Des machines, des hommes, la jF7 Les nouveaux sorciers

11, Philippe E r a n i a n

Des machines, des hommes, la F 1

Les nouveaux sorciers

Texte de François Dauré

calmann-lévy

à Karine

à Garp

«à l'envers des nuages, il y a toujours un ciel» Muhammad al Saytury

Warm up

Une année durant, Philippe Eranian a posé son regard en noir et blanc sur la « dream team » de la Formule 1. De l'usine aux circuits, en se fondant dans la vie de ceux qui conçoi- vent, ceux qui fabriquent, ceux qui exploitent, ceux qui font gagner un V10 devenu réfé- rence absolue, ceux qui forment l'indispensable logistique et, surtout, ceux qui ont initié cette aventure et fédèrent toutes les énergies... L'objectif était de montrer que la formi- dable - au sens premier du terme - machine à victoires qu'est Sport, fonde sa réussite sur une âme. Une façon de mettre en lumière les hommes de l'ombre, de refléter l'éclat des héros, en soulignant l'expression de l'effort, de la concentration, de la volonté, de la réflexion, de l'émotion - crainte, tension, déception, satisfaction, joie, allégresse... Une infinité de détails qui rythment le cœur de l'équipe. Tout ce qui, en fait, n'apparaît jamais, ou sinon furtivement, en gros plan. Un monde caché derrière les toiles tendues de ses stands, discret autant que vital pour la F1. Y accé- der est aussi simple que d'entrer dans la salle des coffres de la Banque de . Promener un objectif en liberté dans ces lieux sacrés ressemble à une gageure. C'est pourtant ce qu'a pu réaliser Philippe Eranian, avec l'aide de quelques bonnes volontés au début, puis grâce à une confiance mutuelle établie avec le temps. Des heures passées à observer, à attendre, à parler, à comprendre, dans les garages des stands, dans les paddocks des circuits, sur tous les continents, de l'Europe à l'Australie, pour nous entraîner à la découverte de ces magi- ciens de la technologie moderne. Pourtant... Cinq titres de champion du monde consécutifs, cela ne tient pas de la magie. Ni shamanisme, ni sorcellerie. Sauf que... Nombreux sont ceux, encore aujourd'hui, qui n'ont pas oublié Gordini, nom associé longtemps à la branche sportive de Renault. L'usine de Viry- Châtillon porte d'ailleurs son nom. Amédée Gordini, surnommé « le sorcier » pour son génie à transformer les moteurs de base en bêtes de course - la R8 Gordini est immortelle... Ingénieurs, techniciens, mécaniciens de sont indubitablement ses descen- dants. Des petits-enfants de l'an 2000 qui jouent de l'ordinateur, de la télémétrie, là où le patriarche jouait du tournevis, de la clé de 12 et contrôlait à l'oreille le bon fonctionne- ment de sa mécanique... Histoire, tradition, passion, savoir-faire, technologie, les mots-symboles défilent à l'évocation de l'équipe de motoristes qui s'est imposée comme la valeur-étalon dans la Formule 1 des années 90. Et qui se prépare à se retirer au sommet de la gloire à la fin de 1997. Ce livre prend donc aussi la forme d'un hommage à tous ces hommes réunis dans un destin extraordinaire. Des conquêtes passées aux conquêtes présentes et à celles encore à venir, ils auront forgé une magnifique légende du sport automobile. Celle des « nouveaux sorciers ».

