Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

Ecole doctorale Esthétiques, Sciences et Technologies des Arts

Equipe de recherche : Arts des images et art contemporain

Thèse de Doctorat en esthétique

François AUBART

Pratiquer sans permis : La Pictures Generation et le contrôle des représentations (1977-1986)

Thèse dirigée par : Jean-Philippe ANTOINE

Soutenue le : 15 mars 2019

Jury composé de :

Alexander DUMBADZE Michel GAUTHIER Valérie MAVRIDORAKIS

Volume 1 : Texte

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À la mémoire de Tristan

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Remerciements

La disponibilité, l’attention et l’exigence de Jean-Philippe Antoine ont été indispensables à la réalisation de la présente thèse. Si cette recherche a quelques qualités, elles sont dues à la rigueur de son suivi et à la précision de ses remarques. Je remercie Barbara Bloom, Douglas Crimp, , Thomas Lawson et Howard Singerman qui ont eu la gentillesse de m’accorder des entretiens, ainsi qu’Alexander Dumbadze et Alexander Nagel qui ont prêté une attention bienveillante à mes recherches. Plusieurs personnes m’ont donné accès à des documents et des informations précieuses. Je remercie pour cela Lionel Bovier qui a répondu à mes questions sur Jack Goldstein et m’a permis de consulter sa documentations sur cet artiste ; Mikki Dembar, assistante du Doyen du Hartford Art School ; Nell Donkers, aux archives de De Appel à Amsterdam ; Vincent Pécoil, dont la documentation sur est aussi vaste que ses connaissances sur cet artiste ; Lane Relyea, qui m’a permis de consulter ses exemplaires de la revue Spectacle : A Field Journal from Los Angeles ; Carolyn Tennant à Hallwalls ; Claire Gunning à la Cooper Union Library ; Marisa Bourgoin et The Archives of American Art à Washington ; Emily King et La Fales Library à New York. J’ai pu faire plusieurs de ces rencontres ainsi que des recherches aux Etats-Unis grâce à une aide à la mobilité dispensée par l’Ecole doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des Arts de l’université Paris 8. Je souhaite remercier chaleureusement Pierre-Oliver Arnaud, Jean-François Caro, Agathe Chevallier, Adriane Emerit, Pierre Leguillon, Clare Noonan, Claire Martinet, Camille Pageard, Emilie Parendeau, Pierre Paulin, François Piron et Benjamin Seror qui m’ont apporté leur aide en me faisant préciser des points ou en m’apportant des information, en m’obligeant à mieux formuler une idée ou en m’en donnant, autant qu’en vérifiant, complétant, annotant, traduisant les pages qui suivent. Guy Aubart, Michèle Le Prado et Marcelle Lefèvre m’ont soutenu avec acharnement dans ce travail, relisant sans relâche et avec application tout ce que j’écrivais. Je leur en suis extrêmement reconnaissant. Outre ses nombreuses et précises remarques, les commentaires et idées qu’elle m’a apportés, Jeanne Lefèvre a aussi supporté avec patience et indulgence mes états d’âme, mes chutes de moral, mes crises d’angoisse et d’enthousiasme. Son soutien et son attention me sont essentiels.

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Sommaire

Introduction ...... 11 Positions ...... 11 Pictures et Pictures Generation ...... 13 Approches critiques ...... 20 Méthode ...... 29

Chapitre 1 : Pratiquer sans permis ...... 33 1. Une scène, une exposition et deux textes ...... 33 Pictures ...... 33 Helene Winer : réunir une génération ...... 35 Douglas Crimp : prendre position ...... 39 La transcription dans les œuvres de Pictures ...... 43 Pictures postmoderne ...... 47 Dans ces pages ...... 49 Reproductions immatérielles ...... 52 Reproductions rationnelles ...... 55 2. Le corps et sa diffusion ...... 58 Performance et vidéo ...... 58 Buffalo et le Media Study/Buffalo ...... 60 Hallwalls et la performance vidéo ...... 63 Robert Longo : fraudeur ingénieux ...... 69 Le signal chez Jack Goldstein ...... 71 Jack Goldstein : surfaces ...... 74 Richard Prince : Pratiquer sans permis ...... 79 Louise Lawler : montrer les dispositifs ...... 81 Louise Lawler : identifier des responsables ...... 84 Performer l’institution ...... 87 L’auteur est un technicien ...... 91 3. Les réglages ...... 94 Contextes d’apparition ...... 94 Sarah Charlesworth : l’histoire moderne ...... 100 Sarah Charlesworth : le code de la photographie ...... 103 : tirages ...... 106 Richard Prince : la copie originale ...... 112

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Contrôle et réglage ...... 117 Sound Distance of a Good Man ...... 120 Manipuler des données ...... 126 Mouvements et distances ...... 128 4. Manipuler de l’intérieur ...... 130 Dara Birnbaum : au cœur de l’industrie ...... 130 CalArts ...... 136 Retour à l’atelier ...... 139 David Salle : imagination ...... 143 Camouflage ...... 146 Faire l’idiot ...... 150 Conclusion ...... 156

Chapitre 2 : Un film sera montré sans l’image ...... 159 1. Représentations et objectivité ...... 159 Utiliser des images ...... 159 L’index ...... 163 Le style en photographie ...... 166 Les influences de James Welling ...... 170 Noir ...... 174 L’art conceptuel à Los Angeles ...... 176 2. Mises en scènes ...... 184 Des images actualisables ...... 184 Les films « hollywoodiens » de Jack Goldstein ...... 188 Peintures mises en scène ...... 193 Effets de descriptions ...... 195 Arrêt sur image ...... 200 Untitled Film Stills ...... 203 Peindre des photogrammes ...... 206 3. Expériences affectives ...... 208 Ecritures ...... 208 Multiples significations ...... 213 Sujet mouvant ...... 220 Suggestions ...... 225 Investissement ...... 228 4. De la relation au contrôle ...... 233

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Etablir une relation ...... 233 Images et promesses ...... 235 Une image faite de désirs ...... 238 Glamour ...... 242 Scènes et environnements ...... 244 : Super théâtre ...... 247 Contrôle des masses ...... 251 Fascinant fascisme ...... 256 Illisibles sentiments ...... 265 Conclusion ...... 270

Chapitre 3 : Vous n’êtes pas vous-même ...... 273 1. Représenter les individus ...... 273 L’allégorie : impulsion et procédures ...... 273 Images des Autres ...... 279 Deux systèmes de description inadéquats ...... 283 Représenter la représentation ...... 288 After ...... 292 2. Représenter des personnages ...... 295 Images de représentations ...... 295 Tactiques mélodramatiques ...... 301 L’ironie de Douglas Sirk ...... 305 L’ironie de David Salle ...... 309 Lecture à contre-courant ...... 312 3. Comment se représenter ...... 317 La place de la réception ...... 317 De/par ...... 321 Regarder Cindy Sherman ...... 326 Comme tout le monde ...... 330 4. Être une représentation ...... 336 Achetée et vendue ...... 336 Les produits ...... 338 Vous n’êtes pas vous-même ...... 344 Instabilités ...... 352 L’esprit de l’Amérique ...... 355 Conclusion ...... 358

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Conclusion ...... 361 Proximité ...... 361 Développements ...... 364

Bibliographie ...... 369

Index ...... 417

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Introduction

Positions Le terme Pictures Generation désigne un ensemble d’artistes américains nés entre 1945 et 1955, qui ont commencé à exposer leurs travaux à la fin des années 1970. Leurs œuvres reproduisent ou imitent les images produites par la publicité et le cinéma, l’imaginaire qu’elles véhiculent, les narrations qu’elles évoquent, les conditions de leur réception et leurs effets psychologiques. Ces travaux sont souvent réalisés en utilisant des techniques de reproduction telles que la photographie, le film ou la vidéo mais on compte aussi des performances et des peintures. Les artistes de la Pictures Generation puisent aussi dans les magazines, les journaux, les manuels, les couvertures de romans, les photographies érotiques ou illustrant des articles, les émissions de télévision et les bandes-dessinées. En somme, ces artistes empruntent des images faites pour être largement diffusées, qui véhiculent des idéalisations et des stéréotypes dans le but d’avoir des effets sur leur public, tels que le désir, l’adhésion ou l’identification. En cela ces artistes s’inscrivent dans la succession du Pop Art. Ce courant est d’abord apparu dans l’Angleterre des années 1950. Après la deuxième guerre mondiale, dans un contexte de relance économique basée sur une foi dans l’industrialisation et un espoir de développement porté par la consommation, un groupe d’intellectuels, d’architectes et d’artistes organise à l’Institute of Contemporary Art de Londres des rencontres et des discussions autour des nouvelles technologies, du consumérisme et des médias de masse1. Ce groupe prend officiellement le nom de Young Group lors de sa fondation en 1952. Il réunit, entre autres, le critique d’art Lawrence Alloway (1926-1990), les artistes Richard Hamilton (1922-2011), John McHale (1922-1978), Eduardo Paolozzi (1924- 2005), les architectes Alison Smith (1928-1993) et Peter Smith (1923-2003) et le théoricien de l’architecture Reyner Banham (1922-1988). Opposés à un monde de l’art et à un establishment intellectuel qui prônent une distinction entre l’art noble et les vulgarités des productions industrielles, les membres du Young Group considèrent la production en série, les technologies et la culture de masse comme un réservoir de formes et d’idées nouvelles à explorer. Le critique Lawrence Alloway, notamment, pense une continuation entre beaux-arts et arts populaires. Selon lui, ces deux domaines sont coextensifs et composent ce qu’il nomme

1 Lawrence Alloway, « Le développement du Pop Art anglais », Lucy Lippard (éd.), Pop Art, Paris, Hazan, 1969 [1966]

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un « front étendu de la culture »2. Les artistes du Young Group réalisent des œuvres et des performances qui intègrent des images et des publicités de magazines ou de journaux ainsi que les technologies industrielles. Un collage de l’artiste anglais Richard Hamilton en est exemplaire. Just what is it that makes today's homes so different, so appealing ? (1956) [Fig. 1] [Qu'est-ce qui rend les maisons d'aujourd'hui si différentes, si séduisantes ?] est composé d’images découpées dans des magazines de façon à représenter un intérieur où s’exhibent les avancées technologiques les plus récentes : télévision, magnétophone, aspirateur et le cinéma que l’on voit par la fenêtre. Ce lieu est habité par un homme, un culturiste, et une femme dont le corps, tout aussi normalisé selon un idéal de beauté, est nu. Le divertissement, le temps libre et les images de la culture de masse servent ici à présenter l’imaginaire qui les accompagne. Aux Etats-Unis, le Pop Art apparaît au début des années 1960 lorsque Roy Lichtenstein (1923-1997) et Andy Warhol (1928-1987) exposent, de façon indépendante mais concomitante, des peintures qui sont des copies de cases de bandes-dessinées et de publicités [Fig. 2 et Fig. 3]. L’un et l’autre font d’abord des peintures, technique manuelle qu’ils abandonnent quelques années plus tard au profit de techniques sérielles telle que la sérigraphie. Ils se distinguent en cela d’artistes comme Jasper Johns (né en 1930) ou Robert Rauschenberg (1925-2008) dont les réalisations prenaient déjà comme motifs des produits ou des images de masses mais leurs factures conservaient une virtuosité ou, en tous cas, les traces d'une réalisation manuelle. La toile, support traditionnel de la peinture, présente chez Linchtenstein et Warhol des images banales, quotidiennement vues par le public, reproduites plutôt que créées par les artistes. La Pictures Generation doit beaucoup au Pop Art dont les œuvres explorent la fascination, les désirs et les idéaux de la culture de masse et de ses représentations. Cependant, ces deux courants diffèrent dans leurs façons d’utiliser ces images. Le Pop Art est né de la revendication d’intégrer aux œuvres une imagerie jusqu’alors tenue éloignée de l’art. C’est une provocation adressée aux formes artistiques traditionnelles. De l’apparente incongruité qu’il y a à faire de l’art avec des images banales, découle également un rapport sarcastique avec ces représentations idéalisées. On peut en effet voir dans le Pop Art une certaine ironie à faire entrer de telles images dans les musées. Nous voudrions montrer qu’au contraire la Pictures Generation approche cette imagerie pour exploiter les effets qu’elle a sur le spectateur. Pour cela, elle ne tente pas d’enrayer ou de perturber les idéalisations de la culture

2 Lawrence Alloway, « Le front étendu de la culture », Valérie Mavridorakis (éd.), Art et science-fiction : La Ballard Connection, Genève, Mamco, p.51-56

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de masse. Les artistes de la Pictures Generation exploitent le pouvoir de fascination qu’exercent de telles images et ce qu’elles produisent en termes de représentation et en termes de réception. Pour autant, ils ne font pas de la publicité ou du divertissement. Au contraire, les artistes de la Pictures Generation proposent à leurs spectateurs de faire une expérience alternative à celle qu’ils font lorsqu’ils sont confrontés à ces images dans leur quotidien. Cette proximité avec les méthodes de production et les effets des représentations qu’ils imitent qualifie les œuvres, et les positionnements, des artistes de la Pictures Generation.

Pictures et Pictures Generation L’étiquette de Pictures Generation n’est pas revendiquée par un groupe d’artistes, elle a été utilisée à posteriori. Les noms de ceux qui composent ce courant, les enjeux de leurs travaux et les positions théoriques pour les interpréter changent selon les auteurs, cependant l’origine de ce terme, elle, ne fait pas de doute. Il s’agit de l’exposition Pictures qui ouvre en 1977 à , l’un des espaces alternatifs de New York. Organisée par le critique d’art Douglas Crimp, elle réunit les travaux de Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, Robert Longo et Philip Smith3. Cette exposition signale une pratique artistique nouvelle alors en formation. Les œuvres montrées lors de Pictures sont réunies par Crimp autour d’enjeux communs dont il donne une lecture théorique dans le texte qu’il écrit pour le catalogue4. Il y explique que les cinq artistes s’intéressent à des représentations qui ne sont pas des comptes

3 Troy Brauntuch (né en 1954), a étudié à CalArts, notamment avec John Baldessari, avant d’aller vivre à New York comme nombre de ses anciens camarades de classe. Dans les années 1970 et 1980 il réalise des œuvres sur lesquelles apparaissent des images empruntées à différentes sources. Douglas Crimp (né en 1944) est un critique et historien de l’art. Il utilise alors soit l’impression soit le dessin. Jack Goldstein (1945-2003) est un artiste né au Canada. Il est diplômé de CalArts en 1972. Son œuvre est composée de performances, de films, de spectacles, de disques vinyle et de peintures dans lesquels les sujets représentés sont mis à distance et spectacularisés. Sherrie Levine (née en 1947) est une artiste américaine. Après des travaux à base de photographies publicitaires découpées dans des magazines, elle réalise des photographies de reproductions d’œuvres d’artistes masculins et représentatifs du modernisme. Ces reproductions sont considérées comme une critique de l’originalité en art et un commentaire sur l’omniprésence des hommes dans le champ de l’art. Robert Longo (né en 1953) est un artiste américain. Ses travaux, des moulages, des dessins, des installations composées de peintures et de sculptures, sont faits à partir d’images qui peuvent être reproduites de sources diverses ou produites par l’artiste qui représentent souvent des corps dans des postures de chute, d’effort ou d’enlassement. Philip Smith contenant de nombreuses représentations côte à côte. Elles proviennent de photographies, réalisées par l’artiste, qu’il reproduit sur la toile en isolant un motif, souvent un personnage. Ces images forment des lignes successives impliquant qu’elles pourraient être lues comme des bandes-dessinées au sens insaisissable. 4 Douglas Crimp, Pictures, New York, Artists Space, 1977

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rendus du réel tel qu’il est vécu mais des constructions qui remplacent une expérience authentique. Le film The Jump (1978) [Fig. 4] de Jack Goldstein, en cours de réalisation lors de la rédaction de son texte, est commenté par Crimp comme une illustration de cette distance entre phénomène réel et représentation. Il est basé sur une technique de cinéma d’animation nommée rotoscopie qui consiste à reproduire une à une chaque image d’une pellicule en la transformant en dessin. Un film devient ainsi un dessin-animé. Les séquences utilisées par Goldstein montrent trois sauts successifs de plongeurs acrobatiques. Dans The Jump, les éléments de contexte sont supprimés. Ne subsistent que les chutes et les mouvements des corps, figurés par des points rouges scintillants. Dans son essai, Crimp remarque que les œuvres exposées à Pictures sont nourries du désir de comprendre le fonctionnement de ces représentations qui stimulent l’imagination de leur public. Pour cela les artistes exploitent le potentiel narratif des images qu’ils utilisent mais les extraient du continuum auquel elles participaient et qui leur donnait un sens. L’exposition Pictures présente deux bas-reliefs en aluminium émaillé de Robert Longo. Tous deux résultent d’un même principe. L’artiste réalise des dessins de scènes de films, en l’occurrence Missouri Breaks (1976) d’Arthur Penn (1922-2010) et The American Soldier (1970) du réalisateur allemand Rainer Werner Fassbinder (1945-1982), qu’il fait ensuite transcrire en moulage sous forme de bas-reliefs. Seven Seals for Missouri Breaks [Fig. 5] représente une action, celle d’un cowboy quittant une cachette sur son cheval au galop. Pour rappeler un mouvement cinématographique, image par image, Seven Seals for Missouri Breaks contient sept représentations, côte à côte, qui forment une séquence évoquant le découpage d’une action sur la pellicule d’un film. Elles émergent l’une après l’autre d’une imposante forme grise. La première ne montre que le chapeau du personnage, qui apparaît peu à peu, jusqu’à la dernière qui le représente sur sa monture. Cette œuvre aux dimensions imposantes, de plus de deux mètres de large, évoque un dispositif spectaculaire ou en tout cas un objet de divertissement. The American Soldier reprend une scène du film éponyme de Fassbinder au cours de laquelle Ricky, le personnage principal joué par Karl Scheydt, se fait abattre par ses ennemis et s’écroule. La représentation qu’en fait Longo accentue la sophistication de la pause de Ricky, soulignée dans le film par un arrêt sur image. The American Soldier (1977) [Fig. 6] de Longo représente un personnage, portant une chemise, une cravate et un chapeau, le corps arqué, menton levé vers le ciel. Seven Seals for Missouri Breaks et The American Soldier représentent des cowboys et des gangsters, personnages typiques de films de genre. Ces pièces convoquent aussi

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l’aventure et les émotions du cinéma. Elles sont présentées par Crimp dans leur rapport à l’écriture filmique. La séquence qui compose Seven Seals for Missouri Breaks transforme la représentation cinématographique d’un corps en mouvement en plusieurs images fixes. The American Soldier stoppe l’action au moment où un homme tombe, entre la vie et la mort. Cet arrêt est comparé par Crimp aux photogrammes, ces images qui mettent l’action en suspens5. L’exposition Pictures réunit ainsi cinq artistes travaillant avec des images qui ne rendent pas compte d’une réalité objective mais attisent l’imagination. Un sens est donné à ces représentations par le contexte et les conditions dans lesquelles elles sont montrées. Les artistes, en reproduisant ces images, et en les diffusant autrement qu’elles ne l’étaient originellement, en modifient l’interprétation. Dès l’ouverture de l’exposition, et aujourd’hui encore, il est parfois reproché à Douglas Crimp d’avoir opéré un choix réduit d’artistes dans un groupe comprenant un nombre plus important de représentants. C’est un signe de l’importance de cet événement que ceux qui en furent exclus en soient affectés aujourd’hui encore6. Ainsi, lorsque la Pictures Generation est présentée comme un groupe d’artistes plus importants que les cinq montrés par Douglas Crimp, cela s’accompagne d’une opposition à l’approche théorique formulée par le critique. L’exposition , 1974-1984 est le produit d’une telle conception. Organisée par Douglas Eklund, le conservateur du département photographie du Metropolitan Museum de New York, elle ouvre en 2009, soit 32 ans après Pictures. Cette exposition, organisée dans une institution, porte sur une période passée et privilégie l’historicisation d’une génération dans son ensemble. The Pictures Generation réunit 29 artistes et s’accompagne d’un catalogue contenant un unique texte écrit par Eklund lui-même7. La Pictures Generation y est présentée dans sa filiation avec le Pop Art, un courant que répudient ses prédécesseurs de l’art conceptuel. L’art conceptuel est en effet présenté par Eklund comme tourné vers la production de documents afin d’échapper au statut d’œuvre unique et visuelle ainsi qu’à la fétichisation qui accompagne ce type de production. Selon le

5 Douglas Crimp, Op. Cit., p.26 6 Dans un entretien publié en 1998, Matt Mullican déclare que si David Salle est si critique à propos de Pictures c’est parce qu’il n’y participe pas. En 2003, Richard Prince affirme qu’à l’époque il a refusé l’invitation de Douglas Crimp à participer à cette exposition. Voir : Matt Mullican, Cindy Sherman et Valerie Smith, « Helene Winer interviewed by Matt Mullican, Cindy Sherman, and Valerie Smith », Claudia Gould et Valerie Smith (éd.), 5000 artists return to Artists Space : 25 Years, New York, Artists Space, 1998, p.60 et : Steve Lafreniere, « Richard Prince talks to Steve Lafreniere » Artforum, Mars 2003, p. 70 7 Douglas Eklund, The Pictures Generation, 1974-1984, New York, Metropolitan Museum of Art, 2009

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conservateur, les artistes conceptuels sont jugés trop exclusivement tournés vers la seule définition de l’art par la Pictures Generation. Eklund reconnaît que le nom donné à cette génération d’artistes découle de l’exposition Pictures mais affirme aussi que les quatre années qui l’ont précédée restent peu connues alors qu’elles voient éclore des œuvres capitales pour saisir la sensibilité de ce groupe d’artistes, notamment les premiers films de Jack Goldstein8. Bien que le conservateur commente et expose des œuvres antérieures à 1974, il semble en fait que cette date, choisie comme point de départ de The Pictures Generation, 1974-1984, soit celle de l’exposition Indian Summer organisée par Paul McMahon dans le lieu que cet artiste a ouvert à Cambridge. McMahon, né en 1950, est diplômé en 1972 du Pomona College à Los Angeles où il était notamment en contact avec la commissaire d’exposition Helen Winer (née en 1946) et l’artiste John Baldessari (né en 1931) qui était l’un de ses professeurs à CalArts9. De retour dans sa ville natale de Cambridge, il monte Project Inc. dans un lieu consacré à la pratique artistique d’enfants après l’école. McMahon demande au directeur d’y avoir accès vers 18 heures le vendredi ou le samedi pour y monter une exposition en quelques heures. Elle restait visible jusqu’à 22 heures et était immédiatement démontée. Le lendemain matin les activités pédagogiques pouvaient reprendre. Dans ce lieu, 1972 et 1975, il invite des artistes conceptuels tels que Dan Graham (né en 1942), Douglas Huebler (1942-1997), Sol LeWitt (1928-2007) ou Lawrence Weiner (né en 1942), ainsi que certains de ses anciens camarades de classe10. C’est ainsi qu’il organise en septembre 1974 une exposition qui réunit son propre travail et ceux de Robert C. Morgan, Matt Mullican, David Salle et James Welling11. Ces trois derniers ont fait leurs études à CalArts où ils ont suivi le cours de John Baldessari. Le communiqué de presse d’Indian Summer explique que pendant leurs études quatre de ces

8 Ibid., p.28 9 Paul McMahon, « Introduction », Ian Wallace (éd.), Project Inc. Revisited, New York, Churner and Churner, 2012, n.p. 10 Pour une chronologie des expositions à Project Inc. voir : Ibid. 11 Robert C. Morgan (né en 1943) est un artiste et critique d’art américain. Après des œuvres s’attachant à la façon dont la fiction existe dès lors qu’elle est imaginée par quelqu’un, Matt Mullican (né en 1951) met en place des modèles cosmologiques faits de symboles qu’il invente. Au début des années 1980, David Salle (né en 1952) participe au retour à la peinture figurative. James Welling (né en 1951) est un photographe américain. Après différentes expérimentations à base de collages et de vidéos il développe une pratique de la photographie qui tend vers l’abstraction. Qu’il s’agisse de prises de vues ou de photogrammes ses images mettent souvent en jeu le rapport entre ce qui est représenté et la technique à l’origine de son apparition.

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artistes ont été influencés par des enseignants pratiquant l’art conceptuel avant de préciser à propos des œuvres exposées : « Bien que le travail soit fortement axé sur les idées, l’image visuelle est bien plus importante que dans l’art conceptuel. Les pièces ont aussi des qualités émotionnelles et mystérieuses qui manquent à la plus grande partie de l’art conceptuel.12 » Eklund, dans le catalogue de The Pictures Generation, 1974-1984, décrit Indian Summer comme « une importante exposition de groupe (…) [qui] pourrait être décrite comme la première présentation, sous une forme embryonnaire, de ce que serait la sensibilité Pictures.13 » L’histoire de cette sensibilité, selon Eklund, commence à Los Angeles et plus précisément dans le cours Post-studio que donne John Baldessari et que suivent notamment, entre 1970 et 1974, Ericka Beckman, Ross Bleckner, Barbara Bloom, Troy Brauntuch, Eric Fischl, Jack Goldstein, Paul McMahon, Matt Mullican, David Salle et James Welling14. Beaucoup de leurs travaux consistent alors en des manipulations d’images issues des médias de masse. En cela ils sont influencés par la forme d’art conceptuel que pratique Baldessari et qui se développe alors à Los Angeles. Dans cette ville travaillent et exposent notamment Bas Jan Ader (1942- 1976), Guy de Cointet (1934-1983), William Leavitt (né en 1941), Allen Ruppersberg (né en 1944) et Ed Ruscha (né en 1937). Leurs œuvres utilisent également la narration sous diverses formes et s’inspirent pour cela de l’univers visuel de la culture de masse que délaissent les représentants de l’art conceptuel alors les plus en vue. Eklund présente ensuite plusieurs artistes de Buffalo réunis autour de Hallwalls, un atelier qui sert aussi de lieu d’exposition,

12 Communiqué reproduit dans : Ian Wallace (éd.), Op. Cit., n.p. “Although the work is strongly idea-oriented, the visual image is much more important than in Conceptual Art. The pieces also have emotional and mysterious qualities which most Conceptual Art lacks.” 13 Douglas Eklund, Op. Cit., p.53 “An important group exhibition, discussed below, entitled Indian Summer featuring McMahon and his friends could be described as the first presentation in embryonic form of what would become the Pictures sensibility.” 14 Ericka Beckman (née en 1951) est une cinéaste et vidéaste. Ses films tournés en studio mettent en scène des jeux comme moyens de développement individuel. Ross Bleckner (né en 1949) est un peintre américain. Ses peintures font cohabiter des motifs abstraits avec des représentations au réalisme figuratif qui se détache d’un fond monochrome. Il est le propriétaire de l’immeuble dans lequel, entre 1978 et 1983, est installé le Mudd Club, l’un des lieux de concert de la No Wave. Barbara Bloom (née en 1951) est une artiste américaine dont le travail est influencé par la littérature. Qu’elle utilise des images ou des objets, ses œuvres s’apparentent souvent à des scènes ou des situations dans lesquelles il faut déchiffrer des histoires. Eric Fischl (né en 1948) est un peintre américain. Ses œuvres représentent souvent des scènes de la vie quotidienne dans des banlieues américaines.

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ouvert par certains d’entre eux dont Diane Bertolo, Charles Clough, Nancy Dwyer, Robert Longo, Cindy Sherman et Michael Zwack15. Eux aussi partagent un intérêt pour l’univers visuel de la culture de masse. La personne qui fait se rencontrer ces deux groupes est Helen Winer. Entre 1970 et 1972 elle assure la programmation de la galerie du Pomona College à Los Angeles. Elle découvre alors la scène artistique de cette ville, qu’elle côtoie et expose à un moment où elle n’a pas encore de grande visibilité nationale. Elle organise ainsi des expositions de Bas Jan Ader, William Leavitt et Allen Ruppersberg. Lorsqu’elle prend la direction d’Artists Space à New York en 1975, elle fréquente un groupe de jeunes artistes ayant étudié à Los Angeles tels que Jack Goldstein, Paul McMahon, Matt Mullican, David Salle ou James Welling. Par ailleurs, en cherchant à nouer des partenariats avec d’autres espaces alternatifs, elle rencontre les artistes qui travaillent à Hallwalls. Elle les invite à exposer à Artists Space. Constatant des liens entre ces deux groupes, Winer décide d’organiser une exposition qui réunisse ces deux groupes d’artistes et en confie le commisariat à Douglas Crimp. Winer joue un rôle central dans l’invention et le développement de la Pictures Generation. Lorsqu’elle dirige Artists Space, outre Pictures et l’exposition en partenarit avec Hallwalls, elle expose également Barbara Bloom, Louise Lawler, Thomas Lawson, Matt Mullican,

15 Diane Bertolo (née en 1953) est une artiste américaine. Charles Clough (né en 1951) est un artiste américain. Ses peintures mêlent abstraction et figuration parfois en y intégrant des photographies collées. Nancy Dwyer (née en 1954) est une artiste américaine. Cindy Sherman (née en 1954) est une artiste américaine. Au milieu des années 1970 elle fait des photographies dans lesquelles elle se représente jouant différents personnages qu’elle agence ensuite pour raconter des histoires. Ensuite, elle réalise des autoportraits la représentant dans des lieux et des situations évoquant des scènes de films. Michael Zwack (1949-2017) est un artiste américain. À la fin des années 1970 il produit notamment des sculptures en béton coulées autour de figurines de soldats en plastique. À partir du début des années 1980, il réalise des peintures dans lesquelles des visages émergent de fonds abstraits.

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Richard Prince, David Salle, Cindy Sherman et Laurie Simmons16. Elle soutient ensuite plusieurs de ces artistes lorsqu’en 1980, avec Janelle Reiring, elle ouvre la galerie Metro Pictures qui expose Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Louise Lawler, Sherrie Levine, Robert Longo, Richard Prince, Cindy Sherman, James Welling et Michael Zwack. The Pictures Generation, 1974-1984 donne à Helen Winer la place centrale qu’elle occupe dans cette histoire. L’écriture de celle-ci se fait pourtant au détriment de Douglas Crimp et d’une génération de critiques d’art qui a joué un rôle important dans la définition des enjeux artistiques de cette période. Eklund préfère présenter un groupe d’artistes au sein duquel règne une amitié et une proximité qui se manifestent dans des expositions et des concerts organisés en commun, un quotidien et des échanges partagés. Dans l’histoire qu’il propose, ces accointances sont déstabilisées lorsque certains artistes accèdent à la reconnaissance qui, dans les années 1980, est accompagnée par la montée en puissance du marché de l’art, favorisant la compétition et fissurant leurs amitiés. Ce choix a été regretté par certains commentateurs de The Pictures Generation, 1974-1984. Margaret Iversen dans The Art Journal affirme que « si la reconnaissance par Eklund de la contribution de Winer est justifiée, la presque totale éclipse de Crimp ne l’est sûrement pas.17 » Howard Singerman insiste sur le fait que « depuis la moitié des années 1960 aucun groupe d’artistes n’a été aussi discuté – et aussi déplacé – par les textes à leur sujet que la

16 Louise Lawler (née en 1947) est une artiste américaine dont les œuvres portent sur les conditions de monstration des œuvres d’art. À la fin des années 1970, ses premiers travaux sont des cartons d’invitation ou des produits dérivés qui annoncent, ou s’intègrent à des événements qu’elle n’a pas organisés. À partir du début des années 1980, elle fait des photographies d’œuvres dans différents contextes, des appartements privés, des galeries, des musées ou des salles de ventes. Elle porte ainsi un regard caustique, critique ou humoristique sur l’utilisation qui en est faite par leurs propriétaires. Thomas Lawson (né en 1951) est un artiste et critique d’art en Ecosse. Installé à New York dans les années 1970 il suit le séminaire donné par Rosalind Krauss à l’université de New York. Il peint alors des images sélectionnées dans des journaux et des revues qu’il reproduit. Ses textes, au ton parfois polémique, portent sur l’art de son temps et les artistes dont il est proche. En 1979, avec sa compagne Susan Morgan, il fonde la revue Real Life Magazine. Richard Prince (né en 1949) est un artiste américain. À partir de 1977 il réalise des photographies de publicité, les cadrant de façon à n’en représenter que les images, sans les textes qui les accompagnent. (née en 1949) est une artiste américaine. Ses premiers travaux sont des photographies de figurines féminines pour enfants. Elle les met en scène dans des maquettes qu’elle réalise et qui souvent comportent également des jouets. L’artiste compose ainsi des situations banales et quotidiennes avec des éléments et des personnages idéalisés. 17 Margaret Iversen, « The Pictures Generation 1974-1984 », Art Journal, octobre 2010 : http ://www.readperiodicals.com/201010/2170220491.html “If Eklund’s recognition of Winer’s contribution is fully justified, the near-total eclipse of Crimp surely is not.”

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Pictures Generation. La récente exposition historique du curateur Douglas Eklund The Pictures Generation, 1974-1984 et son imposant catalogue de plus de trois cent pages ont pour but de mettre de côté une grande partie de cette critique et de permettre aux artistes et à leur période d’être vus de façon renouvelée – ou plus précisément, d’être écrits de façon renouvelée, dans un nouveau langage.18 »

Approches critiques Les œuvres de la Pictures Generation ont en effet été accompagnées tout au long des années 1970 et 1980 par un langage particulier : celui du discours critique qui accompagne Pictures. Helen Winer fait appel à Douglas Crimp qui lui semble capable de produire une lecture théorique de ces démarches naissantes. Jeune critique d’art, il suit alors le séminaire donné par Rosalind Krauss (née en 1941) au CUNY Graduate Center et est attentif aux recherches de cette dernière. Krauss cherche alors une alternative au formalisme moderniste prôné notamment par Clement Greenberg (1909-1994) et Michael Fried (né en 1939). Pour ce faire, Krauss, avec Jeremy Gilbert-Rolfe (né en 1945) et Annette Michelson (1922-2018), a fondé en 1976 la revue October. Krauss et Michelson avaient précédemment quitté la rédaction de la revue Artforum, lui reprochant son incapacité à dépasser les préceptes modernistes. Dans « Un regard sur l’art moderne », publié dans Artforum en 1972, Krauss reproche à Fried d’appréhender les œuvres selon une logique historiciste bien trop déterministe19. Ne considérer que ce qui relève de l’histoire des arts et d’une conception logique de leur évolution empêche, selon elle, de prendre en compte les liens que les œuvres entretiennent avec leur contexte culturel. De plus, étudier uniquement la réalisation et la composition des œuvres exclut de prendre en charge leurs contenus et les émotions qu’elles provoquent. Enfin, Krauss constate que la logique et le systématisme moderniste, qui traitent la sculpture selon son histoire et la peinture selon son histoire, ne permettent pas d’étudier les œuvres réalisées avec d’autres médiums, qui s’avèrent de plus en plus nombreuses. La revue October est fondée pour explorer une voie alternative à celle de Fried.

18 Howard Singerman, « Language Games », Art Forum, septembre 2009 : http ://www.mutualart.com/OpenArticle/Language-Games/70F3A752EC1DAFCE/Venues “No group of artists since the mid-1960s has been so spoken for – and so displaced – by the writing about it as the Pictures generation. Curator Douglas Eklund’s recent survey exhibition, « The Pictures Generation, 1974-1984, » and its enormous, three-hundred-plus-page catalogue aimed to push aside much of this criticism, to allow the artists and their moment to be seen anew – or, more precisely, to be written anew, in a different language.” 19 Rosalind Krauss, « Un regard sur le modernisme », Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p.17-30 [1972]

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En mai 1977, Crimp est embauché comme secrétaire de rédaction pour October dont il se sent intellectuellement proche. Il saisit l’occasion du projet que lui propose Winer pour privilégier un choix réduit d’œuvres et d’artistes, qui lui permet de faire des analyses précises et complémentaires des œuvres qu’il étudie dans son essai. En 1979, il publie dans October une version remaniée de ce texte, version qui connaîtra un grand succès critique. Cet essai, très souvent cité et commenté, a été traduit dans plusieurs langues. Il est republié, en 1984, par le critique d’art américan Brian Wallis dans le recueil Art After Modernism: Rethinking Representation qui réunit de nombreux textes portant sur les enjeux théoriques aux Etats-Unis dans les années 1970-198020. La version de « Pictures » publiée dans October s’attaque plus directement que la précédente au formalisme moderniste, considéré par Crimp comme un mode d’analyse basé sur la spécificité des médiums. Il s’agit d’apprécier, par exemple, la façon dont une peinture rend compte des particularités de cette pratique en termes d’histoire, de geste et de technique. Crimp montre que cette approche, qui autonomise les disciplines, est inopérante pour appréhender la diversité des techniques exploitées dans les œuvres qu’il commente. Le film The Jump de Jack Goldstein est réalisé grâce à une technique de cinéma d’animation. Les bas- reliefs en céramique de Robert Longo ne peuvent être envisagés sans leur relation au cinéma. Crimp interprète également cette utilisation de techniques de reproduction comme un moyen de brouiller la notion d’originalité. C’est notamment le cas lorsqu’il aborde Untitled (Presidential Profile) (1979) de Sherrie Levine. Il s’agit d’une image publicitaire représentant une femme portant à bout de bras une jeune enfant. Prise dans un magazine, elle a été découpée de façon à donner à ses bords la forme du profil de John Kennedy (1917-1963) que l’on trouve sur les pièces de monnaie. L’œuvre est projetée sous la forme d’une diapositive lorsqu’elle est montrée en 1979 à The Kitchen [Fig. 7]. Dans son texte, Crimp s’interroge sur ce qu’est le médium d’une telle œuvre : le projecteur lui-même, l’image découpée, sa projection lumineuse ou la reproduction qui accompagne son essai ? Puis il demande : « Et s’il est impossible de situer le médium physique de l’œuvre, peut-on situer l’œuvre d’art originale ?21 » Ces œuvres, qui font de la copie un moyen de production, sont envisagés comme des alternatives à l’originalité. Ces artistes ne produisent pas, ils reproduisent. En manipulant des

20 Douglas Crimp, « Pictures », Brian Wallis (éd.), Art After Modernism : Rethinking Representation, New York ; Boston, The New Museum of Contemporary Art ; R. Godine Publisher, 1984, p.175-187 21 Douglas Crimp, « Pictures », Gaëtan Thomas (éd.), Pictures – S’approprier la photographie, New York, 1979-2014, Cherbourg, Le Point du Jour, 2016, p.65 [1979]

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reproductions, ils en modifient la signification car leurs conditions de réception et donc leur interprétation sont altérées. Ces œuvres soulignent ainsi que le sens du matériau qu’elles utilisent n’est pas stable et peut être perturbé. Levine, en associant la représentation publicitaire et stéréotypée d’une femme avec le profil d’un président américain, fait en sorte qu’une représentation soit vue à travers une autre. Selon Crimp, cela indique que l’une comme l’autre sont des constructions culturelles. Ces images ne représentent pas une personne en tant qu’individu mais un ensemble de valeurs qui lui sont symboliquement associées. « Levine, analyse Crimp, les dérobe à la place habituelle qu’elles occupent dans notre culture et subvertit leurs mythologies.22 » Cette interprétation, proposée par Crimp dans « Pictures », est également promue par une génération de critiques qui s’en servent pour analyser les travaux de la Pictures Generation. Craig Owens (1950-1990) suit également le séminaire donné par Rosalind Krauss où il rencontre et se lie d’amitié avec Crimp. Owens contribue à October dès son quatrième numéro en 1977 ainsi qu’au journal Skyline et au magazine Art in America dont il est l’un des éditeurs à partir de 1980. Benjamin Buchloh (né en 1941) fait des études de littérature en Allemagne. En 1980, il commence à écrire pour October dont il devient l’un des éditeurs en 1987. À cette période, il écrit également pour la revue Artforum. Il obtient son doctorat en histoire de l’art à l’Université de New York en 1994, la même année que Douglas Crimp, comme lui sous la direction de Rosalind Krauss. Hal Foster (né en 1955) publie des textes dans Artforum de 1977 à 1981, date à partir de laquelle il est éditeur d’Art in America, cela jusqu’en 1987. Il obtient son doctorat en histoire de l’art en 1990, sous la direction de Rosalind Krauss. Ces auteurs ont indéniablement accompagné les artistes de la Pictures Generation en défendant autant qu’en critiquant certains de leurs représentants. Bien que leurs interprétations et leurs prises de positions soient distinctes et parfois contradictoires, ils ont considéré avec attention ces œuvres produites en utilisant des outils de reproduction, et des images, empruntés à la culture de masse. Selon eux, ces œuvres exploitent la copie pour mettre en cause la notion d’originalité tout en portant un regard critique sur les représentations produites par l’industrie du divertissement. Les artistes détournent et déstabilisent le sens originel des images qu’ils copient ou imitent. Ainsi, Craig Owens affirme, dans un essai en deux parties publié en 1980 dans la revue October, que l’art des années 1970 et 1980 est

22 Ibid., p.65

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allégorique, car il commente le matériau qu’il exploite23. Dans ce processus l’interprète joue un rôle important. Il dépossède l’auteur original de son emprise sur le sens de sa production. L’artiste allégoriste manipule un matériau dont il confisque la signification en s’exprimant à travers lui. Ainsi à propos de Troy Brauntuch, Sherrie Levine et Robert Longo, Owens explique : « L’image qu’ils s’approprient peut tout aussi bien être un film, une photographie, un dessin ; souvent, cette image elle-même est déjà une reproduction. Mais les manipulations auxquelles ces artistes soumettent ces images visent à les vider de leur résonance, de leur signification, du sens qu’elles revendiquent de manière autoritaire.24 » L’utilisation que les artistes font des reproductions est associée au fait de révéler le message qu’elles véhiculent et d’en altérer le sens. Pourtant, rapidement, se pose la question de ce qui distingue réellement cette exploitation de signes de celle faite par la culture de masse. En 1982, dans « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Benjamin Buchloh affirme que de telles œuvres, parce qu’elles exploitent les images du divertissement, risquent, malgré leurs intentions critiques, d’être assimilées et de devenir des marchandises comme les autres25. La transformation d’un outil critique en objet de divertissement est également observée par Hal Foster. En 1983, dans « Contemporary Art and Spectacle », il affirme que, dans une société où les signes circulent comme des produits de consommation, se contenter d’en détourner le sens, ce n’est qu’en rejouer le pouvoir de fascination26. Ce débat, les nombreuses réponses et positionnements qu’il suscite, marque profondément la période pendant laquelle apparaissent et se solidifient les pratiques des artistes de la Pictures Generation. Les interprétations contradictoires qui se développent alors composent l’environnement dans lequel leurs œuvres s’enracinent. Il est parfois présenté comme violent tant les débats critiques étaient âpres27. Ces débats offrent des axes d’interprétation mais imposent également aux artistes de prendre position et de définir les intentions de leurs

23 Craig Owens, « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism » et « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism, Part 2 », Beyond Recognition – Representation, Power, and Culture, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 1992, p.52-87 [1980] 24 Craig Owens, « L’impulsion allégorique : vers une théorie du postmodernisme », Charles Harrison et Paul Wood (éd.), Art en théorie, Paris, Hazan, 1997, p.1147 25 Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Essais historiques II, Villeurbanne, Art édition, 1992, p.107-153 [1982] 26 Hal Foster, « Contemporary Art and Spectacle », Recoding : Art, Spectacle, Cultural Politics, New York, The New Press, 1985, p.79-96 [1983] 27 Voir notre entretien avec Thomas Lawson en annexe, p.19-28

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pratiques. Le fait même d’être confronté à ces questions et sommé d’y répondre signale l’appartenance à la Pictures Generation.

Légitimités L’exigence de signifier la nature et la direction critique de son travail est de plus en plus forte au cours des années 1980. Au début de cette décennie la scène artistique américaine assiste au retour de formes figuratives et expressionnistes qui se manifestent dans la peinture et le graffiti. En peinture ce courant est d’abord européen. Il apparaît de façon concomitante en Italie avec la Transavant-garde représentée notamment par Sandro Chia (né en 1946) et Francesco Clemente (né en 1952) et en Allemagne avec des artistes tels que Georg Baselitz (né en 1938) ou Rainer Fetting (né en 1949). Ces peintres figuratifs se détournent de l’abstraction et des protocoles minimalistes de la génération précédente. Leurs œuvres, aux compositions complexes et colorées, sont également expressives dans le sens où elles matérialisent la relation au monde de leurs auteurs. Ce vocabulaire formel démonstratif s’accompagne d’une glorification de la vision de leurs auteurs. Aux Etats-Unis ces courants sont souvent mis en rapport avec les peintres Thomas Lawson, David Salle ou Julian Schnabel. Par ailleurs, le graffiti qui apparaît d’abord dans les rues et les métros de New York trouve une première reconnaissance dans des espaces d’exposition alternatifs tels que Fashion Moda dans le Bronx avant d’être représenté et vendu dans des galeries28. Le lien entre ces pratiques est notamment établi par l’exposition Times Square Show en 1980. Cet événement, organisé par une association d’artistes, se tient dans un bâtiment abandonné. Il fait se rencontrer des scènes diverses par leurs inscriptions et origines mais portées par de jeunes gens évoluant dans des cercles proches. Se croisent pendant le Times Square Show un art issu des courants conceptuels et un art plus expressif mais aussi les mouvements musicaux du punk et du rap. Le punk est une radicalisation du rock qui revendique une énergie brute et un amateurisme qui s’expriment dans des chansons aux compositions volontairement simples et aux paroles percutantes. Le rap est la musique de la culture hip-hop. Celle-ci est née dans les ghettos américains, elle réunit une danse, le breakdance, le graffiti et le rap. Le rap est une forme de chant scandé, proche du prêche, délivré sur une musique composée par des DJ qui diffusent les parties instrumentales de certains disques. Times Square Show montre le croisement de cultures underground et alternatives qui caractérise la scène artistique new-yorkaise des années 1970-1980, parfois nommée

28 Fashion Moda est un espace alternatif du Bronx ouvert de 1978 à 1993.

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Downtown Scene car elle se produit dans cette partie de New York29. S’y côtoient la musique savante, le punk, le hip-hop, des formes artistiques populaires ou intellectuelles, le cinéma expérimental non narratif ou celui de la No Wave qui met en scène la vie quotidienne de jeunes new-yorkais fréquentant ces milieux artistiques. La vie nocturne est alors intense car les bars et les salles de concert sont autant des espaces de rencontres et de discussions que des lieux d’expression pour toutes ces formes artistiques. Ce contexte favorise les collaborations spontanées, les projets à court terme et les formes transitoires privilégiées par une culture jeune qui formule son identité dans les marges. Dès le début des années 1980 quelques galeries se font les représentantes de cette nouvelle scène et s’installent dans le quartier de l’East Village. Il accueille un art plus populaire que celui de SoHo, quartier des espaces alternatifs Artists Space et The Kitchen. En 1981, Patti Astor ouvre la Fun Gallery qui montre des artistes proches du graffiti tels que Fab 5 Freddy, Futura 2000 ou Kenny Scharf 30. Au cours des années suivantes d’autres galeries ouvrent dans l’East Village à un rythme exponentiel. Les compter précisément est complexe car certaines restent en activité pendant très peu de temps. Néanmoins, une publication annuelle dédiée à ce quartier contenait un plan sur lequel les principales galeries étaient recensées. « Les 33 [lieux] sur la carte de 1985 sont passés à 48 dans le numéro de 1986. D’autres commentateurs de cette croissance proposent un chiffre de 60 en janvier 1985 (Grace Glueck) et de 124 vers la fin de l’année (Liza Kirwin).31 » Ce développement du marché de l’art peut être considéré comme un effet de la politique appliquée par Ronald Reagan (1911-1981) qui accède au pouvoir en 1981. Pour relancer l’économie et la concurrence, il prône un désengagement de l’état dans les affaires sociales, les aides et les subventions. Cela a un effet direct sur les institutions artistiques. Le National Endowment for the Arts [Fonds national pour les arts], qui a permis et soutenu le développement des espaces alternatifs dans les années 1960 et 1970, voit ses fonds baisser. Les jeunes artistes rejettent alors le système de demande d’aides qui leur paraît de plus en plus

29 Voir notamment : Marvin Taylor (éd.), The Downtown Book : The New York Art Scene 1974-1984, Princetown et Oxford, Princetown University Press, 2006 30 Fab 5 Freddy est le pseudonyme de Fred Brathwaite (né en 1959), un rappeur et artiste graffiti. Futura 2000, de son vrai nom Leonard McGurr (né en 1955) est un artiste du graffiti. Kenny Scharf (né en 1958) est un artiste américain. Issu du graffiti, il participe à la scène de l’East Village. 31 Ann Fensterstock, Art on the Block: Tracking the New York Art World from Soho to the Bowery, Bushwick and Beyond, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p.116 “The 33 on the map in 1985 had swelled to 48 in the 1986 issue. Other commentators on the growth put the number at 60 by January of 1895 (Grace Glueck), and 124 by the end of the year (Liza Kirwin).”

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bureaucratique, préférant ouvrir des lieux financés par la vente d’œuvres32. Dès lors, les galeries prennent une place importante dans la diffusion de l’art. Ce sont dans un premier temps des expérimentations artistiques qui doivent rapidement devenir de véritables entreprises pour s’établir. Le développement des galeries s’explique aussi par l’apparition de nouveaux investisseurs. La dérégulation économique entreprise par Reagan fait émerger une nouvelle classe sociale, les Yuppies. Cet acronyme de Young Urban Professional [Jeunes professionnels urbains] désigne les gagnants autoproclamés de la nouvelle forme du capitalisme qui se met alors en place. Phonétiquement ce terme rappelle celui de Hippie dont il est l’antithèse idéologique. Dans les années 1960, les Hippies prônaient une vie en marge de la société dont ils refusaient les normes et les règles. À l’inverse, les Yuppies, ambitieux et décomplexés, érigent en fierté le fait de travailler dans des entreprises, dans la communication ou dans la finance. Portés par un désir de reconnaissance sociale, beaucoup d’entre eux investissent dans l’art comme le font également de nombreuses entreprises motivées par un même souhait, celui de se forger une image de preneurs de risques avant-gardistes. L’apparition de ce nouveau public et de ses capitaux entraîne également le développement du marché de l’art. Outre le graffiti et la peinture, les galeries de l’East Village sont également l’environnement de maturation d’une nouvelle forme artistique. Issue des principes d’appropriation appliqués aux objets de consommation, elle est parfois qualifiée d’art de la marchandise [Commodity art]. Ses représentants sont, entre autres, Ashley Bickerton (né en 1959), Jeff Koons (né en 1955), David Robbins (née en 1957) et Haim Steinbach (né en 1944). Leurs œuvres sont des sculptures ou des installations composées d’objets exposés en tant que tels ou agencés de façon à évoquer leur statut de produit de consommation. Beaucoup éveillent les désirs et la fascination qu’engendrent les marchandises. À titre d’exemple citons le travail de Haim Steinbach qui réalise des installations faites d’étagères. Fixées aux murs des lieux d’expositions elles présentent des objets qu’il a choisis dans des magasins de seconde main ou aux puces. Shelf with Coach (1983) [Fig. 8] est une étagère faite d’un assemblage de morceaux de bois aux provenances diverses, ornée d’un morceau d’applique murale de bois peint en or. Dessus est posé un modèle réduit de calèche dont les formes répondent aux motifs de son support. Steinbach explique qu’à l’époque, « [S]on travail traitait de structure, d’arrangement, de position, de contingence – une économie des objets. Le désir se traduit dans les choses avec lesquelles nous

32 Howard Singerman, « Pictures and position in the 80' », Amelia Jones (éd.), A Companion to Contemporary Art Since 1945, Malden ; Oxford ; Carlton, Blackwell Publishing, 2006

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ritualisons nos vies et dans la façon dont nous communiquons et représentons notre personne au travers des objets.33 » Ses œuvres suivantes mettent plus directement l’accent sur l’étrangeté de l’attrait pour les objets de consommation. Il réalise alors des étagères en forme de prisme droit à base triangulaire. Recouvertes de formica coloré, elles évoquent l’art minimal et les présentoirs de magasins. Elles supportent plusieurs objets parmi lesquels beaucoup sont produits en série tels que des lampes, des boîtes de céréales ou des peluches. Leurs titres sont empruntés à des revues de design et d’architecture ou à des publicités34. Ainsi no wire, no power cord (1986) [Fig. 9] avec ses deux paires de baskets Nike et sa pile d’assiettes noires suggèrent des activités humaines contenues dans des emballages devenus des fins en soi. L’art de la marchandise réunit des travaux où l’objet de consommation en tant qu’objet de désir, cristallise toutes les attentions. Ce courant est souvent considéré comme critique vis-à- vis de l’autonomie de l’art parce que les œuvres qui y sont rattachées se présentent comme des produits de consommation comme les autres. L’art de la marchandise est notamment soutenu par les galeries Nature Morte, ouverte en 1982 par les artistes Alan Belcher (né en 1957) et Peter Nagy (né en 1959), et International with Monument, ouverte en 1984 par les artistes Kent Klamen, Elizabeth Koury et Meyer Vaisman (né en 1960). Les travaux qui y sont montrés, même s’ils n’en sont pas obligatoirement le produit, sont le reflet du contexte dans lequel ces galeries sont installées. Les différentes formes d’expression qui se côtoient dans l’East Village sont liées par la revendication de produire un art expressif, ironique et affirmant son attachement à la culture marchande. Cela est perçu comme une menace par de nombreux critiques, dont ceux associés à October. Pour Hal Foster l’expressivité qui caractérise les œuvres exposées dans l’East Village est portée par une absence de style discernable. Cela s’apparente, selon lui, à une impossibilité et un refus de prendre position. Dans « The Problem of Pluralism », un texte paru en 1982 dans Art in America, il fustige ce qu’il nomme le Pluralisme qui autorise et accueille indistinctement la reprise de toute les formes artistiques historiques35. Ces emprunts décontextualisent et dépouillent les formes utilisées des enjeux et revendications qui

33 Tim Griffin, « Haim Steinbach talks to Tim Griffin », Artforum, avril 2003, p.54 “My work dealt with structure, placement, position, contingency—an economy among objects. Desire translates into things with which we ritualize our lives and into the way we communicate and portray ourselves through objects.” 34 Jean-Louis Froment (éd.), Haim Steinbach, œuvres récentes, CAPC Musée d'art contemporain, Bordeaux, 1988 35 Hal Foster, « The Problem of Pluralism », Art in America, janvier 1982, p.9-10

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présidaient à leur invention. De ce fait la possibilité même d’un développement critique est évacuée, laissant la place à l’indifférence. La critique de Foster est confortée par Craig Owens dans « The Problem with Puerilism », un texte qui paraît en 1984 dans Art in America36. Il associe le pluralisme à une naïveté confondante qui caractérise la diversité vide de sens que représente l’East Village. La peinture expressive et l’art de la marchandise sont présentés, par ces critiques, comme des célébrations de la consommation. La première parce qu’elle est l’objet d’art le plus apte à servir de décoration, de faire-valoir social, et le plus facile à vendre. Au second, Owens reproche d’exprimer ouvertement son statut de produit. Cette interprétation est stimulée par le fait que ces deux formes sont présentées dans des galeries de plus en plus nombreuses. L’art qui se développe dans l’East Village est considéré, par Foster et Owens, comme une réponse arriviste et cynique aux effets de la politique de Reagan et aux demandes des Yuppies. Ils lui opposent un art critique qui doit découler des formes et des modes opératoires conceptuels, seules alternatives au pluralisme réactionnaire37. Les années 1980 sont animées par un débat qui porte sur la place et le rôle que prennent les artistes dans les dispositifs et les industries qu’ils imitent ou reproduisent dans leurs œuvres. Leurs prises de position conditionneraient la valeur critique de leur art. Il est notable que c’est dans le cadre de ce débat que le terme Pictures Generation apparaît. Selon Howard Singerman l’expression est utilisée pour la première fois le 2 mai 1986 lors d’une table ronde sur l’art de la marchandise38. Modérée par Peter Nagy, elle réunit Ashley Bickerton, Peter Halley, Jeff Koons, Sherrie Levine, Haim Steinbach et Philip Taaffe (né en 1955). Leurs échanges sont retranscrits dans Flash Art39. La première question posée par Peter Nagy est : « De quelles façons ce nouveau travail s’appuie-t-il sur ou s’élabore-t-il à partir du travail des appropriateurs de la Pictures Generation (ceux-ci étant le groupe associé, au début, à Metro Pictures : Sherrie Levine, Richard Prince, Troy Brauntuch, etc.) ?40 »

36 Craig Owens, « The Problem with Puerilism », Art in America, été 1984, p.162-163 37 Mary Jane Jacob, « Art in the age of Reagan : 1980-1988 », Ann Goldstein et Mary Jane Jacob (éd.), A forest of signs : art in the crisis of representation, Los Angeles; Cambridge et Londres, Museum of contemporary art et MIT Press, 1989, p.15-20 38 Howard Singerman, Art History, After Sherrie Levine, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 2012, p.107 39 David Robbins (éd.), « From Criticism to Complicity », Flash Art, été 1986, p.46-49 40 Art. Cit. p.46 “In what ways does this new work depart from or elaborate upon the work done by the Pictures Generation appropriators (that being the group associated, early on, with Metro Pictures: Sherrie Levine, Richard Prince, Troy Brauntuch, etc.)?”

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Cette nouvelle forme d’art est présentée comme succédant à la Pictures Generation. Pourtant, des représentants des deux courants sont alors souvent exposés ensemble comme le prouve la présence de Sherrie Levine à cette table ronde. Tricia Collins et Richard Milazzo sont parmi les défenseurs de l’art de la marchandise, d’abord avec leur revue Effects : Magazine for New Art Theory qu’ils publient de 1982 à 1984, puis avec des expositions dont les plus connues sont Civilization and the Landscape of Discontent et Still Life With Transaction: Former Objects, New Moral Arrangements, and the History of Surfaces. Toutes deux s’ouvrent en mars 1984, la première à la galerie Nature Norte, la deuxième à International with Monument. Ces expositions présentent des œuvres de certains représentants de la Pictures Generation41. La première compte les travaux de James Welling et Michael Zwack tandis que la seconde inclut Ericka Beckman, Sarah Charlesworth, Richard Prince et Laurie Simmons42. Par ailleurs, à cette période, Sherrie Levine expose plusieurs fois à Nature Morte, galerie que Barbara Bloom rejoint à la fin des années 1980. Sarah Charlesworth, Richard Prince et James Welling sont eux représentés par International with Monument. Il semble notable que le terme Pictures Generation apparaisse dans un débat qui porte sur la possibilité, et les façons, de développer un art critique qui tente également de produire des désirs en apparence similaires à ceux de l’industrie et du divertissement. Ces questions, posées aux représentants de l’art de la marchandise, ont aussi animé la Pictures Generation. Les artistes de l’art de la marchandise peuvent nommer leurs prédécesseurs car ils reconnaissent dans cette pratique une antériorité à la leur.

Méthode Notre étude porte sur la période entre 1977, date de l’exposition Pictures, et 1986, date à laquelle la Pictures Generation est nommée pour la première fois. Cependant nous analyserons des œuvres antérieures qui annoncent les enjeux de cette forme d’art et certaines, postérieures à 1986, qui prolongent les démarches de leurs auteurs. Ces dates ne bornent pas une période de production mais indiquent le moment pendant lequel la Pictures Generation est définie et, surtout, au prisme de quelles interrogations elle est définie. Cette période est

41 Tricia Collins et Richard Milazzo, Hyperframes : Discours sur l’après appropriation, Paris, Editions Antoine Candau, 1989, p.6 42 Sarah Charlesworth (1947-2013) commence sa carrière d’artiste en grande proximité avec l’art conceptuel. Compagne de Joseph Kosuth, elle est coéditrice avec lui, Michael Corris, Andrew Menard, Preston Heller et Mel Ramsden de la revue The Fox. Ses premiers travaux dans les années 1970 portent sur la circulation des images dans les journaux. Elle se penche ensuite, dans les années 1980, sur les images publicitaires et leur pouvoir de fascination.

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marquée par un débat qui porte, d’une part sur la portée critique de la manipulation d’images issues du divertissement et, d’autre part, sur la possibilité pour les artistes de subvertir les appareils de production qu’ils intègrent ou qu’ils emploient. Ces questions accompagnent la réception, et la postérité, des œuvres la Pictures Generation. Nous les prendrons donc comme guide pour envisager ces travaux tout en prenant également en compte le contexte culturel et artistique dans lequel elles voient le jour et les façons dont elles déjouent les rigueurs théoriques. En effet, si les artistes de la Pictures Generation ont été déplacés, pour reprendre le terme proposé par Singerman, par le débat qui les accompagne, ils lui répondent en inventant une position instable qui lie à la demande d’intransigeance une forme d’ambivalence que nous étudierons dans les pages qui suivent. Cette ambivalence émane du fait d’utiliser les outils et les images de la culture de masse pour en proposer une expérience alternative. Les œuvres de la Pictures Generation portent peu sur les questions qui découlent de la distinction entre art et divertissement mais exploitent les effets de ce dernier. Ainsi, nous ne considérerons par la Pictures Generation en tant que groupe uni contre la définition de l’art de ses prédécesseurs mais en tant que productrice d’un certain nombre d’œuvres qui prennent volontairement une position ambiguë vis-à-vis de leur propre utilisation des outils et des images de la culture de masse. Cette position leur permet de poser sur ces représentations un regard aussi fasciné que critique. Dans le chapitre 1 nous analyserons les conditions de préparation de l’exposition Pictures et celles dans lesquelles sont élaborées les deux versions de l’essai de Douglas Crimp. Ainsi nous étudierons ce que les changements entre les deux versions de ce texte dévoilent de la théorisation préconisée par le critique. En nous interrogeant sur ce qui différencie les images originale des reproductions qu’en font les artistes, nous tenterons d’identifier ce qui relève de leur geste artistique, ce qui relève de leur mode d’expression. Les artistes de la Pictures Generation modifient les images originales en changeant leurs supports ou les paramètres de leurs définitions. Ces actions expriment la position adoptée par les artistes vis-à-vis des outils et des dispositifs qu’ils exploitent. Nous consacrerons le chapitre 2 à l’idée selon laquelle reproduire ou imiter des représentations permet de les réinterpréter et d’en modifier le sens. Celui-ci n’est pas exprimé d’une façon aussi claire et directe qu’une déclaration. Les images publicitaires ou cinématographiques représentent des situations idéalisées pour impressionner leurs spectateurs et, ainsi, véhiculer un message. Dans leurs travaux, les artistes de la Pictures Generation exploitent ces représentations autant que leurs effets. Leur approche critique de

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ces images se fait donc en activant leur mode opératoire. Cela impose de penser une pratique artistique qui use des pouvoirs de suggestion pour en montrer le fonctionnement. Le chapitre 3 sera consacré aux représentations stéréotypées telles que celles utilisées par Levine dans Untitled (Presidential Profile). Ce type d’imagerie, qui normalise les personnes représentées selon des critères prédéfinis et simplificateurs, est souvent utilisé par les artistes la Pictures Generation. Pour analyser la façon dont ils l’exploitent, nous nous appuierons sur le mélodrame. Ce genre littéraire et théâtral qui fut régulièrement adapté au cinéma dans les années 1940 et 1950 présente des narrations, des mises en scènes, des décors, des musiques ou encore des jeux d’acteurs très expressifs. Il connaît un regain d’intérêt à partir de la fin des années 1970 car son insistance sur ses propres leviers dramatiques apparaît comme un moyen de les dévoiler tout en les utilisant. Chacun de ces chapitres nous permettra d’étudier la façon dont les artistes de la Pictures Generation exploitent les outils et les images utilisés par l’industrie du divertissement. Ainsi se dégagera une définition de la posture qu’ils adoptent en tant qu’artistes.

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Chapitre 1 : Pratiquer sans permis

1. Une scène, une exposition et deux textes Pictures Dès son ouverture, Pictures, l’exposition organisée par Douglas Crimp en 1977 à Artists Space, a été considérée, dans le microcosme gravitant autour de ces artistes, comme l’une des premières à présenter une nouvelle sensibilité artistique. C’est cependant le texte écrit par le critique qui connaît une fortune critique43. En effet, la version remaniée, publiée deux ans plus tard dans la revue October est souvent citée et reproduite. Ce texte est considéré comme l’une des premières analyses de productions artistiques qui apparaissent à la fin des années 1970. Elles manipulent une imagerie issue de la culture populaire et, pour ce faire, exploitent des outils de reproduction tels que la photographie, la sérigraphie ou le cinéma. L’importance prise par essai tient à l’originalité de son analyse. Les outils théoriques employés par Crimp participent d’un courant de pensée que l’on nomme postmoderne parce qu’il entend dépasser le modernisme représenté par le formalisme que défendent notamment Clement Greenberg et Michael Fried. Ces derniers préconisent une méthode qui consiste à analyser les œuvres selon les spécificités des médiums employés. Une peinture doit exprimer ou problématiser sa nature de surface de toile couverte de peinture. Une sculpture rend compte de son statut d’objet tridimensionnel. Chaque domaine est ainsi abordé de manière à garantir sa propre définition. Ainsi, « l’essence du Modernisme […] réside dans l’utilisation des méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette discipline elle-même, non pas afin de la subvertir mais dans le but de l’asseoir plus solidement dans son domaine de compétences.44 » Cette analyse s’accompagne d’une défiance vis-à-vis de l’exploration de territoires exogènes motivée par le refus de voir les arts perdre leur statut et leur autonomie. C’est donc en explorant ce qui définit leurs pratiques que les artistes élaborent une expression personnelle. L’innovation en art consiste à répondre de façon originale et inédite aux questions posées par la spécificité des médiums. Lorsque Helen Winer propose à Douglas Crimp d’organiser une exposition de jeunes artistes qui manipulent des images préexistantes et d’écrire un essai à leur sujet, le jeune critique voit là une occasion de dépasser les théories modernistes. Le fait que les artistes en question utilisent des outils de reproduction lui apparaît comme une alternative aux médiums

43 Douglas Crimp, Pictures, New York, Artists Space, 1977 44 Clement Greenberg, « La peinture moderniste », Appareil, n°17, 2016 : http://journals.openedition.org/appareil/2302 [1960]

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traditionnels que sont la peinture ou la sculpture. Qui plus est, puisqu’ils utilisent des images préexistantes, leurs œuvres ne sont pas originales. Elles privilégient la reproduction par rapport à la création authentique. Le texte de Crimp, important pour le développement des théories postmodernes en art, est capital pour l’histoire de la Pictures Generation. Non seulement l’exposition Pictures rend visible un courant artistique naissant mais elle l’accompagne d’un discours critique. Elle lie une pratique artistique à une théorie qui s’oppose à l’originalité moderniste en prônant la reproduction comme nouveau paradigme d’un art produit avec des outils non traditionnels. « Pictures » présente de nouveaux travaux en les associant à un positionnement théorique qui voit dans leur exploitation d’une imagerie préexistante la revendication d’une pratique artistique niant l’originalité et le rôle d’auteur en tant que créateur original. Cette interprétation, qui accompagne généralement les œuvres de la Pictures Generation, considère que ces artistes s’approprient un matériau en opposant la reproduction à la création. En découle une conception de cette activité à laquelle nous voulons consacrer notre premier chapitre. Pour envisager la façon dont s’est structurée la lecture théorique qui accompagne la Pictures Generation il semble nécessaire d’étudier les conditions dans lesquelles l’exposition Pictures a été organisée. Son histoire révèle en effet autant la façon dont ce groupe d’artistes s’est composé que celle dont le discours théorique qui les accompagne s’est construit. Pour évaluer leurs différences, il faut préciser dans quels débats s’inscrivent les deux essais qui accompagnent l’émergence des œuvres de la Pictures Generation. Quand en septembre 1977, l’exposition Pictures ouvre, elle est le fruit des efforts conjugués de Douglas Crimp et d’Helen Winer qui se sont rencontrés lorsque cette dernière est arrivée à New York au milieu des années 197045. Alors sans emploi, Winer décide de monter Art Information Distribution, une entreprise de diffusion de diapositives et de documents à propos d’œuvres d’art contemporain, à l’intention des universités et des écoles d’art. Crimp et elle écrivent des textes pour présenter ces travaux46. Suite à ce projet et parce qu’elle porte un intérêt à ses recherches, Helen Winer invite Douglas Crimp à être le commissaire d’une exposition à Artists Space. Leurs points de vue respectifs sur cette exposition ne sont pas les mêmes, surtout ils ne sont pas nourris des mêmes intentions.

45 Matt Mullican, Cindy Sherman et Valérie Smith, « Interview with Helen Winer », Claudia Gould et Valerie Smith (éd.), 5000 artists return to Artists Space : 25 Years, New York, Artists Space, 1998, p.61 46 Voir notre entretien avec Douglas Crimp en annexe, p.5

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Helene Winer : réunir une génération Alors qu’elle dirige la galerie du Pomona College, Helen Winer découvre une scène artistique en pleine effervescence. Il ne s’agit pas vraiment d’un groupe unifié mais leurs travaux d’obédience conceptuelle partagent un certain intérêt pour la recherche de formes narratives empruntées au cinéma et au théâtre ainsi qu’un goût pour la culture et les médias de masse. Helen Winer apprécie également les liens d’amitié qui unissent ces artistes et qu’il est selon elle primordial de prendre en compte pour aborder leurs travaux47. Helen Winer est renvoyée du Pomona College suite à la performance, le 13 mars 1972, de l’artiste Wolfgang Stoerchle (1944-1976) pendant laquelle celui-ci urine sur la moquette de la galerie. Rebecca McGrew remarque que le départ de Winer n’est pas immédiat et que cette performance n’en est pas probablement pas la cause directe mais est certainement un prétexte pour sanctionner une programmation jugée trop expérimentale48. Winer part alors à Londres où elle devient assistante de direction à la Whitechapel Gallery. Elle revient aux Etats-Unis au printemps 1975 pour prendre la direction d’Artists Space, poste qu’elle occupera jusqu’à l’hiver 1980. Ce lieu a été ouvert en 1972 pour soutenir les jeunes artistes. Pour remplir cette mission, Artists Space s’est imposé un fonctionnement particulier. Chaque exposition est l’occasion de montrer le travail de trois artistes invités par ceux, plus âgés, qui sont membres du bureau. Les choix expriment l’influence des artistes qui formulent les invitations. Les expositions présentent des travaux qui n’entretiennent aucune relation entre eux. Il plane alors autour d’Artists Space un sentiment de filiation voire de partialité contre lequel Helen Winer va œuvrer. Elle souhaite offrir à ce lieu un nouveau souffle et proposer une programmation moins arbitraire et plus explicitement ouverte aux jeunes artistes. Pour cela elle met fin au principe d’artistes choisis par des artistes. Néanmoins, elle fait confiance aux artistes et commissaires dont elle s’entoure qui, suite à des visites d’atelier, lui font des propositions ou lui soumettent des projets. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1978 Michael Zwack programme une série de concerts de No Wave. Reflet d’une période où de nombreux artistes participent à des groupes de musique, c’est aussi une façon d’ancrer Artists Space dans l’intense vie nocturne fréquentée par son public. Avec quelques autres espaces indépendant tels que The Kitchen, 112 Workshop ou Franklin Furnace, Artists Space devient un des lieux qui attirent l’attention des jeunes artistes new-yorkais.

47 Alexander Dumbadze, Bas Jan Ader : Death is Elswhere, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2013, p.62 48 Rebecca McGrew, « Opening Things Up : Why and How it Happened at Pomona », Rebecca McGrew et Glenn Phillips (dir.), It Happened at Pomona: Art at the Edge of Los Angeles 1969-1973, Claremont, Pomona College Museum of Art, 2011, p.25

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À cette période Helen Winer côtoie des artistes fraîchement débarqués de Los Angeles qu’elle connaît depuis la période où elle travaillait à Pomona et qui sont des amis de son compagnon, Jack Goldstein. Ce dernier a suivi l’enseignement de John Baldessari à CalArts et vit alors entre Los Angeles et New York. Il fréquente Troy Brauntuch, Paul MacMahon, Matt Mullican, David Salle et James Welling d’autres anciens étudiants de CalArts qu’il fait rencontrer à Helen Winer. Elle embauche Paul McMahon comme assistant de direction à Artists Space. Ce dernier accueille régulièrement les artistes de Los Angeles dans son appartement49. Il œuvre aussi à faire d’Artists Space un lieu central pour ses amis. Par ailleurs, Helen Winer rencontre les artistes qui à Buffalo ont ouvert un lieu d’exposition appelé Hallwalls. Ces derniers vont régulièrement à New York voir les expositions notamment celles d’Artists Space et proposent à Helen Winer de faire un échange entre leur deux structures ainsi qu’avec A Space à Toronto. Cette collaboration offre à Diane Bertolo, Charles Clough, Nancy Dwyer, Robert Longo, Cindy Sherman et Michael Zwack la possibilité de faire une première exposition à New York mais aussi d’y rencontrer des artistes qu’ils exposeront à Buffalo50. Nous reviendrons plus loin sur le rôle et le fonctionnement de Hallwalls. Notons pour l’instant que les artistes qui composent ce groupe et les anciens étudiants de CalArts partagent un intérêt pour l’utilisation d’images spectaculaires et nouent rapidement des liens d’amitié. Helen Winer se rend compte que tous ces artistes composent une génération unie par des centres d’intérêt communs. Elle veut rendre compte de cette scène et souhaite pour cela organiser une exposition de groupe qui puisse circuler dans d’autres lieux et qui soit accompagnée d’un catalogue. Pour produire un projet d’une telle envergure elle sollicite le soutien d’un producteur d’alcool : National Distillers and Chemical Corporation qui lui accorde une aide de 13.000 dollars [Fig. 10]. Sur un budget total de 15.692 dollars, cette aide permet de rémunérer les artistes et le commissaire, de publier le catalogue, de produire l’exposition et de faire circuler le projet dans d’autres lieux [Fig. 11]. Une lettre émanant d’Artiste Space est envoyée à de nombreuses structures pour leur proposer d’accueillir le projet [Fig. 12 et Fig. 13]. Elle explique que le catalogue, l’organisation et la rémunération des artistes sont couverts par l’aide du sponsor qui prend aussi en charge la soirée de vernissage et la publicité. Selon la distance à parcourir le transport

49 Nancy Chunn, « Reflections », Richard Hertz (éd.), Jack Goldstein and the CalArts Mafia, Ojai, Minneloma Press, 2003, p.69-87 50 Voir : Anthony Bannon, « 1974-78 : The Early years », Ronald Ehmke (éd.), Consider the Alternatives: 20 Years of Contemporary Art at Hallwalls, Buffalo, Hallwalls Contemporary Arts Center, 1996, p.21-26

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des œuvres peut être financé par National Distillers. Ainsi, après avoir été montrée à Artists Space, Pictures sera présentée au Allen Memorial Art Museum à Oberlin dans l’Ohio, au Los Angeles Institut of Contemporary Art à Los Angeles et à la Fine Arts Gallery de l’Université du Colorado à Boulder [Fig. 14]. La participation économique d’un sponsor était inédite pour Artists Space51. Douglas Crimp affirme en effet que : « Tout cela était nouveau à Artists Space. Pictures a été la première exposition de ce type qu’ils aient fait.52 » Le caractère exceptionnel de ce projet est exprimé dans le communiqué de presse de Pictures [Fig. 15]. National Distillers y est remercié car sa générosité permet de porter à des pratiques émergentes une attention jusqu’alors réservée à un art plus établi. L’exposition va en effet offrir une large visibilité à des artistes qui « représentent une tendance plus globale qui signale le premier virage important dans l’art actuel depuis la fin de l’art conceptuel et la pénétration généralisée des médias des années 1970.53 » Si le ton laudatif est caractéristique de ce type de document, il exprime clairement la volonté de mettre en lumière un courant naissant. Pictures accorde ainsi à quelques artistes l’opportunité de faire circuler leurs travaux à une échelle qui se veut celle des institutions et les présente comme emblématiques d’un mouvement plus large. L’événement est en cela important et il fait peu de doute qu’il était pressenti et attendu par toutes celles et ceux qui se considéraient comme participants de cette « tendance plus globale ». Matt Mullican explique avoir surtout été affecté socialement par Pictures. À la suite de cette exposition ses amis Troy Brauntuch, Jack Goldstein et Robert Longo qui y montrent leurs œuvres deviennent condescendants à son égard.

51 Claudia Gould et Valerie Smith (éd.), Op. Cit., p.135 52 Voir notre entretien avec Douglas Crimp en annexe, p.5 “All of those were new to Artists Space. Pictures was the first of this type of exhibition they did.” 53 Voir la reproduction du communiqué de presse de Pictures dans le cahier iconographique : Fig. 15, p.28 “These artists represent a larger trend that marks the first significant shift in current art since the demise of conceptual art and the pervasive media involvements of the seventies”

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« C’était une exposition puissante et elle a créé un “in” et un “out”. Elle avait cette qualité. Sur le long terme ça ne signifie ni ne change rien. Mais l’exposition elle- même devint un jalon.54 » Douglas Crimp, lui, dit dans ses mémoires sur cette période avoir alors découvert que pour certains une carrière artistique compte plus qu’une amitié. Il raconte qu’un ami artiste cesse cesse de le fréquenter parce qu’il n’a pas été invité à participer à cette exposition55. Pictures met ainsi en lumière une nouvelle sensibilité partagée par plusieurs artistes mais elle produit aussi des tensions entre ces derniers. C’est pour cela que le choix, opéré par Douglas Crimp, de faire une exposition avec peu de participants est un sujet souvent commenté, critiqué et regretté. Helen Winer, qui souhaitait que cette exposition rende compte d’une scène naissante affirme rétrospectivement regretter qu’elle n’ait compté que cinq artistes56. Elle affirme alors que le lieu avait comme règle de ne montrer un artiste qu’une seule fois et que Matt Mullican, David Salle et Cindy Sherman avaient déjà bénéficié d’expositions à Artists Space. En 1980 elle confirme son attachement à cette génération lorsqu’elle quitte Artists Space pour fonder la galerie Metro Pictures avec Janelle Reiring. Cette dernière travaillait jusqu’alors chez Leo Castelli. En 1978 elle avait organisé à Artists Space une exposition réunissant les travaux de Louise Lawler, Christopher D’Arcangelo, Adrian Piper et Cindy Sherman. Le nom Metro Pictures, qui évoque les studios hollywoodiens, a été trouvé par Jack Goldstein. La galerie représente des artistes de la Pictures Generation dont Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Louise Lawler, Sherrie Levine, Robert Longo, Richard Prince, Cindy Sherman et James Welling. Louise Lawler explique d’ailleurs que lorsqu’elle y fait sa première exposition en 1982, Metro Pictures a déjà une image. « Ils représentaient un groupe d’artistes dont les œuvres traitaient souvent de questions d’appropriation et qui étaient souvent discutées et chroniquées ensemble.57 » En somme de la fin des années 1970 au milieu des années 1980 Helen Winer a

54 Matt Mullican, Cindy Sherman et Valérie Smith, Art. Cit., p.61 “It was a powerful show and it did create an “in” and an “out”. It did have this quality about it. In the long term, it doesn’t mean or change anything. But the show itself became a marker.” 55 Douglas Crimp, « Pictures, Before and After », Before Pictures, Chicago, University Of Chicago Press, 2016, p.274 56 Art. Cit., p.60 57 Douglas Crimp, « Prominence Given, Authority Taken : An interview with Louise Lawler », Louise Lawler, An arrangement of pictures, New York, Asssouline, 2000, n.p. “They represented a group of artists whose work often dealt with issues of appropriation and was often spoken of and written about together.”

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consacré une majeure part de sa carrière à la promotion d’une génération d’artistes proches et partageant des intérêts communs qui participent à la Pictures Generation.

Douglas Crimp : prendre position Douglas Crimp, lui, n’ambitionne pas de rendre compte d’une scène. D’ailleurs il révoque l’explication avancée par Helen Winer et reprise par Douglas Eklung pour justifier l’absence de Mullican, Salle et Sherman dans Pictures58. Ce n’est pas parce leurs travaux avaient déjà été montrés à Artists Space qu’ils ne sont pas présentés dans cette exposition mais parce qu’il ne voulait pas les montrer. Crimp explique en effet qu’avant Pictures, Sherman n’avait été exposée que pour une levée de fonds à laquelle Robert Longo participait aussi. S’il regrette de ne pas avoir montré la jeune artiste, il affirme aussi que ce qu’il avait vu dans son atelier ne lui permettait pas d’entrevoir ce qu’elle ferait ensuite. Par ailleurs, Philip Smith dit avoir présenté une projection de photographies accompagnée d’une bande-son faite de collages de différentes voix, en 1975 à Artists Space59. Cela n’a visiblement pas invalidé sa participation à Pictures deux ans plus tard. Cette exposition est bien plus le résultat des choix faits par Crimp que celui de l’attention que Winer portait à l’ensemble du groupe d’artistes ou celui des interdits et obligations d’Artists Space. Crimp affirme d’ailleurs que Winer lui a proposé de réaliser ce projet et d’écrire un texte pour le catalogue pour qu’il produise une lecture théorique et lui permettre de « prendre position.60 » Dans ses mémoires, Crimp décrit son état d’esprit en ces termes : « Je luttais pour faire de l’écriture sur l’art ma profession, que je pratiquais alors en indépendant (…). À part des chroniques mensuelles pour Arts News et Art International, les plus ambitieux textes auxquels je sois parvenu pendant les années que j’ai vécues dans le Village étaient un court essai monographique sur Agnes Martin nommé “Number, Measure, Ratio” et un essai commandé, que je titrais “Opaques Surfaces”, pour le catalogue d’une exposition à Milan, de peintres minimalistes américains, de Martin et Ad Reinhardt à Brice Marden et Richard Tuttle. Dans ces deux essais je luttais pour penser au-delà du formalisme greenbergien qui exerçait encore une influence dans la critique

58 Douglas Crimp, « Pictures, Before and After », Art. Cit., p.247 59 Doug McClemont et Philip Smith, « An Afternoon Conversation », Sign Language, New York, Jason McCoy Gallery, 2013 60 Voir notre entretien avec Douglas Crimp en annexe, p.6 “Make an argument”

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américaine à l’époque. Ce qui finalement m’a sauvé de son emprise ne fut pas la peinture mais la performance.61 » Douglas Crimp suit alors avec intérêt les chorégraphes liées à la danse postmoderne telles que Trisha Brown, Yvonne Rainer ou Joan Jonas62. Leurs recherches s’apuient sur l’exploitation de mouvements simples et de structures répétitives. Influencés par les happenings, leurs chorégraphies convoquent une proximité avec le public et l’exploration de gestes quotidiens. À cette période se développe aussi à New York une pratique de la performance qui emprunte autant au théâtre qu’à la musique63. Beaucoup d’artistes réalisent ainsi des spectacles dans des lofts. Dans la première version de « Pictures » Crimp évoque les travaux de Joan Jonas et de Robert Wilson (né en 1941), dont la troupe, The Byrd Hoffman School of Byrds, est alors installée dans une usine désafectée de SoHo où elle joue et repète. Pour Crimp ces différentes formes scéniques sont des expérimentations sur lesquelles les œuvres qu’il étudie dans ce texte prennent appui. Les représentations auxquelles il assiste ont lieu dans des appartements privés ou des espaces alternatifs tels que The Kitchen. Ces lieux

61 Douglas Crimp, « Action around the Edges », Lynne Cooke et Douglas Crimp (éd.), Mixed Use, Manhattan : Photography and Relatd Practices, 1970s to the Present, Museo Nacional de Arte Reina Sofia, Madrid ; MIT Press, Cambridge, Massachusetts ; Londres, Angleterre, 2010, p.116-117. “I was struggling to write about art professionally as a freelancer then (…). Apart from monthly reviewing for Art News and Art International, the most ambitious writing I managed during the several years I lived in the Village was a short monographic essay on Agnes Martin called “Number, Measure, Ratio” and a commissioned essay, which I titled “Opaque Surfaces”, for the catalogue of an exhibition held in Milan of American Minimalist painters from Martin and Ad Reinhardt to Brice Marden and Richard Tuttle. In both essays, I struggled to think beyond the Greenbergian formalism that still held sway in American criticism at the time. What would finally free me from its grip was not painting but performance art.” 62 Trisha Brown (1936-2017) est une chorégraphe américaine. Yvonne Rainer (née en 1934) est une chorégraphe et réalisatrice de films. Toutes deux participent au mouvement dit de la Postmodern Dance qui, dans les années 1960, cherche à s’affranchir des conventions scéniques de la danse. Trisha Brown réalise alors des pièces qui prennent place dans l’espace public et qui tentent de se départir de la virtuosité en exécutant des gestes simples. Yvonne Rainer s’oppose au vocabulaire spectaculaire dans des pièces réalisées selon le hasard et l’improvisation, également composées de gestes quotidiens chorégraphiés. Joan Jonas (née en 1936) est une artiste et performeuse américaine. Elève de Trisha Brown, elle assimile son langage formel et l’exploite dans ses performances pour lesquelles elle utilise également la vidéo. Nourrie par une réflexion sur la représentation du corps des femmes dans la société, ceux qui apparaissent dans ses pièces sont souvent fragmentés ou multipliés à l’image. 63 À ce sujet voir : Jay Sanders (éd.), Rituals of rented Island : Object Theater, Loft Performance, and the New Psychodrama – Manhattan, 1970-1980, New York, Whitney Museum of American Art, 2013

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où la distance entre la salle et la scène est presque inexistante, instaurent une relation de proximité avec la représentation. Cela est inconciliable avec les préceptes du formalisme. La version de « Pictures » publiée dans October vise spécifiquement l’article « Art and Objecthood » de Michael Fried64. Dans les premières lignes de son essai Crimp salue sarcastiquement les conclusions de Fried. La critique formulée par ce dernier est légitime dit- il. Fried a raison d’affirmer que l’art minimal relève du théâtre, car ce courant ne respecte pas la spécificité des médiums. Ces œuvres ne sont ni des peintures ni des sculptures et en faire l’expérience demande du temps. Seulement ce que Fried considère comme un croisement contre nature de disciplines qui doivent rester hétérogènes est célébré par Crimp comme une des plus importantes évolutions de l’art contemporain. C’est une « rupture radicale avec cette tradition moderniste65 ». Selon l’auteur de « Pictures », les artistes de la performance poursuivent les recherches de l’art minimal. C’est une idée également défendue par Annette Michelson dans un article publié en 1974 dans Artforum66. Elle y compare le travail d’Yvonne Rainer aux recherches des sculpteurs minimalistes, qui partagent une prise en compte du passage du temps pour remettre en cause certaines conventions esthétiques. « Si la danse, dans ses exemples les plus innovants, a insisté sur l’altération des termes du discours, insisté sur une relation modifiée entre performeur et public, décrétant et sollicitant de nouveaux modes d’attention et de satisfaction, c’est, en partie, parce que le public a aussi été l’élément le plus problématique dans la dialectique de la performance.67 » Les expérimentations scéniques élaborent la relation au public, en cela elles apparaissent comme une alternative au modernisme. Dans la première version de « Pictures » Crimp convoque le travail de Robert Wilson dont il affirme que les spectacles annoncent un retour à des représentations de choses banales tout en étant marquées du sceau de l’imaginaire. Dans la seconde il commente les vidéos de Peter Campus (né en 1937), Dan Graham et Bruce Nauman (né en 1941) ainsi que les installations sonores de Laurie Anderson (née en 1947). Ces œuvres sont prises comme des exemples de

64 Michael Fried, « Art and Objecthood », Artforum, juin 1967, p.12-23 65 Douglas Crimp, « Pictures », Gaëtan Thomas (éd.), Pictures – S’approprier la photographie, New York, 1979-2014, Cherbourg, Le Point du Jour, 2016, p.76 66 Annette Michelson, « Yvonne Rainer, part one : The Dancer and the Dance », Artforum, janvier 1974, p.57-63 67 Art. Cit., p.58 “If Dance in its most innovative instances has insisted on alteration of the terms of discourse, pressed for an altered relationship between performer and audience, decreeing and soliciting new modes of attention and of gratification, this is, in part, because the audience has been, as well, the most problematic element in the dialectic of performance.”

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productions dans lesquelles les appareils d’enregistrement participent de la situation mise en place par les artistes. Elles impliquent une interaction avec leur public dont la présence est un élément constituant. À leur sujet Crimp conclut que « à propos de l’art des années 1970, on pourrait dire tout à fait littéralement qu’il “fallait être là”.68 » Dans « Art and Objecthood » Michael Fried reproche à l’art minimal de préférer la construction de situations à la création d’œuvres. C’est ce qu’il nomme littéralisme. « La sensibilité littéraliste est théâtrale, tout d’abord parce qu’elle s’attache aux circonstances réelles de la rencontre entre l’œuvre littéraliste et le spectateur. [Robert] Morris est explicite sur ce point : alors que, dans l’art d’autrefois, “ce qu’on pouvait attendre s’y trouvait strictement contenu”, l’art littéraliste s’éprouve comme un objet placé dans une situation qui, par définition presque, inclut le spectateur.69 » Fried soutient que les pratiques et les analyses critiques qui ne s’en tiennent pas strictement à l’exploration de ce qui détermine chaque médium mettent l’art en danger. En le plongeant dans des enjeux qui lui sont extérieurs ils en dissolvent les spécificités. Pour Fried, la relation au contexte et au public relève du théâtre qui est « le dénominateur commun qui fait le lien entre toutes sortes d’activités en apparence disparates et les distingue des entreprises, radicalement différentes, des arts modernistes.70 » L’art littéraliste fait appel à des activités extérieures aux disciplines traditionnelles de l’art en considérant ces conditions et leurs contextes d’apparition. Pour Fried, les médiums d’expression artistique, pour leur propre survie, doivent être préservés de la corruption que représente leur mélange avec d’autres disciplines. Afin d’assurer la distinction entre l’art et les objets du quotidien, il faut en spécifier les enjeux et ces enjeux, c’est la définition des médiums qui les donne. Pour Douglas Crimp les performances dans lesquelles l’action en direct est complétée d’enregistrements vidéo et sonores sont des alternatives à la tradition moderniste. Il présente les artistes de Pictures comme prolongeant ces recherches. Eux aussi utilisent des médiums technologiques mais pour produire des représentations. Dans la note introductive à la version de « Pictures » publiée dans October, Crimp explique le choix du titre en ces termes : « Avec le titre “Pictures”, je voulais souligner la caractéristique la plus évidente de ces travaux – ce sont clairement des images – mais aussi et surtout les ambiguïtés

68 Douglas Crimp, « Pictures », Op. Cit., p.56 69 Michael Fried, « Art et objectité », Contre la théâtralité : Du minimalisme à la photographie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007, p.120 70 Art. Cit., p.135

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même de ce mot. Ces nouvelles pièces ne se cantonnent pas à un médium en particulier, c’est un trait distinctif de ce que l’on a ensuite nommé le postmodernisme. Elles utilisent la photographie, la vidéo et la performance aussi bien que les médiums traditionnels de la peinture, du dessin et de la sculpture.71 » Le terme anglais Picture recouvre deux sens que le français distingue. Il signifie image en tant que représentation mais il est aussi utilisé pour nommer le support. Dans ce cas la langue française propose les mots tableau, photographie ou écran par exemple. Picture désigne ainsi ce que l’on voit et ce sur quoi cela s’inscrit. Douglas Crimp insiste sur ce point en affirmant utiliser ce terme parce qu’il n’a pas de sens spécifique. Dans son essai, le mot Picture est utilisé pour qualifier toutes sortes d’œuvres utilisant des images sans distinguer les différentes techniques de production et de diffusion employées. Autrement dit, le terme Picture réunit des médiums tels que la photographie, le film, la sérigraphie, la sculpture, la peinture et quelques autres parce qu’ils génèrent des images. En reniant ce qu’il considère comme moderniste, Crimp déconsidère les modalités techniques de réalisation des œuvres. Il utilise ainsi le terme Pictures parce qu’il recouvre de nombreux médiums qui produisent des images dont il se refuse à considérer les particularités en termes de modes d’écritures et de production. Il refuse de considérer ce qui distingue ces outils permettant de produire des représentations.

La transcription dans les œuvres de Pictures Dans l’exposition Pictures sont présentées plusieurs expérimentations avec la transposition d’un système d’écriture vers un autre. Certains travaux sont des reproductions d’images préexistantes. Elles sont donc retranscrites au moyen d’un système d’inscription pour lequel elles n’avaient pas été créées. Le texte publié dans le catalogue de Pictures commence d’ailleurs par une description de la technique utilisée par Jack Goldstein pour réaliser le film The Jump (1978) [Fig. 4]. « En utilisant un processus appelé la rotoscopie – une forme d’animation qui se fait par calquage sur une séquence tournée en réel – Goldstein enlève de la prise tout sauf le saut lui-même.72 » Pour Crimp, ces opérations révèlent la distance qui sépare le monde de sa représentation. Cela le mène vers une réflexion sur les différents sens que peut prendre une même image en changeant de contexte. Cependant les techniques mobilisées pour ces déplacements sont laissées de côté. N’est pas mentionné le fait que ces images,

71 Douglas Crimp, « Pictures », Op. Cit., p.53 72 Douglas Crimp, Pictures, New York, Artists Space, 1977, p.3 “Using a process called rotoscoping – a form of animation made by tracing over live-action footage – Goldstein is removing everything from the shot but the jump itself.”

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empruntées à un film trouvé dans les studios d’Hollywood, ont été reconditionnées par la technique qui permet de les reproduire. Pourtant The Jump apparaît clairement comme la prise en charge d’une écriture (celle du film) par une autre (celle de l’animation). Les séquences montrent successivement un plongeur acrobatique sautant d’un plongeoir supprimé de l’image et, après plusieurs figures acrobatiques, disparaissent en s’enfonçant dans ce qu’on imagine être un bassin mais qui n’apparaît pas non plus. Des prises originales, seul subsiste le corps en mouvement, figuré par des points rouges. Cette mise en forme rappelle certaines techniques d’impression, telle que la sérigraphie par exemple, qui utilise une trame. Visuellement, ce traitement souligne le caractère de code ou d’écriture de l’image par inscription sur un support. En résulte que les images de The Jump sont moins réalistes que celles qu’elles copient. Les réflexions de Crimp sur la distance entre réel et représentation sont ouvertes par la dégradation, ou la transformation que la transcription impose à son matériau source. La mise en évidence de la matérialité des images est un moyen de révéler leur nature. La technique d’impression joue également un rôle important dans Sons and Lovers (1977), l’œuvre de Sherrie Levine exposée à Pictures [Fig. 16]. Il s’agit un ensemble de dix-neuf peintures sur des feuilles de papier millimétré. Sur chacune, certains carrés sont peints avec de la peinture fluorescente de façon à représenter des paires de profils. On trouve ceux des présidents américains Abraham Lincoln (1809-1865), George Washington (1732-1799) et John Kennedy, celui d’une femme, celui d’un chien et un dernier, composé de la réunion de la tête d’un homme regardant vers à gauche joint à celle d’une femme regardant vers la droite. Chaque feuille contient deux profils présentés côte à côte [Fig. 17]. La trame est composée de points colorés de trois couleurs différentes : jaune, rouge et bleu pour les profils positionnés à gauche et bleu, noir et violet pour ceux de droite. Non seulement le mode d’inscription est souligné par ce système mais il rappelle les écrans de télévision couleur, composés de points lumineux rouges, verts et bleus. Robert Longo présente à Artists Space deux moulages d’aluminium laqué : Seven Seals for Missouri Breaks (1976) et The American Soldier (1977) [Fig. 18]. Comme nous l’avons dit plus haut, le premier représente une action sous forme de séquence et l’autre propose un arrêt sur image dramatique. Douglas Crimp souligne que ces deux œuvres entretiennent un rapport avec le mouvement cinématographique composé d’images immobiles. Il ne fait par contre aucun commentaire sur la transposition d’un médium vers un autre qu’elles exploitent également. Seven Seals for Missouri et The American Soldier sont des objets. Ils évoquent la représentation cinématographique du mouvement par un autre médium. Autrement dit ces

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deux œuvres font apparaître des images avec des techniques différentes de celles pour lesquelles elles avaient été conçues. Les peintures de Philip Smith, réalisées au pastel gras et à la peinture, procèdent aussi d’une forme de transcription [Fig. 19]. Leurs formats de grandes dimensions, deux mètres cinquante de long et un mètre cinquante de large, accueillent de nombreuses représentations agencées les unes après les autres formant plusieurs lignes horizontales sur la toile. Se suivent, par exemple, deux personnages de face, un homme travaillant derrière un bureau, un paquebot vu en contre-plongée, deux hommes discutant, un chien tenant un objet dans sa gueule. Dessinées au trait, de façon schématique, chaque scène est autonomisée par un liseret de couleur qui l’entoure. Pour les réaliser Smith s’appuie sur les négatifs de ses photographies. À partir de ces sources il réalise les dessins de la façon suivante : « Ils étaient dessinés au crayon et ressemblaient à un storyboard pour un film abstrait. Puis ces dessins au trait étaient couverts de pastels à l’huile ou à la craie grasse qu’ensuite je grattais avec une lame de rasoir. Enlever le pastel ou la craie ainsi brouille la ligne du crayon de façon à ce que l’image devienne moins distincte et plus comme un souvenir ou une apparition.73 » Les sujets, scènes et personnages représentés, bien que provenant de registres et de contextes différents, sont traités d’une même façon qui en homogénéise le style. Dans le texte écrit pour le catalogue de Pictures, Crimp présente cette normalisation comme une figuration de l’imaginaire. Citant Sigmund Freud (1856-1939), il compare l’inscription des représentations sur les toiles de Smith à la façon dont les souvenirs et les rêves forment des images mentales, puis le critique précise qu’il ne faut pas voir les tableaux de Smith comme le produit de l’inconscient de l’artiste. Ce ne sont pas, non plus, des rébus à déchiffrer. Il faut les considérer comme des métaphores de la façon dont la réalité est prise en charge mentalement par des représentations et s’inscrit dans la mémoire. L’imagination ainsi n’est pas considérée par Crimp comme une formation personnelle, dans le subconscient, mais comme un processus d’assimilation de la réalité. L’œuvre de Smith, selon Crimp, ne traite pas des fantasmes de l’artiste mais de la façon dont le réel est assimilé selon des représentations prédéfinies qui remplacent le réel.

73 Doug McClemont et Philip Smith, « An Afternoon Conversation », Art. Cit., n.p. “They were drawn in pencil and looked like a storyboard for some abstract movie. Then the line drawings were covered in oil stick or pastel, which I subsequently scraped off with a razor blade. Removing the oil stick or oil pastel in this way would blur the pencil line so that the image became less distinct and more like a memory or apparition.

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Enfin, une des œuvres de Troy Brauntuch montrées pendant Pictures utilise des dessins faits par Adolf Hitler (1889-1945) et des photographies liées à l’histoire du nazisme. L’artiste fait subir à ce matériau des transformations – agrandissements et changements de technique de reproduction – et le reproduit sur trois peintures monochromes rouges [Fig. 20]. Ces modifications des images ne sont pas mentionnées par Crimp. Cependant, dans la version de « Pictures » publiée dans October, la transformation que Brauntuch impose à ces images en changeant leur support et leur mode d’inscription est évoquée par la façon dont cette œuvre est documentée. Dans les pages d’October, « Pictures » est accompagné de la reproduction d’une photographie d’Adolf Hitler de dos, endormi dans une Mercedes. C’est une des images utilisées par Troy Brauntuch dans le triptyque Untitled (Mercedes) (1978) [Fig. 21] qui, en revanche, n’est pas reproduit. Crimp explique ce choix ainsi : « [Dans l’œuvre de Brauntuch] la présentation de l’image la fétichise au point que sa re-présentation en devient impossible ; elle-même photographique, l’œuvre de Brauntuch ne peut pas vraiment être reproduite en photographie. Sans la présence physique de l’œuvre, on raterait complètement son traitement scrupuleux des moindres détails, des effets d’échelle, de couleur, de cadre, de rapport d’une partie à l’autre.74 » Cette affirmation est complétée par un schéma qui indique le format des toiles et la façon dont les images y sont disposées [Fig. 22]. Contrairement aux autres travaux étudiés par Crimp dans la deuxième version de son essai, l’œuvre de Brauntuch n’est pas reproduite. Dans ce texte où Philip Smith a été remplacé par Cindy Sherman, la seule peinture commentée bénéficie d’un traitement qui laisse entendre que l’expérience de sa contemplation ne peut pas être relayée par la reproduction. Les films de Goldstein, qui impliquent un temps de visionnage ou les bas-reliefs de Longo, aux dimensions imposantes, ne soulèvent, elles, aucun problème et peuvent être reproduites dans la revue. Il semble que les « effets d’échelle, de couleur, de cadre » ne subissent pas les mêmes pertes selon le médium utilisé. Le film de Goldstein ou les moulages de Longo peuvent être reproduits en photographie mais pas la peinture de Brauntuch. Nous mettons l’accent sur ce choix de ne pas reproduire la peinture de Brauntuch parce qu’il implique une distinction importante à plus d’un titre. La décision de Crimp expose l’importance pour la Pictures Generation des effets engendrés par la reproduction, la réduction, ou la transcription sur les images reproduites. Par ailleurs, le fait que cela s’applique, dans son texte, à une peinture est également signifiant. Les films, les moulages ou

74 Douglas Crimp, « Pictures », Op. Cit., p.63

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les photographies commentés et reproduits dans « Pictures » ne souffrent pas des effets de la reproduction, comme si leurs caractéristiques matérielles avaient moins d’importance ou étaient moins constitutives de l’œuvre que celles d’une peinture. Cette différence de régime entre des œuvres qui seraient reproductibles par nature et d’autres qui ne le seraient pas émerge plus explicitement dans le texte publié dans October. Pour la comprendre il nous faut considérer par quels enjeux et débats est alimentée cette deuxième version de « Pictures ».

Pictures postmoderne En revendiquant un positionnement postmoderne, Douglas Crimp engage, avec « Pictures », un travail critique considérable. Il lie les œuvres qu’il commente à l’histoire en train de se faire, il leur forge une interprétation qui les inscrit dans les débats et enjeux intellectuels de la période qui les voit naître75. « Pictures », nous l’avons déjà dit, inaugure la majorité des enjeux qui nourrissent les débats de la fin des années 1970 et du début des années 1980. C’est d’ailleurs parce que la seconde version est plus ouvertement engagée contre le formalisme de Michael Fried et qu’elle est plus précise dans sa définition des caractéristiques d’un art et d’une théorie postmodernes qu’elle est plus commentée et considérée que la première. Entre 1977 et 1979, dates de ces deux versions, Crimp s’est davantage engagé dans l’aventure intellectuelle de la revue October dont il a rejoint le comité de rédaction en mai 1977, quelques mois avant l’ouverture de Pictures, en octobre. L’auteur de « Pictures » se souvient : « Cela avait formé mon identité et mon cercle intellectuel, il était différent de celui d’Artists Space.76 » La première version, plus hésitante mais explorant plus de pistes et diversifiant les références, est transformée en un essai efficace et précis, qui se positionne explicitement dans le débat qui oppose le postmodernisme au modernisme. Ainsi, la première moûture commence par le nom de Jack Goldstein, suivi d’une analyse de The Jump. La seconde, après une note de l’auteur qui rappelle le lien entre ce texte et l’exposition à Artists Space, est éllaborée à partir d’une présentation du texte « Art et objectivité » de Michael Fried. Cet ancrage plus précis dans les discussions qui animent la revue October s’accompagne d’un positionnement plus clair quant à l’emploi du terme postmodernisme.

75 Howard Singerman, « The Myth of Criticism in the 1980s », X-TRA, Automne 2005, p.3-16 76 Voir notre entretien avec Douglas Crimp en annexe, p.8 “It had formed my identity and my intellectual circle and it was a different one from that of Artists Space.”

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La première version se termine par le mot « moderniste » qui définit la position des artistes exposés à Artists Space. Leur utilisation de la photographie et du film, d’images de la télévision et des journaux, les écarte de l’autoréflexion formaliste mais ils n’en restent pas moins attachés à une radicalité qui guidait notamment le Surréalisme et le Pop-Art. La version de « Pictures » publiée dans October se conclut par le mot « postmodernistes » qui qualifie des artistes que Crimp distingue non seulement du modernisme de Michael Fried mais aussi d’un courant qui a fait alors son apparition : le retour à une peinture figurative. Dans ce texte, Crimp vise l’exposition New Image Painting organisée au Whitney Museum en 1978, soit un an après Pictures. Le critique tient à distinguer cet autre retour à la représentation de celui qu’il défend. Pour penser la différence entre des pratiques contemporaines, produisant toutes deux des représentations, Crimp convoque l’essai de Fried, publié en 1967. Son argumentation à l’encontre de Fried sert à alimenter un débat d’actualité. Selon Crimp, les peintures exposées au Whitney Museum utilisent bien des images reconnaissables, mais elles permettent aux institutions de préserver leur classement moderniste par médium. Les musées, dont l’apparition est concomitante à celle de la modernité, sont fondés sur la séparation des arts plastiques selon les disciplines. New Image Painting ancre, selon Crimp, le retour de la représentation dans la peinture pour sauvegarder ce mode de classement et d’interprétation de l’art. Ce qui différencie les artistes défendus dans « Pictures » de ceux exposés dans New Image Painting relève d’un positionnement théorique vis-à-vis du formalisme moderniste. Les artistes que Crimp nomme postmodernes exploitent le retour à l’image de façon critique vis à vis des notions de spécificité de médium, d’originalité et de subjectivité. Le postmoderne, selon lui, n’est pas une période mais une valeur théorique. Il conserve ainsi dans la deuxième mouture de son texte l’idée selon laquelle les artistes exposés dans Pictures entretiennent des liens avec une période plus ancienne dont il identifie les racines dans le travail de Stéphane Mallarmé (1842-1898). Crimp ne défend ainsi ni une famille d’artistes, ni un groupe, ni une période, mais une façon de penser qui a des racines dans le passé et s’élève contre la théorie des critiques modernistes tout en partageant avec elles une même période historique. Douglas Crimp est ainsi proche de Rosalind Krauss qui affirme, dans la préface de son recueil de textes L’originalité de l’avant-garde et autre mythes modernistes, qu’au début des années 1970 le structuralisme permettait de s’opposer au modernisme et à sa vision de l’histoire. « D’un côté, le structuralisme rejetait le modèle historiciste de l’engendrement du sens. De l’autre les travaux post-structuralistes soumettaient à des analyses historiques

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les formes intemporelles, transhistoriques, qui avaient été considérées comme des catégories indestructibles au sein desquelles avait lieu tout développement esthétique.77 » Il s’agit là de refuser le positivisme moderniste qui postule une évolution linéaire et logique de la peinture vers l’abstraction. Son développement, commençant par l’impressionnisme, prolongé par le cubisme et les mouvements suivants, trouverait son achèvement dans la peinture américaine des années 1950. Crimp et Krauss opposent l’hybridation aux considérations modernistes selon la spécificité des médiums. D’ailleurs la deuxième version de « Pictures » est publiée dans le huitième numéro d’October qui contient aussi « La sculpture dans un champ élargi » de Rosalind Krauss78. Dans cet essai, la critique cherche une alternative à l’analyse de la sculpture en tant que telle. Elle souligne que de nombreux artistes, dont Richard Serra (né en 1939) et Robert Smithson (1938-1973), prennent en compte le site d’implantation de leurs travaux et que celui-ci influe sur leur façon de travailler. Krauss définit là des modes opératoires qui mêlent la pratique de la sculpture avec celle du paysage ou de l’architecture. Elle montre ainsi les limites d’une analyse portée sur les seules caractéristiques d’un médium et l’inadéquation de celle-ci avec les pratiques artistiques récentes. La deuxième version de « Pictures » s’accorde avec ces affirmations. Crimp insiste sur l’hybridité des pratiques qu’il commente. Les considérations sur l’altérabilité du sens des images selon leur contexte d’apparition, qui étaient déjà inscrites dans la première version sont soutenues, avec vigueur, par une opposition aux considérations typologiques modernistes. Avant d’en venir à une étude de ce que la deuxième version de « Pictures » propose comme définition des outils de reproduction, considérons les modifications apportées par Crimp à ce texte.

Dans ces pages Le changement le plus remarquable entre les deux versions de « Pictures » est le remplacement de Philip Smith par Cindy Sherman. Comme nous l’avons déjà dit, dans la première version de son texte Crimp souligne que les peintures de Smith, avec leurs nombreuses images, sollicitent l’imagination des spectateurs. C’est pour leur caractère fragmentaire que Crimp convoque les Untitled Film Stills de Cindy Sherman. Ces

77 Rosalind Krauss, « Préface », L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p.8 [1985] 78 Rosalind Krauss, « La sculpture dans un champ élargi », Op. Cit., p.111-127 [1979]

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autoportraits dans lesquels l’artiste se maquille, se costume et se met en scène de façon à rappeler les photogrammes servant à la promotion de films, évoquent, selon le critique, une narration à laquelle ils ne donnent cependant pas accès. Ils attisent l’imagination en suggérant le récit dans lequel ils devraient s’inscriraient. Douglas Crimp aborde l’œuvre de Sherman comme celle de Smith, en considérant les effets narratifs des images autonomes et la façon dont les spectateurs leur donnent un sens en les inscrivant dans un ensemble. Evidemment les photographies de Sherman, en tant que représentations de l’artiste soulèvent des questions relatives à l’identité et à sa construction que Crimp pointe avec acuité. Nous y reviendrons au chapitre 3. Ce qui nous intéresse ici est le fait que dans la substitution d’un artiste à un autre se jouent également le remplacement d’un médium par un autre et celui d’un champ de référence par un autre. En effet, dans la première version de « Pictures », une peinture de Michael Hurson (1941-2007) était commentée dans un passage sur les séquences d’images. Edward and Otto Pfaff (1974-75) [Fig. 23] présente deux cases de bande-dessinée qui représentent deux hommes accoudés à une table, sur laquelle est posée une feuille qu’ils regardent. Dans la représentation de droite, succédant à celle de gauche, l’un des personnages tourne la tête vers la case précédente, surpris de se voir dans le passé. La deuxième version du texte de Crimp n’est pas uniquement purgée de l’étude du travail d’un peintre, Philip Smith, mais aussi de références à d’autres peintres, comme Michael Hurson, pouvant avoir une influence sur les artistes présentés dans « Pictures ». Subsiste néanmoins l’œuvre de Brauntuch sur laquelle nous allons revenir. Nous voudrions pour l’instant souligner que l’effacement de la peinture s’accompagne de la disparition de la référence à Sigmund Freud et à l’imagination. Ce mot, discuté dans la première version n’est pas utilisé dans la seconde. Le fait qu’il évoque l’acte de création et l’inventivité nous semble pouvoir expliquer qu’il n’apparaisse plus dans la deuxième version de ce texte, tournée vers une lecture de la reprise comme négation de l’attitude moderniste. Il y a un autre artiste auquel il n’est plus fait référence dans la version publiée dans October, c’est John Baldessari. Dans le catalogue de Pictures son travail est présenté comme ayant « exercé une influence significative sur le groupe d’artistes plus jeunes qui ont commencé à faire des images.79 » La deuxième version coupe tout lien avec la scène artistique

79 Douglas Crimp, Pictures, New York, Artists Space, 1977, p.8. “To the extent that The Pull suggests speculation on problems of a semiotic nature, it invites comparison with a work of the same year (1976) by John Baldessari, who has exerted a significant influence on the group of younger artists who have begun to make pictures.”

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de Los Angeles, fréquentée par Helen Winer et les artistes de la Pictures Generation formés à CalArts. Cet escamotage est probablement celui qui rend le plus compte des conséquences du changement des interlocuteurs de Douglas Crimp. On peut y lire le remplacement d’Helene Winer par Rosalind Krauss. Cependant, c’est surtout dans l’interprétation que Crimp fait du travail de Sherrie Levine que ce remplacement d’un cercle intellectuel par un autre est lisible. Dans l’essai publié dans le catalogue de « Pictures », Crimp explique que Son and Lovers, en présentant différentes associations entre les cinq « personnages », propose des rencontres qui peuvent donner naissance à des échanges entre eux. Crimp présente ce projet comme une sorte de story board qui s’anime lorsque les spectateurs en connaissent les modalités de lecture. Chacune des confrontations agencées par Levine peut être envisagée comme un dialogue, un assassinat, une rencontre amoureuse ou quelque autre interaction qui caractérise notamment les narrations stéréotypées des mélodrames80. Ces références semblent corroborer notre interprétation de la technique utilisée par Levine. En effet, à la fin des années 1970 la télévision est une source de films hollywoodiens rediffusés, de séries et de comédies de situation. Quoi qu’il en soit, cette référence aux personnages stéréotypés et aux interactions normées dont le mélodrame est pourvoyeur disparaît dans la version publiée dans October. Crimp n’y considère pas l’œuvre Sons and Lovers à laquelle il préfère Presidents Series [Fig. 24]. Il s’agit d’images de femmes découpées dans des magazines dont les contours dessinent les profils des présidents américains George Washington, Abraham Lincoln et John Kennedy. La première série réalisée par Levine est composée de photographies en noir et blanc. Les femmes choisies par l’artiste posent avec des enfants. C’est cette série que commente Crimp dans la deuxième version de « Pictures ». Plus précisément il commente l’une de ces images montrée à The Kitchen sous forme d’une projection. Les profils de présidents découlent directement de Sons and Lovers. En utilisant des images de femmes produites par la publicité Levine manipule des images au caractère stéréotypé. Pourtant, dans la seconde version de l’essai, il n’est plus question du mélodrame que Crimp associait à Sons and Lovers dans le catalogue de Pictures. Dans October, il considère ces images comme des mythes culturels que Levine subvertit en détournant leur sens, et il clôt son commentaire en soulevant la question du médium de cette œuvre. « Projetée en février dernier à The Kitchen, l’image de Kennedy avec la mère et l’enfant était magnifiée par un flot ininterrompu de lumière, atteignant une hauteur de

80 Art. Cit., p.18

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deux mètres cinquante. Cette présentation de l’image lui donnait une présence impérieuse, toute théâtrale. Mais quel était le médium de cette présence, et donc de ce travail ? La lumière ? Un lecteur diapositives 35 mm ? Une image découpée dans un magazine ? Le médium de l’œuvre n’est-il pas finalement sa reproduction dans ces pages ?81 » Les références au mélodrame sont remplacées par une mise en avant de l’hybridité des médiums de la proposition. À l’analyse du contenu de l’image se substitue celle de son véhicule. Il faut aussi noter que le caractère « magnifié » de cette image projetée en grande dimension ne pose pas les mêmes problèmes de reproduction que l’œuvre de Brauntunch « fétichisant » le dessin qu’elle reproduit. Le médium utilisé par Levine s’acclimate parfaitement à sa reproduction dans la revue, alors qu’une telle opération serait fatale à celui privilégié par Brauntuch. Pour Crimp la différence entre les deux œuvres tient au fait que la « présence physique » de celle de Brauntuch participe de son expérience82. De fait, Levine en faisant apparaître la même image sur des supports différents, le carton d’invitation et la projection, donne à son œuvre différents modes d’apparition. L’expérience que Crimp fait de l’image « magnifiée » correspond uniquement à l’une d’entre eux mais il sait qu’elle peut être diffusée sous une autre forme. Ce qui distingue ainsi les œuvres de Brauntuch et de Levine serait relatif à leur inscription matérielle. L’une étant dépendante de son support, l’autre pas.

Reproductions immatérielles Dans la version de « Pictures » publiée dans October, Crimp oppose l’art qu’il défend à celui présenté dans l’exposition New Image Painting. Comme nous l’indiquions plus haut, pour le critique, les musées sont fondés sur la séparation par médiums et c’est pour sauver ce mode de classement et d’étude de l’art que cette exposition ancre le retour de la représentation dans un médium unique, la peinture. Cette idée est plus largement développée par Crimp dans « On the Museum’s Ruins », texte dans lequel il explique que les œuvres qui exploitent la nature reproductible de la photographie s’opposent au classement muséal83. L’autonomie et la subjectivité sur lesquelles s’appuie le musée pour identifier des auteurs sont des notions qui, selon lui, n’ont rien de naturelles pour ces techniques reproductibles. Pour argumenter cette affirmation il convoque notamment la lecture faite par le critique d’art Leo Steinberg (1920-

81 Douglas Crimp, « Pictures », Gaëtan Thomas (Éd.), Op. Cit., p.65 82 Art. Cit., p.63 83 Douglas Crimp, « On the Museum’s Ruins » [1980], On the Museum’s Ruins, Cambridge et Londres, MIT Press, 1993, p.44-64

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2011) des œuvres de Robert Rauschenberg. En utilisant la sérigraphie, cet artiste fait cohabiter de nombreuses images sur ses toiles qui évoquent ainsi des planches à imprimer [Flatbed picture plane], des surfaces accueillant des références et des images aux provenances diverses qui n’ont pas été faites pour se rencontrer. Crimp lie cette description à l’archéologie du savoir du philosophe Michel Foucault (1926-1984) qui requiert la cohabitation de connaissances provenant de régimes et de domaines que les institutions tiennent séparés. Selon Crimp, Steinberg et Foucault ouvrent la voie à une analyse faite de ruptures et de discontinuités dans des secteurs jusque là compartimentés. Le musée est ainsi attaqué dans sa mission de classement et d’organisation des œuvres. En tant qu’institution il est comparable aux instances qui disciplinent les savoirs selon des domaines étanches. Pour Crimp, la photographie bouleverse le mode de classement des musées. Utilisée sur des toiles, elle hybride les médiums et brouille les catégorisations. Crimp convoque aussi la façon dont André Malraux (1901-1976) manipule des photographies dans son Musée imaginaire84. Ce livre contient un essai accompagné de reproductions d’œuvres issues de cultures diverses et conservés dans différents musées, associées par Malraux selon des critères formels, gommant leurs inscriptions historiques et locales. Aborder les œuvres de façon strictement formelle est permis par la photographie et l’imprimerie. Malraux a d’ailleurs mis en scène cette liberté de manipulation en se montrant utilisant des images, et non des objets [Fig. 25]. Photographié chez lui, alors qu’il prépare son livre, il est entouré de reproductions qui sont aussi nombreuses qu’accessibles et manipulables à souhait. On est là bien loin de la gestion d’objets dans les collections d’un musée. La reproductibilité photographique permet ainsi de repousser inlassablement la détermination définitive des objets représentés autant en termes de facture que d’interprétation. Cette lecture théorique est employée par Crimp pour considérer les peintures de Troy Brauntuch. Les sérigraphies de documents relatifs au nazisme sont étudiées au prisme de leur changement de sens, de l’impossibilité de comprendre de prime abord à quoi, à quels récits et à quel contexte, elles se réfèrent. Ces œuvres correspondent parfaitement à la lecture que propose Crimp du refus des cadres disciplinaires réclamé par Foucault. C’est précisément pour cela qu’elles retiennent l’attention du critique d’art. Le fait qu’il s’agisse de peintures n’est pas traité, si ce n’est avec une certaine gêne qui se ressent dans le choix de les reproduire sous forme de diagramme.

84 André Malraux, Le musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1965 [1947]

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Cette façon d’aborder la photographie selon des enjeux de reproduction au détriment d’une analyse de ce qui est représenté est courante chez certains critiques à la fin des années 1970. Cela s’explique par le fait que ce médium apparaît comme moyen d’opposition au modernisme et à la conception du musée qu’il engendre. Ainsi, Abigail Solomon-Godeau dans l’essai « Photography After Art Photography » s’interroge sur la place accordée par les musées aux œuvres de Robert Rauschenberg, Ed Ruscha et Andy Warhol85. Elle aussi affirme que le classement institutionnel par médium étouffe la portée critique de ces travaux. Elle distingue deux utilisations de la photographie. L’une est moderniste, elle réifie la vision individualisée d’un artiste, l’autre est postmoderne et déconstruit cette vision. La photographie et la sérigraphie, en permettant de travailler avec un matériau préexistant et reproductible, s’opposent à la notion d’originalité. Prolongeant ses réflexions sur les toiles où apparaissent des photographies, Solomon- Godeau commente la façon dont certaines images de photographes sont diffusées sur le marché. Elle constate que, contrairement à la peinture, naturellement produite à l’unité, les tirages des photographies sont limités pour des raisons commerciales. Cette raréfaction est nécessaire pour vendre des photographies sous la forme de produits uniques. L’image reproductible est ainsi soumise au marché. De ce constat découle une idée assez partagée à l’époque selon laquelle la matérialisation des images reproductibles autorise une conception disciplinaire de l’art autant que sa marchandisation. Les tirages de photographies sont envisagés comme l’équivalent de peintures. Ce sont des objets uniques auquel on reproche une recherche d’originalité et un statut explicite de marchandises. Cette déconsidération de la matérialité des œuvres s’exprime dans la seconde version de « Pictures ». Pour se démarquer du modernisme, l’analyse des techniques utilisées par les artistes semble proscrite dans ce texte. Cela sous-entend une mise en opposition tacite. D’un côté il y aurait un art moderniste exhibant sa matérialité et ses constituants. De l’autre, un art postmoderne hybridant les techniques et qui n’aurait que faire de sa forme finale puisque son programme serait justement d’y échapper. Apparaît là une situation paradoxale. D’une part l’analyse postmoderniste qui souhaite nier l’approche moderniste se construit finalement dans une dépendance à celle-ci. En effet, c’est encore et toujours une question de médium qui préside au débat. Les techniques de diffusion et de reproduction, généralement réunies sous l’appellation de médias (le terme étant entendu

85 Abigail Solomon-Godeau, « Photography After Art Photography », Brian Wallis (éd.), Art After Modernism: Rethinking Representation, New York ; Boston, The New Museum of Contemporary Art ; R. Godine Publisher, 1984, p.75-86

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ici non comme le pluriel de médium mais comme un dispositif technique pour transmettre des captations ou diffuser des enregistrements visuels et sonores) déjouent la recherche d’une pureté formelle tournée vers la spécificité des médiums (ce mot désignant ici l’ensemble des domaines d’expression artistiques inscrits dans l’histoire de l’art). C’est en effet presque une devise de la postmodernité que de considérer que l’utilisation des médias garantirait de fait une sortie du modernisme parce ces outils ne sont pas des médiums traditionnels86. Ainsi, pour éviter tout amalgame avec le formalisme, les médias sont volontairement considérés comme un ensemble générique. Les techniques ne sont pas étudiées individuellement pour ne pas se livrer à l’analyse de leurs spécificités. On considère que ces techniques nient l’autorialité mais à condition de ne pas étudier les formes et la matérialité des productions qu’elles engendrent.

Reproductions rationnelles Nous souhaitons à présent considérer à nouveau le remplacement du travail de Philip Smith par celui de Cindy Sherman. On pourrait l’expliquer en arguant que Smith est peintre et que la deuxième version de « Pictures » est radicalement opposée à ce médium. L’œuvre de Brauntuch ne serait pas menacée par cette éviction car son emploi de la sérigraphie exprimerait la reproduction alors que les peintures de Smith sont réalisées sans utiliser de technique de reproduction mécanisée. Pourtant, à cette période Smith fait aussi des projections de diapositives. Il montre parfois avec plusieurs projecteurs ses propres photographies auxquelles il a préalablement fait subir différentes dégradations en les copiant plusieurs fois et les faisant passer à travers des filtres colorés. Ces projections sont commentées dans la première version de « Pictures ». Crimp explique à leur sujet que le spectateur est sollicité pour recomposer mentalement une narration à partir de séquences disparates. Smith utilise le même médium que Levine lorsqu’elle montre une image à The Kitchen. Comme cette dernière, il propose de nouvelles interprétations des images qu’il projette. Pourtant, ce projet n’apparaît qu’en note de bas de page dans la seconde version de « Pictures ». En effet, le travail de Philip Smith n’est pas

86 La récurrence de cette idée, selon laquelle les médias permettent de sortir de la modernité parce qu’ils remettent en cause la notion de médium, est telle qu’il nous paraît difficile d’en pointer une origine. Nous nous permettons de renvoyer vers deux textes où elle apparaît clairement et en ce sens : Allan Kaprow, « The education of the Un-Artist, Part 1 », Essays on the blurring of art and life, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1993, p.97-109 [1964] et : Rosalind Krauss, « Two Moments from the Post-Medium Condition », October, Printemps 2006, p.55-62

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complétement absent du texte publié dans October. Il n’est plus commenté dans le déroulé du texte principal mais ses projections de diapositives sont mentionnées dans la note numéro 10 à propos de l’utilisation de diapositives chez plusieurs autres artistes. Ainsi, même si son travail n’est pas à proprement parler analysé dans cette version de « Pictures », ce projet de Smith reste considéré par le critique. Evidemment on pourrait affirmer que la peinture est la pratique principale de Smith et qu’en cela il s’adonne à un médium moderniste. C’est probablement la raison de sa disparition de la seconde version de « Pictures ». Néanmoins, nous voudrions proposer une autre hypothèse qui éclaire le positionnement théorique dans lequel se trouve Crimp lorsqu’il remanie « Pictures » pour October. Dans ses mémoires, Crimp déclare au sujet de Philip Smith : « Peut-être que son retour à Miami m’a fait penser qu’il n’était plus engagé sérieusement dans sa production artistique87 ». Mais le critique propose aussi une autre explication. A propos de la façon dont les artistes exposés à Pictures utilisent des images disponibles dans la culture quotidienne, Crimp déclare « Smith avait une autre conception de la provenance de ses images » avant d’évoquer le père de l’artiste, Lew Smith88. Alors qu’il menait une carrière prospère de décorateur d’intérieur dans les années 1960, celui-ci se découvre un pouvoir de guérisseur qui lui permet de traiter des maladies, même très graves, par la méditation. En 2009, Philip Smith a écrit une biographie de son père89. Crimp, dans ses mémoires, publiées en 2016, cite l’artiste qui, lors de la parution de la biographie de son père, explique réaliser ses peintures en se trouvant dans un état de transe proche de celui de son père lorsqu’il guérissait ses patients90. Le critique ne fait pas d’autre commentaire à ce sujet. Pourtant, il nous semble que dès les années 1970 cet attrait pour l’irrationnel fait partie des raisons pour lesquelles Philip Smith ne correspond pas aux critères postmodernes. Smith reproduit des images de la publicité ou de la culture de masse et les agence de façon à mettre les spectateurs dans un état psychologique particulier. De façon explicite, il communique sa vision, son état d’esprit. Dans un entretien publié en 1980 dans Real Life Magazine Smith affirme que, dans une société où circulent de nombreuses images, « une partie de ce que font [ses] dessins c’est

87 Douglas Crimp, « Pictures, Before and After », Art. Cit., p.253 “Perhaps his return to Miami suggested to me that he was no longer so serious about his art making” 88 Art. Cit., p249 “Smith has a different notion of where his pictures came from.” 89 Philip Smith, Walking Through Walls : A Memoir, New York, Washington Square Press, 2009 90 Douglas Crimp, Art. Cit., p.249

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d’isoler, de retirer du flot constant d’information, un peu comme des images de méditation Zen.91 » Plus récemment, il expliquait que, dans les années 1970, il s’intéressait à l’interprétation des hiéroglyphes. Pour illustrer son rapport avec ces signes il prend l’exemple du film du réalisateur britannique Nicolas Roeg (né en 1928), L'Homme qui venait d'ailleurs, sorti en 1976. Le personnage principal est un extraterrestre qui doit comprendre la vie sur terre. Pour cela il assimile le plus possible d’images télévisuelles afin de donner sens à cet environnement médiatique. « Je voulais employer cette idée, dit-il, et créer un nouvel océan d’images qui donnerait presque la sensation de se noyer dans l’imagerie au point d’atteindre un inconscient hallucinogène. Ce sont essentiellement les deux idées qui m’intéressaient, le céleste et le quotidien. C’est ma version de la dichotomie entre culture haute et culture basse.92 Cette relation ostensiblement hypnotisée et irrationnelle à la culture de masse est antinomique avec l’analyse distante, prônée par les théoriciens postmodernes, qui découle de leur façon d’envisager les outils de reproduction. Selon eux, la sérigraphie, la photographie, le film ou le collage sont opposés aux préceptes modernistes parce qu’ils n’appartiennent pas à des traditions mais aussi, et surtout, parce qu’ils produisent des copies. Cela garantit de considérer les œuvres comme des entraves à la notion d’originalité. La reproduction, et la multiplication qu’elle sous-entend, exprimeraient le refus de la nouveauté et de la singularité, refus nécessaire pour atteindre le statut de production postmoderne. Pour que des œuvres soient postmodernes elles doivent revendiquer l’imitation et la copie comme finalités. Cette conception de l’art en fait une pratique qui s’oppose à l’expression d’un auteur. Autrement dit, les œuvres doivent être dépourvues de vision personnelle, laissant la copie se charger de démontrer l’absence d’autorialité. Dès lors, les recherches pour atteindre un état halluciné de Philip Smith sont considérées avec méfiance. Il ne s’agit plus là d’une question de médium mais de son emploi. Pour qu’une reproduction soit interprétable comme

91 Joseph Bishop, « Fill in the _: An Interview with Philip Smith », Real Life Magazine, hiver 1980, p.25 “Part of what the drawings do is to isolate, pull away from the constant stream of information, somewhat like Zen meditational image.” 92 Philip Smith, Sign Language, New York, Jason McCoy Gallery, 2013, n.p. Diponible en ligne : www.jasonmccoyinc.com/PHILIP_SMITH_CATALOGUE.pdf “I wanted to take that idea and create a new sea of images where you would feel you were almost drowning in imagery to the point of hallucinogenic unconsciousness. Those are basically the two areas I was interested in, the ethereal and the everyday. It’s my version of high/low.”

