THÈSES EN SORBONNE

L'ESTHÉTIQUE DE BALZAC— « LE CHEF-D'ŒUVRE INCONNU ».

Certain samedi de ce dernier trimestre universitaire, dans l'am­ phithéâtre surveillé par un portrait en pied du grand Cardinal rouge, une révolution s'est accomplie en Sorbonne : une simple phrase qu'a prononcée, avec un demi-sourire, M. Pierre Moreau, président du jury (1) de doctorat-ès-lettres : — Je salue l'entrée, dans les thèses littéraires, de l'art abstrait ! Un frémissement a redressé les dos des auditeurs, sur les bancs de bois, et même de ces vieux habitués, qui viennent là, chaque semaine, passer six petites heures à écouter un peu, à rêver un peu plus encore... Soigneusement datés dans leurs alvéoles dorés, là-haut, les grands ancêtres du grand siècle me soufflent un regret. En leur temps, le candidat, M. Pierre Laubriet, m'eût offert peut-être ses deux thèses, ce bloc dactylographié de quelque mille pages, luxueu­ sement imprimées, encadrées d'or, doublées de brocart changeant, enrichies même comme l'est celle du marquis de Seignelaiy, fils de Colbert, ce bijou du Cabinet des Estampes, d'une vignette de Le Brun... Quel dommage qu'une si belle tradition se soit, comme tant d'autres, perdue ! Picasso aurait pu illustrer, comme il le fit (2) à la demande d'Ambroise Vollard pour une édition du Chef-d'œuvre inconnu, l'étude de ce célèbre conte si heureusement choisie pour compléter la thèse principale, l'Intelligence de l'Art chez Balzac. D'une Esthétique balzacienne. " Il est une autre tradition, conservée celle-là, qui est, pour le rapporteur, de faire l'éloge, du candidat. M. Dédeyan s'en chargea, sur un ton d'amitié qui se voulait discrète, pour ces dix années de travail d'érudit, difficilement mené à bout malgré Péloignement des grandes bibliothèques et du fonds Lovenjoul (ce que les sept cents titres de la bibliographie ne laisseraient pas soupçonner) (3).

(1) Les autres membres étaient MM. Dédeyan, Adam, Fabre et Castex. (2) Georges Charensol, en me donnant ce renseignement, soulignait l'intérêt de cette illustration par Picasso « qui est tellement Frenhofer !... » (3) L'auteur de la thèse, M. Laubriet, a été professeur au lycée de Rabat avant d'être nommé à la Faculté de cette ville. 362 LA REVUE

Tradition encore, et tout aussi bien maintenue, celle des critiques. La première — mais n'était-ce pas une manière d'éloge ? — fut que l'étude, jugée « définitive », du Chef-d'œuvre inconnu n'eût pas fait l'objet, plutôt, de l'édition critique que mérite ce conte, si riche de substance et si suggestif malgré sa brièveté. — J'en ai été empêché, explique le candidat très' scrupuleux, par l'absence totale de manuscrit, et même, ce qui est très rare pour les œuvres de Balzac, de toute épreuve d'imprimerie cor­ rigée. Il a eu l'excellente idée de donner, en appendice, juxtaposées sur deux colonnes, les deux Versions extrêmes du conte : celle qui parut en 1831, en deux livraisons, dans la revue VArtiste, et celle de l'édition Cosselin de 1837, deux fois plus longue, et surtout complè­ tement transformée dans sa signification. Du conte fantastique, inspiré d'Hoffmann, Balzac a fait une « nouvelle d'art ». La compa­ raison des deux textes nous permet d'apprécier les améliorations du style, mais plus encore les développements considérables donnés aux propos des trois peintres. Le romancier a voulu nous faire pénétrer dans le détail de leur technique, et, plus profondément, dans le secret de l'esprit artiste. Ce bref ouvrage, moins achevé dans sa forme, il faut le reconnaître, que, par exemple, Le Lys dans la vallée, est, si riche par son contenu que M. Laubriet le présente comme « un catéchisme esthétique de Balzac ». Il rend ainsi plus évident le lien logique qui unit ses deux thèses. Il semble même que Balzac ait écrit tout spécialement ce conte, au moment de sa plus grande maîtrise littéraire, pour servir d'illustration, d'exemple, mais peut-être aussi de limite à ce véritable système esthétique que l'on nous propose à partir de son œuvre entière : articles et correspondance tout autant que romans. Le mot « catéchisme » toutefois ne saurait recouvrir tout le con­ tenu du Chef-d'œuvre inconnu, ce drame de la personnalité que le romancier oblige le lecteur à vivre à son tour pour lui-même. Barrés avouait préférer « ces trente pages » à tout le reste de l'œuvre, et M. Dédeyan rappellera que son maître Alain en parlait si souvent à ses élèves de khâgne, que lui-même n'eut pas l'idée d'un autre sujet quand il voulut publier son premier article. Habilement, M. Laubriet déroule les moments, on pourrait presque dire les actes de sa thèse, dans un esprit dramatique. D'abord il nous informe des sources, et des collaborateurs supposés de Bal­ zac. Puis il nous fait pénétrer plus profondément dans l'esprit de l'écrivain qui, pour être « génie complet » selon son idéal, se veut aussi artiste et philosophe. Alors seulement il peut nous placer devant ki « crise » que représente le cas de Frenhofer et qui ne se dénouera que par sa mort, c'est-à-dire son échec ; cette fin nous est' alors présentée, avec une heureuse hardiesse, comme le prélude aux échecs de tant de poètes et de peintres qui ont voulu réincarner son angélisme. THÈSES EN SORBONNE 363 I *

