique, portées par des militants qui changent ainsi leur référentiel pour pouvoir poursuivre un cheminement radical. Le héros de ce retour au passé plus ancré dans la mémoire du mouvement ouvrier français est sans conteste Jean-Luc Mélenchon. Vieux militant, issu lui aussi du trotskisme mais dans sa version la plus franco-française, celle qui s’est épanouie essentiellement à l’ombre de Force ouvrière et de la franc- maçonnerie (9), il n’a de cesse au long de ses discours de se référer à la révolution française ou à la Commune de Paris emportant dans son sillage une myriade de petits groupes issus des gauchismes passés au sein de son mouvement, La France insoumise. C’est ainsi que lors de cette dernière campagne présidentielle le principal meeting des Insou- mis se déroula le 18 mars dernier, date anniversaire du soulèvement des Parisiens contre le gouvernement d’Adolphe Thiers. De même, le port de bonnets phrygiens par ces mêmes Insoumis vise à ancrer le mouvement dans la mémoire prolongée de la sans-culotterie.­ La révo- lution française devient ainsi la ressource imaginaire du « dégagisme », mot d’ordre de la révolution citoyenne espérée, voulant en finir avec l’ancien monde des « corrompus » de tous bords et des « traîtres » qu’incarneraient les « solfériniens », en référence au lieu où se situe le siège du Parti socialiste, rue de Solférino.

Selon la formule de Régis Debray, les révolutionnaires ont tou- jours un œil fixé sur le rétroviseur. Robespierre, Saint-Just, Danton avaient pour modèle les Anciens. Auguste Blanqui et les Communards vivaient dans le souvenir des grandes heures de la révolution française. Et non seulement la Commune inspira l’écriture du livre manifeste de Lénine publié en août 1917 à son retour en Russie, l’État et la

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révolution, mais les militants d’extrême gauche qui possèdent encore la mémoire de cette époque connaissent tous l’anecdote de Lénine esquissant quelques pas de danse dans la neige en janvier 1918 parce que le nouveau pouvoir bolchevique venait de dépasser d’un jour la durée de l’expérience parisienne dont Marx écrivit qu’elle était la « dictature du prolétariat » dont il théorisa la nécessité. Or, dans le rétroviseur des gauches radicales d’aujourd’hui, l’image de la révolu- tion russe n’arrive plus à enchanter l’espoir d’un possible meilleur. C’est sans doute là la marque principale de son échec pour la posté- rité comme le dernier effet différé de la chute du mur de Berlin que même la présence momifiée de Lénine sur la place Rouge n’arrive pas à contrecarrer.

1. Du titre de l’ouvrage autobiographique de l’historien Benjamin Stora, la Dernière génération d’Octobre, Stock, 2003. 2. Lutte ouvrière est le nom d’usage d’une organisation trotskiste l’Union communiste fondée en 1939 par un trotskiste, né dans une famille juive de Roumanie et venu étudier en France, David Korner (1914-1976), alias Barta. 3. Benny Lévy, né au Caire en 1945 et mort à Jérusalem en 2003. Ce philosophe fut une figure singulière et de premier plan du maoïsme français avant de devenir, à partir de 1973, le secrétaire de Jean-Paul Sartre. 4. Jean-Claude Milner, l’Arrogance du présent, Grasset, 2009. 5. Alain Badiou, l’Hypothèse communiste, circonstances, 5, Lignes, 2009. 6. Normalien, Daniel Bensaïd (25 mars 1946, 12 janvier 2010) a été un des fondateurs de la Jeunesse communiste révolutionnaire en 1966, organisation qui donnera naissance, au lendemain de sa dissolution après Mai 68 à la Ligue communiste, puis Ligue communiste révolutionnaire. Il est l’auteur d’une œuvre politique importante. Sur son parcours voir Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Stock, 2004. 7. La lutte du Larzac fut le lieu d’une lutte antimilitariste contre l’extension d’un camp militaire sur le Causse de 1971 à 1981. Une grande partie des cadres de cette lutte, en particulier les maoïstes de la Gauche ouvrière et paysanne, participèrent après à la création des Verts. 8. Comité invisible, l’Insurrection qui vient, La Fabrique, 2007. 9. Il s’agit du courant lambertiste du nom du dirigeant historique de l’Alliance des jeunes pour le socia- lisme et de l’Organisation communiste internationaliste, Pierre Boussel-Lambert (1920-2008), dont le nom a été associé à celui de Lionel Jospin, qui fut à la fois membre du Parti socialiste et de cette organisation.

102 JUIN 2017 JUIN 2017 PCF ET FN : REVIREMENTS IDÉOLOGIQUES SUR LES QUESTIONS EUROPÉENNES

› Aurélien Bernier

omme en littérature, il existe des légendes en poli- tique. L’une des plus célèbres en France est celle qui décrit le récent déclin électoral du Parti communiste français (PCF). Selon la légende, il s’agirait d’une lente descente aux Enfers amorcée dans les années Csoixante-dix, due à l’échec historique du communisme, et qui se serait accélérée suite à l’effondrement du bloc de l’Est. Selon la thèse du « gaucho-lepénisme » défendue par le politologue Pascal Perrineau, largement reprise (et simplifiée) par les grands médias, l’électorat du PCF aurait alors glissé en partie vers le Front national (FN). Cette synthèse caricaturale n’est pas seulement gênante du point de vue de l’analyse historique. Elle pose également problème car elle empêche de comprendre l’échec électoral de la gauche radicale et la montée du parti de Marine Le Pen. Contrairement à la description qui en est souvent faite, la chute du PCF dans les urnes n’est pas linéaire, mais se produit par paliers. Aux élections législatives de juin 1978, les communistes rassemblent

JUIN 2017 JUIN 2017 103 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

encore 16,83 % des inscrits, soit plus de 20 % des bulletins expri- més. Ils talonnent le Parti socialiste, qui compte 22,81 % des voix. La gauche radicale (communistes et extrême gauche) est aussi puis- sante électoralement que la gauche sociale-démocrate. Mais dans la séquence électorale qui suit, la possibilité d’une victoire nationale de la gauche renforce le parti de François Mitterrand. Le PCF en fait les frais. Il chute à 11,81 % des inscrits aux européennes de 1979 puis se maintient : 12,24 % aux présidentielles et 11,19 % aux législatives de 1981. Le 22 juin, après les deux victoires socialistes, les communistes entrent au gouvernement de Pierre Mauroy. La deuxième coupe franche dans l’électorat du PCF est le résultat de cette participation gouvernementale, prolongée bien au-delà du « tour- nant de la rigueur » de mars 1983. Le Parti socialiste a beau abandonner le programme qui l’a fait élire, les ministres communistes continuent de siéger au gouvernement. Ils y resteront jusqu’en juillet 1984. Dix-sept longs mois qui leur feront porter la co-responsabilité du renoncement de la coalition de gauche à réellement « chan- Aurélien Bernier est l’auteur de la ger la vie ». Aux élections européennes de Gauche radicale et ses tabous (Seuil, 1984, le PCF divise presque par deux son 2014) et de la Démondialisation ou le score : il ne totalise plus que 6,13 % des ins- chaos (Utopia, 2016). › [email protected] crits, talonné par le parti qui réalise la percée la plus spectaculaire, le Front national, placé à 5,99 %. À cette époque, le succès de Jean-Marie Le Pen s’explique en grande partie par la radi- calisation d’une fraction de l’électorat de droite en réaction à l’exercice du pouvoir par la gauche. Les voix manquantes au Parti communiste se sont volatilisées dans l’abstention, historiquement élevée (43,27 %). Pendant une quinzaine d’années, le PCF va conserver sa position, en dépit même de l’effondrement du bloc de l’Est et d’une virulente campagne anticommuniste dans les médias. Entre 1984 et 1997, il se maintient aux législatives et aux différentes présidentielles dans une fourchette comprise entre 5,39 % et 7,29 % des inscrits, avec une moyenne de 6,45 %. À l’élection nationale qui suit la chute du mur de Berlin – l’élection législative de 1993 – les communistes pèsent encore 6 % des inscrits sur les listes électorales, soit 9,19 % des suf- frages exprimés. À la présidentielle de 1995, Robert Hue affiche une

104 JUIN 2017 JUIN 2017 pcf et fn : revirements idéologiques sur les questions européennes

progression sensible par rapport à la candidature d’André Lajoinie en 1988 : 6,58 % contre 5,39 % des inscrits (+ 22 % de suffrages). Le PCF n’est donc pas la victime électorale d’un rejet du communisme dans les oubliettes de l’histoire, comme certains commentateurs ont cru bon de pouvoir le dire. Au contraire, les années 1990 lui réus- sissent plutôt mieux que les années 1980. Tête de pont de la cam- pagne référendaire à gauche contre le traité de Maastricht en 1992, le Parti communiste sort également renforcé des grèves de novembre- décembre 1995. Il est pourtant à la veille de son pire effondrement, à nouveau dû à une alliance avec le Parti socialiste. Mais cette fois-ci, avec un profond changement idéologique à la clé. Le 1er juin 1997, le Parti socialiste obtient 44,20 % des voix au second tour des législatives anticipées qui font suite à la dissolution de l’Assemblée nationale par Jacques Chirac, contre 24,10 % pour le Rassemblement pour la République (RPR) et 19,40 % pour les cen- tristes de l’Union pour la démocratisation française (UDF). Avec res- pectivement 6,10 % et 1 % des voix, le PCF et les Verts donnent une majorité à la gauche plurielle. Le lendemain, Jacques Chirac nomme Lionel Jospin Premier ministre. Le 5 juin, les communistes décident d’entrer au gouvernement. Pour y parvenir, le parti dirigé depuis 1994 par Robert Hue a dû revoir son programme. Dans les négociations accélérées du printemps 1997 entre les forma- tions de gauche, une question divisait : celle de l’Union européenne. En 1992, le Parti socialiste défendait le « oui » au traité de Maastricht, tan- dis que le PCF s’y opposait farouchement. À l’époque, pour ce dernier, « la monnaie unique favorise la croissance financière contre l’emploi et constitue, dès à présent, une véritable épée de Damoclès sur les poli- tiques nationales. Le diktat de la chasse aux déficits et de l’inflation zéro écrase les marges de manœuvre des États membres dont les politiques salariales sont régentées de même que les politiques en matière de santé, d’éducation, de services publics » (1). C’est l’Union européenne dans ses fondamentaux qui est remise en cause, car « Maastricht prolonge et focalise ce choix majeur que la grande bourgeoisie a effectué dès le milieu des années soixante-dix, qui consiste à rapetisser la France aux normes communautaires pour gonfler les profits des possédants » (2).

JUIN 2017 JUIN 2017 105 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

Au début de l’année 1997, cette position radicale est toujours d’ac- tualité. Le 30 janvier 1997, le PCF lance officiellement une pétition pour un référendum sur le passage à l’euro, considérant que les critères, qui n’étaient pas connus au moment du référendum sur Maastricht, nécessitent de consulter à nouveau le peuple français. Il mène évi- demment campagne contre la monnaie unique et s’allie, pour ce faire, avec les partisans de Jean-Pierre Chevènement et un certain nombre de gaullistes. Au début du mois de mars, Robert Hue déclare dans la presse que, en cas d’alliance avec les socialistes, « le PC ne participera qu’à la réalisation d’une politique de gauche » (3). Sur les questions européennes, il ajoute : « Nous proposons qu’un gouvernement de gauche victorieux en France engage, avec ses partenaires, la négocia- tion d’un nouveau traité. (4) » Mais, dès le lendemain, la réponse de Lionel Jospin est claire : « La direction du PC ne peut pas à la fois dire qu’elle veut gouverner, critiquer le partenaire principal et refuser tout mouvement sur des points essentiels qui assureraient la cohé- rence d’un futur gouvernement. Qu’il s’agisse de l’euro ou d’un cer- tain nombre de mesures de politique intérieure. » Même si le ton est relativement diplomatique, il s’agit d’un ultimatum. Le Parti socialiste n’acceptera pas de voir l’Union européenne, qui est son œuvre autant (et peut-être même davantage) que celle des conservateurs et des libé- raux européens, remise en cause dans ses fondements. L’avertissement est entendu par les responsables communistes. Le 29 avril 1997, au cours d’une rencontre entre les deux directions, un accord entre le PCF et le Parti socialiste est trouvé pour une « déclaration commune » sur les grandes orientations politiques. Le compromis obtenu sur l’Europe évoque un « dépassement de Maastricht » et un engagement dans des « discussions pour réorienter la construction européenne ». À la une de l’Humanité, on lit « Une dynamique s’ouvre à gauche ». À la question « Comment dépasser Maastricht ? », Robert Hue répond : « Il reste un an pour un grand débat national, une renégociation. » Ce grand débat et cette renégociation n’auront jamais lieu. Dès le 17 juin 1997, Lionel Jospin signe le traité d’Amsterdam et confirme les critères de convergence pour l’entrée dans la future zone monétaire européenne. Alors que le Parti socialiste promettait « l’Europe sociale »

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et que le PCF se positionnait en garant de cette réorientation, toutes les conditions semblent réunies à la fin des années quatre-vingt-dix : le travailliste Anthony Blair dirige le Royaume-Uni depuis le 2 mai 1997 et, le 28 septembre 1998, le social-démocrate Gerhard Schröder est élu chancelier en Allemagne. En dépit des promesses de changement des socialistes, c’est une nouvelle vague libérale qui balaie les pays de l’Union européenne. Pour garantir la pérennité de son choix stratégique d’alliance, le PCF a totalement changé son discours. À la fin de l’année 1997, Robert Hue déclarait : « C’est parce que nous sommes convaincus de la nécessité d’une Union européenne et de la possibilité d’interve- nir pour la transformer que nous nous affirmons sans complexe euro- constructifs. (5) » Tandis que les privatisations se multiplient, que des grèves comme celle des cheminots s’opposent à la libéralisation du rail commandée par Bruxelles, les dirigeants communistes n’en démordent pas : « Il faut que l’Europe devienne un espoir. (6) » Le résultat électoral de cette expérience de « gauche plurielle » est connu. Le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen accède au second tour de l’élection présidentielle avec 16,68 % des suffrages. Pour sa seconde campagne, l’euroconstructif Robert Hue s’effondre à 3,37 % (soit 2,33 % des inscrits), le pire score jamais obtenu par le PCF à un scru- tin national. Mais le paysage socio-électoral est encore plus profondé- ment modifié que ne le laissent apparaître les résultats. Avec un total de voix représentant 11,46 % des inscrits, Jean-Marie Le Pen devait son score à la présidentielle de 1988 à son discours sécuritaire, anti-immigration et anti-État. Il affichait volontiers son admiration pour Ronald Reagan et souhaitait, dans son tract officiel « adapter l’économie française aux nouveaux objectifs européens ». Mais la campagne de Maastricht en 1992 est l’occasion d’un revire- ment. Le Front national comprend qu’il a bien plus à gagner à cultiver un discours nettement anti-mondialiste et anti-européen qu’à pour- suivre dans l’ultralibéralisme. Le 1er mai 1992, place du Palais-Royal à Paris, Jean-Marie Le Pen lance le Front national dans la bataille contre le traité de Maastricht. Alors qu’il réclamait quatre ans plus tôt des politiques de rigueur pour satisfaire aux exigences communautaires, il change radicalement de discours : « Sous le prétexte d’établir une

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monnaie européenne unique et une unité politique, on veut, sans le dire expressément au peuple, engager de façon irréversible un pro- cessus de mise en place d’une Europe fédérale sous l’autorité de la Commission bureaucratique de Bruxelles. Il s’agit là d’une véritable conspiration contre les peuples et les nations d’Europe, et d’abord contre le peuple français et la France. Pour remettre celle-ci et son destin à des banquiers apatrides, on arrache à notre pays des pans entiers de souveraineté et, j’insiste – François Mitterrand l’a avoué lui- même –, d’une manière irréversible. » Dès la présidentielle de 1995, la sociologie électorale du vote Front national se modifie : il gagne du terrain dans la France périphérique rurale, y compris dans des zones géographiques qui lui avaient toujours été défavorables. Le parti d’ex- trême droite devra toutefois attendre le remplacement de Jean-Marie Le Pen par sa fille Marine pour achever sa mue programmatique. Ce n’est qu’à partir de 2011, avec l’adoption d’un discours républicain, protectionniste, de défense des services publics, de sortie de l’euro, et dans un contexte de crise européenne persistante, qu’il peut se posi- tionner comme principal recours contre Bruxelles et, d’une manière générale, contre la mondialisation. Si le passage direct et massif des anciens électeurs communistes au vote Front national est largement fantasmé, différentes études, comme celle du chercheur en sciences politiques Sylvain Crépon, publiée en 2012 sous le titre « Enquête au cœur du nouveau Front national » (7), montrent un réel basculement : dans les classes populaires, les jeunes générations issues de familles historiquement ancrées à gauche votent de plus en plus fréquemment, lors de leur entrée dans la vie poli- tique, pour le parti de Marine Le Pen. Toujours attachés à la culture ouvrière, ils s’estiment trahis par la gauche, Parti socialiste et PCF réunis, et mieux défendus dans la mondialisation par le discours du Front national. L’avantage pris par l’extrême droite est d’autant plus solide que les principaux représentants de la droite traditionnelle, même lorsqu’ils se revendiquent du gaullisme, ont abandonné depuis longtemps toute critique offensive de la construction européenne et présentent la mondialisation comme une contrainte à laquelle on ne peut que s’adapter par davantage de compétitivité.

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On ne peut évidemment pas réécrire l’histoire, mais on peut se demander quel serait le poids électoral du PCF si ses dirigeants de la fin des années quatre-vingt-dix n’avaient pas réalisé cette transforma- tion « euroconstructive » pour satisfaire aux exigences de leurs alliés socialistes. Aujourd’hui, au sein de la gauche radicale, seul Jean-Luc Mélenchon semble renouer avec la critique radicale de gauche de la construction européenne et du libre-échange qui fut, pendant plus de quarante ans, celle des communistes. Mais le dirigeant de La France insoumise hésite entre la stratégie de la rupture unilatérale et celle de la réforme de l’Union européenne. L’avenir nous dira si les vingt années durant lesquelles le discours eurocritique fut abandonné au Front national peuvent être rattrapées.

1. Jean-Paul Le Marec, « L’étau de la monnaie unique », Cahiers du communisme, juin 1992. 2. Gérard Streiff, « Maastricht-Élysée. L’impossible quête d’un référendum apolitique », Cahiers du com- munisme, septembre 1992. 3. « Des assises pour que le peuple fasse bouger la gauche », l’Humanité, 3 mars 1997. 4. « Robert Hue : le moment est venu d’une discussion franche et loyale », l’Humanité, 3 mars 1997. 5. « Robert Hue : pour réussir l’Europe, il faut la transformer », l’Humanité, 15 décembre 1997. 6. « Europe : le rendez-vous progressiste », l’Humanité, 16 janvier 1999. 7. Sylvain Crépon, Enquête au cœur du nouveau Front national, Nouveau Monde Éditions, 2012.

JUIN 2017 JUIN 2017 109 EN LIBRAIRIE : LES LIVRES DU CENTENAIRE › Olivier Cariguel

Le centenaire des révolutions russes est timidement célébré dans la Russie de Vladimir Poutine. Il y a deux ans, l’intitulé d’une table ronde organisée par le ministère de la Culture à Moscou avait annoncé la couleur : « Le centenaire de la Grande Révolution russe : compréhension au nom de la consolidation. » Les autorités répugnaient déjà à exalter l’idée de renversement du pouvoir, elles préféraient orienter le projecteur sur la nécessité de consolider la société (1). Héritage de l’ère soviétique riche en réécritures et effacements de l’histoire, le discours officiel s’oppose naturellement à la méthode des historiens. Comme le raconte le pionnier Marc Ferro dans son livre les Russes. L’esprit d’un peuple, le métier d’historien en URSS était dangereux. Mais la Russie contemporaine se félicite des initiatives de commémoration à l’étranger. Elles font perdurer le mythe. En France, les premiers ouvrages ont fleuri dans les librairies fin 2016. L’exposition « Et 1917 devient révolution » conçue par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) installée sur le campus de Nanterre – et qui souffle elle aussi ses cent bougies – sera présentée au musée de l’Armée à l’Hôtel national des Invalides du 18 octobre 2017 au 18 février 2018. Elle sera le point d’orgue de l’anniversaire. Synthèses sur le contexte mondial ou les forces en présence, monographies sur un épisode mal connu ou des périodes plus longues, témoignages, regard rétrospectif d’historiens, voici notre sélection des dernières parutions, de nature très différente.

1. Voir à ce sujet l’article de Korine Amacher, professeure associée d’histoire de la Russie et de l’URSS à l’université de Genève, « Encombrante commémoration pour le pouvoir russe. Fêter une révolution sans donner des idées », in le Monde diplomatique, mars 2017, n° 756, 64e année, p. 18.

110 JUIN 2017 JUIN 2017 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

1917. L’année qui a changé le de Gaulle, Sigmund Freud, Marie Curie) monde ainsi que des illustrations choisies effacent Jean-Christophe Buisson cet inconvénient et font de cette chrono- Perrin | 320 p.| 24,90 € logie mondiale, sous forme d’album, le compagnon d’un retour vers le passé. Le séisme russe de 1917 donna-t-il l’idée au journaliste Jean-Christophe Buisson d’ouvrir la focale au niveau planétaire sur Lénine, 1917. Le train de la l’ensemble des événements d’une année révolution pas comme les autres ? À y regarder de Catherine Merridale près, le monde en guerre fut jalonné par Traduit par Françoise Bouillot Payot | 336 p.| 24 € des péripéties, des décisions, des sou- bresauts qui allaient déterminer l’avenir. Le train plombé qui emmena le 9 avril Ainsi l’entrée en guerre des États-Unis 1917 Lénine et une trentaine de ses com- et la déclaration d’Arthur Balfour, secré- pagnons d’exil de Zurich jusqu’à Petro- taire au Foreign Office britannique, pro- grad, n’était pas aussi hermétique qu’on mettant « l’établissement en Palestine l’a dit. Les portières du côté des voies d’un foyer national pour le peuple juif ». étaient rarement fermées. L’historienne Dans le champ culturel, les premières britannique Catherine Merridale, spécia- réunions du mouvement Dada à Zurich liste de la Russie, qu’elle découvrit à 18 ou la sortie en salles du film fantastique ans, a fait elle-même le voyage et l’a relaté d’Abel Gance, la Zone de la mort, consi- sur son site Internet. Elle a retrouvé les déré comme une source d’inspiration de indicateurs de chemins de fer de l’époque l’expressionnisme allemand, ont orienté et a visité les gares d’arrêt. Le trajet précis la création. Notre curiosité va naturel- de cet épisode fameux n’avait jamais été lement vers des faits méconnus, c’est vérifié, ses dates variaient d’un témoin à l’intérêt des chronologies détaillées de l’autre et le nombre exact de voyageurs sortir des sentiers battus. Certaines dates restait flou. Catherine Merridale a cor- ne sont anecdotiques qu’en apparence. rigé les approximations et les erreurs par Comprises à la lumière du contexte une enquête de terrain. La propagande général, elles prennent de l’importance. soviétique avait transformé l’équipée en Alors que la Coupe de France de football mythe. Il n’y avait pas une foule si nom- est créée cette année-là, le président du breuse à l’arrivée du train à minuit au Conseil français ordonne la distribution nord de Petrograd dans le quartier ouvrier de plus de 4 000 ballons de football aux de Vyborg, contrairement à la légende. Le poilus pour souder leur moral et créer voyage dura huit jours, couvrant une dis- un esprit de cohésion. Quand la petite tance de 3 200 kilomètres. Les voyageurs histoire rejoint la grande… Le propre prirent un ferry à Sassnitz pour Malmö des livres qui offrent une radioscopie an- (en Suède), puis au bout de 1 000 kilo- nuelle est de verser dans l’hétérogénéité, mètres vers le nord de la Suède, parvinrent mais Jean-Christophe Buisson contourne à la ville frontière d’Haparanda,­ en Fin- cet écueil. Une série de focus consacrés lande. En contrepoint de la reconstitu- à des personnalités émergentes (Charles tion exacte du trajet, Catherine Merridale

JUIN 2017 JUIN 2017 111 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

explique comment cette expédition a le camp adverse et mieux désigner l’adver- été organisée par les services secrets alle- saire de la révolution. Jean-Jacques Marie mands convaincus par Alexandre Gelfand s’intéresse à la violence qui caractérisa la dit Parvus que « les intérêts du gouverne- guerre civile, car elle puise son origine ment allemand sont identiques à ceux des dans les affrontements entre les appelés révolutionnaires russes ». Elle s’attarde sur paysans de l’armée et la police ou la gen- le rôle de cet homme d’affaires marxiste darmerie, incarnations du régime tsariste stipendié sur les fonds de l’Empire germa- qui furent détestées par la population. nique pour utiliser les exilés bolcheviques Lors de la mobilisation de l’été 1914, des aux fins de déclencher une insurrection en scènes de guerre civile ont lieu : pillages Russie. Winston Churchill y vit « un jeu et affrontements éclatent. Les paysans désespéré » des chefs militaires allemands mobilisés rejettent la dureté des rapports qui « firent transporter Lénine, de Suisse avec les officiers ou l’abandon de leurs en Russie, comme un bacille de la peste ». terres sans bras pour la cultiver. Trois ans Le livre de Catherine Merridale fait toute après, la première armée blanche se forme la lumière de manière passionnante sur un pendant l’été 1917, dans la foulée de épisode-clé. l’échec de la tentative de putsch du géné- ral Kornilov. Elle est baptisée « l’armée des Volontaires » et cristallise le mécon- La Guerre des Russes blancs. tentement sourd qui gagnait l’état-major L’échec d’une restauration à propos de la conduite de la guerre par inavouée. 1917-1920 le gouvernement provisoire. Les généraux Jean-Jacques Marie Denikine, Koltchak et Wrangel, parmi Tallandier | 528 p. | 24,90 € les principaux, se lièrent pour rétablir le régime tsariste mais leur dispersion géo- Déjà auteur d’une biographie de Beria, graphique et leurs dissensions politiques « le bourreau politique de Staline » (Tal- et militaires conduisirent à leur échec. La landier, 2013) et d’une Histoire de la guerre fin de cette séquence tragique fut clôtu- civile russe (Tallandier, 2015), l’historien rée par la défaite de Wrangel, évacué de russophone Jean-Jacques Marie revient Crimée avec l’aide de la marine française sur un point essentiel : un essai de défini- fin 1920. Une chronologie et des notices tion de l’expression « les Blancs » par op- biographiques complètent cette somme. position aux Rouges bolcheviques. On a l’habitude de rassembler les Blancs sous la bannière d’une large coalition de monar- Le Fonctionnaire de la Grande chistes de tous bords, de socialistes-révo- Terreur : Nikolaï Iejov lutionnaires, de mencheviks. Pourquoi Alexeï Pavlioukov « Blancs » ? Les spécialistes divergent : traduit par Alexis Berelowitch symbole de l’esprit chevaleresque et de Gallimard | 656 p. | 32 € la pureté, ou plutôt souvenir de la bande blanche dans le drapeau tricolore tsariste, De constitution chétive, de petite taille une couleur déjà brandie par les Vendéens (1,57 m) et de faible instruction, le fidèles au roi. Il reste établi que l’adjectif a fruste Nikolaï Iejov fut pendant les été lancé par les bolcheviques pour unifier années 1937-1938 l’exécutant de la

112 JUIN 2017 JUIN 2017 en librairie : les livres du centenaire

Grande Terreur conçue par Staline. qui s’accusa de mœurs homosexuelles Ce fonctionnaire nommé commissaire inventées. Un livre exceptionnel sur un du peuple des Affaires intérieures de personnage méconnu, menée de main l’URSS exerça son magistère sans cil- de maître, qui se lit comme un roman ler. Un de ses supérieurs avait dénoté policier. chez lui un « fanatisme exécutif » qui séduisit Staline. Iejov envoya à la mort des milliers d’hommes et de femmes, Mémoires d’une révolutionnaire avant d’être lui-même victime d’une Vera Figner purge. Le 4 février 1940, il fut passé traduit par Victor Serge, édition présentée par Philippe Artières par les armes. Sa dernière parole fut : Mercure de France | 320 p. | 6,40 € « Transmettez à Staline que je mourrai avec son nom sur les lèvres. » Sa courte Issue d’une famille noble de condition vie et sa carrière éclair sont un tissu aisée, Vera Figner (1852-1942) est une de légendes, de faits arrangés censés icône de l’opposition au tsarisme. Ses coller au parcours du révolutionnaire mémoires sont considérés comme l’un modèle. Il serait né en 1895 à Petro- des textes fondateurs de la révolution grad la ville des trois révolutions, aurait russe. Enfermée pendant presque vingt travaillé comme ouvrier dans les usines ans jusqu’aux lendemains de la révolu- Poutilov, à la pointe des grèves et des tion de 1905, elle fut gardée dans la for- premières manifestations du 23 février teresse de Schlusselbourg, au nord de 1917, et aurait combattu au front, Petrograd, appelée « la Bastille russe » : alors qu’il n’avait servi qu’à l’arrière. « Là devait commencer ma vie hors L’historien Alexeï Pavlioukov dénonce de ce monde, ma vie encore inconnue cette belle propension à l’embellisse- d’être humain privé non seulement de ment. Démonter la vie de ce boucher tous les droits civiques, mais encore de tortionnaire fabriquée à la fois par ses tous les droits humains. » Le système dires et ceux d’historiens du régime est pénitentiaire russe était dénoncé par un l’objet de cette contre-biographie. « En journaliste américain comme une zone bon historien soviétique, riche d’expé- de non-droit régie par l’humeur person- rience, l’un d’eux savait quel était son nelle des gardiens. Quand les émeutes devoir et racontait non ce qui fut mais de février 1917 éclatent, elle a 66 ans, ce qui aurait dû être. » Alexeï Pavliou- c’est « une vieille révolutionnaire dans kov, lui, a composé une monumen- une nouvelle révolution », selon sa tale investigation en confrontant les biographe américaine Lynne Ann Har- sources aux mensonges, en pénétrant tnett. Le musée de la Révolution en fit le cœur labyrinthique de l’administra- une relique révolutionnaire célébrée par tion militaire et politique de l’URSS. une exposition, des conférences et un Outre l’horreur suscitée par le pouvoir livre à l’occasion de ses 70 ans. Sacrali- démesuré de la personnalité falote de sée, elle affronta une immense solitude. Iejov, l’autre partie vertigineuse de la Ses mémoires et ses autres écrits lui per- copieuse entreprise de Pavlioukov est la mirent de rompre son sentiment d’iso- série des récits d’autocritique de Iejov, lement. Ils sont essentiels pour se faire

JUIN 2017 JUIN 2017 113 cent ans après la révolution russe. que reste-t-il du communisme ?

une idée de la répression de l’empire, tuée de dialogues entre les multiples malgré l’abolition du servage en 1861 protagonistes. Il aime planter le cadre, et les réformes agraires et judiciaires donner de l’épaisseur. L’évocation de ultérieures. Faux-semblants­… Le terro- la guerre civile proprement dite com- risme révolutionnaire est nourri de ces mence vers la fin du premier tiers de désenchantements. Les attentats et la l’ouvrage. Plusieurs cartes bienvenues mort d’Alexandre II sont racontés par et un cahier iconographique central cette figure féminine incontournable aux légendes développées enrichissent qui chevauche deux siècles. Son témoi- cet épais volume attachant et personnel gnage sur le système pénitentiaire est appuyé sur des recherches récentes et capital. de longues citations de documents. Un travail d’orfèvre.