Viry, la forteresse Les Grands Prix commencent ici. Viry-Châtillon, quelques kilomètres au sud de , en surplomb de l'autoroute du Soleil. Au-dessus du ruban de bitume au mouvement perpé- tuel, l'usine Amédée-Gordini affiche sa raison d'être : une F1 dessinée sur le mur extérieur, sur la pelouse, devant l'entrée, de grandes oriflammes célébrant les titres mondiaux. À l'intérieur vibrent le cœur et le cerveau des moteurs V10. Un trésor inestimable, entouré des protections y afférant. De jour comme de nuit, la garde ne s'interrompt jamais. Au matin, les hommes du poste prennent la relève des vigiles. Les cerbères de l'ombre et leurs inséparables radars canins ont patrouillé depuis la tombée du jour. Autour et dans l'usine. Rapport et passation de consignes... Si le personnel doit montrer patte blanche, l'«étranger» est contraint à plus encore. Portail à commande électronique, surveillance vidéo, passage obligé au pavillon de contrôle où il faut donner son nom et le motif de sa venue, sans omettre de laisser en garantie une pièce d'identité... Le poids des mots décrirait un bunker, à une différence près, la cordialité des gardiens. Les premiers passionnés d'automobile. La frontière est franchie. Mais elle indique, en partie, l'ambiance. Attention, haute ten- sion ! Car là-haut, dans ce bureau futuriste, posé comme une passerelle au-dessus de la salle d'usinage, se décident les projets de Renault Sport. Cette grande pièce, en noir et gris, évoquant le poste de commandement du vaisseau amiral de La Guerre des Étoiles, est le théâtre de discussions techniques ou financières. La politique sportive de l'entreprise s'est jouée et se jouera encore ici... De temps à autre, cette vaste salle accueille Louis Schweitzer, le P-DG de Renault, Patrick Faure, numéro 2 de Renault et président de Renault Sport, Christian Contzen, directeur général de Renault Sport, , directeur technique de Renault Sport, Jean-François Robin et Jean-Jacques His, directeurs techniques adjoints, chargés de l'exploitation et du développement, et les différents chefs de service de l'usine. Parfois, aussi, Frank Williams et ... Les têtes chercheuses se réunissent pour définir, affiner, modifier, optimiser les projets en cours et à venir, ou encore pour négocier avec les partenaires... Désormais, chacun sait que le drapeau à damier s'abaissera définitivement fin 1997. Mais la détermination reste intacte et tous veulent vivre l'aventure jusqu'au bout. Bernard Dudot le confirme: « Malgré l'annonce de l'arrêt du programme F1, personne n'est parti. Tout le monde reste sur le pont pour atteindre l'objectif des cent victoires... » Cette marque symbolique fixée par Patrick Faure comme un ultime défi, et pour renforcer une motiva- tion qu'il craignait peut-être de voir s'effriter... Le V10 doit conserver sur la piste la posi- tion qu'il occupe sans discontinuer depuis cinq ans, la première. Garder la tête et pour cela, garder ses moteurs à l'abri des regards indiscrets. La technologie de la Formule 1 est aujour- d'hui trop pointue pour autoriser le moindre écart de conduite. Chacun, à l'intérieur de l'usine, en a pleine conscience. Au point de jeter un œil noir de reproche à l'ingénieur qui nous guide au cœur des ateliers. Ici, les détails sont classés secret défense, dans ce monde où chaque dixième de seconde sur un circuit vaut de l'or. Alors oui, Viry doit rester une forteresse.

Ateliers d'art i s tes Les meilleurs motoristes du monde œuvrent ici. Ils en éprouvent une fierté légitime sans être ostentatoire. Sur une étagère, dans le grand atelier, trônent les magnums de cham- pagne célébrant les victoires, le panneau indiquant le quatrième titre d' et les trophées du championnat du monde. Dans cette vaste pièce où se termine le montage des V10, au rez-de-chaussée, traîne encore, peut-être, un dernier parfum des garages où vrombissaient les moteurs Gordini. Mais la référence nostalgique s'estompe en un regard. Sol laqué sans tache, outils impeccablement rangés sur des établis, techniciens en panta- lons et t-shirts façon M. Propre... Que sont devenus les mécanos en combinaison bleue maculée de cambouis à qui on serrait le coude plutôt que la main graisseuse ?... Ils ont été emportés par la vague inéluctable autant que nécessaire d'organisation et de netteté. Impression accentuée un peu plus loin, au travers des différents bureaux et ateliers. Les blocs-moteurs étant fondus chez Messier, l'usine de Viry fabrique essentiellement les organes internes. Du travail d'artiste, pour certaines pièces faites, ciselées même, avec une précision digne des grands joailliers. Chaque organe est usiné avec minutie, par des machines-outils sophistiquées. Puis contrôlé et testé à l'aide de matériel de haute techno- logie. On passe des ateliers d'orfèvres, à un bureau d'étude aéronautique. Cette pièce sombre, par exemple, où l'œil est attiré par un grand halo lumineux, une sorte de grand écran radar... Enfin, telle est son apparence. Ici se vérifie, sur le principe de l'ombre chinoise agrandie, la perfection de la fabrication. La moindre aspérité, le moindre défaut apparaissent noir sur blanc. Joints, rivets, boulons passent dans ce révélateur impitoyable... Assemblés, les V10 passent ensuite au banc d'essai. Une salle des machines où les moteurs subissent des tests de fiabilité, de comportement à tous régimes, d'accélération, etc., avant d'être validés. À l'extérieur, devant la baie vitrée, face à un mur d'écrans, le « pilote», immobile, donne des coups de gaz, fait grimper les tours en surveillant les para- mètres de fonctionnement. Le moteur hurle tout ce qu'il peut, poussé à bout par son testeur... Alors que le rez-de-chaussée vit dans une animation certaine, les bureaux d'études de l'étage supérieur offrent une ambiance plus feutrée. Ce qui ne signifie pas silence et immo- bilité... Loin de là. Mais là-haut, on brûle avant tout de la matière grise. Une grande salle centrale aux bureaux cloisonnés, des écrans de CAO partout, des ingénieurs pianotant sur leurs claviers, quelques planches à dessin, symboles d'une ère pas si lointaine et pourtant déjà dépassée - «On ne s'en sert plus qu'occasionnellement», confirme Jean-François Robin-, de temps en temps un regroupement de têtes concentrées, les sourcils en accent circonflexe et le front plissé, autour d'un écran... C'est de là que naissent les améliorations constantes de cet extraordinaire moteur de F1. Car il est en évolution perpétuelle. Chaque année, depuis le RS1 historique de 1989, un nouveau type est apparu. Avec, en cours de saison, des modifications valant une dénomination particulière. 1996 était l'année du RS8, remplacé à la mi-championnat par le RS8B. Et pour sa dernière année, Renault Sport a lancé les études du RS9, au concept encore plus novateur. Il rompra, en effet, avec une tradition technique originelle, l'angle du V formé par les deux rangées de cinq cylindres ne faisant plus 67 degrés. Un dernier challenge, pour coller au slogan publicitaire de la marque : « Le meilleur moteur pour gagner, c'est innover. »

