LA BATAILLE DE PARIS AU PSG, LE BALLON ROND EST CARRÉ ENQUÊTE

Le Carré comme on l’appelle, c’est-à-dire la très convoitée tribune VIP du Paris Saint-Germain, a toujours cultivé l’entre-soi. Chaque soir de match, politiques, grands patrons et vedettes du show-biz communient dans leur amour du football. Mais le rachat du club par le Qatar a fait changé les dimensions du Carré. Entre standing en hausse et internationalisation, la Ville de Paris y a beaucoup moins sa place que jadis.

PAR JÉRÔME LATTA ILLUSTRATIONS JOCELYN COLLAGES

lême, Nasser Al-Khelaïfi quitte la tribune, traverse le grand salon sans B un regard et va passer sa colère dans le petit espace attenant qui lui est réservé. Ce 6 mars, le président du Paris Saint-Germain vient de voir son équipe éliminée par Manchester United, échouant une nouvelle fois aux portes des quarts de finale de la Ligue des champions. Le reste de la soirée sera morose pour les invités du « Carré VIP du président », qui auront pour une fois de la peine à se féliciter de leur présence. Dommage pour eux, car obtenir une des 242 places de cette portion de tribune du Parc des Princes, pour un des sommets de la saison, n’est pas une mince distinction. Politiques, patrons, people, d’après l’ordre protocolaire. Chacun est placé selon son rang, littéralement, à plus ou moins grande distance du carré dans le Carré, le balcon informel occupé par Nasser Al-Khelaïfi. Dans l’axe de la ligne médiane, au-dessus de l’entrée des joueurs, la position est aussi idéale que statutaire. C’est vers elle que se tourne immanquablement, au moins une fois par retransmission, le téléobjectif d’une caméra placée à l’opposé qui cadre le président et ses voisins immédiats. On aura ainsi régulièrement vu à ses côtés, depuis 2011, Bertrand Delanoë, , François Hollande ou Anne Hidalgo. Aucun n’aura été plus assidu que en sa triple qualité d’ancien président, de proche d’Al-Khelaifi et de vieux supporter du PSG. , fan avoué

68 69 LE PSG ET LES POLITIQUES « Aujourd’hui, on a l’impression d’être dans un lounge de compagnie aérienne. L’atmosphère est plus compassée, plus protocolaire. Plus corporate. »

