encart N°35 6/07/05 10:25 Page 1 Archives Pechiney Quel point commun entre la modeste fabrique qui commence à produire quelques kilos d’alumine par jour pour le compte de l’éphémère Société Française de l’Alumine Pure, au printemps 1894, et la grande entreprise de pointe qui s’étend sur 40 hectares, emploie 600 personnes, et exporte de l’alumine technique dans le monde entier sous le label d’ Pechiney ? Cent ans d’histoire et d’anecdotes, de découvertes et de drames, de progrès techniques et de dialogue social. Cent ans de vie. encart N°35 Pechiney 6/07/05 10:25 Page 2

Historique Printemps 1894 : il y a de l’alumine à Gardanne ! Des débuts cahotiques à l’expansion de l’alumine technique en passant par les coups de génie de Paul Héroult, les deux guerres mondiales, les crises économiques et la concurrence étrangère, l’histoire de l’usine d’alumine se confond avec celle du siècle. En voici une ébauche.

USQU’EN 1892, l’aluminium, une “Société Française de l’Alumi- la gare (qui permettra d’acheminer métal révolutionnaire par ses ne pure” vient de se constituer et la ). Sur 1,1 hectare (contre J propriétés physiques, n’est achète la licence d’exploitation du 40 aujourd’hui), l’usine est édifiée pas rentable. La Société de Froges, procédé. Reste à choisir un site dans l’Isère, manque de peu le dépôt approprié, y construire une usine et de bilan quand tout à coup, l’horizon commencer la production d’alumi- s’éclaire. La demande grimpe, mais ne. Paul Héroult les tarifs douaniers et les frais de É en 1863, Paul-Louis- transport de l’alumine, cette poudre Gardanne, Toussaint Héroult se dis- blanche extraite de la bauxite et N le meilleur choix tingue d’abord au billard et au lan- importée d’Allemagne, restent un cer d’éponge (sur des directeurs obstacle. Pourquoi ne pas en fabri- d’école), puis se passionne à quin- quer en ? C’est ce que fait Le premier département producteur ze ans pour l’aluminium. En 1886, déjà la Compagnie des Produits Chi- de bauxite, en France, c’est le Var. Il il dépose un brevet pour un pro- miques d’Alais et de la Camargue, faut donc s’en approcher le plus pos- cédé de préparation de l’alumi- dirigée par un certain Alfred Pechi- sible. Un terrain près des Milles est nium par électrolyse, celui-là ney (voir encadré page suivante). d’abord envisagé, puis rejetté. Ce même qui est encore en usage Mais la Société de Froges lorgne sera donc Gardanne, sur un terrain aujourd’hui. Convoqué à plutôt sur le brevet que vient de dépo- loué aux Charbonnages des Bouches- Salindres par Alfred Rangod ser un chimiste allemand, Karl-Jose- du-Rhône (qui fourniront le com- Pechiney, il “exécute” impru- ph Bayer (voir encadré). Trop tard : bustible pour les fours), tout contre demment son hôte au billard et se fait gentiment mettre à la porte. Septembre 1903 : au premier plan, les pentes du Cativel, au fond l'usine d'alumine. En 1892, il dirige les travaux d’une nouvelle usine à La Praz, qui allait recevoir l’alumine fabri- quée à Gardanne où il viendra sou- vent entre 1894 et 1895, apportant de sérieuses améliorations au pro- cédé Bayer. Désordonné et indis- cipliné au possible, c’était aussi un inventeur de génie, digne de Jules Verne : parmi ses projets, on trouve un bateau marcheur action- né par des moteurs électriques, un hélicoptère, une fusée à réac- tion... Après plusieurs années pas- sées aux Etats-Unis, il revint en France pour y mourir juste avant la guerre, le 9 mai 1914, sur son yatch à Antibes. Il travaillait à son dernier projet : un bateau spécia- lement équipé pour fabriquer de l’iode dans la mer des Sargasses. Une rue de Gardanne porte son nom. Archives Bagnis encart N°35 Pechiney 6/07/05 10:25 Page 7

dière, une machine à vapeur de 150 chevaux et l'extension de la surface disponible de l’usine, déjà à l’étroit. En 1897, de retour d’Irlande, Paul Héroult découvre comment éviter les dépôts d’alumine dans les décom- poseurs et la production décolle. De 36 tonnes d’alumine par mois à l’été 1896, la production passe à 54 tonnes à l’automne 1897, 80 tonnes fin 1898, 186 tonnes fin 1899.