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franchement en opposition avec les considérations modernistes, sont utilisation doit être clairement inexpressive. Smith, au contraire, produit un environnement de reproductions dans lequel le sens échappe. Ce refus de donner un sens stable aux images qu’il reproduit rend sa pratique irrationnelle. Contrairement aux copies célébrées par les théories postmodernes, considérées techniquement inexpressives et dévoilant la signification du matériau utilisé, celles de Smith exploitent le trouble que produit le changement de contexte permis par la reproduction. Nous souhaitons ici proposer une interprétation. Les diapositives de Smith, tout comme ses peintures qui sont des reproductions manuelles d’images, ne correspondent pas aux attentes des critiques postmodernes qui ne concernent pas uniquement sur le choix d’un médium mais aussi la façon de l’utiliser. Pour les théories postmodernes, la reproduction doit être accompagnée d’une inexpressivité. L’irrationalité que Smith exprime autant dans ses diapositives que dans ses peintures n’est pas acceptable pour une pensée de la reproduction comme moyen de copie inexpressive. Les processus, les opérations techniques et les transformations des images, qui génèrent les œuvres montrées à Artists Space ne sont pas étudiés par Douglas Crimp. C’est la conséquence d’une conception de ces techniques strictement comme outil d’opposition aux théories modernistes et qui se refuse à étudier précisément les modes de réalisation. Nous voulons donc dans les pages qui suivent considérer les processus de production exploités par les artistes de la Picture Generation. Bien que les analyses postmodernes nourrissent notre recherche, nous voulons échapper à la conception idéalisée qu’elles prônent et qui consiste à ne pas prendre en compte les gestes dont les œuvres procèdent.

2. Le corps et sa diffusion Performance et vidéo Pour placer les artistes qu’il expose dans une généalogie alternative aux théories de Michael Fried, Douglas Crimp présente les artistes de la performance comme leurs prédécesseurs. Leur utilisation de la vidéo et d’autres moyens d’enregistrement sur scène est pluridisciplinaire. Ces pièces jouent avec la présence tangible des acteurs sur scène, qui apparaissent en direct mais sont accompagnés d’enregistrements et de retransmissions. Dans la deuxième version de « Pictures », l’opposition à Fried passe clairement par la performance. Crimp explique au sujet de cette nouvelle mouture que « tandis que les questions de

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signification étaient prédominantes dans le premier essai, la performance devenait alors le paradigme.93 » Ce paradigme est formulé par une scène artistique new-yorkaise qui, depuis le début des années 1970, combine la danse avec la performance et invente un rapport de proximité entre les acteurs et les spectateurs. Les pièces que créent Joan Jonas ou Yvonne Rainer sont souvent présentées dans des lieux improvisés pour l’occasion, les lofts des artistes ou de leurs amis, ou des espaces d’exposition alternatifs94. Les expérimentations avec le film auxquelles l’une et l’autre se livrent, rendent encore plus troubles les distinctions entre scène et salle, et entre jeu et quotidien. En 1972, Yvonne Rainer réalise le film Lives of Performers à partir d’une de ses pièces pour la scène. Il raconte l’histoire d’un homme qui s’éprend de deux femmes. L’action se passe dans le monde de la danse, ce qui donne l’occasion de montrer des scènes de répétitions. L’indifférenciation entre personnes réelles et personnages joués est renforcée par le fait que les dialogues sont lus en voix off. On entend souvent les acteurs tourner les pages de leurs scripts. À propos de la différence entre enregistrement et direct qui parcourt l’œuvre de Rainer à cette époque, Rachel Haidu, affirme que « plutôt que de la voir “performée” d’une façon Stanivlavkienne ou Brechtienne par exemple, nous voyons la performance apparaître comme un objet en tant que tel, ce qui crée un espace qui nous sépare de – bien qu’il soit, comme il se doit, contenu dans – l’espace qui est filmé ou enregistré.95 » C’est cette différence qui retient l’attention de Douglas Crimp. Les performances auxquelles il fait référence transforment une action réalisée en direct en quelque chose, « un objet en tant que tel » pour reprendre les mots de Haidu, qui semble manipulable parce que sa diffusion est contrôlable. Il en va de même dans les spectacles de Laurie Anderson. Elle chante et raconte des histoires en utilisant des moyens d’amplification qui lui permettent de modifier sa voix et de dramatiser sa narration. Souvent des diapositives ou des films sont projetés pour accompagner l’histoire qu’elle raconte. Crimp introduit la deuxième version de « Pictures » par une citation

93 Douglas Crimp, « Pictures : Before and After », Before Pictures, Op. Cit., p.254 “Whereas issues of signification predominated in the first essay, performance now became the paradigm.” 94 Douglas Crimp, « Action around the Edges », Art. Cit., p.83-129. 95 Rachel Haidu, « “Women at Home” : Martha Rosler and Yvonne Rainer, Circa 1975 », Anaël Lejeune, Olivier Mignon, Raphaël Pirenne (éd.), French Theory and American Art, Bruxelles ; Berlin, SIC ; Sternberg Press, 2013, p.334 “Rather than see it “performed” in, for example, Stanislavskain or Brechtian modes, we see the performance develop as an object in itself, making out a space that separate from— though, as it must be, contained within—the space being filmed or tapes.”

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d’une chanson de cette artiste où elle se demande si sa présence et celle des spectateurs sont réelles ou des illusions artistiques. Rappelons-le, selon Crimp, pour ce type d’art « il fallait être là96 ». L’activation des pièces dépend de la présence d’un public avec lequel elles engagent une relation. Le critique considère que la génération suivante d’artistes, celle traitée dans « Pictures », a moins retenu de ces performances la présence physique des acteurs et des danseurs que les représentations qu’ils composent sur scène. « La performance devint un moyen parmi d’autres de “mettre en scène” une image.97 » Les artistes de la Pictures Generation élaborent en effet une partie de leur art à partir des expérimentations de la performance mais, pourrait-on dire, sans les performeurs. Crimp est un des témoins de ce passage de relais. Il en prend acte à New York, la ville dans laquelle il vit et où se produisent de nombreux artistes de la performance. Cependant, les échanges entre les artistes qui expérimentent avec le film et la vidéo pour créer des espaces alternatifs au temps réel et la Pictures Generation sont encore plus lisibles à Buffalo. Dans cette ville viennent à maturation des artistes tels que Robert Longo et Cindy Sherman. Dans le lieu qu’ils ont ouvert, ils invitent des artistes, souhaitant montrer l’avant-garde de l’époque et en rencontrer les acteurs. Leur programmation reflète leur intérêt, celui-ci se porte volontiers sur la performance. Nous souhaitons donc présenter le contexte particulier de Buffalo, ville dans laquelle la mise en place du Media Study/Buffalo, une antenne de l’université vouée à l’étude des nouveaux média, créée un contexte d’expérimentation qui influe sur les travaux des artistes locaux. Cet environnement est propice au développement d’un art qui prend en compte la façon dont la diffusion et la reproduction redéfinissent la présence des artistes. Il permet aussi de considérer la pratique des artistes qui utilisent un dispositif avec lequel ils interragissent.

Buffalo et le Media Study/Buffalo En 1972, Gerald O’Grady crée le Center for Media Study à la State University College of New York sise à Buffalo. Les médias, qu’il s’agisse de la parole, de l’écriture, de l’impression ou de tout autre outil apparu ensuite, sont pour lui des codes nécessaires à la communication et au bon fonctionnement des sociétés humaines. Ils façonnent les manières dont les hommes sont informés sur le monde qui les entoure. Il semble donc indispensable à O’Grady d’enseigner leur fonctionnement et leur utilisation. Avec le Center for Media Study, il veut

96 Douglas Crimp, « Pictures », Gaëtan Thomas (éd.), Pictures – S’approprier la photographie, New York, 1979-2014, Op. Cit., p.56 97 Douglas Crimp, Ibid., p.57

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exploiter les nouveaux médias pour repenser l’enseignement, l’art et le rapport au monde. Considérant le développement exponentiel de la vidéo et de la télévision, O’Grady affirme : « Nous savons qu’aujourd’hui un étudiant Américain aura passé en moyenne 10.000 heures à l’école vers le moment de ses 18 ans, il aura alors vu plus de 15.000 heures de télévision dont 5.000 avant même qu’il soit allé à l’école. Sa vie au 21ème siècle, alors qu’il sera d’âge mûr, dépendra sans aucun doute de sa capacité à faire face aux médias, à les comprendre, à les utiliser et à ne pas être manipulé par eux.98 » Pour pallier ce qu’il considère comme une inadéquation entre le système éducatif et une société médiatique en pleine éclosion, O’Grady entend proposer un accès au matériel mais aussi à une pensée pour aborder les médias. Il refuse de se contenter, comme c’est déjà le cas dans d’autres universités, de l’utilisation de films, de cassettes, de diapositives ou de télévisions comme supports pour un enseignement inchangé. Les codes que sont les modes d’expression des cultures humaines doivent être sujets d’étude et d’analyse. Ce qu’il nomme « Media Study » doit porter sur le fonctionnement structurel et les effets psychologiques des médias alors en expansion99. Pour cela, O’Grady engage des artistes qui expérimentent avec le film et la vidéo pour qu’ils viennent enseigner au Center for Media Study. Il embauche plusieurs cinéastes expérimentaux tels que Tony Conrad (1940-2016), Hollis Frampton (1936-1984) ou Paul Sharits (1943-1993), et des vidéastes, dont James Blue (1930-1980) ou Steina (née en 1940) et Woody (né en 1937) Vasulka. La présence de ces artistes participe à faire de Buffalo un lieu crucial dans l’histoire de l’expérimentation filmique et vidéo. En 1973, O’Grady fonde le Media Study/Buffalo, un programme public de cours, de débats, de discussions, de projections et d’analyses de films. Il répond aux mêmes objectifs que le Center for Media Study mais ne s’adresse pas uniquement aux étudiants de l’université et se tourne vers la communauté de Buffalo. Consacré à la photographie, au cinéma, à la vidéo et à la télévision, ce programme propose des stages et des formations dans lesquels du matériel et du personnel encadrant sont mis à disposition afin de rendre ces techniques

98 Gerald O-Grady, « The Three Universes of Media », Woody Vasulka et Peter Weibel (éd.), Buffalo Heads : Media Study, Media Practice, Media Pioneers, 1973-1990, Karlsruhe ; Campbridgeet Londres, ZKM/Center for Art and Media ; MIT Press, 2008, p.85 “We know that a contemporary American student will spend an average of 10,000 hours in school by the time he is eighteen, yet he will have seen over 15,000 hours of television, 5,000 of them before he goes to school at all. His life in the twentyfirst century, when he is middle- aged, will undoubtedly depend on his being able to cope with, understand, use and not be manipulated by the media.” 99 Ibid., p.85-87

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accessibles. Y sont également programmées de nombreuses projections qui, pour pouvoir toucher toutes les générations et classes sociales, sont organisées en partenariat avec d’autres organismes culturels. Ainsi, outre des documentaires sociaux, des films de la nouvelle vague et du nouveau cinéma allemand, le Media Study/Buffalo organise des projections de films hollywoodiens des années 1930-1940 pour les personnes âgées avec le Erie County Historical Center, des réalisations expérimentales et contemporaines avec la Albright-Knox Gallery et des films français avec le Cercle Culturel de Langue Française100. Malgré son caractère ouvert à un public large et hétéroclite, les commentateurs et l’histoire retiennent surtout du Media Study/Buffalo son engagement en faveur de l’expérimentation. Cela s’explique par le fait que les journaux relayaient principalement les événements les plus innovants et visibles mais aussi, et surtout, parce que la présence des artistes et réalisateurs cités plus haut a joué un rôle important dans la vie culturelle de Buffalo. Ces derniers s’engagent en effet bien au-delà de leurs affectations à l’université, et font de cette ville un haut lieu de la réflexion sur le cinéma et la vidéo. Le Media Study/Buffalo mais aussi Paul Sharits, Tony Conrad et Holly Frampton ont une forte influence sur le développement de la jeune scène artistique locale101. Celle-ci se développe en présence du Media Study/Buffalo où les professeurs du Center for Media Study interviennent régulièrement et font venir des intervenants tels que Stan Brakhage, Roberto Rosselini ou Jean-Luc Godard parmi tant d’autres102. Enfin le Media Study/Buffalo établit également des partenariats avec Hallwalls. Les intérêts de ces deux lieux convergent vers les modifications que la vidéo entraîne sur certaines pratiques artistiques. Les bouleversements que les médias de diffusion produisent dans les pratiques artistiques sont un enjeu important pour Gerald O’Grady. Il insiste sur l’importance des centres du type du Media Study/Buffalo pour que les artistes aient accès à ces nouveaux outils et pour qu’ils apprennent à s’en servir. « Toutes les études récentes montrent qu’il est impossible de considérer le futur économique des arts performatifs – théâtre, danse, musique

100 Gerald O’Grady, « Media Study/Buffalo », Op. Cit., p.42. 101 Sur le contexte de Buffalo et l’importance du cinéma structurel voir le chapitre 7 de : Vera Dika, The (Moving) Pictures Generation, New York, Palgrave Macmillan, 2012. 102 Pour une liste des activités et invités du Media Study/Buffalo voir : Gerald O’Grady, Art. Cit, p.43-48

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– sans prendre en compte leur transmission par les médias.103 » O’Grady constate que la captation et le montage ainsi que les effets et autres traitements en postproduction nécessitent des outils trop onéreux pour un particulier et demandent des connaissances techniques spécialisées. De plus, les travaux des artistes doivent passer par un certain nombre de canaux pour atteindre leurs publics. Selon O’Grady, les artistes doivent prendre en main ces dispositifs de diffusion. Il annonce ainsi ce que feront beaucoup d’artistes de la Pictures Generation. Bien que seulement quelques uns d’entre eux soient passés par Buffalo, ce qui se joue dans cette ville éclaire les questions et les enjeux auxquels sont confrontés cette génération d’artiste. Cela est aussi lisible dans la programmation de Hallwalls.

Hallwalls et la performance vidéo Dans les années 1970 l’artiste et activiste Larry Griffis transforme un ancien entrepôt de glace qui se trouve au numéro 30 de Essex Street à Buffalo en atelier dans lequel il accueille d’autres artistes. En 1974, Robert Longo et son ami Charles Clough décident de transformer le couloir entre leurs ateliers en une galerie d’exposition qu’il nomment Hallwalls [littéralement : les murs du couloir]. Rapidement le projet prend de l’ampleur et les expositions se tiennent dans un plus grand espace du bâtiment104. Le lieu devient vite un point de convergence pour une communauté d’artistes de la même génération que Longo et Clough. Hallwalls est alors rejoint par Nancy Dwyer, Cindy Sherman et Michael Zwack. Tous s’impliquent dans le développement de ce projet collectif. Ils travaillent et vivent sur place tout en gérant une programmation d’expositions, de rencontres, de projections et de performances. Hallwalls peut compter sur le soutien du National Endowment for the Arts qui, depuis 1972, propose un financement réservé aux espaces d’exposition alternatifs. Ces aides participent à consolider un réseau de lieux qui se tisse alors sur le territoire américain. En quelques années, à New York, apparaissent 112 Greene Street, Artists Space, Franklin Furnace, The Kitchen, PS1 et Clocktower. À Los Angeles s’ouvre le Los Angeles Institute of Contemporary Art, à San Francisco La Mamelle, à Washington le Project for the Arts, à

103 Gerald O’Grady, « Statement to the New York State Committee of the Culture Industry », Woody Vasulka et Peter Weibel (éd.), Buffalo Heads : Media Study, Media Practice, Media Pioneers, 1973-1990, Op. Cit., p.88 “All recent studies shown that it is impossible to discuss the economic future of the performing arts – drama, dance, music – without taking into account their transmission by media.” 104 Sur les début et le développement de Hallwalls voir : Anthony Bannon, « 1974-78 : The Early Years », Ronald Ehmke (ed), Considere the Alternatives : 20 years of contemporary art at Hallwalls, Buffalo, Hallwalls contemporary art center, 1996, p.21-26

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Boston le Visual Artists Union, à Chicago la N.A.M.E Gallery et à Toronto A Space105. À Buffalo, ce financement dynamise la scène artistique. La programmation de Hallwalls est orientée vers l’expérimentation et montre des pratiques jeunes, peu visibles et avant-gardistes. Cependant, ce choix n’est en rien le signe d’un refus ou d’une opposition aux institutions. Comme le souligne Sarah Evans dans son étude de ce lieu, Hallwalls est créé pour produire de la visibilité et se frayer un chemin vers des structures où les jeunes artistes n’ont pas encore de place106. Pour cette génération d’artistes formée dans des écoles d’art de plus en plus professionnalisantes, les espaces alternatifs permettent de tester des formes face à un public principalement composé de proches et partageant des préoccupations du même ordre. Il y règne une forme d’entreaide aussi bien matérielle qu’intellectuelle. Cependant, les artistes ne font pas de la collaboration, indispensable dans une situation qui impose la débrouillardise, une fin en soi. Le présentant avec un humour qui ne masque pas leur esprit d’entreprise, Clough et Longo décrivent leur projet comme une rampe de lancement. « Dès le début les fondateurs de Hallwalls considèrent leur initiative comme une entreprise d’import-export grâce à laquelle ils pourraient faire venir des artistes de New York à Buffalo et, finalement, s’exporter à New York.107 » Ils ont en effet bien compris que pour se faire accepter là-bas il faut faire venir chez eux les artistes du moment. Exchange Show [Fig. 26], l’exposition qu’organise Artists Space en 1976, prouve le succès de cette stratégie. Résultat du rapprochement entre les artistes de Buffalo et de Helen Winer, qui dirige alors Artists Space, elle fournit l’occasion de faire connaître Hallwalls à New York. Y sont montrés des travaux de Diane Bertolo, Charles Clough, Nancy Dwyer, Robert Longo, Cindy Sherman et Michael Zwack. Cette exposition de leurs œuvres à New York découle de leurs activités de programmation à Buffalo. À propos des nombreux artistes invités à Buffalo Cindy Sherman explique :

105 Ibid., p.21 106 Sarah Evans, « There’s no place like Hallwalls », Oxford Journal, Volume 32, Issue 1, 2009 107 Ibid., p.104 “Right from the start, Hallwalls’ founders styled their enterprise as an ‘import–export’ business through which they could bring New York artists to Buffalo and, eventually, deliver themselves to New York.”

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« C’était passionnant pour nous tous que les artistes de New York viennent et nous rencontrent. Nous étions si loin de la véritable scène de cette ville, mais nous lisions des articles sur ces gens dans les magazines et ils étaient nos héros.108 » Les artistes de Hallwalls consultent des magazines comme Artforum, Avalanche, Art in America, Art News, Flash Art, Arts Canada, Art International, Studio International autant que les journaux The Village Voice et Soho Weekly qu’ils achètent ou qu’il consultent aux bibliothèques de Buffalo State College et de l’université de Buffalo109. Charles Clough décrit ainsi la façon dont les choix d’invitations se faisaient à Hallwalls : « Nous visitions des expos et lisions la presse. À l’époque le monde de l’art était bien plus petit que maintenant, le champ était donc bien plus petit à observer et la sélection facile. Entre les biennales du Whitney et ce que nous voyions dans les galeries et lisions dans les magazines, c’était “voici le menu, choisissez ce que vous voulez !”110 » Cristelle Terroni complète cette affirmation en remarquant que : « Dans cette entreprise d’échange qui rapproche New York de Buffalo, la performance constitue un produit d’exportation et d’importation plus valorisé qu’un autre. Cela s’explique sans doute par la présence physique de l’artiste qui octroie une valeur ajoutée à cette forme d’art, mais également par le peu de moyens et de temps que la création, puis la production d’une performance exige par rapport à d’autres formes d’art (même si cette idée reste à nuancer selon les performances).111 » En effet, Hallwalls ne se contente par d’organiser des expositions. Beaucoup d’artistes sont invités pour des discussions, des conférences ou des performances. Ces formats permettent de faire venir les artistes sur un temps plus court. Parmi les performeurs invités beaucoup utilisent la vidéo. C’est le cas notamment de Willoughby Sharp (1936-2008) qui expose son travail et fait des performances en mars 1975, de Dan Graham qui présente des films et des performances en avril 1975, de Vito Acconci (1940-2017) qui propose une installation interactive en octobre 1975, de Joan Jonas qui montre certains de ces films et fait une performance en mars 1976 et de Laurie Anderson qui fait une performance en novembre 1978.

108 Cité dans : Gabriele Schor, Cindy Sherman : The Early Works 1975-1977 – Catalogue Raisonné, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2012, p.28 “It was really exciting for all of us having New York artists come up and visit. We were so far away from the real art scene in the city, but we would read about these people in magazines and they were our heroes.” 109 Op. Cit., p.28 110 Cité dans : Cristelle Terroni, New York Seventies : Avant –garde et espaces alternatifs, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p.137 111 Op. Cit. p.138

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Nous le disions plus haut Douglas Crimp affirme dans « Pictures » que les outils de diffusion d’images et de sons prennent, avec la performance, une place importante car ils permettent de travailler la relation avec le public et de mettre en jeu la présence physique des artistes. La caméra vidéo portative Portapak, lancée sur le marché par Sony à la fin des années 1960 donne accès à un matériel jusqu’alors réservé aux professionnels. Elle permet un enregistrement facile qui peut être diffusé immédiatement sur moniteur. Les artistes de la performance utilisent souvent ce type de matériel pendant leurs interventions. La vidéo, contrairement au film, offre une transmission instantanée ou avec un léger délai qui donne lieu à de nombreuses pièces mettant en jeu les décallages spatio-temporels entre l’apparition des artistes sur scène et à l’écran. Laurie Anderson se produit à Hallwalls dans le cadre d’un programme de performances pour une levée de fonds au bénéfice de Hallwalls. Sa performance Suspended Sentences [Fig. 27] est annoncée comme « une pièce impliquant le langage, l’électronique et les images.112 » L’artiste se présente sur scène avec un micro alors que des diapositives sont projetées sur le mur derrière elle. On peut imaginer qu’il s’agissait d’une pièce proche, par exemple, de As:if qu’elle réalise en 1974 à Artists Space où elle chante des chansons et raconte des histoires, souvent liées à sa vie personnelle, en transformant sa voix électroniquement. Ce type de projet a valu à Laurie Anderson, ainsi qu’à Julia Heyward (née en 1949) et à Adrian Piper (née en 1948), d’être qualifiées d’« artistes autobiographiques » [Autobiographic artists] parce que leurs travaux brouillent la frontière entre vie privée et présentation publique113. De façons différentes, toutes trois exposent sur scène des extraits de leur vie intime tout en la fictionnalisant et en soulignant les stéréotypes associés au quotidien des femmes114. Sur scène Anderson exploite des outils de diffusion pour parasiter sa relation avec le public. Sa voix, transformée électroniquement, autant que les divers registres sur lesquels elle s’adresse à son audience, construisent une personne à l’intimité inatteignable, toujours modifiée par la diffusion. En mars 1976 Joan Jonas, invitée conjointement par Hallwalls et le Media Study/Buffalo dans le cadre du programme Video Show/Show Video, qui entend montrer « une large gamme

112 Agenda de novembre 1978 disponible sur l’archives en ligne de Hallwalls : http ://www.hallwalls.org/pubs/1978_11.RFS.pdf “Laurie Anderson will perform Suspended Sentences, a piece involving language, electronics and images” 113 Roselee Goldberg, Laurie Anderson, New York, Harry N. Abrams, 2000 114 Voir : Roselee Goldberg, « Autobiographie », La performance du futurisme à nos jours, Paris, Thames & Hudson, 2001, p.170-177

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parmi les activités exécutées par des artistes utilisant la vidéo115 », fait une performance au Buffalo State College. Nous n’avons pas d’information concernant cette performance mais les archives en ligne de Hallwalls mentionnent une présentation par Joan Jonas de trois de ses vidéos116. Cette page web indique que les œuvres montrées étaient Right Side / Left Side (1973), Vertical Roll (1974) et Glass Menagery (1974). Il est probable qu’il s’agisse en fait de Left Side, Right Side (1973), de Vertical Roll (1972) et de Glass Puzzle (1974) ou bien que les titres des ces œuvres aient changé entre cette présentation à Buffalo et la parution de l’ouvrage qui recense les scripts des performances et les descriptions des films de Joan Jonas117. Quoi qu’il en soit ces trois vidéos reflètent ce qui anime alors l’artiste. Elles ont toutes comme point de départ des questionnements relatifs à la nature et à la technique de la vidéo. Left Side, Right Side [Fig. 28] est une suite d’expériences auxquelles Joan Jonas se livre face à des images d’elle-même, renvoyées par un moniteur et par un miroir. Les deux n’étant pas dans le même sens, la gauche et la droite n’étant pas du même côté, Joan Jonas explore le trouble spatial qui naît de leur confrontation. Vertical Roll [Fig. 29] exploite une défaillance technique propre à la vidéo : lorsque les signaux ne sont pas bien synchronisés, l’image saute. Pendant les premières secondes, on ne voit qu’un écran gris traversé par une ligne horizontale noire. Elle apparaît en haut et descend rapidement jusqu’en bas du cadre. Quand elle y arrive, une nouvelle ligne horizontale fait le même trajet depuis le haut de l’écran. Ce n’est que lorsque le visage de Jonas apparaît que l’on comprend de quoi il s’agit. Les lignes horizontales séparent en fait des images successives comme sur une pellicule de film cinéma. Vertical Roll, que l’on peut traduire par rouleau de pellicule vertical, fait ainsi apparaître des images qui se succèdent verticalement les unes après les autres. Seulement, contrairement aux images fixes des bobines de films, les images de cette vidéo sont en mouvement. L’action, filmée dans ces conditions, apparaît dans des cadres qui descendent le long de la surface du moniteur avant de réapparaitre en haut de celui-ci. Cette défaillance structure et guide toutes les actions de Jonas dans Vertical Roll. Elle bat un rythme avec une cuillère, saute à pieds joints ou encore claque dans ses mains, en même temps que la représentation de ces actions descend dans l’écran.

115 Agenda de mars et avril 1976 disponible sur l’archive en ligne de Hallwalls : http ://www.hallwalls.org/pubs/1976_3.4.RFS.pdf “HALLWALLS intends to present a series of programs and events featuring a broad range in activities executed by artists using video.” 116 http://www.hallwalls.org/media-arts/4971.html 117 Douglas Crimp (dir.), Joan Jonas : Scripts and Descriptions 1968-1982, University Art Museum, University of California, Berkeley, 1983, p.130-133

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Glass Puzzle [Fig. 30] (1974) présente quatre performances réalisées par Joan Jonas et Lois Lane (née en 1948). Des jeux avec la superposition, des miroirs ou le re-filmage de l’écran, permettent à l’une d’imiter les actions de l’autre. Ces dispositifs troublent également leurs rencontres qui ont lieu dans un espace qui n’existe que sur l’écran. Ces exemples montrent à quel point les enjeux techniques sont pris en charge pour construire des espaces non factuels sans équivalent dans le monde réel. Chez Laurie Anderson comme chez Joan Jonas, ces considérations vont de pair avec une réflexion féministe portant sur la construction de soi et sur la normalisation des comportements psychologiques. Des œuvres comme Suspended Sentences de Laurie Anderson ou Left Side, Right Side de Joan Jonas soulèvent des questions relatives aux constructions des identités dans les représentations médiatisées. Qu’il s’agisse de parler à la première personne pour mettre en doute sa propre existence en tant qu’individu ou de soumettre son image aux dispositifs de d’auto-représentation ou d’imitation, ces travaux s’enracinent dans des interrogations relatives à la représentation des femmes par les médias de masse. Nous reviendrons au chapitre 3 sur ces questions qui influent également les travaux d’artistes de Pictures Generation. Nous aimerions pour l’instant nous concentrer sur le type de présence que le film et la vidéo donnent aux corps et à l’espace dans lequel ils rencontrent leurs public. Dans la programmation de Hallwalls on compte d’autres performances qui mettent en scène des rapports entre l’artiste et le public par un biais technique. Comme l’écrit Cristelle Terroni : « Parmi les nombreuses performances présentées à Hallwalls de 1975 à 1980, la question de la communication avec l’artiste, de sa présence et de son absence, est très souvent évoquée. L’outil vidéo ainsi que les enregistrements audio font systématiquement partie du dispositif.118 » Pour réaliser leurs performances, les artistes viennent en personne à Buffalo mais leurs interventions se construisent sur leur disparition. Le 17 avril 1975, Dan Graham est invité pour ce que le carton d’invitation décrit comme une « performance vidéo »119. Les informations concernant cette intervention sont maigres mais les quelques images qui la documentent montrent l’artiste entouré de moniteurs. Cela laisse supposer que la vidéo servait à retransmettre en direct, ou avec un délai, les actions de l’artiste. Quoi qu’il en soit,

118 Cristelle Terroni, Op. Cit., p.139 119 Documents disponibles sur les archives en ligne de Hallwalls : http ://www.hallwalls.org/media-arts/249.html “Dan Graham : Video Performance”

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transmission électronique et présence physique se partagent indéniablement la scène ce jour- là. Pour son intervention, en mars 1975, Willoughby Sharp se cache [Fig. 31]. Il est enfermé sous une tente avec une machine à écrire grâce à laquelle il répond aux questions qui lui sont posées par le public, via un dispositif vidéo et audio. Leurs échanges ont lieu à Hallwalls mais ils ne se rencontrent pas. L’artiste et son public ne se trouvent pas dans la même pièce, ce qui est habituellement indispensable pour une performance. L’installation de Vito Acconci, activée du 31 octobre au 12 novembre 1975, suite à une résidence de dix jours à Hallwalls, joue avec les codes du théâtre mais frustre les attentes du public qui n’est confronté à aucune présence physique. Il est conduit dans une salle depuis laquelle il entend la voix de l’artiste venant de la pièce adjacente, d’où émane aussi un éclairage bleuté [Fig. 32]. La voix est en fait un enregistrement. Là encore les outils de diffusion permettent la disparition du corps attendu sur scène. Le spectacle a bien lieu, il est fait d’un éclairage et d’un texte dit par un acteur, mais celui-ci n’est pas présent physiquement. Les artistes invités à Hallwalls à la fin des années 1970, qui exploitent dans leurs performances des moyens de diffusion ou d’enregistrement audio-visuels, organisent la disparition de leurs corps. Ils sont rarement présentés au public et quand c’est le cas ils sont multipliés ou modifiés par la diffusion électronique. Ce qui semblait essentiel à la performance et au théâtre, la coprésence des acteurs et du public, le « ici et maintenant », devient trouble. Cela influe sur la nature de leur relation. Dans beaucoup de ces projets, les spectateurs sont les témoins du fonctionnement d’un dispositif. Qu’il s’agisse de produire une frustration parce que la rencontre n’a pas lieu, de rendre compte d’une personnalité amplifiée, d’envisager un espace-temps inédit parce que s’appuyant sur le délai de la vidéo, les performeurs s’adressent toujours à ceux qui les regardent et les écoutent pour leur faire prendre conscience de la nature médiatisée de leur relation.

Robert Longo : fraudeur ingénieux Les expériences des artistes performeurs sont importantes pour beaucoup de ceux de la Pictures Generation parce qu’elles font apparaître un espace-temps enregistré et manipulable. Par contre la relation avec les spectateurs, bien qu’elle reste importante, est d’un autre ordre. Pour des artistes qui ne pratiquent pas la scène, la question de la présence physique sur scène est moins cruciale. Ainsi, ils vont se débarrasser du corps du performeur qui ne leur est plus nécessaire pour sonder les recoupements entre espace réel et espace construit par la diffusion d’images. Ils concentrent leur attention sur l’élaboration d’un espace alternatif à l’espace réel

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généré par l’enregistrement. Les échanges entre les artistes de la performance et ceux de la Pictures Generation sont explicites dans le travail de Robert Longo. Témoin et accompagnateur des expérimentations des artistes performeurs invités à Hallwalls, Longo en exploite les ressorts dans ses propres recherches. En janvier 1976, Longo présente Artful Dodger [Fig. 33] [« Fraudeur ingénieux »] à Hallwalls. C’est une pièce très influencée par celle réalisée par Vito Acconci deux mois plus tôt. Le dispositif est similaire. Le public est conduit dans une pièce où une bâche en plastique le sépare de l’action à proprement parler : des personnes mal éclairées déplacent des objets et des voix enregistrées sont diffusées. On entend des affirmations qui peuvent porter sur la pièce elle-même, sur le théâtre ou sur la narration en général : « Dans ce système il n’y a pas de logique », « Il s’agit de créer des lieux à partir des histoires d’autres gens », « J’évite les sujets, je crée un vide. »120 Anthony Bannon (né en 1943), en fait une interprétation qui met en parallèle l’esquive, la fraude que signifie le terme Dodger, et le théâtre de Samuel Beckett (1906-1989), qui écrit des pièces refusant de livrer un sens ou de présenter une action et qui portent souvent sur la pièce elle-même, son écriture et ses personnages. L’influence de Vito Acconci est indéniable. Pourtant, on constate un changement du statut de l’auteur. Vito Acconci est performeur et présenté comme tel par la communication de Hallwalls. Son intervention consiste à mettre le public face à des enregistrements. Cela doit générer un sentiment de frustration car le public ne voit pas le corps du performeur qu’il est venu voir. Face à Artful Dodger on peut imaginer qu’un sentiment comparable a été ressenti par les spectateurs. Pourtant, leur frustration ne s’est pas portée sur le même objet. Elle ne résulte pas de l’absence de Robert Longo. On ne s’attend pas particulièrement à ce qu’un plasticien soit présent en chair et en os dans ses œuvres. C’est en revanche la représentation qui est cachée, les acteurs et leurs actions. Si, entre la pièce d’Acconci et celle de Longo, les dispositifs sont proches, le désir de voir une personne est remplacé par celui de voir un spectacle. D’ailleurs le titre de cette œuvre indique que c’est d’une ruse qu’il s’agit. Bien plus que de relation il s’agit donc d’exploiter la position de fraudeur dans laquelle l’artiste se trouve grâce aux outils d’enregistrement. Il réalise alors des spectacles, bien plus que des performances, forme qui sous-entend la réalisation d’une action par son auteur lui-même.

120 Anthony Bannon, « The ‘Artful Dodger’ : Fascinating Visual Art » [1976], Ronald Ehmke (ed), Op. Cit., p.72 “In this system, there is no reason.” “This is about making places out of other people’s stories.” “I am avoiding the issues, creating a void.”

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L’année précédente, Robert Longo et Cindy Sherman, en partenariat avec Philip Malkin et Richard Zucker, deux étudiants du Buffalo College, avaient organisé une exposition à la Gallery 229 du Buffalo College. Rose Scaleci Presents a 3 Ring Circus est présentée du 21 avril au 2 mai 1975. Il s’agit de la reconstitution d’un salon qui accueille quelques installations et performances. Catch Piece [Fig. 34] de Longo est une installation vidéo composée de deux moniteurs placés face à face. Ils diffusent les images d’un gant de baseball attrapant et lançant une balle. Leur diffusion est synchronisée de façon à donner l’impression que la balle passe d’un écran à l’autre. On peut interpréter cette installation et la balle invisible qui la traverse, comme une métaphore du signal vidéo transmis entre les appareils. Le dispositif électronique est là encore convoqué pour transmettre l’action d’un corps. Cependant, l’indistinction entre espace-temps réel et espace-temps représenté, exploitée par les artistes de la performance pour en sonder les troubles et les pertes ne joue plus le premier rôle. Le corps des artistes, objet central des dispositifs inventés par les artistes de la performance, perd progressivement ce rôle dans les travaux de la Pictures Generation, qui lui préfèrent les réglages de la diffusion des images. Cela est particulièrement lisible dans le travail de Jack Goldstein.

Le signal chez Jack Goldstein Nous avons dit plus haut que l’exposition Pictures semble porter sur les modifications que les déplacements d’un médium vers un autre imposent à un enregistrement. De tels déplacements parcourent toute l’œuvre de Jack Goldstein. On pourrait d’ailleurs, à gros traits, envisager la carrière de cet artiste comme l’exploration successive des modalités d’écritures spécifiques aux médiums qu’il utilise tour à tour : sculpture, performance, film, disque, peinture et texte. Réalisées entre 1969 et 1971, ses premières œuvres sont des sculptures formellement proches du minimalisme. Elles sont cependant faites d’éléments qui ont des effets les uns sur les autres. Par exemple Untitled (1970) [Fig. 35] est composée d’une feuille de plexiglas tenue courbée entre deux tasseaux. Parfois, les possibles conséquences de tels dispositifs sont directement convoquées. C’est notamment le cas pour l’exposition à la Pomona College Art Gallery en 1971 où Goldstein présente des sculptures faites de blocs de bois fraîchement coupés et non traités posés les uns sur les autres [Fig. 36]. Ces empilements sont plus grands

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que les spectateurs et présentent le danger d’une chute pouvant advenir à tout moment121. Dans toutes ces œuvres un élément en maintient un autre, ce qui crée une situation de contrôle tout en convoquant la possibilité de son déréglement122. On retrouve ce goût pour la contrainte et les situations dangereuses dans beaucoup des projets ultérieurs de Goldstein, qu’il s’agisse de se mettre lui-même en péril lors de performances ou de représenter des scènes qui évoquent le danger dans certains disques, films et peintures. À partir de 1971, Goldstein réalise plusieurs performances. Alexander Dumbadze souligne que Goldstein, plus vieux que ses camarades de CalArts avec qui il trouvera la reconnaissance à New York, fréquentait alors la scène artistique de Los Angeles et notamment les artistes Allen Ruppersberg, William Leavitt et Bas Jan Ader123. Avec ce dernier, Goldstein partage un intérêt pour le laisser-faire et la disparition dans des situations choisies. On peut en effet identifier des échanges entre ces deux artistes. En 1970, Ader se fait filmer tombant et roulant du haut d’un toit. Fall I, Los Angeles (1970) [Fig. 37] est un film de 24 secondes qui montre un corps en chute. En 1971, Goldstein réalise une performance qui consiste à marcher vêtu de blanc sur la bande centrale d’une autoroute pour n’apparaître que lorsque des phares de voiture l’éclairent. Deux ans plus tard, Bas Jan Ader réalise In Search of the Miraculous (One Night in Los Angeles) (1973) [Fig. 38] mettant en scène son errance nocturne dans la périphérie de la métropole californienne. Jack Goldstein et Bas Jan Ader mettent tous les deux en scène leurs disparitions dans les zones péri-urbaines de cette ville qui les fascinent. Goldstein le fait en se remplacant par des représentations. Dumbadze déclare que « le fait que ce soit Ader qui tombe du toit est important mais pas indispensable au sens de la pièce, alors que les performances de Goldstein dépendaient de sa présence.124 » Or, le corps de l’artiste disparaît pour laisser place à son image, produite par les phares de voiture dans la pièce précédemment décrite. Elle est produite d’une autre façon dans Untitled (1971), une pièce qui n’a pas été photographiée mais

121 À propos de cette exposition voir : Marie B. Shurkus, « Jack Goldstein’s Sculpture : Image Before its Consequences », Rebecca McGrew et Glenn Phillips (dir.), It Happened at Pomona: Art at the Edge of Los Angeles 1969-1973, Op. Cit., p.190-195 122 À propos des sculptures de Jack Goldstein voir : Alexander Dumbadze, « Of Passivity and Agency », Philipp Kaiser (dir.), Jack Goldstein x 10,000, Orange ; Munich, Londres et New York, Orange County Museum ; DelMonico/Prestel, 2012, p.12-25 123 Art. Cit. 124 Art. Cit., p.22 “The fact that it was Ader who fell from the roof is important but not necessary for the meaning of the piece, whereas Goldstein’s performances depended on his presence.”

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dont on trouve la description suivante dans le catalogue Jack Goldstein, Films, Records, Performances and Aphorisms 1971 – 1984 : « Une colline surplombant une autoroute, 1971 Los Angeles, USA Un homme enfermé dans une boîte est enterré pendant la nuit en haut d’une colline. La seule trace de sa présence au dessus de la terre est une ampoule qui bat au rythme de ses pulsations cardiaques. La lumière lie la terre à l’air et convertit la subjectivité en courant électrique anonyme et objectif.125 » Goldstein est enterré, sa présence est remplacée par un signal lumineux qui rend lisible le battement de son cœur sous la forme d’un code à déchiffrer. Parmi les personnes qui ont vu la lumière installée sur la colline, celles qui l’ont perçue comme une œuvre de Jack Goldstein sont celles qui ont reconnu son clignotement comme celui d’une pulsation cardiaque. Elles l’ont envisagé comme une information leur indiquant le fait que le cœur de l’artiste continue de battre. Ce qui est signifié, c’est la vie du corps et rien d’autre. La présence de l’artiste est réduite à un signal lumineux. Selon Goldstein, « ce signal lumineux succède à la chose qu’il représente et, en conséquence, nous nous trouvons face à quelque chose que nous appelons représentation.126 » La représentation ainsi entendue ne s’appuie pas sur un rapport de ressemblance. Selon la sémiotique du logicien et sémiologue américain Charles Peirce (1839-1914) il ne s’agit pas d’une icône, qui correspond au régime du dessin par exemple, mais d’une imbrication d’indices et de symboles127. Les indices sont des signes qui entretiennent avec leurs objets un rapport de causalité mais pas nécessairement de ressemblance, le feu produit de la fumée, une balle produit un trou. Le signal lumineux dans la pièce de Goldstein est bien le résultat du battement du cœur de l’artiste mais il est produit par l’artiste comme une information. En cela il est aussi un symbole. Pour Peirce, un symbole, contrairement à l’indice nécessite une interprétation et une loi pour être compris, comme les mots renvoient aux choses qu’ils

125 Daniel Buchholz et Christopher Müller (éd.), Jack Goldstein, Films, Records, Performances and Aphorisms 1971 – 1984, Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln, 2003, p.69 “A hill overlooking a freeway, 1971—Los Angeles, USA A man is enclosed in a box and buried overnight on the top of a hill. All that marks his presence above ground is a light pulsating in the rhythm of his heartbeat. The light links earth to air and converts subjectivity to an anonymous objective impulse.” 126 Philip Pocock, « Jack Goldstein », Yves Aupetitallot et Lionel Bovier (dir.), Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, 2002, p.57 [1988] 127 Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Editions du Seuil, 1978

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nomment par exemple. L’association de ces deux régimes fait de la représentation produite par Goldstein quelque chose que l’on interprète dans l’absence et la substitution. Contrairement à une mise en avant des conditions de ressemblance, ce qui qualifie la représentation chez Goldstein c’est le fait qu’elle remplace. Lorsqu’il marche au milieu de l’autoroute, l’artiste prend le risque d’être percuté par une des voitures dont les phares le révèlent dans la nuit. Son corps apparaît alors soudainement et grâce à une projection, comme une représentation cinématographique. En cela, sa visibilité dépend d’un dispositif. Dans une autre performance, la même année Goldstein, toujours vêtu de blanc, traverse en courant une rue fréquentée la nuit pour apparaître dans les phares des voitures. À son sujet, l’artiste explique que « L’action elle-même domine le corps, discernant des intervalles d’espaces dans le flot du trafic à travers lequel elle aménage ses propres intervalles sur un rythme presque mécanique.128 » Le corps ainsi est dépendant des aléas de la circulation. Ses mouvements sont dictés par la circulation et les voitures qui le font aussi apparaître. Nous aimerions voir là une métaphore de la façon dont Goldstein comprend les médias. D’une part ils réduisent son corps à des signaux qui le remplacent, d’autre part ils prennent aussi le contrôle de son corps et en dictent les mouvements. Les actions de Goldstein dépendent des modes de transcription des outils de diffusion qu’il utilise.

Jack Goldstein : surfaces Entre 1971 et 1974, Goldstein réalise plusieurs films. Bien qu’ils présentent tous des actions faites par l’artiste, l’absence d’un public les distingue de captations de performances. Qui plus est, ce sont des films dans la mesure où ils rendent compte de situations construites et planifiées dans le but d’en faire des images. Les actions sont réalisées pour être filmées et retransmises sous forme de projection. Le catalogue Jack Goldstein, Films, Records, Performances and Aphorisms 1971 – 1984, répertorie 24 de ces films, dont certains disparus129. Ils présentent tous une action différente liée au fait de modifier une situation au moyen de ce que l’on pourrait qualifier de circulation

128 Daniel Buchholz et Christopher Müller (éd.), Op. Cit., p.67 “The action itself takes precedence over the body, locating intervals of spaces within the stream of traffic, through which it develops its own internal, almost mechanical rhythm.” 129 Daniel Buchholz et Christopher Müller (éd.), Op. Cit., p 40-52

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d’une force. Nous espérons rendre cette idée clairement en nous appuyant sur quelques exemples. Dans Rocking Chair (1972) l’artiste est assis sur une chaise à bascule qu’il fait bouger. Lorsqu’il la quitte et sort du cadre, le mouvement de va-et-vient qu’il a impulsé continue. Some Plates (1972) [Fig. 39] montre une pile d’assiettes de plus d’un mètre. Un bruit sourd et menaçant se répète. Certaines assiettes tombent. Le son est de plus en plus fort. Quand son ombre puis ses pieds apparaissent dans le cadre, on comprend qu’il s’agit de l’artiste sautant à pieds joints sur le plancher. Le film s’arrête lorsque toutes les assiettes sont tombées. Filmé en légère plongée, A Glass of Milk (1972) [Fig. 40] montre une table pliante sur laquelle est posé un verre de lait. Le poing de l’artiste frappe régulièrement cette surface pour faire sauter et déborder le verre jusqu’à sa chute. Le premier film présente un phénomène évoquant le corps de l’artiste alors que celui-ci est absent, motif dont on a vu qu’il est récurrent chez Goldstein. Les deux autres, par un traitement du son, évoquent une menace ou un danger qui se soldent par la chute. Dans ces situations de disparition et de destruction, une énergie est appliquée à un objet. Le corps fait bouger la chaise dans Rocking Chair. Dans Some Plates et A Glass of Milk une force fait tomber les assiettes et le verre de lait. Elle est communiquée en faisant vibrer le sol ou la table. Elle est transmise. Le cadrage en plongée de A Glass of Milk, qui permet de montrer une série de taches blanches envahissant progressivement une surface plane, rappelle celui des célèbres photographies de Jackson Pollock (1912-1956) au travail dans son atelier, prises en 1950 par Hans Namuth (1915-1990) [Fig. 41]. On y voit le peintre faisant couler de la peinture du pinceau qu’il tient en main sur une toile posée au sol. Son attitude est dynamique, en créant son œuvre il invente des gestes. Nous nous permettons cette comparaison formelle car ces photographies, comme le film de Godstein, montrent des gestes. Les mains dans le film de Goldstein ne sont pas des organes par lesquels s’exprime la création comme une traduction directe de la pensée. Elles influent sur la situation indirectement. Les mains de Pollock expriment la liberté et la fulgurance de sa création. Celles de Goldstein ont un rôle de production et d’ajustement d’une onde qui est transmise par un matériau. Comme dans Some Plates et Rocking Chair, le corps de l’artiste est producteur, mais d’une façon différente de celui Pollock. Il émet et régule la fréquence et l’intensité d’un signal pour parvenir à l’effet souhaité. D’ailleurs les photographies de Pollock rendent compte de l’invention d’une technique personnelle, celle qui fera sa reconnaissance. Les actions de Goldstein ne revendiquent pas le résultat et encore moins d’avoir mis en place une façon singulière de faire

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tomber une pile d’assiettes ou un verre de lait. Ce que les films, et le son de Some Plates et A Glass of Milk mettent en avant c’est le caractère spectaculaire de l’enchaînement de cause à effet. Ils montrent moins le résultat que le processus consistant à avoir une incidence sans contact direct mais en paramétrant et en réglant des forces diffusées. Le véritable sujet de ces films semble être la production d’un effet par un contrôle à distance. Nous voudrions maintenant nous tourner vers deux films qui nous semblent appliquer cette idée de contrôle à la construction d’images sur un écran. A Spot Light (1972) [Fig. 42] et Hampstead Heath (1973) [Fig. 43] ont en commun la mise en place d’un dispositif dans lequel le corps de l’artiste apparaît et disparaît. A Spot Light est assez proche de la performance que Goldstein avait réalisée l’année précédente sur une autoroute. Dans une salle noire et fermée, la seule source lumineuse est un projecteur fixé à la caméra. Il produit un halo de lumière auquel l’artiste tente d’échapper en courant en tous sens. On retrouve ainsi le motif de la disparition d’un corps dans la pénombre dévoilée par une lumière crue. Pourtant, la distinction entre performance et film différencie ce projet de celui réalisé sur une autoroute. Cette différence concerne d’abord le résultat. A Spot Light est marqué d’une constante formelle : que le corps de l’artiste y apparaisse ou pas la composition reste toujours la même. L’écran sur lequel est projeté ce film présente un rectangle noir avec, en son centre, un rond blanc dans lequel apparaît parfois Goldstein. Si la lumière était le code d'écriture dans la performance Untitled de 1971, au cinéma, de façon générale, elle est ce qui permet d'inscrire le film sur la pellicule et de projeter celle-ci. Sur l'écran elle rend compte des distances sous une forme plate. Friedrich Kittler souligne que toutes les technologies d’enregistrement et de diffusion ont comme base la transcription130. Phonographe ou cinématographe, souligne le théoricien, partagent un nom qui dérive de l’écriture. Ils transcrivent le passage du temps en privilégiant certains phénomènes sonores ou optiques. Comme l’écriture, ils ne rendent pas compte de tout puisque « pour enregistrer la séquence temporelle de la parole, la littérature doit l’arrêter en un système de 26 lettres en excluant ainsi toutes les séquences de bruits.131 » A Spot Light, avec son image qui souligne sa planéité, nous parait indiquer le système de transcription cinématographique. Goldstein qui mettait en jeu sa disparition dans les performances

130 Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Stanford, Stanford University Press, 1999 131 Op. Cit, p.3 “To record the sound sequence of speech, literature has to arrest them in a system of 26 letters, thereby categorically excluding all noise sequences.”

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précédentes tente probablement dans ce film d’échapper au principe de mise en représentation qui remplace son corps par un code. Dans Hampstead Heath, Jack Goldstein évolue aussi à la surface de l’image. Film en couleur ayant bénéficié d’un traitement en post-production pour le montage et le traitement du son, il annonce les films « hollywoodiens » que l’artiste réalisera ensuite en utilisant du matériel loué dans les studios de cinéma132. Il montre une pente herbeuse en haut de laquelle se trouve un arbre placé au centre de l’image. Jack Goldstein entre dans le cadre par la droite en haut de la pente. Il fait quelques pas droit devant lui et évolue ainsi horizontalement dans l’image puis s’arrête. Il porte une veste rouge très visible malgré la distance. La caméra, montée sur pied, pivote vers la gauche jusqu’à ce que l’artiste soit hors du cadre. Il réapparait quelques secondes plus tard à gauche, plus bas dans la pente et donc plus proche de la caméra. Il marche vers la droite et s’arrête. La caméra se tourne à nouveau pour le faire disparaître. Ces mouvements de marche, d’apparition et de disparition se répètent. Grâce au montage et à une bande son continue Goldstein apparaît successivement à gauche et à droite dans l’image qu’il parcourt sur différents plans horizontaux. Ces déplacements horizontaux sont importants. Ce corps dont les apparitions ne respectent pas les règles de l’espace et du temps se trouve en quelques secondes d’un côté ou de l’autre de l’image, qu’il semble ainsi habiter. Affranchi des contraintes de l’espace et du temps réels, il peut en quelques secondes apparaître à différents endroits. Il est dans l’image puisqu’il y circule selon des conditions qui ne peuvent avoir lieu que dans cet espace. C’est probablement parce que le corps de Goldstein en exploite les incohérences que la caméra tente de l’extraire de l’image. Ses apparitions dévoilent les codes de représentation que l’appareil d’enregistrement voudrait présenter comme naturalistes. L’étendue d’herbe où le film a été tourné est en légère pente. Ainsi lorsque Goldstein passe sur une ligne horizontale éloignée de la précédente, il semble qu’il soit juste un peu plus haut dans le cadre rectangulaire. Son corps évolue ainsi littéralement dans l’image si l’on considère celle-ci comme une surface plate. Il évolue bien plus à la surface de cette image que dans ce qu’elle représente, le parc. Les mouvements de caméra de Hampstead Heath et le spot de A Spot Light jouent tous les deux avec un code spécifique de l’enregistrement photographique et cinématographique :

132 Le terme d’« hollywoodien » est utilisé par Morgan Fisher pour désigner les films réalisés par Jack Goldstein de 1974 à 1976 pour la réalisation desquels il utilise les moyens et les techniques qu’il peut se permettre de louer dans les studios d’Hollywood. Morgan Fisher, « Discussion avec Jack Goldstein », Yves Aupetitallot et Lionel Bovier (dir.), op. cit., p.16 [1977]

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faire apparaître une situation en trois dimensions sur une surface plane. Ils soulignent ainsi la façon dont la caméra transcrit un événement selon son propre système d’encodage. C’est dans celui-ci qu’est happé le corps de l’artiste. Contrairement aux projets artistes de la performance cités plus haut il ne s’agit plus de comparer cet environnement représenté avec le réel. Le corps de Jack Goldstein, dès lors qu’il est représenté dépend des conditions de transcription inhérentes au média utilisé. La soumission volontaire du corps de l’artiste aux conditions d’écriture ne permet pas uniquement de les révéler mais aussi d’en prendre le contrôle. Si Hampstead Heath et A Spot Light montrent Jack Goldstein dans les images, c’est à dire évoluant dans un environnement aux règles et aux logiques particulières, l’artiste cherche de la même façon à être dans la production dans certains de ses autres films. En rendant visible l’écriture des médias il cherche aussi à l’exploiter. Si l’on s’accorde à considérer que cette écriture consiste à transcrire une situation ou une représentation selon des codes spécifiques, nous pouvons voir le film The Portrait of Père Tanguy (1975) [Fig. 44] comme une metaphore de ce phénomène. Sur une feuille blanche, légèrement transparente, la main de l’artiste trace le contour d’une reproduction de la peinture de Vincent Van Gogh qui se trouve placée en-dessous (1853- 1890). Comme dans A Glass of Milk la main de l’artiste n’effectue pas un acte créateur mais applique un protocole. Dans The Portrait of Père Tanguy elle transcrit une reproduction. À son sujet Goldstein explique : « On pourrait dire que c’est devenu mon décalquage de [la peinture de Van Gogh], mais ce qui importe plus c’est que cela parle de mon effacement de moi-même. Cela ne me rend pas important, les choses ne font que passer à travers moi. Je suis un “appropriateur”.133 » Le dessin est revendiqué comme étant sien par Goldstein, qui affirme aussi s’effacer en tant que personne. Il convoque l’appropriation, qui implique la possession et la maîtrise des choses. Pourtant, celles-ci ne font que le traverser. Ces contradictions soulignent le paradoxe de la position que l’artiste revendique. Dès ses premières performances, son corps dépend des dispositifs qui le rendent visible. Cela est d’autant plus éloquent dans les films suivants où ses apparitions sont soumises aux modalités de transcription de ce médium. En acceptant les règles qui les conditionnent, il les

133 Cité dans : Philipp Kaiser, « Why not use it ? Painting and its Burden », Philipp Kaiser (éd.), Op. Cit., p.126 “One could say it becomes my tracing of it, more importantly though it talks about my erasure of myself. I don’t become important, things just pass through me. I am an appropriator.”

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exploite aussi pour être, nous l’avons dit, dans ces images. Or, The Portrait of Père Tanguy s’appuie sur une autre façon d’utiliser cette position. La main suit scrupuleusement le contour de la reproduction de l’œuvre de Van Gogh. Une tâche est assignée mais sa réalisation est néanmoins personnelle. Le résultat n’est pas une copie de la peinture et n’aurait pas été le même réalisé par quelqu’un d’autre. Dans les pièces précédentes, le corps de l’artiste se soumettait aux conditions de transcription des médias pour les révéler. Dans The Portrait of Père Tanguy il fait une reproduction et injecte de la singularité dans cette reproduction. Cela est permis par un agencement corps-dispositif. Le premier, synonyme de subjectivité, intègre le second, empire de la programmation désincarnée. Si, comme le dit Goldstein, les choses le traversent c’est parce que son identité est déjà paramétrée par les dispositifs qu’il utilise. Ainsi la disparition de Jack Goldstein est toujours orchestrée par Jack Goldstein. C’est lui qui s’efface dans la mesure où il est le sujet des représentations mais il est aussi celui qui les règle. Ce qu’il signe, bien plus que le résultat c’est le processus mis en place. Les artistes de la Pictures Generation utilisent des dispositifs de reproduction et de diffusion qui nécessitent des réglages et des paramétrages qu’ils réalisent avec leurs corps. Ils sont actifs et impliqués dans la réalisation des œuvres. Nous voulons ainsi souligner un changement de position. Chez les artistes de la performance, le corps permet de montrer un environnement factice créé par les médias. C’est l’objet des représentations. Les artistes de la Pictures Generation prolongent ces recherches sur la construction d’un espace médiatique. Cependant, leurs apparitions et leurs rôles sont différents. Le corps des artistes de la performance est transmis par les média, celui des artistes de la Pictures Generation active ces outils.

Richard Prince : Pratiquer sans permis Richard Prince aussi convoque la complémentarité entre un corps et une machine de reproduction. Pour réaliser son travail, il choisit des images de publicité qu’il photographie, les cadrant de façon à supprimer le texte qu’elles comportent. Les premières œuvres de ce type sont réalisées en 1977. Il s’agit d’abord d’images de salons meublés puis ensuite de montres, de stylos et de cigarettes [Fig. 45 et Fig. 46]. Prince explique souvent que ses choix sont subjectifs. Certaines images retiennent son attention et il les photographie. Il en résulte des représentations des seuls objets du désir publicitaire, sans explication et ni déclaration textuelle. Richard Prince montre ainsi le monde imaginaire et idéal que vantent ces images. Le recadrage permet de regarder ce que l’on ne fait habituellement que voir. L’année où il fait ces premières photographies, il écrit aussi un texte, « Practicing without a license »

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[« Pratiquer sans permis »] dans lequel il explique qu’il cherche à reproduire l’effet qu’ont les images qu’il copie sur ceux qui les regardent134. « La technique est une activité physique qui place un individu derrière un appareil photographique, c’est un endroit depuis lequel l’individu ne peut rien voir d’autre que les images collectées, un endroit qui offre la possibilité de voir exactement comment le public verra finalement l’image comme un objet et un endroit depuis lequel il est possible pour un individu de s’identifier lui ou elle-même autant comme un public que comme un auteur.135 » Selon Prince, pour véritablement sonder l’image, il faut la regarder au travers d’un appareil photographique. Se mêlent ainsi dans la même personne le spectateur crédule et l’auteur d’une image fascinante. Richard Prince est ces deux individus à la fois, parce qu’il regarde au travers d’un appareil photo et qu’il a mis en place un dispositif. Comme Jack Goldstein, il revendique les réglages de ce dispositif et ce qu’ils engendrent. Regarder une publicité avec un appareil photographique revient à l’ausculter avec les appareils nécessaires à sa production. Pour comprendre la façon dont on attise les désirs, il faut savoir comme ces appeaux sont construits. Ainsi Prince explique s’être mis à utiliser la photographie parce que ce sont des documents auxquels on croit, parce qu’elle peut servir de preuve. « Je ne dis pas que j’y crois, précise-t-il, mais que [ce médium] a la capacité d’être cru.136 » En exploitant la force de conviction de la photographie il montre le caractère artificiel des images qu’il représente. Ces prises de vue de publicité impliquent un corps qui constitue avec l’appareil un agencement où « le regard, ou regarder à travers un appareil photo une image préexistante et actionner l’obturateur pour régler l’exposition, est pour ainsi dire une des conditions

134 Ce texte écrit à la machine à écrire est reproduit dans : Carole Ann Klonarides, Jeremy Sanders, Douglas Turnbaugh, Richard Prince: The Douglas Blair Turnbaugh Collection (1977-1988), Los Angeles, Edward Cella Art & Architecture, 2016, p.37. Il est aussi disponible sur le site internet de l’artiste : http://www.richardprince.com/writings/practicing- without-a-license-1977 135 Art. Cit. “The technique is a physical activity which locates an individual behind a camera, a place from which the individual can view nothing but the collected image, a place that affords the opportunity to view exactly how the audience will eventually see the image as an object and a location from which it is possible for an individual to identify him or herself as much as an audience as an author.” 136 Noemi Smolik, « How Real is my Art, that is the Question : Richard Prince interviewed by Noemi Smolik », Carl Haenlien (éd.), Richard Prince : Photographs 1977-1993, Hanovre, Kestner-Gesellschaft, 1994, p.28 “I am not saying I believe in it but it has the ability of being believed.”

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fondamentales à la “prise” d’une image.137 » En effet, ce qui caractérise le travail de Prince, c’est de « prendre » des images. Il précise que cela ne se fait pas sans un corps qui regarde et règle les conditions de cette opération. Autrement dit, il y a bien un corps qui paramètre la production. Cette présence humaine fait que le processus de reproduction n’est pas complètement automatique. Prince affirme : « Ce n’est pas une technique mécanique. Elle est technologique. C’est aussi une activité physique qui place l’auteur derrière l’appareil photographique, pas en face, pas à côté et pas loin de lui. Il y a beaucoup d’autorité là dedans.138 » La technique mise au point par Prince implique que l’utilisateur contrôle son appareil et, qu’ainsi, il soit l’auteur des réglages et des choix qu’il effectue. Ainsi, le corps de l’artiste réapparaît, comme chez Jack Goldstein, dans les possibilités offertes par les paramètres de production des images. Contrairement à ceux des artistes de la performance, les corps de Goldstein et Prince ne sont pas nécessairement représentés dans leurs œuvres. Pourtant celles- ci, comme celles de leurs prédécesseurs, sont produites en manipulant les réglages de la transcription. Si les artistes de la performance étaient les sujets des images qu’ils réalisaient, les artistes de Pictures Generation sont actifs et présents dans le dispositif de production des images, ils agissent en ce qu’ils paramètrent et conditionnent les représentations. Ils font cela « sans permis », comme le dit Prince, c’est à dire sans l’autorité d’un professionnel et en dévoilant les subterfuges des techniques qu’ils utilisent.

Louise Lawler : montrer les dispositifs Cette volonté d’être actif dans un système de production, omniprésente dans les travaux de la Pictures Generation, ne s’exprime pas uniquement par la manipulation des caméras et des appareils photos. L’œuvre de Louise Lawler est ainsi marquée par un investissement dans des dispositifs pour le paramètrer. Les dispositifs en question influent sur le sens donné aux œuvres d’art. L’artiste s’intéresse à l’influence des contextes d’exposition sur ce qui est montré. Bien qu’elle s’oppose à l’utilisation de propos d’artistes comme parole d’autorité et à

137 Lisa Phillips, Art. Cit., p.33 “The look, or looking through the camera onto an already existing picture and depressing the shutter to make the exposure is, shall we say, one of the fundamental requirements in the “taking” of the picture.” 138 Peter Halley, « Richard Prince Interview by Peter Halley », ZG Magazine, printemps 1984, p.5 “It’s not a mechanical technique. It’s a technological one. It’s also a physical activity that locates the author behind the camera, not in front of it, not beside and not away from it. There’s a whole lot of authorship going on.”

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l’autobiographie comme éclairage d’une œuvre, la narration qu’elle fait de son début de carrière à Martha Buskirk paraît importante à citer : « Quand je suis partie vivre à New York, j’avais des doutes sur ce que l’on fait quand on est artiste et je ne m’attendais pas à en devenir vraiment une. J’allais quand même avec application visiter les galeries le samedi. À Uptown, dans l’East Side, je n’étais pas sûre qu’on soit supposé rentrer. Je m’attachais moins à savoir qui avait fait ces œuvres qu’à voir comment elles fonctionnaient, ce qu’on attendait d’elles dans ces situations.139 » Pour Lawler il est central de comprendre ce qu’est un artiste en termes de statut. Elle observe les fonctions remplies par les œuvres et conclut que leur interprétation dépend de leurs conditions de présentation. Son attention se porte donc moins sur les œuvres que sur les rôles qu’elles jouent. Louise Lawler observe en fait la structure qui livre l’œuvre à la contemplation. En 1978, à Artists Space, Lawler expose une peinture datant du XIXème siècle qui représente un cheval [Fig. 47]. Elle est accompagnée d’un spot qui n’est pas tourné vers la peinture mais vers le spectateur. Il éclaire l’espace d’exposition qu’il souligne en tant que dispositif chargé de montrer cet objet culturel. En 1979, l’artiste initie le projet A Movie Will Be Shown Without the Picture [un film sera montré sans l’image] qu’elle reconduira ensuite plusieurs fois [Fig. 48]. Nous reviendrons plus amplement sur ce projet dans le chapitre 2. Pour l’instant, indiquons qu’il consiste à montrer un film, dans une salle de cinéma, en occultant la projection pour n’en diffuser que le son. En 1981, elle produit un carton d’invitation pour aller voir Le lac des cygnes au New York State Theater [Fig. 49]. La mention « billet à acheter au guichet » constitue une précision : Louise Lawler propose aux détenteurs de ce carton d’aller voir comment se montre la culture. Elle leur propose une expérience similaire à celle faite par Prince lorsqu’il est spectateur de son rapport aux images. Lawler invite son public à aller au théâtre en étant attentif au rôle qu’il joue et à l’endoit où il se trouve. En 1982, Lawler produit des boites d’allumettes distribuées lors d’une conférence de Julian Schnabel comme un souvenir à conserver après cette rencontre. Dans chacun de ces projets, l’artiste utilise les éléments qui permettent et accompagnent la présentation de l’art :

139 Martha Buskirk, « Interviews with Sherrie Levine, Louise Lawler, and Fred Wilson », October, n°70, automne 1994, p.105 “When I came to New York to live I was skeptical about what you do as an artist and didn't expect to actually be one, but I diligently went to the galleries on Saturdays. Uptown, on the East Side, I wasn't sure you were supposed to go in. It wasn't so much whose work it was that interested me but looking at how it was working, what was expected of it in these situations.”

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les murs et l’éclairage de l’espace d’exposition, le cinéma et son dispositif de diffusion, le théâtre et son invitation, l’autopromotion et les produits dérivés. Seulement, elle ne fait pas que les montrer pour en souligner les pouvoirs normatifs ou prescripteurs, il s’agit également de les exploiter. En montrant les bornes qui jalonnent les rendez-vous artistiques, Lawler propose d’en faire une expérience qui s’apparente à un réglage inhabituel. Voir une œuvre du XIXème siècle dans un lieu d’art contemporain, ne percevoir qu’une partie des stimuli du cinéma, être invité officiellement à aller au théâtre et devoir acheter sa place, repartir d’une conférence avec un produit dérivé : tout cela relève d’une connaissance précise des dispositifs qui offrent de faire l’expérience de l’art. Lawler les paramètre de façon inhabituelle et légèrement dissonante. La première exposition personnelle de Louise Lawler a lieu, en 1982, dans la galerie Metro Pictures140. Titrée An Arrangement of Pictures [Un arrangement de tableaux], elle se déroule dans trois salles [Fig. 50]. Dans la première sont montrées des œuvres d’artistes représentés par la galerie : Jack Goldstein, Robert Longo, Cindy Sherman, Laurie Simmons et James Welling. Cette présentation est « arrangée » par Louise Lawler. Elle les a choisies et accrochées. Son nom apparaît sur les cartels et un pourcentage lui est versé si une œuvre est vendue. La seconde salle présente des photographies, prises par Lawler, d’œuvres de ces mêmes artistes là où leurs propriétaires les exposent. Les titres de ces images sont composés de la mention « Arranged by » [Arrangé par] suivie du nom du ou des collectionneurs. On y voit ainsi Arranged by Barbara and Eugene Schwartz (1982) [Fig. 51] ou Arranged by Donald Marron, Susan Brundage, Cheryl Bishop at Paine Webber Inc. (1982) [Fig. 52]. Comme dans la première salle, la personne qui montre les œuvres est auteure des conditions de monstrations. Enfin, dans la troisième salle sont exposées des photographies de plusieurs œuvres sur des fonds colorés [Fig. 53]. Le sujet de cette exposition est donc Metro Pictures et les artistes que cette galerie représente. Lawler explique que ce choix découle de l’invitation : « Quand Metro Pictures m’a demandé de faire une exposition en 1982, ils avaient déjà une image. Ils représentaient un groupe d’artistes dont le travail traitait souvent

140 V. Alvarez, Re-presenting Louise Lawler : The early works, 1978-1985, sous la direction d’Alexander Alberro, Université de Floride, 2005 : http://ufdc.ufl.edu/UFE0009423/00001

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de questions d’appropriation et était souvent discuté et commenté ensemble. Une galerie produit du sens par le genre de travaux qu’elle choisit de montrer.141 » Avec cette galerie, Helen Winer et Janelle Reiring continuent de promouvoir une génération d’artistes qu’elles défendaient en tant que commissaires d’exposition et qui est désormais associée à l’histoire de Metro Pictures. Ce changement d’activité signale une transition, des lieux alternatifs et indépendants vers le marché de l’art, qui accompagne l’entrée dans les années 1980. En faisant sa première exposition personnelle dans cette galerie, Louise Lawler voit son travail inscrit dans une généalogie qui le dépasse. Les artistes affiliés à la galerie Metro Pictures sont souvent considérés comme ayant été remarqués lors, ou à la suite, de l’exposition Pictures. Lawler montre leurs œuvres pour souligner ce contexte dans lequel son propre travail se trouve alors présenté.

Louise Lawler : identifier des responsables On aurait tôt fait d’affirmer que, pour sa première exposition personnelle, Louise Lawler attire en priorité l’attention sur la galerie, la structure qui l’accueille. Il est vrai que l’artiste souligne que le contexte et l’histoire de la galerie Metro Pictures influent sur l'appréhension de son travail. Ce n’est pas son seul objectif. En effet, dans la première salle, Lawler se substitue à la galerie en signant le choix des œuvres et en réclamant d’être payée pour cela. Dans la seconde salle, elle pointe son appareil photo sur le pouvoir que les propriétaires d’une œuvre ont sur celle-ci. Dans la dernière salle, elle souligne leur « devenir marchandise » en présentant les oeuvres à plat sur des fonds colorés comme des objets dans des vitrines ou dans des catalogues. Lawler affirme qu’une galerie « génère de la signification142 » et traite les œuvres comme des marchandises. L’artiste considère également d’autres instances qui ont le même effet. Toute exposition, quel qu’en soit le responsable, impose un point de vue sur les œuvres. C’est le sujet des photographies auxquelles elle consacre la part la plus importante de son activité artistique à partir de 1981.

141 Douglas Crimp, « Prominence Given, Authority Taken : An Interview with Louise Lawler », Art. Cit., n. p. “When Metro Pictures asked me to do a show in 1982, they already had an image. They represented a group of artists whose work often dealt with issues of appropriation and was often spoken of and written about together. A gallery generates meaning through the type of work they chose to show.” 142 Ibid.

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Si pour l’exposition chez Metro Pictures, elle s’en tient au traitement réservé aux œuvres de la galerie, elle photographie aussi de nombreux autres intérieurs, notamment celui de Burton et Emily Tremaine. Certaines images réalisées à leur domicile rendent compte de l’utisation des œuvres comme décoration. Dans Living Room Corner, Arranged by Mr. and Mrs. Burton Tremaine, New York City (1984) [Fig. 54], un tondo abstrait de Robert Delaunay, placé derrière une télévision, ne peut échapper à une analogie formelle avec une mire. À côté, une sculpture de Roy Lichtenstein semble servir de pied à une lampe. Pollock and Tureen, Arranged by Mr. And Mrs. Burton Tremaine, Connecticut (1984) [Fig. 55] présente, en plan rapproché, une soupière en faïence. Elle est ornée de motifs colorés, formellement proches du bas d’un tableau de Jackson Pollock accroché derrière elle. Louise Lawler photographie les musées avec le même humour. Statue before Painting, Perseus with the Head of Medusa by Canova (1982) [Fig. 56] rend compte du classement et de la rigeur muséale. Au premier plan apparaît un socle, sur lequel est fixé un cartel, plus loin une porte est surmontée de la mention « Paintings » [Peintures], on voit parmi les visiteurs un gardien. Lawler associe ainsi les dispositifs de présentation au système de sécurité143. À cette observation de la taxinomie moderniste et de son outillage de contrôle, elle ajoute une réflexion sur la place réservée aux femmes dans cet endroit. La sculpture posée sur le socle du premier plan représente un homme tenant dans une main son épée et dans l’autre la tête d’une femme qu’il vient de décapiter. Persée est cadré de façon à ce que lui aussi soit amputé, Lawler ne laissant apparaître que son son sexe et sa main armée. Dans une autre photographie, Sappho and Patriarch (“Is it the work, the location or the stereotype that is the institution?”) (1984) [Fig. 57], une sculpture de la poétesse grecque la représente tête baissée. Le point de vue choisi par la photographe donne l’impression que Sappho se penche pour regarder un buste masculin qui se trouve en réalité derrière elle et paraît ainsi minuscule. Marchandises dans les galeries, objets ornementaux chez les collectionneurs, classées et comparées dans les musées, les œuvres sont toujours asservies à des typologies érigée par les lieux qui les montrent. Dans chaque photographie de Lawler les projets esthétiques portés par les auteurs des œuvres sont innacessibles et brouillés par ce que leurs propriétaires veulent en faire : les vendre, les utiliser comme apparats sociaux, leur donner une valeur culturelle.

143 Pour une analyse détaillée de cette photographie voir : Rosalyn Deutsche, « Louise Lawler's Rude Museum », Helen Molesworth (éd.), Twice Untitled and Other Pictures (looking back), Columbus; Cambridge et Londres, Werner Center of the Arts — The Ohio University; MIT Press, 2006, p.123-132

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Faisant ce constat, n’oublions pas de considérer aussi le document qui nous permet de le faire. Pour produire ces images, Lawler exploite les possibilités offertes par son appareil. Le gros plan lie des éléments en les soustrayant à leur contexte. Certains angles de vue créent des relations entre les éléments qui se trouvent à l’arrière et au premier plan, rappelant la surface plate sur laquelle Jack Goldstein évolue dans Hampstead Heath. Confrontée à ce qu’elle considère comme des constructions réalisées par une entité qui influe sur la réception des œuvres, Lawler répond par son point de vue. Elle ne cache pas sa subjectivité. Ses photographies prises chez les Tremaine sont montrées pour la première fois en 1984 au Wadsworth Atheneum, une structure soutenue par les collectionneurs. Cette exposition, Home/Museum: Arranged for Living and Viewing, réunit des œuvres de la collection du musée présentées sur des murs colorés avec des photographies de Lawler. Les interprétations élaborées par les collectionneurs sont considérées sur un pied d’égalité avec celles proposées par le musée. Dans le livret publié à l’occasion, l’artiste explique notamment que « peu d’efforts ont été faits pour rendre le sens [des œuvres] accessible.144 » Dans cette publication on trouve également un texte de la commissaire, Andrea Miller-Keller : « Fifteen words with multiple meanings » [Quinze mots aux significations multiples]145. Il s’agit d’une liste de mots aux sens multiples tels qu’arrangement, autorité, objet. Ces mots sont comme les œuvres montrées dans l’exposition, leur sens dépend de leur contexte. Lawler ne cherche pas à représenter un sens original et unique des œuvres mais s’intéresse à leur polysémie. Elle exprime ainsi son intérêt pour les dispositifs qui génèrent les interprétations. Comme Prince et Goldstein elle s’investit dans ces dispositifs pour produire un paramétrage personnel. L’attention qu’elle porte aux effets des expositions sur ce qui est montré est complétée par une réflexion sur la place même de la personne qui en rend compte. Autrement dit, tout en montrant ce que les dispositifs font aux œuvres, Lawler laisse toujours visible son propre rôle dans la démonstration. C’est une approche assez similaire à celle de Goldstein et de Prince. Elle consiste à souligner les modes opératoires des représentations tout en rappelant qu’elle ne peut qu’y participer. Lawler met ainsi en évidence les échanges de réciprocité et d’interdépendance entre trois entités : les œuvres, le dispositif de diffusion qui les exploite et la ou les personnes qui les contrôlent. On retrouve là une similarité avec Richard Prince qui montre la façon dont les

144 Marc Blondeau et Philippe Davet, Louise Lawler : The Tremaine Pictures 1984-2007, Genève, BFAS Blondeau Fine Art Services, 2007, p.65 “Little effort has been made to make their original meaning accessible.” 145 Andrea Miller-Keller, Louise Lawler/Matrix 77, Hartford, Wadsworth Atheneum, 1984, n.p.

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publicités produisent une représentation fantasmée du réel et, ce faisant, revendique son propre contrôle sur les images qu’il produit.

Performer l’institution Lawler exploite les dispositifs de diffusion de l’art dans certains de ses projets et en montre les effets dans ses photographies. En duo avec Sherrie Levine, elle a tenté de devenir une institution ou en tout cas d’en jouer le rôle. Entre 1981 et 1982, les deux artistes réalisent plusieurs projets sous le nom de A Picture is No Substitute for Anything [Une image ne se substitue à rien]. Anne Goldstein rapporte que Louise Lawler le décrit comme « un travail en collaboration qui prend la responsabilité de son exposition146. » Il consiste en l’organisation de plusieurs expositions dans des lofts d’artistes, celui du collectionneur Harold Rivkin et celui de Louise Lawler, ainsi qu’à la Ronnelle Gallery d’Halifax et à la James Turcotte Gallery de Los Angeles. Ces événements ne durent qu’une soirée. Ce qui est présenté semble moins important aux yeux des artistes que la communication. La charte graphique est toujours la même. Elle semble émaner d’une même entité. D’ailleurs, à la James Turcotte Gallery de Los Angeles n’est exposée qu’une carte d’invitation à l’événement en question. Elle présente la mention « His gesture moved us to tears » [Son geste nous émut jusqu’aux larmes] [Fig. 58]. Cette phrase est un commentaire sarcastique à propos des peintres expressionnistes qui revendiquent d’exprimer leurs états d’âme en produisant leurs œuvres. Dans le projet de Lawler et Levine c’est la maîtrise de l’appareillage communicationnel qui produit des émotions. En assumant le rôle d’une structure, les deux artistes exploitent surtout ce qui conduit le public vers le spectacle culturel et conditionne les expériences esthétiques. Parce que Lawler et Levine exploitent les activités qui paramètrent et accompagnent la réception des œuvres, leurs travaux ont souvent été associés et comparés à ceux des artistes de la critique institutionnelle147. Ce terme regroupe des artistes qui, comme Michael Asher (1943-2012), Daniel Buren (né en 1938) ou Hans Haacke (né en 1936), entreprennent de

146 Cité dans : Anne Goldstein, « In the Compagny of Others », Helen Molesworth (éd.), Op. Cit., p.138 “… a collaborative work that takes responsibility for its exhibition.” 147 C’est par exemple le cas dans : Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Essais historiques II, Villeurbanne, Art édition, 1992, p.107-153 [1982] ou dans : Hal Foster, « Subversive Signs », Recodings : Art, Spectacle, Cultural Politics, New York, The New Press, 1985, p.99-118 [1982]. Le liens entre manipulation d’images et critique institutionnelle reste aujourd’hui encore exploité, notamment dans : Johanna Burton et Anne Ellegood (éd.), Take It or Leave It : Institution, Image, Ideology, Los Angeles, Hammer Museum, 2014

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dévoiler le rôle de cadre normalisant et conditionnant joué par les institutions artistiques, souvent en y produisant des interventions in situ. Par exemple, en 1974, Michael Asher abat la cloison qui sépare la salle d’exposition des bureaux de la galerie Claire Copley de Los Angeles. Les deux espaces sont associés et montrés dans une relation souvent passée sous silence. Ainsi, l’espace d’exposition paraît moins neutre qu’un seul ensemble de murs blancs et se révèle au service d’une économie mercantile. Dans le texte « Fonction de l’atelier », Daniel Buren explique que l’atelier est le lieu où l’art est produit148. Pourtant, les œuvres sont vues ailleurs, dans un contexte qui a sur elles une influence plus importante que celui où elles sont réalisées. « Dans le musée, dit-il, l’œuvre qui y aboutit y est indéfiniment, à la fois à sa “place” et en même temps à “une place”, qui n’est jamais la sienne.149 » Pour repenser l’art il faut en finir avec ce qu’il nomme la suprématie de l’atelier. Il travaille alors directement dans les lieux d’exposition. Ses interventions sont faites de bandes horizontales de 8,7 centimètres. Une sur deux est colorée, les autres sont blanches. Elles sont imprimées soit sur du papier-peint qu’il colle sur les murs soit sur des bâches ou autres tissus qu’il déploie dans les espaces d’expositions. L’artiste entend ainsi révéler ces lieux, leur présence et leur rôle. Mais ces artistes interviennent dans les institutions où ils proposent des gestes qui désignent le pouvoir de ces structures, tandis que Lawler et Levine imitent les activités d’un lieu de diffusion. L’artiste et critique d’art Andrea Fraser (née en 1965) le souligne en 1985, « plutôt que de situer le pouvoir institutionnel dans un bâtiment centralisé (tel qu’un musée) ou une élite puissante que l’on peut identifier, [Louise Lawler] le localise dans un ensemble systématisé de procédures de présentation qui nomme, situe et centralise.150 » Fraser précise ensuite que Lawler travaille en identifiant un réseau qui s’étend au-delà de l’institution elle- même. Les interprétations antérieures du travail de Lawler le présentaient comme une exploration d’instances autonomes et identifiables similaire à celle des artistes de la critique institutionnelle. Hal Foster par exemple, en 1982, présente Lawler ainsi que Dara Birnbaum, Jenny Holzer, , Sherrie Levine, Martha Rosler et Krzysztof Wodiczko dans

148 Daniel Buren, « Fonction de l’atelier », Les écrits, vol.1 : 1965-1995, Paris, Fammarion, 2012, p.185-194 149 Art. Cit., p.189 150 Andrea Fraser, « In and Out of Place », Art in America, juin 1985, p.124 “…rather than situate institutional power in a centralized building (such as a museum) or a powerful elite which can be named, she locates it instead in a systematized set of presentational procedures which name, situate, centralize.”

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une généalogie qui leur donne comme prédécesseurs les recherches artistiques portées sur les modalités de formulation de la culture151 : « L’esthétique situationnelle de cet art – son attention particulière au site, à l’adresse et au public – est préparée par la critique institutionnelle d’artistes comme Daniel Buren, Michael Asher, Dan Graham, Hans Haacke, Marcel Broodthaers, Lawrence Weiner, John Baldessari et Joseph Kosuth. Mais si Kruger, Holzer etc. héritent de la critique conceptuelle des paramètres qui forment la production et la réception de l’art, elles ne le font pas naïvement. Car tout comme les artistes conceptuels prolongeaient l’analyse minimaliste de l’objet d’art, ces artistes ultérieurs aussi ont fait s’épanouir la critique conceptuelle de l’institution artistique de façon à intervenir dans les représentations idéologiques et les langages du quotidien.152 » En positionnant ces artistes dans une dépendance conceptuelle – l’héritage dit-il – de ceux qui les ont précédés, Foster propose une lecture comparable à celle formulée presque au même moment par Benjamin Buchloh. En septembre 1982, celui-ci publie dans Artforum « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain »153. Il y met la production contemporaine en perspective avec une histoire de l’art qu’il fait commencer dans les années

151 Dara Birnbaum (née en 1946) est une artiste américaine. Elle réalise des films et des vidéos faites d’images empruntées aux médias de masse qui sont présentées sous forme d’installations. Jenny Holzer (née en 1950) produit une œuvre faite de mots et de phrases, d’abord présentés sur des affiches ; elle exploite aussi différents supports tels que des plaques commémoratives ou des projections. À partir de 1980, Barbara Kruger (née en 1945) réalise des affiches composées d’images extraites de différents supports auxquelles elle ajoute des slogans. Les affiches qui en résultent ont une esthétique proche de celle de la publicité de l’époque. L’œuvre, politiquement engagée, de Martha Rosler (née en 1943) prend la forme de photographies, de vidéos, d’installations et de performances. Elle a pour but de révéler les forces politiques et sociales qui paramètrent le quotidien. Krzysztof Wodiczko est un artiste né en Pologne en 1943. Il intervient dans l’espace urbain avec des œuvres aux messages politiques et à l’engagement social explicite. Il projette des images sur des bâtiments institutionnels pour en souligner le pouvoir. Il réalise également des véhicules construits pour les sans-abris. 152 Hal Foster, « Subversive Signs » [1982], Op. Cit., p.100. “The situational aesthetics of this art – its special attention to site, address and audience – is prepared by the varied institutional critique of such as Daniel Buren, Michael Asher, Dan Graham, Hans Haacke, Marcel Broodthaers, Lawrence Weiner, John Baldessari and Joseph Kosuth. Yet if Kruger, Holzer et al. inherit the conceptual critique of the given parameters of art production and reception, they do so not uncritically. For just as the conceptual artists extended the minimalist analysis of the art object, so too these later artists have opened up the conceptual critique of the art institution in order to intervene in ideological representations and languages of everyday life.” 153 Benjamin Buchloh, « Allegorical Procedures : Appropriation and Montage in Contemporary Art », Artforum, septembre 1982, p.43-56, traduit dans : Benjamin Buchloh, Op. Cit., p.107-153

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1910 avec la pratique du montage. Elle consiste à exploiter un matériau prélevé dans un contexte mais montré dans un autre, pour en modifier la signification. Buchloh trace ensuite une histoire des œuvres qui exploitent également les déplacements et les altérations du sens. Elle se déroule tout au long du XXème siècle au travers des collages, de George Grosz (1893- 1959), John Heartfield (1891-1968), Raoul Hausmann (1886-1971), qui altèrent le sens de lecture des images utilisées, puis des travaux de Kurt Schwitters (1887-1948) et Marcel Duchamp (1887-1968) qui exploitent des objets produits en série dont ils confisquent la valeur d’usage et auxquels ils insufflent un nouveau sens. Apparaissent ensuite les travaux de Robert Rauschenberg, Andy Warhol et Jasper Johns qui troublent la distinction entre acte créateur et production industrielle. De ces recherches naît une interrogation sur ce qui distingue l’un de l’autre. Les artistes, selon cette histoire, se penchent alors sur les institutions qui construisent les limites de chaque domaine et qui permettent d’identifier ce qu’est l’art. « On assiste, en effet, chez Michael Asher, Marcel Broodthaers, Daniel Buren, Dan Graham, Hans Haacke et Lawrence Weiner à un début d’examen du cadre qui détermine le signe pictural et à une analyse des principes qui structurent le signe lui-même.154 » Les pratiques de ces artistes sont présentées comme découlant de l’histoire de la manipulations de signes, qui se conclut par une considération sur les conditions de signification et les institutions qui en ont la charge. Chez Buchloh on retrouve l’idée selon laquelle les artistes (en l’occurrence : Dara Birnbaum, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Louise Lawler, Sherrie Levine et Martha Rosler) qui utilisent les images diffusées dans le monde des années 1970-1980 sont les héritières des recherches de la critique institutionnelle. « Il fallait donc que l’analyse précise de la place et de la fonction de la pratique esthétique dans le cadre des institutions du modernisme, à laquelle s’étaient livrées ces artistes, fît place à celle des discours idéologiques situés en dehors de ce cadre, et qui conditionnent la réalité quotidienne.155 » Ainsi, des années 1910 aux années 1980, Buchloh trace une histoire qui débute par la manipulation de publicités et autres images trouvées et se clôt par une pratique naissante qui s’intéresse à des images du même type. En cours de route, certains protagonistes de cette histoire explorent les cadres qui modifient la signification. Pour le critique ces derniers ont délimité une distinction stable et ferme entre les appareils de production et les artistes qui doit être respectée. Avant cette césure, des artistes comme Raoul Hausman, John Heartfield ou Kurt Schwitters remettaient en cause le métier d’artiste parce qu’ils exploitaient les outils et les productions industrielles. Dans les années 1970-1980 les artistes qui agissent dans et avec

154 Benjamin Buchloh, Art. Cit., p.117 155 Art. Cit., p.125

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les appareils de diffusion d’images doivent pouvoir signaler leur détachement de ces dispositifs. Ces jeunes artistes doivent se positionner dans la suite de la critique institutionnelle. Evidemment l’importance de la critique institutionnelle est indiscutable pour Louise Lawler et Sherrie Levine comme pour bon nombre des artistes de la Pictures Generation. L’intérêt que portent ces deux artistes aux structures de diffusion découle des travaux de Asher et de Buren. Leurs approches ne sont pourtant pas les mêmes. Lawler et Levine n’ambitionnent pas de dévoiler le fonctionnement des institutions. Nous reviendrons au chapitre 2 sur ces notions de dévoilement et de révélation. Nous voudrions pour l’instant insister sur le fait que Lawler et Levine reproduisent les activités de structures de diffusion. Elles ne marquent pas de distinction entre elles et les dispositifs qu’elles exploitent. Ainsi, elles souhaitent littéralement devenir une galerie ou une institution. C’est cela que décèle et souligne Andrea Fraser en 1985. En 2004, discutant ce texte, elle présente le travail de Lawler comme performatif et, pour convaincre son interlocuteur, énumère les actions de Lawler : « Arranger des images, produire des pochettes d’allumettes, émettre des certificats de dons, envoyer des invitations, présenter l’art et les institutions au travers de ces activités.156 »

L’auteur est un technicien En 1982, Craig Owens remarque que « dans tout son travail Levine a assumé les fonctions de galeriste, de curateur, de critique – tout sauf celle d’artiste créatif.157 » On pourrait proposer une liste similaire à propos de Lawler qui se fait tour à tour photographe d’exposition, curatrice, galeriste, graphiste ou iconographe. De même, leur collaboration sous le nom de A Picture is No Substitute for Anything consiste à assurer des fonctions qui ne sont pas traditionnellement endossées par les artistes. Owens affirme qu’il s’agit là d’une négation de l’activité créatrice. Cependant, il semble qu’on a plus affaire à un déplacement qu’à une négation. Lawler et Levine partagent notamment avec Goldstein et Prince le désir d’intégrer

156 George Baker et Andrea Fraser, « Displacement and condensation : a conversation on the work of Louise Lawler », Philipp Kaiser (éd.), Op. Cit, p.110 “Arranging pictures, producing matchbooks, issuing gift certificates, sending out invitations, presenting art and institutions through those activities.” 157 Craig Owens, « Sherrie Levine at A&M Artworks » [1982], Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman et Jane Weinstock (éd.), Craig Owens : Beyond Recognition – Representation, Power, and Culture, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 1992, p.115 “In all her work Levine has assumed the functions of the dealer, the curator, the critic— everything but the creative artist.”

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un dispositif. Tous y réalisent des opérations précisément paramétrées. Qu’il s’agisse de régler un appareil pour photographier une image ou d’encadrer les conditions de réception d’une l’œuvre, ces opérations sont prises en charge par une personne qui agit avec des intentions. Cette attitude peut être éclairée par les considérations du philosophe Vilém Flusser (1920- 1991) sur la façon dont les photographies sont produites. Il s’agit selon lui d’« équations mathématiques […] converties en images.158 » Dans la mesure où elles sont générées par une technologie, elles sont le résultat des textes scientifiques qui les ont élaborées. Pour ne pas se laisser berner par leurs apparences, par l’imitation du réel qu’elles produisent, il faut en connaitre les modes de production. « Seul peut les déchiffrer réellement celui qui connaît le code.159 » Les autres sont bernés par ce qu’ils prennent pour le reflet objectif de la réalité. Cela implique aussi de considérer les appareils comme des outils dont le nombre d’opérations est limitée. Les photographes sont donc soumis aux possibilités que les fabricants leur proposent. En utilisant leurs appareils comme le leur recommandent les manuels, ils produisent des images qui ne sont pas les leurs. Elles ont été faite par l’appareil ou, plus précisément, par le technicien qui l’a conçu160. Cette façon d’utiliser un dispositif en se soumettant à ses règles est en fait assez proche de la négation de l’acte créatif que lit Owens dans le travail de Levine. L’artiste qui utilise un outil comme le souhaite son concepteur n’est pas l’auteur de ce qu’il produit. C’est pourquoi Flusser appelle à faire autre chose que ce pour quoi ces appareils sont programmés. Ces derniers imposent une utilisation que Flusser compare à celle des prolétaires qui travaillent avec des machines qui ne leur appartiennent pas. Leurs corps sont soumis et contrôlés par ces dispositifs. Leurs gestes et leurs actions sont dictés par les machines. Le véritable photographe doit jouer contre les mécanismes de son appareil pour ne pas lui être soumis. « Il s’insinue dans son appareil pour mettre en lumière les intrigues qui s’y trament. Le photographe est à l’intérieur de son appareil, il lui est lié d’une autre façon que l’artisan entouré de ses outils ou que le travailleur à sa machine. Voilà une fonction d’un nouveau genre, où l’homme et l’appareil se confondent pour ne faire plus qu’un.161 »

158 Vilém Flusser, La civilisation des médias, Paris, Circé, 2006, p.62 [1997] 159 Ibid. 160 Ibid., p.64 161 Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Paris, Circé, 1996, p.35 [1993]

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La fusion avec le dispositif, voilà ce qu’expérimentent les artistes de la Pictures Generation. Ils prennent la place des techniciens sans se laisser asservir. Ils accomplissent des tâches prédéfinies qu’ils exploitent de façon alternative et inédite, autrement dit, créative. C’est ce qu’exprime Prince lorsqu’il insiste sur la place de son corps agissant derrière l’appareil. Il en va de même pour Louise Lawler. Ses travaux consistent à se fondre dans des activités qui participent toutes à la réalisation d’un même projet. Il n’y a donc pas une entité faisant autorité. Pour le dire avec les mots de Kate Linker : « Le problème soulevé par la diversité des canaux au travers desquels [les] objets [de Louise Lawler] circulent n’est pas seulement que le sens est limité par le contexte (car elle accepte comme axiomatique que la signification est toujours produite in situ, par le lieu) mais que le contexte est illimité.162 » L’artiste, en effet, exploite un outillage aux pouvoirs non-centralisés et dont la réalisation se concrétise au travers de choix multiples et souvent délégués. En cela, le contexte est multiplié par les intervenants et par leurs actions. Sa position d’auteure est diffuse et se réalise dans le partage des fonctions. Par le déplacement permanent de son secteur d’activité, en jouant tous les rôles, elle précise les modalités d’intervention dans ce dispositif de circulation. Sa place n’est pas centrale, elle est un point de passage qui paramètre le contenu. Si cela est explicite dans l’ensemble de son travail, elle le rend d’autant plus explicite lorsqu’elle se fait l’iconographe de son propre travail. En effet, dans le recueil de textes Art after Modernism: Rethinking Representation, on trouve cette mention : « Photographs selected and arranged by Louise Lawler, in collaboration with Brian Wallis163 » [Photographies sélectionnées et arrangées par Louise Lawler, en collaboration avec Brian Wallis]. Son rôle est de choisir et d’agencer des images. Au sujet de ce projet et du livre de Douglas Crimp pour lequel elle a été sollicitée pour la même activité elle explique : « Quand j’ai pris la fonction d’iconographe avec Brian Wallis pour Art after Modernism : Rethinking Representation et quand mes photographies ont accompagné vos

162 Kate Linker, « Rites of Exchance », Artforum, novembre 1986, p.99 “The issue raised by the diversity of channels through which her objects circulate is not only that meaning is bounded by context (for she accepts it as axiomatic that signification is always produced in situ, by place), but that context is boundless.” 163 Brian Wallis (éd.), Op. Cit., p.iv

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essais dans On the Museum’s Ruins le fait de produire du sens par juxtaposition et alignement était encore plus explicite.164 » Le terme arrangement, souvent utilisé par Lawler est particulièrement signifiant. On le trouve dans le titre de ses photographies, Arranged by [arrangé par] suivi des noms des personnes responsables de l’accrochage. Il est également utilisé pour nommer sa première exposition à Metro Pictures et son premier catalogue monographique : tous les deux sont titrés An Arrangement of Pictures [Un arrangement d’images]. Notons aussi qu’il fait partie de la liste des quinze mots aux significations multiples établie par Andrea Miller-Keller et publiée dans le catalogue de l’exposition de Lawler au Wadsworth Atheneum en 1984165. Evidemment, ce mot nomme le fait d’agencer des éléments. Il signifie également le fait de s’accorder avec les personnes impliquées dans un projet. « Arrangement » exprime le fait de s’accomoder d’un contexte et de s’entendre avec les gens qui y contribuent. Dans un livre, accompagnées de textes, dans une succession avec d’autres images, formatées par une mise en page et une impression particulières, les images sont envisagées à l’aune de ce contexte. Si l’appareil de production de sens est illimité, l’exploiter consiste à reconnaître le caractère temporaire de l’expression qu’on peut produire avec. Ces artistes n’agissent pas comme des individus extérieurs parasitant une situation, ils l’incorporent. Ils prolongent les expérimentations de la critique institutionnelle mais adoptent la posture des artistes performeurs qui utilisaient la vidéo. Ils trouvent une place qui leur permette d’exploiter les possibilités offertes par les outils qu’ils intègrent. C’est une façon d’être auteur puisque, contrairement au technicien contrôlé par sa machine, leurs gestes troublent le dispositif.

3. Les réglages Contextes d’apparition Nés entre 1945 et 1955, les artistes de la Pictures Generation ont toujours vécu dans un monde où la majorité des représentations circulent par la reproduction et la transmission. Depuis bien avant leur naissance, les magazines et la presse se diffusent en tirages de plus en plus importants, parés d’une iconographie abondante et souvent en couleurs. La radio habite

164 Douglas Crimp, Art. Cit., n. p. “When I took on the position of photo editor with Brian Wallis for Art after Modernism: Rethinking Representation, and when my photographs accompanied your essays in On the Museum’s Ruins, the fact of making meaning by juxtaposition and alignment was even more explicit.” 165 Andrea Miller-Keller, Op. Cit.

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les foyers mais aussi de nombreux espaces publics et commerciaux ainsi que les voitures. Le théoricien des médias Siegfried Zielinski affirme qu’« en 1974, 97 pour cent des foyers américains avaient au moins un poste de télévision » et précise qu’ils étaient « allumés en moyenne pendant 6 bonnes heures par jour »166. Ce pourvoyeur d’images en abondance commence alors à faire de l’ombre au cinéma, mais Hollywood reste une industrie florissante. Cette diffusion d’images et d’informations sur des supports divers est soutenue par une consommation massive. La demande engendre une rentabilité croissante et permet de nombreuses innovations techniques qui garantissent le développement de ces secteurs. En conséquence le besoin en main-d’œuvre est important. Les technologies qui permettent ces diffusions massives nécessitent des techniciens. Beaucoup des artistes de la Pictures Generation occupent des postes de ce type. Entre la fin des années 1960 et le début de la décennie suivante, alors qu’ils viennent de terminer leurs études, ils sont nombreux à trouver des emplois alimentaires dans la production ou le traitement d’images destinées à être ensuite diffusées dans des magazines ou au cinéma. Sarah Charlesworth obtient un Bachelor en Art au Barnard College de New York en 1969. Elle apprend ensuite la photographie auprès de Lisette Model puis devient photographe freelance, une activité qu’elle découvre en réalisant qu’elle peut se rendre à des événements, tels que des salons ou des remises de diplômes, pour les photographier et proposer ensuite aux organisateurs d’acheter ses clichés167. Après avoir été diplômé à CalArts en 1974, James Welling s’installe définitivement à New York à la fin de l’année 1978. Dans cette ville, il exerce différents emplois dont ceux de cuisinier et de régisseur, mais il fait aussi des photographies d’objets pour le Museum of Modern Art de New York et pour la société de vente aux enchères Sotheby's168. Sherrie Levine fait ses études à l’université du Wisconsin à Madison d’où elle sort en 1973 avec un diplôme en impression photographique. Dans un entretien, publié en 1985, elle

166 Siegfried Zielinski, Audiovisions : Cinema and Television as Entr’actes in History, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1999, p.183 “In 1974, 97 percent of U.S. households had at least one television set… The sets were switched on for an average of a good 6 hours a day…” 167 Judith Olch Richards, Oral history interview with Sarah Edwards Charlesworth, 2011 November 2-9, Archives of American Art, Smithsonian Institution http ://www.aaa.si.edu/collections/interviews/oral-history-interview-sarah-edwards- charlesworth-15993 “So I became a freelance photographer just by kind of inventing it for myself.” 168 Voir notre entretien avec James Welling en annexe, p.42-43

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raconte : « J’ai fait beaucoup de productions publicitaires pour gagner de l’argent depuis le moment où je suis allée à l’université jusqu’à très récemment.169 » Barbara Kruger est diplômée de la Parson School of Design en 1966 où elle suit l’enseignement de la photographe Diane Arbus et de Marvin Israel, ancien directeur artistique des magazines Seventeen et Harper’s Bazaar. En 1967, elle est employée par le groupe de presse Condé Nast comme assistante du directeur artistique du magazine féminin Mademoiselle170. Elle apprend ainsi à combiner images et textes pour retenir l’attention et produire des émotions, un savoir qui sera primordial pour son travail d’artiste. En 1968, elle devient iconographe à mi-temps pour le magazine House & Garden où elle travaille jusqu’en 1977. Après avoir obtenu son diplôme à la Tyler School of Art de Philadelphie en 1971, Laurie Simmons s’installe à New York en 1973 où elle partage un loft avec le photographe Jimmy DeSana171. Ensemble, ils construisent une chambre noire. À cette période, elle répond à la petite annonce d’un magasin de poupées qui cherche des photographes pour faire les clichés de son catalogue172. Elle passe alors beaucoup de temps à organiser le décor et l’éclairage des prises de vue qu’elle leur envoie. « Bien qu’elle n’ait pas eu le poste, rapporte Carol Squiers, elle y trouva un thème significatif et une façon de travailler qui lui convenait.173 » À partir de 1973, elle réalise des photographies de maquettes d’intérieurs faites de papiers peints devant lesquels elle dispose des meubles miniatures [Fig. 59]. Elle produit ainsi des représentations de lieux qui, par l’incohérence entre les échelles des objets et les éclairages, semblent irréels et ressemblent à des décors174. Dans ces intérieurs reconnaissables comme des pièces types

169 Jeanne Siegel, « After Sherrie Levine », Art Talk : The Early 80s, New York, Da Capo Press, 1988, p.246 “I did a lot of commercial art for money from the time I was in college until very recently.” 170 Pour une histoire détaillée de la carrière de graphiste de Barbara Kruger voir : Carol Squiers, « Barbara Kruger at Mademoiselle », Alexander Alberro, Martha Gever, Miwon Kwon et Carol Squiers, Barbara Kruger, New York, Rizzoli, 2010, p.225-232 171 Jimmy DeSana (1949-1990) est un photographe américain. Proche du milieu punk, ses photographies en couleur représentent des corps, souvent nus. Manipulants, et modifiés par des objets, ils sont mis en scène dans des environnements fortement éclairés. 172 Laurie Simmons, « In and Around the House », Laurie Simmons et Carol Squiers, Laurie Simmons : In and Around the House, Photographs 1976-78, New York, Carolina Nitsch Editions, 2003, p.19 173 Carol Squiers, « The Mnemonic Image », Op. Cit., p.11 “Although she didn’t get the job, she did find resonant subject matter and a way of working that suited her.” 174 Laurie Simmons, « In and Around the House », Laurie Simmons et Carol Squiers, Laurie Simmons : In and Around the House, Photographs 1976-78, New York, Carolina Nitsch Editions, 2003, p.15-24

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d’une maison (le salon, la chambre, la cuisine), apparaissent ensuite des poupées figurant des femmes au foyer [Fig. 60]. Louise Lawler est diplômée de l’Université de Cornell à New York en 1969. Elle nous a confié que son père tenait un cinéma, ce qui lui a permis de voir beaucoup de films175. Nul doute qu’elle a aussi découvert les conditions et modalités de projection. À propos de Louise Lawler, Douglas Crimp écrit : « Je l’ai d’abord connue comme l’une des femmes du bureau d’accueil de la galerie Leo Castelli au 420 West Broadway. C’est elle qui me fournissait les photographies pour accompagner les compte-rendus que j’écrivais pour Art News et Art International.176 » Ecrites en 2016, ces phrases présentent une jeune artiste qui connaît de l’intérieur le fonctionnement d’une galerie et la façon dont y circulent les images. Ces savoirs sont fondamentaux dans son œuvre. Richard Prince et David Salle occupent des postes d’iconographes pour des magazines. Le premier travaille dans les archives de Time-Life, Inc. En 1976, il y réalise une de ses premières œuvres en posant quatre couvertures de magazines sur les quatre côtés d’une table [Fig. 61]. L’artiste a documenté lui-même cette installation qui présente quatre portraits mis côte-à-côte comme autant de stéréotypes féminins produits par les magazines : des femmes plus ou moins dévêtues selon qu’elles apparaissent sur les couvertures de Photo ou de Cosmopolitan, des célébrités plus ou moins sensationnelles : Patricia Campbell Hearst, une riche héritière enlevée par un groupe militant, sur Time ; et l’actrice Faye Dunaway, sur People177. Dans ses œuvres suivantes, il supprime les informations sur les contextes de publication des images qu’il utilise. Néanmoins, ce projet préfigure le langage formel que Richard Prince développera ensuite. D’ailleurs, à propos de cette expérience professionnelle il explique : « J’ai commencé à photographier les magazines que Time-Life publiait. Je voyais l’appareil photographique comme des ciseaux électroniques. Je travaillais dans un département appelé « pages déchirées ». Séparé de tous. Avec rien d’autre. Il n’y avait

175 Entretien avec Louise Lawler, le 23 septembre 2015, non publié à la demande l’artiste. 176 Douglas Crimp, « Pictures, Before and After », Art. Cit., p.269 “I first knew her as one of the women at the front desk of the Leo Castelli Gallery at 420 West Broadway. It was she who provided photographs to accompany my reviews for Art News and Art International.” 177 À propos de cette installation voir : Jeff Rian, « Richard Prince », Richard Prince, catalogue de l’exposition, Grenoble, Le Magasin, 24 septembre – 27 novembre 1988, p.7

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vraiment rien à mentionner. J’étais seul pendant huit à douze heures par jour. Je déchirais des magazines. Page après page. J’étais sensé déchirer toutes les pages rédigées. On appelait cela la « version papier ». On donnait ces versions à ceux qui les avaient écrites. Aux auteurs. Je me retrouvais avec le reste du magazine. Les publicités. Les pages sans auteur.178 » Si Prince présente ce temps passé dans les sous-sols de Time-Life comme la source de son vocabulaire artistique, David Salle, au contraire, explique que son emploi comme assistant de graphiste, pour une entreprise qui publie différents magazines, dont certains sont pornographiques, n’a aucun lien avec ses peintures où des photographies de provenances diverses s’agencent et se superposent179. « Je crois que ça s’est cristallisé en une sorte d’explication de mon travail, ce qui est totalement ridicule. Ce genre d’explication anecdotique est trop logique et n’a rien à voir avec ma façon de travailler. Ce n’est jamais aussi simple. C’est juste un endroit où j’ai travaillé parmi les nombreux endroits où j’ai travaillé.180 » Puis il précise : « Les principales photographies étaient simplement prises de stocks de photos ou de fichiers d’images et, quand j’ai quitté ce travail, je me suis servi car ils liquidaient toute l’entreprise. J’ai vidé des cartons de photographies noir et blanc et les ai transportés avec moi d’un studio à l’autre pendant longtemps. Ma façon de travailler était très primitive : c’était juste de trier toutes ces images, à la recherche de quoi, je

178 Larry Clark, « Richard Prince interviewed by Larry Clark », Lisa Phillips (éd.), Richard Prince, New York, Whitney Museum of American Art, 1992, p.129 “I started photographing the magazines Time-Life published. I thought of the camera as an electronic scissor. I worked in a department called “tear sheets”. Apart from anyone. With nothing else besides. There was really nothing to mention. I was alone for eight to twelve hours a day. Tearing up magazines. Page by page. I was supposed to tear out all the editorial pages. Those were called “hard copies”. We passed along theses copies to the people who wrote the “copy”. To the authors. I was left with the rest of the magazine. The advertisements. The authorless pages.” 179 Barbaralee Diamonstein, « David Salle », Inside the Art World : Conversations with Barbaralee Diamonstein, New York, Rizzoli, 1994, p.220 180 Peter Schjeldahl, Salle, New York, Vintage Edition, 1987, p.37 “I think its been latched onto as some sort of explanation of my work, which is totally ridiculous. Those kinds of anecdotal explanations are too logical and have nothing to do with my way of working. It’s never that simple. It was just someplace that I worked, among the many places that I worked.”

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l’ignore. (…) Mais je n’ai véritablement utilisé que très peu de ces images et pendant un temps relativement court.181 » Il est évident que faire du travail alimentaire de David Salle une « explication » de son travail – et de façon générale faire de même pour les autres artistes de sa génération – est un raccourci. Ce sont moins les images elles-mêmes que les contextes et conditions dans lesquels elles sont produites qui sont influents. Autrement dit, les images qu’ils font ou manipulent pour des raisons professionnelles ne sont pas nécessairement celles qui apparaissent dans leurs œuvres. Cependant, le traitement qu’ils leur accordent dans leurs travaux est proche des gestes qu’ils exécutent pour gagner leur vie. Leurs œuvres sont ancrées dans un contexte historique et technique qui a une influence sur la façon dont ils produisent. Cet environnement, où se mêlent informations, publicités et divertissements sera rapidement au centre des discussions qui entourent l’apparition de la Pictures Generation. Beaucoup occupent des postes qui consistent à manipuler des images. Charlesworth en produit. Prince et Salle les organisent. Kruger en améliore l’impact. Il s’agit toujours de régler la circulation d’images. Ces activités requièrent des techniques et des compétences spécifiques et peuvent être considérées comme une forme de manipulation d’un matériau préexistant. Ce sont des actions successives et interdépendantes qui participent toutes d’une industrie où les tâches se complètent les unes après les autres pour adapter une image à un contexte de diffusion. Ainsi, chaque production, qu’il s’agisse d’une photographie imprimée dans un magazine ou d’un film rediffusé à la télévision, passe entre les mains de personnes qualifiées qui en paramètrent la définition pour l’exploiter au mieux sur ces nouveaux supports. Un photographe crée une image pour un magazine, celle-ci est ensuite classée et sélectionnée par un iconographe puis modifiée par un graphiste pour l’adapter à une mise en page. Plus tard, elle pourra être à nouveau exploitée dans un autre contexte. L’image est qualifiée par cette succession de gestes qui lui imposent la formalisation du support qu’elle intègre. Ce sont des actions qui, pour acclimater un élément à un contexte ne produisent en apparence que du réglage. Pourtant, elles adaptent l’image à ses conditions d’apparition. Cela implique d’une part qu’une image

181 Ibid., p.38 “The principal photography was basically taken from stock photos or picture files, and when I left there, I just helped myself, since they were liquidating the whole company. I emptied out cartons of black-and-white photographs, which I carted around with me from studio to studio for a long time. My way of working was very primitive; it was simply to sift through all these pictures, looking for what, I don’t know. (…) But I actually used very few of these images, and for a relatively short time.”

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n’est pas définitivement paramétrée tant qu’elle n’a pas connu une diffusion précise. Sa diffusion suivante sera différente, l’image ne sera pas exactement la même. Sa forme est donnée par son inscription ou par sa diffusion sur un support. Les artistes de la Pictures Generation semblent en être particulièrement conscients, tant les réglages et paramétrages applicables à une image sont récurrents dans leurs travaux.

Sarah Charlesworth : l’histoire moderne On l’a dit, après ses études Sarah Charlesworth vit de son travail de photographe free lance. Cependant, c’est l’activité d’iconographe qui détermine une de ses premières œuvres. Modern History est une série de reproductions de unes de journaux dont le texte est supprimé à l’exception du titre du journal. Sous celui-ci apparaissent les images sur le fond blanc laissé par le texte effacé. La première occurrence de ce travail se compose de deux séries : Herald Tribune, September 1977 (1977) [Fig. 62] et Herald Tribune, November 1977 (1977). Il s’agit de toutes les unes du Herald Tribune pendant les mois de septembre et novembre. Le même principe est ensuite appliqué à un grand nombre de journaux parus dans le monde entier le 20 et le 21 avril 1978. Modern History : April 20, 1978 (1978) compte 45 unes de journaux, Modern History : April 21, 1978 (1978) [Fig. 63] en contient 24. Presque toutes rendent compte de l’enlèvement par les Brigades rouges d’Aldo Moro, le premier ministre Italien182. Le choix de cet événement est loin d’être anodin. Aldo Moro, président du Parti Démocratie Chrétienne, avait proposé une alliance entre son parti et le Parti Communiste Italien. Le 16 mars 1978, alors qu’il se rend à la Chambre des députés où doit être voté un compromis avec ce parti, il est enlevé par les Brigades rouges, une organisation communiste révolutionnaire armée qui exige la libération de certains de ses membres emprisonnés en échange de celle de l’homme politique. Le gouvernement refuse de négocier avec un groupe terroriste et, le 20 avril, les Brigades rouges annoncent l’assassinat de Moro. Le lendemain, les Brigades rouges déclarent que leur annonce était fausse et pour le prouver font circuler une photographie de Moro tenant en main l’édition du 20 avril du journal La Repubblica qui annonçait sa disparition. Le 9 mai il est finalement assassiné. Les deux dates que Charlesworth traite avec Modern History : April 20, 1978 et Modern History : April 21, 1978 sont celles des annonces successives des Brigades rouges. Elles font

182 Sarah Charlesworth fera ensuite plusieurs ajouts au projet Modern History de façon similaire : soit en rendant compte du traitement accordé à un événement par différents journaux à la même date, soit en suivant sur plusieurs jours l’évolution de la une d’un journal en particulier.

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du journal le support où se raconte et se construit l’histoire. Ces deux événements soulignent également que les informations peuvent être fausses puisque les unes de Modern History : April 21, 1978 montrent Moro vivant et tenant le journal qui annonçait sa mort. Ces unes sont donc partiellement fiables. Qui plus est, elles énoncent un discours dont on ne sait ni qui l’émet ni qui le contrôle véritablement. La première annonce par les journaux de la mort de Moro est en fait émise par Les Brigades rouges, qui exploitent la presse et s’expriment à travers elle. Par ailleurs, Modern History : April 20, 1978 et Modern History : April 21, 1978 permettent d’observer le traitement accordé par chacune des unes aux photographies de Moro tenant La Repubblica de la veille. Dans les principaux journaux italiens, français et allemands cette image trouve une place centrale et importante. Dans certains journaux anglais elle passe au second plan, après la naissance dans la famille royale de Peter Phillips. Aux Etats-Unis, l’image est recadrée et présentée avec de nombreuses autres, lui accordant une importance moindre183. Les journaux, s’ils participent bien de l’écriture d’une histoire, le font avec un point de vue qui est loin d’être neutre. Ils peuvent amplifier ou atténuer l’importance d’un évènement. En cela, le projet Modern History de Charlesworth se présente comme une forme d’application de l’analyse que Roland Barthes (1915-1980) fait de la photographie de presse dans l’essai, paru en français en 1961, « Le message photographique »184. Une traduction anglaise est diffusée aux Etats-Unis en 1977185. Etant donné son intérêt pour le sémiologue, il est probable que Sarah Charlesworth ait lu ce texte au moment où elle réalise Modern History186. Dans « Le message photographique », Barthes définit la photographie selon ses capacités à produire une image sans en passer par la transformation qu’imposent tous les autres systèmes de transcription. Il affirme ainsi que c’est un « message sans code » qui ne dépend d’aucun principe pour produire des images. Fonctionnant par pure analogie, la photographie dénote ce qu’elle représente. À l’inverse, le dessin s’appuie sur des conventions et dépend d’un style, le langage exploite une forme de correspondance entre la chose et le mot. Ils fonctionnent par connotation.

183 Maria Pavlova Edwards, Modern History: Newspapers, Photography, Pictures, Stony Brook University, 2001, p.50 184 Roland Barthes, « Le message photographique », Communications, n°1, 1961, p.127-138 185 Stephen Heath (éd.), Image Music Text – Roland Barthes, New York, Hill & Wang, 1977 186 Kate Linker, « Sarah Charlesworth : Artificats of artifice », Art In America, juillet 1998, p.74-79/106

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Selon Barthes, les photographies de presse sont connotées par leur mise en page dans les journaux. Les choix et les traitements opérés par l’équipe de rédaction sont guidés par des intentions esthétiques ou idéologiques. Ils insufflent aux images une interprétation dont elles étaient naturellement exemptes. À cela s’ajoute la proximité avec un texte qu’elles illustrent, l’article, et un autre qui les commente, la légende. Recadrages et textes donnent un sens aux images, un sens défini par l’équipe de rédaction. La connotation, non seulement canalise la réception des images, mais masque l’intervention de l’équipe de rédaction. En effet, ces réglages et modifications cachent leurs connotations en profitant de l’immédiateté du « message sans code » que l’on prête à la photographie. La photographie utilisée sur les unes du 21 avril présente Aldo Moro tenant l’édition de la veille de La Repubblica devant un drapeau des Brigades rouges. Elle exploite les capacités de dénotation de la photographie. Elle prouve que Moro est vivant. Cette dénotation ne fait aucun doute. Pour Sarah Charleworth, socialement inscrite dans les milieux artistiques marqués à gauche, et qui dit s’être intéressée au socialisme, au communisme et à l’anarchisme, cette image est également le signe d’une radicalisation de cette tendance politique187. Elle représente un durcissement des mouvements militants dont certains membres ou groupes alternatifs s’arment et revendiquent des actions violentes. Un élan similaire est alors constatable aux Etats-Unis. Le Black Panthers Party, créé en 1966, milite d’abord de façon pacifique pour la reconnaissance des droits des noirs afro-américains. Face à la répression policière et juridique, le mouvement s’arme rapidement. En 1969, certains membres du Students for a Democratic Society [étudiants pour une société démocratique], une organisation étudiante marquée à gauche, fondent le Weather Underground Organization, un groupe militant qui revendique des actions armées188. En 1970, l’explosion involontaire d’une bombe de leur confection les pousse à la clandestinité. En 1974, Patricia Campbell Hearst, jeune héritière du magnat de la presse William Randodph Hearst, est enlevée par l'Armée de libération symbionaise, un groupe de militants armés d’extrême gauche qui préconise la guérilla urbaine. Pendant sa captivité elle se lie à leur cause et participe avec eux à des

187 Judith Olch Richards, Oral history interview with Sarah Edwards Charlesworth, 2011 November 2-9, Archives of American Art, Smithsonian Institution : http://www.aaa.si.edu/collections/interviews/oral-history-interview-sarah-edwards- charlesworth-15993 188 Sur le Weather Underground Organization voir : Sam Green et Bill Siegel, The Weather Underground, 92 minutes, couleur, 2002

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braquages de banques189. Dans les années 1970, les espoirs soulevés par les mouvements pacifiques de mai 1968, douchés notamment par la guerre du Viet Nam, se concluent de façon dramatique en sombrant dans la violence armée. Pour Charlesworth l’actualité italienne reflète celle des Etats-Unis. Le choix de ces unes est ainsi connoté d’une façon que Barthes considère comme culturelle, celle-ci « dépend du “savoir” du lecteur190 ».

Sarah Charlesworth : le code de la photographie On pourrait voir le projet Modern History de Charlesworth comme une illustration des thèses de Roland Barthes. Lorsqu’elles sont toutes exposées sur un même mur, ces unes sans texte donnent à voir autant de transformations d’une même image qu’il y a de journaux pour la présenter [Fig. 64]. Pourtant, c’est cette multiplicité qui signale une différence entre une lecture théorique et la pratique de la manipulation d’images. L’artiste suit le sémiologue en dévoilant les différences de traitement accordées à la même image par chaque journal. Comme lui, elle montre la connotation que génère la mise en page. Cependant, contrairement à Roland Barthes qui tout au long de son texte utilise des articles singuliers pour parler de « la rédaction du journal » ou décrire « le journal », Sarah Charlesworth montre « les » unes des journaux des 20 et 21 avril. Si ce projet illustre la façon dont les médias de masse construisent une représentation du monde et de l'histoire, Modern History montre à quel point chacun traite différemment la même image. La photographie initiale subit les déformations que lui inflige chaque organe de presse. Chaque journal apparaît alors comme un cadre singulier d’interprétation d’une même image. L’idée selon laquelle il y aurait une image « pure » et « sans code » manipulée 45 fois dans Modern History : April 20, 1978 ou 24 fois dans Modern History : April 21, 1978 semble moins tenable. Au contraire, les opérations que Barthes considère comme connotant l’image apparaissent chez Charlesworth comme autant de moyens d’expression, puisqu’elles permettent d’en contrôler le sens. Après avoir montré, dans Modern History, que la reproduction d’images est en fait un moyen de les manipuler, Sarah Charlesworth l’exploite dans In-Photography. C’est le titre d’une série d’œuvres produites en manipulant des tirages photographiques avant de les re- photographier191. Dans le texte d’introduction au catalogue In-Photography, Charlesworth

189 Joan Didion, « Une fille de l’Ouest doré », L’Amérique, Paris, Le Livre de Poche, 2014, p.178-193 [1982] 190 Roland Barthes, Art. Cit., p.135 191 Sarah Charlesworth, In-Photography, Buffalo, CEPA Gallery, 1982

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explique que ce titre est une réponse au livre de Susan Sontag (1933-2004) On Photography paru en 1977. C’est l’un des premiers livres sur ce médium. L’auteure y considère l’œuvre de photographes mais aussi l’utilisation quotidienne faite de cet outil et le rapport qu’il instaure entre ses utilisateurs et le monde. Pour Charlesworth, dans On Photography, Sontag aborde la photographie par l’écriture, de l’extérieur. L’artiste entend privilégier une exploration de la photographie de l’intérieur, avec en tête une question : Si les photographies rendent compte objectivement du monde, qui les a prises, une personne ou l’appareil photographique ?192 En considérant le fonctionnement de la photographie, les mécanismes de sa production et de sa diffusion, Charlesworth met en doute la totale liberté qu’aurait le photographe. C’est une façon de revenir sur l’idée selon laquelle ce médium serait pur de dénotation, tel que Barthes le présente lorsqu’il affirme que « de toutes les images, seule la photographie possède le pouvoir de transmettre l'information (littérale) sans la former à l'aide de signes discontinus et de règles de transformation.193 » En explorant la façon dont un appareil est responsable de l’image, au même titre que la personne qui appuie sur le bouton, l’artiste semble indiquer que le « message sans code » n’est pas si neutre qu’il y paraît. C’est en tout cas ce que laisse à penser un certain nombre des images présentées dans In-Photography. Plusieurs sont découpées ou déchirées, avant d’être reproduites, de façon à accentuer leurs représentations elles-mêmes spectaculaires. On trouve ainsi une explosion déchirée en 11 morceaux présentés côte à côte, comme un puzzle [Fig. 65]. La photographie de cette image éclatée dramatise son sujet. Il en va de même pour la représentation d’un samouraï qui brandit son sabre vers l’objectif [Fig. 66]. Elle a été découpée en plusieurs morceaux aux arêtes nettes, comme si le guerrier venait de découper le support de son image. On retrouve là une recherche proche de celle de Richard Prince qui photographie une photographie pour montrer ce qu’elle représente. Comme lui, Charlesworth manipule les images qu’elle reproduit. Ce faisant elle en modifie la signification, activité qui peut être considérée, en reprenant le vocabulaire de Barthes, comme une activité de connotation par altération. Dans le catalogue In-Photography, ces images sont montrées avec celles de la série des Stills. Nous reviendrons aux tirages de ces images et à leur forme exposée dans le chapitre 2. Indiquons ici que pour réaliser cette série, Sarah Charlesworth a collecté des photographies de

192 Ibid, p.5 193 Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », Communications n°4, 1964 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588- 8018_1964_num_4_1_1027

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personnes tombant de bâtiments, saisies entre la vie et la mort. Elles sont accompagnées de légendes qui mentionnent le lieu et, si ils sont connus, les noms et prénoms de la personne représentée. Stills est aussi le terme utilisé pour nommer les photogrames utilisés pour la promotion des films. Plusieurs artistes de la Pictures Generation en ont utilisé ou produit et nous reviendrons à cette pratique et à son lien avec le cinéma au chapitre 2. Nous voudrions ici souligner que le mot Still peut aussi se traduire par immobile et par arrêt sur image. Au sens littéral c’est ce que montrent ces images, une action arrêtée. Elles donnent pourtant à voir le flou et l’imprécision caractéristiques des photographies de mouvements rapides saisis sur le vif à un moment inattendu. Unidentified Woman, Hotel Corona de Aragon, Madrid [Fig. 67] montre un corps de femme dont la partie supérieure est entourée de ce qui doit être sa robe. Dans sa chute, le tissu fait des virevoltes dont la mauvaise définition photographique donne une apparence de bouillon subaquatique. Dans Unidentified Man, Unidentified Location (1980) [Fig. 68], un corps se détache en contre-jour comme une silhouette. Le fond sur lequel il apparaît est gris et constellé de taches de lumières. Il semble moins être la représentation d’un lieu qu’une expérimentation technique avec le tirage. Dans ces deux images on a bien un arrêt, celui d’un corps en chute, mais il est représenté avec des approximations qui apparaissent comme le signalement du code de la photographie. Celui-ci n’est finalement pas aussi différent que Barthes ne le voudrait du dessin ou du langage. Lui aussi dépend de conventions. La série des Stills est composée d’images qui documentent indéniablement une situation mais dont on devine aussi l’écriture. Les possibles exploitations stylistiques de cette écriture sont soulignées dans les trois images qui composent la série White Lady (1980) également reproduite dans In-Photography [Fig. 69]. Ce titre convoque les apparitions des photographies spirites, fantômes dont les traces sur papier photographique sont créées par des manipulations à la prise de vue et au tirage. Les trois représentations en question, un quart de lune, une sculpture et un éclair, évoquent, par leurs contrastes tranchés et leur succession à forte portée narrative, une ambiance symbolique et romantique proche de ce XIXème siècle où l’on attribuait à la photographie le pouvoir de révéler la présence des revenants. Chez Charlesworth, la photographie est finalement bien loin de la neutralité théorisée par Barthes. Elle s’appuie sur une écriture particulière qui dépend des conditions de prise de vue. Elle est rendue visible par l’appareil photographique lui-même ou par les possibilités successives d’intervenir sur l’image avant son impression. En ce sens, le livre In-Photography compile des images dans lesquelles les interventions possibles, de la prise de vue au tirage, apparaissent comme des moyens expressifs. Comme la rédaction d’un journal, Charlesworth

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exploite la connotation pour réaliser ses images. Autrement dit, ces dernières sont le résultat de manipulations.

Sherrie Levine : tirages Toutes les œuvres commentées jusqu’à présent ont en commun d’être issues de transformations techniques. Les artistes de la Pictures Generation utilisent la copie et la reproduction pour exploiter des effets que ces opérations ont sur l’élément originel. Ils utilisent des médiums variés, exploitent des pratiques différentes, mais leurs œuvres sont le résultat de changements de contexte, de support et de définition appliqués à des images. Nous l’indiquions plus haut, lorsqu’ils apparaissent sur la scène artistique, ces gestes sont plus abondamment commentés pour la perte de sens qu’ils imposent aux images. Pourtant les supports, les formes et les définitions sont également modifiés. Dans un texte récent, l’artiste et théoricien Walead Beshty commente l’analyse qui ne considère les images qu’en termes symboliques, sans considération pour leur matérialité, et affirme : « Mais ceci est quelque peu hors sujet, car prendre une photographie (ou tout objet, théorique ou autre) pour une image c’est soumettre le monde factuel (les véritables relations entre les choses) à un autre en une séquence d’abstractions. […] Lorsque les photographies sont traitées comme de simples images, une confusion similaire a lieu, car les photographies après tout, existent en quatre dimensions dans l’espace-temps, pas uniquement en deux (comme le font les images), et sont composées de matériaux terrestres ayant des tailles et des formes définies. Autrement dit, c’est un sacré bond de réduire une photographie à une imago/similarité immatérielle.194 » Il est en effet important de souligner que, si les enregistrements circulent via des canaux qui permettent de les modifier, ils doivent s’inscrire sur des supports pour être consultés. La transmission appelle une mise en forme. Une photographie ou sa reproduction ont des qualités formelles données par leur impression. Le papier choisi, ses dimensions, la technique d’impression ou les éventuels cadres donnent aux images une matérialité parfois peu étudiée

194 Waled Beshty, « Abstracting Photography », Charlotte Cotton et Alex Klein (dir.), Words Without Pictures, Los Angeles, County Museum of Art, 2009, p.304 “But this is somewhat beside the point, for to confuse a photograph (or any object, theoretical or otherwise) for an image is to subject the concrete world (the real relations between things) to another in a sequence of abstractions… When photographs are treated as mere images, a parallel confusion occurs, for photographs are, after all, present in four space-time dimensions, not simply two (as images are), and are constructed of worldly material having definite size and shape. In other words, it is quite a leap to reduce a photograph to an immaterial imago/likeness.”