On ne peut parler de conte fantastique sans évoquer Hoffmann ; il semble bien être à la source du Chef-d'œuvre tel qu'il parut dans VArtiste, en 1831. M. Castex apporte ici une précision : trois mois avant le conte de Balzac, la même revue avait publié la Leçon de violon de l'écrivain allemand, dont certaines idées musicales ont pu être transposées à la peinture. Car c'est à la peinture surtout, parmi tous les arts autres que littéraires, que Balzac s'intéresse. En 1830 avaient paru ses Scènes de la vie privée, dont deux sur six, la Maison du chat qui pelote et donnent la vedette à un peintre. A cette époque, il fréquente plusieurs peintres, le baron Gérard, Daumier, Cavarni, Boulanger qui fera plus tard, au moment de la deuxième version du conte, son portrait. Et il connaît déjà Delacroix. Delacroix, ce maître de la couleur qui semble parler par la bouche de Frenhofer ; Delacroix, qui travaille à la manière de Frenhofer, « fébrilement, par touches rapides, comme sous l'emprise d'une force incoercible... », et qui écrira à Balzac, : « J'ai été moi-même une espèce de , moins la profondeur ». Delacroix, modèle de Frenhofer ? On est allé plus loin. Si le conte de 1831 est, en 1837, devenu deux fbis plus long, c'est que Balzac y a ajouté tous les développements de technique picturale. Le lecteur a bien l'impression que ces additions sont l'oeuvre non d'un simple écrivain, mais d'un peintre qui a longuement médité sur son métier. Des critiques les ont signées : Delacroix. M. Laubriet détruit cette hypothèse fondée sur des textes faussement attribués au peintre, et sur une version très romancée des relations, jamais très intimes, qu'il eut avec Balzac. Au nom de Théophile Gautier, avancé par Jules Claretie, repris par Lovenjoul, l'auteur fait éga­ lement un sort. Il démontre alors que la partie technique du conte ne dépasse pas le niveau de l'enseignement donné à cette époque dans les aca­ démies, et qu'il suffit à Balzac de lire le Manuel du peintre et du sculpteur publié en 1833 par l'éditeur Roret, où l'on trouve même quelques-unes des idées chères à l'auteur du Chef-oVœuvre : « Le véri­ table artiste est créateur ...Imiter n'est pas créer... Toute création est une expression de soi dans le monde physique et dans le monde moral... ». Ce Manuel n'a pu empêcher l'écrivain de commettre quelques ' erreurs : confondre complètement une brosse et un pin­ ceau, ou charger la palette de ses peintres du xvne siècle, alors fort pauvre, de la riche gamme de coloris dont celle de Delacroix était composée... Mais ces erreurs sont-elles si importantes ? Les discussions techniques, les recherches autour du relief et du clair-obscur ne sont pas en elles-mêmes essentielles ici. Certes^ pour connaître enfin les derniers secïets de son métier, le jeune Nicolas Poussin sacri­ fiera l'amour de sa trop belle maîtresse ; et c'était là sans doute la 364 LA REVUE- leçon du premier conte qui se terminait sur l'adieu de Gillette en pleurs, et non, comme dans la dernière version, par l'évocation de Frenhofer mourant parmi ses toiles qu'il a réduites en cendres. Le sujet de la nouvelle d'art n'est plus le conflit qui déchire le jeune Poussin entre ses deux passions pour son art et pour la femme aimée ; c'est le drame beaucoup plus complexe de l'artiste arrivé, épris d'absolu, amant de l'œuvre idéale au point de perdre le contact avec son art ; c'esl Frenhofer aveuglé par sa grandeur de créateur et refusant les limites de la créature qu'il demeure. Dans sa thèse principale, M. Laubriet développe et approfondit l'étude psychologique de Frenhofer, le comparant à , musicien de Crémone, à Claës, à Louis Lambert... Comme ces cher­ cheurs d'impossible, il échoue pour avoir subordonné l'art à une chasse métaphysique ; et là on retrouve l'influence, qui fut si grande sur la pensée de Balzac, de Swedenborg. L'artiste doit exprimer, en s'aidant de sa technique propre, le langage caché de la nature. Frenhofer prétend, lui, créer la vie, et non pas seulement une œuvre d'art. Il tombe dans l'absurde : « Mais elle a respiré, je crois », s'écrie-t-il. Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez !... » Devant ses amis atterrés il délire. Il délire d'autant plus que, sur la toile recouverte d'un « mur de peinture », Porbus et Poussin ne voient rien ; rien qu'un seul pied, mais admirable, de La Belle Noiseuse, le chef-d'œuvre jalousement caché et sans cesse retravaillé pendant dix ans. Et le critique a cette belle comparaison : « Pas plus qu'Orphée n'a pu ramener Eurydice vivante, Frenhofer n'a pu ramener la vie de l'enfer de l'art. ». .* • *