Déjà les boues rouges

Si la production ne pose plus de pro- blèmes, les résidus de bauxite devien- nent encombrants : on les appelle déjà les boues rouges, et on les stoc- ke où on peut. En 1895, selon le jour- nal de bord du directeur Charles Guénivet, “les boues résiduelles étaient simplement déposées dans la cour de l’usine”. En novembre 1902,

Archives Pechiney il faut faire quelque chose. L’usine Mai 1898 : la plupart d'entre eux ont été embauchés lors de la création de l'usine. se porte acquéreuse d’une partie du vallon d’Encorse, à Bouc Bel Air, pour 700 F l’hectare. On parle d’uti- entre 1892 et 1893 mais tarde à ne de tendresse, les tuiles continuent liser les boues rouges comme rem- démarrer. Il faut en effet trouver des de pleuvoir. Une chaudière explose, blai pour la mine, sans succès. En clients pour l’alumine, et le procédé les autoclaves s’entartrent, les pannes janvier 1909, on essaie d’utiliser les Bayer n’est pas exactement au point. se succèdent. A partir de l’été 1895, boues rouges pour l’épuration du gaz L’entreprise n’a plus d’argent. Un la Société décide de mettre le paquet : à Lyon, en avril 1910, on tente de les accord est donc trouvé avec la Socié- douze décomposeurs neufs sont ins- recycler dans la peinture, trois mois té de Froges pour fusionner, décision tallés, ainsi qu’une nouvelle chau- plus tard dans le ciment. Il faudra votée à l’unanimité le 29 décembre 1894.

“Tête de vieux mulet” Alfred Rangod Pechiney

En 1895, l’avenir de l’alumine gar- É en 1833 à , il perd très jeune son père, Antoine Rangod, et dannaise semble moins sombre : N prend quelques années plus tard le nom du second mari de sa mère, l’argent est là, les débouchés aussi, Pechiney. Après des études dans des laboratoires de chimistes, il succède puisque le seul et unique client est en 1877 à Henry Merle, fondateur de la compagnie des produits chimiques l’usine d’aluminium de La Praz. Res- d’Alais et de la Camargue, installée à Salindres. Paternaliste et peu inno- tent les problèmes que pose encore vateur, A.R. Pechiney se distingue par deux réflexions, l’une sur les retraites le procédé Bayer, problèmes que son ouvrières, “inopportunes parce qu’elles enlèveraient aux salariés le inventeur, mandaté à Gardanne, ne sens des économies” et l’autre adressée à Paul Héroult, venu lui présen- parvient pas à résoudre. Paul Héroult, ter son brevet d’électrolyse de l’alumine (encore en usage aujourd’hui) : “l’aluminium est un métal à débouchés restreints, il ne s’emploie qu’à fai- touche-à-tout de génie et envoyé sur re des tubes de lorgnettes.” “Lou Padre”, comme il était surnommé à place par la Société de Froges, met Salindres (dont il est devenu le maire), cèdera sa place progressivement son grain de sel, ce qui ne plaît pas au conseil d’administration de la société, avant de la quitter définitivement à l’illustre savant germanique, de en 1910 et de mourir à Hyères, le 18 janvier 1916, à 83 ans. C’est trente- trente ans son aîné, stupéfait de quatre ans plus tard, en 1950, que sa société qui a entre-temps (en 1921) s’entendre traiter de “tête de vieux fusionné avec celle de Paul Héroult prendra son nom. mulet”. Dans cette ambiance plei- encart N°35 Pechiney 6/07/05 10:25 Page 4

Historique

attendre cinquante-six ans pour que le choix du rejet en mer soit imagi- né, avec les controverses que l’on connait.