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par certains critiques. Ainsi, les photographies que Sherrie Levine fait de reproductions d’œuvres de photographes, imprimées dans des catalogues sont, dans les années 1970-1980, présentées uniquement comme des copies dont les qualités ne sont pas étudiées. Benjamin Buchloh, par exemple, dans « Allégorie et appropriation dans l’art contenporain » présente le travail de Levine comme une critique de la fétichisation des tirages photographiques par les galeries d’art. « [Levine], explique-t-il, réduit le statut de marchandise des photographies de Walker Evans, Edward Weston, Eliot Porter et Andreas Feininger pour la seconde fois en les rephotographiant, réafirmant par là-même leur statut fondamental d’images multipliables, techniquement reproduites.195 » Le critique n’accompagne ces affirmations d’aucune description des œuvres qui, sans remettre en cause son propos, montrerait que les images de Levine sont des reproductions, pourtant différentes des originaux. Cela s’explique par une disposition intellectuelle selon laquelle l’étude factuelle des œuvres et de leurs médiums est considérée comme moderniste. Par ailleurs, les formes données aux photographies, leur tirage et leur présentation sous verre encadrées de marie-louises, sont aussi le signe d’une prise en charge par le musée, structure considérée comme appareillage moderniste. En minimisant les techniques de production et de monstration utilisées par Levine, son travail est présenté de façon idéalisée. Ces images sont considérées comme strictement identiques à celles qu’elle reproduit. Nous l’évoquions plus haut, la photographie est qualifiée de postmoderne si elle met en jeu sa mutiplication. Elle doit, pour ce faire, être composée d’images expressement reproduites, copiées ou manipulées. Les travaux ainsi réalisés sont opposés à l’originalité moderniste et à sa recherche d’expressions inédites. En préférant la reproduction à la création de nouvelles images, les artistes postmodernes réfuteraient l’autorialité et l’expressivité. Selon Douglas Crimp, puisque ces artistes copient des images qui sont déjà là « dans leurs travaux l’original ne peut être localisé, il est toujours différé, même l’identité qui aurait pu générer un original est montrée comme étant elle-même une copie.196 » Ainsi la notion même d’expression de soi est mise en doute. Elle ne serait que la reproduction d’un mythe. Pour argumenter cela le travail de Sherrie Levine est souvent pris comme exemple. En 1979, Levine découpe des reproductions de photographies d’Andreas Feininger (1906- 1999) qu’elle colle sur un carton et revendique comme son travail. L’année suivante, elle

195 Benjamin Buchloh, Art. Cit., p.138 196 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Posmodernism », Op. Cit., p.118 “In their work, the original cannot be located, is always deferred; even the self that might have generated an original is shown to be itself a copy.”

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photographie des reproductions de photographies d’Edward Weston (1886-1958) [Fig. 70]. Prises en 1929, elles représentent le corps du fils du photographe, âgé de 8 ans. Ses poses, le cadrage serré et l’éclairage contrasté le font apparaître comme une sculpture de marbre, les tirages noir et blanc faisant de sa peau une surface blanche. En 1981, pour son exposition à Metro Pictures, Levine photographie des images de Walker Evans (1903-1975) publiées dans Louons maintenant les grands hommes, qui documentent la vie dans les fermes des Etats-Unis pendant la dépression des années 1930 [Fig. 71]. Sherrie Levine, une femme, reproduit les œuvres d’hommes photographes morts et célébrés pour la qualité de leur regard. Nous reviendrons au chapitre 3 sur cette iconographie et sur ce que sa reproduction par Levine met en jeu. Contentons-nous pour l’instant de dire que Levine fera ensuite d’autres photographies de reproductions d’oeuvres auxquelles elle donne des titres basés sur le même principe. Le terme « After » [d’après] est suivi du nom de l’auteur de l’œuvre copiée accompagné d’un numéro. Ces travaux ont tous les prérequis de la photographie postmoderne. En reproduisant des images préexistantes, l’artiste ne crée pas de nouvelle représentation. Elle met en doute la notion d’originalité dans un monde d’images reproductibles. L’acte de création apparaît comme un cliché stéréotypé qui, selon Rosalind Krauss, a survécu comme un mythe dans une histoire de l’art qui s’avère pourtant constellée de pratiques impliquant la reproduction197. Selon elle, le premier à s’en saisir a été Auguste Rodin (1840-1917) qui a largement exploité les possibilités techniques du moulage en fonte pour retravailler autant que reproduire ses propres créations. Pourtant, Krauss remarque qu’il reste célébré par les historiens de l’art comme un inventeur produisant à partir de rien des formes toujours nouvelles. La notion d’authenticité survit ainsi tout au long de la période moderne, greffée à l’idée de spontanéité. Elle est même convoquée à propos du motif de la grille qui apparaît chez Kasimir Malevitch (1879-1935), Fernand Léger (1881-1955), Piet Mondrian (1872-1944), Pablo Picasso (1881- 1973), Eva Hesse (1926-1970) ou Robert Ryman (né en 1930). Ce motif est pourtant basé sur la répétition. Krauss clôt son analyse de la survivance des ces mythes par une analyse du travail de Sherrie Levine, présenté comme une déconstruction de la notion moderniste d’originalité et en cela est lu comme postmoderne. Si, pour reprendre la formule de Douglas Crimp, « l’original ne peut être localisé », les œuvres de Levine sont loin d’être immatérielles. Il s’agit de photographies imprimées sur des supports. Pourtant, celles d’Edward Weston ou de Walker Evans sont souvent confondues

197 Rosalind Krauss, « L’originalité de l’avant-garde : une répétition post-moderniste », L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p.128-149 [1981]

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avec celles de Sherrie Levine. Pour le dire autrement, à force de considérer que Levine propose une critique de la position moderniste de Weston et de Evans, c’est finalement les photographies de ces derniers qui sont analysées et critiquées. Pour ce faire, les auteurs se passent d’une prise en compte des tirages réalisés par l’artiste. Ainsi, à titre d’exemple, citons la description que fait Douglas Crimp de ce travail : « Lorsque Levine a voulu faire référence à Edward Weston et à la photographie du nu néoclassique, elle s’est contentée de photographier sans aucune combinaison, sans transformation, sans addition, et sans synthèse, les photographies que Weston avait prises de son fils Neil.198 » Ce type de commentaire met en avant que Levine fait des copies. Cela fait indéniablement partie de sa démarche. Cette façon de voir, alors courante et partagée avec d’autres critiques, laisse pourtant entendre qu’une copie est toujours identique à son original et ne prend en compte ni le support de la photographie, ni l’encadrement dans lequel elle est présentée. La première considération critique de l’apparence des images de Levine sert à dénigrer son travail. En 1982, Carter Ratcliff (né en 1941) les présente comme « des images légèrement délavées » auxquelles il reproche un manque d’engagement199. Elles expriment, selon lui, une rancœur vis à vis du caractère grandiose des grands maîtres. Peu après, en 1983, dans le compte rendu d’une exposition de Sherrie Levine, Howard Singerman examine la matérialité de ces photographies200. Il part du constat qu’elles sont souvent commentées comme des exemples, des idées immatérielles et non comme des objets. Et pourtant, souligne-t-il, la matérialité des images, ainsi que leurs cadres, leurs passe-partout et leurs vitres, invitent à considérer le lieu dans lequel elles apparaissent. Singerman en conclut que le travail de Levine ne peut exister sans contexte. Ce ne sont que des copies de photographies. Elles ont ainsi besoin d’informations et d’être exposées dans des lieux d’art pour engendrer une réflexion critique.

198 Douglas Crimp, « S’approprier l’appropriation », Gaëtan Thomas (éd.), Pictures – S’approprier la photographie, New York, 1979-2014, Cherbourg, Le Point du Jour, 2016, p.116-117 Signalons que dans « Les garçons de ma chambre », un texte publié en 1990, Douglas Crimp revient sur cette affirmation qu’il cite et commente, regrettant l’absence de considération qu’il porta alors au contenu des images utilisées par l’artiste. Ibid., p.123-131 199 Carter Ratcliff, « Art & Resentment », Art in America, été 1982, p.11 “Levine gives us slightly washed-out pictures of Walker Evan’s pictures.” 200 Howard Singerman, « Sherrie Levine, Richard Kuhlenschmidt Gallery » Artforum, Septembre 1983, p.80

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Le léger flou des images de Levine est étudié, plus précisément et plus longuement que ne le fait Carter Ratcliff, par Erich Franz dans un texte publié en 1992201. Pour lui, la perte de qualité rend moins visible le sujet représenté. Cette perte de définition laisse plus de place à ce que ces représentations ont de culturel et stéréotypé. Pour Erich Franz, cela brouille la source et nous confronte à un véritable cliché, générique et imprécis. Les raisons de cette différence entre les images originales et celles de Levine sont techniques. Dans un texte paru en 2003, la critique d’art Molly Nesbit (née en 1952) interprète l’œuvre de Levine au prisme d’une fascination pour le cinéma et le dédoublement de personnalité202. La critique décrit la production des After par Sherrie Levine en ces termes : « Elle trouva un moyen de faire cette rupture et de doubler (ou de tripler) son identité dans la matérialité de la photographie : elle prit ses photographies dans des livres et réalisa l’impression finale à partir de ce qu’on appelle un internégatif, hissant l’image vers une deuxième génération au ton plus fin, plus clair et moins intensif, moins une copie qu’un déplacement.203 » Dans ces lignes, Nesbit associe le fait d’assumer les dégradations des copies avec celui de travailler dans une zone peu définie, à peine visible. En 2004, Isabelle Graw revient sur le traitement critique accordé à Levine au moment où elle réalise ces œuvres : « En fait de la même manière qu’elle tirait de la légitimité artistique des noms respectifs des artistes (Feininger, Schiele, Evans), ces originaux culturellement chargés étaient soutenus par un processus artistique spécifique : avec les titres des images (After Walker Evans) et les délicats passe-partout qui les encadraient d’une manière caractéristique – une signature visuelle qui est initialement passée inaperçue dans la réception du travail de Levine pour des raisons qui ont à voir avec la phobie précédemment mentionnée

201 Erich Franz, « Presence Withdrawn », Parkett, n°32, 1992, p.95-100 202 Molly Nesbit, « Bright Light, Big City : The 80’s Without Walls », Artforum, avril 2003, p.185-189/245-248 203 Ibid., 245 “She found a way to take this split and doubled (or tripled) self into the material of the photograph: she took her photographs from books and made the finished print from what is called an internegative, lifting the image into a thinner, lighter, less intensively toned second generation, less a copy than a shift.”

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envers le modernisme.204 » Dans ce texte, les conditions matérielles des œuvres de Levine sont finalement prises en compte et complètent la critique de l’autorialité car, si les interprétations s’appuyant sur ses caractéristiques techniques divergent dans leurs visées, elles tentent néanmoins de se départir d’une conception qui ne verrait là que des copies identiques aux originaux. C’est sur cette nature que se penche également Marie Shurkus pour reconsidérer le rapport de similitude que l’on applique aux images de Sherrie Levine : « Invariablement, les re-photographies de Levine présentent des images légèrement floues et délavées. En tant que telles, ces photographies n’auraient jamais été confondues avec les tirages cristallins que produisait Weston. Qui plus est, une simple comparaison des objets photographiques révèlerait que les dimensions des images de Levine ne correspondaient jamais à celles de leurs sources présumées. Levine a intentionnellement organisé ces incohérences pour souligner le fait que les modèles de ses photographies n’étaient jamais les “originaux” de Weston ou d’Evans ou de qui que ce soit ; Levine travaillait toujours à partir de reproductions, produisant des images d’images qui était souvent trois ou quatre fois éloignées de leurs sources.205 » Ces imperfections, la visibilité des trames des reproductions, les flous dues à la technique de la photographie, signalent le caractère artificiel qui découle de cette technique. C’est aussi une façon de rendre visible les opérations techniques, souvent considérées comme transparentes. Barthes refuse de voir l’écriture photographique, son code, tout comme les

204 Isabelle Graw, « Dedication Replacing Appropriation: Fascination, Subversion and Dispossession in Appropriation Art », Philipp Kaiser (éd.), Louise Lawler and Others, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2004, p.57 “Yet in the same way that she drew artistic legitimacy from the respective artist’s names (Feininger, Schiele, Evans), these culturally charged originals were whisked through a specific artistic process: with titles from the pictures (After Walker Evans) and delicate passe- partouts which framed them in an unmistakable manner—a visual signature that initially went completely unnoticed in the reception of Levine’s work, for reason which had to do with the previously mentioned phobia toward modernism.” 205 Marie B. Shurkus, Appropriation Art: Moving Images and Presenting Difference, Thèse: Doctor of Philosophy, Humanities Interdisciplinary Program (Art History concentration), Concordia University, Montreal, Canada, 2005 “Invariably, Levine's rephotographs presented slightly blurred and washed-out images. As such, these photographs would never be mistaken for the pristine prints that Weston produced. Moreover, a simple comparison of the photographic objects would reveal that the dimensions of Levine's pictures never matched the dimensions of their presumed sources. Levine intentionally set up these inconsistencies to underscore the fact that the models for her photographs were never the "original" Westons or Evans or whomevers; Levine always worked from reproductions, producing pictures of pictures that were often three and four times removed from their sources.”

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critiques postmodernes refusent de considérer les imperfections des copies de Levine. Tous croient en l’immédiateté de ces techniques. C’est en considérant leurs erreurs et leurs approximations que leur syntaxe apparaît. Raymond Bellour explique ainsi que le flou de la photographie tout comme les imperfections dans les films et les vidéos sont des moyens de penser les modes d’écriture spécifiques à ces médiums206. Friedrich Kittler l’exprime en ces termes : « Les médias techniques opèrent contre un environnement de bruits car leurs données voyagent dans des canaux physiques ; comme le flou dans le cas d’un film ou le son d’une aiguille dans le cas du gramophone, ce bruit détermine leur ratio signal-bruit.207 » Autrement dit, indiquer les imperfections est un moyen de signaler le processus de transmission, la façon dont il organise des données, telles que des points d’encre sur des feuilles, pour produire une illusion. Là encore, comme c’est le cas chez Sarah Charlesworth, il s’agit de montrer les canaux et dispositifs exploités pour générer les images.

Richard Prince : la copie originale Richard Prince se sert également des manipulations et des altérations permises par la reproduction. En 1977 il écrit un texte qui présente sa méthode pour travailler. « The 8-Track Photograph » est composé de huit points successifs suivis d’un commentaire. « 1 la copie originale 2 la copie re-photographiée 3 la copie en angle 4 la copie rognée 5 la copie nette 6 la copie floue 7 la copie noir et blanc 8 la copie en couleur Chaque piste (ou reproduction) est un programme. Chaque programme est un code. On peut produire ces codes avec des matériaux disponibles dans le commerce auprès de sources commerciales. L’affichage de n’importe quel programme ou combinaison de programme peut être rapidement sélectionné grâce à leur disponibilité. Cette

206 Raymond Bellour, L'Entre-images : Photo, cinéma, vidéo, Paris, La différence, 1990 207 Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Stanford, Stanford University Press, 1999, p.45 “Technological media operate against a background of noise because their data travel along physical channels; as in blurring in the case of film or the sound of the needle in the case of the gramophone, that noise determines their signal-to-noise ratio.”

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disponibilité existe en permanence du fait de l’indépendance de chaque programme l’un vis à vis de l’autre. Il n’est jamais question d’ajouter ou de retrancher puisque chaque piste est une composante indépendante du programme. L’avantage principal est que les composantes de l’image existent sur des pistes sur lesquelles on peut compter. Quel que soit l’état dans lequel l’image finit par exister, les états qui ont aidé à rendre l’image existante continuent d’exister jusqu’à ce qu’ont refasse appel à eux.208 » Pour des raisons de proximité sémantique nous traduisons le terme « copy » utilisé par Prince en « copie ». Il faut pourtant préciser qu’en anglais « copy » signifie également « exemplaire ». Appliqué aux productions en séries telles que les disques ou les magazines chaque tirage est une « copy ». D’ailleurs, le champ lexical du texte de Prince se situe de plain-pied dans le domaine de la diffusion. 8-track est le nom d’un support de musique enregistrée sur bande. Connu en France sous le nom de cartouche, cet ancêtre de la cassette a surtout eu une utilisation domestique aux Etats-Unis où certaines voitures étaient munies de lecteurs. Par ailleurs, « track » que nous traduisons ici par piste est notamment utilisé dans l’enregistrement de musique. Sur une table de mixage chaque piste est un canal que l’on réserve à tel ou tel instrument. Cela permet d’enregistrer séparément chaque instrument pour ensuite les mixer ensemble en assignant une piste à chacun. Les 8 pistes de Richard Prince font clairement référence à cette possibilité de les mêler lors d’un mixage en studio.

208 Richard Prince, « The 8-Track Photograph », Kristine McKenna (éd.), Richard Prince : Collected writings, Santa Monica ; Ostfildern, Foggy Notion Books ; Hatje Cantz Verlag, 2011, p.39. “1 the original copy 2 the re-photographed copy 3 the angled copy 4 the cropped copy 5 the focused copy 6 the out-of-focus copy 7 the black and white copy 8 the color copy Each track (or reproduction), is a program. Each program is a code. These codes can be produced with commercially available materials from commercially available sources. The display of any program or combination of programs can be selected quickly because of availability. This availability always exists due to each program's independence from other programs. It is never a question of addition or subtraction, since each track is an independent component to the program. The primary advantage is that the components of the picture exist on bankable tracks. Whatever state the picture finally exists in, the states that helped to make the photograph exist, continue to exist until called for again.

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Chaque programme s’apparente à un effet applicable à la photographie reproduite. Ils peuvent être administrés indépendamment. Les originaux restent disponibles, inaltérés, comme des copies de sauvegarde ou des bandes, que l’on conserve avant de travailler avec des copies. Avec cette méthode, Richard Prince réalise des images qui sont le résultat d’interventions sur un matériau toujours disponible dans son état originel. « The 8-Track Photograph » apparaît ainsi comme un protocole de réalisation, une suite d’étapes, ou d’effets, que l’on peut appliquer à une image. À la fin des années 1970, les outils professionnels de mixage se popularisent et sont considérés avec intérêt par les musiciens. Ainsi, le compositeur Brian Eno présente le mixage comme un instrument de création209. Il en fait la démonstration dans le texte « The Studio As Compositional Tool » 210. Eno en donne une première lecture en 1979 à The Kitchen. Ce lieu initialement consacré à la vidéo s’ouvre à la musique sous l’impulsion de Rhys Chatham qui y gère la programmation des concerts de 1971 à 1973 et de 1977 à 1980211. Si les premiers musiciens à s’y produire, tels que Robert Ashley (1930-2014) ou Alvin Lucier (né en 1931), sont affiliés à la musique électronique expérimentale, à partir de 1976 The Kitchen donne leurs première chance aux groupes de No Wave. Rhys Chatham lui-même, après des pièces influencées par la musique minimaliste, se saisit de guitares électriques pour produire des compositions répétitives qui sont affiliées à ce mouvement. Celui-ci s’inscrit dans la suite du punk dans lequel la virtuosité n’est pas de mise et l’énergie remplace la maîtrise des instruments. Plus ouvertement expérimentaux, les groupes de No Wave ajoutent d’autres instruments à la batterie, la guitare et la basse couramment utilisées dans le rock. Des saxophones, des synthétiseurs ou des boîtes à rythmes apparaissent dans les formations No Wave. Souvent électronique et amplifiée, leur musique est mélée de sons produits par ces outils. L’emploi par la No Wave de bruits, de cris et de mélodies agressives, rapproche la violence punk des expérimentations du jazz et de la musique expérimentale. Cette scène musicale qui associe culture alternative et inscription dans le champ de l’art compte dans son

209 Brian Eno (né en 1948) est un musicien et producteur anglais. Il a participé à développer l’Ambiant, une musique électronique qui se passe de rythmique pour se concentrer sur les tonalités et la création d’ambiances sonores. Eno a également été le producteur de nombreux groupes de rock et de No Wave. 210 Brian Eno, « The Studio As Compositional Tool », Christoph Cox et Daniel Warner (éd.), Audio Culture: Readings in Modern Music, Londres et New York, Continuum International Publishing Group, 2004, p.127-130 [1979] 211 Formé à la musique minimaliste, Rhys Chatham (né en 1952) transpose ces méthodes de composition vers une utilisation des guitares électriques. Guitar Trio (1977) consiste à faire jouer une même mélodie par trois guitares à l’unisson. Elle est ensuite jouée avec une batterie et une guitare-basse puis avec des formations au nombre de guitares plus important.

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public un grand nombre de jeunes artistes. Beaucoup y participent en tant que musiciens quand d’autres y sont liés par ce que leurs travaux vidéo ou graphiques sont montrés pendant des concerts. D’autres encore documentent ce mouvement. C’est le cas d’Ericka Beckman qui a filmé plusieurs concerts organisés dans le loft de Paul MacMahon et produit un des rares films sur ces groupes212. Pour Richard Prince, reprendre une image est proche de l’attitude qui consiste à jouer des instruments de musique sans connaissances préalables. Il explique ainsi que « cette pratique se présente comme une attitude. Pas très différente des garage bands du milieu des années 1970. Des gens qui prenaient des guitares et se mettaient à jouer comme s’ils avaient fait ça toute leur vie. Il y a une tendance dans notre culture à faire les choses sans permission213. » La notion, déjà évoquée, de pratique sans permis chère à Richard Prince peut être considérée au prisme de cette musique faite de façon spontanée avec des instruments amplifiés. Comme l’affirme Brian Eno, la musique est alors de plus en plus dépendante de l’amplification. Pour un concert il faut régler la puissance de diffusion et les effets que l’on veut appliquer à chaque instrument. La table de mixage devient primordiale. En studio, elle l’est aussi. Associée à l’enregistrement, elle permet de rejouer des passages et de mêler différentes prises. Le mixage apparaît alors comme un instrument de composition avec différentes sources. C’est cette option qu’explore Brian Eno. On peut considérer que Richard Prince propose une orientation similaire avec le texte « The 8-Track Photograph ». Il y affirme que la production d’une image a véritablement lieu lorsque celle-ci est traitée en post- production. D’ailleurs, Richard Prince a certainement été amené à utiliser des tables de mixage. En tant que guitariste il forme, avec Robert Longo et Rhys Chatham, le groupe de No Wave Menthol War214. À notre connaissance, il n’existe pas d’enregistrement de ce groupe. En revanche, le magazine sur cassette Tellus a publié un morceau de Richard Prince en solo dans son numéro

212 Ericka Beckman, 135 Grand Street 1979, Super-8 transféré sur DVD, couleur, son, 55 minutes, 2009 213 Peter Halley, « Richard Prince Interview by Peter Halley », Art. Cit., p.6 “The practice shows up as an attitude. Not that much different from the garage bands of the mid-seventies. People picking up guitars and just playing as if they’d been doing it all their lives. There’s a tendency in our culture to do things without permission.” 214 Voir : Douglas Eklund, The Pictures Generation, 1974-1984, New York, Metropolitan Museum of Art, 2009, p.236

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double 5 et 6 de 1984, consacré aux productions musicales d’artistes visuels215. Catherine, le titre en question, exploite un ensemble d’instruments électroniques, synthétiseurs, boîtes à rythmes et effets sur la voix qui démontrent une connaissance de ces outils. Avec cet exemple, nous voulons souligner l’intérêt de Prince pour des outils électroniques de mixage. La pratique sans permis à laquelle il postule consiste à manipuler les outils de reproduction et de diffusion de façon spontanée, comme un groupe le fait avec ses instruments. Elle implique l’exploitation d’outils que l’artiste ne maîtrise pas mais qu’il emploie de façon expérimentale. On constate les effets des traitements préconisés par « The 8-Track Photograph » dans les travaux de Prince de cette période. Les séries d’images Untitled (Three Men Looking in the Same Direction) (1978) et Untitled (Three Women Looking in the Same Direction) (1980) sont toutes réalisées de la même façon. Des modèles posant pour des publicités sont photographiés dans des pages de magazines. Celles où les poses se ressemblent sont regroupées. Pour composer des ensembles, elles sont toutes tirées aux mêmes dimensions. Untitled (Three Men Looking in the Same Direction) présente trois images de modèles masculins portant des vestes, chemises et cravates, semblables et se tournant tous du même côté [Fig. 72]. Il est évident que chaque image a été faite de façon autonome. Les voir ainsi réunies est comique parce que la répétition souligne leur caractère stéréotypé. Cette réunion est permise par le fait que l’artiste peut manipuler des images. Il en contrôle la diffusion. On a là affaire à un mix : trois sources sont combinées. Ces associations affectent l’apparence de chaque image. Puisqu’elle étaient imprimées à des dimensions et dans des qualités différentes, l’artiste doit agrandir certaines de ses photographies pour qu’elles aient toutes les mêmes dimensions. En découle une perte de qualité. C’est particulièrement sensible dans Untitled (Four Women With Their Backs to the Camera) (1980) [Fig. 73] où les fonds sont très différentes. Certains sont faits d’une trame grossière quand d’autres sont limpides. Conséquence de la normalisation de leurs dimensions, leurs qualités se différencient rendant ainsi lisible cette écriture que nous commentions à propos des Stills de Sarah Charlesworth. Dans le cas des images de Prince, cette apparition de la trame des images est aussi la trace de leur assimilation dans un ensemble. L’appropriation apparaît ainsi comme une mise aux normes. Richard Prince revendique d’ailleurs cette transformation des images selon la technique utilisée pour les reproduire. Il a ainsi photographié des images en couleur avec une pellicule

215 Disponibles sur abonnement les cassettes Tellus ont été diffusées de 1983 à 1993. L’intégralité de leur contenu est désormais accessible à cette adresse : http://www.ubu.com/sound/tellus.html

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en noir et blanc. L’inverse s’est également produit, ce qui donne des images originellement en noir et blanc qui apparaissent avec un ton légèrement sépia. C’est notamment le cas de l’ensemble de quatre photographies Untitled (Two Women, Two Men, in Three-quarter Profile) (1980) [Fig. 74]. Elles présentent des modèles hommes et femmes de dos, le visage tourné, cadré en dessous des épaules. Elles sont tirées aux dimensions de 50,8 par 61 centimètres. Certaines, notamment celle d’un homme dont on voit le visage et son reflet dans un miroir, perdent beaucoup en qualité et apparaissent sous la forme d’une trame grossière. Celle-ci est d’un ton violacé. L’image semble artificielle parce que sa technique d’inscription est visible mais aussi parce que sa couleur est inhabituelle. Ce type d’effets, consistant à souligner le caractère factice des images, prend une place centrale avec la série Sunsets (1980) [Fig. 75]. Il s’agit d’un ensemble d’images en noir et blanc de personnes à la plage. Leur traitement accentue leur nature d’image imprimée en mettant en avant la trame de l’impression. Elles sont superposées à des fonds colorés jaunes et rouges qui évoquent une explosion. Cela a pour effet de lier une image qui représente un temps de détente agréable avec un sentiment de catastrophe au rendu explicitement manipulé. Prince fait réaliser ces œuvres dans des laboratoires216. Il s’agit là encore d’utiliser des moyens de reproduction et de les exploiter pour produire un effet aussi saisissant que clairement factice.

Contrôle et réglage À partir de 1976, Jack Goldstein réalise des disques vinyles qui mettent en évidence le caractère manipulable des enregistrements. Ce type de support offre au grand public la possibilité de diffuser de la musique dans un cadre privé à des tarifs abordables. La qualité des enregistrements s’améliore aussi vite que leur consommation se banalise si bien que, dans les années 1970, les chaînes hi-fi sont courantes dans les foyers américains. Les premiers disques de Jack Goldstein sont la simple reprise d’enregistrements créés pour l’industrie du cinéma217. A Suite of Nine 7-inch Records with Sound Effects (1976) [Fig. 76] est un coffret de neuf 45 tours. Chaque disque est d’une couleur différente et contient l’enregistrement d’une situation ou d’une action. On y entend par exemple un feu de forêt, des chutes d’arbres, les aboiements d’un berger allemand, une tornade ou un combat de chats.

216 Jeff Rian, « Richard Prince », Catalogue de l’exposition Richard Prince, Grenoble, Le Magasin, 24 septembre – 27 novembre 1988, p.8 217 Par la suite il réalise des disques qui contiennent les bandes sons de ses propres spectacles comme The Murder (1977) ou Two Fencer (1977).

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Il n’est pas certain qu’en réalisant ce projet Jack Goldstein souhait s’inscrire dans une histoire de l’enregistrement sonore. Elle est pourtant marquée par la recherche de captations et la conservation des sons de phénomènes réels. Dès 1933, John Lomax (1867-1948) et son fils Alan (1915-2002) sillonnent les Etats-Unis avec une machine à cylindre pour enregistrer « les chansons profanes des Nègres » pour la Bibliothèque du Congrès218. En tant que folkloristes, ils sont en quête de naturalisme. Ils espèrent enregistrer cette musique dans l’expression qu’ils considèrent la plus originelle, non contaminée par le jazz et la culture blanche. C’est là une constante de l’histoire des techniques d’enregistrement, de la photographie à la vidéo, que de vouloir rendre compte du monde tel qu’il est. Pourtant, en 1970, dans une période où se banalise l’idée selon laquelle les enregistrements peuvent se substituer à l’expérience réelle, proposer d’écouter des phénomènes naturels sans courir le moindre risque n’est pas une proposition anodine de la part de Goldstein. Par ailleurs, les enregistrements de sons sur disques vinyle ont aussi une histoire. Au début des années 1950, lorsqu’apparaît le terme haute-fidélité, contracté en hi-fi, il désigne du matériel audio de grande qualité vendu en pièces détachées. Rapidement, la composition de chaînes hi-fi devient une passion aux Etats-Unis. Elle culmine en 1953, date à laquelle les ventes annuelles atteignent 750 millions de dollars219. Ces achats sont principalement le fait d’hommes dont l’obsession à obtenir le meilleur son est nommée audiophilie. Ils recherchent ce qu’ils nomment la « présence ». Il s’agit de faire une expérience sonore la plus proche possible d’une expérience réelle. Le meilleur agencement de composants, le meilleur réglage, doit donner l’illusion d’être dans la salle du concert qu’on écoute. Pour l’obtenir les audiophiles utilisent pourtant peu d’enregistrements de musique. Comme l’explique Greg Milner : « Ils préféraient tester leur chaîne hi-fi avec des disques de bruitage : des sons de cloches, de tonnerre, de vagues, d’orgues à vapeur, de cornes de brume, de trains – surtout de trains. Ils ne cherchaient pas tant la présence dans des “reproductions de salle de concert” que dans des reproductions du monde réel. [Edward Tatnall] Canby pensait que ces disques étaient populaires parce qu’ils permettaient à une grande partie

218 Greg Milner, Perfecting Sound Forever : une histoire de la musique enregistrée, Pantin, Le Castor Astral, 2014, p.89 219 Sur le développement de la hi-fi voir : Greg Milner, Op. Cit., notamment le chapitre 5 « Présence », p.147-202

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du public qui n’y connaissait pas grand-chose en musique de faire l’expérience de la haute-fidélité.220 » Dans les années 1970, lorsque Jack Goldstein réalise A Suite of Nine 7-inch Records with Sound Effects, la course à la présence est passée de mode mais les enregistrements de bruitages sont toujours disponibles dans le commerce. Souvent accompagnés de tests de fréquences d’ondes et de la stéréo, ils servent encore à régler les chaînes hi-fi. Pour Jack Goldstein une expérience « naturelle » se distingue d’un enregistrement que l’on peut régler. Racontant comment il en vint à faire des disques, il explique qu’en premier lieu il voulait filmer une tornade221. Lorsqu’il réalise que le matériel nécessaire pour cela lui est inaccessible, il recherche des documents mais constate rapidement que leur qualité est inadéquate avec le projet qu’il a en tête. « Puis je me suis rendu compte que je pouvais faire le disque d’une tornade à la place. Dans les photographies couleur, les tornades sont violettes. Le disque est violet translucide et tourne comme une tornade. On peut le tenir à la lumière. On peut augmenter ou baisser le volume. Tout d’un coup, vous avez le contrôle de la tornade.222 » Contrairement au film qu’il aurait pu faire, le disque présente l’avantage d’être manipulable par son public. Cela autant physiquement, en le tenant en main, que techniquement, en réglant sa diffusion. Ces disques présentent des tornades, des noyades ou des combats, des situations dangereuses qui rappellent celles mises en place par Goldstein dans ses sculptures et ses premières performances. Les contraintes que convoquaient ces premières réalisations sont remplacées par les réglages de la diffusion. Ils offrent un contrôle sur la situation enregistrée. Ce contrôle, qui fonde la différence entre l’enregistrement et une recherche naturaliste, est omniprésent dans le travail de Goldstein. Ce dernier peut maîtriser les images et les sons qu’il produit car ce sont des enregistrements. C’est ce qui les distingue d’expériences réelles, elles sont uniques alors que les enregistrements sont reproductibles et toujours re-qualifiables. C’est pourquoi ils ne sont jamais originaux, leur nature leur garantit d’être rediffusés de façons différentes parce que réglées autrement. C’est aussi la raison pour laquelle les enregistrements ne peuvent se substituer à l’expérience, malgré tous les efforts que l’on puisse investir dans leur définition. Les réglages du réel restent inconnus. Autrement dit, les réglages, chez Goldstein, consistent à agir non plus sur la situation elle-même mais sur

220 Greg Milner, Op. Cit., p.158-159 221 Morgan Fisher, « Discussion avec Jack Goldstein », Art. Cit., p.15-19 222 Ibid., p.19

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les codes et les paramètres qui l’enregistrent. Le danger, manipulable, devient spectaculaire. Il l’est d’autant plus qu’il est réglable. Cette même activité, qui chez Prince ouvre un jeu avec le caractère factice des représentations, est exploitée par Goldstein comme outil de contrôle sur une situation ou un phénomène représenté.

Sound Distance of a Good Man Comme nous l’indiquions plus haut, en 1977, Robert Longo réalise un moulage en copiant une image du film American Soldier de Rainer Werner Fassbinder. L’année suivante il utilise à nouveau cette image, cette fois-ci pour l’imiter. Il demande alors à un ami de rejouer à l’identique la chute que fait Karl Scheydt, l’acteur qui joue le rôle de Ricky dans le film de Fassbinder. La photographie que Longo réalise montre, en contre-plongée, la tête d’un homme tournée vers le haut. Il porte un chapeau, une chemise blanche et une cravate. De son visage on voit surtout le menton. Derrière lui apparaît une statue de lion. Cette image est transférée sur tous les photogrammes de la pellicule d’un film, projeté en boucle pendant le spectacle Sound Distance of a Good Man [Fig. 77]223. Cette image montre une action figée photographiquement mais diffusée dans le temps au moyen du cinéma. Le transfert d’un enregistrement vers un autre support se complète d’une interrogation sur la retranscription du temps. Dans la deuxième version de « Pictures » Douglas Crimp présente cette œuvre comme un film et l’analyse en termes de fétichisation224. En refusant aux spectateurs l’accès à l’histoire dans laquelle l’image devrait s’insérer, Longo attise leur désir d’une signification. Cette image, projetée comme un film, est au centre d’un spectacle montré à Franklin Furnace en 1978. L’archive en ligne de ce lieu d’exposition en donne la description suivante : « L’image du visage d’un homme avec en arrière-plan un lion de la New York Public Library est projetée sur un écran. À sa droite une femme chante un canon de syllabes qui ne sont pas des mots. À gauche deux hommes s’enlacent.225 » Sound Distance of a Good Man [Fig. 78] est le nom donné par Longo à plusieurs spectacles réalisés pendant les années 1980. C’est aussi le titre de la première partie de

223 Sound Distance of a Good Man est parfois présenté comme une performance. Il nous semble que la notion de performance implique la présence sur scène de l’artiste, raison pour laquelle nous préférons ici le terme de spectacle. 224 Douglas Crimp, « Pictures », Op. Cit. 225 http://franklinfurnace.pointinspace.com/fmi/iwp/cgi?-db=ffa_Events&-loadframes “An image of a man's face with a New York Public Library lion in the background is projected onto a screen. On the right, a woman sings a canon in syllables that are not words. On the left, two men embrace.”

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Empire, un spectacle composé de trois parties : Sound Distance of a Good Man, Surrender et Empire226. Joué en 1978 à Franklin Furnace puis en 1981 à la Corcoran Gallery of Art de Washington ainsi qu’à The Kitchen, et en 1989 au Royce Hall de l’Université de Californie à Los Angeles. On y trouve toujours une mise en scène similaire : le film est projeté sur une scène où évoluent les comédiens décrits plus haut227. Avant d’analyser cette œuvre, il nous semble nécessaire de rappeler l’influence que le contexte de Buffalo a sur la formation de Robert Longo. En 1973, il passe sa dernière année d’études (Undergraduate) à la State University College of New York de Buffalo où O’Grady développe le Center for Media Study. Il découvre ainsi le cinéma de Hollis Frampton, Paul Sharits et Michael Snow (né en 1928) mais aussi celui de Jean-Luc Godard et Chris Marker (1921-2012)228. Cette année là, il assiste également Paul Sharits pour la réalisation de films et de dessins229. Toutes ces expériences et rencontres ont une incidence sur le travail de Longo, qui emprunte au cinéma expérimental comme au cinéma narratif. Cependant, pour appréhender les éléments qui composent Sound Distance of a Good Man, il nous semble important de considérer spécifiquement le travail de Paul Sharits. Les recherches de ce cinéaste portent sur le clignotement du projecteur au cinéma. On en trouve une application particulièrement fertile chez Longo notamment dans Sound Distance of a Good Man. Paul Sharits est souvent associé au courant du cinéma structurel, terme forgé par P. Adams Sitney (né en 1944) dans un chapitre de son livre sur l’histoire du cinéma avant-gardiste américain230. Il désigne un ensemble de réalisateurs, tels que Tony Conrad, Hollis Frampton, Paul Sharits ou Michael Snow, qui explorent la forme du cinéma plutôt que son contenu. En cela, le cinéma structurel travaille avec ce qui conditionne et paramètre techniquement le cinéma. Ses représentants utilisent ce qui génère et diffuse les images cinématographiques. Selon Sitney, en explorant le fonctionnement de la pellicule, des caméras et des projecteurs, ces réalisateurs nient le cinéma expérimental, notamment représenté à ses yeux par Stan

226 Le titre Empire est lui-même exploité pour titrer de nombreuses œuvres dont le script d’un film jamais réalisé. 227 Pour une description de Sound Distance of a Good Man voir : Anonyme, « Appendix : Three Performances », Howard N. Fox (éd.), Robert Longo, Op. Cit., p.149-169 Il existe également une captation de son occurrence à The Kitchen consultable en ligne : https://vimeo.com/125197845 228 Anthony Bannon, « 1974-78 : The Early years », Art. Cit., p.22 229 Anonyme, « Chronology », Howard N. Fox (dir.), Robert Longo, Los Angeles ; New York, Los Angeles County Museum : Rizzoli, 1989, p.171 230 P. Adams Sitney, « Ch.12 : Le cinéma structurel », Le cinéma visionnaire : L'avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris expérimental, 2002, p.329-350

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Brakhage. Sitney dit à son sujet qu’« en jouant sur les effets d’optiques et les métaphores des mouvements corporels par la gestuelle de la caméra, il affirme le rôle du cinéaste comme première personne lyrique.231 » Au contraire, avec le cinéma structurel la vision est remplacée par la construction technique de la perception. « C’est le cinéma de l’esprit plutôt que de l’œil.232 » Paul Sharits considère que la succession des photogrammes sur la pellicule est la base de l’écriture cinématographique. Pour lui, le clignotement du projecteur qui fait apparaître les images les unes après les autres et donne visuellement la sensation d’une animation est l’essence même du cinéma. La combinaison du défilement de la pellicule et du clignotement du projecteur transforme une succession d’images fixes en une représentation en mouvement. Les films de Sharits sont composés de photogrammes monochromes, de couleurs différentes. Le clignotement du projecteur les active. Leur projection produit sur l’écran une succession très rapide de couleurs différentes qui ne sont pas toutes perceptibles individuellement mais qui produisent des superpositions convulsives. Parfois, apparaissent aussi des images figuratives, des représentations arrêtées qui sont répétées plusieurs fois durant le film. Sharits voit dans ses compositions une analogie avec la musique. Il organise dans le temps les unités élémentaires du cinéma, comme on le ferait de notes. En cela, son travail convoque une expérience du passage du temps. L’utilisation que fait Sharits des éléments inhérents au cinéma, la durée et le dispositif, le conduit à considérer son travail comme portant sur le fonctionnement de ce médium. En cela il participe, comme le souligne yann beauvais, du projet moderniste. « Cette réduction du cinéma à ses éléments constitutifs s’effectue plus ou moins dans l’ombre des théories de Clement Greenberg quant à la pertinence de la réflexivité de la pratique artistique qui déclenche ainsi l’exploration des virtualités spécifiques du médium utilisé par les artistes.233 » L’auteur souligne par ailleurs que la musique, qui est le diapason de la réflexion de Sharits, est également pour Greenberg un modèle de l’art pur et abstrait234. Pourtant, Sharits refuse que son cinéma soit qualifié d’abstrait. Dans une discussion avec Hollis Frampton il affirme qu’il y a une part de représentation et de narration dans son œuvre. Il l’explique en comparant N:O:T:H:I:N:G (1968) [Fig. 79], dans lequel des photogrammes monochromes sont accompagnés de signes typographiques et d’images parmi lesquelles on

231 Op. Cit., p.329-330 232 Op. Cit., p.330 233 yann beauvais, « Figment », yann beauvais (dir.), Paul Sharits, Dijon, Les presses du réel, 2008, p.8 234 Op. Cit. p.19

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compte une représentation d’ampoule, à Ray Gun Virus (1966) [Fig. 80] composé uniquement de photogrammes monochromes. « P. Adams [Sitney] avait un argumentaire perspicace à propos de N:O:T:H:I:N:G qui est que le blanchissement causé par le clignotement est thématiquement matérialisé dans N:O:T:H:I:N:G par des images qui ont à voir avec la lumière et les paradoxes de la lumière et ainsi de suite, ces images de l’ampoule et cetera, alors que les autres films ne font vraiment pas ça. Mais il y a toutes ces choses, comme la surface de l’œuvre, qui je crois sont assez valides pour qu’on en parle, elles fonctionnent en tant que présence concrète. Mais en même temps, vous savez, je considère Ray Gun Virus, qui semble être dépourvu de référence à tous les films, comme étant un peu une narration. Mais j’ai une image peut-être assez formaliste de ce qu’est une narration. Et donc, pour moi, quand c’est analysé comme une chose purement formelle, c’est bien – je veux dire, ça l’est dans un sens – mais il n’y a pas que ça. Ca a été essentiellement généré par une conception narrative. Je veux dire ce n’était pas une histoire que j’ai traduite en couleurs ; c’était une narration colorée. Et j’ai en quelque sorte le sentiment que lorsqu’une couleur vide apparaît à l’écran, ce n’est pas vraiment de la couleur en soi, c’est une sorte de projection d’une image de la couleur, de la même façon que la projection de l’image d’une personne est l’image d’une personne, c’est l’image d’une couleur.235 » La recherche essentialiste de Sharits est tournée vers une expérience de l’image. Celle-ci est présentée comme intrinsèquement narrative puisqu’elle se substitue à la chose elle-même. Sharits semble considérer que dès lors que l’on fait l’expérience d’une représentation, on fait l’expérience d’une fiction. Puisque ce n’est pas la chose qu’on voit mais son image, la

235 Woody Vasulka et Peter Weibel (éd.), Op. Cit., p.281 “P. Adams [Sitney] had one point that is well taken about N:O:T:H:I:N:G in that the bleaching that’s caused by flicker is substantiated thematically in N:O:T:H:I:N:G because of the images that have to do with light and the paradoxes of light and so forth, those images of the bulb and so on, whereas the other films really don’t do that. But there are all these things, like the formal surface of the work, I think that are all very valid to speak of and that work as concrete presence. But at the same time, you know, I regard Ray Gun Virus, which seems to be stripped of most reference to all the films, as being somewhat of a narrative. But I have a rather, maybe formalistic image of what narrative is. And so, to me, when it’s analyzed as a purely formal thing, that’s fine – I mean, it is in one sense – but that isn’t all it is. It was generated from a narrative conception, basically. I mean it wasn’t a narrative that I translated into color; it was color narrative. And I sort of have the feeling that when I have a blank color appear on the screen, that it’s really not color in itself, it’s a sort of a projection of a picture of color; like a projection of the image of a person is the picture of a person, it’s a picture of a color.”

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représentation, pour lui, engage toujours l’imagination. Ainsi, il se livre bien à une dissection du dispositif cinématographique mais il flatte néanmoins l’œil que Sitney oppose à l’esprit. Autrement dit, explorer les modalités de fabrication des images n’exonère pas de traiter sérieusement de son illusion. À partir du début des années 1970, Paul Sharits réalise des installations dans lesquelles l’expérience du dispositif du cinéma prend une place plus importante. Sound Strip/Film Strip (1971) [Fig. 81] en est le premier exemple. Il s’agit de quatre projecteurs positionnés côte à côte, de façon à composer une même et longue image. Ils diffusent des pellicules montées en boucle. Pour les réaliser, Paul Sharits a filmé des surfaces colorées puis a rayé les bandes et les a projetées en laissant apparaître les perforations qui permettent de les entraîner. Cette projection a elle-même été filmée par une caméra tournée à 90 degrés. Le film, produit par cette dernière, est présenté dans l’installation Sound Strip/Film Strip de telle sorte que l’on voit la pellicule et les rayures défiler horizontalement. Face aux projecteurs défile bien une abstraction : des bandes de films, que l’on reconnaît à leurs perforations, passent horizontalement et montrent une composition monochrome perturbée par des rayures. Cependant, étant donné leur processus de réalisation, ce sont aussi des images d’images. C’est donc littéralement le film d’un film qui est montré par Sharits. C’est aussi un film qui se montre, le dispositif de projection étant visible et faisant partie de l’installation. La bande son de Sound Strip/Film Strip est composée du mot « miscellaneous » [divers] dit en faisant traîner chaque syllabe, la superposition des quatre sources sonores créant une cacophonie. Outre ce dévoilement technique, les bandes (sonores et filmiques comme l’indique le titre Sound Strip/Film Strip), diffusées en boucle et infiniment, proposent une expérience du cinéma dans un temps sans début ni fin. À propos de ce type de dispositif, qu’il exploitera ensuite plusieurs fois, Sharits explique : « Mes œuvres les plus récentes sont davantage faites pour être observées que suivies (comme on suit un film), leurs spectateurs étant de moins en moins investis passivement dans ma “gymnastique inventive”. Ce changement de “tonalité” n’est pas uniquement une question de mutation iconographique mais a tout autant à voir avec une nouvelle façon de composer la structure temporelle des œuvres, c’est-à-dire qu’une complexité structurelle manifeste a cédé la place à une égalité et à une clarté dans l’ajustage du temps permettant au spectateur de passer outre le déchiffrement pour pénétrer directement dans un présent perceptif et conceptuel profond (quelque

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chose que la peinture et la sculpture ont accepté traditionnellement comme condition fondamentale).236 » Ce désintérêt pour la narration « traditionnelle » du cinéma, celle qui implique qu’une histoire soit décrite par le film, laisse place à une expérience des images dans une temporalité étendue. Ce dispositif refuse l’illusionnisme, mais les films de Sharits sont néanmoins « un peu une narration237 ». Une telle expérience du cinéma, engrangée par l’analyse de sa durée et de son dispositif, est mentale et hypnotique. Cet amalgame entre démonstration des modalités d’apparition du cinéma et exploration d’un état psychologique, sans raconter d’histoire, ont eu une influence non négligeable sur l’œuvre de Robert Longo. La projection cinématographique, placée au centre de la scène pour Sound Distance of a Good Man, montre une seule image. Pour en accentuer la répétition, le clignotement du projecteur est exagéré. À gauche, deux hommes luttent au ralenti. Leur enlacement, à l’indolence ambiguë, évoque autant un combat qu’une étreinte. À droite une femme chante, comme une choriste d’opéra, des syllabes, des sons sans sens. Sa voix est accompagnée d’autres chants enregistrés, ce qui mène à douter du fait que sa prestation soit exécutée en direct. Le tout est éclairé d’une lumière monochrome. Brian Wallis ainsi que Carter Ratcliff considèrent que cette pièce mêle les différentes syntaxes des médiums exploités238. Brian Wallis développe une conception proche de celle de Crimp dans « Pictures » et affirme que les représentations utilisées par Longo sont extraites de la narration qui leur donnait un sens. Le critique affirme que « dans Empire l’attention est moins portée sur les images elles-mêmes, leurs sujets, que vers les processus et techniques qui les forment.239 » Ratcliff, lui, souligne que l’on hésite entre qualifier l’image centrale de film ou de photographie et que les personnages sur scène balancent entre deux et trois dimensions, entre arrêt et mouvement. Les représentations dans Sound Distance of a Good Man font allusion à des situations et convoquent des actions mais ne rendent compte d’aucune narration. En cela, Robert Longo

236 Paul Sharits, « Note de programme pour le Whitney Museum of American Art, New York dans le cadre de New American Film Series, 8 janvier-14 février 1975 », yann beauvais (dir.), Op. Cit., p.133 237 Woody Vasulka et Peter Weibel (éd.), Op. Cit., p.281 238 Carter Ratcliff, Robert Longo, Munich, Schirmer/Mosel Verlag, 1985 et Brian Wallis, « Governing Authority : The Performance Empire », Wedge Magazine, été 1982, republié dans Howard N. Fox (éd.), Robert Longo, Op. Cit., p.143-148 239 Brian Wallis, « Governing Authority : Robert Longo’s Performance Empire », Wedge, n°1, été 1982, p.64 “In Empire, attention is drawn less to the image itself, the subject matter, than to the process and techniques by which it is formed.”

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emprunte à Paul Sharits sa réduction du langage artistique à ses constituants. Longo revisite la fragmentation en photogrammes ou en syllabes chère au cinéaste et exploite l’effet qui en résulte. Cela permet de contempler le dispositif non plus pour l’histoire que l’on « suit », comme le disait Sharits, mais pour expérimenter ses qualités de façon psychologique et sensorielle. Longo exploite le « présent perceptif » de Sharits qui préfère l’expérience au déchiffrement des images. Comme les couleurs de Sharits sont des représentations, les images de Longo sont narratives. Elles convoquent un état mental permis par les outils de diffusion. C’est d’ailleurs la manipulation qui lie le film et les acteurs. Ils n’incarnent pas des situations précises mais évoquent les troubles du réglage de la diffusion. Le ralenti des lutteurs et l’enregistrement de la voix de la chanteuse rappellent des moyens de manipuler une captation.

Manipuler des données Dans plusieurs œuvres de Jack Goldstein, antérieures à Sound Distance of a Good Man et dont Longo s’est peut-être inspiré, on retrouve un spectacle joué en direct, des enregistrements et un éclairage intense. Pour les raisons déjà évoquées à propos de la pièce de Longo, nous qualifions Two Fencers (1977), The Murder (1977) et Two Boxers (1979) de spectacles plutôt que de performances. En 1977, Jack Goldstein fait une résidence à Corps de Garde, un lieu d’exposition à Groeningen, aux Pays-Bas. En août, il réalise, dans l’église Martinikerk, un projet qui consiste à diffuser son disque The Murder accompagné d’un éclairage [Fig. 82]240. La bande son enregistrée sur ce disque dure environ 8 minutes241. Elle est composée de bruits inquiétants tels que ceux d’une tempête, de bris de glace et de gongs. Dans l’église, les chaises sont tournées vers le mur nord. Au commencement du spectacle, le bâtiment est plongé dans le noir. Lorsque commence la diffusion du disque, le balcon qui est face aux spectateurs est éclairé par un spot blanc. Soudainement, la lumière est remplacée par un éclairage rouge, créant une tension dramatique, avant de revenir au blanc initial qui dure jusqu’à la fin de la diffusion du disque.

240 Pour une description de cette pièce voir : Debbie Broekers, « The Murder », Tanja Baudoin et Sven Lütticken (éd.), Louise Lawler: A Movie Will Be Shown Without The Picture, Amsterdam, If I can’t Dance, 2014, p.59-60 et Debbie Broekers, Corps de Garde, Mémoire de Master d’histoire de l’art, University of Groningen, 2012, p.33-36 : http://arts.studenttheses.ub.rug.nl/12045/1/MA1605496DBroekers.pdf 241 La bande son de The Murder a été publié sur disque vinyle en 1977. On trouve un enregistrement disponible en ligne à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?time_continue=2&v=O3-TLeiO64o

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Les sons comme l’éclairage évoquent la mise en scène d’un crime au cinéma. Pourtant, aucun comédien ne joue quelque action. Celle-ci est uniquement suggérée par l’ambiance musicale et lumineuse. On est donc très loin d’une performance. Pour le dire avec les mots de Sharits, on ne déchiffre pas la scène mais on la perçoit tout de même. Two Fencers et Two Boxers présentent des acteurs mais leurs gestes semblent aussi contrôlés que les diffusions de sons et de lumière qui les accompagnent. Dans Two Fencers deux escrimeurs s’affrontent devant un fond noir. Cet environnement et la diffusion d’une bande-son qui pourrait accompagner une action au cinéma dramatisent la scène. Two Boxers qui met également en scène un combat a été joué pour la première fois dans une salle de sport de Groningen quelques mois après The Murder puis a été rejoué au MoMA de New York en 2002242. Les spectateurs se trouvent face à un ring dans une salle plongée dans le noir. L’enregistrement d’une fanfare jouant une marche est diffusé pendant plusieurs minutes. Deux boxeurs montent sur le ring et engagent un combat éclairé par une lumière clignotante. Ensuite, les deux hommes se figent. Ils sont alors éclairés d’une lumière rouge. La musique précédemment entendue reprend puis la lumière s’éteint avant la fin de la musique. Là encore, la diffusion, la maîtrise et le mixage du son comme de l’éclairage transforment une action en mise en scène. Le langage du spectacle est utilisé pour ses effets. La musique ou les sons dramatiques, l’éclairage théâtral autant que les stroboscopes qui rappellent le clignotement du cinéma, tout cela participe d’un climat qui convoque l’exaltation des spectacles et la sidération qu’ils produisent. Comme dans Sound Distance of a Good Man l’issue de l’action présentée n’a pas d’importance. Ces œuvres ne décrivent pas l’histoire des personnages qu’elles représentent. En revanche, elles accentuent les sensations que produisent ces scènes. Elles convoquent pour cela le suspens d’une musique, la dramaturgie d’un lieu ou la violence d’un éclairage. Nous consacrerons le chapitre 2 à de plus amples considérations sur cette préférence pour la sensation de narration à la narration elle-même. Pour l’instant nous voudrions souligner qu’elle se formule par une attention aux moyens de diffusion. Interrogé sur les similarités entre une performance comme Two Boxers, le film The Knife et un disque tel que The Dying Wind Jack Goldstein répond : « Je ne sais pas si je peux répondre à cela si précisément mais, encore une fois, chacune traite d’aspects différents de différents modes de représentation, que ça soit, vous savez, l’oreille, l’œil, la parole ou bien… ce sont juste différents modes de représentation qui utilisent différent sens. Donc je les vois comme étant à des

242 On trouvera une captation de cette représentation de Two Boxers au MoMA, sur lequel se base notre description, en annexe, p.47

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distances différentes des objets de la réalité. Je les vois vraiment comme des distances.243 » Pour Goldstein, maîtriser les conditions de production des images, qu’elles soient sonores ou visuelles, permet aussi de contrôler la distance entre un objet et sa représentation. En exploitant simultanément plusieurs canaux de diffusion, plusieurs types d’enregistrements, plusieurs effets, les spectacles de Goldstein et de Longo parachèvent la disparition de la scène comme lieu stable et unique que les artistes performeurs exploitant la vidéo avaient préfiguré. Les pièces de ces derniers jouent de la différence entre une action en direct et la diffusion de son enregistrement. Dans Two Fencers et Two Boxers il n’y a aucun doute sur la présence physique des sportifs sur scène. Cependant, tout est fait pour la transformer mentalement en représentation spectaculaire et mise en scène. Dans Sound Distance of a Good Man la voix de la chanteuse se révèle être enregistrée. Son corps se déplace en direct mais son chant est une retransmission. Bien plus que la scène elle-même, ce qui compte pour Goldstein et Longo c’est d’en contrôler la diffusion.

Mouvements et distances La notion de direct n’a eu de pertinence qu’au moment où est apparue la diffusion en différé. Cette distinction a été aussi célébrée que brouillée par la télévision dont certains programmes mêlent les deux244. En diffusant des compétitions sportives ou des spectacles filmés depuis des points de vues inimaginables sur place, en y ajoutant des effets, des gros plans, des ralentis ou encore des publicités, la télévision transforme le direct en un spectacle malléable et altérable qui les téléspectateur ne se suivent pas uniquement dans le temps de l’action. Cette disparition de l’événement au profit d’images technologiquement conditionnées est perceptible dans les spectacles de Goldstein et Longo. Ils mettent moins en scène des actions que leur transmission, leur transformation en un matériau manipulable.

243 Chris Dercon, « An Interview with Jack Goldstein, 1985 », Susanne Gaensheimer, Klaus Görner (dir.), Jack Goldstein, Frakfurt am Main, MMK Museum für moderne Kunst, Köln, Verlad der Buchhandlung Walter Köning, 2009, p.167 “I don’t know if I can answer that so specifically, but once again, they deal with different aspects of different modes of representation, whether it is, you know, the ear, the eye, speech or… they’re just different modes of representation, using different senses. So I see them as being at different distances from objects of reality. I see it very much as a distance.” 244 Philip Auslander, Liveness : Performance in a mediatized culture, New York, Routledge, 2008

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Cette distinction entre un objet et la manipulation de sa représentation a été étudiée par Laura Mulvey245. La théoricienne considère la relation que les vidéocassettes et DVD instaurent entre le spectateur et ce qu’il regarde. Selon elle, le ralenti et les autres moyens de contrôle sur la diffusion ouvrent un nouveau rapport aux films. Ils permettent d’examiner l’apparition et le défilement des images en plus de l’histoire qu’elles présentent. Les artistes de la Pictures Generation partagent cet intérêt. Ils exploitent les outils de diffusion et de reproduction pour sonder les éloignements et les différences entre la source et les copies. Marie Shurkus propose dans plusieurs textes de penser le geste d’appropriation selon cette distance entre original et reproduction. Pour elle, les supports sur lesquels s’inscrivent les images influent sur leur qualité. Pour interpréter ce déplacement Shurkus convoque la conception du temps chez Henri Bergson (1859-1941) qui découle de son analyse du paradoxe de Zénon (490 avant Jésus-Christ-430 avant Jésus-Christ). Lorsqu’une flèche est tirée, on conçoit son déplacement comme une suite de points. Entre chaque point se trouvent une infinité d’autres points intermédiaires. Si on les considère comme des étapes on ne pense pas le mouvement mais des stations. Or, le déplacement a lieu parce que la flèche ne s’est trouvée à aucun de ces points mais les a traversés. C’est ainsi que Bergson considère le mouvement. Il ne peut être découpé en moments qu’après coup, lorsque la flèche s’arrête dans sa cible. On peut alors, rétrospectivement, envisager l’espace qu’elle a franchi. Cette conception du mouvement, analysable seulement lorsqu’il a été effectué, conduit Bergson à préférer s’intéresser au processus de transmission. Le mouvement est plus important qu’une succession de positions transitoires. Il doit être pensé comme une actualisation et non par stations successives. Shurkus applique cette conception des déplacements à la reproduction. Elle propose de considérer les variations imposées aux matériaux sources lorsqu’ils sont copiés. Shurkus affirme alors que « reformulée en termes de représentation, la philosophie de Bergson suggère ainsi une compréhension de l’image comme une force temporelle qui acquiert des qualités ou une individualisation au travers de son expression matérielle.246 » Elle insiste sur l’importance de la matérialité des images, issue d’un mode de production particulier. Les changements de

245 Laura Mulvey, Death 24x a Second: Stillness and the Moving Image, Londres, Reaktion, 2006 246 Marie Shurkus, « Appropriated Imagery, Material Affects and Narrative Outcomes », Jane Tormey et Gillian Whiteley (éd.), Telling Stories, Cambridge, Cambridge Scholars Press, 2009, p.118 “Restated in terms of representation, Bergson’s philosophy thus suggests an understanding of the image as a temporal force that acquires qualities or individuation through its material expression.”

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cadre, de couleurs, de définition, de matérialité ou de dimension apparaissent comme autant de signes de la mise en mouvement des images à laquelle se livrent les artistes de la Pictures Generation. On est là très loin d’une conception de la copie comme reproduction à l’identique. Qui plus est, les effets permis par la diffusion et la reproduction sont souvent utilisés par les artistes pour glorifier le caractère fascinant des images. Dans la série In Photography de Charlesworth, comme dans les spectacles de Goldstein et Longo, on retrouve un intérêt pour la manipulation certes comme moyen de copier des images mais surtout comme moyen d’en accentuer l’irréalité. En somme, les réglages de la diffusion permettent aux artistes de s’exprimer. On aura en effet constaté qu’ils servent chez certains à signaler les conditions de circulation des représentations quand d’autres les utilisent comme moyen de contrôle sur la représentation ou pour intensifier leurs effets sur les spectateurs. En cela leurs spectacles mettent en scène les effets des réglages.

4. Manipuler de l’intérieur Dara Birnbaum : au cœur de l’industrie Les artistes de la Pictures Generation manipulent un matériau enregistré. Ce faisant, leur activité se situe là où s’opèrent les réglages de la diffusion ou de la reproduction. Cela nécessite l’accès et la maîtrise d’une technologie utilisée par l’industrie du divertissement. Parfois même, elle seule les possède. Dans ce cas, il faut entrer en contact avec ses représentants pour utiliser leurs ressources. Les artistes se trouvent ainsi dans une position paradoxale, ils doivent accéder aux outils qui produisent l’imagerie que leurs travaux entendent subvertir. Ce déplacement est illustré par le travail de Dara Birnbaum. Comme Jack Goldstein, ses premières expérimentations avec les images en mouvement sont des captations de ses performances. Comme lui, elle passe ensuite derrière la caméra mais sa gestion de la diffusion prend d’autres formes. Les premières vidéos de Birnbaum sont assez proches de celles de Joan Jonas, décrites précédemment, et des performances filmées que réalisent alors Vito Acconci ou Bruce Nauman. Birnbaum se filme réalisant des actions. Dans Chaired Anxieties (1975), Birnbaum prend différentes poses en utilisant une chaise. Dans Mirroring (1975), elle apparaît à l’image filmée directement ou au travers d’un miroir. Ces travaux sont assez proches de ceux des « artistes autobiographiques » que nous mentionnions plus haut, motivés par une réflexion critique sur les représentations stéréotypées des femmes véhiculées par le cinéma et la publicité.

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En 1977, Dara Birnbaum commence à exploiter des images issues de la télévision et réalise Lesson Plans (To Keep the Revolution Alive) [Fig. 83] qui est présentée lors de sa première exposition personnelle à Artist Space. Il s’agit de cinq séries, composées de 25 photographies d’un écran de télévision de façon à documenter une scène de feuilleton diffusé en première partie de soirée. Ce sont des scènes de dialogue, filmées en champ-contrechamp. L’artiste les a photographiées alors qu’elles étaient diffusées sur un moniteur. Ces images sont accompagnées par une transcription des dialogues. Birnbaum se demandait alors comment porter un regard critique sur les émissions les plus regardées à la télévision : les séries policières. « Alors j’ai pris des champ-contrechamp typiques et j’en ai mis une sélection sur les cimaises d’une galerie avec les dialogues écrits sur des cartels en dessous. Quand on arrêtait l’action et qu’on lisait ce qui était dit c’était, pour moi, pire encore que ce que je pouvais imaginer. Deux policiers dans une voiture regardent à travers le pare- brise puis se regardent mutuellement. Ils regardent un homme noir. Donc, même de nos jours, ça doit être le coupable. “Tu penses que c’est notre gars ?” “Oui c’est notre dindon. J’en ai tellement envie que je sens presque son goût.” C’était la télé américaine ! Tout était stéréotypé, en particulier le rôle assigné aux femmes.247 » Les œuvres suivantes de Birnbaum prolongent cette démarche qui consiste à reproduire et remontrer des images de la télévision pour en produire une critique, mais elle utilise désormais des séquences. Le projet (A) Drift of Politics : Two Women are Active in a Space (1978) [Fig. 84] est réalisé pour une exposition à The Kitchen. Il s’agit d’une projection en 16mm sur écran, d’une vidéo montrée sur un moniteur et d’une diffusion sonore sur enceintes. La vidéo est composée de scènes de Lavern & Shirley, une comédie de situation dont les personnages principaux sont deux amies. Birnbaum choisit un épisode dont elle ne conserve que les plans où les deux actrices apparaissent ensemble. Leurs dialogues sont transcrits en sous-titres car la vidéo est silencieuse. Leurs échanges sont donc lus séparément de l’action.

247 Hans Ulrich Obrist et Dara Birnbaum, « Conversation, September 1995 », Karen Kelly, Barbara Schröder et Giel Vandecaveye (éd.), Dara Birnbaum : The Dark Matter of Media light, Munich, London et New York, DelMonico Books-Prestel, 2011, p.20 “So I took typical reverse-angle shots and put a selection of them up on the gallery walls, with text panels of the dialogue beneath them. When you stopped the action and read what was being said, for me, it was even worse than I would have imagined. Two policemen in a car look out through the windshield, then they look at one another. They are looking at a black man. Well, even today, he must be the perpetrator. “You think this is our guy?” “Yeah, that’s our turkey. I want him so bad I can almost taste him.” That was American TV! Everything was stereotyped, especially the role assigned to women.”

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Birnbaum souligne ainsi les stéréotypes qui accompagnent la représentation des relations entre ces femmes que l’on voit succèssivement se disputer, se consoler et s’affronter. Le même montage est projeté dans une autre salle, au ralenti, sur grand écran et sur péllicule. Le son des échanges entre les deux actrices est diffusé distinctement et de façon autonome sur enceintes. Les différents éléments difusés sont ainsi dissociés. Comme dans les spectacles de Goldstein et Longo, leur séparation permet de souligner les conditions de leurs diffusion. Bien qu’il s’agisse d’une vidéo, Technology/Transformation: Wonder Woman (1978-79) [Fig. 85] prolonge la mise à distance par copie qui animait les travaux précédents de Birnbaum. On y voit des scènes jouées par Lynda Carter qui interprétait le personnage principal dans la série télévisée Wonder Woman. Birnbaum a sélectionné des scènes dans lesquelles l’actrice se transforme en super-héros, où elle court, où elle stoppe des balles de revolver ou raye un miroir. Ces scènes sont répétées plusieurs fois. Ce sont des moments sensationnels pendant lesquels Wonder Woman réalise des exploits, sont accompagnés d’explosions, d’effets spéciaux et d’une musique entêtante. La vidéo est ainsi une suite d’explosions et d’actions spectaculaires sur un rythme soutenu. Technology/Transformation se clôt par un karaoké dont les paroles disent plusieurs fois « Je suis Wonder Woman ». La répétition effrénée produit un effet de mise à distance avec l’objet diffusé comparable aux projets précédents de Birnbaum. Les 5 minutes et 50 secondes de cette vidéo semblent ainsi porter sur la répétition. Les actions, accompagnées d’une musique répétitive, sont à peine commencées qu’elles recommencent. Technology/Transformation: Wonder Woman est une suite de scènes qui ne connaissent aucune conclusion. Cela donne un air ridicule à la série télévisuelle qui semble perturbée par un problème technique qui la ferait hoqueter. Cette prise de contrôle est envisagée par plusieurs commentateurs comme une critique de l’asservissement du corps de la femme en objet de contemplation. Les boucles de Birnbaum soulignent par l’absurde la maîtrise qu’a l’industrie de la télévision sur l’image de Lynda Carter. Egalement présente dans (A) Drift of Politics, cette critique de la représentation stéréotypée des femmes est cruciale pour aborder l’œuvre de Birnbaum. Nous y reviendrons plus amplement au chapitre 3 consacré aux clichés et à leur manipulation. Indiquons néanmoins ici que ces interrogations sont liées à la maîtrise technologique qui nous intéresse dans le présent chapitre. En effet, la répétition qui fait Technology/Transformation: Wonder Woman est permise par la diffusion de copies. En cela, la boucle que nous avons précédemment rencontrée sous d’autres formes dans The Jump de Goldstein ou dans Sound Distance of a Good Man de Longo est paradigmatique de la Pictures Generation. En extrayant un élément de la narration pour laquelle il avait été créé, les artistes en produisent

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une analyse qui prolonge celle que fait Birnbaum avec Lesson Plans. Ils reconsidèrent ainsi leur matériau autant qu’ils le reproduisent. La boucle sort la scène d’un film, tout comme les photographies de Sherrie Levine ou de Richard Prince extraient des images de leurs contextes. Nous l’expliquions plus haut, chez ces deux artistes la copie n’est pas neutre. Elle est l’occasion d’un paramétrage qui modifie l’apparence de ce qui est reproduit. Les boucles de Birnbaum, Goldstein ou Longo ne font pas autre chose. Elles troublent le temps de la scène qu’elles empruntent. Elles en reconfigurent les réglages ce qui permet de reconsidérer leurs représentations. Les boucles de The Jump, de Sound Distance of a Good Man ou de Technology/Transformation: Wonder Woman sont des reproductions au même titre qu’une rephotographie et dépendent, comme elle, des outils qui permettent de les reconfigurer. Chacune permet de créer de la distance et de la différence entre la source et la rediffusion. Technology/Transformation: Wonder Woman semble résulter de l’enregistrement de la diffusion d’une émission qui aurait été ensuite montée. Ce n’est pourtant pas le cas. À la fin des années 1970, le matériel pour enregistrer la télévision était encore peu accessible. « C’est pour cela, explique Birnbaum, que l’œuvre pour ma première exposition à Artists Space était faite en braquant un appareil photo sur la télé, produisant ce qui était par essence des photogrammes vidéos de ces émissions et en mettant ces photogrammes en séquences sur les cimaises. Pour la deuxième exposition, (A) Drift of Politics [à The Kitchen], j’avais trouvé des gens dans l’industrie de la télévision et dans les premières petites sociétés de production qui avaient des syntoniseurs et pouvaient donc me faire des versions sur cassettes d’émissions télévisées. Il y avait un endroit à New York appelé Exploring Post No. 1 dirigé par Ted Estabrook. Il croyait en mon travail. Il avait un syntoniseur qui pouvait prendre les émissions sur les ondes et les poser sur bandes. L’autre façon de faire était de passer par [les chaînes nationales] CBS et NBC mais je devais devenir amie avec des gens de mon âge qui

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travaillaient à l’intérieur et qui soient prêts à prendre le risque de les extraire de leurs propres diffusions.248 » Le fait que Birnbaum sollicite des professionnels pour obtenir le matériau de ces œuvres souligne ce que nous affirmions plus haut quant au lien des artistes de la Pictures Generation avec les activités de diffusion d’images. Rappelons que Prince réalise ce qu’il considère comme sa première œuvre dans les locaux de Time-Life, Inc. et que The Jump est réalisé par Goldstein avec des chutes de films trouvées lorsqu’il travaille dans des studios à Hollwyood. L’esthétique de leurs travaux est marquée par cette relation. Dara Birnbaum l’affirme ainsi : « Je ne voulais pas faire le type d’œuvre qui était déjà fermement établi et catégorisé comme ‘art’… représenter la performance… la relation de la vidéo au temps réel. Tout cela impliquait de maintenir un dialogue en termes d’histoire de l’art avec la sculpture, la peinture et les préoccupations formalistes. Je ne voulais pas m’occuper de ces sujets. Pourquoi ne pas l’arracher à la diffusion ? Pourquoi ne pas se confronter frontalement à l’institution – pas l’institution de l’art mais l’institution de la TV elle-même ?249 » Pour Birnbaum l’alternative au formalisme consiste à explorer des territoires de production extérieurs à l’art. Par ailleurs, à cette période l’art vidéo ne dispose pas de nombreux espaces de diffusion. Electronic Art Intermix, structure consacrée à la conservation et la diffusion d’œuvres vidéo est montée en 1971. The Kitchen crée un espace pour la vidéo au milieu des années 1970 et quelques autres structures spécialisées voient alors le jour. Birnbaum, comme d’autres artistes, doit trouver des moyens de diffuser ses vidéos. C’est ainsi que

248 Hans Ulrich Obrist et Dara Birnbaum, « Telephone Conversation, April 2008 », Karen Kelly, Barbara Schröder et Giel Vandecaveye (éd.), Dara Birnbaum : The Dark Matter of Media light, Munich, London et New York, DelMonico Books-Prestel, 2011, p.31 “That’s why the work from the first show at Artists Space was made by shooting a camera at the TV, getting what were in essence video stills from theses programs and putting these stills on the gallery walls in sequence. By the second show, “(A) Drift of Politics,” I was finding people in the television industry and also the first small production houses who had tuners and therefore could get taped versions of TV show for me. There was a place in New York called Exploring Post No. 1, owned by Ted Estabrook. He belived in my work. He had a tuner that could get these TV programs off the air and down to tape. The other way of doing it was through CBS and NBC, but I had to make friends with people of my age on the inside who were working and willing to take the risk to get it off from their own feeds.” 249 Cité dans : John Sanborn, « Video Music Inc. », ZG Magazine, n°5 New York, 1981, n.p. “I didn’t want to do the type of work that was already firmly entrenched and categorised as ‘art’… to represent performance… video’s relation to real time. All that, implied and maintained a dialogue in art historic terms to sculpture, painting, formalist concerns. I didn’t want to deal with those issues. Why not take it right off the air? Why not deal head-on with the institution – not the institution of art, but the institution of TV itself?”

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Technology/Transformation : Wonder Woman est présentée sur le moniteur d’une vitrine d’un coiffeur de Soho et que plusieurs vidéos de l’artiste sont montrées dans des bars ou des salles de concert dont le Mudd Club, l’un des lieux où se produisent les groupes de punk et de No Wave new-yorkais. Ces lieux ne proposent pas de rémunération. De plus, les diffusions se font souvent dans de mauvaises conditions. Birnbaum en conclut que « Si au fur et à mesure tu compromets tout, que tu es affamé et incapable de réinvestir quoi que ce soit dans ton travail (…) aller au cœur de l’industrie afin d’apprendre à son contact devient une réponse.250 » L’artiste diffuse ainsi son travail sur des télévisions câblées et honore des commandes qui lui imposent un format. En 1987, la chaîne de diffusion de vidéo-clip MTV lui propose de réaliser un projet de 30 secondes. L’artiste profite de cette invitation pour réaliser un film d’animation qui reprend l’histoire de Coco le clown, un personnage qui refuse d’être animé par son auteur, Max Feischer. Birnbaum en fait une histoire de la représentation des femmes qui décident de s’affranchir de ceux qui élaborent leur image. Le cas de Birnbaum est particulier dans la mesure où son œuvre dépend de l’industrie pour obtenir le matériau nécessaire à produire ses œuvres. C’est, selon elle, ce qui la distingue d’autres artistes de la Pictures Generation qui empruntent des images qu’ils « traduisent » en utilisant le vocabulaire d’un autre médium251. Elle dit tenir à retourner la vidéo et la télévision sur elles-mêmes et revendique ainsi de répondre [talk back] aux médias. Cependant, beaucoup des artistes de la Pictures Generation utilisent des images ou des outils qui leur imposent une relation avec l’industrie du divertissement même si c’est dans une proximité moindre que dans le cas de Birnbaum. Qu’il s’agisse d’accéder à des outils ou à du matériau, toutes et tous exploitent les ressources du divertissement. D’ailleurs, le fait même de mettre en circulation une image en la copiant revient à assumer le rôle de diffuseur. Même si, comme nous venons de le voir, les artistes de la Pictures Generation envisagent cette activité comme productrice de modifications, il n’en reste pas moins qu’ils se situent là dans un rapport de très grande proximité, au moins en termes de gestes et d’actions, avec l’industrie du divertissement.

250 Ibid. “If you’re compromising everything along the line and starving and not being able to put anything back into the work… getting into the heart of the industry in order to learn from it becomes one answer.” 251 Nicolás Guagnini, « Cable TV's Failed Utopian Vision: An Interview with Dara Birnbaum », Cabinet Magazine, hiver 2002/2003, diponible en ligne : http://cabinetmagazine.org/issues/9/birnbaum.php

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CalArts Les artistes de la Pictures Generation qui se forment et commencent à travailler à Buffalo évoluent dans un environnement où le Center for Media Study et le Media Study/Buffalo accordent une grand importance au fait que les artistes accèdent à des technologies de pointe. Les activités de ces deux structures, les conférences, projections et échanges qu’elles génèrent, dynamisent la vie artistique de Buffalo et ont une influence notable sur la jeune scène artistique qui se développe autour de Hallwalls. Leur directeur, Gerald O’Grady conçoit les médias comme un code dont il faut propager l’apprentissage et la maîtrise. Pour cela, il initie des partenariats avec des entreprises et des ingénieurs afin que les cinéastes et vidéastes puissent bénéficier d’un accès au matériel de haute technologie nécessaire à leurs expérimentations. Les artistes qui veulent être considérés avec attention par les entreprises qui possèdent et produisent de tels outils, doivent démontrer à ces dernières l’intérêt de leurs expérimentations. Woody Vasulka, un des artistes recrutés par O’Grady était ingénieur industriel avant d’être artiste. Avec Hollis Frampton il monte, au sein du Center for Media Study, le Digital Art Lab où ils travaillent à la production de logiciels d’animation252. Ils participent ainsi à une recherche nationale sur les outils de production vidéo portée par plusieurs universités. Sur la côte Ouest des Etats-Unis l’intégration des artistes dans les rouages de l’industrie fait aussi partie des débats qui animent la vie de CalArts au moment où cette école est fréquentée par plusieurs futurs artistes de la Pictures Generation. Lors de son ouverture en 1971 l’établissement est présenté comme la concrétisation du rêve du réalisateur de dessins animés Walt Disney (1901-1966). Celui-ci était, depuis les années 1930, un important financeur de l’école d’art de Chouinard qui, en échange de son soutien, formait gratuitement des animateurs pour ses studios. Au milieu des années 1950, cet établissement et le conservatoire de musique de Los Angeles font l’un et l’autre face à des problèmes financiers, Walt Disney s’engage alors à soutenir les deux structures et veut les réunir sous la forme d’un projet d’enseignement artistique décloisonné. C’est ainsi que CalArts est fondée en 1961, portée par la vision d’une réunion de tous les arts notamment exprimée par le réalisateur dans son film Fantasia (1940). L’école doit s’établir dans un complexe architectural proche de ceux qu’il conçoit alors : Disneyland, inauguré en 1955, et EPCOT, « Experimental Prototype

252 Mona Jimenez, « Electronic Video Instruments and Public Sector Funding », Kathy High, Sherry Miller Hocking, Mona Jimenez (éd.), The Emergence of Video Processing Tools : Television Becoming Unglued, Chicago ; Bristol, University of Chicago Press ; The Mill, 2014, p.110

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Community of Tomorrow » [Prototype exprimental de communauté de demain], annoncé en 1965 mais qui restera à l’état de projet253. Walt Disney conçoit CalArts comme une communauté interdisciplinaire qui laisserait sa chance à tous les étudiants et où les esprits créatifs pourraient se « polliniser » les uns les autres254. Lorsqu’il décède en 1966, sa famille s’engage à mener à bien ce projet qu’il nommait « la principale chose que je veux laisser quand je partirai pour de plus verts pâturages.255 » À son ouverture, l’école est particulièrement bien dotée. Sa spacieuse architecture accueille une équipe d’enseignants prestigieux et du matériel technologique de pointe aussi divers qu’accessible. À cette période, naissent le mouvement hippie et la contre-culture qui entraînent l’apparition de nombreuses communautés autonomes sur le territoire californien. CalArts doit alors se forger une image de structure expérimentale proche des désirs de la jeunesse, en se tenant le plus éloigné possible de celle qui colle à son fondateur, celle d’un réalisateur ayant fait fortune avec des films de divertissement familiaux, moralistes et paternalistes256. Robert Corrigan (1927-1993), le premier directeur de CalArts, résume cette volonté en affirmant qu’elle ne sera pas « une école Mickey Mouse257 ». Pourtant, elle existe grâce aux capitaux de Disney et suit les objectifs pédagogiques de son créateur. Ainsi CalArts, au début des années 1970, se trouve dans une situation contradictoire, celle de vouloir être une sorte de communauté artistique portée par l’énergie de la contre-culture tout en étant financée par l’un des principaux représentants de l’entreprise de divertissement. La sociologue Judith Adler explique, dans l’étude de terrain qu’elle a menée à CalArts, qu’entre 1970 et 1972, « au moment où CalArts prend forme, non seulement “l’entreprise” de l’enseignement pouvait être considérée comme un moyen pour financer des expérimentations artistiques et utopiques mais un état d’esprit utopique de la société avait aussi ouvert un nouveau marché dans l’industrie de l’éducation – il promettait de fournir un appui compétitif

253 À propos de EPCOT voir : Karal Ann Marling, « la genèse d’EPCOT », Quentin Bajac et Didier Ottinger (éd.), Dreamlands des parcs d’attractions aux cités du futur, Paris, Centre Georges Pompidou, 2010, p.275-279 254 Catherine Lord, « History and History », CalArts - Skeptical Belief(s), p.6 255 Cité dans : Craig Hodgetts, « Biography of a Teaching Machine », Art Forum, Vol.13, n°1, septembre 1973, p.63. “It’s the principal thing I want to leave behind when I move to greener pastures.” 256 Pour un plus ample développement sur l’histoire de CalArts : François Aubart, « Enseigner l’art dans un monde qui n’en a plus besoin : La création et les premières années de CalArts », Initiales J.B., n°2, p.11-18 257 Cité dans : Peter Selz et Henry J. Seldis, « West Coast Report : Cal Arts », Art in America, Vol. 57, n°2, mars-avril 1969, p.107

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pour les nombreux petits tracas en vendant aussi bien l’expérience au présent de la Communitas que les diplômes officiels nécessaires pour s’assurer de futurs avantages économiques et statutaires dans une société stratifiée.258 » Ce jeu sur les deux tableaux de l’alternatif et du compétitif se reflète dans la façon dont Adler présente le rapport des enseignants au financement de leur école. C’était, d’après elle, un sujet de blagues que de penser que l’argent de la famille Disney était dépensé à tour de bras par des artistes d’avant- garde. Beaucoup affirmaient ainsi qu’à CalArts était enseigné le modèle de l’arnaqueur [Hustler], consistant à montrer aux étudiants comment tricher de façon créative pour obtenir de l’argent et accéder à du matériel de pointe259. Selon l’historien du cinéma David Smith, le cinéma d’avant-garde de façon générale et celui réalisé à Los Angeles en particulier se caractérise par la recherche d’une alternative aux productions hollywoodiennes tout en dépendant de ses outils et de ses fonds. Le cinéma expérimental, en se présentant comme une alternative aux films d’exploitation, se définit en rapport à son « adversaire » et dans sa dépendance. « Réfléchissant la force d’attraction gravitationnelle d’Hollywood, les traditions cinématographiques que l’on réunit sous l’étiquette d’“avant-garde” ont souvent été complexées par leur “autre” industriel et par leur propre altérité. Et souvent elles ne se sont pas uniquement développées en transformant les axiomes formels de leurs prédécesseurs ou du médium lui-même (à condition bien sûr qu’une telle tradition moderniste existe), mais en exprimant, de manière plus ou moins explicite et plus ou moins allégorique, leurs façons de voir et leurs relations avec Hollywood.260 »

258 Judith Adler, Artists in Offices : An Ethnography of an Academic Art Scene, New Brunswich ; New Jersey, Transaction Books, 1979, p.28 “At the time Cal Arts took shape, not only could the expanding “business” of education be regarded as a way of subsidizing both art and utopian experiments, but a utopian social mood had opened a new market in the education industry—one which promised to provide a competitive foothold for many small concerns selling both the experience of the communitas in the present and the formal degrees necessary to secure future economic and status advantages in a stratified society.” 259 À ce sujet voir : Judith Adler, « Transients and Hustler », Op. Cit., p.86-88. 260 David E. James, « Hollywood Extras : One Tradition of ‘Avant-Garde’ Film in Los Angeles », October, Automne 1990, p.4 “Reflecting the strength of Hollywoods gravitational pull, the traditions of film-making we group together under the rubric of "avant-garde" have often been self-conscious about their industrial other and about their own otherness. And they have often produced themselves, not simply as permutations of the formal axioms of their antecedents or of the medium itself (though such a high-modernist tradition of course exists), but by way of more or less explicit, more or less allegorically displaced envisionings of Hollywood and of their own relationship to it.”

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Pour David Smith les expérimentations des réalisateurs d’avant-garde sont nourries d’un mélange de proximité et d’alternative à Hollywood car, pour produire leur cinéma, il leur faut accéder à des outils possédés par l’industrie. Les réalisateurs d’avant-garde de Los Angeles y sont les plus exposés, pour subvenir à leurs besoins ils mettent leurs compétences au service des studios d’Hollywood où ils exécutent des travaux alimentaires. Depuis leurs formations, leurs premiers emplois et jusque dans les développements de leurs carrières, les artistes de la Pictures Generation sont dans une position similaire. Nous l’avons dit, la plupart d’entre eux, quel que soit l’enseignement qu’ils ont suivi, gagnent leur vie en travaillant dans des studios de cinéma ou en exerçant les métiers de graphiste, iconographe ou photographe. Comme les réalisateurs d’avant-garde de Los Angeles, ils dépendent d’une industrie dont ils rêvent de subvertir la production en s’y infiltrant.

Retour à l’atelier Les artistes de la Pictures Generation sont souvent présentés comme occupant une position critique parce qu’ils exploitent un matériau et un dispositif pour les subvertir. Il s’agit de piraterie explique par exemple Buchloh, reprenant une énonciation proche de l’attitude de réponse [talk back] aux médias, revendiquée par Birnbaum. « Comme les artistes conceptuels radicaux de la fin des années soixante, affirme le critique, ils contestent la nécessité de voir ce travail rabaissé au statut de marchandise individualisée.261 » Il précise néanmoins : « Et leur entreprise a été couronnée de succès, ne serait-ce que provisoirement – jusqu’à ce que le processus général d’acculturation trouve les moyens d’assimiler ces œuvres ou que leurs auteurs trouvent les moyens d’adapter leurs productions aux conditions de l’appareil d’acculturation.262 » En utilisant des outils similaires à ceux exploités par l’industrie du divertissement, ces œuvres prennent le risque de la confusion ou de l’amalgame. Selon Buchloh, c’est particulièrement le cas des vidéos de Birnbaum. Bien qu’elles prolongent le discours radical de l’avant-garde, leur diffusion à la télévision affaiblirait leur portée critique. « Le travail de Birnbaum risque de s’intégrer si bien à la technologie avancée et à la perfection linguistique de l’idéologie télévisuelle dominante que son élan originel de déconstruction pourrait disparaître en une espèce d’esthétisation technocratique de la pratique artistique associée au besoin continu des médias de rajeunir leur aspect et leurs produits en puisant dans l’esthétique d’avant-garde.263 »

261 Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Op. Cit., p.151 262 Ibid. 263 Ibid., p.128

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Contrairement au souhait exprimé par Birnbaum de voir ses vidéos côtoyer les émissions qu’elle manipule pour en perturber la réception, Buchloh leur invente une intention « originelle » qui serait anéantie si celle de l’artiste était réalisée. Pour le critique, la manipulation du matériau visuel fourni par le divertissement doit être diffusée dans des contextes qui éludent toute ambiguïté quant à ses intentions pour d’exprimer clairement son refus d’être assimilée à une marchandise. À cette période, plusieurs auteurs considèrent avec attention ces activités artistiques qui infiltrent et exploitent les circuits de diffusion industriels. L’essai de 1934 de Walter Benjamin « L’auteur comme producteur » est souvent convoqué264. Le philosophe y déclare : « avant de demander : comment une œuvre littéraire se pose-t-elle face aux rapports de production de l’époque, je voudrais demander : comment se pose-t-elle en eux ?265 » Selon lui, la qualité critique d’une œuvre dépend moins du sujet qu’elle traite que de la façon dont son auteur gère les interactions avec les environnements qui la produisent et la diffusent. Une telle conception en appelle à des pratiques qui utilisent de façon subversive les outils de production. Pour Benjamin les auteurs qui ne considèrent ni les liens de leurs œuvres avec le Capital, ni leur propre place dans le processus de circulation de leurs œuvres, ne peuvent se prétendre révolutionnaires. Ils doivent avant tout ambitionner de transformer l’appareil de production qu’ils alimentent. Ce texte de Benjamin est convoqué par Buchloh dans « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain » publié en 1982. Deux ans plus tard Hal Foster le cite dans « For a Concept of the Political in Contemporary Art »266. Pourtant, l’interprétation la plus explicite de « L’auteur comme producteur » est formulée par Craig Owens dans le compte rendu qu’il livre en 1982 d’une exposition organisée à CalArts pour célébrer ses dix ans d’activité267. Parmi les travaux des anciens étudiants, Owens constate et regrette ce qu’il nomme un retour vers l’atelier. Il distingue alors les pratiques qu’il qualifie de traditionnelles et qui sont produites dans l’atelier, en l’occurrence principalement de la peinture, de celles faites avec des outils ou des dispositifs que l’on pourrait nommer industriels dans la mesure où ils impliquent des technologies spécifiques et parfois des techniciens pour les manipuler. Il

264 Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », Essais sur Brecht, Paris, La fabrique, 2003, p.122-144 265 Ibid., p.125 266 Hal Foster, « For a Concept of the Political in Contemporary Art » [1984], Recoding : Art, Spectacle, Cultural Politics, Op. Cit., p.139-155 267 Craig Owens, « Back to the Studio », Art in America, janvier 1982, p.99-107

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prolonge ainsi les positions prises par Buren dans « Fonction de l’atelier » que nous avons commenté précédemment268. Lorsque Owens écrit « Retour à l’atelier », CalArts est notamment connue pour l’enseignement qu’y donnaient Michael Asher et John Baldessari dans leur cours « Post- Studio ». En 1970 Baldessari avait brûlé toutes ses peintures lors de son Cremation Project. Il est ensuite engagé à CalArts alors qu’il développe un travail conceptuel. Pour éviter d’utiliser ce mot qui lui paraît « trop étroit et trop prescriptif » il emprunte à Carl Andre (né en 1935) celui de Post-Studio269. Baldessari pense qu’il est possible de faire de l’art avec tout type de médium et dans tout contexte. Dix ans après le passage des artistes de la Pictures Generation dans le Post-Studio de Baldessari, Craig Owens déplore la sélection d’artistes opérée par Helen Winer. Curatrice chargée de l’exposition des artistes formés à CalArts, elle est alors directrice de la galerie Metro Pictures. Selon Owens elle n’a retenu que les anciens étudiants ayant atteint un certain degré de reconnaissance. « L’exposition obtenue semblait moins préoccupée de la présentation d’une approche spécifique à CalArts que de sa promotion : les diplômes de CalArts, nous dit-on, auraient un impact significatif sur (le marché de) l’art contemporain. Aussi, l’exposition peut-elle être interprétée comme un défi adressé à ce que les cyniques perçoivent comme l’incurable « idéalisme » de CalArts. Car lorsque l’on observe les stratégies par lesquelles ces artistes sont parvenus à la visibilité, on découvre que ceux d’entre eux qui sont les plus couronnés de succès (du moins en tenant compte des critères de cette exposition) sont ceux qui sont revenus aux médiums et modes de production conventionnels. Ce qui fait qu’évidemment, à l’intérieur du contexte on ne peut plus spécifique de CalArts, l’exposition prenait un tour polémique en montrant une retraite massive vers l’atelier.270 » Pour Owens, le retour à l’ordre de l’économie se conjugue avec, et est permis par, un retour de la peinture. Le retour de ce médium est vu comme le signe d’un mouvement réactionnaire opposé à l’héritage de l’art conceptuel. Douglas Crimp l’avait déjà signalé dans la deuxième version de « Pictures », en reprochant à l’exposition New Image Painting de

268 Daniel Buren, Art. Cit. 269 Christopher Knight, « A Situation Where Art Might Happen: John Baldessari on CalArts » : http://www.eastofborneo.org/articles/a-situation-where-art-might-happen-john- baldessari-on-calarts 270 Craig Owens, « Retour à l’atelier », Yves Aupetitallot et Lionel Bovier (dir.), Op. Cit., p.40 [1982]

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s’inscrire dans la tradition moderniste. Il fixe ensuite cette distinction dans « The End of Painting », un texte publié en 1981 dans October271. Il fustige ce qu’il appelle la croyance en la peinture, croyance qu’il taxe de réactionnaire. Croire en la peinture c’est célébrer son essence éternelle. Ce médium est présenté comme ayant toujours eu une fonction cathartique pour libérer et exprimer les tourments et les passions de leurs utilisateurs. Il est vrai que, dans les premières années 1980, la réapparition de la peinture s’accompagne d’un discours qui célèbre l’individu créateur comme garant de valeurs traditionnelles. Barbara Rose (née en 1938), par exemple, voit dans ce retour en grâce de la figure du peintre un antidote aux expérimentations de l’art minimal et conceptuel272. Crimp lui oppose un art qui prend en compte l’histoire de la photographie car ce médium garantirait la désubjectivation. Les pratiques qui assimilent les leçons de l’art conceptuel se situent dans une juste évolution. Elles s’opposent formellement et théoriquement à la transcendance convoquée notamment par Rose et à la résurrection d’un médium guidée par la « foi en le pouvoir guérisseur de la main273 ». Crimp entretient la distinction entre les pratiques manuelles donc expressives et celles utilisant des outils de reproduction qui seraient inexpressives. Le retour en grâce de la peinture à cette période est d’abord porté par la Transavant-garde italienne et le néo-expressionnisme allemand. Ces courants artistiques trouvent une résonance aux Etats-Unis et influencent certains jeunes peintres dont le plus connu est Julian Schnabel. Bien qu’il s’agisse là de plusieurs groupes d’artistes et de travaux divers, on peut dire que de façon générale, ils revisitent, convoquent, imitent et manipulent des styles historiques de toutes périodes. Cette diversité de sources est revendiquée par le critique d’art Achille Bonito Oliva (né en 1939), théoricien de la Trans-avantgarde, comme un moyen de s’opposer aux lectures historiques, qui impliquent une évolution déterministe, et aux écoles, qui imposent une forme au détriment d’une autre274. L’artiste qui les manipule fait de la créativité le centre de son art. Cette vision de l’artiste en seul sujet de son œuvre est condamnée par les critiques d’October. Pour Foster, ces peintres réclament le retour de l’ego dans l’art sous une forme régressive. Elle est bien loin de la transgression des avant-gardes historiques qu’imitent ces

271 Douglas Crimp, « The End of Painting », October, printemps 1981, p.69-86 272 Barbara Rose, American Painting : The Eighties, Buffalo, Thorney-Sidnye Press, 1979 273 Douglas Crimp, « The End of Painting », On the Museum’s Ruins, Cambridge et Londres, MIT Press, 1993, p.94 “This faith in the healing power of the hand…” 274 Achille Bonito Oliva, Trans-Avantgarde International, Milan, Giancarlo Politi Editore, 1982

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artistes275. Contrairement à ceux qui brisaient les codes et les définitions de l’art dans les années 1910, l’extravagance proposée par les expressionnistes contemporains est souhaitée par leur public. Buchloh quant à lui affirme que « dans la peinture contemporaine, le sujet est toujours en fin de compte un auteur souverain, tandis que dans les procédures contemporaines de montage, le sujet n’est autre que le lecteur/spectateur.276 » Contrairement aux pratiques de la copie qui permettent de reconsidérer un matériau en modifiant ses conditions de circulation, la peinture serait dénuée de toute mise à distance. Pour ces raisons elle ne peut que glorifier son auteur et aliéner son spectateur277. Pour ces critiques, la peinture et ses visions policées s’entendent assez bien avec le retour au pouvoir d’une droite qui alimente un marché de l’art revigoré par ces nouveaux clients friands de productions facilement décoratives. Ils prennent donc position contre un medium, la peinture, et défendent les pratiques qui exploitent la copie et la reproduction car celles-ci représentent à leurs yeux une critique et une alternative à ce retour de l’auteur souverain. Rappelons-le encore, la reproduction ne leur semble pas seulement garante d’inexpressivité mais aussi d’un recul critique, d’une mise à distance, qui ne soumet pas le spectateur comme le fait la peinture mais propose au contraire une étude de cette relation.

David Salle : imagination Dans le contexte de ce débat, Owens défend dans « Retour à l’atelier » des pratiques qu’il lie à la définition benjaminienne des artistes comme producteurs. Le critique prolonge ainsi l’opposition entre des œuvres produites par la reproduction, considérées comme inexpressives, et celles qui utilisent des techniques non-reproductives qui seraient, de fait, expressives. De plus, parce que ces dernières produisent des objets multiples et non des œuvres uniques, elles nieraient l’authenticité recherchée par la peinture. Certaines pratiques seraient ainsi distantes du marché quand la peinture irait main dans la main avec celui-ci et avec le mouvement néo- conservateur. La vision simplificatrice qui permet cette critique acerbe s’explique probablement par le fait qu’elle s’adresse en fait moins à un type d’art qu’à un discours ambiant. Howard Singerman l’exprime en ces termes :

275 Hal Foster, « Between Modernism and The Media », Recodings : Art, Spectacle, Cultural Politics, New York, The New Press, 1985, p.33-57 276 Benjamin Buchloh, Art. Cit., p.137 277 Benjamin Buchloh, « Figures of Authority, Ciphers of Regression: Notes on the Return of Representation inEuropean Painting », October, printemps 1981, p.39-68

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« L’accusation de Owens – et son sentiment de trahison – semblent hors de proportion, mais sa cible n’était pas seulement l’exposition en question et peut-être même pas seulement les tonnes de peintures soudainement déversées dans les galeries du monde entier. Elle était en particulier lancée en réponse au langage qui accompagnait la nouvelle peinture, un discours qui ressemblait beaucoup à celui venant de la maison blanche de Reagan, de la chancellerie d’Helmut Kohl et du 10 Downing Street de Margaret Thatcher.278 » « Retour à l’atelier », écrit dans ce contexte particulier et commentant le mouvement général de retour à la peinture vise particulièrement David Salle. Après avoir fait des collages influencés par le travail de son enseignant John Baldessari, Salle retourne vers la pratique de la peinture. Owens lui oppose Jack Goldstein, autre ancien étudiant de CalArts qui se met à peindre un peu plus tard279. Il réalise alors des reproductions à l’aérosol d’images trouvées. Ce sont des représentations d’explosions, de bombardements ou d’incendies dont il est difficile de dire s’il s’agit de documents historiques ou de mises en scènes. Ainsi par exemple en 1981 il réalise plusieurs peintures noir et blanc sur le même principe. La partie inférieure de la toile accueille un premier plan de bâtiments figurés par leurs silhouettes noires qui se découpent sur un fond légèrement plus clair, un ciel parsemé de taches et de traits blancs qui figurent des explosions [Fig. 86]. Les toiles de Goldstein sont réalisées par des assistants à qui il a transmis sa technique d’utilisation de l’aérographe. Dans son texte Owens les qualifie de « professionnels » et voit dans cette façon de peindre un prolongement de la façon dont Goldstein réalisait ses films. Pour le critique, dans chacun des cas l’artiste « abandonne le rôle d’auteur pour assumer celui de producteur.280 » Qui plus est leur grande dimension les éloigne de la peinture comme objet et les fait ressembler à des films projetés sur écran. Le fait que Goldstein ne peigne pas les toiles lui-même, que leur esthétique copie celle de la photographie, un médium inexpressif parce que reproductible, et que ces images elles-mêmes

278 Howard Singerman, « Pictures and position in the 1980’s », Amelia Jones (éd.), A Companion to Contemporary Art Since 1945, Malden ; Oxford ; Carlton, Blackwell Publishing, 2006, p.93 “Owens’s accusation – and his sense of betrayal – seems far out of proportion, but his target was not only the exhibition at hand, and perhaps not even just the truckloads of painting that ware suddenly filling galleries worldwide. It was cast in response in particular to the language that accompanied the new painting, a discourse that sounded very much like that coming from Reagan’s White House, Helmut Kohl’s chancellery, and Margaret Thatcher’s 10 Downing Street.” 279 David Salle qui peignait avant d’étudier à Cal Arts reprend cette pratique en 1976. Jack Goldstein s’y met en 1979. 280 Craig Owens, « Retour à l’atelier », Art. Cit., p.42

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soient trouvées et non crées par l’artiste garantit à son œuvre une « inauthenticité » saluée par Owens comme la preuve d’une opposition aux exigences du marché et de l’inexpressivité de son auteur. David Salle aussi emprunte des images dans des magazines ou en fait des imitations. Les peintures qu’il réalise alors, celles que Owens commente, consistent à faire coexister sur une même toile plusieurs représentations figurées par un tracé, certes à la main, qui n’en indique que les contours. Sans recourir à l’utilisation d’un processus mécanique les images sont néanmoins reproduites sur la toile. We'll Shake the Bag (1980) [Fig. 87] est composée de deux toiles enchâssées réunies côte à côte. L’une présente un fond gris et l’autre un fond rouge. Elles contiennent la représentation d’une femme et d’un homme au lit, fumant, leurs regards perdus au plafond. Leurs volumes sont rendus par des tracés et des aplats en noir et en gris. À cette image se superpose la représentation de plusieurs enfants qui essaient de croquer des pommes accrochées à un fil devant eux. Ils sont figurés par des traits orange qui donnent uniquement les contours des personnages et des fruits qui leur font face. À cette période, Salle réalise de nombreuses peintures sur ce même principe. Les représentations, par leur facture évoquent la photographie, leur superposition convoque le montage. Cela a été mis en avant par de nombreux commentateurs281. Ainsi, From Planet to Favored Men (1981) [Fig. 88] est une peinture faite de deux toiles monochromes qui servent de fond à quatre représentations. Un homme nu allongé sur le ventre, la chute d’une tasse de café, une main tenant un chapeau et un corps allongé se superposent, comme le rassemblement d’instants déconnectés. Leur unité factice génère un doute quant à la validité de ces images. Dans un catalogue monographique de Salle paru en 1986, deux contributions prolongent cette lecture. Janet Kardon considère que les images utilisées par Salle sont lisibles et compréhensibles en tant que telles282. Pourtant, leur mise en relation sur la toile encourage la recherche d’une narration dont le sens reste hors d’atteinte. Une telle interprétation est proche de la notion de boucle que nous évoquions plus haut, qui consiste à requalifier le sens d’un élément en le reproduisant. Lisa Phillips, elle, affirme que Salle, « travaillant comme un directeur artistique, […] sélectionne, recombine et compose des images pour une présentation.283 » Evidemment pour réaliser ses peintures, l’artiste n’utilise pas de technologie

281 Voir par exemple : Carter Ratcliff, « Westkunst : David Salle », Flash Art, été 1981, p.33- 34 282 Janet Kardon, « The Old, The New and the Different », Janet Kardon (éd.), David Salle, Philadephie, Institue of Contemporary Art ; University of Pennsylvania, 1986, p. 8-20 283 Lisa Phillips, « His Equivocal Touch in the Vicinity of History », Op. Cit., p.26 “Working like an art director, he selects, recombines, and composes images for presentation.”

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de reproduction. En revanche il s’agit de reproduction d’images préexistantes. Leur facture est proche du tracé sommaire qu’applique Goldstein pour reproduire la peinture de Van Gogh dans le film The Portrait of Père Tanguy. Autrement dit, ces peintures, dans leurs sources et leur réalisation, sont informées par la manipulation d’images qui anime aussi les travaux des autres artistes de la Pictures Generation. Pour des raisons comparables à celles qui ont poussé Douglas Crimp à se désintéresser du travail de Philip Smith, Owens dans « Retour au studio » reproche à Salle de prendre plaisir à imposer des changements de sens aux images qu’il utilise. Ces deux artistes font appel à l’imagination. Les surimpressions de Salle produisent des réinterprétations qui supposent un investissement psychologique. Pour Owens, réapparaît là une subjectivité bannie par l’art minimal et conceptuel. Comme Foster, il la répudie comme réactionnaire. Qui plus est, en proposant de nouveaux sens à ces images, Salle exploite des méthodes similaires à celles qu’il devrait critiquer. Pour Owens, Salle participe de ce qu’il condamne. La distance critique, recommandée par Buchloh, à propos des circuits de diffusion des œuvres vidéo de Birnbaum, trouve ici une autre expression. Dans chacun des cas, c’est contre un trop grande proximité avec les caractéristiques du divertissement que les artistes sont mis en garde. Buchloh craint que les vidéos de Birnbaum puissent être vues comme des produits télévisuels, Owens reproche à Salle de finir par convoquer l’imagination et l’émotion expressionnistes.

Camouflage On peut lire ce type d’interprétation dans certaines pages d’Art in America, de Flash Art ou d’October. En revanche, des voix alternatives se font entendre notamment dans Real Life Magazine. Dirigée par Thomas Lawson et Susan Morgan, cette revue propose des textes critiques autant que des textes d’artistes, des chroniques et des portfolios d’artistes. Revendiquant une écriture non-universitaire, les textes sont volontiers écrits à la première personne, ouvertement subjectifs, souvent polémiques et sont parfois présentés sans notes de bas de page. Le format de Real Life Magazine, 28 par 21,5 centimètre, est plus proche de celui des magazines que de celui des revues comme October, celle-ci en fait 23 par 17,5. Le numéro printemps-été 1982 de Real Life Magazine présente un texte de Richard Hertz qui critique l’essai de Buchloh publié dans le numéro de printemps 1981 d’October284. Ce dernier avance que le retour à la figuration dans les années 1930, par des artistes qui avaient approché l’abstraction dans les années 1910, est le signe de leur accointance avec le

284 Richard Hertz, « A Critic of Authoritarian Rhetoric », Real Life Magazine, printemps-été 1982, p.16-18

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totalitarisme285. Pablo Picasso, Francis Picabia (1879-1953) ou Giorgio De Chirico (1888- 1978) auraient tourné le dos à l’expérimentation au profit d’une pratique académique de la peinture. Ce retour à la maîtrise et à l’expression de soi est comparé à celui dont Buchloh est témoin dans les années 1980. Pour lui cette nouvelle peinture ne l’est pas vraiment. Elle procède d’un mouvement vers des valeurs traditionnelles, réactionnaires et bourgeoises déjà observé dans les années 1930. Cela lui semble flagrant dans le fait que ces artistes s’inspirent du fauvisme et de l’expressionnisme, qui sont antérieurs aux ready-mades de Duchamp ainsi qu’au constructivisme et à l’automatisme surréaliste, qui eux précédent les travaux de Rauschenberg et de Piero Manzoni. Là encore, Buchloh oppose des formes qu’il considère expressives et traditionnelles à celles qu’il voit comme avant-gardistes et rationnelles et que, surtout, il envisage comme anéantissant celles de leurs prédécesseurs. Sous un titre explicite, « A Critique of Authoritarian Rhetoric » [Une critique de la rhétorique autoritaire], Hertz reproche à Buchloh de ne pas donner d’exemples et de ne pas faire d’analyse d’œuvres. Son analyse est déterministe, affirme Hertz, elle consiste à penser que toute expérimentation avant-gardiste devrait remplacer définitivement les précédentes. Il lui oppose que les inventions de Duchamp, du constructivisme ou de Rauschenberg introduisent des changements de paradigmes artistiques mais n’impliquent pas pour autant la mise au banc des pratiques antérieures. Hertz conclut avec véhémence que le déterminisme et le caractère évasif de ses analyses sont le signe de l’autoritarisme de Buchloh. À l’encontre de cette lecture qui lui semble pétrie d’aprioris, Hertz cite la proposition de Thomas Lawson d’exploiter le médium de la peinture justement parce qu’il est accepté et glorifié socialement. Ce serait le meilleur véhicule d’une critique agissant de manière camouflée et pas de manière démonstrative. Dans son numéro suivant, Real Life Magazine publie un article de Howard Singerman qui présente ce qu’il nomme Nouvelle Peinture [New Painting] comme une pratique informée et prolongeant l’art conceptuel286. Il pointe le fait que le critique Robert Pincus-Witten (1935- 2018) vante les « dons » de David Salle et que, dans un élan de traditionalisme, il le célèbre comme « né peintre » alors que l’artiste lui-même affirme que l’art conceptuel a permis à sa peinture d’exister. Pour Singerman, la Nouvelle Peinture a assimilé le scepticisme de l’art conceptuel vis-à-vis de l’efficacité de la peinture. Cela influe sur la relation que ces peintres ont avec leur médium. Contrairement à une vision romantique de l’artiste adorant son moyen

285 Benjamin Buchloh, Art. Cit. 286 Howard Singerman, « Paragraphs toward an essay entitled “Restoration Comedies” », Real Life Magazine, hiver 1982-1983, p.21-23

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d’expression, eux travaillent sans sincérité et sans croyance envers celui-ci. Ils n’utilisent pas la peinture pour exprimer leur vision personnelle. Les sujets qu’ils représentent sont déjà des représentations. Cependant, ces peintres tentent de réanimer ce médium. Ils n’y croient pas mais veulent tout de même sauver la peinture. Cette position paradoxale est importante, elle leur impose de jouer de malhonnêteté en explorant les conventions. Leurs œuvres engagent avec leurs spectateurs une relation basée sur la déception et la crédulité. Elles se présentent comme l’expression des intentions de leurs auteurs tout en convoquant l’impossibilité d’un tel but. Singerman conclut que : « Bien que je ne sois pas armé de l’idéologie que Douglas Crimp et Benjamin Buchloh ont utilisée pour condamner la peinture comme étant aussi répressive qu’inefficace, leurs preuves, particulièrement celles de Buchloh, sont peu convaincantes. De plus je pense qu’il est prétentieux et même dogmatique de déclarer la peinture morte une fois de plus ; ou plutôt, je ne peux déclarer qu’il soit impossible d’en faire.287 » Howard Singerman rejoint l’opposition de Richard Hertz à la condamnation de la peinture formulée par les critiques proches d’October. Cependant, contrairement à Barbara Rose ou à Robert Pincus-Witten, ni l’un ni l’autre n’appellent à un retour des pratiques traditionnelles. Tous deux reprochent notamment à Buchloh son positionnement rigide et défendent Thomas Lawson, co-fondateur de Real Life Magazine dont ils citent les articles. Lawson comme d’autres peintres tels que Richard Bosman, Walter Robinson, David Salle ou Michael Zwack entretiennent des liens d’amitiés et échangent à propos de l’art avec d’autres représentants de la Pictures Generation qui utilisent des outils de reproduction288. Lawson revendique cette proximité dans « The Uses of Representation : Making Some

287 Ibid., p.23 “While I am not armed with the ideology that Douglas Crimp and Benjamin Buchloh have used to condemn painting as both repressive and ineffectual, their evidence, especially Buchloh’s, is unconvincing. Still I think it is immodest and even imperious to declare painting dead yet again; or rather, I cannot declare it unmakable.” 288 Richard Bosman (né en 1944) est un peintre américain. Ses peintures figuratives représentent des scènes qui semblent extraites de narrations, souvent dramatiques. Walter Robinson (né en 1950) est un artiste et critique d’art américain. Avec la critique Edit DeAk (1948-2017) il fonde la revue Art-Rite. Publiée de 1973 à 1978, elle mêle des interventions d’artistes à des critiques et des interviews avec des artistes. Très éclectique, Art-Rite s’intéresse très tôt au graffiti, tout en traitant aussi de danse, de performance et de musique. Walter Robinson écrit ensuite dans plusieurs revues et défend la scène de l’East Village. Ses peintures, dans les années 1980, sont des reproductions de couverture de livres ou d’affiches de cinéma.

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Distinctions », un texte publié dans Flash Art en 1979289. Dans le débat qui oppose ceux qui bannissent la peinture au nom de l’art conceptuel à ceux qui en appellent à son utilisation contre l’art conceptuel, Lawson préconise une utilisation de ce médium qui met ces deux positions dos à dos290. Pour Lawson, ceux qui célèbrent la peinture comme un moyen d’expression strictement égotique la considèrent d’une façon uniquement esthétique. Ils promeuvent une forme de décoration et défendent des peintres qui pastichent des styles historiques sans en sonder les enjeux et les intentions originales. Les œuvres qu’ils défendent font se rencontrer des sources, des formes et des histoires, sans produire de friction. La possibilité d’assimiler des contraires sans heurts ni malentendus, comme s’ils participaient tous d’une unique tradition réprime, selon Lawson, toute expression critique et empêche toute prise de position. Il partage ainsi la critique formulée par Buchloh et Foster à l’encontre de la nouvelle peinture. Mais Lawson reproche à ces derniers de ne concevoir l’art que comme un support pour élaborer des développements théoriques. Ils s’opposent, selon Lawson, à tout art qui ne se présente pas explicitement comme un prolongement des arts minimaux et conceptuels. Pour lui, ces positions ont perdu leur force critique. Les stratégies d’appauvrissement du geste artistique dépendent d’un dispositif pour les rendre visibles et préhensibles par le public. Les textes, les photographies qui s’imposent pour documenter les œuvres conceptuelles ne peuvent être perçues comme radicales que soutenues par les institutions. Lawson raille l’incapacité ou le refus de ces formes artistiques à prendre conscience de leur dépendance par rapport aux musées ou au galeries qui les diffusent et conclut que leur assimilation par les institutions artistiques en fait un « système élégant admis par les forces qu’il cherchait à saper.291 » Lawson retourne ainsi la mise en garde adressée à ceux qui exploitent les canaux de diffusion industrielle et qui risqueraient d’y participer, rappelant que la posture critique prônée par les artistes conceptuels dépend en fait des institutions qu’ils entendent pervertir. Voilà pourquoi l’utilisation de la peinture, liée à la mythologie de l’expression artistique et aux réussites commerciales, apparaît à Lawson comme un possible canal de subversion. Exploiter ce médium de façon critique pourrait être une alternative aux radicalités établies. Il

289 Thomas Lawson, « The Uses of Representation : Making Some Distinctions », Flash Art, mars-avril 1979, p.37-39 290 Thomas Lawson, « Last Exit : Painting », Artforum, Octobre 1981, p.40-47 291 Thomas Lawson, « Dernière issue : la peinture » [1981], Bernard Blistène, Catherine David et Alfred Pacquement (éd.), L'époque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou – Musée national d'art moderne, 1987, p.492

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préconise une peinture figurative, donnant comme exemple celle de David Salle, qui exploite des représentations stéréotypées mais dont les répétitions et les superpositions sur la toile brouillent le sens. L’ambiguïté de ces images s’accorde avec celle des intentions de l’œuvre. Lawson en appelle à une pratique qu’il nomme « camouflage » car elle exploite les véhicules communs, et en cela insoupçonnables, par lesquels s’exprime la tradition artistique. « L’intention de cet artiste [qui utilise le camouflage] doit être, dès lors, d’ébranler de l’intérieur la pensée conventionnelle, de porter le doute sur la perception normalisée du “naturel”, en déstabilisant les moyens utilisés pour le représenter, même en sachant que cela doit conduire au bout du compte à une certaine défaite.292 »

Faire l’idiot Cette apologie de l’échec marque le véritable point de rupture entre l’interprétation de Lawson et celle défendue par October, elle répond à deux interdictions formulées par les critiques associés à cette revue. Selon eux, les artistes qui réalisent des productions proches de celles diffusées par l’industrie du divertissement doivent se garder de les laisser accéder au statut de marchandise. Par ailleurs, les peintres ne peuvent pas assimiler la subversion héritée de l’art conceptuel. Lawson montre que ces deux proscriptions ont comme but d’empêcher deux tentations portées par un même désir : celui d’infiltrer des dispositifs et d’y produire des formes les plus proches possible de celles subverties, au risque d’en être indistinguables. On comprendra donc que, selon lui, ce qui est considéré comme une défaite – faire véritablement du divertissement ou de la peinture traditionnelle – peut paradoxalement être présenté comme un succès, puisque c’est la preuve d’une infiltration accomplie293. Ce risque de l’indiscernable est le fruit d’une exploration des territoires alternatifs aux médiums traditionnels de l’art. À ce sujet, il est significatif de considérer les arguments des détracteurs de Lawson. Foster lui reproche de « faire l’idiot294 ». Utiliser la peinture figurative pour produire une critique des conventions traditionnelles de ce médium n’est qu’une façon d’assumer sa dépendance par rapport à ces conventions. Ce que Lawson appelle sabotage est pour Foster une complicité. Il simule une position critique tout en prolongeant et en acceptant une tradition. C’est ce risque que prennent tous les artistes de la Pictures Generation. Pour travailler dans et avec les environnements qu’ils entendent exploiter, ils doivent en respecter certains

292 Ibid. 293 Walter Robinson, « The Quest for Failure », Real Life Magazine, hiver 1985-1986, p.6-9 294 Hal Foster, « Between Modernism and the Media », Op. Cit., p.52 “play the fool”

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modes opératoires. Comme ils n’ont pas la licence nécessaire pour cette activité, ils doivent se faire escrocs ou faire les idiots. Ils doivent se présenter comme des peintres, comme des galeristes ou comme des producteurs par exemple, autant d’activités normées par des règles et des modes opératoires qu’ils ne respectent pas. Leurs intentions, toutes subversives ou alternatives qu’elles soient, ne peuvent se réaliser que par la participation. Alors, pas plus qu’ils ne peuvent revendiquer une opposition farouche et totale à leurs outils, ils ne peuvent garantir un résultat précis et définitif à leur démarche. Enoncer et tenir une position stable semble compliqué. Beaucoup d’entre eux éludent ainsi la réponse à cette question et se contredisent de façon parfois intéressée ou en revendiquant cette instabilité. Le cas le plus souvent commenté est celui de Sherrie Levine295. Après avoir été soutenue au début de sa carrière par les critiques de la revue October, elle disparaît de ses pages de 1981 à 1991296. Cela s’explique par son retour au médium de la peinture et de l’aquarelle ainsi que par sa collaboration avec de nombreuses galeries et son entrée en 1987 dans celle de Mary Boone, connue pour représenter, depuis 1977, des néo-expressionnistes allemands comme Georg Baselitz, A. R. Penck (1939-2017) et Sigmar Polke (1941-2010) notamment, ainsi que des peintres américains comme Jean-Michel Basquiat (1960-1988) et David Salle dont elle vend les œuvres à des prix records. Cette galerie, dont le nom est associé à l’expansion du marché de l’art dans les années 1980, est considérée comme une des artisanes de l’accès rapide de l’art des jeunes artistes au statut de marchandise de luxe297. Levine annonce alors que son travail, dès ses débuts, était caractérisé par un plaisir de produire des objets tangibles. Elle prend aussi ses distances avec une approche critique qui avait pourtant favorisé sa reconnaissance et affirme que pendant la période antérieure à 1981 : « Il y avait une lecture de mon travail et j’y ai collaboré qui en effaçait toute la poésie. C’est quelque chose que je regrette.298 »

295 Pour une présentation des changements de position critique de Sherrie Levine voir : Hélène Trespeuch, « Sherrie Levine : de l’appropriationnisme au simulationnisme », Marges : http://marges.revues.org/127 296 Gaëtan Thomas, « Pas d’images sans contexte », Douglas Crimp : Pictures – S’approprier la photographie, New York, 1979-2014, Cherbourg, Le Point du Jour, 2016, p.23 297 Voir le chapitre « Decade of Decadence » dans : Ann Fensterstock, Art on the Block: Tracking the New York Art World from Soho to the Bowery, Bushwick and Beyond, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p.75-97 298 Gerald Marzorati, « Art in the (Re)Making », Artnews, mai 1986, p.92 “There was a reading of my work, and I collaborated in it, that expunged all poetry from it. It’s something I regret.”

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Pour Abigail Solomon-Godeau c’est là un désaveu qui « dessine un déplacement depuis une position d’évidente résistance culturelle vers celle d’une accommodation aux modes de production existants et une évidente capitulation face aux désirs mêmes que les premiers travaux interrogeaient.299 » Pour Solomon-Godeau, la portée critique d’une œuvre dépend de ses capacités « à questionner, contester ou dénaturaliser les termes-mêmes dans lesquels elle est produite, reçue et diffusée.300 » En revendiquant les plaisirs esthétiques, Sherrie Levine s’éloigne de la lecture critique en même temps qu’a lieu sa reconnaissance par le marché. Beaucoup de critiques regrettent que son travail ne corresponde plus aux interprétations théoriques formulées jusqu’alors. Cela signale certes une forme de raideur critique arcboutée sur des positions strictement théoriques, qui refuse de voir la nécessité économique des artistes, Levine explique en effet que les articles écrits sur son travail ne lui ont pas donné les moyens de vivre. Cependant, lorsqu’elle affirme « je ne pense pas que ce Julian Schnabel faisait était si différent de ce que j’essayais de faire301 », cela semble au mieux une provocation revancharde au pire un renoncement. Cette affirmation nie les caractéristiques de son œuvre. En effet, même si elle partage avec Schnabel des intentions et des intérêts, leurs façons de les exprimer sont différentes. Dans une récente biographie de l’artiste, Howard Singerman présente comme une déclaration subversive cette revendication formulée par Levine d’accéder à une position d’auteur identique à celle d’un artiste expressionniste302. En tant que femme, elle revendique le droit à se faire un nom comme les artistes hommes. De plus, elle pointe l’impossible distinction, d’une part entre un espace critique et celui du marché, d’autre part entre des

299 Abigail Solomon-Godeau, « Living with contradictions: Critical Practices in the Age of Supply-Side Aesthetics », Photography At The Dock: Essays on Photographic History, Institutions, and Practices, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1991, p.134 [1987] “But, more obviously, it traced a move from a position of perceptible cultural resistance to one of accommodation with existing modes of production and an apparent capitulation to the very desires the early work put in question.” 300 Art. Cit., p.134 “But, in the absence of a clearly defined oppositional sphere and the extreme rarity of collaborative practice, attempts to clarify the nature of critical practice must focus on the artwork’s ability to question, to contest, or to denaturalize the very terms in which it is produced, received, and circulated.” 301 Gerald Marzorati, Art. Cit., p.92 “I don’t think what Julian Schnabel was doing was all that different from what I was trying to do.” 302 Voir le chapitre « Endgame » : Howard Singerman, Art History, After Sherrie Levine, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 2012, p.139-184

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pratiques inexpressives et des pratiques expressives établies par le medium utilisé. Si ces arguments semblent abonder dans le sens de la lecture que nous voulons donner de la Pictures Generation, une remarque est cependant nécessaire. Sherrie Levine revendiquerait là exclusivement un échec, celui de trouver une alternative au marché ou à l’expression artistique. Cela ne relève pas de sa pratique artistique, des formes et objets qu’elle réalise, mais exclusivement d’une démonstration à propos de leur circulation. Levine prend position contre la rigidité des critiques d’October mais finalement la reflète plus qu’elle ne la nie. Dans son affirmation, comme dans le discours des auteurs auxquels elle s’oppose, l’énonciation théorique se substitue à une prise en compte des œuvres produites. Au milieu des années 1980, Sherrie Levine n’est pas la seule à prendre ses distances avec une application directe des théories critiques de son travail. En 1987, Barbara Kruger intègre elle aussi la galerie de Mary Boone. La question de la valeur critique d’une œuvre commercialisée lui est souvent posée. Elle explique ne pas avoir été plus « pure » avant de travailler avec Mary Boone, précisant que « ce n’est pas parce qu’une chose ne se vend pas que ce n’est pas une marchandise.303 » Dans un entretien publié cette année-là, une question portant sur sa position vis-à-vis du rôle de l’original se termine par : « Où vous situez-vous par rapport à ce sujet ? ». Elle répond : « Je me situe toujours à plusieurs endroits en même temps.304 » Elle affirme d’ailleurs que cela est une position critique. « Le postmodernisme, si cela signifie quelque chose, a à voir avec la décomposition des oppositions binaires. C’est totalement dispersif.305 » Contrairement à Levine qui refuse d’en voir la nécessité, Kruger invente un positionnement en accord avec sa situation. Plutôt que de revendiquer une place qui serait la même pour tous les artistes, elle revendique l’ambiguïté dans laquelle elle se trouve comme moyen de subversion. De façon générale, pour beaucoup d’artistes de la Pictures Generation revendiquer une position théorique aussi claire que définitive est contraire à l’ambiguïté inhérente à leur

303 Andy Grundberg, « When Outs Are In, What's Up ? », New York Times, 26 juillet 1987 : https://www.nytimes.com/1987/07/26/arts/when-outs-are-in-what-s-up.html?pagewanted=all “Just because something doesn't sell doesn't mean it's not a commodity.” 304 Jeanne Siegel, « Barbara Kruger : Pictures and Words », Jeanne Siegel (éd.), Art Talk: The Early 80s, New York, Da Capo Press, 1988, p.309 [1987] “Where do you stand on this? I always stand in a few places at once.” 305 Andy Grundberg, Art. Cit. “Post-modernism, if it means anything, has to do with a breakdown of binary oppositions. It's about a dispersal.”

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activité. Ainsi, il a souvent été reproché à Richard Prince de ne pas exprimer clairement de position politique306. Certains commentateurs remarquent que ses intentions sont difficiles à connaître307. En fait, Prince semble surtout évacuer la possibilité même que ses propos soient véridiques. Il se contredit et ment ouvertement en de nombreuses occasions. Il a, par exemple, prétendu avoir fait une interview avec le romancier J.G. Ballard lorsqu’il avait 18 ans ou encore avoir refusé l’invitation de Douglas Crimp à participer à l’exposition Pictures. Tout cela est faux. L’artiste est irrationnel et menteur. Là où Kruger revendique l’ambiguïté, Prince l’incarne. Sa position est instable et surtout, elle est fausse. Ce n’est pas tant son art ou les images qu’il produit qui sont inauthentiques mais sa parole. Finalement, Prince pratique même sans le permis d’artiste qui garantirait la sincérité de ses intentions. D’une tout autre façon, Louise Lawler refuse aussi de prendre position. L’artiste a raréfié sa parole en donnant très peu d’entretiens. Elle s’en explique ainsi : « Mes réserves [au sujet des entretiens] tiennent au fait que je veux garder au premier plan l’œuvre et non l’artiste. L’œuvre œuvre au processus de sa réception. Je ne veux pas que l’œuvre soit accompagnée par quoi que ce soit qui ne l’accompagne pas dans le monde réel.308 » Lawler s’interdit ainsi l’autorité et l’ascendance sur ses productions. Nous voudrions néanmoins souligner qu’elle revendique ainsi son désengagement de l’interprétation de son travail, tâche qu’elle laisse aux spectateurs. Ailleurs elle précise : « Vous voyez des connexions mais ça ne signifie pas nécessairement qu'elles sont le fait de l'artiste. Mais ça ne veut pas dire non plus qu’elles ne soient pas là. Cette discussion sur Duchamp me semble être une bonne occasion pour exprimer ma gêne

306 Paul Taylor, « Richard Prince, Art’s Bad Boy, Becomes (Partly) Respectable », New York Times, 17 mai 1992 : http://www.nytimes.com/1992/05/17/arts/art-richard-prince-art-s-bad- boy-becomes-partly-respectable.html 307 Rosetta Brooks, « A Prince of Light or Dakrness ? », Rosetta Brooks, Jeff Rian et Luc Sante, Richard Prince, Londres, Phaidon, 2003, p.28-69 308 Douglas Crimp, « Prominence Given, Authority Taken : An Interview with Louise Lawler », Louise Lawler, An arrangement of pictures, New York, Asssouline, 2000, n.p. “My reservations are about wanting to foreground the work and not the artist. The work works in the process of its reception. I don’t want the work to be accompanied by anything that doesn’t accompany it in the real world.”

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face à un abus de références à l’autorité qui est restrictif, plutôt que de reconnaître “l’embrasement” que l’œuvre produit et utilise.309 » Méfiante vis-à-vis d’une parole d’auteur garante de vérité définitive, Lawler préfère les effets des œuvres, leurs ambivalences essentielles. Elles naissent de leur expérience et ne peuvent se réduire à une interprétation unique. En cela les œuvres de Lawler sont loin d’être des photographies d’expositions. Nous reviendrons au chapitre 2 sur ce qui oppose les productions de la Pictures Generation aux documents. Notons ici que l’intérêt pour les émotions suscitées par les œuvres s’accorde avec une parole qui se méfie de l’affirmation. Bien qu’exprimées et actées de façons opposées, les paroles de Prince et de Lawler s’accordent dans un refus de l’affirmation. Tous deux remettent en cause la notion d’auteur si ce terme désigne une personne expliquant ses intentions. De façon générale, les artistes de la Pictures Generation évitent de donner à leurs activités une définition stricte, ils élaborent des attitudes ambivalentes et parfois douteuses. Cela découle du rôle qu’ils doivent jouer dans les dispositifs qu’ils exploitent. D’une part, ils détournent des outils de leurs fonctions et de leurs objectifs. D’autre part, l’irrégularité de leur activité les pousse à ne pas en rendre compte comme ils le devraient. Pratiquer sans permis c’est surtout ne pas respecter les codes de déontologie. Cette attitude n’équivaut pas pour autant à un abandon de toute intentionnalité qui laisserait place à un cynisme nourri de l’idée selon laquelle l’artiste n’aurait pas de contrôle sur les conditions de circulation, et donc de consommation et d’exploitation, de son œuvre. Il s’agit au contraire de considérer les situations et les conditions dans lesquelles les œuvres existent et d’en prendre acte pour agir. Ces artistes connaissent finement les outils et les dispositifs qu’ils exploitent. Leurs œuvres ne dévoilent pas une situation ou un contexte, elles proposent d’en faire l’expérience. Cette différence capitale permet de comprendre l’inadéquation des interprétations qui voudraient en faire une critique explicite. Nous nous inspirons ici de l’analyse que fait la théoricienne queer Eve Kosofsky Sedgwick (1950-2009) du travail de Michel Foucault. Elle dit l’admirer mais aussi se méfier de son souhait d’étudier le pouvoir en lui restant extérieur. Il finit par croire en la possibilité de sa

309 Martha Buskirk, « Interviews with Sherrie Levine, Louise Lawler, and Fred Wilson », October, n°70, automne 1994, p.108 “You see connections, but that doesn't necessarily mean that's where the artist got them. But that also doesn't mean that they're not there. This discussion of Duchamp seems a good opportunity to express my discomfort with too much referencing of authority that is restrictive, rather than acknowledging the work's "kindling" effect and use.”

