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en marge (nous sommes alors dans les années 1960, puis 1970) l’un des symptômes d’une société française sur le point de craquer. La guerre , Mahomet et les pères d’Algérie terminée, l’acceptation de la con­ traception hormonale, la dépénalisation de jésuites : le prix du rire l’interruption volontaire de grossesse. Hara Kiri accom­pagna tout cela, y participa. Il est bien difficile, aujourd’hui en , de mer, mais bien à offenser. Ce sont des temps Le succès grandissant, le mensuel donna prendre la mesure des échos qu’ont pu avoir, déraisonnables, des temps qui réclament de naissance à un hebdo. Puis le général de Gaulle en Europe et dans , les événements retrouver quelques-uns des phares de notre mourut. Et la bande dirigée par Georges tragiques qui viennent de se produire à . civilisation. A commencer par ce prêtre-mé- Bernier (le «») et François En trois jours, dix-sept personnes ont été decin-écrivain : François Rabelais, dont on Cavanna osa une couverture qui fut alors ­assassinées de sang-froid au nom d’Al-Qaïda oublie souvent qu’il est mort cent ans préci- perçue comme un blasphème.1 Un blasphème et de l’Etat islamique. Deux terroristes (Ché- sément après la naissance de Léonard de suffisant pour que le ministre de l’Intérieur rif et Saïd Kouachi) se réclamant de l’organi- Vinci. François Rabelais et le rire, un sujet de l’époque décide de tuer le titre. Mais la sation terroriste Al-Qaïda dans la péninsule qui a durablement tracassé la Renaissance. France était celle de 1970. Et la joyeuse bande arabique (AQPA) ont investi les locaux du L’humour suivra. La politesse du désespoir, des impies en créa aussitôt un nouveau, celui journal satirique Charlie Hebdo, mercredi 7 vraiment ? qui, quarante-cinq ans plus tard, est sancti- janvier à la mi-journée. Ils y ont assassiné «Ensemble eulx, commença rire maistre Jano- fié – «» dans une partie du un agent d’entretien, un brigadier du ser- tus, à qui mieulx, mieulx, tant que les larmes monde libre. vice protection, un policier, les dessinateurs leur venoient es yeux : par la vehemente concu- On connaît la suite. Le nouveau numéro, , , Honoré, , Wolinski, tion de la substance du cerveau à laquelle furent dit «des survivants». Le dessin de Une, signé , psychanalyste et chroniqueuse, exprimées ces humiditez lachrymales, et trans- , représentant le prophète Mahomet te- le chroniqueur , Mustapha coullées jouxte les nerfs optiques.» nant une pancarte «Je suis Charlie». Associé Ourad, correcteur et Michel Renaud, fonda- – Gargantua, XIX au dessin, ce commentaire : «Tout est par- teur du festival Rendez-vous du carnet de Rire, le propre de l’homme ? C’est aussi donné». Nouvelles condamnations. Embar- Voyage. l’une des manières de rentrer dans l’actuelle ras de nombre des médias anglo-saxons. Le lendemain jeudi 8 janvier, une policière tragédie collective française. Car l’un des Etranges tourmentes. Jusqu’aux pères jé- municipale était abattue par un troisième fils rouges, curieusement caché, semble bel suites qui, en France, semblent ne plus être terroriste () qui, le lende- et bien être l’humour. L’humour plus que la ce qu’ils étaient. Quels démons les ont donc main, a assassiné quatre clients juifs d’une simple caricature. C’est bien l’humour qui habités pour qu’ils en viennent à publier un épicerie kasher. Amedy Coulibaly se récla- instant, sur le site de leur célèbre revue Etudes, mait quant à lui de l’Etat islamique. Les quelques-unes des Unes de Charlie Hebdo trois criminels ont été abattus le 9 janvier en tournant la religion catholique en dérision.­ fin de journée par les forces de l’ordre. «Audace et courage. Parmi les nombreux Peu après, une journée de deuil national hommages vus, lus et entendus ces jours-ci était marquée par de très nombreux rassem- à la liberté d’expression, en voici un très blements et marches silencieuses à travers la fort, commente Jérôme Cordelier sur le site France mais aussi dans le monde. Quelques du Point. Il émane des pères jésuites d’Etudes. actes de violence ont aussi été commis Les animateurs de cette revue intellectuelle, contre des mosquées. Durant la journée de fondée en 1856 et dont l’audience et l’in- deuil national, des professeurs se sont in- fluence dépassent largement les cercles ca- quiétés : certains de leurs élèves trouvaient tholiques, ont publié sur leur site internet des arguments de nature à justifier les assas- les caricatures de Charlie Hebdo... sur le pape sinats des collaborateurs de Charlie Hebdo. Les et les catholiques. Un choix osé que le rédac- marches d’hommage se sont poursuivies sa­ teur en chef François Euvé justifie ainsi : «Je medi à travers la France. Celles du dimanche­ n’étais pas lecteur de Charlie Hebdo. De ce