La Guerre civile russe 1917-1922 Une révolution au jour le jour Alexandre Jevakhoff Zusman Segalowicz Perrin | 688 p. | 28 € traduit, présenté et annoté par Nathan Weinstock Interférences | 192 p. | 17 € Russe blanc par ses racines familiales, Alexandre Jevakhoff est membre de Poète, romancier, mémorialiste et jour- l’Union de la noblesse russe et préside naliste né en Pologne en 1884, Zusman le Cercle de la marine impériale russe. Segalowicz publia pendant l’entre-deux- Ce gardien de l’âme russe publia no- guerres plus de trente livres et brochures, tamment les Russes blancs (Tallandier, dont cinq recueils de poèmes. Il était 2011) et le Roman des Russes à Paris (Le perçu comme le plus populaire et pro- Rocher, 2014). Il a donc naturellement dédié son nouveau livre à la mémoire ductif des écrivains juifs de Pologne et de son grand-oncle « tué au combat de Lituanie. Il a laissé des souvenirs de la contre les Rouges le 22 février 1919 ». révolution russe (parus en 1926 à Varso- Dans son récit historique, la période de vie) principalement localisés à Moscou, la guerre civile commence dès le début où les bolcheviques ne s’emparèrent pas de l’année 1917 et se termine non pas du pouvoir avec la même facilité qu’à lors de la retraite du général Wrangel Petrograd. Enrôlé dans l’armée tsariste de la Crimée en 1920 mais plutôt en puisqu’il était un sujet de l’Empire russe, octobre 1922 quand l’Armée populaire il est ballotté d’un front à l’autre, d’une et révolutionnaire de la République région à l’autre, de Petrograd à Moscou ­d’Extrême-Orient s’empare de Vladi- en passant par Kiev, la Crimée puis la vostok. Avant cette dernière bataille, Biélorussie. « Le monde est plongé dans la révolte des marins de Kronstadt en la guerre. Et dans mon imagination, je février-mars 1921 représente aussi vois danser des champs de bataille : les un soubresaut. Ce sont des répliques Carpates, la Marne, Samsonov, Sol- dignes d’un épilogue après le grand dau… Je rêve toute la nuit de journées tremblement. L’auteur a choisi le style qui baignent dans le sang… » Il décrit d’une grande fresque haletante, ponc- la réalité avec une âme de poète au style

114 JUIN 2017 JUIN 2017 en librairie : les livres du centenaire

direct, presque lapidaire et coupant. rapport sur ses activités. C’étaient ses Immergé dans la marée humaine des « spoutniks ». Puis vint le hasard, pour- manifestants, il assiste en observateur voyeur d’un coup de pouce. Désespérant impavide aux scènes de rue, à distance de trouver des archives intéressantes au de ce qui se passe sous ses yeux. Alors terme d’un séjour de deux mois, il reçut qu’il est submergé comme d’autres par trois caisses de télégrammes expédiés de « le mot “Camarades !” qui s’abattait toute la Russie et exprimant ce que les comme de la grêle », il écrit : « le mot gens du peuple attendaient de la révolu- brillait comme le soleil et déferlait sur tion. Par la suite, Marc Ferro commença des milliers d’oreilles. » Un poète dans de grandes manœuvres afin d’avoir accès la foule. aux archives du Parti communiste. En écrivant, en petits caractères, le nom du Parti sous ses seules initiales dans une Les Russes. L’esprit d’un peuple liste des fonds d’archives qu’il souhaitait Marc Ferro consulter, il trompa un fonctionnaire € Tallandier | 224 p. | 19,90 inattentif, qui visa le papier sans rien voir. Panique à tous les étages. Et c’est ainsi Comment devient-on historien d’un su- qu’il fut le premier historien à consul- jet miné dont les sources appartiennent ter les archives du Parti communiste. à un pays sous haute surveillance ? Marc La fréquentation des documentalistes, Ferro doit sa carrière à des conseils don- des archivistes et des historiens russes le nés par ses deux maîtres successifs. Jeune familiarisa avec l’art de contourner l’objet professeur d’histoire en lycée ayant de ses demandes en les habillant avec des échoué plusieurs fois à l’agrégation, Marc sous-entendus permanents. Revenant sur Ferro dépouillait les journaux français, son propre parcours, il montre l’assujet- anglais et allemands pour connaître l’état tissement de l’histoire comme discipline de l’opinion publique face à la révolution à l’idéologie soviétique à travers de nom- de 1917. Il n’avait qu’une vue partielle de breux tableaux de la vie quotidienne des la question. Pierre Renouvin, d’abord, lui citoyens soviétiques, dont il dépeint les recommanda d’apprendre le russe pour réactions depuis la révolution à nos jours. confronter son sujet de thèse à la réalité et s’informer sur place. Une fois lancé sur ces rails, il partit en URSS. Nouveau Les Révolutions russes conseil soufflé par son deuxième direc- Nicolas Werth teur de thèse : « Dites plutôt que vous tra- Presses universitaires de France, coll. « Que vaillez sur les origines de la Douma (qui sais-je ? » | 128 p. | 9 € disparut à la fin du printemps), c’est plus prudent. » Savoir masquer le thème de Le livre de Nicolas Werth a deux qua- ses recherches est vital. Marc Ferro rap- lités. Avant d’exposer les dates-clés et porte des scènes de sa vie de chercheur le foisonnement des pouvoirs nés de la et de conférencier invité qui montrent révolution de février, créant des luttes les difficultés qu’il réussit à contourner, complexes à décoder entre les forces malgré la vigilance (aléatoire) de ses politiques rivales, il résume les contro- accompagnateurs chargés de rédiger un verses historiographiques. Celles-ci

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renvoient à une bibliographie massive semi-féodale de la paysannerie, puis difficile à maîtriser pour un non-spé- la poussée du prolétariat qui établit sa cialiste. Tout d’abord, le schéma inter- « dictature ». Un troisième courant his- prétatif d’inspiration libérale défendait toriographique appelé « révisionniste », l’idée que le cycle des trois révolutions datant des années soixante, soutenait russes (1905, février et octobre 1917) a que « la révolution d’octobre 1917 avait abouti à la prise du pouvoir par les bol- pu être à la fois un mouvement de masse cheviques, qui n’étaient qu’une poignée et que seul un petit nombre y avait par- de révolutionnaires fanatiques et disci- ticipé » (Marc Ferro). Avec l’esprit de plinés, dépourvus de toute assise réelle synthèse propre aux « Que sais-je ? », dans le pays. Il heurtait de plein fouet Nicolas Werth donne tous les éléments la lecture marxiste des événements. Pour de base pour comprendre ce que Fran- les historiens soviétiques, la chute du çois Furet nommait « le charme uni- tsar Nicolas II était programmée par un versel d’Octobre », générateur non seu- processus révolutionnaire fondé sur les lement « de l’idée révolutionnaire mais contradictions insolubles du capitalisme aussi d’une nouvelle époque ». en Russie, aggravées par l’exploitation

Enfin, on rappelle quelques ouvrages de référence. La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple d’Orlando Figes (traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, préface de Marc Ferro, Denoël, collection « Médiations », 2007, puis Gallimard, collection « Folio histoire », tome I, 2009, 880 p. ; tome II, 752 p.) est indispensable. On ajoutera deux livres parus fin 2016 par goût de la profondeur historique : de Simon Sebag-Montefiore, les Romanov 1613-1918 (traduit par Tilman Chazal, Prune Le Bourdon-Brécourt et Caroline Lee, Calmann- Lévy, 864 p.) et de l’historien français Alexandre Sumpf, une biographie charpentée sur le mage Raspoutine (Perrin, 352 p.), chéri par la tsarine Alexandra Feodorovna, et qui fut assassiné dans la nuit du Nouvel An de 1917. Revêtu d’une belle jaquette de couverture gaufrée attrayante comme un roman de Danielle Steel, le livre de l’Anglaise Helen Rappaport, Caught in the Revolution. Petrograd 1917 (Hutchinson, 2016, 434 p., avec un riche cahier photographique, non traduit en français), se distingue par son sens du récit très vivant qui projette son lecteur dans les rues de Petrograd à travers les yeux des étrangers qui y résident.

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118 | Le même et l’autre, brève histoire de la rencontre › Mazarine Pingeot

125 | Ne travaillez jamais › Sébastien Lapaque

131 | Un corner Socrate › Marin de Viry

138 | Rémusat › Frédéric Verger LE MÊME ET L’AUTRE, BRÈVE HISTOIRE DE LA RENCONTRE

› Mazarine Pingeot

Dans un texte sur le sexe et la transcendance, l’auteure de Théa rappelle que rencontrer, ce n’est pas répéter : rencontrer, c’est répondre.

aime dans les mots les sens opposés qu’ils portent en eux. Ainsi, la rencontre est-elle tout à la fois l’occasion ou le hasard, et le fait d’aller intentionnellement au-devant d’une personne ; le contact (entre deux atomes), et le combat. Ne J’parlait-on pas de « rencontres » à l’occasion de duels ? Tan- dis qu’aujourd’hui la Toile est saturée de sites de « rencontres » où il n’est nullement question d’affrontement. Quoique. C’est bien dans cette tension pourtant que se loge la rencontre, la seule vraie, celle qui, à la croisée de deux lignes de vie, infléchit le des- sin. Le tracé en est physique, la boule de billard change de direction lorsqu’elle en rencontre une autre, mais peut-on envisager un point de contact qui au lieu d’éloigner rapproche et impose aux deux billes de continuer leur chemin de conserve ? Certes, la ligne parallèle est plus éloignée encore de la rencontre que n’importe quelle tangente, aussi

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la métaphore physique ne fait-elle que repousser la figuration possible d’une rencontre amoureuse. Et peut-être n’y a-t-il pas, dans la nature, de véritable « rencontre ». Peut-être que les lois physiques l’empêchent, et qu’il faut s’y soustraire pour vraiment rencontrer. Peut-être même qu’il faut se soustraire à toute forme de loi pour rencontrer l’autre. À cet égard, la rencontre amoureuse est un objet d’étude privilé- gié : elle voudrait s’extraire tout à la fois du social et du naturel, pour atteindre autre part, cet espace métaphysique ou surnaturel, qui se crée en même temps qu’elle. Un arrière-monde. Mazarine Pingeot est professeure Un autre monde. Mais à travers elle, je vou- agrégée de philosophie et drais en réalité décrire au plus près la struc- romancière. Dernier ouvrage publié : ture d’une rencontre qui transforme, qu’elle Théa (Julliard, 2017). soit d’amitié, intellectuelle ou artistique : l’amour est l’autre nom pour dire la très fine relation entre soi-même et l’autre, où l’autre est plus souvent soi-même que l’alter ego, où l’autre est aussi l’autre que lui- même, et me fait aussi bien devenir autre. Échange mouvant d’altérité et d’identité qui rendrait compte à la fois du point de contact, de la fusion, du combat, et du « couple ». Pour faire couple, il faut se ren- contrer. Mais rencontrer qui ? Soi-même en même temps que l’autre ? Et qui chez l’autre ? Son corps, le point de contact ? Son histoire ? À travers un échange de narrations ? Ou ne rencontre-t-on chez l’autre que ceux qu’on a déjà connus, qu’on a déjà aimés – modèle de la répé- tition, les schémas œdipiens qui écartent tout espoir d’authentique rencontre, puisque répéter, ce n’est pas rencontrer ? Dans la rencontre, il y a cet élément irréductible de nouveauté ou d’altérité radicale, comme on le dirait de Dieu. Dieu, justement. Car pour moi, celui qui a le mieux décrit la rencontre, c’est René Des- cartes, oui, le héraut du mécanisme et du dualisme auquel on le réduit – et à sa suite Emmanuel Levinas, qui a commenté et poétisé cette « idée de Dieu » que j’ai sans l’avoir produite. Pour moi, qui ne suis pas très versée en religion, Dieu est le nom de l’Autre. Cette transcen- dance suffit. Je suis romancière, pas théologienne. Mais qu’importe le nom qu’on donne à ce qui n’est pas soi et qui n’est pas du monde, qu’importe que ce qu’on ne peut décrire on ne puisse le nommer, parce qu’il précède sa saisie, sa compréhension, sa description et son

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baptême. La rencontre est première et la pensée toujours s’y abîme à vouloir la déterminer et la ramener à ce qu’elle connaît – son champ qui empêche la surprise, son champ de maîtrise. Alors oui, cette chose qu’est la rencontre est impossible à penser, car la pensée réduit, récupère et rattache au même. La pensée, lorsqu’elle « rencontre », explique et détermine, la pensée possède, et transforme ce qui n’est pas elle en matière à penser. La pensée s’arrête devant une musique ou un livre, elle s’arrête aussi devant un corps. Elle mène au seuil, puis elle s’arrête. Après, elle pourra toujours essayer d’y revenir, et y puiser son énergie, sa source. « Mais que peut-on chercher d’autre que de la conscience et de l’expérience – quoi d’autre que du savoir – sous la pensée, pour que, accueillant la nouveauté de l’absolu, elle ne la dépouille pas de sa nouveauté de par son accueil même ? Quelle est cette pensée autre qui – ni assimilation ni intégration – ne ramè- nerait pas l’absolu dans sa nouveauté au “déjà connu” et ne compro- mettrait pas la nouveauté du neuf en le déflorant dans la corrélation entre pensée et être, que la pensée instaure ? (1) » Oui, tiens, comment rencontrer l’absolu, puisque à le rencontrer on le relativise ? Comment rencontrer l’autre sans vouloir l’enfermer dans un désir de possession, de connaissance, de tranquillité ; sans le désir qu’il soit à moi, dans mon corps, mais n’échappant pas non plus à mon emprise ? et qu’il devienne peu à peu moi, cet autre, que je n’aimais pourtant que parce qu’il était autre. Ce qu’il faudrait, dit Levinas, c’est une pensée « où ne seraient plus légitimes les métaphores mêmes de vision et de visée », une pensée qui relie sans relier – car relier, c’est rendre les termes commensurables. Aimer, n’est-ce pas maintenir l’incommensurable dans le commen- surable ? « Exigences impossibles ! À moins qu’à ces exigences ne fasse écho ce que Descartes appelait idée-de-l’infini-en-nous, pensée pen- sant au-delà de ce qu’elle est à même de contenir dans sa finitude de cogito, idée que Dieu, selon la façon de s’exprimer de Descartes, aurait déposée en nous. » Cette idée de l’infini n’est pas une négation du fini. « L’infini à la fois affecte la pensée en la dévastant et l’appelle : à travers une “remise en place”, il la met en place. (2) » L’autre m’appelle, je ne fais que répondre – rencontrer c’est répondre. Mais l’appel ne vient

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pas de l’autre à proprement parler, il vient du fait qu’il est autre, et non lui-même. Il m’attire vers ce non-lieu, cet ailleurs, où nous pour- rons nous rencontrer. Ce hors-de-moi, où m’installe parfois la colère, mais aussi son inverse. Ce hors-de-moi qui devient terrain commun. Sans quoi, c’est la guerre de tranchées. Il y a un vainqueur, et il y a un vaincu. C’est dans le no man’s land qu’on évite d’être assigné à ces places. Un no man’s land qu’on pourrait appeler l’intime – mais pas comme s’il précédait la rencontre : l’intime est ce qui est dessiné par la rencontre, il en est la conséquence. Parfois, l’évidence de la rencontre l’obscurcit : elle demeure alors ce qui ne se laisse pas prendre, et tout en étant effleurée, manifeste son irréductibilité à toute prise. Ce qui peut être caressé et se dérobe à la caresse, en s’offrant pourtant comme à caresser. On rencontre des hommes, des femmes, on rencontre des poètes et de la philosophie, on envisage même des compagnonnages au long cours, on peut aussi les connaître sans jamais les rencontrer. Il ne suffit pas de croiser quelqu’un pour le rencontrer, il ne suffit pas de lire un texte pour le rencontrer. Mais alors quoi ? Rester en sa base, ou « droit dans ses bottes » pour reprendre une expression à la mode, qui signifie épouser son image et ne déroger à aucun des clichés qui la dessinent et la pétrifient ; accumuler l’érudi- tion ou les conquêtes, sans jamais se transformer soi-même, jouer à être celui que les autres voient, jouer à coller à soi-même. Et ne jamais rencontrer. Car pour rencontrer il faut faire ce pas de côté, cet écart infime qui crée la différence. Peut-on rencontrer autre chose que de la différence ? On triche avec les différences, elles aussi, on les ramène à du même. Il y a des différences anecdotiques, j’aime le vin rouge, ah ! moi, le vin blanc – différence de degré, inessentielle ; de la cosmétique. Mais la vraie différence ? Celle qu’on ne peut voir que si l’on s’est déplacé soi-même ? Celle qui met en danger ? Et puis il y a la nouvelle manière de relation. La contemporaine. Celle qu’a recouvert le mot « communication », balayant à grands frais celui de dialogue. La rencontre organisée, comme les familles dési- reuses de faire alliance – mais là ce n’est plus la famille à laquelle l’indi- vidu devait se soumettre, ce sont les algorithmes, qui ne cherchent plus

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d’alliances stratégiques : plus ambitieux, ils redessinent un monde qui consacre le « mème ». On a pu dénoncer en France ce qu’on appelle le communautarisme. Mais la communauté est pourtant le modèle dominant et structurel de la Toile et des réseaux sociaux. Qui se res- semble s’assemble, disait l’adage. Aujourd’hui, les « matchs » se font entre semblables, comme le démontrait de façon aussi absurde qu’ad- mirable The Lobster, de Yorgos Lanthimos avec Colin Farrell et Rachel Weisz entre autres excellents comédiens ; ce film où les célibataires sont pourchassés par la société et tentent leur dernière chance dans un ancien pensionnat anglais dirigé d’une main de fer par une directrice castratrice organisant pour eux la possibilité de se « reconnaître » plus que de se rencontrer : car le principe du couple est fondé sur « le point commun », aussi anecdotique soit-il – saignement de nez ou cheveux soyeux, myopie ou léger boitement. Et si les hommes et les femmes esseulés ne trouvent pas chez l’autre l’identique, ils sont transformés en un animal qu’ils ont tout de même la liberté de choisir. Les sites de rencontres fonctionnent sur le même modèle, et tous les réseaux « sociaux », qui rassemblent les gens qui se ressemblent, détruisent à mesure la possibilité non seulement d’une mixité sociale, mais tout simplement d’une rencontre. Levinas parlerait sans doute d’une immanence sans fin. C’est le principe même du réseau – des communautés dont le ferment est l’identité, jamais le divers. Et si la rencontre authentique en appelle à une transcendance minimale, alors on voit mal comment la nouvelle industrie amoureuse – détruisant la possibilité même de l’altérité – pourrait faire émerger des rencontres. C’est que la rencontre a pris le pas des évolutions contemporaines : elle se consomme, comme la culture, comme la politique. Amazon me proposait l’autre jour un livre de cuisine italienne et un ouvrage d’André Green ; puis, aimable, me suggérait d’aller m’aventurer au-delà, car ceux qui avaient aimé André Green avaient acheté récemment un livre de Donald Winnicott, lesquels avaient précédemment aimé un livre sur les enfants autistes, lesquels avaient été passionnés par Cinq leçons sur la psychanalyse, mais aussi par la fabrique artisanale de sorbet et Com- ment faire son pain chez soi sans machine. J’ai dans un premier temps été

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reconnaissante de l’attention personnalisée qui m’était portée, puis de l’ouverture à laquelle m’engageait mon marchand de livres, et peut-être même à la communauté qu’il me faisait miroiter. Amazon ne propo- sant pas encore d’hommes et de femmes à livrer, je m’en suis tenue aux rencontres virtuelles par goûts interposés. Il suffit de se débarrasser des dernières médiations pour rencontrer celui qui cuit la pasta al dente tout en lisant du Freud dans le texte – et ceci gratuitement qui plus est. Amazon me connaît bien. Et je parle de lui parce que je n’ai pas l’usage d’Adopteunmec.com, de ­Tinder ni des avatars de Meetic. Après tout je suis en couple, qu’est-ce que je viendrais traîner au supermarché du cul ? Cela n’empêche, me susurreraient certains amis, et d’ailleurs, tu as vérifié que ton mec n’y est pas ? Car j’appartiens au genre de fille qui s’excite du récit de la golden shower pratiquée la veille par son meilleur pote lors d’une « rencontre » dégottée sur Grindr, et passe du coq à l’âne au Dieu-qui-lui-vient-à-l’idée, parce que le pote en question a fait le tour des bites et des ceintures abdominales qu’on peut collectionner sur l’appli Android du site, et qu’il a envie d’absolu. Il faut dire que le corps découpé et offert – apparemment de façon métonymique – engage à la simple consommation. Car la synecdoque n’en est pas vraiment une : ce n’est pas le sexe en érection pour signifier la personne comme la partie renvoie au tout, le toit à l’habitat ou les voiles au bateau. Non, les hommes ou les femmes sont véritablement morcelés, afin d’être consommés, comme les parties du cochon mises sous vide, à tel point qu’il devient impossible de les rattacher au corps d’origine. Deux per- sonnes en ces conditions peuvent difficilement se rencontrer – et leurs corps eux-mêmes sont empêchés de rencontre. Le sexe et la transcendance devraient pourtant faire bon ménage. Après tout – et puisqu’il est question de trope, le sexe signifie la ren- contre des corps, la vraie, celle qui fait croire en la fusion parfaite et diffuse autour d’elle les arômes du sentiment amoureux, quelle que soit sa nature. Mais l’un est plus sujet à la consommation, et de ce fait plus fra- gile : racketté par le néolibéralisme, il perd même ses espaces de trans- gression. Bientôt, il aura son pavillon à Disneyland. Et des panoplies couilles épilées seront vendues à l’entrée à côté de godemichés custo-

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misés. Habillé comme ça, pas facile de rencontrer quelqu’un, à part pour jouer à touche-pipi entre deux fous rires – c’est tellement bon, l’enfance. Alors que l’infini, même Steve Jobs n’aurait pas pu le designer. Et si la Silicon Valley le cherche à grand renfort de pensée, convoquant la science la plus aboutie, la plus élevée, la plus technique, c’est qu’elle n’a pas compris la nature de cette altérité : celle précisément de ne pas en avoir, de nature, et de ne jamais se laisser ramener au champ du même, celui où nulle rencontre n’est possible.

1. Emmanuel Levinas, Du Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1992, p. 8-9. 2. Idem, p. 108.

124 JUIN 2017 JUIN 2017 Aujourd’hui et toujours NE TRAVAILLEZ JAMAIS

› Sébastien Lapaque

ai longtemps cultivé la vision du monde d’un Grec ancien, considérant que le travail était un esclavage. Je m’étiolais au turbin, persuadé d’être enchaîné. Rêvant à la paideia, mot enveloppant l’éducation et la culture, J’je n’accordais de prix qu’à ce qui n’avait pas de prix. Et d’importance qu’à ce qui n’avait pas d’importance aux yeux de mes contemporains : les soins que l’on dispense à l’âme en la nourrissant de savoirs qui apparaissent inutiles (1) à ceux dont l’esprit est enténébré par les rugueuses disciplines de la boutique et de la banque. Lire les vieux auteurs, écouter de la musique, reconnaître les oiseaux à leur chant, savoir le nom des constellations, rechercher les belles choses, avoir des conversations avec des amis choisis. J’exprimais ma conviction avec les mots latins : pour l’otium, le loisir noble, contre le negotium, les affaires ignobles. Sous les chaînes du labeur, j’attendais ma libération. Plus tard, je m’amendais. Je diversifiais mes attachements, élevant mon ame vers l’héritage de Jérusalem – la Bible, l’amour du pro- chain, l’Étoile de la Rédemption. Je demeurais cependant persuadé que l’homme n’était pas tant grandi par le fruit de son travail que par sa capacité à accepter la liberté qui préside à la création et au quotidien

JUIN 2017 JUIN 2017 125 aujourd’hui et toujours, par sébastien lapaque

de chacune des créatures : le grain tombe où il veut, pousse où il peut. Je songeais aux saints, aux aventuriers, aux poètes : il ne peut y avoir de vie bonne sans confiance – une façon d’abandon et même une part de négligence. De vraie vie que la vie vécue en dépit de. Je ne voyais pas que cette confiance n’empêchait pas la satisfaction apportée à l’artisan par le travail bien fait, à l’artiste par l’œuvre accomplie. Et que dans le système de l’artisanat médiéval, cette satisfaction était grande. Je ne pensais guère aux temps anciens. La contemplation de mon époque suffisait à mon effroi. J’observais mes contemporains écartelés entre deux extrêmes, « le travail-corvée de la survie et le travail-performance de la surclasse » (2). De l’idée selon laquelle le travail et le souci des vertus économiques constituent une souffrance, voire un supplice, je trouvais des avocats dans les bohèmes artistiques apparues dans les marges de la société industrielle et des démocraties commerciales dont Guy Debord fixa le mot d’ordre définitif : « Ne travaillez jamais. » Ils consolidèrent en moi la conviction selon laquelle « le travail manuel et mécanique vise une fin extérieure à l’homme et prétend atteindre la perfection dans une œuvre qui Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro ne le concerne pas » (3). Je le jurais : aussi littéraire. Il collabore également au grisante soit-elle, la force productive et Monde diplomatique. Son recueil accumulative sera toujours de moindre prix Mythologie française (Actes Sud, 2002) a été récompensé du prix que la contemplation et que l’amour. Goncourt de la nouvelle. Dernier La lecture de la Condition de l’homme ouvrage publié : Théorie d’Alger moderne de Hannah Arendt commença à (Actes Sud, 2016). › [email protected] jeter le trouble dans mon esprit. La dis- tinction à laquelle je croyais pouvoir m’en tenir entre la vita contem- plativa et la vita activa était inopérante. Je ne voulais pas voir à quel point le travail pouvait être une modalité noble de la condition humaine, l’œuvre accomplie une joie, l’action une libération. Je me souvins l’avoir lu sous la plume de Simone Weil, dans Attente de Dieu : « Le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que nul équivalent ne peut se trouver ailleurs. »

126 JUIN 2017 JUIN 2017 ne travaillez jamais

Le vendredi 12 septembre 2008, dans la grande salle gothique voû- tée d’ogives du collège des Bernardins, le pape Benoît XVI finit de me troubler en rappelant que les hommes qui avaient travaillé en ces lieux avaient conscience de la noblesse de la main lorsque celle-ci n’est pas l’outil « d’une “créativité” personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monu- ment à lui-même » (4). Ce jour, l’homme en blanc qui parlait français avec un léger accent allemand en finit avec les rêveries philhellènes de mon adolescence en exaltant une conception du travail – partant du monde et de la vie – adressée à la multitude et non aux seuls virtuoses (5), à tous et non à quelques-uns.