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disparition, un fantasme que Sedgwick trouve dangereux car il incarne « une tautologie moraliste devenant de plus en plus incapable de se reconnaître en tant que telle.310 » Beaucoup de critiques ont demandé aux artistes de la Pictures Generation une même disparition en leur refusant la place d’auteur. Ils devraient dévoiler le fonctionnement d’un dispositif sans y participer. Nous avons montré, au contraire, que les artistes de la Pictures Generation exploitent ces outils et leurs potentiels. Les choix qui s’offrent à eux face à un appareil photographique, un banc de montage ou une équipe chargée de la gestion d’une image sont autant de possibilités de manipulations.

Conclusion Ainsi, c’est bien la mise en mouvement des images et ses effets qui semble intéresser les artistes de la Pictures Generation. Cela est lisible dans les images qu’ils produisent, qui portent les traces et les marques de leurs déplacements. Cela apparaît également dans la façon dont, travaillant avec ces outils, ils reconfigurent ce qu’est le geste artistique. Le corps de l’artiste reste au travail mais il est complété d’un appareillage technologique. Cette complémentarité n’est pas une négation de la production artistique mais un déplacement de cette activité vers une recherche des possibilités de contrôle. Les artistes de la Pictures Generation empruntent aux performeurs utilisant la vidéo la possibilité d’agir dans la chaîne de production des enregistrements. Ils utilisent rarement un seul outil pour lui-même mais un dispositif au sens large. Cela est particulièrement visible dans les travaux de Sherrie Levine et Louise Lawler. Dans tous les cas leur position d’auteur est toujours en mouvement, répondant aux conditions que posent les outils exploités, bien plus que dans la stabilité d’une position définissable selon une typologie de pratique. Ainsi, la mise en circulation se lit comme une pratique et le mouvement comme une activité. S’il faut saluer l’acuité dont fait preuve Craig Owens lorsqu’en 1982 il explique que des artistes comme Sherrie Levine assument toutes les fonctions sauf celle d’artiste créatif, cette affirmation doit être nuancée. Ces nombreuses activités de contrôle de la circulation des images apparaissent comme autant de zones où intervenir. Il ne s’agit pas tant de refuser le rôle d’artiste, à moins de le considérer d’une façon totalement traditionnaliste, que d’explorer différentes conditions où exercer son autorialité. Ces interventions soulignent souvent la syntaxe de leurs outils. De la rotoscopie de Jack Goldstein en passant par la trame d’impression chez Richard Prince jusqu’au léger flou de

310 Eve Kosofsky Sedgwick, Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham et Londre, Duke University Press, 2003, p.12

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Sherrie Levine, la copie et la transmission se révèlent comme une écriture propre à la circulation des images. De même, les travaux de Lawler révèlent les interprétations que génèrent les contextes de monstration des œuvres. Pourtant, il ne s’agit pas d’un art intéressé exclusivement par les qualités du support et de son écriture. La représentation générée participe de l’œuvre. Ces artistes ne manipulent pas seulement des codes qui formulent les images. Ils n’explorent pas une écriture pour ses spécificités d’inscription. Autrement dit, la réflexion sur les images et ce qu’elles représentent ne doit pas être déconsidérée. Nous consacrerons donc le chapitre suivant aux types de représentations utilisées par les artistes de la Pictures Generation.

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Chapitre 2 : Un film sera montré sans l’image

1. Représentations et objectivité Utiliser des images Dans le chapitre 1, nous avons analysé la place accordée aux outils de diffusion et de reproduction d’images dans les pratiques des artistes de la Pictures Generation. Ils s’expriment en paramétrant les conditions de circulation des images qu’ils utilisent. Choisir une qualité ou un type d’impression, modifier le format ou changer le matériau, autant que de nombreuses autres altérations, sont des moyens de signaler la nature modifiable des reproductions qu’ils exploitent. Les travaux de la Pictures Generation ne consistent pas seulement en une exploration des caractéristiques techniques des médiums qu’ils utilisent. Ils se distinguent en cela de certaines recherches précédemment conduites avec les technologies de reproduction. En effet, dans les années 1960 et 1970 la vidéo a été l’objet de nombreuses expérimentations. L’exposition TV as Creative Medium tenue en 1969 à la Howard Wise Gallery de New York est présentée par Françoise Parfait comme un témoignage de la diversité de ces recherches plastiques avec les images électroniques. « TV as Creative Medium sert en quelque sorte de paradigme aux développements ultérieurs de la vidéo : [l’exposition] démontre sa filiation avec l’art cinétique européen préoccupé par les vibrations optiques et leur dimension immatérielle, elle entame une démystification de la télévision et en souligne, par l’utilisation interactive de la vidéo, la dimension d’outil social puissant ; enfin elle commence une exploration des caractéristiques esthétiques, technologiques et temporelles du médium, sous la forme aussi bien d’installations que de monobandes, d’images enregistrées ou d’images « actions », c’est-à-dire intégrées à une performance. Dans toutes ces recherches, le support physique des images, la performance des outils et le dispositif du direct sont mis en avant au détriment du naturalisme des images et de la transparence de la représentation.311 » Ce type d’expérimentation était suivi avec intérêt par de nombreux artistes de la Pictures Generation. À Buffalo, le Center for Media Study, animé par plusieurs représentants de l’expérimentation vidéo, est très influent pour les jeunes artistes de Hallwalls. Ils partagent avec leurs prédécesseurs un intérêt pour la façon dont les images sont construites

311 Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, Paris, Editions du Regard, 2001, p.93

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technologiquement et, comme eux, ils se penchent sur les outils qui les génèrent. Pourtant, leur utilisation des images n’est pas la même. Le « naturalisme des images » et « la transparence de la représentation » répudiés par la génération précédente trouvent une place centrale dans leurs œuvres, caractérisées par l’utilisation de représentations. Douglas Crimp le signale en 1977 dans le texte du catalogue de Pictures. Suite aux artistes de la performance qui utilisent la vidéo pour établir une relation trouble à la scène, « un groupe d’artistes plus jeunes voient la représentation comme une inévitable part de notre capacité à saisir le monde qui nous entoure.312 » Le critique précise que « Pour leurs productions [pictures], ces artistes ont recours aux images [images] disponibles dans la culture qui les entoure.313 » L’utilisation d’éléments empruntés aux médias de masse est une pratique qui accompagne l’histoire de la modernité en art et apparaît avec les collages. Qu’ils soient cubistes avec Pablo Picasso et Juan Gris (1887-1927), constructivistes avec Alexandre Rodtchenko et El Lissitzky (1890-1941), ou dadaïstes avec George Grosz et John Heartfield, tous intègrent une imagerie populaire dans une pratique ouvertement tournée vers la sérialité de l’industrie. Se rencontrent ainsi tradition artistique et formes du quotidien. Dans les années 1960, aux Etats-Unis les artistes du Pop Art, eux aussi, exploitent des images publicitaires ou provenant de la culture populaire. Lichtenstein et Warhol reprennent des images produites en masse et pour la masse. Le traitement qu’ils leur réservent, conservant une apparence de production industrielle inexpressive, apparaît alors comme une critique de la peinture abstraite. La banalité et la sérialité sont les revendications que Warhol cristallise dans quelques formules célèbres telles que « la raison pour laquelle je peins de cette façon est que j’aimerais être une machine314 » ou : « J'aime les choses ennuyeuses. J'aime que les choses soient exactement pareilles, encore et encore.315 »

312 Douglas Crimp, Pictures, New York, Artists Space, 1977, p.5 “The result of these and other similar developments in the art of the past decade has been that a group of younger artists sees representation as an inescapable part of our ability to grasp the world around us.” 313 Ibid. “For their pictures, these artists have turned to the available images in the culture around them.” 314 Gene Swenson, « What is Pop Art ? Interview with Andy Warhol », Art News, novembre 1963, p.26 “The reason I’m painting this way is that I want to be a machine” 315 Cité dans : Kynaston McShine (éd.), Andy Warhol : A retrospective, New York, Museum of Modern Art, 1989, p.457 “I like boring things. I like things to be exactly the same over and over again.”

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Mais, à la fin des années 1970, reprendre des images de la culture populaire n’est plus envisagé comme une revendication d’inexpressivité qui préfère la reproduction à la création. L’utilisation de telles images est notamment répudiée par certains artistes conceptuels. Mike Kelley (1954-2012) n’est pas affilié à la Pictures Generation mais il a le même âge que certains de ses représentants. Il a étudié à CalArts quelques années après eux et affirme : « Je sais, pour l’avoir vécu personnellement à CalArts, combien la culture populaire était vilipendée au milieu des années soixante-dix. Le consensus général parmi le corps enseignant des ‘conceptualistes’ de la première génération était qu’utiliser un tel matériau revenait à réaffirmer la toute-puissance de la culture dominante, et qu’il n’était tout simplement pas possible d’en faire un usage critique.316 » Cette défiance s’explique par le fait que les artistes conceptuels, ou en tout cas une lecture de courant proposée par certains artistes et critiques, confèrent à leur pratique une portée critique qui repose sur le fait de nier l’objet d’art. Lucy Lippard (née en 1937), dans son livre Six Years : The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972 donne une définition de cette pratique : « Art conceptuel, pour moi, désigne des œuvres où l’idée est première et la forme matérielle secondaire, légère, éphémère, bon marché, modeste, et/ou “dématérialisée”.317 » Cela n’empêche pas la manifestation tangible des œuvres ainsi réalisées. Ces matérialisations rendent compte d’idées ou de concepts. Ainsi, Joseph Kosuth (né en 1945) pour qui « l’art est l’idée, l’idée est l’art » réalise en 1968 des œuvres en photostats, une technique de reproduction basée sur la photographie produisant des négatifs. Elles représentent des pages de définitions tirées de dictionnaires. Sous le titre générique Titled (Art as Idea as Idea) il présente une série de tirages carrés de 145 centimètres [Fig. 89]. Sur une fine plaque de bois sont collées des images de définitions de termes comme « eau », « idée », « définition », « chaise » ou « art ». L’objet physique propose une information. Ces œuvres sont le véhicule d’une idée. C’est la raison pour laquelle, chez Kosuth, comme chez de nombreux autres artistes conceptuels, le texte occupe une place importante. Considéré comme informatif, il s’oppose à la représentation visuelle envisagée comme expressive. Faire de l’art avec du texte revient ainsi à générer des messages que le spectateur doit lire.

316 Mike Kelley, « Devons-nous tuer Papa ? », Marianne Van Leeuw et Anne Pontégnie (éd.), Origine et destination : Alighiero e Boetti, Douglas Huebler, Bruxelles, Société des expositions du Palais des beaux-arts, 1997, p.164 317 Lucy R. Lippard, Six Years : The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2001, p.VII [1973] “Conceptual art, for me, means work in which the idea is paramount and the material form is secondary, lightweight, ephemeral, cheap, unpretentious and/or “dematerialized””

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Pour se débarrasser de la définition des œuvres comme production unique et pour se diffuser hors des circuits restrictifs de l’art, ce type de projet vise souvent l’obtention du statut d’information publiée dans des journaux, des catalogues et des livres. Contrairement aux espaces d’exposition situés dans un lieu et ouverts à heures fixes, les publications garantissent une circulation large et rapide. Considéré comme le premier galeriste à vendre de l’art conceptuel, Seth Siegelaub (1941-2013) avait particulièrement bien compris que l’art conceptuel peut se diffuser autrement que sous forme d’exposition. Il ferme rapidement l’espace qu’il avait ouvert à New York en 1964. En 1966, il se contente de montrer des œuvres dans son appartement ouvert sur rendez-vous et dans des expositions qu’il organise dans différents lieux. Pour diffuser les travaux qu’il défend, il développe une activité de publication d’éditions qui se veulent égales aux œuvres. Ce format rend manifeste la nature immatérielle des œuvres conceptuelles. Elles ne sont plus dépendantes d’un conditionnement factuel et matériel mais peuvent être reproduites, elles circulent facilement en tant qu’information sur les pages d’un livre. C’est ainsi qu’est conçu Douglas Huebler : November 1968 (1968) [Fig. 90], le premier catalogue à tenir lieu d’exposition318. Il s’agit d’un ensemble de documents : des cartes, des descriptions de projets, des schémas ou des légendes, qui rendent compte d’un certain nombre d’activités de l’artiste. Il peut s’agir de promenades qu’il a faites ou de l’envoi à plusieurs personnes de cartes postales. Au sujet de ce projet, Huebler explique que : « Parce que le travail se situe au-delà de l’expérience perceptive, sa connaissance dépend d’un système de documentation. Cette documentation prenant la forme de photographies, cartes, dessins, et descriptions verbales.319 » L’art conceptuel entend se débarrasser de considérations formelles vues comme synonyme d’expression subjective. Autrement dit, il s’agit d’un art qui s’oppose au style défini comme une vision personnelle. Pour cela, ses représentants se tournent vers les documents, considérés comme informatifs. Ainsi, la photographie est indispensable à Robert Barry (né en 1934) pour rendre compte de sa recherche d’un art immatériel. Lors de l’exposition January 5-31, 1969 organisée par Seth Siegelaub, Barry propose deux œuvres qui consistent en la diffusion d’ondes radio depuis un transmetteur caché au public. 88mc Carrier Wave (FM) (1968) et 1600kc Carrier

318 Douglas Huebler, November 1968, New York, Seth Siegelaub, 1968 319 Cité dans : Jérôme Dupeyrat, Les livres d'artistes entre pratiques alternatives à l'exposition et pratiques d'exposition alternatives, Thèse de Doctorat, Université Rennes 2, 2012, p.317

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Wave (AM) (1968) produisent des sons mais rien de visible. Cependant, elles sont documentées comme n’importe quelle œuvre exposée [Fig. 91]. Les photographies qui en résultent attestent du caractère non visuel de la proposition, elles représentent le lieu où l’œuvre était diffusée. Si elles jouent du caractère paradoxal d’une telle documentation, cette dernière n’en est pas moins indispensable. La photographie s’impose de la même façon pour nombre d’artistes qui doivent documenter et rendre accessibles des réalisations souvent temporaires et produites In-situ. C’est notamment le cas de Robert Smithson qui réalise des interventions pour lesquelles il mobilise des engins de chantier de construction pour intervenir à l’échelle du paysage. Spiral Jetty (1970) est une intervention aux bords du Grand Lac Salé, dans l’Utah aux Etats-Unis [Fig. 92]. Il s’agit d’une langue de terre, de roches, de cristaux de sel et de bois, qui part de la côte et forme une spirale dans l’eau. Pour de telles œuvres localisées en des endroits difficilement accessibles, la documentation est indispensable. Le public en prend connaissance par des photographies, des plans ou des films, également réalisés par l’artiste. La photographie est indispensable comme document.

L’index Cette conception de la photographie comme un document objectif est centrale pour Rosalind Krauss qui la présente comme paradigmatique des années 1970. Dans l’essai « Notes sur l’index » elle affirme que l’art de cette décennie ne peut être labellisé sous un style particulier320. En revanche, elle détecte une omniprésence de la photographie entendue dans le rapport que l’image a avec son objet. Krauss qualifie cette utilisation indicielle, convoquant avec ce terme la définition qu’en donne Charles Peirce. « À la différence des symboles, les index établissent leur sens sur l’axe d’une relation physique à leur référent. Ce sont les marques ou les traces d’une cause particulière et cette cause est la chose à laquelle ils réfèrent, l’objet qu’ils signifient.321 » Les index sont des traces physiques laissées par leur référent. Pour Krauss, les photogrammes que réalise Man Ray (1890-1976) en plaçant des objets sur du papier photographique pour qu’ils y impriment leur marque en sont la meilleure illustration, il s’agit

320 Rosalind Krauss, « Notes sur l’index », L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p.63-91 [1977] 321 Art. Cit., p.64

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véritablement d’empreintes. « Mais, précise-t-elle, le photogramme ne fait que pousser à la limite ou rendre explicite ce qui est vrai de toute photographie.322 » Krauss identifie ce mode de production dans les œuvres de David Askevold, Gordon Matta-Clark, Denis Oppenheim ou encore Lucio Pozzi323. Tous utilisent l’empreinte, que ce soit celle de la photographie, du texte, de la description, du frottage ou la peinture. Les processus de production qu’ils inventent sont similaires au fonctionnement de l’appareil photographique dont ils empruntent la fonction indicielle. Pourtant, chez Charles Peirce il existe trois types de signes différents mais complémentaires. Une Icône représente quelque chose qui peut ne pas exister. Elle dépend de la ressemblance avec ce qu’il montre. C’est par exemple le dessin d’un animal, imaginaire ou réel, plus ou moins détaillé. Un Indice ou Index entretient une relation de causalité avec un objet dont il dépend physiquement. C’est, par exemple, la trace laissée par un animal dans la terre. Une connaissance précise permet de l’interpréter comme étant celle de telle ou telle bête et de préciser d’autres informations la concernant. Ainsi, un Index dépend directement de son objet. Au contraire, le Symbole est lié à son objet par une idée. Il dépend de conventions pour être compris. C’est par exemple un panneau de forme triangulaire rouge contenant en son centre la représentation d’un animal. La connaissance du code de la route est nécessaire pour le comprendre. Le Symbole requiert l’interprétation et fonctionne par association d’idées. Ces distinctions permettent de définir des types de communication au sein de la sémiotique, cette science que Peirce envisage comme l’étude des signes et de leurs effets. Selon lui, la signification est la mise en circulation d’un message qui produit des réactions chez la personne qui le reçoit. Qu’il s’agisse de mots, d’images ou de traces, les signes sont des

322 Art. Cit., p.69 323 David Askevold (1940-2008) est un artiste conceptuel canadien. Sont travail se base sur des protocoles appliqués par l’artiste. Ils engendrent souvent des associations d’idées proposant des expériences paradoxales. Des éléments qui peuvent être des images, des sons, des vidéos se télescopent sans explication rationnelle. Son travail est ainsi nourri d’un intérêt pour les pseudosciences et l’occultisme. The Ambit (1975), l’œuvre commentée par Rosalind Krauss montre des photographies de l’ombre portée d’un bras, qu’elle considère comme un index. Ces images sont accompagnées de textes qui décrivent les pensées et actions de l’artiste pendant la prise de vue. Dans les années 1970, Gordon Matta-Clark (1943-1978) réalise des œuvres In situ consistant à intervenir sur des bâtiments abandonnés. Il en modifie l’architecture en découpant les murs, planchers et toits. À la fin des années 1960, Denis Oppenheim (1938-2011) réalise des œuvres de Land Art consistant à tracer des lignes dans des paysages de terre ou de glace à l’aide d’une charrue ou d’un tracteur. Il conserve des traces photographiques et filmiques de ces interventions. Lucio Pozzi (né en 1935) est un artiste américain né en Italie. Lors de l’exposition Rooms en 1977 à PS1, que commente Krauss, il réalise des peintures monochromes qu’il installe dans le lieu d’exposition, un bâtiment abandonné, aux endroits où différentes couleurs sur les murs se rencontrent.

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substituts de choses ou de concepts qui doivent produire une réaction. Ainsi, « un signe est quelque chose, A, qui dénote quelque fait ou quelque objet, B, pour quelque pensée interprétante, C.324 » Autrement dit, un signe produit un autre signe. Ce dernier n’étant pas complétement identique au précédent, il doit également être déchiffré. La signification n’apparaît que lors de l’ultime déchiffrement fait par l’habitude et l’expérience personnelle. Pour reprendre les exemples précédents : on reconnaît une représentation, on constate le passage récent d’un animal, on considère le signalement d’un danger possible. « L’action du signe s’exerce soit dans le monde intérieur – le monde de la pensée –, soit dans le monde extérieur. Dans celui-ci, il est signe et porteur de sens ; dans celui-là, symbole et porteur de signification.325 » Or pour cela chaque partie de la triade de Peirce est nécessaire car : « Les modes de signification qu’elle définit ne possèdent aucune existence séparée, ni dans leur teneur théorique, ni dans les objets qu’ils permettent de penser. On ne saurait affirmer quoi que ce soit sans user des symboles, “seuls signes généraux”. Dans la mesure où il décrit quelque chose, tout symbole fait usage d’icônes. Enfin, sans l’indice, toute description serait cantonnée au possible et à la supposition, car elle ne saisirait rien de réel.326 » Si Rosalind Krauss distingue des modes d’expression, là où Peirce voit des actions indispensables les uns aux autres, c’est parce qu’elle associe la notion d’Index avec la définition que Roland Barthes donne de la photographie dans « Rhétorique de l’image »327. Dans ce texte, Barthes décrit la photographie comme un « message sans code », un message dans lequel le signifiant et le signifié se confondent, un message qui peut donc se passer d’un système d’équivalences. La photographie est ainsi définie par ses capacités à produire une image sans la symbolisation qu’imposeraient les autres systèmes de transcription. Fonctionnant par analogie, elle dénote de ce qu’elle représente. À l’inverse, le dessin par exemple, qui s’appuie sur des conventions et dépend d’un style, implique la connotation. Krauss s’inspire de cette analyse lorsqu’elle affirme que « si le symbole fait son chemin dans l’art pictural à travers la conscience humaine qui opère derrière les formes de représentation,

324 Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Editions du Seuil, 1978, p.101. 325 Gérard Deledalle, « Commentaire », Ibid., p.223. 326 Jean-Philippe Antoine, La traversée du XXe siècle : Joseph Beuys, l’image et le souvenir, Genève, Mamco, 2011, p.43 327 Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », Communications n°4, 1964, p.40-51 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588- 8018_1964_num_4_1_1027

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établissant une connexion entre les objets et leur signification, ce n’est pas le cas de la photographie.328 » Mais il faut préciser de quelle photographie il s’agit. Barthes, dans ce texte, étudie une photographie utilisée dans une publicité pour la marque de pâtes Panzani [Fig. 93]. Elle représente, devant un fond rouge, un filet contenant des produits frais, des tomates, des oignons et des poivrons avec des produits de la marque en question : des pâtes, de la sauce tomate et du parmesan râpé. Barthes présente ces éléments comme des signifiants mis en scène pour suggérer l’idée de marché, et donc de fraîcheur, afin de mettre sur un pied d’égalité tous les produits représentés. En associant des produits industrialisés et des produits du marché, cette photographie est élaborée et composée pour transmettre un message qui vante la qualité des produits. Cependant, sa nature de photographie, médium de la dénotation, dissimule son effet de transmission. Avec cet exemple, Barthes se livre à une critique de toutes les photographies publicitaires dont la fonction serait d’exploiter leur statut de « message sans code » pour véhiculer des symboles. Barthes trace ainsi une différence entre deux types de photographies. L’une est sans style, c’est une authentique trace du réel, ce que Krauss nomme Index. L’autre est élaborée pour transmettre à dessein des Symboles en le masquant sous l’apparence d’Index. Elle utilise la connotation photographique pour véhiculer des messages construits. Cette distinction sépare la photographie en deux régimes. L’un est respectable, l’autre non. Or, Krauss ne considère que la première. Dans « Notes sur l’index » toutes les photographies sont des traces objectives, des Index à décoder.

Le style en photographie Selon cette conception, la photographie produit des documents à l’objectivité sans faille. C’est aussi un médium étanche à toute notion d’auteur qui s’exprimerait en forgeant son propre style. En effet, le style est un moyen de traduction du réel, présent notamment dans le dessin et l’écriture. Il caractérise un mode d’expression singulier et individuel. La photographie, considérée comme production indiciaire, en est dépourvue. Au cœur des années 1970, il est courant de considérer la production d’informations objectives comme une alternative au modernisme. À ce dernier, qui cherche dans les œuvres l’écriture qui caractérise un auteur, est opposé l’art conceptuel. Son utilisation de photographies, d’informations et de relevés factuels, est présentée par certains critiques comme non expressive car, comme l’affirme Benjamin Buchloh, « un principe arbitraire de pure quantification remplace les

328 Rosalind Krauss, Art. Cit., p.71

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principes traditionnels d’organisation picturale ou sculpturale et/ou d’organisation interne de composition.329 » Par ailleurs, la performance et le land-art dépendent des documents qui attestent de ce que les artistes ont réalisé. La photographie est ainsi mobilisée pour rendre compte de faits. Certains artistes, voyant là un paradoxe, produisent des projets mettant en doute la véracité de tels documents. C’est notamment le cas du projet Evidence (1977) [Fig. 94] de Larry Sultan (1946-2009) et Mike Mandel (né en 1950), deux artistes de la Côte- Ouest des Etats-Unis. Au cours de visites dans de nombreuses archives, ils collectent celles qui servent de preuves puis les présentent sans information dans un livre ou des expositions. Ce qu’elles attestent n’est alors pas explicite, leur statut devient ambigu. Dans les années 1970, le terme de document était déjà débattu depuis plusieurs décennies dans le domaine de la photographie. En 1917, Walker Evans affirmait : « Documentaire ? Voilà un mot très mal recherché et trompeur. Et pas vraiment clair. […] Le terme exact devrait être style documentaire [documentary style]. Un exemple de document littéral serait la photographie policière d’un crime. Un document a de l’utilité, alors que l’art est réellement inutile. Ainsi, l’art n’est jamais un document, mais il peut en adopter le style.330 » En voulant faire de la photographie un art, par définition dépourvu de fonction utilitaire, Evans distingue son travail des documents qui ont un but pratique, toujours plus ou moins lié à la description. Pour trouver son autonomie par rapport à la peinture, l’art photographique qu’il promeut doit exploiter son médium pour ses caractéristiques propres. Il doit se détacher des effets de composition ou des manipulations qu’exploitait le pictorialisme pour produire des images proches de celles de la peinture. La photographie, pour être art, ne doit pas produire des images imitant celles de la peinture mais elle doit introduire un auteur, un style, dans ce qui la caractérise en tant que pratique : ses spécificités techniques. Pour Evans, le style documentaire doit emprunter au systématisme de l’archivage et de la série et rendre compte de ce qui se trouve sous les yeux du photographe, plutôt que d’inventer des scènes imaginaires. En 1975, la George Eastman House de Rochester, un lieu exclusivement dédié à la photographie, présente l’exposition New Topographics : Photographs of a Man-Altered

329 Benjamin Buchloh, « De l’esthétique administrative à la critique institutionnelle », Suzanne Pagé (éd.), L’art conceptuel, une perspective, Paris, Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 1989, p.30 330 Cité dans : Olivier Lugon, Le style documentaire : d’August Sander à Walker Evans, 1920- 1945, Paris, Macula, 2001, p.18

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Landscape331. Elle réunit des œuvres de Robert Adams (né en 1937), Lewis Baltz (1945- 2014), Bernd (1931-2007) et Hilla (1934-2015) Becher, Joe Deal (1947-2010), Frank Gohlke (né en 1942), Nicholas Nixon (né en 1947), John Schott (né en 1944), Stephen Shore (né en 1947), et Henry Wessel Jr. (né en 1942). Ces photographes partagent un intérêt pour les paysages urbains ou industriels. Ils représentent des environnements visiblement construits ou en mutation depuis un point de vue détaché, distant. Pour William Jenkins, le commissaire de New Topographics, ce projet prolonge l’exposition The Extended Document qu’il avait organisée quelques mois plus tôt au même endroit332. Elle réunissait des photographes et des artistes utilisant des photographies d’une façon conceptuelle et se donnait comme but de conduire une « enquête sur la photographie comme information et comme preuve.333 » Il ne s’agissait pas de nier la relation indéfectible qui unit l’image photographique à son objet mais de considérer aussi les possibilités de mensonge et d’illisibilité comme constituants de ce médium. New Topographics se situe explicitement dans le prolongement de ces observations et montre des artistes photographes informés par l’art conceptuel. Jenkins explique que le choix du titre New Topographics a été influencé par les livres de Ed Ruscha, notamment Twentysix Gasoline Stations (1962) [Fig. 95] et Some Los Angeles Apartments (1965)334. De nombreuses œuvres de cet artiste ont comme sujet la ville de Los Angeles où il vit. C’est le cas des deux livres cités par Jenkins qui ont le même format et une même couverture blanche sur laquelle est inscrite leur titre, en rouge pour Twentysix Gasoline Stations, en vert pour Some Los Angeles Apartments. Le premier réunit des photographies de stations services, le deuxième des vues de bâtiments d’habitation, toutes prises par l’artiste. Ces images sont marquées par un apparent refus de composition qui côtoie l’amateurisme et se veulent des enregistrements, des comptes-rendus. Cela en fait explicitement des relevés de constructions symptomatiques d’une société industrielle et commerciale. Ce geste systématique est renforcé par la sérialité du catalogage, évoquée par la forme que Ruscha donne à ses livres. L’humour sarcastique qui s’exprime par le choix de ces sujets et la manière de les traiter est renforcé par une réalisation systématique de photographies informatives dénuées de toute

331 William Jenkins, New Topographics : Photographs of a Man-Altered Landscape, Rochester, George Eastman House, 1975 332 William Jenkins, « Introduction », Op. Cit., p.5-7 333 William Jenkins, The Extended Document, An Investigation of Information and Evidence in Photographs, cité dans : Larisa Dryansky, « Le musée George-Eastman », Études photographiques, n°21, décembre 2007 : http://etudesphotographiques.revues.org/1082 334 William Jenkins, « Introduction », Art. Cit.

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expression. Selon Jenkins, ce sont des images topographiques puisqu’elles se bornent à rendre compte d’un lieu. De ce mode opératoire il fait le fil rouge de son exposition. Les photographies qu’il expose sont marquées par un « cadre passif » [passive frame]. Cependant, il cite aussi Lewis Baltz expliquant que si la photographie était documentaire elle ne ferait que décrire sans laisser de place à un auteur. Pour que celui-ci s’exprime, il doit intervenir dans la mise en forme des informations. Jenkins affirme que le problème soulevé par cette exposition est celui du style. Il apparaît dans les choix, esthétiques et de traitement, faits par les photographes. Finalement, l’absence d’œuvres de Ruscha dans l’exposition en précise les enjeux et la direction. Comme l’analyse Britt Salvesen : « “Rétrospectivement, dit aujourd’hui Jenkins, j’aimerais avoir [inclu Ruscha dans New Topographics] (…) Je crois que si Ruscha avait été inclus ça aurait étoffé la part [de l’exposition] qui n’est pas si photographique.” Mais en fait, l’exposition était censée être photographique, puisqu’elle prenait place dans une institution consacrée à ce médium et présentait des artistes qui se définissaient comme des photographes.335 » New Topographics doit beaucoup aux expérimentations de Ruscha. Les artistes exposés posent également un regard distant et désaffecté sur des sujets aux apparences banales mais révélateur d’un monde industrialisé. Le couple de photographes Bernd et Hilla Becher, promoteur d’une pratique de la photographie sur un mode systématique à la visée objective, répertorie les constructions industrielles en choisissant un point de vue frontal et une distance toujours identique. Elles sont prises des jours de ciel gris pour que leur fond soit neutre et toujours équivalent. Stephen Shore fait partie des premiers photographes à utiliser la couleur. Il documente des zones d’habitation pavillonnaires et périurbaines avec une froideur en adéquation avec l’impersonnalité de ces lieux. Cependant, en tant que photographes, les artistes montrés dans New Topographics traitent les images qu’ils réalisent avec moins d’ironie que Ruscha. S’ils travaillent de façon systématique, ils portent néanmoins une attention au style. Leur maîtrise technique engendre une esthétique qui s’exprime par des prises de vue élaborées et des tirages

335 Britt Salvesen, « New Topographics », Anthony Bannon et Britt Salvesen (éd.), New Topographics, Steidl ; Center for Creative Photography, University of Arizona ; George Eastman House, Göttingen ; Tucson ; Rochester, 2009, p.27 ““In retrospect,” Jenkins says now, “I wish I had [included Ruscha in New Topographics]… I think that if Ruscha had been in it, it would have fleshed out that part of it that’s not quite so photographic.” But in fact the show was meant to be photographic, occurring as it did in an institution dedicated to the medium and including artists who identified themselves as photographers.”

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de qualité. De cette apparente distance, ils font un langage formel. Lewis Baltz parle, à propos de ses photographies, de « précision scientifique ». Elles montrent des architectures dont les formes apparaissent comme des compositions géométriques. Parfois comparés à la peinture abstraite, ses clichés semblent ne pas avoir de profondeur de champ et présentent des compositions géométriques. Les scènes vides que Baltz photographie ressemblent à des décors abandonnés et paraissent chargées de mélancolie. Le caractère strictement informatif des photographies est ainsi complété par la production d’émotions qui sont générées par la composition très élaborée. De façon générale, les travaux présentés dans l’exposition New Topographics relèvent de la preuve et de l’empreinte photographique qu’ils teintent de style et d’expressivité.

Les influences de James Welling En plusieurs occasions, James Welling a mentionné l’exposition New Topographics, qu’il visita lorsqu’elle fut montrée à la Otis Art Institute Gallery de Los Angeles, comme ayant fortement influencé le développement de son travail. Dans un entretien publié dans Artforum en 2003, il explique ne pas avoir appris la photographie pendant sa formation à CalArts mais avoir commencé suite à la découverte de cette exposition336. En 2006, en réponse à une question sur le contexte des années 1970 à Los Angeles, il cite New Topographics comme un évènement important337. Dans une autre conversation, publiée en 2009, il affirme : « cette exposition a changé ma vie.338 » La formule n’est peut être pas loin de la vérité puisqu’il semble bien qu’à partir de ce moment James Welling, diplômé en 1974, met de côté les vidéos et les collages d’images qu’il réalisait jusqu’alors pour se consacrer à la photographie. S’il affirme que l’exposition New Topographics fut capitale, Welling avait auparavant découvert l’œuvre de Paul Strand (1890-1976), un photographe qui, comme Walker Evans, abandonne au début du XXème siècle l’esthétique pictorialiste pour fonder un art photographique documentaire. Son livre The Mexican Portfolio, paru en 1940, réunit des clichés de personnes seules ou en groupes, de paysages arides, de constructions et d’ex-votos pris au Mexique en 1932339. L’impression et la

336 Jan Tumlir, « James Wellings Talks to Jan Tumlir », Artforum, avril 2003, p.217 337 James Welling et Walead Beshty, « LA material », North Drive Press, n°3, 2006, p.11 338 Sharon Lockhart et James Welling : « conversation », Alex Klein (éd.), Words Without Pictures, New York, Aperture Foundation, 2009, p.462 “That show changed my life.” 339 Paul Strand, The Mexican Portfolio, New York, Da Capo Press, 1967 [1940]

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production de ce livre ont été supervisées par Strand lui-même qui portait une grande attention au tirage de ses images. « J’ai découvert The Mexican Portfolio de Strand à la bibliothèque de CalArts et j’ai immédiatement été frappé par son travail. Strand photographiait de vieilles choses et faisait des tirages sombres et mystérieux qui semblaient contredire de façon rafraîchissante la préoccupation pour le ici et le maintenant de l’art contemporain. […] Quand j’ai découvert que Hollis Frampton, dont j’admirais le travail et les écrits, s’intéressait aussi à Strand j’ai su que j’étais sur la bonne voie.340 » James Welling fait probablement référence à l’article de Hollis Frampton sur la rétrospective de Strand au Philadelphia Museum of Art en 1972341. Elle présentait presque 500 photographies que Strand avait réalisées sur une période de 53 ans. Pour cette occasion, il avait produit de nouveaux tirages de clichés anciens. Frampton souligne que c’est une particularité de la photographie qui permet de faire une exposition qui soit à la fois une rétrospective et une présentation de productions récentes. Au cours de sa carrière, Strand a produit des négatifs. Leurs tirages ne sont pas seulement des inédits mais sont aussi de nouvelles interprétations de ces images. Frampton remarque que les qualités de réalisation des peintures sont toujours commentées alors que la photographie est souvent appréhendée comme si le sujet et sa représentation ne faisaient qu’un. Pourtant, des photographes dont Paul Strand fait partie, revendiquent que leurs photographies soient certes des enregistrements de phénomènes réels mais aussi le résultat d’une fabrication. Le tirage est un moyen de revendiquer l’artificialité qui accompagne la ressemblance. Selon Frampton, ces deux activités qui caractérisent l’art photographique sont réunies par le métier. « Car c’est grâce au métier que l’illusion atteint sa plus intense force de persuasion et grâce au métier aussi que la photographie se désimbrique des autres choses visibles fabriquées, grâce à sa considération pour les qualités inhérentes aux processus et aux

340 Steel Stillman, « James Welling », Art in America, février 2011 : http://www.artinamericamagazine.com/features/james-welling/ “I encountered Strand’s “The Mexican Portfolio” in the Cal Arts library and was immediately struck by his work. Strand photographed old things and made dark, mysterious prints, which seemed, refreshingly, to contradict contemporary art’s preoccupation with the here and now… When I discovered that Hollis Frampton, whose work and writings I admired, was also interested in Strand, I knew I was onto something.” 341 Hollis Frampton, « Meditations around Paul Strand », Artforum, février 1972, p.52-57

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matériaux photographiques. Le métier est, de plus, une opération complexe, qui commence par une idée formelle et se condense dans le tirage.342 » Pour Frampton la photographie entretient naturellement un lien indéfectible avec l’illusion. Pour en faire un art, il faut en maîtriser les paramètres et les processus de production. C’est ainsi que se construit une véritable vision du monde qui s’exprime par la gestion de paramètres car les moindres modifications de contrastes ou de tonalités sont autant de changements dans la façon de voir et d’interpréter ce qui est représenté. Si la photographie est liée à l’illusion, sa maîtrise en tant que forme artistique dépend de la singularité, du style, de son auteur qui s’exprime par sa manière de produire une vision singulière aux moyens du paramétrage du processus photographique. L’intérêt de Welling pour la photographie est façonné par les interrogations de Walker Evans et de Paul Strand, dont l’exposition New Topographics prolonge les recherches. C’est une vision de la photographie comme médium dont les caractéristiques techniques sont une écriture qu’il faut maîtriser pour revendiquer une place d’auteur. Cette conception de la photographie est bien éloignée de celle, inexpressive et indexicale, sur laquelle s’appuient Rosalind Krauss et certains artistes conceptuels. En octobre 1976, Welling s’achète un appareil, apprend seul à utiliser du papier photographique. Pendant deux ans, il photographie la ville de Los Angeles343. Une de ses photographies offre une vue frontale et en légère contre-plongée d’un bâtiment [Fig. 96]. Les contrastes importants font que les portes, les fenêtres et la haie qui se trouvent devant la façade dessinent des formes géométriques noires sur le mur blanc. Une autre présente l’entrée d’un garage dont on voit l’intérieur, mais le vrai sujet semble être les ombres qui forment des compositions géométriques et prennent visuellement le dessus sur la représentation du lieu [Fig. 97]. Dans cette série de Welling, les jeux avec les ombres et les lumières soulignent souvent le processus d’inscription photographique. La façon dont les architectures reflètent et accrochent la lumière est utilisée comme moyen de composition. Comme nombre d’auteurs l’ont remarqué, ces images revendiquent, ou en tout cas jouent avec, la possibilité de faire de

342 Art. Cit., p.53 “For it is by craft that illusion reach its most intense conviction, and by craft also that the photograph is disintricated from other visible made things, through regard for the inherent qualities of photographic materials and processes. Craft is, moreover, a complex gesture, which begins with a formal conception and precipitates in the print.” 343 James Welling, « Los Angeles Photographs : 1976-78 », October, n°91, hiver 2000, p. 81- 95 ; 97-100

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la photographie abstraite344. L’écriture avec la lumière est d’ailleurs mise en avant dans deux images qui représentent une lampe allumée et les taches de lumières et d’ombres qu’elle dessine [Fig. 98 et Fig. 99]. L’artiste montre ainsi ce qui est nécessaire à la photographie. Welling explique avoir été influencé par le Light-Space Modulator (1922-1930) [Fig. 100] de László Moholy-Nagy (1895-1946). Cette sculpture mécanisée est composée d’éléments en métaux et en verre de formes diverses. Certains sont perforés, certains sont réfléchissants. Tous sont mis en mouvement. Cette machine devait interagir avec des sources de lumières pour composer des ombres et des réflexions. Moholy-Nagy ne la concevait pas comme une œuvre autonome mais comme un accessoire pour créer une nouvelle forme d’art faite de lumières colorées en mouvement animant un environnement345. Cette « peinture de lumière » devait être proche de films abstraits mais, contrairement à ceux-ci, tridimensionnelle. Le Light-Space Modulator était installé dans une boite cubique dont l’intérieur était visible grâce à une ouverture dans l’une des faces. Il a aussi servi à faire des images pour un film. Moholy- Nagy voulait qu’il soit utilisé pour des scènes de théâtre. Dans chacun des cas, la machine elle-même n’est pas l’objet de l’attention. Ce sont les effets, la lumière et les ombres qu’elle produit, qui doivent être admirés. Certains auteurs y voient ainsi la réalisation de ce que Moholy-Nagy appelait un « film sans film » c’est-à-dire un dispositif qui fasse de la lumière un spectacle sans l’inscrire sur une pellicule346. On retrouve cette spectacularisation de la lumière dans les photographies de Welling, appliquée à des bâtiments. De nombreuses images de cette série présentent des fenêtres et des portes qui apparaissent comme des rectangles blancs. Les sources d’éclairage sont toujours très homogènes car beaucoup de ces images ont été prises de nuit. Cela renforce aussi la sensation de décor artificiellement éclairé. C’est notamment le cas lorsque Welling représente une façade dont le blanc du mur se détache sur un ciel nocturne [Fig. 101]. Cet éclairage contrasté, qui souligne le caractère construit des images, n’est pas sans rappeler le cinéma hollywoodien des années 1930-1940 et plus précisément les films noirs.

344 Voir : Rosalyn Deutsche, « Darkness : The Emergence of James Welling », James Welling : Abstract, Bruxelles ; Toronto, Palais des Beaux-arts ; Art Gallery of York University, 2002, p.7-20, David Joselit, « Surfaces histories : The photographies of James Welling », Art in America, mai 2001, p.137-143, Walter Benn Michaels, « The Photographic Surface », Ulrich Loock (éd.), James Welling : Photographs 1977-90, Bern, Kunsthalle Bern, 1990, p.102-114 345 Olivier Botar, Sensing the Future : Moholy-Nagy, Media and the Arts, Zurich, Lars Müller Publishers, 2014 346 Cité dans : Ibid., p.117

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Noir Ce genre cinématographique s’est développé autour d’histoires d’hommes qui, confrontés à la violence et à la perversion du monde dans lequel ils vivent, deviennent criminels. La violence et la détresse psychologique sont dominantes dans les films noirs qui se veulent la métaphore de l’environnement social de l’Amérique de l’époque. Ils illustrent le sentiment, partagé par de nombreux soldats qui, revenant d’une guerre violente en Europe, retrouvent un pays corrompu et inhospitalier dans lequel ils sont incapables de se faire une place. Ces personnages, tourmentés et brutaux, évoluent dans un monde anxiogène pour la représentation duquel la photographie, la mise en scène et l’éclairage jouent un rôle important347. Le cinéma noir est ainsi défini par des conventions de situations, de personnages ou de lieux mais aussi par le ton donné par les images et leur éclairage348. L’historien de la photographie et du cinéma David Campany affirme que « de tous les genres cinématographiques c’est le film noir et ses dérivés qui se sont avérés les plus attirants pour les photographes que ce soit dans la mode, la publicité ou l’art.349 » Cela s’explique par l’exploitation nombreuse et diverse des effets visuels permis par les angles de caméra, les éclairages et les mises en scène qui marquent les films noirs. Pour représenter un monde déséquilibré et dangereux les réalisateurs cherchent des contrastes francs et utilisent des cadrages de biais dont les diagonales sont souvent soulignées par l’éclairage. Dans ces compositions angulaires et complexes tout n’est pas visible et parfois certaines zones restent brouillées. On trouve ainsi, dans les films noirs, des éclairages tranchés dont les contrastes soulignent les expressions du visage. Pour des raisons de réalisme et d’économie, ces films sont souvent tournés dans les rues les plus proches, celles de Los Angeles. Comme le dit Paul Schrader, dans un des premiers textes à s’intéresser au film noir : « En apparence l’influence de l’expressionisme allemand, avec sa dépendance à l’égard des éclairages de studio artificiels, semble incompatible avec le réalisme d’après guerre et ses extérieurs simples et rudes ; mais c’est la remarquable qualité du film noir que d’avoir réussi à réunir des éléments apparemment contradictoires en un

347 Janey Place et Lowell Peterson, « Some Visual Motifs of Film Noir », Alain Silver et James Ursini (éd.), Film Noir Reader, New York, Proscenium Publishers, 1996, p.65-76 348 Voir entre autres : Patrick Brion, Le film noir : L'âge d'or du film criminel américain, d'Alfred Hitchcock à Nicholas Ray, Paris, Editions de la Martinière, 2004, Gary Leva, Film Noir: Bringing Darkness to Light, Couleur, 68 minutes, 2006 et Alain Silver et James Ursini (éd.), Film Noir Reader, New York, Proscenium Publishers, 1998 349 David Campany, Photography and Cinema, Londres, Reaktion books, 2008, p.141 “Of all cinema’s genres it is film noir and its derivatives that have proved the most attractive to photographers whether in fashion, advertising or art.”

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style uniforme. Les meilleurs techniciens du noir ont simplement fait du monde entier un studio d’enregistrement en dirigeant un éclairage contre-nature et expressionniste sur une scène réaliste.350 » James Welling ne revendique aucun lien entre ses photographies et le film noir. Nous convoquons ce genre pour l’analogie de production et d’effet qu’il entretient avec les images de l’artiste, car bien qu’il n’utilise pas d’éclairage supplémentaire, Welling recherche des situations où les architectures évoquent des scènes cinématographiques et dramatiques. Il dit d’ailleurs que lorsqu’il allait prendre ces photographies nocturnes il « pensait que les bâtiments éclairés ressemblaient à des scènes de théâtre – ils étaient presque déjà des photographies.351 » Ces images sont chargées d’un fort potentiel narratif. Loin de toute recherche documentaire, leurs compositions sont nées des possibilités de construction d’images que permet la mise en scène cinématographique. De nombreux commentateurs ont souligné que ces représentations de choses banales apparaissent peu familières, inhabituelles, ou chargées d’émotions352. Autant de qualificatifs qui font allusion au monde du cinéma, ou en tous cas aux décors, ces environnements fabriqués pour assurer la photogénie nécessaire à la narration qui doit s’y jouer. C’est pourquoi les images de James Welling pourraient avoir un lien avec le film noir en ce qu’il s’agit d’images composées pour représenter le monde comme une scène. Comme beaucoup d’artistes de sa génération, James Welling considère la production d’images comme un moyen pour provoquer des émotions. En cela, il s’inscrit dans une histoire de la photographie qui oscille entre document objectif et expression subjective. C’est ce qu’il découvre dans The Mexican Portfolio de Paul Strand dont l’introduction annonce que :

350 Paul Schrader, « Notes on Film Noir », Alain Silver et James Urisini (éd.), Film Noir Reader, New York, Proscenium Publishers, 1996, p.56 [1972] “On the surface the German expressionist influence, with its reliance on artificial studio lighting seems incompatible with post-war realism, with its harsh unadorned exteriors; but it is the unique quality of film noir that it was able to weld seemingly contradictory elements into a uniform style. The best noir technicians simply made all the world a sound stage, directing unnatural and expressionistic lighting onto realistic settings.” 351 Steel Stillman, Art. Cit. “…thinking that the lit-up buildings looked like theater sets—they were almost photographs already.” 352 Voir par exemple : Mark Godfrey, « Light, loss, love », James Crump (éd.), James Welling : Monograph, New York, Aperture, 2013, p.179-187 ou Jan Tumlir, « Pictures are also things », Nigel Prince (dir.), James Welling : The Mind on Fire, Munich, Londres et New York, DelMonico/Prestel, 2014, p.53-77

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« Son approche [de la photographie] est d’une absolue simplicité. En ce sens ses photographies sont impersonnelles, désintéressées. Pourtant elles sont caractérisées par une forte émotion.353 » Si l’on entend ici résonner les enjeux de définition d’une photographie documentaire qui se doit d’être informative mais aussi artistique, l’équilibre entre description et production de sentiments prend un tour très particulier lorsqu’il s’applique à des bâtiments de Los Angeles. Dans cette ville, centre majeur de production de films qui sert souvent de lieu de tournage, les images sont exploitées pour produire des narrations. Ce contexte a une incidence sur les formes d’un art conceptuel porté par une exploration des images spectaculaires, qui apparait entre la fin des années 1960 et le début de la décennie suivante. Ses représentants, Bas Jan Ader, John Baldessari, William Leavitt, Ed Ruscha ou Allen Ruppersberg sont très actifs et régulièrement montrés à Los Angeles au moment où plusieurs des futurs représentants de la Pictures Generation y sont étudiants ou jeunes artistes. Outre John Baldessari, ils rencontrent les artistes conceptuels de Los Angeles soit comme assistants, soit comme amis, soit dans le cadre d’expositions. Pour ces raisons il est important de nous pencher sur le contexte culturel et artistique qu’offre Los Angeles au début des années 1970.

L’art conceptuel à Los Angeles La présence de l’industrie du cinéma a une influence considérable sur l’art à Los Angeles. Walt Disney embauchait dans ses studios des artistes comme illustrateurs. De façon plus générale, Hollywood a été une source de revenus pour de nombreux artistes. Cette ville est aussi un environnement visuel composé d’affiches et de panneaux publicitaires souvent démesurés, de signes, de logos, de constructions démonstratives et publicitaires. Selon l’historien de l’art Charles Desmarais, la présence de cette industrie du spectacle est capitale pour comprendre la production photographique de la scène de Los Angeles qui s’inspire de la vulgarité, de la grandiloquence, du caractère sensationnel de cet environnement et les exploite354. Les photographies d’Ed Ruscha, comme dans son premier livre Twentysix Gasoline Stations (1962) [Fig. 95], sont souvent des témoignages de ce contexte. Elles documentent des constructions utilitaires, produites sans volonté esthétique et souvent bariolées de noms de marques et de logos. Avec humour et désinvolture, il explique à Reyner

353 Leo Hurwitz, « The Mexican Portfolio », Paul Strand, The Mexican Portfolio, Op. Cit., n.p. “His approach is one of utmost simplicity. In this sense his photographs are impersonal, selfless. Yet they are characterized by a strong emotion.” 354 Charles Desmarais, Proof : Los Angeles Art and the Photograph, 1960-1980, Los Angeles, Fellows of Contemporary Art, 1992

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Banham que c’est ce genre de bâtiments que les touristes devraient aller voir à Los Angeles355. Liés à la voiture, indispensable dans cette ville, ces bâtiments ont, selon Ruscha, comme qualité de pouvoir être montés en trois jours, d’être aussi standardisés que temporaires et d’être d’une efficacité strictement commerciale. Every Building on the Sunset Strip (1966) [Fig. 102] est un leporello, un livre dont les pages se déplient pour former une seule et longue bande. S’y succèdent des vues des bâtiments du Sunset Strip, une avenue de Los Angeles alors bordée de clubs et de salles de concerts. Les photographies sont jointes les unes aux autres. Ruscha décrit ainsi ce haut lieu de la vie nocturne et de la scène musicale au travers d’une sorte de travelling, comme pour emprunter au cinéma une de ses techniques356. Bas Jan Ader, lui, se met en scène disparaissant dans Los Angeles dans In Search of the Miraculous (One night in Los Angeles) (1973) [Fig. 103]. Cette série de photographies prises la nuit montre l’artiste de dos, dans différents lieux en périphérie urbaine. Il apparaît sur une colline surplombant la ville, sur une plage, sur le toit d’un bâtiment et en de nombreux autres endroits seul, une lampe torche à la main. Los Angeles est encore un décor nocturne. Au bas de chaque image Ader a écrit à la main un vers de la chanson « Searchin’ » de 1957 du groupe de Rhythm and Blues The Coasters. Thomas Crow aborde cette œuvre d’Ader à la lumière d’une citation de la « Petite histoire de la photographie » de Walter Benjamin357 : « Mais chaque recoin de nos villes n'est-il pas le lieu d'un crime ? Chacun des passants n'est-il pas un criminel ?358 » Ces questions, posées par le philosophe allemand, mènent l’historien de l’art américain vers une réflexion sur la relation entre la prise de vue comme preuve et les enquêtes de Philip Marlowe, le détective des romans de Raymond Chandler (1888-1959). Ces histoires ont Los Angeles comme toile de fond. Plusieurs ont été adaptées au cinéma notamment à la fin des années 1940 sous la forme de films noirs. La chanson de The Coasters raconte l’histoire d’un homme à la recherche d’une femme. Ader utilise chaque vers depuis le début jusqu’au deuxième couplet :

355 Julian Cooper, Reyner Banham loves Los Angeles, couleur, 52 minutes, 1952 356 Jan Tumlir, « Playing the Strip », Dominic Molon (éd.), Sympathy for the Devil: Art and Rock and Roll Since 1967, Chicago, Museum of Contemporary Art, 2007, p.176-189 357 Thomas Crow, « The art of the fugitive in 1970s Los Angeles : Runaway Self- Consciousness », Lisa Gabrielle Mark et Paul Schimmel (éd.), Under the big black sun, Los Angeles ; Munich, Londres et New York, Museum of Contemporary Art ; DelMonico, Prestel, 2011, p.46 358 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », Études photographiques, n°1, novembre 1996, http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/99 [1931]

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Et bien Sherlock Holmes Sam Spade n’a pas d’info sur moi mon petit Sergent Friday, Charlie Chan Et Boston Blackie Peu importe où elle se cache Elle va m’entendre arriver En descendant directement de cette rue Comme Bulldog Drummond Car j’ai bien cherché359 Dans ce couplet, se succèdent les noms de nombreux détectives fictionnels qui, à l’exception de Sherlock Holmes, sont des personnages de films ou de romans noirs360. Leurs activités les conduisent à sillonner la ville, comme le fait Ader, pour y enquêter, c’est-à-dire scruter avec attention les moindres détails et chercher des indices dans tout ce qui s’offre à eux. Cette activité est envisagée par plusieurs artistes de la scène conceptuelle de Los Angeles comme moyen de transformer le réel en monde fictionnel. L’enquêteur est un personnage capable de découvrir dans la plus banale des situations des traces qui lui permettent d’en déduire ce qui s’est passé. Autrement dit, il découvre les narrations qui se cachent sous la morne façade du quotidien. Les informations les plus factuelles sont porteuses d’indices que les détectives savent découvrir et interpréter. Considérées sous cet angle, les photographies, même lorsqu’elles sont purement objectives s’avèrent interprétables selon ce qu’on cherche à y découvrir. Ainsi toute image peut révéler des narrations inattendues.

359 Well, Sherlock Holmes Sam Spade got nothin’, child, on me Sergeant Friday, Charlie Chan And Boston Blackie No matter where she’s a hiding She’s gonna hear me comin’ Gonna walk right down that street Like Bulldog Drummond ‘Cause I’ve been searchin’ 360 Sam Spade est le personnage principal du roman Le Faucon maltais de Dashiell Hammett interprété par Humphrey Bogart dans l’adaptation au cinéma qu’en fait John Huston en 1941. Sergeant Friday est un détective inventé par Jack Webb en 1949 pour la série radio et télévisuelle Dragnet. Charlie Chan est créé en 1925 par l’écrivain Earl Derr Biggers et porté à l’écran de nombreuses fois, tout comme Boston Blackie, imaginé par Jack Boyle, et Bulldog Drummond, inventé par l’écrivain Herman Cyril McNeile.

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Ader partage ce goût pour Los Angeles avec Allen Ruppersberg qui explique : « Mes conversations avec mes amis au sujet de l’art nous conduisaient presque toujours à parler de Los Angeles.361 » Ader affirme aussi avoir été influencé par les romans de Raymond Chandler pace qu’ils transforment la ville en scènes de film362. Ruppersberg applique cela dans le livre 23 pieces (1968) [Fig. 104] qui réunit 23 photographies de lieux. Comme celles de Ruscha, elles sont d’une grande banalité en termes de lieu comme de prise de vue. On y voit un parc avec des tables de pique-nique, une salle de restaurant, des ordinateurs dans un bureau, une fontaine dans un jardin, un hall ou un couloir d’hôtel. Parfois un personnage, Ruppersberg lui- même, apparaît. On peut considérer ces images comme une collection de preuves, comme le résultat d’un travail de repérage des lieux où serait passé ce personnage. Comme dans le projet Evidence de Larry Sultan et Mike Mandel, il manque la raison qui donne sens aux images. Cependant, alors qu’Evidence met en crise la notion de preuve, 23 pieces l’exploite comme moyen pour générer des narrations. La photographie, donc, non seulement ne rend pas compte du réel mais est le point de départ d’histoires et de fantasmagories. Allen Ruppersberg avait 23 ans lorsqu’il réalise 23 pieces. Il comptait faire un livre tous les ans mais ne réalisa que le suivant, 24 pieces (1969) [Fig. 105]363. Ce dernier est moins documentaire que le précédent dans le sens où il s’agit de scènes « arrangées » par l’artiste. Ruppersberg photographie des chambres d’hôtels, des tables de restaurant et des endroits divers, dans lesquels il fait quelques transformations plus ou moins visibles. Il modifie l’agencement des choses qui sont déjà là ou ajoute des objets. Cette fois-ci, le spectateur est invité à chercher les indices laissés par l’artiste. La distinction entre document et non document est à reconsidérer dans la mesure où ce que les images documentent est une intervention sur l’environnement représenté. Intervention qui devient le sujet de 24 pieces. La pertinence même de la notion documentaire de la photographie devient caduque. Les endroits que Ruppersberg photographie deviennent des scènes et n’ont plus rien de leur banalité apparente. Guy de Cointet exploite lui aussi les jeux de pistes pour générer de la narration. Ses dessins ressemblent à des messages codés. Leurs formes géométriques évoquent l’art minimal dont il

361 Frédérique Paul, « Entretien », Frédéric Paul (éd.), Allen Ruppersberg : Books, Inc., Limoges, FRAC Limousin, 2000, p.101 362 Marie B. Shurkus, « Allen Ruppersberg Interview by Marie B. Shurkus », Rebecca McGrew et Glenn Phillips (éd.), It Happened at Pomona: Art at the Edge of Los Angeles 1969-1973, Op. Cit., p.225 363 Un troisième livre intitulé 25 pieces fût maquetté en 1970, mais jamais imprimé. Il l’a été en 2000 dans : Allen Ruppersberg, 23, 24 & 25 Pieces, Chatou ; Genève, CNEAI ; JRP éditions, 2000

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a assimilé les principes en assistant l’artiste Larry Bell (né en 1939). Les dessins de de Cointet sont des traits qui composent des lettres dont certaines parties ont subi des modifications. Dans In Tacuar everyone knew him as an english man from Oaxaca (1971) [Fig. 106], cette phrase occupe le centre de la feuille. Elle est écrite à l’encre en lettres faites dans un aphabet de capitales dont certaines parties verticales ont été supprimées. La phrase est également écrite en bas de la feuille, à la main et au crayon. On peut ainsi se référer à cette graphie pour saisir celle qui est au centre. Dans Enjoy the commercials (1971) [Fig. 107], les lettres de la phrase Enjoy the commercials… When you still have them [Profitez des publicités… Tant que vous les avez] ont été sectionnées en plusieurs parties. Les éléments ainsi obtenus sont déployés sur la feuille les uns après les autres horizontalement. De la même façon que dans l’exemple précédent, ont peut se référer à la phrases, écrite au crayon et à la main, en bas de la feuille. Ces desssins géométriques rigoureux sont des phrases pour qui sait les lire. Par ailleurs, certaines sont empruntées à des auteurs. Ainsi « In Tacuar everyone knew him as an english man from Oaxaca » est une citation du romancier Jorge Luis Borges (1899-1986)364. À partir de 1973, Guy de Cointet écrit des pièces de théâtre construites autour d’objets présentant des signes dont les acteurs et actrices interprètent le sens. Elles font de l’interprétation un spectacle. Sur scène, une personne montre un objet et en lit la signification. Huzo Lumnst, par exemple, est une artiste fictive inventée par de Cointet. Elle est incarnée par la comédienne Chantal Darget lors d’une soirée à la galerie Sonnabend à Paris au cours de laquelle elle expose les 12 sérigraphies qui composent son œuvre Cizeghoh Tur Ndjmb [Fig. 108]365. Il s’agit de lettres et de chiffres rouges, n’ayant apparemment aucun sens. L’actrice les commente comme s’il s’agissait de représentations. Elle les décrit et en explique les enjeux. De Cointet pastiche la présentation d’œuvres pour faire surgir des représentations imaginaires de lettres et de chiffres. Dans ses carnets il écrit : « Décrire une peinture très lentement en répétant, en jouant certains passages, de façon qu’à la fin le spectateur ait vraiment la peinture dans l’œil.366 » Après ces premières expérimentations, de Cointet réalise des objets faits pour être décodés sur scène comme une sorte de script dont l’interprétation est le sujet du spectacle. Going to the Market (1975) [Fig. 109] présente un panneau dont la forme géométrique aux bords colorés contient des chiffres et des lettres. L’actrice, face à cet objet, raconte l’histoire d’une

364 Frédéric Paul, « Guy de Cointet, pourquoi venez-vous si tard ? », Guy de Cointet, Paris, Flammarion, 2014, p.26 365 Chantal Darget (1934-1988) est une actrice française. Elle a notamment joué dans Masculin Féminin de Jean-Luc Godard. 366 Cité dans : Frédéric Paul, Art. Cit., p.28

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séparation amoureuse. Certains de ses propos semblent contenus dans le tableau. Ainsi lorsqu’elle dit « Heureusement, des personnes, deux gentlemen, au léger accent luxembourgeois, la rattrapèrent juste à temps », elle montre successivement les ensembles « 2P », « GE » et « XUL » dans le tableau367. Dans les pièces suivantes de de Cointet, les objets deviennent plus nombreux et sont autant de supports pour générer des fictions. Tell Me (1979) [Fig. 110] par exemple, met en scène trois amies qui se retrouvent chez l’une d’elles. Leurs discussions, banales, portent sur leur quotidien. Elles prennent cependant un tour inattendu à chaque fois qu’un objet est nommé ou utilisé. Un parallélépipède rectangle surmonté d’une pyramide est appelé une trompette, il a le même effet qu’un tranquillisant. Les actrices manipulent manuellement et par le langage ces accessoires colorés aux formes proches de l’art minimal. Guy de Cointet était fasciné et influencé par l’artificialité des Soap Opera télévisés368. Il réinvestit ce type de narration et de production de sentiments dans des formes simples issues du minimalisme. En cela, il partage certains intérêts avec William Leavitt. Lui aussi utilise la mise en scène pour révéler le potentiel narratif dont sont porteuses des situations communes. Ses installations sont marquées par la découverte, qu’il fit au début des années 1970, d’un magasin où les meubles étaient installés de façon à figurer un salon des années 1960369. Le lendemain il y retourne pour photographier cet environnement qui lui semblait évoquer une scène. Ces images sont le point de départ de la pièce de théâtre The Silk (1975) [Fig. 111]. Elle se passe dans le salon d’un appartement dont la baie vitrée donne sur les immeubles d’une métropole. L’endroit en rappelle de nombreux d’autres, vus dans des séries télévisées. Il accueille une scène tout aussi ordinaire : un homme et une femme se retrouvent, échangent quelques banalités, puis se séparent. Détaché de tout contexte narratif, ce dialogue est sans importance et dépourvu de tout caractère dramatique. C’est le lieu qui est le moteur d’une narration vue des centaines de fois370. Selon Leavitt, cette pièce peut être envisagée au regard des œuvres de Ruppersperg, de l’intérêt qu’ils ont en commun pour la ville de Los Angeles et de la création de situations

367 Pour une transcription des pièces de de Cointet voir : Hugues de Cointet, François Piron et Marilou Thiebault (éd.), Guy de Cointet : Théâtre complet, Paris, Paraguay Press, 2017 368 Marilou Thiébault, « Entretien avec Mary Ann Duganne-Glicksman », Ibid, p.439 369 Annette Leddy, « Sliding Glass Doors and Elliptical Lights : The Iconology of William Leavitt », Ann Goldstein et Bennett Simpson (éd.), William Leavitt : Theater Objects, Los Angeles, The Museum of Contemporary Art, 2011 370 Thomas Lawson, « Every Picture Tells a Story Don't It? », REALLIFE magazine, no. 2, 1979 : http://www.eastofborneo.org/articles/every-picture-tells-a-story-dont-it

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théâtrales371. Ils partagent aussi un intérêt pour Raymond Chander. Leavitt cite également comme référence importante le travail d’Alain Robbe-Grillet (1922-2008). Auteur phare du nouveau roman, ses livres cherchent à se passer de l’intrigue, qu’il considère comme l’élément central de la littérature traditionnelle, au profit de la seule description. Leavitt lie Robbe-Grillet avec les soap operas et explique : « Je ne voulais pas l’envisager en fonction d’une suite d’intrigues mais en fonction de la façon dont il se présentait. [Le soap opera] semble assez contraire à ce que Robbe-Grillet créait – ces descriptions très réduites d’un lieu, d’une situation, dépouillées au point qu’il ne restait que cette répétition du langage et cette sorte de blancs qu’il créait, parfois avec une couche souterraine d’effroi, mais sans vous en donner trop. D’une certaine façon, il vous laisse remplir l’espace vous-même. Alors je m’intéressais à sa manière de faire.372 » Les romans de Robbe-Grillet contiennent exclusivement des descriptions et n’énoncent pas d’intrigue. Dans ce qu’il considère comme le grand roman, celui du XIXème siècle, la description sert traditionnellement à planter le décor où se tient l’action. Robbe-Grillet fait du décor l’objet central de ce qu’il nomme « nouveau roman ». Dans ses livres, les descriptions se suivent et se complètent, donnant naissance à des images mentales sans lien direct. L’action n’est pas narrée mais les lecteurs l’imaginent grâce aux informations sur les lieux et les personnages qu’ils accumulent au fil de leur lecture. Ce qui sert habituellement à documenter devient le sujet. Ainsi, « il ne s’agit plus ici de temps qui coule, puisque paradoxalement les gestes ne sont au contraire donnés que figés dans l’instant.373 » L’intrigue se joue ainsi dans le temps de la description, celui d’un arrêt. Et, puisqu’elle ne s’écrit que par les moyens de la description, elle dévoile du même coup son statut de construction dans la

371 Stuart Comer et Hans Ulrich Obrist, « William Leavitt : Cutaway View », Mousse Magazine, Février-mars 2011, p.48-57 372 Marie B. Shurkus, « William Leavitt Interviewed by Marie B. Shurkus », Rebecca McGrew et Glenn Phillips (éd.), It Happened at Pomona: Art at the Edge of Los Angeles 1969-1973, Op. Cit., p.206 “I wanted to look at it not through a plot sequence, but through how it was presented. It does seem kind of opposite to what Robbe-Grillet was creating—this very reduced description of a place, a situation, pared down to a point where there was just this repetition of the language and a kind of blankness that he created, sometimes with a layer of dread underneath, but not giving you too much. He kind of let you fill in the space yourself. So I was interested in how he did that.” 373 Alain Robbe-Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », Pour un nouveau Roman, Paris, Les éditions de minuit, 2013, p.155-167 [1963]

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mesure où elle s’appuie exclusivement sur les moyens qui servent à faire exister, à faire voir, les choses. On comprend l’importance qu’une telle façon de travailler a pu avoir pour William Leavitt, qui exploite des objets ordinaires dans leur rôle d’accessoires, servant à construire une scène reconnaissable. C’est le cas dans California Patio (1972) [Fig. 112]. Cette installation se compose d’une porte vitrée coulissante encastrée dans un mur, tenu à ses extrémités par des tasseaux de bois. Derrière, se trouve une terrasse de dalles que borde un jardin de plantes en plastique. L’ensemble évoque un plateau de tournage autant qu’un salon assez banal de Los Angeles. À côté de cette installation, le visiteur trouve une feuille collée au mur qui décrit une scène de soirée de réception : des discussions et l’arrivée de convives. Si cela suggère un certain nombre de clichés vécus ou portés à l’écran rien ne s’y passe en termes d’intrigue. Tout est là, une fois de plus, pour que les détails soient déchiffrés et que les éléments vus soient animés d’une narration à imaginer sans qu’elle soit donnée explicitement. Cette collision, entre l’environnement quotidien de Los Angeles et son potentiel de décor, est née chez Leavitt de sa fréquentation des studios d’Hollywood. Il raconte en effet sa première visite dans un studio de tournage en 1966 et la déception ressentie en s’approchant de ce qu’il croyait être des maisons et qui se sont avérées être des décors, de sommaires imitations. Sa déception a rapidement été remplacée par le sentiment de faire face à une illusion374. Leavitt a continué de fréquenter ces lieux pendant les années 1970 et 1980, d’abord en tant qu’assistant de production à la réalisation de publicités, puis en tant que constructeur de décors375. John Baldessari, lui, exploite les images produites par l’industrie du cinéma ou extraites de magazines. Il les collectionne et invente un classement par ordre alphabétique selon la lettre correspondant à ce qu’elles représentent. À la lettre A on trouve Attaque, Animal, Au-dessus, ou Automobile376. Il utilise aussi ces images pour réaliser des collages ou dans des films auxquels participent souvent ses étudiants de CalArts. Dans plusieurs d’entre eux apparait Ed Henderson (né en 1951), un ami artiste de Baldessari. Ed Henderson Reconstructs Movie Scenarios (1973) [Fig. 113] montre des images de films que Henderson commente en imaginant l’intrigue du film. Il redonne ainsi un contexte narratif à ces photographies en imaginant une narration. Ed Henderson Suggests Sound Tracks for Photographs (1974)

374 Goldstein et Bennett Simpson (éd.), William Leavitt : Theater Objects, Los Angeles, The Museum of Contemporary Art, 2011 375 Ibid., p.18 376 David Campany, Photography and Cinema, Londres, Reaktion books, 2008, p.127

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montre des images que Baldesssari décrit à Henderson, que ce dernier ne voit pas. À partir de ce qui lui est dit, il doit inventer la bande son pour les accompagner. La vidéo montre ainsi l’association de la photographie avec les musiques proposées par Henderson. Pour Script (1974) [Fig. 114], Baldessari propose à plusieurs de ses étudiants (parmi lesquels David Salle, James Welling, Ericka Beckman et Ilene Segalove) des scripts et dialogues de scènes extraits de films ou de feuilletons télévisuels qu’il leur demande de jouer377. La vidéo qui en résulte fait se succéder des situations stéréotypées de discussion, de rupture ou de meurtre, jouées par des amateurs. Filmées comme une vidéo privée montrant des moments de vie quotidienne, les actions sont pourtant très clairement celles de scènes composées et fictionnelles. Là encore, le cinéma est le point de départ d’une réflexion sur la façon dont les narrations véhiculées par ces images sont assimilées au quotidien. Non seulement les artistes conceptuels de Los Angeles s’intéressent à des productions construites pour le divertissement et la publicité, mais ils cherchent aussi des moyens pour générer des fictions.

2. Mises en scènes Des images actualisables Les artistes conceptuels de Los Angeles ont une influence sur la Pictures Generation. On l’a déjà dit, celles et ceux qui se forment à CalArts suivent l’enseignement de Baldessari, découvrent les artistes de cette ville dans différentes expositions et les rencontrent au quotidien. Lorsque Helen Winer dirige la galerie du Pomona College, entre 1970 et 1972, elle expose plusieurs représentants de cette forme locale de l’art conceptuel378. En 1970, une exposition d’œuvres imprimées réunit huit artistes dont John Baldessari et Ed Ruscha. En 1972, Bas Jan Ader, William Leavitt et Ger van Elk (1941-2014) sont invités ensemble. La même année, Allen Ruppersberg bénéficie d’une exposition monographique. Interrogée sur la présentation qu’elle fit alors de la scène de Los Angeles comme une nouvelle direction donnée à l’art conceptuel Winer explique : « Aujourd’hui je ne décrirais plus ainsi les artistes que je montrais alors, mais c’était au moment où l’art conceptuel était précisément défini par un groupe restreint

377 Ilene Segalove (née en 1950) est une artiste américaine. Elle réalise des collages et des vidéos qui portent sur la façon dont les images du cinéma deviennent des modèles de comportements quotidiens. 378 Pour une histoire de la galerie du Pomona College voir : Rebecca McGrew et Glenn Phillips (éd.), It Happened at Pomona: Art at the Edge of Los Angeles 1969-1973, Claremont, Pomona College Museum of Art, 2011

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d’artistes comprenant Robert Barry, Douglas Huebler, Sol LeWitt et Lawrence Weiner. Leurs œuvres étaient fondées sur le langage et ne se concentraient pas sur la production d’objets ayant des qualités permanentes ou visuelles. Les artistes de Los Angeles dont les œuvres ont commencé à m’intéresser faisaient un travail à la fois étroitement allié à cette orthodoxie conceptualiste mais faisant des écarts frappants avec elle. Les nouveaux travaux que je découvrais utilisaient de l’imagerie, de l’humour, des références culturelles et un vaste ensemble de médium variés comprenant la peinture et le dessin.379 » Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre 1, entre la première et la deuxième version de son essai « Pictures », Douglas Crimp a fait plusieurs modifications dont la suppression de toute référence à Los Angeles et à Baldessari. Cela affaiblit la lecture de Helen Winer qui voyait des résonances entre la scène de l’art conceptuel de Los Angeles et les travaux des jeunes artistes qu’elle voulait réunir à Artists Space380. Dans la majorité des œuvres de la Pictures Generation les images sont issues de, ou influencées par, la publicité ou le cinéma et ne cachent pas leur statut de produit de consommation. Ce ne sont pas des documents informatifs mais des constructions élaborées pour engendrer des narrations. C’est aussi de cela que rendent compte les photographies de bâtiments prises par James Welling. Produire une représentation c’est décrire de façon à rendre la représentation plus extraordinaire que la réalité. Or, avant de produire sa série de photographies de bâtiments, James Welling avait réalisé, en 1973, une exposition à Project Inc., l’espace d’exposition ouvert par Paul McMahon à Cambridge. Dans le sous-sol de ce lieu, Welling installe plusieurs objets ayant appartenu à des membres de sa famille381. Précédemment, il les avait photographiés un par un. Ces images, qui sont les premières photographies prises par l’artiste, étaient exposées au rez-de-chaussée. À la même période, Welling réalise Middle Video (1972) [Fig. 115], une vidéo qui montre ces mêmes objets. Pendant une trentaine de minutes se succèdent plusieurs plans-séquences où l’on voit un ou plusieurs de ces objets en plan

379 Rebecca McGrew, « Helene Winer Interview by Rebecca McGrew », Ibid., p.168 “I wouldn’t describe the artists I showed in that way now, but this was when Conceptual art was narrowly defined by a core group of artists, including Robert Barry, Douglas Huebler, Sol LeWitt, and Lawrence Weiner. Their works was language-based and not focused on producing objects of any permanence or visual interest. The Los Angeles artists whose work I became interested in were doing work that was both closely allied to but made striking departures from this Conceptualist orthodoxy. The new work that I found utilized imagery, humor, cultural references, and wide-ranging content in varied mediums, including painting and drawing.” 380 À ce sujet voir : Marie B. Shurkus, « Lessons from Post-Minimalism », Ibid., p.73-95 381 Ibid., n.p.

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rapproché. Dans certains plans, l’éclairage est déplacé, ce qui modifie les ombres des choses montrées. Dans d’autres, la main de Welling les anime, les montre ou les déplace. Ces objets, que l’on peut imaginer chargés de souvenirs pour Welling, ont le premier rôle. Leur mise en scène leur confère aussi une charge affective. Ils apparaissent comme des choses que l’on regarde évoluer dans un environnement fait pour cela. Qui plus est, une main les manipule sans les utiliser pour leur fonction. Pour toutes ces raisons, ils apparaissent comme des personnages dans une fiction. Cela au sens où ce ne sont pas leurs caractéristiques utilitaires qui sont mises en avant mais leurs apparences. Cette disparition de leur fonction les rend étranges. Il s’agit pourtant d’objets aussi banals qu’un paquet de cigarette, un entonnoir, un cigare, un carnet, une cuillère ou une bande de pellicule. Welling dit s’être inspiré des Children’s Tapes (1974) de Terry Fox382. Destinées aux enfants de l’artiste, ces petites séquences montrent des utilisations ludiques d’objets familiers. L’une après l’autre, cinq allumettes sont pliées en deux dans un angle légèrement inférieur à 90 degrés. L’artiste les met ensuite côte-à-côte de façon à ce que les bords se touchent et qu’elles forment un astérisque. Puis, il mouille le centre de cette forme avec quelques gouttes qu’il fait couler d’une cuillère. Les allumettes s’ouvrent et se poussent mutuellement, formant lentement une étoile. Dans une autre séquence, l’artiste utilise une coupelle en métal retournée, posée en équilibre sur une allumette comme piège à mouche. À l’allumette est accrochée une ficelle. Sous la coupelle se trouve un fruit qui sert d’appât. Lorsqu’une mouche s’en approche et se risque sous la coupelle, l’artiste tire la ficelle et emprisonne sa proie. Ces scènes, très courtes, exploitent des objets quotidiens pour élaborer des situations poétiques, comiques ou extraordinaires. Elles sont aussi filmées de très près, transformant ainsi quelques centimètres carrés en des scènes. C’est aussi le cas de Middle Video. À propos de la réalisation de ces séquences Welling explique que « le matériel était trop gros pour être emporté dehors alors j’ai appris à faire en sorte que quelque chose se passe dans un atelier en déplaçant la lumière pendant la prise de vue et en essayant de créer un vocabulaire formel.383 » La charge affective dont les objets semblent dotés provient de leur mise en scène. James Welling se tourne vers les possibilités de construction d’une réalité propre à la production d’images photographiques ou filmiques. Ces courtes séquences ressemblent à des inserts cinématographiques, ces plans, souvent brefs, qui servent à décrire

382 Voir notre entretien avec James Welling en annexe, p.38 383 Steel Stillman, Art. Cit. “The equipment was too big to take outside, so I was learning how to make something happen in a studio, moving the light around during shots and trying to create a formal vocabulary.”

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avec précision un élément d’une scène, par exemple : une main qui se saisit d’un objet. Ils permettent de bien comprendre l’action et aident les spectateurs à s’investir dans le film qu’ils regardent. Dans Cinéma 1 : L’image-mouvement, Gilles Deleuze (1925-1995) étudie les types d’images produites par le cinéma384. Les chapitres 6 et 7 de ce livre sont consacrés à ce qu’il nomme l’image-affection, dont il trouve l’origine dans le gros plan qui génère de l’affect en montrant des visages expressifs. Ce type de cadrage n’est pas présenté comme un morcellement, l’arrachement d’une partie à un tout. C’est l’abstraction de toutes coordonnées spatio-temporelles qui, selon Deleuze, élève le visage montré à l’état d’entité385. L’image- affection est aussi une composante de toute image car un visage expressif est en soi un gros plan. Par ailleurs, si la figure d’un acteur peut être scrutée de près pour amplifier son expression, ce processus de présentation peut aussi être appliqué à tout autre chose. Deleuze affirme que faire un gros plan sur un objet c’est en faire un visage expressif. Ainsi, les effets du gros plan peuvent être appliqués à autre chose qu’un visage, à des parties de corps ou à des objets, car il s’agit de soustraire ce qui est représenté à ses coordonnées spatio-temporelles. L’image qui en résulte exprime de l’affect. Cela advient parce que ce qui est montré exprime son état de chose. Cette expression, Deleuze la considère comme correspondant à ce que Charles S. Peirce définit comme priméité. Contrairement à la secondéité qui implique un rapport et une actualisation, la priméité est sentie plus que pensée. C’est une couleur, la qualité d’un matériau, une apparence. On en fait l’expérience mais cela ne dépend pas d’une référence. En cela ce sont des qualités qui ne renvoient qu’à elles-mêmes. « Ce n’est pas une sensation, un sentiment, une idée, mais la qualité d’une sensation, d’un sentiment ou d’une idée possibles. La priméité, c’est donc la catégorie du possible : elle donne une consistance propre au possible, elle exprime le possible, sans l’actualiser, tout en en faisant un mode complet. Or l’image-affection n’est rien d’autre : c’est la qualité ou la puissance, c’est la potentialité considérée pour elle- même en tant qu’exprimée. Le signe correspondant est donc l’expression, non pas l’actualisation.386 » En somme, Deleuze considère comme affection une expression que l’on ne peut localiser et qu’il est difficile d’énoncer. C’est quelque chose que l’on sent mais qui n’a pas d’espace- temps déterminé. Ce qui est montré exprime sa couleur, sa matière, ce sont des qualités-

384 Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, 1983 385 Op. Cit., p.136 386 Op. Cit., p.139

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puissances qui peuvent ensuite être actualisées en les mettant en lien, en les montant, dans une histoire et un contexte. Leurs qualités servent alors à qualifier un contexte, un moment, un sentiment. Deleuze affirme également qu’il est possible de faire exister l’affect pour lui même, non pas avec le gros plan ou un visage mais en construisant des espaces neutres, quelconques, sans définition spatio-temporelle. « C’est un espace parfaitement singulier, qui a seulement perdu son homogénéité, c’est-à-dire le principe de ses rapports métriques ou la connexion de ses propres parties, si bien que les raccordements peuvent se faire d’une infinité de façons. C’est un espace de conjonction virtuelle, saisi comme pur lieu du possible.387 » Il s’agit d’un espace dans lequel l’actualisation de ce qui est montré reste en suspens. Les choses ou les gens représentés restent indéterminés dans leurs spécificités, leurs histoires comme dans leurs fonctions. Abstraits, généraux, sans particularité, c’est parce que l’actualisation leur manque qu’ils sont chargés d’affects. C’est une sensation de cet ordre que produit Middle Video. James Welling trouve un moyen de rendre compte par l’image d’un affect en cherchant à communiquer son attachement personnel à des objets ayant appartenu à ses ancêtres. Cela passe par la production de cet espace neutre décrit par Deleuze. Dans les plans-séquences que réalise Welling les objets apparaissent en effet sans nécessité de justifier ou de préciser leurs sens et significations. Il est intéressant de noter que l’interprétation de Deleuze apparaît dans son étude du cinéma, un art qui emprunte à la photographie ses capacités d’enregistrement pour en faire des fictions. C’est après avoir réalisé des vidéos que James Welling fait les photographies de bâtiments qui ressemblent à des décors ou qui ont quelque chose d’irréel. L’image pour cet artiste est loin d’un index. Elle est inspirée par les fantasmagories et les mondes irréels construits par le cinéma. La représentation d’un objet n’est pas une information factuelle mais l’expression d’affects.

Les films « hollywoodiens » de Jack Goldstein Quelques années après Middle Video de James Welling, entre 1974 et 1976, Jack Goldstein conçoit des courts-métrages. Pour les réaliser, il loue du matériel, et les services de techniciens, dans les studios d’Hollywood. Ces films, que le critique, artiste et réalisateur de films expérimentaux Morgan Fisher (né en 1942) a nommé « hollywoodiens », montrent aussi

387 Op. Cit., p.155

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des objets manipulés dans des environnements mis en scène388. Inscrits dans ce contexte, ils expriment clairement un lien avec le vocabulaire cinématographique et surtout avec les studios de tournage. Helen Winer, qui est alors la compagne de Goldstein, prend la direction d’Artists Space en 1975. À partir de cette date, il fait des allers-retours entre Los Angeles et New York. En 1976, il s’installe dans un atelier de Santa Monica. Une des raisons pour lesquelles il reste sur la Côte Ouest tient au fait qu’il y a facilement accès aux accessoires nécessaires pour réaliser ses films389. Tous tournés en studio, ou avec les moyens techniques de cette industrie, ses films « hollywoodiens » durent entre 19 secondes et 5 minutes. Chacun commence par un fond noir sur lequel sont écrits, dans une présentation toujours identique, le titre, la date et le nom de Jack Goldstein. The portrait of père Tanguy (1974) [Fig. 116], que nous avons déjà étudié au chapitre 1, montre une main traçant sur une feuille blanche les contours d’une reproduction de la peinture de Vincent Van Gogh, placée dessous. A Ballet Shoe (1975) [Fig. 117] montre un pied de ballerine sur pointe dont les lacets sont doucement tirés par deux mains. Lorsque la boucle est défaite, les mains sortent du cadre et le pied descend pour poser son talon au sol de façon aussi lente que maîtrisée. Si la main est là encore convoquée, le contrôle et les effets sur ce qui est montré sont produits hors-champs dans Shane (1975) [Fig. 118]. Un berger allemand assis est filmé de face et en portrait. Il aboie de façon irrégulière. Chacun de ses cris est émis en réponse aux signes que lui fait son dresseur derrière la caméra. Le chien est dompté pour apparaître dans des films, comme la colombe filmée dans White Dove (1975) [Fig. 119]. Elle se tient sur un perchoir devant un fond bleu. Deux mains s’en approchent lentement et l’oiseau s’envole juste avant qu’elles ne le touchent. Dans The Chair (1975) [Fig. 120] et The Knife (1975) [Fig. 121] ce sont des objets inertes qui sont mis en scène. Le premier montre une chaise en plastique sur un fond noir. Pendant 5 minutes, des plumes colorées tombent au sol ou sur la chaise sur laquelle elles restent accrochées. Dans The Knife, un couteau argenté est présenté sur un fond bleu. Sur sa surface brillante se réfléchissent les uns après les autres des éclairages de différentes couleurs. Goldstein travaille également avec des effets spéciaux et du traitement d’image. Ainsi Bone China (1976) [Fig. 122] est un film d’animation produit par la compagnie Spugbuddy

388 Morgan Fisher, « Discussion avec Jack Goldstein » [1977], Yves Aupetitallot et Lionel Bovier (dir.), Op. Cit., p.16 389 Richard Hertz (éd.), Jack Goldstein and the CalArts Mafia, Ojai, Minneloma Press, 2003, p.90

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connue pour sa réalisation de dessins animés dont plusieurs à succès390. Celui réalisé pour Goldstein représente un oiseau qui vole en rond sur le bord d’une assiette filmée en prise de vue réelle. The Jump (1975) [Fig. 4], comme nous l’avons dit plus haut, est le traitement en rotoscopie image par image de plongeurs acrobatiques. Il ne conserve que les corps des athlètes, qui apparaissent sous la forme de points rouges scintillants. Enfin, METRO- GOLDWYN-MAYER (1975) [Fig. 123] est une boucle faite avec le lion rugissant qui apparaît au générique des films de la célèbre maison de production. Jack Goldstein le fait apparaître entouré, comme l’original, d’une bande de pellicule dorée avec la mention ars gratia artis (l’art pour l’art). En revanche, les mentions « Metro Goldwyn Mayer » et « Trade Mark » sont supprimées, le fond noir est remplacé par un fond rouge. Les procédés utilisés pour ces films sont divers. Ils partagent une certaine simplicité, dans le sens où chacun montre un geste, un traitement d’image, un effet. Si chaque film nécessite une compétence technique, celle de dompter un animal, de produire un éclairage particulier ou de traiter une image d’une certaine façon, chacun implique de faire appel à des spécialistes. Goldstein revendique le rôle de réalisateur. Il a l’idée puis en supervise la réalisation. Pour cela, il engage les personnes compétentes et paie pour la location des outils. Ces films sont ainsi des prétextes pour montrer leurs modes de production. Meg Cranston rapporte les propos de deux artistes témoignant à postériori de leur rencontre avec The Jump391. L’artiste de Los Angeles Larry Johnson (né en 1959) souligne que ce film ne peut exister sans le lien étroit qu’il tisse avec les moyens techniques utilisés et dont il est le reflet. Mike Kelley explique avoir admiré ce film, le premier à exploiter la beauté des effets spéciaux et à intégrer ce vocabulaire, réservé aux films de divertissement, dans le champ de l’art. Les films « hollywoodiens » de Goldstein montrent des effets, des possibilités techniques pour produire des images saisissantes sans leur assigner une fonction dans une histoire. Avec ces films, Jack Goldstein poursuit le désir de contrôle à distance par réglage que nous avons étudié dans le chapitre 1. Il s’exprime par la transformation des choses et des animaux en images, en faisant ainsi des objets contrôlables. Àpropos de Shane Goldstein explique :

390 Anonyme, « Bone China », Daniel Buchholz et Christopher Müller (éd.), Jack Goldstein, Films, Records, Performances and Aphorisms 1971 – 1984, Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln, 2003, p.57 391 Meg Cranston, « Haunted by the Ghost: Jack Goldstein », Richard Hertz (éd.), Jack Goldstein and the CalArts Mafia, Ojai, Minneloma Press, 2003, p.211-212

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« Les animaux me fascinent car ils sont tellement imprévisibles. Il y a une tension entre leur autonomie en tant qu'animaux et le fait qu'ils ont été dressés pour faire certaines choses. (…) Je voulais contrôler les espaces entre les aboiements du chien. Arriver à faire cela me paraît tellement incroyable. C’est comme marcher sur la lune. (…) Le chien est réel et simultanément irréel, parce que l'image a été teintée en rouge au développement. Cela fait de ce chien le chien. (…) La colorisation et le maquillage soulignent « l'objectivité » du chien, de cette chose. Je peux contrôler cette chose comme un objet précisément parce qu'elle est réduite au statut d'objet.392 » En transformant un chien en accessoire maitrisable Goldstein rend compte d’un monde où les objets ne servent que pour produire des images. Ils n’apparaissent pas pour eux mêmes – pour leur identité en tant qu’animal ou leur fonction comme c’est le cas pour la chaise ou le couteau – mais pour leur portée théâtrale. On peut y voir une influence, ou en tout cas un rapport avec le travail de Guy de Cointet dans lequel les objets n’ont pas de définition en tant que tels mais dépendent de leur utilisation et de leur interprétation. Goldstein affirme d’ailleurs avoir été influencé par l’art minimal où « l’objet avait sa propre vie, sa propre énergie.393 » Mais ces recherches se faisaient dans le domaine de la sculpture. Les spectateurs expérimentent les productions minimalistes en en faisant l’expérience physiquement. Ce n’est pas le cas du chien, de la colombe ou des objets que montre Goldstein. Ils apparaissent sous la forme de représentations. En cela John Miller a raison de souligner que : « Malgré les affirmations désinvoltes de Goldstein pour prétendre le contraire, ce qu’il objectifiait finalement était la représentation, pas la chose elle-même. C’est néanmoins une distinction subtile puisque l’objectification après tout est un processus représentationnel.394 » Cette distinction est importante car elle signale que le contrôle et les contraintes qui caractérisent les œuvres antérieures de Goldstein, sont alors exploités pour la production de représentations. La présence des objets minimalistes peut, et doit, être expérimentée en s’y confrontant. Le chien est une image. Ce qui apparaît à l’écran n’est pas l’index de la chose, mais une construction pour produire des effets. Ici, le terme de construction a son importance.

392 Morgan Fisher, Art. Cit., p.16 393 Ibid., p.17 394 John Miller, « A Trailer for the Future », Daniel Buchholz et Christopher Müller (éd.), Op. Cit., p.8 “Despite Goldstein’s offhand claims to the contrary, what he ultimately objectified was the representation, not the thing itself. Nonetheless, this is as subtle distinction since objectification is, after all, a representation process.”

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On pourrait d’ailleurs le préciser en utilisant le terme de « mode metteur en scène » (Directorial Mode) proposé par Allan Douglas Coleman395. D’après lui, la photographie s’est peut à peu définie en tant qu’art autonome, c’est à dire prenant ses distances avec la peinture. Sous l’impulsion de Paul Strand notamment les caractéristiques d’imitations de la photographie sont mises au service des spécificités qui caractérisent ce médium. La possibilité d’en faire un art, c’est à dire l’expression d’un style, repose sur sa technique. Evacuant les traitements et effets employés par le pictorialisme, l’art photographique doit être réaliste. C’est pourquoi tout ce qui relève de la mise en scène et du trucage est déconsidéré. Ces subterfuges sont vus comme impropres à l’art car ils sont utilisés par la publicité, la mode ou l’érotisme, des domaines considérés comme vulgaires parce que leur exploitation du médium photographique n’est pas sérieuse. Ainsi, affirme Coleman : « L’aspect problématique de la relation qu’a la photographie directe avec les activités de la mise en scène n’est pas la viabilité de l’une ou l’autre de ces positions, elle sont égales dans la durée de leurs traditions et la densité de population de leurs panthéons. C’est plutôt la présomption de justesse morale qui a fait croître le purisme au-dessus et au-delà de son indéniable légitimité en tant que choix créatif.396 » Coleman précise que la photographie sans intervention préalable de son auteur est rare, pourtant c’est ainsi que son histoire se raconte. La photographie s’est définie comme art dans une dépendance à la pureté de son enregistrement du réel. À l’inverse, dans le cinéma le « mode metteur en scène » est indispensable à un art qui, pour raconter des histoires, ne cache pas son lien avec le studio et le trucage. Friedrich Kittler présente l’invention par Louis (1864-1948) et Auguste Lumière (1862-1954) de ce qu’ils nommèrent le cinématographe : un dispositif permettant d’enregistrer des images, de les copier puis de les projeter, qu’ils utilisent pour tourner des scènes documentaires et de courtes fictions 397. Kittler décrit cette invention comme une transformation des outils à visée scientifique conçus par Thomas Edison (1847-1931) et par Eadweard Muybridge (1830-1904).

395 A. D. Coleman, « The Directorial Mode : Notes Toward a Definition », Vicky Goldberg (éd.), Photography in Print, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1981, p.480-491 [1976] 396 Art. Cit., p.486 “The problematic aspect of straight photography’s relationship to directorial activity is not the viability of either stance; both are equal in the length of their traditions and the population densities of their pantheons. Rather, it is the presumption of moral righteousness which has accrued to purism, above and beyond its obvious legitimacy as a creative choice. ” 397 Friedrich Kittler, Optical Media : Berlin Lectures 1999, Cambridge et Malden, Polity, 2009

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Le premier explorait les possibilités techniques de l’électricité et a mis au point le phonographe. Le second est l’inventeur de la chronophotographie, un système de prises de vue successives permettant de décomposer le mouvement. Au sujet des spectacles des Lumière, parmi lesquels on compte la fameuse projection de L’arrivée du train en gare de la Ciotat, Kittler écrit : « Contrairement aux expérimentations scientifiques d’un Muybridge, qui étaient supposées remplacer tout ce qui était imaginaire ou figuratif aux yeux des gens par le réel et contrairement aussi au phonographe qui, par manque des possibilités de coupe et de montage, ne pouvait que reproduire la réalité du bruit, émergea une nouvelle sphère imaginaire. Elle n’était plus littéraire comme pendant la période romantique mais technogénique.398 » Pour Kittler, l’artisan de ce passage du documentaire vers la fantasmagorie est le magicien Georges Méliès (1861-1938), qui investit ses compétences de metteur de scène de spectacles de prestidigitation dans les possibilités de trucages offertes par le cinématographe et le montage. Le cinéma, comme la photographie, est un outil d’enregistrement. Pourtant, le premier intègre le « mode metteur en scène » à son écriture alors que la seconde l’exclut pour garantir son statut de pratique artistique. Or, c’est par le « mode metteur en scène » que les artistes de la Pictures Generation abordent l’image.

Peintures mises en scène Ces images sont aussi utilisés par les peintres de la Pictures Generation. Dans le chapitre 1 nous avons indiqué que Philip Smith répliquait des photographies qu’il avait réalisées lui- même. Il en va de même pour David Salle qui fait des prises de vues avant de les reproduire en peinture. Il photographie des femmes nues dont il contrôle avec précision la pose et l’éclairage. Son modèle est souvent sa compagne, la danseuse et chorégraphe Karole Armitage (née en 1954). Ensuite, il reproduit ces images en noir et blanc. C’est le cas dans The Disappearance of the Booming Voice (1984) [Fig. 124], qui mesure 266 centimètres de haut et 191 de large. Elle est composée de deux parties superposées. Celle du haut est un panneau où sont enchassés de nombreux petits rondins de bois dont la tête est peinte en vert.

398 Op. Cit., p.166 “In contrast to the scientific experiments of a Muybridge, which were supposed to replace everything imaginary or figurative in the eyes of people with the real, and in contrast to the phonograph as well, which could only reproduce the reality of noise for lack of cutting or editing possibilities, a new imaginary sphere emerged. It was no longer literary, as in the Romantic period, but rather technogenic.”

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Celle du bas contient la représentation en noir et blanc des jambes et des fesses d’une femme. Allongée sur le dos, elle tient aves ses mains ses genoux repliés vers ses épaules. L’image est cadrée de façon à ce qu’on ne voit que ses fesses, ses jambes, ses pieds et ses mains. Cette peinture est traversée de gauche à droite par un morceau de tissus collé qui dessine une forme abstraite. L’image de la femme nue est la reproduction d’une photographie réalisée par David Salle [Fig. 125]. Celle-ci est imprimée, ainsi qu’une reproduction de The Disapperance of the Booming Voice, dans la revue Bomb Magazine pour illustrer un entretien avec l’artiste. Commentant une autre peinture réalisée avec ce type de photographie, Salle affirme : « C’est une image intéressante parce que vous savez que ça a été installé pour que ça puisse être photographié. De façon à ce que ça vous soit montré ainsi. Ce qui est tout à fait semblable à la pornographie dans ses mécanismes. Ce qui est fascinant avec la pornographie c’est de savoir que quelqu’un l’a fait. Ce n’est pas simplement de voir ce qu’on vous présente mais savoir que quelqu’un l’a arrangé pour que vous le voyiez.399 » La Pictures Generation est caratérisée par cet intérêt pour les qualités expressives des images mises en scène. Vera Dicka rappelle avec justesse qu’« alors que Crimp reconnaît que le terme “Pictures” n’a pas de signification spécifique et faisait référence à différents types de représentations, il oublie que le mot a longtemps été utilisé comme une expression familière pour “le cinéma”.400 » En effet, aux Etats-Unis pour dire qu’on va dans les salles obscures on dit qu’on va “to the pictures”, littéralement, on va « aux images ». Prenant en compte le contexte culturel dans lequel baignent les artistes de la Pictures Generation, l’historienne de l’art signale que, si Douglas Crimp, convoque bien le cinéma parmi les différentes acceptations qu’il considère dans « Pictures », c’est souvent pour analyser une image statique. « Qui plus est, ajoute-t-elle, la relation de ces œuvres avec les pratiques institutionnelles

399 Georgia Marsh, « David Salle », Bomb Magazine, printemps 1985 : https://bombmagazine.org/articles/david-salle/ “That’s an interesting image because you know it was set up so that it could be photographed. So that it could be shown to you like that. Which is every similar to pornography in its mechanism. What’s compelling about pornography is knowing that someone did it. It’s not just seeing what you’re presented with but knowing that someone set it up for you to see it.” 400 Vera Dika, The (Moving) Pictures Generation, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p.6 “And while Crimp acknowledges that the term “pictures” is non specific in its meanings, referring to different types of representations, he omits that the word has long been used as a colloquialism for “the movies.””

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d’Hollywood – ses systèmes de production, de distribution et d’exposition – n’est pas prise en compte.401 »

Effets de descriptions Les films « hollywoodiens » de Goldstein rendent compte de leur condition d’images issues du « mode metteur en scène ». La prédominance des fonds colorés indique qu’ils ont été tournés en studio. The Chair et The Knife sont la démonstration d’un effet. La lente descente du pied de la ballerine dans A Ballet Shoe est trop maîtrisée pour être réaliste. Autrement dit, ces films montrent des trucages et des manipulations. Ils sont souvent considérés comme témoignant de la réalité artificielle élaborée par le cinéma parce qu’ils montrent des effets pour eux-mêmes et non au service d’une histoire. Comme l’explique Christian Metz dans « Trucage et cinéma », puisque le spectateur va au cinéma pour se faire berner, pour se faire crédule face aux fables qui se déroulent sous ses yeux, les trucages font partie de sa syntaxe 402. Visibles ou non, qu’on les cherche ou pas, ils participent des capacités de machination du cinéma qui, en soi, est un trucage. Rien n’y est véritablement authentique, on y va pour se faire illusionner. Donc, montrer les trucages et les effets du cinéma comme le fait Goldstein, c’est montrer l’écriture qui permet de bâtir les mondes fantasmagoriques, c’est révéler les processus par lesquels le cinéma suspend la crédulité. Goldstein lui-même a largement défini sa pratique selon cette mise en relation avec la syntaxe cinématographique. « J’utilise le langage des médias, le langage qui m’est donné, qui me communique quelque chose. […] Ce langage est dès le départ donné : il s’agit de faire des films reprenant l’esthétique des longs-métrages commerciaux ou du genre de publicité que l’on voit couramment, de faire des disques basés sur de simples effets sonores. Il n’est pas question d’interroger ces conditions.403 » Cette dernière phrase est clairement une façon pour Goldstein de se distinguer du cinéma structurel défini par P. Adams Sitney404. Le critique, rappellons-le, réunit sous ce terme des

401 Op. Cit., p.6 “Moreover, the works’ relationship to Hollywood’s institutional practice—its systems of production, distribution, and exhibition—is not addressed.” 402 Christian Metz, « Trucage et cinéma », Essais sur la signification au cinéma : Tome 2, Paris, Klincksieck, 1973 p.173-192 403 Michael Newman, « Michael Newman parle avec Jack Goldstein », Yves Aupetitallot et Lionel Bovier (dir.), Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, 2002, p.35 [1981] 404 P. Adams Sitney, « Ch.12 : Le cinéma structurel », Le cinéma visionnaire : L'avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris expérimental, 2002, p.329-350

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expérimentations avec les conditions d’émission, d’écriture et de production du cinéma. Ces travaux, tel que Sitney les présente, insistent sur les dispositifs qui font le cinéma pour souligner la façon dont il est produit et transmis. Goldstein n’interroge pas le langage cinématographique mais l’exploite. « C’est comme de parler anglais, dit-il. J’ai été jeté dedans et c’est de A à Z. Je ne peux pas trouver les origines.405 » Cette langue, que parle Goldstein, dans laquelle il a été jeté, est celle du contrôle des images plutôt que des choses. C’est d’une qualité de description qu’il est question puisqu’il s’agit de mettre en avant les moyens de faire apparaître. Les films « hollywoodiens » de Goldstein montrent la façon dont les représentations sont produites en studio. La représentation prend le pas sur la narration et la chronologie. Elle devient une fin en soi. Ces films montrent des actions désolidarisées d’une histoire qui leur donnerait un sens. Le rôle d’annonce que joue le lion rugissant de MGM est littéralement mis en boucle. Présent perpétuel, il se répète inlassablement et ne cède pas la place à une histoire. Il est bloqué dans un temps suspendu. Cette temporalité qui ne passe pas, qui n’est pas chronologique, est proche de celle souhaitée par Alain Robbe-Grillet. Le temps de la description ne se réfère pas à une réalité extérieure mais à sa propre réalité, celles des moyens de sa construction406. Lorsque le cinéma se dédie à la description, il ne cherche plus à rendre compte d’une vérité mais à construire des apparences. C’est le monde technogénique dans lequel Goldstein a été jeté et dont il rend compte. Comme le souligne Thomas Lawson, les films de Goldstein prennent leur distance avec les « films d’artistes » qui cherchaient à déjouer la séduction inhérente au cinéma et voulaient décevoir leurs spectateurs en jouant d’amateurisme, en négligeant la réalisation et en faisant des films longs407. Rien de cela chez Goldstein. Ses films sont aussi courts que formellement attirants pour mieux capter l’attention. Superficiels et attractifs ils ont tout pour émerveiller leurs spectateurs. Ils exploitent ainsi l’objectif de toute image construite, de toute image réalisée sur le « mode metteur en scène ». Les œuvres de James Welling et Jack Goldstein

405 Meg Cranston, « Over Here : Interview with Jack Goldstein », Philipp Kaiser (dir.), Jack Goldstein x 10,000, Orange ; Munich, Londres et New York, Orange County Museum ; DelMonico/Prestel, 2012, p.205 “It’s like speaking English. I was dropped into it and it’s A to Z. I can’t find the origins.” 406 Alain Robbe-Grillet, Art. Cit. 407 Thomas Lawson, « Long Distance Information », Real Life Magazine, n°4, été 1980, p.3-5

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sont moins tournées vers le compte rendu objectif et documentaire que vers le désir d’affecter. Elles exposent une recherche, partagée avec de nombreux autres artistes de leur génération.

Contrairement à la brièveté des films de Goldstein, ceux d’Ericka Beckman ont des durées relativement communes de courts-métrages variant entre 20 et 30 minutes. À partir de 1978, elle réalise des films en Super-8 et en couleurs. Ils sont tournés dans des conditions de studio et utilisent des effets spéciaux et des trucages. Les scènes sont jouées dans des décors par des acteurs qui portent des costumes et manipulent des accessoires. À l’image, les couleurs de ces objets se détachent dans l’environnement sombre qui leur sert de fond et sont amplifiées par les éclairages. Beckman affirme avoir été influencée par les films de Jack Goldstein. « [son] travail a consolidé mon utilisation de performance, dit-elle, l’utilisation d’espaces noirs, de couleurs saturées et de composition très formelles.408 » Dans ses mises en scènes évoluent des personnages qui réalisent des actions souvent répétitives. Ces activités évoquent le jeu en tant qu’outil d’apprentissage et d’individualisation. We Imitate; We Break Up (1978) [Fig. 126] met en scène Ericka Beckman elle-même. Elle porte un costume d’écolière, une jupe grise, une chemise et une cravate. Elle imite les mouvements que lui montre Mario, une paire de jambes en bois animée par des ficelles. Ils jouent ensemble en se lançant une balle. Lorsque Beckman s’enfuit avec cette balle, Mario la poursuit et devient terrifiant. Le tournage des scènes dans un environnement noir permet des mises en scène qui dramatisent l’action et lui donnent un caractère irréel. Ainsi, une poursuite est figurée en éclairant Beckman au premier plan et Mario au deuxième, laissant tout le reste dans l’obscurité [Fig. 127]. Cette façon d’isoler l’action pendant le tournage permet aussi des superpositions en post-production. Ainsi une scène montre plusieurs lancers de ballons sur une rangée de chaises qui s’envolent dans un mouvement au ralenti illusionniste et contre- nature [Fig. 128]. En réalité, le ballon et les chaises n’ont pas été filmés en même temps. Leurs captations sont superposées. Ce vocabulaire formel est accompagné par une musique faite de chants et de percussions qui rythment le film. Une même action, répétée dans plusieurs scènes successives, est accompagnée par une séquence rythmique qui change lorsqu’une nouvelle action apparaît.

408 Jim Hoberman, « Cinema Gamer », Mousse Magazine, n°39, 2013 : http://moussemagazine.it/j-hoberman-ericka-beckman-2013 “Jack Goldstein’s work reinforced my use of performance, the use of black space, saturated color and very formal compositions.”

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Si We Imitate; We Break Up a pour sujet l’imitation comme moyen de développement chez l’enfant, The Broken Rule traite de la fonction socialisante du jeu. Les acteurs sont plus nombreux. On compte parmi eux des amis de Beckman dont les artistes Jim Casebere, Matt Mullican, James Welling, Jim Isermann et Mike Kelley409. Ce dernier, nous l’indiquions plus haut, partage avec Beckman une admiration pour les films de Goldstein. Dans The Broken Rule, Kelley incarne le personnage principal. Membre d’une équipe composée d’autres garçons, il joue à un sport dont il apprend les règles en imitant ses partenaires [Fig. 129]. Les femmes sont reléguées aux rôles soit de laveuses de linge soit de supportrices des hommes, notamment en chantant inlassablement le mot « Compete ! » [Affronte !] .Le sport est présenté, avec humour, comme normalisant les rôles de chaque genre. Il engendre un conformisme et une compétitivité qui alimentent et façonnent les relations sociales. Les dernières séquences montrent un homme en costume, courant avec un attaché-case à la main [Fig. 130]. Sa vie professionnelle s’apparente à une activité sportive. Les femmes chantent alors « Everybody does it ! » [C’est ce que tout le monde fait]. Dans ce film aussi la mise en scène et la musique jouent un rôle important et se substituent à la logique chronologique. Les scènes ne se succèdent pas de façon à construire une narration au fil de laquelle on pourrait suivre un personnage et son évolution. Elles présentent des actions autonomes. Leurs liens se tissent par associations d’idées. L’ensemble paraît construit selon une logique rythmique donnée par la musique. L’écriture cinématographique de Beckman devient plus sophistiquée dans Out of Hand (1981) [Fig. 131]. Le sujet de ce film est donné au début par un carton qui explique que le personnage principal, un enfant, doit quitter sa maison dans laquelle est resté quelque chose qui lui manque, sans qu’il sache de quoi il s’agit. Il décide d’y retourner. Ce sujet, qui traite de la passion pour les objets et pour les souvenirs qui s’y rapportent, sert de prétexte à Beckman pour exploiter la mise en scène, la superposition d’images et l’animation image par image. Le son aussi joue un rôle de dramatisation. Une scène par exemple montre le personnage principal en train de courir, tandis qu’on peut entendre des sons de pas amplifiés qui ne peuvent correspondre à ceux du personnage. Cela confère à la scène un aspect irréel. Plus encore que dans les films précédents, dans Out of Hand les scènes sont montées en rythme avec la musique et le chant. La musique joue expressément un rôle de structuration. Par exemple, dans une scène où le personnage cherche quelque chose dans un coffre, ses

409 Jim Casebere (né en 1953) est un artiste américain. Diplomé de CalArts en 1979, il réalise des photographies de maquettes. Elles représentent des lieux et des architectures imaginaires. Jim Isermann (né en 1955) est un peintre abstrait américain.

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mouvements, sur joués, sont exécutés en rythme avec le chant qui l’accompagne [Fig. 132]. À un autre moment, deux scènes se succèdent et se répètent en suivant la composition de la musique. L’une montre le personnage principal faisant pivoter un jouet en forme de cheval à bascule entre ses deux mains. L’autre, qui représente une paire de mains qui tient et fait tourner un cylindre en carton, rappelle la vision subjective d’une personne au volant d’une voiture en filmant. Ces mouvements sont faits devant un écran sur lequel sont projetées des images de façon à figurer un pare-brise. Tout est là illusion et composition visuelle au service d’une musique et de chants qui donnent des indications narratives. Ces effets techniques et cette mise en scène évoquent un monde irréel qui rend compte de la vie psychologique du personnage, de ses souvenirs qui surgissent alors qu’il manipule des objets. Très construit et élaboré malgré son utilisation de techniques rudimentaires, Out of Hand s’apparente à un vidéo-clip, la musique semble être l’élément autour duquel ce film est construit. Comme dans les vidéo-clips, genre qui sera popularisé par l’apparition de la chaine de télévision musicale MTV en 1981, les histoires ne se racontent pas de façon linéaire. Le temps non narratif des films de Beckman a été présenté par certains critiques comme évoquant le rêve et ses représentations allégoriques410. Dans un entretien, l’artiste explique avoir été influencée par le cinéma de Georges Méliès et les dessins animés dont elle apprécie ce qu’elle appelle la magie411. Lorsque ses interlocuteurs lui demandent d’expliquer ce qu’elle entend par ce terme, elle parle de ses propres rêves et du film L’homme qui ment (1968) d’Alain Robbe-Grillet. Son visionnage lui a fait comprendre qu’il était possible de rendre compte, par le film, de la vie psychologique de la personne qui tient la caméra. Cette rencontre avec le cinéma de Robbe-Grillet l’a conduite à s’intéresser à ses romans. Beckman explique que pour réaliser ses films en Super-8, elle a appliqué les règles établies par Robbe- Grillet pour écrire ses romans. L’homme qui ment de Robbe-Grillet raconte l’arrivée d’un homme solitaire dans un village tourmenté par la guerre dont les habitants attendent le retour d’un héros local. Le personnage se présente comme un ami de celui-ci et s’intègre socialement à ce microcosme. La narration de ce film est faite de scènes dont on ne sait pas toujours si ce sont des flash-back ou les souvenirs des personnages. Les scènes peuvent être réelles ou bien des mensonges inventés par le personnage pour gagner la confiance des habitants. Cette écriture cinématographique

410 Jim Hoberman, « Ericka Beckman : Out of Hand », Artforum, Janvier 1981, p.76 411 Lionel Bovier et Fabrice Stroun, « Conversation with Ericka Beckman », Lionel Bovier, Fabrice Stroun et Geraldine Tedder (éd.), Ericka Beckman, Zurich ; Berne, JRP-Ringer ; Kunsthalle Bern, 2016, p.110

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permet, selon Robbe-Grillet, de mêler l’apparente objectivité du film aux rêves et aux souvenirs qui relèvent de l’imagination. Il affirme utiliser ainsi les caractéristiques descriptives du cinéma. Ce que montre la caméra se confond avec ce que pense, voit et ressent le héros. C’est probablement ce qui a touché Beckman, le fait que ces images soient autant des représentations objectives que des visions rendues fantasmatiques parce que « l’œuvre n’est pas un témoignage sur une réalité extérieure, mais elle est elle-même sa propre réalité.412 » En utilisant la caméra pour enregistrer des scènes, mais en se passant de la narration attendue, les films de Robbe-Grillet tentent de rendre compte d’une réalité psychologique. Par ailleurs, on peut regarder L’homme qui ment comme une bande-annonce de 93 minutes. On y voit des scènes, dans lesquelles apparaissent régulièrement les mêmes personnages. Ils semblent mus par des problématiques communes, leurs actions se passent dans un même contexte et semblent participer d’une même histoire, mais les liens de cause à effet, et l’évolution de la narration ne sont pas donnés. On ne trouve donc pas dans ce film de narration chronologique en revanche il nous donne accès à un temps psychologique.

Arrêt sur image La beauté brève des films de Goldstein, leurs temps fixes et leurs actions sans but, empruntent à la narration cinématographique, mais ne livrent pas la narration d’une histoire. Il est symptomatique que chez de nombreux artistes de la Pictures Generation on trouve l’utilisation d’images arrêtées. Ce sont des images qui se donnent comme visiblement extraites d’un flux. On l’a vu dans le premier chapitre, Robert Longo dans Sound Distance of a Good Man (1978) [Fig. 78] projette une image en faisant clignoter le projecteur. Cet effet souligne le dispositif du cinéma dans lequel on s’attend à un mouvement qui n’arrive jamais. L’image montrée est une interprétation de la chute du personnage principal dans la scène finale du film The American Soldier de Rainer Werner Fassbinder. Arrêter son action en isolant une seule image produit un étrange effet de doute quant à ce que fait cet homme. On ne sait s’il chute ou s’il danse. Avec la série de dessins Men in the Cities Longo retourne à cet instant de flottement et à ces poses ambiguës. Commencée par quelques expérimentations en 1977, elle prend sa forme définitive avec le triptyque Men Trapped in Ice [Fig. 133] en 1979 et se développe jusqu’en 1982. Ce sont des dessins au fusain mesurant souvent un mètre de haut, parfois plus. Leurs formats verticaux contiennent un corps représenté en noir et blanc,

412 Alain Robbe-Grillet, Art. Cit., p.166

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dans des poses contorsionnées, comme arrêté en pleine danse, voire en pleine transe. À cette impossibilité de discerner la raison de leur action s’ajoute l’impossibilité d’identifier leur état. Sont-ils euphoriques ? Sont-ils souffrants ? Les images qui génèrent ces questions ne permettent pas d’y répondre. Les hommes portent des costumes, pantalons et vestes noirs, des chemises blanches et souvent une cravate noire [Fig. 134 et Fig. 135]. Les femmes sont vêtues de jupes, de tailleurs ou de robes [Fig. 136 et Fig. 137]. Pour les réaliser, Longo fait des sessions de photographies avec certains de ses amis. Il leur lance des balles de tennis ou les tire avec une corde413. L’image fixe que produit Longo montre des corps dans des postures sofisquées et innatendues. Il explique que son premier modèle était un jeune punk et que sa source d’inspiration était les performances scéniques de James Chance414. Le nom de son groupe, James Chance and the Contortions [James Chance et les Contorsions] n’est pas sans rappeller son énergie lors de concerts pendant lesquels il danse, saute, se roule par terre comme pris d’un délire qui le conduit parfois à frapper des membres du public415. De façon plus générale, les styles vestimentaires des personnages représentés par Longo évoquent la No Wave. À The Kitchen, où Longo est chargé de la programmation des performances à partir de 1977, se produisent des groupes de No Wave dans un lieu tourné vers la musique expérimentale et répétitive. Cela est permis par Rhys Chatham. Formé par La Monte Young et ayant joué notamment avec Terry Riley et Jon Hassell, Chatham découvre avec fascination le mouvement Punk lors d’un concert du groupe The Ramones416. Il décide d’intégrer le son et l’énergie des guitares électriques dans sa musique répétitive. Son morceau emblématique, Guitar Trio, est composé en 1977. Trois guitares électriques jouent à l’unisson

413 Howard N. Fox, « In Civil War », Howard N. Fox (éd.), Robert Longo, Los Angeles ; New York, Los Angeles County Museum ; Rizzoli, 1989 414 James Chance (né en 1953) est un saxophoniste qui après avoir fait du free jazz se tourne vers le courant alors naissant de la No Wave. Avec Lydia Lunch il crée le groupe Teenage Jesus and the Jerks en 1976 avant de fonder l’année suivante James Chance and the Contortions. 415 Thurston Moore et Byron Coley, No Wave: Post-Punk. Underground. New York. 1976- 1980, New York, Abrams Image, 2008 416 La Monte Young (né en 1935) est un compositeur et plasticien américain. Terry Riley (né en 1935) est un compositeur américain. Jon Hassell (né en 1937) est un trompettiste américain. Tous trois participent à l’éclosion de la musique minimaliste. Il s’agit de compositions faites de courts motifs répétés sur un temps très long au cours duquel ils connaissent de légères variations. The Ramones est un groupe de Punk formé en 1974 par Douglas Colvin, (alias Dee Dee Ramone) (1951-2003), John Cummings (alias Johnny Ramone) (1948-2004) et Jeffrey Ross Hyman (alias Joey Ramone) (1951-2001). Opposés à la virtuosité en musique, ils jouent des morceaux aux compositions simples et agressives qui durent rarement plus de 2 minutes. Cette musique s’accompagne d’une attitude frénétique et agressive, des cheveux longs et des vêtements déchirés.

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le même accord. Cette rencontre entre mode de composition minimaliste et sonorité rock sera d’une grande influence pour le développement de Glenn Branca, l’un des guitaristes qui joue alors avec Chatham417. À cette période les groupes se font et se défont rapidement et de nombreux artistes y participent parfois de façon éphémère. Robert Longo joue ainsi quelques temps dans un des groupes de Branca. Lorsque celui-ci enregistre son deuxième album sous son propre nom, The Ascension, paru en 1981, la pochette présente la reproduction d’une œuvre de la série des Men in the Cities de Longo [Fig. 138]. La musique de Branca exploite la sonorité brute des guitares électriques rock, mais déploie des mélodies en de longs morceaux jouant d’effets acoustiques, de répétitions et d’harmonies inspirées de la musique minimaliste. Dépourvues de chants et de la composition en couplets et refrains, les pièces de Branca s’écartent des formats de la musique pop. Elles se situent autant dans le registre de musique répétitive que dans celui de la No Wave, puisque les instruments sont des guitares électriques et que Branca est suivi par le public de cette scène. Branca affirme que les structures qu’il compose sont « émouvantes » et, lorsqu’on lui dit que sa musique est conceptuelle, il répond par la négative en précisant « ce n’est absolument pas de la musique destinée à être écoutée, c’est la musique destinée à être sentie.418 » S’en dégage une énergie grandiose qui a fasciné James Welling. Ce dernier explique avoir fait une adaptation de cette musique en photographie419. C’est ainsi qu’il considère ses images de draperies. Le tissu feutré, dont les délicates courbes et pliures sont dessinées par un éclairage doux, remplit tout le cadre de cette série de photographies [Fig. 139]. Y sont parfois déposés des bris de plastique blanc [Fig. 140]. Pour Welling, ces images sont de la pure émotion difficilement nommable420. Elles partagent avec la musique de Branca un caractère grandiose qui découle pourtant de mise en forme simple. C’est leur réalisation, élaborée et virtuose, qui confère à ces photographies et à cette musique une même passion solennelle. Les commentaires de Welling sur ses images soulignent la relation qu’ont eu certains artistes de la Pictures Generation avec les expérimentations musicales de la No Wave, dont

417 Glenn Branca (1948-2018) est un guitariste et compositeur affilié au mouvement No Wave. Il fonde les groupes Theoretical Girls et The Statics et est membre de Daily Life. À partir de 1980 il mène également une carrière solo. 418 Anonyme, « Interview with Glenn Branca », ZG Magazine, n°5 : New York, 1981, n.p. “emotional” “It definitely isn’t music that’s intended to be listened to – it’s music that’s indented to be felt.” 419 Anthony Spira, « James Welling : The Mind on Fire », Afterall, n°32, printemps 2013, p.33-41 420 Sharon Lockhart et James Welling : « conversation », Alex Klein (éd.), Words Without Pictures, New York, Aperture Foundation, 2009, p.443-471

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ils ont vécu l’intensité comme un choc. Si Welling la représente de façon émotive, les dessins de Longo, qui ressemblent aux photographies noir et blanc de concerts qui circulent alors, figent cette énergie. Dans ces images fixes sont contenues des émotions d’autant plus fortes qu’elles sont arrêtées. On pourrait en dire autant de la série des Stills (1980) de Sarah Charlesworth, déjà présentée dans le chapitre 1. Nous avons remarqué que ces reproductions de photographies de corps chutant sont des documents qui révèlent les approximations de leur mode d’écriture. Le titre général de cette série d’images évoque un arrêt sur image qui se donne avec tout le flou et l’imprécision caractéristiques de ce type de saisissement sur le vif de mouvements rapides. En effet, ces 14 photographies présentent toutes des imperfections de diverses natures. Outre leur publication dans le catalogue In-Photography, qui nous intéressait au chapitre 1, Charlesworth a aussi réalisé des tirages autonomes de chacune des ces photographies. Ils mesurent presque deux mètres de haut et sont présentés encadrés sous verre [Fig. 141]. À ces dimensions, les imperfections et le grain de l’image sont d’autant plus lisibles. Sarah Charlesworth ne souligne pas uniquement les conditions techniques d’écriture de la photographie. Elle explique proposer au spectateur une autre relation avec les personnes et les situations représentées que celle expérimentée lorsqu’on les voit dans des journaux421. Dans les pages d’une publication les images, informatives, sont littéralement entre les mains des lecteurs. Lorsqu’elle font deux mètres de haut, elles dominent les spectateurs. Elles représentent de façon spectaculaire leur sujet. L’image arrêtée est ainsi exploitée pour affecter et émouvoir. Contrairement à celles produites par Longo et, de façon générale, à celles produites selon le « mode metteur en scène », les photographies utilisées par Charlesworth rendent compte de situations réelles. L’artiste cherche à impressionner en produisant une expérience la plus proche possible de celle vécue par les témoins des tragédies représentées.

Untitled Film Stills L’extraction d’un continuum caractérise aussi les photographies de Cindy Sherman. Entre 1977 et 1980, elle réalise une série d’autoportraits dans des situations et des poses qui évoquent des rôles de femmes au cinéma. Pour cela elle se déguise et se met en scène. Dans Untitled Film Stills #12 on la voit en pleurs dans une chambre, faisant sa valise comme lors

421 Judith Olch Richards, « Oral history interview with Sarah Edwards Charlesworth », Archives of American Art, Smithsonian Institution, 2011 : http://www.aaa.si.edu/collections/interviews/oral-history-interview-sarah-edwards- charlesworth-15993

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d’une rupture amoureuse [Fig. 142]. Untitled Film Stills #26 la représente dans un coin entre deux murs, dans la pénombre, les mains sur le visage, terrifiée [Fig. 143]. Dans Untitled Film Stills #48 elle est au bord d’une route, une valise à ses cotés, attendant probablement le passage d’une voiture [Fig. 144]. Pour réaliser ces photographies, Sherman s’inspirait de livres de cinéma422. Si les mises en scènes, les choix de costumes et de lieux rappellent le cinéma, les actions et les poses représentées semblent avoir lieu juste avant ou après une action423. Par ailleurs le regard de Sherman est souvent dirigé vers un hors-champ, comme si un dialogue était en cours ou qu'un évènement, vu d'elle seule, allait ou venait de se produire. C’est par exemple le cas dans Untitled Film Stills #05 [Fig. 145]. Sherman, cadrée en contre plongée, y tient une lettre mais regarde devant elle comme si quelque chose en face d’elle venait de se passer. Ces photographies, qu’elles se présentent en format portrait ou paysage, ont des dimensions variant entre 21,4 et 24,1 centimètres, pour les côtés les plus longs, et entre 14 et 19,2 centimètres, pour les plus courts. Ce sont des dimensions similaires à celles des tirages d’exploitation, ces images accrochées dans les halls de cinéma pour promouvoir les films [Fig. 146]. Cette relation est clairement explicitée dans le titre même de la série. « Still » traduit littéralement signifie « répit » et « arrêt ». Ce mot désigne aussi ce que l’on nomme en français photogrammes (des images extraites de la pellicule d’un film pour en faire un tirage) et photographies de plateau. Prises lors du tournage, ces dernières ne sont pas des images du film lui-même mais des photographies mises en scène sur le lieu du tournage. Quel que soit leur mode de production, ces images dans leur ensemble, les stills, servent à faire la promotion des films, à évoquer des actions et des ambiances et à convoquer le plaisir de la contemplation. C’est parce qu’ils condensent un film, non dans sa narration, mais en tant qu’expérience, que ce type d’image est directement cité par Charlesworth et Sherman. Longo y fait aussi référence dans Sound Distance of a Good Man. En effet, les photogrammes et les tirages d'exploitation sont créés pour pallier la nature éphémère de l’expérience du cinéma, à laquelle ils offrent une forme fixe et arrêtée. Ces images garantissent une matérialité sur laquelle peut s’appliquer un désir de possession d'objet physique.

422 Cindy Sherman, The Complete Untitled Film Stills, New York, Museum of Modern Art, 2003 423 Gabriele Schor, Cindy Sherman : The Early Works 1975-1977 – Catalogue Raisonné, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2012

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Ces images sont aussi utilisées par Louise Lawler pour A Movie Will Be Shown Without the Picture. La première occurrence de ce projet consiste à convier le public à aller au cinéma Aero à Los Angeles pour voir un film sans l’image, seule la bande son est diffusée. Le choix du film n’est pas indiqué au préalable. Elle fait alors diffuser The Misfits (1961) de John Huston (1906-1987). Nous reviendrons sur le choix de ce film dans le chapitre 3. En supprimant l’image de l’écran, l’artiste invite son public à en produire une mentalement. Les dialogues, les bruits et les musiques sont autant d’éléments à partir desquels il est possible d’imaginer l’histoire que le film raconte. Ce projet est annoncé par un carton d’invitation et une affiche contenant le titre du projet sur un fond noir. Depuis, Lawler a réitéré le principe. En 1983, au cinéma Bleecker Street de New York, elle propose dans les mêmes conditions, The Hustler (1961) de Robert Rossen précédé du dessin animé What’s Opera, Doc ? (1957) de Chuck Jones. Cette fois-ci, le projet est annoncé par une affiche [Fig. 147]. Sur un fond jaune sont réunies quatre images de mêmes dimensions. Il s’agit de trois photogrammes et du carton d’invitation réalisé pour la première occurrence du projet. Les photogrammes reproduits sont ceux d’un épisode du dessin animé Bip Bip et Coyote, de La Mort aux trousses (1959) d’Alfred Hitchcock et du Mépris (1963) de Jean-Luc Godard. Ces images sont contenues dans un cadre blanc sur lequel figure parfois des informations, telles que le titre du film dont elles font la promotion. Réunies sur cette affiche, elles se présentent comme une collection. Elles évoquent aussi les émotions cinématographiques : le rire, provoqué par les chutes et les pitreries des personnages de Bip Bip et Coyote, le suspens de l’aventure, avec une scène d’escalade du film d’Hitchcock et l’amour, avec un baiser dans le film de Godard. Ce type de présentation du projet A Movie Will Be Shown Without the Picture sera reconduit plusieurs fois par Lawler, notamment dans plusieurs publications424. Citons, à titre d’exemple, le catalogue de l’exposition Picture This : Films Chosen By Artists qui réunit 22 contributions d’artistes sur leur relation avec le cinéma425. Après une page sur laquelle est inscrit sur fond blanc « A Movie Will Be Shown Without The Pictures : Louise Lawler », les six suivantes contiennent deux photogrammes, l’un au dessus de l’autre, sur un fond gris [Fig. 148]426. La dernière image est celle du carton d’invitation à A Movie Will Be Shown Without the Picture.

424 Pour une étude des publications qui accompagnent ce projet voir : Sven Lütticken, « A Movie and other Pictures », Tanja Baudoin et Sven Lütticken (éd.), Louise Lawler: A Movie Will Be Shown Without The Picture, Amsterdam, If I can’t Dance, 2014, p.15-50 425 Steve Gallagher (éd.), Picture This : Films Chosen By Artists, Buffalo, Hallwalls, 1987 426 Louise Lawler, A Movie Will Be Shown Without The Pictures, Op. Cit, p.63-69

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Les photogrammes utilisés par Lawler sont des représentations, mais leur fonction promotionnelle implique qu’ils ne montrent pas uniquement des personnes ou des situations. Elles doivent aviver les émotions et les sentiments prodigués au cinéma. Ces images ne décrivent pas l’histoire du film dont elles font la promotion mais promettent, comme arguments pour aller les voir, les sentiments qu’il dispense. Pendant A Movie Will Be Shown Without the Picture, seul le son du film est diffusé. Pourtant, le titre de l’intervention annonce avec grandiloquence, dans une ambiance mystérieuse, comme cela se fait pour la promotion d’un tour de magie ou d’un numéro spectaculaire, qu’un film sera montré sans l’image. Ce qui est diffusé au cours de ce projet de Lawler, ce sont les affects, sentiments et sensations produits par le cinéma.