Univers élitiste et nombriliste, la F1 vit en quasi-autarcie. De mars à octobre, la cara- vane des nomades high-tech se reforme tous les quinze jours au bord d'un circuit. Chez Renault Sport, la course commence dès le lundi qui précède un Grand Prix. À Viry, les quatorze moteurs prévus, chacun dans son container, sont chargés dans la magnifique remorque « coffre-fort)) gris acier, tractée par un surpuissant - plus de 500 chevaux, il faut bien ça... - camion Renault VI Magnum. Les manœuvres du chauffeur pour entrer dans le hall de chargement sont d'ailleurs assez spectaculaires, vu la place très mesurée dont il dispose... Au circuit, la vie s'installe vraiment à partir du mercredi, régie selon des prin- cipes et des rituels précisément établis et orchestrés. Chaque team dispose de son empla- cement et pas question de déborder d'un mètre sans risquer les foudres de la toute-puissante FOCA ! Mais l'intendance de chaque équipe est parfaitement rodée, en par- ticulier chez Renault Sport. Le «coffre-fort», ainsi dénommé en raison de sa réputation d'inviolabilité comparable aux coffres de la Banque de France, qui contient, outre les très précieux et très chers V10, les six récepteurs de données informatiques et un atelier d'électronique, se parque entre les camions-ateliers Benetton et Williams, à quelques mètres de la porte d'accès aux stands. Un peu plus loin, les pullmans se rangent sur leurs espaces délimités dans le paddock. Pour Renault Sport, deux motor-homes sont nécessaires : l'un au voisinage de celui de Williams, l'autre attenant à celui de Benetton. Banquettes confortables, tables de travail, écrans de télé, antenne pour la réception satellite, ils ont pour fonction d'accueillir les réunions et briefings avec Patrick Faure, Christian Contzen, Bernard Dudot, les ingénieurs piste, mais aussi les départements presse et communication. Car, au pied de ces palaces roulants se déploient les terrasses restauration pour le personnel Renault Sport, les invités et les médias. Sous la direction d'Albert Dufrêne - patron de la fameuse Tarte Tropézienne le reste de l'année -, le camp s'organise. Montage des auvents le long des motor-homes, mise en place des cuisines - un secteur stratégique dans le paddock -, pendant qu'une autre par- tie de l'équipe installe le matériel technique dans les boxes : toute la logistique prend posi- tion dans une atmosphère détendue. Sous les auvents se déploient bientôt belles tables et grandes chaises en bois sur lesquelles Albert et ses serveuses dressent nappes en tissu et beaux couverts. La plupart du temps, les produits pour la cuisine sont apportés par le camion, mais sur quelques Grands Prix, Albert, ou Marc, le cuisinier, vont faire leur marché de produits frais à la ville voisine. Les courses pour la course... Car là aussi, on a un titre à défendre. Chaque année, un championnat du monde des cuisines du paddock couronne une équipe. Et à ce jeu, les tentes Renault Sport sont régulièrement élues comme les meilleures. Les chefs des chefs !... Le stress, la sempiternelle pression arrivent le jour des premiers essais, le vendredi. En attendant, ce sont encore des journées sur lesquelles pèse un esprit convivial. D'une équipe à l'autre, suivant les amitiés ou affinités, mécani- ciens, techniciens, transporteurs, cuisiniers se hèlent et s'interpellent dans une bonne humeur de cours de récré. Là, il est encore possible de profiter, sans honte, de ce plaisir de privilégiés. Un dîner chaleureux, une bière autour d'un bar la nuit venue, le regard détourné parfois par une beauté locale en mal de pilote... Et quelques défis de potaches, comme celui qui consiste à écrire une phrase sur le plafond d'un des bars de l'hotel Dorint, au Nurburgring, par exemple... Les voitures, le sport, les voyages, les filles, on refait le monde sans le moindre souci académique. Dans ces heures-là plane encore le souvenir nos- talgique d'une époque révolue. De l'âge du fer de la F1, quand pilotes, patrons d'écurie et mécanos arrivaient ensemble au circuit, s'installaient ensemble à l'hôtel ou dans des caravanes, partageaient le travail, les déjeuners, les dîners et jusqu'aux agapes nocturnes. Avant et après la course... Les exigences techniques, commerciales, sportives et diététiques d'aujourd'hui ont rangé ces images dans les vitrines dorées de la mémoire d'une autre génération.