« Dans le monde grec, le travail physique était consi- déré comme l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l’esprit ; il abandonnait le travail physique, consi- déré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas supposés atteindre cette existence supé- rieure, celle de l’esprit. [...] Le monde gréco-romain ne connaissait aucun dieu créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. “L’ordonnance- ment” du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent : Lui, l’Un, le Dieu vivant et vrai, est également le Créa- teur. Dieu travaille, Il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. [...] C’est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le déve- loppement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. (6) »

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J’étais bien abusé. Je fus détrompé. Je ne reniais pas le « Ne travail- lez jamais » de Guy Debord, mais je compris qu’il fallait l’entendre dans le contexte de la situation inédite faite au travail dans les temps modernes, souvent un retour à l’esclavage antique sous le visage du travail-corvée, comme dit Gilles Châtelet, envisagé comme la néga- tion du travail-patience qui seul « engage une amplification inouïe de la liberté [...] par le biais d’un développement de la puissance d’agir de chacun ». Avec Hannah Arendt, il convient évidemment de distinguer le labeur, l’œuvre et l’action. Lorsque Guy Debord traça un rageur « Ne travaillez jamais » sur un mur de la rue de la Seine en 1953, il dénon- çait le travail salarié, pas l’œuvre à accomplir. C’est ainsi qu’il put également dire « nous travaillons à l’établissement conscient et col- lectif d’une nouvelle civilisation » pour éclairer sa critique de la vie quotidienne et de la société industrielle. « Nous travaillons » : même Debord a osé le dire… Le mépris aristocratique du travail a perdu pour moi les séductions qu’il avait naguère. J’ai compris que celui qui ne travaillait pas laissait aux autres le soin de peiner pour lui – l’homme libéré du labeur a besoin d’esclaves –, ce que ne voit pas l’adolescent toujours rêveur qui cultive la vision du monde d’un Grec ancien. Ce mépris des esclaves qui endurent quelque part dans le monde pour financer les délices de l’hédonisme occidental – « Couvrez ce sang que je ne saurais voir / Par de pareils objets les âmes sont bles- sées » –, est ce qu’il y a de plus répugnant dans les discours sur la « fin du travail » et les projets de revenu universel afférents. « Je n’aime pas les socialistes parce qu’ils ne sont pas socialistes » aurait dit le général de Gaulle. Personne n’a identifié la source, mais c’est bien trouvé. On ne pouvait qu’y songer, à l’occasion de la der- nière campagne pour l’élection présidentielle, française en entendant Benoît Hamon, candidat du Parti socialiste, proposer de taxer les robots pour financer un revenu universel permettant de régler une fois pour toutes le problème du chômage structurel qui a marqué le passage du libéralisme « encastré » des années 1945-1975 au capita- lisme total du début du XXIe siècle.

128 JUIN 2017 JUIN 2017 ne travaillez jamais

On se demande quelle connaissance de l’histoire des idées ont les journalistes qui ont répété que cette capitulation en rase campagne de la tradition socialiste émanait de la gauche de la gauche. Si l’idée d’allocation universelle est ancienne, sa formulation contemporaine, liée à la présente crise de l’accumulation du capital, doit beaucoup à Milton Friedman et aux libertariens américains, qui ont pris acte d’une chose que Karl Marx avait prévue : la dynamique du capital est fondée sur l’éviction croissante du travail vivant par l’introduc- tion progressive des machines, de la technologie et des robots ; avec l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la com- munication qui ont accentué la désincarnation de l’agir humain, nous sommes arrivés au bout d’un cycle. Inscrits dans une logique de révo- lution techno­logique permanente dont la Silicon Valley est le symbole planétaire (7), les apôtres du marché n’ont pas l’intention de dénoncer la disparition du travail vivant subséquente. Persuadés que l’huma- nité est en train d’entrer dans un monde où, à terme, seuls 20 % de la population mondiale bénéficieront d’un travail à plein temps, ils croient trouver une solution pour les 80 % de surnuméraires en intro- duisant un revenu universel permettant à ces individus sans travail et sans qualité de rester cependant des consommateurs de plein droit (8). Un projet économique dont les promoteurs ne veulent évidemment pas envisager les incidences philosophiques et morales : la naissance d’une société à deux vitesses, où l’on distinguerait les individus dignes de travailler et de s’enrichir, les autres réduits à survivre en poussant leur Caddie dans des supermarchés low-cost rempli grâce à un revenu de base payé par la sueur et le sang d’un prolétariat du tiers-monde devenu invisible. Dans Plaidoyer (impossible) pour les socialistes (9), Bernard Maris se demandait d’où sortaient ces socialistes qui ne socia- lisaient plus rien, à commencer par le travail. Plutôt que des Cyber Gédéon qui acquiescent à la révolution constante les conditions de production, « ce qui veut dire les rap- ports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux » (Karl Marx), on voudrait entendre des hommes pleinement hommes insister sur la dimension anthropologique du travail, son importance dans la formation du lien social et même, avec Simone Weil, sur les

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capacités d’élévation spirituelle et de libération personnelle qu’il peut offrir une fois révoquée l’aliénation provoquée par les rapports de pro- duction propres au capitalisme. Jugeant le développement de l’écono- mie de marché incompatible avec le plein-emploi né d’un compro- mis de classe entre le capital et les travailleurs à l’époque keynésienne, Benoît Hamon a visiblement cherché une solution pour sauver le néo-­ libéralisme en obtenant la paix sociale. Au moins n’a-t-il pas tout à fait oublié le peuple. Conscient de sa capacité à se révolter contre des conditions de vie devenues inhumaines, il a benoîtement proposé la réintroduction de pratiques héritées de la Rome impériale : les distri- butions frumentaires avec lesquelles on calmait la plèbe. On y viendra, des experts du capitalisme l’assurent.

1. Voir Nuccio Ordine, l’Utilité de l’inutile : manifeste, traduit par Luc et Patrick Hersant, Les Belles Lettres, 2013. 2. Voir Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Exils, 1998. 3. C’est ainsi que le sociologue Sérgio Buarque de Holanda éclaire la mentalité des peuples ibériques et catholiques qui ont colonisé l’Amérique du Sud. Voir Racines du Brésil, traduit par Marlyse Meyer, Gallimard, 1998, p. 51. 4. Voir Benoît XVI, Chercher Dieu. Discours au monde de la culture, Parole et Silence-Lethielleux, 2008. 5. Voir à ce propos Jean-Marie Salamito, les Virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre Augustin et les pélagiens, Jérôme Millon, 2005. La morale élitiste des pélagiens que combattait l’évêque d’Hippone émanait d’heureux du monde qui n’avaient pas souvent à travailler de leurs mains. 6. Voir Benoît XVI, Chercher Dieu. Discours au monde de la culture, op. cit., p. 17-18. 7. Voir Éric Sadin, la Silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, L’Échappée, 2016. 8. Voir notamment les articles de Kevin Victoire : « Revenu de base : émancipation ou servitude volon- taire » et de Jean Vioulac : « Robots, la grande machine à fric » dans la revue Limite, n° 4, octobre 2016. 9. Bernard Maris, Plaidoyer (impossible) pour les socialistes, Albin Michel, 2012. « Où est la seule réforme qui pourrait justifier le mot “socialisme” ? »

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› Marin de Viry

a dernière fois que j’ai franchi les portes du Bon Marché, c’était il y a un peu moins de dix ans, et cela ne s’était pas passé comme prévu par moi-même ni par le Bon Mar- ché. La traversée involontaire du rayon lingerie de cet établissement – un piège rose et crème – a créé un trau- Lmatisme, dont je n’ai pu me débarrasser qu’en écrivant, carrément, un livre. C’est en effet au rayon lingerie, où je m’étais immobilisé « tel le teckel à l’arrêt », en état de suffocation – car je ressentais bêtement mais au plus haut point l’incongruité (et même un sentiment proche de la honte) de ma présence en ce lieu réservé aux femmes (du moins le croyais-je) –, que j’ai soudainement vu un homme qui s’adressait aux vendeuses, avec un langage d’une précision technique parfaite, en leur développant des idées sophistiquées sur l’effet obus, la portabilité du string dans différentes situations de l’existence féminine, la soute- nabilité des modèles de sous-tifs pigeonnants, et autres choses que j’ai oubliées (en fait, elles sont gravées dans ma mémoire, mais je ne vou- drais pas sombrer dans le récit lascif, car j’ai à défendre un début de réputation dans le sublime éthéré), et qui leur achetait des merveilles affolantes pour ses « copines ». Lesquelles vendeuses le trouvaient cool

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et lui répondaient de façon parfaitement naturelle. Il était cool en effet, il était aliéné à la lingerie, il était abruti en général, et moi j’étais très mal. Le choc entre la vision de ce monsieur et mon esprit troublé a produit une œuvre, certes périssable, mais dont l’impérieuse nécessité intérieure, la dimension curative urgente, le côté « SOS mon moi pro- fond est en danger dans le monde contemporain », n’a pas échappé à mes amis lecteurs : la chose s’intitule « Le matin des abrutis ». Du fond de ma honte imaginaire, j’ai vu surgir la post-humanité abrutie au rayon lingerie du Bon Marché. À chacun ses visions. Saint Jean, c’est à Patmos. Moi, c’est rue de Sèvres. Il se trouve que je réside à un jet de pierre du Bon Marché et que par ailleurs, il y a une quinzaine de jours, je voulais tenir la parole don- née à mon excellent dernier fils, dont les résultats scolaires justifiaient pleinement que je lui achetasse comme promis une scène de guerre de Star Wars en Lego. Une histoire de bataille sur une planète de type sahélien entre des exo-abrutis et des humanoïdes au cœur pur. Un truc à monter soi-même en un après-midi. Dix ans ou presque, me disais-je, pendant lesquels les puissances contre lesquelles j’ai écrit un livre auront déserté les lieux, trouvé d’autres cerveaux à détruire : je peux donc y aller tranquillement, à ce Bon Marché autrefois théâtre et cause d’un dérèglement de mon esprit. Il y a une prescription aux fixettes, même Marin de Viry est critique littéraire, les fantômes ont une date de péremption, enseignant en littérature à Sciences Po, et puis le temps est un exorciste, n’est- directeur du développement de PlaNet ce pas ? Je reviendrai, me disais-je en me Finance. Il a notamment publié Tous touristes (Flammarion, 2010), Mémoires dirigeant vers ce fatal magasin, en riant d’un snobé (Pierre-Guillaume de Roux, de cet ancien moi-même assez cornichon 2012) et Un roi immédiatement (Pierre- pour trembler devant des guêpières, et Guillaume de Roux, 2017). assez naïf pour imaginer que quelqu’un › [email protected] – ou plutôt quelqu’une – aurait pu réagir à ma présence au rayon lin- gerie d’une manière qui engageât mon honneur conjugal, ou à tout le moins ma réputation. Beaucoup plus décontracté, délié, averti, beau- coup moins godiche qu’à l’époque, c’est en sifflotant que je m’ima- ginais fendre les rayons, quels qu’ils fussent, et ayant trouvé le rayon jouets, demander d’une voix claire et sûre la boîte contenant la bataille

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en Lego pour mon fils, puis repartir en sifflotant avec un beau paquet, l’esprit délié, le sentiment paternel comblé, la plaie psychique défini- tivement refermée par le temps salvateur. Distraction ou acte manqué, je n’ai jamais su par où entrer au Bon Marché en fonction de l’achat que l’on veut y faire, et c’est probable- ment ce qui m’a valu mon premier épisode de carambolage psychique. À l’époque, mon but était de chercher un coussin au rayon literie, dont le numéro de commande était inscrit sur un Post-it que mon épouse avait collé à mon agenda (j’avais par ailleurs un mail, un SMS et un message téléphonique qui reprenaient les mêmes informations pour le cas où ma mémoire aurait connu plusieurs défaillances) ; c’est en prenant n’importe quelle porte que je m’étais égaré au rayon linge- rie, et que tout avait basculé. Cette fois encore, j’entrai n’importe comment, dès que je recon- nus le pâté d’immeubles que forme le Bon Marché. Je commis une première erreur sans conséquence, car à peine eus-je franchi le seuil que je tombai nez à nez avec un jambon serrano pas pingre, ce dont je déduisis que je m’étais trompé de porte ; en cherchant la sortie, je passai devant une sardine qui devait cousiner avec des œufs d’estur- geon si j’en jugeai par son prix, puis je laissai les macarons à bâbord, je passai devant les caisses, où j’eus brusquement le sentiment d’être à Londres – même intuition brève que l’écart de salaire entre la caissière et le mari de la cliente présentant à la caisse ses topinambours bio d’un air las et rassis avait quelque chose d’étranger à la common decency, der- rière la façade « service client » de courtoisie et d’efficacité souriante. Je ressortis dans la rue et je demandai où était le rayon jouets à un garde. Il faut dire que la vue de cet agent de sécurité juste après la sortie de l’épicerie fine fit monter d’un cran la tension intérieure qui, chez votre serviteur, enclenche les puissances de la négativité critique, si ce n’est de la dérision colérique. Commençait déjà à me courir sur le sys- tème, pour le dire net, ce mélange de dispositif anti-attentats, d’épice- rie fine, de bourgeois mondialisés, de personnel payé au lance-pierre et de signalétique pas assez performante pour me guider vers les Lego pour mon fils. Je dé-tes-te faire les courses, et rien ne m’impatiente

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plus qu’une foule de consommateurs heureux. Je devins brièvement mélenchoniste, ce qui chez moi précède la bouffée délirante. Le désir d’une justice sociale vengeresse et immanente est la première étape d’une prise de contrôle de mon esprit par tous les préjugés qui l’ha- bitent. Dieu sait qu’ils sont nombreux, et j’en conclus que si je veux conserver mon esprit philosophique, je ne devrais pas l’exposer aux inégalités criantes, ni au spectacle de la liturgie de la consommation. C’est pourtant le monde dans lequel nous nous installons. Deux types d’homme : celui qui vit sous les ponts et celui qui fait la queue pour entrer dans un magasin LVMH. Mais ce n’était encore pas grand-chose, le trouble restait discret… quoique si j’avais eu une lecture directe de ma pression sanguine sur une montre digitale branchée sur l’historique de mes artères, nul doute qu’elle se fût élevée significativement. Le garde m’indiqua une entrée et un étage, que j’oubliai aussitôt entré dans le bon immeuble. Je finis par trouver un escalator, qui n’était pas dans le bon secteur mais qui au moins m’amena à l’étage voulu, que je dus traverser longuement. Je croisai toutes sortes de rayons, ou plutôt corners, et à la fin de cette courte mais intense errance, peu m’importait qu’ils vendissent des crèmes de nuit, des œufs de lump, des tocantes ou des nuisettes. C’est l’extrême cohérence de l’univers dans lequel le produit se trou- vait vendu qui me frappait, ainsi que la polarisation naturelle des clients sur les corners, comme s’ils avaient été propulsés là du dehors, et aimantés du dedans. Propulsés par la publicité, aimantés par « l’uni- vers » de la marque : des flèches, droit au but. C’était aussi la prestesse avec laquelle le client porteur de carte bleue (toutes options) venait à l’abattoir en courant, en riant et en frétillant qui me stupéfiait (parce que les prix, mon Dieu !). Je ne suis pas naïf, j’ai suffisamment étudié le marketing des objets de luxe pour connaître tous les ressorts sur lesquels jouent les marques. Je n’en reste pas moins fasciné par les sacrifices que les clients font à l’entretien de leur illusion, au point où la vente n’est pas seulement rendue facile, elle est plus encore rendue fluide, automatique, désirée d’avance. Dans certains corners, le person- nel ne fait pas l’article, vous ne verrez plus comme autrefois cette lueur d’intérêt et d’inquiétude dans les yeux du marchand, qui doit trouver

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sur place, ici et maintenant, face à un client doté de restes de prudence et d’un sens de l’économie de bon aloi, les arguments pour convaincre et l’attitude pour séduire. Au contraire, un bon vendeur contempo- rain tient le client dans l’incertitude sur la capacité de son achat à entretenir ses propres illusions, au cas où le montant de sa facture ne serait pas assez élevé. Il ne calmera cette incertitude que lorsqu’il aura atteint la contribution maximum possible du client qu’il a en face de lui. Il freine les ardeurs consuméristes pour négocier une hausse de la contribution des clients. Des vendeurs se laissent délibérément à peine convaincre de vendre de l’illusion, en l’espèce la satisfaction narcissique d’avoir acheté un produit tendance au Bon Marché, à un prix obscène. Au terme de cette danse du ventre, le client a le droit de payer très cher et, notais-je, pour le gogo, l’orgasme doit être le bruit de la facturette qui s’édite sur le terminal de paiement. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi les marques n’ont pas travaillé plus que ça sur le son de cette séquence, en explorant la piste d’un discret rappel des sons émis par les hommes et les femmes après l’amour phy- sique. Je trouverais naturel qu’on récompensât le client d’avoir sacrifié un morceau de son patrimoine, et que l’on fasse en conséquence pous- ser un petit cri au terminal de paiement. Ce pic sonore pourrait être discret sans être pour autant ignoré. Mais non, le son de l’impression de la facturette est le même au Bon Marché que dans une supérette du Val-d’Oise. Le marketing est paresseux. Tout soudain, à l’approche du rayon jouets, une ruche géante me barre la route. Plus précisément, un mur de trois mètres d’alvéoles en bois, disposées en demi-cercle. Dans chaque alvéole, une paire de chaussures pour femmes. Toutes sortes : des plates, des perchées, des mettables, des importables à monter en lampe, etc. Au bas du dis- positif – ou devrais-je dire de l’installation, car l’affaire était très art contemporain – un banc du même bois épouse le demi-cercle. Sur le banc, des femmes. Qui essayent les chaussures disposées dans l’alvéole. Logique. Comme dirait Christine Angot : c’est fluide, c’est évident. Je refais la séquence depuis la cause maléfique jusqu’aux consé- quences immorales : a) bombardement publicitaire atomique en faveur de telle chaussure dans la presse, la publicité, les magazines de

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lignes aériennes, etc. b) au cours de leurs conversations, les copines confirment entre elles l’intérêt immense qu’elles ont pour la pro- messe produit de la chaussure X, mettons une paire d’escarpins, phénomène d’autant plus intense qu’elles boivent toutes aux mêmes sources publicitaires enivrantes, et ont donc toutes les raisons de se monter le bourrichon jusqu’à incandescence, c) le mimétisme fémi- nin chauffé à blanc veut une victime immédiatement ; or la carte bleue parentale est là, alanguie dans un vide-poches, avec son air d’agneau sacrificiel, d) début de la liturgie : on voit la photo, dans un magazine tendance, de l’installation du Bon Marché qui sertira les chaussures, avec son indispensable créateur mignon au premier plan, e) raid des copines jusqu’au monument alvéolaire de sublima- tion de leur chaussure bien-aimée, f) élévation-essayage sur place, g) communion-passage en caisse. Extase de sainte Thérèse d’Avila, en version matérialiste et bourgeoise. Après la messe, on passe au salon de thé. Justement, il y a un salon de thé à côté des alvéoles. Avec une file d’attente devant les tartares de fruits exotiques. Blabla détox, cure de lumière, purge cool. On « detoxe » d’autant plus le corps que l’esprit est aliéné à la consom- mation ultra. Intestin nettoyé, mais cerveau enfiévré de désir d’achats idiots, livré à une marée noire publicitaire. Je parviens à échapper à l’attraction des algues anti-âge, pourtant ciblées sur le quinquagénaire blanc à haute contribution qui veut avoir l’air d’un quadragénaire blanc à haute contribution pour continuer à contribuer plus longtemps, et je poursuis ma route vers le rayon jouets. Rien de grave ne m’arrive, si ce n’est de frôler des layettes à 200 euros les trois mois d’usage. Au rayon jouets, je slalome entre des parents exténués, je cours vers un vendeur miraculeusement libre et je lui mets sous le nez la référence du cadeau pour mon fils, sur mon Post-it – mais j’avais aussi, comme pour les coussins il y a dix ans, un mail, un SMS, et un message vocal avec cette référence. Je prends l’air de quelqu’un qui a garé sa voiture en troisième file, va vomir, déteste ça, est globalement misanthrope, paranoïaque, et qui n’aime pas les enfants. En espérant que le personnel se dépêchera de me satisfaire pour me voir déguerpir au plus vite.

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Non, ils ont repéré le simulateur. Ils savent qu’en moi le gogo ne demande qu’à être réveillé, et que le misanthrope est surjoué. C’est leur métier de démasquer le tire-au-flanc de la consommation, le dissi- mulateur de son pouvoir d’achat. Le personnel me remet vite ma boîte de Lego, mais c’est pour mieux prendre le temps, à la caisse, de me détailler les avantages de la carte « 26 Sèvres » (ou 24, je ne sais plus, et ça n’a pas d’importance puisque je me trompe tout le temps de porte) dont je ne suis pas l’heureux porteur. Cette carte offre des avantages nombreux, le premier d’entre eux étant de la posséder. C’est l’équi- valent d’un bulletin de confession pendant la guerre d’Espagne : la garantie, vu des franquistes, que vous êtes un bon citoyen. Et même un citoyen d’élite. C’est une garantie d’immunité contre la mort sociale. On ne vous fusillera pas. On préjugera que vous habitez l’hypercentre, dans un loft atypique avec une suite parentale et un séjour cathédrale. Que vous êtes cool. Que votre ardeur à contribuer aux bénéfices des marques ne se démentira jamais. Que vous êtes engagé dans ce projet en pleine conscience. Que vous transmettrez vos valeurs à vos clones. Que vous en jouirez jusqu’à la corde. Je me permets de m’étonner : dans cette société, l’élite économique qui fréquente le Bon Marché a l’esprit peu philosophique. Sa capacité d’acquiescer à des sophismes tentateurs en échange d’une promesse d’effusion narcissique est risible, mais désespérante si l’on s’avise que ces personnes ont du pouvoir. Je plaide pour un corner Socrate.

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› Frédéric Verger

harles de Rémusat, aujourd’hui oublié, fut l’un des insubmersibles de la vie politique au XIXe siècle. Ministre pour la première fois sous Louis-Philippe, il le fut pour la dernière fois dans le gouvernement de Thiers en 1873. Mais sa résistance aux tempêtes (au Ccontraire de celle de son compère, qu’il ne parvint jamais à aimer véri- tablement) a quelque chose de nonchalant. C’est un peu le monsieur Dugommier des révolutions, souvent anxieux, découragé parfois, mais toujours soulevé par une énergie calme et bonhomme. Sa personnalité offre la version admirable, profonde, ironique, de la figure du bourgeois juste milieu qui ne nous apparaît d’ordinaire que dans sa version gro- tesque et caricaturale. Dans sa jeunesse, au début de la Restauration, Rémusat (fils de Mme de Rémusat, petite-fille de Vergennes et à qui l’on doit de plaisants Mémoires sur la cour de Napoléon, où elle remplissait l’office de conseil- lère technique en bonnes manières) appartint à ce fameux groupe des doctrinaires, aux côtés de Royer-Collard ou de Guizot, qui défendaient dans leur journal le Globe les grands principes du libéralisme politique. De doctrine, de sensibilité, de morale, Rémusat ne varia guère de 1825 à 1875, mais le vent de l’histoire qui déracina tant de grandeurs ne par- vint jamais qu’à le faire passer du centre gauche au centre droit ; c’est qu’il y avait du chêne chez ces hommes dont les principes compensaient par la solidité ce qu’ils avaient d’un peu général.

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Amateur de mémoires, Cioran conservait dans sa soupente les cinq volumes des Mémoires de ma vie et en a fait figurer des extraits dans sa délicieuse et féroce anthologie du portrait. Il y figurait en bonne place aux côtés de Saint-Simon ou de Tocqueville : ces mémoires ne

sont en réalité que portraits, non seulement Frédéric Verger, professeur agrégé parce qu’ils en offrent de savoureux exemples de lettres, est l’auteur d’un roman, (ceux de La Fayette et de Thiers par Rémusat Arden (Gallimard, 2013). sont des chefs-d’œuvre), mais parce que les événements eux-mêmes sont traités comme des portraits : qu’est-ce qu’un événement en effet sinon l’expression, ironique ou tragique, des contradictions de la psychologie humaine ? Ambivalences, hasards, déterminismes, intérêts et illusions, une émeute, la chute d’un ministère, une révolution même constituent un personnage, monstrueux sans doute par le jeu infini des passions qui s’y jouent, mais un personnage tout de même. C’est pourquoi François Furet, au moment où il en vint à s’intéresser à l’histoire comme jeu d’affects et de passions, admira tant les Mémoires de Rémusat. Admirés, réputés, ces Mémoires étaient devenus introuvables. Les Éditions Perrin en publient une anthologie présentée et commentée par Jean Lebrun (1), dont l’ironie et la finesse ont le mérite, qui n’est pas mince, de ne jamais jurer avec celles de Rémusat. La finesse, l’ironie, la profondeur, c’est sentir les nuances et contra- dictions des événements, des tempéraments, et les formuler claire- ment. Il y a là plus qu’un simple agrément littéraire pour amateur, une vraie pensée sur l’homme et la société, car Rémusat, comme Tocque- ville d’ailleurs, se pensait comme philosophe, au sens des Lumières. En quelques mots, Rémusat peint la complexité morale ou sociale mieux que ne le font beaucoup de spécialistes laborieux. Mais cette brièveté appelle la méditation du lecteur. Ainsi, à propos des « classes ouvrières » de sa circonscription de la Haute-Garonne, il remarque qu’« elles sont laborieuses sans être actives » ; définissant l’affect réac- tionnaire qui apparaît après les journées de juin 1848, il montre qu’il n’y a rien de plus redoutable que l’alliance « des peurs vindicatives et des besoins honnêtes » ; son portrait d’Émile de Girardin est un admirable condensé de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’histoire psycho-sociale.

