LA VIOLENCE ETHNIQUE À L'ÉPREUVE DES FAITS: LE CAS DU

par M arc- Antoine Pérouse de Montclos*

Réputé pour être un des pays les plus violents d'Afrique, le Nigeria est traversé de nombreux conflits qui ne répondent sûrement pas qu 'à des logiques de type lignager. En fait de réseaux de pouvoir, les identités ethniques constituent d'abord un mode de mobilisation commode pour les politiciens qui se disputent le contrôle de l'État et des ressources attenantes. De ce point de vue, les analyses tribales de la violence s'avèrent extrêmement réductrices. Dans le cadre d'une structure fédérale qui a privilégié le droit des autochtones, les disputes communautaires obéissent en réalité à des dynamiques « par le bas » autant que « par le haut ».

En vertu de certains présupposés culturalistes, l'ethnie est couramment perçue comme un facteur de violence en Afrique. Les analyses invoquant le « tribalisme », pourtant, montrent vite leurs limites car elles ignorent trop souvent les ressorts économiques et politiques des affrontements communautaires. En réalité, l'identité ethnique résulte essentiellement d'une construction historique qui se définit en creux, notamment par opposition à des groupes rivaux. Très manipulées, les affiliations lignagères constituent d'abord un mode de mobilisation autour d'un socle fluide, en permanence remanié suivant les besoins du moment. Le cas du Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique, réputé pour son extrême violence, le montre bien si l'on considère les nombreux autres clivages qui y structurent les compétitions pour le pouvoir : conflits de générations, divergences partisanes, antagonismes religieux, stratifications sociales, rapports de genres, querelles de terroir amplifiées par un fédéralisme ambigu...

* Politologue, IRD. Revue Tiers Monde, t. XLIV, n° 176, octobre-décembre 2003 858 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

Deux principales thèses expliquent alors la surdétermination politique de la violence du fait ethnique au sud du Sahara. L'une, qui séduit beaucoup les Nigeérians, insiste sur la crise économique et les plans d'ajustement structurel de la Banque mondiale qui, à partir de la deuxième moitié des années 1980, ont exacerbé des solidarités communautaires devenues un moyen privilégié d'accéder à des ressources de plus en plus rares. Depuis le retour des civils au pouvoir en 1999, l'autre thèse, qui a plutôt la faveur des Occidentaux, soutient que la transition démocratique a laissé libre cours à de dangereux discours ethnicistes et xénophobes, voire séparatistes ou irrédentistes. Soulignant l'incapacité des Africains à s'adapter à un mode de gouvernement parlementaire, un pareil constat déplaît évidemment à l'intelligentsia nigériane, qui rétorque qu'en réprimant la liberté d'expression politique, les dictatures ont, au contraire, étouffé les débats idéologiques et favorisé un repli sur les allégeances locales1. En fait, ni les juntes militaires ni les régimes civils n'ont réussi à museler les revendications de forme identitaire. Il serait trompeur d'imaginer que l'armée, de par son esprit de corps et son orientation jacobine, peut contenir la violence, maintenir l'ordre et garantir l'unité de la fédération nigériane. C'est sous la férule des militaires que le pays a connu les pires moments de son histoire postcoloniale, avec la guerre de sécession du , qui a causé la mort d'environ un million de personnes entre 1967 et 1970. La mauvaise «performance» des administrations civiles en la matière vient en partie, elle, d'une transparence plus grande que dans le cadre de gouvernements militaires dont l'opacité fut longtemps symbolisée par les sinistres lunettes noires du général Abacha, au pouvoir entre 1993 et 1998. Depuis les élections de 1999, le jeu de la compétition parlementaire a rendu nettement plus visibles les manipulations régionalistes et lignagères des politiciens. Une étude objective et pluridisciplinaire de l'orientation ethnique et de la violence des luttes pour le pouvoir au Nigeria nécessite donc que l'on dépasse l'opposition entre régimes civils et régimes militaires, une dichotomie largement transcendée par des alliances d'intérêts bien compris. Une analyse rigoureuse requiert de surcroît que l'on critique les présentations réductrices d'un pays divisé le long du fleuve Niger et de son affluent la Bénoué, entre un Nord musulman haoussa, un Sud- Est catholique à dominante ibo et un Sud-Ouest yorouba sous l'influence des Églises protestantes. Malgré leurs vocations hégémoniques, aucun de ces prétendus blocs régionaux n'est homogène et ne

1. Wole Soyinka [1996], The Open Sore of a Continent : A Personal Narrative of the Nigerian Crisis, Londres, Oxford University Press, p. 139. La violence ethnique à l'épreuve des faits 859 suffit à expliquer la structuration du champ politique. Les Big Three yorouba, ibo et haoussa, ainsi qu'on les appelle, ne représentent qu'à peine la moitié de la population nigériane et sont travaillés par d'intenses conflits internes. Un examen approfondi oblige plutôt à affiner l'analyse à travers des cercles de plus en plus étroits, depuis les relations extérieures du Nigeria jusqu'aux troubles d'ordre clanique, ce en passant par l'opposition Nord-Sud, l'effervescence du tripode yorouba-ibo-haoussa, les divergences entre les Big Three et les « minorités », les litiges entre régions et les disputes communautaires à l'intérieur d'un État fédéré ou d'une collectivité locale. Assurément, la question ethnique n'est qu'un aspect parmi d'autres de la violence politique au Nigeria. Les clivages sociaux, professionnels, partisans et religieux constituent autant de « foyers de mobilisation concurrents »'. Pour notre part, nous y voyons l'imbrication - plutôt que la superposition - de réseaux dont les intérêts convergent ou divergent selon les circonstances. De multiples facettes identitaires insèrent les Nigérians dans un ensemble complexe de lobbies se recoupant les uns les autres, à l'image de ce syndicaliste yorouba et musulman qui pourrait tout à la fois défendre des intérêts de classe, promouvoir les idéaux religieux du Nord et voter pour un parti régionaliste du Sud-Ouest.

I. À LA RECHERCHE DE L'ETHNIE PERDUE

Commençons par une évidence : les luttes pour le pouvoir au Nigeria transcendent les différences ethniques. Surévaluée pendant la période coloniale puis critiquée par les anthropologues après les Indépendances, la notion d'ethnie, en tant qu'instrument d'analyse, se révèle difficile à définir d'après des critères linguistiques, territoriaux, biologiques, culturels ou religieux. En effet, elle ne recoupe pas forcément la typologie des langues vernaculaires. Composés de communautés artificiellement regroupées par les Britanniques au moment de la colonisation, les Ibo, par exemple, parlent des dialectes fort variés et n'ont jamais réussi à se mettre d'accord sur une grammaire commune. Certains distinguent d'ailleurs les Igbo des Ibo. Les premiers constitueraient un vaste ensemble comprenant des minorités ibophones. Les

1. G. Nicolas [1989], Stratégies ethniques et construction nationale au Nigeria, in J.-P. Chrétien et G. Prunier (éd.), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, p. 371. 860 ' Marc-Antoine Pérouse de Montclos seconds représenteraient le cœur du pays ibo, qui correspond plus ou moins au réduit biafrais tel qu'il a pu se dessiner pendant la guerre civile ; les sécessionnistes, notons-le, avaient justement envoyé se battre en première ligne les populations de la périphérie : les Ndoki des Rivers, les Ika-Ibo du Delta, etc. Une approche territoriale ne permet pas non plus de se faire une idée précise de ce qu'on entend par groupe ethnique. L'aire de transhumance des pasteurs peuls, dits « Fulani » au Nigeria, s'avère par trop insaisissable, sans parler des migrations de diasporas commerçantes comme les Haoussa, ou des effets du brassage urbain dans des agglomérations gigantesques comme Lagos. Une définition religieuse de l'ethnie n'est pas plus satisfaisante. Les Yorouba sont, à parts à peu près égales, musulmans, chrétiens et animistes. Quant aux liens du sang, ils sont tout aussi peu susceptibles d'aider à cerner les contours d'une ethnie. En l'absence d'état civil, on imagine mal de recourir à des dépistages ADN pour apprécier l'étendue des lignages ! Les populations concernées, enfin, ne s'accordent pas toutes à écrire leur généalogie à partir d'un ancêtre commun. Si les Yorouba et les Haoussa retracent respectivement l'origine de leurs lignées jusqu'à des personnages mythiques comme Oduduwa et Bayajidda, ce n'est pas le cas des Ibo. Les us et coutumes, ou « l'habitude de vivre ensemble », au sens que lui donne Ernest Renan, ne suffisent pas plus à fonder un jus san- guinis sur une base culturelle.