Mondes parallèles au paddock Là où se croisent, se côtoient les travailleurs de l'ombre et les cibles des projecteurs. Un lieu de réception aussi, au centre du circuit, pour les médias et invités disposant du précieux sésame, une carte magnétique permettant de passer dans ces portiques qu'on croirait sortis des couloirs du métro parisien et qui isolent les VIP de la foule des quidams... Derrière les stands, zone privilégiée entourée de grillage, le paddock est cette ruche vrombissante, peuplée d'une faune aux activités assez diverses. Aux «abeilles-ouvrières», présentes depuis le mardi ou le mercredi, s'adjoignent à partir du jeudi les «abeilles- reines» : pilotes surchauffés, managers en ébullition, journalistes télé enfiévrés, attachées de presse zélées, hommes d'affaires ultra-affairés, mannequins immodérés, stars du show business encadrées... Tous et toutes atteints de «téléphoneportablite» aiguë... Dans les motor-homes, sous les auvents, dans les allées, parfois ouvertement, parfois avec grande discrétion, se créent des dialogues. Entre patrons d'écuries, entre motoristes et team mana- gers, entre team managers et pilotes... Stratégies, projets, simples rencontres amicales, le paddock est le carrefour de l'information, de la déformation parfois, de la communication en tout cas... L'attention se porte sur les têtes connues, pendant que des hommes, en tenue de travail, tentent de se frayer un chemin au cœur de cette kermesse de milliardaires... Ici, le temps c'est de l'argent. Alors, on se déplace, même pour 200 mètres, en scooter. Chaque pilote dispose du sien, peint aux couleurs de son écurie : auprès du motor-home Williams se trouvent ainsi un scooter prénommé Jacques, l'autre Damon, devant chez Benetton attendent des Typhoon aux noms de Jean Alesi, de Gerhard Berger et de Flavio Briatore... En résumé, tout ce qui fait de la Formule 1 moderne cet univers brillant et bruyant. L'expression vivante et vibrante d'un système à deux vitesses, calqué sur le principe de la société de consommation... Deux mondes parallèles et pourtant indissociables, parce que dépendants l'un de l'autre. Frank Williams, Flavio Briatore, Patrick Faure le savent pertinemment: le travail des mécanos et ingénieurs, motoristes ou châssis, a été, est et sera la rampe de lancement de leurs victoires. Fourmis des stands Ils sont toujours logés prêt du circuit et ils sont toujours les premiers dans les boxes pour préparer les voitures. « Leurs» voitures, car chacun vibre avec sa machine. Les tech- niciens, mécaniciens et ingénieurs Renault, Williams et Benetton ne comptent ni leur temps ni leurs efforts. 7 heures du matin, ils déboulent dans les stands, s'offrent un café ou un thé - on ne renie pas ses origines, britannique, française ou italienne... Et commencent leur ballet autour des châssis, des moteurs, des boîtes de vitesses, des pneus, des freins, des suspen- sions, des ailerons, etc., et des écrans de contrôle. Ils entrent dans le Grand Prix comme d'autres entrent en sacerdoce, sans considération de durée ni d'énergie dépensée. Un seul temps a de l'importance à leurs yeux : celui réalisé par leur pilote, leur voiture, à la fin des essais. Que Hill, Villeneuve, Alesi ou Berger connaisse un problème - boîte ou moteur à changer, coque endommagée après une sortie de piste... - et aussitôt le stand s'anime à vitesse V10. Recherche et sélection des pièces à remplacer dans le camion-atelier, prépa- ration des outils... Dès que la machine rentre à son box, ils sont opérationnels. Et là, on ne rigole plus. Une efficacité rodée par des années de compétition et élevée au rang d'arme redoutable. Une réparation importante peut les entraîner jusqu'à 2 ou 3 heures du matin. Peu importe ! Et même lorsqu'il ne s'agit pas de soigner une blessure, le travail des hommes de l'ombre s'achève souvent à des heures où l'ombre a envahi le circuit... Les ingénieurs et techniciens planchent, en collaboration avec Bernard Dudot, et, lorsqu'ils viennent aux Grands Prix, Jean-François Robin et Jean-Jacques His. En effet, si Dudot est toujours là, ses deux adjoints ne font pas tous les déplacements, souvent retenus