Peindre des photogrammes Richard Bosman et Walter Robinson, eux, utilisent le photogramme en peinture, ou en tout cas le rapport au cinéma et à la narration qu’implique ce type d’imagerie. À partir du début des années 1980, Richard Bosman représente en une seule image des situations dramatiques, des scènes de crimes dignes de films noirs. Uptown Murder (1981) [Fig. 149] représente un salon vu en plongée. Au sol, gît le corps d’un homme en pyjama. Du sang coule de son crâne sur le tapis. Face à lui, une valise est ouverte. Une femme, vêtue d’une robe, se tient face à une fenêtre et se retourne pour regarder ce cadavre. Une ambiance et une action sont évoquées, mais la résolution de la scène reste en suspens. À partir du début des années 1980, Walter Robinson reproduit des affiches de films et des couvertures de Pulps, ces magazines bon marché qui publient des fictions de genres tels que des romans policiers ou de la science fiction, ou encore des romans dont les couvertures représentent des scènes aussi éclatantes que saisissantes. Les images choisies par le peintre rappellent autant la mise en scène que la narration. The Amboy Dukes (1981) [Fig. 150] représente un homme qui enlace une femme, la tenant fermement par l’épaule et le dos. Celle- ci repousse le visage de son assaillant et recule pour échapper à son emprise. Cette peinture est la reproduction de la couverture du roman éponyme d’Irving Shulman [Fig. 151]427. Comme dans le travail de Richard Prince, les textes figurant sur le document reproduit sont escamotés. Les poses et les expressions des deux personnages sont dramatisées. Bien qu’il ne

427 Amboy Dukes (1948), traduit en français sous le titre La main chaude est un des premiers romans évoquant la délinquence juvénile. Irving Shulman (1913-1995) est aussi connu pour avoir co-écrit le scénario du film La fureur de vivre (1955) de Nicholas Ray qui traite du même sujet.

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s’agisse pas d’un photogramme, cette image, utilisée sur la couverture d’un livre, a le même objectif. Elle représente la passion et le suspense proposés par le roman. À cette période, Walter Robinson peint de nombreuses représentations d’embrassades, de poses cinématographiques et de personnages stéréotypés. Les deux peintres évoquent les actions mises en scène au cinéma et les plaisirs de la narration de façons différentes. Bosman invente des scènes alors que Robinson reproduit des images existantes. Tous deux produisent des représentations qui rappellent les décors, les surfaces, les éclairages et les expressions du cinéma. Leurs traitements partagent également une exploitation non virtuose de la peinture. Celles de Bosman peuvent parfois sembler naïves. Les touches larges, réalisées au pinceau, de Robinson sont efficaces pour rendre les volumes mais semblent se refuser à être un véritable style. Ce refus d’une caractérisation leur permet de représenter des scènes, mais aussi le style d’une imagerie reconnaissable. En cela aussi leurs œuvres sont proches des stills, comme ces images elles communiquent l’expérience du grand écran avec le moins d’intervention possible. C’est en contemplant des photogrammes de films (traduit par « stills » dans la version anglaise de ce texte) que Roland Barthes découvre l’existence de ce qu’il appelle alors le sens obtus d’une image et qui deviendra le punctum dans ses textes suivants428. Il s’agit d’un sens qui est moins signifié par l’image que reçu par ceux qui la regardent. Il est toujours perçu de façon personnelle. Cette différence est exprimée par Barthes lorsqu’il écrit « il y a » à propos du sens obvie – qui regroupe les parts informatives et symboliques que communique une image – alors qu’il utilise la formule « je vois », pour décrire un troisième sens, dont il dit aussi qu’il « n’est pas situé structurellement » et qu’il n’est pas indispensable à la communication429. Le sens obtus n’informe pas. Il est peu préhensible et se loge dans certains détails des images ou des expressions des acteurs. Comme le dit Barthes : « je crois que le sens obtus porte une certaine émotion ; prise dans le déguisement, cette émotion n’est jamais poisseuse ; c’est une émotion qui désigne simplement ce qu’on aime, ce qu’on veut défendre ; c’est une émotion valeur, une évaluation.430 » Seulement, selon Barthes, c’est au niveau de ce

428 Roland Barthes, « Le troisième sens », L’obvie et l’obtus : essais critiques III, Paris, Editions du Seuil, 1982, p.43-61 [1970] La première traduction de ce texte en anglais est parue dans : Roland Barthes, Image – Music – Text, Londres, Fontana Press, 1977 Le lien entre découverte du sens obvie par Barthes et les Stills est fait dans : Sven Lütticken, « A Movie and other pictures », Tanja Baudoin et Sven Lütticken (éd.), Louise Lawler : A Movie Will Be Shown Without The Picture, Amsterdam, If I can’t Dance, 2014, p.15-50 429 Art. Cit., p.54 430 Art. Cit. p.51

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sens qu’il peine tant à décrire car il semble toujours lui échapper, « qu’apparaît enfin le “filmique”. Le filmique, c’est, dans le film, ce qui ne peut être décrit, c’est la représentation qui ne peut être représentée. »431 Ce sentiment, que Welling qualifie de pure émotion difficilement nommable et que Barthes peine à décrire, semble être ce que les artistes de la Pictures Generation tentent de communiquer ou de montrer. Il s’agit beaucoup moins de ce qui est effectivement figuré que de ce que les représentations communiquent de façon sensible. Les œuvres des artistes de la Pictures Generation portent sur les atmosphères irréelles et les constructions artificielles propres aux fables cinématographiques. Elles exploitent une imagerie surtout pour révéler ce qu’elle produit chez son spectateur : la fascination qu’il connaît lorsqu’il est face à ces mondes fantasmagoriques. Là encore, se loge la différence entre une image documentaire et une image construite, cette dernière ne rend pas compte, mais berne. Elle veut surtout toucher, impressionner et émouvoir. C’est une caractéristique des images produites par les artistes de la Pictures Generation. Ce qu’elles montrent est important mais ne peut être envisagé sans considération pour ce qu’elles font, ou cherchent à faire, chez celui ou celle qui les regardent.

3. Expériences affectives Ecritures Contrairement aux expérimentations vidéo et à l’art conceptuel qui les précédent, les artistes de la Pictures Generation exploitent ou produisent des images issues du « mode metteur en scène ». C’est celles du cinéma, de la publicité, de la mode ou de l’érotisme, dont A.D. Coleman dit qu’elles sont marquées du sceau de la vulgarité car dépourvues de la noblesse associée à la véracité documentaire. Les artistes de la Pictures Generation n’exploitent pas ces images uniquement parce qu’elles sont mises en scène. Ils considérent aussu ce qu’elles sont, des mensonges si l’on peut dire, que ce qu’elles font : affecter. L’intérêt des artistes de la Pictures Generation se porte sur ce que communiquent ces images, sur l’état dans lequel elles mettent leur public. Pour tenter d’illustrer cela, il nous paraît intéressant d’étudier l’utilisation que ces artistes font du texte. Cette pratique ne relève pas de la production d’images factuelles même si elle peut en faire apparaître mentalement. C’est souvent pour cela que les artistes de la Pictures Generation écrivent. De façon comparable à l’utilisation d’images dans leurs œuvres plastiques, leurs textes racontent des histoires et génèrent des émotions. Comme dans les représentations qu’ils produisent visuellement,

431 Art. Cit., p.58

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l’écriture n’est pas un moyen pour rendre compte objectivement de faits mais pour impressionner les lecteurs. Aucun artiste de la Pictures Generation ne se revendique comme poète ou romancier. Leurs expérimentations textuelles complètent leurs recherches plastiques. L’écriture chez Jack Goldstein, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Louise Lawler, Sherrie Levine, Matt Mullican ou Richard Prince, selon des modalités différentes, attise l’imaginaire et les émotions. Autrement dit, lorsque leurs productions ne sont pas visuelles elles rejouent néanmoins ce que font les images. À ce sujet, il semble assez révélateur qu’avant de réaliser les affiches, faites de slogans et d’images, qui la rendront célèbre, Barbara Kruger publie en 1978, à compte d’auteur, un livre qui contient des textes en vis-à-vis de photographies de bâtiments d’habitation432. Comme dans la série de photographies de James Welling, ces constructions semblent être des décors. Pourtant, ce sentiment est moins attribuable au traitement photographique qu’à l’utilisation du texte. Picture/Readings [Fig. 152], le titre de ce livre, induit une relation entre lecture et image. L’ouvrage contient un court texte sur chaque page de gauche et une image sur chaque page de droite. D’un côté, on lit des histoires brèves qui tiennent du script de scène de film. Ce sont des narrations qui décrivent à la troisième personne la vie, les pensées et les émotions de personnages. Sur les pages opposées, on voit des façades cadrées très serrées, comme des gros plans ou des agrandissements qui chercheraient à s’approcher au plus près d’un lieu. Evidemment, il n’y a pas de relation documentaire entre le bâtiment et l’histoire, que l’on comprend comme fictionnelle. Beaucoup de ces doubles pages ressemblent à des scripts accompagnés de photographies de repérages ou indiquant des cadrages à réaliser avec une caméra. Ainsi une photographie en contre-plongée de balcons d’un immeuble est présentée à côté de l’histoire d’une femme qui, sur le parking d’un hôtel, attend son mari parti chercher l’appareil photo qu’il a oublié dans leur chambre [Fig. 152]. Un autre texte raconte les changements de comportements, d’habitudes et d’activités, survenus dans la vie d’une femme depuis qu’elle s’est installée dans un sous-sol [Fig. 153]. La photographie qui l’accompagne représente le bas d’un mur, percé d’une fenêtre que l’on devine être l’ouverture d’une pièce en sous-sol. Picture/Readings présente autant d’histoires imaginaires qu’il y a de doubles

432 Il s’agit précisément de complexes résidentiels à Berkeley en Californie et à Deerfield Beach en Floride. Voir à ce sujet : Carol Squiers, « “Who Laughs Last” : The Photographs of Barbara Kruger », Ann Goldstein (éd.), Thinking of You : Barbara Kruger, Museum of Contemporary Art, Los Angeles, 1999, p.141-148

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pages dans ce livre. Kruger exploite la relation entre textes et images pour créer des situations, des personnages et des narrations à imaginer par les lecteurs. La réunion de textes et d’images est également fréquente dans l’art conceptuel. On l’a dit plus haut, pour rendre compte d’œuvres in-situ ou de performances, la documentation est indispensable. Pour faire l’expérience de ces œuvres il faut se trouver dans un lieu précis et parfois à un moment donné. Afin d’être portées à la connaissance d’un plus vaste public, elles sont diffusées par la reproduction dans les pages de magazines et de catalogues ou au travers d’œuvres documentaires. Textes et images sont ainsi utilisés par bon nombre d’artistes pendant les années 1970. Leurs commentateurs considèrent souvent la photographie et l’écriture comme pourvoyeuses d’informations d’une façon indexicale, semblable à celle de Rosalind Krauss. Dans « De l’esthétique administrative à la critique institutionnelle », un texte paru en 1989, Benjamin Buchloh entreprend, selon son propre terme, d’historiser ce courant artistique433. Pour cela, il entend présenter les différents enjeux et positions qui, selon lui, l’ont animé. Il affirme qu’« inhérente à l’art conceptuel était la proposition consistant à substituer une définition linguistique (l’œuvre en tant que proposition analytique) à l’objet d’une expérience spatiale et sensible, ce qui constituait l’assaut le plus lourd de conséquences contre la visualité de l’objet, son statut de marchandise et sa forme de distribution.434 » Pour le critique en effet, cet art se livre à une critique des paradigmes traditionnels de l’art. Il s’oppose à une pratique de l’art fondée sur la maîtrise d’une pratique d’atelier, dont la finalité serait de proposer à son public des plaisirs sensibles. L’art conceptuel, selon Buchloh, se refuse à générer ce type d’effet en proposant une définition de l’art. C’est une pratique tautologique, concernée exclusivement par ses propres conditions de production et de diffusion et non par le fait de produire des représentations. Pour cette raison, Buchloh oppose cet art au courant littéraire du nouveau roman et plus précisément à Alain Robbe-Grillet à qui il reproche un « positivisme petit-bourgeois435 », sans pour autant présenter la démarche du romancier. L’art conceptuel, basé sur une recherche tautologique est, selon Buchloh, irrigué par deux traditions opposées, ancrées notamment dans deux façons d’envisager le minimalisme. Donald Judd (1928-1994) décrit sa pratique de la sculpture, composée de formes simples réalisées avec des matériaux industriels, comme réduite à ses constituants les plus simples. L’œuvre d’art, selon lui, ne doit faire référence à rien d’autre qu’à elle-même. Pour Buchloh,

433 Benjamin Buchloh, « De l’esthétique administrative à la critique institutionnelle », Art. Cit. 434 Art. Cit., p.25 435 Art. Cit., p.38

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cette position autoréflexive prolonge une tradition moderniste à laquelle souscrivent aussi les artistes conceptuels Joseph Kosuth et le groupe Art & Language436. Dans « De l’esthétique administrative à la critique institutionnelle », Buchloh n’analyse pas les œuvres des représentants de cette tradition, il commente uniquement leurs déclarations. Elles partagent l’idée qu’une œuvre en est une lorsqu’un artiste la déclare comme telle. Pour le critique, ces artistes revendiquent des intentions artistiques sans prendre en compte, ni remettre en cause, les conditions de diffusion et de circulation. Il leur oppose une approche qui, elle, découle de la prise en considération du contexte d’exposition. Ces artistes là ne pensent pas que l’art soit uniquement défini par leurs auteurs, mais que les institutions y participent. Buchloh présente Sol LeWitt comme l’artiste minimal et conceptuel qui ouvre cette voie. Sa peinture Red Square, White Letters (1962) [Fig. 154] est composée de monochromes carrés rouges ou blancs. Certains contiennent des inscriptions telles que « carré rouge » ou « lettres blanches ». Pour Buchloh, ce jeu de définition ne fait pas que mettre en opposition l’expérience sensible de la peinture avec celle des signes. Il remarque que la peinture est découpée en son centre dans une même forme carrée de façon à laisser voir le mur sur lequel elle est accrochée. Pour le critique, il s’agit d’une prise en compte de ce qui est extérieur aux seules définitions intrinsèques à l’art. De cette prise en compte, découle une approche de l’art conceptuel qui s’appuie sur une réflexion à propos de la façon dont les institutions participent à définire l’art. Cela distingue deux régimes dans l’art conceptuel. « En fonction de la lecture à laquelle ces objets donnent lieu, affirme Buchloh, l’expérience esthétique, en tant qu’investissement individuel et social sur des objets dotés d’une signification, est aussi bien constituée par des conventions linguistiques et spéculaires, par les déterminations institutionnelles auxquelles est soumis l’objet que par la compétence du spectateur. Ce qui distingue ces objets les uns des autres, c’est la différence d’accent placé dans chaque travail sur tel ou tel aspect de cette déconstruction des concepts traditionnels de la visualité.437 » L’opposition que signale Buchloh sous-entend certains accords. D’une part l’art conceptuel est présenté comme un refus strict d’exploiter la représentation autrement que comme trace ou compte-rendu indexical. Sans cela, elle livrerait aux spectateurs les plaisirs de la contemplation. Cela explique l’absence des artistes conceptuels de Los

436 Art & Language est le nom avec lequel Michael Baldwin (né en 1945), Charles Harrison (1942-2009) et Mel Ramsden (né en 1944) signent leurs œuvres artistiques et leurs essais critiques. Il découle du journal éponyme qu’ils fondent en 1969 pour publier des textes sur l’art conceptuel. 437 Art. Cit.., p.35

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Angeles dans cette historisation. Elle va de pair avec l’association, décrite par Mike Kelley, de l’art conceptuel avec une répudiation des images de la culture populaire. Qui plus est, Buchloh lie l’art conceptuel à une unique forme d’utilisation de texte, celui-ci doit toujours être légaliste et administratif. Pour le critique, cette forme, la plus alternative à l’expérience visuelle et esthétique, a été utilisée par Marcel Duchamp, Yves Klein (1928-1962) et Piero Manzoni (1933-1963) qui produisent des certificats pour valider l’authenticité de leurs œuvres. Leurs réalisations refusent la visualité traditionnelle des œuvres d’art. Dans leurs textes, qui certifient l’authenticité de leurs œuvres, le langage est démonstratif et utilisé pour son caractère informatif. Il l’est aussi dans les œuvres que Bucholoh met en avant et commente. C’est le cas par exemple des Statements de Lawrence Weiner. Ce sont des phrases qui décrivent la réalisation d’une œuvre telles que A 36” X 36” Removal to the Lathing or Support Wall of Plaster or Wallboard from a Wall [L’enlèvement sur 1m x 1m du plâtre ou des lambris jusqu’au lattis ou au mur-support] (1968) [Fig. 155]. Il s’agit autant du titre que d’une description de l’œuvre. Elle peut être publiée dans un catalogue ou réalisée dans des expositions. Cette œuvre répond à la double demande de Buchloh, de proposer une réflexion sur la définition de l’œuvre d’art et de signaler l’importance de son contexte d’apparition qui définit son mode d’actualisation. Cependant, comme il le fait à propos de Judd et Kosuth, le critique ne considère que les intentions, pas les formes. En effet, lorsque cette œuvre est réalisée, elle entretient bien un rapport étroit avec son lieu d’exposition mais le fait sous la forme d’une production visible, physique et tangible. Tout comme les certificats de Duchamp, Klein et Manzoni, les œuvres de Weiner offrent une matérialité à un texte. L’artiste explique l’année suivante la correspondance de ces états dans sa célèbre déclaration :

« En relation avec les différents usages possibles : 1. L’artiste peut construire la pièce 2. La pièce peut être fabriquée 3. La pièce n’a pas besoin d’être réalisée Chaque éventualité se valant et correspondant à l’intention de l’artiste, la décision quant à l’état dépend du réceptionnaire lors de la réception.438 »

438 Traduit dans : Art. Cit., p.199

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Cette fois encore, le texte est factuel. En effet, même quand Weiner substitue la définition à la production et affirme que l’œuvre peut n’exister que dans son énonciation, le langage est pourvoyeur d’informations même si sa fiabilité et sa véracité sont mises en jeu. Ainsi, cet art qui porte un regard critique sur les conditions et les contingences d’apparition des œuvres, sur ce qui leur confère leur validité, repose sur l’acte d’énonciation. Lorsque la production n’est plus la seule finalité de la pratique, le texte est envisagé comme une attestation fiable.

Multiples significations Au début des années 1980, Sherrie Levine écrit des Statements [Déclarations]. Dans leurs formes, ces textes de quelques phrases s’apparentent à des argumentaires d’artistes pour expliquer leurs œuvres. Comme ceux de Weiner, les textes de Levine sont publiés dans des livres ou des catalogues439. Bien qu’ils éclairent son propre travail ces mots sont empruntés à d’autres auteurs, ils sont extraits de textes préexistants. Les Statements de Levine entretiennent en cela un lien avec ses photographies de reproductions d’œuvres prises dans des catalogues. L’un d’eux reprend un passage d’une nouvelle, « L’armoire » de l’écrivain italien Alberto Moravia (1907-1990). Elle est écrite comme le témoignage d’une femme qui, enfant, adorait sa mère et la croyait lorsque celle-ci lui disait ne plus aimer son mari et souhaiter le quitter. Lorsqu’elle surprend ses parents pendant un rapport sexuel, elle est choquée et se sent trahie par sa mère. Face à cette scène qui l’horrifie, sa réaction est de diviser sa personnalité. Elle prend ses distances avec le monde qu’elle se met à regarder ironiquement, tandis qu’une copie d’elle-même continue d’y participer. Ainsi, elle se protège des émotions qui la bouleversent et dont elle laisse la charge à celle qu’elle nomme l’autre. Plus tard, elle tombe amoureuse d’un homme. Pour l’attirer vers elle, elle fait appel à l’autre qui sait mieux exalter la passion. Lorsque la narratrice veut retrouver une relation authentique avec celui qui est devenu son mari, il est assassiné par cette autre qui veut le garder pour elle. Sherrie Levine rejoue l’histoire de Moravia dans le rapport qu’elle a avec son matériau de travail lorsqu’elle photographie des reproductions d’œuvres de Walker Evans. Ce sont des photographies réalisées par un artiste homme l’ayant précédée et qui en cela fait figure d’autorité. Levine fait l’expérience de ces images mais elle donne à voir des re-photographies,

439 Voir par exemple : Sherrie Levine, « Statement », Jo-Anne Birnie Danzker (éd.), Mannerism : A theory of Culture, Vancouver Art Gallery, 1982, p.67. L’ensemble des Statements de Levine sont également publiés dans : Sherrie Levine, « Five Comments », Brian Wallis (éd.), Blasted Allegories, New York, New Museum of Contemporary Art, 1987, p.92-93

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des reproductions de ces images. Autrement dit, elle propose de les regarder d’une façon distanciée comme le personnage de la nouvelle de Moravia observe sa propre vie. En faisant de cette histoire un Statement, Levine se place dans la suite des déclarations d’artistes ayant argumenté les enjeux de leurs travaux. Dans ces textes, on lit le propos de l’artiste, qui donne un sens et une cohérence à ses projets. Autrement dit, c’est la personne de l’artiste qui façonne la définition de son art et garantit qu’il est issu d'une démarche fondée et rigoureuse. L’art conceptuel a vu se développer les déclarations d’artistes en parallèle avec des documents attestant de la validité des œuvres tels que le contrat, inventé en 1971 par Seth Siegelaub, « The Artist’s Reserved Rights Transfer And Sale Agreement » [Contrat sur la préservation des droits de l’artiste sur le transfert et la vente]. Pour Siegelaub, ce type de document devait renforcer l’emprise des artistes sur la circulation de leurs œuvres, leur permettre d’en négocier la vente sans l’entremise d’une galerie, et définissait les possibilités de revente pour les collectionneurs440. Conçu comme un moyen de défendre l’artiste, ce contrat se base donc sur la loi et le droit d’auteur. Le texte de Levine ne remplit pas ces fonctions légales. C’est la reproduction d’un texte existant. On peut lire métaphoriquement comme exprimant les intentions de l’artiste, à condition que son lecteur interprète ce qu’il lit. Comme face aux photographies de reproductions d’œuvres de Walker Evans, il faut appréhender le texte pour lui-même et pour ce qu’il signifie depuis le point de vue de Levine. Ce mode opératoire s’apparente à une prise de distance avec le langage comme outil pourvoyeur du pouvoir de nommer. Au cours des années 1970-1980 se développent des théories féministes affirmant que dans une société patriarcale le pouvoir est masculin et que le discours, outil de ce pouvoir, appartient aux hommes. Elles s’appuient sur une relecture des théories psychanalytiques de Sigmund Freud et de Jacques Lacan (1901-1981). Le premier a défini l’homme comme le sujet duquel la femme se distingue. Cela se formalise par l’absence de pénis. Cette différence est reconsidérée par Lacan qui privilégie le terme de phallus, auquel il associe la notion de représentation symbolique. Pour le psychanalyste structuraliste, il s’agit moins de désigner un organe qu’un signifiant qu’on a ou pas. Sa possession ou son manque sont de l’ordre symbolique, c’est le pouvoir de signifier. Ainsi, la différence sexuelle est envisagée non pas en termes biologiques mais en termes symboliques. Les places assignées par l’ordre social découlent du langage qui définit et construit la société. Le langage, pouvoir de signification, est masculin. La femme, dépourvue de phallus, ne peut être que représentée puisqu’elle est

440 À ce sujet voir : Alexander Alberro, « The Siegelaub Idea », Conceptual Art and the Politics of Publicity, Cambridge et Londres, MIT Press, 2003, p.152-170

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dépourvue de moyens d’expression. C’est à partir de ce constat que se structurent les pensées d’auteures féministes comme Luce Irigaray (née en 1930) ou Joan Rivière (1883-1962) par exemple. Dans le champ de l’art, ces lectures alimentent une interprétation de la représentation, du discours et des instances de symbolisation, présentés comme étant les outils d’un pouvoir patriarcal441. Ainsi, Kate Linker affirme qu’« en tant que sujet en construction, dans le langage, la femme a la liberté de contrer l’anatomie et avec elle les réclamations d’une féminité essentielle, elle se libère des termes fixes d’une identité en se rendant compte qu’elle est produite textuellement.442 » Le langage est envisagé comme un pouvoir qui peut assigner et définir une place. Les travaux des jeunes artistes femmes, qui à cette période reprennent et manipulent des représentations déjà existantes, sont envisagés par certains critiques tels que Craig Owens comme détournant ce pouvoir de modeler une représentation de l’autre443. Les travaux de Laurie Anderson, Martha Rosler, Barbara Birnbaum ou Sherrie Levine par exemple sont envisagés comme relevant d’une approche selon laquelle en tant que femmes, dépourvues d’une voix qu’elles puissent revendiquer comme la leur, elles parlent au travers de celle qui ne leur appartient pas. L’imitation est ainsi considérée comme une stratégie féministe que Barbara Kruger exprime en ces termes : « Nous flânons hors du commerce et de la parole et nous sommes obligées de voler le langage. Nous sommes de très bonnes imitatrices. Nous reproduisons certains mots et images et les regardons s’écarter de, ou coïncider avec, vos notions de fait et de fiction.444 »

441 Voir notamment : Kate Linker et Jane Weinstock (éd.), Difference : On Representation and Sexuality, New York, The New Museum of Contemporary Art, 1984 442 Kate Linker, « Representation and Sexuality », Brian Wallis (éd.), Art After Modernism: Rethinking Representation, New York ; Boston, The New Museum of Contemporary Art ; R. Godine Publisher, 1984, p.401 “As a subject in process, in language, woman is at liberty to counter anatomy and with it, the claims of essential femininity, freeing her self from the fixed terms of identity by recognition of its textual production.” 443 Craig Owens, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism », Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman et Jane Weinstock (éd.), Craig Owens : Beyond Recognition – Representation, Power, and Culture, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 1992, p.57-77 [1983] 444 Barbara Kruger, « Statement for Documenta 7 », Saskia Bos et Rudi Fuchs (éd.), Documenta 7, Kassel, Paul Dierichs, 1982, p.286 “We loiter outside of trade and speech and are obliged to steal language. We are very good mimics. We replicate certain words and pictures and watch them stray from or coincide with your notions of fact and fiction.”

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L’artiste exprime ainsi clairement l’idée que les femmes sont reléguées à une place subalterne, dépourvues de moyens d’expression personnels et qu’elles s’en créent en exploitant une langue qui n’est pas la leur. En 1981, Levine rédige un Statement dont les premières phrases sont la reprise de celles d’un texte du peintre allemand Franz Marc (1880-1916) prolongées par une copie légèrement modifiée de « La mort de l’auteur » de Roland Barthes dans laquelle le mot « texte » est remplacé par « peinture » et « lecteur » par « regardeur »445. Le fait de parler en utilisant les propos d’un autre n’est pas ici de l’ordre de la citation. Outre la collision entre deux auteurs, les propos de Barthes sont transformés pour parler de peinture, pratique présentée comme un tissu de citations dont le sens dépend de sa destination. Cette fois encore, aucune source n’est indiquée par Levine qui présente ce texte comme sien. Mêlant deux voix et s’exprimant au travers de textes préexistants, l’auteure de ce texte n’existe pas, en tous cas pas selon des considérations officielles et légales. Elle est fictionnelle. C’est d’ailleurs ainsi que l’on peut comprendre qu’un autre Statement de Levine s’appuie sur l’histoire de Pierre Ménard, le personnage d’une nouvelle de Jorge Luis Borges qui entreprend de réécrire à la lettre le Don Quichotte de Miguel de Cervantès, sans l’original, pour vivre lui-même l’expérience d’écrire ce texte en son nom propre et selon son point de vue. Les Statements de Levine déjouent le caractère définitif que leur style affirmatif et déclaratif leur confère naturellement. Ayant vocation à légitimer la pratique et les productions qu’elles accompagnent, ces déclarations doivent habituellement énoncer clairement des vérités. Or, les Statements de Levine montrent que les mêmes mots peuvent dire d'autres vérités que celles qu'ils énoncent : une nouvelle de Moravia parle de ce qu’est une copie, un texte de Barthes traite de peinture lorsqu’il est introduit par quelques lignes de Marc, une fable de Borges sur la copie d’un roman permet de penser la reproduction d’images. Nous voudrions, pour analyser la distinction entre les déclarations produites par les artistes conceptuels et celles de Levine, convoquer les théories de la communication d’Anthony Wilden. Dans Système et structure, celui-ci considère qu’il existe deux modes de transmission d’informations446. L’un est analogue, l’autre est digital.

445 Sherrie Levine, « Statement », Jo-Anne Birnie Danzker (éd.), Mannerism: A Theory of Culture, Vancouvert, Vancouvert Art Gallery, 1982, p.48 446 Antony Wilden, Système et structure : Essais sur la communication et l’échange, Montréal, Boréal express, 1983 [1980]. Voir principalement les chapitres VII et VIII.

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Les appareils analogiques sont par exemple la règle, la carte ou le synthétiseur. Leurs calculs s’établissent à partir d’un ensemble de variables et de quantités réelles, physiques et continues. Ils s’appuient sur un système de différences de grandeurs, de fréquences, d’organisations. Pour ces raisons, les appareils analogiques ne connaissent pas d’ambiguïté et ne peuvent pas représenter de niveau zéro. Au contraire, les appareils basés sur le calcul digital exploitent des échelles discontinues. C’est ce que nous faisons en comptant sur nos doigts, en utilisant un boulier ou un métier à tisser. Principe fondateur du fonctionnement de l’informatique il s’agit de dispositifs qui sont soit ouverts soit fermés. Le zéro est partie- prenante de leur mode de représentation, qui se caractérise par un rapport au référent différent de celui des appareils analogiques. L’appareil analogique fait une représentation iconique et mesurable de ce qu’il cartographie. L’appareil digital fait une abstraction, en utilisant un langage fait de zéros et de uns. Wilden utilise ces deux concepts pour définir les axiomes de la communication dans les relations humaines. Le digital (mots, syntaxes) permet de communiquer des informations factuelles et vérifiables, Wilden parle de signification. L'analogue exprime (par le langage non-verbal du corps, volontaire ou involontaire) des sentiments ou des sensations difficiles à formuler en paroles. Cela relève selon lui du sens qui est parfois abstrait et nécessite une utilisation plus ambiguë des mots. La communication analogue est ainsi celle qui donne une plus grande richesse de sens à une même signification. On peut penser par exemple au fait de dire une même phrase en exprimant corporellement des émotions contradictoires, ou bien en la disant sur un ton inapproprié ou sarcastique. La même phrase ne sera pas comprise de la même façon à chaque fois. Il en va de même lorsqu’une même idée est exprimée en employant des mots différents. Elle n’a pas le même impact. Cette richesse sémantique est celle de la poésie. « C’est là ce qui distingue essentiellement la fonction du digital et la fonction de l’analogue dans la communication humaine. Le mode digital du langage est dénotatif : il peut parler de n’importe quoi et il en parle dans le langage des objets, des faits, des événements, etc. Sa première fonction linguistique est la transmission de l’information conceptuelle (information au sens non technique) ; sa fonction générale est la transmission, le partage ou la reproduction de configurations (patterns) ou de structures (l’information au sens technique). La communication analogue, que ce soit celle du corps ou celle de l’aspect analogue du langage, communique toujours des rapports ou métacommunique à

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leur sujet. La communication humaine souffre souvent de graves problèmes de traduction entre les deux modes.447 » Cette distinction nous permet d’identifier une différence entre la conception du langage prônée par Buchloh et la pratique qu’en a Levine. Les mots pour le premier ne sont considérés que sous un angle digital. Ils communiquent une information, toujours la même. Les possibilités offertes par la communication analogue nourrissent l’écriture de Levine. De mêmes mots peuvent ne pas exprimer la même chose s’ils sont énoncés de façon, ou dans des contextes, différents. Une information n’est jamais neutre. Dans le chapitre 1, nous avons indiqué que bon nombre des artistes de la Pictures Generation portent une grande attention aux possibilités de modifier un élément en le déplaçant dans un contexte autre que celui de son origine. Ils approchent le texte de la même façon. La charge informative du texte peut être altérée lorsqu’on l’émet ou le reçoit dans un nouveau contexte ou selon un mode différent. Le texte est ainsi utilisé pour sa capacité à produire des sensations et des sentiments exprimés indirectement. Cette utilisation des possibilités narratives du texte n’est pas étrangère à l’art américain des années 1970. L’historisation proposée par Buchloh n’écarte pas seulement les pratiques de l’art conceptuel qui utilisent des représentations empruntées à la culture populaire, elle passe aussi sous silence ce que l’on nomme Narrative Art448. Ce courant, apparu au début des années 1970, réunit différentes pratiques qui utilisent des images et du texte dans le but de raconter une histoire. Ces récits requièrent souvent l’imagination des spectateurs pour les composer mentalement. Duane Michals (né en 1932) réalise des séquences de photographies dont certaines peuvent être truquées, parfois accompagnées de textes. Elles présentent des narrations fantastiques, érotiques ou encore mythologiques. Beaucoup ont la particularité d’utiliser des photographies réaliseées par Michals pour décrire des situations irréelles à l’aide de techniques rudimentaires. Ainsi, Death Comes to the Old Lady (1969) [Fig. 156] est composée de cinq images. Dans la première, une femme âgée est assise sur une chaise. Un homme s’approche d’elle peu à peu et, la touchant, devient flou. Dans la dernière image la femme, restée immobile jusqu’alors, se lève de sa chaise assez vite pour, elle aussi, être floue. Sa mort est ainsi figurée par un trucage très sommaire et rapidement compréhensible. Son corps en mouvement est mal représenté par l’appareil photo. Il semble se dématérialiser et s’élever dans les airs.

447 Ibid., p.173 448 Paul Schimmel, American Narrative/Story Art : 1967 – 1977, Texas, Contemporary Art Museum of Huston, 1977

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Les critiques qui défendent le Narrative Art y associent Allan Ruppersberg, absent de l’art conceptuel défini par Buchloh. Son travail fait explicitement appel à l’attention de son public pour imaginer l’histoire proposée par l’artiste. Douglas Huebler est aussi associé au Narrative Art. À son sujet Jack Burnham affirme que : « Contrairement à certaines idées du conceptualisme, Huebler refuse de devenir un cerveau séparé bredouillant des abstractions linguistiques. Les interactions et les émotions humaines sont un aspect important de ses projets les plus réussis.449 » En effet beaucoup des œuvres de la fin des années 1960 et du début des années 1970 de Huebler associent des photographies prises par l’artiste à des textes, souvent les protocoles suivis par l’artiste pour produire et agencer ses images. Ils semblent avoir pour vocation de pointer les limites de leur possibilité à documenter. Ainsi Variable Piece #39 (1969) [Fig. 157] est une série de clichés d’un téléviseur pris par l’artiste pendant la diffusion d’un film. Huebler a ensuite proposé à des étudiants de choisir ceux qui leur semblaient le plus s’accorder avec 6 mots commençant par la lettre K. Si les images choisies montrent bien ce qu’indique le texte, les raisons de leur sélection restent inaccessibles. L’ensemble propose néanmoins une narration, celle du processus suivi par l’artiste pour réaliser son œuvre. En outre, le terme de Narrative Art n’est pas uniquement utilisé pour qualifier des artistes plasticiens mais aussi des performeurs, tels que Laurie Anderson, ou des réalisateurs de films dont Yvonne Rainer. Le recueil Breakthrough Fictioneers, que Richard Kostelanetz (né en 1940) publie en 1973, cherche aussi à tisser des liens entre des artistes évoluant dans diverses disciplines450. Il compile des pièces qui partagent l’utilisation des possibilités narratives permises par le texte et les images. Le texte de présentation de ce livre affirme qu’il contient « des œuvres visuelles, des légendes schématiques, des séquences linguistiques et même quelques récits presque traditionnels mais tous sont d’une certaine façon des histoires.451 » Cette revendication de raconter des histoires s’accompagne de celle de produire chez le lecteur des images mentales452. Kostelanetz précise cependant qu’il ne s’agit pas de renouer

449 Jack Burnham, « Comments on Douglas Huebler », Op. Cit., p.46 “Contrary to some notions of conceptualism Huebler refuses to become a disassociated intellect dabbling with linguistic abstractions. Human interaction and emotion are important aspects of his most successful projects.” 450 Richard Koestelanetz (éd.), Breakthrough Fictioneers, West Glover, Something Else Press, 1973 451 Op. Cit., p.0 “Included are visual works, schematic legends, linguistic sequences and even a few almost- traditional yarns, but all of them are in some sense stories.” 452 Richard Koestelanetz, « Introduction », Op. Cit., p.XIII-XXIV

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avec les formes traditionnelles du roman, mais d’exploiter images et textes pour générer des fictions. Le livre contient de nombreuses contributions d’artistes proches de la littérature, de la poésie, du théâtre ou des arts plastiques. On compte notamment des pièces de John Baldessari et de Douglas Huebler. Dans son introduction à Breakthrough Fictioneers, Kostelanetz convoque les modes opératoires et les relations qu’engendrent les films au cinéma, la télévision et les magazines comme des influences importantes pour l’art de la narration qu’il défend. Ces références sont aussi régulièrement signalées à propos du Narrative Art. Les artistes de la Pictures Generation se trouvent dans une filiation avec ces pratiques qui utilisent textes et images pour raconter des histoires et engager une relation avec leurs spectateurs. James Welling l’affirme : « Si vous regardez attentivement les œuvres qui se développaient dans les années 1980, elles viennent du Narrative Art des années 1970. Des gens comme Bill Beckley et Baldessari. D’autres artistes, comme Mac Adams faisaient des photographies narratives, des pièces faites de plusieurs panneaux. Il faut regarder attentivement ce qui se passait en photographie. Même Huebler et son travail. John Welch. Wegman à la fin des années 1970 utilisant la photographie et des récits rigolos. Tous ces trucs avaient lieu. Les gens étaient au courant, c’était montré et c’était commenté dans le New York Times. Ce n’est pas comme si c’était caché ou quoi que se soit. La Pictures Generation, ces gens viennent vraiment de ces narrations un peu plus brutes qui sont presque comme des bandes dessinées où il y a des images sur plusieurs panneaux.453 »

Sujet mouvant Pendant l’année universitaire 1976-1977, Jenny Holzer suit le Whitney Independent Study Program, un cycle de formation axé sur le débat et l’analyse critique qui accueille, dans des locaux mis à disposition par le Whitney Museum of American Art, de jeunes artistes, curateurs et critiques d’art ayant terminé leurs études. Les théories féministes et marxistes y

453 James Welling et Walead Beshty, « LA material », North Drive Press, n°3, 2006, p9-10 : http://www.northdrivepress.com/interviews/NDP3/NDP3_BESHTY_WELLING.pdf “If you look closely at the work that was developing in the ‘80s, they come out of ‘70s “narrative art.” People like Bill Beckley and Baldessari. Other artists like Mac Adams were doing narrative photographs, multi-paneled pieces. You have to look closely at was going on in photography. Even Huebler and his works. John Welch. Wegman in the late ‘70s using photography and joke-y narratives. All of this stuff was going on. People knew about it, it was being shown, and written about in The New York Times. It wasn’t like it was hidden or anything. The Pictures Generation: those people are really coming out of this slightly more unrefined narrative which is almost like cartoon art where you have multiple paneled pictures.”

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ont une place importante et sont régulièrement débattues454. Holzer explique que sa série Truisms [Fig. 158], commencée en 1977, est née des listes bibliographiques que leur donnait Ron Clark dans le cadre de son séminaire hebdomadaire sur les théories sociales et culturelles455. « Je voulais démêler ce que je pouvais faire, ou ce que quiconque pouvait faire, avec une information si dense et parfois contradictoire. Alors j’ai réécrit sa bibliothèque. Je l’ai fait comme une stratégie de développement personnel et j’ai affiché le résultat – les Truisms – dans les rues.456 » Pour rendre compte de la perplexité dans laquelle cette multiplicité de lectures, interprétations et théories la plonge, Jenny Holzer crée des affiches sur lesquelles sont imprimées des listes de phrases. Ecrites par l’artiste, chacune est un conseil, une maxime ou l’explication du bien fondé d’un type de conduite. On trouve ainsi « Every achievement requires a sacrifice » [Toute réussite nécessite un sacrifice], « Ambition is just as dangerous as complacency » [L’ambition est toute aussi dangereuse que la suffisance] ou « Anger or hate can be a useful motivating force » [La colère ou la haine peuvent être d’utiles forces de motivation]. Collés dans l’espace public parmi d’autres affiches, publicitaires, informatives ou militantes, les Truisms signalent, en s’y intégrant, que le langage est omniprésent dans ces environnements et qu’il est exploité pour des buts très différents. Dans un entretien avec Holzer, le poète et critique John Yau (né en 1950) se remémore sa première rencontre avec les Truisms : « Je me souviens les avoir lus dans la rue, ces graffitis anonymes dont la langue semblait vidée. Je crois qu’il y avait là une impression de scepticisme ; je ne dirais pas

454 Sur le Whitney Independent Study Program voir : Howard Singerman, « In theory and Practice : A History of the Whitney Independent Study Program », Artforum, Février 2004, p.112-117/170-171 455 Ron Clark (né en 1943) est l’actuel directeur du Whitney Independent Study Program qu’il a fondé en 1968. 456 Steven Henry Madoff, « Steven Henry Madoff talks to Jenny Holzer », Artforum, avril 2003, p.82 “I wanted to sort out what I was to do, or what anyone was to do, with that much dense and sometimes contradictory information. So I rewrote his library. I did it as a self-help maneuver, and posted the result – the Truisms – in the streets.”

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de pessimisme, mais un profond scepticisme quant à ce qui peut être communiqué et aussi comment le langage a été maltraité.457 » Par leur accumulation et leur apparition dans la rue, ces affirmations sur des sentiments, des états mentaux, des habitudes ou des prises de positions semblent vides et creuses. Alors que chaque phrase peut être lue comme un conseil pertinent ou en tout cas exprimant un point de vue précis, leurs multiplication ne produit pas de complémentarité, pas de discours cohérent, mais, au contraire, de la confusion car elles ne se complètent pas. John Yau, comme de nombreux autres commentateurs de ce travail, perçoit l’expression d’un doute vis-à-vis de ce que le langage exprime car ces phrases sans lien les unes avec les autres autres sont présentées ensemble, sous forme de listes. On notera donc que, comme pour les Statements de Levine, la forme du texte théorique et affirmatif est parasitée par le doute. Le sentiment de contradiction des Truisms est aussi amplifié par leur diffusion dans les rues où ils côtoient d’autres slogans. Si ceux-là sont faits pour promouvoir un produit, annoncer un événement ou communiquer une revendication politique, leurs lecteurs les comprennent car ils en authentifient la source. Ce n’est pas le cas des Truisms, dont on ne sait ni qui les énonce, ni pourquoi ils sont énoncés. Ce trouble produit un éclairage sur leur environnement d'apparition. Le doute qu’ils font naître peut être reporté sur les autres affiches et slogans. Qui les adresse aux passants ? Dans quel but ? L’imprécision, l’absence ou le trouble quant à l’auteur de ces phrases confèrent aux Truisms leur portée critique. C’est ainsi qu’ils sont généralement envisagés par leurs commentateurs. Ainsi, Hal Foster explique que « la stratégie de Jenny Holzer est “situationniste” : par divers signes elle présente des opinions, des credos, des anecdotes d’une façon qui manifeste autant la domination active dans le discours quotidien qu’elle le contrecarre par une pure présentation anarchique.458 »

457 John Yau et Shelley Jackson, « An Interview with Jenny Holzer » : https://www.poetryfoundation.org/features/articles/detail/68666 “I remember reading those on the street, this anonymous graffiti in language that seemed emptied out. I think it had a sense of skepticism; I would not say pessimism, but a deep skepticism about what can be communicated and also how language has been abused.” 458 Hal Foster, « Subversive Signs », Recoding : Art, Spectacle, Cultural Politics, New York, The New Press, 1985, p.107 [1982] “Jenny Holzer’s is a “situationist” strategy: in a variety of signs she presents opinions, credos, anecdotes in a way which both manifests the domination active in everyday discourse and confounds it by sheer anarchic display.”

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Les critiques considèrent alors de façon similaire le travail de Barbara Kruger, souvent analysé et convoqué pour les mêmes enjeux. Dans les affiches de cette artiste, on retrouve l’utilisation de messages et de mises en formes empruntés à la culture de masse pour en subvertir les modalités d’énonciation. À partir de 1980, elle réalise des affiches avec des images en noir et blanc puisées dans des journaux, des manuels en tous genres, des guides de premiers soins et des magazines de sciences. Elle y appose des bandes de papier, noires ou blanches dans les premières œuvres (elles seront aussi rouges par la suite), qui portent de courtes phrases écrites avec la police de caractères Futura. Kruger photographie ces collages qu’elle tire ensuite en plus grand format459. Toujours énoncées par un « Nous » indéfini, s’adressant à un « Vous » qui pourrait être celles et ceux qui lisent et regardent, ces phrases donnent des ordres ou décrivent des situations qui relèvent de la construction d’identité, de types de comportements ou de contrôles sociaux. Ainsi, « Vous florissez sur une identité erronée » [Untitled (You Thrive on Mistaken Identity) (1981) [Fig. 159] est inscrit sur l’image d’un profil de femme aux contours imprécis parce que se trouvant derrière une vitre opaque. « Votre regard heurte le côté de mon visage » [Untitled (Your Gaze Hits the Side of my Face) (1981) [Fig. 160] est apposé sur une vue de profil de la statue d’une tête de femme. « Vos moments de joie ont la précision d’une stratégie militaire » [Untitled (Your Moments of Joy have the Precision of Military Strategy) (1980) [Fig. 161] accompagne un bras masculin tenant vigoureusement une flamme olympique. « Nous avons reçu l’ordre de ne pas bouger » [Untitled (We have Received Orders not to Move) (1982) [Fig. 162] barre l’image d’une femme de profil, baissée et comme immobilisée par les aiguilles d’acuponcture qui couvrent son dos et ses jambes. Comme chez Holzer, les locuteurs de ces messages sont incertains. Le choix de s’exprimer ainsi n’est pas anodin pour des artistes femmes qui doivent trouver leur place dans une histoire et une actualité de l’art largement masculines, avec un langage considéré comme patriarcal. À l’inverse de la posture affirmative et stable, l’ambiguïté des phrases et des images de Kruger évoque une place indéterminée. Puisqu’on ne sait qui s’adresse à qui par ces « Nous » et ces « Vous », commentaires et objets des commentaires, émetteurs et récepteurs, tous ces marqueurs de la communication deviennent flous. Contrairement à une forme habituelle où l'affiche, et l'instance qu'elle représente, adressent clairement un message, la relation proposée par celles de Kruger est ambiguë. Le spectateur reconnaît qu’il peut être

459 Alexander Alberro, « Picturing Relations : Images, Text, and Social Engagement », Alexander Alberro, Martha Gever, Miwon Kwon et Carol Squiers, Barbara Kruger, New York, Rizzoli, 2010, p.193-200

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indistinctement « Nous » ou « Vous » dans les situations décrites. S’ouvre ainsi un espace d’intersubjectivité où il est possible d'occuper la place de l’observateur comme celle de l'observé. Communément, l’observée est une femme, offerte à la contemplation d’un regard masculin. Ces affiches invitent à regarder des personnes et des situations depuis la distance de la représentation mais proposent aussi d’en être soi-même l’objet. On fait ainsi simultanément l’expérience de chacune des places, celle de l’énonciateur et celle du récepteur, mais aussi et surtout, celle du désignant et celle du désigné. Cette instabilité des rôles engendre une prise en considération de la façon dont le discours modèle les comportements. Qu’il s’agisse de mettre en doute le fait de posséder une identité qui soit véritablement personnelle avec Untitled (You Thrive on Mistaken Identity), ou de matérialiser la violence d’un regard dans Untitled (Your Gaze Hits the Side of my Face), c’est bien la façon dont les femmes modèlent leur apparence comme leur identité qui est en jeu ici. Un modelage qui apparaît comme une forme de contrôle des corps, des mouvements et des actions. Toutes les attitudes, les sentiments, même les joies dans Untitled (Your Moments of Joy have the Precision of Military Strategy), semblent fabriqués. Ainsi, « Kruger a transformé les mots et les images qui normalement nous dominent, soit par la force ou par une accessibilité excessive, en armes pour montrer et défaire les mécanismes de cette domination.460 » Les œuvres de Kruger et Holzer sont des injonctions qui, par un effet de miroir, déforment les autres publicités et proposent une relation sujet-objet instable. Ainsi, elles montrent également les relations construites par les formes de communication que l’on croise au quotidien, qui prônent une forme de normalisation des comportements. Holzer et Kruger révèlent dans leurs travaux comment le langage est pourvoyeur d’idées reçues qui prennent le pouvoir et produisent des sujets contrôlés461. L’utilisation alternative que ces artistes font de ce pouvoir montre aussi comment cela peut être subverti. Le langage comme outil d’incitation prend chez ces deux artistes la forme de slogans. Cette forme d’écriture partagée par la publicité et la politique s’est développée dans le but de persuader les masses462. Ayant vocation à apparaître comme une vérité partagée par tout le monde, le slogan est court. Synthétique, il évacue tout ce qui n’est pas indispensable à son

460 Miwon Kwon, A message from Barbara Kruger : Empathy Can Change the World, Alexander Alberro, Martha Gever, Miwon Kwon et Carol Squiers, Op. Cit., p.94 “Kruger turned words and pictures that normally dominate us, either through force or excessive accessibility, into weapons to expose and undo the mechanisms of that domination.” 461 Hal Foster, « Subversive Signs », Art. Cit., p.108 462 Olivier Reboul, « Slogan et poésie », Anne Baldessari (éd.), Art & Publicité, Paris, Centre George Pompidou, 1991, p.88-97

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message et tout ce qui relève de la pondération. Il ne se discute pas, ne souffre aucune alternative et se passe de commentaire. Enfin, son message simplificateur garantit une circulation rapide qui se fait par la répétition d’affiches en affiches et de bouches en bouches, comme s’il était d’un tel bon sens qu’il pouvait circuler de cerveaux en cerveaux.

Suggestions En 1936, Walter Benjamin remarque que la disparition du conteur dans la vie quotidienne correspond à la perte d’intérêt pour l’échange d’expérience463. Le récit, dont l’histoire peut être développée de façon différente selon les auteurs, se meurt, remplacé par l’information plausible et vérifiable. Le conteur s’emparait d’expériences, vécues par lui-même ou apprises par d’autres, auxquelles sa narration donne une morale. On pourrait considérer que c’est dans ce domaine que s’inscrivent les œuvres de Kruger et Holzer dans la mesure où leurs textes proposent des narrations. Elles se distinguent cependant de la définition de Walter Benjamin par la disparition du locuteur. Un auteur précis est remplacé par une identité trouble. Ainsi, l’histoire racontée ne l’est pas sur un mode personnel et singulier, comme une expérience vécue et transmise ou comme un conte que chaque narrateur adapte. Les textes de Kruger et Holzer amalgament plusieurs voix, plusieurs sources, parfois contradictoires. L’expérience qu’ils racontent mêle celle d’un individu à des clichés et des stéréotypes, comme s’il ne s’agissait pas de transmettre un message, comme si la transmission était immédiate. En 1979, soit peu de temps après Picture/Reading, Barbara Kruger réalise une intervention pour la vitrine de la librairie new-yorkaise Printed Matter [Fig. 163]. Une affiche, placée à côté de la porte d’entrée du magasin, contient un texte qui décrit un « Vous » qui semble être la personne qui la lit. Il présente l’arrivée devant le magasin puis ce qui se passe à l’intérieur. On apprend aussi ce à quoi « vous » pensez. Se suivent par exemple les phrases : « Le vent sépare vos cheveux et vous êtes content•e de porter une veste. Vous n’avez pas d’à priori à propos de cet endroit. Vous pensez au crime et à l’argent. Vous regardez à travers la vitre. Vous montez deux marches.464 » Ce texte s’adresse aux clients et décrit ce qu’ils font ou ce qu'ils vont très probablement faire. S’y ajoutent aussi des pensées et des sentiments. Une telle écriture est proche de celle de Michel Butor (1926-2016) dans « La modification », un livre affilié au courant du nouveau

463 Walter Benjamin, « Le Conteur : Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p.114-151 [1936] 464 “The wind is dividing your hair and you’re glad you wore a jacket. You are not making assumptions about this place. You are thinking about crime and money. You look through the window. You walk up two steps.”

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roman. Il raconte le voyage en train de Léon Delmont entre Paris et Rome. Cette histoire est écrite à la deuxième personne du pluriel, avec un « vous » similaire à celui utilisé par Kruger. Dans la ville qu’il quitte vivent sa femme et ses enfants. Il se rend régulièrement à Rome pour des raisons professionnelles, mais il fait ce voyage-ci uniquement pour retrouver son amante qu’avant il voyait lors de ses déplacements d’affaires. Après plusieurs rencontres en cachette, il prévoit de faire venir son amante à Paris et de quitter sa femme avec qui la vie est devenue insupportable. Le vouvoiement invite à se glisser dans la peau du narrateur, ainsi que dans ses souvenirs et ses états d’âmes. Cette forme d’écriture permet d’exprimer les ressentiments, les espoirs et les affects de Léon Delmont. Plusieurs fois, le texte se perd dans les descriptions insensées et irrationnelles que l’on comprend comme les rêves qu’il fait en état de somnolence. Ce « vous » invectivant, souvent utilisé dans la publicité, apparaît aussi dans le roman de Butor comme moyen de s’adresser à l’intimité psychologique. Il est utilisé de la même façon par Barbara Kruger pour son projet à Printed Matter. Cette adresse directe impose des pensées, dicte des actions et des comportements à son lecteur. Elle s’apparente à la voix suggestive de l’hypnotiseur. Elle produit des images mentales et est associée au fait d’imposer des pensées et des comportements. On est là plus proche du fait de suggérer que de celui de raconter. C’est ainsi que communiquent les œuvres de la Pictures Generation. Bien moins en montrant ou en narrant qu’en voulant imprimer directement des sentiments dans l’esprit des spectateurs. Les productions de Holzer et Kruger soulignent la façon dont ce contrôle psychologique s’exerce. Elles le soulignent et l’exploitent aussi. Ce qui distingue ces œuvres d’autres utilisations de slogans, c’est l’ambiguïté de leurs messages et de leurs modes d’énonciation. Souligner l’autorité du texte tout en l’exploitant c’est faire de ce pouvoir un outil critique. Ces travaux ambitionnent ainsi de proposer l’expérience des outils de contrôle psychologique et de leurs effets. Dans Picture/Reading, Barbara Kruger crée des personnages ayant des sentiments et des états d’âme. Elle construit des mondes imaginaires peuplés de personnages fictifs dont elle invente les sentiments pour les rendre crédibles. De son côté, Jenny Holzer indique que les Truisms peuvent exprimer les idées d’une personne. « Je présentais les voix plus ou moins simultanément, et avec un même poids, pour suggérer que ces pensées étaient vraies pour quelqu’un. Cela semblait être une façon

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claire et compréhensible pour présenter des systèmes de croyance, puisque je ne faisais pas de choix.465 » La volonté de rendre ces phrases « vraies pour quelqu’un » relève d’un penchant pour la construction de personnages imaginaires comparable avec celui à l’œuvre dans Picture/Reading. Alors que le livre de Kruger raconte, Holzer met le caractère persuasif du slogan au service de la création d’images mentales. Elle affirme ainsi : « J’invite systématiquement le lecteur à organiser les propositions et à compléter les pensées ainsi qu’à faire résonner, amplifier ou diminuer les sentiments que l’œuvre suscite. Je lie le langage au visuel comme une aide et aussi comme un cadeau à emporter.466 » L’artiste engage une relation avec ses spectateurs dont elle excite les sentiments et les affects. Cela relève bien d’une maîtrise de ce qui dans le slogan fait du langage une arme de persuasion. Holzer l’exploite à des fins alternatives à celles de la propagande. Il s’agit moins de convaincre que de signaler et d’exploiter ce phénomène. Les énoncés qu'elle écrit portent un regard critique sur leurs effets suggestifs, mais ils le font grâce à une véritable compétence et aussi une appétence à utiliser les possibilités d’interaction avec les sentiments humains. C’est parce qu’on ne sait de quoi elles veulent nous convaincre que ces phrases sont critiques. Elles ne nous proposent pas moins de véritables expériences de contrôle et de suggestion. C’est d’autant plus vrai dans la série suivante de Jenny Holzer. Les Inflammatory Essays (1979-1982) [Fig. 164] sont des affiches monochromes, de formats carrés et de différentes couleurs. Chacune porte un paragraphe de quelques phrases. Elles s’adressent au lecteur de façon directe et souvent agressive pour exprimer ou dicter des comportements et des pensées. L’une d’entre elles commence par :

465 Steven Henry Madoff, « Steven Henry Madoff talks to Jenny Holzer », Artforum, avril 2003, p.82. “I presented the voices more or less simultaneously, and weighted evenly, to suggest that the thoughts were true to somebody. It seemed like a comprehensive and clean way to present belief systems, since I was not choosing.” 466 Benjamin Buchloh, « An Interview with Jenny Holzer », David Breslin (éd.), Jenny Holzer : Protect Protect, Riehen/Bâle ; Chicago, Fondation Beyeler ; Museum of Contemporary Art, 2008, p.119 “I routinely invite the reader to sort through the offerings and complete the thoughts, and to echo, amplify, or shrink from the feelings the work elicits. I tie the language to the visual as an assist, and as a take-away gift.”

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« Détruis ton foutu toi avant qu’ils ne le fassent. Autrement ils te baiseront parce que tu n’es personne.467 » Une autre par : « Une loi cruelle mais ancienne exige un œil pour un œil. La réponse au meurtre doit être l’exécution.468 » Pour écrire ces phrases affirmatives et passionnées Holzer s’est inspirée de textes politiques. Contrairement aux manifestes qui véhiculent l’avis de leurs auteurs, on ne sait qui s’exprime dans Inflammatory Essays469. Une fois encore, dans les textes de Holzer, on ne sait qui parle. Se mêlent ainsi les évidences incontestables du slogan et le raisonnement personnel de la déclaration. Cette absence de modération et d’argumentaire confère à ces textes, parfois outranciers, l’impression d’être au plus près de la façon de penser ou de voir le monde de quelqu’un. Les textes de Holzer mêlent une démonstration, dont la vocation est d’être éloquente, objective et rationnelle, avec un rapport sensible au monde, sans prise de recul. En somme, c’est moins une histoire qu’une expérience que l’artiste transmet. En lisant ce texte, on pense avec la personne imaginée par Holzer. L’artiste conte moins la vie et les observations de son personnage qu’elle ne les suggère.

Investissement Dans les travaux de Kruger et de Holzer ce pouvoir de manipulation est mis au service d’une histoire impersonnelle. On trouve ce même rapport entre récit spécifique et narrateur générique dans Birth to Death List (1973) [Fig. 165] de Matt Mullican qui est parfois aussi nommé Essex (Details of an Imaginary Life from Birth to Death). Il s’agit d’une suite de 200 évènements vécus par une femme tout au long de sa vie. La première est « Sa naissance » [Her birth], la dernière « Sa mort » [Her death]. Entre les deux, sont déroulés les sentiments qu’a connus ce personnage (« Les rayons du soleil lui font mal au yeux » [The sunlight hurts her eyes], « Avoir soif un après-midi chaud » [Feeling thirsty one hot afternoon]), des faits marquants ou banals (« Son enfant est né » [Her baby is born], « Cuisiner des légumes » [Cooking vegetables]), des situations ou des moments qu’elle a vécus, des choses qu’elle a vu

467 “Ruin your fucking self before they do. Otherwise they’ll screw you because you’re a nobody.” 468 “A cruel but ancient law demands an eye for an eye. Murder must be answered by execution.” 469 David Joselit, « Voices, Bodies ans Spaces : The Art of Jenny Holzer », David Joselit, Joan Simon et Renata Salecl (éd.), Jenny Holzer, Londres, Phaidon, 1998, p.42-77

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(« Le sel sur la table à manger » [The salt on the dining room table], « La bouche de son mari » [Her husband's mouth]). Ce texte est parfois lu par Mullican pendant des performances. Allan McCollum rend compte de l'une d'elles en expliquant que « l’effet cumulé de cette attaque sur nos capacités à former des images produit un incontestable développement de sentiments empathiques ou de nostalgie ; c’est un sentiment que vous n’auriez pas pensé expérimenter en écoutant une lecture purement répétitive de phrases très simples concernant un être humain complètement fictionnel à propos duquel on ne sait rien et dont on n’apprend rien.470 » Les situations, les actions et les personnages sont singuliers. Ce sont des moments et des sentiments précis qui sont impersonnels. Aucun nom propre ne définit les personnes ou les lieux. Ainsi bien que cette liste présente des événements particuliers (c’est une femme, elle se marie, fait des études d’histoire) elle n’est pas biographique et reste imprécise (on ne connaît pas son nom ni l’endroit où elle vit). À cette période, Matt Mullican tente de distinguer réalité objective et perception subjective. Voulant comprendre ce qui différencie la perception du réel et une fiction à laquelle on croit malgré son caractère factice, il considère que le passage de l’un à l’autre tient aux détails. Leur fonction étant de donner des précisions au sujet de mondes imaginaires, ils les rendent ainsi crédibles. « Le mot même de “détail” indique un contexte au-delà de lui-même – un détail dans une fiction ne fait pas que passer. C'est un cercle vicieux. Cela ne fonctionne pas en termes de logique mais émotionnellement ça fonctionne très bien car on le fait constamment. On comprend le monde au travers de notre imagination. Je peux imaginer ce qui se passe dans cette maison au coin de la rue. »471

470 Allan McCollum, « Matt Mullican’s World », Miriam Katzeff, Thomas Lawson et Susan Morgan (éd.), Real Life Magazine: Selected Writing and Projects 1979-1994, New York, Primary Information, 2007, p.81 [1980] “The accumulated effect of this assault on our image-forming capacity is an unquestionable growth of empathic feeling, or nostalgia; it is a feeling we would not have anticipated experiencing as a result of listening to a purely rote reading of such simple phrases which refer to a completely fictional human being of whom we know nothing, and have learned nothing.” 471 Michael Tarantino « Details: An Interview with Matt Mullican », Michael Tarantino (éd.), Matt Mullican : More Details from an Imaginary Universe, Turin, Hopefulmonster, 2000, p.11 “The very word “detail” indicates a context beyond itself—so a detail of a fiction doesn’t just “go”. It’s like a Catch-22. It doesn’t work in terms of logic, but emotionally, it works very well because we’re constantly doing this. Our understanding of the world is through our imagination. I can imagine what’s happening in that house across the street.”

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Si l’exemple que prend Mullican est proche de ce que propose Barbara Kruger avec Picture/Reading, il est instructif de constater que sa conception du détail correspond à celle de la description chez Robbe-Grillet. Tous deux travaillent avec ce sur quoi la fiction repose. Cela leur permet de se débarrasser de la narration et de se concentrer sur les effets perceptifs, comme ceux que Kruger entreprend d’activer d’une manière ressemblant à l’écriture de Butor dans La modification. Selon Mullican, pour faire exister des mondes imaginaires il faut happer l’investissement mental de la personne à laquelle on s’adresse. Mullican ne se concentre pas tant sur la narration de telle ou telle aventure qu’il fait exister des mondes imaginaires par suggestion. Comme les slogans de Kruger et Holzer, les textes de Mullican affectent. C’est ce qu’il dit quand il convoque l’émotion plus que la logique, c’est ce qu’a vécu McCollum lorsqu’il n’a rien appris de la femme de Birth to Death List mais a pourtant ressenti de l’empathie pour elle. L’évolution du personnage, son aventure, n’a pas d’importance dans cette œuvre qui ne propose ni morale ni interprétation. De la narration n’est conservé que l’engagement affectif qu'elle génère. Les détails et leur banalité sont là pour capter l’auditeur ou le lecteur. Suffisamment précis pour faire exister ce qu’ils décrivent, ils sont assez généraux pour être investis par tous.

La façon dont un sujet est impressionné par les mondes fantastiques qui lui sont décrits ou représentés est également centrale dans les courtes nouvelles, aux contextes et aux personnages difficilement identifiables, que Richard Prince écrivait en regardant des publicités. L’identité du locuteur est, chez lui aussi, instable et mouvante. Il explique : « Les pronoms que j’utilise dans les textes sont en fait des photographies. Les « il », « elle » et « ils » sont des photographies que je regarde.472 » Ainsi, on peut considérer les nouvelles de Prince comme des tentatives de rendre compte de l’expérience de regarder des images et de s'investir dans ce qu'elles représentent. L’artiste photographie à cette période des pages de magazines, cadrées de façon à en exclure les slogans et les informations textuelles, produisant ainsi des scènes d’un monde fabriqué. Les personnages qu’il décrit sont idéaux ou souhaitent l’être. Ainsi dans les premières lignes de « The Perfect Tense » on peut lire :

472 Peter Halley, « Richard Prince interviewed by Peter Halley », ZG Magazine, n°10, printemps 1984, p.6. Traduction dans : Vincent Pécoil, « Préface », Richard Prince, Pourquoi je vais au cinéma seul, Dijon, Les presses du réel, 2013, p.7.

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« Beaucoup de gens aimeraient être quelqu’un d’autre. Et certains d’entre nous voudraient échanger des parties d’eux-mêmes avec d’autres gens en gardant ce qu’ils aiment et en rejetant ce qu’ils ne supportent pas.473 » Le personnage principal est parfait et obsédé par son apparence qu’il qualifie de « surface474 » et qui résume toute son existence. La plupart des nouvelles de Prince évoquent des personnages dont la relation au monde passe exclusivement par la représentation. Elles décrivent un monde, dans lequel tout est représentation et où les personnages reproduisent des modèles. « Pratiquer sans permis » dépeint une femme qui connaît le succès dans un groupe de No Wave sous le pseudonyme Connie A. Connie475. Son nom de scène remplace son nom de naissance et modifie sa personnalité, qu’elle calibre désormais pour correspondre à ce qu’elle croit qu’on attend d’elle. Elle incarne une fiction et cache sa réelle identité. Leur rapport de ces histoires avec des scènes publicitaires explique aussi leur caractère statique. Des moments sont décrits, des pensées sont exprimées mais, hormis des cas comme « Anyone Who is Anyone », qui narre de façon décousue la quête d’un homme pour définir sa personnalité, ces textes ne narrent pas l’évolution d’un personnage. De façon générale le temps est très rarement linéaire dans ces nouvelles. Comme dans les films de Beckman, la narration est remplacée par une suite de sensations et de brèves scènes, proches de ce que proposent des bandes-annonces. Ces dernières donnent un aperçu superficiel de l’intrigue du film et tentent surtout d’en évoquer l’atmosphère. Publiés dans des magazines ou sous la forme de livrets, les textes de Richard Prince ne sont pas inconnus du public et des critiques d’art. Alors qu’une attention est accordée à ses photographies dès la fin des années 1970, il faut attendre 1985 pour voir paraître une critique de ses textes. « Mindless Pleasure : Richard Prince's Fictions » [Plaisir irréfléchi : les fictions de Richard Prince] est un essai de Brian Wallis qui accompagne la publication dans la revue Parkett de « Anyone Who Is Anyone »476. Le critique explique que, pour nous faire consommer, la publicité construit des mondes imaginaires et désirables. Prince donne une existence aux personnes qu’elle présente, en leur offrant une histoire. Les désirs qu'avivent les publicités sont aussi le moteur des nouvelles de Prince. Wallis en conclut que le plaisir que Richard Prince nous montre est celui d’un retrait

473 Traduction dans : Op. Cit. p.18 474 Art. Cit., p.21 475 Richard Prince, « Pratiquer sans permis », Op. Cit., p.37-55 476 Brian Wallis, « Mindless Pleasure : Richard Prince's Fictions », Parkett, n°6, septembre 1985, p.61-62

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du monde qui se consomme seul, depuis la distance et l’irréalité proposée par les images que l’artiste regarde. Le texte de Wallis a une place importante dans l’histoire de la réception critique du travail de Richard Prince. Dans le très complet texte biographique de Lisa Phillips, publié en 1992, « Mindless Pleasure : Richard Prince's Fictions » est présenté comme un tournant, c’est le premier essai qui s’intéresse au plaisir du spectateur dans la pratique de Richard Prince477. Ce sont les nouvelles de l’artiste qui ouvrent la porte à une considération des images publicitaires comme pourvoyeuses de plaisirs et de sentiments. Insistons également sur un point : ce plaisir solitaire, parce que mental, est engendré par des représentations produites en masse.

Lorsqu’il n’avait pas assez d’argent pour faire des films, Jack Goldstein écrivait, lui, des aphorismes. Ils décrivent souvent des images spectaculaires et cinématographiques. Ces phrases partagent avec les films de l'artiste une brièveté qui renforce l’évocation. « La femme aveugle ne porte pas de maquillage » [The blind woman wears no make-up], « Le héros meurt au ralenti » [The hero dies in slow motion] ou « Elle rêve de son acteur favori » [She dreams of her favourite movie star]478. Ces phrases pourraient être des extraits de films, des scènes impressionnantes faites pour exciter l’imagination et les émotions. Lorsqu’ils sont publiés dans des ouvrages, les aphorismes de Jack Goldstein sont réunis sur une ou des pages. Une photographie de son atelier, prise par James Welling, montre que leur auteur les tapait à la machine, chacun seul et centré sur une feuille [Fig. 166]. Présenté ainsi, chaque aphorisme évoque une scène et crée une image mentale. Chacun doit impacter, seul, l’imaginaire. Or, comme le souligne John Miller, l’un des plus célèbres aphorismes de Goldstein est « L’art devrait être une bande-annonce pour le futur » [Art should be a trailer for the future]479. Une bande-annonce est une promesse, celle d’un film à venir. Elle est faite pour déclencher le désir de quelque chose qui n’est pas encore là. C’est de cette façon qu’est exploité le texte par Goldstein et les autres artistes de la Pictures Generation. Il doit procurer un sentiment, un plaisir. Il atteint directement cet objectif sans s’encombrer d’une histoire à raconter.

477 Lisa Phillips, « People Keep Asking : An introduction », Lisa Phillips (éd.), Richard Prince, New York, Whitney Museum of American Art, 1992, p.21-53 478 Les aphorismes de Jack Goldstein sont publié et traduits en français dans : Yves Aupetitallot et Lionel Bovier (éd.), Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, 2002, p.88 479 John Miller, « A trailer for the future », Daniel Buchholz et Christopher Müller (éd.), Jack Goldstein, Films, Records, Performances and Aphorisms 1971 – 1984, Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln, 2003, p.6-13

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Ce mode de suggestion nous paraît important pour qualifier ce que font les images des artistes de la Pictures Generation. Les textes qui accompagnent leurs travaux plastiques énoncent ce qu’ils cherchent dans les images de la publicité et du cinéma : la charge affective qu’elles véhiculent. Ces artistes se débarrassent de la narration, but auquel cette capacité d’imagination est normalement dédiée, pour ne conserver que les effets produits par les images des magazines, de la télévision et du cinéma. Leurs textes cherchent à produire une image dans l’esprit des lecteurs. Pour reprendre le titre du projet de Lawler, ils montrent un film, sans diffuser d’images. Le moment de la réception de ces textes est crucial, c’est à ce moment que la suggestion est possible. L’intérêt des artistes de la Pictures Generation pour les images porte sur l’état mental qu’elles produisent plus que sur ce qu’elles narrent.

4. De la relation au contrôle Etablir une relation Parmi les artistes de la Pictures Generation, Barbara Bloom pourrait bien être l’artiste qui sollicite le plus l’attention de son public. En 1976, elle participe à un festival de performances organisé par l’association Corps de Garde à Groeningen aux Pays-Bas. Elle propose une performance dans le jardin royal Prinsenhoftuin480. Les abonnés aux lettres d’information de Corps de Garde avaient précédemment reçu un carton d’invitation, sur lequel figure un plan du jardin marqué de huit chiffres [Fig. 167]. Ce que ces points indiquaient restait énigmatique pour leurs destinataires. Le 15 août, jour de la performance, de l’aube à 17 heures 30, trois couples déambulent dans le parc. Ils se pavanent, et lorsqu’ils se trouvent aux points indiqués sur le plan, leur façon de parler rend explicite que leurs échanges sont écrits. Le public comprend à leur diction que ce sont des acteurs, mais ne peut suivre leur leur dialogue. Il doit inventer l’histoire qui se joue là, avec les bribes qu’il en saisit. Les dialogues proposés par Bloom aux acteurs ne sont pas documentés. En revanche, le plan figurant sur le carton d’invitation a été reproduit plusieurs fois dans des livres de l’artiste. C’est notamment le cas dans The Collections of Barbara Bloom481. Dans cet ouvrage monographique, paru en 2008, ce plan est imprimé à côté de celui qui accompagne certaines éditions du roman La jalousie d’Alain Robbe-Grillet [Fig. 168]. Ce dernier raconte les relations entre une femme, A…, et un homme, Franck, que l’on suppose être son amant. Ils sont observés et décrits par le narrateur

480 Debbie Broekers, Corps de Garde, Master d’histoire de l’art, University of Groningen, 2012, p.33-36 : http://arts.studenttheses.ub.rug.nl/12045/1/MA1605496DBroekers.pdf 481 Dave Hickey, Susan Tallman et Barbara Bloom, The Collections of Barbara Bloom, Steidl, 2008

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qui est probablement le mari de A…. Livre exemplaire du Nouveau roman, La jalousie ne présente aucune chronologie et n’explique pas les motivations des personnages. Il est composé de descriptions de scènes, aux successions décousues. Certaines sont répétées plusieurs fois de façon identique ou légèrement modifiée. L’absence de chronologie, leurs légères différences et leurs associations différentes d’une fois sur l’autre, font apparaître ces descriptions de moments comme des souvenirs plus ou moins précis ressassés par le narrateur. En les associant, le lecteur peut recomposer l’histoire de A… et de Franck telle qu’elle est vue par celui qui les observe. C’est clairement dans cette position, proche de celle du détective qui doit enquêter à partir de bribes d’informations, que Bloom espérait placer les spectateurs venus, le 15 août 1976, dans le jardin de Prinsenhoftuin à Groeningen. On retrouve l’intérêt de Bloom pour le jeu de piste lorsqu’elle créée un jeu de cartes pour une exposition, en duo avec David Salle, à Artists Space en septembre 1976. Chaque carte décrit soit l’action de 7 femmes nommées par des lettres, soit les objets qu’elles ont utilisés ou bien encore les lieux qu’elles ont visités [Fig. 169]. Par déduction, en recoupant toutes ces informations, il est possible de retrouver ce que chacune a utilisé et où elle est allée. Le jeu demande au spectateur de se mettre dans la position d’un interprétant, qui doit relier des informations. C’est une constante chez Barbara Bloom, dont la production prend souvent le risque de disparaître derrière des anecdotes, des informations ou des objets, que l’artiste se contente de présenter. L’un de ses premiers catalogues monographiques, L’esprit de l’escalier [Fig. 170], contient ainsi des documents liés aux problématiques de son travail482. On y trouve des photographies du monstre du Loch Ness, dont les images sont connues alors que son existence n'est pas avérée, ou encore des images de l’assassinat de John F. Kennedy, dont l’identité du meurtrier reste mystérieuse malgré les enregistrements, les relevés et les pièces à conviction. On y trouve aussi des textes de loi concernant la diffusion du magazine Playboy en braille, des photographies que l’on touche pour les voir, des extraits de textes à propos d’objets volants non identifiés ou d’esprits. Il s'agit d’images qui n’attestent pas obligatoirement l’existence de ce qu’elles représentent. Cet ensemble, réuni par Bloom, permet au lecteur de cerner les interrogations que l’artiste porte sur ce qu’est une image, comment on en fait l’expérience et ce que c’est que de les posséder. Par contre, dans ces pages n'apparaît aucune œuvre de l’artiste. Son travail consiste à agencer des indices qui éveillent les capacités interprétatives du spectateur.

482 Barbara Bloom, L'Esprit de l'Escalier, Buffalo, Hallwalls, 1988

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On retrouve ainsi la figure du détective que Bloom doit sûrement aux artistes conceptuels de Los Angeles qu’elle a rencontrés pendant ses études à CalArts. À ce sujet elle explique : « Ce que le détective découvre c’est que la ‘réalité’ dont atteste n’importe quelle personne impliquée est en fait elle-même une construction, une fabrication, une fiction, une réalité fausse et alternative. Et qu’elle a été montée de toutes pièces avant même qu’il n’arrive sur place. Et le travail du détective est par conséquent de déconstruire, décomposer, dés-intriguer, dé-fictionaliser cette réalité et de construire ou reconstruire à partir d’elle une fiction véritable.483 » La production d’une fiction à partir d’une autre fiction a conduit Barbara Bloom à réaliser The Diamond Lane (1981) [Fig. 171]. Ce film de 5 minutes est une bande-annonce pour un film qui n’existe pas. Son titre est emprunté au symbole peint sur les voies réservées des autoroutes américaines et joue sur son double sens de « ligne de diamants ». The Diamond Lane est composé de scènes qui évoquent un film d’enquête sur un trafic de pierres précieuses. Se succèdent des interrogations, des déductions et des poursuites jouées par des acteurs qui réapparaissent d’une scène à l’autre. La diffusion en salle de cette bande-annonce était accompagnée d’une campagne publicitaire faite d’affiches, de publicités et d’articles dans des magazines. Selon les différents registres d’information dont le public dispose, il se fait une idée différente mais toujours personnelle du film annoncé. Dans ce projet également, Bloom demande à son public un travail de reconstitution et d’interprétation à partir d’éléments donnés. Le résultat, individualisé, est une projection mentale. En cela, The Diamond Lane sert à enclencher une activité intellectuelle. Ici encore, la bande-annonce est convoquée pour les promesses qu’elle diffuse.

Images et promesses Les artistes de la Pictures Generation considèrent les images de la publicité ou du cinéma pour les interprétations qu’elles engendrent. C’est ainsi que l’on peut considérer le projet d’exposition que Barbara Kruger organise à The Kitchen, en 1981. L’affiche qu’elle réalise pour la promotion de cet évènement porte la même signature visuelle que celle qu’elle commence cette année là à utiliser dans son travail d’artiste. Sur un monochrome rouge est

483 Nancy Spector, « True Fiction », Artscribe, été 1989, p.48 “What (the detective) discovers is that the ‘reality’ that anyone involved will swear to, is in fact itself a construction, a fabrication, a fiction, a faked and alternate reality. And that it has been gotten together before he event arrived on the scene. And the detective’s work, therefore, is to deconstruct, decompose, deplot, de-fictionalize that reality and to construct, or reconstruct out of it a true fiction.”

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écrit, avec la police de cartère Futura blanc, Pictures and Promises: A Display of Advertisings, Slogans and Interventions [Images et promesses : un affichage de publicités, de slogans et d’interventions] [Fig. 172]. Le parti-pris de ce projet était de montrer, dans un accrochage à la composition très graphique, des publicités et des slogans avec des œuvres d’artistes exploitant ce matériau. Dans le communiqué de l’exposition, Kruger explique que « les qualités citationnelles de ces mots et de ces images les déplacent ainsi que leurs “originaux”, depuis la position en apparence “naturelle” qu’ils occupent dans le flot des directives sociales, vers le domaine du commentaire.484 » De fait, en mettant en rapport des œuvres de Richard Prince avec des publicités semblables à celles qu’il utilise, en faisant apparaître des peintures de pictogrammes de Matt Mullican à côté de pictogrammes informatifs, ou en plaçant des Inflammatory Essays de Holzer à proximité de slogans, Kruger fait se côtoyer les œuvres de ces artistes avec les sources qu’ils utilisent [Fig. 173 et Fig. 174]. Elle souligne ainsi un geste, parfois nommé appropriation, qui consiste à reproduire ou imiter des éléments déjà existants. En déplaçant des images et des mots vers le contexte de l’art, les artistes déplacent aussi le sens des éléments qu’ils empruntent. En les incorporant dans leurs œuvres, ils altèrent la signification originelle de ces signes et, autant qu’ils en dévoilent le caractère normatif, ils en proposent une nouvelle lecture. Mais il paraît aussi important de considérer ce que le titre de l’exposition de Kruger propose d’associer : des images et des promesses. L’intérêt des artistes ne se porte pas uniquement sur les images mais aussi sur ce qu’elles promettent. On retrouve ainsi l’idée d’une excitation mentale du spectateur. Cette exposition met sur un pied d’égalité les œuvres et leurs sources et considère le déplacement du sens des unes par les autres, mais elle montre aussi leurs similarités de fonctionnement. L’exposition montre ainsi que derrière la question du statut – œuvre ou publicité – ces images et ces textes partagent la recherche d’un effet : l'annonce. Il va sans dire qu’une telle mise en correspondance n’est pas sans sous-entendus polémiques. Accrocher sur un pied d’égalité œuvres et publicités revient à nier la distinction hiérarchique entre l’art et la publicité. Cette question apparaît comme l’héritage du Pop Art, courant avec lequel doivent frayer tous les artistes exploitant les ressorts de la culture de

484 Communiqué de presse de Pictures and Promises dans les archives en ligne de The Kitchen : http://archive.thekitchen.org/wp-content/uploads/2015/01/PressRelease_Kruger_1981.pdf “The quotational qualities of these words and pictures remove them and their “originals” from the seemingly “natural” position within the flow of dominant social directives, into the realm of commentary.”

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masse. Le Pop Art est représenté dans Pictures and Promises par une peinture de la série des Campbell's Soup Cans (1962) d’Andy Warhol. La première exposition de cette série d’œuvres avait eu lieu à la Ferus Gallery en 1962 [Fig. 175]. Etaient présentées 32 peintures, représentant chacune une variété de soupes en conserve de la marque Campbell. Ces œuvres de format modeste, 50 par 40 centimètres, étaient alignées les unes à coté des autres. Posées sur des étagères, ces peintures réalisées à la main, quelques temps avant que Warhol n’utilise la sérigraphie, étaient exposées comme dans un magasin, tels des produits réalisés en série et, comme eux, proposés à la consommation plus qu'à la contemplation. Cette exposition signait l’un des enjeux majeurs du Pop Art Warholien, le remplacement de l’originalité et de l’expressivité par la sérialité. Dans l’accrochage proposé par Barbara Kruger à The Kitchen, l’unique peinture de cette série apparaît moins comme une bravade adressée à la peinture, à sa production et à sa consommation, que comme une promesse de consommation parmi de nombreuses autres. Dans ce contexte, où elle côtoie des publicités, l’œuvre de Warhol est bien une peinture inexpressive et sérielle, mais c’est surtout l’image d’une boîte. Dans une chronique de Pictures and Promises, publiée dans Artforum, ont peut lire : « Pour ceux qui pensent que toute information visuelle est créée de la même façon, Pictures and Promises prouve que le but de toute image est la communication – peu importe que le message soit d’acheter de l’alcool (comme dans une publicité de Seagram) ou de mettre en question l’Amérique des entrepreneurs (comme dans une polémique de Hans Haacke).485 » Pour autant, l’auteure ne conclut pas à une équivalence cynique qui ne ferait pas de différence entre ces registres de messages. Au contraire, elle affirme que « Kruger nous convainc que la seule question n’est pas “Est-ce de l’art” mais plutôt “Qu’est ce que ça signifie ?”486 » Il semble en effet légitime de considérer que l’emploi que font ces artistes des images et des slogans publicitaires ne relève pas d’un questionnement typologique, mais porte plutôt sur ce qu'ils communiquent et comment ils le font. Si l’apparition de motifs empruntés aux médias de masse dans l’art des années 1950 et 1960 avait pour principal objectif l’acclimatation de modes opératoires et de typologies

485 Carrie Rickey, « Lucas Samaras, Pace Gallery ; Ad Reinhardt, Whitney Museum of American Art, “Three by Four,” Blum/Helman Gallery ; “Pictures and Promises,” The Kitchen », Artforum, mars 1981, p.86 “For those who think that all visual information is created equal, “Pictures and Promises” proves that the point of any image is communication—no matter whether the message is to buy liquor (as in a Seagram’s ad) or to question corporate America (as in a Hans Haacke polemic).” 486 Art. Cit., p.86 “Kruger convinces us that the only question is not “Is it art? But rather, “What does it mean?””

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d’images industrielles dans un milieu de l’art réfractaire à ces pratiques, considérées comme vulgaires et inexpressives, il serait simplificateur de réduire le Pop Art à l’illustration d’une opposition entre peinture et production en série. Ces artistes ne choisissaient pas d’utiliser une image ou une autre sans raison et il va sans dire que leurs œuvres ne sont pas dépourvues d’émotions. Ainsi, Warhol convoque les sentiments d’horreur et de tragique lorsqu’il utilise des images d’accident de voiture dans Orange Car Crash Fourteen Times (1963) [Fig. 176], ou des photographies de la répression policière pendant le mouvement des droits civiques dans Race Riot (1964) [Fig. 177]. Cependant, ces images, prises dans des journaux, sont imprimées sur la toile et apparaissent avec le grain particulier de la sérigraphie dont la trame rappelle leur support d’origine. Elles sont répétées de façon à suggérer leur circulation dans la presse. La sérialité souligne le mode de consommation et de réception des émotions dont elles sont chargées. Les artistes de la Pictures Generation prolongent cette recherche, à un moment où les barrières entre les domaines des beaux-arts et de l’industrie sont moins étanches. Leur attention se porte plus particulièrement sur l’émotion éprouvée par le spectateur. On l’a vu avec leurs textes, si la matérialité des images est capitale c’est surtout parce qu’elles engagent une relation affective avec ceux qui la reçoivent.

Une image faite de désirs Richard Prince considère les images publicitaires avec un recul comparable à celui de Sherrie Levine. Il indique ce qu’elles représentent. Les images qu’il reproduit présentent des produits de luxe brillants, des salons impeccables, des hommes et des femmes à la beauté idéale, soigneusement habillés. Ces sujets, que n’importe quelle personne vivant aux Etats- Unis à cette période identifie en un rapide coup d’œil comme des images publicitaires, Prince les montre sans leurs slogans. Ces images sont faites pour être accompagnées de l’annonce qui définit leur but, celui de vanter les objets ou les vêtements représentés. Dépourvus de cela, leurs objectifs deviennent ambigus. En tant que photographies, elles impliquent la croyance en ce qui est représenté. Pourtant, tout indique la mise en scène et la pose. Prince, qui cherche ainsi à montrer cette zone trouble, considère ses images comme un documentaire sur des gens et des lieux aux apparences parfaites487. Il les nomme de la Science-fiction sociale [« Social Science Fiction »] parce que sous leurs apparences de photographies, leur idéalisation les rend irréelles. À propos du fait d’utiliser l’outil de transcription qu’est l’appareil photo pour

487 Lisa Phillips, Art. Cit.

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montrer une image mise en scène, Prince affirme : « J’ai simplement joint le littéral, le factuel, à ce qui était en fait un agencement, l’adaptation d’une scène ou quelque chose de proche d’un photogramme [film still].488 » Nous l’avons expliqué plus haut, le photogramme représente une mise en scène et convoque l’intensité d’une relation. Les images que Prince choisit de photographier sont celles qui l’attirent. Il montre le fait de les regarder et les conditions de cette attirance489. « Par exemple, dans les premières photographies, il y avait certains accessoires qui étaient re-photographiés. Que ce soit des stylos, des montres, des bijoux, je me souviens que je n’avais rien à faire des objets eux-mêmes à part ma relation avec l’image de ces objets.490 » Ce qui attire Richard Prince vers les images qu’il photographie n’est donc pas ce qu’elles représentent, mais la relation qu’elles établissent avec lui. C’est une qualité de l’image qui l’attire, l’exacerbation du « mode metteur en scène » qui s’affirme dans les couleurs, les éclairages, les poses. Dans ses images de stylos par exemple [Fig. 46 et Fig. 178], on imagine que le cadrage serré sur les objets est imposé par le choix de ne laisser aucun texte apparaître dans le cadre. Cela a pour effet de concentrer le regard sur la qualité des matériaux et sur leur éclairage, en somme sur la qualité et l’ambiance de ces représentations. Cela l’a conduit à les photographier : « Les années 1960 avaient créée une atmosphère dans laquelle la manipulation et le contrôle de la consommation, de l’écoulement des produits et des images, devenaient assez accessibles, assez compréhensibles par un gars ordinaire. J’ai toujours aimé les promesses qui accompagnaient certains de ces produits.491 »

488 Marvin Heiferman, « Richard Prince », Bomb Magazine, n°24, été 1988 : https://bombmagazine.org/articles/richard-prince/ “I simply attached the literal, the actual, to what was in fact a set-up, a version of a scene or something that was close to a movie still.” 489 Rosetta Brooks, « A Prince of Light or Darness ? », Rosetta Brooks, Jeff Rian et Luc Sante, Richard Prince, Londres, Phaidon, 2003, p.28-69 490 Marvin Heiferman, Art. Cit. “For instance, in the first photographs, there were certain accessories that were re- photographed. Whether they were pens, watches, jewelry, I remember not having anything to do with the objects themselves other than having a relationship with the pictures of those objects.” 491 David Robbins, « An Interview with Richard Prince », Aperture, n°100, automne 1985, p.9 “The ‘60s had created an atmosphere whereby the manipulation and control of consumption, of the flow of product and images, became quite accessible, quite understandable by the average guy. I always liked the promises that went along with some of these products.”

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Il ne reste que ce qui attise les désirs lorsque le texte, qui oriente vers l’achat de tel ou tel produit, est supprimé. Ces images de représentations idéalisées montrent l’irrationalité qui motive la consommation. Comme l’exprime Prince, les ressorts de la publicité sont compris par tout le monde mais, ils gardent une part de mystère et de fascination. Pour cela, ils sont un sujet passionnant. Au moment où Prince réalise ces œuvres, la relation entre imagerie publicitaire et contrôle social est discutée dans de nombreux débats qui se tiennent à des niveaux très divers de la société. En 1973, paraît par exemple Subliminal Seduction de Wilson Bryan Key (1925- 2008)492. Ce livre, rapidement republié à plusieurs reprises, est suivi en 1976 par Media Sexploitation qui connaît un succès similaire493. Ecrits par un journaliste, docteur de l’université de Denver, préfacés par Marshall McLuhan (1911-1980), qui est alors directeur du Centre pour la Culture et la Technologie de l’université de Toronto, ces deux livres proposent des analyses de photographies utilisées pour des publicités, des catalogues de ventes ou des couvertures de magazines, dont celles du magazine érotique Playboy qui occupe une place importante dans ces études. Ce sont des images issues du « mode metteur en scène ». S’appuyant sur les travaux de Sigmund Freud et de Carl Gustav Jung (1875-1961), Wilson Bryan Key démontre que ces images cachent des messages, invisibles aux regards inattentifs, qui touchent pourtant les subconscients. Il souhaite ainsi révéler aux citoyens américains la façon dont la publicité manipule leurs vies. En s’appuyant sur de nombreux exemples, Key montre que dans des détails d’images se logent des messages subliminaux sous la forme de représentations cachées ou de messages faits de symboles, qui ne se comprennent que par associations d’idées. Derrière le plaisir simple de la contemplation agissent des moyens de pénétrer les consciences. Cela se fait notamment en jouant avec les tabous sociaux. Key montre ainsi que derrière le monde idéal de la publicité ou de l’érotisme, on trouve des références ou des signes qui font appel à une forme de perversion non explicitée. Pas vus au premier abord, ces signes n’en pénètrent que plus directement l’inconscient. L’auteur montre ainsi comment certaines images font référence à des idées considérées socialement comme sales, indécentes ou déviantes, loin, en apparence, du produit vendu. Dans une publicité pour des maillots de bains, il révèle que l’homme porte un modèle pour femme, alors que la femme en porte un pour homme [Fig. 179]494. Cette image fait surgir un trouble : les genres ne sont pas représentés de façon aussi évidente qu’ils le paraissent. Autre

492 Wilson Bryan Key, Subliminal Seduction, New York, Signet, 1973 493 Wilson Bryan Key, Media Sexploitation, New York, Signet, 1976 494 Wilson Bryan Key, Ibid, p.3

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exemple, une couverture de Playboy montre une jeune femme tenant dans ses bras des exemplaires antérieurs du magazine, qu’elle porte comme une mère porterait un bébé [Fig. 180]495. Dans cette image, utilisée en couverture et donc choisie attentivement pour attirer de nouveaux clients, la femme, représentée de façon désirable, rappelle aussi une représentation maternelle. Pour Wilson Bryan Key, ce type de référence implicite est loin d’être le fruit du hasard. C’est le résultat d’une préparation minutieuse dont dépendent d’importants chiffres de ventes. « Les publicités, affirme-t-il, sont conçues pour un impact émotionnel, non pas intellectuel ; en termes pédagogiques, sur un attrait affectif plus que cognitif.496 » Ces émotions ne sont pas uniquement celles proposées par le monde idéal représenté. Faites de perversions, tues et perçues inconsciemment, ces images véhiculent des messages qui peuvent contrôler les comportements des regardeurs à leur insu. Wilson Bryan Key ne cite pas les recherches de Barthes. Néanmoins, on retrouve dans ses livres une idée centrale dans « Rhétorique de l’image », celle d’une publicité dont la représentation est construite pour véhiculer des messages dont les significations dépassent ce que l’on croit voir dans les images séduisantes497. Key reprend ainsi le principe posé par l’étude de cas de la publicité Panzani et l’exploite sur un mode quelque peu paranoïaque, la connotation devient message subliminal. Il convoque pour cela la psychanalyse, selon laquelle le cerveau humain se compose de deux systèmes : la conscience et l’inconscient. L’accès à l’inconscient est présenté comme un moyen pour contrôler les sujets. C’est le but des messages subliminaux, ils se transmettent sans être perçus par la conscience. Ils touchent l’inconscient aussi directement qu’ils y agissent. La grande réussite de Key est certainement de mettre ses théories au service des interrogations et des passions qui anniment le grand public des Etats-Unis, pendant les années 1970. Son utilisation de références scientifiques pour exprimer des frayeurs populaires explique le succès de ses livres. La publicité prend alors une telle place dans l’environnement quotidien qu’on lui accorde un pouvoir de sollicitation omniprésent et que les moyens de le déceler passionnent autant les chercheurs que le grand public. En cela, ces ouvrages sont la réponse à des besoins exprimés à cette période. Le fait de pénétrer les consciences est souvent évoqué par Richard Prince qui affirme que certains de ses souvenirs n’ont pas été vécus, mais qu’ils lui viennent d’images qu’il a

495 Wilson Bryan Key, Subliminal Seduction, Op. Cit., p.122 496 Wilson Bryan Key, Media Sexploitation, Op. Cit., p.xi “Ads are designed for emotional, not intellectual impact; in educational terms, for affective rather than cognitive appeal.” 497 Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », Art. Cit.

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regardées498. De façon générale, l’intervention dans l’inconscient que présente Wilson Bryan Key motive un grand nombre des recherches des artistes de la Pictures Generation. La production de suggestions, que nous évoquions plus haut, relève de la relation immédiate et directe, propre aux messages subliminaux.

Glamour Le sentiment produit par ces images, idéales et mises en scène, est nommé glamour. C’est une rhétorique non verbale qui communique du plaisir et attise le désir499. Dans le monde ainsi représenté, la grâce, l’élégance et l’aisance sont atteintes avec facilité. Parce que s’y réalisent simplement des souhaits inaccessibles, parce que la perfection y est possible, ces représentations assouvissent une part des désirs humains et produisent des émotions chez ceux qui les contemplent. Le glamour est véhiculé par des représentations où l’inatteignable, qu’il s’agisse de beauté, de luxe, de bonheur ou de plaisir, paraît courant et accessible. Ces idéalisations produisent des sentiments de plénitude. Elles engendrent aussi de l’envie. Ces représentations qui attisent le désir sont exploitées par la publicité et la propagande voulant rendre désirable ce qu’elles proposent. L’efficacité d’un tel processus tient dans sa non réalisation, dans l’inassouvissement des désirs. Rosetta Brooks l’explique en analysant une campagne de publicités pour la lingerie des magasins Bloomingdale's500. La marque a passé commande au photographe de mode Guy Bourdin (1928-1991). Chaque image représente plusieurs femmes portant de la lingerie dans des intérieurs. Les éclairages et la mise en scène évoquent des situations irréelles, impression renforcée par un choix de modèles qui se ressemblent et qui, parfois, se reflètent dans des miroirs. Brooks présente ces images comme des représentations fantasmatiques très éloignées de la réalité. « Le Glamour, affirme-t-elle, n’est pas l’index neutre de la sexualité mais est spectacularisé jusqu’au mensonge. La brillance et le glamour semblent fusionner dans

498 Marvin Heiferman, « Richard Prince », Art. Cit. 499 Virginia Postrel, The Power of Glamour, New York, Simon & Schuster, 2013 500 Rosetta Brooks, « Sighs and Whispers in Bloomingdale’s », ZG Magazine, n°5 : New York, 1981, n.p.

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les images comme des caractéristiques d’opacité et comme des points de fermeture, plutôt que comme des ouvertures transparentes sur l’(es) objet(s) désiré(s).501 » L’impact de ces images tient à leur facticité explicite. Nul doute n’est possible, il ne s’agit pas d’une transcription mais d’une idéalisation fantasmatique. C’est pour cela que ces représentations fascinent. La promesse publicitaire, pour reprendre le terme choisi par Kruger, n’est pas celle de posséder mais celle de désirer. Le glamour propose l’image d’un idéal et sous-entend sa réalisation par l’achat, mais la jouissance d’un achat n’apporte pas la complétude du monde idéalisé qui l’accompagne. Le moteur du glamour c’est l’insatisfaction, car pour activer le désir il faut créer le manque dont on peut promettre la complétude. Lorsque Richard Prince photographie des images publicitaires, il montre la relation à laquelle elles invitent. Il isole ce processus en supprimant l’indication textuelle qui permettait de connaître l’objet de la promesse, celui qui permettrait d’atteindre l’idéal suggéré par l’image. Prince montre un désir sans l’objet de sa réalisation. Autrement dit, il capte un potentiel, car ces images faites pour attiser des désirs restent des affects en puissance. C’est ce qui les rend fascinantes, ce sont des sentiments en puissance et en attente de leur actualisation. C’est ce qui fait la grande particularité des œuvres de Prince, elles nous confrontent à des images à actualiser. On pourrait ici considérer que le travail de Prince propose de faire véritablement l’expérience des images. On a vu que ses textes réclament de se couper du monde réel, d’en être distant. Représenter, c’est toujours donner à voir quelque chose qui n’est pas là, c’est avoir avec cette chose une relation in absentia car l’expérience des images consiste à ne pas interagir avec des objets tangibles mais avec leurs apparitions qui sont de qualités différentes. La représentation implique donc une coupure d’avec le monde, et que la personne qui la consulte l’active. Ce trouble engendré par le fait d’être en présence d’une représentation, d’avoir une relation avec elle, est utilisé par les artistes de la Pictures Generation. Ils ont élaboré des dispositifs pour engager un rapport physique aux images. En effet, plusieurs œuvres exploitent la mise en scène ou l’installation pour créer des environnements voués à diffuser des représentations.

501 Art. Cit. “Glamour is not the neutral index of sexuality but is spectacularised as falsity. The glossiness and glamour seem to merge in the images as attributes of opacity and as points of closure, rather than as transparent openings upon the desired object(s).”

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Scènes et environnements L’année suivant l’installation réalisée à Artists Space, composée d’un spot et d’un tableau, commentée dans le chapitre 1, Louise Lawler réalise, en 1979, une intervention dans une exposition organisée dans un grand magasin de Los Angeles. Cette fois-ci, deux spots projettent de la lumière colorée, l’une rose et l’autre bleue, au travers d’une plaque de métal découpée de façon à dessiner des branches d’arbres. Comme dans l’installation à Artists Space, ces projecteurs sont dirigés vers l’extérieur et éclairent la façade moulurée d’un cinéma [Fig. 181]. Cette intervention ayant lieu dans une exposition de groupe, elle n’est pas activée en permanence. Toutes les quinze minutes, la lumière qui éclaire le lieu et les autres œuvres est éteinte pour laisser place à la projection de Lawler. Elle en perturbe ainsi le fonctionnement, rendant les autres œuvres invisibles. Le lieu baigne alors dans une pénombre éclairée d’un bleu et d’un rose au motif de feuillage évoquant une scène de théâtre. Le lieu est transformé en un décor. « C’était, dit l’artiste, comme changer complétement l’atmosphère.502 » Cet éclairage de théâtre est réutilisé quelques années plus tard par Louise Lawler pour une collaboration avec Allan McCollum, For Presentation and Display : Ideal Setting, à la galerie Diane Brown en 1984 [Fig. 182]. Plusieurs socles blancs de tailles différentes, agencés les uns contre les autres, servent de support à 100 objets identiques. Ces derniers, noirs, sont composés d’un parallélépipède de base carrée surmonté d’une plateforme circulaire de quelques centimètres. Cette forme rappelle celle d’un présentoir. L’installation est ainsi composée de supports, les socles, en présentant d’autres. L’ensemble baigne dans l’éclairage rose et bleu créé par Lawler, il renforce la sensation de mise en scène. Sur le mur du fond est projeté « $200 », le prix à l’unité de ces objets noirs. Présentée dans une galerie, cette installation évoque la vente mais aussi le désir attisé par la publicité et la consommation. Le projet des deux artistes consiste à vendre ce qui sert à présenter des objets. L’installation antérieure, faite à Los Angeles, suggère le spectacle et le plaisir du divertissement. Ces deux environnements colorés ambitionnent de faire apparaître de façon tangible l’irréel du glamour. Dans les deux cas, la lumière colorée rappelle, et tente d’attiser, les plaisirs de la projection mentale dans des représentations idéales. Cette utilisation de l’éclairage est du même ordre que celle qu’en fait Jack Goldstein dans The Murder (1977), commenté dans le chapitre 1, à la différence que dans cette dernière œuvre le cinéma est directement convoqué comme moyen pour créer des images mentales. Le

502 Entretien avec Louise Lawler, le 23 septembre 2015, non publié à la demande l’artiste. “So it was like changing the atmosphere totally.”

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film The Jump (1978), également décrit précédemment, devait, selon le souhait de l’artiste, être projeté sur un mur peint en rouge. Cette prise en compte de l’environnement dans lequel se fait la rencontre avec les images révèle une attention au contexte d’exposition. Dans ces propositions, il n’est pas un espace neutre où l’on contemple les œuvres mais participe de celles-ci.

On trouve une même intention dans une installation que David Salle réalise en 1977. Elle est exposée à De Appel à Amsterdam puis à The Kitchen à New York. Le communiqué de presse de The Kitchen en parle comme d’un décor [setting]503. Bearding the Lion in His Den est une installation à l’échelle d’une salle, traversée par une barre posée au sol sur laquelle sont vissées 10 ampoules [Fig. 183]. Sur chaque mur parallèle à celle-ci, une photographie est accrochée. D’un côté de la salle on trouve la représentation d’une voiture de course conduite par un pilote sur une piste, de l’autre on peut voir des danseuses africaines vêtues de jupes faites de lanières et les seins nus. Une description différente de cette installation est parue dans The Pictures Generation, 1974-1984504. Seulement, dans cet ouvrage l’auteur se réfère à la reconstitution présentée en 2007 à la galerie Deitch Project. À cette occasion la deuxième image a été remplacée par la représentation d’une ronde d’enfants. Les images utilisées par Salle proviennent du magazine pour lequel il travaillait alors505. Au fond de la pièce, une paire d’enceintes est reliée à un magnétophone. Il diffuse la chanson Song to the Siren de Tim Buckley (1947-1975). Lorsque celle-ci se termine, une minute passe puis les ampoules clignotent pendant deux minutes. Ensuite la chanson reprend, suivie par la même succession d’événements. Chacun des éléments qui composent cette installation évoque des sentiments. La chanson raconte l’histoire d’un marin charmé par le chant d’une sirène, qui laisse son bateau naufrager pour l’approcher. Le chant langoureux et plaintif de Tim Buckley est accompagné par une guitare sur laquelle sont appliqués des effets d’écho qui lui donnent une profondeur aquatique, elle-même renforcée par des chœurs très aigus qui rappellent le chant des dauphins. La photographie du pilote dans son bolide convoque le frisson de la vitesse. La danse africaine représente une vision idéologique et sexualisée des rites tribaux. Cet exotisme simplificateur et caricatural explique peut-être que l’artiste ait changé d’image lorsqu’il réactualisa cette

503 Communiqué de presse disponible à cette adresse : http://archive.thekitchen.org/?p=1076 504 Douglas Eklund, The Pictures Generation, 1974-1984, New York, Metropolitan Museum of Art, 2009, p.119 505 Ibid., p.121

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installation en 2007. Enfin, les lumières rappellent les attractions de fêtes foraines, autant que les devantures de théâtres ou de cinémas. Chacun de ces éléments a comme intention de produire des émotions. Ils ont tous été faits pour cela. Les deux images en particulier ne documentent pas quelque chose et ne cherchent pas à exprimer un point de vue particulier ou personnel. En cela, elles sont génériques et évitent d’avoir des qualités singulières. Cela leur conférerait une écriture particularisée et un style potentiellement admirable. Comme les détails chez Matt Mullican, leur qualité réside dans leur généralité qui permet d’être investie par le plus grand nombre. Les éléments assemblés par David Salle fonctionnent comme le glamour. Idéalisés, ils doivent produire un sentiment de plénitude. Simplificateurs, ils engendrent des émotions ou un rejet causé par leur vulgarité. Ils ont donc toujours un effet sur leurs spectateurs. Pour faire cohabiter des images, de la musique et de l’éclairage, l’œuvre de David Salle, tout comme celles que nous venons d’étudier, utilise une forme assez proche de la mise en scène. Présentée en 1997 à The Kitchen, cette installation s’inscrit dans une programmation où la scène joue un rôle important. Comme nous l’indiquions dans le chapitre 1, ce lieu accueille alors les premiers concerts de No Wave et présente également d’autres pratiques scéniques. En 1975, Dan Graham réalise plusieurs pièces où caméras et moniteurs sont utilisés pour créer des temps différés entre le public, la scène et les captations. En 1976, Robert Wilson présente une pièce que les archives de The Kitchen décrivent en ces mots : « Ayant lieu dans un tunnel de plastique translucide, la performance est composée de différents objets et des performeurs, accompagnés de huit jeux de bandes vidéo couleur préenregistrées diffusées sur vingt moniteurs parsemés sur la scène.506 » En 1979, Laurie Anderson chante Americans On The Move en s’accompagnant d’effets électroniques et de projections. The Kitchen accueille également des pièces de théâtres ou des performances qui exploitent les possibilités immersives des enregistrements. Dans ce contexte, Bearding the Lion in His Den exploite les moyens de la scène pour générer les effets des images. L’espace d’exposition est ainsi un espace tangible et physique habité par les effets de situations construites.

506 Archives en ligne de The Kitchen : http://archive.thekitchen.org/?p=13064 “Taking place within a tunnel of translucent plastic, the performance consisted of various objects and performers with eight sets of pre-recorded colored videotapes on twenty monitors interspersed throughout the set.”

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Matt Mullican : Super théâtre La séparation entre monde factuel et monde imaginaire est régulièrement explorée par Matt Mullican. La majeure partie de son travail a comme point de départ les façons dont les fictions sont crues, dont elles font exister des mondes imaginaires, et leurs relations avec le monde réel. En 1974, un ami médecin lui permet d’accéder à une morgue dans laquelle il réalise une performance seul avec un cadavre. Il s’interroge alors sur le statut de celui-ci : est- ce une personne, un sujet, ou une chose, un objet ? Il prend une photographie de la tête de ce cadavre, présentée, en 1974, lors d’une exposition à Artists Space à côté d’une autre, représentant la tête d’une poupée [Fig. 184]. Ces deux têtes sont inanimées, mais l’une comme l’autre peuvent être considérées comme vivantes selon ce qu’on projette ou ce que l’on sait de chacune. Leurs histoires respectives dépendent des émotions et affects qu’on leur associe. Pour Mullican, il n’y a pas de différence. La survie de la personne morte dépend des souvenirs que ses proches ont de lui, l’animation de la poupée est permise grâce à l’imagination de ceux qui jouent avec. Mullican en conclut : « Maintenant j’ai compris – et je m’en sers pour la première fois – que le subjectif est basé sur le sujet et l’objectif sur l’objet. Jamais auparavant je n’avais pensé qu’il en était ainsi. C’est simple, bien sûr. En fait, je m’implique davantage dans le subjectif que dans l’objectif des choses – cette dichotomie entre les deux que l’on retrouve en toutes choses. Voila sur quoi porte mon travail, cette fiction entre les deux.507 » À paritir de 1975, Mullican expose souvent ces deux images, parmi de nombreuses autres, punaisées sur des tableaux qu’il nomme des Charts. Il s’agit d’organisations d’images trouvées ou prises par l’artiste, de symboles rencontrés dans le quotidien ou inventés, et de dessins représentant sa vision du monde, ses rêves et les façons dont, enfant, il imaginait le destin, la vie et la mort. Mullican cherche ainsi à donner un ordre et une cohérence à divers éléments. Ces premiers assemblages cèdent ensuite la place à une organisation plus stricte qui doit lui permettre de donner une place à toute chose, matérielle ou non. Elle compte cinq niveaux qui constituent selon Mullican les différentes perceptions humaines de la réalité. Le premier, de couleur verte, propose des figures géométriques simples (triangle, cercle et carré), des choses matérielles sans signification. Le deuxième, de couleur bleue, est composé d’un globe terrestre. Il représente le quotidien : des signes assimilés inconsciemment. Le troisième, jaune et carré, représente la pensée. Le quatrième représente la langue, symbolisée par un signe abstrait noir et blanc. Le cinquième est représenté par un cerveau humain et la couleur

507 Ulrich Wilmes, « Works 1972-1992 », Ulrich Wilmes (éd.), Matt Mullican – Works 1972- 1992, Cologne, Verlag der Buchhandlung Walter König, 1993, p.57

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rouge. Il s’agit des capacités subjectives qui permettent de s’approprier et de faire sens avec la réalité. Pour expliquer ces cinq mondes, Matt Mullican prend l’exemple d’une clé508. Si on la fait fondre, elle perd sa forme et retourne à son état de métal liquéfié. Cet état est symbolisé par le vert. Le bleu est son état pratique, lorsque la clé sert à ouvrir des portes. Si cette clé avait une histoire particulière, parce qu’elle appartiendrait à une star, elle aurait une portée symbolique et relèverait du monde jaune. Elle serait alors mise aux enchères et apparaîtrait dans le catalogue de vente en photographie, sous une forme d’emblème. C’est là le domaine des signes et du langage symbolisé par le noir. Enfin, le monde rouge est celui de ce qu’on pense des clés, ce qu’elles symbolisent, la relation que chacun a avec elles. Dans ce classement qui va d’une conception strictement matérielle à une conception uniquement subjective, tout élément peut trouver une place. Depuis l’invention de cette organisation en 1981, Mullican n’a eu de cesse de la compléter et de décliner de nouveaux symboles sous forme de tableaux, de drapeaux, de dessins ou d’architectures [Fig. 185]. Chaque fois, c’est l’occasion de créer de nouvelles combinaisons et de nouvelles organisations. Chaque œuvre rend ainsi compte d’une perception du monde, celle de Mullican, traduite grâce à un jeu de symboles. S’ils apparaissent à première vue incompréhensibles, on peut les saisir en les décodant, en s’investissant dans la représentation codée qu’ils donnent du monde. Cette activation par projection mentale était au cœur d’un certain nombre d’autres expériences menées par Mullican, au milieu et à la fin des années 1970. Stephan Schmidt- Wulffen rapporte une performance de 1973 au cours de laquelle Mullican épingle au mur la photographie d’un salon prise dans un magazine et se concentre pour en faire l’expérience509. Il décrit alors au public ce qu’il voit et sa déambulation dans le lieu représenté, ainsi que dans les pièces qui se trouvent hors champ. En 1976, il réitère une expérience semblable, nommée Entering the Picture: Entrance to Hell (1976) [Fig. 186]. Cette foix-ci, il se concentre sur un de ses dessins qui représente un trou dans le sol. Pendant 30 minutes, il décrit sa descente vers les enfers. À propos de cette expérience, Mullican dit qu’il « entre » dans l’image510. Ainsi, chez Mullican les images sont pourvoyeuses de relations subjectives. Leur pouvoir ne tient pas à leur ressemblance à un référent mais à l’expérience que l’on peut en faire. On

508 Voir la conférence donnée par Matt Mullican au contre Pompidou le 3 mars 2013 : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cnGRA8/rajL5eM 509 Stephan Schmidt-Wulffen « Reading Mullican », Michael Tarantino (éd.), Matt Mullican : More Details from an Imaginary Universe, Turin, Hopefulmonster, 2000, p.21 510 Marianne Brouwer, « Les travaux d’Hercule », Ulrich Wilmes (éd.), Op. Cit., p.34

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peut y croire, les animer, on peut même vivre dedans, selon nos capacités à nous y projeter. Mullican explique que ses « entrées » dans les images posent la question suivante : « Et donc ce que je me demandais était, en allant dans les images, où est ce qu’on va ? À l’évidence vous allez dans vous-même. Vous ne pouvez pas vous en empêcher parce que les images sont définies au travers de nos histoires personnelles.511 » Contrairement à Richard Prince ou David Salle qui donnent à voir des images expressément génériques, faites pour affecter, celles de Matt Mullican sont particulières. En tout cas elles le sont pour Mullican. Les photographies de têtes de cadavre et de poupée le conduisent à considérer les représentations comme des fictions animées par la subjectivité. Le dessin d’un trou l’entraîne dans un voyage mental vers les enfers. Ces images ne sont pas faites pour affecter un large public mais destinées à l’artiste. L’expérience que Prince et Salle, entre autres, proposent à leurs spectateurs est vécue par Mullican lui-même. Son public est le témoin de l’investissement psychologique de l’artiste, de son expérience personnelle. Cela le distingue de la majorité des membres de la Pictures Generation. Mullican montre l’effet qu’a sur lui la relation affective que les autres artistes veulent établir entre leurs travaux et leur public. Nous aimerions considérer cette relation entre un sujet et une image au prisme de ce que Roland Barthes nomme le punctum. Nous le disions plus haut, il s’agit de ce quil nommait sens obtus à propos des photogrammes. Dans La chambre claire, Barthes étudie des photographies et nomme studium ce qui retient son attention512. C’est leur sujet, ce dont elles témoignent, ce que le photographe montre. Le studium rend compte objectivement d’une chose ou d’une situation. Le punctum perturbe le studium. C’est le détail d’une image, un élément qui attire l’attention, mais qui n’a peut-être pas été choisi volontairement par le photographe. Il est découvert par le spectateur. Sans qu’il soit possible d’expliquer pourquoi, le punctum rend l’expérience de la photographie intense et personnelle. « C’est un supplément, dit Barthes, c’est ce que j’ajoute à la photographie et qui cependant y est déjà.513 » Le punctum fait de la rencontre entre une subjectivité et une représentation une expérience aussi remarquable que personnelle. Alimenté par les souvenirs de celui qui le découvre, il est

511 Vincente L. de Moura, « Interview between Vincente L. de Moura and Matt Mullican », Matt Mullican, Matt Mullican: That Person's Workbook, Gent et Londres, MER. Paper Kunsthalle, Ridinghouse, 2007, p.731 “So what I was wondering was, in going into pictures, where do I go? Clearly you go into yourself. You can’t help it because pictures are defined through our personal histories.” 512 Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980 513 Ibid., p.89

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activé de façon irrationnelle, c’est-à-dire qu’il ne peut être ni intentionnel ni expliqué. C’est un phénomène qui arrive parce qu’une personne, porteuse de son histoire, de ses pulsions et de ses désirs, s’investit dans une photographie. Pourtant, cela n’a pas de correspondance avec le référent de l’image. Celui-ci est remplacé, ou en tous cas mentalement recouvert, par les fantasmes et les obsessions de la personne qui regarde. Avec le punctum, Barthes invente une relation avec l’image dans laquelle chacun projette ses propres souvenirs. À une représentation, concrète et visible par tous, s’ajoute une relation personnelle et subjective qui produit un sentiment dont personne d’autre ne peut faire l’expérience514. Cette relation avec les images ne peut être reproduite chez quelqu’un d’autre. En revanche, Mullican en fait l’expérience et la montre lorsqu’il « entre » dans les images. Il tente donc de nommer et de décrire une relation qui ne peut l’être, puisqu’elle est naturellement personnelle, alimentée par les souvenirs et pulsions de celui qui la vit. De sa propre relation il fait un exemple. Il faut donc envisager son travail comme une tentative de présenter ce qui ne peut l’être. En voulant extérioriser et matérialiser la production subjective d’expériences mentales, il en vient à faire des expériences avec l’hypnose. Lors d’une performance à The Kitchen, en 1978, il engage un hypnotiseur pour réaliser ce qu’il espère être un « super théâtre » dans lequel les acteurs ne jouent pas un rôle mais croient vraiment vivre la pièce515. Il prévoyait de faire « jouer » à trois acteurs autant de parties de Essex (Details of an Imaginary Life from Birth to Death). Le projet tourne malheureusement au cauchemar pour une des actrices, pendant une hallucination elle voit son frère poursuivi par la police516. Terrifiée, elle hurle et perd le contrôle. L’expérience, terrible pour les acteurs, a aussi été très mal reçue par le public qui la voit comme une forme de domination autoritaire. Suite à cet échec, Mullican décide de ne plus faire que des performances où il est le seul a être hypnotisé. Lui est soumis à un monde suggéré. Dans cet état, il est partiellement lui-même et partiellement un personnage de fiction qu’il nomme That Person. Il vit véritablement ce que lui dit l’hypnotiseur avec lequel il collabore. « Quand je travaille avec That Person, dit-il, j'exhume une partie de moi presque comme s'il s'agissait d'un objet trouvé.517 »

514 Marie Shurkus, « Camera Lucida and Affect: Beyond representation », Photographies, 2014, p.67-83 515 Vanessa Desclaux, Matt Mullican’s Pure Projection Landscapes, Amsterdam, If I Can’t Dance, 2014 516 Vincente L. de Moura, Art. Cit. p.732 517 Cité dans : Vanessa Desclaux, Art. Cit. p.7 “When I work with That Person, I am unearthing a part of me almost as if it were a found object.”

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L’aventure malheureuse à The Kitchen montre que la relation de fascination aux images peut s’accompagner d’une forme de contrôle imposé à des individus soumis. Le sujet de l’hypnose était, tel que Mullican se décrit lui-même, un objet trouvé. Ce n’est pas une personne autonome mais une chose facilement manipulable. Le public de The Kitchen désapprouve un spectacle qui montre une actrice prisonnière, facilement bernée, manipulée et victime de l’impact que les suggestions ont sur elle. Le rejet du « super théâtre » s’explique par l’échec de l’expérience bien sûr, mais aussi parce que cet échec souligne une mise en relation entre expérience des images et contrôle des perceptions. Les recherches des artistes de la Pictures Generation portent, de façons diverses, sur les moyens d’extérioriser la relation subjective, voire de fascination avec les images. Ils entendent ainsi matérialiser le pouvoir de suggestion des représentations, leur pouvoir de contrôle des sujets.

Contrôle des masses L’hypnose est un état proche du sommeil, dans lequel le sujet reste néanmoins conscient, ou partiellement conscient. Utilisée à des fins thérapeutiques, elle permet d’accéder au subconscient du patient. Dans cet état, le sujet est très réceptif aux suggestions adressées par l’hypnotiseur. Dans le cadre de spectacles, cette technique est utilisée pour faire que la ou les personnes hypnotisées réagissent aux suggestions de l’hypnotiseur. De façon générale, un sujet hypnotisé hallucine des images. Il confond ces représentations mentales avec ses perceptions directes. Lors de son spectacle à The Kitchen, Mullican met le doigt sur la crainte de produire des suggestions de masse. Pour le dire autrement, cette frayeur serait que la relation au punctum, une expérience privée et personnelle, parce que portée par une histoire et une perception singulière, qui produit une relation affective très forte, puisse être généralisée. S’il était possible de créer des images ou des situations qui garantissent de suggérer une impression aussi touchante que celle décrite par Barthes, communicable à plusieurs personnes, il serait possible de pénétrer le subconscient d’une masse de personnes. Cette idée de spectacles prenant possession de la foule par le biais des affects est souvent associée au cinéma. Le livre Le signifiant imaginaire : Psychanalyse et cinéma de Christian Metz est ainsi consacré à la relation entre cinéma et rêve518. Le théoricien du cinéma remarque que la contemplation d’images au cinéma est le résultat de stimuli projetés sur l’écran alors que le rêve est produit par la psyché. Il souligne aussi qu’un spectateur de film se sait illusionné

518 Christian Metz, Le signifiant imaginaire : Psychanalyse et cinéma, Paris, Christian Bourgeois, 2002 [1977]

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alors qu’un rêveur n’a pas conscience de rêver. Raymond Bellour répond à Metz dont il cite les propos519. Il lui accorde que la réalité suggérée par un film est différente du rêve, mais l’utilisation d’un dispositif, le fait que les stimuli viennent de l’extérieur et profitent de l’état médian des sujets, entre veille et suggestion, rapproche selon lui le cinéma de l’hypnose. L’état psychologique des spectateurs, qui flottent entre veille et perte de vigilance, conscients de l’endroit où ils se trouvent, mais sensibles aux suggestions de l’écran, est proche de celui d’un sujet sous hypnose. Dans Psychologie des foules et analyse du Moi, Sigmund Freud conçoit la foule comme une unité dont il serait possible de canaliser les pulsions520. Influencé par la lecture de la Psychologie des foules du médecin français Gustave Le Bon (1841-1931) paru en 1895, il affirme que si la psychanalyse est l’étude des psychés individuelles, celles-ci se construisent dans leurs relations aux autres521. En effet, une idée, une façon de voir ou de faire personnelle, s’invente souvent en prenant exemple sur une autre personne. Dans la foule, les sujets subissent des influences par un phénomène que Freud nomme contagion des sentiments. Cela produit une normalisation et une homogénéisation des pensées et des comportements des membres d’un groupe. Les responsabilités individuelles sont éclipsées par l’intérêt du collectif. Ce renoncement à soi-même, cette disparition du libre arbitre, est l’effet des suggestions qui se diffusent d’individu à individu. Comme les slogans dont nous parlions précédemment, elles permettent de remplacer les perceptions et interprétations de chacun par des constructions pour tous : « Et pour finir : les foules n’ont jamais connu la soif de la vérité. Elles réclament des illusions auxquelles elles ne peuvent renoncer. Chez elles, l’irréalité a toujours le pas sur la réalité, l’irréel les influence presque aussi fortement que le réel. Elles ont une visible tendance à ne faire aucune différence entre les deux.522 » La confiance que la foule accorde à une fiction, à une représentation factice qui ne correspond pas à la réalité, s’élabore sur le lien libidinal, le sentiment amoureux que les sujets éprouvent pour leur meneur. Freud y voit une similitude avec l’hypnose au cours de laquelle un sujet se soumet, comme sous l’effet du sentiment amoureux. La différence avec la foule

519 Raymond Bellour, Le corps du cinéma : Hypnoses, émotions, animalités, Paris, P.O.L, 2009, p.84 520 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot & Rivage, 2012 [1921] 521 Gustave Le Bon, « Psychologie des foules », Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot & Rivage, 2012, p.129-302 [1895] 522 Sigmund Freud, Op. Cit., p.34

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reste que dans l’hypnose une seule personne est abusée. Pourtant, de cette mise en correspondance entre contrôle des foules, pulsions libidinales et hypnose, on peut conclure à la possibilité d’anéantir les initiatives personnelles grâce à des représentations idéales ayant le pouvoir d’affecter. Dans les années 1920, l’industrie publicitaire s’inspire de ces théories lorsqu’elle réalise qu’elle doit s’adresser à la masse plutôt qu’à des individus. Elle manipule alors les outils les plus adéquats, ceux de la propagande523. Edward Bernays (1891-1995) démontre la puissance de ces techniques et en préconise l’utilisation dans son livre Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, paru en 1928524. Il est l’inventeur de la fonction de conseiller en relations publiques. Adaptable au commerce comme à la politique, son idée est qu’en démocratie, pour faire faire des choix aux masses sans les contraindre, il faut les influencer psychologiquement. Pour donner du crédit à ses idées, Bernays mettait régulièrement en avant son lien de parenté avec Sigmund Freud dont il était le neveu. C’est en tout cas en s’appuyant sur la psychanalyse qu’il affirme pouvoir suggérer des idées et des comportements aux individus en exploitant leurs désirs irrationnels. Pour appliquer ces théories, il monte un cabinet de conseil en relations publiques, rapidement couronné d’une réussite lucrative. Voulant retrouver le sens original du terme de propagande, entaché par la première guerre mondiale, à savoir une organisation dédiée à propager une doctrine, il entend mettre ce pouvoir d’influence entre les mains de politiciens et de publicitaires. Ayant assimilé l’idée selon laquelle une personne ne prend pas de décisions selon son libre arbitre mais sous l’influence que le groupe social a sur elle, il affirme que « la vapeur qui fait tourner la machine sociale, ce sont les désirs humains.525 » Pour influencer les masses, il faut exploiter leurs affects soit par l’impact d’une parole spécialisée – on pourra ainsi faire dire à un médecin l’importance d’un produit – soit en construisant des émotions ou des symboles qui éveillent le désir – on associe alors un produit avec des valeurs positives telles que la réussite, la conquête, la maîtrise. L’achat d’un produit est alors moins le fait d’une nécessité que celui d’un signe désiré. La canalisation des pulsions des foules connait une issue dramatique avec le fascisme et le nazisme dans les années 1930. Le terme de propagande est alors définitivement entâché et

523 Voir le chapitre consacré à la publicité et tout particulièrement la partie sur les années 1920 dans : Kirk Varnedoe et Adam Gopnik, High & Low : modern art, popular culture, New York, Museum of Modern Art, 1990, p.284-304 524 Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, La Découverte, 2007 [1928] 525 Edward Bernays, Op. Cit., p.64

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évoque une masse contrôlée et soumise aux pires régimes dictatoriaux. Néanmoins, la publicité continue d’inventer des moyens pour éveiller des désirs. Elle le fait cependant d’une façon différente. La propagande glorifiait explicitement le fait de suivre scrupuleusement les consignes d’un régime alors que la publicité, plus incidieuse, présente l’achat d’un produit comme un choix logique et désirable, librement accompli. Ces deux méthodes partagent néanmoins l’utilisation du glamour, inventé comme outil de propagande pendant la première guerre mondiale pour construire une image idéalisée et héroïque du combat et pour enrôler dans l’armée526. Son objectif a toujours été l’obtention d’une « acceptation volontaire ». À la fin des années 1970, aux Etats-Unis la publicité est souvent associée aux régimes dictatoriaux car ils partagent l’exploitation d’une forme de contrôle par pénétration des consciences. Cela est exprimé dans les cultures alternatives de l’époque. Un exemple notable est le numéro « Schizo-Culture » de la revue Semiotext(e), créée par Sylvère Lotringer (né en 1938) à l’université de Columbia où il enseigne527. Français, ayant fait des études à la Sorbonne, il vit à New York et est en contact avec les philosophes poststructuralistes Gilles Deleuze, Michel Foucault, Félix Guattari (1930-1992) ou encore Jean-François Lyotard (1924-1998), qu’il invite pour un colloque intitulé Schizo-Culture. Leurs interventions côtoient celles de représentants de l’avant-garde artistique tels que William Burroughs (1914- 1997) ou John Cage ainsi que celles de psychanalystes comme Jacques Lacan ou François Péraldi (1938-1993). Ces rencontres, considérées comme un événement fondateur pour l’introduction du poststructuralisme aux Etats-Unis où il prendra le nom générique de Théorie française [« French Theorie »], sont la matière première d’un numéro de la revue Semiotext(e). Paru en 1978, soit 4 ans après le colloque, il est intitulé « Schizo-Culture » mais ne contient que 4 retranscriptions de conférences données à Columbia. Celles-ci côtoient des entretiens avec des artistes et des militants politiques ainsi que des essais inédits. La forme graphique de ce volume fait cohabiter des textes théoriques avec des interventions d’artistes, des paroles de chansons, des poèmes, des entretiens avec des musiciens ou des artistes et des détournements de publicités, mêlés à une iconographie issue du rock et des pratiques sadomasochistes. Cet ensemble hétérogène est présenté dans un maquettage plus proche du fanzine que de la revue universitaire. Sur chaque page, deux textes différents apparaissent

526 Virginia Postrel, Op. Cit. 527 Pour une histoire de Semiotext(e) voir le chapitre « L’aventure de Semiotext(e) » dans : François Cusset, French Theory, Paris, La découverte, 2003, p.81-85 et : Jason Demers, « Collecting Intensities : On Semiotext(e) and SchizoCulture », Corinne Alexandre-Garner (éd.), Frontières, marges et confins, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2008 : http://books.openedition.org/pupo/2979

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côte-à-côte. Lotringer souhaitait cette pénétration des théories issues de la sémiologie dans la culture populaire pour en faire des outils permettant de saisir le capitalisme et la société. Ces outils théoriques devaient servir une analyse en acte du monde contemporain. Cette vision du structuralisme n’est pas celle défendue par October. Selon Douglas Crimp, «on pourrait dire que Semiotext(e) était un magazine concurrent d’October.528 » Semiotext(e) cherche une alternative à l’académisme universitaire et espére trouver dans la sous-culture une possibilité d’appliquer ces théories à une émancipation au quotidien. Leurs façons de penser et de diffuser ces théories ne sont pas non plus les mêmes. October met en avant une approche qui exploite la critique comme un outil d’analyse extérieur au capitalisme, pour l’étudier de façon dépassionnée. Semiotext(e) préconise une étude irrationnelle qui considère les pulsions libidinales, les désirs qui alimentent le capitalisme, comme des leviers pour le bouleverser. À la rationalité méthodique d’October s’oppose la volontaire confusion de Semiotext(e). Le numéro « Schizo-Culture » de Semiotext(e) porte sur les liens entre prison et psychiatrie. Il s’ouvre sur un entretien avec Michel Foucault à propos d’une nouvelle forme de pouvoir qui se passe de violence répressive au profit d’une surveillance généralisée, engendrant une autorégulation des comportements, nouveau moyen pour canaliser les désirs et les pulsions529. On y trouve aussi le texte « The Limits of Control » de William Burroughs qui décrit un monde contemporain dans lequel le contrôle mental prend une place de plus en plus importante. La prison est aussi ce dont traite le texte « Breaking men’s mind » d’Eddie Griffin, un activiste du mouvement des droits civiques et des Black Panthers, incarcéré dans une prison de très haute sécurité.530. Son texte rend compte des tortures physiques et psychologiques pratiquées dans une prison fédérale de l’Illinois pour annihiler les comportements violents des détenus. Nommé « modification du comportement » [Behaviour Modification] ce programme associe l’utilisation de drogues, de médicaments, de modifications de l’environnement, de stimuli psychologiques, d’électrochocs, de violences physiques et psychologiques, pour transformer les dispositions mentales et les émotions des prisonniers. La mise en page de « Schizo-Culture » présente sur les mêmes pages que ce texte un entretien entre Lotringer et le metteur en scène Lee Breuer (né en 1937) [Fig. 187]. Ce

528 Voir notre entretien avec Douglas Crimp en annexe, p.10 “You might say that Semiotext(e) was a competitor magazine with October.” 529 Michel Foucault, « The Eye of Power », Semiotext(e) : Schizo-Culture, Semiotext(e), Los Angeles, 2013, p.6-19 [1978] 530 Eddie Griffin, « Breaking Men’s Minds », Op. Cit., p.48-59

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dernier explique que les médias de masse construisent une réalité factice en créant des représentations artificielles pour manipuler les sentiments de leur public. Ce numéro de Semiotext(e) fait la description d’un monde devenu une vaste prison de régulation des comportements et de modification psychologique, grâce notamment au pouvoir des médias de masse. Les illustrations font alterner représentations d’outils technologiques avec expériences psychologiques à base d’électrochocs et de drogues, images de violences physiques et sexuelles avec des représentations de la folie. L’ensemble présente un environnement dans lequel la violence psychologique se diffuse par les médias pour contrôler les individus. Le capitalisme est considéré comme un système dictatorial qui a fait de la liberté de choix une forme de contrôle et du quotidien une prison sans murs dans laquelle les comportements sont formatés. Cette résurgence du totalitarisme est exprimée, dans ces mêmes pages, par le réalisateur expérimental Jack Smith (1932-1989) à qui Lotringer demande pourquoi un svastika apparaît dans un de ces films. Il répond : « Le nazisme et le capitalisme se sont entremêlés aujourd’hui. Je pense que le Nazisme est le produit final du capitalisme.531 »

Fascinant fascisme Avec plus de trente ans de recul, les régimes totalitaires des années 1940 sont reconsidérés dans les années 1970 par une génération d’artistes âgés d’une trentaine d’années qui n’a pas subi les affres de cette période. Les références au nazisme n’apparaissent pas que dans le cinéma alternatif de Jack Smith. En 1970, sort au cinéma Le conformiste de Bernardo Bertolucci et, en 1974, Portier de nuit de Liliana Cavani. Tous deux explorent les pulsions psychologiques et sexuelles sous-jacentes à l’adhésion au fascisme et au nazisme. Si ces films portent un regard critique sur la soumission aux régimes dictatoriaux des années 1930, une publication les présente avec moins de distance. En 1974, est diffusé SS Regalia, un livre d’images d’uniformes, de blasons et d’écussons nazis qui s’adresse à d’hypothétiques collectionneurs et connaît un succès de presse532. La même année, est publié aux Etats-Unis le livre de photographies de Leni Riefenstahl (1902-2003), The Last of the Nuba qui documentent la vie d’une tribu soudanaise. C’est la première réapparition publique de cette

531 Jack Smith, « Uncle Fishook and the Sacred Baby Poo-poo of Art », Ibid, p.198 “Nazism and capitalism have melted together by this day. I think that Nazism is the end product of capitalism.” 532 Jack Pia, SS Regalia, New York, Ballantine Books, 1974

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réalisatrice connue pour sa proximité avec Hitler et pour sa réalisation de films de propagande nazie. Sa réalisation la plus connue, Olympia (1936), est un documentaire sur les jeux olympiques de Berlin de 1936 produit avec un budget colossal et des moyens techniques jusqu’alors jamais utilisés pour un tel événement. Ces films et ces publications ne traitent pas de la même façon les régimes totalitaires des années 1940. Ils ne partagent pas non plus les mêmes intentions, en termes intellectuels ou commerciaux. Susan Sontag les réunit pourtant dans une chronique dans laquelle elle constate un regain d’intérêt pour le nazisme et le fascisme. « Fascinating Fascism » est spécifiquement écrit lors de la parution concomitante de SS Regalia et de The Last of the Nuba, mais le texte de Sontag porte plus largement sur le retour, fasciné et sexualisé, d’une imagerie fasciste533. Exaspérée par la minorisation du rôle de propagandiste nazie joué par Riefenstahl, Sontag affirme que les photographies grandioses, glorifiant la détermination du peuple représenté, promeuvent les mêmes formes et la même idéologie que celles que la photographe faisait dans les années 1930 et 1940. On y retrouve la même célébration de la maîtrise de soi, la soumission individuelle et la servitude, comme moyen d’atteindre une organisation sociale purifiée et régulée. Si de telles conceptions peuvent être célébrées par une ancienne collaboratrice d’Adolf Hitler c’est, affirme Sontag, parce que ces doctrines sont déjà promues par la société américaine. Elle en voit l’expression dans des films aussi divers que le dessin annimé Fantasia (1940) de Walt Disney, la comédie musicale The Gang’s All Here (1943) de Busby Berkeley (1895-1976) ou le film de science-fiction 2001 (1968) de Stanley Kubrick (1929-1989). Tous, selon elles, véhiculent des fantasmes de corps parfaits, domptés et à l’unisson qui sont aussi promus par un certain érotisme et sadomasochisme. Sontag voit là l’exploitation de l’esthétique nazie comme technique d’asservissement. Celle-ci est redevenue acceptable parce que regardée avec le détachement promu par le Pop Art. « Les ironies de la sophistication pop ouvrent la voie à un regard sur l’œuvre de Riefenstahl où non seulement sa beauté formelle mais aussi sa ferveur politique sont vues comme des formes d’excès esthétique.534 » En considérant toute exploitation de l’imagerie nazie comme équivalente, Sontag induit que toutes sont motivées par un même intérêt esthétique. Les références au totalitarisme

533 Susan Sontag, « Fascinating Fascism », The New York Review of Books, 6 février 1975, http://www.nybooks.com/articles/1975/02/06/fascinating- fascism/?pagination=false&printpage=true 534 Ibid “The ironies of pop sophistication make for a way of looking at Riefenstahl’s work in which not only its formal beauty but its political fervor are viewed as a form of aesthetic excess.”