1. Une définition politique et contradictoire de l'ethnie

Faute de critères opérationnels de définition, il nous faut admettre que les catégories ethniques sont essentiellement des constructions politiques, largement manipulées par le colonisateur, d'abord, et par les élites de la postindépendance, ensuite. Concrètement, l'ethnie s'appréhende surtout par défaut, a contrario par rapport à une communauté allogène. C'est souvent Г « Autre » qui délimite un groupe social en lui donnant son nom. Le mot yorouba vient ainsi de Yariba, terme que les Haoussa employaient pour désigner, au xvne siècle, les diverses communautés Anago, Aku ou Lukunmi qui constituaient l'Empire d'Oyo dans le Sud-Ouest du Nigeria. De même, les Kanouri du royaume de Borno, dans le Nord-Est, se distinguent bien des Haoussa, qu'ils appellent Afuno, ces derniers leur donnant le nom de Barebari. En pays haoussa, les Kanouri ne sont jamais que des « marchands du Borno », les Kambarin Barebari... Aujourd'hui, une des principales revendications culturelles des « ethnies » consiste précisément à retrouver le nom « d'origine » et à La violence ethnique à l'épreuve des faits 861 se débarrasser d'appellations « péjoratives » qui, déformées par un interprète étranger au groupe, avaient été retenues par les esclavagistes, les explorateurs, les missionnaires ou les autorités coloniales. Les Gwari de la ceinture centrale du pays, la Middle Belt, veulent désormais se faire appeler Gbagyi, par exemple ; les Baron et les Sura du plateau de Jos, respectivement Ron et Mwaghavul ; et les du sud de Port Harcourt, Obolo. Quant aux Ijaw du Delta du Niger, beaucoup préfèrent maintenant le terme d'Izon à la vieille orthographe Ijo du colonisateur britannique et à celle de Jos que les Portugais leur avaient donnée au début du XVIe siècle, en les qualifiant d'anthropophages ! De telles récriminations n'épargnent pas les communautés à un niveau plus restreint, quasi clanique. Chez les Yorouba, les Egbado souhaitent ainsi se différencier des Egba d'Abéokuta, qu'ils avaient combattus dans les années 1870 mais avec qui certains d'entre eux avaient été regroupés par l'administration coloniale en 1896. Formée dans les années 1940, l'Egabdo Union a d'abord lutté pour le rétablissement d'un chef coutumier, Yolubara d'Ibara, distinct de celui d'Abéokuta. De peur d'être confondus avec les Egba, les Egbado en sont maintenant à revendiquer une autre appellation, Yewa, du nom de la rivière qui, source de fertilité et symbole de maternité, traverse et unit leur communauté1. On sait en effet à quel point la toponymie et la localisation du pouvoir peuvent être importantes. En 1975, déjà, le président Oba- sanjo, un Owu du pays egba, s'était battu en faveur de la création d'un État d'Ogun ayant sa capitale dans la ville dont il était originaire, à Abéokuta, plutôt qu'à Owode, Shagamu ou Ijebu Ode, ce qui devait lui valoir l'inimitié des Ijebu d'Awolowo, le grand leader yorouba à l'Indépendance. De même en 1991, divers groupes de pression se disputaient l'installation du chef-lieu de l'État d'Oshun à Ijesha ou à Oshogbo. En 1996, de nouveau, le simple transfert du chef-lieu de la collectivité locale d'Akoko South- West, depuis Oba Akoko jusqu'à Ishua Akoko, provoquait des violences claniques.

1. A. I. Asiwaju [1995], The Birth of Yewaland. Studies and Documents Relating to the Change of a Yoruha Sub-Ethnic Name From Egbado to Yewa in Ogun State of Nigeria, Ibadan, Yewa Think Tank, 61 p. Tout aussi significatives sont les querelles de clocher des six clans d'Igbo-Ora dans l'État d'Oyo. toujours en pays yorouba. Les Igbole, les Pako, les Iberekodo et les Idofin ont réclamé que la ville d'Igbo- Ora prenne le nom plus neutre d'Ilupeju, ce que les Igbo-Ora et les Saganun ont refusé. En 1993, année d'élections présidentielles, les protestataires quittaient Г Igbo-Ora Progress Union et formaient une Ilupeju Progressive Union avec l'aide des politiciens en lice. 862 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

2. Chefferies et territoires

Qu'ils s'expriment par la toponymie, la réécriture de l'histoire ou la création de nouvelles entités administratives, les processus d'affirmation ethnique n'ont certes pas attendu l'accession à l'indépendance pour se développer. Dès les années 1920 dans l'arrière-pays ibibio de la côte Sud-Est du Nigeria, un lobby « tribal » cherchait ainsi à défendre l'honneur des siens, menacés par les ravages du commerce des esclaves et le dynamisme économique des Efik du port de Calabar. L'Ibibio Union, en l'occurrence, est née en réaction aux dénigrements d'un petit livre écrit par un instituteur de la mission écossaise presbytérienne, qui provoqua des troubles en présentant les Ibibio comme les « esclaves naturels » des Efik1. Ses dirigeants ont alors eu à cœur de rappeler l'ancienneté du « royaume » de Qua, le long de la rivière Kwa Ibo, et ils ont tenté de combattre par tous les moyens la « segmentation » de la société ibibio, avec la dissidence des Annang, l'indépendance des Efik et le séparatisme des Oron qui, à travers une éphémère Obolo State Union au début des années 1950, se sont découverts des affinités ethniques avec les Ibeno et les Andoni de la périphérie de Port Harcourt. Malgré des racines linguistiques communes, il a notamment fallu contrer le « révisionnisme » des Efik, dont les historiens se fabriquèrent de lointaines origines palestiniennes, tandis que, par esprit de contradiction, leurs homologues ibibio se présentaient en « tribu perdue d'Israël »2 ! La colonisation a indéniablement joué un rôle important à cet égard. De nombreux Nigérians accusent aujourd'hui les Britanniques d'avoir sciemment créé des clivages ethniques en vue de diviser pour mieux régner3. En effet, le Nigeria a été gouverné suivant un mode d'administration indirecte, l'indirect rule, qui passait par le relais de chefs traditionnels à la tête d'autorités « indigènes », les native authorities. Certains groupes ont été privilégiés au détriment d'autres, tandis que le colonisateur tentait de figer arbitrairement les implantations communautaires à l'intérieur de circonscriptions administratives. Promu par le fameux gouverneur Frederick Lugard au début du XXe siècle, le système fut d'abord mis en place dans le Nord haoussa, où la hiérarchie féodale du califat de Sokoto lui permit de fonctionner pleinement. Mais il s'avéra plus difficile à introduire dans la région

1. Udo Udoma [1987], The Story of the Ibibio Union, Ibadan, Spectrum, p. 28-37. 2. E. O. Akak [1986], The Palestine Origin of the Efïks, Calabar, Akak & Sons, 80 p. 3. Cornelius Ogu Ejimofor [1987], British Colonial Objectives and Policies in Nigeria : The Roots of Conflict, Onitsha, Africana-FEP, 216 p. La violence ethnique à l'épreuve des faits 863

Ouest, où, faute à' oba aussi puissants que les émirs, « l'empire éclaté » des Yorouba lui convenait moins bien. Et il se révéla impossible à appliquer dans la région Est, où, à partir de 1912, Frederick Lugard se mit en tête de nommer des warrant chiefs, des « chefs par décrets ». En pays ibo, notamment, le colonisateur délégua des pouvoirs exorbitants à des notables, les obi, dont la fonction se limitait auparavant à un rôle de primus inter pares. Marqués par le souvenir de la traite, les habitants de la région craignaient les incursions des Européens ; le terme oyigbo, qui désigne le Blanc au Nigeria, proviendrait d'ailleurs d'un appel au secours : « О Ibo » ! Aussi les Anciens, pressés par les Britanniques de désigner un chef « coutumier », choisirent-ils souvent l'idiot du village ou un esclave pour les représenter, croyant que ce dernier allait être réquisitionné et enlevé par les Blancs ! Laissant de surcroît une faible marge de manœuvre aux autorités locales, l'expérience des warrant chiefs fut désastreuse et provoqua de sanglantes émeutes en 1929. Rétrospectivement, la difficulté du colonisateur à trouver des interlocuteurs viables a surtout été symbolique des confusions entre groupement tribal et chefferie traditionnelle : une assimilation qui n'était pas sans fondement dans des organisations féodales comme le Nord musulman du Nigeria, mais qui se révélait vide de sens dans les sociétés acéphales du Sud-Est. Malgré ses imprécisions, le concept d'ethnie s'avère ainsi avoir pris tout son sens dans des dynamiques conflictuelles. En fait de liens du sang, les identités collectives ont pu se construire... dans le sang. Nul doute, à cet égard, que les pogroms de mai-octobre 1966, la sécession biafraise et le sentiment de marginalisation qui s'ensuivit ont contribué à la cohésion d'une communauté ibo qui, vague conglomérat de villages et de dialectes, comptait justement parmi les plus dispersées du Nigeria. D'après la commission d'enquête mise en place par le gouvernement du général Ironsi peu avant l'assassinat de celui-ci, en juillet 1966, les émeutes anti-ibo de la région Nord ont fait 37 000 morts et chassé 1 628 000 « réfugiés » vers la région Est, exacerbant la conscience d'appartenir à une nation exclusivement « biafraise »'. Auparavant, les seuls conflits « ethniques » à proprement parler concernaient les marches du pays ibo ; encore ne différaient-ils pas beaucoup des disputes lignagères à l'intérieur même du groupe2.