11 janvier ont réuni près de quatre millions D.R. que j’en percevais, j’étais plutôt critique sur de personnes. Une quarantaine de chefs d’Etat leur façon de parler de religion, mais je et de gouvernement avaient exprimé leur fonde l’aventure (et qui explique le succès) pense qu’il était important de montrer notre soutien à la France et participaient au défilé de cette entreprise post-dadaïste que fut capacité à accepter cette forme de dérision organisé à Paris. Hara Kiri et qui s’épuise aujourd’hui dans le pour nous...» Voilà pour l’essentiel de la tragédie. Ce sont sang avec Charlie Hebdo. Un humour auto- Cette publication, ô combien symbolique, là des faits qui n’ont guère été interprétés. qualifié de «bête et méchant». Un humour, a suscité beaucoup de débats. Y compris au Pour l’heure, la métaphore politique guer- nous dit-on aujourd’hui, qui avait quelque sein de la Compagnie de Jésus. A l’instar du rière semble tout emporter. Aucun élément chose de spécifiquement français. Cela reste père Henri Madelin, qui fut le directeur ou presque d’analyse de cette catharsis en à démontrer. Une association d’esprit anar- d’Etudes, certains jugent cet acte "masochiste" abyme. Des mots reviennent à la surface, chiste, de vulgarité de façade, de combat anti­ et considèrent qu’il n’était pas opportun. Il comme blasphème. On entend à nouveau dis­ publicitaire permanent et de dérèglement aurait fallu publier d’autres caricatures, pas serter sur la laïcité. Des philosophes étran­ges des sens hebdomadaire. Sans oublier de purs seulement celles antichrétiennes,…» revendiquent un droit, non plus à blasphé- moments de grâce et d’intelligence. C’était Humour et religion. Croire et se détacher

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58_61.indd 1 19.01.15 12:17 de la représentation de sa croyance ? Accepter que des mécréants puissent, dans l’espace carte blanche Dans la salle d’attente, le patient est assis public laïc, jouer avec les images de ses re- avec sa sœur et le sourire. Après m’avoir sa- liques, les objets de son culte est une chose. lué, sa sœur précise : «Je suis venue avec Diffuser, de son propre fait, les caricatures Comme un ciel… lui, pour que vous voyiez qu’il n’est pas seul». ainsi élaborées en est une autre. C’est, au Nous entrons dans la salle de consultation. minimum, savoir manier les différents degrés Les premières lueurs du jour apparaissent. C’est le patient qui débute la conversation de l’échelle de l’humour et de la distancia- Les reflets du lever du soleil se devinent sur avant de s’asseoir : «J’ai cru comprendre par tion. Il est vrai qu’à cet exercice les Jésuites les montagnes en face. Le ciel devient bleu le regard de la radiologue que cet examen ont rarement été les derniers. Voici ce que limpide, beau et rassurant. Pourtant, il souffle n’annonçait rien de bon… Je vous écoute.» nous dit la rédaction d’Etudes pour justifier une petite bise rafraîchissante. Très vite, on Après s’être assis, il ajoute : «Mais n’ayez pas son geste : voit apparaître de légers nuages dans le ciel, peur !» « Peut-on rire de tout, même de la religion ? qui s’installent et se noircissent. Le vent siffle Avec émotion et par le courage que me Comment ne pas s’indigner devant cet assassi- davantage, faisant danser les arbres dans une donnent le patient et sa sœur, je leur annonce nat perpétré de sang-froid ? L’attentat qui a tué agitation saisissante. Les nuages foncés de- la dangerosité de l’alerte. Il me répond alors : 12 personnes à la rédaction de Charlie Hebdo viennent oppressants et menaçants. Un air «Oh, vous savez, je n’ai pas peur des orages. nous remplit d’horreur. A travers un journal et électrique se fait ressentir. Le ciel semble J’en ai vécu plusieurs… J’ai remarqué qu’il y ses options, c’est la liberté d’expression qui est alors prêt à faire éclater sa colère et sa rage. a toujours un calme après la tempête. Et ma visée par le terrorisme. Les réactions unanimes Je suis en train de suivre un patient de 75 sœur est toujours là pour me tenir le para- qui se sont manifestées, à droite comme à gauche, ans qui a connu plusieurs tempêtes. pluie.» parmi les croyants comme parmi les incroyants, Quand j’ausculte le ciel et que le temps Alors mes pensées s’envolent… invitent à ne pas