Questes Revue pluridisciplinaire d’études médiévales

34 | 2016 L'hiver

Anne Kucab et Elodie Pinel (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/questes/4363 DOI : 10.4000/questes.4363 ISSN : 2109-9472

Éditeur Les Amis de Questes

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2016 ISSN : 2102-7188

Référence électronique Anne Kucab et Elodie Pinel (dir.), Questes, 34 | 2016, « L'hiver » [En ligne], mis en ligne le 21 décembre 2016, consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/questes/4363 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/questes.4363

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© Association des amis de « Questes » 1

SOMMAIRE

L'hiver : avant-propos Joëlle Ducos

L'hiver : introduction Anne Kucab et Elodie Pinel

Topiques de la saison inverse : hiver, désamour et pauvreté dans la littérature médiévale Sarah Delale

Les mouches blanches, qui piquent-elles ? Rutebeuf sous la neige avec les Ribauds de Grève Sung-Wook Moon

Gens de guerre en hiver : le cas des Écorcheurs durant l’hiver 1438–1439 Christophe Furon

Le solstice d’hiver et les traditions de Noël Nadine Cretin

L’hiver à Rouen à la fin du Moyen Âge Anne Kucab

Conclusion : paradoxal hiver Fleur Vigneron

L'hiver : éléments bibliographiques Anne Kucab et Elodie Pinel

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L'hiver : avant-propos

Joëlle Ducos

1 Parmi les saisons, il en est une dont la perception et la définition ont particulièrement évolué avec les transformations de nos sociétés : l’hiver, qui était une saison particulièrement difficile en Europe occidentale, en raison du froid, du gel et d’une nature hostile, est maintenant le temps des festivités de fin ou de début d’année, du ski et des vacances, la neige étant lieu de divertissement ou de sport plutôt qu’obstacle et paralysie. Il faut des tempêtes exceptionnelles ou un statut en marge de la société pour retrouver la sensation de l’hiver « vilain », tel qu’il a été évoqué dans la poésie médiévale ou dans le Journal du Bourgeois de Paris où son intensité participe du tableau apocalyptique d’un Paris soumis aux aléas d’une guerre sans fin et d’une nature hostile. La littérature de la fin du Moyen Âge a largement mis en avant le thème de l’hiver rigoureux, associé à la peinture d’un poète misérable, comme dans l’œuvre de Rutebeuf, ou à une vieillesse maladive, sans amour ni joie. Cliché littéraire ? Reflet d’une réalité climatique et sociale de la France médiévale ? Effet d’une théorie et d’une représentation de la nature ? Le volume élaboré par les doctorants de Questes s’intéresse justement à la manière dont l’hiver est compris, vécu et représenté pendant cette période et permet d’aller au-delà des lieux communs, ne serait-ce que par le rappel préliminaire du cadre climatique dégagé par les historiens du climat : si le quatorzième siècle est le début d’une période froide (le Petit Âge Glaciaire qui continue jusqu’au XIXe siècle), le treizième siècle est l’âge du Petit Optimum Médiéval, où les étés sont chauds et les hivers moins rigoureux. L’hiver n’est donc pas nécessairement ce monde de frimas, de boue et de neige qui est représenté dans certaines lectures contemporaines, tant littéraires que cinématographiques. Entre données des climatologues et témoins textuels, comment définir l’hiver médiéval, alors que les textes sont souvent peu précis aussi bien dans leurs dates que dans les phénomènes décrits ?

2 Pierre Alexandre, dans son étude sur les sources narratives du Moyen Âge1, avait mis en évidence l’extrême difficulté à interpréter les notations météorologiques indiquées dans les chroniques : comment interpréter tempestas ? Tempête ou mauvais temps ? Sur quelle échelle situer magnus quand il qualifie un vent, une pluie ou une chute de neige ? Le premier journal météorologique du Moyen Âge, celui de William Merlee ( ?–1347) qui

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l’a effectué entre janvier 1337 et janvier 1344 à partir de relevés systématiques mis en relation avec la configuration du ciel2, n’est pourtant pas beaucoup plus précis, alors qu’il s’intéresse presque exclusivement au mauvais temps, ne signalant qu’un seul mois de janvier chaud. Il faut donc croiser les textes et aller au-delà des descriptions du temps ou des paysages car elles sont souvent topiques ou elliptiques. Ce sont plutôt les activités humaines qui révèlent les variations saisonnières. L’exemple des Écorcheurs pour l’hiver 1438–1439 étudié par Christophe Furon, le démontre, de même que toutes les sources : l’hiver est la saison du foyer, et non des travaux des champs, rarement celle de la guerre. Anne Kucab et Élodie Pinel le soulignent dans les représentations des calendriers avec ce très beau document donnant les consignes pour les enlumineurs : cheminées chauffant hommes et femmes, pains cuisant dans le four, bois ramassé pour alimenter le feu salvateur. D’une certaine manière, l’hiver révèle ainsi l’ingéniosité de l’être humain face à Nature, contrairement à la belle saison où récoltes et fruits prouvent la générosité de Nature pour l’homme. L’image couramment négative de l’hiver ne peut-elle être alors corrigée et nuancée ?

3 Pourtant cette représentation existe et correspond assurément à une vie quotidienne plus difficile et plus compliquée telle qu’Anne Kucab la décrit à Rouen. Elle est largement diffusée dans les textes par le biais du quaternaire élémentaire, qui repose sur l’analogie entre éléments, saisons, âges de la vie à partir des qualités qui leur sont attribuées : ce système de description universelle a été exposé par Isidore de Séville et ensuite largement illustré par les roues cosmiques que l’on trouve dans nombre de manuscrits dès le début du Moyen Âge3. Ce sont les qualités élémentaires qui unifient le système cosmique et permettent des relations entre différents plans, aussi bien temporels, spatiaux, corporels dans une présentation qui à la fois démontre une stabilité dans la structure qualitative, où tout repose sur un jeu de contraires et de correspondances dans l’ensemble de l’univers, et des alternances cycliques. Les saisons, en ce sens, sont à la fois une représentation du temps annuel dans l’alternance et la circularité, mais aussi de l’influence des planètes et des constellations dans une correspondance verticale entre ciel et terre ? C’est enfin une mise en évidence du temps humain fini par opposition au cycle naturel avec la relation établie entre saisons et âges de la vie. Quant à l’hiver, froid et humide, il est en relation avec l’eau, la vieillesse, le vent du nord, les planètes froides, le tempérament flegmatique. Il s’oppose en cela à l’été, qui a les qualités inverses, chaud et sec, et il partage l’un des éléments du couple qualitatif avec le printemps (chaud et humide) et l’automne (froid et sec). La mise en évidence des qualités qui unifient l’ensemble de la nature et justifient les variations tant dans le temps que dans l’espace, explique le succès de ce quaternaire, permettant de diviser l’année en quatre parties apparemment équilibrées et correspondant aux complexions humaines dans un schéma clair et – croit-on – universel ou du moins applicable dans l’Occident médiéval et le monde méditerranéen. Aussi est-il toujours mis en avant dans les traités de diététique, car il justifie la relation entre environnement naturel et maladies et pathologies et donne des moyens d’y remédier par l’indication des modes de vie, nourritures, boissons qui peuvent corriger un état naturel ou la complexion flegmatique par leurs qualités contraires. Citons ainsi le traité de diététique en français qui a été ajouté à l’une des versions du Secret des Secrets : Yver est un tens froit et moiste. Pour ce fait boen user chaudes viandes, cum char de mouton et cras chapons et char rostie, que plus est chaude qu’en seiwe ou quit en eiwe. Fighes, roisins et nois et bon vin rouge, fort et cler et chaudes laituaires

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sunt convenables en cel tens. Boen fu de charbon et de buisce sec lors sunt en saison, mis feu avoiques fumee ne saison ne lieu n’a convenable se en inferne non. Travail de cors et compaingnie de femmes puet om user sens sorfait, et plus qu’en estei ou en amptone, mais mains qu’en ver. En nul tens de l’an ne puet on mangier ses peril cum en iver, car le grant froit de l’ait fait la chalor naturel rebouter et retorner a l’estomac et es entrailhes. Et por ce la digestion est milhor et plus vertuouse la nature en iver qu’en autre tens4.

4 Ce sont bien les qualités qui sont le point de départ des conseils de diététique et l’on voit que l’hiver est la saison des bons repas, qui permettent de remédier au froid environnant qui resserre les pores, de la peau ou de la terre5 : ainsi sont justifiées médicalement les repas de fête pour Noël ou de la Chandeleur. L’hiver n’est donc pas uniquement négatif dans cette perspective, chaque saison étant un mélange entre des inconvénients et des bienfaits. À ce titre, l’été, saison du beau temps et des récoltes, est aussi dans ce même texte, celle des serpents et de la vermine, et la chaleur qui domine alors invite à éviter les efforts, qu’il s’agisse du travail ou de la compagnie des femmes.

5 C’est donc moins l’utilisation médicale et diététique qui dévalorise l’hiver que l’association qui est faite de manière répétée entre l’hiver et la vieillesse, annonciatrice de la mort. Les quatre saisons sont mises en relation avec quatre âges de la vie, soit dans une correspondance qualitative, soit dans des comparaisons comme dans le texte cité plus haut. Le printemps « ressemble une tres belle jovencelle qui bien s’est atiree de toutes manieres d’aornemens ens por soi mostrer az noches », le monde estival est comme « une espouse parcrue de cors parfaite d’eage, en plaine vertu de naturel chalour » ; l’automne est semblable à « une femme de grant eage, qui ja est refroidie, si a mestier d’estre chadement vestue por ce que la jovente en est passee et la vielhece aproche, por quoi n’est merveilhe se biatei at perdue ». Quant à l’hiver, la description qui en est faite souligne la déperdition générale de toute forme vitale avec la comparaison finale avec la vieille femme, dont on connaît les multiples évocations dans la poésie médiévale : En ce tens, les nuis sunt durement longhes et les jours bief et cors, por ce que li Solaus s’elonget de nostre region. Por quoi il avient que la froidure est tres grant, ly vent sunt aspre et les tormens sunt hisdous et oribles. Les arbres sunt despuilhies de lor fuilhes et quantqu’est vert flestrie, forceppez pin, lorier et olive et poi d’autres arbres. Molt de bestes se muistent es crevaiches des montaingnes a esciever et fujir froidure et moistetei. L’air devient oscur et lait. Les bestes qui n’ont rechet tremblent, empirent et mourent par la froidure qu’est si perchant et contraire a la vie, por ce quanque muere devient maintenant froit. En cel tens le monde resemble une vielhe toute derochie d’age et de travail, si qu’elle ne puet mais vivre, car elle est toute nue despoilhie de biaté, de force et de vertu6.

6 La vieillesse est dépouillement, perte de beauté et de force, disparition de l’amour et usure générale comme l’hiver qui fait disparaître toute vie dans la nature. La correspondance est donc évidente et largement exploitée dans la littérature médiévale, même si l’image de la vieillesse peut parfois être plus nuancée. Ainsi Philippe de Novare présente une vieillesse tournée vers soi et son salut, dans une vision presque sereine : Quant on est de .LX. anz acompliz, adonc est l’en viel. Et por ce, dit l’an que dès ici en avant est l’an quites de servises ; et bien samble raison, car homes de tel aage a assez a servir soy meïsmes, ou de soi faire servir, se il a de quoi. Et viellesce qui est de .LX. anz en amont, et li milieu de .LX. et .X. anz, est mout enuieus au comencement et plus a la fin, qui est de .IIII. vinz anz. Et toutes voies i a aucunes choses profitables et delitables, si comme li compes a parlé ci devant de viellesce. Et se aucuns dure plus, il doit desirrer la mort, et requerre adès a Dieu bone fin7.

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7 Cette association entre vieillesse et hiver est donc liée à la mort, et non au renouveau supposé par le printemps : l’analogie fait disparaître le cycle avec une vieillesse hivernale qui est une dégénérescence et une déperdition, à moins que l’on n’envisage la mort dans la perspective du salut et d’une autre vie, dans l’au-delà cette fois. Il faut la fin du Moyen Âge pour lire des transformations comme la jeunesse hivernale de Christine de Pizan que met en lumière Sarah Delale dans ce volume.

8 La pensée analogique n’est d’ailleurs pas si régulière et systématique : si l’on s’entend généralement sur quatre saisons, les âges de la vie sont moins nettement déterminés puisqu’il peut y en avoir jusqu’à sept, ce qui suscite une incertitude dont témoigne Evrart de Conty : Nous pouvons donc dire quant a present que jonesce contient en soy les deux premiers aages principaulx et que elle a deux parties dont la premiere en soy contient l’enfance et le temps dessusdit de adolescence, ouquel li homs se acroist et parfait en partie et la seconde partie de jonesce contient le remanant de adolescence, en laquelle partie ly hons devient barbus et pres de entendre au fait de generacion, et avec ce contient ceste partie le temps de consistence ou ly hons est en son estat parfait et en grant beauté, sanz point diminiuer de sa vertu. Viellesce aussi, come dit est, contient les deux autres aages principaulx […] Sans faille, les anciens n’ont point determiné particulierement le temps de la duracion des dessusdiz aages se n’est par estimacion, pour les complexions qui sont de diverses manieres et de ce s’ensuit il que ly uns est jones plus longuement que n’est l’autre, et plus tart aussi vieux et de plus longue vie, et par ainsy, on n’y peut mettre regle generalement precise. Et pour ce chascun endroit ly soit juge de ceste matiere et se tiegne, s’il veult, ou pour jone ou pour viel, selon ce qu’il verra sa nature muer et sa complexion8.

9 Face aux multiples découpages, Evrart de Conty finit par réduire les âges de la vie à deux : jeunesse et vieillesse. C’est que la vieillesse n’est pas une, mais souvent divisée en deux ou plus périodes avec trois désignations latines qui dominent, senectus, gravitas et decrepita aetas. Le schéma quaternaire n’est donc qu’un cadre interprété et réinventé selon les enjeux des savants, des vulgarisateurs ou des poètes. Le traité de diététique cité plus haut le montre : la correspondance avec les âges de la vie ne se fait pas avec l’enfance, mais avec la jeunesse d’une jovencelle. Quant au dernier état, c’est la decrepita aetas, plutôt que la senectus9. L’apparente unité du système analogique révèle ainsi, quand on l’examine de près, des variations, de même que l’hiver, dans son déroulé, n’est pas exclusivement froid et humide, mais évolue ; Guillaume de Conches signale par exemple qu’il est plus froid et moins humide au début, et inversement moins froid et plus humide à la fin, de même qu’il n’est pas stable entre les différentes années, ce que l’auteur du Didascalicon justifie par la position des planètes qui changent entre les différentes années. Derrière la définition topique, répétée et reprise, qui tend à donner une vision atemporelle et universelle de l’hiver, les développements médiévaux tendent à nuancer et à rendre compte d’une réalité mouvante, variable, dans la portion de l’année que l’on qualifie d’hiver.

10 Si en effet la détermination de l’hiver par ses qualités relève plus d’une théorisation que d’une réalité dans un cadre plus général, sa présence et ses représentations dans les livres d’heures et les calendriers démontrent que sa définition vient d’abord des positions dans le ciel et du comput. Le calcul ne signifie pas que les termes de l’hiver soient immuables. Ainsi Guillaume de Conches reprend ce que disait Bède et rappelle que dans le calendrier grec et romain, l’hiver commençait 9 novembre et se terminait au 8 février, alors qu’Isidore de Séville le fait commencer et finir plus tard (du

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23 novembre jusqu’au 21 février)10. Barthélemy l’Anglais rapporte, lui, les propos de Constantin l’Africain, selon lequel le début de la saison correspond à la position du soleil est dans la première partie du Capricorne, et la fin quand le coucher du soleil est dans le midi, soit du 18 décembre au 18 mars. La durée de l’hiver est donc de trois mois, mais sans accord véritable sur le début et la fin, même s’il semble bien que ce soit généralement autour du 23 novembre. Les fêtes de saints peuvent servir aussi de repère : tel est le cas dans la version du Secret des secrets citée plus haut, où l’hiver commence « a la feste saint Clement » (c’est-à-dire le 23 novembre) jusqu’à la « feste saint Piere » (c’est-à-dire de la chaire de saint Pierre, soit le 22 février), ce qui correspond aux modes de détermination d’une chronologie dans les chroniques. Selon le Placides et Timeo, l’hiver dure, lui, de mi-décembre à la mi-mars11. L’accord n’est donc pas complet et la relation entre saison et signes zodiacaux, qui semble s’imposer dans les calendriers à la fin du Moyen Âge et bien au-delà, apparaît finalement comme plus clair que les définitions des astronomes. En effet, la détermination des saisons est d’abord le résultat d’un calcul astronomique, ce qui explique les variations des limites (selon la configuration du ciel) et du nombre de saisons. C’est déjà le cas dans l’Antiquité où ce sont moins quatre saisons qui sont décrites que deux saisons, la mauvaise et la bonne, déterminées par la position des Pléiades12 et le Moyen Âge continue sur cette opposition binaire, comme finalement aussi pour les âges de la vie. L’hiver s’oppose globalement aux deux bonnes saisons que sont le printemps et l’été, alors que l’automne n’est qu’une fin d’été ou un avant de l’hiver. D’où les descriptions qui apparaissent dans les textes : l’opposition est bien entre bonne et mauvaise saison, par- delà les déterminations calendaires et les calculs astronomiques raffinés.

11 Pourtant cet hiver est scandé par des fêtes importantes dans le calendrier chrétien : la date de Noël, fixée au solstice d’hiver dès le IVe siècle après des débats importants13, la période de douze jours qui suit jusqu’à l’Épiphanie articulent la fin et le début d’année. Nadine Crétin en rappelle les jeux liturgiques, les festivités et les traditions domestiques qui accompagnaient ce moment. L’hiver est donc une période-clé et il n’est pas étonnant qu’autour de cette période, de Noël à l’Épiphanie, se transmettent des traditions de prédictions transmises dès le Haut Moyen Âge dans des manuscrits latins et diffusées jusqu’à la fin de la période médiévale, en latin et en langues vernaculaires14. Ce sont les pronostics d’après le jour de Noël, dont le premier témoin est un texte latin du haut Moyen Âge et qui a été diffusé également en langue vernaculaire. Ce sont aussi les pronostics d’après le jour des calendes de janvier, dont la version latine la plus ancienne dans l’occident médiéval a été attribuée à Bède le Vénérable ou à Esdras. Ces prédictions, qui peuvent être aussi bien sur les récoltes, les guerres, les événements publics et la vie privée, témoignent de l’importance déterminante de cette période de début d’année dans la vie publique et privée. L’hiver n’est donc pas seulement une saison difficile, où les jours sont courts et le froid rigoureux ; cette saison est aussi fondatrice tant pour les rythmes, le calendrier religieux que pour la vie publique et privée.

12 Si ses contours sont flous, en revanche, tous les textes s’accordent sur deux éléments météorologiques caractéristiques : le gel et la neige. C’est cette dernière qui contribue à la fascination provoquée par l’hiver. La neige, qui inspire les poètes soit pour en faire des « mouches blanches » comme le fait Rutebeuf, soit pour regretter un état du passé, soit encore pour nourrir des métaphores de pureté et de blancheur répétées dans la lyrique, a aussi donné lieu à l’une des scènes romanesques les plus remarquables, quand Perceval reste fasciné par des gouttes de sang sur la neige. Elle peut être aussi épreuve

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épique quand un chevalier doit se confronter à elle. Les textes savants s’y intéressent également, avec souvent des développements originaux et plus nourris que pour d’autres phénomènes : risque ou bienfait de l’eau de neige ; danger de la blancheur si éclatante pour les yeux ; protection pour les végétaux, mais obstacle pour les êtres humains qui peuvent se perdre quand les chemins sont recouverts. Enfin, il ne faudrait pas passer sous silence l’une des premières analyses des flocons de neige, bien avant Kepler : c’est en effet Albert le Grand qui distingue entre des flocons semblables à une toison et ceux qui ont à l’intérieur une étoile, première approche des cristaux de neige. La neige est donc objet d’analyse, de même que le gel dans sa complexe association de l’extrême froid et de la brûlure qui nuit aux plantes et aux êtres vivants : association de contraires qu’Isidore de Séville expliquait par l’étymologie et que les savants médiévaux justifient par une causalité complexe.

13 La définition de l’hiver n’a donc pas la lumineuse évidence du quaternaire élémentaire, puisque s’il y a accord sur ses traits, ses bornes, son déroulement donnent lieu à débats. Cette saison, dont chroniques, romans, poèmes, démontrent la rudesse pour les êtres humains, les animaux et les plantes, n’est pas seulement celle de la misère, celle que l’on subit et qui est une épreuve. L’hiver est souvent associé à la vieillesse et à la mort – provisoire avant le renouveau printanier pour les plantes, fin pour les êtres humains avant un éventuel salut –, dans des développements qui sont entre le témoignage et le cliché. Mais il suscite aussi les réflexions savantes, que ce soit en astronomie, en médecine ou en météorologie. Il est le pont entre temporalité religieuse et naturelle ; l’importance du calendrier religieux entre novembre et fin janvier signale combien il est fondateur. Sans doute est-ce une saison méconnue et mal- aimée, mais elle pose justement la question du témoin textuel, entre système théorique, topos, observations et analyses, comme une sorte de modèle de l’écriture médiévale sur la nature, complexe et multiple.

NOTES

1. Pierre Alexandre, Le Climat en Europe au Moyen Âge : contribution à l’histoire des variations climatiques de 1000 à 1425, d’après les sources narratives de l’Europe occidentale, Paris, Édition de l’EHESS, 1987. 2. Lynn Thorndike, History of magic and experimental science, t. 3, New-York, 1943, Columbia University Press, p. 141–146. 3. Voir Barbara Obrist, « Le diagramme isidorien des saisons, son contenu physique et les représentations figuratives », Mélanges de l’Ecole française de Rome, vol. 108, 1996, p. 95–164. 4. Yela Schauwecker, Die Diätetik nach de ‘Secretum secretorum’ in der Version von Jofroi de Waterford, Teiledition und lexicalische Untersuchung, Würzburg, Verlag Königshausen & Neumann GmBH, 2007, p. 85. 5. Voir le chapitre de Barthélémy l’Anglais, De proprietatibus rerum, IX, 7, Francfort, 1601, p. 444. 6. Ibid., p. 84–85.