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Le lecteur qui connaît et admire les Mémoires de Tocqueville compa- rera avec amusement et intérêt avec le portrait qu’il fait de Napoléon III ou les deux récits de l’invasion de la Chambre par les ouvriers révolu- tionnaires le 15 mai 1848. Sans se contredire, les deux versions mettent bien en valeur les différences des caractères de ces deux hommes qui se connaissaient et s’estimaient. Tocqueville est féroce, cinglant, aristocra- tique, le regard de Rémusat, plus « bourgeois », est aussi empreint de cette qualité d’humanité qui fait le charme peut-être le plus profond de ces Mémoires. Rien, personne ne lui semble jamais tout à fait étranger. Tocqueville, sous son air souffreteux et froid, est un guépard de poche, Rémusat un matou soyeux, aimable. Même sa lucidité, son ironie, sa méchanceté parfois, ont quelque chose de doux, de bienveillant, comme si les défauts qu’il dévoile devenaient un peu les siens. Le choix de Jean Lebrun s’arrête après le coup d’État. Les Mémoires deviennent par la suite plus tristes et diffus ; la mort de son fils, le cours général des choses, la défaite de 1870 ont émoussé l’ardeur du jeune doc- trinaire de 1820. Un détail intéressant des Mémoires nous montre pour- tant ce que ces doctrinaires, qui semblent souvent des animaux préhis- toriques disparus sans descendance, ont légué à l’esprit républicain : en 1832, après les émeutes de l’enterrement du général Lamarque, la cour de cassation, dans un esprit purement doctrinaire et encouragé par les articles du Globe, cassa les jugements militaires prononcés sous le couvert légal de l’état de siège. Cette alliance du juridique et du politique frappa les esprits et fut sans doute le premier germe de ce légalisme républicain qui fut l’un des affects les plus profonds des hommes de la IIIe et de la IVe République. Pourtant, ce régime informe qu’il sert pour la dernière fois, répu- blicomorphe plus que république, le dégoûte un peu, par manque de principes clairs, de débats lucides et bien balancés. Alors qu’il est réélu député, on le sent considérer les temps nouveaux avec tristesse, désa- busé pour la première fois de sa vie : système représentatif, primauté de l’État de droit, liberté de la presse, ce n’était donc que ça ? Comme cela aurait été bon en 1825, comme c’est triste, presque vulgaire, en 1875, quand on est vieux et fatigué, quand on meurt. 1. Charles de Rémusat, Mémoires de ma vie, préface de Jean Lebrun, Perrin, 2017.

140 JUIN 2017 JUIN 2017 ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

142 | Utopie et esprit critique au temps des Lumières › Michel Delon

149 | Comment réformer l’enseignement des sciences économiques et sociales ? › Annick Steta

157 | Le Japon de Nicolas Bouvier : de l’autre vers soi › Loris Petris

166 | La construction d’un nouveau roman national › Alban du Boisguéheneuc

173 | L’Italie ou l’apologie de la décadence › Michael Benhamou UTOPIE ET ESPRIT CRITIQUE AU TEMPS DES LUMIÈRES

› Michel Delon

e mot « utopie » garde jusqu’à aujourd’hui sa force de provocation. Rêverie qui largue les amarres du réel ou bien expérimentation radicale de ce qui pourrait bien devenir le réel de demain ? Jeu dangereux avec le possible ou bien dynamitage des conservatismes ? La critique de Ll’ordre existant s’éloigne vers des terres inconnues. La fiction peut être une conduite de détour ou une stratégie prudente par rapport au pouvoir. Mais où s’arrêtent les libres cavalcades de l’imagination et où commence la contrebande idéologique ? Les époques d’efferves- cence utopique sont celles où craquent les anciennes frontières. En 1492, Christophe Colomb débarque sur un continent inconnu. En 1500, Amerigo Vespucci rend compte de la découverte de ce nouveau monde. En 1516, Thomas More publie De optimo reipublicæ statu, deque nova insula Utopia, où l’utopie renvoie concurremment à un idéal de bonheur (eu-topos) et à une irréalité (ou-topos). Le XIXe siècle voit de même se multiplier les émeutes, les révolutions et les change- ments de régime à travers l’Europe, tandis que fleurissent les projets de Charles Fourier, Saint-Simon et Étienne Cabet.

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Entre les inventions de la Renaissance et celles de la révolution indus- trielle, le XVIIIe siècle enregistre le mot « utopie » dans les dictionnaires de langue française, tandis que l’An 2440 (1771) de Louis Sébastien Mercier fait basculer l’utopie dans l’uchronie : les îles lointaines où débar- quaient des Européens naufragés se changent en un XXVe siècle où la ville est réformée selon un urbanisme hygiénique et où la société tempère

ses inégalités. L’exploration sur le modèle des Michel Delon est professeur à la voyages à la découverte de terres nouvelles Sorbonne. Il est notamment l’auteur se change en une anticipation d’un futur du Dictionnaire européen des Lumières (PUF, 1997) et de Sade, un tout différent. Le narrateur se réveille après athée en amour (Albin Michel, 2014). un sommeil de sept siècles. L’épigraphe est › [email protected] empruntée à Gottfried Leibniz : « Le présent est gros de l’avenir. » L’ An 2440 connaît un immense succès : sans cesse réimprimé, récrit en 1786 en tenant compte de l’invention des montgolfières et autres nouveautés techniques, traduit dans les grandes langues européennes. Sous le Direc- toire, Mercier réédite le texte, dont il se vante de n’avoir pas changé une ligne depuis 1786 et qu’il fait précéder d’un « Discours préliminaire » :

« Jamais prédiction, j’ose le dire, ne fut plus voisine de l’événement, et ne fut en même temps plus détaillée sur l’étonnante série de toutes les métamorphoses particu- lières. Je suis donc le véritable prophète de la Révolu- tion, et je le dis sans orgueil. »

Il s’empresse d’ajouter qu’il ne confond pas la « première et coura- geuse explosion » avec les moments terribles et sanglants qu’il lui était impossible d’imaginer. Il ne doute pas que d’ici dix ans, ces dérives vont s’estomper au profit du seul effet bénéfique des événements :

« Lecteurs, voyez, comme moi, dans l’avenir tous les biens que la Révolution va produire ! Elle a terrassé une foule d’institutions vicieuses et déshonorantes, qui atta- quaient la dignité et le repos de l’homme ; elle lui a resti- tué cette noblesse, cette grandeur, cette énergie, attributs de la nature. »

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On comprend l’enthousiasme de l’homme de lettres qui a publié anonymement son utopie avant la Révolution et qui en revendique désormais la paternité. Mais la critique sociale se perd parfois dans le pur caprice romanesque. Nombre d’utopies sont reprises à la veille de la Révolution dans une vaste compilation de trente-six volumes, intitulée « Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques », éditée par Charles-Georges-Thomas Garnier entre 1787 et 1789. L’opération de librairie mêle les voyages, menant jusqu’à des terres authentiquement utopiques, à des fantaisies au contenu politique moindre. Les impa- tiences sociales donnent le goût du fantastique autant que de la critique politique. Dans ces Voyages imaginaires, on passe de Robinson Crusoé aux Sévarambes de Denis Vairasse, des Troglodytes de Montesquieu aux expéditions dans la Lune et le Soleil de Cyrano de Bergerac et de Gulli- ver à Micromégas. Le besoin de changement prend un sens précis dans les descriptions de sociétés égalitaires et réglées ou bien se satisfait facile- ment d’exotisme et de fantaisie. Pour ne pas se perdre dans ces massifs, un bon guide est Bronisław Baczko (1924-2016). Il a été un de nos grands historiens de l’imagina- tion utopique. Sa réflexion s’est nourrie des violences de l’histoire vécue : adolescent, il a pu fuir le ghetto de Varsovie où disparaissent ses parents ; professeur de philosophie, il a été exclu de l’université dans la Pologne communiste, accueilli à Clermont-Ferrand et à Genève. Il a ponctué son parcours intellectuel de livres qui sont autant de méditation sur le possible et le réel : Rousseau, solitude et communauté (traduit en 1974), Lumières de l’utopie (1978), les Imaginaires sociaux (1984), Comment sortir de la Terreur (1989), Job, mon ami (1997), Politiques de la révolution française (2008). Son dernier ouvrage est le Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières (1), qu’il a co-dirigé avec deux collègues de Genève et de Lausanne, Michel Porret l’historien et François Rosset le littéraire. L’adjectif « critique » n’est pas sans faire songer au Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle qui ouvre le siècle des Lumières en imposant la rigueur philologique des références et en confron- tant les points de vue contradictoires. Le dictionnaire fait éclater tout discours unique en une série d’articles particuliers. Dans un autre contexte, au moment du bicentenaire de 1789, le Dictionnaire

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­critique de la révolution­ française de François Furet et Mona Ozouf prétendait rompre avec la vulgate d’explication marxiste de la Révo- lution. Bronisław Baczko lui donna d’ailleurs les articles « Instruction publique », « Lumières et vandalisme » et « Thermidoriens ». Le Dic- tionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières propose pareillement une traversée de la floraison utopique qui n’est jamais réduite à une prédiction de 1789 ou à une préfiguration maladroite du marxisme. Cinquante-quatre articles, au nombre des cités sur l’île de Thomas More, entraînent le lecteur dans autant de traversées historiques et philosophiques d’un long XVIIIe siècle qui gagne en suggestion autant qu’en étrangeté. Compatriote et complice de Bronisław Baczko, Krzystof Pomian a dû lui aussi quitter la Pologne communiste pour s’installer en France, où il a été accueilli par le CNRS. Il a rédigé l’article « Temps » du dictionnaire. Il se demande si l’utopie, fille de la transgression dans l’Europe du XVIe et du XVIIe siècle, ne s’est pas changée à la veille de 1789 en fiction simplement distrayante, tandis que son refus de tout devenir, dans des sociétés closes sur elles-mêmes, s’éloignait sans cesse du temps des progrès scientifiques et économiques que l’époque espé- rait cumulatifs et irréversibles. L’engagement politique, au moment où la transformation sociale semblait devenir possible, frappait de caducité les sociétés insulaires idéales, mais stimulait comme jamais la liberté d’imaginer l’avenir. Le divorce de l’utopie et du progrès dépla- cerait alors la force subversive de l’utopisme du côté de la philosophie de l’histoire (à la suite de Condorcet) et de la réforme économique (à la suite de Fourier et de Saint-Simon). Bronisław Baczko s’est réservé l’article « Mal », dans lequel il com- mence par opposer le paradis, don de Dieu, à l’utopie, création des hommes. Les sociétés idéales ne prétendent pas éradiquer la faute et le crime, elles pratiquent le châtiment, condamnent à l’esclavage, à la mort ou à l’expulsion. L’égalité devrait faire disparaître le vol, la liberté sexuelle fera-t-elle pareillement disparaître tous les crimes sexuels ? Les Sévarambes sont polygames et les Australiens dans la Terre aus- trale connue de Gabriel de Foigny hermaphrodites, tout comme les habitants du centre de la Terre dans l’Icosaméron de Giacomo Casa-

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nova. Certaines règles sont inquiétantes. Les Sévarambes, encore eux, excluent dans des camps spéciaux les handicapés physiques et men- taux, à l’époque de ce que Michel Foucault a appelé le « grand renfer- mement ». Mais le mal qu’aucune utopie ne parvient à supprimer est l’ennui. Siden, le narrateur de Vairasse, quitte les Sévarambes au bout de quinze ans et Candide renonce beaucoup plus vite à l’Eldorado, où ne se trouve pas la belle Cunégonde. Si l’idée religieuse d’éternité de l’âme, voire la résurrection des corps ont longtemps été une façon de gérer la finitude humaine, l’utopie n’exorcise pas la réalité de la mort. Seule l’angoisse qu’elle suscite peut être atténuée ou apaisée. L’hygiène allonge la vie, les hôpitaux sont réfor- més, la collectivité accompagne les mourants et accepte dans certains cas l’euthanasie ; les survivants assurent la mémoire des proches et des bienfaiteurs de la Cité. La crémation purificatrice est souvent préférée à l’enterrement et à la corruption en terre. L’ostentation sociale disparaît des cimetières, qui deviennent de vastes jardins. Les grands hommes ont leur statue dans la ville, le Paris de l’an 2440 a érigé un monument à « un nègre, la tête nue, le bras tendu, l’œil fier, l’attitude noble, imposante » : c’est « le vengeur du Nouveau Monde », le libérateur de toutes les colo- nies américaines. La promenade urbaine doit être une leçon d’histoire. Des noms, longtemps oubliés de l’histoire des idées, émergent de ce dictionnaire. Tel celui de Charles-François Tiphaigne de La Roche (1722-1774). Ce médecin normand est un polygraphe, nourri de lit- térature cabalistique aussi bien que scientifique. L’Amour dévoilé ou le système des sympathistes, Amilec ou la graine d’hommes, Giphantie (ana- gramme de son nom, Tiphaigne), l’Empire des zaziris ou la zazirocra- tie et l’Histoire des Galligènes ou Mémoires de Duncan imaginent des techniques de transfert des images, des sons et des corps, des mani- pulations génétiques, un contrôle biopolitique et des formes de désin- formation. On peut y voir l’annonce du téléphone, de la télévision et de la Toile ou bien s’amuser de la loufoquerie d’une imagination proliférante et de la naissance de la science-fiction, mais le plus inté- ressant est de suivre ce médecin dans son interrogation sur les limites du possible et du pensable, sur les échanges entre le collectif et le privé. Plusieurs articles s’attardent sur Tiphaigne de La Roche, en par-

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ticulier les entrées « Communication » et « Sciences et techniques », qui mettent justement en cause l’opposition même de l’utopie et de l’anti-utopie, de l’euphorie gestionnaire et de la dystopie dénonçant les illusions de la table rase. Les efforts chez Tiphaigne et d’autres pour mesurer les ressources physiques et intellectuelles de chacun disent tout à la fois les espoirs placés dans le développement de la connaissance scientifique et les inquiétudes suscitées par la réduction des êtres et des consciences à des chiffres et à des opérations chimiques. Lorsqu’un officier de l’École polytechnique s’intéresse à des techniques pour inoculer l’amour aussi bien que la petite vérole (c’est-à-dire la variole), il renvoie à une scène de la Nouvelle Héloïse où Rousseau montre Saint-Preux venant attra- per la maladie auprès de sa maîtresse en pleine incubation contagieuse, mais il se fait surtout l’écho des craintes théologiques et morales sur ce qui va devenir la vaccination comme manipulation de la maladie et introduction des probabilités dans les décisions médicales et sanitaires : a-t-on plus de chance de mourir d’une maladie quand on est artifi- ciellement inoculé (ou vacciné) en bonne santé que quand on tombe spontanément malade ? L’utopie tourne vite au roman noir quand les inventeurs sont des médecins fous, confondant leurs désirs individuels avec le bien public. Cet officier-romancier se nomme Jacques-Antoine de Révéroni Saint-Cyr (1767-1829) et son roman Pauliska ou la per- versité moderne (1798). Qu’est-ce que cette perversité affichée par le titre ? L’esprit des Lumières et l’utopie d’une maîtrise des corps et des esprits ou bien leur détournement, leur accaparement par un clergé (qu’il soit religieux ou laïque, administratif ou économique) ? La force fécondante de l’utopie au temps des Lumières est de four- nir concurremment le rêve et son antidote. Faut-il insister sur l’immo- bilité de l’utopie ou bien sur le voyage de l’Européen qui quitte sa patrie pour aller voir ailleurs ? L’idéal est-il dans le pays figé ou dans la quête d’un ailleurs ? À la fin du XVIIe siècle, Fénelon compose pour l’instruction du duc de Bourgogne les Aventures de Télémaque. Télémaque, le jeune prince, fait le tour de la Méditerranée et observe plusieurs pays, il fait l’expérience de régimes politiques différents, il voit des révolutions et des réformes, des ruptures violentes et des

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transformations graduelles. Quelques décennies plus tard, Antoine-­ François ­Prévost, que l’histoire littéraire a nommé l’abbé Prévost et qui lui-même avait adopté le surnom parlant de Prévost d’Exiles, dans le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, fait s’interroger son héros sur le protestantisme, le catholicisme et le matérialisme et parallèlement sur diverses formes politiques. La clôture d’une théo- cratie dans une île atlantique ne résiste pas au désordre amoureux, ni le régime paternaliste dans une région d’Amérique aux pressions des peuples extérieurs. Le roman s’achève par le passage de Cleveland de la France de Louis XIV à l’Angleterre des Hanovre. Un troisième grand roman à la fin du siècle boucle un tour du monde, c’est Aline et Val- cour, sous-titré ambitieusement « ou le roman philosophique ». Sade y conduit successivement son lecteur dans une île idéalement bien gérée et dans un royaume d’Afrique noire qui en est l’exacte antithèse, san- glant et autodestructeur. Il oppose finalement à cette double utopie du bien et du mal une atopie, l’errance d’une troupe de bohémiens qui, aux marges de la société, pratiquent une politique de redistri- bution des richesses et de correction des injustices. Ces trois grands romans racontent des errances et des quêtes. Ils invitent à comparer des systèmes sociaux et politiques différents. À tout régime définitif, semblât-il idéal, ils marquent une préférence pour le questionnement. L’atopie est inquiétude, refus de s’endormir dans une évidence confortable. Telle est sans doute la leçon des Lumières et de ses uto- pies ; tel est le mérite d’un dictionnaire qui invite à une pensée critique.

1. Bronisław Baczko, Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Georg, 2016, publié dans le cadre d’un projet de recherche subventionné par la Fondation Balzan, qui a attribué son prix à Bronisław Baczko en 2011.

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› Annick Steta

ntroduit au lycée voilà un demi-siècle, l’enseignement des sciences économiques et sociales demeure un objet de polé- mique. Les programmes et les méthodes utilisées pour fami- liariser les élèves avec ces différentes disciplines sont au cœur d’une véritable bataille idéologique. Les tenants du libéralisme Iéconomique jugent que cet enseignement véhicule une vision critique du fonctionnement des marchés et du secteur privé – vision que cer- tains n’hésitent pas à qualifier de « marxisante ». Les représentants de différentes associations patronales interviennent régulièrement dans les médias pour réclamer une réforme de l’enseignement des sciences économiques et sociales destinée à donner une meilleure image de l’entreprise aux lycéens et à stimuler leur fibre entrepreneuriale. Les professeurs concernés soulignent au contraire l’intérêt d’une disci- pline hybride permettant aux élèves de mieux appréhender le monde contemporain. Pour comprendre les passions qui se déchaînent autour de l’en- seignement des sciences économiques et sociales, il est essentiel de remonter à ses origines. L’analyse économique, la sociologie, la

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science politique et les autres sciences sociales auxquelles il emprunte sont des disciplines récentes : elles se sont constituées au XVIIIe et au XIXe siècle. Cette relative jeunesse les distingue nettement des matières littéraires et scientifiques dominantes au lycée jusqu’au len- demain de la Seconde Guerre mondiale. Elles ont par ailleurs long- temps été associées à d’autres disciplines dans l’enseignement supé- rieur. Le cas de l’analyse économique est à cet égard particulièrement éclairant. Alors que les premiers départements universitaires d’écono- mie ont été fondés à la fin du XIXe siècle aux États-Unis et au tout début du XXe siècle au Royaume-Uni, la France a tardé à reconnaître que cette discipline pouvait exister de manière autonome. L’analyse économique a ainsi été enseignée au sein des facultés de droit jusqu’en 1960. Ce rattachement à une discipline ne faisant pas usage d’outils

mathématiques et statistiques contribue Annick Steta est docteur en sciences sans doute à expliquer que l’enseignement économiques. universitaire de l’analyse économique soit › [email protected] longtemps resté moins technique qu’il ne l’était à l’étranger. Les écoles d’ingénieurs s’étaient engouffrées dans cette brèche et proposaient à leurs élèves un cursus économique de très bon niveau. Il n’est donc guère étonnant que jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, l’école d’économie française ait été dominée par des chercheurs issus d’écoles d’ingénieurs. La sociologie, qui compte parmi ses fondateurs Henri de Saint-Simon et Auguste Comte, s’est quant à elle implantée au sein des universités quelques décennies seulement après sa naissance. Un premier département de sociologie fut créé par l’université de Chicago en 1892, trois ans avant le lancement de l’American Journal of Socio- logy, une revue scientifique toujours en activité. Alors qu’un départe- ment de sociologie fut constitué à l’université de Bordeaux par Émile Durkheim en 1895, la possibilité de poursuivre une licence dans cette discipline ne fut ouverte en France qu’en 1958. La science politique peine davantage encore à s’autonomiser dans l’Hexagone : son ensei- gnement reste étroitement lié à celui du droit. Seuls de rares départe- ments universitaires français sont habilités à délivrer une formation de science politique dès la première année d’étude. Les Instituts d’études politiques proposent certes des enseignements de science politique,

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mais ceux-ci ne représentent qu’une petite partie de leur offre de cours. Aux États-Unis par contre, cette discipline a très tôt joui d’un grand prestige. Un premier département de science politique fut créé à l’université Columbia en 1880. La fondation en 1903 de l’Ameri- can Political Science Association a joué un rôle-clé dans la diffusion des méthodes conçues et développées par les politologues américains : en se répandant par le biais des revues scientifiques qu’elle publie, le recours à des méthodes quantitatives a concurrencé l’approche moins technique privilégiée par d’autres traditions universitaires. L’analyse économique est entrée dans le secondaire sur la pointe des pieds. Un enseignement de sciences et techniques de l’économie avait été introduit dans les lycées techniques juste après la Seconde Guerre mondiale. Il s’était prolongé par la création, en 1952, d’un baccalau- réat B’ technique économique caractérisé par l’enseignement conjoint de l’analyse économique et du droit. Il fallut attendre une quinzaine d’années encore pour que cette discipline, associée cette fois-ci aux sciences sociales, soit proposée aux élèves des filières générales. La mise en place d’une filière économique et sociale résulta de la réforme du lycée réalisée en 1966 par Christian Fouchet, ministre de l’Éducation nationale du général de Gaulle. Après avoir créé en 1963 les collèges d’enseignement secondaire, le gouvernement placé sous l’autorité de Georges Pompidou cherchait à moderniser le lycée, notamment en dotant ses élèves d’outils leur permettant de mieux appréhender les mutations à l’œuvre dans la société française. La réforme de 1966 aboutit à la création de cinq séries de baccalauréats généraux ainsi qu’à celle des baccalauréats technologiques. Les sciences économiques et sociales étaient placées au cœur de la nouvelle série B, l’ancêtre de l’actuelle série ES. L’analyse économique restait associée au droit au sein de la série G, qui relevait de l’enseignement technologique. L’enseignement des sciences économiques et sociales fut conçu entre l’automne 1964 et la rentrée 1966, date à partir de laquelle deux cents classes de seconde expérimentèrent le programme d’ini- tiation économique et sociale. Durant cette période, de nombreuses oppositions au projet porté par le ministre de l’Éducation nationale se firent entendre. Les professeurs de philosophie se montrèrent les

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plus virulents : leur association jugeait que les sciences sociales étaient des « enseignements de faculté, qui supposent une maturité d’esprit que ne possèdent pas les élèves du second cycle, et qui doivent avoir pour base les instruments intellectuels dont précisément le lycée a la mission de les munir » (1). Mais Christian Fouchet tint bon. Lors du débat parlementaire de mai 1965 portant sur la réforme du baccalau- réat, il expliqua que l’introduction au lycée des sciences économiques et sociales correspondait « au rôle de plus en plus grand que jouent dans notre culture les sciences de l’homme ». D’où le choix d’intégrer l’analyse économique aux sciences sociales – choix qui se traduisit par l’avènement d’une discipline hybride, dont les contours ont régulière- ment évolué depuis les années soixante (2).

Une discipline hybride

Dès l’origine, l’enseignement des sciences économiques et sociales a présenté des caractéristiques susceptibles d’expliquer les critiques dont il est l’objet. L’idée directrice des premiers programmes consis- tait à faire partir les élèves de ce qu’ils connaissaient pour leur faire découvrir ce qu’ils ignoraient. Cette méthode néglige la nécessité de donner immédiatement aux élèves les outils conceptuels et techniques indispensables à l’analyse rigoureuse d’un phénomène. Elle produit de la sorte un sentiment de fausse facilité profondément préjudiciable à l’acquisition de connaissances sérieuses. Selon les programmes ini- tiaux de la voie B, l’introduction d’« aperçus théoriques » devait avoir lieu en classe de terminale. Les élèves étudiaient donc durant deux ans des éléments présentés comme des données sans véritablement savoir qu’ils sont le fruit, souvent contesté, d’une réflexion théorique com- plexe et progressivement forgée durant plusieurs siècles. Le recours à la méthode inductive constitue la seconde caractéristique de l’enseigne- ment des sciences économiques et sociales. L’introduction de ce dernier ayant précédé la constitution d’un corps de professeurs affecté à cette discipline, l’éducation nationale fit appel à des enseignants – notam- ment d’histoire-géographie et de sciences et techniques ­économiques

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– qui se formèrent sur le tas. Ce fut un géographe proche de l’école des Annales, Marcel Roncayolo, qui organisa à Sèvres de 1967 à 1969 des stages pédagogiques qui jouèrent un rôle essentiel dans la formation des méthodes d’enseignement en usage dans cette discipline. Consis- tant à partir de l’observation de cas particuliers pour parvenir à des conclusions générales, la méthode inductive a été privilégiée parce qu’elle semblait donner de bons résultats. Elle permettait en particu- lier de soutenir l’attention des élèves en les faisant travailler sur des documents de nature diverse : extraits de texte, articles de journaux, graphiques, tableaux, documents audiovisuels (3)… Le recours à la méthode inductive est toutefois contesté. Dans des propositions pour une réforme de l’enseignement des sciences économiques et sociales récemment formulées, les membres de la section Économie politique, statistique et finances de l’Académie des sciences morales et politiques ont rappelé que chaque chapitre des manuels d’introduction à l’ana- lyse économique de premier cycle universitaire couramment utilisés en France comme aux États-Unis débute par un exposé des concepts, les exemples étant présentés dans des encadrés ou des appendices. Ce choix pédagogique illustre « le fait qu’il est difficile, voir impossible pour un élève, dans le secondaire comme en premier cycle universi- taire, d’interpréter des faits sans une connaissance préalable d’outils analytiques de base » (4). Il en va de même des sciences sociales : qu’il s’agisse de la sociologie, de la science politique, de la démographie ou de l’anthropologie, il est extrêmement délicat d’aborder ces disci- plines en faisant l’économie d’une initiation préalable à leurs éléments fondamentaux. Quelles pourraient être les voies d’une réforme de l’enseignement des sciences économiques et sociales susceptible d’améliorer l’acqui- sition par les élèves des bases des diverses disciplines concernées ? Le problème ne se pose pas de la même manière aux différents niveaux du lycée. Depuis la réforme à laquelle procéda en 2010 Luc Cha- tel, alors ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Fillon, l’étude des sciences économiques et sociales est proposée aux élèves de seconde générale ou technologique sous la forme d’un enseignement d’exploration. Chaque lycéen doit sélectionner deux enseignements

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­d’exploration d’une heure trente par semaine. Tous ont l’obligation de retenir au moins l’un des deux enseignements à caractère économique offerts à ce niveau : sciences économiques et sociales ou principes fon- damentaux de l’économie et de la gestion. Les sciences économiques et sociales sont étudiées par 85 % environ des élèves de seconde générale ou technologique. Alors que cet enseignement est plébiscité en seconde, moins d’un quart des élèves de première et de terminale générale ou technologique choisit de poursuivre dans cette voie. Le programme de seconde vise donc en premier lieu à « donner à tous les élèves […] les éléments de base d’une culture économique et sociologique indispen- sable à la formation de tout citoyen qui veut comprendre le fonction- nement de l’économie et de la société dans laquelle il vit » (5). Or le caractère encyclopédique du programme adopté en 2010 permet dif- ficilement de réaliser un tel objectif. La distinction entre les approches économique et sociologique n’y apparaît pas clairement, ce qui ne peut que créer de la confusion dans l’esprit des élèves. Les notions sont pré- sentées de façon désincarnée, sans référence explicite à l’histoire de la pensée économique. Quant à l’hypothèse de rationalité et au principe de rareté, qui sont au fondement de l’analyse économique, ils ne sont présents qu’en filigrane. Les auteurs de ce programme ont, à l’évidence, eu le souci de faire le pont entre l’analyse économique et la sociolo- gie – négligeant par ailleurs les autres sciences sociales, ce qui montre à quel point le caractère hybride de cet enseignement rend l’exercice complexe. Mais leur volonté de se mettre à la portée des élèves est contre-productive. En faisant largement abstraction du contexte dans lequel ces disciplines se sont formées, ils privent les lycéens de la possi- bilité de saisir l’intensité des débats intellectuels dont elles sont le pro- duit. Et en laissant à l’arrière-plan les blocs de granit sur lesquelles elles reposent, ils leur interdisent de donner des fondations solides à leurs connaissances. C’est pourquoi la réforme du programme de sciences économiques et sociales de la classe de seconde devrait mettre l’accent sur l’histoire et les éléments fondamentaux des disciplines concernées, en accordant notamment une place importante à l’œuvre comme à la biographie de leurs grands auteurs. Connaître le contexte intellectuel et historique dans lequel travaillèrent Adam Smith, Auguste Comte, Max

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Weber, John Maynard Keynes ou Milton Friedman permet en effet de mieux comprendre comment leur pensée s’est forgée. Quant aux pierres angulaires des sciences économiques et sociales, elles peuvent être abordées de façon ludique et marquante. L’hypothèse de rationa- lité, la notion d’incitation ainsi que la distinction entre corrélation et causalité gagneraient à être introduites à travers les travaux scientifiques vulgarisés par Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner dans leurs diffé- rents ouvrages, dont Freakonomics est le plus connu (6). Il y a fort à parier que les lycéens apprendraient plus aisément à penser en écono- miste ou en sociologue en étudiant des sujets aussi provocants, mais néanmoins sérieux, que l’économie de la prostitution ou la sociologie des trafiquants de drogue qu’en se penchant sur le niveau du salaire minimum. Dotés de bases solides, les lycéens ne choisissant pas de s’inscrire en série ES seraient néanmoins correctement préparés à acquérir ultérieu- rement des notions de sciences économiques et sociales plus étendues. Les élèves souhaitant obtenir un baccalauréat ES seraient quant à eux mieux armés pour aborder les programmes de première et de termi- nale. Ceux-ci sont loin d’être aussi contestables que l’affirment leurs contempteurs : ils s’attachent aux concepts essentiels et aux principales méthodes de l’analyse économique, de la sociologie et de la science politique – ces trois disciplines étant désormais nettement séparées, sauf dans la petite partie du programme portant sur des questions de nature interdisciplinaire. Pourquoi alors sont-ils si souvent critiqués ? Sans doute parce que beaucoup d’observateurs souhaitent, plus ou moins ouvertement, que l’enseignement de sciences économiques et sociales change de nature. Nombreux sont les partisans d’un accrois- sement du poids de l’analyse économique au détriment des sciences sociales. D’autres déplorent « la vision globalement pessimiste des sociétés occidentales que les manuels tendent à transmettre » (7). Si l’on peut espérer que les professeurs auront à cœur de montrer à leurs élèves qu’ils bénéficient de conditions de vie nettement supérieures à celles de la majorité de la population mondiale, on ne peut pas attendre de l’analyse économique, qualifiée par Thomas Carlyle de « science lugubre » (dismal science), qu’elle cultive l’esprit de cotillon.