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permettraient une exploitation de leur puissance de fascination et engageraient, de fait, une adhésion aux méthodes qu’elles véhiculent. L’approche ironique serait du même acabit puisqu’elle autorise l’admiration et l’emploi de ces formes sous couvert de distance désabusée. Dans plusieurs essais, ainsi que dans le livre L’Anti-Œdipe, qu’il cosigne avec Gilles Deleuze, Felix Guattari s’est employé à montrer que le fascisme n’est pas un ensemble stable et définitif de doctrines et d’attitudes535. Il est composé d’un agrégat d’idées, d’attitudes et de pensées. Certaines subsistent aujourd’hui, non pas en tant qu’idéologie totale mais sous des formes moléculaires : des réflexes de pensées, des fantasmes ou des systèmes qui sont des substituts d’attitudes fascistes. Guattari affirme aussi qu’auparavant l’inquisition exploitait déjà des éléments fascistes. Certaines composantes du fascisme sont actives dans des environnements comme la famille, l’école ou d’autres organisations. Guattari explique que leur subsistance est permise par le fait qu’elles sont désirables et désirées. Dans L’anti-Œdipe, Deleuze et Guattari affirment que dans les années 1930 et 1940 les masses n’ont pas adhéré au fascisme et au nazisme uniquement parce qu’elles ont été trompées par ces discours. Ces mouvements politiques n’ont pas accédé au pouvoir uniquement grâce à une idéologie mais parce qu’ils ont capté les fantasmes qui animaient leur époque. Les deux auteurs soulignent que paradoxalement les désirs s’investissent de façon irrationnelle et peuvent se porter sur des objets en inadéquation avec les besoins véritables des classes qui les formulent. Selon eux, le champ social est parcouru de désirs irrationnels et, pour cela, ils sont potentiellement en inadéquation avec les situations des individus qui les composent. Lorsque des groupes sociaux posent des actes qui vont manifestement à l’encontre de leurs intérêts, ce n’est pas parce qu’ils ont été trompés par un subterfuge idéologique mais parce qu’ils ont irrationnellement investi leurs désirs. Deleuze et Guattari en viennent à ces affirmations dans un livre qui s’attaque à une pratique de la psychanalyse à laquelle ils reprochent de se contenter de chercher dans les mythes des explications définitives et applicables à toute situation. Ils s’opposent à ces fixations de symboles dans un sens unique. Assigner aux mythes, comme aux signes, une signification immuable c’est, selon eux, ignorer les relations qu’ils entretiennent avec les sujets qui les consomment et les utilisent. Deleuze et Guattari affirment que ce sont les désirs qui produisent du sens. Dès lors « ce n’est pas le sommeil de la raison qui engendre des

535 Voir : Felix Guattari, « Micro-politique du fascisme », La révolution moléculaire, Paris, éditions recherches, 1977, p.44-63, Felix Guattari, « Pour une micro-politique du désir », Ibid., p.241-290 et : Gilles Deleuze et Felix Guattari, Capitalisme et schizophrénie : L’anti-Œdipe, Paris, les éditions de minuit, 1972

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monstres, mais plutôt la rationalité vigilante et insomniaque.536 » Cette dernière donne toujours le même sens à un même symbole, sans prendre en considération que celle ou celui qui le convoque peut le faire pour des raisons différentes. Ce qui produit l’adhésion, la fascination ou l’admiration, ce n’est pas le symbole lui- même mais les désirs qu’il capte. Pour Deleuze et Guattari, son sens est produit lors de sa réception. Il est donc produit et modifié selon qui le manipule et comment il est manipulé. Ce que Deleuze et Guattari nomment schizo-analyse s’oppose à la psychanalyse car elle reconnaît aux sujets la possibilité de composer leurs propres relations aux symboles. « Le désir est de l’ordre de la production, toute production est à la fois désirante et sociale. Nous reprochons donc à la psychanalyse d’avoir écrasé cet ordre de la production, de l’avoir reversé dans la représentation.537 » En donnant un sens stable aux mythes qu’elle convoque comme des explications, la psychanalyse impose de croire. Deleuze et Guattari affirment, au contraire, qu’il est possible d’utiliser les symboles, les notions et les lois à contre sens. « C’est ainsi, affirme Guattari, que dans la schizo-analyse on donnera libre cours aux représentations oedipianisantes, aux fantasmes parano-fascistes pour mieux conjurer leurs effets de blocage des flux et pour relancer le processus dans une sorte de fuite machinique en avant.538 » Cette exploitation des symboles nazis et fascistes pour en conjurer le sens était régulièrement discutée dans les colonnes de ZG Magazine, publié entre 1980 et 1985. On y trouve des essais sur, et des entretiens avec, des artistes contemporains. Le magazine entend aussi traiter les divers aspects de la culture contemporaine et propose des articles sur la musique, la mode, la télévision ou la publicité. Dirigé par Rosetta Brooks qui porte une très grande attention à l’actualité artistique new-yorkaise, ZG Magazine est produit à Londres. Ainsi, « il juxtaposait le travail de la Pictures Generation avec les activités de la subculture britannique, en se concentrant sur “des activités sciemment limite.”539 »

536 Gilles Deleuze et Felix Guattari, Op. Cit., p.133 537 Ibid., p.352 538 Felix Guattari, « Pour une micro-politique du désir », Op. Cit., p.269 539 Gwen Allen, « ZG », Artists' Magazines: An Alternative Space for Art, Cambridge et Londres, MIT Press, 2011, p.313 “It juxtaposed work by the Pictures generation with British subcultural activities, focusing on “self-consciously borderline activities.””

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Plusieurs textes publiés dans ZG Magazine se penchent sur la fascination pour l’imagerie nazie, le contrôle sur les corps et les esprits qu’elle ambitionne540. L’un d’entre eux défend le mouvement punk, dont certains membres portent des signes nazis pour choquer et non pour exprimer leur accord avec l’idéologie du parti d’Hitler541. Son auteur affirme de plus que condamner ces provocations relève d’une méconnaissance de la volatilité des signes et surtout d’un aveuglement aux véritables avancées du front national dont les idées sont assimilées et normalisées au quotidien. Dans un essai, où elle cite Guattari et L’anti-Œdipe, Rosetta Brooks affirme que l’utilisation critique, polémique ou paradoxale des symboles nazis dans la culture et dans la musique doit engendrer une réflexion critique sur l’aliénation sociale. Leur efficacité en tant qu’objets de fascination et de contrôle peut être mise au service d’une utilisation irrationnelle et inattendue qui ouvre à une réflexion sur la normalisation des formes spectaculaires. Il faut donc, affirme-t-elle, distinguer entre des éléments, des discours et des images qui prolongent et assoient un contrôle des désirs et ceux qui, au contraire, en proposent une fragmentation. Ces derniers ont pour effet de troubler la signification des signes. En associant dans ses pages de telles réflexions avec les travaux de la Pictures Generation, ZG Magazine propose une interprétation de leurs œuvres. Ces dernières apparaissent comme des tentatives d’exploiter la force de fascination et de contrôle social d’une imagerie pour en proposer une utilisation paradoxale. La relation entre le pouvoir de séduction des images et la propagande dictatoriale marque largement la production de la Pictures Generation. Les textes de Holzer et de Kruger, avec leurs affirmations sentencieuses, leurs messages parfois violents, leur esthétique froide et efficace, ont souvent été considérés comme émanant d’un groupe totalitariste imaginaire. Pour analyser le travail de ces deux artistes, Hal Foster cite Roland Barthes qui, dans sa leçon inaugurale en 1977 au Collège de France, affirme que le langage est « tout simplement fasciste.542 » Dans cette allocution, qu’il introduit comme portant sur le pouvoir, Barthes explique que le langage, indispensable véhicule de l’expression, impose ses règles et ses lois sur toute communication. En cela, il est fasciste, « car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de

540 Voir notamment : Rosetta Brooks, « Future Dread », ZG Magazine, n°4 : Future Dread, 1981, n.p. ; Mareck Kohn, « The Best Uniforms », Ibid. et Jonathan Miles, « The Naked, the Uniformed and the Dead », ZG Magazine, n°7 : Desire, 1983, n.p. 541 Mareck Kohn, Art. Cit. 542 Hal Foster, « Subervive Signs », Recodings, Op. Cit., p.108

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dire, c’est d’obliger à dire.543 » Selon Foster, cette normalisation propre au langage est défaite par Holzer lorsqu’elle propose des suites d’idées reçues. Chez Jack Goldstein, les références au fascisme et au nazisme sont nombreuses et toujours liées à une fascination pour les images spectaculaires. Dans Shane (1975), le chien maîtrisé à distance et esthétisé par son apparition à l’écran est un berger allemand, une race de chien qui fut très utilisée par les patrouilles SS et qu’Adolf Hitler affectionnait particulièrement. Les séquences de plongée accrobatique de The Jump proviennent d’Olympia, le film de Riefenstahl sur les jeux olympiques de 1936. Cette source a été récemment soulignée par plusieurs historiens de l’art mais Philipp Kaiser affirme que Goldstein ne l’a jamais mentionné de son vivant544. Douglas Crimp souligne par ailleurs que, dans un entretien avec Morgan Fisher, Goldstein utilise dix fois le mot “contrôle”545. Il emploie ce terme pour nommer la maîtrise qu’il a sur ce qu’il montre, qu’il s’agisse d’un objet, d’un animal, d’une personne ou d’une situation. Goldstein n’ignorait pas la relation qu’une telle volonté de domination entretient avec les dictatures des années 1940. Cela est d’ailleurs explicitement exprimé par David Salle qui, à propos du déclenchement automatisé, et donc soumis, des aboiements de Shane, déclare que « Jack a souvent dit, non sans une pointe de sérieux, qu’il considère son œuvre comme fasciste.546 » Dit autrement, et bien plus tard, par la critique d’art britanique Jean Fisher (1942-2016), « quoi qu’il en soit, comme nous le savons tous, le cinéma hollywoodien, la plus importante machine de production d’images du vingtième siècle et, avec les démonstrations

543 Roland Barthes, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France prononcée le 7 janvier 1977, Paris, Editions du Seuil, 2015, p.14 [1978] 544 Cet emprunt à Olympia est notamment souligné dans : Vera Dika, The (Moving) Pictures Generation, New York, Palgrave Macmillan, 2012 et dans : Michel Gauthier, « Le meurtre était traduit en cinq langues – Jack Goldstein et la distance des images », Les cahiers du Mnam, n°125, automne 2013, p.3-33. Le commentaire de Philipp Kaiser apparaît dans : Philipp Kaiser, « Why not use it ? », Philipp Kaiser (dir.), Jack Goldstein x 10,000, Orange ; Munich, Londres et New York, Orange County Museum ; DelMonico/Prestel, 2012 545 Douglas Crimp, « Pictures, Before and After », Before Pictures, Chicago, University Of Chicago Press, 2016, p.237-278 546 David Salle, « Jack Goldstein : distance égale contrôle » [1978], Yves Aupetitallot et Lionel Bovier (dir.), Op. Cit., p.24

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fascistes des années 1930, l’incarnation du spectacle, était l’une des références principales de Jack.547 » Ce lien entre l’imagerie cinématographique et l’histoire du nazisme apparaît de façon plus illustrative dans les peintures que Goldstein réalise à partir des années 1980. Sans titre (1981) [Fig. 188] est la reproduction d’une photographie de Margaret Bourke-White qui représente le bombardement du Kremlin par l’aviation allemande le 26 juillet 1941 [Fig. 189]548. La silhouette du bâtiment se découpe en une masse noire dans un ciel éclairé par des tirs anti- aérien russes et des fusées éclairantes allemandes. La connaissance qu’avait Jack Goldstein d’images comme celles de Margaret Bourke-White nous laisse à penser qu’il avait pleinement conscience de la provenance de celles utilisées pour The Jump. Pour agrandir la photographie de Bourke-White aux dimensions cinématographiques de 213 par 335 centimètres, Goldstein en a légèrement modifié le format, celui de la peinture est plus allongé que le cliché d’origine. Sans titre est très réaliste, mais l’utilisation de l’aérographe en fait une représentation construite, le ciel y est constellé de traces blanches clairement vaporisées sur la toile. Cette spectacularisation est également soulignée par les dimensions de la toile qui rappellent celles d’un écran de cinéma. Cela brouille la distinction entre documentaire sur une terrible situation et divertissement grandiose mais irréel. Troy Brauntuch utilise également des documents de l’histoire du nazisme dans certaines peintures, notamment dans son triptyque 1 2 3 (1977) [Fig. 20]. Douglas Eklung remarque en 2010 que le rouge de ces trois grandes toiles est l’exacte couleur des drapeaux et des fanions nazis549. Des reproductions de dessins faits par Hitler sont sérigraphiées sur ces monochromes. L’apparence de ces peintures, qui semblent être faites pour la contemplation, est contredite dès lors qu’on connaît l’auteur des croquis qui les ornent. Là encore, des formes grandioses et spectaculaires sont accompagnées de documents et de références à l’histoire du totalitarisme. Selon un principe identique, une photographie d’Hitler de dos apparaît dans Untitled (Mercedes) (1978) [Fig.21], que nous évoquions dans le chapitre 1, et qui déploie

547 Cité dans : Richard Hertz (éd.), Jack Goldstein and the CalArts Mafia, Ojai, Minneloma Press, 2003, p.189 “However, as we all know, Hollywood cinema, as the most significant image-producing machine of the twentieth century and, along with 1930s Fascist display, the epitome of spectacle, was one of Jack’s primary references.” 548 Margaret Bourke-White (1904-1971) est une photographe qui a notamment travaillé pour Fortune et Life Magazine. Dans les années 1930 elle est la première journaliste autorisée à documenter la révolution industrielle en URSS. Pendant la deuxième guerre mondiale elle est la première femme photographe à couvrir les zones de combat. 549 Douglas Eklund, « Troy Brauntuch : The early Work in context », Lionel Bovier (éd.), Troy Brauntuch, Zurich, JRP-Ringier, 2010, p.49-60

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cette même ambivalence entre contentement du regard et frustration, entre fascination et analyse. Robert Longo affirme que son travail a été taxé de fasciste, notamment les œuvres qui représentent directement le pouvoir et l’asservissement, qu’il réalise entre 1982 et 1984550. Il s’agit de l’assemblage, souvent de grande dimension, de plusieurs éléments pouvant être des peintures, des dessins, des bas reliefs ou encore des sculptures. Sword of the Pig (1983) [Fig. 190] est ainsi composé de trois éléments accrochés au mur les uns à coté des autres. À gauche, une forme stylisée en bois laqué suggère une épée en relief. Au centre est accrochée une peinture qui représente le corps d’un homme exagérément musclé. Peint de façon réaliste, en jaune sur fond noir, il est cadré autour de son tronc. À droite, on trouve la sérigraphie d’une photographie d’un site de silos à missiles abandonné. Représentation du pouvoir masculin, l’épée [Sword] évoque un pénis. Porc [Pig] est une insulte féministe adressée aux hommes machos. Longo entendait faire résonner ce pouvoir viril dans les tours dressées que l’on voit sur la sérigraphie. On retrouve cette évocation d’un pouvoir oppressif dans Culture Culture (1982) [Fig. 191], une peinture où se côtoient deux représentations. À gauche, une sculpture équestre est représentée en contre plongée. Elle est cadrée de si près que le visage du cavalier est tronqué. À droite est représenté un homme âgé portant une veste, une chemise et une cravate. Le visage résigné, il parle au téléphone. La première image convoque le pouvoir et la conquête. On imagine que la suivante y est aussi liée, que le personnage est un homme politique prenant d’importantes décisions ou apprenant de terribles nouvelles. À propos de la récurrence des thèmes du pouvoir et de l’autorité l’artiste explique qu’il y a une relation avec le fascisme : « Le fascisme ce n’est pas seulement un régime dictatorial, c’est une façon de penser. Et elle n’apparaît pas seulement sur des vestes en cuir et des motos ; elle apparaît sur les autocollants et à la télévision. Le fascisme est notre culture visuelle.551 » Cette convocation d’une puissance autoritaire inhérente au spectacle se dévoile sur un mode dramatique dans Now Everybody (For R. W. Fassbinder), I (1982-83) [Fig. 192]. Cette œuvre est composée d’une sculpture installée devant un dessin au fusain. La sculpture en

550 Richard Prince, « Save the last dance for me : Interview with Robert Longo », Art. Cit., p.99 551 Cité dans : Howard N. Fox, « In Civil War », Art. Cit., p.47 “Fascism isn’t just dictatorial regimes, it’s a way of thinking. And it doesn’t just come in on leather jackets and motorcycles; it comes in on bumperstickers and television. Fascism is our visual culture.”

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bronze représente un homme grandeur nature en pleine chute, comme s’il venait d’être abattu. Le dessin est composé de quatre panneaux côte-à-côte qui forment un ensemble de 224 par 448 centimètres. Ce dessin représente une ville en ruine. L’ensemble évoque un conflit, l’image jouant le rôle d’un décor dans lequel un homme s’écroule. On retrouve cette dimension narrative dans Tongue to the Heart (1984) [Fig. 193] dont le centre est un bas relief de plomb représentant un long couloir anxiogène et oppressif. Ce sentiment est renforcé par la présence d’un buste d’homme. Posé sur une étagère accrochée à la toile, sa tête est penchée et ses mains sont crispées sur ses oreilles. De l’autre côté, une paire d’yeux est la seule partie visible d’un visage masqué par une cagoule. Cet ensemble ne communique aucune histoire précise. Pourtant, l’association d’images aux cadrages serrés et aux atmosphères tendues évoque un drame ou une aventure et les sentiments que ces histoires engendrent. Tongue to the Heart est proche en cela des affiches de films de grande production qui, pour en communiquer l’ambiance et le genre, mêlent différentes scènes d’un film en une seule image. On trouve là encore un lien avec les ressorts de l’annonce d’une histoire. Ces associations de représentations et de symboles du pouvoir dans des réalisations grandioses et sensationnelles ont donné lieu à un certain nombre de critiques. Jean Fisher dans Artforum reproche à Longo de ne faire que reproduire le pouvoir des entreprises et de la publicité, sans en considérer ni en déplacer les enjeux. « L’art, tel que celui de Longo, qui imite les conditions matérielles et superficielles de la vie admet tristement qu’il n’a plus le pouvoir de parler pour nous, il a capitulé face à la propagande du pouvoir et s’est relégué au rôle mineur de la décoration.552 » Fisher considère que les images assemblées par Longo ne font que jouer de sentimentalisme. Dans les pages d’Artforum, le critique John Howell les compare à des panneaux publicitaires ayant comme seule signification leur propre lyrisme553. Par leurs dimensions et la diversité de leurs matériaux, ces œuvres font en effet une utilisation extravagante des possibilités de saisissement spectaculaire. Elles suggèrent, elles aussi une narration absente, mais leur imagerie est explicite. Dans ces œuvres, les symboles sont utilisés de façon stabilisée, il faut les lire pour ce qu’ils sont. Dans ces assemblages les représentations sont convoquées sans ambiguïté. L’évidence et la clareté de leurs intentions les placent dans le registre de l’explication.

552 Jean Fisher, « Robert Longo », Artforum, septembre 1984, p.116 “Art, like Longo’s, that imitates the superficial material conditions of life sadly admits that it no longer has the power to speak for us; it has capitulated to the propaganda of power and relegated itself to the minor role of decoration.” 553 John Howell, « Reviews : Robert Longo, The Brooklyn Museum », Artforum, octobre 1985, p.120-121

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Illisibles sentiments L’utilisation par les artistes des outils et des images des médias de masse pour en convoquer le pouvoir de suggestion a largement été discutée par les critiques d’art, certains y voyant une forme de participation dénuée de distance critique. Comment exploiter les ressorts de l’industrie du divertissement et en produire une démystification ? Cette question a été largement débattue au début des années 1980554. Hal Foster s’est plusieurs fois penché sur ces questions. Dans « Contemporary Art and Spectacle », il constate une fascination contemporaine pour les images du fascisme et affirme qu’elles doivent être liées à la culture capitaliste555. Les propagandes nazies exploitaient des médias modernes pour fabriquer une image qui remplace l’expérience du réel. Ce phénomène est également exploité par les médias de masses et la consommation. Foster s’appuie sur les thèses de Jean Baudrillard (1929-2007) selon lesquelles le monde capitaliste produit une image, une simulation fantasmagorique, qui se substituent au monde réel et en remplacent l’expérience. Ce n’est pas une représentation qui s’appuie sur une équivalence entre signes représentés et référents réels. Au contraire, la simulation devient une fin en soi et produit sa propre réalité. Elle exerce une séduction comparable à l’objet de consommation. Les mondes simulés par les médias de masse et les produits de consommation produisent une pure fascination. Foster affirme que dans l’œuvre de Longo il est question de ce mouvement de réification. Les représentations du pouvoir que l’artiste manipule sont le résultat de cette transformation d’une chose en signe. Longo ne cherche pas à les « déréifier », à annihiler leur portée symbolique, au contraire il veut les « remythifier »556. Ainsi il rejoue, ou renforce, le phénomène idéologique qui consiste à remplacer une représentation par un signe. L’artiste, selon Foster, préfère ce processus à la destruction des mystifications pour deux raisons : « L’une des raisons est peut-être que de telles images possèdent une force utopique (ou du moins collective) et que cette force peut être “sauvegardée”, réécrite sous une

554 Citons à titre d’exemple : Benjamin Buchloh, « Allegorical Procedures: Appropriation and Montage in Contemporary Art », Artforum, septembre 1982, p.43-56 ; Douglas Crimp, « Appropriating Appropriation », On the Museum’s Ruins, Cambridge et Londres, MIT Press, 1993, p.126-137 [1982] ; Martha Rosler, « Notes on Quotes », Decoys and Disruptions : Selected Writings, 1975-2001, Cambridge et Londres, MIT Press, 2004 [1982] ; Abigail Solomon-Godeau, « Playing in the field of images », Afterimage, n°1 et 2, été 1982, p.10-13 555 Hal Foster, « Contemporary Art and Spectacle », Recoding, Op. Cit., p.79-96 [1983] 556 Hal Foster, « L’art contemporain et le spectacle », Artstudio, n°11, hiver 1988, p.117 [1983]

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autre forme. […] Mais on peut également tenter de faire plus : les débarrasser de toute teneur idéologique, en conservant la fonction utopique.557 » Vues sous cet angle, les œuvres de Longo ne doivent pas être considérées, comme le font Jean Fisher et John Howell, pour ce qu’elles montrent, la propagande et le lyrisme des panneaux publicitaires, mais pour la relecture qu’elles en proposent. Le vocabulaire de Foster exploite un champ lexical parsemé de références au texte, à la lecture et à l’interprétation de signes, qui sont essentiels pour comprendre sa pensée. En cela ses textes du début des années 1980 sont dans la continuité de ceux de Douglas Crimp, qui dans « Pictures » affirmait que « sous chaque image il y a toujours une autre image », et de ceux de Craig Owens qui, dans « L’impulsion allégorique », présente l’art qu’il nomme postmoderne comme allégorique au sens où « il y a allégorie chaque fois qu’un texte est doublé par un autre »558. Les œuvres en question contiennent des signes qui doivent être réinterprétés et non appréhendés pour leur sens originel. Elles utilisent des éléments de la culture contemporaine qui doivent être reconsidérés, comme un lecteur le fait d’un texte qu’il interprète. Foster pense que ce jeu, qui consiste à manipuler des signes pour remplacer leur signifiant par un autre, risque de se perdre dans ce qu’il nomme une « passion du signe », une seule admiration pour le pouvoir interprétatif559. Il faut, selon lui, considérer les forces qui influent et dirigent ces fluctuations. S’accordant avec les vues de Benjamin Buchloh, il affirme que les procédures allégoriques doivent être les outils d’une critique de la marchandisation560. Ce déplacement de l’analyse sémiotique vers la fétichisation capitaliste est notamment argumenté dans un texte de Foster au titre manifeste : « Reading in Cultural Resistance » [Lire, une résistance culturelle]561. Dans cet essai, Foster s’appuie sur les théories de Jean Baudrillard et, plus précisément, sur Pour une critique de l’économie politique du signe562. Dans cet ouvrage, le philosophe considère la distinction que fait Karl Marx, et nombre de ses successeurs, entre valeur d’usage et valeur d’échange. La première répondrait à un besoin effectif, alors que la seconde serait une construction, une fétichisation,

557 Art. Cit, p.118 558 Craig Owens, « L'impulsion allégorique : vers une théorie du postmodernisme », Charles Harrison et Paul Wood (éd.), Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p.1147 559 Hal Foster, « La passion du signe », Le retour du réel, Bruxelles, La lettre volée, 2005, p.99-125 [1996] 560 Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Essais historiques II, Villeurbanne, Art édition, 1992, p.107-153 [1982] 561 Hal Foster, « Reading in Cultural Resistance », Op. Cit., p.157-179 562 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972

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une projection fantasmagorique élaborée par le marché pour exalter le désir de consommation. Ainsi, ce n’est pas l’objet lui-même qui est vendu mais l’idéalisation de sa présentation, une abstraction. Dans Pour une critique de l’économie politique du signe, Baudrillard remarque que l’utilité elle-même est un faire-valoir. On vend une utilisation, un besoin, au prisme duquel on vend aussi le plaisir de se servir de l’objet ou les moments de bonheur pendant lesquels on s’en servira. L’échange économique dépend donc également de la valeur d’usage. Celle-ci n’est pas une nécessité primaire et vitale, mais l’enjeu crucial d’un rapport social. La consommation, pour Baudrillard, ne répond pas à des besoins, c’est un espace d’expression symbolique. Le choix de tel ou tel objet donnera à son propriétaire un statut différent. Les marchandises ne sont donc pas à moitié économiques (leur valeur d’échange) et à moitié symboliques (leur valeur d’usage), mais des signes culturels par lesquels s’expriment leurs propriétaires. Le signe, dit Baudrillard, est l’apogée de la marchandise563. L’un comme l’autre sont produits de la même façon. « Voici donc, affirme Foster, la fonction disciplinaire autant qu’économique des mythes de la culture de masse : ils servent de substituts pour une expression sociale active et d’alibis pour le management consumériste.564 » Foster en conclut que, si le signe est le produit, détourner des signes ne change rien au principe capitaliste. Pire, cela ne fait que le prolonger, puisque la culture de masse se nourrit de ces déplacements qui créent de la différence et de la nouveauté. Exposer et manipuler des signes préexistants n’est pas une attitude de résistance mais celle attendue d’un consommateur investi dans son rôle565. Ce sont, selon Foster, les limites des sous-cultures et du détournement qui ne font que renforcer la passion du signe et dépendent du système qui les produit. Il préconise, pour aller contre la passion du signe, de ne pas considérer les signes mais la façon dont ils sont construits. Il faut déchiffrer comment s’expriment leurs fonctions disciplinaires. Il faut lire les signes. Parce qu’« en Occident aujourd’hui, il ne peut y avoir de représentation simple de la réalité, de l’histoire, de la politique, de la société : on ne peut la constituer que textuellement ; autrement on en réitère simplement une représentation idéologique.566 »

563 Ibid., p.259 564 Hal Foster, Art. Cit., p.168 565 Hal Foster, Art. Cit., p.171 566 Hal Foster, « For a Concept of the Political in Contemporary Art », Op. Cit., p.155 [1984] “In the west today there can be no simple representation of reality, history, politics, society: they can only be constituted textually; otherwise one merely reiterates ideological representation of them.”

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Ainsi, toutes les représentations attirantes, factices et surtout ambivalentes sont pourvoyeuses d’un message incontrôlable car il est exprimé par le biais de sentiments. Parce qu’il est pourvoyeur de plaisirs irrationnels, ce message doit être démasqué. Pour déjouer ce fonctionnement, Buchloh et Foster ne préconisent pas de manipuler les images et les sentiments qu’elles véhiculent mais de les étudier précisément pour traduire leurs significations, ce qu’ils nomment leurs textes. Cette lecture est la seule garante d’une interprétation stable, maîtrisée et rationnelle. Hal Foster ne précise pas qui il vise lorsqu’il parle de l’utilisation du détournement par la sous-culture. Son raisonnement est en tout cas opposé à celui soutenu par des revues telles que Semiotext(e) ou ZG Magazine. Sylvère Lotringer et Rosetta Brooks partagent une vision de la résistance au capitalisme qui passe par la jouissance. Considérant que le capitalisme est sans extérieur, sa critique ne peut se faire que de l’intérieur. Pour le subvertir, ils préconisent l’exploitation de ses mécanismes et des désirs qu’il génère. C’est en radicalisant les plaisirs, en exploitant des représentations pour mieux en conjurer les effets, comme le dit Guattari, qu’une alternative est possible. Au contraire, pour Foster et de nombreux critiques d’art, l’image pourvoyeuse de plaisirs est considérée avec suspicion. Pour ne pas s’y laisser prendre, il faut rendre les signes lisibles. Cette apologie d’une démarche didactique explique sa justification des installations de Longo qui présentent des symboles pour ce qu’ils sont. Qui plus est, cette interprétation oublie que la « teneur idéologique » autant que la « fonction utopique » des images tirent leur force des désirs qu’elles animent. L’interprétation défendue par Foster, qui traite l’image comme du texte, n’est pas partagée par David Salle et James Welling. En 1980, ils publient « Images That Understand Us » [Des images qui nous comprennent], un entretien qui s’apparente à un manifeste contre le souhait de donner un sens stable aux images567. Au fil de leurs échanges, les deux artistes expriment l’insatisfaction et l’ennui que leur procure l’idée selon laquelle une image aurait un sens. Ils revendiquent au contraire un goût pour la mésinterprétation. À l’étude du message des images ils préfèrent l’aberration de l’investissement affectif. Sous le titre « Des images qui nous comprennent », leur discussion a pour objectif de signaler un attachement non pas au décodage des images mais à ce qu’elles font à celles et ceux qui les regardent. En d’autres termes, Richard Prince exprime une idée approchante lorsqu’il affirme : « Je m’intéresse à ce que certaines de ces images (qui se trouvent apparaître dans les sections publicitaires des magazines) imaginent. J’aime l’outrecuidance et la honte

567 David Salle et James Welling, « Images That Understand Us », LAICA Journal, n°27, juin- juillet 1980, 54-57

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habituellement associées à ces images. J’aime combien ces images semblent incroyables. Une montre peut sembler si excitante psychologiquement !568 » Dans ces propos, comme dans ceux de Salle et Welling, les images semblent avoir une vie à elles, animées par l’investissement psychologique qu’elles captent chez leur public. Les images du cinéma et de la publicité ont pour but d’impressionner. Les artistes sont aussi intrigués que fascinés par cet effet qu’ils entendent exploiter dans leurs travaux. À la fin des années 1970 et pendant les années 1980, ce débat sur la position à prendre vis- à-vis des affects générés par les images s’énonce dans une société consumériste marquée par l’élection de Ronald Reagan en 1980. Réactionnaire et défenseur d’un désengagement de l’Etat dans les affaires sociales, il entend aussi déréguler l’économie. Ancien acteur et présentateur d’une émission de télévision, il est habitué à la caméra, à la production d’images et à la création de personnages. On considère qu’une partie de sa réussite est due à ses aptitudes à exploiter la télévision et la mise en scène569. Brian Massumi affirme même que Reagan avait une telle maîtrise de ce média qu’il l’utilisait pour construire un personnage médiatique inédit, exploitant le régime des affects plus qu’une position idéologique précise570. Il est possible que la défiance que de nombreux critiques réservent aux images et à leurs leurs promesses soit motivée par ce contexte politique571. Les sentiments, levier de la fascination exploité par les médias de masses, le capitalisme consumériste et une politique libérale, tous ensemble, sont suspects. Pour déjouer les plaisirs qu’elles véhiculent à des fins idéologiques, les images doivent être interprétées comme des textes afin de dévoiler leurs véritables intentions. Ce refus de prendre en compte et d’analyser les sentiments impose une approche strictement rationnelle, entraînant avec elle une supériorité de la théorie sur l’expérience des œuvres et une rationalisation des gestes et des démarches artistiques. En tout cas, cela impose la recherche d’un sens stable aux images que les artistes s’approprient, le fameux texte dont ils doivent dévoiler la signification.

568 David Robbins, « An Interview with Richard Prince », Art. Cit., p.7 “I’m interested in what some of these images (that happen to appear in the advertising sections of magazines) imagine. I like the presumptuousness and the shame usually associated with these images. I like how unbelievable these images appear to be. How psychologically hopped-up a watch can look!” 569 André Kaspi, Les Américains – 2 : Les Etats-Unis de 1945 à nos jours, Paris, Editions du Seuil, 2014 570 Brian Massumi, Parables for the Virtual : Movement, Affect, Sensation, Durham et Londres, Duke University Press, 2002 571 Howard Singerman, « Pictures and position in the 80' », Amelia Jones (éd.), A Companion to Contemporary Art Since 1945, Malden ; Oxford ; Carlton, Blackwell Publishing, 2006, p.83-106

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Cette approche théorique présente les artistes en artisans de la démystification et ignore le rapport affectif proposé par les images que ces derniers manipulent. En ne considérant les représentations qu’en termes textuels, qu’en termes de signification qu’il faudrait absolument stabiliser, on passe à côté de leurs effets psychologiques comme de l’événement qu’est leur réception. Or, comme nous venons de le souligner, la pratique des artistes de la Pictures Generation repose sur une exploitation des émotions sucitées par les images. Les critiques qui négligent les affects véhiculés par les représentations proposent une lecture basée sur une conception du texte exempté de toute incompréhension et purifié de l’exploitation qu’en font les artistes de la Pictures Generation. Les textes de ces derniers sont signés de personnes qui n’en sont pas toujours les auteurs et proposent à leurs lecteurs des expériences fictionnelles. Les théories qui font de l’art un outil pour dévoiler une signification cachée s’apparentent à ce qu’Eve Kosofsky Sedgwick nomme sarcastiquement la théorie paranoïaque572. Elle nomme ainsi une façon de voir la critique uniquement comme un acte de révélation. Obnubilée par le fait de dévoiler le sens stable, définissable et définitif d’une situation, l’approche paranoïaque impose une vérité qu’elle est la seule à détenir. Elle n’a qu’un objectif : ouvrir les yeux de son auditoire sur sa position de victime manipulée et ignorante de son supplice. Elle s’efforce donc de lui faire prendre conscience de son oppression. Elle met en garde et s’enracine dans un rôle de révélateur. Sedgwick souligne que le seul objectif de cette approche critique est la suspicion et qu’en son nom tout plaisir est proscrit, car celui-ci est vu comme un dangereux outil d’asservissement.

Conclusion La suggestion est omniprésente dans l’art de la Pictures Generation. Une histoire est présentée, un contexte est décrit, parfois sans passer par la narration, sous la forme d’affects communiqués immédiatement. Pour cela les artistes produisent des images – à l’aide du texte, de la peinture ou d’un médium d’enregistrement – dans le but de toucher ou d’impressionner leur public. Ces émotions sont communiquées par les représentations, il est pourtant malaisé de les décrire. Barthes exprime cette difficulté à propos du punctum qu’il détecte dans des photogrammes. James Welling le le dit, en d’autres mots, lorsqu’il commente ses photographies comme étant des adaptations visuelles de l’énergie de la musique de Branca. Les images utilisées et produites par la Pictures Generation communiquent autre chose que ce

572 Eve Kosofsky Sedgwick, « Paranoid reading and reparative reading, or, you’re so paranoid, you probably think this essay is about you », Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham et Londres, Duke University Press, 2003, p.123-151

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qu’elles représentent. Le projet A Movie Will Be Shown Without The Pictures de Lawler est en cela exemplaire. En ne montrant pas les images du film diffusé, mais en présentant des photogrammes qui en font la promotion, l’artiste insiste sur les sentiments que cherchent les spectateurs au cinéma. Lawler tente de rendre compte de ce que les images représentent et des affects qu’elles véhiculent. Pour dompter ou rationnaliser ces effets affectifs, certains critiques ont cherché à déceler le « texte » qui les gouverne, en paralysant aussi le fonctionnement. Au contraire, les artistes de la Pictures Generation proposent d’en faire l’expérience en faisant tout pour ne pas leur imposer d’intention. Les affiches de Kruger et de Holzer cherchent à happer l’attention de leurs spectateurs et à les manipuler comme le ferait une publicité ou de la propagande. Elles font explicitement usage des outils élaborés pour le contrôle social. Cependant, les artistes les exploitent sans leur assigner un but précis. Les représentations dans les œuvres de la Pictures Generation sont faites pour produire des affects et manipuler les esprits. Cette force qui anime les images et engage une relation passionnelle avec leurs spectateurs est au cœur des recherches de ces artistes. Si nous nous sommes concentrés dans ce chapitre sur cette forme de suggestion qui anime la Pictures Generation, notre étude portait surtout sur des représentations de lieux ou de choses. Il nous faut donc maintenant nous tourner vers les représentations idéalisées de personnes ou de groupes de personnes. Parce que de telles images, si elles convoquent désirs et soumissions, engagent aussi le souhait d’une ressemblance et la production de distinctions sociales.

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Chapitre 3 : Vous n’êtes pas vous-même

1. Représenter les individus L’allégorie : impulsion et procédures Les artistes de la Pictures Generation utilisent et produisent des images qui exploitent la mise en scène, des représentations faites pour affecter leur public. Dans le chapitre 2, nous avons montré qu’ils mobilisent les sentiments que convoquent ces images. En cela, ils travaillent avec ce que Roland Barthes nomme des « images dénotées ». Dans « Rhétorique de l'image », Barthes considère que la photographie, essentiellement connotative, est utilisée en publicité pour véhiculer du sens573. Selon lui, la publicité est « franche », elle produit intentionnellement des énoncés. L’image y est expressément composée pour formuler des symboles dont le sens est fixé par le texte qui les accompagne. Barthes remarque qu’il en va de même au cinéma où la parole explique ce qui est montré. Elle fait avancer l’intrigue et donne des significations aux images, qui autrement resteraient à l’état de dénotation. Ainsi, dans la publicité, le « message sans code » de la photographie est exploité pour produire les signifiants du message publicitaire. La liberté, inhérente au signifié photographique, est contrainte par l’alliance du texte avec les symboles de la mise en scène. Les messages ainsi construits imposent une interprétation unique de laquelle découlent la morale et l’idéologie. De nombreux critiques d’art abordent les utilisations d’images publicitaires et cinématographiques dans les œuvres de la fin des années 1970 sur la base de cette distinction entre deux types d’images, l’une dénotative et l’autre connotative. C’est là une façon de différencier des représentations strictement informatives, qui exploiteraient les outils d’enregistrement pour décrire objectivement, de celles mises en scènes et élaborées pour communiquer un message ou une idéologie. De cette distinction découle l’interprétation selon laquelle les vertus dénotatives seraient utilisées pour masquer les intentions des images connotées. Pour être plus précis, l’intérêt que portent les artistes aux images mises en scène est interprété comme relevant d’une volonté de dévoiler leur sens intentionnel masqué, l’idéologie qu’elles véhiculent. Pour cette approche critique, l’analyse proposée par Douglas Crimp dans « Pictures » est fondatrice. Dans les deux versions de ce textes, le critique d’art analyse la façon dont les artistes reproduisent des images sur des supports, via des techniques ou vers des contextes,

573 Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », Communications n°4, 1964, p.40-51 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588- 8018_1964_num_4_1_1027

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pour lesquels elles n’ont pas été produites. Ainsi déplacées, elles sont extraites et littéralement détachées des conditions de diffusion et du cadre qui garantissaient l’interprétation à laquelle elles étaient destinées. Les artistes altèrent ainsi la signification des images qu’ils utilisent puisqu’ils en montrent d’autres occurrences. Crimp affirme ainsi que : « Les procédés de citation, de sélection, de cadrage et de mise en scène qui constituent les stratégies des travaux analysés dans cet article nous obligent à découvrir des strates de représentation. Cela va sans dire, nous ne sommes pas en quête de sources ou d’origines, mais des structures de signification : derrière chaque image, il y a toujours une autre image.574 » Non seulement la manipulation des images en altère le sens, mais elle ouvre également la possibilité d’une infinité de sens en continuelle transformation. Affirmer que « derrière chaque image, il y a toujours une autre image » c’est penser qu’il est possible de priver les représentations du pouvoir de mystification qui se cristallise dans une signification stable, « franche » comme le dit Barthes. Lui-même, dans « La mort de l’auteur » valorise la place du lecteur dans l’interprétation des textes575. Confier la signification d’une œuvre à son seul créateur revient dit-il à « en arrêter le sens ». À l’inverse, le sens est libéré par l’interprétation qu’en fait le lecteur. Là encore, la fixation définitive du sens est synonyme d’autorité idéologique. Elle doit être combattue par la multiplication des significations et des interprétations. Exploitant ces outils théoriques, certains critiques d’art considèrent que les artistes de la Pictures Generation utilisent des images pourvues de significations stables et définitives pour en déverrouiller l’unicité symbolique576. Leurs œuvres sont présentées comme révélant la façon dont les dispositifs, publicitaires ou cinématographiques, produisent de la connotation et imposent une signification unique. Ce faisant, leurs travaux exposent ce qui, pour agir, doit

574 Douglas Crimp, « Pictures », Gaëtan Thomas (éd.), Douglas Crimp : Pictures – S’approprier la photographie, New York, 1979-2014, Cherbourg, Le Point du Jour, 2016, p.66 [1979] 575 « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue : Essais critiques IV, Paris, Editions du Seuil, 1984, p.61-67 [1968] 576 Pour une exploitation de cette interprétation voir notamment : Benjamin Buchloh, « Allegorical Procedures: Appropriation and Montage in Contemporary Art », Artforum, septembre 1982, p.43-56, Hal Foster, « Contemporary Art and Spectacle », Recoding : Art, Spectacle, Cultural Politics, New York, The New Press, 1985, p.79-97 [1983], Craig Owens, « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism » et « The Allegorical Impulse: Toward a Theory of Postmodernism, Part 2 », Beyond Recognition – Representation, Power, and Culture, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 1992, p.52-87 [1980] et Abigail Solomon-Godeau, « Playing in the field of images », Afterimage, n°1 et 2, été 1982, p.10-13

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rester masqué et non perçu. Montrant les modalités de stratification du sens, les artistes révèlent une forme de malléabilité sémantique similaire à celle que découvre le lecteur dans « La mort de l’auteur ». Cette exploration des couches de significations est théorisée par plusieurs auteurs sous le nom d’allégorie. En 1980, l’essai en deux parties « L’impulsion allégorique : vers une théorie du postmodernisme » de Craig Owens paraît dans October577. Cette revue œuvre à l’intégration des théories structuralistes et poststructuralistes dans le champ de la critique d’art pour dépasser l’approche moderniste. Dans « L’impulsion allégorique », Craig Owens inscrit la théorie postmoderne dans l’allégorie qu’il présente comme un moyen d’interpréter le sens d’un objet plutôt que de lui en dicter un qui serait intrinsèque et immuable. Le critique affirme que la théorie postmoderne est répudiée par la critique moderniste car cette dernière privilégie une approche symbolique à une approche allégorique. Il compare cette opposition à celle que mentionne Walter Benjamin dans Origine du drame baroque allemand, l’étude qu’il consacre aux formes théâtrales baroques du XVIIe siècle578. Le philosophe allemand identifie dans ces spectacles des modes d’expressions allégoriques qu’il défend contre la critique que leur adressait le romantisme. Ce courant privilégiait une conception du symbole faisant un lien intrinsèque entre forme et contenu et condamnait l’allégorie et ses conventions. Cette dernière implique que le sens n’est pas immédiat. Il se dévoile lorsque l’on a connaissance des clés nécessaires à l’interprétation. Benjamin montre que l’allégorie « n’est pas une technique ludique de figuration imagée, mais une expression, comme une langue, voire comme une écriture.579 » Elle dépend d’une connaissance et d’une maîtrise de codes de déchiffrement. Selon Benjamin, la passion baroque pour les codes de déchiffrement est inspirée de la découverte des hiéroglyphes. Elle s’exprime par des formes grotesques et cryptiques, expressément remplies de significations cachées et difficilement accessibles. Benjamin souligne que l’un des paradoxes du drame baroque allemand est d’utiliser des conventions qui doivent rester secrètes pour être appréciées, tout en les exprimant publiquement. Son ambiguïté fondamentale repose sur l’affirmation extravagante d’un mystère qui reste pourtant caché. Cette caractéristique oppose le drame baroque à l’unité de la signification purifiée romantique. Les formes d’expression outrancières que Benjamin analyse ne peuvent être appréciées qu’en acceptant leur caractère allégorique. Les personnages caricaturaux, les

577 Craig Owens, « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism » et « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism, Part 2 », Op. Cit., p.52-87 578 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2009 [1928] 579 Ibid., p.222

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histoires alambiquées, les dialogues parsemés de paraboles sont pleins d’allusions à interpréter. À force de jeux de mots, d’allusions et de sous-entendus, l’allégorie baroque exprime l’impossibilité de signifier les pensées et les affects des individus. Benjamin insiste sur l’utilisation de l’alexandrin et des chœurs pour exciter le pathos et l’émoi des spectateurs. Ce théâtre, dit-il, prefère l’émotion à la signification. Selon Benjamin, l’allégorie s’exprime par une écriture lourde et enflée, cherchant à produire des effets et des évocations, tout en affirmant l’impossibilité d’exprimer les tourments et les pensées de ses personnages au moyen du langage. Benjamin élabore cette pensée, essentielle pour Craig Owens, en étudiant le faste expressif du drame baroque allemand. L’allégorie est liée au fragment, au désordre et aux ruines qui convoquent l’imagination comme processus de recomposition d’un sens nouveau. Dans la mesure où n’importe quel signe peut inlassablement être porteur d’une nouvelle signification, l’allégorie porte sur les conventions qui formulent le sens. Owens détecte la résurgence de cette méthode dans les pratiques contemporaines qui manipulent des références. L’allégorie, telle qu’il l’envisage, permet de commenter un matériau et d’en reconsidérer le sens. En l’approchant allégoriquement, son interprète ajoute une signification supplémentaire à la signification originale. En cela, le matériau est confisqué à son créateur qui n’a plus l’entière maîtrise de ce qu’il symbolise. Et, puisque c’est la personne qui les manipule qui s’exprime désormais à travers eux, cette pratique privilégie l’appropriation des signes et relègue leur création au second plan. Owens explique ainsi que : « Le premier lien entre l’allégorie et l’art contemporain peut maintenant être établi : par l’appropriation d’images telle qu’elle se réalise dans les œuvres de Troy Brauntuch, Sherrie Levine, Robert Longo et d’autres – des artistes qui produisent des images en reproduisant d’autres images. L’image qu’ils s’approprient peut tout aussi bien être un film, une photographie, un dessin ; souvent, cette image elle-même est déjà une reproduction. Mais les manipulations auxquelles ces artistes soumettent ces images visent à les vider de leur résonance, de leur signification, du sens qu’elles revendiquent de manière autoritaire.580 » En choisissant le terme d’allégorie pour décrire cette pratique contemporaine, qu’il compare aux rébus et aux palimpsestes, Owens lui trouve des antécédents dans l’histoire de la modernité notamment sous la forme du collage et du montage. Cela implique que le nouvel

580 Craig Owens, « L’impulsion allégorique : vers un théorie du postmodernisme », Charles Harrison et Paul Wood (éd.), Art en théorie, Paris, Hazan, 1997, p.1147

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art postmoderne ne se distingue pas de ses prédécesseurs en termes chronologiques mais en termes d’approche. Le critique s’en explique dans un entretien postérieur à la rédaction de son texte : « Evidemment beaucoup de ces pratiques [de la fin des années 1960 et des années 1970] remontaient à des moments comme Duchamp et les readymades des années 1913 ou 1915, à Dada et au Surréalisme. Ces liens étaient très clairs. Mais pour les théoriser, pour envisager les productions contemporaines sans les évaluer selon les catégories et les critères du haut modernisme tels que Greenberg et Michael Fried les avait élaborés, il semblait nécessaire d’élaborer un contre-discours.581 » Ce contre-discours se fonde sur les travaux de Barthes dont une citation sert de conclusion à « L’impulsion allégorique : vers un théorie du postmodernisme ». L’approche postmoderne ne doit pas se contenter de déconstruire les mythes contemporains mais doit aussi s’opposer au symbolique que Owens définit comme une « impulsion totalisante qui caractérise l’art moderniste.582 » En somme, l’allégorie, qui permettait à Benjamin d’opposer baroque et romantisme, est utilisée par Owens pour distinguer le postmoderne du moderne. Pour Owens, le symbole est un signe déterminé par l’artiste, il en est l’expression artistique. En cela il est essentiel à l’œuvre. Il n’a pas le caractère arbitraire et extravagant de la signification allégorique. Celle-ci est postérieure. C’est un sens supplémentaire, venant de l’extérieur de l’œuvre, qui est exprimé en plus, à côté ou à travers elle. L’allégorie est arbitraire et nécessite d’être exprimée alors que le symbole est motivé et essentiel à l’œuvre. Selon Owens, les critères du modernisme sont fondés sur des caractéristiques strictement intrinsèques aux œuvres et, pour cela, se sont débarrassés des sens allégoriques. Le déchiffrement, considéré là comme une méthode pour faire jaillir de nouvelles significations, est l’objet de son texte et de son écriture. La méthode et la structure de « L’impulsion allégorique : vers un théorie du postmodernisme » consistent à fouiller les enjeux de l’allégorie selon une organisation thématique. Si des antécédents sont pointés par Owens, il n’en écrit aucune histoire chronologique ou définitive. L’art postmoderne, l’art du

581 Anders Stephanson, « Interview with Craig Owens », Social Text, n°27, 1990, p.56 “Obviously a lot of these practices went back to such moments as Duchamp and the readymades in 1913 or 1915, back to Dada and surrealism. These links were very clear; but in order to theorize them, to deal with contemporary production without evaluating it in terms of the categories and criteria of high modernism as elaborated by Greenberg and Michael Fried, it seemed necessary to elaborate a counter-discourse.” 582 Craig Owens, « The Allegorical Impulse: Toward a Theory of Postmodernism Part 2 », Op. Cit., p.85 “totalizing impulse which characterizes modernist art.”

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sens instable, est présenté d’une façon non essentielle en proposant des ramifications, des liens et des interprétations, qui ne sont jamais définitives. Son histoire est celle de l’allégorie qui par nature n’est pas linéaire. Benjamin Buchloh exploite une méthode diamétralement opposée pour écrire un autre texte sur l’art contemporain et l’allégorie : « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain » qui paraît en 1982 dans Artforum583. Il y propose une histoire du montage, que nous avons déjà commentée au chapitre 1. Elle commence par une définition basée sur la pratique des artistes dadaïstes « ainsi que ses méthodes allégoriques de confiscation, de superposition et de fragmentation.584 » Buchloh se livre ensuite à une présentation chronologique des occurrences de cette pratique au cours du XXème siècle. On y retrouve les mêmes motifs que chez Owens, si ce n’est que Buchloh lie la production de symboles à la fétichisation capitaliste. Pour lui, la marchandise est un signifiant produit socialement. Il envisage les readymades duchampiens comme relevant d’une procédure allégorique : des produits manufacturés sont présentés comme œuvres d’art. Ce changement de statut constitue une critique de la valeur d’échange. Dans cet essai, Buchloh écrit une histoire de la procédure allégorique, jalonnée par des pratiques qui exploitent un matériau préexistant pour en modifier le sens, elle a pour objectif la critique des instances qui légitiment ce changement de valeur. Ce geste vise ainsi les institutions qui donnent une authenticité ou un statut à un projet. Dans le cas des œuvres duchampiennes, il s’agit du musée puisqu’en dernière instance c’est cette institution qui déclare ou non que la production est une œuvre d’art. Le projet Homes for America de Dan Graham [Fig. 194], une documentation photographique accompagnée d’un texte de l’artiste qui porte sur les constructions d’habitations préfabriquées que l’on trouve dans les zones périurbaines, est présenté comme une réflexion sur le déterminisme imposé par le cadre de diffusion qu’est le magazine dans lequel apparaît ce projet. Au prisme d’une interprétation similaire, Buchloh réunit Marcel Broodthaers, Daniel Buren et Hans Haacke autour de la critique des musées. Le premier, en créant le musée d’art moderne fictif Département des Aigles, construit une fiction qui parodie l’histoire moderniste des institutions muséales. Lors de la Documenta V en 1972, Buren appose sur les murs du lieu d’exposition du papier-peint, des bandes verticales qui font sa signature. C’est une façon de signaler le rôle de cadre que joue le musée vis-à-vis des œuvres montrées. Buchloh mentionne aussi le projet proposé par Hans Haacke à la fondation Maeght, qui ne l’a pas réalisé. L’artiste répondait à une demande de contribution pour un « festival d’avant-garde à

583 Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Op. Cit. 584 Art. Cit., p.109

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but non-lucratif » en proposant de diffuser une voix enregistrée listant les objets produits et vendus par la fondation ainsi que leur prix. À la suite de ces travaux, qui explorent le rôle des institutions artistiques, Buchloh identifie plusieurs artistes qui appliquent les mêmes méthodes aux « discours idéologiques situés en dehors de ce cadre, et qui conditionnent la réalité quotidienne.585 » Il s’agit de Dara Birnbaum, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Louise Lawler, Sherrie Levine et Martha Rosler. Toutes, affirme Buchloh, procèdent à une déconstruction de l’idéologie que véhiculent les représentations diffusées par les médias de masse. Elles le font d’une façon similaire à celle de Roland Barthes qui, dans Mythologies, analyse les symboles et les significations promues par différents produits de consommation et publicités586.

Images des Autres Quelques mois après la parution d’« Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Craig Owens reproche à Buchloh de ne pas prendre acte du fait que les jeunes artistes qu’il place dans la continuité historique de la pratique du montage sont toutes des femmes587. Owens lui accorde que, comme leurs prédécesseurs masculins, elles manipulent des dispositifs qui génèrent des symboles, mais il ajoute qu’elles considèrent également la ou les personnes représentées. Ces artistes soulignent que des entités telles que les journaux, les médias de masses ou les publicités façonnent des représentations de leurs sujets. Autrement dit, le sujet n’a pas la responsabilité de son image. Celle-ci est composée par les personnes qui contrôlent un dispositif pour qu’elle corresponde à leur propre point de vue. Cela est d’autant plus évident s’agissant de représentations de différences sexuelles, question qui préoccupe particulièrement ces artistes. Owens le souligne en décrivant certaines de leurs œuvres dont Technology/Transformation: Wonder Woman (1978-79) [Fig. 85] de Dara Birnbaum, décrite au chapitre 1. Pour le critique, les répétitions orchestrées par Birnbaum dans cette vidéo soulignent que le corps féminin, littéralement re-présenté selon des prérogatives masculines, est un objet manipulable. Les appropriations par Sherrie Levine d’images de photographies de Walker Evans ou d’Edward Weston sont, elles, considérées par Owens comme un refus de jouer le rôle de créateur, toujours paternel. Les photographies reproduites par Levine sont des représentations d’Autres : des femmes, des pauvres, des enfants, des fous, soumis à un regard qui les définit.

585 Art. Cit., p.125 586 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957 587 Craig Owens, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism », Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman et Jane Weinstock (éd.), Op. Cit., p.166-190 [1983]

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Owens cite également le projet A Movie Will Be Shown Without the Picture de Louise Lawler. Lorsque celle-ci diffuse le film The Misfits de John Huston sans l’image, elle soustrait à la vue l’objet de désir du spectateur, le corps de l’actrice Marilyn Monroe (1926-1962). Enfin, le critique convoque le collage de Barbara Kruger Untitled (Your Gaze Hits the Side of my Face) (1981) [Fig. 160]. Ce texte, « Votre regard heurte le côté de mon visage », accompagne la vue de profil d’un visage de statue féminine. Là encore il est question du regard masculin qui domestique son sujet féminin. Selon Owens, le pouvoir qui se joue dans la représentation porte sur des différences qui ne sont pas anatomiques mais culturelles. Pour expliquer cela, il s’appuie sur un essai qu’il avait précédemment écrit sur la pièce Americans on the Move de Laurie Anderson. L’artiste y présente une image, envoyée via la sonde Voyager vers une hypothétique vie extraterrestre, sur laquelle apparaît une femme à côté d’un homme qui lève le bras en signe de bienvenue. Owens remarque que sa propre analyse était également passée à côté de l’enjeu de la représentation sexuelle. En effet, il commentait alors l’ambiguïté de ce signe de la main qui peut vouloir dire bonjour autant qu’au-revoir, mais il ne faisait aucune mention de ce qui désormais lui semble capital : c’est l’homme qui s’exprime et représente l’humanité. « La femme est seulement représentée ; on parle (comme toujours) déjà pour elle.588 » Selon Owens, la maîtrise (il utilise le terme Mastery pour définir cette relation) qu’a celui qui contrôle la représentation doit être l’objet des théories postmodernes. C’en est la continuation logique, puisqu’il s’agit toujours de révéler l’idéologie exprimée par les images. Ainsi lorsqu’un groupe produit la représentation d’un autre qu’il considère différent, qu’il s’agisse des femmes, de personnes marginalisées ou opprimées, il impose sa vision et son contrôle. Il « parle » alors pour les autres sans leur donner la parole. Ces derniers « sont doublement victimisés : d’abord par la société, puis ensuite par le photographe qui s’octroie le droit de parler en leur nom.589 » Comme l’indique Owens, ces considérations sont issues des théories féministes. Plus précisément, il s’agit d’une réflexion sur la représentation des femmes comme objets de désir masculin, en pleine maturation à la fin des années 1970, notamment dans les pages de la revue

588 Craig Owens, Art. Cit., p.170 “The woman is only represented; she is (as always) already spoken for.” 589 Craig Owens, Art. Cit., p.170 “Thus, they are twice victimized: first by society, and then by the photographer who presumes the right to speak on their behalf.”

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anglaise sur le cinéma Screen590. Ces recherches portent moins sur des questions d’égalités sociales, telles la place des femmes dans la société ou les inégalités auxquelles elles sont confrontées, que sur l’image qui en est faite, dans les médias et principalement au cinéma. Cette approche milite pour l’apparition d’un cinéma alternatif à celui d’Hollywood car la représentation qui est faite des femmes produit la place sociale qui leur est accordée. Claire Johnston (1940-1987), notamment, influencée par le marxisme, la sémiotique et la psychanalyse, considère les films comme un texte dont il faut découvrir le code social591. Elle s’intéresse moins à la réalité des scènes représentées qu’aux mythes véhiculés par les films. Ses analyses soulignent le rôle que jouent les femmes dans les films en termes symboliques. Elles y apparaissent comme ce qu’elles représentent pour les hommes, les metteurs en scène et les spectateurs de ces images, mais n’ont pas la maîtrise de l’image qui est faite d’elles. La théoricienne féministe Eileen McGarry, elle, souligne que toutes les images, même celles des documentaires, sont des constructions permises par une technologie qui produit des points de vue, des montages, des compositions et des associations qui n’ont rien de réaliste592. Il faut les appréhender comme des codes à interpréter. Si ces réflexions ont vocation à alimenter la production d’un cinéma alternatif aux stéréotypes hollywoodiens, elles conduisent aussi à forger des outils critiques pour analyser ce cinéma. Dans « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Laura Mulvey fait la démonstration que dans ces films les femmes sont des objets de désir manipulés pour un plaisir masculin593. Craig Owens dit de ce texte qu’il a « engendré un grand nombre de discussions critiques sur la masculinité du regard [gaze] cinématographique.594 » Mulvey analyse comment le cinéma compose une image de la femme. Elle prend cependant la précaution de préciser qu’elle se penche là sur le cinéma hollywoodien des années 1930, 1940 et 1950, période où n’existait pas encore de cinéma alternatif. Selon Mulvey, les restrictions formelles que s’impose alors Hollywood reflètent les préoccupations psychologiques de l’époque. Pour les étudier, elle convoque la psychanalyse et plus particulièrement la notion d’identification. Sigmund Freud dans Psychologie des foules et

590 Pour une histoire synthétique de ces débats voir : Patricia Erens, « Introduction », Patricia Erens (éd.), Issues in Feminist Film Criticism, Bloomington, Indiana University Press, 1990, p.xv-xxvi 591 Claire Johnston, « Women's Cinema as Counter-Cinema », Claire Johnston (éd.), Notes on Women's Cinema, Londre, Society for Education in Film and Television, 1973, p.21-31 592 Eileen McGarry, « Documentary, Realism and Women’s Cinema », Women and Film, été 1975, p.50-59 593 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, Automne 1975, p.6-18 594 Craig Owens, Art. Cit., p.173

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analyse du moi, livre dans lequel il traite de l’identification, en parle comme d’un amour contagieux qui pousse à l’adhésion et à l’imitation595. Dans le chapitre 2, nous avons expliqué comment Freud considère les foules comme une entité docile et facilement manipulable dans laquelle chaque individu abandonne ses intérêts personnels aux profits de ceux suggérés par le groupe. Cela est permis par l’indentification. Les personnes qui se réunissent ou se groupent renoncent à leurs propres tendances par amour. Le sentiment d’appartenance à la foule, d’abandon aux idées qui la meuvent engendre un lien libidinal. Le psychanalyste précise que ce lien n’est pas sexuel mais qu’il produit des relations affectives qui poussent à l’adhésion. Ce mécanisme relève de l’identification, il fait naître un désir de partager une situation avec la foule ou la communauté. Dans ce processus, le sujet se construit par l’imitation, influencé par le désir qu’il nourrit pour son modèle. Le cinéma que Mulvey étudie est marqué par un plaisir, indexé sur les pulsions sexuelles portées par une société patriarcale qui contrôle la production cinématographique. Pour la théoricienne, ce plaisir est double. D’une part il est scopique. C’est celui, voyeuriste, qui traite les être observés comme des objets manipulables à volonté. D’autre part, il est narcissique et naît de l’identification à l’image dans laquelle le sujet construit son identité comme l’enfant découvre la sienne face à un miroir, en s’y projetant. Le jeu entre ces deux points contradictoires, qui font appel à l’identification et en même temps à la séparation, définit le plaisir du cinéma. Les représentations des femmes au cinéma sont prises dans ce double mouvement. Transformées en objets de désir, elles sont contrôlées par le regard du spectateur qui s’identifie à celui du protagoniste, son substitut à l’écran. Les hommes contrôlent l’image des femmes qui sont doublement objets érotiques : pour le personnage de la fiction et pour le spectateur. Un échange de pouvoir se joue entre la vision subjective du héros retransmise par la caméra et le spectateur. Ce rapport de connivence entre celui qui construit l’image et celui pour qui elle est faite, peut être généralisé à toute production d’images de personnes considérées comme différentes par ceux qui les produisent et les regardent. La domination que cette relation implique, entre producteur et récepteur, est la base pour une réflexion plus large sur le contrôle inhérent à la représentation de personnes ou de groupes, considérés comme autres par ceux qui les représentent. Ces derniers ont sur leurs sujets un pouvoir, celui de construire la façon dont ils apparaissent, la façon dont ils sont « parlés ».

595 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot & Rivage, 2012 [1921]

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Ainsi, l’approche, notamment élaborée dans les pages de la revue October, qui envisage toute image comme un objet à déchiffrer pour en révéler les intentions se voit, sous l’impulsion de Craig Owens, forcée de prendre en compte le pouvoir qui structure la relation entre représentés et représentants, entre objets et interprétants. Elle doit désormais se méfier de toute position essentialiste qui prétendrait porter un regard neutre. Cela conduit Owens à examiner le pouvoir de ceux qui « parlent pour », qu’il s’agisse de critiques d’art à propos d’artistes, de cinéastes à propos de femmes, ou de photographes à propos de tel ou tel groupe de personnes. À l’image du texte auquel son auteur impose une signification, le sujet représenté est toujours contraint par une signification stable qui lui est imposée. Dans les deux cas, une définition essentielle est une prison symbolique. Ces questions, relatives aux pouvoirs de soumission qu’implique la représentation, sont ouvertes par des enjeux de différences sexuelles. Elles résonnent tout au long des années 1970 et 1980. Cela parce que les images exploitées par les artistes sont souvent issues de la publicité et du cinéma, domaines dans lesquels les personnes représentées le sont toujours de façon à véhiculer des stéréotypes ou des significations. Ainsi, beaucoup d’artistes de la Pictures Generation s’intéressent à ces identités construites qu’ils approchent, d’une façon déjà soulignée dans le chapitre 2, en exploitant les désirs qu’elles engendrent.

Deux systèmes de description inadéquats L’œuvre The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems (1974–75) [Fig. 195] de Martha Rosler semble, à la fin des années 1970, unanimement considérée comme formulant une critique du contrôle véhiculé par la représentation. Il s’agit d’une série de clichés pris par l’artiste. Ils montrent des devantures de magasins, certaines ayant leurs rideaux métalliques fermés, des grillages ou des détritus jonchant le sol. Ils documentent le Bowery, un quartier de New-York connu pour être malfamé et fréquenté par des clochards et des alcooliques. Ces images sont accompagnées de mots, inscrits à la machine à écrire sur des feuilles blanches, liés à l’ivrognerie : gros buveur [hard drinker], imbibé [soaked] ou assommé [knocked out], par exemple. Dans chacun de ces systèmes descriptifs les personnes « visées » sont absentes. Ne reste que la représentation photographique du site, de son caractère lugubre, et des mots qui peuvent sembler dédaigneux, informatifs ou compatissants selon les cas. Rosler construit The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems contre cette détermination en refusant de répéter ce système de double victimisation qui assigne une image et une description à un groupe social. En ne montrant que les lieux mais pas les activités, en livrant les mots attendus mais sans faire les phrases qui leur donneraient la forme du témoignage elle refuse de prendre

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la forme attendue du reportage tout en exploitant son vocabulaire. Elle préfère dévoiler ce qui cadre la représentation et son fonctionnement. Rosler affirme avoir une connaissance et une profonde admiration pour les intentions sociales des photographes affiliés au Style documentaire mais veut trouver une autre voie qui ne transforme pas les individus en icônes596. Plutôt que de montrer des personnes et le contexte dans lequel elles vivent, en laissant ces images être complétées par un texte, comme c’est le cas notamment dans Louons maintenant les grands hommes, Rosler ne présente que des endroits et des mots. Elle ne représente pas de gens, elle ne construit pas de phrases. Cela lui permet de montrer l’inadéquation de ces deux moyens pour rendre compte de l’expérience vécue par les autres597. Ainsi, elle révèle le dispositif qui produit une description en adéquation avec les attentes et les présupposés du public avec lequel il s’entend. « Beaucoup de photographes ont pris des clichés de clochards du Bowery. Cela me gêne, parce qu’il me semble que c’est un projet mal fondé, où l’on prétend que ces photographies sont faites pour ces gens, alors qu’elles sont en réalité à propos de la sensibilité des photographes et du spectateur. C’est un échange illicite entre le photographe et le spectateur à propos de la compassion de l’émotion, dont les clochards sont victimes. Ils sont la matière première nécessaire à la confirmation du statut et des privilèges sociaux.598 » Tel que Rosler le décrit, l’acte photographique prolonge les conditionnements et les préjugés sociaux et politiques. Il ne peut donc prétendre à la neutralité. En fabriquant une compassion factice, il s’avère n’être qu’une entente entre photographe et spectateur. Ces images renforcent une interprétation déjà écrite de la condition sociale d’un groupe dont la parole est confisquée par le documentariste. On notera ici que ne pas livrer la représentation explicite que désirent les spectateurs est proche de certaines recherches des artistes conceptuels de Los Angeles, étudiés au chapitre 2, particulièrement de celles d’Allen Ruppersberg. En effet, dans 23 pieces par exemple le sujet de la photographie n’est jamais précisément donné. Par ailleurs, on retrouve cette disparition de l’objet de la représentation malgré une documentation textuelle et photographique dans Where is Al? (1972) [Fig. 196]. Il s’agit d’un tableau sur lequel sont punaisées des

596 Benjamin Buchloh, « A conversation with Martha Rosler », Catherine de Zegher (éd.), Martha Rosler : Positions in the Life World, Birmingham ; Vienne ; Cambridge et Londres, Ikon Gallery ; Generali Foundation ; MIT Press, 1998, p.23-55 597 Ibid, p.45 598 Martha Rosler, interviewée par Martha Gever, Afterimage, octobre 1981, p.15. Cité dans : Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », Art. Cit., p.142

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photographies représentant les amis de l’artiste dans des moments de rencontre, de détente ou d’activités quotidiennes. Elles sont accompagnées de cartes portant les transcriptions des discussions de ces mêmes amis se demandant mutuellement si ils ont vu ou savent où est Al, l’artiste. Là aussi, le sujet se soustrait à sa description directe, il se dévoile par bribes puisque chaque échange est l’occasion d’en savoir plus sur la personne recherchée : ses goûts culinaires, son adresse ou ses destinations habituelles sont évoqués au détour des conversations de ses amis. Ces informations apparaissent comme autant d’indices qui permettent de se faire une idée de qui est Al. Cette mobilisation de l’imagination est en adéquation avec le régime des images mises en scène que nous convoquions dans le chapitre 2. Pour Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems met en crise la conception de la photographie comme outil de description599. Pour de nombreux critiques, ce qui n’est pas donné au spectateur dans ce projet, la représentation du sujet, est souvent envisagé comme une absence, pas comme une façon d’aiguiser l’imagination. Ils ne mettent pas en doute la véracité documentaire de la photographie, mais l’utilisation qui en est faite. Ainsi Buchloh, après avoir comparé ses sujets manquants à des victimes de la photographie, affirme qu’avec ce geste Rosler « retire le voile de neutralité esthétique derrière lequel s’est abritée l’activité photographique.600 » Owens, lui, présente cette œuvre aux côtés de celles, déjà citées, de Dara Birnbaum, Sherrie Levine, Louise Lawler et Barbara Kruger en ces termes : « Une œuvre comme The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems ne fait pas qu’exposer les “mythes” photographiques d’objectivité et de transparence, elle bouleverse aussi la croyance (moderne) en la vision comme moyen privilégié d’accéder à la certitude et à la vérité (“Voir c’est croire”).601 » Les travaux de Ruppersberg s’inscrivent dans une conception de l’image héritée du cinéma et du roman policier. L’œuvre de Rosler, elle, se situe, et est interprétée, dans le prolongement d’une croyance en l’image photographique comme enregistrement neutre, comme index. Pour cela elle est souvent comparée au style documentaire. The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems est en effet régulièrement présentée comme une critique de ce genre

599 Benjamin Buchloh, « A conversation with Martha Rosler », Art. Cit. 600 Art. Cit., p.143 601 Craig Owens, Art. Cit., p.178-179 “A work like The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems not only exposes the “myths” of photographic objectivity and transparency; it also upsets the (modern) belief in privileged means of access to certainty and truth (“Seeing is believing”).”

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photographique et plus principalement de Walker Evans. Buchloh, par exemple, dit que les images de Rosler s’inspirent « vaguement » d’Evans602. L’idée selon laquelle le photographe professionnel est un « prédateur » pour son sujet est clairement posée par Susan Sontag dans une des premières études de la photographie603. Mêlant une flânerie contemporaine à une recherche d’exotisme héritée du tourisme et du colonialisme, « la photographie professionnelle se définit comme un tourisme de classe604 ». Elle explore des environnements inconnus d’où elle ramène des images. Sontag prend comme exemple, qu’elle qualifie de typiquement américain, l’entreprise de la Farm Security Administration. Lancée en 1935 pour montrer aux américains la pauvreté des métayers du Sud du pays, elle devait aussi rendre compte de leur dignité. Pour Sontag, les images faites par Evans dans ce cadre sont exemplaires de la position de prédateur. La mission de la Farm Security Administration est également prise comme point de départ par Olivier Lugon pour son histoire du style documentaire605. Par son envergure et son exploitation de la photographie comme moyen documentaire elle a considérablement marqué la définition de ce genre de photographie. Ainsi, Lugon explique que ce projet fonde la définition du documentaire donnée par William Stott dans son livre Documentary Expression and Thirties America : « Le documentaire traite de l’expérience réelle, non imaginaire, d’individus appartenant généralement à un groupe de faible niveau économique et social (inférieur à celui du public auquel le témoignage s’adresse) et traite cette expérience de façon à essayer de la rendre vive, “humaine”, et – le plus souvent – poignant pour ce public.606 » Le rapport de connivence que critiquent les auteurs et les artistes postmodernes serait né avec, ou au moins très largement exploité par, la mission de la Farm Security Administration dont Walker Evans serait le représentant le plus important. Mort en 1975, Walker Evans a connu une longue carrière couronnée de reconnaissance publique, notamment lorsqu’en 1938 le Museum of Modern Art de New York lui consacre une rétrospective, American Photographs. Dans les premières années 1980, Evans a tous les

602 Benjamin Buchloh, Art. Cit., p.139 603 Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1993 [1973] 604 Op. Cit., p.78 605 Olivier Lugon, Le style documentaire : d’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001 606 William Stott, Documentary Expression and Thirties America, New York, Oxford Uiversity Press, 1973, p.62. Cité dans : Olivier Lugon, Op. Cit., p.10

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attributs d’une cible idéale pour les théories postmodernes et féministes. Homme célébré pour la qualité de ses images diffusées dans la presse et les circuits de l’art, il accumule les caractéristiques modernistes. Il a œuvré à la reconnaissance d’un style photographique basé sur la purification de ce médium, dont une pratique spécifique lui a permis de forger son propre style. Entre 1935 et 1938, Evans est employé par la Farm Security Administration. Chargée d’aider les agriculteurs appauvris par la Grande Dépression, cette organisation leur distribue différentes aides. Elle s’engage aussi dans l’information à propos de la misère des campagnes américaines. Dirigée par Roy Stryker, ce programme investit massivement dans la photographie. 75.000 négatifs seront produits. « La FSA incarne assez bien l’idéologie de l’époque, à la fois par son engagement politique et l’idée que Stryker se fait (et avec lui, une large partie de l’administration Roosevelt) du rôle double de la photographie dans le contexte de la Dépression : montrer aux Américains la réalité de leur misère, fruit de la crise économique, et leur renvoyer en même temps une image émotionnelle de celle-ci, au lieu d’en révéler les véritables raisons.607 » Plusieurs images réalisées par Evans dans ce cadre sont montrées au MoMA lors de sa rétrospective de 1938. Selon lui, c’est d’ailleurs la qualité esthétique de son travail qui le distingue des attendus de la FSA. En 1936, le magazine Fortune commande au journaliste et romancier américain James Agee (1909-1955) un reportage sur la misère dans le Sud américain. Le journaliste fait recruter Walker Evans, son ami, pour l’accompagner. Celui-ci se met alors en congé de la FSA. Agee et Evans sont logés dans trois familles de métayers d’Alabama. Ils rendent comptent de leur quotidien misérable, Agee dans un style prolixe et lyrique, Evans avec une distance documentaire. Lorsque leur reportage est refusé par Fortune, Agee se charge de transformer le projet en un livre, Louons maintenant les grands hommes, qui paraît en 1941608. Le texte d’Agee est précédé de 31 photographies d’Evans. Elles sont reproduites, une image par page, avant la page de titre qui annonce le texte de Agee. Cependant, Louons maintenant les grands hommes n’attire l’attention qu’en 1960 lorsqu’il est réédité dans une forme présentant 62 images, dont plusieurs ont été réalisées dans le cadre de la mission de la FSA. Leur frontalité descriptive contraste avec le style narratif emphatique du texte d’Agee. La complémentarité de ces deux modes d’expression est revendiquée par le journaliste comme par le photographe.

607 Gilles Mora et John T. Hill, Walker Evans : La soif du regard, Paris, Seuil, 1993, p.132 608 James Agee et Walker Evans, Let Us Now Praise Famous Men, Boston, Houghton Mifflin, 1960 [1941]

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Stefanie Lane Ball Piwetz a montré, arguant de la largeur et de la qualité des reproductions ainsi que de certains défauts d’impression, que Levine n’a pas utilisé les images publiées dans le livre d’Agee et Evans mais dans un catalogue paru en 1978, Walker Evans : First and Last où sont reproduites les 22 photographies qu’elle utilise609. Comme elle l’explique également, entre 1975, année de la mort de Evans, et 1981, année de réalisation de la série Untitled (After Walker Evans), aux Etats-Unis sont parus au moins sept livres sur le travail du photographe. En 1971, le MoMA célèbre son travail dans une exposition monographique, en 1977, le Wellesley College Museum organise Walker Evans at Fortune et, en 1981, la Yale University accueille une exposition sur le travail d’Evans et celui de Robert Frank (né en 1924)610. L’importance que prend alors Walker Evans, comme représentant de la photographie moderniste et comme figure emblématique liée aux institutions artistiques, fait certainement partie des raisons du choix de Levine. Ce que les jeunes artistes et critiques de la fin des années 1970 retiennent de la carrière de Walker Evans leur apparaît comme absolument antagoniste d’une posture postmoderne. Considéré comme porté par définition spécifique de son médium, Evans semble aussi, par son lien avec la FSA et Louons maintenant les grands hommes, être le prototype du photographe « parlant pour » ses sujets.

Représenter la représentation L’opposition entre les artistes informés des théories postmodernes et la photographie documentaire est régulièrement confortée dans les articles qui portent sur les photographies de reproductions de Walker Evans que Sherrie Levine commence en 1981. Il est alors courant que The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems soit comparé et mis en relation avec les Untitled (After Walker Evans) (1981) [Fig. 71] de Sherrie Levine. Cette œuvre fait suite à une première expérimentation de l’artiste avec des reproductions de photographies déjà existantes. En 1979, elle découpe des photographies d’Andreas Feininger dans un catalogue puis les colle sur des cartons et les présente comme son propre travail [Fig. 197]. Levine titre ces œuvres Photograph by Andreas Feininger avant de les renommer After Andreas Feininger. Elle choisit huit représentations de paysages faites par le photographe. Certaines montrent des arbres en plan rapproché, d’autres des forêts en vue d’ensemble. La nature y est un sujet idéalisé, grandiose et majestueux. Levine, en

609 Stefanie Lane Ball Piwetz, The Source of Appropriation : Levine’s After Walker Evans Suite, Master Thesis, College of Fine Art, Texas Christian University, 2007 610 Op. Cit., p.29-30

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reproduisant ces images, montre qu’il s’agit de représentations. La nature, dans ces photographies, n’est pas opposée à la culture611. Elle est domptée et contrôlée par la représentation que produit le regard porté sur elle. Ensuite, Levine photographie directement des reproductions dans des publications. Son premier travail de ce type est la série Untitled (After Edward Weston) (1980) [Fig. 70] pour laquelle elle photographie les reproductions de photographies d’Edward Weston décrit au chapitre 1. Levine utilise les six reproductions qui figurent sur une affiche pour une exposition de Weston à la Witkin Gallery [Fig. 198]. Dans une œuvre de 1981, Levine rejoue la forme de cette source. Untitled (After Edward Weston) (1981) [Fig. 199] reprend la présentation des images dans l’affiche en deux colonnes de trois images, mais elle réorganise les images. Levine complète son geste de copie par celui d’édition. Suite à une plainte pour plagiat des détenteurs des droits de succession d’Edward Weston, Sherrie Levine décide d’exploiter des images de Walker Evans, libres de droit, telles que celles réalisées dans le cadre de la commande de la FSA, conservées à la Library of Congress612. Levine réalise ainsi les 22 photographies qui composent la série Untitled (After Walker Evans). Elle les présente pour la première fois en 1981 lors de son unique exposition à Metro Pictures. Le fait que les images exploitées par Levine soient toutes reproduites dans Louons maintenant les grands hommes conduit de nombreux commentateurs à associer ces images à un reportage qui livre à son lectorat une image idéalisée et grandiloquente. De manière sous- jacente, il est aussi reproché à Evans d’avoir collaboré avec une forme de propagande d’Etat et de s’être allié au style ampoulé d’Agee. L’exploitation par Evans d’un style documentaire, qui cherche à prendre ses distances avec l’un comme avec l’autre, n’est pas considérée par des critiques qui en font le représentant d’une vision moderniste soutenue et glorifiée par les institutions telles que le MoMA. Voilà pourquoi Untitled (After Walker Evans) de Sherrie Levine est si souvent comparé à The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems de Martha Rosler. Postmoderne et féministe, l’œuvre de Levine semble en adéquation avec l’idée de Craig Owens selon laquelle il faut aller à l’encontre du penchant moderniste pour le pouvoir du nom propre, celui de l’auteur, qui, dans la photographie, modèle ses sujets selon ses désirs. Contredisant cette création taxée de masculine, de paternaliste et de patriarcale, se solidifie une posture féministe,

611 Craig Owens, « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism, Part 2 », Op. Cit., p.75 [1980] 612 Gerald Marzorati, « Art in the (Re)Making », Artnews, mai 1986, p.90-99

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concernée par la façon dont une représentation « parle pour » son sujet. Les artistes en question préfèrent à la création d’images leur appropriation et refusent ainsi ce que Owens nomme le « rôle de créateur comme “père”613 ». Le chapitre 1 nous a permis de montrer que de telles pratiques par réglages nécessitent une prise de décision qui est acte de création. Cependant, au début des années 1980, les images de Levine sont considérées comme une mise en crise de la position de l’auteur. En reproduisant des images que Walker Evans fait de la ruralité bouleversée par la pauvreté, Sherrie Levine souligne qu’il s’agit de représentations. Elle ne montre pas des sujets singuliers – un homme, une femme ou un enfant – mais l’image générique qui en est faite : l’homme, la femme, l’enfant614. L’acte, signalé par Rosler, de montrer une pauvreté abjecte et horrible en l’enregistrant de façon appréciable, en la transformant en objet de contemplation et de plaisir esthétique, est pointé comme une façon de « parler pour ». Levine produit une image de ce processus de représentation. Elle photographie les clichés d’Evans et la manière dont il voit et représente les métayers du Sud des Etats-Unis. Elle photographie la représentation qu’en fait Evans. Malgré leur misère, ces paysans restent beaux, comme en témoignent tels gros plans de visage [Fig. 200]. Les hommes sont forts lorsqu’ils sont représentés seuls [Fig. 201]. Les familles sont soudées dans les portraits de groupe [Fig. 202]. Ce que montre Levine est la représentation d’une représentation615. Pourtant, puisque le principe de mise en représentation reste actif chez Levine, son travail se différencie de celui de Rosler. Dans sa réflexion sur ces deux œuvres, Benjamin Buchloh souligne ce qui sépare les deux artistes dans leur rapport à Walker Evans : « Tandis que chez Levine la dénégation, à la fois abstraite et radicale, de l’auteur productif pourrait en fin de compte la situer, contre son gré, du côté des structures existantes du pouvoir, la tentative de construire un travail artistique en dehors des réflexions esthétiques et des procédures formelles existantes place Rosler du côté de l’engagement politique, avec le risque d’échec que comporte son manque d’impact au sein de la pratique artistique actuelle.616 » Pour Buchloh, Levine exploite l’appropriation, qui consiste à montrer des représentations. Ainsi,

613 Craig Owens, Art. Cit., p.182 “… the role of creator as “father”…” 614 Craig Owens, « Sherrie Levine at A&M Artworks », Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman et Jane Weinstock (éd.), Op. Cit., p.114-116 615 Cette expression « représentation d’une représentation » est empruntée à Thomas Lawson dans son texte « Making some distinctions » publié dans : Lionel Bovier et Fabrice Strun (éd.), Thomas Lawson, Mining for Gold : Selected Writings (1979-1996), Zurich ; Dijon, JPR- Ringier ; Les presses du réel, 2004 616 Benjamin Buchloh, Art. Cit., p.143

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elle convoque l’acceptation du spectateur là où Rosler exploite des conventions pour en soustraire l’objet de contemplation. La première, selon Buchloh, en montrant la représentation, a une attitude ambivalente qui prend le risque de n’être qu’ironique alors que la soustraction produite par la deuxième s’affirme comme indubitablement critique. La radicalité du geste de Rosler tient au fait qu’elle retire l’objet représenté : les clochards qu’elle ne soumet pas aux normes sociales que formuleraient leurs représentations. Autrement dit, elle refuse ce que la représentation produit : traiter ses sujets comme un texte social pré- écrit. Ce geste lui permet de mettre en évidence ce à quoi on impose que les clochards se conforment. Cette position, qui lui garantit la distance critique dont elle fait une magistrale démonstration, est aussi une façon de pointer un système sans y prendre part, en y restant extérieure. À l’inverse, les métayers sont au centre du travail de Levine et de son attention. Si un tel geste semble affirmer qu’aucune représentation n’est objective, il ne se prive pas pour autant – et c’est ce que Buchloh voit comme un risque – de reconduire la possibilité d’une relation émotionnelle puisque, même circonscrits par un appareillage critique, les métayers sont visibles autant que leur beauté, leur force et leur fraternité. Or, cette proximité avec ce qui est identifié comme structures de pouvoir, mais aussi avec leurs effets, offre au travail de Levine une acuité toute particulière et en fait une représentante de la Pictures Generation à laquelle Rosler ne participe pas. Ce qui est pointé par Rosler est exploité par Levine. Cela caractérise la démarche des artistes que nous étudions. Nous l’avons remarqué dans le chapitre 2, ils utilisent les pouvoirs de fascination des images issues du « mode metteur en scène ». Le même phénomène est appliqué aux personnes, il ne s’agit plus de personnes singulières mais de représentations idéalisées. Ainsi, les photographies prises dans les années 1930 par Walker Evans représentent des individus. La façon dont Levine les représente dans les années 1980 en fait des personnages semblables à ceux des photogrammes. Leur identité est moins importante que les sentiments engendrés par leurs apparitions. Les œuvres de la Pictures Generation ne cherchent ni à produire des représentations alternatives ni à commenter les effets des images stéréotypées de la publicité et du cinéma hollywoodien mais bien, elles aussi, à manipuler les affects. Leur portée critique se situe dans le fait d’en proposer une expérience ambiguë. Ces artistes cherchent un positionnement différent de celui de Rosler, qui produit des images dépourvues de stéréotypes. Les artistes de la Pictures Generation, au contraire, en font usage. Comme Rosler, Levine se penche sur la façon dont une représentation est imposée à un sujet. En cela il ne fait pas de doute qu’en choisissant des photographies d’Edward Weston et

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de Walker Evans, Levine scrute un âge d’or de la photographie d’auteur. Son utilisation de la reproduction comme médium artistique est chargée d’interrogations quant à la nature d’œuvre de ces images. En tant que femme, elle propose également de prendre ses distances avec une conception de l’artiste produisant des objets et originaux, mode d’expression masculin qui jalonne toute l’histoire de l’art. Cependant, ce geste de reproduction, elle l’applique à certaines images. Il fait peu de doute qu’elle a pris le temps de les choisir et que ce choix n’est pas uniquement subordonné à leur accessibilité. Autrement dit, arrêter son analyse au fait que Levine s’approprie des images réalisées par des photographes « modernistes » ou « documentaires » c’est d’une certaine façon essentialiser les images, c’est ne considérer que leur origine, leur typologie et non ce qu’elles figurent. Bref, c’est passer à côté des images elles-mêmes.

After En 1981, Levine photographie les images du corps du fils d’Edward Weston, un artiste connu pour avoir radicalement modifié sa pratique photographique en passant du pictorialisme à une pratique moderniste à la fin des années 1910. Dans les années 1920, il produit des images d’objets, de végétaux et de corps féminins motivées par une recherche esthétique qui fait de ses sujets des formes aux volumes soulignés par la lumière. Porté par cette exploration strictement formaliste, son travail cherche une beauté désintéressée, quel que soit l’objet qu’il représente. C’est ainsi que Amy Conger peut affirmer : « Les nus de Weston n’éveillent pas d’“émoi érotique”, pas plus qu’ils ne constituent des atteintes à la morale. Son utilisation de la lumière, des tonalités, des textures et de la composition y est aussi remarquable que dans ses photographies de toilettes, d’artichauts, de coquillages, de rochers et de poivrons.617 » Weston ne considèrerait que les qualités plastiques de ses sujets. Les nombreux corps de femmes qu’il photographie ne sont pas des corps, encore moins des individus, mais des surfaces dont les courbes sont révélées par la lumière. Il les scrute avec le même intérêt qu’un coquillage, un fruit ou un objet. On a donc là littéralement affaire à des objectivations. Traiter et manipuler un corps comme on le ferait d’une chose, sans lui demander ni son avis ni son sentiment, voilà qui pourrait bien éveiller un « émoi érotique ». Evidement, il s’agit bien de lumière réfléchie sur des surfaces mais, pour ces raisons précisément, ces images montrent des corps contrôlés par celui qui les représente.

617 Amy Conger, Edward Weston : La forme du nu, Paris, Phaidon, 2005, p.12

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Il est notable que Levine ne choisisse pas des images de Weston représentant des corps de femmes nues, des toilettes en faïence, des artichauts, des coquillages, des rochers ou des poivrons, mais le corps d’un enfant, le fils de l’artiste âgé de 8 ans. Ses poses, dont le rendu photographique rappelle la sculpture antique grecque, troublent d’autant plus le rapport à la personne représentée. C’est d’ailleurs pour leurs qualités formelles que le photographe les appréciait. Dans son journal, il décrit son choix de passer aux tirages sur des feuilles blanches, plus pures. Elles rendent toutes les informations du négatif. Le photographe précise : « Parmi les négatifs récents, le tirage sur papier blanc qui me satisfait le plus est sans nul doute le torse de Neil : simple, sans volonté artistique superflue. Je tiens là une de mes meilleures images.618 » Les caractéristiques individuelles de l’enfant sont absorbées et dévaluées par une idéalisation formelle, celle de la statuaire grecque. À n’en pas douter, c’est pour cette ambiguïté entre individu et personnage idéalisé, entre sujet et objectivation, entre neutralité et désir, que Sherrie Levine choisit ces images. Elle s’en explique dans un texte écrit alors qu’elle réalise Untitled (After Edward Weston) : « Au lieu de faire des photographies d’arbres ou de nus, je fais des photographies de photographies. Je choisis des images qui manifestent le désir que nature et culture nous apportent une impression d’ordre et de signification. Je m’approprie ces images pour exprimer à la fois mon besoin d’engagement et de distanciation sublime. J’espère donc que dans mes photographies de photographies, interviendra une paix fragile entre mon attirance pour ces idéaux dont témoignent ces images et mon envie de n’en pas avoir, pas plus que d’attache de quelque ordre que ce soit. Je voudrais que mes photographies avec leurs propres contradictions représentent le meilleur de ces deux mondes.619 » Levine considère que les représentations produisent des modèles et des idéalisations. Elle dévoile les personnages ainsi construits, qui la fascinent. Consciente que le fait de « parler pour » muselle les sujets objectivés, elle est aussi impressionnée par les représentations idéales issues de ce processus. D’ailleurs, le choix fait par Levine parmi les photographies de Walker Evans souligne la production d’archétypes. Les images qu’elle s’approprie rendent compte de la rude vie des métayers dans les années 1930, de façon emblématique. Si elle ne les a pas photographiées

618 Edward Weston, Journal mexicain (1923-1926), Paris, Seuil, 1995, p.202 [1961] 619 Sherrie Levine, texte de 1980 non publié. Traduit dans : Benjamin Buchloh, Art. Cit., p.138-139

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dans le livre Louons maintenant les grands hommes, Levine n’ignore certainement pas la destination et les conditions de réalisation de ces images. Par ailleurs, on aurait tort de circonscrire l’analyse de ces images au seul geste d’appropriation et à la seule portée symbolique de celui-ci. Ce que l’artiste définit comme photographie de photographie est un acte dont l’enjeu réside aussi dans un attrait pour les images en question. Ainsi dans un entretien de 1985 elle explique : « Je voudrais qu’une chose soit claire, je fais ce que je veux. Le langage et la rhétorique viennent ensuite, lorsque j’essaie de décrire à moi-même et aux autres ce que j’ai fait, mais je ne fais pas de l’art pour argumenter ou illustrer une théorie. Je fais les images que je veux regarder, c’est, je pense, ce que tout le monde fait. Le désir vient d’abord.620 » Or, les images que Levine tient à montrer représentent des gens et des lieux. Leur source est indéniablement importante. En cela, la série Untitled (After Walker Evans) s’inscrit dans une critique du travail de Walker Evans. Plus précisément, les 22 images utilisées par l’artiste convoquent le programme de la FSA et Louons maintenant les grands hommes. Avec ce projet, Levine montre également les enjeux relatifs aux possibilités de représenter des individus, d’en faire des descriptions qui servent d’exemples et qui émeuvent, qui sont, en somme, des stéréotypes. En cela, la position de Levine est ambiguë, elle exploite les effets qu’elle semble critiquer. Cela s’explique par le fait que, toute critique qu’elle soit, sa pratique consiste à utiliser des images, non à les faire disparaître. Levine s’intéresse au pouvoir d’idéalisation qui accompagne la représentation. Pour exploiter les effets de ce phénomène, elle doit montrer les images qui le provoquent. Ainsi, elle peut rendre manifeste les stéréotypes qui remplacent l’expression authentique des sujets. L’œuvre de Levine semble en cela tournée vers la façon dont sont élaborés des personnages artificiels.

620 Jeanne Siegel, « After Sherrie Levine », Art Talk : The Early 80’s, New York, Da Capo Press, 1988, p.249 “One thing I’d like to make clear is that I make the things I want to make. The language and rhetoric come afterward when I attempt to describe to myself and to other people what I’ve done, but I’m not making the art to make a point or to illustrate a theory. I’m making the picture I want to look at which is what I think everybody does. The desire comes first.”

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2. Représenter des personnages Images de représentations Avant de photographier les reproductions de photographies de Walker Evans, d’Andreas Feininger ou d’Edward Weston, Sherrie Levine a utilisé d’autres représentations. De différentes manières, ses travaux de la fin des années 1970 et du début des années 1980 utilisent des représentations de personnages stéréotypés, montrés comme des individus dont les indentités sont façonnées par des normes sociales. En 1976, elle commence la série Sons and Lovers, exposée l’année suivante par Douglas Crimp dans Pictures [Fig 16 et Fig 17]. Ces peintures sur papier millimétré, étudiées dans le chapitre 1, réunissent des paires de profils sur une feuille. L’ensemble apparaît ainsi comme plusieurs rencontres entre deux personnages. Le choix de profils comme moyen de signifier des individus inscrit Sons and Lovers dans l’histoire d’une pratique qu’il semble intéressant de présenter ici. L’art de la silhouette consiste à tracer le profil d’une personne. Ses premières apparitions remontent au XVIIIème siècle621. Ce terme n’est cependant popularisé qu’au XIXème siècle par Augustin Amand Constant Fidèle Édouart (1788-1861). La prolifique carrière de ce silhouettiste français commence lorsqu’il s’établit au Royaume-Uni en 1826 et se développe aux Etats-Unis, où il se rend en 1839. Avec une paire de ciseaux, il découpe dans une feuille les profils de ses clients. Pour promouvoir son travail, Édouart popularise l’utilisation du terme silhouette contre celui, plus courant jusqu’alors, d’ombre [Shade] qu’il trouvait trop inquiétant622. Il choisit aussi ce mot parce que Johann Kaspar Lavater (1741-1801) l’utilisait dans son livre sur la physiognomonie623. Ce théologien suisse affirmait qu’il est possible de lire la nature de chaque personne dans le dessin de son profil. Tout être créé par Dieu à son image développe son propre tempérament au fil de son existence. Le visage en porte les marques qui, selon Lavater, peuvent être déchiffrées pour discerner avec précision les humeurs les plus secrètes de chaque âme. Porté par le désir de lire l’intérieur d’un individu grâce à sa représentation extérieure, Lavater considérait comme une même chose l’individu et le dessin de son portrait624. Dans son Essai sur la physiognomonie, on trouve une gravure représentant un

621 Penley Knipe, « Paper Profiles: American Portrait Silhouettes », Journal of the American Institute for Conservation, automne-hiver 2002, p.203-223 622 Emma Rutherford, Silhouettes ou l’art de l’ombre, Paris, Citadelles & Mazenod, 2009 623 Johann Kaspar Lavater, Essai sur la physiognomie, destiné à faire connoître l'homme et à le faire aimer, La Haye, J. Van Karneebek et I. Van Cleef, 1781-1803 624 Joan Stemmler, « The Physiognomical Portraits of Johann Kaspar Lavater », The Art Bulletin, mars 1993, p.151-168

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dispositif qui permet de dessiner une silhouette [Fig. 203]. Une femme, dont il s’agit de dessiner le contour du visage, se tient de profil entre une feuille de papier et une bougie. Celle-ci projette l’ombre du modèle sur la feuille. Un dessinateur, qui se trouve de l’autre côté, dessine ce contour. « La scène pourrait grosso modo être considérée comme une traduction en termes visuels d’une confession, commente Victor Stoichita.625 » Pour Lavater, c’est moins le visage d’une personne que son contour qui permet de lire son âme, ainsi la physiognomonie ne porte pas sur les expressions du visage mais sur sa forme. Cette science ne cherche pas à identifier l’état temporaire d’un caractère mais la vérité profonde qui définit chaque identité. Cette relation entre la silhouette et la nature la plus secrète des âmes explique le développement des profils noirs sur fonds blanc, considérés comme les plus à même de donner à voir les caractéristiques sociales des modèles. « Ces images n’étaient pas vues comme de simples dessins linéaires, explique l’historienne Wendy Bellion. Elles étaient plutôt comprises comme des empreintes, les traces matérielles de la physionomie de la personne et, par extension, de sa nature privée.626 » Cela explique l’engouement que connurent les silhouettes, du XVIIIème siècle jusqu’au XIXème siècle. On se les offrait comme des représentations fidèles d’une personne et de son âme. Le commerce de ces images se développe aussi parce qu’elles sont réalisées rapidement et pour un prix modique. L’histoire des silhouettes est en effet jalonnée de nombreuses inventions qui permettent de dessiner en quelques minutes un profil miniature au contour précis. Ces innovations sont promues par des publicités pour les silhouettistes qui vantent la rapidité et la précision de leurs machines. Ces artistes proposaient également d’expérimenter de nouvelles machines. En cela, le commerce des silhouettes annonce celui de la photographie qui lui succèdera. Les profils utilisés par Levine sont des représentations dont la fidélité porte moins sur les caractéristiques plastiques des visages que sur les identités psychologiques des personnes représentées. Il est notable que les gestes et expressions du mélodrame qui signalent les passions et la morale des personnages, se développent au milieu du XVIIIème siècle c’est-à-

625 Victor Stoichita, A Short History of the Shadow, Londres, Reaktion Books, 1997, p.164 “The scene could grosso modo be regarded as a translation into visual terms of a confession.” 626 Wendy Bellion, « The Mechanization of Likeness in Jeffersonian America » : http://web.mit.edu/m-i-t/articles/bellion.html “These images were not regarded as simple outline drawings; rather, they were understood to be imprints, material traces of person's physiognomy and, by extension, his or her private nature.”

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dire au moment où se popularisent les théories de Lavater627. Dans le mélodrame, comme chez Lavater, l’expression physique des psychologies est codée. Elle ne se lit cependant pas dans l’aspect physique du visage mais dans ses expressions. Peter Brooks explique ainsi que, dans sa forme théâtrale au XIXème siècle, le mélodrame est marqué par un mutisme hérité de la pantomime628. C’est là une façon de dépasser le langage, inadéquat pour exprimer les véritables émotions, auquelles sont préférés les gestes et les expressions faciales. Une autre œuvre de Levine, réalisée en 1977, consiste en un ensemble d’éléments dont les rencontres évoquent des situations et des narrations mélodramatiques. Titrées The Book ou Untitled [Fig. 204], il s’agit de 16 impressions offset. Chacune comporte, outre le nom de l’artiste, le lieu et la date de production, un mot différent sur chaque tirage. C’est le nom de personnages (père, mère, fils, fille, sœur et frère) ou de pièces (cuisine, salon, salle à manger, chambre, salle de bain et bureau) génériques et typiques de la vie familiale quotidienne. On retrouve là le caractère impersonnel de Essex (Details of an Imaginary Life from Birth to Death) de Matt Mullican (voir Chapitre 2), une œuvre admirée par Sherrie Levine629. Si on retrouve dans les productions de Levine le caractère fictionnel et commun de Essex, il est également notable que l’environnement évoqué dans The Book soit celui du foyer familial et que Sons and Lovers implique l’interaction et l’échange entre les personnages. Ces deux œuvres de Levine suggèrent les drames quotidiens de la vie domestique. Sons and Lovers [Amants et fils] est le titre d’un roman de l’auteur britanique D.H. Lawrence (1885-1930) de 1913630. Présenté par son auteur comme presque autobiographique, il raconte l’histoire de la famille Morel dont le père est alcoolique et violent. L’un de leurs fils, Paul, prend à cœur d’aider et de protéger sa mère, avec laquelle il noue une relation fusionnelle. L’amour qu’il lui voue attise chez cette dernière une jalousie vis-à-vis des jeunes femmes – Miriam puis Clara – que Paul rencontre mais avec lesquelles il n’arrive pas à s’investir. « Il était revenu à Mme Morel. Aucune autre affection n’était aussi forte dans sa vie. Miriam s’effaçait vite dans sa pensée. Ce n’était qu’une forme vague et sans réalité. Rien d’autre ne lui tenait à cœur. Un seul endroit au monde était ferme, réel, et ne se

627 Louis James, « Was Jerrold's Black Ey'd Susan more popular than Wordsworth's Lucy? », David Bradby, Louis James et Bernard Sharratt (éd.), Performance and politics in popular drama : aspects of popular entertainment in theatre, film, and television, 1800-1976, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p.3-16 628 Peter Brooks, Op. Cit., p.56-80 629 Douglas Eklund, The Pictures Generation, 1974-1984, New York, Metropolitan Museum of Art, 2009, p.107 630 D.H. Lawrence, Amants et fils, Paris, Gallimard, 1984 [1913]

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perdait pas dans le néant des rêves : c’était le coin de terre où demeurait sa mère. Tout être pour lui pouvait devenir aussi vague, aussi inexistant qu’une ombre : sauf sa mère. Sa mère était le pivot et le pôle de sa vie ; il ne pouvait se dérober à elle.631 » Endossant très jeune le rôle délaissé par son père, Paul est condamné dès le début du roman à ne jamais trouver d’issue à cette relation exclusive avec sa mère. Dans Amants et fils, le drame se joue dans un contexte réduit au cadre domestique. Il y a peu de personnages et tous sont clairement définis psychologiquement dès leurs premières apparitions. On suit leurs histoires qui s’expriment et évoluent au fil des interactions et des dialogues, mais l’issue semble écrite dès le début, tous étant captifs de leurs rôles et de leurs caractères. Ce type de trame, de contexte, de personnages et de narration est caractéristique du mélodrame. Dans son étude de ce genre littéraire et théâtral au XIXème siècle, Peter Brooks souligne qu’il est indispensable que les personnages soient clairement et définitivement représentés632. Au théâtre, ils expriment eux-mêmes leurs places sociales : « Les Héroïnes comme les Méchants annoncent leurs identités morales, présentent leurs noms et les qualifications qui s’y attachent comme autant de révélations.633 » En cela, Sons and Lovers de Levine reprend au roman de Lawrence non seulement son titre mais convoque également le caractère normatif des personnages de mélodrame. En 1977, Douglas Crimp signalait les références aux personnages stéréotypés et aux interactions typiques du mélodrame qui accompagnent Sons and Lovers de Levine. Dans le texte qu’il écrit pour le catalogue de Pictures, il explique : « L’acte de confrontation qui est l’unique relation psychologique clairement stipulée par ces images est tout ce qui est nécessaire pour établir une histoire. De ces représentations banales émerge un scénario qui va de l’assassinat à l’adultère. Le

631 Op. Cit., p.338-339 632 Peter Brooks, The Melodramatic Imagination, New Haven et Londres, Yale University Press, 1995 [1976] 633 Ibid., p.39 “Both heroines and villains announce their moral identity, present their name and the qualifications attached to it, in the form of revelation.”

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genre privilégié par Levine est le mélodrame dans lequel le stéréotype est le véhicule d’une histoire hors du commun.634 » Cependant, dans la deuxième version de « Pictures », cette référence au mélodrame disparaît. L’essai publié dans la revue October ne considère plus Sons and Lovers mais préfère commenter la récente série President Series de Sherrie Levine. Commencée en 1979, elle réunit des images de femmes dont les bords sont découpés en suivant les profils des présidents américains George Washington, Abraham Lincoln et John Kennedy tels qu’ils apparaissent sur les pièces de monnaie. La première série, montrée sous forme de diaporama et de carton d’invitation pour son exposition à The Kitchen puis sur la couverture de la revue Real Life Magazine, présente des images en noir et blanc de femmes avec des enfants [Fig. 24]. La deuxième réunit des images en couleur de mannequins seuls, prises dans des magazines de mode [Fig. 205]. Ce sont deux types de représentations normalisées, celles d’images idéales de femmes représentées comme des objets de désir ou comme des mères de famille. Leurs bords dessinent les profils d’hommes représentants un pouvoir politique, social et économique. Les profils utilisés par Levine dans Sons and Lovers et dans President Series sont des représentations de personnages essentialisés. Ils apparaissent toujours en relation avec d’autres profils ou avec d’autres représentations. Dans la deuxième version de « Pictures », Douglas Crimp ne poursuit pas sa réflexion à propos des rencontres entre personnages stéréotypés. Il préfère considérer ces images comme des « mythes culturels ». Pour lui, en découpant une image avec le contour de l’autre, Levine propose de lire l’une à travers l’autre. Cela indique, explique-t-il, que leurs significations ne sont pas stables et qu’il est possible d’en souligner les intentions de mystification. Comme nous l’expliquions au chapitre 1, avec ce texte Douglas Crimp s’en prend notamment à Michael Fried qui exige de l’activité artistique qu’elle soit la définition du médium qu’elle exploite. Dans la deuxième version de « Pictures », Crimp décrit une des images de President Series montrée quelques temps avant à The Kitchen sous la forme d’une projection. Il déclare qu’il est difficile de nommer le médium spécifique de ce travail. Mais il n’est plus question de mélodrame dans son analyse du travail de Levine.

634 Douglas Crimp, Pictures, New York, Artists Space, 1977, p.16-18 “The act of confrontation that is the only psychological relationship fully stated by the images is all that is required to establish a narrative. From these banal pictures emerges a scenario that moves from assassination to adultery. Levine’s genre is the melodrama, where the cliché is vehicle for a larger-than-life story.”

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Pourtant ce genre semble avoir été capital pour l’artiste qui s’est beaucoup intéressée à Douglas Sirk (1897-1987), l’un des plus importants représentants de ce genre au cinéma. Howard Singerman affirme que Levine consacre le cours qu’elle donne à la Hartford Art School en 1979 à ce réalisateur635. Elle partage cet intérêt avec ses collègues enseignants dans le même établissement, Jack Goldstein et David Salle636. C’est aussi en 1979 que Joe Bishop organise à la Joseloff Gallery, le lieu d’exposition de la Hartford Art School, une exposition dont le titre, Imitation of life, reprend celui d’un des succès de Sirk637. Elle réunit des travaux de Richard Artschwager (1923-2013), Nan Goldin (née en 1953), Sherrie Levine, Richard Prince, David Salle et James Welling638. D’après Singerman, à cette période, Levine s’intéresse particulièrement à la lecture du cinéma de Sirk que propose Paul Willemen dans les pages de la revue Screen639. Le théoricien considère la stylisation du réalisateur comme une forme de parodie et l’explique dans un entretien : « Une des raisons pour lesquelles j’aime les films de Sirk, une des raisons pour lesquelles ils me parlent, est que les personnages sont prodigieusement sans intérêt. Ils sont totalement creux, un ensemble de clichés. Et les moments chez Sirk que moi et d’autres personnes fétichisons sont ceux comme la télévision offerte ou le petit Bambi que l’on voit par la fenêtre (tous les deux dans All That Heaven Allows) ou le moment où les jouets tombent de la table dans There’s Always Tomorrow. On pourrait dire que les films de Sirk confirment le fait que tous les personnages de fiction sont toujours un

635 Howard Singerman, Op. Cit., p.28 636 Molly Nesbit, « Without Walls », Douglas Fogle (éd.), The last Picture Show : Artists Using Photographyn 1960-1982, Minneapolis, Walker Art Center, 2003, p.249-258. 637 Joe Bishop est un critique d’art et curateur mort du SIDA en 1985. Il travaillait notamment à la galerie Castelli Graphics, une antenne de la galerie Leo Castelli ouverte en 1969. Elle est spécialisée dans les œuvres imprimées. Dans les années 1970, elle expose régulièrement des photographies. 638 Echange d’emails avec Mikki Dembar, assistante du Doyen à Hartford Art School, décembre 2014. 639 Howard Singerman, Op. Cit.

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assemblage de clichés, ce qui les rend si “réalistes” et si appropriés pour démontrer le fait que l’existence sociale détermine la conscience.640 » En effet, les mélodrames de Sirk apparaissent comme une accumulation de poncifs. C’est peut-être cet amalgame entre expression pathologique et mièvrerie qui attire Levine. En tout cas, au prisme de la lecture qui en est faite par Willemen, on peut considérer que les représentations qui se rencontrent dans Sons and Lovers et se superposent dans President Series montrent des êtres façonnés socialement. Ce sont des modèles ou des stéréotypes. Ces œuvres soulignent ainsi les façons dont des sujets se construisent et se définissent au contact de normes et de rôles sociaux. Il est aussi possible de considérer à ce prisme les photographies de reproductions des séries Untitled (After Edward Weston) et Untitled (After Walker Evans). Dans ces œuvres aussi, Sherrie Levine montre et manipule des représentations sociales, des personnes aux rôles et positions stéréotypées.

Tactiques mélodramatiques À la fin des années 1970, Levine n’est pas seule à considérer le mélodrame comme une source et un objet de réflexion. Il attire alors un grand nombre d’artistes et de théoriciens. Dans le numéro d’Artforum dans lequel est publié « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain » de Benjamin Buchloh on trouve également celui de Kate Linker, « Melodramatic Tactics »641. Il n’a pas connu la même portée critique. Cela s’explique sûrement par le fait que l’essai de Buchloh présente une lecture univoque, sans ambiguïté, qui impose aux artistes étudiés une filiation avec plusieurs de leurs prédécesseurs du XXème siècle. Cela en fait un outil clair et définitif pour comprendre et définir l’art en train de se faire. À l’inverse, « Melodramatic Tactics » cherche des liens plus sensibles et évanescents qu’un rapprochement par médium, par pratique ou par sujet commun. Pour cela, Linker considère différents phénomènes artistiques récents sans leur chercher d’antécédents historiques. Linker découvre un phénomène dans l’art actuel, alors que Buchloh en historicise un. Contrairement

640 Paul Willemen, Looks and frictions: Essays in Cultural Studies and Film Theory, Londres; Bloomington, British Film Institute; Indiana University Press, 1994, p.244-245 “One of the reasons I like Sirk’s films, one of the reasons they talk to me, is because the characters become supremely irrelevant. Characters are totally flattened out, are simply strings of clichés put together. And the moments in Sirk, which I and other people fetishise are things like the television set gift or the little Bambi in front of the window (both in All That Heaven Allows) or the moment when the toy falls off the table in There’s Always Tomorrow. One could say that Sirk’s films confirm the fact that all fictional characters are always concatenations of clichés, which makes them so ‘realistic’ and so suitable demonstrations of the fact that social existence determines consciousness.” 641 Kate Linker, « Melodramatic Tactics », Artforum, septembre 1982, p.30-32

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à « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », « Melodramatic Tactics » ne forge pas d’outil théorique pour distinguer les diverses pratiques contemporaines. Le refus de systématisation qui guide ce texte en fait une présentation de l’état d’esprit dans lequel plusieurs artistes emploient une imagerie préexistante, au tournant des années 1970 et 1980. Dans « Melodramatic Tactics », Linker présente dans un premier temps l’histoire et les enjeux sociaux du mélodrame. Elle rappelle que, dans sa forme spectaculaire, ce genre apparaît au XIXème siècle, au moment où l’industrialisation pousse les classes populaires vers les villes dans lesquelles elles forment une masse avec laquelle ce type de spectacle va lier une relation durable. Le mélodrame, selon Linker, est une production de masse qui dépeint des personnages stéréotypés et des intrigues standardisées dans une réalité prévisible et rassurante. Les méchants sont punis et les justes couronnés de réussite. « Le mélodrame ainsi est à la fois un divertissement et un instrument, une diversion sociale et une contrainte sociétale.642 » Au XXème siècle, cette force de moralisation est réinvestie par Bertolt Brecht (1898-1956) comme par les studios d’Hollywood. Le mélodrame apparaît ainsi toujours gonflé d’une idéologie explicite et manichéenne. Une génération d’artistes, que Linker présente comme « éduqués » par la télévision, la publicité et le cinéma, va apprendre à décoder et à déjouer l’écriture de ces divertissements, en l’assimilant. Ainsi, le mélodrame apparaît comme un genre dont les axiomes sont représentatifs de la culture de masse au sens large. En montrant l’intérêt que partage une génération d’artistes pour une forme, Linker ne prend de position ni pour la révélation d’une mythologie ni pour le choix d’un médium contre un autre. Au contraire, elle pointe une approche qui relève plus du jeu avec un type de formulation et avec ses standards. En cela, la page d’introduction à l’article est assez révélatrice. Il est peu probable qu’elle ait été composée par Linker elle-même, pourtant il nous semble intéressant d’en souligner la composition [Fig. 206]. On y trouve trois images. La plus à gauche est la reproduction d’un Untitled de 1982 de Cindy Sherman représentant l’artiste, les cheveux mouillés, accroupie et vêtue d’un peignoir rouge. Son regard inquiet est fixé sur quelque chose qui se trouve hors champ. En haut à droite, apparaît une photographie du décor de la performance Rain or Shine de 1977 de William Leavitt. Cette vue éloignée d’une ville américaine dont les bâtiments se détachent sur un coucher de soleil très cinématographique sert de toile de fond à un dialogue volontairement creux et insipide, pastichant celui des soap

642 Art. Cit., p.31 “Melodrama, then, is both entertainment and instrument, social diversion and societal constraint.”

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operas643. Au-dessous, on trouve la reproduction d’une peinture de Richard Bosman. The Red Curtain représente un homme qui en pousse un autre par une fenêtre ouverte sur une nuit étoilée. La victime, dans un dernier réflexe, tente de se retenir à un rideau dont le rouge exacerbe la tension dramatique de la scène. Cet agencement d’images, qui partagent une dominante de pourpre, associe cette couleur à la narration dramatique du cinéma, dont ces trois travaux s’inspirent. Il semble ici que la mise en scène et la dramaturgie du mélodrame puissent autant être explorées par la photographie, la performance que par la peinture. Le texte de Linker est indistinctement consacré aux trois artistes mentionnés précédemment, à Richard Prince et à Thomas Lawson. Linker approche leurs travaux selon la manipulation qu’ils font de certains codes. Portées par un type de construction de situation autant que par les comportements des protagonistes, ces œuvres ont, selon Linker, comme objectif de faire naître chez le spectateur des sentiments. De fait, à cette pluralité de médium pourrait répondre la singularité d’un style caractéristique. Comme l’explique Christine Gledhill le mélodrame cinématographique est par définition l’association d’un drame narré et d’une musique renforçant la puissance des sentiments644. Avant d’être adapté aux grands écrans, ce genre en littérature avait déjà à sa base une forme d’exagération. D’après Peter Brooks, Honoré de Balzac (1799-1850) en est l’un des grands inventeurs645. Explorant une forme narrative qui cherche à écrire des drames à partir de personnages et de situations banales et quotidiennes, le romancier invente une aventure qui se déroule dans les sentiments et les consciences humaines. Cela impose idéalisation et dramatisation qui forcent et soulignent les émotions. Cette dramatisation est adaptée dans les théâtres parisiens postrévolutionnaires. Elle prend alors la forme de mises en scènes très travaillées et spectaculaires. Puisqu’il s’agit de transmettre les états d’âmes et les émois des personnages, les expressions de leurs visages et leurs gestuels sont amplifiés et accompagnés de musique. Tous ces éléments priment sur les mots, trop faibles pour exprimer les tiraillements et les bouleversements psychologiques intériorisés. On pourrait voir dans ces formes un lien avec le drame baroque allemand que Benjamin étudie. Celui-ci partage d’ailleurs avec le mélodrame au théâtre une origine dans l’opéra comique. Ils ont aussi en

643 William Wilson, « Samples from a Video Palette », Los Angeles Times, 6 juin 1977, photocopie consultée dans le fond d’archive du Los Angeles Institute of Contemporary Art à The Archives of American Art, Washington. 644 Christine Gledhill, « The Melodramatic field, an investigation », Christine Gledhill (éd.), Home is Where the Heart Is : Studies in Melodrama and the Woman’s Film, Londres, British Film Institut, 1987, p.5-39 645 Peter Brooks, Op. Cit.

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commun une expressivité outrancière qui cherche à affecter au-delà de ce que les mots peuvent exprimer. Sous sa forme cinématographique, le mélodrame accorde aussi une prédominance au visuel et à l’expression émotionnelle. Avec l’apparition du parlant et suite aux explorations techniques des cinéastes expressionnistes allemands réfugiés à partir des années 1930 aux Etats-Unis, le mélodrame au cinéma est marqué par une surenchère d’effets visuels sophistiqués. Chez George Cukor (1899-1983), Vincente Minnelli (1903-1986), Max Ophüls (1902-1957) ou Douglas Sirk qui réalisent des mélodrames dans les années 1930, 1940 et 1950, la musique, la diction et le jeu des acteurs, les cadrages, les éclairages et les décors sont au service d’une dramatisation qui met les sentiments et la psychologie des personnages au centre de l’attention. Thomas Elsaesser affirme ainsi que ce qui caractérise le mélodrame c’est l’exagération de la « grandeur et de la décadence » [rise and fall] des émotions646. Les émois dont le mélodrame est chargé sont aussi des moyens pour révéler comment se construisent les sujets au niveau social comme au niveau familial. Ces environnements leur imposent une place et un rôle. En effet, presque tous les personnages des mélodrames semblent fatalement définis par les cadres où ils sont inscrits, sans aucune chance de pouvoir s’en affranchir. Qu’il s’agisse de l’appartenance à un rang ou d’un rôle assigné, toutes et tous sont les victimes d’un système que personne ne peut enrayer. Les héroïnes et les héros des mélodrames veulent dépasser les normes qui leur sont imposées par leurs situations sociales ou familiales. C’est de la fatalité des luttes auxquelles ils se livrent que naissent les sentiments mélodramatiques. Dans le mélodrame, les pulsions des personnages sont intériorisées, contrairement aux westerns ou aux films de gangsters où elles sont extériorisées. Cary Scott, par exemple, le personnage principal du film All That Heaven Allows (1955) de Douglas Sirk, est veuve et entend se remarier avec son jardinier contre l’avis de la bonne société locale et de ses propres enfants. Elle est alors confrontée à un ensemble de pressions vécues comme autant d’entraves à sa volonté. La société et la famille apparaissent comme de violents agents de normalisation auxquels elle se confronte à ses dépens et qui la poussent à découvrir son aliénation par rapport aux conventions sociales. Les films de Douglas Sirk sont caractérisés par une exagération stylistique, soulignée par de nombreux commentateurs. Certains plans sont outrancièrement symboliques. Un objet tombe et se brise pour faire allusion à une catastrophe. Les situations de bonheur sont

646 Thomas Elsaesser, « Tales of Sound and Fury », Christine Gledhill (éd.), Op. Cit. p.52

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présentées dans des décors bucoliques. Les émotions dont sont affectés les personnages sont accentuées par le jeu des acteurs et la façon de les représenter. Cela est spécifique au mélodrame. Ce genre est marqué depuis son apparition par une recherche qui, voulant donner du sens au quotidien, doit accentuer les tiraillements de ses personnages. Leurs émotions, seules les images peuvent en rendre compte. « C’est une question de style, affirme Sirk. Les angles de prise de vue sont extrêmement importants : c’est avec Les soutiens de la société que je l’ai découvert. Ces angles sont les pensées du metteur en scène. Les éclairages sont sa philosophie. Et cela peut aller très loin : bien avant [Ludwig Joseph] Wittgenstein, moi et certains de mes contemporains avions appris à nous méfier du langage comme moyen fiable de communiquer et comme interprète fidèle de la réalité.647 »

L’ironie de Douglas Sirk Avant de réaliser des mélodrames à Hollywood, Douglas Sirk, né Hans Detlef Sierck, a été metteur en scène et réalisateur en Allemagne. Né en 1897, à Hambourg, il commence sa carrière en tant qu’assistant dramaturge au Deutsches Schaupielhaus de cette ville puis au Schauspielhaus de Brême et enfin au Atles Theater de Leipzig648. En 1933, alors qu’il doit prendre la direction du Berliner Staatstheater, le poste lui est refusé par pression du régime nazi, fraîchement arrivé au pouvoir, parce que sa seconde femme est juive. On lui reproche également d’avoir monté des pièces de Bertolt Brecht et Kurt Weill (1900-1950). Il est alors contacté par l’UFA (Universum Film AG), société de production dirigée par les nazis, qui lui demande de réaliser des films. Il dirige, pour eux, plusieurs mélodrames dont les situations sont produites par les carcans, les interdits et l’hypocrisie sociale. Paramatta, bagne de femmes (1937) raconte le destin tragique de Gloria Vane, interprétée par Zarah Leander. C’est une chanteuse de cabaret qui, par amour pour le commandant Sir Albert Finsbury (Willy Birgel), se laisse condamner pour les méfaits qu’il a commis. Du bagne australien où elle est enfermée, elle ne peut sortir qu’en se mariant. Henry Hoyer (Viktor Staal), un honnête fermier tombe amoureux d’elle mais elle le quitte pour retourner auprès de Finsbury. Celui-ci, en pleine ascension sociale découvre que ses agissements passés ont fait condamner celle qu’il aimait. Ne pouvant changer de vie il se suicide. Gloria Vane retourne au bagne. On retrouve des personnages similaires dans La Habanera (1937) où Astrée Sternjhelm (Zarah Leander) une jeune femme suédoise, en voyage à Porto Rico, tombe amoureuse de Don Pedro de Avila

647 Jon Halliday, Conversations avec Douglas Sirk, Paris, Cahiers du cinéma, 1997, p.57 648 Pour une biographie de Douglas Sirk voir : Jon Halliday, Op. Cit.