par leur travail à l'usine... A l'issue des séances d'essais se tient un débriefing technique entre les ingénieurs chassis et les ingénieurs motoristes. Étude et analyse des données enregistrées par la télémétrie débouchent sur les derniers réglages des V10. Une foule de détails déterminants pour en tirer la quintessence, établis également en fonction de la façon dont l'utilisent les pilotes, souvent très différente : sur toute la plage de régimes. Il faut ensuite enchaîner le dimanche à 9 heures, sur le warm-up, ultime séance d'essais libres en configuration de course, avec les réservoirs chargés, et enfin sur le Grand Prix à 14 heures. Avec, parfois, une nouvelle partie de mécanique entre les deux... Car, si la pluie vient s'inviter, il faut alors reprendre d'autres réglages sur les châssis, adaptés au sol humide, voire détrempé. Hauteur de caisse différente, tarages de suspensions différents, pneus différents, aérodynamique différente, moteurs réglés afin de donner plus de couple pour obtenir une meilleure adhérence... Stress d'avant-course Paradoxalement, au moment où s'éteignent les feux rouges du départ, libérant les pur- sang, pour les mécaniciens, la course est terminée. Elle leur échappe. Hormis les ravitaille- ments, ils ne peuvent plus qu'attendre et suivre la progression de leur pilote sur les moniteurs de contrôle, dans le box. Car ils savent que, si la voiture rentre pour une raison quelconque, la victoire s'envole... Le stress, il apparaît nettement sur les visages trois quarts d'heure avant l'ordre du starter. Après un semblant de déjeuner, avalé rapidement. Pour certains, une part de pizza emportée de chez Albert et grignotée devant un écran, pour d'autres, une assiette dans la cabine de la remorque-atelier. Alors, tous les membres de l'équipe autorisés à res- ter dans le stand enfilent les combinaisons antifeu obligatoires. Un véritable rituel auquel chacun sacrifie avec méthode. Dans la remorque-atelier, on quitte sa tenue classique pour celle de course. Déplier les sous-vêtements collants, les enfiler, puis la combi, enfin la cagoule. Comme les pilotes... La tension monte, palpable dans le box, où les discussions et les rires se raréfient. Entre le stand et le camion-atelier, les allées et venues se multiplient, surtout pour Christian, Vincent, Éric et Denis, ingénieurs motoristes... Feuilles de notes en main, ils apparaissent et disparaissent, le pas pressé. Les visages se crispent, les estomacs se nouent... Rien à faire... Pour Christian Contzen, Bernard Dudot, les ingénieurs, les tech- niciens, les attachées de presse, les cuisiniers aussi, chaque course est un intense recom- mencement. Ne parlons pas de peur, plutôt d'émotion : « C'est comme si je me retrouvais le matin du bac à chaque fois!» avoue « Turtle», technicien motoriste attaché à Williams. Les moteurs démarrent, les voitures effectuent un tour ou deux du circuit, avant d'aller prendre leur place sur la grille. Là où tout ce qui porte le pass ad hoc - estampillé FIA - les rejoint, un quart d'heure avant l'heure H. Dans ce dernier grand show médiatique qui précède le départ, avec hôtesses sexy devant chaque voiture sur la grille, caméras, photographes, VIP, etc., chacun essaie de garder sa concentration, la tête froide et les yeux mi-clos, comme Bernard Dudot, ou de se détendre. , comme le faisait Ayrton Senna, reste sanglé et casqué dans son cockpit, s'isole dans son monde. «C'est déjà difficile et long de trouver la bonne position dans la voiture, d'être bien assis et attaché, je préfère ne plus bou- ger une fois que c'est fait », explique le prodige canadien. Même s'il ajoute : « C'est vrai que je m'ennuie un peu à ce moment-là. Un quart d'heure, c'est long...» D'autres comme Damon Hill, Jean Alesi et Gerhard Berger ressortent de la voiture, enlèvent le casque et les gants et répondent aux dernières questions des reporters. Vont s'asseoir le long du muret qui borde les stands, se dépêchent quelquefois d'aller évacuer un besoin pressant... Et décident aussi parfois, avec le team manager et leur ingénieur, d'un ultime réglage à adopter sur un angle d'aileron ou la stratégie des arrêts