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Même si les programmes de sciences économiques et sociales peuvent certainement être encore améliorés, le véritable enjeu consiste à recruter et à former des professeurs maîtrisant les éléments fonda- mentaux des différentes disciplines concernées. Un enseignement aussi étroitement lié à la vie quotidienne et à l’actualité sera toujours l’objet de contestations. Il revient aux professeurs d’initier leurs élèves aux raisonnements scientifiques qui permettent d’évaluer les arguments échangés sur la place publique. À eux de leur apprendre à analyser, à critiquer, à hiérarchiser. Leur responsabilité n’est pas moindre que celle des concepteurs des programmes : ils sont ceux qui réussiront ou échoueront à doter les lycéens des outils indispensables au plein exercice de leur citoyenneté.

1. Association des professeurs de philosophie, Revue de l’enseignement philosophique, numéro spécial, février 1965, p. 16. 2. Élisabeth Chatel et Gérard Grosse, « Une brève histoire des sciences économiques et sociales », in Marjorie Galy, Erwan Le Nader et Pascal Combemale (dir.), les Sciences économiques et sociales. Histoire, enseignement, concours, Éditions La Découverte, 2015, p. 21-54. 3. Stéphane Beaud et Thomas Piketty, préface à les Sciences économiques et sociales. Histoire, enseigne- ment, concours, op. cit., p. 9-11. 4. Académie des sciences morales et politiques, « L’enseignement des sciences économiques et sociales dans les lycées. Propositions de la Section économie politique, statistique et finances », 15 mars 2017, p. 14. 5. Bulletin officiel spécial n° 4 du 29 avril 2010. 6. Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, Freakonomics, Folio, 2007. 7. Académie des sciences morales et politiques, op. cit., p. 19.

156 JUIN 2017 JUIN 2017 LE JAPON DE NICOLAS BOUVIER : DE L’AUTRE VERS SOI

› Loris Petris

epuis les voyages de Marco Polo, l’Orient n’a cessé de fasciner l’Occident, qui en retour en a façonné des représentations parfois contradictoires. À partir de l’ouverture de Meiji, l’orientalisme, et en particulier le japonisme, a ainsi influencé penseurs et esthètes, Dde Victor Hugo à Paul Éluard en passant par Charles Baudelaire, Sté- phane Mallarmé et Paul Claudel, attirés autant par l’altérité nippone que par une étrange et insaisissable proximité. Le regard que Nicolas Bouvier pose sur le Japon reflète ce double mouvement de fascination et de distanciation qui mène à une certaine intimité poétique (1). De juin 1953 à décembre 1954, Nicolas Bouvier et Thierry Vernet prennent la route de l’est, de Belgrade jusqu’aux confins de l’Inde, sur les traces d’Ella Maillart. Bouvier poursuit seul son périple jusqu’au Japon, où il débarque le 29 octobre 1955, fin d’un voyage qui, dans son esprit, devait être un tour du monde. Avec Félix Platter, Germaine de Staël, Jean-Jacques Rousseau et Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier appartient à cette Suisse nomade, celle des mercenaires, curieux, voyageurs, précepteurs et aventuriers

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qui vont voir « de l’autre côté de la montagne », une Suisse centrifuge de « la quête, de l’exil et du nomadisme », « vagabonde et pérégrine » comme il le dit puis l’écrit (2). Une autre Suisse, centripète, introver- tie, voire repliée sur elle-même, se reflète dans toute une « littérature intime, du remords et de l’enracinement », celle de Charles Ferdinand Ramuz, Jacques Chessex, Corinna Bille et Gustave Roud (3). Bouvier, qui sait tout le bénéfice qu’il y a à tirer « pour le jugement humain de la fréquentation du monde » (4), va choisir d’appartenir à la première catégorie. L’auteur des Essais, qu’il avoue vouloir tirer « un peu vers ces Indes orientales » (5), Bouvier lui doit bien plus que son titre : une attitude à la fois empathique et critique.

La découverte de l’autre par l’effacement de soi

« La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la gar- nir. (6) » Prenant le contre-pied du proverbe, cette formulation paradoxale fait du voyage l’occasion d’une nouvelle disponibilité : « Privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme

d’un volumineux emballage, le voyageur Loris Petris est professeur à se trouve ramené à de plus humbles pro- l’université de Neuchâtel et spécialiste portions. Plus ouvert aussi à la curiosité, de la Renaissance. Il est notamment l’éditeur des œuvres françaises de à l’intuition, au coup de foudre. (7) » Le Michel de L’Hospital (Droz, 2002 et voyage est pourtant d’abord une affaire de 2013). Il dirige entre autres l’édition disponibilité : « On n’a pas besoin d’une de la Correspondance de Jean Du Bellay (www.unine.ch/jeandubellay) grande géographie pour accéder à l’univer- et des Carmina de Michel de L’Hospital sel. (8) » « Un mètre carré et l’univers », (www.unine.ch/micheldelhospital). comme le résume Charles-Albert Cingria, › [email protected] commenté par Bouvier (9). L’instant, aussi : « Dix, quinze minutes, voilà ma vie », confie Henri Michaux dans Ecuador, également cité par Bouvier (10). Or, pour parvenir à cette « présence plénière » (11) (Kenneth White), il faut susciter une diminution de soi, risquer un appauvrissement de soi. « Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin », conseille Michaux dans Poteaux d’angle.

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C’est précisément en évoquant le Japon que Bouvier avoue que « celui qui n’accepte pas de commencer à faire l’apprentissage du moins est certain de perdre son temps » (12). Ce goût du moins et de l’effacement de soi, Bouvier en fait l’expérience avant de l’évoquer dans ses textes, où il tente de faire « la poste entre les mots et les choses » (13). « Le Japon est un apprentissage du moins. Il n’y est pas bien vu d’occuper trop de terrain » (14), note-t-il, avouant sa fasci- nation pour ce pays « maigre et frugal » qui suscite son goût pour la photographie, art d’une lenteur qui est hospitalité et humilité : « Il faut que le photographe s’efface complètement. Qu’il fasse en lui le silence le plus absolu. (15) » On rejoint ici l’esthétique japonaise, fondée, on le sait, sur les concepts de rusticité (sabi) et de simplicité (wabi), dont le point commun est le renoncement et le dépouille- ment : cette rusticité du bois élimé par le temps, « À la fenêtre du wagon / où cent mille coudes avant les miens / ont fait briller ce bois comme de la soie » (16) ; cette simplicité qui fait qu’« un pas vers le moins est un pas vers le mieux » (17). Dans l’Usage du monde, un personnage incarne à sa manière ces deux vertus : Dodo, le Greno- blois rencontré à Kaboul, flegmatique « pince-sans-rire, couleur de muraille et n’en observant que mieux, plus détaché qu’un derviche et d’une compagnie très agréable », habile qui dissimule son savoir pour pouvoir mieux « disposer de son temps », « traînard perpétuel » à rebours de la pente du temps, comme un moine errant n’attendant rien ou un Matsuo Bashō ouvert à tout :

« D’ordinaire, la quarantaine venant, ce vagabondage planétaire se désenchante et s’assombrit. On est obligé d’en rabattre. [...] Bref, on s’aigrit. Mais pas Dodo. Il était complètement à l’aise dans son nomadisme ­frugal. L’âme rincée par les tribulations, l’esprit dispos et ­disponible. (18) »

Cette disponibilité à l’ici et maintenant reflète, a posteriori, une vision orientale, qui touchera aussi l’écriture. « Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? (19) »

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Les évidences occidentales de l’affirmation de soi, du « je » unique (alors que le japonais possède de multiples pronoms pour dire « je ») et des certitudes cartésiennes se heurtent à un Japon qui inverse souvent les signes et qui privilégie le petit, le vide, l’ombre et le mouvant. Le Japon devient ainsi pour Bouvier ce « calme un peu inquiétant que sécrète l’ombre » qu’évoquait déjà Junichirō Tanizaki dans son Éloge de l’ombre (1933), cette entière altérité que Roland Barthes effleurera dans l’Empire des signes (1970), qui inclut quatre documents de Bouvier.

Fascination sans exotisme

Ce goût ne cède pas à la facilité et ce n’est que « l’exotisme une fois dissipé » (20) que le réel se livre, ce Japon populaire, prosaïque et ancien qu’affectionne Bouvier, le Japon pittoresque des ruelles étroites et des campagnes sans majesté, celui des arrière-salles vaseuses, des temples abandonnés et des sutoripu (strip-tease) enfumés. Au Japon, la place laissée au corps et à la sensibilité, la méfiance face aux mots qui ne font jamais le tour de la question, l’espace concédé au laisser- faire, la frugalité librement consentie, l’absence de doctrine de la faute et de la culpabilité ainsi que l’acceptation sereine de la vie dans ses contradictions fascinent Bouvier, qui y a été préparé par la langueur du Moyen-Orient, et notamment de l’Iran :

« Je crois qu’une des caractéristiques les plus frappantes du vieux Japon, c’est la lenteur. Une décision ne se pre- nait pas sans qu’on ne s’y soit mis à quinze ou seize […] Et qu’est-ce que la vitesse d’un seul dans ce pays où UN vaut moins que l’unité ? (21) »

Valeur constitutive du Japon, l’harmonie du groupe (wa, la paix) a ses conditions, strictes ! Il y a aussi « l’élégance et la légèreté » de la nourriture, les monastères accrochés à la montagne, le sumo « débarrassé de haine » (22), le dépouillement du nō (23), les bains publics japonais (sento), la maison japonaise « attrape-nature » (24), le spleen nippon qui fait qu’« un

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Japonais sur deux transporte avec soi sa nappe de mélancolie, de mal du siècle et d’ennui » (25), nostalgie singulière qui peut devenir heureuse (natsukashi) comme le rappelle Amélie Nothomb (26). Bouvier y trouve aussi la présence d’un « territoire entre le magique et le sacré » (27) et un espace de forces naturelles brutes qui relient l’homme au Tout et que vénère un Japon panthéiste et syncrétiste. Et il y goûte, surtout, un bon- heur absolu et fragile, dans ces moments « où tout était large et paisible, un de ces instants où l’on rejoint tout ce qu’on aime » (28) : des miettes d’infini où l’individu peut accueillir le monde et le laisser résonner en lui.

Critique et dépassement

Le journal intime de Bouvier, qui n’était pas destiné à la publication, révèle pourtant une attitude plus critique, prélude à une adhésion supé- rieure, à une affection entière pour une terre pétrie de contradictions : le zen y est ici jugé dangereux pour des Européens habitués à exalter l’ego, les arts martiaux ridicules, la cérémonie du thé dénaturée par le forma- lisme stérile, le paysage comme absent, l’ego bridé dans ce pays où le groupe recouvre l’individu ; un archipel marqué par mille ans d’isolement forcené « qui doit encore aujourd’hui […] se frapper violemment le front du poing pour se persuader qu’il ne rêve pas et que le monde extérieur existe » (29). Le jugement est sévère : « le Japon : comme le bambou, son arbre : gracieux, dur, des sensibilités et des frémissements au bout des branches, vernissé à l’extérieur et creux dedans » (30). Bouvier perçoit les dangers d’un enfermement dans une technicité coupée du flux du vivant, d’une souplesse qui s’adapte pourtant si inscrite, physiquement, dans la sensibilité japonaise, constamment livrée à une terre instable quand elle n’est pas hostile. Critiquant ces photographes qui ne sont habiles que techniquement mais demeurent incapables de « faire une photo qui soit un morceau du monde », il rapproche ainsi la photographie de l’écriture : « les exigences de la photo sont exactement les mêmes que celles de l’écri- ture : il faut se mettre en état de vision, avoir confiance, être relié au sujet par une affection ou une haine profonde » (31). La technique n’est pas encore la création, même si elle en est la condition, le berceau.

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Ce sens critique, Bouvier ne s’y complaît pourtant pas et, pour lui, le voyageur doit dépasser le stade où l’on démystifie trop le Japon après l’avoir mystifié : il doit « se débarrasser à la fois de l’attendrissement gobeur et de l’amertume rogneuse [...] et conserver un lyrisme qui ne soit pas celui de l’exotisme mais celui de la vie » (32). Son regard parvient dès lors à cet au-delà de l’attraction et du rejet, à une affection lucide, une dilection critique et un attachement consenti, qui sait que, dans ce domaine, les vérités sont condamnées à n’être que provisoires et partielles. « On ne voyage pas pour confirmer un système, mais pour en trouver un meilleur, auquel on fera bien d’ailleurs de ne pas adhérer trop longtemps. Ce qui importe, c’est le passage. (33) » Une instabilité qui souligne l’incomplétude du langage et tourne l’individu vers la poésie.

La poésie, cet au-delà des mots

Ce refus si oriental de l’esprit de système et ce questionnement per- manent des mots expliquent, chez Bouvier, la fascination pour la poésie, qui demeure pour lui « le seul antidote contre la solitude et la mort », « la dernière douane au-delà de laquelle le langage bascule et disparaît dans le blanc » (34). Car la cruelle insuffisance des mots transforme le travail de l’écrivain en « une marche nocturne et tâtonnante vers un point d’eau que la fugacité, la précarité mais aussi la lourdeur de la condition humaine nous interdisent à tout jamais d’atteindre » (35). Or seule la poésie peut rendre compte du mystère de la vie car elle seule côtoie, par le silence et l’absence, ces vérités si difficiles mais si proches. C’est le secret du cabaretier que Bouvier suggérait déjà dans l’Usage du monde, où le voyage en Iran s’achevait sur un vers de Hâfez (36), l’im- mense poète et mystique persan du XIVe siècle :

« Si le mystique ignore encore le secret de ce monde, je me demande de qui le cabaretier peut bien l’avoir appris. (37) »

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Or, c’est à Tokyo que Bouvier comprend ce secret, accessible par l’expérience du monde, mystère qui résiste au religieux mais se livre au profane : le silence, la solitude et l’incommunicabilité.

« La solitude à cet égard empire, il n’y a personne à qui je puisse “parler” à moins de les rendre ivres morts. C’est le secret du cabaretier dont Hâfez eut, de si bouleversante façon, connaissance. (38) »

Face à un logocentrisme occidental trop sûr de ses moyens, l’Orient et la poésie offrent à Bouvier un sens du dépouillement et une esthétique minimaliste que Philippe Jaccottet trouve dans la forme du haïku, si fondamentale pour traduire tant l’insuffisance des mots qu’un acquiescement à l’évanescence : pour saisir « au passage une lumière dans l’impermanence » et donner « au plus frêle le plus de prix et de pouvoir » (39). Ce sentiment rejoint le mono no aware japonais, intimité avec les choses et sensibilité à l’éphémère. L’écriture elle-même est pour Bouvier un exercice de réduction de soi, une ascèse exigeante qui nécessite l’effacement et le don de soi. « Mois et jours sont passant perpétuels » écrit Bashō, cité par Philippe Jaccottet. Il faut donc apprendre à faire du voyage son gîte, la poésie aidant à sentir « ce chant que l’on ne saisit pas », « cet espace où l’on ne peut demeu- rer » (40) et qui ne s’effleure que dans un subtil équilibre entre quête et laisser-faire : « ce singulier équilibre entre la volonté et l’instinct, l’effort et l’abandon » (41). Comme l’écrit Yves Bonnefoy, « moins les choses, moins des êtres, que des frémissements, des rides tôt disparues de la surface sensible, traces du tout, ou du rien, que la pensée concep- tuelle ne peut ni ne voudrait retenir » (42). L’art, la poésie et le voyage effleurent et montrent du doigt sans épuiser ni prétendre posséder. Par sa soudaineté et sa concision, le haïku est aussi pour Bouvier une irruption, « l’antidote du projet » (43) et de l’esprit de système, une disponibilité au non-dit qui incite à aller derrière le voile. Il y a là, peut-être, la possibilité d’une réelle rencontre entre Orient et Occident, dont Bouvier ne cache pourtant pas la difficulté car « c’est bien la même pénurie d’âme partout » et il vaudrait mieux « commen-

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cer par connaître et mesurer ce qui nous enchaîne au silence » (44). Entrevue difficile entre deux mondes, impossible peut-être, comme en témoignent à leur insu ces touristes américaines « de l’espèce qui vous digère en une journée une douzaine de temples » et qui, devant l’in- sondable Ryōanji, ne peuvent se retenir de penser à… Jésus-Christ ! Car, en définitive, le dialogue entre l’Orient et l’Occident n’est peut- être que l’histoire d’une longue incompréhension, comme Bouvier l’explique au Club 44 de La Chaux-de-Fonds : l’Occident indivi- dualiste classe, sépare et isole alors que le Japon relie et privilégie les liens au sein du groupe, ce qui en fait « une noix extrêmement dure à casser » (45). À notre tradition judéo-chrétienne et scientifique qui impose la , il oppose un Orient marqué par la quête de l’unité et d’une réunion avec la nature : le Japon demeure un monde où « le compromis, la réconciliation sont rois », où le langage répugne à « l’affirmation péremptoire et aux options tranchées ». C’est là ce qui fascine Bouvier, peut-être parce que, comme le notait Platon, « c’est le plus contraire qui est au plus haut point ami de ce qui est le plus contraire » (46).

1. Cet article s’inspire d’une conférence donnée à l’université Kei¯o (Tokyo) le 10 octobre 2014 dans le cadre du 150e anniversaire du premier traité économique helvético-japonais. 2. Nicolas Bouvier, « Éloge de la Suisse romande », ILCF, université de Neuchâtel, 4 juin 1992 ; http:// www2.unine.ch/ilcf/les_grandes_conferences ; Routes et déroutes, in Œuvres, édition publiée sous la direction d’Éliane Bouvier avec la collaboration de Pierre Starobinski, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 1322. 3. Voir Nicolas Bouvier, « Le flâneur ensorcelé. Charles-Albert Cingria 1883-1954 », in Œuvres, op. cit., p. 1079. Cf. p. 1321-1322. 4. Michel de Montaigne, les Essais, tome I, chapitre xxvi, « De l’institution des enfants », Presses universi- taires de France, 2004, p. 157. 5. Nicolas Bouvier, le Poisson-scorpion, Gallimard, 2006, p. 37-38. Voir Loris Petris, « Montaigne en Orient : l’ombre des Essais dans l’Usage du monde de Nicolas Bouvier », Montaigne Studies, 30 (2017), p. 189-198. 6. Nicolas Bouvier, l’Usage du monde, Payot, 2007, p. 30. 7. Idem, p. 80. 8. Nicolas Bouvier, « Éloge de la Suisse romande », art. cit. 9. Charles-Albert Cingria, Œuvres complètes, L’Âge d’homme, 1968, p. 188, commenté par Nicolas Bouvier dans Charles-Albert Cingria en roue libre, Zoé, 2006, p. 118. 10. Nicolas Bouvier, Œuvres, op. cit., p. 1278. 11. Nicolas Bouvier, « Le flâneur ensorcelé. Charles-Albert Cingria 1883-1954 », in Œuvres, op. cit., p. 1080. 12. Nicolas Bouvier, Chronique japonaise, Payot, 1989 ; 1991, p. 50 ; Œuvres, op. cit., p. 522. 13. Nicolas Bouvier, Routes et déroutes, in Œuvres, op. cit., p. 25 et 1301. 14. Idem, p. 1319. 15. Idem, p. 102. 16. Nicolas Bouvier, « Nœud ferroviaire », le Dehors et le dedans, in Œuvres, op. cit., p. 843. 17. Nicolas Bouvier, le Poisson-scorpion, in Œuvres, op. cit., p. 748. 18. Nicolas Bouvier, l’Usage du monde, op. cit., p. 412. 19. Nicolas Bouvier, le Poisson-scorpion, op. cit., p. 748. 20. Nicolas Bouvier, l’Usage du monde, op. cit., p. 253. 21. Le Japon de Nicolas Bouvier, Hoëbeke, 2002, p. 21, tiré de « Petite chronique des villes ». 22. Idem, p. 103, qui reprend un texte intitulé « Combats de poussahs » paru en 1983 dans l’Hebdo de Lausanne.

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23. « Pas besoin d’être grand clerc pour prendre plaisir au nô », in le Japon de Nicolas Bouvier, op. cit., p. 90. 24. 26 août 1956, in Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Correspondance des routes croisées 1945-1964, Zoé, 2010, p. 1079. 25. Nicolas Bouvier, le Vide et le plein. Carnets du Japon 1964-1970, Gallimard, coll. « Folio », 2012, p. 31. 26. Amélie Nothomb, la Nostalgie heureuse, Albin Michel, 2013. 27. Nicolas Bouvier, Routes et déroutes, op. cit., p. 1305. 28. Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Correspondance des routes croisées 1945-1964, op. cit., p. 1032. 29. Nicolas Bouvier, le Vide et le plein, op. cit., respectivement p. 235 (zen), 40 (budo), 180-184 (shado), 219 (paysage), 91 et 125. 30. Idem, p. 40. 31. Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Correspondance des routes croisées 1945-1964, op. cit., p. 981-982, Bouvier à Vernet, 24 février 1956, Tokyo. 32. Nicolas Bouvier, le Vide et le plein, op. cit., p. 113. 33. Idem, p. 165-166. 34. Nicolas Bouvier, Œuvres, op. cit., p. 885 (Holan) et 887 (Anna Akhmatova). « C’est grâce à Holan autant qu’à Michaux que j’ai compris que certaines visites que la vie nous rend sont si mystérieuses qu’elles doivent prendre la forme d’un poème. » La dernière douane est aussi le titre du dernier poème du Dedans et le dehors. Voir Nicolas Bouvier, l’Échappée belle. Éloge de quelques pérégrins, Métropolis, 1996, p. 57. 35. Nicolas Bouvier, « Holan », in Œuvres, op. cit., p. 884. 36. « Même si l’abri de ta nuit est peu sûr / et ton but encore lointain, / sache qu’il n’existe pas / de che- min sans terme. NE SOIS PAS TRISTE », in Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Correspondance des routes croisées 1945-1964, op. cit., p. 322. 37. Nicolas Bouvier, l’Usage du monde, op. cit., p. 352 ; aussi cité dans Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Correspondance des routes croisées 1945-1964, op. cit., p. 935. « Le secret de Dieu que le gnostique pèle- rin ne dit à personne, je suis stupéfait, ne sachant d’où le marchande de vin l’a entendu » (Hâfez, le Divân, Verdier, 2006, p. 639). 38. Nicolas Bouvier à Thierry Vernet, 24 février 1956, Tokyo, in Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Corres- pondance des routes croisées 1945-1964, op. cit., p. 983-984. 39. Philippe Jaccottet, « Notes du ravin », Œuvres, Gallimard, 2014, p. 1223. 40. Idem, p. 942, 1037 et 139. Voir Philippe Jaccottet, Haïku, Fata Morgana, 1996. 41. Idem, p. 130. 42. Collectif, Haïkus. Anthologie, Fayard, 2006, p. 18 et 21. 43. Nicolas Bouvier, Routes et déroutes, in Œuvres, op. cit., p. 1306. 44. Nicolas Bouvier, le Vide et le plein, op. cit., p. 163. 45. Nicolas Bouvier, « Découvrir le Japon », Club 44, La Chaux-de-Fonds, 8 décembre 1969, conférence fondée sur Japon (1967) ; sur http://www.club-44.ch/?a=7&archive=170403. 46. Platon, Lysis, 215e.

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› Alban du Boisguéheneuc

Dès que l’on devient français, nos ancêtres sont gau- lois. » La déclaration de Nicolas Sarkozy lors d’un discours sur l’identité le 19 septembre 2016 a réin- troduit la question du « roman national » dans le débat public. Les détracteurs de l’ancien président «de la République dénoncèrent sur-le-champ une vision étriquée de l’histoire de France tout en s’en prenant aux mythes fondateurs. Dans le cadre de l’élection primaire de la droite et du centre, Fran- çois Fillon exposait l’idée d’un récit national élaboré par des acadé- miciens. Cette polémique faisait écho à la réforme des programmes d’histoire-géographie portée par Najat Vallaud-Belkacem entrée en vigueur à la rentrée 2016. La ministre de l’Éducation nationale avait, en 2015, soumis cette question à des historiens de la Sorbonne afin de réviser les programmes : « L’histoire est-elle une science sociale, un récit ou un roman national ? » Le problème demeure irrésolu. En son temps, Charles Péguy critiquait déjà sévèrement le « Petit Lavisse », à l’origine du roman national :

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« Parmi ces livres, un des plus intéressants était la petite Histoire de France de M. Lavisse, où il y avait des images, des récits et un texte. Je pris là de la France et de son histoire une image commode que tout mon travail a consisté depuis à essayer de remplacer par l’incommode image exacte. (1) »

Force est de constater que « l’incommode image exacte » a aujourd’hui trouvé de nouveaux obstacles dans le paysage médiatique français. Le débat sur le contenu des programmes d’histoire doit avoir lieu, mais il dévie fatalement pour cause de surcommunication. Un phénomène qui se caractérise par une communication autolâtre, deve- nue sa propre finalité au détriment du véritable sujet, l’histoire.