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7. Philippe de Novare, Les Quatre Âges de l’homme, éd. Marcel de Fréville, Paris, Didot, 1888, p. 105. Cela n’empêche pas une description de la décrépitude physique que tout être humain doit garder en conscience avec une belle comparaison avec la nature hivernale, la chute des feuilles et au pourrissement des arbres : « Et toz jors doivent avoir en remambrance que en veillesce li cors acourbiront, et li chief ploieront, et li mambre trambleront et engordiront et revendront vers terre. Car de terre sont et en terre revendront ; les fueilles cherront l’une après lautre : ce est a savoir que memoire faudra de jor en jor plus et plus ; li fruiz sera arduz : ce est li pooirs de bien faire, li aubres cherra en la fin et porira : ce est li cors qui morra », p. 69. 8. Evrart de Conty, Le Livre des Eschez amoureux moralisés, éd. critique de François Guichard-Tesson et Bruno Roy, Montréal, Ceres, 1995, p. 475–476. 9. On retrouve la même assimilation entre hiver et decrepita aetas dans Vincent de Beauvais, Speculum Naturale, Douai 1624, reprint Graz, 1965, XV, c. 65, col. 1132. 10. Guillaume de Conches, Dragmaticon philosophiae, éd. Italo Ronca, Turnhout, Brepols, 1997, IV, 8, p. 101. 11. Voir à ce sujet Fleur Vigneron, Les Saisons dans la poésie française des XIVe et XVe siècles, Paris, Champion, 2002, p. 51–76. 12. Voir André Le Boeuffle, Astronomie, astrologie, lexique latin, Paris, Picard, 1987, p. 217. 13. Voir une contribution à ce débat à propos de Sirius : Odile Ricoux, « Sirius ou l’étoile des mages », Les Astres, Actes du colloque international de Montpellier, 23–25 mars 1995, éd. Béatrice Bakhouche, Alain Moreau, et Jean-Claude Turpin, Montpellier, 1996, t. 1, p. 131–154. 14. Thérèse Charmasson, « L’astronomie, la cosmologie, l’astrologie et les sciences divinatoires », Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII/1, Carl Winter- Universtitätsverlag, Heidelberg, 1988, p. 332–333.

AUTEUR

JOËLLE DUCOS Université Paris–Sorbonne/EPHE

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L'hiver : introduction

Anne Kucab et Elodie Pinel

1 Après « Finir le Moyen Âge », Questes s’intéresse à « L’hiver au Moyen Âge », thème dont l’intitulé fait écho au titre original du célèbre ouvrage de Jan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge1. Derrière leur apparente disparité, ces deux thèmes présentent plusieurs points communs.

2 On y trouve d’abord le sème de la fin : l’hiver est topiquement associé à la fin d’un cycle, à ce qui disparaît pour pouvoir renaître. De même, le Moyen Âge est, par idée reçue, associé à un long entre-deux préparant une reviviscence, une résurrection, et il serait à ce titre synonyme d’une lente agonie dont on ne sait quand elle commence ni quand elle finit. Ce qui lie nos deux thèmes c’est ensuite le rapport au temps et au besoin humain d’en maîtriser le cours, d’en apprivoiser le passage, par des découpages en catégories. Dans le cas de la périodisation historique, la remise en question d’une rupture franche entre ce que certains ont, dès le XVIe siècle, qualifié d’« âge moyen », et une nouvelle ère, rétrospectivement consacrée au XIXe siècle par le beau titre de « renaissance », révèle que la lecture linéaire et progressiste de l’Histoire n’est peut- être plus celle qui nous satisfait le mieux. Dans le cas de l’hiver, le rapport au temps s’ancre à la fois dans cette optique cyclique et dans une perspective linéaire : une saison, c’est un temps qui toujours recommence, qui toujours revient pour clore une période ; la saison hivernale, c’est le temps qui permet, par son apparente force de destruction, d’en ouvrir un autre. Hiver aux deux visages, sa symbolique ambivalente est fixée dès la mythologie grecque où de la présence ou l’absence de Proserpine, enlevée plusieurs mois par an aux Enfers, dépend la fertilité ou l’infertilité de la nature décidée par sa mère Cérès ; mythologie où aussi le dieu Janus, mi-vieil homme barbu, mi-jeune fille, règne sur le mois de Janvier qui tire de lui son nom. Temps cyclique, temps linéaire : l’hiver, comme le Moyen Âge, interroge notre rapport au temps.

3 Ce qui constitue la spécificité de notre thème, c’est que l’hiver s’ancre, depuis quelques décennies, dans un imaginaire plus inquiétant et que sa symbolique accuse une évolution négative. La disparition apparente de l’hiver fait naître notre malaise : le climat se réchauffe, la presse grand public parle à l’occasion d’« apocalypse climatique ». Notre désir prométhéen de progrès technologique serait puni d’un

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châtiment climatique : il ne nous reste qu’à expier et à soupirer, avec Villon, « mais où sont les neiges d’antan ? ».

4 La symbolique de l’hiver a-t-elle évolué négativement depuis le Moyen Âge ? Sur le plan du changement climatique, il semblerait que non : la définition du climat comme prophète d’une fin du monde semble déjà valoir au Moyen Âge, à lire Eustache Deschamps : « le genrre en toute nature / Diminüent et les saisons, / Toute chose se desnature2 ». Mais la négativité de l’hiver semble très forte aujourd’hui : l’apparition récente du thème de l’hiver comme objet d’étude s’inscrit sous le signe de la rigueur et de l’austérité ; la première publication y étant consacrée, à mettre au crédit de Martin de La Sourdière, s’intéresse à l’hiver comme à une « morte saison3 ». Dans la mesure où le Moyen Âge est une période historique dont notre culture tire en grande partie sa source, on peut se demander à quoi y ressemblait l’hiver ? Comment il reçoit la symbolique antique, ambivalente, de l’hiver ? Est-ce dès le Moyen Âge que cette symbolique se dégrade et tend vers la seule négativité ?

L’hiver des historiens ?

5 L’hiver est un thème peu étudié, l’historiographie est pauvre sur la question. En 2015 ont paru deux livres qui montrent la prise en compte et l’actualité de ce thème dans les recherches historiques4. S’il n’existe rien sur l’hiver à proprement parler, le sujet n’est pourtant pas éludé car il est inséré dans deux objets d’études qui s’y attardent fréquemment : les saisons et l’histoire du climat5.

6 Les saisons sont au nombre de quatre en zone tempérée ; leurs bornes correspondent aux solstices et aux équinoxes soit « une période de trois mois comprise entre un équinoxe et un solstice, dont l’alternance climatique au cours d’une année est provoquée par l’inclinaison de l’axe polaire sur le plan de l’orbite terrestre 6». D’un point de vue météorologique, une saison est une époque de l’année caractérisée par un « climat » constant et un certain état de la végétation.

7 L’hiver est l’une de ces quatre saisons. Aujourd’hui il commence au solstice d’hiver et se termine à l’équinoxe de printemps. Au Moyen Âge, l’hiver est une saison aux contours mouvants dont les bornes dépendent des points de vue.

8 Initialement en effet, l’hiver fait partie d’un cycle tripartite hérité de l’Antiquité : le cycle des Heures. Cette division des Heures évolue vers un cycle à douze temps qui fait écho aux douze divisions du calendrier lunaire, et que l’on retrouve dans les enluminures des livres d’heures médiévaux. Ils coïncident progressivement avec les douze mois de l’année. Au Moyen Âge on s’éloigne du modèle tripartite (trois fois quatre mois) des Heures antiques pour adopter un schéma quadripartite (quatre fois trois mois7). Ce nouveau schéma est dû aux astronomes médiévaux qui se penchent à la suite d’Aristote sur la question des météores, identifiant ainsi quatre saisons. C’est la naissance du modèle des douze mois de l’année répartis en quatre saisons. Quant à ceux qui travaillent la terre, ils distinguent plutôt, intuitivement, une saison chaude et une saison froide, limitant le nombre de saisons à deux. Dans ce schéma, le « long hiver » s’étend de novembre à février. Nous verrons dans ce bulletin que ce schéma bipartite se retrouve à plusieurs reprises dans la perception de l’hiver au Moyen Âge.

9 D’un point de vue culturel et religieux, l’hiver est une saison ambivalente : c’est la période des revenants et des charivaris, de la Toussaint et du Carnaval. À l’extrême

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négatif, le solstice d’hiver, est associé l’extrême positif, la naissance du sauveur de l’humanité, en dépit même de toute vraisemblance : en 532, le 25 décembre est choisi comme date pour la naissance du Christ par l’empereur Justinien alors même que les récits évangéliques, par leur mention de pâturage broutant dans les plaines de Bethléem, évoquent davantage une naissance estivale qu’hivernale8. S’inscrivant dans cette logique des extrêmes, l’hiver s’achève avec la mort du Christ, à Pâques, dont la date doit être calculée chaque année car dépend du calendrier solaire.

10 Quelles que soient les bornes choisies, l’hiver reste, dans l’imaginaire collectif, une saison froide et enneigée. Il est donc intéressant pour le chercheur de confronter cet imaginaire à ses sources. Quelle est la réalité du climat hivernal au Moyen Âge ?

11 Le perfectionnement des méthodes scientifiques a permis aux chercheurs, notamment les climatologues et les archéologues, d’avoir une vision de plus en plus précise du climat des temps passés. S’appuyant notamment sur l’analyse des glaciers (leur avancée, leur recul), les cernes de croissance du bois (dendrochronologie), l’étude des pollens (palynologie) ou encore en analysant la composition isotopique de l’oxygène contenu dans la cellulose de chêne9, il a été possible de déterminer des fluctuations et des environnements climatiques. C’est ainsi que sont apparus les notions de Petit Optimum Médiéval (POM) pour le XIIIe siècle, période caractérisée par des étés chauds et des températures annuelles clémentes, et de Petit Âge Glaciaire (PAG) pour la période allant du XIVe au milieu du XIXe siècle10. Le Petit Âge Glaciaire se caractérise quant à lui par l’avancée importante des glaciers et par des hivers froids voir neigeux11. Des éléments climatiques plus précis, comme la sécheresse et des pluies importantes, peuvent être observés en dendrochronologie.

12 À ces relevés scientifiques qui posent un premier cadre, l’historien doit rajouter les sources textuelles qui permettent de surcroît de connaître la perception des contemporains sur ces épisodes climatiques. Cette manière de procéder, connue pour l’établissement de la date des vendanges par exemple, peut s’appliquer à l’hiver. Pierre Alexandre en a fait la démonstration en 1987 avec son ouvrage Le Climat de l’Europe au Moyen Âge12. À l’historien d’être attentif car les chroniques comportent de nombreuses notations sur les fleuves gelés, les températures extrêmes ou la neige. Ainsi en décembre 1421, le bourgeois de Paris relève dans son journal : « Il gelait si fort que tout Paris était pris de glace et de gelée, et ne pouvait-on moudre à nul moulin à eau nulle part qu’à ceux au vent, pour les grandes eaux13 ». Cette paralysie de l’activité économique est encore perceptible en 1432 : Le 13e jour de janvier, après l’allée du roi proprement, gela si âprement 17 jours ensuivants que [Seine], qui était très grande, comme jusque dedans la Mortellerie, fut toute prise de la gelée jusqu’à Corbeil, […] Et si disaient les mariniers qu’elle avait plus de 2 pieds d’épais [environ 0,70 m d’épaisseur], et bien y apparaissait, car on allait par-dessus, on y charpentait pieux pour mettre au-devant des moulins pour rompre la glace au dégel, on y levait engins pour frapper les pieux, mais oncques ne s’en démentait.14.

13 D’autres sources mentionnent un froid tel que l’encre gelait dans les encriers15.

14 Les réalités climatiques liées à l’hiver sont donc bien présentes dans les sources, à condition d’y prêter attention16. Reste pour l’historien un point à éclaircir : comment vit-on l’hiver au Moyen Âge ?

15 Nombreuses sont les sources qui suggèrent des réponses. Même les sources normatives peuvent nous donner des indications, notamment sur les réactions face à un hiver

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particulièrement rude : c’est ainsi qu’en janvier 1482, durant un hiver difficile, Louis XI prend des mesures pour lutter contre la famine qui s’installe suite à l’hiver rigoureux de 1480–1481 et à l’été pluvieux de 1481 et ordonne la libre circulation des grains, l’interdiction de faire des réserves de grains et de le vendre à l’étranger. Les circonstances sont alors particulièrement dramatiques et la famine liée au froid rend les conditions de vie difficiles dans certaines régions17. D’autre part, la majorité des informations nous vient des calendriers et des livres d’heures qui illustrent abondamment les mois hivernaux. Il ne faut toutefois pas s’arrêter aux images. Hélène Dauby s’est ainsi intéressée à la nourriture en s’appuyant sur divers textes dont celui du Mesnagier de Paris18. Il ressort de son étude que janvier est le mois où l’on récolte les panais, février le mois des poules et de la cuisson des vieilles poires, novembre le mois où l’on tue le verrat et où l’on cuisine des carottes et des navets et enfin, décembre, le mois où l’on tue la truie.

16 L’hiver est effectivement la période durant laquelle on tue le cochon, ainsi qu’en témoigne les illustrations de nombreux livres d’heures ou traités19. Ce phénomène s’explique par la naissance des cochons au printemps et leur engraissement progressif jusqu’en hiver (notamment en automne où on les représente souvent en train de manger des glands). Comme nous pouvons le lire dans le Mesnagier de Paris : Item pour tuer le porc. On dit qu’il faut tuer les mâles au mois de novembre et les femelles en décembre. C’est leur saison au même titre que les poules ont une saison : on parle bien des gélines de février20

17 Par ailleurs, la Saint‑Nicolas est fêtée en décembre or selon la légende de Saint-Nicolas, celui-ci redonne vie à trois enfants tués et jetés au saloir par un boucher qui cherche à vendre leur viande à ses clients en leur faisant croire qu’il s’agit de porc21. Michel Pastoureau, qui a consacré plusieurs ouvrages au cochon, explique qu’il est un des piliers de l’alimentation médiévale, notamment d’octobre à décembre, et que sa consommation cesse au carême lorsque les obligations alimentaires religieuses sont concomitantes avec la fin du lard et des salaisons22.

18 Soulignons pour finir que l’historien doit se montrer prudent avec les livres d’heures, dont les représentations sont très codifiées. Georges Comet prend ainsi l’exemple du Breviari d’Amor de Mastre Ermengaud écrit vers 1288 et maintes fois copié au cours des siècles suivants23. Ce livre est une sorte d’encyclopédie ; un de ses chapitres, intitulé : « De la nature des douze mois de l’année », explique comment représenter les différents mois en peinture (voir tableau ci‑dessous pour l’hiver)24. Cette caractérisation des mois est mise en pratique par des vignettes illustratives dans un manuscrit du XIVe siècle conservé à la BnF25.

Eléments à représenter pour Vers dans Caractéristique du mois (traduction figurer le mois (traduction l’édition Mois fondée sur celle proposée par Georges sommaire fondée sur celle Azais26 Cormet) proposée par Georges Cormet)

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« Janvier à deux visages pour montrer l’issue et l’entrée « Janvier est le premier de tous / et v. 6564– Janvier sache qu’on figure / janvier dans la On le peint aussi mangeant et 6582 peinture » buvant car il fait froid et le corps demande alors davantage de nourriture. »

« Après le mois de janvier / vient le « Il est peint avec une vieille v. 6583– Février mois de février / lequel est plus froid et figure chauffant ses pieds au 6600 sec ? / et naturellement fort pluvieux » feu car il fait froid. »

« Sa qualité est contraire à l’humaine « Les bêtes mangent davantage. v. 6715– nature, car froid et sec et par là, enlève On les peint dans le bocage à Novembre 6736 la chaleur naturelle dans le corps de garder les porcs et pâturent les l’animal. » glands. »

« Décembe est dit le douzième / le « Décembre est peint en v. 6737– temps de ce mois / est naturellement le Décembre boucher qui frappe le porc avec 6756 grand froid / le soleil ne peut descendre la cognée. » plus bas / Le porc est alors gras »

19 Pour autant les traités agraires se détachent partiellement de cette tradition. C’est le cas du Traité d’agriculture de Pietro de’ Crescenzi dont la première version datée de 1305 est perdue. Le musée Condé à Chantilly en possède une version de 1459 intitulé : Rustican ou Livre des prouffitz champestres et ruraulx qui nous permet de constater que l’hiver peut être vue comme une saison de préparation des beaux jours : saison où l’on ramasse de l’argile pour faire tuiles et briques (janvier) ou celle où l’on répand le fumier dans les champs pour enrichir la terre (février)27. D’autres livres d’heures montrent fréquemment le ramassage du bois pour nourrir le feu.

20 L’hiver est donc bien présent dans la vie quotidienne du Moyen Âge pour autant il existe une grande différence entre l’hiver tel qu’il est vécu et tel qu’il est conté ou représenté. Dans ces derniers cas, l’hiver est constamment utilisé comme un symbole qu’il faut comprendre et décrypter.

Les représentations de l’hiver

21 Comment est perçu l’hiver dans l’art et la littérature ? Les premières représentations des mois d’hiver à attirer notre attention, parce que ce sont les plus topiques, sont celles des livres d’heures. En dehors des travaux ruraux de coupe du bois ou d’exécution du cochon, l’hiver y est souvent associé à la recherche du confort : les enluminures montrent à l’envi des hommes réchauffant leurs bas et leurs pieds au feu de la cheminée28. D’autres images tirées des livres d’heures insistent sur l’hiver comme temps culinaire : ces calendriers montrent des hommes et des femmes cuisant du pain en décembre, faisant un festin en janvier, préparant des crêpes en février29. Les protégés de Saturne, qui veille sur l’hiver, sont d’ailleurs les paysans et les boulangers30. L’hiver des livres d’heures est ainsi une saison représentée par des activités

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saisonnières plutôt positives pour les nobles, quand les vilains sont, eux, condamnés à souffrir des rigueurs du climat31.

22 Un changement dans les représentations artistiques de l’hiver semble intervenir à la fin du Moyen Âge. On voit se multiplier les paysages d’hiver dans les enluminures des XIVe et XVe siècles et dans les peintures flamandes du XVIe siècle32. En effet, l’hiver pendant le bas Moyen Âge est une saison rigoureuse en comparaison avec les hivers plus cléments du début et du milieu de cette période : le Petit Âge Glaciaire commence au bas Moyen Âge pour s’achever au XVIIIe siècle. Pourtant, ces représentations d’hivers rigoureux insistent sur l’un des phénomènes climatiques associés à l’hiver, à savoir la neige : on y voit beaucoup de paysages enneigés mais très rarement des scènes de pluies ou de tempêtes, de ciels couverts, de brumes, comme le montre Alexis Metzger pour l’histoire de l’art et Fleur Vigneron pour la lyrique de la fin du Moyen Âge33. Pourquoi ce choix de la neige ? Servirait-il un embellissement du thème hivernal34 ? Ou traduit-il simplement la réalité d’un enneigement plus abondant à la fin de notre période ?

23 Enfin, si, en art, le Moyen Âge associe, comme nous, l’hiver à une fin, il n’exclut pas pour autant le sème du commencement. Certes, l’hiver symbolise la fin d’un cycle, la fin d’une vie. L’association de l’hiver et de la vieillesse se trouve ainsi dans la mise en parallèle des mois de l’année et des âges de la vie35 : chaque mois représente six ans de vie et le mois de Décembre est associé à la fin de la vie : Avant que vienne en Décembre Tous luy appetissent ly membre Car il a soixante douze ans En ce mois tout se meurt le temps Toute verdeur pert sa puissance Tous esbas sont en desplaisance Et tous enseignent cest la somme Quit ny a mes puissance en homme Puis qu’il a soixante douze ans Il aimeroit mieux deux chaux flans que l’amour d’une damoiselle Mol lit et patfonde escuelle Avoir est toute sa voulente Passe a maintz puer et est Et sil vault pis en l’an qu’antan Ainsi ne vit l’homme qu’un an36.

24 Ceci vaut pour autant que l’on commence l’année, selon le calendrier romain décidé par Jules César, par le mois de janvier37. Les mois de janvier et de février peuvent ainsi ne plus être associés à la vieillesse mais à l’enfance : on trouve des enluminures, dans les livres d’heures, associant l’hiver à l’enfance et l’enfance au jeu38. Saison de fêtes dans le calendrier liturgique, l’hiver devient symboliquement une saison ludique39 ; aux batailles de neige répondent les scènes de patinage, voire de luge40. L’ambivalence antique de l’hiver, dont nous avons parlé tout à l’heure, se retrouve donc au Moyen Âge dans cette tension de l’hiver entre vieillesse et enfance.

25 Les représentations artistiques de l’hiver au Moyen Âge sont donc, pour partie, en résonance avec la réalité de cette saison ; elles conservent, d’autre part, l’ambivalence de sa symbolique, héritée de l’antiquité. À ce titre, c’est peut-être la célèbre représentation des Très riches heures du duc de Berry des frères de Limbourg qui concentre le mieux cette ambivalence hivernale dans son ensemble : froid extérieur,

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chaleur du foyer ; austérité de la nature endeuillée, grivoiserie (carnavalesque ?) des bas-ventres de femmes se réchauffant à l’abri ; activité au-dehors, silence et repos au‑dedans41.

26 En littérature, à première vue, la symbolique hivernale semble davantage tirer vers la négativité et l’ambivalence de cette saison semble disparaître. La lyrique des troubadours est en effet connue pour célébrer l’Été à travers la « reverdie » du mois d’avril ou les fêtes amoureuses du mois de mai, mois qui sont dans la poésie savante latine associés au printemps mais à l’été dans la poésie en langue vernaculaire42. L’hiver semble ainsi être opposé à l’été comme un temps non propice à l’amour ; ainsi chez Guillaume de Poitiers : « Je ferai chansonnette neuve / Avant qu’il vente, gèle ou pleuve43 ».

27 Pourtant, si l’hiver symbolise les obstacles à l’amour, ces obstacles se révèlent parfois nécessaires pour éprouver la sincérité du cœur de l’ami et peuvent se parer, en ce sens, d’une certaine positivité : « Ainsi va-t-il de notre amour / Comme la branche d’aubépine / Tout au long de la nuit, tremblante / Elle endure le froid, la pluie / Le lendemain vient le soleil44 ». Les frimas hivernaux peuvent dès lors être amoureux, et le troubadour peut dire de sa dame « pour elle j’ai froid, je tremble45 ».