ravitaillement... Dernières vérifications avec les ordina- teurs portables branchés sur la voiture... Regards qui se ferment. Cinq minutes. Caméras, objectifs, micros, stars et starlettes refluent vers les boxes. Panneau annonçant « 1 minute». Evacuation de la piste. Tout est en place pour le quadrille... Dramatique dans les stands Regards tendus, poings serrés, concentrés et prêts à intervenir... Ils sont là, debout, assis ou accroupis, en arc de cercle dans le stand. Chez Benetton, comme chez Williams, les hommes de stand se regroupent autour d'un petit moniteur suspendu au-dessus de la sortie du box. Tenues ignifugées aux couleurs de Benetton, de Williams ou de Renault Sport, cagoules et masques sur la tête pour ceux qui vont intervenir lors du ravitaillement. Les hommes ont pris l'allure d'extraterrestres. Ce qu'ils deviennent un peu d'ailleurs, l'espace de chaque course : ils ne touchent plus terre, ils sont dans un monde qu'ils ont un peu créé et qui vit pour beaucoup grâce à eux... Ils sont dans la course, ils font la course, ils vivent la course et plus rien autour n'existe ! Les pneus sont disposés sur le sol, dans leurs cou- vertures chauffantes, préparés pour le premier ravitaillement. Dans les yeux et dans les têtes des techniciens, autour, les températures approchent de la zone rouge! La tension précédant l'instant fatidique de l'extinction des feux rouges où se mêle une intensité dramatique. Souvent, des accidents ont lieu dans ce rush des pilotes pour prendre la tête au premier virage. La présence du danger remonte à la conscience, même si chacun tente de la repousser aux oubliettes. La tenue « guerre des étoiles » des pompiers en bord de piste ajoute d'ailleurs un peu à ce côté dramatique de la zone des stands à l'instant du départ... Les souvenirs noirs de la terrible année 1994 ne sont pas oubliés, ils ne le seront jamais. Ils sont juste enfouis, sortilèges qu'on veut anéantir par la simple volonté de l'inconscient. Le rapport de la course et de la mort, en flirt permanent, trouble l'esprit. Passionné de sport automobile depuis très longtemps, Claude Lelouch fréquente assidûment les paddocks de F1, en compagnie de son épouse, Alessandra Martines, particulièrement du côté de Renault Sport, où il compte quelques amis. Lui aussi a été frappé par des images extrêmes. À Monaco spécialement, où le luxe ostentatoire côtoie la mort. Il se souvient avoir observé une séance d'essais, à 10 heures du matin. Dans le port, des yachts surdimensionnés, avec, sur le pont, des invités en smoking et robes habillées, autour d'une bouteille de Champagne, à peine troublés par les hurlements des moteurs et le spectacle des Formule 1 déboulant du tun- nel à 280 km/h ! À quelques encablures de l'endroit où Lorenzo Bandini s'est tué en 1967, au volant de sa Ferrari, tout près aussi de la chicane où Karl Wendlinger a perdu le contrôle de sa Sauber et failli se tuer, en 1994... Danger, peur, fascination, luxe, ici tout se mêle... Mais tous les circuits ne proposent pas des contrastes aussi choquants. Depuis les stands, on a assisté au départ. Première courbe, pas de dégât, la peur retombe, pas l'attention ni la tension ! Chaque seconde est maintenant consacrée à suivre la pro- gression de sa F1. Sur le réseau interne - sans pub -, grâce auquel on peut aussi consul- ter le classement, les temps et les écarts, au tour par tour et même sur les partiels. Premier acte terminé, le second s'annonce. Ravitaillement. Déterminé avant le départ, en fonction du circuit, de la météo, de l'évolution de la course, il peut être unique - à Monaco, par exemple, où passer au stand fait perdre beaucoup de temps -, double, voire triple... Un nouveau ballet s'organise. Devant le box, l'énorme fût de carburant Elf - du commerce -, les pneus neufs autour de l'emplacement peint en jaune sur le sol où doit s'arrêter la voi- ture. Chacun se prépare, prend sa position. Les deux « refuelers » chargés du remplissage en essence, les quatre hommes aux pistolets pneumatiques pour dévisser et revisser l'écrou de chaque roue, les quatre chargés de retirer le pneu usagé, les quatre qui posent les gommes neuves, les