La croissance et la guerre

Entre temps, l’usine continue de se développer à un rythme rapide. Ain- si, en août 1904, on envisage de por- ter la production d’alumine à 15 tonnes par jour (soit 450 tonnes par mois). En juin 1907, elle atteint 17,6 tonnes, en juin 1914 42 tonnes. La guerre va interrompre le bel élan. L’approvisionnement devient diffi-

Karl Joseph Archives Pechiney 1898 : les femmes travaillaient essentiellement au tissage des filtres Bayer qui séparaient les composants de la bauxite cile, il faut six jours pour expédier faut dire que les salariés d’alors (entre HIMISTE allemand employé une lettre de Gardanne à Tourves (où 500 et 600 depuis 1914, soit autant C dans une usine russe, Karl- se trouvent les mines de bauxite). Le qu’aujourd’hui) ne restent pas long- Joseph Bayer construit et fait bre- premier mort ne tarde pas : l’ouvrier temps en poste, guère plus de six veter en 1887 un appareil pour la Benneton succombe à ses blessures mois ou d’un an. A l’immigration fabrication de composés d’alumi- de guerre, des allocations sont ver- italienne du début du siècle succè- ne pure, basé sur l’attaque de la sées aux familles des employés de l’arrivée des Arméniens, des bauxite par de la soude caustique mobilisés. 36 des ouvriers de l’usi- ouvriers d’Europe centrale mais aus- à haute température, qui va se révé- ne sont des réfugiés. En août 1917, si des Cubains ou des Argentins. ler plus efficace et plus écono- la production quotidienne d’alumi- mique que l’ancienne méthode de ne s’élève à 36 tonnes, et seulement 31 mai 1932, 8h30... fabrication au carbonate de soude. 28 tonnes en août 1918. Il est temps Le procédé Bayer, qui allait s’imposer dans le monde entier au que la guerre s’achève. Avec elle se cours du 20ème siècle, allait être termine une époque, celle des pré- Malgré une nouvelle vague de licen- progresivement mis au point à par- curseurs, des savants fous et des ciements en 1928, la production tir de 1894 à Gardanne, dans la tou- industriels patriarches. Déjà s’annon- s’accroît rapidement pour atteindre te nouvelle usine construite un an cent les grands groupes industriels 30 000 tonnes en 1929. 1929, c’est avant par la Société Française du 20ème siècle, avec la fusion le 12 l’année du krach boursier à Wall d’Alumine Pure. Les années 1890 mai 1921 de la société de Froges et Street qui va enfoncer le monde dans allaient être celles des tâtonne- de la Compagnie des Produits Chi- la crise. Il faudra attendre trois ans ments, après que Bayer lui-même, miques d’Alais et de Camargue. Mais pour que l’onde de choc touche la en conflit avec Paul Héroult, n’ai cette fusion commence sous de biens France et l’usine d’alumine de Gar- pu adapter son procédé à des mauvais auspices : une première danne, dont la production retombe contraintes industrielles. La Socié- vague de licenciements en mars 1921 au niveau de la première guerre et té d’Electro-Metallurgie Françai- n’est qu’un avant-goût de l’arrêt total qui subit un accident épouvantable se, détentrice du brevet, refuse de de la production en juin. Il faudra le 31 mai 1932. A 8h30 du matin, un lui payer l’intégralité de ses droits. attendre décembre 1922, après dix- autoclave explose. Des bâtiments Ce sont les ingénieurs de l’usine de Gardanne qui vont parvenir, à huit mois d’inactivité forcée, pour sont soufflés, et l’on compte sept partir de 1898, à rendre le procé- que les embauches reprennent et que morts. Les photos d’époque (voir dé efficace. la production retrouve doucement page suivante) évoquent un bom- son niveau de 1917 (9300 tonnes). Il bardement. encart N°35 Pechiney 6/07/05 10:25 Page 5

1936 : le Front Populaire remporte les élections législatives de mai. Aus- sitôt, de grandes grèves avec occu- pation des locaux éclatent dans toute la France, et l’usine de Gardanne n’échappe pas à la règle. La grève est dure, le matériel souffre. Lorsque la production redémarrera, il fau- dra de nombreuses réparations. Mais les quarante heures par semaines sont au bout, ainsi que les deux semaines de congés payés... Le 31 août 1939, quelques heures avant le début de la seconde guerre mondiale, le conseil d’administra- tion de la compagnie d’Alais, Froges et Camargue ordonne un inventaire exceptionnel des biens de toutes les entreprises du groupe. La guerre aura des répercussions considérables sur la production d’aluminium - et donc d’alumine - en raison de la pénurie d’énergie. L’usine de Gardanne se distingue, comme celles du sud de la France, par une surembauche de sala- riés qui échappent ainsi au service du travail obligatoire (STO). 1944 et les mois qui précédent la Libération font chuter encore plus la produc-

tion, déjà bien basse. Les installa- Archives Bagnis 31 mai 1832, 8h30, un autoclave explose. Sept morts.