28 Le renversement des topiques troubadouresques fait revisiter la symbolique hivernale ; lorsque le cœur de la dame est froid, l’hiver devient la saison où chanter : « Quand la douce brise s’aigrit, / Que les feuilles tombent des branches, / Que le babil de l’oiseau change, / Je soupire et chante l’amour46 ». Certains troubadours, sûrs d’être aimés, attendront ainsi les rigueurs de cette saison le cœur léger : Mon coeur est si plein de joie Qu’il trompe Nature. Le frimas, qu’est-il pour moi ? Blanche fleur, jaune, vermelle. Plus il vente, plus il pleut Plus je suis heureux […] Mon coeur est tant amoureux Tant pris de joie douce Que gelée me semble fleur Et neige verdure47.

29 « [C]omme l’expliquent abondamment les trouvères, le véritable amoureux aime en tout saison, et non pas seulement au printemps » rappelle Michel Zink48. La symbolique de l’hiver dans la lyrique des troubadours n’est pas si négative qu’il semble à première vue, ou plutôt c’est parce qu’elle est topiquement acceptée comme négative qu’elle permet un jeu de renversement du négatif et du positif, des valeurs associées à l’été et à l’hiver.

30 Qu’en est-il des autres facettes de la symbolique hivernale médiévale lorsqu’on aborde l’histoire littéraire ? Nous avions d’abord évoqué l’hiver comme temps où l’on recherche le confort. Or, en littérature, l’hiver ne se présente pas de manière évidente comme le temps du repos. On trouve bien un Colin Muset se faisant l’écho des enluminures des livres d’heures dans « Quant je le tens refroidier », quasiment à la manière d’une ekphrasis49. Et on peut, à l’instar de Christopher Lucken, associer à l’hiver la lecture intime, le recueillement et le silence. Pourtant, l’hiver est bien plus souvent représenté dans les romans comme un temps adverse, contre les difficultés duquel il faut se défendre, une saison qui pousse à l’activité bien plus qu’à l’oisiveté : Fleur Vigneron a relevé l’association de l’hiver aux images guerrières comme au

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sommeil et au manque d’inspiration du poète50. Ainsi, dans le Roman de Renart, l’hiver et l’épuisement des ressources poussent le goupil à de nouveaux forfaits : « Seignors, ce fu en cel termine / Que li doz tens d’esté define / Et yver revient en saison, / Que Renart fu en sa maison. / Sa garison a despendue ; / Ce fut mortel descovenue51 ».

31 Autre facette de la symbolique hivernal dans l’art médiéval, l’adoucissement de la négativité de l’hiver par l’évocation de la neige se retrouve en littérature. La neige peut être l’occasion de motifs méditatifs, suspendus : ainsi de l’épisode de Perceval méditant sur Blanchefleur à qui il a promis de revenir et à laquelle il ne revient pas, frappé de stupeur face aux taches de sang dans la neige : « Li sanz et la nois ensanble / La fresche color li resanble / Qui est en la face s’amie52 ». Mais elle peut, comme sur les enluminures, donner lieu à une scène plus pittoresque : ainsi des « mouches blanches » dont parle Rutebeuf dans le « Dit des Ribauds de Grève53 ». La neige est enfin symbole de douceur et de beauté, par exemple chez le troubadour Peire d’Auvergne : « Domneis d’amor qu’en leis s’espan e creis / plens de doussor vertz e blancs com es nics54 ».

32 Enfin, on note dans les enluminures une conservation de l’ambivalence hivernale héritée de l’Antiquité : tantôt associée à la vieillesse, cette saison pouvait aussi être rapprochée de l’enfance et du jeu. En littérature, l’hiver a été plus souvent personnifié sous les traits d’un vieillard, traits masculins dans les personnifications de l’Hiver chez Eustache Deschamps et Charles d’Orléans, féminins dans le Secretum Secretorum, compendium médical arabe circulant au xiie siècle, et dans les débats poétiques d’Hiver et d’Été du xve siècle55. Les sèmes de l’enfance et du jeu sont plus discrets : concernant les batailles de boules de neige, un poète italien, Folgore da San Gimignano du xive siècle, écrit dans son poème « De Gennaio » (« De Janvier »)56 : « Uscir di for’alcuna volta il giorno / gittando de la neve bella e bianca / a le donzelle che staran da torno57 ». L’hiver était pourtant, au Moyen Âge, une saison ludique et « littéraire », puisque c’était en cette saison que se tenaient le plus de veillées au cours desquelles l’on pouvait entendre raconter des romans, veillées qui tenaient plus de la performance théâtrale que de la lecture publique.

33 Par-delà l’apparente négativité du symbole hivernal en littérature au Moyen Âge, un bref sondage des textes nous révèle donc une réalité plus complexe : comme dans les enluminures, les évocations de l’hiver en peinture semblent marquées par une certaine ambivalence.

Conclusion

34 Au terme de ce panorama de la symbolique artistique et littéraire de l’hiver, des lignes de force s’imposent. Topiquement, l’hiver est associé pour nous à la vieillesse, d’abord ; à une suspension de activités, rurales, commerciales et guerrières, ensuite. Or, après un premier examen des représentations artistiques et littéraires de l’hiver, il apparaît que l’hiver n’oblige ni à mourir, ni à hiberner.

35 De quelle manière cette négativité hivernale s’est-elle fixée dans les représentations littéraires ? Telle est la première question à laquelle répond Sarah Delale dans son article sur l’hiver dans l’œuvre de Christine de Pizan et Sung-Wook Moon en présentant l’hiver vu par Rutebeuf. Nous examinerons ensuite les réalités qui se cachent derrière le symbole avec la question de la réalité de la trêve militaire hivernale pendant la Guerre de Cent ans traitée par Christophe Furon et avec la place non négligeable de l’hiver au sein des sources urbaines analysée par Anne Kucab. Nadine Cretin retracera

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pour finir, dans une approche anthropologique, le lent processus de fixation des symboles hivernaux au Moyen Âge dans le folklore.

NOTES

1. Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, trad. Julia Bastin, Paris, Payot, 2002 [1975]. 2. Eustache Deschamps, « Balade de la grant mutacion des temps et abrevacion de toute nature et approuchement de fin de monde » dans Anthologie, éd. Clothilde Dauphant, Paris, Le Livre de poche, 2014, p. 700. 3. Martin de La Sourdière, L’Hiver : à la recherche d’une morte saison, Lyon, La Manufacture, 1987. 4. Laurent Litzenburger, Une Ville face au climat : Metz à la fin du Moyen Âge 1400– 1530, Nancy, PUN/Éditions universitaires de Lorraine, 2015 ; Claire Judde de Larivière, La Révolte des boules de neige : Murano face à Venise, 1511, Paris, Fayard, 2014. 5. Rappelons que par climat il faut entendre selon l’OMM (Organisation Météorologique Mondiale) : l’ensemble des conditions météorologiques moyennes (température, précipitations, ensoleillement, vitesse des vents…) sur une région donnée pour une période longue (au minimum tente ans). L’histoire du climat à laquelle Emmanuel Leroy Ladurie a donné ses lettres de noblesses devient un objet d’étude historique à partir des années 1960 avec la parution de plusieurs ouvrages en France et en Angleterre. Nous reviendrons sur la place que tient l’hiver dans cette approche. 6. Entrée « saison » du dictionnaire trésor de la langue française : http://www.cnrtl.fr/ definition/saison, consulté le 3 octobre 2016. 7. Cette évolution du calendrier est développée par François Walter : François Walter, Hiver : Histoire d’une saison, Paris, Payot, 2013, p. 26–39.

8. François Walter, Hiver : Histoire d’une saison, op. cit. 9. Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, 2009 [1967] ; Des Climats et des hommes, dir. Claudie Haigneré, Jean-Paul Jacob, François Jacq, Yves Coppens, Paris, La Découverte, 2012. 10. Des controverses ont porté sur une extension du POM à tout le Haut Moyen Âge. 11. Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat, Paris, Fayard, 2004, p. 7–16. 12. Pierre Alexandre, Le Climat en Europe au Moyen Âge : contribution à l’histoire des variations climatiques de 1000 à 1425, d’après les sources narratives de l’Europe occidentale, Paris, Éd. de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 1987. 13. Journal d’un bourgeois de Paris : de 1405 à 1449, éd. Colette Beaune, Paris, Librairie générale française, 1989, p. 175. 14. Ibid., p. 310–311. 15. Voir aussi Jean Sarramea, « 1407–1408 : un grand hiver de la fin du Moyen Âge en Europe occidentale », La Météorologie, vol. 27, 1999, p. 43–46.

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16. Les différentes études citées montrent en effet que les aléas climatiques sont mentionnés dans de nombreuses sources. Toutefois, ces mentions sont à manier avec précautions car elles relèvent souvent de la subjectivité de l’auteur et du contexte ; aussi est-il nécessaire de les confronter entre elles afin de bien caractériser ces épisodes climatiques et éventuellement de les classer. 17. Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat, op. cit., p. 149. 18. Hélène Dauby, « Les saisons et les mets à la fin du Moyen Âge, en Angleterre et en France », dans La Ronde des saisons. Les saisons dans la littérature et la société anglaises au Moyen Âge, dir. Leo Carruthers, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, Paris, 1998, p. 101–109. 19. Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, vers 1350, Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 1029, fol. 125v ; Bréviaire dit d’Isabelle la Catholique, vers 1497, Flandres, Londres, Bristish Library, add. ms. 18851, fol. 6v et fol. 7r. 20. Le Mesnagier de Paris, éd. Georgine Elizabeth Bereton et Janet Mackay Ferrier, trad. Karin Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994, p. 590–591. 21. Michel Pastoureau et Jean-Pierre Coffe, Le Cochon, Paris, Gallimard, 2013, p. 97. 22. Op. cit. ; Michel Pastoureau, Le Cochon : histoire d’un cousin mal aimé, Paris, Gallimard, 2009. 23. Georges Comet, « Les calendriers médiévaux illustrés, supports idéologiques complexes », dans Les Calendriers, leurs enjeux dans l’espace et le temps, dir. Jean Lefort, Jacques Le Goff, Perrine Mane, Paris, Somogy, 2002, p. 249–258. 24. Maître Ermengaud, Le Breviari d’amor. 1, introduction par Gabriel Azaïs, Slatkine, Genève, 1862, p. 359 et suivantes de la version pdf Gallica (http://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/bpt6k4247j). 25. Op. cit., Lettre à sa sœur ; traduction du Salve regina ; traduction de la Légende du bois de la Croix, 1301, Paris, BnF, ms. fr. 858, fol. 48v à 52r (pages 105 à 109 de la version pdf Gallica : (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000952h). 26. Op. cit., p. 359–367 de la version pdf Gallica. 27. Pietro de’ Crescenzi, Rustican ou Livre des prouffitz champestres et ruraulx, 1459, Chantilly, Musée Condé, ms. 340. 28. Heures à l’usage de Rome, 1475–1499, Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 0502, fol. 2 ; Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, vers 1350, Paris, BSG, ms. 1029, fol. 124v ; Heures à l’usage de Tours-Vie de sainte Marguerite, vers 1490, Paris, Bibl. Mazarine, ms. 0507, fol. 1 ; Bréviaire dit « d’Isabelle la Catholique », vers 1497, Flandres, London, Bristish Library, add. ms. 18851, fol. 1v ; Livre d’Heures de Jeanne I de Castille, vers 1485–1506, Flandres, Londres, Bristish Library, add. ms. 18852, fol. 1v. 29. Livre d’heures du XVIe siècle, Oxford, Bodleian Librairy, ms. Douce 135, fol. 2v ; Livre d’heures de Jeanne I de Castille, Bruges 1486–1506, London, British Library, add ms 18852, fol. 1v. La Chandeleur est dans le monde chrétien médiéval la célébration de la purification de la Vierge et de la présentation de Jésus au Temple (au quarantième jour après la naissance conformément à la loi juive). Cette fête était au Moyen Âge l’occasion de grandes processions lumineuses où les chandelles étaient très présentes d’où l’emploi du terme de Chandeleur. Elle coïncidait avec une fête antique qui était la recherche de Proserpine enlevée par Hadès ; à cette occasion des recherches étaient

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effectuées à l’aide de torches et l’on consommait des galettes de céréales en hommage à sa mère (Cérès). C’est là l’origine de nos crêpes. 30. Bridget Anne Henisch, The Medieval Calendar Year, University Park, The Pennsylvania University Press, 1999, p. 34. 31. Ce rapport différencié à l’hiver en fonction des classes sociales dans les livres d’heures est relevé par Wendy. Harding, « Sir Gawain and the Green Knight as a winter’s tale », dans La Ronde des saisons, dir. Leo Carruthers, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 1998, p. 70. Fleur Vigneron souligne l’association de l’hiver aux vilains dans la lyrique de la fin du Moyen Âge (Fleur Vigneron, Les Saisons dans la poésie française des XIVe et XVe siècles, Paris, Champion, 2002, p. 350). 32. Pieter Bruegel, Le Retour des chasseurs, 1565, Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche. 33. Alexis Metzger, Plaisirs de glace : essai sur la peinture hollandaise hivernale du Siècle d’or, Paris, Hermann, 2012 ; Fleur Vigneron, Les Saisons..., op. cit., p. 369–370. 34. À l’image de cette représentation de la neige tombant sur un paysage, dans Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, vers 1350, Paris, BSG, ms. 1029, fol. 132v. 35. « Allégorie de l’hiver » par Ambrogio Lorenzetti, Fresque du palais public de Sienne, vers 1338–1340. Cette fresque se trouve en frise du côté du mauvais gouvernement, montrant la symbolique négative de l’hiver. 36. Voir le Compost ou calendrier des bergers qui possède plusieurs éditions. Nous nous appuyons notamment sur Calendrier des bergers, éd. Max Engammare, Paris, PUF, 2008. 37. D’où le double visage, de vieillard et de jeune femme, de Janus. Il s’agit d’un livre mêlant médecine, morale et astrologie, imprimé pour la première fois à Paris par Guy Marchant ; voir Bridget Anne Henisch, The Medieval Calendar Year, op. cit., p. 136– 137. 38. Ibid., p. 139 et 152, voir aussi la miniature du mois de janvier dans ce manuscrit conservé à Londres. (British Library, add. ms. 24098, fol. 18v). 39. Georges Comet, « Les calendriers médiévaux illustrés, supports idéologiques complexes », art. cit. ; Georges Comet, « Les calendriers médiévaux, une représentation du monde », Journal des savants, 1992, vol. 1, n° 1, p. 35–98. 40. Livre d’Heures, vers 1485–1506, Flandres, Londres, Bristish Library, add ms. 18852, fol. 2r ; Heures d’Adélaïde de Savoie, 1460–1465, Chantilly, Musée Condé, ms. 76, fol. 12r. 41. Très riches heures du Duc de Berry, Frères Limbourg, 1412–1416, Chantilly, musée Condé, ms. 65, fol. 2v ; Brevarium Grimani, vers 1510, Venise, Bibliothèque Marciana fol. 2v. 42. Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Garnier-Flammarion, 2008 [1964], p. 153.Dans une ballade d’un troubadour anonyme, la reine amoureuse est dite « avrileuse » et la saison qui y est associée est qualifiée de « temps joli » (Poésie des troubadours : Anthologie, éd. René Nelli, René Lavaud et Henri Gougaud, Paris, Seuil, 2009 [1966], p. 34 et p. 33). 43. « Farai chansoneta nueva / Ans que vent ni gel ni plueva », Guillaume de Poitiers, « Chanson » dans Chansons de trouvères, éd. Samuel N. Rosenberg et Hans Tischler avec la collaboration de Marie-Geneviève Grossel, Paris, Livre de poche, 1995, p. 37. 44. « La nostr’amor vai enaisi / Com la branca de l’albespi / Qu’esta subre l’arbre en treman, / La nuoit, a la ploja ez al gel / Tro l’endeman, que-l sols s’epan », ibid., p. 39.

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45. Ibid., p. 39. 46. « Quant l’aura doussa s’amarzis / E-l fuelha chai de sul verjan / E l’auzelh chanjan lor latis, / Et ieu de sai sospir e chan », Cercamon, « Chanson » dans op. cit., p. 40. 47. « Tant ai mo cor ple de joya / Tot me desnatura; / Flor blancha, vermelh’e groya / Me par la freyura / C’ab lo ven et ab la poya / E mos chans melhura […] / Tant ai cor d’amor / De joi e de doussor / Per que-l gels me sembla flor / E la neus verdura », Bernard de Ventadour, « Chanson » dans op. cit., p. 58. 48. Michel Zink, Introduction à la littérature française du Moyen Âge, Paris, Livre de poche, 1993, p. 51. 49. « Quant je le tens refroidier / Voi, et geler, / Et ces arbres despoillier / Et iverner, / Adone me vueil aisier / Et sejorner / A bon feu, lès le brasier, / Et à vin cler, / En chaude maison, / por le tens felon. / Ja n’ait il pardon / Qui n’aime sa garison ! » ; « Quand je vois le temps se refroidir / et geler / et les arbres se dépouiller / et l’hiver s’installer, / alors je veux me mettre à l’aise / et séjourner / près du brasier d’un bon feu, / avec du vin clair, / dans une maison chaude, / à cause du temps mauvais. / Qu’il ne connaisse jamais de pardon / Celui qui n’apprécie pas son bien- être ! » (Colin Muset, « Quant je lou tans refroidier », I dans Les Chansons de Colin Muset, éd. Joseph Bédier, Paris, Champion, 1969, p. 752–755). 50. Fleur Vigneron, Les Saisons…, op. cit., p. 346-348. 51. « Messieurs, c’était l’époque où prend fin le doux temps d’été, et où revient la saison d’hiver. Renart se trouvait dans sa demeure. Toutes ses provisions étaient épuisées : quelle funeste mésaventure ! » (Le Roman de Renart, 2. « Si conme Renart manja le poisson aus charretiers », v. 1– 6, éd. Naomuki Fukumoto, Noboru Harano et Satoru Suzuki, révision, présentation et traduction par Gabriel Bianciotto, Paris, Livre de poche, 2005, p.134–135). 52. « […] le sang et la neige ensemble / sont à la ressemblance de la couleur fraîche / qui est au visage de son amie » (Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou le Roman de Perceval, v. 4133–4135, éd. Charles Méla, Paris, Livre de poche, 1990, p. 302–303. 53. « Les noires mouches vos ont point, / Or vos repoinderont les blanches » (Rutebeuf, « Le Dit des ribauds de Grève » dans Œuvres complètes, éd. Michel Zink, Paris, Livre de poche, 2005, p. 214–215). 54. « Les signes de l’amour qui en elles s’épanouissent et croissent / Sont si doux, verts et blancs comme neige » (Jean-Claude Marol, La Fin’Amor : chants de troubadours (XIIe et XIIIe siècles), Paris, Le Seuil, 1998, p. 9). 55. Op. cit., p. 44. 56. Ibid., p. 133. La figure du bonhomme Hiver se transformera peu à peu pour adopter les traits de notre « Père Noël » ; au sujet du Père Noël et de son devenir au XXe siècle, voir Claude Levi-Strauss, « Le Père Noël supplicié » dans Les Temps modernes, vol. 77, p. 1572–1590. 57. « Sortir plusieurs fois par jour / pour jeter de la neige belle et blanche / sur les demoiselles qui se tiennent aux alentours » (Bridget Anne Henisch, The Medieval Calendar Year, op. cit., p. 181).

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AUTEURS

ANNE KUCAB Université Paris–Sorbonne

ELODIE PINEL Université Paris–Ouest-Nanterre-La-Défense

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Topiques de la saison inverse : hiver, désamour et pauvreté dans la littérature médiévale

Sarah Delale

1 « Yver, vous n’estes q’un villain !1 », s’exclame Charles d’Orléans, assimilant la saison froide à l’un des personnages de la fiction médiévale qui s’oppose le plus aux codes littéraires2. Les textes médiévaux ont souvent réinvesti la pensée binaire des saisons en liant intimement l’été « plaisant et gentil3 » à la littérature, tandis que l’hiver renvoyait à l’obscurité et au silence. L’ouverture printanière, qui caractérise la plupart des textes des XIIe et XIIIe siècles, autant lyriques que narratifs, a créé dans l’esprit littéraire une réciprocité topique entre renouveau de l’année et commencement de l’œuvre. Là où la saison chaude servait de cadre à la thématique amoureuse et aventureuse, l’hiver a surtout fait l’objet de personnifications liées la bourgeoisie, détachées des canons courtois et aristocratiques. Dans un court Debat de l’Iver et de l’Esté daté de la fin du XVe siècle, le personnage d’Iver se montre essentiellement préoccupé de nourriture lorsqu’il s’adresse à Esté : « Tu as tes beaux potaiges de mes chairs de saison, / Des bons porcz que je tue et metz en salaison ; / Il n’est nul en ce monde qui n’en ait quelque bon4 ». Le mauvais temps symbolisant aisément le mauvais tempérament, l’hiver incarne aussi pour les auteurs l’intrus qu’il faut « banir en essil5 ». Est-il alors une saison anti-littéraire, renvoyant à ce qui ne pourrait faire l’objet d’une expression artistique ?

2 Si une « mode » littéraire de la saison obscure naît vers la fin du Moyen Âge, celle-ci constitue selon les critiques une réaction à la tradition précédente : l’apparition des ouvertures automnales et hivernales serait liée à ce que Huizinga a appelé « l’automne du Moyen Âge6 », une « tristesse du déjà dit7 » qui constitue à cette époque la disposition créative des poètes. La peinture du froid exprime alors un volontaire décalage avec la tradition littéraire, elle fonctionne essentiellement sur un plan intertextuel. On pourrait donc être tenté de penser que le motif hivernal correspond à l’investissement poétique tardif d’un élément conçu à l’origine comme non littéraire.