1. Interrompue par la tourmente sécessionniste, cette commission d'enquête n'a pu se réunir que dans la région Est et n'a donc pu interroger que les victimes. Seulement deux tiers des collectivités locales du Nord se donnèrent la peine de répondre aux questionnaires qui leur avaient été envoyés, produisant un chiffre inférieur à 11 000 victimes. Cf. Benedict Obumselu (éd.) [1999], Massacre of Ndi Igbo in 1966 : Report of the Justice Gabriel Chike Michael Onyiuke Tribunal. Lagos, Tollbrook, 279 p. 2. Audrey С. Smock et R. David [juillet 1969], Ethnicity and attitudes toward development in eastern Nigeria, Journal oj Developing Studies, vol. 3, n° 3, p. 510. 864 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

3. Des limites de la théorie ethnique

La stigmatisation d'une communauté, quelle qu'elle soit, a sûrement été le meilleur moyen d'aiguiser les particularismes socioculturels. Dissocions cependant la violence politique des processus d'affirmation identitaire. La corrélation ne paraît ni évidente ni systématique, car la fabrication ethnique peut être autant la conséquence que la cause de conflits. De ce point de vue, la théorie du tribalisme présente bien des inconvénients : — D'abord, elle rend mal compte de la fluidité et de la subjectivité de communautés sujettes à d'incessantes manipulations et soumises à d'intenses brassages de population, notamment en milieu urbain. — Ensuite, elle tend à occulter les tensions internes aux groupes en les présentant comme des blocs homogènes alors que ceux-ci sont travaillés par diverses lignes de fractures, rivalités personnelles, différences d'âge ou de genre, clivages religieux, socioprofessionnels ou corporatistes. — Enfin, elle ne résiste pas à une analyse approfondie car les ententes lignagères ne sont pas toujours la meilleure façon de défendre des intérêts personnels ou collectifs. Au contraire, beaucoup souhaitent échapper à la pression du groupe et préfèrent commercer avec d'autres communautés au prix réel du marché, en fonction de l'offre et de la demande. Ainsi, certains Yorouba de Lagos n'achèvent pas leur maison afin de cacher l'ampleur de leur fortune à la famille élargie ; de même, ils tentent d'éviter de prendre pour locataires des membres du lignage, toujours susceptibles de rechigner à payer au nom de quelque solidarité traditionnelle trafiquée pour les besoins de la cause ! Sur le plan politique, en tout cas, les allégeances électorales ne répondent sûrement pas qu'à un modèle ethnique. Des « sudistes » votent régulièrement pour des « nordistes » et inversement. En 1999, le président Olusegun Obasanjo, un chrétien du Sud, est élu avec les voix des musulmans du Nord. De même, les Haoussa de Sokoto, fief d'un islam conservateur, choisissent un gouverneur yorouba en 1991 et les habitants de Kano, la plus grande ville du Nord, accordent massivement leurs suffrages à Moshood Abiola, le candidat du Sud aux présidentielles de 1993, plutôt qu'à Bashir Tofa, qui était pourtant originaire de la région. Les dissensions au sein des communautés et les rivalités personnelles expliquent en effet des ralliements qui pourraient paraître « contre-nature » au regard de la théorie La violence ethnique à l'épreuve des faits 865

Tableau 1. — Les principaux partis politiques au Nigeria

Г République (1960-1966) : ag : l'Action group d'Obafemi Awolowo, basé dans le Sud-Ouest, en pays yorouba. ncnc : National Council for Nigeria and the Cameroons, le parti de Nnamdi Azikiwe, qui recrute surtout en pays ibo dans le Sud-Est. nepu : Northern Elements Progressive Union, l'opposition progressiste d'Aminu Kano dans le Nord. nndp : Nigerian National Democratic Party, le parti dissident de Samuel Akintola dans le Sud-Ouest yorouba. ndc : Congress de Harold Wilcox-Biriye dans le pays ijaw du delta du Niger. npc : Northern People's Congress, le grand parti conservateur du Nord, dirigé par Ahmadu Bello et accusé de servir les intérêts de l'aristocratie haoussa-peule : au gouvernement à Lagos avec le NCNC. UMBC : United Middle Belt Congress, le parti de Joseph Tarka et des minorités du centre du pays, proche de l'Action group. UNIP : United National Independence Party d'Eyo Ita, qui regroupe deux petits partis de la région de Calabar, le National Independence Party et l'United Nigeria Party. IIe République (1979-1983) : gnpp : Great Nigerian People's Party, la formation du millionnaire Ibrahim Waziri dans le Nord-Est kanouri. npn : National Party of Nigeria, le parti du président Shehu Shagari, soupçonné d'être infiltré par une « mafia de Kaduna » haoussa-peule. NPP : Nigerian People's Party, l'héritier du ncnc de Nnamdi Azikiwe, qui quitte le gouvernement en 1981. PRP : People's Redemption Party, l'opposition haoussa d'Aminu Kano dans le Nord, qui reprend l'idéologie de la nepu. UPN : Unity Party of Nigeria, successeur de l'Action group yorouba. IIIe République (1992-1993) : NRC : National Republican Convention, de centre droit, avec Bashir Tofa pour candidat. SDP : Social Democratic Party, de centre gauche, avec Moshood Abiola candidat aux présidentielles de 1993. IVe République (depuis 1999) : pdp : People's Democratic Party d'Olusegun Obasanjo, bien implanté dans le Nord et le Sud-Est. ad : Alliance for Democracy, opposition limitée au pays yorouba. APP : All People's Party, surnommé Abacha People's Party parce qu'il comprend beaucoup d'anciens suppôts de la dictature militaire. 866 Marc-Antoine Pérouse de Montclos ethnique. En témoigne, dès avant l'Indépendance, la création de l'UNiP d'Eyo Ita, un Efik de Calabar qui quitte les Ibo du ncnc de Nnamdi Azikiwe et rejoint Tag du Yorouba Obafemi Awolowo. Annonciatrice de la difficulté à former de véritables partis nationaux au Parlement, l'affaire a eu valeur de défi, car c'était précisément après s'être retrouvé dans l'opposition en pays yorouba, aux élections de 1951, que Nnamdi Azikiwe avait pris le contrôle du gouvernement à dominante ibo de la région Est et en avait évincé sans ménagement Eyo Ita et les ministres « dissidents » du ncnc (tableau 1). Aujourd'hui, la compétition oppose fréquemment les gouverneurs à leurs adjoints, par exemple à Kano et à Lagos en vue des élections de 2003. Le 23 décembre 2001 dans l'État d'Oshun, de telles querelles, répercutées au sein de I'ad, provoquaient même l'assassinat de Bola Ige, le ministre de la Justice du président Olusegun Obasanjo. Les affrontements entre notables sont redoutables. Ils ont entraîné l'implosion de partis comme I'ag à l'Indépendance, dégénérant jusqu'à la crise constitutionnelle de 1965, et miné des formations ouvertement ethniques comme le mosop (Movement for the Survival of ) de Ken Saro-Wiwa, qui avait accusé le premier président du mouvement, Garrick Leton, de « rouler » pour le sdp de Moshood Abiola en 19921. La mort brutale de ce dernier, devenu un martyr yorouba après l'annulation de son élection par les militaires en 1993, devait finalement arranger une opposition fragmentée en la débarrassant d'un leader contesté et en lui permettant de se réorganiser plus rapidement fin 1998. Connus pour leurs disputes fratricides, qui motivèrent le premier coup d'État militaire du pays, en 1966, les Yorouba font figure de cas d'école en la matière. « Que Dieu préserve le Nigeria des Yorouba », proclamait ainsi un sénateur de la IIe République, exprimant bien la réputation d'ingouvernabilité de ces derniers2 ! L'effondrement de l'empire d'Oyo et la guerre civile qui s'ensuivit ont en effet ravagé l'ensemble du pays yorouba au xixe siècle et se sont prolongés jusqu'à aujourd'hui. Signe d'une indéniable continuité historique, les conflits à répétition des guerriers Modakeke, venus demander l'asile politique dans la ville d'Ife en 1847, comptent à présent parmi les plus meurtriers du genre, les scarifications des visages ayant, en l'occurrence, facilité le repérage des communautés en lice.