5 mars 1944 : l’incroyable sabotage

A guerre touche à sa fin et rentre Obadia, parachuté de Londres et qui Le chaterton et le plastique fondent L dans sa période la plus vio- va commander l’opération. Trente comme cire et cela constitue un gra- lente. L’usine d’alumine de Gar- kilos d’explosifs sont fournis par le ve danger. Par bonheur, plusieurs danne produit pour le compte de maquis des Basses-Alpes et trans- bacs ont à leur partie inférieure une l’occupant de l’alumine, du chlore portés en train, de Manosque à Gar- collerette qui facilite notre tâche”. et du magnésium. Pour éviter des danne via Aix dans un sac tyrolien, C’est l’évacuation. Tous les ouvriers bombardements aériens qui mettent au nez et à la barbe de la Gestapo et présents sur les lieux sont conduits en danger les populations civiles de la Milice. A trois heures du matin, à l’extérieur, deux résistants assu- Londres décide de faire saboter l’usi- les huit résistants entrent dans l’usi- rent la mise à feu. “Le travail a duré ne d’alumine. Jean Vial, un des huit ne par la grande porte, armés jus- presque deux heures, l’explosion participants à l’opération, a racon- qu’aux dents de revolvers, s’est produite à 4h30. L’un des plus té la nuit du 4 au 5 mars 1944 dans mitraillettes et grenades. Ils arrivent beaux sabotages de France venait un livre paru peu après la Libéra- sans encombre jusqu’au grand bâti- d’être réalisé.” Dix-neuf autoclaves tion. ment qui abrite vingt-trois auto- sont détruits. L’usine fermera quatre Le sabotage est préparé le 28 février claves de 12 mètres de haut. “Nous jours, et sa production diminuera de au bar des Voyageurs à Aix-en-Pro- avons beaucoup de mal à placer nos deux-tiers jusqu’à la Libération. Le vence. Là, un groupe de résistants charges contre les parois des bacs sabotage n’aura fait aucune victi- venu de Manosque rencontre René dont le contenu est en pleine fusion. me. encart N°35 Pechiney 6/07/05 10:25 Page 6

tions de l’usine de Gardanne furent la production pour mieux rentabili- taine d’années avec ce que l’on d’ailleurs en grande partie détruites ser le matériel existant. Mais aussi appelle le transfert de technologie. par un sabotage mené par des résis- répondre à une demande de plus en Ainsi, des usines ont vu le jour en tants des Basses-Alpes (voir page plus exigeante. Les alumines tech- Grèce, en Yougoslavie, en Inde et en précédente). niques, ou altech, s’exportent dans Chine grâce à la formation de cadres le monde entier pour fabriquer des sur le site de Gardanne. Fria, en Gui- Enfin Pechiney bougies d’automobile, des denti- née, est la seule usine d’alumine du frices, du cristal, des isolateurs à hau- continent africain. On y trouve des te tension, de la céramique (voir le ingénieurs, là-bas, qui ont gardé Après les forts dégraissages d’effec- dossier sur Pechiney aujourd’hui l’accent provençal... tifs de l’après guerre, la Société dans Energies 18 de mai 1992). C’est d’Alais, Froges et Camargue va la concrétisation de l’ouverture au s’offrir une cure de jouvence en monde de l’usine d’alumine, un vira- Dossier réalisé par retournant aux sources, puisque ge important pris depuis une tren- Bruno Colombari l’Assemblée Générale extraordinai- re du 8 septembre 1950 entérine l’appellation nouvelle de Pechiney, compagnie de Produits Chimiques et Electrométallurgiques. Ce n’est donc que depuis cette date que l’on parle, à Gardanne, d’usine Pechiney. En 1957, l’usine de Gardanne pro- duit 200 000 tonnes d’alumine par an (cent fois plus qu’en 1900 !) et se situe dans les toutes premières au monde. C’est à ce moment-là que le principe “d’attaque continue” est mis en place, provoquant de gros changements des conditions de tra- vail (voir le témoignage de Louis Rachet, page suivante). Plus ques- tion, désormais, de remplir les auto- claves de soude et de bauxite, de les nettoyer quasiment à la main, avec