De l’histoire à la mémoire

L’enseignement de l’histoire est un sujet éminemment politique en ce qu’il donne, selon l’interprétation dont il est teinté, une direction pour l’avenir. Si l’instrumentalisation de l’histoire n’est pas un phéno- mène nouveau, son enseignement, tout comme la politique, s’est peu à

peu inscrit dans une culture de l’affichage, Alban du Boisguéheneuc est étudiant où la forme a pris le pas sur le fond. Dans en sciences politiques. une société ultramédiatisée, les mots doivent › [email protected] moins définir que toucher, car le prétendu débat y cultive l’émotion. Tout y est symbole, et chaque argument appelle à un second degré de compréhension, unique objet de la controverse. Ce déséquilibre entre le fond et la forme fait insidieusement dévier les aboutissants du débat. Les délibérations sur le sujet ne traitent pas tant de l’histoire que des signi- fications politiques, très actuelles, de tel ou tel programme. L’histoire peine en réalité à trouver sa place dans le monde de la communication, qui favorise invariablement la mémoire, bien plus vendeuse. Celle-ci a pour avantage de se plier parfaitement aux règles de l’oralité et de l’instantané. La mémoire séduit, parle des individus, elle est à l’échelle humaine ; en bref, la mémoire émeut, pas l’histoire.

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La parfaite concordance entre la mémoire et une communication qui se doit d’être facile d’accès (télévision, radio, réseaux sociaux, etc.) constitue l’axe de ce premier écart avec l’histoire. Il y a certes une complémentarité bénéfique entre l’histoire et la mémoire (mise en évi- dence par l’historien des idées Tzvetan Todorov dans son article « La mémoire devant l’histoire » (2)), mais le danger réside dans l’occulta- tion de l’une par l’autre. La mémoire est par nature subjective ; Todo- rov la définissait par ces mots : « Elle est particulière, donc partielle, et possiblement partiale, non commune et générale. » L’histoire est ainsi abordée sous un angle mémoriel tout à fait subjectif qui légitime un tri, un allègement préalable à son enseignement. Pour les profession- nels de la communication, et en vue de contenter l’audience, le but est moins de débattre que de se placer du bon côté, d’avoir raison de l’his- toire. Là-dessus, l’historien François Bédarida affirmait qu’il « n’avait cessé de s’élever contre les dangers de la seule oralité » et s’alarmait de ce que « la raison historique capitule devant les déviances de la mémoire » (3). Une fois ce constat fait, on comprend, au regard de la place des médias dans la société, l’omniprésence de la mémoire, que ce soit dans les programmes scolaires ou lors de célébrations publiques. Ce premier glissement donne lieu à une dialectique inepte, où celui qui affirme que ses ancêtres sont gaulois est un obsédé de l’iden- tité, et celui qui veut inclure la repentance dans l’histoire n’aime pas la France. On n’imagine pas un débat médiatique de cette ampleur sur des questions purement historiques. Dans un projet de préface pour Adolphe, Benjamin Constant constatait déjà « une des principales maladies morales de notre siècle : cette fatigue, cette incertitude, cette absence de force, cette analyse perpétuelle, qui place une arrière-pen- sée dans tous les sentiments, et qui les corrompt dès leur naissance ».

De la mémoire au kitsch

Plus abordable que l’histoire, la mémoire avait cependant le défaut de ne pas faire l’unanimité. Chaque communauté peut légitimement revendiquer sa propre mémoire, sa France. Todorov formulait ainsi la

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question : « La juxtaposition de plusieurs intérêts incompatibles peut- elle conduire ailleurs qu’à un relativisme moral généralisé ? » Naturel- lement, le langage médiatique a peu à peu laissé de côté les pommes de discorde. Dès lors, il restait le kitsch, consensus ultime, reliquat de conscience collective, « station de correspondance entre l’être et l’ou- bli », comme le définissait l’inventeur du concept, Milan Kundera. Sous forme d’images d’Épinal ou de slogans, le kitsch s’adresse à tous, au moins au plus grand nombre, et réussit ce tour de force qui consiste à rassembler autour des particularismes. Il est le dernier garde-fou, garant de la bienséance sur la scène médiatique. Dans sa complexité, l’histoire est-elle compatible avec les valeurs de la République de tolé- rance, de vivre-ensemble ? Milan Kundera expliquait dans son roman l’Insoutenable Légè- reté de l’être sa conception du kitsch. « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’exis- tence humaine a d’essentiellement inacceptable. (4) » Une idée qu’il détaillera plus tard dans son discours de réception du prix Jérusalem en 1985 :

« Le mot “kitsch” désigne l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre. Pour plaire, il faut confirmer ce que tout le monde veut entendre, être au service des idées reçues. Le kitsch, c’est la tra- duction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion. Il nous arrache des larmes d’attendrissement sur nous-mêmes, sur les banali- tés que nous pensons et sentons. […] Vu la nécessité impérative de plaire et de gagner ainsi l’attention du plus grand nombre, l’esthétique des mass media est inévitablement celle du kitsch, et au fur et à mesure que les mass media embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre esthétique et notre morale quotidienne. »

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« Le kitsch fait naître tour à tour deux larmes d’émotion. La première larme dit : “Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse !” La seconde larme dit : “Comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse !” Seule cette seconde larme fait que le kitsch est kitsch. (5) »

Un nouveau roman citoyen ?

La seconde larme est versée à tout propos, et le réfractaire est coupable de ne pas communier avec les autres lors des manifesta- tions suite aux attentats de Charlie Hebdo, dernier épisode de notre roman national. L’article de France Info intitulé « Comment “l’esprit Charlie” a été intégré aux manuels scolaires » (6) l’illustre assez bien (même s’il ne s’agit que des manuels d’enseignement moral). À noter que le slogan « Je suis Charlie » provient directement de Twitter. La création d’une bulle médiatique autour des programmes d’histoire, nourrie du kitsch kundérien, favorise la mémoire, et ainsi l’émotion, la passion, voire le vertige au regard de certains épisodes de l’histoire (tout ça en 140 signes). En résulte logiquement une forme d’interdit latent, qui s’apparente plus ou moins à une religiosité laïque, assortie de la morale qui va avec. Dès lors, on comprend que si l’histoire est la science du passé, la communication est la science du présent par excellence. Ainsi aberrée, l’histoire n’a sans doute jamais été aussi prison- nière du présent. L’histoire ne vaut plus pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle permet. Lorsque Alain Finkielkraut affirme que « l’école, c’est le lieu où les morts ont la parole », l’historienne Lau- rence de Cock réplique : « Le passé se regarde avec les yeux du pré- sent pour penser l’avenir. » Regarder l’histoire avec les « yeux du présent » (7), voilà bien une forme de présentisme, celui-là même qui permet de toiser et de juger le passé. Ce sont d’ailleurs ces jugements de valeur qu’il s’agit d’enseigner, et non plus l’histoire,

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réduite à un support idéologique, un moyen de corriger le présent, de soigner les insensibles de la mémoire collective et pourvoyeurs d’idées néfastes. Au roman s’oppose donc le roman, mais certaine- ment pas l’histoire. Bien que les promoteurs d’un roman national essentialiste repré- sentent une cible de choix pour les médias, la surcommunication autour de la question de l’enseignement de l’histoire entretient curieu- sement le processus de création d’un roman (qui répond d’ailleurs aux mêmes codes que le récit médiatique) en ce qu’elle puise à la même source que le « Petit Lavisse », à savoir la mémoire. Par exemple, l’historienne Anne Jollet, tout en fustigeant le roman national, soulignait le rôle des médias dans la mise en place d’un pro- jet commun :

« Ces savoirs, notamment par l’école, mais aussi par les médias quand ils parviennent à être intelligents et démocratiques, fabriquent bien mieux du commun, des compréhensions sociales partagées, voire de l’identité collective au présent, ancrée dans les réalités sociales du présent, que les mythologies nationalistes imposées par le roman dit national, que l’on devrait peut-être nom- mer plutôt, pour le renvoyer vers les oubliettes de l’his- toire, le vain “roman chauvin’’. (8) »

Reste à savoir ce que signifie « fabriquer de l’identité collective au présent ». Dernier trompe-l’œil, certains artisans du nouveau roman prétextent une approche scientifique de l’histoire. (« Est-elle une science sociale ? ») En réponse à la déclaration de Nicolas Sarkozy, la ministre de l’Éduca- tion nationale répondait : « Depuis la IIIe République, on sait que ça n’est pas un roman que l’on doit raconter aux enfants, c’est l’histoire véridique telle qu’elle est. (9) » Dès lors, se battre contre le roman natio- nal exalté par Nicolas Sarkozy, c’est se battre au nom de la vérité scien- tifique, ce qui laisse peu de place à la critique et à la réflexion. Toujours en réponse à l’ancien président, Mme Vallaud-Belkacem ajoutait :

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« Faut-il faire un cours d’histoire à M. Sarkozy, qui visiblement en a besoin ? Oui, il y a parmi nos ancêtres des Gaulois, il y a aussi des Romains, des Normands, des Celtes, des Burgondes. Et puis, au cas où il l’aurait oublié, avec le temps la France a annexé d’autres ter- ritoires. Les Niçois nous ont rejoints, les Corses, les Francs-Comtois, la Guadeloupe, la Martinique et puis après aussi des Arabes, des Italiens, des Espagnols. »

De fait, l’actuel programme d’histoire du ministère de l’Éducation, nouveau roman exempt de toute essentialisation de la France, fait lui aussi preuve d’un certain lyrisme. Najat Vallaud-Belkacem introduit ainsi le concept moderne de multiculturalisme aux origines de la France, « au nom de l’histoire véridique telle qu’elle est ». Le roman national traditionnel avait pour motif de fédérer les Français en trans- cendant la nation ; le nouveau permet le confort moral individuel.

1. Charles Péguy, « Le ravage et la réparation », la Revue blanche, n° 155, 15 novembre 1899, p. 417. 2. Tzvetan Todorov, « La mémoire devant l’histoire », in Terrain, n° 25, septembre 1995, p. 101. 3. François Bédarida, « Du bon usage de l’histoire de notre temps », in le Débat, n° 79, mars-avril 1994, p. 157. 4. Milan Kundera, l’Insoutenable Légèreté de l’être, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 357. 5. Idem. 6. Camille Adaoust, 1er septembre 2015. 7. Laurence de Cock et Mathilde Larrère, « Les détricoteuses : vive le récit national ! », Mediapart, 30 novembre 2016. 8. Anne Jollet, « La notion de roman national est-elle compatible avec le travail historique? », L’Humanité.fr, 14 novembre 2016. 9. Sébastien Tronche, « “Nos ancêtres les Gaulois” : le petit cours d’histoire de Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, à Nicolas Sarkozy », Europe1.fr, 20 septembre 2016.

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› Michael Benhamou

es Italiens offrent le spectacle d’un coucher de soleil qui refuse de s’éteindre. Cela fait trois mille ans qu’ils trouvent constamment le moyen de montrer le bout de leur nez quelles que soient les manipulations de périodi- sation historique. Devant tant d’obstination, il faut bien Lfinir par se poser la question suivante : la décadence, est-ce nécessaire- ment la mort ? Les anxieux et les impatients seront déçus par l’ambiance de cet énième voyage italien, souvenirs accumulés de l’été 2016. En Europe, le bruit court depuis longtemps qu’un caractère se mesure dans la tem- pête, pas dans la gloire. La vieille péninsule est un rappel encore vivant de cette sagesse.

Assumer l’absurde dans un musée

Le tourisme estival est une solitude. En été, les villes italiennes sont assaillies de familles groupées, de couples soudés, de scènes maritales compartimentées. Tavernes ou bistrots ne parviennent plus à alanguir cette masse de blocs. Le touriste isolé n’a pas d’autre choix que le musée pour comprendre ce qui lui arrive.

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Son premier choc tient au partage de cet espace avec des camarades humains qui n’y traînent pas leur curiosité de la même façon. Chinois ou Indiens foncent à toute allure, de toile en toile, oreillette en œillère, pointant sur l’œuvre la caméra de leur téléphone avant d’avoir offert à leur œil nu cette dernière. Dans certains cas extrêmes, le tableau n’est même jamais contemplé qu’à travers le Ancien conseiller pour l’Otan, l’armée petit écran pixellisé alors que le génie n’est française et le Centre Martens, centre qu’à quelques mètres, quelques centimètres. de recherche au Parlement européen, C’est à se demander si ces « découvertes gui- Michael Benhamou est entrepreneur. dées de l’Europe en dix jours » amènent à › [email protected] un réel échange pacifique entre civilisations ou si cet empressement trouve son mimétisme comportemental dans le pillage industriel. Rien n’est ressenti dans ces transferts. Tout est enregistré pour une exploitation ultérieure dont on ne saurait dire si elle est souhaitable. Passé ce mélange de crainte et de condescendance, l’Européen est confronté à lui-même. Milan, Florence ou Rome l’assaillent de corps et de visages de la Renaissance dont il sent, sans trop se l’avouer, qu’il n’est plus à la hauteur. Quelles purent être les pensées de ces adoles- cents à casquette en présence du David de Michel-Ange ? Les vertus de courage et de force physique de la belle statue, aveuglée de blancheur par un excès hollywoodien de lumières, s’éloignent des nôtres. Quant à l’idéal d’imitation de la nature des XVe et XVIe siècles, il n’est plus un état d’esprit aujourd’hui mais une science aux lourds effets com- merciaux : le bio-mimétisme. Le limage révolutionnaire des arrêtes de nos smartphones, épousant les formes humaines, vient de là. Il faut rendre à Steve Jobs ce qui est à Steve Jobs, et à Michel-Ange ce qui est à Michel-Ange. Les heures passant, les signes de décalage se multiplient à l’observa- tion. À Pompéi, le touriste est entassé sur des heures de file dont il finit par s’échapper tel un taureau en furie. Cet état de tension nerveuse est un gâchis car Pompéi est l’un de ces rares endroits où la simple contemplation apprend à vivre et à mourir dignement. Quelques heures d’inertie permettent de saisir ce que fut la vie d’un Napolitain deux millénaires avant nous : un amphithéâtre pour jouer et débattre, de grandes places pour se restaurer en groupe, des appartements d’à

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peine 10 m² pour dormir, le soleil toute l’année, la mer à portée de promenade. Un couple de Français, excité par les heures d’attente et déboulant soudain dans mon allée, lâche rapidement : « Mais ils fai- saient comment pour vivre dans ces cubes minuscules ? » C’était ne rien comprendre à l’endroit : les Pompéiens n’utilisaient leurs appar- tements que pour dormir une partie de la nuit. Le reste du temps, ils vivaient ensemble heureux à l’air libre. Ils sont morts aussi ensemble, asphyxiés dans les cendres du Vésuve. Leur fin est d’ailleurs occultée par un voile non pas de pudeur mais de vulgarité : très peu d’images de leurs positions mortuaires finales mais des clichés de concerts de rock endiablés dont l’individualisme insulte une dernière fois l’esprit de ces défunts. Pas moyen d’échapper au diktat des ondes positives de nos jours. Le musée, c’est pourtant la mort. Ou la mélancolie. À Florence, certains acceptent ces vérités. Un tableau de Cecchino del Salviati, Charité (1544-1548), montre par exemple une mère agrippée par ses enfants. On ne sait pas si cette femme est agacée par le poids de ces derniers ou si elle vit le bonheur le plus complet. C’est ce qui fait le génie du début du XVIe siècle : avoir l’honnêteté de peindre l’ambiguïté des senti- ments. Tout est craché aujourd’hui, mais rien n’est réellement assumé.

Trébucher sans conviction dans une église

La complexité des sentiments est une chose merveilleuse mais on aimerait bien avoir quelques garanties aussi. Et comme ces affaires de Big Bang et de trous noirs interstellaires ne brillent pas encore par leur clarté – jusqu’à inquiéter même par leurs formes incompréhensibles –, la promesse de vie éternelle de l’Église vivote malgré les conquêtes du savoir. Le charisme de la répétition des siècles jouent aussi dans le sens du Christ. Concédons tout de suite que les églises ont été remarquablement pensées, c’est-à-dire que ces bâtiments sont là pour durer. Orienté vers l’Orient – d’où le verbe d’ailleurs – pour le lever du soleil, l’athée le plus têtu est contraint d’y trouver l’ombre à midi tant l’endroit occupe

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des axes urbains cardinaux. La suite se joue dans les détails. Nord et sud du pays s’affrontent d’abord sur une obsession de la symétrie des formes chez les Milanais, les Florentins ou les Romains là où, en Sicile, « le sentiment du niveau et de la ligne verticale, qui fait de nous des êtres humains et qui est à la base de toute eurythmie, est blessé et froissé en nous » (1). À Palerme, on ne prête pas attention à la claudication d’une façade orpheline d’une de ses statues et l’on valorise depuis bien longtemps le monde animal, autant ou plus que l’aventure humaine. Un taureau lisant calmement un ouvrage, repéré à l’intérieur du Duomo di Palermo, serait considéré comme une héré- sie dans les villes du Nord. Le putto sicilien placé à ses côtés vit, lui, naturellement la culture générale de l’animal à cornes. Cette dorure offre l’ironie qui convient pour incarner le déclin cadencé du culte catholique de ces cinq derniers siècles. Après quelques épisodes populistes, dont celui de Jérôme Savonarole à Flo- rence (1494-1498), les grandes familles italiennes comprennent l’im- portance de canaliser la ferveur justicière des ordres mendiants. Ce n’est plus la souffrance du Christ qu’il faut représenter par de vastes églises de pierre en forme de croix, mais la quête antique d’harmonie, privilégiant les formes rondes, géométriquement centrées. Il s’agit de rendre visible la beauté de l’ordre divin, non plus d’attiser la conscience sociale et morale du croyant par le mythe sacrificiel de Jésus. Rome et Florence participent encore de cet effacement versatile du religieux. De cette grande hésitation découle une série de régressions et de résistance perceptible dans chaque coin d’Italie. Sur l’île de Capri, la Chiesa di Santa Maria del Soccorso donne l’apparence de trôner au- dessus de la Villa Jovis, ancien quartier général de l’empereur romain Tibère. Une Vierge massive s’y dresse pour fixer l’entrée de la baie de Naples. La mélancolie monte en s’approchant. Marie est seule et l’église est vide depuis un certain nombre de décennies – on ne sait trop combien exactement. Un troupeau de chèvres finit par sortir de ce point haut pour descendre vers quelques pentes pierreuses riches d’arbustes et d’euphorbes, tandis que les rares humains de passage sont eux incités à poursuivre vers la villa Lysis, vestige de la demeure d’un aristocrate français condamné pour attentat à la pudeur au début

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du XXe siècle, et accro à l’opium. La nourriture ou le vice : chacun ses priorités. Dans les montagnes du centre du pays, le message chré- tien se resserre autour de l’idée de paix, vertu ultime permettant un consensus facile. Les ravages de la Seconde Guerre mondiale, le souve- nir de la destruction en 1944 de Monte Cassino en particulier, laissent des traces dont on parle à voix basse. La doctrine est simplifiée, le religieux ne veut plus désigner d’ennemis, l’Église attend toujours la fin de la tempête. Patience et adaptation donc. Les prêtres en ont vu d’autres. Et ils conservent le monopole d’une certaine beauté architecturale qui plaît à l’âge touristique. Étranger soi-même, on dénigre ces autres étrangers marchant sur les tombes à l’intérieur des églises. Ils n’ont pas mesuré le sens de ces rectangles un peu surélevés. Le prix du pardon pour ce sacrilège est fixé à 10 €. On verra bien dans quelques siècles qui sur- vivra à l’autre.

Se risquer à la nature

La pierre et le marbre protègent aux heures où les rayons frappent verticalement mais il arrive un moment où l’homme veut se faire lézard. Même si l’on refuse le diktat solaire, on apprend l’humilité dans ses sorties, la recherche d’ombre devient science et la nature, au loin, se profile. Un artiste, baryton, rencontré dans un train régional à la sortie de Naples, me confiait : « Tu sais, l’Italie, c’est le plus grand nombre de tunnels d’Europe. » J’avoue avoir traité cette statistique avec un faux air d’intérêt. Mon village d’arrivée était entouré de pics montagneux où régnaient le silence et un certain ennui démographique. La topo- graphie, les reliefs, en Europe, ça n’inquiète plus personne. Quelques jours plus tard en ce mois d’août, un mercredi, un tremblement de terre dont l’épicentre se situait à 150 km de mon village faisait 300 morts. Je voyais au réveil des dizaines d’hommes et de femmes, sortis de nulle part, se ruer dans les quelques cafés du centre pour commenter cette tragédie tectonique. Ils étaient debout depuis l’aube, dès les premières

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vibrations, par réflexe. C’était sans doute à cela qu’était dû leur calme initial, à la sensation que la nature réserve des tours qui nécessitent une concentration de chat sauvage. De mon côté, je jouissais d’un sommeil naïf, celui du citadin réchappant à sa cité et fantasmant sur la tranquil- lité du monde naturel. Le mouvement de l’écorce terrestre met en valeur le retraité qui, lui seul, en connaît les fréquences. Dans une Europe qui fait mine de tout miser sur la jeunesse, c’est un rappel que le souvenir est un enjeu de survie. Les vieillards en profitent pour en remettre une couche sur le capitalisme, ou plutôt sur la hausse du coût de la vie, sur le prix des produits technologiques importés qui ruinent certaines familles. La vie quotidienne est l’idéologie à la mode. La tomate locale, elle, ne ment pas. De jeunes Siciliens, au chômage, à qui je disais qu’ils pourraient trouver un emploi plus au nord en Europe, me répondirent sur un ton d’évidence : « Mais pourquoi veux-tu que nous quittions la Sicile, l’Ita- lie ? C’est le paradis ici. » Le soleil induisait leurs yeux vers la limpidité, leur peau vers une perfection foncée. Ils se pensaient au sommet de la création, dérangés par la mafia de temps à autre mais indifférents d’être sortis de l’histoire. Les Italiens sont des Français qui savent qu’ils ont perdu en 1945. En ce début de siècle, l’Italie agit comme une prise de conscience en trois temps : on en revient avec le mépris des civilisations qui croient encore au progrès de l’humanité, et qui pensent être un moteur de ce progrès ; puis on réalise avec inquiétude que le sort actuel des nations européennes est tout de même bien proche de celui des puissantes cités italiennes du XVe siècle – l’Inde et la Chine remplaçant actuellement les États-nations de la haute Renaissance. Enfin, après quelques mois de méditation hivernale, les Italiens finissent par inspirer le respect : voilà un peuple qui s’est maintenu en préservant son art de vivre. Ils ont précédé le déclin européen actuel de cinq siècles et ils tiennent encore debout. C’est peut-être cela, la grandeur, rester en vie contre les siècles qui passent et laisser le monopole de la modernité à ceux qui en feront un usage mortel.

1. Goethe, Voyage en Italie, Bartillat, 2011, p.283 (première publication en 1829).

178 JUIN 2017 JUIN 2017 CRITIQUES

LIVRES DISQUES 180 | À l’ombre de l’histoire 195 | Lully réinventé un siècle › François d’Orcival après › Jean-Luc Macia 183 | Les secrets de Berlin › Michel Delon

CINÉMA 186 | Sur Jean Eustache › Richard Millet

EXPOSITIONS 189 | Génie national et réalisme au Grand Siècle ! › Stéphane Guégan

192 | La vie est une fête › Bertrand Raison LIVRES À l’ombre de l’histoire › François d’Orcival

L’enseignement de l’histoire est malade en France. » L’article était signé par Alain Decaux, qui venait d’être élu à l’Académie française. Nous «étions en 1979. Relu aujourd’hui, ce titre est à la fois inquié- tant et rassurant. Inquiétant parce qu’il signifie qu’en près de quarante ans, nous en sommes toujours là et que tous nos cris d’alarme ont été négligés. Mais rassurant, il l’est aussi parce que cette très longue maladie n’a pas altéré, et même au contraire, le plaisir et le goût de l’histoire. Les collégiens et les lycéens auxquels on apprenait donc si mal l’histoire de leur pays à la fin des années soixante-dix sont devenus des lecteurs passionnés et assidus de récits historiques et du « roman national ». Mais peut-être ceci explique-t-il cela… « L’histoire se porte comme un charme », écrit Michel De Jaeghere après avoir cité Alain Decaux, même s’il était sans doute trop jeune pour l’avoir lu dans le Figaro Magazine. C’est tout le paradoxe qu’il souligne et décortique dans un essai inti- tulé « la Compagnie des ombres » (1). Quel paradoxe ? Celui- ci : l’histoire est partout, chez le libraire, dans les médias, sur les écrans, dans le débat public, sauf là où elle devrait être, parce que c’est là qu’elle devrait nourrir la ferveur et l’imagination de jeunes cerveaux en formation : à l’école. Certes, elle n’a pas vraiment disparu, pas plus que Jeanne d’Arc, Louis XIV, ou Napoléon n’ont été complètement chassés des programmes, mais la place qui lui est laissée, le déclassement qu’elle a subi en font une matière éclopée, méprisée, et, pire, « diffamée ». Diffamation de l’histoire qui autorise toutes les dérives, toutes les impostures. Les « lois mémorielles » et le reste.

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« Nous avons libéré nos enfants du poids des morts, observe Michel De Jaeghere, parce qu’il entravait, croyait- on, leur plein épanouissement. Nous les avons engagés à être eux-mêmes. Nous leur avons inspiré de la commisé- ration pour ce qui est ancien, dépassé, “vintage”… Nous avons cru les préparer aux défis de demain ; nous avons fabriqué des amnésiques, sans perspectives, sans références, sans points de comparaison ; nous les avons livrés sans défense à la tyrannie du présent. » Cette Compagnie des ombres est une invitation au voyage à travers le temps, à l’ombre portée des Anciens, des peuples et des héros qui ont tout inventé, depuis l’émerveillement de la Grèce et de Rome qui nous ont façonnés, jusqu’à la chute du mur de Berlin, qui nous a montré que « le déses- poir en politique était bien une sottise absolue », sans que l’on puisse croire soudain à l’illusion d’une fin de l’histoire. La navigation sous le pavillon de la Compagnie des ombres conduit, d’escale en escale, de la profondeur des âges jusqu’à l’invention de l’Occident et la Renaissance, de nos grands siècles jusqu’à nos grands drames. Car cet essai sur l’histoire, écrit par un journaliste qui aura consacré l’essen- tiel de sa curiosité intellectuelle à comprendre les raisons de la fin de l’Empire romain d’Occident, ne pouvait pas être une démonstration par l’enchaînement de concepts ; c’est d’abord une galerie d’images, de décors, d’œuvres d’art et de portraits, une histoire incarnée et en mouvement. Ce qu’il appelle un « dialogue singulier avec les morts ». Il y a cinquante ans, il était beaucoup question de « sens de l’histoire » pour justifier la fin des empires des puis- sances coloniales, l’émergence du tiers-monde et la volonté de domination de l’idéologie soviétique. Quand Michel De Jaeghere dresse à son tour son « bilan de l’histoire », dans la suite de René Grousset (1946), ce n’est pas pour imprimer à nouveau un sens à l’histoire mais pour expliquer en quoi elle est l’unique bonne boussole de la compréhension­ du

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monde. « Le souvenir des grandes choses faites ensemble, écrit-il en référence à Renan, est seul susceptible de nous inspirer cet amour de la préférence qui donne consistance et vie à une philanthropie condamnée à rester, sans lui, théo- rique, nébuleuse, impuissante… » Quand on prétend vouloir « être chez nous », c’est quoi, « nous » ? Au lieu de faire de notre histoire une succession d’aventures criminelles, la Compagnie des ombres nous ouvre une école de vertus et de sciences politiques. En rendant un hommage posthume à Alexandre Dumas et à ses romans historiques, Victor Hugo écrivait : « De tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants, si puissants, sort l’espèce de lumière propre à la France. » Cette lumière qui nous vient de toutes ces ombres.