1. Ken Saro-Wiwa [1998], My life, my struggle (unaccepted address to the Ogoni civil disturbances tribunal) «, in CDHR (éd.). Ken Saro-Wiwa and the Crises of the Nigerian State, Lagos, Committee for the Defence of Human Rights, p. 357. 2. Lai Joseph [1995], Nigeria : Shadow of a Great Nation, Lagos, Dubeo Press Ltd, p. 299. La violence ethnique à l'épreuve des faits 867

4. De quelques autres clivages

Le constat oblige en fin de compte à se pencher sur les clivages qui travaillent les communautés de l'intérieur : lignes de fractures sociales, dissensions personnelles, conflits de générations, différences de genre, oppositions religieuses, professionnelles, corporatistes, etc. De fait, une analyse un peu fine détruit rapidement l'image d'Épinal des Big Three constitués en blocs homogènes et monopolisant le pouvoir. Dans chaque communauté, il ne faut pas sous-estimer, notamment, l'influence des cadets sociaux et des femmes, trop souvent occultée, en politique, par la figure du notable et de l'Ancien. La force invisible de cette « majorité silencieuse » n'est pas négligeable. Les réseaux de femmes, par exemple, jouent fréquemment un rôle capital dans la propagation des rumeurs et des émeutes, à l'instar des regroupements mikiri - un terme ibo provenant de l'anglais meeting. Dans la tradition yorouba, en particulier, les femmes sont si importantes que le pouvoir est représenté par des travestis. Certaines participèrent même aux guerres de l'Empire d'Oyo au XIXe siècle, telles Tinubu, une riche commerçante qui se dressa contre les amazones du Dahomey à Abéokuta, ou Omosa, la fille du roi d'Ibadan, le basorun Ogunmola, qui se chargea d'approvisionner la ville en armes. Aujourd'hui, on se souvient surtout de la première, qui devint l'héroïne des nationalistes à l'Indépendance et donna son nom à une place centrale de Lagos Island. Mais combien d'autres restèrent dans l'ombre à bénir les guerriers et à inciter leur mari à partir au combat, quitte à promouvoir ensuite des tentatives de médiation et de réconciliation ? N'oublions pas non plus les suffragettes yorouba qui, dès avant l'Indépendance, réclamèrent le droit de vote.

5. Des conflits de générations

S'agissant des compétitions pour le pouvoir, les jeunes ne sont pas non plus absents de la scène politique. Ainsi, la lutte contre le colonisateur doit beaucoup à des jeunes diplômés qui, à travers les partis et les associations d'originaires, ont investi l'appareil étatique en minant l'autorité des Anciens. Les conflits de générations ont en effet pris de l'ampleur à mesure que l'allongement de l'espérance de vie retardait l'accession des quadragénaires aux postes de direction. La confrontation a parfois été meurtrière. Autrefois, les Yorouba se débarrassaient de leurs leaders séniles en incitant les rois cacochymes à se suicider. 868 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

Aujourd'hui, ils recourent à l'assassinat politique. Les rivalités entre classes d'âge ont engendré un bon nombre de combats, y compris parmi les miliciens yorouba d'une organisation clandestine et extrêmement violente comme I'opc (Oodua People's Congress), qui s'est scindée en deux factions à partir de 1999 : l'une, « élitiste », dirigée par le Dr Frederick Fasehun ; l'autre, « populiste », menée par un menuisier du nom de Ganiyu Adams1. À la fois fier et honteux de ses origines populaires, ce dernier a généralement préféré se présenter comme « décorateur d'intérieur » plutôt que comme simple artisan. Ce faisant, « l'ennemi public numéro un » de la police nigériane a mis en évidence des clivages de classes qui, en l'occurrence, ont recoupé les écarts entre générations. Parti défendre la tradition yorouba, Ganiyu Adams n'a jamais renoncé à plier le genou en guise de soumission devant les oba et il admettait avoir suivi les conseils des Anciens pour se rendre aux autorités judiciaires fin 2001. De fait, les chefs coutumiers ont continué d'exercer une influence qui a pu exacerber les différenciations sociales et les luttes politiques. Dans le Nord musulman, en particulier, l'opposition entre roture et noblesse a constitué un véritable fonds de commerce pour les partis favorables à l'émancipation des masses, la nepu et le prp. Assurément, le Nigeria n'a pas échappé aux confrontations de classes.

6. Des lignes de fracture sociale

Dès avant la colonisation, notamment, les inégalités sociales ont été aggravées, sur la côte, par la traite transatlantique et, en zone sahé- lienne, par les raids musulmans. De façon moins criante et capitalis- tique qu'en Amérique, l'esclavage domestique de l'Afrique ancienne suivait à sa manière une logique d'exploitation économique. Sous l'apparence d'une relative tolérance, les maîtres laissaient les esclaves s'enrichir pour, une fois ceux-ci morts, s'emparer d'un patrimoine qui, à l'exception du cas des serfs yorouba, n'était pas transmissible à leurs

1. Face au premier, âgé de 69 ans en 2003, le second se prévalait de ses 33 ans pour souligner les avantages de la jeunesse : « Après tout, déclarait-il, Jésus-Christ avait 28 ans lorsqu'il a commencé à prêcher ! Le député Anthony Enahoro, lui, avait 23 ans lorsqu'il a déposé sa motion en faveur de l'indépendance du Nigeria en 1953. Quant à Obafemi Awolowo, il n'en avait pas 50 lorsqu'il a pris la tête du peuple yorouba. La sagesse, résultat de l'expérience, est différente de la connaissance, qui s'acquiert par l'éducation et la fortune. Pour ma part, je viens d'une famille pauvre mais ça ne m'empêche pas d'avoir des rudiments de science politique et de droit. Ma brouille avec Fasehun est d'ordre idéologique. Elle ne vient pas de ce que l'un a des diplômes et l'autre non. Je suis le produit de la démocratie et mes partisans comptent tout autant de lettrés que dans les rangs de Fasehun » (communication personnelle, Lagos, 2 novembre 2001). La violence ethnique à l'épreuve des faits 869 descendants et héritiers naturels1. Bien qu'atténués, de tels clivages ont pu perdurer jusqu'à aujourd'hui. Dans le Nord, les anciens esclaves sont devenus des petits cultivateurs en pays haoussa, des artisans en ville, des mineurs sur le plateau de Jos ou des soldats de seconde classe. Les stigmates liés à une origine servile ou à une profession déconsidérée - du forgeron « maléfique » au pêcheur « impur » en passant par le tanneur « nauséabond » - n'ont pas disparu. Dans le Sud, le servage a également persisté à cause des progrès de l'économie de marché, des gros besoins en main-d'œuvre pour une agriculture extensive et d'une tradition qui consistait, le temps d'un apprentissage, à confier aux riches la descendance des familles pauvres. En 1927, la tentative, par le colonisateur, de régulariser le travail des mineurs n'a rien changé sur le fond malgré l'imposition d'une grille salariale, l'interdiction de l'asservissement des adolescents de moins de 16 ans et l'obligation, pour les créanciers, de fusionner le service et le remboursement d'une dette. En dépit de la monétarisation de l'économie, de la diversification des sources de crédit et de la popularisation des clubs d'épargne sous la forme de tontines, les serfs ont continué de gager leur propre force de production ou celle de leurs enfants pour s'acquitter de leurs obligations sociales et payer des frais de mariage ou d'enterrement extrêmement onéreux. Le sens de l'honneur a justifié des pratiques qui, somme toute, valaient mieux que le vol, présentaient l'avantage d'assurer la fonction disciplinaire de l'éducation des enfants et permettaient de rentabiliser la charge d'une progéniture trop nombreuse. Après la fièvre du boom pétrolier des années 1970, de surcroît, la récession économique a entraîné un endettement croissant des ménages, voire, en milieu rural, un retour au servage sous couvert d'apprentissage ou de métayage, ce sans parler des trafics d'enfants ou de femmes.