tous les risques que cela comporte. Archives Bagnis Désormais, le processus fonctionne Printemps 1936 : le front populaire passe par Gardanne. en permanence et en circuit fermé. Petit à petit, le travail de pilotage du matériel remplace le travail manuel. L’usine de Gardanne prend Sources progressivement sa forme actuelle, avec ses anciennes machines qui Pour réaliser cet encart, nous avons consulté les documents suivants : côtoient les plus récentes, ce qui finit Histoire d’une entreprise française, de C.J. Gignoux, ed Hachette * par poser quelques problèmes de ren- • tabilité, face à des concurrents qui • Histoire technique de la production d’aluminium, produisent plus avec moins de maté- sous la direction de Paul Morel, ed. PUG * riel. • Histoire de Gardanne, de M. Chaillan, ed. Res Universis* • L’aluminium et ses alliages, de Robert Guillot, Que sais-je ? n°543 * Des Guinéens • Extraits du journal de bord de Charles Guénivet, à l’accent provençal documentation Pechiney • Les débuts de la fabrication de l’alumine à Gardanne, de Olivier Raveux, Université de Provence C’est alors qu’entrent en scène les • Un de l’Armée secrète Bas-Alpine, de Jean Vial. alumines techniques. Elaborées dans les années 1980, elles commencent Les illustrations sont issues de la documentation d’Aluminium Pechiney, ainsi que de la collection privée de Gilbert Bagnis. à être fabriquées à Gardanne début * ces ouvrages sont disponibles à la bibliothèque municipale. 1987. Objectif premier : diversifier encart N°35 Pechiney 6/07/05 10:25 Page 3

Témoignage Louis et Marie-Thérèse Rachet, 66 ans de Pechiney à eux deux

Pechiney, ils l’ont vécu de beau à voir.” Au fil des années, les Populaire. A l’époque, la produc- l’intérieur, de la Libération manipulations directes de soude se tion s’était arrêtée et les machines sont réduites, et le nettoyage des en avaient pris un coup. Depuis, au milieu des années 80. Ils tuyauteries se faisait de l’extérieur. c’était l’argument-type pour éviter ont partagé les difficultés, les “On tapait sur les tuyaux à la mas- les grèves.” Première alerte en 1965, luttes, les jours heureux, les se pour décrocher les croûtes inté- avec un arrêt de travail de 24 heures. rieures. On appelait ça l’orchestre.” Le tabou est brisé. Quelques temps bonnes et les mauvaises sur- Sa femme, elle, a été embauchée en plus tard, une panne électrique prises. Ils n’ont rien oublié 1946, en pleine période de réduction bloque l’usine pendant 48 heures, de ce qui fut leur vie pendant d’effectifs. “Il faut dire que pendant sans conséquence pour les machines. quarante années. la guerre, l’usine a abrité beaucoup C’est la preuve qu’une grève longue de monde. Les Allemands avaient est possible sans dommage pour imposé les 48 heures hebdomadaires, l’usine. Le 9 mai 1968, les locaux our pouvoir faire construi- mais le personnel était en surnombre. sont occupés, la production arrêtée. re, il fallait que l’homme C’est grâce au chef du personnel de Le mouvement durera trois semaines. P y entre”. Alors, l’homme, l’époque que de nombreux jeunes ne “Quand il y avait un problème, on c’est à dire Louis, est entré à l’usine sont pas partis travailler en Alle- était solidaire, se souvient Marie- d’alumine où sa femme, Marie-Thé- magne.” Elle se souvient aussi de Thérèse. Certains se sentaient pous- rèse, travaillait depuis dix ans. Ain- l’époque où des manutentionnaires ser des ailes.” si, ils ont pu acquérir un pavillon dans chargeaient des sacs d’alumine sur En 1985, ils font partie de la troi- le tout nouveau lotissement La Crau, le dos. “Ils n’avaient pas de qualifi- sième vague de départ en pré-retrai- rue Paul Héroult, à Gardanne. Après cation, des petits salaires et des te. Ils ont 55 ans chacun, et totalisent une carrière cahotique, Louis finit grosses primes. A la retraite, ils à eux deux 66 ans d’ancienneté chez par s’installer à Gardanne et intégrer n’avaient presque rien.” Pechiney. Ils peuvent désormais se Pechiney, en 1958. “J’ai commencé Et puis arrive 1968. “Il n’y avait plus consacrer à leur pavillon, lotissement par faire les trois huit, mais dès que eu de grève depuis 1936 et le Front La Crau, rue Paul Héroult. j’ai pu quitter les postes, j’ai fait l’entretien, après trois ans de for- mation aux Arts et Métiers à Aix. Je Une usine qui ne fait que s'accroître tout au long du siècle, suis donc passé agent de jour à l'équipement moderne côtoyant le plus ancien (ici avant la première guerre). l’entretien mécanique.” C’est l’époque où l’usine passe de l’attaque discontinue à l’attaque continue et où le matériel vétuste est rénové ou remplacé. La production augmente, la qualité de l’alumine produite aussi, mais il reste des tâches ingrates et dangereuses à faire, com- me de nettoyer les autoclaves à l’inté- rieur desquels une croûte épaisse de mélange d’alumine et de soude se forme. La soude, c’était l’ennemi, l’origine des accidents les plus graves, peu nombreux mais toujours effrayants. “Certains ont perdu un oeil, d’autres sont devenus aveugles, se souvient Louis. Il y a même eu des chutes dans des cuves remplies de soude caustique. J’en connais qui en ont réchappé, mais ce n’était pas Archives Pechiney encart N°35 Pechiney 6/07/05 10:25 Page 8