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(Ferdinand Marian), un homme de pouvoir local. Elle se marie avec lui et coupe tous liens avec sa famille. 10 ans plus tard un de ces anciens courtisans, le docteur Sven Nagel (Karl Martell), fait des recherches sur la fièvre qui ravage le pays et que Don Pedro de Avila tente de cacher pour ne pas enrayer le tourisme. Celui-ci s’avère être un mari tyrannique pour Astrée et meurt de la maladie qu’il voulait cacher. Le docteur découvre un remède, dévoile la vérité et rentre en Suède accompagné d’Astrée. Ces histoires tragiques sont autant d’occasion de traiter de vilenies, telles que la traîtrise ou le mensonge, en mettant en scène des personnages aux caractères clairement définis. À propos de ses films tournés en Allemagne, mais décrivant son cinéma de façon générale, Sirk affirme : « Il faut bien voir que l’ironie joue un rôle important dans nombre de mes films…649 » Après avoir fui l’Allemagne nazie, il réalise à Hollywood des mélodrames, dont plusieurs seront de grands succès populaires. À l’image de All That Heaven Allows, beaucoup présentent une vision pessimiste des relations sociales et mettent en scène des personnages heurtés, aux prises avec les prescriptions et les comportements attendus par leurs environnements. Sirk explique d’ailleurs que les personnages qui activent le mélodrame et qui sont centraux dans ses films sont ceux qu’il définit comme « clivés », tels que Albert Finsbury ou Don Pedro de Avila. Il ne s’agit pas du héros, droit et juste, représentant du bien. Au contraire, celui par qui tout arrive est esclave de ses désirs, aventurier et excessif. Son destin est souvent tragique. C’est à travers lui que Sirk porte une vision acerbe de l’humanité qu’il considère comme dépourvue de sincérité et en laquelle son expérience de l’Allemagne nazie lui a fait perdre confiance. Les personnages clivés permettent de décrire le désespoir, le doute, la faiblesse et l’échec. Selon Sirk, ce par quoi le drame arrive doit porter le spectateur à réfléchir sur le pourquoi d’une telle situation, sans se laisser berner par la mièvre résolution finale. Au-delà du dénouement, le film doit laisser entrevoir que tout recommencera. « Vous voyez, il n’y a pas de vraie solution au problème qu’affrontent les personnages de la pièce, à part le deus ex machina, qu’on appelle aujourd’hui le « happy end », et dont Hollywood, les Athéniens et autres Grecs étaient également friands. Mais c’est ce qu’on appelle l’ironie euridipienne. Ça plaît aux foules. Mais pour les happy few, ça rend l’aporia plus transparente.650 »

649 Op. Cit., p.68 650 Op. Cit., p183

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Pour Sirk, le deus ex machina, intervention divine qui rétablit une situation dramatique dans le théâtre antique, et le happy ending au cinéma partagent une telle évidence et une telle facilité qu’ils ne font que souligner la fatalité de la situation dépeinte. Dans les années 1970, les mélodrames hollywoodiens de Sirk sont reconsidérés, au travers de ce prisme, par une génération de théoriciens du cinéma qui y voient une critique sociale masquée sous les traits d’un divertissement familial. Comme l’explique Christine Gledhill, la réévaluation de ce genre, jusqu’alors considéré comme tout juste bon à « faire pleurer Margot », est portée par une réévaluation stylistique. Les excès formels du mélodrame apparaissaient comme une façon de souligner les contradictions inhérentes à leurs modalités de production. « Sirk était alors présenté comme un réalisateur brechtien qui sous la contrainte des studios d’Hollywood, avait éclairé un genre populaire – le mélodrame et avec lui les films pour femmes – pour donner accès au centre névralgique de l’Amérique d’Eisenhower que grâce à un appareillage de “distanciation” il éclairait d’une critique formelle et ironique.651 » Ces excès, propres au mélodrame, qui traditionnellement exprime la vie psychologique des personnages aux moyens des images et autres effets non-verbaux, sont lus dans les années 1970 comme un forme ironique. Cela apparaît comme un commentaire sur la situation sociale dépeinte, mais aussi sur les conditions de production, de diffusion et de consommation du film. Sirk lui même insiste sur le fait que la stylisation qu’il emploie permet de créer une distance entre les situations représentées et les spectateurs652. Pour les critiques de cinéma, cette façon de souligner un régime formel est perçue comme un commentaire à propos d’Hollywood. Willemen considère que l’expérience de Sirk à l’UFA a fait de lui un fin connaisseur des contraintes idéologiques, tout disposé à explorer celles des studios d’Hollywood653. Les sujets lui étant imposés, du moins au début de sa carrière américaine, il en exacerbe les conventions, dans un geste brechtien chargé d’ironie. « Il tentait de construire la critique d’une société qui lui fournissait l’argent et les outils pour faire ses films, mais il ne pouvait pas heurter cette société au point qu’elle lui retirerait le soutien qu’elle accordait à son cinéma, par exemple en réduisant la

651 Christine Gledhill, Art. Cit., p.7. “Sirk was now constructed as a Brechtian director, who, constrained by the Hollywood studio system, had lighted on a popular genre – melodrama and with it the woman’s film – for the access it gave to the neuralgic centre of Eisenhower’s America, which through a range of ‘distanciation’ devices he exposed in a formal and ironical critique.” 652 Serge Daney et Jean-Louis Comolli, « Entretien avec Douglas Sirk », Cahiers du cinéma, avril 1967, p.19-35, 68-70 653 Paul Willemen, « Distanciation and Douglas Sirk », Screen 12, n°2, 1971, p.63-67

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fréquentation. Cette contradiction première en générait ainsi une seconde dans son propre travail.654 » Selon Willemen, Sirk fait dans ses films le portrait d’une société suffisante et complaisante dont les apparences de surface ne font que masquer le pourrissement intérieur. Cela engendre une mise en crise de ses moyens d’expression. Cette indépassable nécessité de produire avec l’appareil même dont on critique les modes de production fonde l’impossibilité de trouver une position extérieure. C’est celle-ci que l’on retrouve dans l’approche de Sherrie Levine et qui la distingue de Martha Rosler. Ce choix est aussi lié à une croyance en la force des images pour exprimer des émotions. Pour faire une critique de la représentation en acte, selon la position de Sirk que partage Levine, il faut utiliser des représentations. De même, pour considérer les dispositifs qui les exploitent, l’utilisation de ces dispositifs est nécessaire. Pour cela, l’accès aux outils qui produisent et diffusent ces images est indispensable et cela n’est possible qu’en acceptant de se plier aux règles qui en régissent l’utilisation. C’est là qu’intervient l’ironie. En exacerbant les conventions imposées par les productions hollywoodiennes, Sirk les exalte. Willemen explique que pour comprendre les exagérations stylistiques et l’expressionnisme du réalisateur il faut considérer leur contexte de réalisation. « Pour en saisir pleinement la signification, il est nécessaire de prendre en compte les conditions dans lesquelles Sirk était obligé de travailler : les grands studios de Hollywood, eux-mêmes un élément de l’industrie de la conscience venue à maturité pour accorder une population principalement rurale aux exigences de la vie industrielle et à tout ce qu’un tel changement implique en terme de nécessité à propager un nouveau type de ‘bon sens’ : les valeurs familiales, les alignements à la moralité publique/privée et ainsi de suite.655 »

654 Paul Willemen, « The Skirkian system », Looks and frictions: Essays in Cultural Studies and Film Theory, Londres; Bloomington, British Film Institute; Indiana University Press, 1994, p.89 “He attempted to mount a critique of a society which provided him with the money and the tools to make his films, but could not offend that same society to the point of it withdrawing its support for the films through, for instance, a lack of box office receipts. This primary contradiction generated further, secondary ones in his work” 655 Paul Willemen, Art. Cit., p.90 “In order to grasp its fill significance, it is necessary to take into account the circumstances under which Sirk was required to work: the big Hollywood studio, itself an element in the consciousness industry that had grown up to adjust primarily rural population to the requirements of industrial living and all that such a change implied in terms of the need to spread new kinds of ‘common sense’, family values, public/private morality alignments, and so on.”

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Confronté à la nécessité de faire des histoires adressées à un public « moyen », il en intensifie les conventions en exagérant les mises en scène, les décors et les situations. Willemen nomme cela une technique « through a glass darky »656. Cette expression, convoquée aussi par Sirk, empruntée à l’Epître aux Corinthiens de saint Paul, « voir dans un miroir, en énigme », signale une distance entre ce qu’on peut comprendre du film et ce qu’il montre657. L’enjeu idéologique du divertissement est exprimé ironiquement. Pluôt que de l’exprimer et le montrer directement, il est évoqué. Il doit apparaître aux spectateurs attentifs qui le déchiffrent dans une représentation en apparence dépourvue de considération pour ces conditions de production.

L’ironie de David Salle David Salle affirme qu’il était avec Levine lorsqu’il vit Imitation of life de Douglas Sirk au Museum of Modern Art de New York et revendique également l’influence de ces films658. Depuis un point de vue comparable à celui de Willemen, le peintre considère que ce réalisateur fait le portrait d’une société qui masque, sous une apparence idéalisée, les conventions et l’égoïsme dont elle est pétrie. L’artiste explique qu’il portait alors un grand intérêt à « la surface que Sirk maîtrisait, qui contribue à vous donner la sensation que quelque chose d’épouvantable se passe sous la surface659 ». Le fait que des apparences s’imposent comme mode d’expression constitue, pour Salle, le véritable drame de ces films660. Ils montrent que l’identité et la relation au monde n’existe que par cette superficialité. David Salle décide d’en faire le sujet de ces peintures. Il utilise pour cela des images telles que celles provenant du stock d’images de la revue pornographique pour laquelle il travaillait alors. Il agence plusieurs de ces représentations sur ses œuvres. Ainsi, en 1979, il réalise The structure is in itself not reassuring [Fig. 207]. Il s’agit de deux paravents dont chaque panneau est recouvert de toiles. Y sont peintes une représentation de plage, le portrait d’une femme tenant un chien, un homme sur un radeau, un accident de voiture et plusieurs femmes nues dans différentes postures. Des ampoules colorées pendent du plafond et dramatisent les surfaces des paravents. L’association de l’écran, des lumières et de

656 Art. Cit., p.91 657 Jon Halliday, Op. Cit., p.181 658 Peter Schjeldahl, Salle, New York, Vintage Edition, 1987, p.21 659 Ibid., p.39 “The surface that Sirk possessed that contributes to your feeling that there’s something terrible going on underneath the surface” 660 Ibid., p.49-62

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ces scènes disparates évoque le cinéma où tous ces éléments composent une histoire. L’œuvre de Salle est ainsi faite de représentations à associer. Comme nous l’expliquions au chapitre 2, il réalise ensuite lui-même des photographies de femmes nues qu’il fait poser de façon à obtenir des images explicitement mises en scènes. Il reproduit les images obtenues sur des toiles où elles sont souvent accompagnées d’autres représentations ou d’interventions en tout genre. Midday (1984) [Fig. 208] est un œuvre de plus de 4 mètres contenant principalement la reproduction en jaune et noir de la photographie d’une femme nue dans un salon. Elle se tient allongée sur le dos, les jambes écartées et les bras en l’air. Elle porte un soutien-gorge et des talons-aiguilles. Sur cette représentation se superposent le portrait d’un homme tracé à la peinture rouge et un motif répétitif bleu. La partie droite de la toile contient une abstraction faite d’un fond rose et de deux formes ovoïdes. Les images que Salle utilise font explicitement référence aux représentations pornographiques. Cette objectification des corps prolonge son exploration des représentations stéréotypées. Il peut l’exacerber en contrôlant la mise en scène pendant la prise de vue puis lors de sa transcription en peinture. Plusieurs critiques affirment que le potentiel pornographique et asservissant de ces représentations est déjoué par leur confrontation sur la toile avec d’autres éléments. « Elles peuvent bien avoir une relation générique avec les nus des musées ou des magazines érotiques mais sont désamorcées – sans être totalement sécurisées – par des décisions d’atelier, par les indices d’une sélection et d’un arrangement artistique », peut-on lire dans un catalogue de l’artiste661. Cet argument, souvent repris, voudrait qu’en faisant se côtoyer sur une même toile des éléments issus de différents contextes, Salle rende compte d’un nivellement généralisé. Une image, quelle qu’elle soit et quoi qu’elle représente, en vaudrait une autre. Les peinture de Salle seraient l’illustration de cette perte de sens des représentations, neutralisées parce qu’équivalentes. « L’art de Salle est un art du désenchantement total », conclut ainsi Donald Kuspit662. Mais les corps nus exhibés par Salle sur ses toiles ne sont pas accueillis par tous les critiques avec le même enthousiasme. Mira Schor notamment s’insurge contre cette

661 Richard Thomson, « David Salle : The First Artist of our Fin-de-Siècle », Mark Francis (éd.), David Salle, Edimbourg, The Fruitmarket Gallery, 1987, p.8 “They may have a generic relationship to the nude of the museum or the girlie mag but they are defused – yet not rendered entirely safe – by studio decisions, by the very evidence of artistic selection and arrangement.” 662 Donald Kuspit, « David Salle’s Aesthetic of Discontent », C Magazine, printemps 1986, cité dans : Alison Pearlman, Unpackaging art of the 1980s, Chicago et Londres, The University of Chicago press, 2003, p.60 “Salle’s is an art of total disillusionment.”

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justification qui autorise l’utilisation de ces images au prétexte qu’elles seraient dépourvues de sens et donc lavées de tous désirs de soumission663. Au contraire, elle accuse Salle de donner libre cours à sa misogynie sous couvert d’ironie et de pastiche. Qu’elles soient accompagnées ou non d’autres représentations, ces images sont méprisantes et dégradantes. Qui plus est, insiste Schor, si toutes les images se valent, ce sont uniquement des femmes que Salle représente dans des poses suggestives et humiliantes. Comme les autres représentations qu’il utilise, elles sont manipulées par l’artiste qui a un contrôle total sur les éléments qu’il exploite. Pour Schor, la perte de sens que les critiques masculins s’accordent à voir dans le travail de l’artiste est la métaphore de leur vision des femmes. Incompréhensibles et opaques, elles doivent être maîtrisées et martyrisées. Selon Schor, Salle continue ainsi une histoire de la peinture faite par des hommes prenant le contrôle sur les sujets qu’ils peignent, très souvent des femmes. Alors qu’il prétend railler ce médium et son histoire, David Salle en prolonge les modes opératoires tyraniques. Avant la parution de l’article de Mira Schor, Sherrie Levine écrivait que l’utilisation d’images de femmes nues dans la peinture de Salle la rendait vulnérable à l’accusation de misogynie, précisant aussitôt que celle-ci masque les vrais enjeux de ce travail664. Salle, selon elle, utilise volontairement des images d’Autres maitrisées. Il le fait pour montrer qu’il est vain de vouloir donner un sens définitif aux choses et autres personnes. « Il sait qu’il n’y a jamais eu la différence sexuelle, la femme, la représentation, le style.665 » Levine insiste ici sur un point qui, remarquons-le, importe aussi dans son propre travail. Aucune œuvre ne devrait pouvoir se soumettre à l’énonciation d’un propos clair et définitif mais, à l’inverse, devrait exprimer des contradictions. Les interprétations qui font de Salle un artiste ironique absolument insensible aux images qu’il utilise sont aussi vaines que celles qui le décrivent en pervers machiste. En effet, chacun de ces discours supposent un raisonnement cohérent et intentionnel dont s’écartent les artistes de la Pictures Generation comme David Salle. En réalisant lui-même les photographies qu’il peint, il a la pleine maîtrise des stéréotypes et des

663 Mira Schor, « Appropriated Sexuality », Wet : On Painting, Feminism, and Art Culture, Durham et Londres, Duke University Press, 1997, p.3-12 [1986] Mira Schor (née en 1950) est une artiste et critique américaine. En 1973, elle est diplômée de CalArts dont elle a suivi le programme The Feminist Art Program. Mis en place par Judy Chicago et Miriam Schapiro, il est adressé aux femmes étudiantes artistes et consiste en la réalisation d’une exposition portant un regard critique sur la place des femmes dans la société. Les essais critiques de Mira Schor portent sur la visibilité des femmes dans l’art. 664 Sherrie Levine, « David Salle », Flash Art, été 1981, p.34 665 Ibid. “He understands that there never has been the sexual difference, the women, the representation, the style.”

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imaginaires qu’il convoque. Il semble impensable de faire cela sans intention. C’est bien plus pour renforcer la référence à la photographie pornographique, et s’assurer qu’elle soit lisible, que Salle construit ces images. Cette façon de travailler s’accorde avec les films de Sirk et le mélodrame où les poncifs sont utilisés pour ce qu’ils sont. Salle porte également une attention à ce que ses images ne soient pas strictement pornographiques. Elles sont faites pour être ambiguës et, à ce titre, produisent un malaise. Celui-ci engendre deux réactions chez ses commentateurs : soit une défense de cette peinture qui minimise ou nie ce qu’elle est, soit une attaque qui en souligne les évidences. En cela, Salle produit le même type de réaction que le mélodrame dont les exagérations sont parfois raillées. C’est très intentionnellement que sa peinture est choquante. Elle adresse à son public des stéréotypes consommés dans un autre domaine. Elle les expose. Salle trouve là une utilisation alternative de la superficialité caractéristique du mélodrame. Dans ce genre, les codes sont utilisés, certes pour leur mièvrerie, mais également pour véhiculer des émotions. Si leur caractère outrancier peut engendrer un malaise ce n’est pas le but de leur utilisation. L’ironie peut être détectée dans le mélodrame, mais n’est jamais explicite. Elle est au contraire un mobile pour le travail de Salle, de même que le choc qu’il produit est orchestré par l’artiste. Cela permet de distinguer le travail de Salle de celui de Levine. Cette dernière ne présente pas des images choquantes, ce sont les émotions qu’elles engendrent qui peuvent l’être, tandis que Salle présente des images choquantes parce qu’elles engendrent des émotions.

Lecture à contre-courant Au début des années 1980, lorsque Kate Linker, Sherrie Levine ou David Salle s’intéressent au mélodrame ou à Douglas Sirk, ils ont à leur disposition un certain nombre d’études sur ce genre et ce réalisateur. Levine a lu les textes de Willemen. La critique d’art cite plusieurs sources, alors récentes. Ces travaux sont le fruit d’un regain d’intérêt, dans les années 1970, pour le mélodrame dans le domaine du cinéma et de la littérature. Peter Brooks, dans la préface de la réédition, en 1995, de son livre The Melodramatic Imagination, originellement paru en 1976, explique qu’il a commencé à s’intéresser à Honoré de Balzac, Fiodor Dostoïevski (1821-1881) et Henry James (1843-1916) alors qu’il tentait de penser des formes de représentations populaires qui lui semblaient aussi excitantes que peu respectables666. Il fut surpris de découvrir que ses recherches entraient en résonance avec

666 Peter Brooks, « Preface 1995 », The Melodramatic Imagination, Op. Cit., p.VII-XII

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celles qui occupaient le domaine du cinéma. En 1972, il publie une première ébauche des thèses de son livre dans la Partisan Review. Au même moment dans Monogram, le journal du British Film Institute, paraît « Tales of Sound and Fury : Observations on the Family Melodrama » de Thomas Elsaeser qui étudie les mélodrames hollywoodiens. Brook remarque que les analyses du mélodrame, en littérature comme au cinéma, s’appuient sur les théories freudiennes. « J’affirme dans ce livre qu’il y a une convergence entre les intérêts pour le mélodrame et pour la psychanalyse – en effet, la psychanalyse est une sorte de mélodrame moderne, concevant les conflits psychiques en termes mélodramatiques et matérialisant la reconnaissance du refoulé, souvent avec et dans le corps.667 » Ce point de vue est partagé par Elsaesser qui explique que les mélodrames américains exploitent les théories freudiennes pour exprimer et symboliser stylistiquement les attitudes et les émotions de leurs personnages. Ces films représentent souvent des individus cédant à leurs pulsions et à leurs désirs, et dont les actions sont expliquées comme étant le fruit des pressions sociales et idéologiques. Une telle interprétation fait du spectateur du mélodrame un récepteur semblable au psychanalyste face à son patient. Distant, il doit traduire symboliquement ce qui lui est raconté. Cette conception de l’analyse des films hollywoodiens est centrale pour les théories féministes. Nous l’énoncions plus haut, en Angleterre, dans les pages de Screen notamment, s’élabore une interprétation des films comme texte social. Le cinéma est considéré comme transmettant des stéréotypes qui confortent les spectateurs dans des rôles sociaux prédéterminés. « Visual Pleasure and Narrative Cinema » de Laura Mulvey, que nous évoquions plus haut, est un des aboutissements de ces recherches668. Dans ce texte, la femme au cinéma est considérée comme réduite au rôle d’objet à contempler. Ainsi, la caméra est contrôlée par un regard masculin et produit des images adressées aux hommes. Mais, dans « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Mulvey ne prend pas en compte la possibilité d’une réception féminine qu’elle tente ensuite de penser. Considérée comme nécessairement dialectique, elle est souvent nommée « reading against the grain », une lecture à contre-courant, parce que les femmes sont distantes de ces images qui n’ont pas été faites pour elles 669. Cette réception est moins attentive à l’intrigue qu’aux symboles qu’expriment les films. En cela, la lecture à contre-courant doit aussi aux théories freudiennes. Laura Mulvey explique qu’elle est permise par la stylisation du cinéma des années 1930-1950. « Le

667 Ibid., p.XI 668 Laura Mulvey, Art. Cit. 669 Patricia Erens (éd.), Op. Cit.

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spectateur de mélodrame est donc un regardeur plus ‘déchiffrant’ que d’habitude, puisque le cinéma des systèmes de studio hollywoodien dans l’ensemble partage ces qualités.670 » Mulvey, elle-même, réinterprète son texte « Visual Pleasure and Narrative Cinema » en prenant en considération la réception d’une spectatrice déchiffrant un film à contre-courant. C’est, là encore, l’ambivalence du mélodrame qui guide son essai « Afterthoughts on ‘Visual Pleasure and Narrative Cinema’ inspired by King Vidor’s Duel in the Sun » [« Pensées après coup sur ‘Plaisir visuel et cinéma narratif’ inspirées par Duel au soleil de King Vidor »], publié en 1981671. Duel au soleil (1946), du réalisateur américain King Vidor (1894-1982), se passe dans un Texas de la fin du XIXème siècle qui a tout du Western. Il n’a pourtant de ce genre que le décor. Son histoire est un mélodrame des plus typiques. Après la mort de son père, Pearl Chavez (Jennifer Jones) est accueillie par la famille McCanles. Elle doit alors choisir entre deux prétendants, les deux fils de cette famille. Lewt (Gregory Peck) est un homme fougueux, violent et aventurier acceptant sa place de cowboy. Jesse (Joseph Cotten) est mesuré. Il fait des études de droit et veut quitter le ranch familial. Le personnage principal de ce film est donc une femme. L’intrigue tourne autour des relations qu’entretiennent les membres de la famille, que cette étrangère vient révéler, et du choix qu’elle doit faire. Elle peut devenir une « good girl », en se mariant et en choisissant la raison incarnée par Jesse, ou être « trash », comme l’était sa mère danseuse de cabaret, en suivant la vie dissolue de Lewt. Mulvey remarque que dans les histoires populaires dont les personnages principaux sont des hommes, le mariage est toujours présenté comme une conclusion. C’est le signe d’une intégration sociale. Si il a lieu, la fin est heureuse. Le héros prend une femme avec laquelle il vit une existence paisible. Par contre, s’il ne se marie pas, la fin n’en est pas tragique pour autant. Dans ce cas, l’homme célèbre sa nature masculine et phallique, prend plusieurs femmes et vit une existence de liberté. Ce type de personnage est notamment célébré dans les films noirs sous les apparences du « dur à cuire ». La morale est donc toujours la même. Lorsque le personnage principal est un jeune homme devant choisir entre deux modes de vie,

670 Laura Mulvey, « Americanitis : European Intellectuals and Hollywood Melodrama », Fetishism and Curiosity : Cinema and the Mind’s Eye, Londres, Palgrave Macmillan – British Film Institut, 2013, p.29 “The Spectator of melodrama is therefore a more than usually ‘deciphering’ viewer, given that Hollywood cinema of the studio system by large shares this quality.” 671 Laura Mulvey, « Afterthoughts on ‘Visual Pleasure and Narrative Cinema’ inspired by King Vidor’s Duel in the Sun », Visual and Other Pleasures, Londres, Macmillam, 1989, p.29-38 [1981]

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la femme à marier est un signe érotique. C’est la construction de cette image que montre Mulvey dans « Visual Pleasure and Narrative Cinema ». Or, comme de nombreux autres mélodrames, Duel in the Sun, présente ce choix depuis le point de vue d’une femme. La fin est tragique. Pearl et Lewt se tuent mutuellement avant un dernier baiser. Dans cette histoire, l’héroïne est prise dans un dilemme dont les termes sont masculins. Elle doit choisir entre une vie de dissolution ou de vertu, entre une sexualité convenable ou débridée. Ainsi, et c’est aussi une caractéristique du mélodrame, lorsque la femme repousse le mariage, c’est une tragédie. Elle plonge dans une souffrance psychologique que ne connaît pas le « dur à cuire ». Mulvey remarque que la position dans laquelle se trouve Pearl, confrontée aux injonctions de construction masculine, est identique à la question qu’elle pose comme point de départ à sa réflexion. Celle, dit-elle, qu’on lui a posée plusieurs fois : pourquoi dans « Visual Pleasure and Narrative Cinema » ne considère-t-elle jamais le fait que le spectateur puisse être une femme ? Une question qui devient assez vite : quel type de plaisir peut prendre une femme lorsqu’elle regarde un film où l’objet de désir est une femme contemplée par un regard masculin ? Pearl (dans Duel au soleil) et les femmes spectatrices lui apparaissent face à une injonction similaire, elles sont face à un choix écrit par et pour les hommes. « Dans ce cas, les émotions de ces femmes acceptant la “masculinisation” en regardant des films d’action dont le héros est un homme sont illuminées par les émotions d’une héroïne de mélodrame dont la résistance à une position féminine “correcte” est la question critique en jeu. Son oscillation, son instabilité à parvenir à une identité sexuelle stable est reflétée par le “point de vue” masculin de la femme spectatrice. Tous les deux manifestent la difficulté de différentiation sexuelle au cinéma qui manque au spectateur indifférencié de “Visual Pleasure”. La différence instable et oscillante est mise en relief par la théorie de la féminité de Freud.672 » En effet, chez Freud, la féminité ne se définit pas par une libido qui lui serait propre. Les termes pour la définir sont les mêmes que ceux employés pour les hommes et apparaissent ainsi comme une norme conventionnelle à partir de laquelle se définit la femme. Mulvey

672 Art. Cit., p.30 “In this case, the emotions of those women accepting ‘masculinisation’ while watching action movies with a male hero are illuminated by the emotions of a heroine of a melodrama whose resistance to a ‘correct’ feminine position is the critical issue at stake. Her oscillation, her inability to achieve stable sexual identity, is echoed by the woman spectator’s masculine ‘point of view’. Both create a sense of the difficulty of sexual difference in cinema that is missing in the undifferentiated spectator of ‘Visual Pleasure’. The unstable, oscillating difference is thrown into relief by Freud’s theory of femininity”

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souligne que, dans une société patriarcale, la sexualité féminine ne se détermine pas d’elle- même mais au regard de celle des hommes. Ainsi elles doivent, selon l’injonction la plus souvent formulée par le cinéma, réprimer leur nature active, la recherche de leur propre plaisir, au profit de la position passive que suppose leur statut d’objet de désir et de « good girl » à marier. Pearl, au contraire, représente la liberté du désir féminin. Elle laisse libre cours à la part active de sa sexualité et offre la possibilité à Mulvey d’apercevoir une identification pour la femme qui serait transsexuelle et qui deviendrait vite, selon la théoricienne, une « habitude » et une « seconde nature »673. Cette dualité d’une réception, capable de se laisser séduire par un plaisir dont elle sait en même temps décortiquer le fonctionnement, complexifie celle décrite par Owens dans « L’impulsion allégorique : vers un théorie du postmodernisme »674. En effet, celui-ci considère les signes culturels que manipulent les artistes comme « des ruines à déchiffrer.675 » Or, l’« habitude » que Mulvey adjoint à cette lecture offre une relation ambiguë aux images : passive et active, à la fois soumise et déchiffrante. Autrement dit, cette réception conjugue plaisir de la consommation immédiate et distance de l’analyse. Souvent considérée comme produite par les images spectaculaires du cinéma et de la publicité, l’identification apparaît comme un processus bien plus complexe que la seule énonciation d’une injonction servilement acceptée par le récepteur ou la réceptrice. Il est important de noter que les recherches de Laura Mulvey contribuent à changer le regard que portent les critiques sur le cinéma Hollywoodien. Pourvoyeur de représentations stéréotypées, principalement en ce qui concerne les femmes, il n’est cependant pas rejeté mais considéré avec une grande attention intellectuelle676. Il s’agit d’analyser un genre jusqu’alors détesté à cause de l’idéologie et des stéréotypes qu’il véhicule. Cette attitude critique, théorisée notamment par Mulvey, apparaît, Brooks le constate, simultanément dans l’art, la littérature et le cinéma. Elle est portée par le genre du mélodrame, sujet vers lequel se

673 Art. Cit., p.33 674 Craig Owens, « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism » et « The Allegorical Impulse: Toward a Theory of Postmodernism, Part 2 », Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman et Jane Weinstock (éd.), Craig Owens : Beyond Recognition – Representation, Power, and Culture, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 1992, p.52-87 [1980] 675 Craig Owens, « L’impulsion allégorique : vers un théorie du postmodernisme », Charles Harrison et Paul Wood (éd.), Art en théorie, Paris, Hazan, 1997, p.1147 676 Hilde Van Gelder et Alexander Streitberger, « The British Bridge : Laura Mulvey and Victor Burgin interviewed by Hilde Van Gelder and Alexander Streitberger », Anaël Lejeune, Olivier Mignon, Raphaël Pirenne (éd.), French Theory and American Art, Bruxelles ; Berlin, SIC ; Sternberg Press, 2013, p.198-240

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tournent de nombreux auteurs alors qu’ils cherchent des outils pour considérer les images de la culture de masse et ses personnages normés. Leur intérêt pour ces représentations relève d’une approche semblable à celle des artistes de la Pictures Generation qui, nous l’avons expliqué dans le chapitre 2, les manipulent parce qu’elles expriment et véhiculent des sentiments. Eux aussi, se saisissent des stéréotypes que véhiculent de telles images. Sans les dénigrer, ils en exploitent les effets d’une façon alternative à leur seule vocation de proposer des normes sociales. Les artistes de la Pictures Generation font de ces représentations une utilisation à contre-courant.

3. Comment se représenter La place de la réception La lecture postmoderne et féministe déchiffre les signes de la culture de masse pour en produire une interprétation. En cela, on peut la considérer comme réalisant l’affirmation barthesienne selon laquelle l’auteur disparaît au profit du lecteur677. Ce dernier traduit l’œuvre et ainsi en dévoile les sens. Dans ce rôle d’interprétant, le lecteur prend sur les œuvres une sorte d’autorité car l’explication qu’il en donne, l’adaptation qu’il en fait, se superposent à, voire remplacent celle formulée par son exécutant. Comme nous l’expliquions au chapitre 1, l’auteur ne disparaît pas pour autant, il change seulement de mode d’action et opère depuis un nouvel endroit. C’est désormais la réception, l’interprétation et la manipulation qui contribuent aux œuvres. Cela offre à la critique d’art une place centrale, certains disent même autoritaire, car « l’artiste est alors secondaire, un fait presque accidentel.678 » L’interprétation est également capitale dans les théories féministes appliquées au cinéma. C’est un moyen pour révéler la position de ceux qui les formulent. En cela le reproche que Craig Owens adresse à Benjamin Buchloh n’est pas isolé. Rappelons-le : le premier met en évidence que le second interprète les œuvres de Dara Birnbaum, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Louise Lawler, Sherrie Levine et Martha Rosler sans prendre en considération ni que ces artistes sont des femmes ni que leurs pratiques sont alimentées par des questions relatives aux représentations des femmes. Ces dernières sont, comme l’affirme Owens, construites culturellement. De la même façon, les interprétations formulées par les critiques d’art apparaissent comme une forme de représentation culturelle. Ainsi, les critiques d’art « parlent

677 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue : Essais critiques IV, Paris, Editions du Seuil, 1984, p.61-67 678 Alexander Dumbadze, Bas Jan Ader : Death is Elswhere, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2013, p.148 “The artist is now secondary, an almost incidental fact.”

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pour » les œuvres. Ils ne peuvent être neutres et doivent, affirme Owens, préciser d’où ils parlent. Cela est clairement exprimé par Barbara Kruger lorsque Jeanne Siegel l’interroge à propos de l’inscription de son œuvre dans l’histoire de l’art : « Je pense que les gens qui se placent dans l’histoire de l’art mais qui ne connaissent rien au monde du travail et de la publicité dans les magazines, qui sont très naïfs à propos du répertoire, de la chorégraphie de la mise en page et de la photographie, regardent mon travail et disent “Heartfield”. […] Par exemple, je discutais il y a quelques semaines avec un conservateur qui m’a dit, il y a d’importants liens historiques avec votre travail en Europe, particulièrement en Allemagne, il y a un ancrage historique. Alors j’ai dit, et bien qu’est ce que c’est ? Et il m’a dit Heartfield et Moholy-Nagy, alors j’ai dit que je ne savais pas que Moholy- Nagy faisait des œuvres sur le genre et la représentation.679 » Les travaux de Kruger partagent en effet une esthétique du collage avec certains artistes dadaïstes. Eux aussi s’inspirent de la publicité, de ses messages simples et adressés de façon directe. Eux aussi évoquent, dans la superposition de textes et d’images, une forme de propagande. Heartfield se faisait surnommer « Dada monteur » parce qu’il considérait son activité comme plus proche de l’ingénierie que de l’art traditionnel. Dans les années 1930, il met sa pratique du collage au service d’une propagande antinazi qu’il diffuse notamment dans des revues et des journaux. Ainsi, Wie im mittel alter… (1934) [Fig. 209] confronte une image de crucifixion avec celle d’un cadavre sur une croix gammée. Le slogan qui les accompagne, « Comme au Moyen-âge… ainsi sous le IIIème Reich » dénonce le retour d’une barbarie ancestrale. Die Butter ist Alle! [Fig. 210] (« le beurre est tout ! ») moque la priorité que le nazisme accorde à la production industrielle en montrant une famille se nourrissant de métaux. Mais, là où Heartfield partage avec Kruger le détournement du sens original des images utilisées, leurs modes opératoires sont différents. Evidemment les contextes n’étant pas les mêmes, les sujets ne le sont pas non plus. Il faut aussi souligner que l’adresse des slogans est

679 Jeanne Siegel, « Barbara Kruger : Pictures and Words », Jeanne Siegel (éd.), Art Talk: The Early 80s, New York, Da Capo Press, 1988, p.306 “I think people who are basically very situated within art historical practices and don’t know anything about the world of magazine work and advertising, who are very naïve about the repertory and choreography of type and photography, look at my work and say “Heartfiled”… For instance, I was speaking to a curator from Europe a few weeks ago, and he said to me, there is much history in terms of your work in Europe, especially in Germany there’s a historical grounding. And I said, well what’s that? And he said Heartfield and Moholy-Nagy and I said I didn’t know that Moholy-Nagy was doing work on gender and representation.”

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différente. L’ambiguïté des messages des œuvres de Kruger, que nous avons déjà soulignée au chapitre 2, place leurs récepteurs face à la nécessité d’interpréter qui les énonce et à qui ils s’adressent. Définir qui s’adresse à qui et en quels termes dans les affiches de Kruger a fait l’objet d’un débat qui indique l’importance de cette question dans son œuvre. En 1982, Hal Foster affirme que l’artiste dévoile le caractère autoritaire du langage et propose ainsi de lire les phrases de Kruger comme l’expression d’un pouvoir qu’on ne peut localiser680. Ainsi, il éclipse la question de l’identité sexuelle, faisant de ce travail et de sa lecture une question universelle, celle d’une autorité du langage sans nom681. Masako Kamimura, dans les pages du Woman’s Art Journal, s’oppose à cette lecture. Pour elle, les affiches de Kruger expriment l’oppression des femmes soumises à un pouvoir patriarcal. Elles illustrent la soumission et l’objectivation dont sont victimes les corps féminins représentés. Selon Kamimura, « l’adresse de Kruger est toujours définie en terme de genre : le ‘je/nous’ est la voix d’une femme et le ‘vous’ dirigé vers un homme qui est du côté du pouvoir dans une culture patriarcale.682 » Kamimura souligne, avec raison, que l’œuvre de Kruger s’enracine dans les enjeux de la représentation des femmes. Cette lecture est salutaire car il ne fait aucun doute que les affiches de l’artiste rendent lisible la domination sexuelle normalisée qui alimente la publicité. Cependant, affirmer que les ‘je’ et les ‘nous’ sont toujours formulés par des femmes, objets de contemplation, qui s’adressent immanquablement à des ‘vous’ masculins, s’avère en inadéquation avec certaines œuvres de Kruger. Il est vrai que certains slogans de Kruger peuvent être considérés comme illustrant les rapports d’asservissement entre les femmes représentées et un regard masculin qui les contrôle. C’est notamment le cas de « Votre regard heurte le côté de mon visage » [Untitled (Your Gaze Hits the Side of my Face) (1981)] [Fig. 160] qui accompagne la photographie d’une statue d’un profil féminin. C’est aussi le cas de Untitled (We have Received Orders not to Move) (1982) [Fig. 162]. Le slogan « Nous avons reçu l’ordre de ne pas bouger » est apposé sur la représentation d’une femme assise qui semble immobile et en attente, les mains

680 Hal Foster, « Subversive Signs », Art in America, novembre 1982, p.88-92 681 Voir : Christopher Reed, Art. Cit. 682 Masako Kamimura, « Barbara Kruger : Art of Representation », Woman’s Art Journal, Printemps-été 1987, p.40. Cité dans : Christopher Reed, « Postmodernism and the Art of Identity », Nikos Stangos (éd.), Concepts of Modern Art, Londres ; New York, Thames & Hudson, Seconde édition, 2006, p.282 “Kruger’s address is always gender-defined: the ‘I/we’ is a woman’s voice and the ‘you’ is directed toward a man who is on the side of power within a patriarchal culture.”

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sur les genoux et le dos courbé. Son dos et ses jambes sont constellés d’aiguilles. Elle apparaît comme un jouet docile. Cependant, d’autres œuvres de Kruger de la même période présentent un rapport de soumission moins évident et l’identité des voix qui s’expriment dans les ‘je’, les ‘nous’ et les ‘vous’ reste ambigüe. Pensons notamment à Untitled (We are your Circumstancial Evidence) (1981) [Fig. 211] [« Nous sommes vos preuves indirectes »] où cette phrase accompagne le reflet d’un visage féminin fragmenté dans un miroir brisé. Si tant est que le ‘nous’ soit formulé par l’image idéalisée pourquoi s’adresserait-elle plus à un spectateur qu’à une spectatrice ? On peut considérer cette œuvre comme exprimant le désir féminin de ressembler à un modèle féminin idéalisé. C’est encore plus explicitement le cas dans Untitled (I am your reservoir of poses) [Fig. 212]. La phrase « Je suis votre réservoir de poses » est inscrite sur l’image d’un grand chapeau couvrant la tête de celle qui le porte, dont on ne voit que les mains manucurées. Si l’on attribue le ‘je’ à cette femme qui, en tant que modèle, est un réservoir de poses, ces dernières peuvent être prises par des femmes comme par des hommes. Dans Untitled (We will Undo You) (1982) [Fig. 213], la représentation d’une main bandée est complétée du slogan « Nous allons vous défaire ». L’image évoque une opération chirurgicale ou une cicatrisation. Le texte joue avec le double sens de dégrafer un pansement et de défaire une identité. ‘Nous’ est indéniablement exprimé par une entité menaçante qui promet de modeler celle ou celui à qui elle s’adresse. Cependant, il est impossible de définir le genre de son interlocuteur. Le slogan « Votre confort est mon silence » pourrait bien exprimer la soumission imposée aux femmes de taire leurs identités lorsque les hommes leur imposent de paraître selon leurs propres désirs. Ce texte est présenté sur l’image d’un homme dont le visage reste dans l’ombre de son chapeau et dont on ne discerne que l’index posé sur sa bouche en signe de silence. Pourtant, c’est aux spectateurs et aux spectatrices qu’il impose de se taire. Il s’agit donc là, pour les spectateurs, de faire l’expérience de la domination et de l’asservissement dont sont victimes les personnes représentées, quel que soit leur genre. Craig Owens rend compte de l’ambiguïté des rapports que proposent les affiches de Kruger. Le contrôle y règne sans que l’on sache toujours clairement qui l’impose à qui et qui en tire du plaisir. Après avoir pointé la limite de la position de Foster, il reprend l’affirmation de Kamimura et la complète : « L’adresse du travail de Kruger est toujours spécifique en terme de genre ; pourtant elle n’affirme pas que la masculinité et la féminité sont des points fixes assignés d’avance par le dispositif de représentation. Bien plus, Kruger utilise un

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terme sans contenu fixe, le levier linguistique (“Je/Tu”), afin de démontrer que masculin et féminin eux-mêmes ne sont pas des identités stables mais sujets à l’échange.683 » Cette instabilité est recherchée par Kruger. Elle exploite des phénomènes et des dispositifs plutôt que de produire une déclaration univoque à leur sujet. Cela semble similaire à la réception décrite par Mulvey, celle permettant de changer de genre au cours de la réception pour mieux apprécier la complexité de l’œuvre. Il est d’ailleurs notable que ce trouble a pour effet de révéler l’importance des prédispositions des spectateurs, en l’occurrence les théoriciens, théoriciennes et critiques qui commentent les œuvres.

De/par Cindy Sherman Un débat semblable accompagne la réception de la série des Untitled Film Stills de Cindy Sherman. Sauf dans Untitled Film Still #65 [Fig. 214], Sherman apparaît toujours seule. Son regard est souvent tourné vers quelqu’un ou quelque chose hors cadre. Cela donne l’impression qu’un dialogue ou une action est en cours, ce qui évoque une narration. Dans Untitled Film Still #10 [Fig. 215], elle est accroupie, saisissant une boîte de conserves parmi des provisions dans un sac tombé au sol. Elle fixe avec colère un point au-dessus d’elle, probable objet de son agacement et explication de la scène. Dans Untitled Film Still #58 [Fig. 216], elle apparaît en contre-plongée. Devant un bâtiment d’habitation, elle observe quelque chose qui semble retenir son attention. Quand ce n’est pas son regard, c’est son visage qui exprime des sentiments et convoque une possible narration. On la voit ainsi pleurer dans Untitled Film Still #12 [Fig. 142], dans Untitled Film Still #27 [Fig. 217] et dans Untitled Film Still #30 [Fig. 218]. Elle semble perdue dans des rêveries dans Untitled Film Still #6 [Fig. 219] et dans Untitled Film Still #57 [Fig. 220]. À ces poses et ces mises en scène s’ajoute une autre constante : l’artiste apparaît toujours déguisée et maquillée. Cela lui permet d’incarner des personnages différents. Comme les scènes évoquées, ces personnages sont autant de poncifs cinématographiques. Douglas Crimp décrit ces photographies comme étant

683 Craig Owens, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism », Op. Cit., p.184 “The address of Kruger’s work is always gender-specific; her point, however, is not that masculinity and femininity are fixed positions assigned in advance by the representational apparatus. Rather, Kruger uses a term with no fixed content, the linguistic shifter (“I/you”), in order to demonstrate that masculine and feminine themselves are not stable identities, but subject to ex-change.”

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« de/par l’artiste Cindy Sherman684 ». Le fait que l’artiste se représente elle-même, en tant que personne, mais aussi déguisée, de façon à évoquer un personnage de fiction, fonde la réception critique de cette œuvre. Dans « L’activité photographique du Postmodernisme », Crimp précise : « L’ambiguïté du récit renvoie à l’ambiguïté du moi, à la fois l’acteur de l’histoire et son créateur. Certes, Sherman se crée littéralement elle-même dans ces travaux, mais c’est à l’image de stéréotypes féminins qui lui préexistent ; son moi apparait donc comme contingence parmi les possibilités qu’offre la culture à laquelle Sherman participe, et non pas comme le résultat d’une quelconque pulsion intérieure.685 » La femme représentée par ces images incarne des stéréotypes. Puisqu’elle joue un rôle, elle ne serait donc pas elle-même. Qui plus est, l’identité qu’elle incarne serait une forme d’assujettissement à une représentation lisible et reconnaissable. Le travail de Sherman révèlerait ainsi que l’identité n’est en fait qu’une construction imposée par les images idéalisées de la publicité et du cinéma. Une telle interprétation oppose des identités factices à une autre, naturelle. Cette distinction s’avère difficile à tenir. Avant d’en venir à cette question, il paraît important de considérer les travaux antécédents de Cindy Sherman pour comprendre ce qui l’a conduite à réaliser la série des Untitled Film Stills686. Au milieu des années 1970, alors qu’elle vit à Buffalo, Sherman fait plusieurs expériences consistant à modifier son apparence. En 1975, elle réalise 23 photomatons qui forment une séquence [Fig. 221]. Chaque image montre une étape de la transformation de son visage. Sur la première, elle porte de grosses lunettes, ses cheveux mi-longs sont droits et lui arrivent au niveau du menton, elle n’est pas maquillée et porte une chemise sous une veste. Au fil des images suivantes ses lunettes disparaissent, son visage est peu à peu maquillé, ses cheveux sont tirés vers l’arrière puis modelés comme s’ils flottaient au vent. La dernière image la montre fumant une cigarette dans une pose lascive, les épaules nues. À la même période, elle réalise plusieurs autoportraits maquillée de façon à apparaître comme un individu reconnaissable : un docker fumant un cigare ou une enfant.

684 Douglas Crimp, « Pictures », October, p.80 “…photograph of/by the artist Cindy Sherman…” 685 Douglas Crimp, « L’activité photographique du Postmodernisme », Gaëtan Thomas (éd.), Op.Cit., p.109 686 Pour une présentation complète des œuvres antécédentes à la série Untitled Film Stills voir : Gabriele Schor, Cindy Sherman : The Early Works 1975-1977 – Catalogue Raisonné, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2012

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Elle exploite ensuite cette capacité à incarner des personnages stéréotypés pour faire des photographies qu’elle découpe puis agence pour composer des scènes. Sherman utilise d’abord cette technique dans un film d’animation, Doll Clothes (1975) [Fig. 222]. L’artiste y apparaît sous la forme d’une photographie de poupée découpée. Elle sort de l’étui en plastique transparent dans lequel elle était rangée et, ne portant que des sous-vêtements, elle se revêt de plusieurs images d’habits et se maquille, avant qu’une main humaine ne la range à nouveau. Sherman réalise ensuite plusieurs autoportraits. Les images découpées sont présentées les unes après les autres de façon à suggérer le mouvement. Avec cette technique, elle réalise A Play of Selves (1976) [Fig. 223]. Il s’agit d’une histoire composée de 244 images découpées qui se déroule en 72 scènes dans lesquelles Cindy Sherman joue tous les rôles. Elle est montrée pour la première fois sur les murs de Hallwalls en 1976 [Fig. 224]. C’est un drame qui porte sur l’ambivalence des sentiments, un terme que Sherman dit avoir découvert en suivant un cours féministe sur la psychologie des femmes687. A Play of Selves raconte l’histoire des états d’âme que traverse une femme trompée par son mari. Elle est représentée par quatre personnages, qui incarnent les quatre sentiments entre lesquels elle navigue. Chacune des ces entités est nommée : La Vanité (ego), La Folie (ça), L’Agonie (surmoi) et Le Désir (libido)688. Le script de A Play of Selves est présenté à l’entrée des expositions où l’œuvre est montrée pour qu’on puisse en suivre le déroulé. Il est indispensable pour comprendre le sens des scènes composées par l’agencement de photographies. À titre d’exemple la scène 1 de l’acte 1 montre trois groupes de personnages. L’un réunit La Vanité, La Folie, L’Agonie, Le Désir en train de se disputer. Le deuxième présente la Femme brisée qui se fait consoler par Le véritable personnage principal et par Le Personnage tel que les autres la voient. Légèrement plus petits, ce qui donne l’impression qu’ils sont plus loin, La femme idéale et L’homme idéal observent ces deux groupes. S’il est ensuite possible de reconnaître ces personnages par leurs costumes, leurs interactions ne sont compréhensibles avec précision qu’en se référant au script. Autrement dit, l’histoire qu’habituellement le cinéma raconte est ici donnée à lire, comme le texte qui accompagne les films muets. Les agencements de photographies présentent des personnages aux apparences identifiables de façon à ce qu’on reconnaisse leurs caractéristiques psychologiques. Ainsi, par exemple, La Vanité porte un foulard sur ses cheveux, de nombreux bijoux et tient un miroir à la main, La

687 Gabriele Schor, « A Play of Selves », Ibid., p.63 688 Cindy Sherman, A Play of Selves, New York ; Cologne ; Munich ; Londres ; Ostfildern, Metro Pictures ; Sprüth Magers ; Hantje Cantz, 2007, p.117-125

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Folie a les cheveux crêpés, alors que tous les autres les ont plaqués, L’Agonie porte un châle noir et a le contour des yeux maquillé de noir, Le Désir porte un corset blanc, a les lèvres et les yeux maquillés. Tous les personnages, qu’ils soient réels ou qu’ils représentent des dispositions psychologiques, sont reconnaissables. Leurs gestes et leurs actions sont sur-joués pour être compréhensibles, pour que l’on saisisse leurs motivations et leurs réactions. Cette utilisation de symboles, alliée à l’expression des affects des personnes, rapproche A Play of Selves des formes allégoriques décrites par Walter Benjamin dans Origine du drame baroque allemand689. Le titre A Play of Selves peut se traduire par « un jeu », ou « une pièce de théâtre », de soi. Ce projet est la mise en scène des multiples identités de l’héroïne. Autrement dit, ce sont les tourments de ses émotions qui sont relatés. A Play of Selves est souvent comparé à la production d’un film ou d’une pièce de théâtre car sa réalisation a nécessité que l’artiste écrive un script, prépare un storyboard, fasse de nombreuses photographies d’elle jouant tous les personnages et enfin qu’elle les découpe et les agence. A Play of Selves est très proche du mélodrame, ce genre basé sur l’exacerbation des sentiments, l’expression d’un drame intériorisé et sentimental ainsi que sur la préférence pour l’expression visuelle aux dépens des mots. Sherman réutilise ensuite cette technique, consistant à découper et agencer des photographies d’elle-même, pour mettre en scène Murder Mystery (1976) [Fig. 225], une histoire d’amour, de meurtre et d’enquête. Cette fois-ci, il y a un plus grand nombre de personnages, tous joués par Sherman, tous typiques des films hollywoodiens des années 1930 à 1950 : la femme amoureuse, sa famille, la femme trahie, l’amant, le détective. A Play of Selves et Murder Mystery peuvent être comparés à des story-boards. D’ailleurs Sherman explique en avoir eu l’idée lorsqu’elle apprenait cette technique dans le cours de cinéma pour lequel elle réalisa Doll Clothes690. Il nous semble important d’insister sur le fait que ces personnages stéréotypés, dont on reconnaît les attributions sociales dès qu’on les voit, servent à soutenir une narration. En 1977, lorsqu’avec Robert Longo, son compagnon à l’époque, elle quitte Buffalo pour s’installer à New York, Sherman décide de ne plus faire d’images découpées. « J’en avais fait depuis un bon moment mais elles m’ennuyaient : je trouvais ce travail trop féminin, à cause des poupées et du découpage, ça semblait contraint et

689 Walter Benjamin, Op. Cit. 690 Cindy Sherman, « The Making of Untitled », The Complete Untitled Film Stills, New York, Museum of Modern Art, 2003, p.4-16

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enfantin. Même le fait que ça ressemble à des poupées m’ennuyait et ça demandait aussi beaucoup de travail. Je savais que je voulais continuer à faire des petits récits, mais sans l’aide d’autres personnes.691 » Pour se débarrasser de l’activité fastidieuse que demandent les images découpées, Sherman réalise les Untitled Film Stills. Pourtant, elle conserve de ces projets l’expression d’une narration qui est là moins exposée qu’« insinuée », comme elle le dit elle-même692. Ses photographies, qui imitent celles prises sur des plateaux de tournages de films, ressemblent à des scènes extraites d’une histoire. L’artiste raconte avoir eu l’idée de ce projet lorsqu’un jour, dans l’atelier de son ami David Salle, elle découvre des photographies pornographiques693. Intriguée par l’ambigüité qu’elle perçoit et apprécie dans ces images, elle décide de s’en inspirer694. Ces photographies lui donnent l’idée de raconter des histoires en ne représentant qu’un personnage. Les autres, ainsi que l’intrigue, sont suggérés. Mais pour produire cette narration, son action, sa pose et son attitude doivent être accentués. Joseph Bishop a montré que cette exagération exploite les habitudes du mélodrame qui concentre toute une scène en un seul geste695. C’est en reconnaissant des attitudes et des comportements caractéristiques que l’on perçoit, sans un mot et sans déroulement, l’histoire qui se joue là. La valise ouverte et entourée de vêtements qui sert d’accessoire à la scène de crise de larmes de Untitled Film Stills #12 [Fig. 142] permet d’imaginer une rupture amoureuse. Dans Untitled Film Still #65 [Fig. 214], Sherman est arrêtée dans des escaliers, elle se retourne et regarde vers le haut des marches, laissant supposer qu’une interaction aura bientôt lieu avec la personne qui descend. Untitled Film Still #7 [Fig. 226] la représente sur le pas d’une baie vitrée, remontant sa jarretière, un verre à cocktail à la main, regardant devant elle avec surprise, comme si elle était sortie en hâte pour une raison qui nous reste inconnue. Autrement dit, Sherman incarne des identités et joue des scènes stéréotypées. Elle les exploite parce que, lisibles par les spectateurs, ces personnages et ces situations évoquent une fiction.

691 Art. Cit., p.6 “I’d been making these things for a while but I was bothered by them: I thought this work was too feminine, with the dolls and the cutting, it seemed contrived and girlie. Even the fact that it looked like dolls bothered me, and it was also very labor-intensive. I knew I wanted to go on making little narratives, but without using other people.” 692 Cindy Sherman, « Introduction », A Play of Selves, Op. Cit., p.5 693 Gerald Marzorati, « Imitation of Life », Artnews, septembre 1983, p.78-87 694 Cindy Sherman, « The Making of Untitled », Art. Cit. 695 Joseph Bishop, « Desperate Character », Miriam Katzeff, Thomas Lawson et Susan Morgan (éd.), Reallife Magazine : Selected Writtings and Projects 1979-1994, New York, Primary Information, 2006, p.62-64 [1980]

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Regarder Cindy Sherman Le fait que Sherman accepte et endosse des archétypes cristallise un certain nombre d’interprétations. Elles découlent de la remarque de Crimp selon laquelle ces images représentent une personne singulière – l’artiste Cindy Sherman – dont l’identité est mêlée à celles des personnages génériques qu’elle imite. Cette soumission à un modèle est lue au prisme des théories féministes selon lesquelles le sujet féminin, représenté, est modelé par le désir masculin. Un regard d’homme « parle pour » Cindy Sherman. Cette interprétation est confortée par les séries que l’artiste réalise ensuite. En 1980, elle entame une série de 12 photographies au titre générique de Rear Screen Projections [Fig. 227 et Fig. 228]. Pour réaliser ces tirages en couleur, Sherman pose devant des images de lieux projetées sur un écran. Cette technique rappelle une pratique courante au cinéma où les acteurs jouent devant un film ou une représentation. Dans cette série, l’artiste est toujours cadrée serré. On voit surtout son visage, quelque fois son buste. L’accent mis sur sa personne comme objet de contemplation est également amplifié dans la série suivante, nommée Centerfolds et réalisée en 1981. À cette date, Ingrid Sischy (1952- 2015), rédactrice en chef de Artforum commande un portfolio à l’artiste696. Sherman propose une série d’images reprenant le format rectangulaire des pages centrales dépliables et détachables que l’on trouve notamment dans les magazines érotiques. Le terme Centerfold est parfois utilisé comme synonyme de Pin-up, mannequin de photographie érotique. Le projet n’est finalement pas publié par Artforum à cause de son ambiguïté. Dans ces images, Sherman apparaît comme unique objet de contemplation, dans des cadrages qui laissent peu de place à l’arrière plan et à l’environnement. Si Rear Screen Projections était déjà centré sur les expressions du visage de Sherman, dans cette nouvelle série le décor a encore moins d’importance. Souvent domestique, il est relayé au second plan au profit de l’artiste dont le corps, l’apparence, les poses et les expressions sont le point central du travail. Elle apparaît triste ou mélancolique [Fig. 229], parfois terrifiée [Fig. 230]. Les points de vue sont souvent en plongée [Fig. 231]. Cela accentue le caractère anxiogène qui se dégage de ces images et tend à la représenter comme une personne vulnérable [Fig. 232]. Ces représentations de femmes exprimant leurs émotions, offertes à la contemplation et apparemment fragiles sont souvent envisagées comme une illustration de la

696 Eva Respini, « La véritable Cindy Sherman peut-elle se lever ? », Eva Respini (éd.), Cindy Sherman, New York, Museum of Modern Art, 2012, p.12-53

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soumission des femmes au regard masculin697. Posant pour une caméra à laquelle elle se soumet et qui la transforme en objet érotique, Sherman incarnerait la superficialité et la disponibilité attendue pour ce type de représentation. Pourtant, si certaines images montrent un corps potentiellement offert ou désirable, d’autres évoquent plutôt des moments de crise ou de malaise. C’est en fait cette expressivité, ces sentiments exhibés ouvertement joués et mis en scène, qui apparaîssent comme une forme de soumission. Sherman, face à l’injonction de paraître, se montre exploitée et manipulée parce que ses émotions sont jouées. Ces images posent plus de problèmes lorsqu’elles sont regardées par des hommes ou des femmes pouvant désirer Cindy Sherman telle qu’elle est représentée. Qui plus est si ces personnes éprouvent du plaisir. En se soumettant aux consignes qui font de son corps un objet de contemplation, Sherman peut produire du désir. Cela est évoqué par Judith Williamson qui rapporte l’indignation d’un homme face à ce travail, lors d’une discussion à la Watershed Gallery de Bristol698. Considérant qu’il y a déjà bien trop d’images de femmes nues et soumises, ce spectateur se dit choqué par le fait que Sherman se soumette à ce dispositif. « Bien que sa rhétorique semble louable, remarque Williamson, j’étais certaine que sa colère venait du sentiment de sa propre implication, de la façon dont ces images ne parlaient pas seulement à lui mais de lui – et il continuait à en tenir Sherman elle-même responsable, détournant son propre sexisme sur elle, comme si elle était quand même un peu une pute.699 » Une interprétation similaire à celle de ce spectateur est formulée par des critiques qui tiennent à prouver qu’ils sont insensibles à des images dont ils ont conscience qu’elles sont composées dans le but de s’adresser à leurs désirs, ou en tout cas à une forme générique de leur désir. Ils affirment alors ne pas être bernés par les mises en scène et les déguisements utilisés pour composer ces représentations. Ils le prouvent en se montrant capables de reconnaître l’artiste derrière les stéréotypes qu’elle imite. Ainsi, plusieurs critiques affirment apercevoir dans telle ou telle image la « vraie » Cindy Sherman. Or, comme le souligne

697 Voir par exemple : Laura Mulvey, « Cosmetic and Abjection : Cindy Sherman 1977-87 », Fetishism and Curiosity : Cinema and the Mind’s Eye, Londres, Palgrave Macmillan – British Film Institut, 2013, p.84-99 [1991] 698 Judith Williamson, « Images of “Woman” : Judith Williamson introduces the Photography of Cindy Sherman », Screen, novembre-décembre 1983, p.102-116 699 Art. Cit., p.103 “Although his rhetoric sounded Right On, I was certain his anger must have come from a sense of his own involvement, the way those images speak not only to him but from him— and he kept blaming Sherman herself for it, deflecting his sexism onto her, as if she really were a bit of a whore.”

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Johanna Burton, voir la « vraie » femme derrière la mascarade et la mise en scène c’est encore un plaisir scopique, celui de la contemplation700. C’est à ce plaisir que se livre notamment Arthur Danto (1924-2013) lorsque, rappelant que les images de l’artiste sont autant « de » que « par » elle, il conclut que les stéréotypes qu’elle joue ne concernent pas Sherman à titre personnel701. Le philosophe voit l’artiste comme une actrice interprétant un personnage. Les identités représentées dans les Untitled Film Stills ne sont que temporairement et facticement endossées par Sherman. Ces images n’ont donc rien d’autoportraits. « Ce sont, dit Danto, au mieux des portraits d’une identité qu’elle partage avec toutes les femmes qui conçoivent le récit de leur vie selon les idiomes de films bas de gamme.702 » Cette lecture purge l’œuvre de Sherman de sa subversion féministe703. Les femmes – dont Sherman serait la représentante – sont considérées comme des êtres ayant pour habitude la coquetterie de l’habillage et du maquillage, copiant les modèles des films. Contrairement à ce que propose Danto, il faut intégrer une activité de lecture à contre- courant, proche de celle proposée par Laura Mulvey et les théories féministes. En effet, c’est un contresens de chercher la « vraie » Cindy Sherman dans des représentations qui exploitent les ressorts du « mode metteur en scène », où l’imagination prime sur l’enregistrement [voir ch.2]. Comme l’artiste l’explique : « En voyant beaucoup de films, en regardant beaucoup de livres de films, j’ai absorbé autant d’information que possible à propos de l’apparence des films. Personne n’a jamais littéralement déjà vu mes images avant qu’elles ne soient produites mais on peut pourtant sentir la morsure de la reconnaissance en les voyant.704 » Ce qu’on reconnaît, et qui est le levier de ces images, c’est l’artificialité des identités stéréotypées. Elles proviennent de narrations. En effet, des Untitled Films Stills aux

700 Johanna Burton, « Cindy Sherman : Abstraction et empathie », Eva Respini (éd.), Op. Cit., p.54-67 701 Arthur C. Danto, « Photography and Performance : Cindy Sherman’s Stills », Untitled Film Stills : Cindy Sherman, Londres, Schimer Art Books, 1990, p.5-14 702 Art. Cit., p.10 “They are portraits at best of an indentity she shares with every women who conceives the narrative of her life in the idiom of cheap movies.” 703 Pour une critique de la lecture de Danto voir : Abigail Solomon-Godeau, « Suitable for Framing : The Critical Recasting of Cindy Sherman », Johanna Burton (éd.), October Files 6 : Cindy Sherman, Cambridge et Londres, MIT Press, 2006 [1991] 704 Jeanne Siegel, « Cindy Sherman », Art Talk : The Early 80’s, New York, Da Capo Press, 1988, p.273 “Watching a lot of movies, looking at a lot of movies book, I absorbed as much information about the “look” of movies as possible. No one had ever literally seen any of my images until they were produced, and yet one felt the gnawing of recognition upon viewing them.”

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Centerfolds, ce sont des mondes imaginaires qui sont convoqués, ceux des histoires du cinéma comme ceux des phantasmes proposés par les images érotiques. Comme le rappelle Mulvey, c’est leur style même, leurs exagérations, qui convoquent et produisent le plaisir de la contemplation. Celui-ci advient lorsque l’image est perçue et que les stéréotypes qu’elle véhicule sont compris et assimilés. Ils sont donc constitutifs de l’œuvre, ils garantissent son efficacité. A l’inverse, la démonstration de Danto refoule ce plaisir et le risque de s’y laisser prendre. Il assure en effet qu’il n’est pas berné par les sentiments feints par Sherman, par le monde narratif et fantasmatique qu’elle incarne. En croyant voir une Cindy Sherman à l’identité claire, Danto se dit insensible aux images qu’elle produit. C’est pourtant pour jouer avec ces illusions que Sherman construit son travail. En cela, on peut considérer que Sherman exploite un des phénomènes par lesquels, selon Jacques Lacan, le sujet se représente705. Pour le psychanalyste le fait de regarder s’accompagne d’une prise de conscience, celle de participer à la représentation, d’être en relation avec la personne vue et aussi d’être soi-même visible et vu par elle. Ainsi se savoir vu est indispensable pour se définir en tant que sujet. « Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au- dehors. C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçois l’effet. D’où il ressort que le regard est l’instrument par où la lumière s’incarne, et par où – si vous me permettez de me servir d’un mot comme je le fais souvent, en le décomposant – je suis photo-graphié.706 » Le sujet se sait exister parce qu’il se sait cerné et défini par la représentation que l’Autre fait de lui. Pour plaire, pour être la personne que nous souhaitons être nous conformons notre apparence et nos attitudes à ce que nous pensons que l’Autre désire. Ainsi, l’image que nous modelons de nous-mêmes nous la contrôlons, certes nous-mêmes, mais par l’imitation, en faisant illusion. Le modèle naît d’un désir que Lacan nomme à l’Autre, dans lequel le sujet se donne-à-voir. Ce modèle n’est pas tant donné par l’Autre que par ce que le sujet pense que l’Autre souhaite. Comme le souligne Judith Williamson, opposer une identité réelle à une identité artificielle, dans les photographies de Cindy Sherman n’a pas de sens707. La féminité qu’incarne l’artiste

705 Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, 1990 [1973] 706 Jacques Lacan, Op. Cit., p.121 707 Judith Williamson, Art. Cit.

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est par essence aussi personnelle que construite. Sherman incarne successivement de nombreux modèles qu’elle adapte pour en faire des représentations d’elle-même. Ce sont des représentations, des stéréotypes génériques, partageables, et pour cela impersonnels. Ces images nous montrent une femme, Cindy Sherman, qui en son nom se grime en personnage idéalisé sans que cela soit dicté par la réalisation d’une scène d’un film ou d’une publicité. Sherman apparaît dans l’acte de représentation, incarnant les nécessités imposées par l’image « mode metteur en scène », bien plus que pour rendre compte de sa personne physique civile. Néanmoins, endossant ces idéalisations, elle les fait siennes. Valentin Tatransky souligne cela, dès 1979, lorsqu’il remarque que l’ironie de l’artiste sur l’idéalisation de ces représentations n’explique pas pour autant la force esthétique de son œuvre708. On est loin de l’idée d’une personne « réelle » assujettie aux représentations factices et idéalisées de la publicité et du cinéma. Au contraire, elle les joue vraiment.

Comme tout le monde Si, a priori, il y a une différence entre la construction du sujet par soumission aux désirs à l’Autre, décrite par Lacan, et la construction du sujet par assimilation des stéréotypes de la culture de masse, indiquer précisément où finit l’un et où commence l’autre s’avère compliqué. Dès lors que l’on considère l’image que l’on souhaite donner de soi comme composée pour et par l’Autre, il semble difficile de la définir comme strictement personnelle. En 1976, Richard Prince écrit « Eleven conversations » [Fig. 233], une série de courts textes qui commencent tous par l’affirmation « Comme tout le monde », suivie de lieux communs tels que « j’aime me divertir devant la télévision », « j’aime tomber amoureux », « j’aime faire des bonnes nuits de sommeil »709. Elles sont suivies par des descriptions de situations particulières qui modèrent les premières déclarations. Dans certains cas l’auteur préfère discuter des films intellectuels, préfère le sexe à l’amour et préfère sortir toute la nuit. Les généralités, ces désirs et ces souhaits qui ne nous appartiennent pas complètement, sont présentés comme des affirmations à partir desquelles le sujet pourrait se définir de façon à la fois plus précise et plus contextuelle. Ces textes, puisqu’ils sont nommés des « conversations », rappellent un débat entre amis aux idées opposées. Seulement, dans les textes de Prince, l’échange est solitaire. Il s’agit de monologues qui sont comme la confrontation, dans l’esprit d’un seul sujet, d’une idée

708 Valentin Tatransky, « Cindy Sherman : Artists Space », Arts Magazine, janvier 1979 709 Richard Prince, « Eleven conversations », Tracks : A Journal of Artists’ Writings, n°2, printemps 1976, p.41-46

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générale et de sa personnalisation. L’individu se présente ainsi comme le lieu d’acclimatation et d’assimilation de poncifs. Cela implique aussi qu’une personne se définit grâce à des généralités qu’elle cherche à personnaliser pour les faires siennes. Les nouvelles de Richard Prince présentent souvent des personnages aux prises avec leurs identités et leurs désirs. C’est notamment le cas dans son livre Why I go to the movies alone, composé de plusieurs textes710. Le premier commence par la phrase « Beaucoup de gens aimeraient être quelqu’un d’autre » mais décrit l’existence d’un homme dont ce n’est pas le cas, il est d’une beauté parfaite et admirée par tous711. Comme nous l’avons évoqué dans le chapitre 2, ces textes sont écrits par Prince en tentant d’imaginer la vie des personnages représentés dans les publicités que par ailleurs il photographie. En faisant exister et évoluer ces représentations idéales, il les présente comme des individus. L’indistinction entre des personnages, idéaux et fictifs, et des personnes, imparfaites et réelles, est un moteur des textes de Prince. Plusieurs des protagonistes de Why I go to the movies alone expriment leurs états d’âme face à leurs tiraillements entre deux régimes d’existence. Ils renvoient une image idéalisée et parfaite d’eux-mêmes mais, d’autre part, souffrent d’être conscients de la part illusoire de cette mascarade. L’impossible partage entre identité propre et image de soi apparaît aussi dans deux montages de copies de dessins. Ces deux œuvres présentent un même dessin humoristique mis en relation avec un autre dessin, différent pour chaque œuvre. Il s’agit d’une représentation de deux couples d’adultes en discussion, accompagnée du texte suivant : « Leading his own life ? Are you kidding ? That’s not his own life. » [Mener sa propre vie ? Vous rigolez ? Ce n’est pas sa propre vie.] Dans l’une des œuvres, au-dessus de ce dessin est représenté un coureur de vélocross portant une combinaison couverte de marques de sponsors [Fig. 234]. Au-dessus de l’autre on trouve une représentation de Superman [Fig. 235]. Le fait qu’il soit en train de dire « … The same person! » [… La même personne !] laisse penser qu’il avoue peut-être à son interlocuteur sa double vie de super-héros et de journaliste. En tout cas, Superman est un bon exemple de personnage à l’identité composée, d’une part secrète et personnelle, d’une autre médiatique et idéale. La même duplicité apparaît dans l’image du cycliste. Le personnage en question est-il en train de vivre sa vie ou de reproduire un modèle stéréotypé de la liberté et de l’aventure masculine ? Par ailleurs, ses actes lui appartiennent-ils puisqu’ils sont sponsorisés et qu’il est payé pour les réaliser ? Dans chaque œuvre la réplique souligne avec ironie que la personne qui l’accompagne, le cycliste ou Superman, vit une vie

710 Richard Prince, Why I go to the movies alone, New York, Tanam Press, 1983 711 Richard Prince, Pourquoi je vais au cinéma seul, Dijon, Presses du réel, 2013, p.18

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qui ne lui appartient pas et qui n’est que l’imitation de modèles, de poncifs et de fantasmes impersonnels. À partir de 1986, Richard Prince utilise souvent des blagues sous forme de textes, qui sont soit publiés dans des revues soit écrits à la main, ou encore reproduits pour réaliser des œuvres visuelles. Dans un numéro de la revue Top Stories, qui publiait des nouvelles écrites par des artistes, le sommaire annonce un texte de Richard Prince712. Il s’agit d’une double page contenant 10 blagues. Toutes jouent d’incompréhensions. Par exemple : « Un couple est en route vers Miami Beach dans une voiture neuve. Pendant qu’ils roulent, l’homme pose sa main le genou de sa femme. Elle lui dit : “Maintenant que nous sommes mariés, tu peux aller un peu plus loin.” Il est allé jusqu’à Fort Lauderdale.713 » D’autres blagues publiées par Prince dans Top Stories portent explicitement sur des questions d’identité et de genre. C’est notamment le cas de l’histoire d’un représentant de commerce qui demande l’hospitalité dans une ferme. On lui apprend que la maison est pleine mais qu’il peut dormir avec le•la petit•e enseignant•e roux•se (en anglais ce groupe nominal n’est pas genré). L’homme, ravi, précise être un parfait gentleman. Ce à quoi on lui répond que c’est parfait car le•la petit•e enseignant•e roux•se l’est aussi. Les blagues utilisées par Prince présentent souvent des personnages qui se trompent sur eux-mêmes ou sur ce qu’ils vivent. Elles moquent la bêtise ou l’incompréhension tout en évoquant des tabous, des interdits, le racisme et la misogynie, autant de comportements cruels qui sont aussi des limites sociales qui cadrent les comportements. En les reproduisant, Richard Prince signe de son nom des histoires qui circulent souvent sans auteur attitré. Elles se transmettent parce que des gens se les racontent. C’est un mode de circulation proche des modèles et des habitudes, qui façonnent les identités et se propagent par imitation. Richard Prince présente aussi certaines blagues en les écrivant à la main sur une feuille. C’est le cas de la phrase “I never had a penny to my name, so I changed my name” [« Je n’ai jamais eu un centime à mon nom, alors j’ai changé de nom »] [Fig. 236]. Prince présente également des blagues sous formes de reproductions. C’est le cas de Tell Me Everything (1986) [Fig. 237] qui contient neuf photographies agencées sur une même feuille dans neuf

712 Richard Prince, « Jokes », Top Stories, n°23-24, 1986, p.40-41 713 Art. Cit., p.41 “A couple is driving to Miami Beach in a brand new car. As they’re driving he puts his hand on her knee. She says, “We’re married now, you can go a little farther.” So he went to Fort Lauderdale.” Fort Lauderdale est une ville côtière de Floride qui se trouve à une dizaine de kilomètres de Miami Beach.

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cases différentes. Chacune contient une blague imprimée en surimpression. L’histoire qui donne son titre à cette œuvre est l’une d’entre elles. Elle a ensuite été maintes fois reprise par Richard Prince sous différentes formes. “I went to see a psychiatrist. He said “tell me everything”, I did, and now he’s doing my act” [« Je suis allé voir un psychiatre. Il m’a dit “racontez-moi tout”. Je l’ai fait et maintenant il a pris mon rôle »] [Fig. 238]. Là encore la question de l’identité est centrale. Cette blague porte autant sur l’impossibilité de tout dire de soi que sur une imitation telle qu’une personne puisse en incarner une autre. La question de savoir ce qui fait qu’une vie est à soi est récurrente dans le travail de Richard Prince. Elle est largement traitée par l’utilisation que l’artiste fait de blagues. Lorsqu’on lui fait remarquer qu’elles ont un rapport avec sa propre vie, Prince répond : « Oui, elles sont personnelles mais je ne les ai pas inventées.714 » On reconnaît là les considérations de Prince sur son travail de rephotographie. Nous l’analysions dans le chapitre 1, il revendique de produire en modifiant un matériau déjà existant. Cette façon de faire s’accorde avec son approche de la notion d’identité. On en trouve un exemple dans Untitled (Joke) (1986) [Fig. 239]. Un dessin humoristique de Stan Hunt (1929-2006) publié dans The New Yorker est reproduit par Prince. Il en présente neuf fragments recadrés et agrandis à des dimensions différentes sur une même feuille. En les associant mentalement, on peut facilement recomposer le dessin d’origine. Il représente deux hommes dans un bar. L’un dit à l’autre « I’m missing and Presumed dead” [« J’ai disparu et suis présumé mort. »] Parmi les neuf fragments prélevés dans ce dessin l’un présente uniquement la signature du dessinateur, largement agrandie. Prince utilise explicitement ce signe de revendication auctoriale. Il le manipule et, ce faisant, revendique de faire œuvre avec la reproduction du travail d’un autre. En reproduisant la signature Stan Hunt accompagné de cette blague, Richard Prince présente, littéralement et avec une certaine ironie, la disparition de l’auteur715. C’est une façon de faire œuvre de la dissolution de son identité, celle qui le caractérise comme individu et comme artiste. Comme il l’explique dans la citation précédente, ce qui est personnel à Prince il ne l’a pas inventé. Son identité et son attitude se construisent en empruntant des actions et des paroles. Pour le dire avec les mots de Vincent Pécoil :

714 Larry Clark, « Interview », Lisa Phillips (éd.), Richard Prince, New York, Whitney Museum of American Art, 1992, p.130 “Yes, they’re personal but I didn’t make them up.” 715 Lisa Phillips, « People keep asking : An introduction », Ibid., p.38

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« L’environnement, le monde que Prince présente, est un monde privé, un monde intérieur. C’est un univers “privé” qui n’est pas le sien : un monde disponible, un monde d’images et de mots qui sont déjà publiés, un monde privé qui n’a rien de personnel.716 » Prince considère également avec attention façon dont des apparences, revendiquées comme singulières, sont moulés sur des modèles préconstruits. La nature de ces modèles et leur place dans les processus de socialisation est le sujet de plusieurs œuvres de la série des Gangs, commencée en 1984. Ce titre est emprunté à une technique permettant d’imprimer plusieurs images sur une même planche-contact dans le but de choisir laquelle ou lesquelles imprimer. C’est un ensemble d’images d’une même série. Elles sont donc souvent similaires. Par ailleurs, gang signifie une bande, c’est-à-dire un groupe de personnes réunies autour d’une activité commune qui les définit vis-à-vis de cette appartenance. Dans les Gangs de Richard Prince, ce qu’on appelle un style de vie préside au rassemblement des images717. Bitches and Bastards (1984-1985) [Fig. 240] réunit douze photographies de musiciens de Heavy Metal aux cheveux longs et aux apparences androgynes. Dans Live Free or Die (1986) [Fig. 241] sont assemblées neuf photographies de femmes posant sur des motos, parfois les seins nus. Elles ont été prises par leurs petits amis qui les envoient ensuite aux magazines de motards qu’ils lisent et qui publient ces images718. On retrouve là le principe d’assemblage par mimétisme exploité par Prince dans ses œuvres antérieures, qui présentaient des photographies de modèles dans la même pose [Fig. 72, Fig. 73 et Fig. 74]. Pourtant, une différence est notable. Il ne s’agit pas dans Bitches and Bastards ou Live Free or Die de mannequins posant pour une publicité mais d’individus qui décident de se représenter posant ou affublés de façon à ressembler à un type générique. Extraites de magazines spécialisés, ces images rendent compte d’attitudes consistant à reproduire un style et à le revendiquer comme mode de vie autant que comme signe d’appartenance à un groupe social. Ces œuvres de Prince apparaissent de prime abord comme des commentaires ironiques sur la façon dont la culture de masse génère des modèles qui sont endossés par certains pour

716 Vincent Pécoil, « Richard Prince, Writer », Gunnar B. Kvaran et Hanne Beate Ueland (éd.), Richard Prince : Canaries in the Coal Mine, Oslo, Astrup Feamley Museum of Modern Art, 2006, p.123 “The environment, the world Prince presents, is a private world, an Inside Word. It is a “private” universe that isn’t his: an available world, a world of images and words that are allready out, a private world with noting personal about it.” 717 Jeff Rian, « Richard Prince », Richard Prince, Grenoble, Le Magasin, 1988, p.5-15 718 David Robbins, « An Interview with Richard Prince », Aperture, n°100, automne 1985, p.6-13

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composer leur identité. Pourtant, l’artiste lui-même dit subir cette façon d’être au monde. Au cours d’un entretien avec Barbara Kruger il explique : « C’est justement les conversations qui ne sont pas enregistrées qui semblent répétées ou mises en scène. Tu sais, la façon dont ça peut avoir l’air de sonner plus vrai que ça ne l’est vraiment, je veux dire que pour certains d’entre nous, même dans une conversation quotidienne, nos paroles semblent dites par quelqu’un d’autre, nous sommes si complexés, si surchargés d’informations, nous sur-jouons avec des voix produites par des sources qui ne sont pas les nôtres719. » Au cours de cette discussion, les deux artistes concluent que les individus se construisent en reproduisant et en assimilant des modèles, qui leurs sont indispensables pour se socialiser. Ils affirment aussi que ces modèles sont souvent produits par la culture de masse de façon à être les plus séduisants et attirants possible. À propos de cette soumission à des désirs imposés, Barbara Kruger affirme : « Si toi et moi pensons ne pas être sensibles à ces images et à ces stéréotypes, alors nous nous faisons tristement des illusions. Mais avoir quelque connaissance des mécanismes de pouvoir dans la culture et continuer d’entretenir joyeusement ces emblèmes comme des divinités kitsch est encore plus ridicule. Et pour les femmes c’est une forme de masochisme extrême.720 » Cette remarque de Kruger exprime clairement une double nécessité pour toute œuvre voulant exploiter des stéréotypes culturels, celle d’une part, de ne pas nier leur pouvoir et celle, d’autre part de ne pas simplement le reconduire. En effet, si, comme nous l’expliquions à propos de la différence de position entre Martha Rosler et Sherrie Levine, les artistes de la Pictures Generation se placent volontairement dans l’exploitation des stéréotypes véhiculés par les représentations, il leur faut inventer une relation entre représentés et spectateurs alternative à celle qui soumet les uns aux désirs des autres. Cela, justement, pour exploiter le

719 Barbara Kruger, « All Tomorrow's Parties : Interview with Richard Prince », Bomb Magazine, n°3, printemps 1982 : https://bombmagazine.org/articles/all-tomorrows-parties/ “It’s just not recorded conversation that sounds rehearsed or staged. You know, the way it can come off sounding truer than it really is, I mean for some of us, even in day to day conversation we tend to sound like someone else talking, we’re so self-conscious already, so overloaded with information, we play-act with voices produced from sources other than our own.” 720 Art. Cit. “If you and I think that we are not susceptible to these images and stereotypes than we are sadly deluded. But to have some understanding of the machinations of power in culture and to still joyously entertain these emblems as kitschy divinities is even more ridiculous. And for women it’s an extreme form of masochism.”

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pouvoir de fascination que crée la culture de masse sans en rejouer le rapport de soumission. Autrement dit, leurs œuvres se doivent de remettre en jeu le rapport entre producteur et spectateur. Plus encore, elles doivent permettre d’envisager une façon de véhiculer des stéréotypes moins univoques que ne le fait la culture de masse.

4. Être une représentation Achetée et vendue Entre 1980 et 1989, l’espace d’exposition Franklin Furnace publiait une revue nommée The Flue, dédiée aux livres d’artistes721. Outre des documents sur les activités du lieu, des articles et des entretiens, elle contenait aussi des interventions d’artistes. Le numéro de décembre 1980 est maquetté par Barbara Kruger. Elle signe aussi une intervention avec Louise Lawler et Sherrie Levine [Fig. 242]. Les pages centrales de la revue, imprimées sur du papier et dans un format de journal, contiennent quatre photographies du livre de nouvelles Bought and Sold [Achetée et vendue] d’Alberto Moravia ouvert aux pages de la nouvelle « The Wardrobe » [L’armoire], qui est lisible sur ces images722. Au verso de cette double page on trouve les mentions « What do we own? » [Que possédons-nous ?], « What is the same? » [Qu’est ce qui est identique ?] ainsi que « By Alberto Moravia » [Par Alberto Moravia] suivies des noms des trois artistes [Fig. 243]. En 1980, lorsqu’elle réalise ce projet, Barbara Kruger commence à faire ses premiers collages en utilisant des photographies prises dans des magazines (voir chapitre 2). L’année précédente, Louise Lawler réalisait le projet A Movie Will Be Shown Without the Picture (voir chapitre 1 et 2) et Sherrie Levine faisait, comme nous l’indiquions plus haut, ses premières appropriations de photographies, en l’occurrence celles d’Andreas Feininger. L’année suivante, Lawler et Levine commencent leur collaboration sous le nom A Picture is No Substitute for Anything (voir chapitre 1). La proposition de ces trois artistes pour The Flue apparaît ainsi comme un projet important parce qu’il initie le geste d’utilisation d’œuvres préexistantes que chacune défriche alors. D’ailleurs, Martha Wilson (née en 1947), la directrice de Franklin Furnace, apprend à cette occasion que ce type d’exploitation a un coût. Lorsque les éditeurs du livre photographié découvrent le projet, ils lui envoient une facture.

721 Sur The Flue voir : Gwen Allen, Artists' Magazines: An Alternative Space for Art, Cambridge et Londres, MIT Press, 2011, p.260 722 Le livre utilisé par les artistes est : Alberto Moravia, Bough and Sold, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1973. Ce recueil de nouvelles d’Alberto Moravia est originellement paru en Italie, en 1970, sous le titre Il paradiso. Pour une traduction française voir : Alberto Moravia, Le Paradis, Paris, Flammarion, 1973

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En effet, The Flue avait publié plus de pages du livre que le nombre autorisé sans en demander la permission723. Les artistes accompagnent leurs photographies d’un paratexte qui souligne la nature d’appropriation de leur intervention. Les phrases « Que possédons-nous ? » et « Qu’est ce qui est identique ? » peuvent en effet s’entendre comme une réflexion sur la copie. Face à une œuvre reproduite et reproductible, la notion d’original s’évapore. De fait, le texte est bien « de » Moravia comme les artistes le mentionnent. Pourtant, elles signent la série de photographies et leur présentation. Barbara Kruger, Louise Lawler et Sherrie Levine revendiquent ainsi une création qui est la copie et la représentation de « L’armoire » de Moravia. D’ailleurs, le lien entre ce projet et l’idée d’un auteur travaillant par copie est souligné par Louise Lawler lorsqu’en 1984, en tant qu’iconographe pour le livre Art After Modernism: Rethinking Representation, elle place une documentation de ce projet au milieu de la nouvelle de Jorge Luis Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », reproduite dans ce livre [Fig. 244]724. Dans le projet de Barbara Kruger, Louise Lawler et Sherrie Levine pour The Flue, le geste d’appropriation s’applique à un texte qui semble avoir d’autant plus d’importance pour les artistes qu’il apparaît dans d’autres pièces de Lawler et de Levine. Quelques mois plus tôt, Lawler utilisait le recueil de nouvelles de Moravia. Invitée à participer à une exposition de groupe chez Castelli Graphics, elle présente une photographie de la pliure entre deux pages de ce livre [Fig. 245]725. L’image, de forme ronde, permet de lire partiellement la fin d’une nouvelle (« Les mots et le corps ») et le début de la suivante (« La chimère »). La source du texte n’est pas mentionnée par l’artiste. C’est néanmoins l’objet de sa photographie et il est fragmenté par ce cadrage et cette forme qui laissent surtout apparaître la mention « I made my first mistake » [J’ai fait ma première erreur] par laquelle commence « La chimère ». Par ailleurs, un passage de la nouvelle photographiée dans The Flue est utilisé par Sherrie Levine en 1980 pour en faire un Statement. Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre 2, cette nouvelle, comme la plupart de celles de ce recueil, raconte à la première personne l’histoire d’une femme aux prises avec la différence entre son identité et l’image que les

723 Martha Wilson, « Staging the Self (Transformations, Invasions and Pushing Boundaries) », Rune Gade et Gunhild Borggreen (éd.), Performing Archives/Archives of Performance, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2013, p.333 724 Brian Wallis (éd.), Art After Modernism: Rethinking Representation, New York ; Boston, The New Museum of Contemporary Art ; R. Godine Publisher, 1984, p.6-7 725 Douglas Eklund, The Pictures Generation, 1974-1984, New York, Metropolitan Museum of Art, 2009, p.261

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autres lui imposent. Dans « L’armoire », la narratrice se protège de l’identification. L’amour, qu’elle porte successivement à sa mère puis à son mari, la conduit à agir d’une façon qui lui semble outrancière et dont elle se désolidarise, en se faisant croire que ces actions sont faites par son autre. Cette seconde identité est une copie d’elle-même, inauthentique et excessive. Toutes les nouvelles du Paradis de Moravia racontent des histoires de femmes tourmentées par l’expression de leurs identités prédéfinies par des modèles. Les narratrices sont tour à tour des copies de magazines dans « Un jeu », l’objet de leurs maris dans « Plus belle que toi », une publicité dans « Publicité » et dans « L’imitation » ou un produit dans « Les produits ». Toutes jouent leur vie comme un rôle, comme une représentation, et en subissent les conséquences psychologiques. Soulignons ici que choisir comme titre du recueil dans la version anglaise Achetée et vendue plutôt que Le paradis, comme dans sa version italienne, renforce l’idée que ces identités sont comme des produits de consommation726. L’intérêt que portent Kruger, Lawler et Levine à ces nouvelles de Moravia tient au fait qu’elles narrent des situations dramatiques de femmes perdues dans leurs relations avec des représentations stéréotypées qu’elles doivent socialement copier pour bâtir leurs identités. C’est aussi comme cela qu’on peut considérer les phrases « Que possédons-nous ? » et « Qu’est ce qui est identique ? ». La première interroge sur ce qui est nôtre, ce qui nous est propre. La deuxième porte sur ce qui est identique, ce que nous reproduisons. En somme, les deux questions qui introduisent leur intervention portent sur la façon dont une identité se construit, entre emprunt et invention.

Les produits Les identités que revêtent les femmes dans les nouvelles de Moravia en général, et dans « L’armoire » en particulier sont factices, souvent proches des stéréotypes véhiculés par la publicité. Les narratrices sont bernées par des illusions, piégées dans la duplicité, ce qui en fait des personnes calculatrices et immorales. Le regard que porte Moravia sur ces personnages, s’il est critique et lucide, est aussi condescendant à l’endroit des femmes. Celles qui peuplent ses nouvelles sont incapables de composer leurs propres personnalités et victimes de celles, formatées et idéalisées, qu’elles revêtent. Elles sont en cela consommatrices plus que productrices. Cette faiblesse les contraint et les maintient dans une dépendance à l’égard des représentations qu’elles emploient et qui « parlent pour » elles.

726 Comme « Le paradis » qui donne son nom au recueil italien, « Bought and Sold » est le nom d’une des nouvelles de Moravia, son titre en français est « Vendue et achetée ».

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Les représentations idéalisées de personnages dans la publicité sont composées pour engendrer l’identification. Il s’agit de façonner l’image d’une personne à laquelle le plus de gens puissent aspirer ressembler. Leur apparence, leur vie, leur beauté ou leur bonheur, présenté comme désirable, semble atteignable en achetant le produit promu. Comme nous l’avons analysé dans le chapitre 2 au sujet du glamour, ces représentations sont standardisées pour toucher le plus grand nombre. Les images de femmes stéréotypées sont légion chez les artistes de la Pictures Generation. Elles peuplent de nombreuses œuvres de Laurie Simmons. Les maquettes de pièces de maisons que construit et photographie cette artiste, sont habitées par une figurine en plastique représentant une femme. Ce jouet pour enfant représente une personne aussi stéréotypée que les lieux dans lesquels elle évolue. Toujours seule parmi ses meubles, elle semble s’ennuyer et attendre [Fig. 60]. Dans cet environnement, elle paraît parfois déprimée. C’est le cas dans Untitled (Vertical Kitchen) (1976) [Fig. 246] où elle se trouve dans un angle, au fond de sa cuisine. Son corps n’est droit que grâce à l’évier contre lequel elle est posée. D’autres images la montrent se laissant aller à des comportements incongrus. Dans Untitled (Woman Standing on Head) (1976) [Fig. 247], elle fait le poirier dans une cuisine dont le sol est jonché de couverts. Les figurines utilisées par Laurie Simmons sont faites du même plastique que les objets qui les entourent, cela établit un lien entre l’identité de cette femme au foyer et ses possessions matérielles. Ces objets sont faits pour être achetés pour leurs fonctions, mais aussi pour ce qu’ils expriment727. Ils sont vendus et consommés pour affirmer une identité, celle de l’appartenance à la classe moyenne. Ces femmes seules, entourées de leurs possessions apparaissent ainsi moins comme des personnes aux individualités spécifiques que comme des stéréotypes aussi rationalisés que les signes qui les entourent. Dans les séries suivantes de Simmons, en couleurs, les surfaces chatoyantes des meubles et des motifs des décors se confondent avec celles de leurs habitantes [Fig. 248]. Devenues des produits ou des objets, ces femmes semblent avoir perdu leur identité propre. Celles qu’elles endossent se confondent avec leurs possessions. Une idée semblable semble être développée dans Untitled (You are not yourself) (1982) [Fig. 249] de Barbara Kruger. Le slogan « Vous n’êtes pas vous-même » accompagne l’image fragmentée d’une femme se regardant dans un miroir cassé. Derrières les apparences, impossible de trouver une individualité authentique.

727 Kate Linker, « Reflections on a mirror », Nancy Grubb (éd.), Laurie Simmons: Walking, Talking, Lying, New York, Aperture, 2005, p.7-58

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De même, Richard Prince photographie plusieurs images de visages de femmes. Dans Untitled (Make-up) (1982-1984) [Fig. 250] un modèle se regarde dans un miroir. Le cadrage, ne montrant que ses yeux fardés, qui se reflètent dans une boîte à maquillage, souligne le caractère factice de ce personnage qui n’est qu’apparence. Untitled (Eye lashes) (1983) [Fig. 251] montre des paupières bleutées aux longs faux cils noirs très épais. Le maquillage et son élaboration sont le sujet de ces images. Dans la série Untitled (Fashion) (1982-1984) [Fig. 252], des visages de femmes apparaissent dans des jeux d’éclairages qui en soulignent les contours avec un formalisme qui rappelle les photographies d’Edward Weston. Ils ont tout d’objets idéalisés et désirables. Ces identités abstraites et idéales, mais surtout clairement standardisées et comparables à des objets produits en série, sont proposées à la consommation des femmes qui sont les victimes des publicitaires. Une telle interprétation présente les femmes comme des êtres facilement manipulables et incapables de maîtriser leurs désirs. Les nouvelles de Moravia rendent compte des drames psychologiques que cela engendre avec une ambiguïté qui accompagne souvent ce regard curieux et fasciné, mais qui peut aussi être moralisateur. C’est le cas de la lecture condescendante que Danto applique aux femmes qu’il présente comme impressionnées par les films de mauvaise qualité. Pour utiliser à nouveau les mots de Judith Williamson, la femme bernée par les illusions de la culture de masse est, pour ce regard, « quand même un peu une pute » parce que sa faiblesse rend sa vie indécente728. En 1949, Vincente Minnelli, l’un des représentants du mélodrame au cinéma, réalise une adaptation du roman Madame Bovary de Gustave Flaubert (1821-1880). Le film raconte aussi l’histoire de la réception de ce livre et s’ouvre sur le procès qu’il valut à Flaubert. Le procureur Ernest Pinard lui reprochait la tonalité de son livre jugée trop lascive. Son langage serait la « poésie de l’adultère »729. Ce roman, paru en 1857, raconte la vie tragique d’Emma Rouault qui s’ennuie dans son mariage avec Charles Bovary et délaisse la fille qu’elle a eu avec lui. Elle rêve de la vie mondaine et trépidante qu’elle découvre dans les romans à l’eau de rose et du faste de la mode qu’elle voit dans les journaux féminins La Corbeille et Sylphe des salons730. Eprise d’un idéal inatteignable, elle pimente un quotidien qu’elle trouve ennuyeux en prenant des amants et en faisant de somptueuses dépenses à crédit pour acheter des objets de décoration et

728 Judith Williamson, Art. Cit., p.103 729 Cité dans : Thierry Laget, « Préface », Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, 2001, p.36 730 Ibid., p.111

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des vêtements. Lorsqu’elle ne peut plus cacher ni ses liaisons ni son endettement, acculée, elle se suicide. Minnelli introduit et conclut son adaptation de cette histoire par des scènes de tribunal dans lesquels Flaubert, joué par James Mason, se défend en expliquant à la cour que son roman porte sur la mystification d’Emma. Il a écrit, dit-il, une critique des romans populaires et de leurs effets. Cela rend explicite l’intérêt que porte le réalisateur de mélodrame à Madame Bovary. Dans la tradition de ce genre, il ne faut pas lire uniquement ce que raconte l’histoire mais aussi comprendre que l’exagération est une forme de satire. Flaubert se défend en affirmant avoir eu comme objectif la critique de ces plaisirs que néanmoins il dévoile. Il fait appel à une forme d’ironie et à une capacité d’envisager le double sens de ce qu’il écrit similaire à celle qui accompagne l’œuvre de Douglas Sirk. Flaubert décrit avec réalisme les passions promises par les journaux, dont Emma est la victime, comme le plaisir et l’excitation qu’elle éprouve à rêver et à s’adonner à l’adultère. Madame Bovary mêle ainsi une critique de l’illusion avec une fascination pour la femme qui se laisse aller à ces plaisirs. Pour Andreas Huyssen, Madame Bovary rend compte du rapport qu’entretient le modernisme avec la culture de masse731. Les femmes lisent des romans à l’eau de rose, une littérature inférieure pour rêver un quotidien meilleur. Les hommes lisent et produisent de la littérature, un art noble grâce auxquels ils expriment leurs visions du monde d’une façon personnelle et originale. La différence sexuelle se rejoue ainsi dans des productions littéraires. L’art pour les masses est féminin et inférieur. Il exalte les passions et propose la seule consommation de plaisirs simples, ceux d’une vie par procuration basée sur l’imitation. La modernité, masculine, s’élève contre ces pratiques en revendiquant une expression subjective et personnelle, tout en refusant de céder aux plaisirs instantanés et formatés. Huyssen souligne qu’Emma Bovary consomme des attitudes, des rêves et des vies inventées pour elle. Elle imite des modèles, plutôt que de créer son identité. La femme, comme l’art de masse, reproduit au lieu d’inventer. « Après tout, explique le critique, dans la société bourgeoise, le théâtre était l’un des rares espaces à accorder aux femmes une place de

731 Andreas Huyssen, « Mass Culture as Woman: Modernism's Other », After the Great Divide: Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington, Indiana University Press, 1987, p.44-62

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choix dans les arts, précisément parce que jouer était vu comme imitatif et reproductif plutôt qu’orignal et productif.732 » C’est justement dans ce que la reproduction permet de création que se situe la part émancipatrice de la figure d’Emma Bovary. Dans une des scènes du film de Minnelli, Charles, son mari, joué par Van Heflin, critique les lectures d’Emma, interprétée par Jennifer Jones. Il lui dit : « Ce sont des contes » [This is storybooks]. Elle lui répond : « Je ne peux pas m’en empêcher. Je suis comme cela. » [I can’t help it. This is how I am]. Dans cette scène, Emma revendique d’être, d’exister, en étant fascinée et en reproduisant des modèles. L’affirmation d’Emma, exister au travers de cette littérature, résonne avec certaines pratiques artistiques des années 1970. Comme le souligne Craig Owens, les travaux des femmes artistes qui apparaissent sur la scène américaine à cette période, sont portés par une attention à la représentation des femmes. Elles revendiquent de travailler d’une façon alternative à la posture expressive, inventive et masculine. La création par copie en est le signe, ces artistes reproduisent plus qu’elles ne produisent. Constatant que l’histoire de l’art s’est écrite au fil des inventions d’artistes masculins, elles, à l’inverse, se revendiquent reproductrices. Cela s’accorde avec l’idée, que nous avons présenté au chapitre 2, selon laquelle des artistes femmes telles que Barbara Birnbaum, Sherrie Levine ou Barbara Kruger copient et ainsi exploitent un langage qui n’est pas le leur. De la même manière, Sherman revêt des identités qu’elle n’a pas créées et qu’elle utilise. L’identification aussi relève de la reproduction puisqu’il s’agit d’imiter des modèles, pour cela, elle a souvent été considérée comme un phénomène auquel succombaient des femmes incapables de faire la distinction entre réalité et fiction733. Ce matériau, les romances produites en masse qui sont marquées de l’opprobre moderniste, autant que l’identification qu’il engendre sont exploités par les artistes femmes de la Pictures Generation. Puisque c’est ce qui définirait un art féminin, elles s’en saisissent. Pour être plus juste, c’est moins le matériau que ce qu’il produit qu’elles exploitent. Elles utilisent le processus d’identification qui rend désirables les représentations qu’elles manipulent. C’est le désir et l’identification qu’elles s’approprient. Le désir est en effet nécessaire à l’identification qui régit les produits de la culture de masse et qui propose à la consommation un idéal que ses consommateurs et ses

732 Ibid., p.51 “After all, the theater in bourgeois society was one of the few spaces which allowed women a prime place in the arts, precisely because acting was seen as imitative and reproductive, rather than original and productive.” 733 Ibid.

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consommatrices brûlent d’atteindre. Or les artistes qui nous intéressent ici ne nient pas leur fascination pour les images qu’elles utilisent, elles en exploitent les effets734. Il est d’ailleurs notable que certains artistes masculins de la Pictures Generation se soient eux intéressés aux stéréotypes de la masculinité. De nombreuses images reproduites par Richard Prince représentent le monde des affaires, à l’époque largement aux mains des hommes. Dans une des photographies de la série Untitled (Pens) (1979) [Fig. 46] on voit, posés sur un revêtement de cuir, un briquet, un stylo et une montre. Ces objets dorés sont mis en scène de façon à évoquer le luxe. Dans une autre œuvre de la même série [Fig. 178], un autre briquet et un autre stylo sont posés sur un autre portefeuille en cuir. Ils suggèrent les mêmes choses. Dans ces deux images, les objets quotidiens sont les apparats dont la préciosité et la qualité se font signe d’une activité rémunératrice. Les hommes qui possèdent ces objets évoluent dans le monde des affaires, c’est en tout cas la vie qui est associée symboliquement à ces choses pour les rendre désirables. Les hommes que Prince choisit de reproduire portent souvent des costumes. C’est le cas dans Untitled (Three Men Looking in the Same Direction) (1978) [Fig. 72]. Loin de la sobriété de ceux portés par les Men in the City, ils sont fait de matériaux colorés et sont assortis de cravates à motifs. Eux aussi rappellent le monde des affaires de l’époque et son apparat. Une autre série de Prince porte sur une masculinité plus virile. Des années 1980 aux années 2000, il a reproduit des représentations de cowboys, les empruntant aux campagnes publicitaires de la marque de cigarette Marlboro. Ces images montrent un idéal masculin sauvage et solitaire, évoluant dans des paysages de western, qui est symboliquement associé à la marque. Untitled (Cowboy) (1980-84) [Fig. 253] représente un homme portant les vêtements typiques de ces personnages, une chemise et un chapeau. Il traverse, à cheval, un paysage grandiose de montagne. Une autre reproduction de la même série montre un cowboy en pleine action [Fig. 254]. Cadré serré, il maîtrise sa monture tout en maniant un lasso et en fixant un point devant lui. Les images d’hommes que Richard Prince sélectionne évoquent le courage, la bravoure et la vaillance, comme autant de poncifs d’une masculinité triomphante.

734 Voir : Johanna Burton, « Fundamental to the Image : Feminism and Art in the 1980’s », Modern Women: Women Artists at the Museum of Modern Art, New York, Museum of Modern Art, 2010, p.428-443

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Vous n’êtes pas vous-même Qu’il s’agisse des représentations stéréotypées utilisées par Levine, des représentations exemplaires manipulées par Kruger ou des représentations de visages féminins expressément fardés et objectivés reproduits par Prince, chez les artistes de la Pictures Generation toutes les femmes semblent jouer un rôle, comme Sherman dans ses photographies. De même, les hommes expriment outrancièrement leur masculinité. Autrement dit, tous ces individus portent, de façon manifeste, les marques de leur identification. Ce caractère ostentatoire est considéré par Craig Owens au prisme de la notion de pose735. Le fait de poser devant un appareil photographique pour s’assurer de ne pas bouger et se garantir une apparence lisible est une sorte de soumission, explique-t-il. En effet, le sujet adapte alors son attitude aux attendus de l’appareil de représentation. Cependant, la pose offre aussi un potentiel ironique parce qu’elle est lisible comme n’étant pas un geste naturel mais une posture excessive et sur- jouée. On retrouve là des caractéristiques déjà soulignées dans le mélodrame où les codes expressifs sont exploités en tant que tels. Il en va de même pour la pose qui permet de jouer avec les apparences, les identités et avec la différence de genre. Soulignons aussi que la pose est ce qui définit l’apparence des corps dans les images mises en scène. Constatant que la femme a toujours été un objet de contemplation masculine, la théoricienne féministe Mary Ann Doane affirme que l’identité féminine a toujours été écrite et dictée par la masculinité, comme différence736. En psychanalyse, ce qui distingue la femme de l’homme est son absence de phallus. Celui-ci n’est pas un organe, mais un signe. Les femmes qui en sont dépourvues n’ont pas accès à l’expression par la signification. Elles sont « parlées pour ». Autrement dit, elles sont représentées. Pour Mary Ann Doane, il est illusoire de chercher à anéantir ce que le cinéma exprime. En revanche il est possible de s’attacher à en souligner la syntaxe. Cela passe par une mise en évidence des poses. Craig Owens s’est saisi de cette notion dans un texte publié dans le catalogue de Difference : On Representation and Sexuality. Organisée par Kate Linker et Jane Weinstock au New Museum de New York en 1984, cette exposition portait sur la façon dont l’identité des femmes est construite par la représentation. Dans le catalogue publié à l’occasion, Owens affirme que l’imitation est souvent considérée comme une stratégie féministe. Il s’appuie pour cela sur une déclaration de Barbara Kruger, que nous avons déjà citée dans le chapitre 2 :

735 Craig Owens, « Posing », Kate Linker et Jane Weinstock (éd.), Difference : On Representation and Sexuality, New York, The New Museum of Contemporary Art, 1984 736 Mary Ann Doane, « Woman's Stake: Filming the Female Body », October, été 1981, p.22- 36

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« Nous flânons hors du commerce et de la parole et nous sommes obligées de voler le langage. Nous sommes de très bonnes imitatrices. Nous reproduisons certains mots et images et les regardons s’écarter de, ou coïncider avec, vos notions de fait et de fiction.737 » Nous l’avons déjà dit, cette citation présente les femmes comme démunies de moyens d’expression. Elles doivent composer avec un langage qui ne leur appartient pas. Cela fait d’elle des imitatrices, exploitant une langue qui n’est pas la leur. Or, conclut Craig Owens, cette stratégie appliquée au domaine des apparences consiste à poser. « Le sujet, dit-il, pose comme un objet de façon à être un sujet.738 » Ainsi, poser c’est s’emparer et assimiler les identités proposées par la culture de masse. Plutôt que de se laisser dicter ses désirs, il s’agit de les voler, de les faire siens en se les appropriant. Comme l’explique Mary Ann Doane, si la consommation des images de la culture de masse implique de répéter l’idéal représenté auquel on s’identifie, la pose, en termes féministes, consiste à les rejouer en les déplaçant de leur contexte d’origine pour les styliser et les rendre étrangères à leur nature première739. Cette stratégie est conceptualisée dans les théories féministes, souvent à propos de films. Elle apparaît ensuite dans l’interprétation d’œuvres d’art, notamment celles des artistes que nous venons d’étudier. À la période de maturation de ces œuvres, poses et mascarades sont aussi assimilées par le mouvement No Wave dans la musique et le cinéma. Nous l’expliquions au chapitre 2, ce courant musical, rencontre du punk et de l’avant-garde expérimentale, accompagne la Pictures Generation. Par sa proximité avec le monde de l’art, ce courant reprend la violence du Punk pour lui donner une plus grande ouverture à l’expérimentation. Cela s’exprime par l’utilisation d’instruments divers et inattendus mais aussi par une prise en considération sophistiquée des apparences et du style. L’allure était déjà importante dans le punk. Bien qu’elle porte surtout sur la culture adolescente en Angleterre, il semble important de citer ici l’étude de Dick Hebdige, Sous-

737 Barbara Kruger, « Statement for Documenta 7 », Saskia Bos et Rudi Fuchs (éd.), Documenta 7, Kassel, Paul Dierichs, 1982, p.286 “We loiter outside of trade and speech and are obliged to steal language. We are very good mimics. We replicate certain words and pictures and watch them stray from or coincide with your notions of fact and fiction.” 738 Craig Owens, Art. Cit., p.17 “The subject poses as an object in order to be as subject.” 739 Voir notamment la conclusion de : Mary Ann Doane, The Desire to Desire : The Woman’s Film of the 1940s, Bloomington, Indiana University Press, 1987

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culture : le sens du style 740. Ce sociologue a étudié les cultures urbaines des années 1970 dans leur utilisation du style comme mode d’expression. Leurs membres exploitent les apparences, les vêtements, dont ils modifient le sens et dont ils troublent la normalisation. Le style est un mode d’appartenance, une façon de se construire une identité avec des produits de consommation accessibles dont les significations sont déplacées. Vêtements déchirés, rapiécés et couverts d’inscriptions, de clous ou de chaînes, cohabitent avec des signes violents, voire inacceptables, tels que des croix gammées. L’irrévérence et l’étrangeté surgissent de ces accoutrements aussi surprenants qu’incompréhensibles et apparemment illogiques. Non seulement, l’apparence s’exhibe comme signe d’appartenance mais cela se fait de façon, là encore, ostentatoire. Obscénité, brutalité, violence et aliénation accompagnent une attitude aussi arrogante que violement désespérée. Tout cela est porté sur un mode outrancier qui fait affirmer à Hebdige que « malgré ses accents prolétaires, la rhétorique punk était chargée d’ironie.741 » Aux Etats-Unis, Richard Hell est considéré comme le premier représentant du mouvement punk742. À propos de ses prestations scéniques il affirme : « Nous étions vraiment uniques. Il n’y avait pas un autre groupe de rock & roll au monde avec des cheveux courts. Il n’y avait pas un autre groupe de rock & roll avec des vêtements déchirés. Tout le monde portait encore des paillettes et des habits de femmes. On était des voyous sans-abris, maigres comme des clous, jouant une musique vraiment puissante, passionnée et agressive qui était aussi lyrique.743 » À la brutalité punk, la No Wave ajoute une conscience de la mise en scène et une plus grande élaboration dans les formes et symboles convoqués744. Il arrive que James Chance agresse son public pendant ses concerts. Lydia Lunch, avec qui il a fondé le groupe Teenage

740 Dick Hebdige, Sous-culture : le sens du style, Paris, Zones, 2008 [1979] 741 Op. Cit., p.67 742 Richard Hell (né en 1949) est un musicien américain. Son premier groupe, Richard Hell & the Voidoids, est formé en 1975. Leur musique, simple et brutale, est complétée par des vêtements déchirés et une attitude agressive. Cela constitue la musique, le style et l’attitude punk. 743 Cité dans : Legs McNeil et Gillian McCain, Please Kill Me: The Uncensored Oral History of Punk, New York, Grove Press, 1996, p.172 “We were really unique. There was not another rock & roll band in the world with short hair. There was not another rock & roll band with torn clothes. Everybody was still wearing glitter and women's clothes. We were these notch-thin, homeless hoodlums, playing really powerful, passionate, aggressive music that was also lyrical.” 744 Bernard Gendron, « The Downtown Music Scene », Marvin Taylor (éd.), The Downtown Book : The New York Art Scene 1974-1984, Princetown et Oxford, Princetown University Press, 2006, p.41-65

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Jesus and the Jerks, crie plus qu’elle ne chante745. Cette violence punk s’accompagne, dans la No Wave, d’une attention vestimentaire élaborée. Les costumes des années 1950 – vestes, chemises et cravates pour les hommes, tailleurs pour les femmes – se mêlent au cuir sadomasochiste. Cette importance du style vestimentaire est lisible sur les documents, photographies, affiches et flyers, où apparaissent les membres de groupes dans des attitudes souvent poseuses, défiantes et outrées. Rosetta Brooks rend compte des accoutrements du public qui fréquente le Blitz Club à Covent Garden746. Leurs vêtements font référence à des codes qui rejouent ceux du cinéma, des uniformes ou de la culture jeune. Leurs attitudes poseuses sont, selon la critique, un moyen de déjouer le sens de chacun de ces signes prélevés dans des environnements sociaux hétérogènes. Cela est aussi souligné par John Rockwell qui, dans le New York Times, chronique la série de concerts ayant lieu à Artists Space en 1978, en considérant avec la même attention la musique des groupes que leurs styles747. La No Wave se manifeste, selon son compte rendu, dans des apparences qui oscillent entre inexpressivité, brutalité et mascarade. Ces identités, exprimant un rejet des normes sociales, sont portées par des groupes où les femmes ont une place importante, ce qui est relativement nouveau dans l’histoire du Rock. Connie Brug, du groupe Mars explique748 : « Ça faisait vraiment partie du rejet de certains rôles assignés. Ma génération rejetait totalement les rôles traditionnellement assignés aux femmes.749 » La portée politique de cette revendication relève avant tout de la non-conformité, de l’image de soi et de la pose750. On comprendra ainsi qu’elle s’inscrive d’abord dans des formes et des attitudes individuelles. Elles sont exagérées, comme les gestes des mélodrames. On retrouve ce style dans le cinéma No Wave. Si l’un des événements signalant l’apparition du courant musical No Wave a lieu en mai 1978 à Artists Space, un autre l’avait précédé de quelques mois. Il s’agit d’une soirée de concerts organisée en soutien à la revue de

745 Lydia Lunch (née en 1949) est une chanteuse et poète américaine. Avec James Chance, elle forme le groupe Teenage Jesus and the Jerks actif de 1976 à 1979. Elle collabore également avec lui dans son groupe James Chance and the Contortions, puis entame une carrière solo. 746 Rosetta Brooks, « Blitz Culture », Z/G, n°1, 1980, p.3-4 747 John Rockwell, « Rock : Underground », New York Times, lundi 8 mai 1978 748 Mars est un groupe de No Wave actif de 1975 à 1978 et composé de Connie Burg (guitare et chant), Nancy Arlen (batterie), Mark Cunningham (basse) et Sumner Crane (chant). 749 Thurston Moore et Byron Coley, No Wave: Post-Punk. Underground. New York. 1976- 1980, New York, Abrams Image, 2008, p.121 “It’s really part of a rejection of certain assigned roles. My generation was totaly uninterested in taking the roles that were typically assigned to women.” 750 Tavia Nyong’o, « Do You Want Queer Theory (or Do You Want the Truth)? Intersections of Punk and Queer in the 1970s », Queer Futures, hiver 2008, p.103-12

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cinéma X Magazine en mars de la même année. S’y produisent Boris Policeband, The Contortions, DNA, The Erasers, Terminal et Theoretical Girls751. On considère que le cinéma No Wave apparaît lors de cette soirée. Il est porté par des réalisateurs proches du collectif Colab dont ils faisaient partie ou qu’ils avaient quitté, lui reprochant son caractère bureaucratique752. On compte parmi eux Eric Mitchell, James Nares (né en 1953) ou Amos Poe (né en 1949). Le cinéma No Wave est réalisé avec peu de moyens, dans des conditions d’amateurisme et, contrairement au cinéma expérimental aux tendances abstraites de la génération précédente, il présente des narrations753. Ces réalisateurs prennent souvent leurs proches comme acteurs. Ainsi, apparaissent régulièrement dans ces films des musiciens ou d’autres réalisateurs No Wave. Faits entre amis, ils montrent souvent le quotidien de cette jeunesse new-yorkaise, soit parce que c’est leur sujet, soit parce qu’il transparaît dans des réalisations qui ne peuvent s’offrir de vrais décors. Ainsi, Rome 78 (1978) de James Nares est un scénario de péplum tourné dans un New York souvent visible derrière les décors. Les acteurs portent des toges et autres costumes évoquant vaguement la Rome antique et sur-jouent leurs rôles. Amos Poe, qui a étudié dans le Media Studies Program de Buffalo avant de s’installer à New York, fait des reprises, notamment d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard, avec Unmade Beds (1976) [Fig. 255], ou du Soldat américain de Rainer Werner Fassbinder, avec The Foreigner (1978) [Fig. 256]. Nous l’avons mentionné précédemment, Robert Longo a plusieurs fois repris la scène finale de ce film. Il raconte le retour à Munich de Ricky, parti combattre au Viet Nam. Il retrouve son ami d’enfance, boit et séduit des femmes. Trois policiers l’engagent pour assassiner un malfaiteur mais enquêtent aussi sur lui. On reconnaît dans cette histoire certains éléments du film noir qui présente un monde violent et corrompu. À bout de souffle de Jean-Luc Godard raconte l’histoire d’un jeune homme, Michel Poiccard, joué par Jean-Paul Belmondo, en fuite après avoir tué un policier, et sa romance

751 Boris Policeband est un musicien No Wave. Il joue du violon et chante accompagné d’une radio connectée aux communications de la police. DNA est un groupe de No Wave. Fondé en 1978 par le guitariste Arto Lindsay et le claviériste Robin Crutchfielden, il est actif jusqu’en 1982. La musique de DNA est bruitiste et agressive. The Erasers est un groupe de No Wave formé en 1974. The Erasers est un groupe de No Wave formé en 1974. Terminal est un groupe de No Wave cofondé par Johnny Dynell et Anne DeLeon. Theoretical Girls est un groupe de No Wave formé par Glenn Branca et Jeff Lohn, actif de 1977 à 1981. 752 Thurston Moore et Byron Coley, Op. Cit, p.85 Colab est l’abréviation de Colaborative Projects [Projets collaboratifs]. C’est une association d’artistes dédiée à la production d’expositions ou d’œuvres collectives. 753 Pour une étude des liens entre la Pictures Generation et le cinéma No Wave voir : Vera Dika, The (Moving) Pictures Generation, New York, Palgrave Macmillan, 2012

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avec une jeune étudiante, Patricia Franchini, incarnée par Jean Seberg. Comme Le Soldat américain, À bout de souffle est un film européen qui exploite clairement un genre cinématographique, en l’occurrence le film de gangster. Leurs réalisations sont plus expérimentales qu’un film hollywoodien. La liberté avec laquelle les acteurs jouent, semblant parfois improviser, révèlant leur statut de comédiens, notamment en s’adressant directement à la caméra, fait d’À bout de souffle un film manifeste de la Nouvelle Vague française. Ce courant apparaît à la fin des années 1950, porté par de jeunes réalisateurs, qui revendiquent de faire des films sur la société contemporaine et qui se détournent des traditions de réalisation et de mise en scène. Amos Poe constate ce déplacement des genres hollywoodiens vers des formes cinématographiques européennes plus expérimentales. Impressionné par la liberté dont font preuve ces films, il les reproduit dans son quotidien new-yorkais. The Foreigner présente l’arrivée à New York d’un agent secret, Max Menace, qui ne connaît pas encore sa mission. Un carton dès le début indique que l’histoire se passe en 1977. Le film montre la rencontre de Max Menace avec différents personnages et les aventures qui en découlent. Dépourvu de véritable narration, The Foreigner semble bien plus l’occasion de faire se succéder des scènes stéréotypées jouées par des personnages qui le sont aussi. L’agent secret, blond, porte un costume blanc impeccable. Un personnage féminin porte un costume de cuir moulant qui évoque le personnage de bande dessinée Cat Woman, autant que les pratiques de domination sexuelle. Le lien avec le milieu de la musique est souligné lorsque le personnage principal regarde un concert retransmis sur la télévision de sa chambre d’hôtel et pendant une scène de bagarre qui se déroule dans la salle de concert du C.B.G.B, l’un des principaux lieux d’expression pour la scène punk et No Wave, alors qu’y joue le groupe The Cramps754. Debbie Harry, la chanteuse du groupe Blondie fait une apparition dans The Foreigner755. Vêtue d’une veste de costume blanc, elle demande un cigarette à Max Menace puis chante acapella une chanson en allemand, posant et regardant la caméra, dans une scène qui semble,

754 Le C.B.G.B est une salle de concert ouverte en 1973, dont le nom complet est CBGB & OMFUG, acronyme de Country, Bluegrass, Blues and Other Music For Uplifting Gormandizers [Country, Bluegrass, Blues et Autres Musiques pour Gourmands Exaltés]. C’est une des salles où se produisent les groupes de Punk et de No Wave new-yorkais. The Cramps est un groupe de rock formé en 1975 par la guitariste Poison Ivy et le chanteur Lux Interior. 755 Debbie Harry (née en 1945) est la chanteuse du groupe Blondie qu’elle forme en 1974 avec le guitariste Chris Stein (né en 1950). Le groupe se produit dans les lieux de concert de la No Wave et participe à ce mouvement. Son mélange éclectique de styles, plus ouvert à la pop que les autres groupes de No Wave, lui permet de rencontrer le succès à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

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comme beaucoup d’autres dans ce film, avoir été tournée non pas pour faire avancer l’intrigue mais comme une occasion de présenter un personnage extravagant. Unmade Beds radicalise ce principe et le rend explicite dès le début. Le film commence en effet par une citation attribuée à Godard suivie d’une présentation complète de l’histoire qui va se dérouler ensuite756. Il s’agit d’un monologue d’Amos Poe qui présente son film sous forme d’un sous-titre en anglais qui est dit en français par une femme. Il y explique que les films de la Nouvelle Vague s’inspirent de ceux réalisés à Hollywood dans les années 1950. Lui revendique de faire un film français à New York. Il présente le personnage principal comme semblable à Belmondo dans À bout de souffle puis raconte ce qui lui arrivera dans le film : ses aventures, ses problèmes d’argent et d’amour. Cette introduction indique clairement que Unmade Beds est moins réalisé pour raconter une intrigue que pour le plaisir de proposer des situations et des dialogues montrant des personnages aux attitudes poseuses, outrées et désabusées. Rico, le personnage principal, joué par le peintre Duncan Hannah (né en 1952), est un photographe new-yorkais fasciné par la Nouvelle Vague française et qui se prend pour un gangster, comme Belmondo dans À bout de souffle. Il porte, comme beaucoup des personnages masculins, des costumes, des chemises, des cravates et des chaussures similaires à celles des Men in the City de Longo, parfois complétés d’un chapeau. Rappelons qu’il s’agit des vêtements typiques de l’homme d’affaire des années 1950. Debbie Harry fait également une apparition dans Unmade Beds. Elle joue une chanteuse qui demande à Ricco de la photographier. Elle incarne son rôle de chanteuse, cela au sens propre du terme. En effet, Blondie sur scène et dans les images promotionnelles qu’elle produit se représente en femme désirable, campant ce rôle de façon explicite. Blondie est ainsi une image, une représentation, que Debbie Harry incarne en tant que chanteuse. Comme dans la scène de The Foreigner, elle joue une représentation stéréotypée, une version idéalisée basée sur certains poncifs. De façon générale, dans Unmade Beds, la vie réelle des personnages est toujours doublée par une autre, fantasmatique. Ces personnages qui se griment en d’autres pour devenir plus désirables ne sont pas sans rappeler ceux des films d’Andy Warhol. Celui-ci, dans les années 1960, s’était entouré de musiciens, d’acteurs et de modèles qu’il mettait en scène dans des films expérimentaux. Jouant leurs propres rôles, ils sont souvent montrés comme des personnes extrêmement attirantes et glamour. Cependant, la mise en scène de leurs rôles est souvent tournée en dérision. Ainsi, dans Screen Test No. 2 (1965) [Fig. 257] Ronald Tavel

756 La citation, en anglais, est “Truth is in all things, even, partly, in error”, « la vérité est en toutes choses même, partiellement, dans l’erreur. »

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(1936-2009), alors scénariste de Warhol, fait passer un entretien à Mario Montez (1935-2013), une drag-queen qui a notamment joué dans les films de Jack Smith et d’Andy Warhol. Après que Montez s’est présenté et a énuméré les rôles précédents qu’il a joué, Tavel le force à répéter de nombreuses fois une phrase qui se termine par le nom diarrhée. Ensuite, il doit faire comme si c’était lui qui disait ce mot lorsque Tavel le prononce. Ce dernier lui annonce enfin qu’il est embauché pour le rôle, mais lui demande ensuite de remonter sa jupe et de défaire sa braguette, ce qu’il fini par faire. Douglas Crimp a brillament fait remarquer que les scènes du même genre, nombreuses dans les films de Warhol, sont traversées par un sentiment de honte qui façonne le quotidien des drags queens757. Warhol révèle autant qu’il exploite ce sentiment. Dans ces scènes, la cruauté se mêle à l’incrédulité des comédiens qui ne savent plus ce qui relève du jeu et ce qui est vrai. C’est là une façon violente et humiliante de rabaisser ces personnes, alors qu’ils jouent un rôle souvent grandiose. Le spectacle est contrarié par cette infiltration de la réalité. Glamour, elle devient violente. À l’écran, cela produit un effet, comique ou de gène, qui déjoue la construction spectaculaire. Par ailleurs, Tan Lin souligne que Warhol retourne le fonctionnement du divertissement, dont le but est de passer le temps et d’évacuer l’ennui en étant attirant758. Il intègre dans son travail des lenteurs, des perturbations et des erreurs qui perturbent l’objectif annoncé par les formes de ses travaux. S’ils doivent beaucoup à Warhol, les artistes de la Pictures Generation partagent avec la No Wave une relation à la construction de stéréotypes qui ne souffre aucune mise en doute de leur efficacité. Amos Poe explique : « Vous savez, les films en noir et blanc ont toujours été importants pour moi, particulièrement ceux des années 1930 et 1940, les mélodrames de cette période. La simplicité et la gravité des expressions.759 » On retrouve dans ces propos l’importance du jeu suggestif et éloquent du mélodrame. Notons par ailleurs que les films hollywoodiens, des années 1930 aux années 1950, sont réalisés à une période où la notion de réalisateur de film n’a pas l’importance qu’on lui accorde aujourd’hui. Ce que l’on nomme « Politique des auteurs » a été théorisé, dans les

757 Douglas Crimp, « Mario Montez, For Shame », « Our Kind of Movie » The films of Andy Warhol, Cambridge et Londres, MIT Press, 2012, p.20-44 758 Tan Lin, « Disco, Cybernetics, and the Migration of Warhol’s Shadows into Computation », Criticism, été 2014, p.482-483 759 David Robbins, « An interview with Amos Poe », Real Life Magazine, été 1981, p.30 “You know, black and white films have always been important to me, especially from the Thirties and Forties, melodramas from that period. The simplicity, the extremity of expression.”

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années 1950 et 1960, dans la revue Les cahiers du cinéma, par des critiques et cinéastes proches de la Nouvelle Vague760. Ils revendiquent pour le réalisateur une place primordiale, celle d’avoir la responsabilité de la forme et du propos du film. Ce sont leurs recherches esthétiques, la singularité et innovation de leurs réalisations qu’il s’agit d’apprécier, de commenter et de débattre. Avant cela, dans les films hollywoodiens, les acteurs avaient la place la plus importante. Leurs jeux, leurs apparences et leurs frasques étaient alors l’essence du cinéma et passionnaient le public761. Ces personnages, à l’existence extravagante et aux attitudes démonstratives dans la vie comme à l’écran, sont convoqués par No Wave. Les identités véhiculées par cette musique et ce cinéma sont issues du quotidien vécu par la jeunesse new-yorkaise qui participe à ce mouvement, mais elles sont aussi marquées et construites par des modèles aussi divers que le cinéma indépendant européen, les stéréotypes hollywoodiens, les images de stars ou de déviances sexuelles. Cet amalgame de représentations préconstruites et lisibles en un coup d’œil est le terreau duquel émergent les individualités No Wave. L’hybridation de ces champs hétérogènes apparaît comme un mode d’expression ironique. Les sujets No Wave ne sont pas soumis à des stéréotypes, ils les mobilisent d’une façon à ne pas les laisser avoir une seule signification. Leur attitude consiste moins à renier les fonctionnements d’identification proposés par les images de la culture de masse qu’à les utiliser.

Instabilités Il nous semble ici pertinent de citer une interprétation des dessins de la série Men in The City proposée par Kim Gordon762. Elle était alors proche de nombreux artistes, dont Dan Graham et Richard Prince. À propos des vêtements que portent les personnages représentés par Longo elle écrit : « Bien que les costumes symbolisent l’anonymat, les hommes représentés sont clairement tous de jeunes hommes, leurs cheveux et mouvements coïncident avec le style qui évolua du rock des années 1950 vers les cultures urbaines qui en résultent – pantalon serré, veste en cuir et cheveux prolongés en une boucle sur le haut de la tête.

760 Antoine de Baecque, « La politique des auteurs », Les Cahiers du cinéma – Histoire d’une revue : À l’assaut du cinéma, 1951 – 1959, Paris, Cahiers du cinéma, 1991, p. 147-179 761 À ce sujet voir : William E. Jones, « Introduction », Boyd McDonald, Cruising the Movies : A sexual guide to oldies on TV, South Passadena, Semiotext(e), 2015 et Kenneth Anger, Hollywood Babylone, Paris, Tristam, 2013 [1975] 762 Kim Gordon (née en 1953) est la bassiste et chanteuse du groupe Sonic Youth qu’elle forme avec Thurston Moore et Lee Ranaldo de 1981 à 2011.

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Cela était l’un des premiers nouveaux signes manifestes de la sexualité masculine dans la société moderne.763 » Gordon montre la transformation de vêtements évoquant le travail vers leur utilisation pour convoquer l’homosexualité masculine. En exprimant une masculinité outrancière et volontiers violente, l’artiste la souligne au point d’évoquer une relation sexuelle. Gordon affirme que les interactions entres hommes dans les œuvres de Longo, notamment dans le dessin illustrant la pochette du disque The Ascension de Glenn Branca [Fig. 138] qui représente un homme en portant un autre en le tenant sous les épaules, expriment clairement la rencontre physique de deux hommes. Or, ce type de contact n’est socialement accepté que s’il est violent, dit-elle. L’homosexualité évoquée par Longo ne peut être exprimée que sous couvert de scènes de combat. Voilà pourquoi ces images apparaissent à Gordon comme des représentations admissibles, tout en étant les plus semblables possibles, de deux hommes ayant un rapport sexuel. Une œuvre de Barbara Kruger traite des pulsions homosexuelles masculines. Untitled (You Construct Intricate Rituals) (1981) [Fig. 258] est composée d’une photographie représentant un groupe d’hommes qui portent tous des costumes et des chaussures en cuir. Six d’entre eux en encerclent un autre, qu’ils immobilisent et forcent à tomber. Le visage de leur victime est crispé, dans un rictus, ceux qui l’entourent sont riants. La scène est ambiguë car elle évoque le combat alors qu’il semble s’agir d’un jeu entre amis. Cette image est accompagnée du slogan “ You construct intricate rituals which allow you to touch the skin of other men” [« Vous concevez des rituels élaborés qui vous autorisent à toucher la peau d’autres hommes »]. Ces jeunes gens, bien habillés et chahutant devraient suggérer la camaraderie et la virilité. Pourtant, le slogan utilisé par Kruger, souligne qu’il s’agit là d’hommes qui se touchent et y prennent du plaisir. Ce qui distingue cette scène d’un jeu érotique relève de normes ritualisées. Gordon et Kruger analysent des représentations amplifiant la masculinité et les envisagent comme chargées de désirs homosexuels. Ce mode de lecture permet de considérer les stéréotypes comme des moyens de subversion des normes. En insistant sur leur apparence factice, excessive ou sur-jouée on peut signaler une ambiguïté inattendue et contraire aux idées préconçues qui façonnent un stéréotype. Cindy Sherman et Richard Prince ont d’ailleurs rendu compte de cette identité indécise dans une série de portraits photographiques où tous

763 Kim Gordon, « Unresolved Desires », ZG Magazine, n°7 : Desire, 1983, n.p. “Although the suits symbolise anonymity, the men pictures are clearly all young men and their hair and movements coincide with the style that evolved out of ‘50s rock ‘n’ roll and subsequent street culture – tight pants, leather jackets and hair extended to a curl at the top of the head. This was one of the first new, overt signs of male sexuality in modern society.”