PASCAL CHERKI, ANCIEN ADJOINT AU MAIRE DE PARIS

de l’OM, n’est jamais venu, mais Graille, un de ses prédécesseurs Bruel, Jamel Debbouze, Francis Huster, Gérard Darmon François Hollande non plus durant (2003-2005), se souvenait il y a deux –, mais certaines sont passées à la trappe, tels Enrico son mandat. Disséminés autour d’eux : ans dans que, de son temps Macias ou Jean-Paul Belmondo. des élus ; un aréopage de grands patrons déjà, « tout le monde voulait une place dans Élus, dirigeants de grandes entreprises et célébrités se (selon les occasions, Xavier Niel, Bernard le Carré, surtout les politiques qui rêvaient qu’on pressaient déjà ici avant les Qataris. Le Carré s’appelait Arnault, Arnaud Lagardère, Alexandre Bompard, Fran- puisse les voir à la télé ». « C’est un entre-soi social. C’est alors « corbeille », et il avait également ce côté show-biz çois-Henri Pinault, etc.) ; des personnalités de toutes plus flatteur d’y être que dans toute autre tribune prési- accolé au PSG depuis sa naissance. Mais « plus à la bonne catégories : comédiens, chanteurs, youtubeurs, anciens dentielle », atteste le géopolitologue Pascal Boniface, franquette, entre gens passionnés de foot », se souvient footballeurs, champions olympiques comme le judoka habitué des lieux. « On dirait que c’est le Graal de la Pascal Cherki, adjoint aux Sports de la Ville de 2001 Teddy Riner ou le nageur Amaury Leveaux. Cela peut reconnaissance », ironise Daniel Riolo. Le journaliste de à 2008. Comme tous les témoins des deux époques, il donner, dans Voici, des légendes de photo comme RMC et auteur de plusieurs ouvrages sur le PSG n’y a atteste une montée en gamme : « Aujourd’hui, on a l’im- « Claire Chazal derrière Lilian Thuram et Pierre Sarkozy ». jamais mis les pieds, au contraire de son confrère Bruce pression d’être dans un lounge de compagnie aérienne. Toussaint, qui déclara dans GQ Magazine : « Y être convié L’atmosphère est plus compassée, plus protocolaire. Plus UNE PLACE DANS LE CARRÉ n’est jamais une évidence. C’est un signe de votre ascension corporate. » Les lumières ont été tamisées, le design Seuls quelques anonymes, invités par les entreprises médiatique ». Les habitués protestent néanmoins de soigné, les hôtesses multipliées et le buffet est désormais partenaires qui bénéficient d’une quarantaine de leur intérêt pour le football. La séduction du lieu doit assuré par Lenôtre. « L’endroit s’est gentrifié, il est plus places, posteront des photos sur Instagram ou des beaucoup aux stars du ballon rond qui, de Zlatan Ibra- glamour et, à l’image du club, plus attractif », confirme vidéos sur YouTube, rompant à peine la discrétion himovic à Neymar Jr et Kylian Mbappé, ont fait du club Pascal Boniface. Le directeur de l’IRIS tient à préciser, d’usage. La discrétion paradoxale d’un lieu semi-public, parisien un puissant pôle d’attraction. La population puisqu’on le tient « pour un suppôt du Qatar », qu’il y avec sa façade sur le terrain et son espace privé dans y est essentiellement blanche et masculine, à peine venait déjà du temps du précédent propriétaire, Colony la coulisse, inaccessible aux regards et aux journa- féminisée par les « +1 », souvent épouses ou enfants. Capital. L’an dernier dans Le Monde, Pierre Lescure listes – du moins à ceux qui viendraient pour enquêter « L’atmosphère est très familiale, témoigne cependant mesurait la différence : « On n’a jamais fait de business et non en représentation. « Les invités viennent pour se Véronique Moreau avant de préciser : plus conviviale arbitre international de tennis et surtout directeur de ou de réseautage au Parc. On n’amenait que les gens avec distraire en sachant qu’ils ne vont pas être harcelés par qu’amicale ». Un mélange de maintien et de familiarité cabinet de Nasser Al-Khelaïfi (qui garde un œil sur la liste qui on avait déjà topé et qui aimaient le foot. Aujourd’hui, des photographes », explique Véronique Moreau, direc- que résume un dress code modérément exigeant : veste et le placement des invités). Les demandes excèdent c’est un lieu de marketing mondial ». Au point que l’ancien trice de l’agence d’hôtesses prestataire du Carré jusqu’à et chaussures de ville. une capacité pourtant portée de 146 à 242 places il y a P.-D.G. de Canal+ ne s’y rend plus, pour ne plus avoir à la saison dernière, qui évoque aussi une « confidentialité deux ans. Le job consiste aussi, inversement, à faire la « serrer des louches, sourire à des gens [qu’il] n’aime pas ». contractuelle ». Tout en exhibant son standing, le lieu se MONTÉE EN GAMME cour à des stars mondiales dont la présence et les relais Épicentre d’un archipel de loges et de tribunes privi- pare de mystère. C’est le très discret Adel Aref qui a la haute main sur sur les réseaux sociaux contribueront à la conquête légiées qui compte 4 500 places, le Carré VIP incarne « Le Parc est un lieu mondain où il faut se montrer et être la délicate mission de gérer les invitations. Charles n’a d’une notoriété de marque mondiale. Entrez ici, Jay-Z, autant la stratégie de conquête sportive du club, pour vu », convenait en 2013 Charles Villeneuve, éphémère pas eu le privilège d’être le premier média à recueillir les Beyoncé, Rihanna, Robin Wright ou Leonardo Di Caprio. rivaliser avec les grandes écuries européennes, que la président du club à la fin des années 2000. Francis confidences sur le sujet de ce Tunisien de 39 ans, ancien Les vedettes nationales ont encore leur place – Patrick politique de soft power de l’État du Qatar.