II. DU RÔLE DE L'ÉTAT

Force est pourtant de reconnaître que les inégalités sociales, aussi criantes soient-elles, ont peu structuré les luttes politiques au Nigeria. En fait d'affrontements de classes, les partis en compétition ont rarement affiché de véritable idéologie et ils ont presque tous inscrit leurs

1. David Northrup [1981], The ideological context of Slavery in Southeastern Nigeria in the 19th century, in Paul Lovejoy (éd.). The Ideology of Slavery in Africa, Bervely Hills, Sage, p. 1 10. Les discriminations ont parfois été extrêmes, par exemple chez les Ibo entre les hommes libres, dits diala ou amadi, et les esclaves ohu ou les intouchables osu. En pays yorouba, les malheureux destinés à des sacrifices religieux ne jouissaient d'aucun droits « civiques » relativement aux serfs et aux esclaves de cour. 870 Marc-Antoine Pérouse de Montclos programmes dans une perspective « développementaliste » assez vague, à l'instar du welfarism du président Azikiwe à l'Indépendance, qui louvoyait entre capitalisme et socialisme. Dans le cadre du régime parlementaire inauguré en 1999 ont en réalité cohabité deux grands réseaux de pouvoir qui se sont complétés en parallèle plutôt qu'ils ne se sont concurrencés : celui des partis politiques, essentiellement le prp, I'ad et I'app, et celui des lobbies régionalistes Afenifere dans l'Ouest, Ohaneze dans l'Est et Arewa dans le Nord. Autant les affiliations ethniques ont pu l'emporter sur les divisions partisanes, autant les apparentements territoriaux ont transcendé les solidarités de type lignager, par exemple à travers les réunions informelles mais assez régulières des gouverneurs des États ibo, yorouba, côtiers ou sahéliens.

/. Discriminations et sentiments ethniques

De tels lobbies régionaux donnent un sentiment de « déjà vu » quand on évoque le rôle joué par l'Union Ibo, par la Société des Descendants d'Oduduwa et par le Congrès des peuples du Nord au moment de l'Indépendance. Les membres ď Afenifere, ď Ohaneze et du Forum Arewa n'ont pas toujours su éviter les tentations ethniques, auxquelles a répondu, en écho, le discours provocateur d'organisations extrémistes, au premier rang desquelles l'OPC (Oodua People's Congress), du côté yorouba, ou le massob (Movement for the Actualisation of a Sovereign State of Biafra), du côté ibo. Figure éminente ď Afenifere, assassiné en 2001, Bola Ige s'était spécialement fait remarquer par la vigueur de ses diatribes et de ses incitations à la haine1. Les autres personnalités ď 'Ohaneze ou du Forum Arewa, elles, n'ont pas plus développé de vision d'ensemble du Nigeria. Depuis 1999, elles se sont surtout mobilisées pour défendre leur cause au Parlement ou devant la Commission d'enquête sur les violations des droits de l'homme, présidée par le juge Chukwudifu Oputa. Mais en fait de réconciliation nationale, aucun leader « ethnique » n'a eu le courage de présenter publiquement des excuses pour les exactions commises par « sa » communauté à l'encontre d'une autre. Bien au contraire, les activistes politiques, élus ou non, ont plutôt mis en avant la discrimination dont « leur peuple » était victime. Les Ijaw, par exemple, ont accusé le gouvernement de les réprimer avec d'autant plus de férocité qu'ils détenaient, selon eux, 80 % des res-

1. Mohammed Abubakar Siddique [1999], Chief Bola Ige and the Déstabilisation of Nigeria, Zaria, Centre for Democratic Development Research and Training, 31 p. La violence ethnique à l'épreuve des faits 871 sources en hydrocarbures du pays. Forts de cette légitimité, ils ont justifié leurs velléités d'insurrection en arguant de la marginalisation politique et économique du quatrième groupe ethnique du Nigeria. Déjà en 1966, leur sous-représentation parlementaire au niveau national et régional avait servi de prétexte pour proclamer une éphémère république ijaw1. Le sentiment de discrimination éprouvé par une communauté est toujours sujet à manipulation. Dans cette optique, l'ethnie doit surtout être appréhendée comme un mode de mobilisation commode pour des politiciens en veine de popularité. En analyser le réel impact sur la violence nécessite alors de revenir sur la construction des stéréotypes communautaires au Nigeria. En effet, la fabrication d'identités collectives ne laisse pas d'étonner lorsqu'elle distingue des catégories de populations plus « méritantes », plus « martiales » ou plus « criminelles » que d'autres ! Des observateurs soutiennent ainsi que les minorités de la Middle Belt seraient fondamentalement opposées aux démocraties parlementaires à cause de leur entrisme dans l'armée2. Autrefois, elles allaient souvent faire la guerre pour le compte des Haoussa-Peuls et elles ont donc investi massivement la carrière militaire, notamment les Tiv, qui ont constitué jusqu'à 20 % des fantassins de l'armée de terre3. Cependant, depuis que la troupe a goûté au pouvoir, les populations du Nigeria central auraient pris leurs distances avec des Big Three en train de « s'enrichir sur leur dos ». Un pareil revirement expliquerait les tentatives de coup d'État de 1976 puis de 1990, ainsi que le fédéralisme du général Go won, un homme de la Middle Belt qui incarna la position de ces minorités dans un régime militaire. Tout aussi singulier apparaît le triptyque selon lequel les Haoussa seraient des conservateurs-nés, les Yorouba des socialistes en herbe et les Ibo des capitalistes forcenés. La rigidité féodale de la stratification sociale des Haoussa a justement favorisé l'éclosion de partis politiques, la nepu et le prp, qui sont les seuls du Nigeria à avoir développé une rhétorique de lutte des classes. Les velléités socialistes du Sud-Ouest, elles, laissent songeur quand on sait qu'un milliardaire véreux comme

1. Les protestations de ce genre ne sont pas nouvelles et rappellent les doléances d'autres minorités de la région Est au début des années 1950, quand les élus de Calabar se plaignaient de n'avoir qu'un seul portefeuille ministériel dans une province trois fois plus peuplée que le territoire du Sud-Cameroun sous mandat britannique, qui en disposait de cinq, les provinces ibo d'Owerri et d'Onitsha en ayant, pour leur part, respectivement cinq et quatre... 2. Matthew Hassan Kukah et Toyin Falola [1996], Religious Militancy and Self-Assertion : Islam and Politics in Nigeria, Aldershot, Avebury, p. 226. 3. J. M. Dent [1971], The military and politics : A study on the relation between the army and the political process in Nigeria, in Robert Melson et Howard Wolpe (éd.), Nigeria : Modernization and the Politics of Communalism, East Lansing, Michigan State University Press, p. 457. 872 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

Moshood Abiola a pu devenir le héraut des Yorouba. Les Ibo, enfin, comptent quelques personnalités progressistes, tel Arthur Nwankwo, et nombre d'entre eux sont convaincus d'être « faits » pour la démocratie. La valeur de ces stéréotypes dépend finalement de leur formulation à l'intérieur ou à l'extérieur du groupe. L'image positive qu'une communauté projette d'elle-même n'est pas plus correcte que sa représentation négative par d'autres. À l'instar des Yorouba qui, en dépit de leurs compromissions, se vantaient de constituer l'avant-garde « éclairée » de l'opposition à la dictature Abacha, les Ibo ont ainsi exalté leurs vertus démocratiques à l'occasion de la proclamation d'une république du Biafra qui devait vite se transformer en dictature de guerre, avec l'élimination des opposants et le massacre des minorités suspectées de trahison ou de sabotage1. Après la défaite de 1970, les Ibo n'en ont pas moins continué de prétendre incarner un idéal individualiste et égalitariste fondé, en l'occurrence, sur le passé magnifié de leurs « républiques villageoises »2. La réalité historique est, là encore, quelque peu différente du mythe, puisque les sociétés acéphales de la région avaient fini, avant la colonisation, par accoucher de petits royaumes, notamment dans le Sud-Est avec l'oligarchie esclavagiste et théocratique du culte d'Aro. À défaut de s'imposer à l'ensemble du pays ibo, ces monarchies embryonnaires ne paraissaient guère démocratiques3. Un diagnostic similaire peut être porté à propos de communautés voisines comme les Ibibio, dont certains arguent qu'ils étaient « prédisposés » à se structurer en État4. En vérité, l'organisation politique des Ibibio avant l'arrivée du colonisateur n'était sans doute pas plus avancée que celle des autres peuples de la région. Leurs villages ne répondaient à l'autorité d'aucun pouvoir central et étaient vaguement dirigés par des chefs, les obong ou edidem. A contrario, ce faible déve-