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deux portent la même perruque, le même maquillage et le même costume et posent de façon identique [Fig. 259]. L’identité, visiblement modulable, que prennent les deux artistes doit partiellement à chacun. Elle ne semble appartenir à aucun genre précis. Autrement dit, l’identité sexuelle représentée là est hybride. Parce qu’elle est ambiguë et indistincte, elle semble mouvante et en cela ne correspond pas à une identification stable et précise. Le déguisement, appliqué sur les visages de Sherman et Prince en particulier, mais aussi, de façon générale, porté par Sherman dans son travail ainsi que dans tout type de travestissement, permet de déjouer le lien direct entre la constitution sexuelle biologique et l’allure d’une personne. En ce qui concerne les apparences, féminité et masculinité peuvent être jouées et construites764. Contrairement à une identité imposée, il s’agit, en s’accaparant ces modèles fixes, de produire des identités mouvantes et instables, pour « parler avec » ces images. Dans les travaux et les pratiques que nous étudions, tout se joue dans le régime de la représentation, c’est à dire dans cet environnement où les mises en scènes sont élaborées dans un but précis. Dans ce domaine, produire une apparence et une gestuelle troubles, à la définition instable, apparaît comme un moyen de subvertir le processus d’identification qui fonctionne en assignant des rôles et des positions inchangeables aux sujets contemplés et contemplants. Il s’agit de déjouer le fonctionnement massif de l’identification qui propose à une foule ou un groupe un seul et même modèle. Dans ce schéma, tous les sujets assimilent un même comportement. À l’inverse, la pose permet de manipuler et d’utiliser des stéréotypes à contre-emploi. On retrouve cette nécessité de la mise en mouvement dans l’analyse que Craig Owens fait du travail de Barbara Kruger765. Les images que l’artiste utilise représentent des personnages dont les gestes sont des poses stéréotypées. En soulignant le processus d’identification et la relation entre regardeur et regardé, elle instaure une relation brouillée766. Tout comme certaines identités sont instables, chez Kruger les places et les rapports assignés par les représentations sont mouvants. « Contre l’immobilité de la pose, affirme le critique, Kruger propose la mobilisation du spectateur.767 »

764 Eve Kosofsky Sedgwick, « Gosh, Boy George, You Must Be Awfully Secure in Your Masculinity! », Marice Berger, Brian Wallis et Simon Watson (éd.), Constructing Masculinity, New York, Routledge, 1996, p.11-29 765 Craig Owens, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism », Op. Cit., p.166-190 766 Mignon Nixon, « You Thrive on Mistaken Identity », October, n°60, printemps 1992, p.58-81 767 Craig Owens, « The Medusa Effect or, The Spectacular Ruse », Op. Cit., p.199 “Against the immobility of the pose, Kruger proposes the mobilization of the spectator.”

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L’esprit de l’Amérique Spiritual America de Richard Prince est une œuvre qui mobilise littéralement son spectateur. Pour ce projet l’artiste a ouvert, en 1983, une galerie dans un local du Lower East Side à New York en n’y montrant qu’une seule image. Elle représente l’actrice Brooke Shields (née en 1965), à l’âge de 10 ans, nue dans une salle de bain. Maquillée et coiffée, elle a les apparences d’une femme. Son corps enfantin est huilé. Sa pose, artificielle et composée, est expressément celle d’une photographie pornographique [Fig. 260]. Prise en 1975 par le photographe de mode Garry Gross (1937-2010), cette image avait alors été autorisée par la mère et manageuse de l’actrice, Teri Shields (1933-2012). Au début des années 1980, lorsqu’elle apprend que le photographe veut vendre cette image à une entreprise qui souhaite l’exploiter, elle l’attaque en justice, affirmant en détenir les droits768. Prince photographie cette photographie reproduite dans une publication antérieure alors qu’elle est au centre d’un scandale judiciaire, mais que très peu de gens l’ont vue. Lorsqu’il l’expose dans une galerie, sur rendez-vous, les visiteurs sont rendus conscients de leur acte. Ils se sont organisés pour la voir et ne l’ont pas découverte par hasard. Ils sont rendus complices lorsqu’ils regardent une photographie à tendance pédophile et interdite de circulation. Si plusieurs auteurs insistent sur le caractère compromettant de la situation en affirmant qu’on pouvait visiter le lieu sans savoir qu’il s’agissait d’un projet de Richard Prince, celui-ci avait néanmoins fait circuler un carton d’invitation [Fig. 261]. Ne comportant que du texte, une de ses faces donne l’adresse de la galerie, l’autre porte la mention suivante : “By Richard Prince A photograph of Brooke Shields By Gary Gross” On retrouve là une mise en évidence de l’acte d’appropriation comparable à la mention faite dans The Flue pour indiquer que le texte est d’Alberto Moravia, mais que sa reproduction est signée par Barbara Kruger, Louise Lawler et Sherrie Levine. Chez ces dernières le fait de reproduire l’œuvre d’un autre s’accompagne de considérations sur le fait qu’une identité se construit par la copie de modèles. C’est d’autant plus évident dans Spiritual America. L’héroïne de la nouvelle de Moravia fait l’expérience d’une double personnalité, l’une réelle, l’autre idéale. Dans cette photographie, Brooke Shields est véritablement une

768 Richard Prince a raconté plusieurs versions de cette histoire dans lesquelles l’entreprise à laquelle l’image est vendue et la façon dont il en a trouvé une version imprimée sont différentes. Voir à ce sujet : Rosetta Brooks, « Spiritual America : No Holds Barred », Lisa Phillips (éd.), Op. Cit., p.85-101 et : Carol Squiers, « Is Richard Prince a Feminist ? », Art in America, Novembre 1993, p.114-119/149

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petite fille avec l’apparence d’une féminité fantasmée. Son corps d’enfant apparaît dans une pose et une mise en scène d’image pornographique. Comme dans les photographies d’Edward Weston que Sherrie Levine reproduit, les conditions de représentation projettent l’image de ce corps dans un domaine stéréotypé. Le corps du fils du photographe est idéalisé par les caractéristiques formelles de la statuaire grecque. Cette représentation est produite avec une ambition esthétique qui, comme nous l’indiquions plus haut, s’inscrit dans une réflexion sur la pratique de la photographie. Néanmoins, elle objectivise son sujet. Contrairement aux aspirations modernistes de Weston, l’image de Garry Gross est faite pour la consommation. Le corps de Brooke Shields est huilé, maquillé et mis en scène pour le sexualiser. Comme le dit Prince, « nous avons là un corps avec deux âges différents, peut-être plus.769 » Le modèle qu’il incarne n’est pas celui de la Grèce antique mais celui de l’imagerie pornographique. L’enfant porte les attributs d’un corps d’adulte qui exhibe sa désirabilité sexuelle. Le titre de ce projet de Prince souligne que l’endossement d’une imagerie standardisée par une personne doit être considéré comme le produit de la culture de masse. Spiritual America est le titre d’une photographie de 1923 d’Alfred Stieglitz (1864-1946), qui représente un sexe de cheval castré et harnaché [Fig. 262]. L’animal symbole de liberté et de puissance, apparaît maîtrisé et soumis. Pour Stieglitz, cette photographie est la représentation métaphorique d’un pays assujetti aux plaisirs asservissants de la culture de masse. Richard Prince reprend ce titre avec une certaine ironie. Pourtant, c’est le même sujet qu’il montre. Puisque la façon dont il donne à voir cette image souligne tous les processus de production et de consommation qui l’ont faite advenir : sa mise en scène et la production de fantasme, sa circulation et les droits d’auteurs qui la légifèrent, l’acte et les conditions de sa vision. Parce qu’il montre l’image d’une enfant soumise aux formes stéréotypées de l’imagerie érotique, Richard Prince a subi des critiques, également allimentées par des œuvres comme Bitches and Bastards (1984-1985)770. Son travail ne serait que l’expression de sa misogynie car il exhibe des images dégradantes des femmes et qu’il souligne, en y prenant plaisir, l’acte de regarder. Certes, l’artiste montre cette image, mais il insiste aussi sur les conditions de production et de réception. En cela, il ne fait pas que montrer une image. Son œuvre met également en jeu la relation avec le spectateur. Si, comme nous l’affirmions plus haut, considérer les représentations exploitées par ces artistes est capital, la façon dont ils proposent

769 Peter Halley, « Richard Prince interviewed by Peter Halley », ZG Magazine, n°10 : The Body, 1984, p.5-6 “We’ve got a body with two different ages, maybe more.” 770 Carol Squiers, Art. Cit.

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d’en faire l’expérience l’est aussi. Cet exemple souligne qu’on ne peut pas se contenter de l’idée selon laquelle copier et redonner à voir une image serait un acte de déconstruction des stéréotypes qu’elle véhicule. Remontrer ne suffit pas à produire une critique. En effet, une interprétation argumentée textuellement propose une lecture précise et développée à laquelle la manipulation d’image ne peut prétendre. Cette activité, au contraire, cherche à exploiter les stéréotypes qui font l’efficacité des représentations. C’est une caractéristique des travaux de la Pictures Generation. Ils ne se contentent pas de montrer des représentations, pas plus qu’ils ne tentent de produire des images évacuant les rapports de force et de soumission, qui structurent le fait de représenter et de « parler pour » un sujet. Au contraire, ils exploitent ce phénomène pour en déplacer les enjeux : en exploitant leur potentiel de création de personnages aux identités troubles ou pour déjouer le rapport de contemplation habituellement admis. En effet, si les identités produites par la culture de masse sont construites et fausses, ce n’est pas le cas des désirs qu’elles suscitent et des identifications qu’elles génèrent. En s’appropriant ces images, les artistes soulignent aussi ce qu’elles font à leur public. Cela est central dans leurs démarches. À ce sujet, la remarque que fait Laura Mulvey à propos de Sherman peut être généralisée à beaucoup des artistes que nous venons d’étudier : « Paradoxalement, c’est parce qu’il n’y a pas de citation théorique explicite, pas de mot explicatif, pas d’indicateur linguistique, que la théorie peut s’imposer. Le travail de Sherman reste du côté de l’énigme, mais comme un défi critique, pas comme un mystère insoluble. Résoudre l’énigme, déchiffrer ses indices pictographiques, appliquer les outils théoriques associés à l’esthétique féministe, c’est, pour utiliser un de ses mots préférés, fun, et ça attire l’attention vers la façon dont, au travers de l’esthétique féministe, la théorie, le déchiffrement et le divertissement de la résolution de devinettes ou d’énigmes peuvent être connectés.771 »

771 Laura Mulvey, « Cosmetics and Abjection : Cindy Sherman 1977-87 », Johanna Burton (éd.), October Files 6 : Cindy Sherman, Cambridge et Londres, MIT Press, 2006, p.65-66 [1991] “Paradoxically, it is because there is no explicit citation of theory in the work, no explanatory words, no linguistic signposts, that theory can then come into its own. Sherman’s work stay on the side of enigma, but as a critical challenge, not an insoluble mystery. Figuring out enigma, deciphering its pictographic clues, applying the theoretical tools associated with feminist aesthetics, is, to use one of her favorite word, fun, and draws attention to the way that, through feminist aesthetics, theory, decipherment and the entertainment of riddle or puzzle solving may be connected.”

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Les travaux que nous avons étudiés sont indéniablement informés par les théories postmodernes et féministes. Cependant, ils n’en sont pas une illustration ni un accompagnement direct. Ainsi, lorsque Craig Owens reproche à Buchloh d’avoir étudié les travaux de Birnbaum, Holzer, Kruger, Lawler, Levine et Rosler sans prendre en compte qu’elles sont des femmes, il désapprouve également son interprétation qui associe ces travaux au « dévoilement » d’une idéologie cachée. « Les activités de dévoilement, d’effeuillage, de mise à nu ne sont elles pas, lorsqu’il s’agit de corps féminins, immanquablement des prérogatives masculines ?772 » Avec cette fausse interrogation, Owens souligne que vouloir démystifier c’est imposer un sens et déjà « parler pour » les représentations.

Conclusion Les artistes de la Pictures Generation exploitent les effets des représentations qu’ils manipulent. En cela, ils sont proches des nombreux théoriciens qui, à la même période, s’intéressent au mélodrame. Ce genre se caractérise par une écriture expressive et outrancière pour communiquer des sentiments aux spectateurs. Cela se traduit par un jeu d’acteur appuyé et une exploitation sans retenue d’effets. Dans ce chapitre, nous avons montré à quel point cela se retrouve dans les œuvres de la Pictures Generation. Ces artistes produisent, ou reproduisent, une imagerie marquée par une expressivité qui ne cache pas son intention de toucher et d’émouvoir. Ils utilisent ces représentations, habituellement simplificatrices, de façon à leur offrir une ambiguïté similaire à celle qu’engendre une attention précise et analytique portée au mélodrame. Certains réalisateurs de mélodrame, ainsi que les théoriciens qui ont commenté les films de ce genre, approchent les stéréotypes pour en subvertir l’objectif initial. Ces représentations univoques sont troublées par une exploitation ironique, ou une mise à distance, de leur mode d’expression. On retrouve cette approche dans les œuvres de la Pictures Generation, ces artistes exagérent ou insistent sur les stéréotypes des personnages représentés pour en troubler la normalisation. Leur attitude est également accompagnée par une réflexion féministe qui constate que le langage de la représentation engendre l’asservissement des personnes représentées à des modèles préétablis. Plutôt que de chercher à produire des formes d’expression alternatives,

772 Craig Owens, « « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism », Op. Cit., p.181 “Are not the activities of unveiling, stripping, laying bare in relation to a female body unmistakably male prerogative?”

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ces théories inventent des contre-discours. Elles proposent de manipuler les représentations pour en subvertir le caractère normalisateur. La Pictures Generation est marquée par ces approches qui explorent les effets et les modes opératoires de la culture de masse pour les subvertir. Ainsi, c’est bien avec la fascination créée par ces images qu’ils travaillent. Bien plus que de la nier, de la défaire ou de la déconstruire, ce qui impliquerait que les images utilisées ne remplissent plus leur fonction et soient anesthésiées, ils en exploitent le pouvoir en le déviant vers des objectifs ambigus et inattendus. Cela passe par le fait de sur-jouer les poses et d’exagérer les effets qui produisent des plaisirs visuels. De cette façon, l’outil de contrôle social qui établit des stéréotypes est détourné vers une exploitation alternative. L’identification que les représentations devraient engendrer est perturbée par les artistes de la Pictures Generation car les idéalisations et les stéréotypes qu’ils représentent sont intentionnellement peu clairs. Les identités façonnées par ces images, autant que les relations qu’elles établissent avec leur public, ne correspondent jamais complétement à une position essentialisée, exprimant une relation basée sur la construction d’un point de vue, d’une voix et d’une adresse unique.

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Conclusion

Proximité Les œuvres de la Pictures Generation sont traversées par plusieurs types de contrôle. Nous avons montré que la réalisation de ces travaux consiste à produire une représentation en utilisant les réglages offerts par sa production ou sa reproduction. Les images ainsi obtenues figurent des mondes idéalisés et sont volontairement impressionnantes et fascinantes afin de jouer un rôle d’outil de suggestion. A cette maîtrise sur le public s’en ajoute une autre, sur les sujets représentés. Les personnes qui apparaissent dans les œuvres de la Pictures Generation sont idéalisées ou stéréotypées, leurs identités sont des simplifications. Le rapport que les artistes de la Pictures Generation ont avec les images est ainsi alimenté par le contrôle qu’ils peuvent avoir sur la production des représentations, sur le public qui les regarde et sur les personnes qui y sont figurées. Il est d’ailleurs notable que le terme « contrôle » soit souvent utilisé par Jack Goldstein773. Comme nous l’indiquions aux chapitres 1 et 2, les possibilités de régler une diffusion s’apparentent, pour lui, à une forme de maîtrise sur la chose représentée. Par ailleurs, entre 1985 et 1990, Barbara Kruger tient dans la revue Artforum une chronique sur la télévision. Son titre Remote Control signifie « télécommande » mais littéralement il peut être traduit par « contrôle à distance ». C’est également le titre qu’elle donne au recueil de ses textes qui paraît en 1993 : Remote Control : Power, Cultures, and the World of Appearances [Contrôle à distance : Pouvoir, Cultures et Monde des apparences]774. Celui-ci associe les représentations, le monde des apparences, à un pouvoir de contrôle. Richard Prince, lui, utilise ce mot dans un entretien : « Dans une certaine mesure, je m’intéresse à ce que nous produisons et à ce que nous consommons. Ce que l’on pense posséder et ce que l’on pense contrôler. Est-ce qu’on possède et contrôle nos téléviseurs, ce genre de chose.775 » Pour Prince, une situation de contrôle réciproque se crée entre les images et leurs récepteurs. L’artiste précise ensuite que son travail consiste moins à déconstruire les représentations publicitaires qu’à considérer ce qu’elles « imaginent ». Avec cette formulation,

773 Douglas Crimp souligne que dans un entretien en 1977 avec Morgan Fisher, Goldstein utilise dix fois le mot « contrôle ». Douglas Crimp, « Pictures, Before and After », Before Pictures, Chicago, University Of Chicago Press, 2016, p.237-278 774 Barbara Kruger, Remote Control : Power, Cultures, and the World of Appearances, Cambridge et Londres, MIT Press, 1993 775 David Robbins, « An Interview with Richard Prince », Aperture, n°100, automne 1985, p.6 “To some extent I’m interested in what we produce and what we consume. What we think we own and what we think we control. Do we own and control our TV sets, that kind of things.”

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il insiste sur le fait que les images semblent dotées d’une existence autonome et diffusent un imaginaire. C’est, dit-il, leur pouvoir suggestif qui l’intéresse. Ainsi, « contrôle » évoque autant la maîtrise sur la production d’images, sur les sentiments de ceux qui les regardent et sur les personnes représentées. Pour ces raisons, ce terme nous apparaît recouvrir de nombreuses préoccupations de la Pictures Generation mais aussi, de façon plus large, celles qui animent cette période des années 1970-1980, ses débats, ses inquiétudes sociales et ses diverses pratiques artistiques. Les artistes de la Pictures Generation entretiennent une grande proximité avec les dispositifs de production des images spectaculaires. Dans le chapitre 1, il nous est apparu que, des propositions de Gerald O’Grady pour que les artistes trouvent une place dans l’industrie du cinéma à celles des enseignants de CalArts, qui préconisent la stratégie de l’arnaqueur pour obtenir l’accès à des technologies et en subvertir l’utilisation, les carrières des artistes de la Pictures Generation s’ouvrent avec une nécessité, celle de trouver les moyens d’agir dans un dispositif de production dont l’accès semble réservé aux producteurs de divertissements. Au quotidien, certains outils de production sont de plus en plus facilement accessibles. Outre des appareils photo, que beaucoup possèdent, et des chambres de développement, que certains construisent, ils peuvent, plus ou moins facilement, travailler avec des technologies de pointe et des images produites industriellement. Nous l’avons notamment souligné à propos des films « hollywoodiens » de Jack Goldstein, qui louait du matériel, et des vidéos de Dara Birnbaum, réalisées grâce à des amis travaillant pour la télévision. Cette accessibilité est aussi banalisée par le fait que de nombreux artistes de la Pictures Generation ont des emplois alimentaires dans différents secteurs de la production et de la diffusion d’images. Leurs œuvres peuvent avoir des apparences proches de celles des productions des médias de masse car elles sont réalisées avec des outils semblables. Cela engendre un débat qui accompagne la Pictures Generation tout au long des années 1970 et 1980. L’attitude de ces artistes est interprétée, soit comme une remise en cause des catégories et des médiums traditionnels des beaux-arts, soit comme un nivellement consistant à transformer les stratégies d’avant-garde en une sorte de divertissement dépourvu de portée critique. Nous avons rendu compte de cette opposition dans le chapitre 1, dans lequel nous nous sommes intéressé au débat qui oppose, entre autres, Benjamin Buchloh à Thomas Lawson. Pour le premier, la transgression passe par une démystification du sens des images et par une prise de distance critique garantissant aux œuvres de ne pas devenir des marchandises. Le second privilégie une participation transgressive consistant à volontairement intégrer certains dispositifs pour les subvertir de l’intérieur. Devenir une marchandise apparaît alors comme une posture critique. Dans le

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chapitre 2, nous avons comparé différentes façons d’appréhender la manipulation de signes. L’une, préconisée entre autres par Hal Foster, considère que cela ne fait qu’en réifier le pouvoir, l’autre, notamment défendue par Rosetta Brooks, la voit comme un moyen d’émancipation et de réflexion sur les conditions de l’aliénation sociale. Ces interprétations contradictoires soulignent à quel point la question de l’intégration des artistes dans le dispositif qu’ils sont censés critiquer revient inlassablement à propos de la Pictures Generation. L’exploitation que font ces artistes des outils de l’industrie n’est pas toujours aussi visiblement alternative que chez leurs prédécesseurs. Andy Warhol, dont les travaux sont importants pour les artistes de la Pictures Generation, utilise l’imagerie des médias de masse et du divertissement pour lui imposer un déplacement. Comme nous l’avons indiqué dans le chapitre 2, ses peintures troublent la notion d’unicité de l’œuvre d’art par leur production en série et en l’assimilant à un produit de consommation. Dans le chapitre 3, nous avons considéré les films réalisés par Warhol. Ils déjouent leurs propres constructions spectaculaires, soit en imposant une lenteur et un ennui incompatible avec la notion de divertissement, soit en insistant sur le fait que les acteurs sont en train de jouer. Au contraire, les œuvres de la Pictures Generation cherchent à exploiter les effets des images qu’elles utilisent. Leur efficacité n’est jamais contrariée. Par contre, l’utilisation qu’ils en font est ambiguë. Les artistes de la Pictures Generation utilisent une imagerie aux intentions évidentes d’une façon ambivalente. Nous avons insisté sur ce point au chapitre 2, notamment à propos de l’importance de Douglas Sirk pour Sherrie Levine et David Salle ou, de façon plus générale, du mélodrame pour beaucoup de ces artistes. Ce genre exploite des codes et des stéréotypes pour les exagérer et les rendre outrancièrement lisibles. Il en va de même chez les artistes de la Pictures Generation lorsqu’ils exploitent ces poncifs. Contrairement à une position qui consisterait à chercher une alternative, ils utilisent explicitement le pouvoir de normalisation de ces images. Cependant, les rapports de soumission et de connivence sont perturbés dans leurs œuvres. Elles proposent de faire une expérience alternative des rapports de forces en jeu dans les représentations qu’elles exploitent. C’est en cela qu’elles sont porteuses d’une réflexion critique. Elles signalent et intensifient les effets des images qu’elles emploient. Pour que leurs spectateurs en fassent l’expérience, les artistes en mobilisent les ressorts. Leurs œuvres sont produites avec une grande maîtrise technique, engendrent des situations de manipulation psychologique, et usent de la suggestion pour mettre en place des situations aux intentions volontairement troubles et troublantes. Cela est d’autant plus le cas en ce qui concerne les stéréotypes. Le chapitre 3 nous a permis de constater que les personnages

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poseurs et les attitudes expressives, que l’on rencontre dans nombre de ces travaux, sont présentés de façon à en déjouer la normalisation. Cela passe, par exemple, par une adresse incertaine ou une indistinction entre la place des représentés et celle des représentants, notamment dans les travaux de Jenny Holzer, Barbara Kruger ou de Richard Prince. Par ailleurs, Cindy Sherman en endossant volontairement des identités préconstruites, accompagne une pensée féministe qui propose, non pas de nier les stéréotypes, mais de les exploiter pour construire son identité. La pose, alors, n’est pas une conformation aux attentes de l’appareil photographique et de la personne qui l’utilise, mais un moyen de composer avec elles. Les artistes de la Pictures Generation utilisent des outils et des matériaux sans aucune légitimité et sans chercher à l’obtenir. Cette idée est exprimée par Richard Prince lorsqu’il revendique de pratiquer sans permis. Il n’a pas les autorisations nécessaires pour utiliser ce qu’il utilise. Kruger revendique une position similaire lorsqu’elle affirme : « Nous flânons hors du commerce et de la parole et nous sommes obligées de voler le langage.776 » Les intentions de ces deux artistes sont différentes, Prince revendique d’utiliser la fascination qu’ont sur lui les images qu’il regarde. Kruger, elle, constate que les femmes sont dépossédées de moyen de se représenter et doivent s’exprimer au travers de ce langage dont elles n’ont pas la maîtrise et qui ne leur appartient pas. Cependant, Prince et Kruger revendiquent de prendre une place illégitime. Le chapitre 1 nous a permis de montrer que, le contexte et les débats théoriques aidant, la question de leur position leur est régulièrement posée. Tous cherchent à définir celle qui convient à leur situation. Kruger revendique l’ambiguïté, Levine, sur un ton provoquant, déconsidère la question, Prince et Lawler, de façons diamétralement opposées, nient que leur parole puisse faire autorité. Cette ambivalence nourrit leur illégitimité et leurs productions. En s’exprimant depuis un endroit et avec une langue qui leur sont interdits, en utilisant des représentations à contre-emploi, ils en proposent des expériences ambiguës et, par là-même, critiques.

Développements Notre recherche porte sur la période allant de 1977 à 1986 car, comme nous l’expliquons en introduction, en 1986, le terme Pictures Generation est utilisé pour la première fois, par les représentants d’une forme d’art qui apparaît alors, l’art de la marchandise. Dans les années

776 Barbara Kruger, « Statement for Documenta 7 », Saskia Bos et Rudi Fuchs (éd.), Documenta 7, Kassel, Paul Dierichs, 1982, p.286 “We loiter outside of trade and speech and are obliged to steal language”

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1980, ce courant naissant et la Pictures Generation sont souvent exposés ensemble. De plus, il est souvent présenté comme prolongeant, sous d’autres formes, des questions qui animaient la Pictures Generation. Dans cet art, on retrouve un intérêt pour les modes de production industriels et le fait d’attiser le désir des spectateurs, bien que cela soit alors envisagé dans un rapport aux objets et moins aux représentations. Cependant, le fait que la Pictures Generation soit nommable en 1986 indique qu’à partir de cette date ses enjeux et ses façons de faire commencent à être définis et donc assimilables, ils se répandent et inspirent d’autres artistes. En 1987, sous l’impulsion du militant pour les droits homosexuels Larry Kramer (né en 1935), l’association ACT-UP (AIDS Coalition to Unleash Power) est fondée. Dédiée à la reconnaissance des droits des malades du SIDA, elle œuvre à la diffusion d’informations et prône la désobéissance civile. Son but étant de rendre visible une communauté et de propager un discours en opposition à celui de l’administration de Reagan qui tait l’existence de cette pandémie, ou la minimise, la considérant circonscrite aux homosexuels et aux drogués. Gran Fury, un sous-groupe d’ACT-UP, réalise alors des affiches, des journaux, des badges et des T-shirts pour propager les messages des militants. Pour favoriser la prise de conscience et dénoncer les effets catastrophiques des discours dominants, ils élaborent un mode d’expression visuel qui utilise les effets saisissants des slogans et de l’imagerie publicitaire. Ainsi, Kissing Doesn’t Kill : Greed and Indifference do [s’embrasser ne tue pas : l’avidité et l’indifférence si] (1989) [Fig. 263] représente trois couples s’embrassant : un homme et une femme, deux hommes et deux femmes. Le style visuel est emprunté à l’imagerie des campagnes publicitaires de la marque de vêtement Benetton qui, au milieu des années 1980, avec le slogan « United Colors of Benetton », faisait la promotion d’une société multiculturelle. Tout en s’en prenant à une croyance, alors largement colportée, selon laquelle la maladie se transmettrait par le seul contact, Gran Fury propose une image positive et attrayante de l’amour qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel. Cette stratégie, promue par un collectif anonyme exploitant une imagerie préexistante, a été considérée comme poursuivant l’art appropriationniste, notamment par Douglas Crimp, alors engagé dans la reconnaissance de ces pratiques777. Pour lui, Gran Fury met les « effets

777 Douglas Crimp est notamment directeur de la publication d’un numéro spécial de la revue October. Douglas Crimp (éd.), AIDS : Cultural Analysis/Cultural Activism, October n°43, 1987

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de propagande » et la séduction de la publicité au service de ses objectifs de démonstration et de persuasion778. C’est un indicateur du désir d’affection qui anime ces activistes. Ainsi, la Pictures Generation est traversée par deux enjeux. L’un concerne les dispositifs de production et de circulation des images, l’autre porte sur le pouvoir de fascination de ces représentations. L’un et l’autre sont prolongés, à partir du milieu des années 1980, dans des domaines d’expression, et selon des approches, diamétralement opposés. D’une part, ils sont exploités par des artistes, qui revendiquent leur intégration à un marché et à un capitalisme dont il est impossible de sortir, excluant toute prise de distance critique. Ils réalisent des œuvres qui parodient des produits de consommation désirables. D’autre part, des collectifs actent la disparition de l’auteur comme individu au profit de l’expression de revendications collectives. Pour diffuser leurs messages, ils exploitent la force de suggestion et d’émotion des médias de masse. Dans un cas comme dans l’autre, on peut observer le développement des recherches de la Pictures Generation sur le contrôle des moyens de production et de leurs effets psychologiques. Ce qui distingue ces pratiques, qui apparaissent au milieu des années 1980, de la Pictures Genertaion c’est l’illégitimité. L’art de la marchandise porte sur les désirs que produisent les objets de consommation et les applique dans le champ de l’art. C’est ce qui en fait la virulence, il assimile l’un et l’autre. Le débat porte alors explicitement sur la nature de l’art et sur son potentiel critique. Les militants de Gran Fury veulent toucher le public grâce à des images percutantes. Leur objectif est de porter un message. Ils parlent en leurs noms. De la même façon que les artistes de la Pictures Generation commencent à poser les bases de leurs travaux avant 1977 et l’ouverture de Pictures, ils continent leurs recherches après 1986. Leurs évolutions respectives les conduits à aborder autrement cette notion d’illégitimité. En mars 1989, Barbara Kruger réalise une affiche pour la marche des femmes, une manifestation pour le droit à l’avortement. Elle est ensuite régulièrement réutilisée pour défendre cette cause. Untitled (Your Body is a Battleground) [Fig. 264] présente le portait d’un femme accompagné du slogan « Votre corps est un champ de bataille ». Au milieu des années 1990, des films réalisés par plusieurs représentants de la Pictures Generation sont diffusés au cinéma. Search and Destroy [Fig. 265] de David Salle et Johnny Mnemonic [Fig. 266] de Richard Longo sortent en 1995. Le premier raconte l’histoire d’un homme d’affaires qui, à cause d’une dette, devient criminel. Le second est un film de science- fiction, situé dans un futur où les données électroniques sont transportées par des cerveaux

778 Douglas Crimp et Adam Rolston, Aids Demo Graphics, Seattle, Bay Press, 1990, p.15 “What counts in activist art is its propaganda effect.”

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humains. En 1997, paraît le film Office Killer [Fig. 267] réalisé par Cindy Sherman. C’est une parodie de film d’horreur qui se déroule dans un bureau, théâtre de crimes mystérieux. Chacun de ces projets offre à son auteur la possibilité de poursuivre ses recherches dans de nouveaux contextes d’expression. Dès la mise en place de son vocabulaire formel, le travail de Kruger est informé par la militance pour la reconnaissance des droits de femmes. Il trouve une forme d’accomplissement avec Untitled (Your Body is a Battleground). L’artiste est ainsi reconnue pour son engagement. Le film de Salle propose une réflexion sarcastique sur l’immoralité exprimée avec une ironie déjà présente dans ses toiles. Celui de Longo est basé sur l’univers visuel de ses œuvres et nourri de son travail sur la représentation du pouvoir. Office Killer est composé des cadrages et des mises en scènes propres au travail photographique de Sherman. Il porte sur la représentation des femmes à l’écran : tous les rôles principaux sont joués par des femmes, les hommes incarnent des rôles secondaires de personnages sans envergure. Ce mélange de parodie et de revendication est caractéristique du travail de Sherman. Ces projets signalent un changement relatif à la position occupée par les artistes lorsqu’ils les réalisent. En touchant un nouveau public, ils sont reconnus, comme militants pour Kruger, comme réalisateurs de films pour Salle, Longo et Sherman. L’ambiguïté des œuvres que nous avons étudiée est garantie par leur domaine d’énonciation. Evidemment, les œuvres de la Pictures Generation s’adressent au public de l’art, mais elles appliquent le mieux possible les modes de production et d’énonciation de domaines exogènes, tels que le cinéma, la propagande ou la publicité par exemple. La proximité des artistes de la Pictures Generation avec ces formes d’expression leur permet d’en proposer une expérience alternative. Elle leur garantit également une ambiguité qui s’exprime dans leurs rapports aux circuits de diffusion de leurs productions comme dans les relations que celles-ci établissent avec leurs spectateurs. Cette indétermination fonde la réception et les débats qui accompagnent ces artistes jusqu’au milieu des années 1980. Une fois leur pratique nommable, leurs façons de faire évoluent. Les changements d’attitude et de mode de production des artistes de la Pictures Generation lorsqu’ils intégrent les secteurs qu’ils imitaient dans les années 1970 et 1980, pourraient être le sujet d’une autre étude. Lorsque certains d’entre eux accédent à la reconnaissance et que, de façon généale, les pratiques qu’ils préconisent sont assimilées par le monde de l’art, l’ambivalence de leurs positionnements originels doit être réinventée. C’est en tout cas ce trouble qui motive les artistes de la Pictures Generation et qui alimente les débats qui les accompagne. Lorsqu’elles apparaissent, leurs recherches portent sur les différents registres de contrôle sur et par les représentations, mais la façon dont ces

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artistes les mènent, sans permis, en utilisant des outils et des modes d’expression qui leur sont interdits, les qualifient et les inscrivent dans la période à laquelle nous nous sommes consacrés. L’illégitimité à se saisir d’outils et de moyens d’expression caractérise les démarches artistiques que nous avons étudiées.

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Index

1 B

112 Workshop · 35 Baldessari, John · 13, 16, 17, 36, 50, 89, 141, 144, 176, 183, 184, 185, 220, 221, 225 A Baltz, Lewis · 168, 169, 170 Balzac (de), Honoré · 303, 312 A Space · 36, 64 Banham, Reyner · 11, 177 Acconci, Vito · 65, 69, 70, 130 Bannon, Anthony · 36, 63, 70, 121, 169 Adams, Mac · 220, 221 Barry, Robert · 162, 185 Adams, Robert · 168 Barthes, Roland · 101, 102, 103, 104, 105, 111, 165, Ader, Bas Jan · 17, 18, 35, 72, 176, 177, 178, 179, 166, 207, 208, 216, 241, 249, 250, 251, 260, 261, 184, 317 270, 273, 274, 277, 279, 317 Adler, Judith · 137, 138 Baselitz, Georg · 24, 151 Agee, James · 287, 288, 289 Basquiat, Jean-Michel · 151 AIDS Coalition to Unleash Power (ACT-UP) · 365 Baudrillard, Jean · 265, 266 Aldo Moro · 100, 101, 102 beauvais, yann · 122, 125 Alloway, Lawrence · 11, 12 Becher, Bernd et Hilla · 168, 169 Anderson, Laurie · 41, 59, 65, 66, 68, 215, 219, 246, Beckett, Samuel · 70 280 Beckley, Bill · 220, 221 Andre, Carl · 141 Beckman, Ericka · 17, 29, 115, 184, 197, 198, 199, Armitage, Karole · 193 200, 231 Art & Language · 211 Belcher, Alan · 27 Art in America · 22, 27, 28, 65, 88, 109, 137, 140, Bell, Larry · 180 146, 171, 173, 319, 355 Bellour, Raymond · 112, 252 Artforum · 15, 20, 22, 27, 41, 65, 89, 93, 109, 110, Belmondo, Jean-Paul · 348, 350 149, 170, 171, 199, 221, 227, 237, 264, 265, 274, Benjamin, Walter · 140, 177, 225, 275, 276, 277, 278, 301, 326, 361 303, 324 Artists Space · 13, 15, 18, 25, 33, 34, 35, 36, 37, 38, Bergson, Henri · 129 39, 43, 44, 47, 48, 50, 58, 63, 64, 66, 82, 133, Berkeley, Busby · 23, 28, 55, 67, 91, 152, 161, 209, 134, 160, 185, 189, 234, 244, 247, 299, 330, 347 215, 257, 274, 316 Artschwager, Richard · 300 Berliner Staatstheater · 305 Asher, Michael · 87, 89, 90, 91, 141 Bernays, Edward · 253 Ashley, Robert · 26, 28, 114 Bertolo, Diane · 18, 36, 64 Askevold, David · 164 Bertolucci, Bernardo · 256 Atles Theater de Leipzig · 305 Bickerton, Ashley · 26, 28 Birgel, Willy · 305

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Birnbaum, Dara · 88, 89, 90, 130, 131, 132, 133, CalArts · 13, 16, 36, 51, 72, 95, 136, 137, 140, 141, 134, 135, 139, 140, 146, 215, 279, 285, 317, 342, 144, 161, 170, 171, 183, 184, 189, 190, 198, 235, 358, 362 262, 311, 362 Bishop, Joe · 57, 83, 300, 325 Campany, David · 174, 183 Bleckner, Ross · 17 Campus, Peter · 41 Blitz Club · 347 Casebere, Jim · 198 Bloom, Barbara · 17, 18, 29, 233, 234, 235 Cavani, Liliana · 256 Blue, James · 61 Center for Media Study · 60, 61, 62, 121, 136, 159 Bonito Oliva, Achille · 142 Chance, James · 201, 346, 347 Boone, Mary · 151, 153 Chandler, Raymond · 177, 179 Borges, Jorge Luis · 180, 216, 337 Chantal, Darget · 180 Bosman, Richard · 148, 206, 207, 303 Charlesworth, Sarah · 29, 95, 99, 100, 101, 102, Bourdin, Guy · 242 103, 104, 105, 112, 116, 130, 203, 204 Bourke-White, Margaret · 262 Chatham, Rhys · 114, 115, 201 Branca, Glenn · 202, 270, 348, 353 Chia, Sandro · 24 Brauntuch, Troy · 13, 17, 19, 23, 28, 36, 37, 38, 46, Chirico (De), Giorgio · 147 50, 52, 53, 55, 262, 276 Clark, Ron · 98, 221, 333 Brecht, Bertolt · 302, 305 Clemente, Francesco · 24 Breuer, Lee · 256 Clough, Charles · 18, 36, 63, 64, 65 British Film Institute · 301, 308, 313 Coasters (The) · 177 Broodthaers, Marcel · 89, 278 Cointet (de), Guy · 17, 179, 180, 181, 191 Brooks, Peter · 297, 298, 303, 312, 316 Colab · 348 Brooks, Rosetta · 154, 239, 242, 259, 260, 268, 347, Coleman, Allan Douglas · 192, 208 355, 363 Collins, Tricia · 29 Brown, Trisha · 40 Conrad, Tony · 61, 62, 121 Brug, Connie · 347 Corps de Garde · 126, 233 Buchloh, Benjamin · 22, 23, 87, 89, 90, 107, 139, Corrigan, Robert · 137 140, 143, 146, 147, 148, 149, 166, 167, 210, 211, Cotten, Joseph · 314 212, 218, 219, 227, 265, 266, 268, 274, 278, 279, Cramps (The) · 349 284, 285, 286, 290, 291, 293, 301, 317, 358, 362 Crimp, Douglas · 13, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 22, 30, Buckley, Tim · 245 33, 34, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, Buren, Daniel · 87, 88, 89, 90, 91, 141, 278 48, 49, 50, 51, 52, 53, 55, 56, 58, 59, 60, 66, 67, Burroughs, William · 254, 255 84, 93, 94, 97, 107, 108, 109, 120, 125, 141, 142, Burton, Johanna · 85, 87, 328, 343, 357 146, 148, 151, 154, 160, 185, 194, 255, 261, 265, Butor, Michel · 226, 230 266, 273, 274, 295, 298, 299, 321, 322, 326, 351, 361, 365, 366 C Crow, Thomas · 177 Cukor, George · 304 C.B.G.B · 349 Cahiers du cinéma (Les) · 249, 305, 307, 352

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D Fashion Moda · 24 Fassbinder, Rainer Werner · 14, 120, 200, 263, 348 Danto, Arthur · 328, 329, 340 Feininger, Andreas · 107, 110, 111, 288, 295, 336 Deal, Joe · 168 Ferus Gallery · 237 Deleuze, Gilles · 187, 188, 254, 258, 259 Fetting, Rainer · 24 DeSana, Jimmy · 96 Fischl, Eric · 17 Desmarais, Charles · 176 Fisher, Jean · 264, 266 Deutsches Schaupielhaus, Hambourg · 305 Fisher, Morgan · 77, 119, 188, 189, 191, 261, 361 Dicka, Vera · 194 Flash Art · 28, 65, 145, 146, 149, 311 Digital Art Lab · 136 Flaubert, Gustave · 340, 341 Disney, Walt · 136, 137, 138, 176, 257 Flue (The) · 336, 337, 355 DNA · 348 Flusser, Vilém · 92 Doane, Mary Ann · 344, 345 Foster, Hal · 22, 23, 27, 28, 87, 88, 89, 140, 142, Dostoïevski, Fiodor · 312 143, 146, 149, 150, 223, 225, 260, 261, 265, 266, Duchamp, Marcel · 90, 147, 154, 155, 212, 277 267, 268, 274, 319, 320, 363 Dumbadze, Alexander · 35, 72, 317 Foucault, Michel · 53, 155, 254, 255 Dwyer, Nancy · 18, 36, 63, 64 Fox, Terry · 186 Frampton, Hollis · 61, 62, 121, 122, 136, 171, 172 E Frank, Robert · 168, 288 Franklin Furnace · 35, 63, 120, 121, 336 Edison, Thomas · 192 Franz, Erich · 110 Édouart, Augustin Amand Constant Fidèle · 295 Fraser, Andrea · 88, 91 Effects Freud, Sigmund · 45, 50, 214, 240, 252, 253, 281, Magazine for New Art Theory · 29 282, 315 Eisenhower, Dwight David · 307 Friday (Sergent) · 178 Electronic Art Intermix · 134 Fried, Michael · 20, 33, 41, 42, 47, 48, 58, 277, 299 Élée (d’), Zénon · 129 Futura 2000 · 25 Elk (van), Ger · 184 Elsaesser, Thomas · 304, 313 G Eno, Brian · 114, 115

Erasers (The) · 348 Galerie Castelli Graphics · 300, 337 Evans, Sarah · 64 Galerie Claire Copley · 88 Evans, Walker · 107, 108, 110, 111, 167, 170, 172, Galerie Deitch Project · 245 214, 279, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 293, Galerie Diane Brown · 244 294, 295, 301 Galerie James Turcotte · 87 Galerie Metro Pictures · 19, 28, 38, 83, 84, 85, 94, F 108, 141, 289, 323 Galerie Sonnabend · 180 Fab 5 Freddy · 25 Gilbert-Rolfe, Jeremy · 20 Farm Security Administration (FSA) · 287, 288, Gledhill, Christine · 303, 304, 307 289, 294 Godard, Jean-Luc · 62, 121, 180, 205, 348, 350

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Gohlke, Frank · 168 Hitchcock, Alfred · 174, 205 Goldin, Nan · 300 Hitler, Adlof · 46, 257, 260, 261, 262 Goldstein, Jack · 13, 16, 17, 18, 19, 21, 28, 36, 37, Holzer, Jenny · 88, 89, 90, 209, 221, 222, 223, 224, 38, 43, 46, 47, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 225, 226, 227, 228, 230, 236, 260, 271, 279, 317, 80, 81, 83, 86, 87, 92, 117, 118, 119, 126, 127, 358, 364 128, 130, 132, 134, 144, 146, 157, 181, 183, 188, Howell, John · 264, 266 189, 190, 191, 195, 196, 197, 198, 200, 209, 232, Huebler, Douglas · 16, 161, 162, 185, 219, 220, 233, 245, 261, 262, 300, 361, 362 221 Gordon, Kim · 164, 352, 353 Hunt, Stan · 333 Graham, Dan · 16, 41, 65, 68, 89, 90, 246, 278, 352 Hurson, Michael · 50 Gran Fury · 365, 366 Huston, John · 178, 205, 218, 280 Greenberg, Clement · 20, 33, 122, 277 Griffin, Eddie · 27, 255 I Gris, Juan · 160 Gross, Garry · 355, 356 Irigaray, Luce · 215 Grosz, George · 90, 160 Isermann, Jim · 198 Guattari, Felix · 254, 258, 259, 260, 268 J

H James, Henry · 312

Haacke, Hans · 87, 89, 90, 237, 278 Jenkins, William · 168, 169 Haidu, Rachel · 59 Johns, Jasper · 12, 90 Halley, Peter · 28, 81, 115, 230, 356 Johnson, Larry · 190 Hallwalls · 17, 18, 36, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, Johnston, Claire · 281 70, 136, 159, 205, 234, 323 Jonas, Joan · 40, 59, 65, 66, 67, 68, 130 Hamilton, Richard · 11 Jones, Jennifer · 314, 342 Hannah, Duncan · 350 Joseloff Gallery · 300 Harry, Debbie · 66, 349, 350 Judd, Donald · 211, 212 Hartford Art School · 300 Jung, Carl Gustav · 240 Hassell, Jon · 201 Hausmann, Raoul · 90 K Hearst, Patricia Campbell · 97, 102 Kaiser, Philipp · 72, 78, 91, 111, 196, 261 Hearst, William Randodph · 102 Kamimura, Masako · 319, 320 Heartfield, John · 90, 160, 318 Kardon, Janet · 145 Hebdige, Dick · 345, 346 Kelley, Mike · 161, 190, 198, 212 Heflin, Van · 342 Kennedy, John · 21, 44, 51, 234, 299 Hell, Richard · 346 Key, Wilson Bryan · 240, 241, 242 Henderson, Ed · 183 Kittler, Friedrich · 76, 112, 192, 193 Hertz, Richard · 36, 146, 147, 148, 189, 190, 262 Klamen, Kent · 27 Hesse, Eva · 108 Klein, Yves · 106, 170, 202, 212 Heyward, Julia · 66

420

Kohl, Helmut · 144 309, 311, 312, 317, 335, 336, 337, 338, 342, 344, Koons, Jeff · 26, 28 355, 358, 363, 364 Kostelanetz, Richard · 219, 220 LeWitt, Sol · 16, 185, 211 Kosuth, Joseph · 29, 89, 161, 211, 212 Lichtenstein, Roy · 12, 85, 160 Koury, Elizabeth · 27 Lin, Tan · 351 Kramer, Larry · 365 Lincoln, Abraham · 44, 51, 299 Krauss, Rosalind · 19, 20, 22, 48, 49, 51, 55, 108, Linker, Kate · 93, 101, 215, 301, 302, 303, 312, 163, 164, 165, 166, 172, 210 339, 344 Kruger, Barbara · 88, 89, 90, 91, 96, 99, 153, 154, Lippard, Lucy · 11, 161 209, 215, 216, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 230, Lissitzky, Lazar · 160 236, 237, 238, 243, 260, 271, 279, 280, 285, 290, Lomax, John et Alan · 118 316, 317, 318, 319, 320, 321, 335, 336, 337, 338, Longo, Robert · 13, 14, 18, 19, 21, 23, 36, 37, 38, 339, 342, 344, 345, 353, 354, 355, 358, 361, 364, 39, 44, 46, 60, 63, 64, 69, 70, 71, 83, 115, 120, 366, 367 121, 125, 126, 128, 130, 132, 200, 201, 203, 204, Kubrick, Stanley · 257 263, 264, 265, 266, 268, 276, 324, 348, 350, 352, Kuspit, Donald · 310 353, 366, 367 Lotringer, Sylvère · 254, 256, 268

L Lucier, Alvin · 114 Lugon, Olivier · 167, 286 Lacan, Jacques · 214, 254, 329, 330 Lumière, Louis et Auguste · 192 Lane, Lois · 68 Lunch, Lydia · 201, 346, 347 Lavater, Johann Kaspar · 295, 297 Lyotard, Jean-François · 254 Lawler, Louise · 18, 19, 38, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 90, 91, 93, 94, 97, 111, 126, 154, 155, M 156, 157, 205, 206, 207, 209, 233, 244, 271, 279, 280, 285, 317, 336, 337, 338, 355, 358, 364 Malevitch, Kasimir · 108 Lawrence, David Herbert · 297, 298 Malkin, Philip · 71 Lawson, Thomas · 18, 19, 23, 24, 146, 147, 148, Mallarmé, Stéphane · 48 149, 150, 181, 196, 229, 290, 303, 325, 362 Malraux, André · 53 Le Bon, Gustave · 252 Man Ray (Emmanuel Radnitsky, dit) · 163 Leander, Zarah · 305 Mandel, Mike · 167, 179 Leavitt, William · 17, 18, 72, 176, 181, 182, 183, Manzoni, Piero · 147, 212 184, 302 Marc, Franz · 216 Léger, Fernand · 108 Marian, Ferdinand · 306 Levine, Sherrie · 13, 19, 21, 22, 23, 28, 29, 31, 38, Marker, Chris · 121 44, 51, 52, 55, 82, 87, 88, 90, 91, 92, 95, 96, 106, Mars · 15, 347 107, 108, 109, 110, 111, 112, 133, 151, 152, 153, Martell, Karl · 306 155, 156, 157, 209, 213, 214, 215, 216, 217, 218, Mason, James · 341 222, 238, 276, 279, 285, 288, 289, 290, 291, 292, Massumi, Brian · 269 293, 294, 295, 296, 297, 298, 299, 300, 301, 308, Matta-Clark, Gordon · 164 McCollum, Allan · 229, 230, 244

421

McGarry, Eileen · 281 O McHale, John · 11 McLuhan, Marshall · 240 October · 20, 21, 22, 27, 33, 41, 42, 46, 47, 48, 49, McMahon, Paul · 16, 17, 18, 36, 185 50, 51, 52, 55, 56, 82, 138, 142, 143, 146, 148, Méliès, Georges · 193, 199 150, 151, 153, 155, 172, 255, 275, 283, 299, 322, Metropolitan Museum of Art · 15, 115, 245, 297, 328, 344, 354, 357, 365 337 Ophüls, Max · 304 Metz, Christian · 195, 252 Oppenheim, Denis · 164 Michals, Duane · 218 Owens, Craig · 22, 23, 28, 91, 92, 140, 141, 143, Michelson, Annette · 20, 41 144, 145, 146, 156, 215, 266, 274, 275, 276, 277, Milazzo, Richard · 29 278, 279, 280, 281, 283, 285, 289, 290, 316, 317, Miller-Keller, Andrea · 86, 94 320, 321, 342, 344, 345, 354, 358 Minnelli, Vincente · 304, 340, 341, 342 Mitchell, Eric · 348 P Moholy-Nagy, László · 173, 318 Paolozzi, Eduardo · 11 Mondrian, Piet · 108 Parfait, Françoise · 159 Monroe, Marilyn · 280 Partisan Review · 313 Montez, Mario · 351 Peck, Gregory · 314 Moravia, Alberto · 213, 214, 216, 336, 337, 338, Pécoil, Vincent · 333 340, 355 Peirce, Charles · 73, 163, 164, 165, 187 Morgan, Robert C. · 16 Penck, A. R. · 151 Morgan, Susan · 19, 146, 229, 325 Penn, Arthur · 14 Mullican, Matt · 15, 16, 17, 18, 34, 36, 37, 38, 39, Péraldi, François · 254 198, 209, 228, 229, 230, 236, 246, 247, 248, 249, Phillips, Lisa · 35, 72, 81, 98, 101, 145, 179, 182, 250, 251, 297 184, 232, 239, 333, 355 Mulvey, Laura · 129, 281, 282, 313, 314, 315, 316, Picabia, Francis · 147 321, 327, 328, 329, 357 Picasso, Pablo · 108, 147, 160 Museum of Modern Art (MoMA) · 127, 287, 288, Pinard, Ernest · 340 289 Pincus-Witten, Robert · 147, 148 Muybridge, Eadweard · 192, 193 Piper, Adrian · 38, 66 Piwetz, Stefanie Lane Ball · 288 N Playboy Magazine · 234, 240

Nagy, Peter · 27, 28 Poe, Amos · 348, 349, 350, 351 Namuth, Hans · 75 Policeband, Boris · 348 Nares, James · 348 Polke, Sigmar · 151 National Endowment for the Arts (NEA) · 25, 63 Pollock, Jackson · 75, 85 Nauman, Bruce · 41, 130 Pomona College · 16, 18, 35, 71, 184 Nesbit, Molly · 110, 300 Porter, Eliot · 107 New York Times · 153, 154, 220, 221, 347 Pozzi, Lucio · 164 Nixon, Nicholas · 168, 354

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Prince, Richard · 15, 19, 28, 29, 38, 79, 80, 81, 82, S 86, 92, 93, 97, 98, 99, 104, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 120, 133, 134, 154, 155, 157, 175, 207, Salle, David · 15, 16, 17, 18, 19, 24, 36, 38, 39, 97, 209, 230, 231, 232, 236, 238, 239, 240, 242, 243, 98, 99, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 150, 151, 249, 263, 268, 269, 300, 303, 330, 331, 332, 333, 184, 193, 194, 234, 245, 246, 249, 261, 268, 269, 334, 335, 340, 343, 344, 352, 353, 354, 355, 356, 300, 309, 310, 311, 312, 325, 363, 366, 367 361, 364 Salvesen, Britt · 169 Project Inc. · 16, 185 Scharf, Kenny · 25 Schauspielhaus de Brême · 305 Schiele, Egon · 110, 111 R Schmidt-Wulffen, Stephan · 248 Rainer, Yvonne · 40, 41, 59, 219 Schnabel, Julian · 24, 82, 142, 152 Ramones (The) · 201 Schor, Mira · 65, 204, 310, 311, 322, 323 Ratcliff, Carter · 109, 110, 125, 145 Schott, John · 168 Rauschenberg, Robert · 12, 53, 54, 90, 147 Schrader, Paul · 174, 175 Ray, Man · 123 Schwitters, Kurt · 90 Reagan, Ronald · 25, 26, 28, 144, 269, 365 Screen · 281, 300, 307, 313, 327 Real Life Magazine · 19, 56, 57, 146, 147, 148, 150, Seberg, Jean · 349 196, 229, 299, 351 Sedgwick, Eve Kosofsky · 155, 156, 270, 354 Riefenstahl, Leni · 257, 258, 261 Segalove, Ilene · 184 Riley, Terry · 201 Semiotext(e) · 254, 255, 256, 268, 352 Rivière, Joan · 215 Serra, Richard · 49 Rivkin, Harold · 87 Sharits, Paul · 61, 62, 121, 122, 123, 124, 125, 126, Robbe-Grillet, Alain · 182, 196, 199, 200, 210, 230, 127 234 Sharp, Willoughby · 65, 69 Robinson, Walter · 148, 150, 206, 207 Sherman, Cindy · 15, 18, 19, 34, 36, 38, 39, 46, 49, Rockwell, John · 347 50, 55, 60, 63, 64, 65, 71, 83, 203, 204, 302, 321, Rodin, Auguste · 108 322, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 342, Rodtchenko, Alexandre · 160 344, 353, 354, 357, 364, 367 Roeg, Nicolas · 57 Shields, Brooke · 355, 356 Ronnelle Gallery · 87 Shields, Teri · 355 Roosevelt, Franklin · 287 Shore, Stephen · 168, 169 Rose, Barbara · 142, 148 Shulman, Irving · 207 Rosler, Martha · 59, 88, 89, 90, 215, 265, 279, 283, Shurkus, Marie · 72, 111, 129, 179, 182, 185, 250 284, 285, 289, 290, 291, 308, 317, 335, 358 Siegel, Jeanne · 96, 102, 153, 294, 318, 328 Ruppersberg, Allen · 17, 18, 72, 176, 179, 184, 219, Siegelaub, Seth · 162, 214 284, 285 Simmons, Laurie · 19, 29, 83, 96, 339 Ruscha, Ed · 17, 54, 168, 169, 176, 179, 184 Singerman, Howard · 19, 20, 26, 28, 30, 47, 109, Ryman, Robert · 108 143, 144, 147, 148, 152, 221, 269, 300 Sirk, Douglas · 300, 301, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 312, 341, 363

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Sischy, Ingrid · 326 U Sitney, P. Adams · 121, 123, 124, 195 Skyline · 22 Universum Film AG (UFA) · 305, 307 Smith, Alison · 11 Smith, David · 138, 139 V Smith, Jack · 256, 351 Vaisman, Meyer · 27 Smith, Peter · 11 Van Gogh, Vincent · 78, 79, 146, 189 Smith, Philip · 13, 39, 45, 46, 49, 50, 55, 56, 57, 58, Vasulka, Steina · 61 146, 193 Vasulka, Woody · 61, 63, 123, 125, 136 Smithson, Robert · 49, 163 Vidor, King · 314 Snow, Michael · 121 Sonic Youth · 352 Sontag, Susan · 104, 257, 258, 286 W Squiers, Carol · 96, 209, 223, 224, 355, 356 Wallis, Brian · 21, 54, 93, 94, 125, 213, 215, 232, Staal, Viktor · 305 337, 354 Steinbach, Haim · 26, 27, 28 Warhol, Andy · 12, 54, 90, 160, 237, 238, 350, 351, Steinberg, Leo · 52 363 Stieglitz, Alfred · 356 Washington, George · 44, 51, 299 Stoerchle, Wolfgang · 35 Watershed Gallery, Bristol · 327 Stoichita, Victor · 296 Wegman, William · 220, 221 Stott, William · 286 Weill, Kurt · 305 Strand, Paul · 170, 171, 172, 175, 176, 192 Weiner, Lawrence · 16, 89, 90, 185, 212, 213 Stryker, Roy · 287 Weinstock, Jane · 91, 215, 279, 290, 316, 344 Sultan, Larry · 167, 179 Welch, John · 220, 221 Wellesley College Museum · 288 T Welling, James · 16, 17, 18, 19, 29, 36, 38, 83, 95, 170, 171, 172, 173, 175, 184, 185, 186, 188, 196, Taaffe, Philip · 28 198, 202, 203, 208, 209, 220, 221, 232, 268, 269, Tavel, Ronald · 350 270, 300 Teenage Jesus and the Jerks · 201, 347 Wessel, Henry · 168 Terminal · 348 Weston, Edward · 107, 108, 111, 279, 289, 291, Terroni, Cristelle · 65, 68 292, 293, 295, 301, 340, 356 Thatcher, Margaret · 144 Whitney Independent Study Program · 221 The Kitchen · 21, 25, 35, 40, 51, 55, 63, 114, 121, Whitney Museum of American Art · 40, 98, 125, 131, 133, 134, 201, 236, 237, 245, 246, 247, 250, 221, 232, 237, 333 251, 299, 339 Willemen, Paul · 300, 301, 307, 308, 309, 312 Theoretical Girls · 202, 348 Williamson, Judith · 327, 329, 340 Top Stories · 332 Wilson, Martha · 336, 337 Tumlir, Jan · 170, 175, 177 Wilson, Robert · 40, 41, 246

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Winer, Helene · 15, 16, 18, 19, 20, 21, 33, 34, 35, Y 36, 38, 39, 51, 64, 84, 141, 184, 185, 189 Witkin Gallery · 289 Yale University · 288, 298 Wittgenstein, Ludwig Joseph · 305 Yau, John · 222 Wodiczko, Krzysztof · 88, 89 Young, La Monte · 11, 26, 201

X Z

X Magazine · 348 Zielinski, Siegfried · 95 Zucker, Richard · 71 Zwack, Michael · 18, 19, 29, 35, 36, 63, 64, 148

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Pratiquer sans permis : La Pictures Generation et le contrôle des représentations (1977-1986)

Cette thèse étudie les rapports que les artistes de la Pictures Generation entretiennent avec le contrôle des représentations, et par les représentations. L’expression Pictures Generation désigne un groupe d’artistes américains, nés entre 1945 et 1955, qui à partir de la fin des années 1970 réalisent des œuvres en copiant ou en imitant des images du cinéma, de la publicité, d’émissions de télévision, de magazines et d’autres sources de la culture populaire diffusant des représentations idéalisées. Certains de ces artistes reproduisent des images préexistantes, et les font apparaître dans des contextes et sur des supports neufs. Le réglage des conditions de reproduction leur sert à modifier le matériau original. D’autres produisent des images, notamment photographiques ou filmiques. Les images reproduites ou élaborées par les artistes de la Pictures Generation résultent de mises en scène. Elles représentent des environnements et des situations idéalisées. Elles sont élaborées pour affecter leurs spectateurs, les impressionner ou convaincre. Contrôler la circulation et la production des images permet à ces artistes d’en amplifier l’influence et de rendre manifestes les normes sociales qu’elles véhiculent. Cela les conduit à intervenir dans des dispositifs de diffusion, à exercer des fonctions, à utiliser des techniques et des matériaux sans la légitimité requise pour ces activités. L’ambiguïté de leur pratique réside dans le fait que c’est en utilisant ces outils et ces représentations qu’ils en font la critique.

Practicing without a License: The Pictures Generation and the control of representations (1977-1986)

This thesis studies the relations the Pictures Generation entertains with the control of, and by, representations. The term Pictures Generation refers to American artists born between 1945 and 1955, who, since the end of the 1970’s, made works reproducing or imitating images taken from movies, advertisements, television shows, magazines and other popular culture sources of idealized representations. Some of these artists reproduce pre-existing images in new contexts and on new supports. Setting the conditions of reproduction and circulation allows them to modify the original picture. Others create images, mostly photographic and cinematographic. The images the Pictures Generation artists reproduce or create are staged. They are set up to affect the spectators, to impress or convince them. Controlling the circulation and the production of images allows these artists to amplify the influence and the social norms conveyed by these representations. This drives them to take part in diffusion apparatus, to practice function, to use technics and materials without having the legitimacy required for such activities. The ambiguity of their practice lies in the fact that they use such tools and representations to criticize them.

Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

Ecole doctorale Esthétiques, Sciences et Technologies des Arts

Equipe de recherche : Arts des images et art contemporain

Thèse de Doctorat en esthétique

François AUBART

Pratiquer sans permis : La Pictures Generation et le contrôle des représentations (1977-1986)

Thèse dirigée par : Jean-Philippe ANTOINE

Soutenue le : 15 mars 2019

Jury composé de :

Alexander DUMBADZE Michel GAUTHIER Valérie MAVRIDORAKIS

Volume 3 : Annexes

Sommaire

Entretiens ...... 5 Interview with Douglas Crimp ...... 5 Interview with Thomas Lawson ...... 19 Interview with Howard Singerman ...... 29 Interview with James Welling ...... 37

DVD ...... 47 Jack Goldstein, Two Boxers (1979) ...... 47

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Entretiens

Interview with Douglas Crimp April 10th, 2015

François Aubart: The first topic I wanted to talk about is the Pictures show and both texts you wrote. I would like to know what relationship you had with Artists Space before doing this show.

Douglas Crimp: It came about because Helene Winer, who was the director of Artists Space, was a good friend. I don’t remember exactly how I met Helene. She came to New York before she became the director of Artists Space. She was from Los Angeles and had been the director of the Pomona College Museum of Art in Claremont, CA. She did an amazing program there. I assume that it was through our mutual friends Michael Harvey and Janelle Reiring that we met. Anyway, Helene and I became friends probably around 1973, 1974. She was looking for ways to make money and so was I. She had an idea of making sets of slides of works of contemporary art because they were not readily available for art schools and universities. So she started a company called Art Information Distribution and got me involved in it. I wrote the introduction to the entire series and the one on painting, and she and I together wrote the one on sculpture. There were others on feminist art, performance art, artists’ films, and so on. We had been quite involved with each other when she became the director of Artists Space. She raised some money from a private company in order to do an exhibition with a curator, which have a catalogue and travel to other venues. All of those were new to Artists Space. Pictures was the first of this type of exhibition they did. Artists Space had been a gallery where artists chose artists and Helene wanted to move away from that model to make it more of a curatorial model for herself and for other guests curators. She asked me to be the curator, I think because she was interested in my writing. Because by then she had run Artists Space for several years, she was in touch with a younger generation of artists, more so and I was. I was more involved with artists of my own generation or a little older than I. Anyway, she asked me to do the exhibition; we worked together and she suggested various artists that I should visit. What was unique to Artists Space for this exhibition was that it would be a thematic selection of artists with a catalogue text that would interpret the work, make an argument about it.

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FA: So the text was an important issue from the start?

DC: I think Helene was mostly interested in me because I was a writer and she thought of me as someone who could make an argument. She had a more intuitive approach to the artists. She knew the ones that she thought were interesting and she wanted someone who could make an argument about their work.

FA: Do you think she was trying to state a point about this generation of artists?

DC: At Pomona, she showed artists of an older generation such as Bas Jan Ader and John Baldessari, who was the teacher of a number of artists who became known as the Pictures Generation. That was her initial interest, and then she became interested in the younger artists. During that time she was involved romantically with Jack Goldstein. A number of artists from that CalArts generation moved to New York at around the same time as she did, and that probably was the nexus of the artists that she supported when she first came.

FA: Did you know any of these artists?

DC: Jack, of course, I knew because he was around with Helene, but the others, no I didn’t. Helene and I went to Buffalo together. We saw the work of Robert Longo, Cindy Sherman, Charles Clough, and various people who already had connections to Artists Space. I didn’t know Sherrie Levine or Phillip Smith then. Helene gave me a list of people and I went to various studios. At some point I had to make a decision about whether I was going to do a smaller show with a more focused group of artists and more works, or a larger group show. I chose the former.

FA: Why the small number?

DC: It was fairly intuitive, but I’m assuming it was a way of narrowing the topic of discussion so that I could make something of the tendencies I was seeing in the new work. I tend to understand art best through the process of writing about it. I didn’t have a well- formulated idea, but I could see relations among these artists. It was also a choice based on

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just thinking that the artists were making fairly strong works for young artists; they didn't constitute a movement. They were not even people who necessarily knew each other, although they were all in the orbit of Artists Space. I think the limitation was also the size of the gallery and how much work you could show by each of the artists. It makes sense to show a group of works by each artist in order to represent artists more fully.

FA: What kind of discussions did you have with Helen Winer on these questions?

DC: The intellectual work I did on my own. Of course when I was making choice she wanted to give me freedom. It was my show and she wasn’t going to direct me. On the other hand she had her own ideas about these artists. The selection really was mine. If you look at her interview in the catalogue 5000 Artists Return to Artists Space you’ll see that she wished I had chosen a few others, including Cindy Sherman, and of course I do too in retrospect. But knowing the work by Cindy that I saw in Buffalo, I can understand why I didn’t see how brilliant an artist she was.

FA: Given the time Helen Weiner spent in Los Angeles and her knowledge of the previous generation like Baldessari and Bas Jan Ader, do you think she had a point about this new generation of artists?

DC: On the Pictures Generation, I’m sure she did. But, honestly, if I look at the current program of Metro Pictures, which is the gallery owned by Helene and Janelle Reiring, I don’t fully understand the aesthetic sensibility. Of course, Louise Lawler is for me one of the greatest artists of that generation. I understand anybody’s interest in Louise and also in Cindy. But there are other artists who show at Metro Pictures whose work interests me far less and which I don’t claim to understand. I don’t think Helene and my sensibilities are the same. Our sensibilities merged at a certain point when we were doing the Art Information Distribution slide sets. We discussed what painters would be included, what sculptors would be included. That was mostly the previous generation and I don’t remember it being contentious in any way. I remember us being really on the same page with regard to a group of minimal painters: Robert Ryman, James Bishop, Brice Marden, Agnes Martin. Those were the painters I cared about, and I think Helene was perfectly fine with my choice. It’s the following generation where the sensibility was very foreign to me. When I first

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encountered it I was challenged by it, and I was interested in figuring it out. Helene’s intuition with regard to that work was stronger than mine.

FA: The exhibition became important in that milieu of artists. It is often mentioned as establishing the artists’ careers but I don’t know what it did to yours?

DC: For reasons that are still not fully understandable to me, the Pictures show became a historical marker, but that didn’t happen immediately. The show was well reviewed, but it wasn’t sensationally reviewed. It was well regarded among a group of people who were around Artists Space and there was a sense that something was interesting about it. The catalogue was not widely distributed. But much changed in my life at that moment anyway because I had become an editor of October. That was far more determining. Also I had just started studying for my PhD so my involvement with Rosalind Krauss and Annette Michelson displaced my involvement with Helene. Intellectually I became closer to the October world. Because of the buzz around the Pictures show, Rosalind thought that we should reprint the essay. I preferred to rewrite it. I think the October text was more important both my visibility and the artists’ visibility than the Pictures show itself. That essay guaranteed the afterlife of the show more than anything else including the original catalogue, which in fact was virtually unknown until fairly recently. I don’t remember experiencing the Pictures show as a subject of debate, which it became over a period of time. I think the reason I’m so vague about this is that by the time that happened, the context of October was more important than the context of Artists Space. I had already been at October for two years. It had formed my identity and my intellectual circle and it was a different one from that of Artists Space. Hence the argument against Michael Fried, for example, which was not in the catalogue version of my text. In my earlier writing I was struggling against the hegemony of Greenberg and Fried and formalist criticism, but it wasn’t until that version of the Pictures essay that I understood that a younger generation represented the very hybridity of mediums, the breakdown of medium specificity, the so-called theatricality that Fried was polemicizing against. Rosalind and Michael Fried were by then intellectual enemies although they had started out as intellectual colleagues at Harvard. They where very competitive with each other. In fact, if you look at the history of Artforum as recounted in the book Challenging Art, you will learn that Fried told Phillip Leider, who was the editor of Artforum, that he would resign if Rosalind Krauss

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were made one of the corresponding editors. That was when they were allies! Eventually Rosalind made an about face and turned against Greenberg and Fried when she began to write about Robert Morris and Richard Serra and other minimal and post-minimal artists. So by the late 1970s the context I was writing in was really anti-Greenberg and anti-Fried.

FA: Was it a request from Rosalind Krauss?

DC: No. As I remember it, she asked, “Why don’t we republish your Pictures essay?” because the catalogue didn’t circulate very much, and frankly we were always looking for things to publish. So it was just a casual invitation. By then I was very, what’s the word, maybe embarrassed by the original text. It seemed half-baked. I think the second text is far clearer because it really makes a strong argument.

FA: It is more clearly targeted against Michael Fried as if this was the main question. So I am wondering if it was an effect of the October context.

DC: I think probably it was. But also by then the Pictures artists had all made new works that made things clearer to me, or at least I had a better sense of what it was that I wanted to argue about the work. Howard Singerman wrote about the two versions of my essay in a journal called X-tra, where I allowed the original text to be republished for the first time. I think he was onto something fairly interesting when he says that the first text is more about a primary encounter with the works and the second is more about writing criticism as history. In the October essay I more clearly plot a lineage from the theatricality of Minimalism through performance art to Pictures.

FA: In a text written in 2008, you said you found an old piece in which you already wrote about the importance of postmodernism. Do you have any ideas on how it popped up?

DC: That was a project outline for a book on contemporary art; it was certainly an outgrowth of Art Information Distribution. The first volume of Art Information Distribution was Introduction to Contemporary Art, so I think that must have given me the notion that there was a book to be written on contemporary art. Clearly I was not the person at that time

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to write such a book, but the idea of what was different about contemporary art was that it was no longer modernist. In some sense beginning in the 1960s, art rejected or displaced what we knew as modernist art in a Greenbergian sense. So it was postmodernist in the sense that it succeeded the modernism that I had been grappling with, the Greenbergian notion. Now, of course, I know that Greenberg’s notion of modernism is really narrow anyway, but that was the idea of modernism that held sway in my critical world at that moment. I think that once I made that argument against Fried, I began to understand that I was dealing with something that could really be thought of as postmodern. “Postmodernism” was just at that moment being bandied about in relation to architecture, and within a year or so all of us were thinking about contemporary art in relation to French theory. For many of us post- structuralism was the theory adequate to postmodern art. It was historically useful for me at the moment. It was a way of understanding what I found interesting in this art that was continuous with what I had found interesting in the earlier art. This is what allowed me to say that postmodernism originates in Pop Art and Minimalism. In other words, postmodernism does not begin with the Pictures Generation. It actually is something that characterizes the kind of work that I was interested in the sixties and previous modernist work. I guess I’m then leaving intact the Greenbergian description of Jackson Pollock for example. I still think that the breakdown of medium specificity, the hybridization of mediums, the development of installation art, artists turning from painting to film, video, performance, and so forth, was an enormously important paradigm shift in art that still is determining of how we understand art today. The trouble is that now so much is taken for granted. Making performance art is no longer an attack on medium specificity or an implicit critique of painting. In art schools you can now specialize in painting, or sculpture, or video, and you can also specialize in something that’s called interdisciplinary practice or new genres that allows for moving between mediums.

FA: Were you aware at that time of Sylvère Lotringer’s projects, Semiotext(e) magazine and the Schizo-Culture events.

DC: You might say that Semiotext(e) was a competitor magazine with October. When I began as a managing editor of October I became aware of it. It was a time where there were a lot of interesting little magazines, quarterly journals, scholarly or less so. There was a

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store on 6th Avenue and 11th Street that carried these magazines and I would always go there. But Semiotext(e) I knew it more directly. I had met Sylvère and it was another locus of the importation of theory into the US because he had a direct relation to it.

FA: The fact that both October and Semiotext(e) imported French theory but with a very different approach to it, was it something you were conscious of?

DC: The relationship to French theory that October had was mostly through Annette Michelson, who had lived in Paris and knew especially the world of Tel Quel. Sylvère had a very different set of relationships and commitments. I was reading French theory only in translation so I would not have been the one who would determine what texts should be translated in October. Well, there are exceptions: for example it was my idea to translate Daniel Buren’s “Function of the Studio” and Jean- François Lyotard’s essay on Buren. It was initially Annette and then Rosalind who was involved in contemporary French thought. Rosalind’s French got better, and she was reading a lot of work in French. I was certainly aware of the difference but I don’t exactly know what it meant to me. I was interested in it all actually. I think October was always a somewhat narrower magazine in a way. Semiotext(e) was messier, in a good way. More queer I guess. October was more straight-laced. Once I left it reverted to a kind of high modernist magazine.

FA: I would like to go back to the changes from the first to the second version of your text. In the first one you mention John Baldessari as an important figure for many of the artists. In the second he disappears. Do you have any memories of why you did that?

DC: I was then moving toward arguments about photography. By the time I wrote “The Photographic Activity of Postmodernism,” it is clear that was my major interest. When I wrote the second Pictures text, the paradigm was performance. I was kind of grasping at straws in the first text. I was looking at works by Baldessari that had a superficial resemblance to the work of the Pictures artists, obviously because he was the teacher of some of those people and they were quite close to him. They were making the work that they were making in his classroom, but I only came to learn that later.

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But there were other important people like Jonathan Borofsky, Michael Hurson, Joel Shapiro and Sol LeWitt. I was trying to figure out a relation between a generation that I was a little bit closer to and this younger generation because I wanted to construct a historical lineage.

FA: Howard Singerman in his book on Sherrie Levine explains the relation she had with melodrama. It is something you mentioned in the first version and which also disappears in favor of questions of medium specificity.

DC: There’s an attempt to bring in psychoanalysis in the first one, around Phillip Smith for example, that also drops out. And of course I could have still been talking about melodrama with Cindy Sherman in a different context; it is shortly after that that we did the Fassbinder issue of October, and Longo and Sherman were as interested in Fassbinder as I was.

FA: I would also like to talk about “Appropriating Appropriation,” the text you wrote for the catalogue of Image Scavengers. I guess you were invited because they knew your take on it would be against the exhibition.

DC: I saw it as problematic when I wrote the text but no, I don’t think I was invited for that reason. I think I was invited as someone who was working on photography and who would be appropriate to write about those practices. So far as I know they were perfectly accepting of the text. I have no idea what they actually thought of it but they didn’t say “this is difficult for us” or anything. I think they were happy to publish it actually.

FA: It seems “Appropriating Appropriation” ends a conception of artworks made with reproduction as being able to address modernism in museums given that this text is about the failure of such approach.

DC: I wouldn’t have necessarily understood it that way at the time. I was interested in institutional critique and in these practices of appropriation as a critique of the museumization of photography. I saw these practices, like Sherrie Levine’s, as an implicit critique of granting a traditional authorial position to the photographer, which had been John Szarkowski’s position at the Museum of Modern of Art towards photography. Also the 1980s was a period of really interesting critical debates in the art world in New

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York. There seemed to be real stakes in the various art practices. At the moment of the return of painting through Neo-expressionism, there was a group of us, particularly at October, arguing against that return to an exhausted tradition. It really did seem reactionary. It was a time when October took highly polemical positions. My own writing was also polemical, but that’s not what I’ve been doing lately. My voice has changed. Eve Sedgwick wrote her famous essay “Paranoid Reading and Reparative Reading” in the early 2000s. It’s a beautiful text. It’s written in relation to queer theory rather than to contemporary art, but it’s easy to apply it to art criticism. It is an argument about moving from always ferreting out what is “wrong” with the object and finding instead what might be useful or helpful or pleasurable—reparative—about it. It’s not so much that Eve’s essay was a direct influence on me, but I think Eve and I made similar sorts of shifts in our writing. So in “Our Kind of Movie”, my book on Warhol’s films, I’m looking to the films to give me something that I want and need from a work of art rather than looking for something that is “wrong” with them. There may be something that a work of art does for us that isn’t “critique” but is a replenishment.

FA: In the version of Pictures published in October, you clearly attack the New Image Painting exhibition explaining how using image in painting reintroduces representation in a frame an institution would expect. In 1982 in “Appropriating Appropriation,” you explain that even postmodernist photography can be incorporated in the museum. So when one thinks that in the end museums can incorporate everything it is more difficult to state that painting meets the expectation of an institution and not photography.

DC: When I wrote the essay I was aware they were doing a painting show together with one on photography. I had recently written the essay “The End of Painting,” in which I had taken a strong position about the return to painting. I felt a certain confusion about turning the idea of appropriation into a style. I realized that appropriation has a limited value as a critical technique but it didn’t cause me, at least immediately, to revise my animus toward painting. It was a moment when painting had a very particular signification—a return to the sovereign, mastering, masculinist subject—and it still does in some ways. It is the marketable decorative object par excellence and unless it takes that into it’s understanding of itself I think its not doing its job. Now it’s true of photographs too and for that matter of

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any medium. It’s true of installation art. And I don’t know if that necessarily is the task of a work, we may have to rethink all those demands. But all of this is to say that these essays were written in a very particular moment of debates that seemed extremely urgent at the time. And I think also that one of the reasons that I reacted as strongly as I did against new- expressionist painting was that my first love in contemporary painting was Agnes Martin, Robert Ryman, Brice Marden. Those people were making paintings that I understood as being much more conscious of painting as an issue, and were dealing with it direct ways.

FA: I feel that the repercussion of that position is that questions of psychology—which was important for a performance scene, like Bob Wilson where the question of feelings and expression of oneself was important—seems to have been taken out of the debate and theories. It seems that questions related to psychology disappeared at the turn of the 1980s as if any form of self-expression was de facto linked to approach of self- expression through painting.

DC: Indeed, at that moment psychological expressionism, let’s say that of Pina Bausch, was something that was hard to take for those of us who were partisans of Trisha Brown or Lucinda Childs. There really was a huge difference between the Judson choreographers and the Tanztheater of Bausch. And Bob Wilson is someone for whom psychology not self-expression. In his work psychology is extremely rigorously rethought. But people were also skeptical of Wilson’s Einstein on the Beach; Craig Owens’ text on Einstein in October voiced that skepticism. Many of us were interested in psychology, but the difference is how. I think of Yvonne Rainer’s films, in which she deals with melodrama and narrative but in a way that takes them apart in every sense.

FA: And do you think it was an issue at the time?

DC: It wasn’t as foregrounded, but I do remember the response to Pina Bausch was that she was a neo-expressionist. I never became a fan of Pina Bausch, for different reasons, but the expression in it seemed obvious to me. I didn’t like the way she approached gender— women acting hysterical and men throwing women around, women always dressed in slinky dresses and heels and men in suits.

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FA: What do you think about the fact that the term pictures ended-up labeling a generation?

DC: Well, it’s weird. [Laugh] First and foremost because in naming the show I chose the most generic word imaginable. The afterlife of the Pictures exhibition has always been astonishing to me. It was a very small exhibition. I was grappling with new works and new ideas. Artists Space was a small, experimental, alternative gallery. Then you end-up with an exhibition at the Metropolitan Museum—it is just very strange.

FA: What did you think about The Pictures Generation exhibition at the MET?

DC: Well I thought a lot of things about it of course. I hated the catalogue essay. It’s so patently anti-theory. Douglas Eklund didn’t talk to me when he was working on the show. At a certain point he wrote me letter and asked to borrow a Sherrie Levine piece that I had sold, stupidly. I wish I still had it, but at some point I was broke and I needed money and a dealer came to me and said someone wanted to buy that piece. I wrote Ekland back and I said I no longer had it. I eventually lent a Louise Lawler paperweight she made for me for my birthday. I said to Ekland, “I’m very interested in the fact that you’re doing this show and I would love to talk to you about it.” He responded in a perfectly fine way and said we should have lunch. But then he didn’t get in touch. I emailed again later and reiterated the fact that I was very curious and assumed I could be helpful. But when we finally did meet, the show was completely set and there was no question of what I how my ideas my be useful to him. But it was clear that he had become a kind of collector, not of works—he had bought works for the Met, which was great—but he had had all sorts of Pictures Generation ephemera; he had the whole run of Real Life Magazine, for example. Often collectors have an obsessive relation to their objects and also feel a certain kind of ownership of the ideas associated with the work. I could see that he was trying to write me out of a history that I could not easily be written out of. So he played down the original show and it catalogue and my October essay. That was strange. Then there was the fact that Phillip Smith was not in the show and the total neglect of the contributions of feminism. The show itself was extremely disappointing. It was very badly

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hung. There was a lot of early work, which was fine, but it got very jammed together and looked messy. He also included a number of artists that I think are not very interesting, people who fell out along the way. He wanted to somehow put is own imprint on this group of artists. So he brought back Paul McMahon and Charles Clough, for example. I’m not a curator, but I did an exhibition with Lynne Cooke at the Reina Sofia in 2010. It was called Mixed Use Manhattan. Lynn is a great curator and hanging that show with her in Madrid was a real eye opener for me. She was so careful and thoughtful, and she made everything look so beautiful. The Picture Generations show was just the opposite. Ultimately the anti-theory polemic, the attempt to efface me, the neglect of feminism: those are the main three points of contention I have with the show. At the same time the Met has not done much with contemporary art, so to have a show that was about an important moment in contemporary art was obviously satisfying.

FA: I would like to talk about your memoirs called Before Pictures. I’m curious to know how and why you decided to talk on a personal level.

DC: Well I initially wrote from a personal perspective in my work on AIDS, in the series of essays and lectures I wrote over about a decade starting with the October issue on AIDS in 1987. Of course, my involvement with the issue was far from academic. I was directly affected by the epidemic and was involved in the activist movement. That ultimately resulted in my being forced out of October, which was traumatic for me. My sense is that I was pushed out because the success of the AIDS issue was very difficult for my colleagues to take. It was the most talked about issue of the magazine in its history.

FA: This was enough to force you out?

DC: This is my sense of what happened. I had been involved with a queer reading group and we did a conference called “How do I look: Queer Film and Video,” whose papers were to be published in October It was a conference with six papers and a discussion following each paper. My co-editors had agreed to publish the papers, but they claimed that two of the essays were not up to October standards. It resulted in a nasty fight and I had no choice but to leave. Looking back I could see that the fight came about as the result of a brewing competitive reaction to the success of the AIDS issue and the fact that the AIDS issue was so unlike what October had done before. Doing that issue changed my intellectual position.

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I eventually went through a period of reevaluating my years at October and what I had written. I left in 1990. I began teaching at the University of Rochester in 1992 and I published my 1980s October essays as On the Museum’s Ruins the following year. The most difficult text that I’ve ever written in my life was the introduction to that book. I think that it had to do with the fact that those essays were written within the orbit of October and I was now outside of that world and becoming critical of it and, as a result, self-critical. I was questioning this work, which nevertheless I was, and still am, very attached to. There’s a personal voice in that introduction. I suppose it was around that time that I made the shift to a subjective voice. I started working on the Warhol book in the late 1990s. In some ways I had already begun to think a bit about a memoir because younger friends in ACT UP said, “You should write about the 1970s, about the queer scene in New York in the 1970s.” For me Warhol represented the scene that I came into when I first came to New York and so that was almost like an archeology of my early years in the city. Then in 2004 I taught a course on Yvonne Rainer. Yvonne was writing her memoir, Feeling Are Facts, right at that moment. The fact of a friend writing her memoir made memoir writing a little bit more real to me. Then I was asked by the Guggenheim Museum to give a talk in relation to their 2005 Daniel Buren’s exhibition. That piece provided model for how I would approach writing Before Pictures.

FA: I didn’t know about you being forced out of October. How did you feel about it?

DC: It was very difficult. It meant loosing my art-world identity. I had had a very difficult relationship with both Rosalind and Annette. So in some ways it was a relief. But I was left without a job. Luckily I got a job teaching gay studies at Sarah Lawrence College right away. The situation at October had been very exploitative. I was employed initially as the managing editor and I did all the production work of the magazine. I was very badly paid and received no benefits, no health care insurance, no retirement. I was in my late forties and I broke relations with all of those people, including people who I’d been close friend with like Benjamin Buchloh. When I left, Benjamin stepped in and took my place.

FA: The fact that you mentioned Benjamin Buchloh reminds me of a question. In 1982 he wrote “Allegorical Procedures.” It can be seen as one of the first attempts at providing a historical perspective to these then very young artists. But it is also a very modernist approach in writing history on a continual and direct line.

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DC: Benjamin and I were close friends. I brought him to October and he married Louise Lawler. Louise and I had been friends for a very long time, so we all saw a lot of one another. And we were interested in many of the same artists. But Benjamin’s approach was always very different from mine. His training was different. His attitudes were different. If you look at his writing over time, almost every essay on a contemporary artist starts with Rodchenko or Duchamp or Picasso, with the monochrome, the readymade or collage; these are the three paradigms of legitimate modernism in his view. It seems as if every artist that he is interested in the contemporary moment somehow develops from one of those lineages. So for him the notion of a neo-avant-garde, which resurrects and critiques the original avant-garde, is what characterizes current art that he sees as legitimate. It’s a rather pat method. Now, obviously, I feel quite critical of it. But then we were in dialogue with each other. At that time we were reading Peter Bürger’s Theory of the Avant-Garde and understood postmodernism as having to position itself in a very particular relation to modernism. That’s the way Benjamin sees it and that’s the way I saw it at the time. Of course, modernism is not collage, monochrome, and certainly not the readymade if you’re talking about Greenberg’s modernism. So you can basically trace the lineage of postmodernism into a certain suppressed moment of modernism and I think that’s what Benjamin was doing. I think at the time I was both perplexed by it and persuaded by it. I wasn’t really trying to understand a very specific relation between lets say Sherrie Levine’s appropriation and Duchamp’s readymade. That was not an issue for me, even though I was aware of that as a question.

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Interview with Thomas Lawson March 22nd, 2014

François Aubart: The Pictures Generation exhibition at Metropolitan Museum was the first to make an historical statement about the Pictures Generation. What did you think about it?

Thomas Lawson: There were two things. One is that Pictures was always criticized. There’s always been an angry kind of thing, so that continued. But more particularly, I thought Douglas Eklund, the curator, had a too simple idea of it. I mean his idea of CalArts and Buffalo was too simple and in doing that he made the media idea a little too central. I think there were more issues at stake. It makes it look like it is about bourgeois children in the American suburbs watching television. But Jack Goldstein is from Canada, I’m from Scotland, Sherrie Levine is from the Midwest, and Jack [Goldstein] and Sherrie [Levine] were quite a lot older. Doug [Ekund] had kind of taken Robert Longo’s position. Robert was the one in his studio that had all the TVs on and playing music.

FA: In some of your writings you also talk about television, not about television for itself but as part of an environment of medias.

TL: Yes. It is certainly part of it but in my writing its rhetoric. [Laugh] I think it is too easy to say that everybody was watching television in the 1960’s. It is definitely important. But we were also thinking about art. Most of us moved to New York to make art. There were also other ideas and other influences, like avant-garde theatre, like the Wooster Group. They were also interested in the same things. They were combining image and text, video and performance, quoting from movies and television as well. That was the scene in SoHo.

FA: Talking about the life in New York, in one of your texts you mention the importance of bars and clubs and the No Wave music. Was the theatre scene related to that?

TL: The performance happened in the evening. Wooster Group had its own place. Richard Foreman had his own place. Or it could take place at The Kitchen. And the clubs were after midnight, The Mudd Club or Tier 3. So you could go to both.

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FA: What about the No Wave cinema. Was it something you followed?

TL: Well… People like Eric Mitchell were doing movies at the same time. They were mostly very bad movies. [Laugh] That was part of the esthetic of the time. It was Punk and do-it- yourself, the no skill esthetic. Those films were mostly played in clubs.

FA: This theatre scene you were mentioning is also related to the Pictures Generation practice by the use of recoding devices.

TL: The big issue for all of us was that obviously there was [Andy] Warhol. But we also wanted to be careful that it wasn’t the same thing. He’s identified as always having the tape recorder. Whereas for us it wasn’t as direct as using the technology. It was about the technology making things available. In those days television had a lot of reruns and it showed old movies and old television shows, tons of them. And then with cassettes you could record music. It was about the recording and the repetition. Some of the local channels in New York played the same movie every night for a week!

FA: What kind of channel did that?

TL: Local channels. Cheap channels, with cheap advertising. Car sales and carpet cleaners, and then a million-dollar movie at 10 o’clock, at 12 o’clock and again at 2 o’clock. All week the same with terribly bad edits! If it was too long they’d just cut it up to make it fit the length of time.

FA: What role did this play in your work?

TL: Well for me it’s different because I have a European experience. This is why I think that Douglas [Eklund] made it too simple. Robert Longo talks about watching television all his life, but he’s five years younger and American. I grew up in Scotland. We didn’t get television in my house until I was 15 or 16 so I didn’t grow up with television. I caught up in the 70’s in New York. I watched a lot of television then. But it’s a different thing. I was paying attention. It wasn’t a background. These stations showed all the old shows: The Honeymooners, Lucille Ball, Gracie Allen and also Gunsmoke. Everything was always recycled. So, for me it was about recycling.

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FA: Was it the way you understood your painting at the time?

TL: I was referring to that. I think I saw it as a kind of a cultural condition. Creativity was somehow prescribed by repetition. If it worked once, it would work twice or three times or ten times or a hundred times.

FA: How did you choose the images you paint?

TL: Well, every year for a few years I had different things. The first work I made that I felt I was okay with was a juxtaposition of two images, two sources. They were both toys. On was a bagpipe player, with a Scottish kilt. The other was an American football player. Then I started making a lot of repetitions and I asked myself why. I decided it had something to do with the repetition of advertising and the repetitions of images in the public view. It had something to do with using sentimentality. Then I migrated into a new series: one had dogs, and the other had a lot of paintings of babies. They were taken mostly from advertising.

FA: What you mean by sentimentality?

TL: I mean the manipulation of feeling to create a desire to buy something, or to go somewhere, or for some kind of experience. For me it had an idea of bad faith, but manipulated.

FA: Talking about sentimentality. You wrote a text on William Leavitt quite early, in 1979.

TL: Bill [Leavitt] had a show at Artists Space and I found it really interesting. I wrote something for Real Life. I think it was the only thing about him until his show at Moca in 2011. He was introduced to me because of the show and because people from CalArts told me how important he was. What I liked about it – and that explains what I was saying about performance – is that it was like a stage set. There was a mise en scene that was very familiar and also totally mysterious. There was narrative implied, but there was nothing explained. These were all the issues I was thinking about. His solutions are totally different from anything I would have come up with, but I liked that.

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FA: This is also linked to this idea that you can trigger feelings and almost program feelings, which seems to have been an important issue at the time.

TL: Yes, I think it was. I did these series with the dogs and with the babies and they had a kind of blankness. I used bright, cheerful colors, but whatever the emotion was would be uncertain. The next series I did had to do with murder scenes. They were all red and black. I started doing that because I felt I wanted to increase the volume of emotional manipulation. By that time I spent a lot of time passing through Times Square in New York and Times Square then was very run down. There were a lot of peep shows, and a lot of street crime. It was quite violent. But there were also a lot of newsstands that had all kinds of cheap publications. It’s not really clear whom they were meant to be for, but they were different kinds of entertainment. A lot of them had to do with true crime. They would claim to be telling the stories of horrible murders, but it was the same thing that had been going on in my experience with the television and everything. They recycled everything. It would be the same story of a famous murder that took place in 1920-something that was updated to happening last year. When you read it you’re just like: “I recognize this story!” This total recycling became an area of fascination. That in turn led me to using headlines from tabloid and newspapers. So the idea moved from the manipulation of sentimentality into a broader sense of the way that the press manipulates through fear and anxiety.

FA: This is also true of Sherrie Levine’s work. Her works deal with questions of authorships but it’s also relaying on sentiments you where talking about.

TL: Yes, exactly. In relation to what I was saying about dogs and babies, she also had a series of babies. She had other animals. And her thing with the presidents had to do with various sentiments for presidential power. Or for loving John Kennedy! [Laugh] He was no longer living but still in the 1970s there were portraits of him everywhere. This also gets tide up in death. This is maybe something to explore but there is this book Love and Death in the American Novel by Leslie Fiedler. He taught at Buffalo. His book was published in the late 1960’s. It is about these themes in American literature. It was an important book that most people who went to college read. Here is another thing about the Pictures Group that makes it complicated. Sherrie [Levine], David [Salle] and I are kind of intellectual. We did and do read. Whereas Robert [Longo] and Cindy [Sherman], not so much. They were more intuitive. So it was an art movement

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introduced as a kind of intellectual movement although quite a few of the people are not.

FA: Would you say that it was received as a brand-new situation, this way of manifesting sentiments?

TL: The art world has such a short memory. We were seen as a new movement because we were reintroducing the image while the conceptualists and the post minimalist groups, had banished the image. It was all language or site-specific instructions, a kind of level of abstract thought. We were reintroducing imagery and we were seen as new and, because of the element of painting, also old. And there was also—and this caused us some anxiety—the easy references to Warhol. Warhol by that time had lost credibility because he had become a fashion portrait painter. It wasn’t so cool to be a part of Warhol. [Laugh] It’s strange because later in the 80s, in the years just before he died, it became cool again to be a part of that, but in that period, in the late 70s, he had sold out and he was at his phase when he was doing business.

FA: To get back to The Pictures Generation show: What do you think about the fact that Douglas Eklung makes this history start in [John] Baldessari’s class?

TL: There is definitely a very clear arc. What John [Baldessari] did influenced what David [Salle] did. That’s quite okay but, for me, it makes it too narrow. And John [Baldessari] was not all that well known. I think that from a historical perspective it makes too big a claim for his influence. He had a local influence on the people that he met as a teacher but not so much on other people.

FA: Nevertheless, things started to happen in New York where people and ideas gathered.

TL: Yes, I think so. I think New York is where it comes together. A point of focus I think was Artists Space and Helen Winer. She was from Los Angeles and she had spent time there, she had organized exhibitions with [William] Leavitt and Bas Jan Ader and Jack [Goldstein] but she had also lived in London and she had met some people there who had similar ideas about early film theory. I think she is an important gatherer. At Artists Space there was the exhibition program but it was also a place where we would kind of collect and hang out on

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Friday afternoons. A range of the CalArts people: David [Salle] and Matt [Mullican], Susan Davis. Paul McMahon worked at the gallery, he was sort of the assistant and he was always very present and very funny. Cindy Sherman worked at the gallery so she was there. With Robert [Long] they were boyfriend and girlfriend, so Robert came. It was informal. If you were around on Fridays it was a place to come and have a laugh and check in and see what was happening on the weekend and what shows were opening. It was also a place where someone who didn’t fit in to the model showed up, Richard Prince.

FA: Was he around? He said very different things about it but at some point he said that he didn’t know Artists Space since 1981 or 1982.

TL: It’s not true! [Laugh] Richard tells those stories all the time. He contradicts himself and likes to do that. But he was absolutely around in the late 70s. He did an exhibition in a bookstore called Free Lives in the Village. It was one of the first times he showed the rephotographed Polaroids. And, it was: “Oh! Who’s this?” Because, Sherrie [Levine] was not yet doing photographs. She was doing the president head silhouettes, but she was thinking about that. So, there was a lot of people looking out for people. Douglas Crimp, when he was organizing the show obviously also brought people together. I knew Doug [Crimp] because we were in the same class. We were studying together with Rosalind Krauss. Craig Owens was also in that group. The problem with Doug [Crimp] is that he was too academic. He put more theory in the practice than any of us knew about! It’s not that it was wrong, those were the kinds of ideas, but we didn’t know how to theorize it that way.

FA: But at that time you also had a take of theory.

TL: Yes, but not the same way. I don’t think artists are necessarily as enamored or rigorous with theory. I mean they use it. [Laugh]

FA: You wrote a review of the Pictures show.

TL: Yes. I started writing reviews, I think Art in America. Actually, it was Doug [Crimp] who introduced me to Betsy Baker, the editor there, and got me started. I began to see part of my job as talking about this new generation. At the time Art in America didn’t want that, they saw themselves as having a much more general readership.

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FA: What did you think of the show at Artists Space at that time?

TL: It was an exciting moment. It seemed like the beginning of some sort of validation. Looking back I don’t think the show is so convincing, but it was definitely some kind of statement. It looked different. The works looked like something that we hadn’t been looking at. At 112 Greene Street for instance, people were still doing installations with big pieces of wood and metal. Jene Highstein and Richard Nonas, you know, big pieces of big stuff, very experiential. So, this somewhat cerebral, somewhat mysterious, withdrawn, emotionally chilly work was interesting and different. And I remember that in Soho-Tribeca, in the bars and the clubs, people were having arguments. You were for it or against it. Something had happened.

FA: What were the reasons to be against it?

TL: Because it was something else. In 1979 I worked at The Drawing Center and my job there was to look at portfolios that people brought in. During the first year I worked there, the majority of work was serial grids, systematic, very serious. That’s what people were doing coming out of art school. So, Pictures works was challenging and different. That is also because of the appropriation aspect. There were still a lot of people very heavily invested in the authentic gesture and in the ideas of originality. It challenged a lot of the stuff that was being taught. From the abstract expressionist teachers to the younger conceptualists teachers, everybody had some reason to. [Laugh]

FA: Being a painter and being also close to this generation, what did you think about [Douglas] Crimp and [Craig] Owens’ position against painting?

TL: All three of us were in the same seminar with Rosalind Krauss, thinking through the structuralist and post-structuralist debate going on in Paris. Craig [Owens] and Doug [Crimp] were much more academic and much more dedicated to those theories than me. Some of it was interesting to me but some of it seemed unreal and counter to my experience. I was involved but also somewhat distant. I would be involved in that conversation in the seminar. But then at different times, over drinks or at dinner with David [Salle] and Sherrie [Levine] we would be talking about similar ideas but from the point of view of actually making things! [Laugh] From that perspective we wanted to find ways of making works that would be in

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some ways confrontational or upsetting. I mean David [Salle] and I were very interested in the potential of painting. We have different reasons but the thing that was significantly connecting us was that we were interested in how it made people upset [Laugh]. We had this slightly bratty thing. We were young people and we wanted to stick our fingers in people’s eyes. If painting was so terrible then let’s have it for painting.

FA: Do you mean that you and Salle used painting to annoy people?

TL: I think back in 1975-1985 there was still this idea that young artists had to do something to annoy the previous generation. Anything that began to sound pious or self-important would be something to go against.

FA: This debate, and the general critical context, seems to have been very violent with critics saying which artists is good and which is bad.

TL: It has something to do with the tradition of New York intellectual life that goes back to the 1950s, the days of Partisan Review and [Clement] Greenberg or [Harold] Rosenberg, and even beyond art into the whole field of literary criticism. New York intellectuals always took positions and there was always a good side and a bad side. In the art world this tradition got picked up and push started by Donald Judd and Mel Bochner. The artists who were writing also had this way of dividing the world into good artists and bad artists. I think we were still in that history. Particularly once I started writing reviews for Artforum I was notorious for being very harsh. I wrote about things I liked and I wrote about things that I really did not like. I’m not very happy about that. It doesn’t feel right anymore. But it felt right at the time. It seemed like, as a member of this younger generation, it was important to be able to say that something was finished, and something was new. So, I think Rosalind [Krauss] came out of that combative and taught her students to do the same. Her coming-of-age was picking a fight with Clement Greenberg.

FA: Was it lived the same way amongst artists?

TL: Sure, I actually remember one time somebody wanting to pick a fight with me. [Laugh] It was verbal! Nowadays people complain that criticism is very bland and only supports the market, which is probably true, but it’s also maybe more humane: people only wanting to

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write about things they find interesting.

FA: Was this debate a reason to start Real Life?

TL: Well, that’s part of it. Susan [Morgan] and I started doing it because we discovered that we shared an interest in surrealist publications. So, we were both enthusiastic about the idea of beginning a small magazine.

FA: Wasn’t it also related to the idea of defending a group?

TL: To a degree yes, but it was more so just a place. We wanted to create a place where artists could write about one another, or themselves, or about their influences. Susan [Morgan] did a series of interviews with a generation of painters who were a little older and weren’t well considered: Robert Moskovitz and Michael Hurson, people like that. [Robert] Moskovitz had a painting show at The Clock Tower and it was a revelation. There were these really beautiful paintings. Each one had a single image. He had a long trajectory. He was an older painter, he had been around since the 60s, he had shown with Castelli at one time, he had been somewhat related to [Jasper] Johns, but he was sort of out-of-favor and then he had this show. For the younger people it was like: “Oh! This is interesting.” That was part of the motivation for Real Life and the other part of it was to give space to people that wrote like Richard Prince or Barbara Kruger.

FA: It was much dedicated to artists.

TL: It was very much. It was for the artists. Actually, I think nearly all the writing were by artists. There were maybe a few people who were not artists, but we were trying to be an artist’s voice.

FA: Did you define that as an answer to October?

TL: Obviously there was a very close relationship to October because Rosalind [Krauss] and Douglas [Crimp] and Craig [Owens] worked there, so we knew what we did not want. We didn’t want that academic theory. We wanted it to be artists, more casual and more accessible, and maybe funny. We liked funny. [Laugh]

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FA: Were there any other reviews or magazines that you were close to at the time?

TL: There were a lot. I mean it was a period of people doing small magazines. One that was finishing was Art-Rite, but then there was something called Cover. There was another one called Just Another Asshole that was done by Barbara Ess, a photographer who was with the guitar player Glen Branca at the time. There was another one called X that was more of a punk magazine. There was a world of small things. Also starting around that same time, but became much more of a mainstream magazine, is Bomb. That’s interesting because we had this revelation at certain point. With Real Life we had reached a good number for circulation, we were just at that point that if we wanted to we could become more serious about being publishers and really become a business, get advertising and go for it. We decided that we didn’t want to do that. We liked the casualness of just doing it when we wanted to do. At the very same moment, Betsy Sussler was deciding with Bomb to make it. And she’s still doing it, which is great. But it required a different kind of dedication.

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Interview with Howard Singerman September 22nd, 2015

François Aubart: I would like to start with Douglas Crimp’s show and texts Pictures. In your own writings you often get back to them. Why do you think they are so important to this period?

Howard Singerman: They are important because of the double start. In the first essay, Crimp is writing about modernism, a kind of critical modernism out of symbolism and surrealism rather than a formalist modernism. He doesn’t mention Michael Fried by name and the word "postmodernism" doesn’t come out. But in the second essay, the word "postmodernism" does come out and it is very much directed against [Clement] Greenberg and Michael Fried’s modernism. So historically it forms a kind of touchstone. You can see a kind of transformation between the two texts. The other thing is that Helene Winer, in her discussion with Cindy Sherman and Matt Mullican about the show, says it was not what she expected and it wasn’t reviewed. I make the argument in my book that the show works by deferred action. It has become important but it may not have been important at that moment. I was living in Los Angeles at the time and I just started to write art criticism. I wrote a review about an abstract painter named Gary Stephan for Art Week. The filmmaker Tony Conrad, who knew Robert Longo and Cindy Sherman from Buffalo, sent me a photocopy of Crimp’s first essay from the catalog. He sent this to me and said, "This is a very smart review you wrote which clearly means you’re smart... Here’s what you should be thinking about." And then the show comes to LAICA [Los Angels Institute of Contemporary Art] and I do think that there is a way in which I didn’t know what I was looking at. David Salle came to speak to Claremont in 1978 after his first show at Hallwalls. [John] Baldessari brought him back to give a talk at CalArts. And again, I wasn’t quite sure what I was hearing. Then [Douglas] Crimp’s second essay amplifies the Pictures show, again, by the combination of its appearance in October alongside the same arguments being made by [Rosalind] Krauss and Craig Owens. The other thing is that October at the time was not an academic journal. I mean it was called October magazine! It was never Artforum, but they were all former editors of Artforum. I think it had a currency within the art world that people like to dismiss now. It was an art magazine, it was a different kind of art magazine, like The Fox. I would say that there was a

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way in which the second essay really ramified what was going on. The Pictures show becomes canonical in 79 and then Metro Pictures opened in 1981. By then, it was a fact.

FA: Do you think the October context had an effect on the text itself?

HS: Absolutely. First of all, I think that the turn to Michael Fried is really interesting. The art historian and critic Lane Relyea did his master’s thesis on Michael Fried and one of the things that he notes is that “Art and Objecthood” was published in 1967 in Artforum. One side is Robert Morris’ Notes on Sculpture, Part III, on the other side is Sol LeWitt’s Paragraphs on Conceptual Art. Clearly at this moment the art world is shifting. But then the essay disappears. Nobody is worrying about Michael Fried between 1967 and 1977. It takes a decade for that essay to become central to a discussion about what postmodernism might be, or even a discussion of what the essay itself is about. It comes back in a series of essays, [Rosalind] Krauss and [Craig] Owens and [Douglas] Crimp all address it. It was a topic at Rosalind Krauss’ seminar at the Graduate Center were Craig [Owens] was a student, Douglas [Crimp] was a student and Hal [Foster] became a student later. So I do think the October context changes a few things. It changes the nature of the essay, but it also changes the nature of a good deal of criticism that appears after it. I know I just said that October was not an academic magazine, it was certainly not the academic magazine it is now, but there is the emergence of a historical art criticism: an art criticism that uses historical purchase, historical claim, as its judgment.

FA: Don’t you think it was also the case with [Clement] Greenberg and [Michael] Fried?

HS: It is the case with Fried. You could say it is the case with Greenberg, but Greenberg himself would deny it. I mean, Greenberg would say, “No, it’s an aesthetic judgment.” Anyways, one of the things about formalist modernism is that it is both a historical and an aesthetic claim. Whereas for [Rosalind] Krauss, [Douglas] Crimp and [Craig] Owens, and to a certain extent for [Michael] Fried in Art and Objecthood, it is primarily a historical claim that is being made: the historical necessity of the work and the theoretical awareness of its own historicization. Which is something [Clement] Greenberg would have wanted to stay away because he insists that no artist can individually be aware of the project of modernism. The other thing is that Fried and the critics of October wrote in a style that is recognizably

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academic, which Greenberg never did.

FA: Many changes are made between the two versions of Douglas Crimp’s texts. Among them is [John] Baldessari’ disappearance. In the first version he is presented as a main figure for this generation of artists and in the second one he is absent.

HS: The first text was a conventional catalog. The question of the precursors, who were already working with the reproduced images, is important. So you get a list. You get [John] Baldessari, you get William Wegman, I think, and Michael Hurson. One way to explain Baldessari’s disappearance is that Helene Winer is Californian and she had worked at Pomona College. She showed John [Baldessari] and she showed his students and she was with Jack Goldstein who had been a student of John Baldessari. So there was proximity that was, let’s say, just network proximity. Helene may have pointed out John [Baldessari] to Douglas [Crimp]. By the time he is writing the second one, he doesn’t need those precursors and he doesn’t need it to be that Californian, so to speak, because he is going after Fried. So I think the second essay is a more New York essay than the first essay. But there are other disappearances. Philip Smith disappears. The reason why is that he is a painter! Medium comes to matter in the second essay with the polemic against New Image Painting.

FA: One other thing, to me, is that the ideas of feelings and emotions have been completely cut out. In [Douglas] Crimp’s version of Pictures for Flash Art text there is a small part in which he quotes Freud and he quotes ideas of longing, ideas of the time you spend reading, and the emotions that get out of it. In a way he mentions everything that has been cut out from the October text.

HS: I would say it is the theory effect, because there isn’t yet a theory of affect and emotion to draw on. But in Douglas Crimp’s work it is interesting how it comes rushing back in relation to the AIDS crisis. Then he writes on mourning and melancholy. But in those days it does get cut out in favor of the work of art as a mode of criticism. But the emotional aspect of those artworks is interesting. It it is very much about the deadening of emotion, or the displacement of emotion: taking very loaded images and setting them at a distance. [Troy] Brauntuch or Thom Lawson, they take images that should be really charged and put them at a distance which is not a way of saying they have no emotional

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charge. It is more a way of saying “I wish I could feel this.” People have written about this before, but it is the kind of emotion or dead emotion or allegory, the way Walter Benjamin describes Baroque allegory.

FA: This is also what you clearly show in your book about Levine when you discuss Valentin Tatransky’s text published in Real Life Magazine. It is very different from Douglas Crimp’s approach.

HS : The October version has become the canonical version but it is very partial. If you read Thom Lawson’s Real Life Magazine, or if you read the other magazines that were around at the time, there is a kind of cynical or bruised romanticism that really characterizes a lot of the work. There are couple of things to say about October. I don’t want to defend them all the time, but I don’t find them as evil as people like to think they are. The magazine in 1977 is not the magazine in 1979 and is not the magazine of 1981. There are artists like Barbara Kruger who read Screen [Magazine] and Laura Mulvey. I think it can be underestimated how important feminism is for The Pictures Generation. But October took a sort of anti-feminist stand. There is an issue where they go after populist art criticism, they go after Donald Kunspist, they go after Lucy Lippard and somebody takes apart Lucy Lippard’s feminism. Which is kind of “wow!” [Laugh] I’ve been asked to put together one of those October Files book on Sherrie Levine’s work. Those books are basically about how an artist’s work has led to a new theorization. Levine’s work is illustrated in October, I think 3 times between the founding and 1983 and she is mentioned in maybe 3 or 4 essays, and then she sort of goes away. This talks about the trajectory of the magazine, as well as the trajectory of her work. The other thing is that [Andy] Warhol is not in October. We tend to think about The Pictures generation as being the children of Warhol. But [Douglas] Crimp and [Craig] Owens and even [Rosalind] Krauss make arguments about postmodernism with [Robert] Rauschenberg, not with [Andy] Warhol.

FA: It seems like since the appearance of trans-avant-garde you cannot use the word emotion anymore without being considered an expressionist painter. Kate Linker’s text on melodrama is published in the issue of Artforum where is also published Buchloh’s text. Both of them talk about the same thing but with very different points of view.

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HS: One of the small perceptions that I have enjoyed writing in my book on Sherrie Levine was that the Buchloh’s essay is a German translation of Craig Owens’ “The Allegorical Impulse”. It is essentially written with French authors, with [Jacques] Derrida rather than with [Theodor] Adorno. Buchloh’s essay was terribly influential, but it is really a kind of deadly essay. There is a passage where he says that after the work of these Dadaists you can no longer do this. I think you are right, criticality and emotions are separated. Emotion is linked to trans-avant-garde, New York expressionism and writers like Donald Kuspit. There is a real division. But if you go back to the smaller magazines, like Real Life, like ZG, the LAICA Journal, you can see it at work, but always in a kind of coolness.

FA: Do you mean that there is a different reception between academic journals and artists’ magazines?

HS: I do think so. At the same time and not that far you have Nan Goldin, Kathy Acker, and Ann Turyn, who is an artist-photographer, who published a series called "Top Stories". You could say the question of emotions genre, Noir, melodrama, are displaced. The same season that the LAICA Journal published the interview between James Welling and David Salle, "The Images that Understand Us", there is an issue devoted to the Super 8 narratives films by artists that are essentially Noir and melodrama. One of the ways that affect gets processed, that emotion gets processed, is through genre. And this is true in the visual practice.

FA: Why do you think these types of images and films are so important? From Cindy Sherman to Barbara Kruger, many artists used images from cinema of the 1950’s cinema.

HS: Part of it is what Douglas Eklund says in the catalogue of The Pictures Generation: it is broadcast television. Sherrie Levine would talk about watching movies with her mom. But it is the only time she ever mentioned her mother. [Laugh] She just liked watching Douglas Sirk’s films. But it is late television. The films were available as art-house films or as late show television because there were only three or five TV channels. So, on the one hand, when Douglas Eklund says, “It is a media saturated culture” it is true, but in the 1950s and in the early 1960s, it is media saturated in a very particular way, still very analog. It is still projected cinema or television. I was really upset by The Pictures Generation show. Douglas Eklund dismissed the

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theoretical project and made it look particularly small in relation to something else. But that something else was never quite clear except that David Salle and Jack Goldstein grew up watching television. That sense of the aftermath of television in conceptual art is perhaps necessary but not causal. What I was really upset by was that, as a corollary of putting the CalArts story at the center of The Pictures Generation — [John] Baldessari, David Salle, Jack Goldstein, Paul McMahon, Matt Mullican, at the center of The Pictures story —, what you ended up doing narratively is cutting all of the women out of this story. And cutting out everyone who was already here in New York out of the story. Barbara Kruger had been working in New York for a decade and her engagement with feminism went back that far. Levine was already here in New York. They cannot find a way back into the narrative.

FA: In your book about Sherrie Levine, you talk about her as playing the role of an artist. I find this idea interesting in regard to the question of the definition of what an artist is for this generation and what is the base on which they stand.

HS: I have thought a lot about the question of artistic identity, or how one imagines him or herself to be an artist. How one is an artist. It is something I started to think about in Art Subjects, the first book I wrote. One of the bits and pieces that I ran across are artists’ statements, particularly the abstract expressionists writing in the 1950s. They talk about their identity as artists. It is nearly paranoiac. David Smith talks about the struggle to gain an identity. In a funnier way, Ad Reinhardt says, “There is Ad Reinhardt, and then Ad Reinhardt the artist.” And then he goes on to say, “But I never go anywhere except as an artist” as though it was a kind of armor that he puts on. If you think about Harold Rosenberg, he says the work of art is inseparable from the biography of the artist. He does not use the word autobiography but it is as though you make yourself into an object as an artist, an object for others. It has long seemed to me that if you don’t know what the painting is, if you don’t know what you are supposed to be doing, if you don’t know what skills you need to have and if there is no external system of validation for you as an artist, then you have to get up every morning and convince yourself you are an artist. But by the 1970s, the sense of personal identity, or the sense of direct emotional expression, is under severe question. If you think about the role women played in the Pictures Generation, and this is not a position that is necessarily available to them. It might also be available to Julian Schnabel. Even for

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Julian Schnabel, it is a kind of pretend. There is also the sense that getting an MFA or going to an art school does not make you an artist. So there is less trust in the individuals themselves, in their own making themselves as artist. I think, to a certain extent, Sherrie Levine’s practice and Cindy Sherman’s practice are both about the trying on roles. As though being an artist was just another one of those roles rather than something that one is. When I was in an undergraduate art school in 1974 all of us knew we weren’t painters because painters did paintings. The people who wanted to be artists and had some sense of politics, part of them considered themselves as art workers or cultural workers, because the name artist was somehow too fraud, too difficult. I remember making work at the time, in 1975, in 1976, about the role of the artist and what kind of charlatan or strange thing this position was. So I think taking the name of, or taking on the role of the artist was really odd. And then believing that somehow the artwork was your product, solely, and your expression, and that the artwork was transparent to you, was also something that people questioned. The first way I understood a David Salle painting was as a kind of feat, a kind of dislocation. The paintings weren’t by or about him so much as about a kind of persona, a sort of adolescent with naked girls and television and cars. If these are his fantasmatics, there are so clearly either everybody else’s or every adolescent boys’. We didn’t yet know the phrase “subject position”, but it was clearly less about subjectivity than it was about a certain subject position.

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Interview with James Welling January 21st, 2017

FA: I would like to talk about the exhibition project you did in 1973 at Project Inc. If I’m correct there were objects and pictures of the objects, that’s right?

JW: No, there were just objects. I made pictures but I exhibited them later. I didn't show them because I made them two days before the installation. So even though they are contemporaneous, I showed them in my MA thesis show at CalArts.

FA: If I'm correct that's the first picture you took, right?

JW: There were the first pictures that I really began to think seriously about. Before that, I had taken installation views and pictures of my sculptures from the year before and video stills, but these were the very early photographs that I thought of differently.

FA: When you say differently, do you mean as a picture?

JW: And I printed these myself. I shot them with high contrast film. I didn't really know what that meant but I look back at these as being very important.

FA: Middle video is a video also showing common objects.

JW: Yes.

FA: Are they the same objects?

JW: Some of them. There are things that I brought from Connecticut to California, but they were a few family objects, a few everyday things.

FA: From what I understood about the Project Inc. show is that it was objects related to your family and very affectively important.

JW: Yes. They were basically family objects.

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FA: So, they also had this very important relationship to you.

JW: The reason why they were important is that I was living in California separated from my East Coast. So, I was trying to recreate, I think, a kind of East Coast feeling in California.

FA: There is also a very strong mise en scène effect. You filmed them very closely, you manipulate the lighting, in a way it makes them appear as if they were characters.

JW: The reason that is so is that I was very influenced by a San Francisco artist Terry Fox and his Children's tapes.

FA: What is it?

JW: There were some small objects, sentimental objects, that he manipulated with his hands. Terry Fox made videotapes for his children and I was very inspired by that small-scale thing. But the problem was I didn't have a portable camera, I had a big camera on a tripod in the studio. So, by making a small tabletop it was easier to control elements.

FA: Because the camera was not a Portapak?

JW: No it was a studio camera.

FA: Did you shot in a studio?

JW: Well, in Baldessari's classroom and I set up lights on and made a studio I guess.

FA: It is often said that at Cal Arts was one of the first schools with a lot of Portapaks.

JW: We had Portapaks and I did some Portapak work, but Middle Video and my Second Tape were both studio camera products.

FA: At that time you shared a studio with Jack Goldstein. Did he see this movie?

JW: I don't know, maybe but I don't think so. Jack didn't care that much about what other

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people were doing. He was sort of interested but I was definitely someone younger.

FA: Many of his Hollywood movies show just objects with lighting effects or other kinds of effects to enhance the sentiment or the liveliness of a very common object. So, I was wondering if there was any connection between them?

JW: Maybe.

FA: You said several times that New Topographics was a very important exhibition for you and you also said that about “The Mexican Portfolio” by Paul Strand. Was it at the same time?

JW: I saw “The Mexican Portfolio” in 1974. I can send you an interview I did with Hal Foster in my new catalogue where we talk a little bit about “The Mexican Portfolio”. “The Mexican Portfolio” was 74, I was 23 and then I saw the New Topographics show in 1975. Both of them were kind of modernist photography that was not the kind of critical photography that would later become The Pictures Generation. In this interview with Hal Foster I talk about how I was sort of outside of that critical discourse. I was discovering photography. Strand and New Topographics were works that convinced me that I wanted to be a straight photographer, not an artist who uses photography.

FA: It might also have looked very uncommon in regard to the current art that used photography as a document.

JW: I was tired of that. Baldessari, Huebler, Jan Dibbets, Bruce Naumann, people who used photography. They are all of course fantastic artists but for me that wasn't enough, I needed to make an art object not just a document.

FA: About "The Mexican Portfolio," you said in an interview that you had read a paper by Hollis Frampton talking about it. Is it the one he published on Artforum in 1972 about the show with brand-new prints of his photographs?

JW: That was what he was talking about, but that was not what I was interested in. Have you ever seen “The Mexican Portfolio"?

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FA: Yes, I did. I saw a reprint.

JW: That's what I saw. I saw the reprint. So, it's religious sculpture and portraits. I thought that was amazing that mixture of human subject and religious iconography.

FA: You also said that Frampton was an important artist at this moment.

JW: That’s because he was a very literary person. His work was very intelligent. He was also looking at a kind of metaphysics of cinema and toward a meta-history of photography. So, thinking of that, the para-cinematic, all of these, the structuralist filmmakers, I became interested in people like Michael Snow, Hollis Frampton, Stan Brakhage. Artforum was writing a lot about them. They seemed like a good example of what a serious artist would be. It was a continuum – you had conceptual art and then, in a spectrum, you had structural film. It was all this New York based work that I was interested in looking at and knew about because I was reading a lot of Artforum.

FA: Did you see the movies or you just read about them?

JW: I did both. I read about them, but I also went to the Anthology Film Archive and saw the films.

FA: Were you already in New York at this time?

JW: I lived near there. I would to stop in New York and watch films. I also rented Hollis Framptom's films; I brought them to Cal Arts. We could do that. So, I tried to see as many films as I could.

FA: About a few years after this moment, you made the Los Angeles pictures, which seems very informed by Lewis Baltz in the manner of composing image. But the subject itself is Los Angeles. I was wondering how far the city itself was important to you when you did these pictures.

JW: [Laughs] I didn't care about that, it was more like something I was not interested in. I was not interested in Hollywood. The important influences was Maria Nordman. She did a

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sculpture in Newport California. It was a kind of cove, just a white space that the sunlight came into. So, I became very interested in light, even though a lot of the Architectural Pictures were made at night, still there are a few that are a kind of homage to Maria Nordman. So, Lewis Baltz, I don't even know when I found out about him.

FA: He was in New Topographics.

JW: You know, Jack Goldstein didn't like Lewis Baltz so I kind of inherited that dislike.

FA: [Laughs] For what reason?

JW: I thought he was arrogant. My influences were Maria Norton and also Moholy-Nagy, I was reading about his interest in Light-Space Modulator. So those were the ideas that I was thinking about.

FA: So, to you there is no relation to stage sets, to buildings turning into décor?

JW: Yes. That's theatrical but I don't want to say Hollywood. And also, Los Angeles has a way of lighting up these buildings at night, and I was very impressed by that. But it was in this little district where I lived. I didn't have a car, so I'd ride on my bicycle or walk. So, it's really this small little district that I photographed.

FA: Are all of them shot at night?

JW: Not all of them but most were at night.

FA: I was also thinking about this tradition of the film noir movies.

JW: I didn't know film noir back then. It became important in the 80s. There were books about film noir. I didn't really look at them at the time. In fact, film noir was rediscovered in the 1980s when filmmakers made new films that were like film noir. I was much more interested in Godard or European films. I was interested in the sculptural quality, the facade like, the Light-Space Modulator of Moholy-Nagy.

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JW: When did you start living in New York?

JW: Back in November 78. I moved permanently to New York for 20 years. I lived in LA from 71 to 78 and then move to New York end of 78.

FA: In an interview you said that the punk scene was important in Los Angeles, but it seems to have been very close to you in New York.

JW: Because my friends were in bands and I was friendly with Dan Graham and he really liked music, so he would take me to clubs.

FA: What places did you go to?

JW: Mud Club and Tier 3. Only two clubs. I didn't have a lot of money so I didn't go to that many clubs and to that many concerts, but I like the music and I bought the records.

FA: You had a job in a gallery with Kim Gordon. What were you doing?

JW: Kim was the gallery assistant and I was the art installer.

FA: [Laughs] It must have been nice!

JW: She was terrible. As a gallery assistant, I think she only lasted a few months. [Laughs]

FA: You also said that Sherrie Levine was a great support.

JW: We were just very good friends for a couple of years and she liked what I was doing, and I liked what she was doing. She was enthusiastic.

FA: I also read several times that you took pictures for Sotheby's. I didn't really get what kind of job it was.

JW: I worked at the Museum of Modern Art as a photographer, photographing the design collection and I also worked at Sotheby's photographing objects. I was terrible at both.

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I really didn't know much about photograph and I was not very good, but it was a job. I always thought at Sotheby's that I could make art there — I never could. I was part time. If they had a lot of things to photograph I would work for a month and then they would lay me off. I just shoot and then somebody else printed them. It was basically commercial, very fast commercial photography, very low level. But, you know, it’s fascinating to see that sides of commercial photography. I worked in a photo studio for about six months as a photo assistant. Again, I was terrible and I hated it.

FA: Do you think it was a way for you to improve your skills in photography?

JW: Not really. A lot of the things that gravitated toward photographically are things that I was already interested in. I was also very interested in still life photography and it turned out I was a very bad still life photographer in the commercial world.

FA: Did you have a dark room?

JW: It was pretty bad, but I had a dark room. I’ve always had really terrible technical facilities. In fact, it’s not that important. I didn’t have professional equipment. It was pretty bad, but it doesn’t matter. I always had used cameras and funky things held together with tape.

FA: Is it the material you used to make the aluminum foil and the drapes?

JW: Yeah, I had two different cameras. I had a 4 x 5 and I had an 8 x 10 – like 20 x 24 new camera. Also, a wooden horrible thing you’d never want to look at. Just awful looking cameras.

FA: I guess you also had lights.

JW: I use one light bulb in a little reflector, but they weren’t professional lights. They were simple lights. Some are daylight. Later some were with fluorescent lights.

FA: You said you wanted it to be a kind of adaptation of Glenn Branca’s music.

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JW: I thought there were parallel things going on, but of course I came to the photographs first. I mean, I wasn’t thinking about Glen then. But afterward I thought: there’s maybe a similar process between this kind of abstract photographs and this abstract music. In Glenn’s music he’s playing chords, but they are so loud that you hear other sounds. Where there were sound waves bouncing around, you’d hear trumpets. What impressed me was that something new was created in these abstract sounds. The chords have different emotional registers. And it’s a great thing about music. You don’t need lyrics you just have the transition from one chord to the next. There is a song by Leonard Cohen called Hallelujah. He says you have the A-chord, the B-chord. He lists the chords that make powerful music. So, music is just a series of emotional cues and photographing drapes was a similar thing. It was a kind of emotional cue. So, on the one hand you know that these cords or these subjects will produce emotion. On the other you have a kind of slightly distant relation to it because you know that you’re going to get some kind of emotion when you work with certain materials. So that’s the self-awareness that makes me a Pictures Generation artist rather than just a sappy, sentimental artist.

FA: You also often quote poetry as an important influence.

JW: I’d only read a little bit of poetry. I'm not very well versed in it. I discovered two poets: Robert Lowell who was a confessional poet. He wrote about his family so that's where the Project Inc. piece comes from. And then Wallace Stevens, who was more abstract. The Supreme Fiction, all of these things that you get in his poems, a kind of beauty and lapidary quality. So, it was only those poets who were really important to me, and then I really didn't read much after that. It's not like I keep up with a lot of poetry, but they were very important when I was trying to formulate my aesthetic.

FA: One of the drapes is titled In Search of.

JW: It was a TV show that Leonhard Nimoy, Dr Spock, had. And I just thought it was great title.

FA: And the title of the show was In Search Of?

JW: The TV show, yes. I never watched it.

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FA: [Laughs] Okay, and what was it about?

JW: I don't know. But in the early 80s I would love to collect titles, so In Search Of. I titled a number of these photographs after an Arshile Gorky painting: Summation, that's a Gorky painting; Agony, a Gorky painting. I titled one of the photographs after a Jackson Pollock painting. I like these kinds of slightly pretentious titles.

FA: Many of them are just letters and numbers.

JW: Oh Yes, now. But a lot of the aluminum foils have titles.

FA: I have a question related to the picture you took of the studio you shared with Jack Goldstein. There is a picture of the aphorisms he wrote. They are usually printed in catalogues where they are presented one after the other on a single page. On your picture the laid out seems controlled. There is one aphorism on each page. Do you think Goldstein’s project was to present each sentence alone?

JW: Yes, and I think he had the idea that you could sell them as single sets of typewriter paper. I have one, it's beautiful. I can't remember exactly what it is, but yeah, they were definitely like drawings. What's crazy about that photograph is that I photographed it, but then I made a double exposure. So, there are two pictures. It is only in the last years with Photoshop that I was able to erase the other picture and I could restore the one with the aphorisms.

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DVD

Jack Goldstein, Two Boxers (1979) Captation de la représentation au MoMA, New York (2002) https://www.dropbox.com/s/jh64vbiy4hdyq7q/Twoboxers.mp4?dl=0

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