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3 En réalité, l’hiver est déjà très présent dans la poésie des troubadours. Tout au long du Moyen Âge, il entre notamment dans la construction de deux topoï littéraires. Le premier consiste en un système opposant hiver et reverdie dans le contexte de la production courtoise (lyrique, puis narrative). Le second relève plutôt de la caractérisation littéraire : il met en relation l’hiver et la pauvreté, la saison étant décrite à travers les signes de la pauvreté et inversement. Nous souhaiterions étudier successivement ces deux lieux communs, à partir de textes qui relèvent de la littérature courtoise et de la « poésie personnelle » du XIIIe siècle8. Ces deux constructions topiques se retrouvent dans les textes de Christine de Pizan, où elles permettent à la fois un traitement traditionnel du motif et une construction argumentative complexe : on se penchera donc ensuite sur les effets rhétoriques qui naissent de leur présence simultanée, en analysant en particulier un passage dit « autobiographique » du Livre de l’advision Cristine.

Hiver, désamour et vieillesse

4 Présents aux origines du lyrisme roman, l’ouverture printanière et le motif de la reverdie ont rendu topique la corrélation entre l’amour et la saison chaude. Le grand chant courtois des troubadours puis des trouvères établit ainsi une correspondance entre reverdie, chant et commencement du texte. Le chant représentant l’expression amoureuse du sujet lyrique, la canso prend pour cadre cohérent la fin de l’hiver et le début de l’été où retentissent le chant des oiseaux et, par imitation, celui du poète9. L’hiver est caractérisé à l’inverse par le silence des oiseaux, et correspond souvent dans la lyrique courtoise à une sorte de suspension de l’expression amoureuse10. Mais il permet également d’exprimer le paradoxe amoureux, le décalage entre un état naturel de l’amour et son état présent. Comme l’écrit Michel Stanesco, « le début hivernal est un topos bien connu à l’époque de Raimbaut [d’Orange]. Ce procédé sert depuis Marcabru et Cercamon à introduire l’opposition entre le paysage extérieur désolant de la mauvaise saison et la nécessité intérieure du chant amoureux ; variante inversée de l’introduction printanière habituelle, il ne se prolonge jamais au-delà de la première cobla11 ». On rencontre ce type d’ouverture chez Gace Brulé : Quant flors et glaiz et verdure s’esloingne, Que cil oisel n’osent un mot soner, Por la froidour chacuns doute et resoingne Jusqu’au beau temps que il suelent chanter, Lors chanterai, que ne puis oblïer La bone amour dont Dex joie me doigne, Car de li sont et viennent mi penser12.

5 L’hiver construit un paysage à contre-courant du modèle topique le plus répandu, comme le montre au second vers l’usage du démonstratif de notoriété dans « cil oisel ».

6 Si Michel Zink remarque que l’usage de commencer toute chanson par une évocation de la nature printanière [...] passe de mode et est raillé au XIIIe siècle, parce que, comme l’expliqueront abondamment les trouvères, le véritable amoureux aime en toute saison, et non pas seulement au printemps13,

7 c’est bien cette équivalence symbolique entre reverdie et amour qui se transmettra dans la littérature narrative courtoise, sans doute surtout à travers la réception du Roman de la rose. Le texte composé par Guillaume de Lorris correspond à la mise en

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roman de la strophe printanière du grand chant courtois14 ; compte tenu de son succès et de son retentissement, il pourrait être à l’origine d’un glissement par lequel cette strophe, « de décor et d’entrée en matière qu’elle était, est devenue, par le jeu du symbole, l’expression même de l’amour15 ». Le début du roman, qui deviendra le modèle de toute narration courtoise, pose très clairement cette équivalence : Avis m’iere qu’il estoit mais il a ja bien .v. anz ou mais, qu’en may estoie, ce sonjoie, el tens enmoreus, plain de joie, el tens ou toute rien s’esgaie, que l’en ne voit buisson ne haie qui en may parer ne se veille et covrir de novele fuelle. Li bois recuevrent lor verdure, qui sunt sec tant come yver dure16.

8 Le Roman de la rose ajoute cependant une condition nécessaire à cette équivalence : la jeunesse. Le narrateur précise d’emblée que l’action se déroule « El vintieme an de [s]on aage, / el point qu’Amors prent le paage / des jones genz17 ». Même si la représentation de l’hiver sous les traits d’un vieillard est très ancienne, Le Roman de la rose participe à en faire le symbole d’un repoussoir courtois : l’exclusion du public vieilli est confirmée par la présence d’une représentation de Vieillesse sur le mur extérieur du verger, parmi les vices destinés à rester hors du domaine amoureux18.

9 Cette triple équivalence anti-courtoise entre l’hiver, le désamour et la vieillesse se retrouve tout au long du Moyen Âge. On la rencontre dans le Debat de l’Iver et de l’Esté où le second dit au premier : Yver, tu n’as desir que de ta pance emplir ; Mieux vault en ung vergier dessus l’herbe gesir, En acollant [s’amye], et baisier a loisir, Que le feu où te chauffes, qui ne fait qu’envieillir19.

10 L’équivalence entre reverdie, amour et jeunesse était quant à elle si complète que les dits amoureux de la fin du Moyen Âge en ont souvent inversé les termes : la jeunesse du narrateur, première mentionnée dans le texte, appelle nécessairement la thématique amoureuse, qui engendre à son tour l’apparition du motif printanier20. C’est donc un fait acquis à la fin du Moyen Âge : l’hiver est le temps du vide et du silence, du désamour souvent lié au vieil âge. Toute parole y prenant place est paradoxale, soit parce qu’elle entre en contradiction avec le cadre qui l’accueille, soit parce qu’elle s’oppose à la topique littéraire dominante. L’ouverture du Lais de Villon en témoigne : En ce temps que j’ay dit devant, Sur le Noël, morte saison, Que les loups se vivent de vent Et qu’on se tient en sa maison, Pour le frimas, pres du tyson, me vint ung vouloir de briser La tres amoureuse prison Qui faisoit mon cueur debriser21.

11 L’hiver annonce un départ, la fin de l’amour dont l’été marquait le commencement.

12 La mention du frimas et du tison, dans laquelle se devine un répertoire d’images propre à la saison froide, fournit les accessoires d’un « temps mort » où la narrativité humaine

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se suspend : le retrait dans la maison répond au vent d’hiver, symbole de la vacuité et de la vanité du monde. La caractérisation de l’hiver prend appui sur un ressenti humain : elle est éternellement affaire de faim, de fatigue et de froid.

« En yver, du feu, du feu !22 » : hiver et pauvreté

13 L’hiver n’est la plupart du temps décrit qu’à travers un climat et ses conséquences sociales. Le froid qui le caractérise oppose ceux qui peuvent s’en protéger et ceux qui ne le peuvent pas. La présentation de cette saison dans le Debat de l’Iver et de l’Esté convoque donc nécessairement des classes sociales opposées. Esté, j’ay nom Yver, qui, par maintes contrées Envoye de mes biens, pluyes, neiges et gelées ; Partout là où je suis sont froidures trouvées, Je fais aux enrichis vestir robes fourrées23 Yver, en celuy temps, qui n’a rien que vestir, Quand il vente ou il neige, pleut ou fait grant gresil, Tout le menu commun, vit en grant desplaisir ; Povres membres de Dieu si ont bien a souffrir24.

14 Lorsqu’il est dépeint sous un jour positif, l’hiver est perçu à travers l’univers bourgeois : Esté, en ce bon temps j’ay de grans assemblées ; J’ay bourgeois et marchans a grans robes fourrées, Houseaulx et bons manteaux, et les chesnes dorées ; Pour moy font beau grant feu et fumer cheminées25.

15 Mais la majorité des caractérisants de l’hiver sont ceux des miséreux. Au feu et aux vêtements du confort bourgeois s’oppose Povreté, telle qu’elle est représentée sur le mur extérieur du verger dans le Roman de la rose, rejetée comme Vieillesse hors du monde amoureux et courtois : tant seüst bien sa robe vendre, qu’ele estoit nue come vers. Se li tens fust un poi divers26, je cuit qu’ele acorast de froit, qu’el n’avoit c’un viez sac estroit, tot plain de mauvés paletiaus : c’estoit sa cote et ses mantiaus ; el n’avoit plus que afubler, grant loisir avoit de trembler27.

16 Le pauvre, par opposition aux bourgeois et aux nobles, est celui qui souffre du froid et de la faim, dans un contexte saisonnier où la nourriture vient à manquer. Cette corrélation s’observe dans le portrait que Le Livre de la mutacion de fortune de Christine de Pizan dresse de Pauvreté en s’inspirant du Roman de la rose. La faim y figure parmi d’autres traits caractéristiques liés ou non au contexte hivernal, comme le mauvais feu ou le manque de sommeil. Toute semble estre alangouree De povreté, de froit, de fain, Et de trembler avoit grant fain. Ne sçay comment froit ne la tue En yver, car elle est vestue De linges draps trop povrement [...]. Si croy qu’elle ait petit repos, Car, ou le preigne ou non en gré,

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Un pou d’estrain soubs un degré A seulement pour soy coucher, Ne autre lit paré ne chier, Povre maison et enfumee, Ou pou de feu fait grant fumee, Ou il n’a se souffreté non28.

17 Ces représentations de l’indigence, dont l’archétype est en réalité très ancien, oscillent entre un type d’écriture « réaliste29 » (comme le portrait de Pauvreté dans la Mutacion de fortune) et des choix plus symboliques, qui opèrent à travers un prisme littéraire. Les deux cas se rencontrent chez Rutebeuf. Dans La Complainte Rutebuef, les malheurs du narrateur sont énumérés dans un cadre réaliste :

18 Ce je m’esmai, je n’en puis mais, Car je n’ai douzainne ne fais, En ma maison, De buche por ceste saison. [...] Mes hostes wet l’argent avoir De son hosteil, Et j’en ai presque tout ostei, Et si me sunt nu li costei Contre l’iver [...]. Mei gage sunt tuit engaigié Et d’enchiez moi desmenagiei, Car g’ai geü Trois mois, que nelui n’ai veü30.

19 Ailleurs, c’est cependant à la littérature que la complainte fait appel, par une allusion à Job31, figure d’identification récurrente pour le pauvre et modèle fondateur du geste d’écriture énumérateur. Le prisme littéraire peut également se manifester dans une relecture ironique de la topique courtoise, comme c’est le cas dans La Griesche d’hiver : Je ne dor que le premier soume. [...] Ausi sui con l’oziere franche Ou com li oiziaux seur la branche : En estei chante, En yver pleure et me gaimente, Et me despoille ausi com l’ante Au premier giel32.

20 Parmi les maux qui frappent le pauvre (le mauvais sommeil, les huissiers, les enfants à charge33, l’isolement social), une grande part est irréductiblement liée au contexte hivernal : la faim, le froid, le manque de vêtement et de bois, la cheminée qui fume d’un mauvais feu, la maladie enfin34. Si l’hiver se définit nécessairement par ses conséquences sociales, la pauvreté est représentée durant la saison qui en exacerbe le ressenti.

La jeunesse hivernale de Christine de Pizan

21 Comme en témoigne Rutebeuf, la rencontre des lieux communs liant l’hiver au désamour et à la pauvreté permet des constructions rhétoriques dont l’interprétation dépasse l’explicite du texte : dans La Griesche d’hiver, la réécriture de la reverdie sur un mode hivernal, qui s’appuie sur une identification topique du sujet lyrique à l’oiseau,

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correspond à un procédé d’ironie35. Ailleurs, ces constructions rhétoriques peuvent acquérir une valeur argumentative fonctionnant sur un plan presque subliminal : c’est le cas dans la troisième partie du Livre de l’advision Cristine, composé par Christine de Pizan en 140536. Dans cette partie qu’on a souvent qualifiée d’autobiographique37, Christine rencontre Philosophie dans les combles de l’université de Paris et lui raconte les malheurs de son existence. Après avoir retracé le temps heureux de son enfance et de ses dix années de mariage, Christine évoque les morts successives du roi protecteur de son père, de son père puis de son mari. Demeurée seule à Paris avec sa mère, ses trois enfants et une nièce à sa charge, Christine rencontre de très nombreux problèmes financiers : O doulce maistresse, quantes larmes, souspirs, plaints, lamentacions et grieves pointures cuides tu, quant je estoie seulete en mon retrait, que je eusse et gectasse en ce tendis, ou quant a mon foyer veoie environ moy mes petis enfans et povres parens et consideroie le temps passé et les infortunes presentes dont les floz si bas m’affondoient, et remedier n’y pouoie ! [...] Et avec ce cuides tu point, chiere maistresse, que grevast a mon cuer la charge de la paour que on s’apperceust de mes affaires et le soussi que a l’estat n’apparust a ceulz dehors ne aux voisins le decheement de ce maleureux estat venu de mes predecesseurs, non pas de moy ; lequel ignorance tant amer me faisoit que mieulx eusse choisi mourir qu’en decheoir ? [...] Si te prometz que a mes semblans et abis pou apparoit entre gens le faissel de mes anuys. Ains soubz mantel fourré de gris et soubz surcot d’escarlate, non pas souvent renouvellé mais bien gardé, avoie espesses fois de grans friçons, et en biau lit et bien ordonné de males nuis. Mais le repast estoit sobre, comme il affiere a femme vesve ; et toutesfois vivre convient. Et Dieu scet comment mon cuer tourmenté estoit quant execucions par sergens sur moy estoient faictes et mes chosetes m’estoient levees ! Le dommaige grant m’estoit, mais plus craignoit la honte. Mais quant il convenoit que je feisse aucun emprumpt ou que soit pour eschever plus grant inconvenient, biaux sire Dieux, comment honteusement, a face rougie – tant fust la personne de mon amistié – le requeroie ! Et encore au jour d’ui garie ne suis d’icelle maladie, dont tant ne me greveroit, comme il me semble, quant faire le m’esteut, ung axcés de fievre. Ha ! quant il me souvient comment tant de fois ay musé la matinee a ce palais en yver, mourant de froit, espiant ceulz de mon conseil pour ramentevoir et solliciter ma besoingne, ou mainte fois y ouoye a mes journees de diverses conclusions qui suer des yeulx me faisoient et maintes estranges responses ! Ensurquetout me grevoit la mise de laquelle mal estoie aisiee. Et a l’example de Jhesucrist qui voult estre tourmenté en toutes les parties de son corps pour nous instruire a pascience, voult Fortune que mon cuer fust tourmenté de toutes manieres de dures et desplaisans pensees diversement. Quel plus grant mal et desplaisir puet sourdre a l’innocent, ne plus grant cause d’impacience, que de soi ouir diffamer sans cause, comme il appert par les recors de Boece en son Livre de consolacion ? Ne fut il pas dit de moy par toute la ville que j’amoie par amours ? Voire, mais yci fait trop a noter que il soit voir que tout ce faisoit Fortune par ses batemens divers. Car, comme telz renommees viennent et sourdent communement, et souvent a tort, par grant acointance et frequentacions les personnes ensemble ou par conjectures et couleurs voirs semblables – mais je te jure m’ame que ycelui ne me congnoissoit ne ne sçavoit qui j’estoie, ne oncques ne fu homme ne creature nee qui en publique n’a privé me veist soubz toit n’en lieu n’en place ou il fust, car mon chemin ne s’i adonnoit ne n’y avoie que faire, et de ce me soit Dieux tesmoing que je dis voir38.

22 Ce passage présente deux caractéristiques intéressantes. D’une part, la thématique des problèmes financiers est assez brusquement remplacée par celle de la rumeur amoureuse, sans que le texte n’annonce clairement un changement de sujet ; la suite du

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chapitre retournera d’ailleurs au thème financier. D’autre part, si cette transition paraît abrupte sur le plan thématique, elle est très travaillée sur le plan stylistique. La conjonction de coordination « Et » qui ouvre le dernier paragraphe crée un lien entre ce qui précède et ce qui suit ; l’allusion aux douleurs du Christ et à celles de Boèce semble indiquer un renchérissement dans le récit, propre à ces écritures énumératrices dont Le Livre de Job constitue le modèle fondateur. Quelle est alors la nature de ce lien suggéré entre problèmes d’argent et rumeur amoureuse ?

23 Les difficultés financières de Christine ne furent pas de courte durée, comme elle l’indique elle-même : « Et ne cuides mie que m’ait duré ung an ou deux ; mais l’espace de plus de .XIIII. ans39 ». Or, dans le chapitre six, tous les indices temporels placent la scène en hiver : « Ha ! », s’exclame Christine, « quant il me souvient comment tant de fois ay musé la matinee a ce palais en yver, mourant de froit40 ». On retrouve les caractérisants topiques de l’hiver, comme la famille réunie au foyer (« quant a mon foyer veoie environ moy mes petis enfans et povres parens41 »), dans un portrait qui conjoint le motif des enfants à charge et l’imagerie de la famille rassemblée autour du feu, telle qu’on la rencontre dans les enluminures des livres d’heures. Y sont également mentionnés les habits d’hiver, associés à la maladie (« Ains soubz mantel fourré de gris et soubz surcot d’escarlate, non pas souvent renouvellé mais bien gardé, avoie espesses fois de grans friçons42 »). Le motif de la maladie fait l’objet de plusieurs développements : métaphorique, lorsque Christine compare la difficulté à emprunter de l’argent à des accès de fièvre, réaliste à propos du manteau fourré43. D’autres caractérisants présents dans le passage sont ceux qui définissent la pauvreté sans référence à un contexte hivernal : ainsi de la mention des huissiers44 ou du mauvais sommeil45.

24 La tonalité hivernale qui traverse ce passage est donc cohérente avec la peinture des problèmes financiers de Christine. Propre à attirer la compassion du lecteur, cette écriture à visée argumentative fait usage de micro‑descriptions, extrêmement économiques sur le plan textuel. Elle donne à voir des scènes fugitives proches tout à la fois de ce qui constituera plus tard la peinture de genre et de ce que Barthes appelait des « biographèmes46 » : une famille rassemblée autour de la mère, un repas de veuve, des huissiers se présentant au domicile à la vue des voisins, des matinées d’hiver au palais de justice. Ces scènes de la vie quotidienne font sens pour le lecteur parce qu’elles s’appuient sur une topique largement répandue et reconnaissable ; elles se complètent les unes les autres jusqu’à construire une représentation traditionnelle de la pauvreté hivernale.

La jeunesse à rebours

25 L’ancrage hivernal du chapitre six prend un autre sens dans la construction du passage, qui évoque après les soucis financiers la rumeur d’une liaison amoureuse ayant couru sur l’auteur. Lors de la rédaction de l’Advision Cristine, soit une quinzaine d’années après les événements racontés, cette rumeur possède encore pour Christine une dimension polémique ; il serait sinon peu probable que la narratrice ait évoqué d’elle‑même le sujet. Or la construction rhétorique du passage permet à elle seule d’invalider les allégations dont Christine a fait l’objet. L’évocation des problèmes financiers constitue la preuve judiciaire que la rumeur est sans fondement.

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26 La période hivernale est en elle-même un cadre où l’amour ne peut topiquement pas prendre place, mais la structure énumérative du texte réactive également un autre lien possible entre l’hiver et la pauvreté : celui de la besogne, de l’activité constante découlant des problèmes d’argent. Rappelons que Le Roman de la rose soulignait la nécessité, pour accéder au monde de l’amour, d’une liberté d’occupation représentée par Oiseuse, la portière du verger. Les déambulations financières de Christine servent donc à celle-ci d’alibi à la fois géographique (elles confirment que « [s]on chemin ne s’[...]adonnoit » vers les cercles où évoluait son prétendu amant47) et symbolique (le besogneux ne peut être amoureux). Une dernière valeur de l’hiver est également active dans le chapitre six : après la description d’une jeunesse heureuse, l’omniprésence de l’hiver dans le récit des infortunes de Christine semble transposer sur un plan cosmologique le vieillissement de la narratrice.

27 Occupation et vieillissement sont reconvoqués au début du chapitre suivant, qui explicite la construction rhétorique de notre passage : « Entens tu, doulce maistresse, en quelz doulz deduis ay passé la jeunesce de ma vesveté ! Avoie cause qui trop druerie me feist entendre aux foles amours ?48 ». La contradiction entre la réalité décrite et le contexte courtois (convoqué peut-être ironiquement dans l’emploi du mot deduit, nom du propriétaire du verger dans le Roman de la rose) est entérinée par cette antiphrase qui clôt définitivement le sujet.

Le monde paradoxal

28 Dans L’Advision Cristine, la topique hivernale n’a pas une valeur uniquement argumentative. Elle permet également de décrire un monde apparemment contradictoire. Le paradoxe de l’existence de Christine réside dans un vieillissement prématuré dû à la disparition de son mari, figure double de l’amant et du chef de famille. L’hiver est une manière d’apprivoiser l’expérience de la perte à la fois affective et matérielle, en l’englobant dans un processus d’inversion des saisons : le lien symbolique entre saisons et âges de la vie est brisé mais le cycle naturel permettra au parcours linéaire de la vie de connaître une renaissance. À cet hiver tombé sur la jeunesse succèdera dans les chapitres suivants un nouveau printemps : la découverte de l’estude, c’est-à-dire de la lecture, puis de l’écriture49. Cette réapparition printanière du bonheur est métaphorisée dans Le Livre du chemin de long estude, qui place son action dans la nuit du 5 octobre 1402 et possède une ouverture à la fois nocturne et automnale. Lorsque la sibylle de Cumes propose à Christine de voyager à travers le monde pour apaiser la douleur du deuil, la narratrice précise : « Touret de nez je mis et guimple, / Pour le vent qui plus grieve a l’ueil / En octobre que grant souleil »50. En suivant la sibylle, Christine se retrouve pourtant presque immédiatement sur une voie printanière : Ainsi flourie la trouvames Et verdoyant d’erbe menue Et tout en l’estat maintenue Que ou mois de may sont les vers prez De plusieurs couleurs dyaprez. Lors m’est droitement souvenu Que le doulx may fust revenu, Tant senti attrempé le temps51.

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29 Si la perte du chef de famille provoque pour Christine la chute brutale de sa jeunesse dans un hiver prématuré – celui du désamour et de la pauvreté – le réconfort de l’étude représente le retour paradoxal à une première saison de la vie, commencée à « la moitié du chemin de [s]on pelerinage » sur terre52. Ce second printemps substitue néanmoins la science à l’amour. Dans Le Livre du chemin de long estude, les fleurs sont admirées non plus comme des éléments constitutifs de la topique amoureuse53 mais pour leurs vertus curatives : Et ces flourettes odorans Par les chemins sont dru semees, Në il n’est belles fleurs amees, Roses, violettes ne lis Ne belles fleurs n’autres delis Ne chose bonne a medicine, Prouffitable herbe, flour, racine Nez poulieul, ysoppe et mante, Ne cuidez mie que je mente, Dont tout le lieu ne soit semé54.