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SCÈNE MUNICIPALE de Villepin, Frédéric de Saint-Sernin, Bruno Julliard, Dans ce contexte bouleversé, la scène politique muni- Jean-Paul Huchon, Franck Borotra (qui présidait alors cipale ne pèse plus aussi lourd, même si elle a toujours le Conseil régional des Yvelines et la Fondation PSG), subi la concurrence de la scène politique nationale. Les Malek Boutih (aujourd’hui salarié du club en tant que trajectoires de Jacques Chirac et du PSG sont certes « référent éthique ») se coudoient en tribune présiden- étonnamment liées, mais c’est un destin plus élevé tielle. Lieu d’influence et de connivences, la corbeille n’a que poursuivait le premier maire de Paris depuis Jules pas encore été métamorphosée par ses actuels proprié- Ferry quand il accède à l’Hôtel de ville en 1977. Préci- taires qataris. sément le moment où le tout jeune club commence à faire vraiment parler de lui en attirant des vedettes PRÉ CARRÉ DE SARKOZY comme Jean-Michel Larqué et Carlos Bianchi, sous la Aujourd’hui, la star politique du Carré est incontesta- présidence de Daniel Hechter. Chirac est sur la photo blement Nicolas Sarkozy. L’ancien maire de Neuilly a du premier titre du club, pour la remise de la Coupe de d’ailleurs accès au salon privé du président qui jouxte le 1982, mais on est encore très loin de l’épiphanie salon principal. Il a aussi pour rituel, quand il monte l’es- de 1998. On peut toutefois attribuer à son flair un des calier pour reprendre sa place après la mi-temps, de se premiers épisodes marquants de l’intérêt des politiques prêter aux selfies qu’on ne manque pas de lui demander. pour le football. La scène se déroule au Parc des Princes Le 23 février dernier, pour la réception de Nîmes, Nasser au début des années 90 après une victoire européenne. Al-Khelaïfi était flanqué de Nicolas Sarkozy et François Le maire de Paris, en tournée dans le vestiaire et suivi Hollande. Ce dernier s’est plus tard amusé que son pré- par une caméra, répète à chaque joueur rencontré : « Si décesseur donnait l’impression qu’il dirigeait le club, on nous avait dit ça, il y a un an, hein… » expliquant à tout le monde entre deux petits fours Malgré des péripéties, les belles années du PSG de comment l’équipe devait jouer et quelles décisions la Canal+ coïncident avec le dernier mandat de Chirac et direction devait prendre. La rumeur d’une nomination l’unique de Jean Tibéri – « un vrai acharné qui se battait à la présidence du club, un jour ou l’autre, est d’ailleurs pour que le club conserve le soutien de la Ville », assure tenace. Daniel Riolo avoue avoir cru en « ce mythe qui Daniel Riolo. Quand Bertrand Delanoë devient maire perdure », doutant aujourd’hui de la volonté des uns et en 2001, le club décline et ce soutien est de plus en plus des autres de prendre un tel risque. Le journaliste voit critiqué au sein de la majorité municipale. Cependant, plutôt en Sarkozy, entremetteur du rachat du club, un avant l’engouement des élites pour le ballon rond ou « conseiller occulte » qui a l’oreille du président. durant les phases de marasme sportif, les fervents de Si Anne Hidalgo assure sa présence dans les grandes tous bords politiques ont toujours risqué leurs soirées occasions, la municipalité est un peu sur la touche. au Parc, entre « footeux ». Daniel Riolo s’étonne de la Mais elle ne se plaint pas que le PSG ne soit plus ce club « dimension mystérieuse, presque romantique » de ce club à problèmes qui – entre l’âge d’or des années 90 et l’ère qui a toujours réuni des personnalités, notamment poli- qatarie – pouvait coûter cher à son image. « Il fallait le tiques, de sensibilités opposées. Jusqu’à compter Olivier surveiller comme le lait sur le feu. Il représentait 0,5 % Besancenot ou Raquel Garrido parmi ses supporters. des enjeux de nos politiques sur le sport, mais 99,5 % de Pascal Cherki évoque son voisinage avec son « pote » nos emmerdements », s’amuse rétrospectivement Pascal Philippe Séguin, dont Pascal Boniface se souvient Cherki. Depuis, le club a conquis son autonomie et la avec amusement d’un soupir, lors d’un match parti- Ville profite du regain de notoriété et de prestige de son culièrement laborieux : « Qu’est-ce qu’on s’emmerde ! » club, « potentiel deuxième office de tourisme ». « De son Dans les années 2000, Bernard Brochant, Dominique côté, le PSG respecte la Ville sans se mêler de politique »,