1. Michel De Jaeghere, la Compagnie des ombres. À quoi sert l’histoire ?, Les Belles Lettres, 2017.

182 JUIN 2017 JUIN 2017 LIVRES Les secrets de Berlin › Michel Delon

ous sommes à Berlin en 1924. Le pays reste bou- leversé, la crise s’est ajoutée à la défaite. L’infla- N tion et les mesures de redressement économique ont ruiné la population, tandis que les spéculateurs et d’habiles négociants construisent des fortunes soudaines. Hitler rédige Mein Kampf. Mais de tout cela, il n’est pas question dans Berlin secret (1). Un jeune homme, trop beau, trop doué, charme les hommes et les femmes de son milieu, entre nobles ayant vu fondre leurs rentes et nouveaux riches qui jettent l’argent par les fenêtres. D’étranges familles se constituent dans les immenses appartements de Berlin sub- divisés, loués et sous-loués. On se retrouve dans la cuisine et la salle à manger. On fait la fête pour oublier qu’il faut gagner sa vie. Il y a des cabarets pour tous les goûts et l’on s’y encanaille sans complexe. On y entend de gros accents ber- linois et des tons viennois, on y emploie beaucoup de mots français et certaines conversations se passent en anglais. Christopher Isherwood et W.H. Auden vont bientôt débar- quer de leur Angleterre puritaine pour y vivre la vraie vie. Un livre, un spectacle et un film gardent le souvenir de leur vertige, Cabaret. À une fête costumée, Wendelin von Domrau arrive dans l’uniforme de gala de son arrière-grand-père, le chambel- lan. Tout n’est-il plus que parodie et faux-semblant ? Veste rouge-brun à haut col d’officier et pantalon blanc : il fait sensation, mais, pour l’invitation qu’il a reçue à une pro- chaine chasse au cerf, il a fait l’inventaire de son armoire et constaté qu’il lui manque une culotte, une bombe et ­surtout

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des bottes vernies. Et la perle pour la chemise du frac est restée au mont-de-piété. Entre deux fêtes, entre deux flirts, Wendelin traîne au lit, fatigué de tout ce qu’il ne fait pas. Depuis quand n’a-t-il pas été à la fac, n’a-t-il pas songé à sa thèse de sociologie ? Il pourrait devenir ambassadeur comme son père, ou bien gentilhomme-farmer en épousant une héritière, toute trouvée. En attendant, il se laisse dorlo- ter par le couple étrange que constituent Karola et Clemens Kestner. Karola se cherche, elle voudrait s’occuper de son fils, piquer la jalousie de son mari, tomber amoureuse d’une femme ou d’un homme, partir en Italie avec Wendelin. Clemens enseigne la philologie grecque à l’université, il est trop savant pour achever un livre ou même un article, il se rêve le Socrate de cet Alcibiade, il l’observe en train de jouer aux sentiments avec sa femme. Là où le trait pourrait être appuyé, où la fête pourrait virer au grotesque et le drame se déclarer, Franz Hessel sait comme personne croquer les soirs qui tombent près de Tiergarten et les petits matins le long du Landeskanal. La violence n’est pas loin, à la fois intime et politique, mais elle reste latente. De petits trafics en compromis, on trouve encore des ressources pour continuer la fête. On rêve de partir pour Paris ou pour Florence, et on reste à Berlin. Franz Hessel excelle à dire les gestes esquissés et les désirs inaboutis. Né en 1880, fils d’un banquier, il a traîné à Paris à la veille de la Première Guerre mondiale, il y a formé un couple à trois avec Henri-Pierre Roché et Helen Grund, qu’il épouse et dont il a deux enfants, Ulrich et Stéphane. Plus tard, Henri-Pierre Roché écrira Jules et Jim (1953), Truffaut en fera un film, Jeanne Moreau donnera son visage et sa voix à Helen. Bien plus tard encore, Stéphane Hes- sel, naturalisé français, résistant, diplomate, ambassadeur, deviendra mondialement célèbre avec un court manifeste, Indignez-vous !. Mais on est dans les années vingt. Franz Hessel écrit, il travaille chez l’éditeur Rowohlt, il traduit

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Casanova, Stendhal, Balzac et surtout, avec Walter Benja- min, À la recherche du temps perdu. À cause de ses origines juives, il est interdit d’emploi par les nazis et fuit en France en 1938. Deux fois interné dans des camps par les Français, deux fois libéré grâce à l’activisme de ses amis et de son épouse, il échoue sur la Côte d’Azur, à Sanary-sur-Mer, et y meurt d’épuisement le 6 janvier 1941. Il y est enterré. Il faut attendre la fin du XXe siècle pour que l’écri- vain soit redécouvert en Allemagne. Ses œuvres complètes paraissent en cinq volumes en 1999. Un essayiste, lui- même traducteur en allemand de Dominique Fernandez et de Pascal Bruckner, Manfred Flügge, raconte l’histoire qui est à l’origine du roman de Henri-Pierre Roché. Un prix littéraire franco-allemand est fondé au nom de Franz Hessel en 2010 et décerné chaque année à deux écrivains de l’un et l’autre pays. La France s’aperçoit avec retard de cet écrivain qui lui a tant donné. L’essai de Manfred Flügge, le Tourbil- lon de la vie. La véritable histoire de Jules et Jim, est traduit en 1994. Et voici pour la première fois publié en français le roman Berlin secret, préfacé par Walter Benjamin et postfacé par Manfred Flügge. On peut le lire en se souvenant de ce qui va se passer ou bien l’oublier, comme on peut regarder Watteau et Marivaux ayant Sade et la Terreur en perspec- tive, ou bien pour eux seuls, dans leur suggestive beauté.

1. Franz Hessel, Berlin secret, traduit par Danielle Risterucci-Roudnicky, Albin Michel, 2017.

JUIN 2017 JUIN 2017 185 CINÉMA Sur Jean Eustache › Richard Millet

our ceux qui avaient 20 ans en 1973 et qui ont découvert le film d’Eustache à sa sortie, la Maman et P la putain joue, dans la mémoire, un rôle semblable à À la recherche du temps perdu. Non que j’idéalise mes 20 ans ni que je fasse du film un ersatz littéraire : la Recherche, c’est le livre qu’Alexandre (Jean-Pierre Léaud) porte partout sur lui – un viatique qui est une des clés de ce film qui ne fait pourtant pas appel au passé des personnages, comme si Jean Eustache savait qu’en transposant un épisode de sa vie amou- reuse, ces personnages deviendraient notre mémoire com- mune. Regarder la Maman et la putain, c’est donc s’affronter au miroir dans lequel scruter ce qu’est devenu notre visage, tout en s’abandonnant au frémissement du temps comme à la mise en abyme du vertige amoureux ; et non seulement se revoir tel qu’on était à 20 ans mais mesurer ce que le temps qu’on dit perdu nous permet de retrouver, souvent grâce à l’art – surtout ces arts du temps que sont le cinéma, le roman et la musique, celle-ci étant très présente dans le film d’Eustache. Rares donc les films qui nous installent d’une façon aussi bouleversante dans une temporalité exceptionnelle (3 h 40 pour celui-ci, ou 167 minutes pour Scènes de la vie conjugale de Bergman – film qui, il est vrai, concentre les six épisodes de ce qui était une série télévisée). L’un des fils du cinéaste empêchant l’exploitation de son œuvre en DVD, il a fallu guetter les rarissimes diffusions dela Maman et la putain à la télévision, quand ce n’était pas le théâtre qui s’emparait du scénario pour en faire un spectacle. Le film vivait en nous une vie très singulière, et Eustache acquérait la qualité de cinéaste maudit, jusqu’à ce que YouTube en permette le visionnage à volonté. Je viens de le revoir, deux fois de suite, à la façon dont

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je m’abandonne à Proust, Faulkner, Simon, ou aux sympho- nies de Mahler. L’occasion m’en était donnée par le livre de Luc Béraud : Au travail avec Eustache (1) ; livre d’un cinéaste qui a donné, en 1978, un film important pour les écrivains de ma génération : la Tortue sur le dos, avec Jean-François Stéve- nin et Bernadette Laffont. Il y est question d’un écrivain en crise et de son rapport aux femmes. Un sujet, une atmosphère, un paysage parisien peu éloignés de la Maman et la putain, notamment grâce à Bernadette Laffont – la Marie (la Maman) du film d’Eustache. Béraud a été l’assistant du cinéaste pour trois films : Mes petites amoureuses et Une sale histoire, outre celui qui nous occupe. Dans son « making of » (sous-titre de son livre), Béraud brosse le portrait d’un réalisateur exigeant et tour- menté, qui se suicidera en 1981. Ce qu’il révèle du tournage des trois films montre, par-delà l’anecdote, le double combat d’Eustache : avec le collectif que requiert la réalisation d’un film et, surtout, avec lui-même, affrontant la corne du tau- reau en quoi Michel Leiris voyait la définition de la littérature, notamment dans la Maman et la putain, où il revient sur sa vie amoureuse récente, qu’il fait interpréter par l’une des pro- tagonistes réelles : Françoise Lebrun, la « Putain » – une autre de ses ex-compagnes, Catherine Garnier, costumière du film, se suicidant bientôt… Comme la Recherche, ce film est une interrogation sur la nature et les fonctions de l’amour, dans les années qui suivent Mai 68, dont l’utopie amoureuse est ici liquidée par Alexandre, écrivain et dandy, quitté par Gilberte (Isabelle Weingarten), qui va se marier et à qui il lance ironiquement : « Tu te relèves comme la France après Mai 68, mon amour. » Il vit avec Marie, qui vend des vêtements, et tombe amoureux de Veronika, une jeune infirmière. Le film montre le passage de Gilberte à Veronika, après un moment de trio amoureux avec Marie et la jeune infirmière. Il s’agit alors non plus de trouver la « liberté » en parlant avec « les mots d’un autre », en citant Proust, Bernanos, Borges, Guitry, ­Nicholas Ray ou

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Jouve, dont le Paulina 1880, adapté par Bertucelli, est à l’af- fiche du cinéma Publicis quand Alexandre se trouve aux Deux- Magots. Il ne s’agit pas seulement de se moquer de Sartre, présent dans le café, ni d’écouter les « histoires de 5 heures et demie du matin » proférées par des buveurs singuliers (on boit et fume beaucoup dans ce film) ; vient le moment de la vérité, à travers deux monologues de toute beauté – le texte du film est tout entier magnifique, tout comme son écriture cinéma- tographique, le noir et blanc, le son direct, les bruits de Paris, les voix, la rumeur d’une époque et celle du temps traversé, à moins que ce ne soit nous qui revenions vers ces années-là. Sidérant monologue d’Alexandre affirmant ne pas croire au hasard en matière amoureuse, et disant sa peur des assassins qui rôdent dans les rues de Paris, notamment les avorteurs, ces « nouveaux Robins des Bois »… « C’est fou ce que vous croyez en l’homme ! » lui lance Marie, lorsque se solde l’im- possible trio. L’autre monologue est, plus célèbre encore, celui de Veronika, à la fin du film : « L’amour n’est valable que si on a envie de faire un enfant ensemble. » (ou sa variante : « Il ne faut baiser que quand on s’aime vraiment. ») Et c’est là que le point de vue d’Eustache sur la France de son temps est irremplaçable : paradoxal, provocateur, solitaire, désabusé en même temps que visionnaire, il fait entendre le brame mélancolique des mâles tout en donnant aux femmes l’occasion d’énoncer non pas leur féminisme mais cette vérité que le narcissisme a évacuée aujourd’hui : le destin de l’amour est la procréation ; le reste n’est qu’illusion, Eustache renvoyant ainsi dos à dos féminisme et narcissisme. C’est pourquoi les imbéciles qui louent ce film sans entendre ce qu’il dit rejoignent ceux qui, non moins bêtes, refusent de le voir parce qu’il est trop long, ou qu’il ne s’y « passe rien » : tous refusent en fin de compte une œuvre qui les place face à eux-mêmes, dans une temporalité hors divertissement ni idéologie, où on ne peut plus tricher. 1. Luc Béraud, Au travail avec Eustache (making of), Institut Lumière/Actes Sud, 2017. On lira aussi avec profit le Dictionnaire Eustache, publié aux éditions Léo Scheer, sous la direction d’Antoine de Baecque (2011).

188 JUIN 2017 JUIN 2017 EXPOSITIONS Génie national et réalisme au Grand Siècle ! › Stéphane Guégan

Il n’y a jamais eu disparition des Le Nain », se plaisait à rappeler Jacques Thuillier en 1978, à l’occasion de la mémorable rétrospective du Grand Palais, mais le «triomphe des trois frères Antoine, Louis et Mathieu Le Nain débute vraiment au XIXe siècle, siècle de l’histoire redistri- butive où la notion de « génie national » n’avait pas encore perdu ses harmoniques subtiles sous le feu du « politique- ment correct » (1). Il se trouve que la Revue des Deux Mondes, accueillante à Baudelaire sous le Second Empire, ne l’aura pas été moins aux thuriféraires des Le Nain. Le 1er juillet 1863, au lendemain du Salon des refusés, Ernest Chesneau, cri- tique d’art de poids, se ralliait publiquement à la cause de ces « réalistes » du XVIIe siècle (2). Le meilleur de « l’esprit fran- çais » lui semblait s’y être conservé depuis les enluminures du Moyen Âge, à l’abri des influences venues d’Italie ou issues du cursus académique. Solidaire du Napoléon III, qui nettoyait alors l’École des Beaux-Arts et la Villa Médicis des dernières traces de davidisme, Chesneau définissait une filiation natio- nale éprise de vérité et plus fière d’en avoir attendu la victoire totale. Le rôle historique qu’il reconnaissait ainsi aux Le Nain était d’avoir fait « pénétrer la franchise, l’absolue sincérité dans l’école, parce que, dans cette voie de la sincérité, ils ont devancé Chardin et plus tard Géricault ». En légère délicatesse avec Édouard Manet, qu’il fréquentait, appréciait mais per- sistait à vouloir « corriger », Chesneau savait que les Le Nain jouissaient de faveurs spéciales auprès des amis de la nouvelle peinture, de Champfleury, proche de Gustave Courbet, à Théophile Thoré-Burger, chantre de Jean-François Millet, lui aussi en voie de se convertir à l’art du Déjeuner sur l’herbe.

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Champfleury, Thoré, deux hommes de la révolution de 1848, qui vit même le Louvre se mettre à l’heure du réalisme d’avant ! En célébrant l’authenticité propre à l’univers pictu- ral des Le Nain, dont la Forge et Repas de paysans fixaient la double composante laborieuse et fraternelle, nos deux com- pères accréditaient la légende des trois frères, supposés avoir partagé la condition servile des rustres qu’ils avaient peints d’une façon si forte et émouvante. On se plaisait aussi à laisser croire que ces « marginaux » n’avaient guère connu le succès qui les couronnait à titre posthume. Le XVIIe siècle, qu’on aime à dire classique, est pourtant loin d’avoir méprisé Antoine, Louis et Mathieu Le Nain, nés à Laon entre 1600 et 1610. Et ce ne sont pas les « sujets pauvres », pour le dire comme André Félibien en 1679, qui les empêchèrent d’être de l’Académie royale dès sa création. Mais 1648 voit aussi la mort soudaine des deux premiers. Mathieu devait leur sur- vivre près de trente ans dans une aisance croissante, qui tou- cha un temps à la noblesse en titre. Jusqu’à la Révolution, la notoriété des Le Nain, soutenue par les collectionneurs et une forme de patriotisme, ne s’infléchit guère. Parmi les tableaux saisis chez le comte d’Angiviller, en 1794, se trou- vait précisément la Forge du Louvre, qu’Eugène Delacroix devait copier et Édouard Manet citer dans ses Gitanos de 1863. La Révolution conserve, elle détruit aussi. Des cycles entiers de peinture religieuse, à Paris et Laon, sont engloutis par la bêtise iconoclaste, viciant à jamais notre perception de peintres qui passeront plus facilement désormais pour les « précurseurs » du réalisme national. Puis viendra le temps des fouilleurs d’archives… Et l’évi- dence finira par s’imposer d’un tout autre roman familial. Les Le Nain avaient fort bien vécu de leur pinceau et tiré une richesse et un prestige certains de la poésie du quoti- dien. Autour de 1640, la figure du paysan vertueux, levant son verre à la santé du Christ et tendant l’oreille aux musi- ciens en haillons, fait le bonheur d’un marché de l’art qui adapte « le genre flamand de la gueuserie » (Mickaël Szanto)

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et le tire vers le haut. La poignante exposition du Louvre- Lens, sans affaiblir cette peinture qui navigue entre le grave et l’attention à l’individu, s’est donné pour tâche de nous en faire comprendre la composante proprement écono- mique (3). Nicolas Milovanovic, son commissaire, souligne à plaisir la récurrence des modèles et des accessoires, dont ces beaux verres de cristal qui certainement n’étaient pas d’usage courant en milieu campagnard. Son souci de recadrer ou de réencoder la paysannerie des Le Nain, afin de la ramener dans le Paris de Louis XIII et la réconcilier avec leurs tabagies à dandys, a tout d’une mesure salutaire. Si cette peinture est riche d’une postérité nationale, elle ne saurait être réduite à ce simple rôle d’étincelle. Quant au réalisme, notion hautement trompeuse, il faut toujours le comprendre dans sa réalité sty- listique et temporelle. Mais Milovanovic va plus loin encore, il ne cache pas son scepticisme envers la lecture religieuse qui est faite traditionnellement de ces tableaux aux résonances, en apparence, eucharistiques. N’est-il pas concevable que cette peinture ait à la fois satisfait aux besoins du commerce et aux appels d’une spiritualité qu’on dira bérullienne, sensible aux pauvres et aux enfants abandonnés ? Antoine et Mathieu ne sont-ils pas morts rue du Vieux-Colombier, chez Frémin Bobière, « ouvrier en draps d’or, argent et soie, […] direc- teur de la confrérie du Saint-Sacrement fondée en l’église Saint-Sulpice » ? Ces peintres, qu’on rapprochait de l’éthique protestante en 1848, n’ont-ils pas plutôt côtoyé des ultra- catholiques ? Autant de questions que l’exposition de Lens, si belle aux yeux, si précise quant aux problèmes d’attribution et de datation, offre à notre jugement. C’est aussi le rôle des musées que d’élargir soudainement le sens des images.

1. L’indispensable catalogue de l’exposition « Les frères Le Nain » (1978) est disponible dans le volume IV des Écrits de Jacques Thuillier, Éditions Faton, 2016, enrichi de nombreux articles de l’auteur. 2. Ernest Chesneau, « Le réalisme et l’esprit français dans l’art. Les frères Le Nain », Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1863. 3. « Le Mystère Le Nain », Louvre-Lens, jusqu’au 26 juin. Commissariat : Nicolas Milova- novic et Luc Piralla-Heng Vong, à qui le catalogue (Liénart-Louvre-Lens) doit un excellent article sur la postérité nationale des Le Nain.

JUIN 2017 JUIN 2017 191 EXPOSITIONS La vie est une fête › Bertrand Raison

itinéraire de Karel Appel exposé au musée d’Art moderne multiplie les explosions de couleurs. On L’ a beaucoup parlé de vitalité à son sujet, et ce n’est pas un vain mot quand on considère le volcanisme continu de cette œuvre polychrome déployée sur soixante ans, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à son décès en 2006. Cette effervescence s’accompagne d’une frénésie productive exprimée en plusieurs milliers de peintures, en centaines de sculptures sans oublier les projets de livres et autres esquisses. Il va vite. Pas le genre d’homme à s’embarrasser des argu- ties de la critique, ne goûtant guère l’exercice des définitions arbitraires, il préfère de loin baigner dans l’ardeur du travail. À cet égard, le film réalisé par Jan­Vrijman en 1961 drama- tise l’attaque en règle de la toile par un peintre déchaîné, dûment ganté, chiffons à la ceinture, qui, à coups de brosse, jette la matière picturale ou la mélange à la main. On suit les péripéties d’un combat héroïque, vertigineux, affolant, jusqu’à la signature finale dans une sorte de transe initiatique d’un artiste mué en démiurge. Le tout sur une bande-son composée par Dizzy Gillespie avec la collaboration de Karel Appel apportant sa propre contribution sous la forme d’une « musique barbare ». L’époque était à la gestualité, l’expres- sionnisme vivait ses plus belles heures, la France chérissait les fulgurances lyriques de Georges Mathieu, celui qu’André Malraux qualifiait de « calligraphe occidental » et les projec- tions made in USA de Jackson Pollock étaient dans toutes les mémoires. Cet épisode cinématographique diffuse cependant une image qui ne correspond pas vraiment à la nature de sa démarche. En effet, comme le noteChoghakate ­ Kazarian ­ (1),

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l’Âge archaïque, ce tableau abstrait qui procède de cette ron- flante mise en scène constitue une des exceptions n’apparte- nant pas au socle proprement figuratif de la production de Karel Appel. D’ailleurs, ce natif d’Amsterdam, après la cure géométrique à haute dose imposée par son compatriote Piet Mondrian (1872-1944), s’est naturellement détourné de l’abstraction. Éloignement confirmé lorsqu’il participe au mouvement CoBrA (acronyme de Copenhague, Bruxelles, Amsterdam, d’après le nom des villes où résident ses princi- paux membres fondateurs) qui s’oppose au rationalisme alors en vigueur. Ce qui signifie un recours décisif à la liberté, à l’expérimentation sous toutes ses formes, au refus de l’acadé- misme abstrait alors dominant et l’accueil fait à tous les signes magiques des arts premiers comme aux manifestations des arts populaires, aux dessins d’enfants ou des handicapés men- taux. Toutefois CoBrA ne dura que trois ans (1948-1951), et Karel Appel, dans un entretien avec Hans-Ulrich Obrist (2), insiste pour dire qu’il travaillait surtout seul, avouant même n’avoir rencontré que deux ou trois fois et par hasard dans un café parisien le peintre danois Asger Jorn, l’idéologue du groupe, devenu, à la fin des années cinquante, une des figures éminentes de l’Internationale situationniste. Pose ou réalité ? Difficile à savoir. Hormis son désintérêt de la rhéto- rique, l’essentiel pour lui se passe à l’atelier. Quand on lui demande, dans ce même entretien, quel est le projet inabouti qui reste dans ses cartons, il répond qu’il aurait « aimé faire des villes entières de toutes les couleurs, des maisons rouges, avec des taches bleues, orange, blanches… Toute une ville surprenante avec des associations inattendues ». Ce rêve urbanistique a failli se réaliser en Sicile mais la mort du com- manditaire a brisé net toute concrétisation du songe architec- tural. On peut bien sûr regretter l’absence de réalisation mais l’univers d’Appel est bien là. Dès le début, il prend des airs de fête et même si l’utopie urbaine lui a échappé, les objets recouverts d’huile et de gouache rappellent à qui veut bien

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les voir que des fragments de la création idéale existent bel et bien et qu’ils n’attendent qu’un mot d’ordre pour mettre la main à la pâte et construire le plan de la future cité illu- minée par la couleur. Tout un petit peuple de bois à l’échelle des jouets d’enfant entre dans la danse. Les totems luisent de vert, les chouettes siamoises voudraient volontiers mettre un terme à leur cohabitation forcée, un arbre soumis à un drôle de régime pointe ses maigres branches dans tous les sens, sans compter les emballages en mousse ou en carton qui tentent en vain de s’opposer à la rébellion des contenus. Le monde de Karel Appel se métamorphose en permanence. Les terres cuites sans crier gare font de l’œil à l’insatiable bestiaire qui habite les toiles. Les oiseaux de nuit de passage volent au-des- sus des chiens à la promenade et les crabes hurlent de concert avec les ânes. Ça rit de manière tonitruante et ça rit jaune. Les dentitions sont énormes, les corps filiformes, quant aux têtes, elles prennent des allures de pomme de terre et les soleils ont l’aplomb de quitter leur course pour poursuivre les volatiles et les bestioles à quatre pattes. Quel cirque ! Mais oui, une salle lui est spécialement consacrée. Tous les personnages de la piste, en rouge, en jaune, en vert, en violet, le dompteur, le jongleur, l’acrobate, le clown, ils se marrent bien à côté de l’éléphant sous leur couche éclatante d’acrylique. Cette faran- dole joyeusement assemblée sur du contreplaqué se moque bien du bricolage qui la fait tenir ensemble et le bricoleur, en Monsieur Loyal appliqué à monter ses tours, s’aperçoit à peine que le carnaval tourne à l’aigre et que la fête est aussi une manière d’écrire mi-figue mi-raisin le mot de la fin.

1. Commissaire de l’exposition et signataire de « L’effervescence pâteuse », un article du catalogue, Paris Musées, 2017. « Karel Appel. L’art est une fête » au musée d’Art moderne de la ville de Paris jusqu’au 20 août. 2. Cf. catalogue Karel Appel, op. cit., p. 115.

194 JUIN 2017 JUIN 2017 DISQUES Lully réinventé un siècle après › Jean-Luc Macia

oilà un cas assez unique d’hybridation et de transformation d’un opéra. Jean-Baptiste Lully V a composé en 1682 son Persée, qui remporta un énorme succès. L’ouvrage, il est vrai, ne lésinait pas sur les machineries et autres effets scéniques avec ses monstres, ses dieux et ses combats. Il fut souvent repris au XVIIIe siècle, avec diverses modifications, comme il était d’usage autre- fois. Mais quand la cour décida de le donner dans le tout nouvel Opéra royal du château de Versailles, à l’occasion du mariage du futur Louis XVI et de Marie-Antoinette en 1770, l’œuvre fut carrément bouleversée. Nicolas-René Joliveau remania et raccourcit le livret et trois compositeurs réputés (Antoine Dauvergne, François Rebel et Bernard de Bury) s’attaquèrent à la partition, réécrivant des passages, modifiant l’orchestration et ajoutant des morceaux de leur plume. Il s’agissait d’adapter le style de Lully aux goûts d’une époque qui voyait les derniers feux de l’opéra baroque français. Quelques années plus tard, l’arrivée de Christoph Willibald Gluck, compositeur favori de Marie-Antoinette, allait entraîner la mort d’un genre voué à s’italianiser et se germaniser. Le Centre de musique baroque de Versailles a eu la bonne idée de ressusciter l’an dernier cette version ultime dans le théâtre même où elle fut créée et de la faire enregistrer (1). On y retrouve les amours complexes de Per- sée et d’Andromède, le combat du héros contre ses rivaux et surtout contre les Gorgones. La partition enchaîne des airs, des chœurs, des danses et des symphonies fort brefs (67 numéros en moins de deux heures !) dans une grande effervescence théâtrale à grand spectacle. Le tout a gardé

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la patte de Lully mais l’a singulièrement altérée avec une instrumentation qui renvoie à Rameau et une concision dramaturgique qui laisse supposer que les spectateurs de 1770 ne supportaient plus les longueurs acceptées au temps du Roi-Soleil. L’effet est appuyé par la direction nerveuse, tendue et pleine d’éclat de Hervé Niquet, qui donne un rythme haletant à ce Persée avec les couleurs chamarrées de son Concert spirituel. Pour l’occasion a été réunie une pléiade de chanteurs, pour la plupart francophones, spé- cialistes du baroque : diction impeccable, tenue de chant très souple, ornements pertinents. Brillent ici le Persée de Mathias Vidal et l’Andromède d’Hélène Guilmette mais aussi Jean Teitgen, Cyrille Dubois, Tassis Christoyannis, Thomas Dolié, Chantal Santon-Jeffery. Une publication luxueuse (y compris sur le plan éditorial tant le livre-disque est somptueux) qui permet de vivre une expérience lyrique fort rare. Quarante ans après cet étonnant ouvrage, commençait le règne de Rossini. L’une de ses grandes interprètes d’au- jourd’hui, la contralto québécoise Marie-Nicole Lemieux, nous offre un étincelant récital rossinien intitulé « Sì, sì, sì, sì ! » (2). Avec une technique belcantiste sans égale, la chan- teuse enchaîne les morceaux de bravoure bien connus (extraits de l’Italienne à Alger ou du Barbier de Séville) et d’autres plus rares avec une émission charnue, des graves incroyablement profonds, une sensibilité à fleur de peau et un dynamisme théâtral qui est son point fort. La voix bouge parfois un peu trop, quelques trucages sont audibles mais l’abattage de la chanteuse nous enthousiasme. Et puis trois duos magiques avec la soprano Patrizia Ciofi constituent les bijoux de cette anthologie, dont celui, admirable, tiré de Tancrède et d’une beauté évanescente. In fine, le célèbre et impayable Duo des chats nous vaut un irrésistible concert de miaulements. Accompagnement savoureux de l’Orchestre national Mont- pellier-Languedoc-Roussillon et d’Enrique Mazzola.