1. Le premier commandant en chef de l'armée biafraise, Njoku, a par exemple été emprisonné deux mois après la déclaration d'indépendance et n'a été libéré qu'à la victoire des fédéraux. Le leader de la sécession, Ojukwu, lui a imputé les revers militaires des Ibo et s'est débarrassé de cette façon d'un rival potentiel, qui avait participé à la junte Ironsi en janvier 1966 avant d'échapper de peu au contre-coup d'État de juillet suivant. Cf. l'autobiographie de Hilary Njoku [1987], A Tragedy without Heroes : The Nigeria- Biafra War, Enugu, 4th Dimension, 235 p. Voir aussi le compte rendu du directeur des services de renseignements militaires biafrais : Bernard Odogwu [1985], No Place To Hide : Crisis and Conflicts Inside Biafra, Enugu, Fourth Dimension Publishers, 271 p. 2. Voir, par exemple, l'étude réalisée à grands renforts de sondages sur la petite communauté de Nji- koka dans l'Anambra : Lambert U. Ejiofor [1981], Dynamics of Igbo Democracy. A Behavioural Analysis of Igbo Politics in Aguinyi Clan, Ibadan, University Press Ltd, 240 p. 3. A. Ikechukwu Okpoko [1996], The Igbo state system, in J. Isawa Elaigwu et E. O. Erim (éd.). Foundations of Nigerian Federalism : Precolonial Antecedents, Abuja, National Council on Intergovernmental Relations, vol. 1, p. 82-111. 4. M. E. Noah [1996], The Ibibio state system, in J. Isawa Elaigwu et E. O. Erim (éd.), Foundations of Nigerian Federalism : Precolonial Antecedents, Abuja, National Council on Intergovernmental Relations, vol. 1, p. 134-52. La violence ethnique à l'épreuve des faits 873 loppement institutionnel a précisément été un facteur de promotion puisqu'il a facilité l'accès à la modernité et l'éducation occidentale. Alors que les États précoloniaux les plus aboutis, tel le califat de Sokoto, firent preuve d'une grande résistance au modèle britannique et réussirent à imposer leur pouvoir féodal aux natives authorities du Nord, les Ibibio se sont vite insérés dans le système étatique importé par les Européens.

2. De la nécessité d'une perspective historique

L'Histoire nous éclaire sur les fondements objectifs des constructions ethniques à cet égard. Au regard de l'impact qu'elles peuvent avoir sur l'usage de la violence en politique, les identités collectives n'ont aucun sens en dehors de leur contexte social et économique : ce sont plutôt les différentiels de développement et d'accès aux ressources qui, à partir d'une base rationnelle, ont aiguisé les passions et les sentiments de discrimination. Les niveaux d'éducation, notamment, s'avèrent essentiels car ils soulignent les intérêts communs d'une certaine élite, d'une part, et creusent les clivages dits ethniques, d'autre part. Les populations musulmanes du califat de Sokoto en fournissent un exemple connu. À de rares exceptions près, elles ont surtout fréquenté les écoles coraniques du fait que les Britanniques avaient empêché les missions chrétiennes d'enseigner dans le Nord afin de ne pas heurter les sensibilités religieuses de la région. À l'Indépendance, les musulmans, qu'il s'agisse des Haoussa ou des Kanouri, se sont retrouvés en fort mauvaise posture pour postuler aux emplois d'une fonction publique en voie d'africanisation, ce qui explique en partie leur engagement dans une armée moins soucieuse que l'administration de recruter des diplômés. De façon plus feutrée, de tels phénomènes caractérisent également les chrétiens du Sud, où les populations côtières, plus tôt instruites que les habitants de l'arrière-pays, ont d'abord été les mieux servies. Dans un premier temps, la traite transatlantique a exacerbé les clivages entre les esclaves razziés dans les terres, essentiellement les Ibo et les Ibibio, et les négriers qui s'étaient saisis de l'occasion pour fonder des petits royaumes maritimes, tels les Efik, les Ibani, les Andoni ou les Ijaw1. Les Ibibio, les Ibo et les Urhobo de l'hinterland ont ensuite souffert

1. Tandis que les Ibibio étaient directement livrés aux Efik de Calabar ou aux Ibani de Bonny, qui les appelaient quaw. les Ibo, eux. étaient capturés par le sous-groupe des mercenaires Aro et revendus à des intermédiaires Enyong. Umon ou Akunakuna-Agwagune qui contrôlaient la rive occidentale de la Cross River du pays ogoja jusqu'au plateau tiv... 874 Marc-Antoine Pérouse de Montclos du dynamisme intellectuel et économique des communautés qui monopolisèrent les transactions avec les Européens dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La colonisation a alors permis la promotion sociale des anciens esclaves, qui ont investi massivement les écoles de missions et l'administration « indigène ». Résultat, de nombreux Ibo devaient occuper des positions de pouvoir à l'Indépendance, quitte à en profiter pour prendre leur revanche. Premier ministre de la région Est à la fin des années 1950, Michael Okpara a ainsi menacé de disperser et déporter sur des terres sèches les pêcheurs considérés comme des « fauteurs de troubles » : une mesure qui annonçait le sort des minorités suspectées de sabotage par les Ibo et placées dans des camps de concentration pendant la guerre du Biafra. Le cercle infernal des vengeances ne s'est pas arrêté une fois le conflit terminé. Un bon nombre de « collaborateurs » ralliés aux sécessionnistes furent « liquidés » dans les années qui suivirent, et même beaucoup plus tard, à l'instar de ce chef traditionnel dont l'assassinat par la jeunesse ogoni devait valoir à l'écrivain Ken Saro- Wiwa d'être pendu par la junte militaire en 1995. Sur le plan économique, l'enjeu des compétitions dans la région a naturellement suivi l'évolution des échanges lorsque la traite, déclinante, a été relayée par le commerce d'huile de palme, une ressource « inerte » plus difficile à transporter dans la mangrove que des esclaves « automobiles ». L'apparition de nouveaux biens et de multinationales, au sens moderne du terme, a entraîné de fortes rivalités qui ont durablement marqué la région, suscitant des alliances en « peau de léopard », à l'instar des Kalabari et des Andoni contre les Ibani, les Bille, les Nembe ou les Okrika. Grosso modo, les communautés se sont d'abord disputées entre elles, puis se sont aussi opposées aux maisons de commerce britanniques qui commencèrent à pénétrer l'arrière- pays dans les années 1870. L'imminence de l'Indépendance devait certes changer la donne. Mais en 1948, à propos de simples droits de pêche, les Okrika et les Kalabari se faisaient encore la guerre avec des canons rouilles qui dataient du début du siècle et firent plus d'une centaine de morts ! À partir de 1956, la découverte et l'exploitation du pétrole ont alors relancé et exacerbé les antagonismes locaux. La localisation des gisements a créé des inégalités comparables à celles du commerce d'huile de palme autrefois. Aujourd'hui sur le site d'Obagi, où Elf fournit près de 2 000 emplois pour quelque 80 000 habitants, la redistribution des richesses, sous la forme de projets de développement, excite la jalousie des villageois alentour, de la même façon que la Royal Niger Company avait pu, en son temps, privilégier les Kalabari d'Abonnema au La violence ethnique à l'épreuve des faits 875 détriment des Nembe, coupables d'avoir attaqué son siège d'Akassa en 1895. Conjugué à la sophistication et à la prolifération des armes à feu, l'argent facile de l'or noir a indéniablement enflammé les hostilités. Mais les autochtones se défaussent à présent de leurs responsabilités en niant l'ancienneté de confrontations mises uniquement sur le compte de l'arrivée - somme toute récente - des compagnies pétrolières. Les activistes écologistes, en particulier, expliquent l'échec de la coordination des communautés rurales en dénonçant les tactiques de division du gouvernement et des multinationales, ce sans parler des difficultés de communications dans les bras tortueux du delta du Niger. Le leader du mosop, Ken Saro-Wiwa, avait notamment accusé Shell d'armer les Andoni contre les Ogoni. Pour autant, pêcheurs andoni et cultivateurs ogoni se disputaient effectivement des droits de préséance en ce qui concernait la démarcation de leurs terres, de leurs rivières et des circonscriptions chargées d'envoyer des représentants siéger à l'Assemblée des chefs traditionnels à Enugu dans les années 1950. Qui plus est, des incompréhensions juridiques et linguistiques ont pu attiser les conflits : avec les Ogoni, les Andoni n'avaient pas mis en place les procédures de compensation analogues à celles qui leur permettaient de régler à l'amiable les litiges les opposant aux Ibani ou aux Kalabari en cas de meurtre.

