MARCEL PAGNOL

on vieux Marcel, me dit alors , avec M des yeux embués des larmes qu'il avait aussi dans la voix, mon vieux Marcel, je sais que tu m'aimes bien. Alors, tu vas me promettre quelque chose. Il était fort tard dans cette nuit de 1929. Je promis sans discuter. Nous buvions au triomphe de Topaze, triomphe tel que nous avions dû copieusement l'arroser. — Mon vieux Marcel, continuait mon ami, si par bonheur tu me survivais et qu'on te demande de prononcer mon éloge funèbre... Il écarta de la main mes protestations et continua avec un entêtement qui sur l'instant me déplut : — Tu auras peut-être du chagrin. Seulement fous-nous la paix avec tes sentiments. Tout ce que je te demande, c'est de les amuser comme j'aurais essayé de le faire si j'avais encore été là. J'ai promis. Nous étions jeunes alors. Et pour longtemps.

alheureusement, mon vieux Marcel, aujourd'hui je ne peux pas M tenir ma promesse. Tu étais plus grand que tu ne croyais. La qu'on dit tellement ingrate s'aperçoit qu'elle vient de perdre un auteur de génie. Et alors, moi, ton ami, je ne peux pas amuser des gens qui m'abordent dans la rue sans me connaître en me disant : — Croyez-vous... Cest terrible ! Quelle tristesse ! Ce pauvre Pagnol! Quand nous buvions en 1929 au succès de Topaze, tu ne prévoyais pas ton avenir. Tu ne savais pas que tu écrirais dans la Prière aux étoiles : « Le passé n'est pas grave. Il n'a pas d'importance auprès de l'avenir. Parce que, dans notre passé, il n'y a jamais notre mort. Dans notre avenir elle y est toujours. » 514 MARCEL PAGNOL

Or ta mort à toi, elle met* toute la France en deuil, simplement. En t'en allant, tu lui enlèves un peu de sa gloire et — plus grave encore — tu lui fais perdre un ami et un des bienfaiteurs de l'humanité. Pas tout à fait cependant. Car, pas bête, tu avais fait des films. Ils nous gardent ce bonheur que tu savais donner à ton public, ces dizaines de millions de spectateurs que tu as rendus heureux, légers, tendres, vifs et meilleurs parce qu'ils ont ri et pleuré à Marius, à Fanny et à César.

arcel Pagnol est né en 1895, à Aubagne, à vingt-huit kilomètres de Marseille. Ce qui, naturellement, en fait un faubourg de la ville. Vingt-huit kilomètres qu'est-ce que c'est pour les Marseillais. Surtout en 1895 ! Son père était instituteur. Un instituteur exemplaire dont Mgr Etchegaray n'hésitait pas à dire : « Ce petit homme sans la foi a l'âme d'un saint. » Marcel était sans doute de son avis. Car lorsqu'on inaugura à Marseille le lycée Marcel Pagnol, il déclara : « Ce lycée portera mon prénom suivi du nom de mon père, l'instituteur de Saint-Loup. » Sur les années d'enfance et d'adolescence de Marcel, je n'aurai pas l'outrecuidance d'en écrire. Il l'a fait mieux que moi et aussi bien que Jean-Jacques Rousseau dans trois chefs-d'œuvre, la Gloire de mon père, le Château de ma mère et le Temps des secrets. Tout en poursuivant au lycée des études approximatives, il rem• porta quelques diplômes qui lui permirent par la suite d'être pion à Condorcet et même d'y faire plus tard la classe d'anglais. Pagnol est certainement le seul professeur d'anglais qui ait transporté l'accent de sa bonne ville dans la langue de Shakespeare. Et si vous entendez un jour quelqu'un vous dire « Zat is ze questionn' ? », vous saurez qu'il était à Condorcet sous Pagnol. Tout en poursuivant flâneusement ses études, celui-ci ne restait pas inactif. Il composait une tragédie en quatre actes et en vers, Catulle, dont il a reconnu parfois que sa publication fut une impru• dence. Mais il ne s'en aperçut pas sur-le-champ. Quand on a écrit une tragédie, on ne reste pas à Marseille. La première fois que je rencontrai Marcel Pagnol, c'était dans les coulisses de l'atelier de , mon domicile d'alors. Lucien Arnaud assure que je couchais dans le lit à colonnes de Volpone et que je payais mon loyer en balayant le théâtre. Marcel, lui, était attiré invinciblement par une jeune pensionnaire (elle avait prouvé son talent à diverses reprises) mais n'était pas jolie, au sens banal du terme. Comme je m'étonnais de son choix, Marcel me répondit avec un accent que l'amour transposait en clameurs : « O jobastre ! O malheureux ! Tu ne te rends pas compte que c'est • 1. PoifCBT - PSOMltT*|Br -