L'enfer de Part... On aurait pu intituler ainsi la dernière partie où l'auteur a voulu suivre la destinée du Chef-d'œuvre inconnu et la « descendance » de Frenhofer, ce Faust de la peinture. La nouvelle de Balzac a inspiré, parfois très directement, plu­ sieurs écrivains : Zola, Oscar Wilde, Henry James... Un examen attentif fait la part de l'imitation et celle de l'originalité dans L'Œuvre, le Portrait de Dorian Gray et The Madone in the future, saisissante nouvelle, non encore traduite en français, du romancier américain. Mais ce qui rend le « dénouement » de M. Laubriet profondément attachant, émouvant même, c'est qu'il en fait une via dolorosa de l'artiste, qui, s'ouvrant devant le chef-d'œuvre perdu — non pas « manqué », mais bien « perdu », par Frenhofer, ou peut-être, par Porbus et Poussin, qui n'ont pas su voir... — se poursuit jusqu'à nous, et reste là, ouverte. Nous y rencontrons deux lignées de créateurs : des poètes, des peintres. Balzac, père de ce nouveau Prométhée qui veut à son tour échapper à sa condition d'homme et voler à la divinité son pouvoir créateur, n'est-il pas ainsi à la source du mouvement sym- THÈSES EN SORBONNE 365 boliste ? Sur Baudelaire, son influence a été « plus importante et plus profonde qu'on ne l'a dit jusqu'ici, et l'esthétique balzacienne semble avoir eu des effets considérables sur l'esthétique baudelai- rienne, plus secrets mais peut-être plus importants encore que celle d'Edgar Poë ». Le poète de La Mort des artistes sera happé par la recherche du Beau, rongé par la conscience aiguë des limites de l'artiste en lui. Rimbaud, qui veut créer ce qui n'a jamais existé, meurt brutalement à la poésie avant de mourir à la vie ; Mallarmé malade « d'idéalité », pour qui « le meilleur poème serait la page blanche », écrit, dans son testament, que, de son œuvre, « pas un feuillet ne peut servir » et qu'il faut brûler tout le reste ; pour Valéry, il y a, au bout de cette recherche... M. Teste ; Claudel, lui, trouvera dans son échec, le commencement de la Foi. Tous, des « Icares tombés ». Et pourtant, de la leçon de Balzac, ils ont retenu, plus que l'échec, l'ambition prométhéenne. Ils ont refusé l'avertissement du romancier, et ils ont eu finalement raison « dé recevoir de Frenhofer non comme un aveu désespéré, mais comme une promesse d'avenir ». Les peintres, des impression­ nistes aux abstraits, ne l'ont pas interprété autrement. En voyant dans le Chef-d'œuvre inconnu, une annonce de l'im­ pressionnisme, une prescience de l'œuvre de Cézanne et presque une divination de l'art abstrait, M. Laubriet reprend sur le premier point les idées de Camille Mauclair, et celles de M. Robert Rey sur les deux autres. Cézanne, qui s'était, en Frenhofer, expressément reconnu, et qui affirmait « la nécessité du mysticisme et de la spiri­ tualité chez l'artiste », le retient particulièrement. Mais le peintre d'Âix a su, lui, réaliser une synthèse intérieure qui a manqué au héros de Balzac, et il a montré, pour la nature, < le respect de celui qui y voit le reflet de Dieu ». Cézanne, qui m'a paru être très cher à M. Pierre Laubriet, lui a fourni, par une anecdote, une heureuse transition pour introduire sa conclusion où il nous élève vers les vastes horizons que doit ouvrir une thèse de doctorat. Mais pour terminer ici plus modestement, qu'il me permette de la citer : « Un jour que Vollard lui rappelait le roman de Zola (1), Cézanne répliqua : « On ne peut exiger d'un homme qui ne sait pas, qu'il dise des choses raisonnables sur l'art de peindre ; mais, N. de D. !, — et Cézanne se mit à taper comme un sourd sur la table, — comment peut-on dire qu'un peintre se tue parce qu'il a fait un mauvais tableau ? Quand un tableau n'est pas réalisé, on le f... au feu, et on recommence ! ». Balzac le savait bien, qui a tant recommencé. »

EDITH MORA.

(1) L'Œuvre, où Cézanne refusa toujours de te reconnaître en Claude Lantier.