3. Un système fédéral biaisé

L'analyse des violences communautaires ne doit pas s'arrêter à une lecture économique. La compétition pour l'accès aux ressources comporte d'indéniables aspects culturels et religieux, tandis que les différentiels de développement et d'éducation ne suffisent pas à structurer le champ du politique. La force du sentiment de discrimination ethnique, en particulier, n'est pas toujours fonction de l'état réel du niveau de vie dans une région donnée. Pour beaucoup, sa traduction en termes politiques dépend tout à la fois de manipulations par le haut et par le bas, notamment dans le cadre d'un État qui, sous prétexte de lutter contre les discriminations sociales, favorise les attachements au terroir par le biais de quotas privilégiant les « indigènes » et contrariant les pratiques traditionnelles d'assimilation informelle. Une caractéristique pour le moins surprenante du fédéralisme à la nigériane est en effet d'avoir institué une citoyenneté à deux vitesses : l'une pleine et entière pour les autochtones dans leur État d'origine, l'autre au rabais pour les allogènes, c'est-à-dire les migrants considérés 876 Marc-Antoine Pérouse de Montclos localement comme des « étrangers » parce qu'ils proviennent d'autres régions du pays. Les Constitutions de 1979, 1989 et 1999 ont délibérément pénalisé ces derniers en les écartant des recrutements dans la fonction publique et des procédures d'admission à l'université, réservés en priorité aux citoyens capables de prouver que leur famille était établie sur place depuis au moins trois générations. Auparavant, les conditions d'éligibilité aux assemblées régionales définies par les Constitutions de 1960 et 1963 imposaient seulement un âge minimal de 21 ans et une période de résidence allant d'un an dans le Sud à trois ans dans le Nord. Désormais, il n'en est plus rien et les autorités semblent avoir définitivement renoncé à la formule du gouverneur de l'État du Plateau en 1976, le capitaine Dan Suleiman, qui avait proposé un délai de vingt ans pour accorder aux « immigrés nigérians de l'intérieur » les mêmes droits qu'aux autochtones. Quand on s'intéresse à la prévention de la violence politique, le système fédéral nigérian paraît assez paradoxal de ce point de vue. Au sortir de la guerre de sécession biafraise, il a certes permis de maintenir l'unité du pays et d'apaiser ses tendances centrifuges, quitte à favoriser l'émergence de réseaux concurrents et à créer toujours plus d'États fédérés ou de collectivités locales. En même temps, la fragmentation de l'administration territoriale a facilité la suppression des contre-pouvoirs régionaux et la concentration des mécanismes de décision entre les mains du gouvernement fédéral, notamment en période de dictature militaire. Ces deux mouvements concomitants de morcellement et de centralisation ont, chacun à leur manière, exacerbé des sentiments régionalistes en renforçant les droits des autochtones et en suscitant des récriminations contre la captation des ressources locales par un gouvernement fédéral censé ensuite les redistribuer à l'échelle nationale. La prolifération des circonscriptions administratives est particulièrement impressionnante au niveau du « troisième tiers » du système fédéral, avec 301 local government areas en 1976, 453 en 1989, 589 en 1991 et 776 en 1996. Dans certaines régions, le nombre de collectivités locales a même pu être multiplié par six (voir tableau 2). En dépit de pouvoirs restreints par rapport aux États fédérés, les local governments représentent en effet un enjeu politique du fait qu'ils permettent d'avoir accès à une petite part du « gâteau national ». A sa manière, la création de collectivités locales est d'ailleurs rassurante car, témoignant d'un besoin d'État de la part des lobbies communautaires qui réinvestissent l'appareil administratif, elle s'apparente à une forme de participation au jeu politique, fût-ce par la violence et au détriment d'autres canaux de représentation. Dans l'État de Bayelsa, La violence ethnique à l'épreuve des faits 877

Tableau 2. — Les gouvernements locaux de l'Akwa Ibom, un record de densité

État de l'Akwa Province d'Old Ibom = 10 gouvernements État de l'Akwa Calabar = 6 districts locaux en 1987 Ibom = 3 1 gouvernements en 1928 puis 20 en 1989 locaux en 1999

Abak Abak Abak Eastern Obolo Eket Ekpe Atai Ekpe Atai Essien Udim Essien Udim Etin Ekpo Eket Etinam Etinam Ibeno Ikono Ibesikpo Asuian Ibiono Ibom Ikot Abasi Ika Ikot Ekpene Ikot Ekpene Ikono Ikot Abasi Itu Ikot Ekpene Mbo Ini Itu (Ikot Abasi) Mkpat Enin Mbo Nsit Ubium Mkpat Enin Nsit Ubium Okobo Nsit Ibom Onna Obot Akara Itu Okobo Oron Onna Oruk Anam Oron Oruk Anam Ukanafun Udungu Uko Uyo Uquo Ibeno Ukanafun Uquo Ibeno Uruan Uruan Uyo Urue Oruko Uyo

par exemple, la jeunesse ijaw a pu se battre pour obtenir de nouvelles collectivités locales. Mais elle a boycotté les élections régionales de janvier 1999, qui durent être repoussées à la fin du mois et dont le taux de participation ne dépassa pas les 20 %, contre 50 % à l'échelle nationale. 878 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

4. Du provincialisme à la nigériane

Plusieurs raisons expliquent un pareil entêtement à lutter pour des entités administratives de plus en plus petites, fuite en avant qui favorise une centralisation grandissante du système. 1 / Un premier motif, d'ordre financier, tient au mode de redistribution des ressources gouvernementales. Qu'il s'agisse d'États fédérés ou de collectivités locales, deux entités valent mieux qu'une car la répartition des revenus du pouvoir central se fait, pour beaucoup, à parts égales entre les unités administratives considérées. Les conseils de collectivités locales jouissent en outre d'une certaine marge de manœuvre qui leur permet de produire leurs propres revenus. Ils ne se sont d'ailleurs pas privés de créer des impôts au mépris des lois fédérales, sans se préoccuper de leur éventuelle duplication au regard de la fiscalité nationale ; des produits aussi divers que variés ont été taxés, de l'antenne de télévision à la radio dans les automobiles, en passant par la vignette des véhicules utilitaires, les échoppes de marchés ou les publicités dans la rue... L'établissement d'une circonscription supplémentaire, enfin, s'accompagne de recrutements dans la fonction publique locale, de la construction de bâtiments administratifs et, donc, de l'attribution de contrats sur des marchés publics très ouverts à la prévarication. À leurs débuts, les nouvelles autorités bénéficient notamment de subventions spéciales qui ont, par exemple, permis à la bourgade d'Uyo - promue chef-lieu de l'État d'Akwa Ibom en 1987 - de devenir une des seules villes du sud du Nigeria à disposer de trottoirs et d'un éclairage public convenable. 2 / Des manipulations purement politiciennes ont également pu hâter le processus de morcellement de la fédération nigériane. Chaque collectivité locale, d'abord, sert à définir les circonscriptions électorales, ce qui excite les velléités de « charcutage » en vue d'un scrutin régional ou national. Les États musulmans du Nord ont souvent été privilégiés à cet égard. L'État du Niger, terre natale du général Baban- gida, disposait ainsi de 19 collectivités locales pour un nombre d'habitants deux fois moindre qu'à Lagos ; et cette dernière, fief de l'opposition, n'avait que 15 collectivités locales alors qu'à population égale, l'État de Kano en avait 341. L'établissement de collectivités locales, ensuite, permet de se constituer des clientèles politiques. Un tel mobile explique pourquoi les gouverneurs élus en 1999 se sont empres-

1. Oyeleye Oyediran [1997], The reorganization of local government, in Larry Jay Diamond, Anthony Kirk-Greene et Oyeley Oyediran (éd.). Transition Without End: Nigeria Politics and Civil Society Under Babangida, Boulder, L. Rienner, p. 200. La violence ethnique à l'épreuve des faits 879 ses de satisfaire la demande « populaire » en bafouant ouvertement les critères de masse démographique, de viabilité économique et de contiguïté géographique censés guider la formation de nouvelles entités administratives. 3 / Les manipulations politiques « par le haut » ne sont cependant pas seules responsables du fractionnement de l'administration territoriale. Le morcellement du Nigeria répond pour beaucoup à des dynamiques « du bas » qui en dessinent la toile de fond et dont il nous faut maintenant dire un mot, étant donné leur importance structurelle, notamment sur le plan foncier. De fait, les luttes pour le pouvoir au niveau le plus fin transcrivent des enjeux politiques qui se sont d'abord cristallisés autour de la nomination ou de la création de chefs coutu- miers à la tête des native authorities du temps de la colonisation, puis autour de la formation des collectivités locales après l'Indépendance. La compétition, en l'occurrence, a pris un tour sanglant aussi bien dans les territoires les plus riches du Nigeria, en particulier les régions pétrolifères, que dans les plus pauvres, comme la Middle Belt, où les affrontements ont opposé des communautés rurales dont les différenciations ethniques recoupaient des antagonismes religieux et socioprofessionnels.