deux hommes qui doivent soulever l'avant et l'arrière de la machine, le chef de stand, enfin, qui tient devant le pilote le panneau « brakes on» (freins) et commande le départ à la fin de l'opération... Des manœuvres de sept à dix secondes, selon la quantité de carburant mise dans les réservoirs de la F1, et désormais d'une importance capitale sur le déroulement de la course. Alain Prost le premier avait saisi l'aspect crucial de ces ravi- taillements, en profitant souvent pour dépasser là un adversaire difficile à déborder sur la piste. Une tendance très nettement accentuée en 1996, où les performances des mono- places et la configuration de la plupart des circuits ne permettent plus le dépassement en course. Le spectacle pour le public y perd, le travail des mécaniciens s'en trouve élevé à un plan déterminant. Mais, pour choisir le meilleur moment, rien n'est simple, ainsi que le confirme Damon Hill : « Pendant la course, les liaisons radios de la voiture vers les stands sont très difficiles. On entend parfois très mal, ça crachote dans le casque, parfois rien d'audible. Il faut en même temps conduire, réfléchir, déterminer la bonne option et prendre sa décision très vite ! Ce n'est qu'après l'arrivée, lors du briefing avec les ingénieurs, que l'on peut constater si nous avons ou non suivi la bonne stratégie...» Alors, la tension intériorisée pendant les premiers tours grimpe à nouveau au cœur des stands. Prêts? Le voilà ! Au ralenti, enfin façon de parler, la voiture s'immobilise. Rush ! Instantanément, elle s'élève de quelques centimètres. Autour, ça bouillonne, sans être brouillon. Précis, rapide, efficace ! Le moteur hurle, son régime entretenu par des coups d'accélérateurs du pilote. Trois secondes, quatre, cinq, six... Autour de la F1, les bras se sont levés. Pneus OK ! Regard du chef de stand. Essence OK ! La voiture descend. Toute le monde s'écarte... Go ! Dans un nuage de gomme et de poussière et le cri déchirant du V10 déchaîné, elle quitte son box... Parcourt la « pit lane» dans le bruit rauque et cafouilleux imposé par le limiteur de régime - la voie des stands est limitée à 120 ou 80 km/h -, avant de libé- rer enfin toute sa puissance dans le chant suraigu de son V10... Fin du deuxième acte et retour autour des moniteurs... Un troisième, souvent, suit, identique. Et jamais la pression ne tombe. À deux tours de la fin, après une heure et demie ou deux heures à ce régime, lorsque la victoire ou le podium est en vue, commence alors une nouvelle migration. On traverse l'allée des stands pour se poster sur la bordure en béton le long de la piste. L'excitation et la joie de la victoire submergent les mécaniciens, les techniciens, les ingé- nieurs... Des boules de nerfs qui explosent au dernier tour, agglutinées sur le bord de la pit lane pour saluer leur pilote passant sous le drapeau à damier... Pour Renault Sport, beau- coup plus souvent que pour les autres ces cinq dernières années, la dramatique connaît un happy end. Écrans Symboles de la Formule 1 moderne, ils ont tout envahi sur les circuits, bord de piste, stands, motor-homes, paddock. Ces écrans de télévision ou d'ordinateurs qui permettent de tout voir et (presque) tout savoir du comportement d'une voiture en piste offrent aussi des images en parallèle. Ces attitudes similaires et simultanées, à l'usine et au bord du circuit, pendant une séance qualificative, en sont une illustration. Tout le personnel resté à Viry monte à la cafétéria et vibre à l'unisson de ceux qui sont là-bas, souvent à des milliers de kilomètres. Même tension, même enthousiasme, mêmes gestes. Des doigts qui se tordent, des poings qui se ferment, des regards fixés sur la voiture et le chronomètre et des bras qui se lèvent pour saluer une pole position... D'un côté comme de l'autre, on ne vit la course que par écran interposé. Sur les circuits également, la seule manière de suivre les F1 en piste passe par les moniteurs. Avec une différence marquante, le bruit. Déjà, lors des essais, quand un technicien fait «craquer» un moteur dans le box, lui donne quelques coups d'accélérateurs commandés par un joy stick d'ordinateur, les