30 L’estude, tout en offrant une reverdie à l’existence, permet aussi d’en évacuer la question amoureuse.

31 On a beaucoup écrit sur l’obscurité de « La fleur inverse » de Raimbaut d’Orange : Ar resplan la flors enversa Pels trencans rancx e pels tertres, Cals flors ? Neus, gels e conglapis Que cotz e destrenh e trenca, Don vey morz quils, critz, brays, siscles En fuelhs, en rams e en giscles ; Mas mi ten vert e jauzen Joys Er quan vey secx los dolens croys55.

32 Or cette obscurité rejoint la tension poétique qui habite la topique hivernale : cette possibilité de symboliser l’expérience paradoxale du monde par le sujet littéraire. S’inscrivant dans un cycle, l’hiver provoque une souffrance qui n’annihile pas toute joie ; à l’image du destin de Job, il représente souvent la perte nécessaire à l’avènement d’une joie nouvelle56. C’est ce gain paradoxal que Philosophie met en évidence dans la vie de Christine : il n’est mie doubte que, se ton mary t’eust duré jusques a ore, l’estude tant comme tu as n’eusses frequenté, car occupacion de mainage ne le t’eust souffert [...]. Lequel bien d’estude je sçay que tu confesseras que pour tous les biens de Fortune ne vouldroies, quelque pou que y aies fait, ne t’y estre occupee, et que la delectacion qui tant t’en agree ne eusses57.

33 Grâce au cycle des saisons, la symbolique de la reverdie finit par être anticipée dans l’hiver grâce à une perspective chrétienne, où les tribulations de la vie sur Terre préparent les joies du Paradis. Cette opération intellectuelle et poétique de renversement des valeurs mondaines était bien exprimée par Raimbaut d’Orange : « Quar enaissi m’o enverse58 ». L’hiver constitue la liberté du déshérité : plutôt qu’anti‑littéraire, il est, dans ces contextes qui échappent à la norme poétique, un curseur d’inversion du monde par le sujet littéraire. Il permet de saisir une existence au-delà, mais toujours au travers de la topique littéraire, d’exprimer l’espoir d’un bonheur issu du sacrifice et de la mort : J’ai hiverné dans mon passé Revienne le soleil de Pâques59.

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NOTES

1. Charles d’Orléans, rondeau 37 (CCCXXXIII), v. 1, dans Ballades et rondeaux, éd. Jean- Claude Mühlethaler, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 380. 2. Sur le personnage du vilain et son statut dans la littérature médiévale, on pourra lire Micheline de Combarieu, « Image et représentation du vilain dans les chansons de geste (et dans quelques autres textes médiévaux) », dans Exclus et systèmes d’exclusion dans la littérature et la civilisation médiévales, Aix en Provence, Presses universitaires de Provence, 1978, p. 7–26, http://books.openedition.org/pup/3195 (consulté le 9 septembre 2015) ; Claire Cabaillot, « La satire du vilain à travers quelques textes du Moyen Âge », Chroniques italiennes, vol. 15, n° 3, 1988, p. 1–27 ; Isabelle Vedrenne‑Fajolles, « Le traitement des stéréotypes dans la Suite du Roman de Merlin : maladresse ou subversion ? De la collision de stéréotypes narratifs avec le type du vilain », Loxias, vol. 17, Littérature à stéréotypes, 2007, http://revel.unice.fr/loxias/ index.html?id=1742 et Marie-Thérèse Lorcin, « Du vilain au paysan sur la scène littéraire du XIIIe siècle », Médiévales, vol. 61, 2011, http://medievales.revues.org/6551, (consulté le 9 septembre 2015). 3. Charles d’Orléans, rondeau 37, dans Ballades et rondeaux, éd. cit., v. 2. 4. Le Debat de l’Iver et de l’Esté, dans Recueil de poesies françoises des XVe et XVIe siècles, morales, facétieuses, historiques, éd. Anatole de Montaiglon, Paris, Jannet, 1857, t. VI, p. 190–195, cit. p. 194. L’éditeur mentionne l’existence de « trois éditions gothiques » de cette œuvre, qu’il ne faut pas confondre avec la pièce contenue dans le manuscrit de Londres, British Library, Harley 2253, fol. 51 et sq., intitulée De l’Yver et de l’Esté. 5. Charles d’Orléans, rondeau 37, dans Ballades et rondeaux, éd. cit., p. 380. L’hiver partage cette fonction avec le vilain : selon Marie-Thérèse Lorcin (« Du vilain au paysan... », art. cit.), le vilain sert de bouc-émissaire dans cette littérature. Claire Cabaillot indique également que la représentation littéraire du vilain répond au besoin de la société de renforcer « ses défenses en instituant symboliquement un agresseur, un intrus qu’il faut chasser hors de la place » (« La satire du vilain à travers quelques textes du Moyen Âge », art. cit., p. 27). 6. Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, trad. Julia Bastin, Paris, Payot, 1975. Rappelons que la traduction française de cet ouvrage avait d’abord été intitulée « Le déclin du Moyen Âge ». 7. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle 1300–1415, Paris, Hatier, 1993, p. 57–88. 8. Sur cette dénomination de poésie personnelle, voir Michel Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, en particulier p. 47–74, « De la poésie lyrique à la poésie personnelle : l’idéal de l’amour et l’anecdote du moi ». 9. On pourrait citer entre mille, à titre d’exemple, Jaufré Rudel : « Quan lo rius de la fontana / S’esclarzis, si cum far sol, / E par la flors aiglentina, / E.l rossinholetz el ram / Volf e refranh ez aplana / Son dous chantar et afina, / Dreitz es qu’ieu lo mieu refranha » (Les Chansons de Jaufré Rudel, éd. et trad. Alfred Janroy, Paris, Champion, 1925, « Quand lo rius de la fontana », v. 1–7, p. 3–4). « Quand l’eau de la source court

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plus claire, comme cela arrive [au printemps], et que paraît la fleur de l’églantier, et que le rossignol, sur la branche, répète, module, adoucit et embellit sa douce chanson, il est bien juste que je module la mienne » (ibid., p. 3–4). Cette équivalence sera ensuite reprise par les trouvères, par exemple Colin Muset : « Mult m’anue d'iver ke tant ait dureit, / Ke je ne voi roisignor en bruel rameit, / Et des ke je voi lou tens renouveleit, / Se me covient ke je soie en cest esteit / Plux mignos et envoixiés ke n’aie esteit » (Les Chansons de Colin Muset. Textes et mélodies, éd. Christopher Callahan et Samuel N. Rosenberg, Paris, Champion, 2005, chanson 10 RS 428, v. 1.1–1.5, p. 157). 10. On pourrait penser là encore à Jaufré Rudel et sa très célèbre strophe : « Lanquan li jorn son lonc en may / M’es belhs dous chans d’auzelhs de lonh, / E quan mi suy partitz de lay / Remembra.m d’un’ amor de lonh : / Vau de talan embroncx e clis / Si que chans ni flors d’albespis / No.m platz plus que l’yverns gelatz » (Les Chansons de Jaufré Rudel, éd. cit., « Lanquan li jorn son lonc en may », v. 1–7, p. 12–13). « Quand les jours sont longs, en mai, il me plaît, le chant des oiseaux, lointain ; et quand je suis parti de là (j’ai cessé de l’écouter), il me souvient d’un amour lointain : je vais alors pensif, morne, tête baissée, et alors ni chant [d’oiseaux], ni fleur d’aubépine ne me plaisent plus que l’hiver glacé » (ibid., p. 12–13). 11. Michel Stanesco, « La fleur inverse et la “belle folie” de Raimbaut d’Orange », Cahiers de civilisation médiévale, vol. 40, 1997, p. 233–252, cit. p. 246. 12. Gace Brulé, « Quant flors et glaiz et verdure s’esloingne », v. 1–7, dans Poèmes d’amour des XIIe et XIIIe siècles, éd. et trad. Emmanuèle Baumgartner et Françoise Ferrand, Paris, Union Générale d’Éditions, 1983, p. 50. 13. Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1992, p. 110. 14. Voir par exemple à ce sujet Paul Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 249–264 : « Récit et anti-récit : le Roman de la rose ». 15. Michel Zink, Roman rose et rose rouge : le Roman de la rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, Paris, Nizet, 1979, p. 75. 16. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la rose, éd. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970, 3 t., t. I, 1970 [1965], v. 47–54. Le narrateur précise d’ailleurs juste après : « Mout a dur cuer qui en may n’aime, / quant il ot chanter sus la raime / as oisiaus les douz chans piteus ». ibid., v. 81–83. 17. Ibid., v. 21–24. La mention de l’âge sera ensuite relayée dans le texte par l’expression « jeunes gens » (« lors estuet joines genz entendre / a estre gais et amoreus / por le tens bel et doucereus » : ibid., v. 78–80). 18. Ibid., v. 339–404. 19. Le Debat de l’Iver et de l’Esté, éd. cit., p. 193. 20. Les auteurs semblent vouloir insister d’abord sur le très jeune âge de l’amant narrateur, comme pour reculer sans cesse la limite « basse » de l’amour. On pourrait penser par exemple à L’Espinette amoureuse de Jean Froissart, qui s’étend longuement sur les relations entre le jeune âge et l’amour avant de raconter la première histoire d’amour véritable du narrateur, qui prendra pour décor le « joli mois de may » : Jean Froissart, L’Espinette amoureuse. Seconde édition entièrement revue, éd. Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1972, v. 351. Dans le même registre, Le Livre du duc des vrais amans de Christine de Pizan s’ouvre sur ces vers du narrateur : « Joenne et moult enfant estoye / Quant ja grant peine mettoye / A amoureux devenir » (Christine de Pizan, Le Livre du Duc des vrais amans, éd. Dominique Demartini et Didier Lechat, Paris, Champion, 2013,

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v. 41–43) ; le récit rapportera ensuite la première rencontre des amants dans un décor printanier. 21. Le Lais François Villon, v. 10–16, dans François Villon, Œuvres complètes, éd. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Gallimard, 2014, p. 3. Sur cette strophe et plus généralement sur les saisons chez Villon, on pourra lire Barbara N. Sargent-Baur, « L’hiver et l’été dans l’œuvre de François Villon », “Pour acquerir honneur et pris”. Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe Di Stefano, dir. Maria Colombo Timelli et Claudio Galderisi, Montréal, CERES, 2004, p. 339–344. 22. Charles d’Orléans, rondeau 283 (CCCXLVIII), v. 1, dans Ballades et rondeaux, éd. cit., p. 634. 23. Le Debat de l’Iver et de l’Esté, éd. cit., p. 192. 24. Ibid., p. 195. 25. Ibid., p. 194. 26. Armand Strubel, dans son édition du texte, choisit d’éditer : « Se li tens fust .i. pou d’yvers ». Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la rose, éd. Armand Strubel, Paris, Le Livre de poche, 1992, v. 446, p. 62 27. Guillaume de Lorris, Le Roman de la rose, éd. Felix Lecoy, éd. cit., v. 442–450. 28. Christine de Pizan, Le Livre de la mutacion de Fortune, éd. Suzanne Solente, Paris, Picard, 1959–1966, 4 t., t. I, 1959, v. 2590–2609. 29. Par le terme de « réalisme », la critique se réfère souvent à la production textuelle du XIIIe siècle constituée par le corpus des romans réalistes et la « poésie personnelle ». Pour les romans, voir par exemple Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, op. cit., « Les romans dits “réalistes” », p. 158–166. Michel Zink note à propos de la question du réalisme chez Rutebeuf : « Cette poésie des choses de la vie n’a nullement pour préalable une exigence de sincérité, contrairement à la poésie courtoise [...] ; elle vise seulement à une dramatisation concrète du moi. C’est une poésie de la réalité particulière et reconnaissable, mais travestie, comme est particulier et travesti le moi qui l’expose et qui s’expose ». (Michel Zink, La Subjectivité littéraire, op. cit., p. 63). 30. La Complainte Rutebuef de son oeul, v. 68–95, dans Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. Michel Zink, Paris, Le Livre de poche, 1989–1990, p. 322. 31. Ibid., v. 20–22, p. 320 : « Diex m’a fait compaignon a Job : / Il m’a tolu a un sol cop / Quanque j’avoie ». 32. Li diz de la griesche d’yver, v. 28–39, dans Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. cit., p. 196– 198. 33. La Complainte Rutebuef de son oeul, v. 51–64, dans Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. cit., p. 320 : « Or a d’enfant geü ma fame ; [...] / Or wet de l’argent ma norrice, / Qui m’en destraint et m’en pelice / Por l’enfant paistre, / Ou il revanrra braire en l’aitre. / Cil sire Diex qui le fit naitre / Li doint chevance / Et li envoit sa soutenance, / Et me doint ancor alijance / Qu’aidier li puisse ». 34. Ibid., v. 20–38 et v. 94–106, p. 318–324. 35. Comme l’écrit Michel Zink, la poésie de Rutebeuf « prend le contrepied du grand chant courtois en substituant à la généralisation l’anecdote et à l’idéalisation la satire » : on reconnaît dans cette réécriture ironique de la reverdie un tel processus de dés-idéalisation. (Michel Zink, La Subjectivité littéraire, op. cit., p. 62).

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36. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision de Cristine, éd. Christine Reno et Liliane Dulac, Paris, Champion, 2001. 37. Parmi les nombreuses publications sur L’Advision Cristine qui ont fait usage de ce terme, on pourra consulter, classés par date de publication, Rosalind Brown-Grant, « L’Avision-Christine : autobiographical narrative or mirror for the princes ? », dans Politics, gender and genre : the political thought of Christine de Pizan, dir. Margaret Brabant, Boulder, Westview Press, 1992, p. 95–111 ; Mary L. Skemp, « Autobiography as authority in Lavision-Christine », Le Moyen Français, vol. 35, 1996, p. 17–31 ; Jean-Philippe Beaulieu, « L’Avision Christine ou la tentation autobiographique », Littératures, vol. 18, 1998, p. 15– 30 et Anne Paupert, « “La narracion de mes aventures” : des premiers poèmes à L’Advision, l’élaboration d’une écriture autobiographique dans l’œuvre de Christine de Pizan », dans Au champ des escriptures. IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18–22 juillet 1998, dir. Eric Hicks, Diego Gonzalez et Philippe Simon, Paris, Champion, 2000, p. 51–71. 38. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Cristine, op. cit., partie III, chapitre 6, l. 92– 148, p. 102-104. 39. Ibid., l. 85–86, p. 102. 40. Ibid., l. 126–127, p. 103. 41. Ibid., l. 94–95, p. 102. 42. Ibid., l. 113–115, p. 103. 43. On pourrait ajouter à ces deux occurrences une troisième qui précède de peu notre passage et qui compare la narratrice au personnage de Job : « Affin que je parvenisse au point ou Fortune me conduisoit en ce temps ou comble de mes adversitez fortune[es], me sourdi comme a Job longue maladie ». ibid., l. 65–67, p. 101. 44. Ibid., l. 117–120, p. 103. 45. « et en biau lit et bien ordonné de males nuis ». ibid., l. 115–116, p. 103. 46. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, dans Œuvres complètes, éd. Éric Marty, Paris, Le Seuil, t. III, 1995, p. 1045 : « Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des “biographèmes” dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie “trouée”, en somme, comme Proust a su écrire la sienne dans son œuvre ». 47. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Cristine, éd. cit., l. 146–147, p. 104. 48. Ibid., partie III, chap. 7, l. 2–4. 49. Ibid., partie III, chap. 10 (« Dit Crisine comment elle se mist a l’estude ») et 11 (« Le plaisir que Cristine prenoit a l’estude »). 50. Christine de Pizan, Le Chemin de Longue Étude, éd. Andrea Tarnowski, Paris, Le Livre de poche, 2000, v. 702–704, p. 128. 51. Ibid., v. 718–725, p. 130. 52. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Cristine, éd. cit., partie I, chap. 1, l. 2, p. 11. 53. Les fleurs sont une composante courante du locus amoenus, depuis longtemps lié à l’amour puis qu’on le décrit de la façon suivante « [d]ans le lexique de Papias (environ 1050) : amoena loca dicta : quod amorem praestant, jocunda, viridia », (Ernst Robert Curtius,

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La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956, p. 241, et plus largement p. 240–244 sur le locus amoenus). 54. Christine de Pizan, Le Chemin de Longue Étude, éd. cit., v. 776–785, p. 132–134. Cette reverdie de l’intellect est aussi symbolisée par la présence de la fontaine de Sapience sur le chemin nommé « Lonc Estude », fontaine inspirée de l’Ovide moralisé qui forme un contrepoint avec la fontaine amoureuse de Narcisse figurant dans Le Roman de la rose. 55. Raimbaut d’Orange, « Ar resplan la flors enversa », dans Songs of the troubadours and trouvères : an anthology of poems and melodies, éd. Samuel N. Rosenberg, Margaret Switten, Gérard Le Vot, New York/Londres, Garland, 1998, p. 72–73, cit. p. 72, v. 1.1–1.8. « Quand paraît la fleur inverse / Sur rocs rugueux et sur tertres, / – Est-ce fleur ? Non, gel et givre / Qui brûle, torture et tronque ! – / Morts sont cris, bruits, sons qui sifflent / En feuilles, en rains, en ronces. / Mais me tient vert et joyeux Joie, / Quand je vois secs les âcres traîtres » (Pierre Bec, Anthologie des troubadours. Édition bilingue, Paris, Union générale d’édition, 1979, p. 150). Sur l’interprétation de ce poème, voir Michel Stanesco, « La fleur inverse et la “belle folie” de Raimbaut d’Orange », art. cit. 56. Michel Stanesco le souligne à propos de Raimbaut d’Orange : « Le motif du monde renversé est bien un lieu commun. Mais alors que d’autres troubadours l’utilisent pour des raisons morales [...] Raimbaut d’Orange le récupère en un sens positif ». « La fleur inverse et la “belle folie” de Raimbaut d’Orange », art. cit., p. 252. 57. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Cristine, éd. cit., partie III, chap. 18, l. 22–30, p. 123. 58. Raimbaut d’Orange, « Ar resplan la flors enversa », éd. cit., p. 73, v. 2.1. Pierre Bec choisit de traduire : « Car le monde ainsi j’inverse » (Anthologie des troubadours. Édition bilingue, éd. cit., p. 151). Jacques Roubaud traduit quant à lui « Ainsi toutes choses j’inverse » (Les Troubadours. Anthologie bilingue, Paris, Seghers, 1971, p. 145). 59. Guillaume Apollinaire, « La Chanson du Mal-Aimé », Alcools, Paris, Gallimard, Paris, 1966, p. 19.

AUTEUR

SARAH DELALE Université Paris–Sorbonne

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Les mouches blanches, qui piquent- elles ? Rutebeuf sous la neige avec les Ribauds de Grève

Sung-Wook Moon

1 Rutebeuf est un grand polygraphe. À travers sa cinquantaine de poèmes, ce rimeur du XIIIe siècle joue de registres variés, allant de l’hagiographie au fabliau. Mais sa renommée est essentiellement due à onze textes, réunis par Edmond Faral et Julia Bastin sous le nom fameux de Poèmes de l’infortune1. Notre but, très modeste, est d’analyser une pièce de ce groupe, le Dit des ribauds de Grève. Toutefois, il nous faut au préalable faire un détour par les Poèmes de l’infortune dans leur ensemble en nous attachant à leur tradition éditoriale. Puis nous pourrons opérer une comparaison entre ce poème et d’autres textes de Rutebeuf ou de ses contemporains. Cette démarche, nous l’espérons, démontrera à la fois la singularité de la pièce en question et son caractère révélateur du travail entier de cet auteur.

Les Ribauds de Grève : un poème de l’infortune ?

2 Si, pour nous modernes, les Poèmes de l’infortune marquent le sommet de son œuvre, l’infortune qu’y dépeint Rutebeuf n’est pas tout à fait originale ni forcément authentique. Depuis l’ouvrage pionnier de Nancy Freeman Regalado2, la critique moderne y voit moins des témoignages sincères que des lieux communs hérités. Mais cette infortune a au moins une spécificité, celle de relever d’une expérience que le poète prétend avoir vécue. C’est lui-même qui aurait été affligé par la pauvreté et la maladie, et qui en outre n’aurait cessé d’aggraver ces malheurs par ses multiples travers : le vin, le jeu de dés et un mariage déraisonnable avec une femme dépourvue et de beauté et de richesse, mais qui avait « cinquante anz […] en son escuele3 ». En somme, à l’en croire, sa peine dépasserait même celle des saints martyrs : C’il ont estei por Dieu deffait, Rosti, lapidei ou detrait, Je n’en dout mie,

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Car lor poinne fu tost fenie, Et ce duerra toute ma vie Sanz avoir aise4.

3 Cette vie de souffrance connaît néanmoins des variations qui suivent en grande partie le rythme naturel des saisons. L’été offre une trêve aux tourments des misérables de son genre : Et avris entre, Et il n’ont riens defors le ventre. Lors sunt il vite et prunte et entre, Eiz vos la joie ! […] Or lor at Dieux un tenz prestei Ou il fait chaut, Et d’autre choze ne lor chaut : Tuit apris sunt d’aleir deschauz5.

4 En revanche, l’hiver fait que leur misère éclate sous la violence du froid : Povre sens et povre memoire M’a Diex donei, li rois de gloire, Et povre rente, Et froit au cul quant byze vente : Li vens me vient, li vens m’esvente Et trop souvent Plusors foïes sent le vent6.

5 Entre l’hiver et l’été, marqués respectivement par un crescendo et un decrescendo de la douleur, la vie du pauvre obtient-elle finalement, par quelque effet de providence, un bilan équilibré ? C’est loin d’être le cas. L’hiver, après tout, l’emporte sur la chaleur estivale par sa propre force glaciale : « Ne voi venir avril ne mai, / Veiz ci la glace7 ». En outre, quand il vient, l’été n’apporte pas grand-chose, car, privé de vêtement, le pauvre n’échappe jamais au froid. Là réside la puissance du jeu de dés, la griesche qui Juignet li fait sembleir fevrier : La dent dit : « Quac », Et la griesche dit : « Eschac ». Qui plus en set s’afuble .I. sac De la griesche8.