72 73 LE PSG ET LES POLITIQUES « Je ne sens pas d’intrigues politiques conclut Cherki, qui assure : « Le PSG ne vous fait pas sur les autres dans le salon que toutes les conversations à l’Hôtel de ville autour du club lui-même. gagner ou perdre une élection. » Ce que ne dément pas peuvent être entendues, et le temps imparti à un match le souvenir des dérisoires concours de tweets, en 2013, de football est trop restreint ». Enfin, l’étiquette bannit Certaines se nouent certainement entre les candidates Anne Hidalgo, Rachida Dati et les démarchages : « Chercher à entamer une relation avec dans le Carré VIP, mais sur d’autres sujets, Nathalie Kosciusko-Morizet, pour saluer les victoires quelqu’un serait considéré comme grossier ». liés aux affaires. » parisiennes. « Ce n’est pas un lieu d’affrontement ni En somme, le Carré serait juste un terrain de connais- de stratégie municipale », selon Pascal Boniface, qui sances, « un lieu où tout le monde se connaît déjà, où des NICOLAS BONNET OULALDJ, CONSEILLER DE PARIS constate la faible présence numérique des élus locaux. gens puissants montrent les signes de leur puissance. Mais « Je ne sens pas d’intrigues politiques à l’Hôtel de ville ce n’est pas celui où ils l’exercent ». Si l’on suit l’analyse de autour du club lui-même, abonde Nicolas Bonnet Oulaldj, Pascal Boniface, quand le groupe Accor signe un contrat conseiller de Paris, « chef de file des communistes » dans de sponsoring essentiel pour le club, le fait que Sébastien la capitale. Certaines se nouent certainement dans le Carré Bazin (président d’Accor et ancien président du PSG), VIP, mais sur d’autres sujets, liés aux affaires. » Julien Nicolas Sarkozy (membre du conseil d’administration Bayou, candidat EE-LV aux municipales, ne cache pas d’Accor) et Nasser Al-Khelaïfi (représentant du Qatar, son « aversion pour cet entre-soi dans lequel on ne parle actionnaire d’Accor) se retrouvent dans la promiscuité pas directement de business », mais où flotte un parfum du Carré n’a que la portée du symbole. Pour Nicolas de conflits d’intérêts : « La démocratie se porterait mieux Bonnet Oulaldj, cela va au-delà. L’élu communiste prête si les dirigeants des multinationales se tenaient à distance au groupe hôtelier l’intention de « mettre la main sur tous des politiques. » les équipements sportifs des JO 2024 » afin de multiplier les opérations de naming, notamment pour le Parc des DÉMONSTRATION DE PUISSANCE Princes et la deuxième grande salle prévue dans le xviiie La relation entre la Ville et le club s’est donc normalisée, arrondissement. Un point de crispation dans l’opinion et et les interrogations soulevées par l’entre-soi du Carré au sein de la majorité municipale depuis le changement se sont déplacées. Le Qatar dispose avec le PSG d’un de nom du Palais omnisports de Paris-Bercy. Le fait que outil de choix pour se lier avec les milieux économiques Jean-François Martins, adjoint aux Sports de la Ville, et politiques français, sans parler des multinationales n’ait pas trouvé le temps de répondre à nos questions qui comptent parmi les sponsors et autres partenaires indique peut-être que les relations entre Paris et le Paris du club (Nike, Emirates, Orange, Renault, Coca Cola, Saint-Germain restent sensibles. Les eaux du Carré ne Nivea, etc.). En sens inverse, ceux-ci ont accès aux fonds sont pas si limpides, et la campagne des municipales d’investissement et aux grandes entreprises de l’émirat. pourrait encore les troubler. — Le Carré est donc le territoire où se matérialisent ces liens, mais est-il celui où ils se tissent ? « En général, les gens échangent des banalités, mais parfois y sont évoqués des dossiers », disait à Challenges Charles Villeneuve en 2013, tandis qu’un habitué confiait : « À force de se voir tous les quinze jours, on finit par créer des liens sur lesquels on peut espérer capitaliser plus tard ». Pascal Boniface en doute et pointe la « part de fantasmes » que le lieu suscite, estimant qu’il n’est « pas le Club Bilderberg. Selon lui, ni le lieu ni le moment ne sont conçus pour nouer des relations. « Les invités sont tellement les uns

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