céder à la peur et à défendre une pourrait s’annoncer mauvais, je propose un société plurielle. check-up météorologique. Cela d’autant plus Nous avons fait le choix de mettre en ligne que, par le passé, cumulus ou infarctus ont quelques caricatures de Charlie Hebdo qui se déjà bien fait des dégâts et plusieurs dé- rapportent au catholicisme. C’est un signe de compressions de bronchopneumonie chro- force que de pouvoir rire de certains traits de nique obstructive du ciel ont nécessité des l’institution à laquelle nous appartenons, car mises à l’abri en milieu médicalisé. c’est une manière de dire que ce à quoi nous Les prévisions annoncent un diagnostic de sommes attachés est au-delà des formes toujours mauvais augure. A l’examen de l’horizon, on transitoires et imparfaites. L’humour dans la foi observe une perte de poids inexpliquée de 13 kilos sur six mois. Au coucher du soleil,

est un bon antidote au fanatisme et à un esprit de D.R. sérieux ayant tendance à tout prendre au pied de quand il devient rouge sang, un syndrome la lettre. inflammatoire important apparaît. Les nuages, Il n’a pas peur d’une tempête. Il sait qu’après Nous exprimons par là notre solidarité à pâles, sont à l’évidence anémiques. un ouragan, le calme peut revenir. Et si ce l’égard de nos confrères assassinés, des autres Nous décidons d’utiliser des moyens com­ calme doit être dans l’au-delà, il est prêt. victimes, de leur famille et de leurs amis.» plémentaires pour analyser ce qui se prépare. Fina­lement, il a moins peur que moi. Il me L’humour dans la foi un bon antidote au Au centre, dans un nuage noirci, la sonde paraît préparé à abandonner la vie et à s’en- fanatisme ? L’humour dans la foi ? L’humour météorologique a trouvé une tumeur mena- voler s’il le faut. Il est mieux paré à regarder pour l’humour de Dieu ? François Cavanna çante s’étant déjà dispersée en d’autres pe- les éclairs, entendre le tonnerre et subir la (1923-2014) a écrit bien des choses sur un tel tits centres tout autant menaçants. grêle, que moi je le suis pour lui. sujet. Et Reiser en a dessiné. Sans oublier Comment annoncer au patient ce mauvais Le sapin au centre de la ville est maintenant Gébé, Fournier, Topor, Copi et nombre de temps qui semble prêt à éclater ? Je le con­ décoré. Les lumières scintillent à chaque celles et ceux que Choron, le professeur, nais depuis quelques semaines seulement. coin de rue. Le froid devient plus intense. avait accepté au numéro 4 de la rue qui Ancien technicien de gare, il est actuelle- Certains flocons ont déjà décidé de rendre porte toujours son nom. On la trouve dans le ment retraité. Je sais qu’il n’a ni enfant ni visite aux pavés. Les passants se cachent le 9e arrondissement de la capitale. Elle n’est compagne et qu’il vit avec sa sœur. Je pense visage dans leur chaude écharpe. pas très longue, prend naissance rue de fréquemment à cette consultation qui s’an- Au vu de l’effervescence des fêtes qui Maubeuge pour s’achever rue des Martyrs. nonce sombre. Comment va-t-il réagir à ­approchent, nous organisons rapidement cette nouvelle tempête ? Qui le tiendra pour avec le patient un rendez-vous chez le spé- Jean-Yves Nau qu’il ne s’envole dans la tornade ? Aura-t-il un cialiste afin d’analyser cette tornade et de [email protected] manteau assez étanche pour combattre les comprendre au mieux comment l’aborder en pluies diluviennes ou un paravent assez fort limitant les dégâts. Au moment de terminer 1 Dix jours avant la mort du général de Gaulle (9 novembre pour contrer cette bise violente ? la consultation, le patient me demande : 1970), un incendie dans une discothèque à Saint-Lau- rent-du-Pont (Isère) avait fait 146 morts. Tous les jour- – Est-ce que l’on se revoit quand même naux parlèrent alors du «bal tragique». Au lendemain du juste avant Noël ? Au cas où une petite pluie 9 novembre Hara Kiri hebdo titre en couverture de façon sobre, sans aucun dessin, avec un seul encadré noir, Coralie Wenger-Bonny viendrait à ruisseler sur mon visage si on «Bal tragique à Colombey – un mort». Le titre est aussitôt Chemin de Pierrefleur 54 imaginait que… j’aurais envie de verser une interdit de paraître par le ministre de l’Intérieur, Raymond 1004 Lausanne Marcellin. Faisant fi de l’interdiction, l’équipe décide que [email protected] larme, juste un coup ? le journal doit continuer à paraître et trouve la parade en – Oui, vous pouvez compter sur moi. le relançant sous un autre titre, celui de Charlie Hebdo.

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