6 Voilà le paysage dominant des Poèmes de l’infortune, espace gelé et dévasté où le poète est enfoncé, et qui devient encore plus insupportable quand le vent farouche se lève, au point d’emporter ses amis qui devraient lui donner la main : Se sont ami que vens enporte, Et il ventoit devant ma porte, Ces enporta, C’onques nuns ne m’en conforta Ne riens dou sien ne m’aporta9.

7 Pourtant, les Poèmes de l’infortune ne constituent pas un bloc homogène, mais comportent quelques pièces de caractère différent : le Dit de Renart le Bestourné, poème polémique qui met en cause les frères mendiants et leur protecteur, le roi de France saint Louis ; le Dit d’Aristote qui, s’appuyant sur l’autorité du philosophe antique, préconise les vertus dignes du prince, au premier rang desquelles la largesse ; De Brichemer, brocard lancé à un seigneur qui ne tient pas la promesse de don matériel ; et, enfin, le Dit des ribauds de Grève, objet de notre article. Mais, avant d’engager la lecture de celui-ci, nous nous permettrons quelques mots de plus sur l’ensemble des Poèmes de

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l’infortune et la longue gestation de ce regroupement, dont l’hétérogénéité apparente s’explique par l’histoire des éditions consacrées à Rutebeuf depuis le XIXe siècle.

8 En 1839, lors de la première publication des Œuvres complètes du poète, Achille Jubinal a réparti le corpus en cinq catégories. Dans l’impossibilité où nous étions de leur assigner une place chronologique, puisque rien ne faisait reconnaître pour plusieurs la date de leur composition, nous avons compris dans notre premier volume : 1° les pièces composées par Rutebeuf sur lui-même, 2° les pièces relatives à de grands personnages et à de grands événements, 3° les pièces satiriques, 4° les fabliaux et contes. Quant aux poésies pieuses et allégoriques, au drame religieux et aux vies de saintes […] nous en avons composé notre deuxième volume10.

9 Le premier groupe d’Achille Jubinal se constitue de sept pièces : Pauvreté Rutebeuf ; Mariage Rutebeuf ; Complainte Rutebeuf ; Paix de Rutebeuf ; Griesche d’hiver ; Griesche d’été ; Mort (ou Repentance) Rutebeuf, tandis que les Ribauds de Grève se trouvent dans le troisième, parmi les satires. Dans ce classement qui survivra à la révision de 1874 se manifeste clairement le prestige accordé aux sept poèmes occupant les places de tête11 et qui, en 1938, feront objet d’une publication indépendante que donnera Harry Lucas sous le titre parlant : Les Poésies Personnelles12.

10 En 1959–1960, cette organisation traditionnelle a été sérieusement revue dans l’édition d’Edmond Faral et Julia Bastin. Sans a priori chercher à proposer un principe radicalement différent, les deux éditeurs ont su s’appuyer sur les progrès de l’histoire et de la philologie pour donner une nouvelle répartition, toujours en cinq parties, cependant selon des critères plus précis et plus convaincants : L’Église, les Ordres mendiants et l’Université ; Les Croisades ; Poèmes de l’infortune ; Poèmes religieux ; Pièces à rire. De plus, à l’intérieur de chaque partie, ils ont tenté dans la mesure du possible d’ordonner les pièces suivant la chronologie13, ce qui avait été considéré comme inenvisageable par Achille Jubinal.

11 Dans ce système refondu, les poésies personnelles, fraîchement baptisées Poèmes de l’infortune, se sont enrichies de quatre pièces, et les philologues n’ont pas négligé de justifier au moins implicitement ces déplacements. Leur principal argument repose avant tout sur l’expression d’un souci matériel, que ce sentiment se cache sous un conseil de générosité, comme dans le Dit d’Aristote, ou à l’inverse, sous la satire contre un avare, comme dans Renart le Bestourné ou De Brichemer. Ces trois pièces semblent dès lors avoir bien le droit de côtoyer les poésies personnelles proprement dites. Toutefois cela ne peut être le cas des Ribauds de Grève : Ribaut, or estes vos a point : Li aubre despoillent lor branches Et vos n’aveiz de robe point, Si en aureiz froit a voz hanches. Queil vos fussent or li porpoint Et li seurquot forrei a manches ! Vos aleiz en etei si joint, Et en yver aleiz si cranche ! Vostre soleir n’ont mestier d’oint : Vos faites de vos talons planches. Les noires mouches vos ont point, Or vos repoinderont les blanches14.

12 Dans une certaine mesure, ces douze vers s’intègrent à bon droit parmi les Poèmes de l’infortune, et cela sur la base non pas d’un implicite conjecturé, mais de ce qui est

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effectivement inscrit dans le texte : après le premier vers ironique résumant l’état des ribauds, chaque phrase, chaque motif rappellent tel ou tel passage des poésies personnelles, notamment des deux Griesches. Ainsi le deuxième vers, où le poète évoque les arbres dépouillés en hiver, rappelle-t-il un autre début hivernal, celui de la Griesche d’hiver : Contre le tenz qu’aubres deffuelle, Qu’il ne remaint en branche fuelle Qui n’aut a terre […]15.

13 De même, le manque de vêtements et de chaussures, le comportement variable selon le temps, sont des thèmes que l’on a pu voir ci-dessus dans les exemples tirés des Griesches, hivernale et estivale. Reste que les Ribauds de Grève se présentent comme un tableau de froidure où le souvenir de la chaleur n’est plus qu’un repoussoir au présent douloureux. Ce n’est donc pas par hasard si le poème finit par deux vers qui nous ramènent à un tercet de la Griesche d’hiver : Diex me fait le tens si a point, Noire mouche en estei me point, En yver blanche16.

14 Sur la base de cette confrontation, il est facile de comprendre pourquoi Edmond Faral et Julia Bastin ont placé les Ribauds de Grève parmi les Poèmes de l’infortune, juste après les Griesches17. Il n’empêche, cette décision est discutable. En dépit de similitudes évidentes, la moquerie contre les ribauds est d’une nature différente de l’autodérision caractéristique des poésies personnelles, car le poète ne dit pas ici un seul mot de lui- même, mais focalise sa vision exclusivement sur les ribauds, qu’il désigne par vos, à la deuxième personne du pluriel. En conséquence, la répétition de l’image entomologique que l’on vient de souligner explicite en réalité l’écart entre ses deux occurrences : d’un côté, le poète se plaint du harcèlement des mouches – noires et blanches, à savoir de vrais insectes et des flocons de neige18 – et de l’autre, c’est sur les ribauds que se jettent les deux espèces de mouches, tandis que le je reste observateur, ne partageant apparemment pas les tourments de ceux auxquels il s’adresse. Entre vos et je, la distance fait écho à celle qui sépare de la plainte subjective la moquerie prenant autrui pour cible. Il faudrait donc reconnaître là, avec Alain Corbellari, « le meilleur argument à opposer aux partisans d’un Rutebeuf poète “personnel”19 », et opter pour un autre Rutebeuf, expert en répétitions, topoï et locutions figées, profil vigoureusement promu par Nancy Freeman Regalado.

15 Admettons qu’il est difficile d’adhérer à l’opinion d’Edmond Faral : C’est sans doute le sentiment de sa propre misère qui lui a inspiré sur le sort pitoyable de la plèbe des tavernes, des ribauds de la place de Grève, tous gens perdus par le vice, la paresse ou les duretés de la société, quelques-uns des vers les plus émouvants de notre littérature20.

16 Si l’on considère le poème indépendamment des autoportraits du poète, le ton des Ribauds de Grève trahit plutôt un sentiment de mépris que de pitié. Cette impression est renforcée par le fait que, comme l’a remarqué Nancy Freeman Regalado, Rutebeuf se contente alors de décrire la situation extérieure de la troupe des infortunés sans se soucier de la cause ou de la signification morale de cette situation21, ce qui ne va pas dans le sens de la compréhension ou de la compassion qu’il aurait pu éprouver. Bien au contraire, le terme peu flatteur de ribaud, dont ces pauvres sont affublés dès le premier vers, suggère selon Michel Zink l’association entre « misère et débauche », si présente

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dans la tête des médiévaux que ces derniers peuvent en déduire que de tels êtres ne sont tourmentés que par leurs propres fautes22.

17 En réalité, l’ensemble et le titre des Poèmes de l’infortune sont des inventions de la philologie moderne, et les Ribauds de Grève s’en distinguent nettement ainsi que nous l’avons montré. Toutefois, en dépit de leurs différences fondamentales, des coïncidences visibles subsistent encore, notamment l’image des mouches. Bien entendu, ces insectes n’ont pas à chaque fois la même visée, se lançant à l’assaut tantôt des ribauds, tantôt du je lui-même. Mais l’image elle-même reste identique et revient dans les deux cas sous une formule semblable. Et elle paraît tellement inoubliable qu’il est légitime de supposer qu’en la répétant à bon escient, l’auteur ait voulu produire un effet de réminiscence23.

18 Certes, l’attachement de la littérature médiévale à la répétition est connu24. Cela ne veut pourtant pas dire que ce procédé soit anodin et insignifiant. Au contraire, il consiste à exploiter la force et le sens de l’élément mis en œuvre, surdéterminé chaque fois par le contexte. Les agents – producteurs, diffuseurs ou récepteurs – de cette littérature étaient conscients de ce mécanisme, si bien qu’ils pouvaient à partir de là jouer à un jeu subtil de ressemblances et de dissemblances. Daniel Poirion a postulé il y a une trentaine d’années, s’agissant de la mouvance des textes alimentée par les copistes, que « les variations apportées à un texte par des variantes de détail ou des versions nettement divergentes ont elles‑mêmes un sens et une histoire qu’il faut retrouver25 ». Ce principe vaut à plus forte raison pour les variations produites par le poète lui-même, variations dont nous allons tenter de saisir, à partir de notre exemple, quelques aspects qui méritent notre attention.

Jeu dialogique sans dialogue

19 Concernant les Ribauds de Grève, ce qui rend particulière la scène typique de la froidure et du dénuement est avant tout l’usage constant de la deuxième personne du pluriel26. Bien sûr, ce n’est pas l’apanage de cette pièce. L’auteur y a recours dans plusieurs poèmes, d’une façon ou d’une autre, notamment pour attirer l’attention de son public : Seigneur qui Dieu devez ameir […] A vos toz fas je ma clamour D’Ypocrisie […]27. Ne covient pas je vos raconte Coument je me sui mis a hunte, Quar bien aveiz oï le conte En queil meniere Je pris ma fame darreniere, Qui bele ne gente nen iere28.

20 Si l’on se tourne vers ses prédécesseurs ou contemporains, outre cet emploi ordinaire, on trouve des cas intéressants, tels que les Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmond où le poète prend la mort pour son messager auprès de ses amis29, ou les Congés d’Arras dont la plupart des strophes sont adressées à différents destinataires, soit directement, soit, comme chez Hélinand, par l’intermédiaire d’une abstraction personnifiée30. Le lyrisme courtois s’adresse lui aussi souvent à un tu ou un vos, non seulement dans l’envoi, mais aussi dans le corps même de la chanson, par le biais de l’apostrophe exclamative à la dame absente, afin d’accentuer les sentiments du je31.

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21 Sans prétendre à l’exhaustivité, cette typologie montre qu’aucun de ces usages ne s’adapte sans faille au cas des Ribauds de Grève. L’adresse aux vos ne se réduit pas en l’occurrence à un effet rhétorique, qu’il s’agisse d’exprimer l’émotion du moi ou de stimuler l’intérêt du récepteur. Le poète se tourne vers les ribauds comme si ces derniers étaient présents sur le même plan que lui, et comme si son discours atteignait directement leurs oreilles. À cette situation de dialogue se mêlent inextricablement des éléments descriptifs, qui valent alors comme autant d’insultes. S’y ajoutent les adverbes temporel or (v. 1, 5 et 12) et d’intensité si (v. 7 et 8), contribuant à créer un fort effet de présence. La figure d’hypotypose, qui normalement consisterait en description vivante d’un objet extérieur, arrive là à sa limite pour s’approcher du domaine du théâtre, domaine par excellence du dialogue et du temps présent, dans lequel il ne s’agit pas seulement de représenter une scène, mais de monter sur la scène, de la vivre32.

22 Certes, il n’y a dans ces douze vers aucun dialogue à proprement parler. Le poète monopolise la parole, ses partenaires demeurent complètement muets. Mais dans la logique de ce quasi- ou pseudo-théâtre, ces derniers sont supposés proches de l’énonciateur dont le discours doit être entendu directement par eux. C’est pourquoi ce poème ne peut être qualifié de monologue, celui-ci étant, pour reprendre la définition de Catherine Kerbrat-Orecchioni, « un discours que L [= locuteur ou émetteur] n’adresse apparemment à personne d’autre que lui-même33 ». Au contraire, notre scène veut que, auprès de celui qui parle, existent bien ceux qui l’écoutent. Selon la terminologie de la linguiste, il s’agit plutôt d’un « “discours monologal”, adressé à un allocutaire déterminé, sans qu’il en soit attendu ni sollicité de réponse, c’est-à-dire sans qu’il y ait “dialogue” à proprement parler », et qui se distingue ainsi du « monologue non adressé », ou « soliloque34 ».

23 De plus, sans être un dialogue, l’énoncé du poète est toujours susceptible d’être suivi par une réponse que les ribauds, ou du moins l’un entre eux35, pourraient y donner, en prenant à leur tour la place de la première personne. Car, selon Émile Benveniste, « “je” et “tu” sont inversibles : celui que “je” définis [sic.] par “tu” se pense et peut s’inverser en “je”, et “je” (moi) devient un “tu”36 ». Bien que virtuelle, cette réversibilité n’en est pas moins constitutive de la structure des Ribaud de Grève.

24 Il existe par ailleurs un grand nombre de textes où cette réversibilité de je et de tu est réalisée d’une manière ou d’une autre et donne lieu à un vrai échange de paroles. D’abord, chez Rutebeuf lui-même, il y a deux Disputaisons, l’une de Charlot et du Barbier de Melun, et l’autre du croisé et du décroisé. Toutes les deux sont composées de plusieurs huitains, à la différence des Ribauds de Grève, constitués d’un seul douzain. Cependant, ces disputaisons et ce dit ont en commun d’adopter le schéma de rimes croisées. De plus, dans la dispute entre Charlot et le Barbier, deux jongleurs rivaux, on remarque que les discours directs contiennent chaque fois une apostrophe à l’autre, ou aux autres, quand Rutebeuf y intervient et interpelle les deux compagnons à la fois. Le discours s’ouvre le plus souvent par ces apostrophes : « Charlot, tu vas en compaignie Por crestientei desouvoir. »[…] « Barbier, foi que doi la banlive Ou vos aveiz votre repaire, Vous aveiz une goute vive. » […] « Seigneur, par la foi que vos doi, Je ne sai le meillor eslire37. »

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25 Pourtant, toutes différences formelles mises à part, la concordance n’est pas parfaite sur le fond non plus : tiers et observateur, le poète ne se compromet pas lui-même dans les débats en tant qu’une des parties, même s’il intervient comme arbitre à la fin de la Disputaison de Charlot et du Barbier de Melun. La nature de ces textes se révèle aussi, sinon plus, narrative que théâtrale, les répliques restant encadrées par le discours direct rapporté38.

26 On peut encore proposer une comparaison avec une autre pièce : elle n’est pas de Rutebeuf, mais appartient à une période d’écriture quasi-contemporaine ; elle met en scène elle aussi des personnages ribauds, qui sont cette fois bien définis par leur métier, celui de jongleur, comme l’étaient Charlot et Barbier. Il s’agit de Deus bordeors ribauz, ensemble de trois monologues dramatiques constitutifs d’un débat, dont chacun présente une tirade mêlée de vantardises et d’invectives que se lancent l’un à l’autre deux bourdeurs39. Sur le plan formel, ces pièces peuvent paraître n’avoir rien de commun avec le dit de Rutebeuf : en rimes plates, chacune d’elles est sensiblement plus longue que ce dernier (en comptant entre 164 et 182 vers). Certaines parentés méritent toutefois d’être considérées. À première vue, on retrouve des traits semblables à ce que l’on voit dans les Ribauds de Grève, par exemple la qualité de vêtements et de souliers tournée en dérision : Tu ne sez vaillant deus festuz ! Com tu es ore bien vestuz De ton gaaignaige d’oan ! Voiz queus sollers de cordoan Et com bone chauces de Bruges ! Certes, ce n’est mie de druges Que tu es si chaitis et las40.

27 Mais ce qui est plus intéressant et plus délicat par rapport à notre propos touche la tradition manuscrite. Car aucun témoin ne possède l’ensemble des trois parties en même temps : un manuscrit du XIIIe siècle contient le premier et le deuxième discours (intitulés respectivement De deus bordeors ribauz et La response de l’un des deus ribauz)41 ; un autre de la même époque, le premier (La gengle au ribaut) et le troisième (La contregengle)42. Mais il en existe encore un autre du début du XIVe siècle qui, curieusement, ne présente que la partie initiale, assortie d’un titre qui lui est propre : Li esbaubisemanz lecheor43. Cette dispersion s’explique par la logique même de cet assemblage basé sur un jeu d’échanges. Que les deux dernières pièces, composées visiblement par différents auteurs à différents desseins, apparaissent chacune comme une réaction à la première, cela les empêche de coexister sur le même plan, sous peine de s’invalider l’une l’autre.

28 En ce qui concerne la genèse de cet étrange ensemble, Edmond Faral, suivi par Willem Noomen, penche pour l’hypothèse selon laquelle un même auteur aurait rédigé les deux premiers textes comme un débat à deux voix, tandis que le troisième se serait substitué au deuxième à l’initiative d’un autre ménestrel. Mais il n’est pas exclu que la version originelle n’ait connu que la première partie et que chacune des deux réponses y ait été ajoutée respectivement et indépendamment par deux auteurs distincts. De toute façon, nous saisissons là un jeu dialogique dont le dynamisme est à la fois très marqué et très souple, si bien que le discours initial appelle une réponse, susceptible de varier selon le sens et l’effet souhaités, tandis que le premier propos pouvait se tenir seul, isolément, tout en gardant sa capacité d’ouvrir un dialogue.

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29 Revenons sur notre poème, à propos duquel se formulerait ainsi notre question : ce même type de jeu dialogique se trouverait-il au fondement des Ribauds de Grève ? Il n’est pas question d’en imaginer quelque réplique qui ne soit pas parvenue jusqu’à nous, mais de se figurer l’image elle-même que le poète voulait susciter dans l’esprit de son public, et qui est d’une importance capitale pour l’efficacité de sa parole. Il est alors évident que dans ce dit, la présence des ribauds est trop marquée pour être reléguée en arrière-plan comme simple élément décoratif, et que c’est cette présence des allocutaires qui donne son sel au croquis laconique.

30 La chose, au demeurant, n’est guère originale, dès lors que la formalisation littéraire de l’échange de paroles était tellement pratiquée au Moyen Âge que l’on peut en dire qu’elle a fait naître un genre, le débat44. Par ailleurs, ce mécanisme du dialogue ressortit depuis toujours aux universaux du langage humain, comme l’affirme Émile Benveniste : […] je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à « moi », devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu. La polarité des personnes, telle est dans le langage la condition fondamentale, dont le procès de communication […] n’est qu’une conséquence toute pragmatique45.

31 Mais une même condition initiale ne conduit pas toujours à une même conséquence finale. Pour diverses raisons, la communication effective risque d’échouer. C’est le cas des chansons courtoises qui se substituent souvent à un dialogue réel, devenu impossible soit par la perfidie des losengiers, soit à cause de la peur qu’a l’amant d’être refusé par celle qu’il désire. Mais l’incommunicabilité se révèle plus fondamentale lorsque l’on franchit la frontière de son milieu socio-culturel pour rencontrer quelqu’un de condition différente. Comme l’a récemment démontré Michel Zink, un bon nombre de textes médiévaux mettent en scène l’embarras du dialogue avec les vilains ou simples, embarras qui tient à la disparité des codes46. Telle est aussi à peu près la situation que Rutebeuf rapporte dans une strophe de son dit De sainte Église : Je ne blame pas gent menue : Il sont ausi com beste mue ; L’en lor fet canc’on veut acroire, L’en lor fet croire de venue, Une si grant descovenue Que brebiz blanche est tote noire. « Gloria laus », c’est « gloire loire » ; Il nous font une grant estoire Nes dou manche de la charrue, Pour coi il n’ont autre mimoire. Dites lor « c’est de saint Gregoire », Quelque chose soit est creüe47.

32 Le je de ce poème parle en tant que clerc, et la citation de l’hymne latin témoigne en soi de ce statut honorable. Mais son privilège d’orator n’impressionne pas beaucoup la gent menue. Ces êtres sans raison ne peuvent pas comprendre son langage grandiose, signe par excellence de la gloria cléricale, qui, de ce fait, finit par se réduire à quelque bruit insignifiant. En fait, ce blâme par prétérition n’a pas pour auditeur ce bas peuple, qui ne constitue qu’un exemple que ne doivent pas suivre les sages. Il y a là évidemment un sentiment de supériorité à l’égard des simples, sentiment partagé par tout le clergé. Mais cela ne parvient pas à gommer la confusion qu’aurait ressentie ce lettré devant la masse indifférente et impénétrable. D’autant moins que nous sommes en train de lire un pamphlet lancé contre les ordres mendiants : ces vers reflètent la rivalité qui oppose les clercs traditionnels – y compris les maîtres séculiers de l’Université pour lesquels se

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bat Rutebeuf – aux frères dominicains et franciscains, spécialistes de la « parole nouvelle48 » et capables en tant que tels d’attirer plus facilement l’attention de la population dépourvue de raffinement intellectuel. Par l’incompétence des ignorants qu’il veut ridiculiser, Rutebeuf fait entrevoir, malgré lui, l’impuissance du langage du savoir.