Interview Philippe Mioche : “l’usine d’alumine tourne le dos au modèle économique dominant” Professeur d’histoire contemporaine spécialisé dans l’histoire économique à l’Université de Provence, Philippe Mioche a pris en charge l’été dernier la conception et la coordination d’un manuscrit sur l’histoire de l’usine d’alumine de Gardanne. Il nous parle de cette ini- tiative originale, neuf mois avant la remise des copies.

ENERGIES. Quels rapports entre- E. Que cherchez-vous à démontrer locaux, la bauxite du Var, le sodium tiennent l’histoire et l’économie ? à travers cette étude ? de Camargue et la lignite de Gar- PHILIPPE MIOCHE. L’histoire éco- P.M. Il faut savoir que dans le cadre danne, qu’elle transforme sur place nomique n’est pas un phénomène de l’économie industrielle régiona- en alumine et qu’elle revend à un seul récent. On l’enseigne depuis la fin le, l’usine d’alumine de Gardanne client, la Société de Froges. Ça ne l’a du 19ème siècle. En revanche, l’étu- tourne le dos au modèle économique pas empêchée de traverser la secon- de de l’histoire des entreprises n’exis- dominant, pourtant géographique- de industrialisation (depuis 1896 jus- te que depuis une dizaine d’années. ment voisin. A la fin du siècle der- qu’à nos jours) sans encombre, grâce Ces dernières acceptent maintenant nier, Marseille est un port colonial, à un système technique relativement d’ouvrir leurs archives, et les histo- où arrivent des matières premières stable (le procédé Bayer). Il va nous riens professionnels commencent à venues des colonies, transformées et falloir rechercher les transformations s’y intéresser. A raison : pour eux, réexportées. Que fait l’usine d’alu- structurelles (le passage du tout-alu- c’est un sujet très vivant, car c’est mine ? Elle utilise trois produits mine métallurgique aux alumines l’évolution des techniques techniques), l’évolution de et des modes de production, Aluminium Pechiney en 1993. l’organisation du travail... mais c’est aussi une com- _____ munauté d’hommes. Mais la seule condition pour que E. Pensez-vous, à la lumiè- j’accepte un tel travail, c’est re des événements passés, qu’il n’y ait pas de limite à pouvoir tirer des enseigne- mes recherches, que l’entre- ments sur l’avenir de l’entre- prise joue _____le jeu. prise ? P.M. Attention. Je fais un E. Comment vous-y prenez vous pour recueillir les élé- métier d’historien, mon rôle ments dont vous avez n’est pas de prédire l’avenir. besoin ? La question que je me pose P.M. Nous travaillons sur et à laquelle j’essaie de deux axes : les archives répondre, c’est “comment écrites que la direction de en est-on arrivé là ?” C’est Pechiney Gardanne a mis à tout. Je souhaite simplement notre disposition, et les que mes travaux soient uti- témoignages oraux qui nous lisables par d’autres. apportent des éléments _____ introuvables ailleurs, et qui E. Est-ce qu’un travail de ce sont bien entendu plus type est envisageable pour vivants que des statistiques. Comme l’usine est bien la première entreprise gar- insérée dans la ville et dans dannaise, les Houillères ? son tissu social, une part P.M. Je le souhaite, bien sûr. importante de son person- C’est un rêve, sinon un pro- nel, actif ou retraité, y habi- jet. Vous pensez si ça serait te encore... passionnant ! (photo Gilmont)