tympans sont à l'article de la mort. Le hurlement strident des V10, répercuté par la caisse de résonance du stand, est insoutenable et oblige le port des boules Quies. En piste, poursuivis par une meute tout aussi furieuse, cela devient le cauchemar des organes auditifs... Au fond des stands, les ingénieurs motoristes ont le regard rivé essentiellement à leurs écrans d'acquisition informatique. Vus de l'extérieur, ils tournent le dos à l'action. Mais ils sont pourtant bien dedans. Ils ont même carrément les yeux dans le moteur ! Casque radio sur les oreilles, en liaison avec le stand et le pilote, Denis Chevrier et Eric Faron chez Williams, Christian Blum et Vincent Gaillardot chez Benetton suivent son fonctionnement à chaque tour de course. Sur leurs écrans s'inscrivent les diagrammes reportant les infor- mations transmises par les voitures au passage devant le box correspondant. Régime moteur, richesse du carburant, consommations d'essence et d'huile, températures, etc., la vie des organes du V10 est instantanément répertoriée. Ils disposent aussi d'informations extérieures concernant la météo, la température de l'air et celle de la piste, le degré d'hy- grométrie... À côté des motoristes, toutefois, un moniteur branché sur le réseau interne dif- fusant les images des caméras de la FOCA leur permet de suivre concrètement le déroulement des opérations. Cette omniprésence des écrans atteint son paroxysme lorsque les pilotes, en pleine séance de qualification, les montent sur leur capot avant pour sur- veiller les temps et les mouvements des adversaires. La F1 est passée à l'écran total, appa- remment devenu condition sine qua non de son éclat. Sous les feux des médias Univers frénétique, en permanente recherche de vitesse, de performance, de dollars, d'audience, la Formule 1 se nourrit de ses stars, les pilotes. Certains s'en accommodent sans le souhaiter, d'autres apprécient et jouent de cette célébrité. Damon Hill, Jacques Villeneuve, Jean Alesi et Gerhard Berger appartiennent tous à cette élite placée en perma- nence sous les feux des médias. Les week-ends de Grand Prix, leurs faits et gestes, au volant et hors cockpit, sont observés, analysés, leurs commentaires sollicités à la moindre occa- sion, du vendredi matin au dimanche soir, après la course. Télévision, radio, presse écrite, agences, photographes, une cohorte les escorte sans relâche, micros et objectifs tendus. La communication étant devenue une pièce maîtresse des entreprises, les pilotes aujour- d'hui savent qu'ils doivent composer avec, qu'elle fait aussi partie de leur métier, au même titre que les opérations de promotion avec les sponsors. À ce sujet, Jacques Villeneuve, débarquant du championnat américain Indycar, a été un peu surpris par les multiples sollicitations dont il est l'objet: « Les journalistes sont beaucoup plus nombreux sur la Formule 1. Ils sont tellement pressants que des fois j'ai envie de partir en courant ! Le pro- blème est que l'on se trouve devant d'innombrables demandes d'interview, mais que l'on a aussi des obligations vis-à-vis de l'équipe et des sponsors... Le temps nous manque pour donner satisfaction à tout le monde, en particulier à la presse.» Propos lucides d'un jeune Tous pour un, un pour tous! Quatre hommes d'exception, quatre fines lames du volant, quatre regards acérés, tendus vers un même objectif, gagner... Damon Hill, Jacques Villeneuve, Jean Alesi et Gerhard Berger ne forment pourtant que le sommet d'un extraordinaire édifice. Héros des pistes, ils savent que leurs succès sont l'affaire de toute une équipe. Des hommes propulsés par le même moteur, la passion de la course automobile... Esprits créateurs, mains d'artistes, énergies inlas- sables, cohésion sans faille : la victoire est le fruit de cet élan commun. Dans leur sillage, le photo- graphe Philippe Eranian est entré dans un univers fascinant d'ombre et de lumière.

Philippe Eranian, 24 ans, est photographe à l'agence Sygma. François Dauré, 39 ans, est journaliste, spécialiste de sport automobile. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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