33 Ce constat général de la difficulté à « parler aux “simples gens”49 » nous amène à nous poser des questions sur l’énonciation et ses circonstances dans les Ribauds de Grève, parce que contrairement à l’apparence, la communication avec ces ribauds, probablement aussi simples que cette gent menue-là, n’a rien d’évident. En d’autres termes, pour vraiment parler avec eux, pour se faire comprendre d’eux, il faut que le je adopte une certaine manière de discourir et revête une persona particulière qui permettrait de réduire l’écart social entre lui-même et ses allocutaires. Nos questions se résumeraient donc à celle-ci : qui parle aux ribauds, et comment ?

Je suis là où je parle

34 Si le je des Ribauds de Grève semble à l’évidence représenter le poète lui-même, cette assimilation ne dit rien d’utile sur son identité poétique qui reste à déterminer en fonction de ce qui se passe dans le texte, entre lui et ceux auxquels il s’adresse. Or, si l’on suit jusqu’au bout la logique que le poème impose, il est inconcevable, même sans réaction, que le propos du je ne soit pas pleinement entendu par les vos. Car, tout simplement, une moquerie de ce type ne fonctionne que si elle est reçue et comprise par ceux qu’elle vise. Rutebeuf n’est donc pas ici dans la même posture que pour le dénigrement des illettrés dans De sainte Église, pas plus que son langage n’est le même dans les deux cas. S’adressant aux ribauds, il doit adopter un ton accessible à ces simples gens, et utiliser des mots qu’ils peuvent déchiffrer et, le cas échéant, employer.

35 L’accessibilité de ce langage pour les ribauds, la Griesche d’hiver vient la prouver. Dans ce poème de l’infortune à plein droit, le je prend un rôle et une voix qui sont censés être d’un pauvre démuni, sans doute débauché, inintelligent en apparence, à savoir un ribaud. Mais, homme de « povre sens et povre memoire50 », il n’en peut pas moins exploiter un riche territoire poétique, territoire rutebovin par excellence aux yeux des lecteurs modernes, recouvrant à partir des motifs de la froidure et de la nudité jusqu’à la figure imagée des mouches blanches, bref tout ce qu’on lit de façon plus condensée dans les Ribauds de Grève. Partant, nous pouvons faire l’hypothèse que le sarcasme contre les ribauds ressortit d’un code qui ne leur est pas étranger, ce que confirme définitivement la coda de la Griesche d’hiver : Cil qui devant cousin le claime Li dist en riant : « Ci faut traime Par lecherie. Foi que tu doiz sainte Marie, Car vai or en la draperie Dou drap acroire. Se li drapiers ne t’en wet croire, Si t’en revai droit à la foire Et vai au Change. Se tu jures saint Michiel l’ange Qu’il n’at sor toi ne lin ne lange Ou ait argent, Hon te verrat moult biau sergent,

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Bien t’aparsoveront la gent : Creüz seras. Quant d’ilecques te partiras, Argent ou faille enporteras »51.

36 Avec des différences de détail et une ironie plus sournoise, on retrouve ici la même situation de fond que dans les Ribauds de Grève. Cet ancien cousin n’a d’autre envie que de tourner en dérision ce biau sergent52, de même que Rutebeuf ne pensait pas à aider les ribauds a point. Mais dans cet exemple, on voit clairement le fait qu’un tel pauvre fou saisit bien, au-delà de toute antiphrase, le malin sous-entendu de ce que « li dist en riant » son faux parent, car il va en conclure : Or ai ma paie. Ensi chascuns vers moi s’espaie, Si n’en puis mais53.

37 Face au railleur, sa victime ne fait aucune riposte ; elle semble résignée à sa paie désagréable. Mais l’affaire n’en reste pas là. Quand un fait langagier revêt une forme textuelle, il ne se clôt pas sur la relation initiale entre le locuteur et l’allocutaire, mais se transpose en un dynamisme trilatéral de sorte qu’il faut désormais compter avec un troisième pôle, celui du lecteur, ou de l’auditeur, dernière instance à même de neutraliser le rapport de forces établi dans la diégèse54. Incapable de se venger lui- même, le poète peut du moins exposer le taquin au rire, voire au reproche de ce tiers, quitte à s’y exposer de nouveau lui-même.

38 Mais nos Ribauds de Grève n’écriront aucun poème et resteront à jamais silencieux. À la différence de la Griesche d’hiver, ce poème n’appartient pas aux offensés, mais à l’offenseur, qui veut en tirer parti en croyant que sa joyeuse maltraitance de ces gueux va plaire à la clientèle de sa rime. Et vu la qualité du produit, son succès est très probable ; l’auditeur, ou lecteur, doit en rire aux éclats. Pourtant ce succès est ambigu, de même que ce rire qui s’arrête à peine aux seules victimes dont le poète s’est déjà moqué. Ainsi, du piège que lui-même a tendu aux ribauds, pas plus que ceux-ci, ce malin ne sort pas indemne, voire triomphant. C’est que la mise en scène des vos interdit en elle-même l’effacement du je. Tant qu’il dit vos, le je s’associe obligatoirement à ceux à qu’il parle. Tant que les vos ne se découvrent pour les autres qu’à travers sa parole, le je n’échappe pas non plus à leur regard : ce regard de spectateur tellement avide d’objets de risée qu’il met dans un même sac tous ceux qu’il surprend sur la scène, les moqués et le moqueur à la fois, pour se moquer à son tour des uns comme de l’autre. Tant pis pour le je. Car, même quand il ne souffle pas un seul mot sur lui-même, ni un seul pronom de la première personne, c’est déjà le fait de l’énonciation, le dit, qui finit par accuser sa présence, et cela tout près des vos.

39 Dès lors, ce dont le je parle aux vos se retourne contre lui, par la proximité qu’il crée entre eux et lui-même, proximité fondée sur son langage qui leur est accessible au sens plein du terme, physiquement et intellectuellement, ce qui impose à l’un et aux autres quelque destin commun : si les ribauds se trouvent sur la place de Grève55, là est aussi le poète ; s’ils sont agacés par les mouches blanches, elles doivent tout autant tomber sur sa tête ; s’ils sont maltraités et dépouillés par le jeu de Fortune, il faut que lui-même, dans sa sécurité momentanée, prenne tout de même garde, puisque la roue de cette déesse : […] torne en petit d’eure, Que li serviauz chiet en la boe Et li servant li corent seure : Nus n’atant a leveir la poe.

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En cort terme a non Chantepleure56.

40 Dans ce jeu de proximité et de promiscuité, la « distance de la dérision57 » ne s’établit pas tant entre les ribauds et le poète qu’entre ceux‑là et celui-ci d’un côté, et le public de l’autre. Une fois de plus, la situation est comparable à celle des Deus bordeors ribauz, qui rivalisent dans le dénigrement mutuel afin de se démarquer l’un de l’autre, alors que les auditeurs, auxquels le dernier mot est confié58, doivent leur renvoyer équitablement leur rire, à moins que le prix ne revienne au plus ridicule.

41 De cela, Rutebeuf est-il conscient ? Sans aucun doute. C’est sur la même esthétique de la présence, c’est-à-dire au risque d’être bafoué, que se fondent ses poésies personnelles. Cette règle de jeu, il l’accepte presque ostensiblement, non sans amertume néanmoins : L’an dit que fox qui ne foloie pert sa saison : Que je n’ai borde ne maison, Suis je mariez sans raison59 ?

42 Un autre point commun à remarquer entre le poème aux vos et ceux du je, c’est une forte prise de conscience de l’effet de la voix. Cette conscience se traduit de façons diverses, mais toujours avec une même intensité. Ainsi, d’un côté, les vers des Ribauds de Grève sont dominés par la rapidité et la brièveté qui ne permettent guère – à une seule exception près (aux vers 5–6) – que chaque proposition dépasse la limite d’un octosyllabe ; ils imitent de cette manière la violence du coup du vent tel qu’il vente, sous les yeux du poète, sur la place publique découverte. De l’autre, certains poèmes d’effusion sont marqués par le rythme saccadé du tercet coué, reproduisant en quelque sorte le claquement de dents de celui qui est soumis à l’influence du froid60. Dans tous les cas, la présence du je s’affirme d’abord par et dans ses actions verbales. C’est ce que font entendre li vers changié à l’approche de l’hiver : Contre l’yver, Dont mout me sont changié li ver Mon dit commence trop diver De povre estoire61.

43 Phonétiquement, la saison accapare toute seule trois rimes de suite : yver – (l)i ver – (d)iver, preuve éclatante de la force avec laquelle elle peut s’emparer de l’espace d’un texte. Cependant on s’aperçoit tout de suite que l’exercice de cette force passe par un intermédiaire, celui qui fait son dit, et qui y laisse non seulement des marques de l’influence qu’il subit du monde extérieur, mais aussi et du même coup, des traces de sa propre existence en tant que seul témoin de cette influence imposée. Autrement dit, en lisant un poème hivernal, ce n’est jamais l’hiver en soi que l’on y saisit, mais l’expression de sentiments et de sensations qu’aurait eus le poète « contre l’hiver ». La parole du je se pose comme écran infranchissable devant l’objet dont il parle. Mais cela est non moins vrai pour le sujet : où trouverait-on son portrait sinon dans ce qu’il dit ?

44 Tel dit, tel diseur. L’un et l’autre n’ont qu’un seul et même substrat ontologique en commun, celui du texte. Par conséquent, à chaque fois que se fait entendre une voix, se dessine une silhouette du poète, conformément au ton que cette voix prend et quel que soit le pronom personnel qu’elle émet62. Parler à vos converge infiniment vers parler du moi.

45 Nous sommes encore loin d’avoir épuisé tous les registres vocaux de Rutebeuf. Il convient d’indiquer du moins, sans entrer dans le détail, l’existence d’une autre voix, non moins fréquente, celle qui parle d’eux, employée surtout dans les poèmes

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polémiques ou didactiques. Il est vrai que l’on écoute là plutôt un moraliste satirique mais sérieux qu’un jongleur amusant. Nonobstant, on atteste que, même à la troisième personne, son regard erre toujours sur le même endroit que celui où traînent et les misérables ribauds et le pauvre ménestrel, à savoir ce « monde divers » où Toz fu estez, or est yvers ; Bon fu, or est d’autre maniere63.

46 Si l’œuvre de Rutebeuf est diverse, si sa voix est changeante et ses rôles, pris les uns après les autres, apparemment contradictoires64, ce n’est pas seulement par la faute du poète « qui rudement heuvre65 », mais aussi à cause de la diversité du monde où il habite. Mais pour instable qu’il soit en apparence, ce monde, en dernière analyse, reste le même en ceci qu’il s’obstine dans le sens de la perdition. Pareillement, de quelque position qu’il choisisse, Rutebeuf voit et fait voir le même paysage, la même réalité, avec une plus grande acuité pour le mauvais côté que pour le bon. Sa vision se déploie ainsi sous le signe de l’hiver, qui renvoie moins à une période climatique à laquelle succéderait la reverdie printanière qu’à un état du monde en éternel refroidissement, en perpétuelle déchéance. C’est une telle fixation obsessionnelle sur un ici et maintenant, trempée d’un pessimisme incurable, qui soutient l’unité de ce travail poétique mouvant, mais aussi livre un portrait du poète versatile. Et les Ribauds de Grève, ce poème à la deuxième personne fait mettre en perspective, les uns à côté des autres et dans leur ensemble, ceux à la première personne et ceux à la troisième personne, en lançant un pont qui lie l’observation à la compromission. Car, ainsi que nous avons jusqu’ici tenté de le démontrer, celui qui dit vos à son objet a déjà mis un pied, sinon les deux, dans le tableau qu’il tâche de peindre.

47 En fin de compte, les Ribauds de Grève sont-ils un poème de l’infortune comme les autres ? Cette question pourrait paraître datée depuis qu’en 1989–1990, l’édition de Michel Zink propose une autre façon de lire Rutebeuf, par son refus de toutes classifications en faveur d’un ordonnancement chronologique des textes66. Certainement, la nouvelle méthode a ses faiblesses, liées au caractère hypothétique de la datation, et est susceptible de conduire à des lectures plus ou moins douteuses fondées sur la biographie supposée du poète. Mais elle a le mérite, non des moindres, de faire découvrir à la fois la cohérence et la complexité du mouvement d’écriture mené par Rutebeuf ; elle rend ainsi sensible au réseau embrouillé que dessine ce mouvement, réseau pour ainsi dire occulté par la nette segmentation des anciennes éditions.

48 Mais c’est là une autre histoire. En revanche, quand il paraissait inévitable de procéder à un classement thématique ou générique67, quelle place assigner à une pièce aussi inclassable que les Ribauds de Grève ? Nous dirions que, en les faisant voisiner avec les poésies dites personnelles, Edmond Faral et Julia Bastin n’avaient pas entièrement tort : nous y entendons clairement une personne parler.

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NOTES

1. Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Edmond Faral et Julia Bastin, Paris, Picard, 1959‑1960, 2 vol., t. 1, p. 517–580. 2. Nancy Freeman Regalado, Poetic Patterns in Rutebeuf : A Study in Noncourtly Poetic Modes of the Thirteenth Century, New Haven/Londres, Yale University Press, 1970. 3. Rutebeuf, Mariage Rutebeuf, v. 36, dans Œuvres complètes, éd. et trad. Michel Zink, éd. revue et mise à jour, Paris, Le Livre de Poche, 2001 [1989–1990], p. 270 (nous renverrons désormais à cette édition de référence par le sigle « MZ »). Ce trio de vices est conforme à l’idée répandue à l’époque, telle que la résume le proverbe suivant : « Par vin, par fame et par dez Si vient toust homme a povretez » (Proverbes français antérieurs au XVe siècle, éd. Joseph Morawski, Paris, Champion, 1925, p. 58, n° 1603). Pour la manière dont Rutebeuf amplifie ce topique, voir Nancy Freeman Regalado, Poetic Patterns in Rutebeuf, op. cit., p. 286–288. 4. Rutebeuf, Mariage Rutebeuf, v. 128–133, dans MZ, éd. cit., p. 276. 5. Rutebeuf, Griesche d’été, v. 105–108 et 113–116, dans MZ, éd. cit., p. 210. 6. Rutebeuf, Griesche d’hiver, v. 10–16, dans MZ, éd. cit., p. 196. 7. Ibid., v. 59–60, p. 198. 8. Rutebeuf, Griesche d’été, v. 20–24, dans MZ, éd. cit., p. 204. 9. Rutebeuf, Complainte Rutebeuf, v. 122–126, dans MZ, éd. cit., p. 324. 10. Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, éd. Achille Jubinal, Paris, Pannier, 1839, 2 vol., t. 1, p. XXIX.

11. Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, éd. Achille Jubinal, nouvelle éd. revue et corrigée, Paris, Paul Daffis, 1874–1875, 3 vol. Sur ce point, l’édition d’Adolf Kressner, publiée en 1885, ne semble pas changer beaucoup, malgré quelques modifications de détail dans l’ordre des textes (Rustebuef Gedichte. Nach den Handschriften der Pariser National-Bibliothek, éd. Adolf Kressner, Wolfenbüttel, Zwissler, 1885). Mais la critique du XIXe siècle n’a pas toujours respecté la décision de ces éditeurs. Trois ans après la première édition d’Achille Jubinal, Paulin Paris adoptait pour son travail une division tripartite : jonglerie ; enseignements moraux – éloges – satires ; poésies pieuses. Il répartissait les poèmes selon ses propres convictions, en donnant la présentation de chacun. Mais dans sa liste ne figuraient pas quelques pièces, dont les Ribauds de Grève (Paulin Paris, « Rutebeuf », dans Histoire littéraire de la France, t. 20, Suite du treizième siècle, depuis l’année 1286, Paris, Didot Frères‑Treuttel et Wurtz, 1842, p. 719–798). Quelques décennies plus tard, postérieurement donc à la deuxième édition d’Achille Jubinal et à celle d’Adolf Kressner, l’ouvrage synthétique de Léon Clédat réservait cinq chapitres à la présentation des œuvres, respectivement consacrés aux pièces lyriques, aux pièces satiriques, aux poèmes allégoriques, aux œuvres dramatiques et aux vies de saints et fabliaux, avec trois chapitres introductifs et une conclusion. Les « satires personnelles » étaient incorporées aux satires en général, mais étant donné que la plupart d’entre elles avaient été déjà amplement traitées au deuxième chapitre, « Vie de Rutebeuf », l’auteur s’est limité à faire lire deux autres textes : le Dit des Ribauds de Grève et la Dispute de Charlot et du Barbier de Melun,

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dont le premier donne à ses yeux, par anticipation, « la même note » que les poèmes villoniens (Léon Clédat, Rutebeuf, Paris, Hachette, 1891, en particulier p. 131–133). 12. Rutebeuf, Les Poésies Personnelles, éd. Harry Lucas, Genève, Slatkine Reprints, 1974 [1938]. Cette tradition plus que centenaire, colorée d’un certain romantisme, sera couronnée par l’article de Gustave Cohen : « Rutebeuf, l’ancêtre des poètes maudits », Études classiques, vol. 21, 1953, p. 1–18. Pour une réflexion approfondie sur ce sujet, voir Michel Zink, « Poète sacré, poète maudit », dans Modernité au Moyen Âge, dir. Brigitte Cazelles et Charles Méla, Genève, Droz, 1990, p. 233–247 ; Alain Corbellari, « De Rutebeuf à Léo Ferré : les fortunes du “poète maudit” », dans Réception du Moyen Âge dans la culture moderne, dir. Danielle Buschinger, Amiens, Presses du Centre d’études médiévales, 2002, p. 52–60. 13. Voir Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Edmond Faral et Julia Bastin, éd. cit., t. 1, p. 220–221. 14. Rutebeuf, Dit des ribauds de Grève, v. 1–12, dans MZ, éd. cit., p. 214. 15. Rutebeuf, Griesche d’hiver, v. 1–3, dans MZ, éd. cit., p. 196. Même saison et même motif pour l’incipit du Mariage Rutebeuf : « En l’an de l’Incarnation, / VIII. jors aprés la Nacion / Celui qui soffri passion, / En l’an sexante, / Qu’abres ne fuelle, oizel ne chante […] » (v. 1–5, dans MZ, éd. cit., p. 268). On sait d’ailleurs que le procédé est déjà bien établi et souvent pratiqué par la poésie courtoise, à côté de son pendant qui est autrement plus répandu, à savoir le début printanier. Voir Roger Dragonetti, La Technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise. Contribution à l’étude de la rhétorique médiévale, Genève, Slatkine Reprints, 1979 [1960], p. 169–193. 16. Rutebeuf, Griesche d’hiver, v. 31–33, dans MZ, éd. cit., p. 198. 17. Il en est de même pour l’édition de Michel Zink, qui refuse néanmoins tout groupement thématique et applique une chronologie hypothétique à la mise en ordre des textes. Ce n’était pourtant pas, on l’a vu, la place habituelle du poème jusqu’à la première moitié du XXe siècle, pas plus que celle du Moyen Âge : le seul manuscrit conservant ce dit (Paris, BnF, ms. fr. 1635, fol. 44v) le place entre le Dit des propriétés de Notre Dame (alias les Neufs joies de Notre Dame), aujourd’hui communément rejeté du corpus de Rutebeuf, et la Pauvreté Rutebeuf, tandis que les deux Griesches, liées l’une à l’autre, se trouvent plus loin (fol. 52r–54r). Notons que ce recueil, dont la logique d’organisation n’est généralement pas très facile à comprendre, a tout de même pris soin d’associer aussi le Mariage et la Complainte Rutebeuf (fol. 47r–49r), deux poèmes qui forment une autre paire. Pour la liste des textes de ce manuscrit, voir la notice de la Section Romane dans la base Jonas-IRHT/CNRS, site internet : http://jonas.irht.cnrs.fr/ manuscrit/45638 (page consultée le 26 août 2015). Sylvia Huot en a offert une brève mais précieuse analyse dans son ouvrage From Song to Book. The Poetics of Writing in Old French Lyric and Lyrical Narrative Poetry, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1987, p. 215–216. 18. Notons en passant que cette image paraissait hermétique aux yeux du premier éditeur du poète qui a écrit, en hésitant : « Le sens de cette pièce [est] assez difficile à comprendre […] Par les noires mouches, je crois qu’il faut entendre : les puces, qui viennent surtout durant l’été, et par les blanches… le dirai-je ?… les poux. Hors de ces deux sens, assez peu nobles, j’en conviens, je ne vois pas ce que pourraient signifier les deux derniers vers du Diz des Ribaux de Greive, non plus que ceux sur le même sujet qui se trouvent […] dans la pièce intitulée : De la Griesche d’yver » (Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Achille Jubinal, 1839, éd. cit., t. 1, p. 211). Le mot honteux de « poux » le