196 JUIN 2017 JUIN 2017 disques

Popularisées par les baroqueux il y a plus de trois décennies, les interprétations sur instruments d’époque ont gagné peu à peu le XIXe et même le XXe siècle. Hector Berlioz, Richard Wagner et Anton Bruckner y ont eu droit. Voici qu’avec son orchestre Les Siècles, François-Xavier Roth s’attaque à… Maurice Ravel et son ballet Daphnis et Chloé (3). Étonnant, non ? Des cordes en boyau pour les violons et les altos, cela va de soi, mais tous les instru- ments à vent sont cités sur la pochette : flûtes, hautbois ou basson des années 1880 à 1920, cuivres des années trente ; même les marques des facteurs sont mentionnées, avec parfois le numéro de série de l’instrument ! Un perfection- nisme maniaque sans doute, encore que la nature de ces instruments impose une manière de jouer différente mais surtout déploie des sonorités savoureuses, parfois inatten- dues. Certes, il ne faut pas s’attendre à une matière sonore totalement modifiée mais plutôt à un chatoiement, une volupté et une légèreté dont les grands orchestres sympho- niques ont perdu la recette. L’écriture de Ravel est parti- culièrement sophistiquée et raffinée dans ce ballet où les instruments sont rejoints par un chœur sans parole. Grâce à la baguette aérienne de François-Xavier Roth, le résultat est proprement inouï. Autre expérience novatrice, due au festival de Nohant dédié à George Sand : la firme Soupir propose des doubles albums comprenant un récital d’un grand pianiste cou- plé avec des interprétations de jeunes musiciens invités par cette manifestation. À écouter absolument : l’ultime concert d’Aldo Ciccolini, immense virtuose qui fut à l’origine du festival, donné à Nohant en 2014, quelques mois avant sa mort (4). On y entend le chant du cygne, magnifique et d’une poésie lancinante, de Ciccolini dans des pages d’Edvard Grieg, de Franz Schubert (sa dernière sonate) et de Robert Schumann (les touchantes Scènes d’enfants). Le second CD nous fait découvrir de jeunes

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pianistes, avec un zeste de Chopin par Nariya Yogi, de Schumann par Jean-Paul Gasparian et même une autre approche des Scènes d’enfants par Jérémie Moreau, qui se place dans les traces du vieux maître. Une superbe ­parution.

1. Jean-Baptiste Lully, Persée 1770 par Hervé Niquet, 2 CD Alpha 967. 2. Rossini Sì, sì, sì, sì !, airs et duos par Marie-Nicole Lemieux, CD Erato 0190295953263. 3. Maurice Ravel, Daphnis et Chloé par François-Xavier Roth, CD Harmonia Mundi HM 905280. 4. Archives du festival de Nohant par Aldo Ciccolini et de jeunes talents, 2 CD Soupir Éditions S 238.

198 JUIN 2017 JUIN 2017 NOTES DE LECTURE

Voyage d’hiver La Garçonnière de la Jaume Cabré République › Bertrand Raison Émilie Lanez › Sébastien Lapaque Vers un écologisme chrétien Frédéric Dufoing Saints fondateurs du › Bruno Deniel-Laurent christianisme éthiopien Frumentius, Garimā, Cachez cette identité que je ne Takla-Hāymānot, Ēwostātēwos saurais voir › Charles Ficat Philippe Val Dans une coque de noix › Robert Kopp Ian McEwan › Marie-Laure Delorme La République n’a pas besoin de savants Michel Marmin Rédemption › Bruno Deniel-Laurent Vanessa Ronan › Marie-Laure Delorme Lettres (1882-1906) Jean Lorrain › Charles Ficat

Temps noir. La revue des littératures policières, n° 19 Collectif › Olivier Cariguel notes de lecture

NOUVELLES Chaque scène tisse la trame musicale de Voyage d’hiver ces pages qui, çà et là, évoquent des per- Jaume Cabré sonnages déjà entrevus dans l’ombre de Traduit par Edmond Raillard Schubert, qui hante ce voyage d’hiver. Actes Sud | 304 p. | 22,50 € Les sons en effet articulent en partie toutes les variations de ces histoires. Il y a Dans l’épilogue qu’il consacre aux qua- la toux catastrophique de cet enfant qui, torze nouvelles réunies dans ce volume, caché avec sa famille pendant la guerre, Jaume Cabré revient sur la difficulté qu’il va éveiller l’attention des SS. Le bruit du a eue de trouver le ton juste. Les thèmes, verrou qui met un point final à l’aven- les idées, les lignes directrices, tout tenait ture sanglante d’un escroc de haut vol. Le bon sans vraiment le convaincre. Le grand Jean-Sébastien­ Bach qui, au soir de dilemme persistant, il comprend enfin sa vie, écrit la partition délirante d’une que les « nouvelles ont des jambes, ce composition dont on taira le destin. Et que j’ai fait, c’est d’attendre et, comme enfin cette mirobolante danse des tueurs le recommande Lao-tseu à en croire Qui- à gages qui s’emploient à revolvériser leur quin, j’ai attendu assis, immobile, devant cible au silencieux. Se retrouvant dans le la porte de ma cabane, que les nouvelles même restaurant, ces professionnels de passent un jour devant moi, pour les la gâchette ne se doutent pas un instant prendre à la gorge et leur demander des de l’identité de leur voisin de table. Ce explications ». On aimerait connaître le conte a pour titre « Plop » et s’achève par dialogue de cette rencontre. En dépit de un « boum » de tous les diables. Comme cette malheureuse lacune, remarquons quoi la morale de ces fables ne s’éloigne que l’observation peut parfaitement jamais trop de l’univers sonore qui les s’adresser au lecteur, et que les récits de nourrit. › Bertrand Raison Cabré ont cette particularité étrange de venir vers nous à grandes enjambées. Qui plus est, leur charme magnétique ESSAI consiste à entremêler des liens ténus ou Vers un écologisme chrétien évidents reliant les récits entre eux. Frédéric Dufoing Filons la métaphore puisque ces mor- Médiaspaul | 152 p. | 15 € ceaux littéraires soigneusement ciselés cavalent aussi vers leur fin avec ce goût Deux ans après la parution de l’ency- très particulier de Cabré pour l’estocade Laudato si’ du pape François, ou, si l’on veut, le retournement brutal ardent plaidoyer en faveur de l’« écologie de situation. Ainsi le pianiste virtuose intégrale », le philosophe belge Frédéric de la première nouvelle commence-t-il Dufoing choisit de nous éclairer sur les son récital par la fin avant de quitter la rapports complexes qu’entretiennent scène à tout jamais. Et le musicien de la aujourd’hui les Églises chrétiennes et les nouvelle qui clôt le livre succombe deux défenseurs de l’écologisme. L’auteur, spé- fois à la disparition de la femme aimée. cialiste de l’œuvre d’Ivan Illich, rappelle

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que l’émergence de l’idéologie écologiste mité, le refus des idolâtries étatiques ou – une « idéologie en tension » qu’il prend financières, sans oublier une certaine dis- bien garde de distinguer de la science position « franciscaine » à la célébration écologique, de l’environnementalisme de la Création. Face à la double menace et surtout de l’animalisme – a représenté que représentent la dévastation de la pour le christianisme un double défi : les planète et l’émergence d’une idéologie Églises – et plus généralement le judéo-­ transhumaniste prométhéenne, Frédéric christianisme – ont d’abord dû faire Dufoing nous convainc que les bonnes face aux critiques de fond de plusieurs volontés écologistes, qu’elles commu- penseurs écologistes américains (notam- nient ou non aux sources christiques, ment Paul Shepard et Lynn White) qui n’ont désormais plus d’autre choix que ont accusé les récits bibliques et les ins- d’incarner dans un combat commun titutions ecclésiastiques d’avoir légitimé leurs multiples convergences. › Bruno le « désenchantement du monde » et la Deniel-Laurent séparation de l’homme d’avec la nature ; d’autre part, les liens avérés d’une partie ESSAI des écologistes avec la contre-culture des Cachez cette identité que je ne années soixante – et leur fascination pour saurais voir les religions extrême-orientales ou les Philippe Val cultes païens ancestraux – a évidemment Grasset | 196 p. | 19 € exacerbé les antagonismes mutuels. Mais ces méfiances réciproques se sont large- ment atténuées – l’encyclique Laudato Ce n’est pas d’identité française que veut si’ a d’ailleurs été bien accueillie dans les nous entretenir Philippe Val dans son milieux écologistes, y compris les plus dernier livre – cela lui semblerait sans radicaux – et Frédéric Dufoing démontre doute un sujet trop étroit, pour ne pas que la pensée écologiste a été largement dire mesquin –, mais de notre identité irriguée par des chrétiens affirmés (Ivan tout court, celle des héritiers d’une « civi- Illich, Calvin DeWitt, Jacques Ellul, lisation européenne » qu’il fait remonter Jean Bastaire, Gilbert White, Lanza del à une double origine : grecque et juive. Vasto, etc.), et aussi que le christianisme Or, si la première composante de cet est porteur de ressources symboliques, héritage est plus ou moins assumée, la spirituelles et éthiques parfaitement seconde est directement mise en cause compatibles avec les impératifs écolo- aujourd’hui par des attentats terroristes, giques : en témoignent l’affirmation dont l’origine islamiste et antisémite ne chrétienne d’une vision personnaliste et fait aucun doute, mais aussi par notre non ­individualiste de l’être humain, la incurie. « L’inculture de nos élites, à quoi critique consistante de l’aliénation tech- s’ajoute leur conduite d’évitement de nicienne, la mise en garde contre l’hybris l’apport juif, les fait renier, comme Pierre et le mythe d’un progrès matériel illi- au chant du coq, le premier de leurs

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devoirs : entretenir et faire prospérer leur présents dans le monde médiatique, héritage précieux. » politique et culturel, où les journalistes, Civilisation « judéo-grecque », en effet, plutôt que d’informer, se prennent pour et non pas « judéo-chrétienne », terme « des moralistes qui doivent empêcher le qui pour Val est un pléonasme, tant le peuple de penser mal ». christianisme n’est pour lui qu’un pla- Deux commandements fondent notre tonisme abâtardi. C’est de cette fusion civilisation : le « connais-toi toi-même » de la tradition grecque et de la tradition du temple d’Apollon et le « tu ne tueras juive qu’est née « une civilisation sans point » des Tables de Moïse. précédent, où la politique, les arts et la La culture et la loi : voilà notre véritable science se sont développés comme jamais identité. Qu’elle soit malade aujourd’hui, dans l’histoire de l’humanité, pourtant qui n’en conviendrait pas ? Philippe Val, vieille de trois millions d’années ». Une par un essai stimulant et nourri des civilisation du droit et de la liberté, qui expériences d’une longue carrière, nous nous a valu, en politique, des institutions somme avec insistance de réfléchir aux démocratiques, le respect de la personne, racines de notre mal. Car nos sociétés l’égalité entre les hommes et les femmes, démocratiques ne peuvent survivre « sans et, en philosophie, cette « ignorance la mémoire et sans l’amour d’une his- dynamique » ou se rencontrent le ques- toire qui les fonde », sans le souvenir de tionnement de Socrate et le commentaire cette « identité bâtarde » judéo-grecque. sans fin de la pensée juive. Pour Val, le › Robert Kopp meilleur exemple de ce croisement est l’Éthique de Spinoza, œuvre hautement ENTRETIENS subversive d’un « penseur juif marrane », La République n’a pas besoin suggérant que l’univers est composé de savants d’une unique substance, qui se contente Michel Marmin. Entretiens avec d’exister éternellement. Aussi Spinoza Ludovic Maubreuil ne croit-il à rien, « ni avant ni après la Pierre-Guillaume de Roux | 284 p. | 20,90 € mort » ; quant à la vie, elle « ne vaut que par ce que l’on en fait ». Derrière ce titre énigmatique emprunté Et que faisons-nous de nos vies ? Nous au président du Tribunal révolutionnaire, tolérons par exemple que nos institu- qui allait condamner Antoine Lavoisier, tions démocratiques soient attaquées en c’est l’un des critiques cinématogra- permanence, non seulement par le terro- phiques les plus attachants de ces cin- risme islamiste, mais aussi par toutes ces quante dernières années qui se dévoile « aberrations antidémocratiques » que enfin dans des Mémoires dialogués où représentent Nuit debout, les Bonnets l’on croise Alain Corneau, Jacques Ver- rouges et les zones à défendre, mouve- gès, Dino Risi, Jean Parvulesco, Gérard ments animés par des « romantiques Blain, Léo Malet ou Jean-Marie Turpin. décérébrés », malheureusement omni- Du service de recherche de l’ORTF – où

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il devient le disciple de Pierre Schaeffer – CORRESPONDANCE jusqu’aux expérimentations métapoli- Lettres (1882-1906) tiques de la Nouvelle Droite en passant Jean Lorrain Une collection rassemblée et annotée par par la réalisation de courts-métrages en Éric Walbecq 16 mm, Michel Marmin a multiplié les Du Lérot | 424 p. | 35 € occasions de creuser le sillon fertile de ses (poly)fidélités amoureuses, amicales Grâce aux travaux d’Éric Walbecq, la ou artistiques au cœur d’une époque correspondance de Jean Lorrain (1855- que l’on imagine, à tort peut-être, plus 1906) émerge peu à peu des profon- libre que la nôtre. La République n’a pas deurs. Après des volumes consacrés aux besoin de savants n’a pourtant rien d’un échanges avec Edmond de Goncourt ou exercice de nostalgie : porteur d’une Joris-Karl Huysmans, c’est à une curio- culture littéraire et cinématographique sité que le bibliothécaire de la Biblio- que l’on devine plus faramineuse encore thèque nationale nous invite cette fois, que ce qu’il nous laisse entrevoir, Michel puisqu’il s’agit de sa collection person- Marmin nous fait don de la pesée de sa nelle de lettres, qu’il a recueillies au fil du propre existence, nous entraînant dans temps. Les pièces s’étendent sur presque ses équipées de jeunesse comme dans vingt-cinq années, ce qui permet de cou- ses quêtes métaphysiques. En écrivain vrir la carrière de Lorrain, de ses débuts conséquent, il sait aussi qu’il n’est pas de alors qu’il tente de se faire un nom dans grands mémoires sans regrets ni remords : le monde des lettres jusqu’aux dernières l’auteur ne craint donc pas les examens années où, malgré un repli à Nice, l’au- de conscience – qu’il nous exprime sans teur de Monsieur de Phocas reste actif. faux-fuyants – ni les abjurations et les Présenter des documents épars, glanés au corrections d’enthousiasme. Et s’il fal- cours des pérégrinations, aurait pu ren- lait, justement, ne retenir qu’un seul des forcer l’idée d’un ensemble hétéroclite, regrets exprimés par notre mémorialiste, sans cohérence et accidentel. Pourtant de nous pencherions pour l’évocation de cet assemblage ressort une visite instruc- cette soirée parisienne où le jeune Mar- tive de la vie quotidienne d’un homme min, ostensiblement dragué par Leni de lettres fin de siècle. Les nombreux Riefenstahl – qui du haut de ses 76 ans documents reproduits – manuscrits, l’invitait lascivement dans sa chambre de photographies, affiches – ainsi que les l’Hôtel Lutetia – s’est « hypocritement notes explicatives y sont pour beaucoup, dégonflé ». Sachant combien est suave tant ils valorisent la place et les échanges et douloureux et lancinant le souvenir de Lorrain : parmi les correspondants de ces femmes que l’on n’a pas su ou pas figurent Juliette Drouet, Jules Barbey voulu prendre, nous ne pouvons, en l’as- d’Aurevilly, Joris-Karl Huysmans, Henri surant de notre amitié, que sincèrement de Régnier, Jean de Tinan, Anna de compatir. › Bruno Deniel-Laurent Noailles. Demeure le décalage entre le personnage public et l’homme qui a su

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conserver sa part de mystère. Un parfum d’un hôtel dirigé par un oncle. Mais il Belle Époque s’exhale de ces pages qui lève la tête. On lui propose la direction confirment le jugement d’Éric ­Walbecq : d’un grand hôtel américain, l’Ambassa- « Lorrain est un bon épistolier. » Pour dor, boulevard Haussmann à Paris, puis preuve cette missive à Catulle Mendès il crée avec plus ou moins de succès des de 1904 : « Ce matin j’ai eu un réveil magazines loufoques destinés aux tou- superbe, toutes les vallées submergées ristes américains. Avec son complice de vapeur, nous étions au-dessus d’une surréaliste Max Morise, Duhamel don- mer de nuages toutes les cimes transfor- nait libre cours à son imagination. Dans mées en îlots, en récifs… il n’y manquait The Ambassador,un journal fourre-tout que les Eicha des valkures… quel décor invraisemblable, il écrivait en hommage pour la chevauchée et c’est ce souvenir au Père Ubu une chronique signée « Le de Wagner qui m’a décidé à vous écrire. » professeur Boufre » dans laquelle il par- Voilà comme une invitation à replonger lait « de n’importe quoi de la façon la dans le temps retrouvé. › Charles Ficat plus absurde ». Les actionnaires ont mis fin aux fantaisies de Duhamel, qui enchaîna les petits boulots de traduction REVUE avant de doubler plus d’une centaine de Temps noir. La revue des littératures policières, n° 19 films américains. Il raconte aussi sa vie Collectif et sa grande œuvre dans onze entretiens Éditions Joseph K. | 352 p. | 19,50 € parus dans la presse qui ont été exhumés par Frank Lhomeau. Le romancier Jean-Bernard Pouy partage L’autre poids lourd de cette livraison est la vedette du nouveau numéro de Temps Jean-Bernard Pouy, dont un recueil de noir porté par un élan très commémo- textes, le Casse-pipe intérieur, est paru à ratif, avec Marcel Duhamel, le père l’automne aux mêmes Éditions Joseph K., fondateur de la « Série noire », qui fêta qui lui avaient demandé de « concocter ses 70 ans en 2015. Son autobiographie une sorte de “totale” sur ma-vie-­mon- Raconte pas ta vie (Mercure de France, œuvre. » Précision de l’auteur : « J’ai 1973, épuisé) constituait la principale accepté en imaginant que ça chasserait, source d’information avant le lancement comme du papier tue-mouches, les vel- de la collection. Dans le portrait dressé léités éventuelles de chasseurs de prime par Franck Lhomeau, la carrière hôte- freudistes ou lacanoïdes. » Cette fois, lière et touristique de Duhamel, né avec c’est Jean-Marie David qui tient les rênes le siècle en 1900, revit. À 16 ans il fut biographiques au cours d’un entretien de commis de restaurant à Manchester, où 30 pages suivi d’une bibliographie consé- il apprit l’anglais en un tour de main. quente de cet écrivain prolifique et pas- Revenu en France, il connaît « la condi- seur de textes au sens aiguisé qui amena à tion humiliante de parent pauvre », logé la « Série noire » Daniel Pennac, Tonino dans une chambre mansardée au sein Benacquista et Maurice G. Dantec. À la

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fin de cette fausse confession, le souvenir Nulle Journée du patrimoine ne saurait de deux changements de titres opérés sur forcer ses portes ; nulle équipe de télé- ses romans : l’Homme à l’oreille croquée vision faire céder ses hôtes. N’importe. s’appelait « Au bord d’elle » et Suzanne Drôle et cinglante, la journaliste a mené et les ringards se nommait « Wittgenstein l’enquête depuis l’extérieur, reconsti- vous emmerde ». Pouy ou le devoir de ne tuant soigneusement les secrets de cette rien laisser disparaître. › Olivier Cariguel maison de campagne d’un genre un peu particulier. Durant les cinq premières décennies de la Ve République, elle ser- ESSAI La Garçonnière de la vit de résidence secondaire du Premier République ministre ; depuis 2007, elle a été attribuée Émilie Lanez au président de la République. Ce brutal Grasset | 160 p. | 15 € changement d’attribution n’est qu’une péripétie parmi d’autres de l’histoire sen- De passage à Versailles en octobre 1787, timentale agitée de ce lieu bien gardé. À l’agronome anglais Arthur Young la Lanterne, l’ambiance ne ressemble pas s’étonna d’observer à quel point il était tant à celle de l’Ancien Régime qu’à celle aisé, pour tout un chacun, de se glisser du milieu du XIXe siècle. Les couples qui jusque dans les appartements du roi : « Je se font et se défont, les crises de nerfs, les m’amusais de voir les figures de vauriens dépressions, l’argent qui circule sous la circulant sans contrôle dans le palais, table, les fêtes où les rires sonnent faux, jusque dans la chambre à coucher ; les amis d’un jour devenus des ennemis d’hommes dont les haillons accusaient de toujours. Comme dans un roman de le dernier degré de misère. » Pour cela, il Maupassant. › Sébastien Lapaque suffisait de louer une épée et un chapeau à la grille du château. Pour écrire son livre sur la Lanterne, le pavillon de chasse ESSAI de la route de Saint-Cyr, à Versailles, où Saints fondateurs du christianisme éthiopien se sont fait et défait tant de ministères Frumentius, Garimā, depuis 1958, Émilie Lanez aurait volon- Takla Hāymānot, Ēwostātēwos tiers loué un chapeau et une épée pour Traduit et commenté par Gérard Colin, être autorisée à se glisser à l’intérieur de introduction de Marie-Laure Derat, Christian­ cet élégant bâtiment du plus pur style Julin-Robin Louis XVI. « Je ne suis jamais entrée Les Belles Lettres | 418 p. | 25 € dans cette maison et il est probable que je n’y serai jamais conviée », observe- À l’heure où la question des chrétiens t-elle, interloquée par l’existence d’une d’Orient préoccupe beaucoup d’esprits cité interdite minuscule à une vingtaine en raison des menaces s’exerçant à l’en- de kilomètres de Paris. La Lanterne ne contre des communautés dispersées au se visite jamais lorsqu’on n’est pas invité. Proche et au Moyen-Orient, voici une

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nouvelle collection lancée aux Belles cheur authentique les actions de grandes Lettres qui vise à mieux faire connaître figures spirituelles d’une civilisation les textes fondateurs de l’Orient chré- qui ne cessera de fasciner par la suite. tien. De l’Éthiopie au Caucase et à › Charles Ficat l’Iran, de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, il existe une abondante littérature à l’origine de nombreux cultes chrétiens ROMAN toujours en activité dans ces régions. Le Dans une coque de noix premier volume consacré aux saints fon- Ian McEwan Traduit par France Camus-Pichon dateurs du christianisme éthiopien vient Gallimard | 224 p. | 20 € inaugurer une série appelée à s’enrichir grâce au travail d’éminents spécialistes. Il y a quelque chose de pourri au Par sa rigueur et sa qualité, cette entre- royaume de St John’s Wood. Dans le prise mérite d’être soulignée. ventre de sa mère de 28 ans, le fœtus de Avec Frumentius (IVe siècle), nous huit mois entend tout. Sa mère, Trudy, a sommes à la source de la conversion du une liaison avec son oncle, Claude. Les royaume d’Aksum : c’est le patriarche deux adultes veulent se débarrasser défi- d’Alexandrie Athanase qui le nomma nitivement de son père, John, un poète premier évêque d’Éthiopie. L’homélie chassé de sa propre maison de St John’s en son honneur rappelle son rôle d’évan- Wood laissée à l’abandon. L’arme du gélisateur. L’apparition de l’écriture ge’ez crime : du poison dans un smoothie. Il (langue savante et liturgique de l’Éthio- ne reste plus que quelques semaines au pie) coïncide avec l’entrée en vigueur du narrateur avant de venir au monde, alors christianisme. Garimā, lui, participe au il aimerait agir afin de ne pas voir le jour VIe siècle à la « deuxième christianisa- entre les quatre murs d’une prison. Mais tion » du pays. là, la tête en bas dans une femme, il reste Du XIIIe au XIVe siècle, le pays des impuissant. Il ne peut même pas mener à négus connaît une nouvelle vague bien son projet temporaire de suicide. Le d’évangélisation, dans d’autres régions fœtus s’interroge : « Dans quoi me-suis-je cette fois, grâce à des figures comme embarqué ? » Ses parents sont immatures. Takla Hāymānot, un des saints patrons Son avenir est incertain. Mais son désir du pays, et Ēwostātēwos, célèbre pour d’être accueilli dans le monde, d’écouter avoir défendu la règle du double sab- une musique de Bach ou de se promener bat (le samedi et le dimanche, jours de sur la plage persiste malgré tout. repos). Les vies ici rassemblées, dont Dans une coque de noix : réécriture certaines sont tirées du synaxaire, sorte d’Hamlet, roman policier, méditation de recueil d’hagiographies avec les sur le sens de la vie. L’écrivain anglais Ian personnages de premier plan – « mar- McEwan a choisi de traiter le tragique tyrs, patriarches coptes, moines émi- par le comique. Son style est empreint nents… » – restituent dans leur fraî- d’humour noir tout au long du drame.

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Trudy écoute les émissions de radio, les son crime. Personne ne semble prêt à conférences podcastées, les livres audio. pardonner au « monstre ». Mais, peu à Le fœtus est ainsi au courant de la situa- peu, se dessine pour Jasper Curtis la pos- tion géopolitique du monde, a déjà lu sibilité d’un retour à une vie normale. Ulysse de Joyce, connait l’histoire du vin. La douceur de sa petite-nièce de 11 ans, Il soliloque sur tout et rien. Le manoir les criquets et les cigales et le soleil dis- familial tombe en ruines. La crasse est paraissant dans l’obscurité, les souvenirs partout. Sur les murs, dans les êtres. d’enfance avec sa sœur. Il a payé sa dette L’auteur de Sur la plage de Chesil excelle à la société, il veut reprendre le cours de dans la mise en histoire des sentiments l’existence. Mais c’est quoi, exactement, humains. Les relations entre la mère et être un homme libre ? le fils ne sont pas au beau fixe. Le res- Rédemption est le premier roman d’une sentiment s’est installé de part et d’autre. Américaine installée en Irlande. L’in- Trudy boit beaucoup trop. Alors, pour le trigue est classique car elle brasse le thème fœtus qui fait corps avec sa mère, l’avenir éternel du droit ou non au pardon. Mais s’annonce difficile : problèmes d’alcool, un parti pris donne sa force hypnotique famille dysfonctionnelle, peine de prison au roman : la raison de l’incarcération de probable. Dans une coque de noix, court Jasper Curtis n’est dévoilée qu’à la fin et roman sarcastique, rejoue l’histoire uni- il demeure un homme violent et trouble, verselle d’un fils et de sa mère : une rela- en lutte contre ses pulsions, même après tion de haine et d’amour. › Marie-Laure sa sortie de prison. Un barrage est prêt Delorme à céder dans sa tête et on ne sait com- bien de temps il va réussir à le retenir de tout saccager sur son passage. Vanessa ROMAN Rédemption Ronan a écrit un roman sombre et viril. Vanessa Ronan Les femmes doivent lutter pour main- Traduit par Alexandre Lassalle tenir leur place parmi les hommes. Les Rivages | 329 p. | 22 € sauver ou se sauver ? Lizzie n’aime pas faire des puzzles car elle a l’impression A-t-on le droit à une deuxième chance ? qu’à la fin il manquera toujours des mor- La question parcourt la littérature amé- ceaux. Quelle est ici la pièce manquante ? ricaine depuis longtemps. Jasper Curtis Jasper Curtis a sous-estimé le besoin de sort de la prison de Huntsville, après dix vengeance des hommes. Dans une scène, ans passés derrière les barreaux. Il s’ins- une volée de merles s’échappe d’un buis- talle dans la maison familiale, où vivent son pour passer au-dessus de la plaine. sa sœur Lizzie et ses deux filles. La petite, De loin, ils semblent dessiner un nuage Joanne, est attirée par lui alors que la noir. › Marie-Laure Delorme grande, Katie, lui demeure hostile. Dans la communauté texane, soudée contre l’ancien détenu, on n’a rien oublié de

JUIN 2017 JUIN 2017 207 97, rue de Lille | 75007 Paris Tél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99 N°ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

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