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Contrat entre Marcel Pagnol et Raimu, 1935 (P. Roger Viollet). 516 MARCEL PAGNOL la seule de toutes ces gentilles capable de m'aimer toujours ou de me haïr. C'est Colomba, le poignard dans la jarretière. » Orane Demazis, la Fanny de la célèbre trilogie, a prouvé qu'il voyait juste. A cette époque, Marcel avait un visage émacié et blême, des yeux profonds et lumineux et la maigreur d'un stockfisch. Il habitai1' boulevard Murai. Drôle d'appartement pour un enfant d'Aubagne ! La lumière n'y pénétrait que craintivement. Il n'y vivait pas comme un Mros Murger, mais bien plutôt comme un gitan. 11 fabriquait des pièces de théâtre avec le soin et la fantaisie d'un travailleur de l'osier. Du linge, étendu sur des séchoirs improvisés, traversait la pièce en tous sens. La chambre à coucher était si petite que pour s'étirer en se réveillant Marcel devait ouvrir la fenêtre. La salle de bains était occupée par une mystérieuse machine avec laquelle, un peu tous les jours, Marcel cherchait (comme jadis Nicolas Flamel la pierre philosophale) la formule du mouvement perpétuel. Mais c'était un travail de longue haleine. Il nous disait, à Steve Passeur et à moi qui étions devenus ses amis : « Je voudrais bien vous épater, mais je n'en suis pas encore là. » En attendant, et sans y attacher trop d'importance, il écrivait en collaboration avec un jeune journaliste, Paul Nivoix, un concentré d'amertume et d'ironie, les Marchands de gloire. Au concierge qui leur demandait à quoi pouvaient bien s'occuper toutes les nuits ses deux locataires : « Nous faisons une pièce de théâtre », répondait orgueilleusement Marcel. Après un instant de stupeur et de rêverie, le gardien s'excusait : « Ben... moi, vous voyez... je n'aurais pas la patience. » Les Marchands de gloire reçurent immédiatement l'accueil délirant de la critique. En comparant les auteurs à Becque et à Mirbeau, elle ne pouvait leur faire plus de tort. Becque et Mirbeau étaient, bien qu'estimés, les bêtes noires de la critique, mais surtout du public. Le succès matériel ne répondit pas au triomphe de la générale. Aussi, un soir où les arrivants lui paraissaient vraiment trop silencieux, le producteur Fernand Rivers insultait son régisseur : « Mais enfin, mon vieux, qu'attendez-vous pour les laisser entrer ? » Après avoir fait représenter une jolie pièce, Jazz, Marcel com• mença à écrire en même temps Topaze et Marius. Imaginez ce que cela représente de précision dans l'esprit, quitter le bar de la Marine pour retrouver la salle d'études du collège et l'inventeur des vespa• siennes transportables pour le jeune garçon de bar qui rêve des îles Sous-le-Vent ! Ce devait être difficile, en effet. Et j'ai la preuve que c'est moi qui suis responsable du triomphe de Topaze. J'ai la lettre dans laquelle Marcel me dit : « Topaze me dégoûte extrêmement. Et si tu ne m'avais pas aussi longuement et aussi férocement traîné dans la boue, j'aurais tout lâché. » MARCEL PAGNOL 517

Quelques mois après, une seconde lettre de Bruxelles me disait : « Marcel, si tu étais aussi gentil que beau (toujours l'exagération méridionale) tu prendrais sous ton bras le manuscrit de Topaze que tu as et tu le déposerais au Théâtre de à l'adresse de Mme Léon Volterra. » J'ai donc deux titres à la réussite de Topaze : celui de manager et celui de garçon de courses. Devenu riche, il prétendait avec raison : « Au moment de ma plus grande purée, j'avais des amis qu'aucun milliardaire n'aurait pu se payer. » Je pense bien ! Steve Passeur, Henri Jeanson, Nivoix, Léopold Marchand, Jacques Théry, Jean Sarment, Roger Ferdinand, Paul Vialar, de temps à autre Jacques Natanson, Jacques Deval et même Armand Salacrou ; pour ne rien dire de certain manager garçon de courses indispensable et bien-aimé. Nous étions de vrais amis. Pas comme ceux de maintenant. Nous mettions du parti pris et de l'injustice au service de l'amitié. Mais, et c'est ce qui arrive souvent dans ces cas-là, Topaze ni Marius n'ont eu besoin de notre injustice ni de notre parti pris. Marcel est probablement le seul qui n'ait pas réalisé immédiatement l'importance des succès qu'il avait obtenus. Avec son père, toutefois. L'immortel chasseur de bartavelles était monté à Paris. On avait joué Topaze trois cents fois et Marius commençait sa triomphale carrière. M. Joseph Pagnol assista à la représentation de Topaze, puis à celle de Marius. Il vit avec plaisir des salles combles hurler de rire, applaudir quelquefois pendant plusieurs minutes. Mais son fils cons• tatait avec chagrin que l'instituteur exemplaire ne se déridait pas et il lui demanda pourquoi :. « Tout ceci est très joli, répondit M. Pagnol père... mais pourrais-tu me dire un peu de quoi tu vis? » Marcel avait du génie. Certaines de ses répliques sont déjà des proverbes. « L'honneur, c'est comme les allumettes, ça ne sert qu'une fois. » « La mort, c'est tellement obligatoire que c'est presque une formalité. » « Les chemises de nuit n'ont pas de poches. » Raimu disait de lui : « Ce diable de Pagnol, je sais pourquoi il a tout ce succès : c'est parce qu'il est plus public qu'auteur. » Eh bien, mon cher Marcel, il faut que je te quitte maintenant. J'ai tâché de te faire un adieu pas trop long et pas trop triste. Je voudrais que notre adorable Jacqueline, et René et Frédéric le trouvent convenable. On devrait toujours écrire les adieux à ses amis lorsqu'ils sont bien portants. Parce que leur mort vous abrutit et vous empêche de vous attendrir comme il faut. Enfin, je te remercie tout de même. En vivant jusqu'à ce jeudi, tu m'as permis d'être pendant cinquante ans ton ami, ton copain et ton admirateur. MARCEL ACHARD de l'Académie française