5. Des luttes foncières

Longtemps minoritaires dans le cadre colonial de la division de Pankshin, les Ron et les Mwaghavul du plateau de Jos, par exemple, étaient des communautés fort proches, autrefois unies par des attaques conjointes contre les Birom. Mais la pression foncière les voit bientôt en venir aux mains à propos de leurs droits coutumiers sur la terre, d'abord dans le cadre juridique du tribunal, puis sur le terrain de la violence lorsque la création de la collectivité locale de Bokkos les sépare des Mwaghavul et des Pyem de Mangu en 1991 '. À cheval sur la ligne de démarcation entre ces deux circonscriptions administratives, les Mwaghavul refusent alors de se placer sous l'autorité des Ron. Les premiers incidents, en octobre 1992, sont suivis, en mai 1995, d'affrontements beaucoup plus graves, que les partis politiques exploitent afin de gagner des voix. À partir de 1992, les Ron, qui avaient soutenu le npp contre les Mwaghavul du npn pendant la IIe Répu-

1. En 1982, le gouverneur civil de l'État du Plateau avait déjà créé une collectivité locale de Bokkos, supprimée deux ans plus tard par la junte militaire. Cf. Shedrack Gaya Best et I. Abulrahman [1999], The Mangu-Bokkos conflicts on the Jos Plateau, in Isaac Olawale Albert et Onigu Otite (éd.). Community Conflicts in Nigeria, Ibadan, Spectrum Books, p. 247-273. 880 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

blique, rejoignent les rangs du sdp tandis que leurs opposants penchent du côté de la nrc. Cela explique notamment que le gouverneur de l'époque, un homme du sdp, ait étouffé le rapport de la commission d'enquête du juge Jummai Sankey sur les événements de 1992, qui faisait porter la responsabilité des troubles sur les Ron. En définitive, la formation de nouvelles entités administratives n'évite jamais la présence irréductible de minorités toujours plus petites. Elle déplace simplement les problèmes à une échelle plus fine. La création des collectivités locales de Mangu en 1976 puis de Bokkos en 1991 a ainsi avivé les tensions entre les Mwaghavul et les Ron1. Dans la collectivité locale de Bokkos aujourd'hui, rien ne dit que les Kulére ne vont pas, à leur tour, s'opposer un jour aux Ron, dont ils acceptent encore l'autorité du chef coutumier, mais pour combien de temps ? Du fait de la très grande hétérogénéité de sa population, le plateau de Jos se prête bien à de telles rivalités : litiges frontaliers des Mangu contre les Fier en 1984, les Bokkos en 1992-1995 puis les Changal en 1997 ; violences entre les Birom et les Haoussa sur la route de Bukuru à Gyero en 1997 ; disputes entre les Bassa et les Igbirra dans la collectivité locale de Toto ; incursions des Tiv dans les régions de Doma, Awe et Keana, etc. Exacerbées par la poussée démographique, les tensions foncières sont fondamentalement à l'origine de tels affrontements. Historiquement, le colonisateur avait tenté de protéger la petite paysannerie des compagnies concessionnaires qui, à l'instar de leurs homologues au Congo, cherchaient à mettre la main sur de vastes pans du territoire nigérian. Dès 1912 à la conférence de Londres organisée sous l'impulsion d'une Aborigines Rights Protection Society fondée en Gold Coast en 1897, les Britanniques avaient publiquement renoncé à s'approprier les terres vacantes de leurs colonies en Afrique de l'Ouest. Au Nigeria, le gouverneur Lugard avait confirmé de pareilles dispositions afin de préserver et consolider l'emprise des chefferies coutumiè- res qu'il avait associées au pouvoir dans le cadre des native authorities. Mais à partir des années 1960, les élites postindépendance ont bouleversé la donne, d'abord en rognant les attributions foncières des autorités traditionnelles, puis en nationalisant les terres au cours de la décennie suivante. En guise de réforme agraire, le Land Use Act

1 . Un pareil problème affecte évidemment les autres régions du Nigeria. Dans l'ancienne collectivité locale de Takum, par exemple, la création de deux entités, l'une pour les Chamba et les Jukun, l'autre pour les Kuteb, a accentué les différenciations ethniques. À Takum, les Jukun doivent à présent calmer les dissensions entre leurs clans Tigun, Ndoro, Nama, Jibu, Ichen et Kpanzun, les Chamba ayant apparemment moins de difficultés à gérer leurs principaux lignages, les Tikari, les Lufum, les Daka Jidu et les Paati. Dans la nouvelle collectivité locale d'Ussa, les Kuteb, de leur côté, ont également le plus grand mal à apaiser la discorde apparue au sein de leurs clans Ayikuben, Mamu, Ohomeghi et Bete. La violence ethnique à l'épreuve des faits 881 de 1978 a paradoxalement ouvert la voie à une agriculture capitaliste en permettant au gouvernement de confier les terres inexploitées à ses clients et aux grandes firmes marchandes. Une telle évolution a largement contribué à envenimer et à politiser la question. Entre le local et le global, le régional et le national, les plus petits conflits de terroir révèlent ainsi de subtiles interdépendances qui les insèrent dans le jeu compliqué et violent des manipulations politiciennes. Instrumentalisée à bon escient, l'ethnie, de ce point de vue, n'est jamais qu'un mode de mobilisation, bien plus qu'un réseau de pouvoir. Elle se dilue en quelque sorte dans la complexité d'intérêts divergents et parfois contradictoires qui, non contents de brouiller les pistes, transcendent les différences culturelles, religieuses et partisanes pour former des lobbies économiques sur des bases régionales redéfinies suivant les besoins de la cause. De par sa constitution fédérale et son système de quotas, l'État nigérian favorise indéniablement de telles dynamiques. De par sa légitimité encore mal assurée, il se révèle, en outre, très ouvert aux manœuvres d'entrisme lorsqu'il s'agit de promouvoir un groupe particulier. De par sa grande fragilité, enfin, il oblige le gouvernement à alimenter de larges clientèles en redistribuant les faveurs sous la forme de diverses prébendes, notamment par le biais de contrats frauduleux qui font de la corruption et de la prédation un véritable système politique. Quel que soit l'angle par lequel on l'aborde, la violence se nourrit indiscutablement des difficultés d'organisation de l'État. Certes, la dimension politique de la question ne doit nullement occulter les aspects identitaires, religieux ou culturels des conflits de nature économique. Mais l'argument ethnique, lorsqu'il revient à défendre les intérêts d'une communauté, renvoie fondamentalement à une logique de pouvoir. Régime présidentialiste ou dictature militaire, le gouvernement nigérian n'a pas résolu tous les problèmes que pose la mise en œuvre d'une redistribution équitable des ressources du pays. Avec des quotas en guise de péréquation, le système fédéral est très contesté au vu de sa centralisation et de sa gestion personnalisée. Aussi les divers mouvements de protestation n'ont-ils de cesse de réclamer la tenue d'une conférence nationale et souveraine : une demande que les élections présidentielles et législatives d'avril 2003 n'ont certainement pas apaisée, quitte à confirmer et banaliser l'usage de la force comme mode de revendication politique... VOLUME ХХХ1У № 3. SEPTEMBRE 2003

internationales

José ВмсеЯоLerégionalisme libéralisme Ruiz caribéen intergouvernemental et le nouveau 357

Virgile Perret 381 Les discours sur la société civile en relations internationales : Portée et enjeux pour la régulation démocratique de la mondialisation (Note)

Véronique Dimier 40 1 L institutionnalisation de la Commission européenne (DG Développement) : Du rôle des leaders dans la construction d'une administration multinationale, 1958-1975 (Note)

Bernard Lemelin 429 La guerre de Corée et son impact sur les États-Unis : Un regard analytique 50 ans plus tard (Note)

ÉTUDE BIBLIOGRAPHIQUE

Pierre Jolicœur 459 La reconstruction après conflit dans les Balkans : Impact du Pacte de stabilité de l'Europe du Sud-Est

Direction et rédaction : Institut québécois des hautes études internationales, Pavillon Charles- De Koninck, Université Laval, Québec QC, Canada, G1K 7P4, (418) 656-2462, téléc. : (418) 656-3634, [email protected], www.iqhei.ulaval.ca. abonnements : Les demandes d'abonnement, le paiement et toute correspondance relative à ce service doivent être adressée au Service des abonnements, Institut québécois des hautes études internationales, Pavillon Charles-De Koninck, Université Laval, Québec QC, Canada, G1K 7P4, (418) 656-3813, téléc. : (418) 656-3634. Les cartes Visa et Mastercard sont acceptées. Abonnement annuel : Quatre numéro par an (20 $ le numéro) Canada États-Unis Autres pays Individu 45$ CAN 50$ CAN 70$ CAN Étudiant 30$ 35$ 50$ Institution 60$ 70$ 90$