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gênait tellement qu’il l’a remplacé, dans sa deuxième édition, par un terme moins précis : « un autre genre de vermine » (Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Achille Jubinal, 1874-1875, éd. cit, t. 2, p. 7). Ce qui ne manquera pas de faire sourire Edmond Faral, qui écrira : « Il est superflu de relever les erreurs de Jubinal pour l’interprétation de cette pièce, dont il a trouvé le sens “assez difficile” » (Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Edmond Faral et Julia Bastin, éd. cit., t. 1, p. 531). 19. Alain Corbellari, La Voix des clercs. Littérature et savoir universitaire autour des dits du XIIIe siècle, Genève, Droz, 2005, p. 161–162. 20. Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Edmond Faral et Julia Bastin, éd. cit., t. I, p. 45. 21. Nancy Freeman Regalado, Poetic Patterns in Rutebeuf, op. cit., p. 308–309. Voir aussi, du même auteur, « Two Poets of the medieval city », Yale French Studies, vol. 32, Paris in Literature, 1964, p. 12–21, en particulier p. 15–16. 22. MZ, éd. cit, p. 214–215. Sur la liaison supposée de la pauvreté et des vices de ses victimes, voir Michel Mollat, Les Pauvres au Moyen Âge, Paris, Complexe, 2006 [1978], p. 92–97 et 129–142 ; Bronislaw Geremek, La Potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, trad. Joanna Arnold-Moricet, Paris, Gallimard, 1987 [1978], p. 27– 51. 23. De cette figure, aucune autre occurrence que ces deux n’est relevée par Adolf Tobler et Erhard Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Wiesbaden/Stuttgart, Steiner, 1925– 1995, 11 vol., t. 6, p. 318. 24. Cet attachement se trouve élevé au rang de particularité esthétique de l’époque par le livre majeur de Paul Zumthor : Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 2000 [1972]. 25. Daniel Poirion, « Écriture et ré-écriture au Moyen Âge », Littérature, vol. 41, Intertextualité et roman en France, au Moyen Âge, 1981, p. 114 26. Parmi onze propositions, dix portent du moins un indicateur de la deuxième personne du pluriel : soit apostrophe, soit pronom personnel, soit verbe conjugué, soit possessif. La seule exception est le topos saisonnier du v. 2. 27. D’Hypocrisie, v. 1 et 6–7, dans MZ, éd. cit., p. 136. 28. Complainte Rutebeuf, v. 1–6, dans MZ, éd. cit., p. 138. 29. « Morz, va m’a çaus qui d’amors chantent / Et qui de vanité se vantent, / Si les apren si a chanter […] » (Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, str. II, v. 1–3, éd. Fredrik Wulff et Emmanuel Walberg, trad. Michel Boyer et Monique Santucci, Paris, Champion, 1983, p. 60). 30. « Congié demand tout premerain / A celui qui plus m’est a main / Et dont je miex loer me doi : / Jehan Boschet, a Dieu remain ! » ; « Joie, qui vers moi es repointe, / Dusqu’a Biaumés fai une pointe ; / Si me salue a cuer haitié / Le chastelain […] » (Jean Bodel, Congés, v. 13–16 et 121–124, dans Les Congés d’Arras , éd. Pierre Ruelle, Bruxelles/Paris, Presses universitaires de Bruxelles/PUF, 1965, p. 85 et 89). 31. « Merchi, dame, la cui biautés sourvaint / Mon cuer, qui vous a fait loial eommage ! » : Adam de La Halle, Chanson IV, v. 33–34, dans Œuvres complètes, éd. et trad. Pierre-Yves Badel, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 48. Voir Roger Dragonetti, La Technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, op. cit., p. 278–286 et 304–378. 32. On sait bien que la théâtralité est un des traits constitutifs de la littérature médiévale en général, au point que, pour citer Paul Zumthor, « toute poésie y participait plus ou moins à ce que nous nommons théâtre », contrairement à la

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situation moderne où « le théâtre est un art que seul un abus de langage permet de classer parmi les genres littéraires » (Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 509). Pour une approche un peu plus nuancée de ce genre en germe à l’époque de Rutebeuf, voir Silvère Menegaldo, « Les jongleurs et le théâtre en France au XIIIe siècle. Leurs activités et leur répertoire », Romania, vol. 128, 2010, p. 46–91. 33. Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », Pratiques, vol. 41, 1984, p. 46–62, ici p. 54. 34. Ibid., n. 10. 35. Nous avons du moins un texte médiéval où, représentant plusieurs allocutaires, l’un d’entre eux prend la parole pour répondre au locuteur initial : c’est Aucassin et Nicolette. Quand Nicolette, puis Aucassin, rencontrent des pastoureaux, l’une comme l’autre s’adressent à ceux-ci en les appelant « Bel enfant » au pluriel ; et c’est toujours « li uns qui plus fu enparlés des autres » qui leur donne la réplique (éd. et trad. Marie‑Françoise Notz-Grob, dans Nouvelles courtoises occitanes et françaises, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 664–666 et 670–672). 36. Émile Benveniste, « Structures des relations de personne dans le verbe », dans Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 225–236, ici p. 230. 37. Disputaison de Charlot et du Barbier de Melun, v. 11–12, 17–19 et 89–90, dans MZ, éd. cit., p. 783 et 790. Quant à la Disputaison du croisé et du décroisé, l’usage du vocatif y est beaucoup moins régulier. C’est peut-être parce que leur enjeu est de discuter sur un sujet précis – si l’on doit prendre la croix ou non – non pas de s’insulter mutuellement. Le croisé comme le décroisé ne font que représenter chacun une position, sans recevoir une identité concrétisée. 38. À propos de certains textes satiriques du XVIe siècle, Jean-Claude Aubailly propose la formulation suivante, qui semble convenir à nos textes composés trois siècles plus tôt : « lorsque le conteur-chansonnier sacrifie à la satire sociale, qu’il lise ou qu’il récite, il semble avoir éprouvé le besoin de s’identifier à un personnage, de faire voir par les yeux d’un tiers pour décupler la force de sa satire ou simplement la rendre plus vivante. Il fait donc appel à des procédés de caractère dramatique, mais sans abandonner totalement les caractéristiques qui font de lui un récitant autant qu’un acteur, c’est-à-dire, de temps à autre, une certaine “distanciation” par rapport à son récit. Ainsi ces pièces peuvent-elles être considérées comme participant à la fois du genre narratif et du genre dramatique » (Jean-Claude Aubailly, Le Monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de la fin du Moyen Âge et du début du XVIe siècle, Paris, Champion, 1976, p. 25). 39. Voir la notice à l’édition de cette œuvre dans Le Jongleur par lui-même. Choix de dits et de fabliaux, trad. Willem Noomen, Louvain/Paris, Peeters, 2003, p. 25–27, où on lit : « L’ensemble doit dater de la fin du 13e siècle […] Il est assez probable qu’il s’agit d’œuvres d’Adenet le Roi, dont les années d’activité littéraire s’étendent de 1269 à 1285 ; les pièces des Deus bordeors ribauz n’auront donc pas été composées avant les années soixante-dix » (p. 27), et l’introduction d’Edmond Faral à son édition du même texte : Mimes français du XIIIe siècle (textes, notices et glossaire), éd. Edmond Faral, Paris, Champion, 1910, p. 83–91. Pour distinguer les trois parties de cette œuvre composite, nous adoptons la numérotation adoptée par ces deux éditions. 40. De deus bordeors ribauz, pièce I, v. 7–13, dans Le Jongleur par lui-même, éd. Willem Noomen, éd. cit., p. 28.

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41. Paris, BnF, ms. fr. 19152, fol. 69v–70v. Voir la notice de ce manuscrit dans la base de Jonas, site internet : http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/45865 (page consultée le 26 août 2015). 42. Paris, BnF, ms. fr. 837, fol. 213v–215r. Voir la notice dans la base de Jonas, site internet : http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/45562 (page consultée le 26 août 2015). 43. Berne, Bibliothèque de la Bourgeoisie, 354, fol. 65v–67r. Voir la notice dans la base de Jonas, site internet : http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/8202 (page consultée le 26 août 2015). Nous ne prenons pas en compte le ms. Paris, BnF, ms. fr. 12483 (fol. 238v) qui ne retient que les six premiers vers de la première pièce comme une citation. 44. De cette catégorie de textes, Pierre-Yves Badel offre une approche globale, mais qui porte principalement sur les derniers siècles du Moyen Âge : Pierre-Yves Badel, « Le débat », dans Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, t. 8/1, La Littérature française aux XIVe et XVe siècles (Partie historique), dir. Daniel Poirion, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlang, 1988, p. 95–111. L’étude de Silvère Menegaldo rend compte de son existence au XIIIe siècle en fonction du rapport avec la pratique théâtrale des jongleurs (« Les jongleurs et le théâtre en France au XIIIe siècle », art. cit., p. 69–77). 45. Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », dans Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 258–266, ici p. 260. 46. Michel Zink, « Parler aux “simples gens”. Un art littéraire médiéval », cours de la chaire Littératures de la France médiévale au Collège de France du 10 décembre 2014 au 18 février 2015, en particulier la troisième séance du 7 janvier 2015, site internet : http://www.college-de-france.fr/site/michel-zink/course-2015-01-07-10h30.htm (page consultée le 26 août 2015). Parmi les exemples qu’il analyse se trouve notamment l’épisode de la rencontre de Calogrenant avec le gardien de taureaux au début du Chevalier au Lion : Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, v. 276–407, éd. et trad. David F. Hult, Paris, Le Livre de Poche, p. 66–74. 47. De sainte Église, v. 97–108, dans MZ, éd. cit., p. 190. Le mot loire au v. 103, substituant dans les oreilles des illettrés au latin laus « louange », peut signifier « soit la loutre, soit la cuve du pressoir ou le vin sortant du pressoir » : ibid., p. 190–191 ; voir aussi Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Edmond Faral et Julia Bastin, éd. cit., t. 1, p. 283. 48. Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, « Au XIIIe siècle : une parole nouvelle », dans Histoire vécue du peuple chrétien, dir. Jean Delumeau, 2 vol., , Privat, 1979, t. 1, p. 257–279. 49. Nous reprenons l’expression qu’a donnée Michel Zink au titre de son cours au Collège de France. Voir supra, n. 46. 50. Griesche d’hiver, v. 10, dans MZ, éd. cit., p. 196. 51. Griesche d’hiver, v. 88–104, dans MZ, éd. cit., p. 200 et 202. Il convient de noter que, dans le dernier quart de cette poésie personnelle, Rutebeuf substitue la troisième personne à la première, et déploie une observation générale du type du joueur fou : « Li dei m’ont pris et empeschié : / Je les claim quite ! / Foux est qu’a lor consoil abite […] » (ibid., v. 74–76, p. 200). Après l’énoncé du cousin, le je reprend la parole pour les trois derniers vers du texte que nous allons citer. 52. C’est en effet une variante pittoresque du constat général des Plaies du monde : « N’i vaut riens parenz ne parente : / Povre parent nuns n’aparente, / Mout est parens et pou

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amis. / Nuns n’at parens c’il n’i a mis /[…] / Qui auques at, si est ameiz, / Et qui n’at riens c’est fox clameiz » (v. 13–16 et 21–22, dans MZ, éd. cit., p. 72). 53. Griesche d’hiver, v. 105–107, dans MZ, éd. cit., p. 202. 54. Très suggestif à cet égard est le travail de Catherine Kerbrat-Orecchioni (« Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », art. cit.) : il consiste à analyser le fonctionnement de diverses formes de dialogue théâtral en prenant en compte les déviations par rapport à la conversation ordinaire, provoquées par la présence du public. Nous tenons à rappeler encore une fois que la théâtralité était un support indispensable pour l’existence de la littérature au Moyen Âge et, en particulier, pour celle des textes classables dans la catégorie du dit, dont relevait la plus grande partie de l’œuvre de Rutebeuf. 55. Edmond Faral remarque que ce toponyme, absent dans le corps du texte, ne se trouve que dans le titre donné par le seul témoin du poème : Paris, BnF, ms. fr. 1635, fol. 44v, tout en rappelant une autre esquisse des ribauds de la même place, dessinée cette fois par Jean de Meun : « maint ribaut ont les queurs si bauz, / portanz sas de charbon an Greve, / que la peine riens ne leur greve, / s’il en pacience travaillent, / qu’il balent et tripent et saillent / et vont a Seint Marcel aus tripes / ne ne prisent tresors .III. pipes, / ainz despendent en la taverne / tout leur gaaign et leur esperne, / puis revont porter les fardeaus / par leesces, non pas par deaus, / et leaument leur pein gaaignent / quant enbler ne tolir ne daignent, / puis revont au tonel et boivent / vivent si con vivre doivent » (Le Roman de la Rose, v. 5018–5032, éd. Félix Lecoy, Paris, Champion, 1965–1970, 3 vol., t. 1, p. 155 ; Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Edmond Faral et Julia Bastin, éd. cit, t. 1, p. 531). Alain Corbellari, de son côté, oppose le fatalisme des marginaux dans le poème de Rutebeuf à la vigueur que reconnaît le continuateur du Roman de la Rose aux travailleurs manuels, en même temps qu’il note lui aussi chez Rutebeuf l’absence de localisation explicite, qu’il pense pouvoir imputer à une certaine intériorisation de la topographie parisienne (La Voix des clercs, op. cit., p. 161–165). Quant à la précision du lieu dans le titre du dit, il ne serait pas exclu qu’elle ait été motivée de la part du copiste aussi bien par le souvenir du Roman de la Rose que par la scène quotidienne sur le rivage de la Seine, en rapportant ainsi un effet de réel à un effet du réel, pour reprendre deux notions distinguées par Nancy Freeman Regalado : la première, qu’elle s’approprie de Roland Barthes, renvoie à la « representation » en tant que « our imaginative construction », telle qu’elle est suscitée par « words in text », tandis que la seconde, de son cru, à la « reference, which describes the relation between representation and what exists in the historical world » (Nancy Freeman Regalado, « Effet de réel, Effet du réel : Representation and reference in Villon’s Testament », Yale French Studies, vol. 70, 1986, p. 63–77, ici p. 64 ; voir aussi Roland Barthes, « L’effet de réel », dans Littérature et réalité, dir. Gérard Genette et Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, 1982 [1968], p. 81–90). Ajoutons encore qu’en deçà de la différence de tempérament ou de conception du monde des auteurs, les textes de Rutebeuf et de Jean de Meun divergent d’abord dans leur manière et leur perspective : proximité dialogique d’un côté ; distance descriptive, voire moralisatrice de l’autre. 56. De monseigneur Ancel de l’Isle, v. 36–40, dans MZ, éd. cit., p. 98. 57. « La figure du poète brisé par les chaos de la vie s’impose en offrant sa faiblesse au rire. Le comique n’est donc pas présent accidentellement dans cette poésie. Il est la voie choisie pour donner au je sa consistance et dissuader le public de se l’approprier,

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comme la chanson lui avait donné l’habitude de le faire » : Michel Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, p. 67. 58. C’est ainsi que se termine le deuxième morceau du dialogue, la Response de l’un des deus ribauz : « Beaus seignor, vos qui estes ci, / Qui noz parole avez oï, / Se j’ai auques mielz dit de li, / A toz ge vos requier et pri / Que le metez fors de ceanz, / Que bien pert que c’est un noienz ! » : De deus bordeors ribauz, pièce II, v. 159–164, dans Le Jongleur par lui-même, éd. Willem Noomen, éd. cit., p. 52). 59. Mariage Rutebeuf, v. 21–24, dans MZ, éd. cit., p. 68. 60. Voir supra la citation de la Griesche d’été, v. 20–24. Il arrive aussi que le schéma du tercet coué trahisse un chagrin difficilement retenu, quand il est employé dans le registre polémique comme dans D’Hypocrisie ou la Complainte de maître Guillaume de Saint-Amour. De cette « poésie du flot et du flux », Michel Zink explique l’effet en ces termes : « le rythme à la fois satisfaisant et dégingandé du tercet coué, avec la surprise attendue du vers bref qui le termine mais ne le clôt pas, puisqu’il reste sur le suspens d’une rime isolée dans l’attente des octosyllabes du tercet suivant, qui eux- mêmes ont besoin de la chute désinvolte, chantante et lasse du vers de quatre pieds, qui à son tour…, les tercets se poussant et s’épaulant ainsi l’un l’autre comme des vagues, sans pouvoir s’arrêter sinon au prix d’une menue violence métrique » (MZ, éd. cit., p. 33–34). 61. Griesche d’hiver, v. 6–9, dans MZ, éd. cit., p. 196. Selon l’éditeur, « divers signifie à la fois “changeant” (le dit est le fruit du changement de saison) et “mauvais” ou “cruel”. De plus – le titre et la rime des v. 6–8 le soulignent – ce poème est un dit “d’hiver” » (ibid., p. 198). Plus tard, il développera à partir de ce passage un concept heureux, celui de la « poétique de l’indigence », laquelle produit, selon lui, « un poème misérable sur un sujet misérable » : Michel Zink, « Chanter, dire, conter au Moyen Âge. La poésie comme récit », Cours et travaux du Collège de France. Résumés 2005–2006, 106e année, 2006, p. 763–765. 62. Nous nous rappelons la Pauvreté Rutebeuf qui finit par un portrait négatif du poète : « Et je n’ai plus que vos veeiz » (v. 48, dans MZ, éd. cit., p. 972). On n’y voit en effet que sa poésie, farcie d’un bout à l’autre de jeux verbaux incongrus qui vident les mots de leur substance, par exemple : « Pou i voi et si i preig pou ; / Il m’i souvient plus de saint Pou / Qu’il ne fait de nul autre apotre » (ibid., v. 41-43). Le dénuement d’un rimeur ne pourrait mieux s’exprimer. 63. État du monde v. 3–5, dans MZ, éd. cit., p. 82. On y retrouve aux v. 3–4 la rime divers – yvers. 64. L’incohérence flagrante de ces œuvres conduisait autrefois un critique à y voir, non pas un seul auteur, mais plusieurs : voir Edward Billings Ham, « Rutebeuf – Pauper and Polemist », Romance Philology, vol. 11, 1957–1958, p. 226–239. 65. Rutebeuf, Mariage Rutebeuf, v. 45, dans MZ, éd. cit., p. 270. 66. Cette tentative se base largement sur la chronologie proposée par Michel‑Marie Dufeil, « L’œuvre d’une vie rythmée : chronographie de Rutebeuf », dans Musique, littérature et société au Moyen Âge, dir. Danielle Buschinger et André Crépin, Paris, Champion, 1980, p. 279–294. 67. En effet, Edmond Faral et Julia Bastin ont eux aussi estimé que l’ordre chronologique serait le meilleur et que cette manière « aurait fait apparaître l’unité de l’œuvre considérée dans son ensemble en même temps que le processus de son

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développement : deux préoccupations majeures du travail historique », mais « il fallait, disaient-ils, y renoncer du moment qu’on n’était pas au clair sur les dates, ni absolues, ni relatives » (Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Edmond Faral et Julia Bastin, éd. cit., t. 1, p. 220). Ils ont signalé sans dissimulation le caractère arbitraire du choix final, faute de mieux à leurs yeux, et, comme nous l’avons noté ci-dessus, tenté à l’intérieur de chacune des cinq sections un arrangement chronologique, du moins dans la mesure où les données historiques et parfois littéraires semblaient leur permettre de le faire. Notons par ailleurs que Michel-Marie Dufeil reconnaît volontiers sa dette à l’égard de ces philologues dont l’édition « suffit, dit-il, à notre présent bonheur, avec ses longs et parfois judicieux questionnements sur la date de chaque pièce » : Michel-Marie Dufeil, « L’œuvre d’une vie rythmée », art. cit., p. 279.

AUTEUR

SUNG-WOOK MOON Université Paris–Sorbonne

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Gens de guerre en hiver : le cas des Écorcheurs durant l’hiver 1438–1439

Christophe Furon

1 L’hiver médiéval ne marque pas un arrêt de l’activité guerrière. Philippe Contamine l’a souligné : sur 120 combats et batailles livrés aux XIVe et XVe siècles, 25 le furent de novembre à mars1 si l’on suit la définition météorologique de la saison hivernale2. Mais ce décompte laisse de côté les chevauchées, les prises d’assaut de places et les sièges qui constituent à l’époque l’essentiel de l’activité guerrière. À cela, il faut ajouter les actes de pillages et les boutements de feu qui accompagnent inévitablement toutes ces opérations, participant d’une guerre de harcèlement destinée à affaiblir moralement et économiquement l’adversaire3. En hiver, les gens de guerre ne restent donc pas inactifs et, lorsqu’ils ne sont pas engagés dans des armées régulières, ils doivent faire face aux problèmes de logement et d’approvisionnement. Cette saison marquée par de fortes contraintes climatiques pèse sur le quotidien d’hommes n’ayant généralement pour ressources que leurs seules armes. Par conséquent, l’hiver représente a priori une période particulière pour les gens de guerre puisqu’ils doivent faire face aux difficultés météorologiques mais aussi matérielles dans un contexte de baisse d’activité.

2 Le cas des Écorcheurs durant l’hiver 1438–1439 peut aider à mieux cerner le degré de singularité que représente cette saison climatique pour des gens d’armes. Ce phénomène se développe après le traité d’Arras de 1435, qui marque la fin des hostilités entre Charles VII, roi de France, et Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Même s’il reste à combattre l’ennemi anglais, beaucoup d’hommes d’armes se retrouvent au chômage et se livrent au pillage et au rançonnement des populations pour subvenir à leurs besoins : Et tousjours faisoient de très grans maulx partout où ilz passoient. Et ne se tenoient point contens de prendre vivres, mais rançonnoient tous ceulx qu’ilz povoient attaindre, tant de paysans, comme de bestail et aultres biens4.

3 Les violences commises leur sont associées à tel point que les lettres de rémission usent de formules stéréotypées pour les décrire : [Robert de Flocques] a eue grant charge de gens de guerre […] lesquelz ont fait et commis meurtres, sacrileges, forcemens de femmes, boutemens de feux, pilleries,

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raenconnemens et autres plusieurs maulx qu’il ne sauroit nombrer ne speciffier […]5.

4 Ces déprédations leur valent le nom d’Écorcheurs, emprunté au monde de la boucherie et qui traduit bien toute la cruauté dont les contemporains les affublent6. Ce qualificatif est surtout utilisé par les sources bourguignonnes, qui soulignent souvent que leurs capitaines servent habituellement le roi de France, tandis que les régions germanophones les appellent plus volontiers Armagnacs7. Quel que soit le terme employé, il renvoie à l’archétype du criminel de guerre commettant pillages et violences sans nombre. Il vise également la responsabilité du roi de France : par leurs exactions, ces troupes remettent en cause l’ordre politique et moral dont il est le garant mais qu’il ne parvient pas à maintenir8.

5 Plusieurs indices tendent à montrer que, loin de s’estomper, le phénomène prend de l’ampleur durant l’hiver 1438–1439. Même s’il faut prendre leurs estimations d’effectifs avec précaution, les chroniqueurs, qui décrivent jusque-là de bandes de quelques milliers d’hommes au maximum, annoncent des troupes de plus de 10 000 hommes. C’est aussi dans ces années 1438–1439 que les Écorcheurs deviennent une préoccupation pour le pouvoir royal, qui tente de lutter tant bien que mal contre un phénomène qui le dépasse. Pourtant, malgré ce que cette amplification de l’écorcherie pourrait laisser croire, l’hiver 1438–1439 ne semble pas plus difficile que les précédents : les chroniqueurs ne rapportent aucun phénomène météorologique inhabituel qui pourrait impliquer une plus grande difficulté pour ces gens d’armes à subvenir à leurs besoins et, par conséquent, pourrait expliquer l’aggravation de la situation. Un phénomène extraordinaire dans un hiver ordinaire, en somme. Cela amène donc à se demander s’il y a un hiver pour les gens de guerre, que l’on décrit souvent dans l’attente de la belle saison propice aux campagnes militaires. Si c’est le cas, quelles sont les caractéristiques de la saison dite « morte » pour cette catégorie de population qui ne semble pas dépendre directement des aléas climatiques pour ses activités ou sa subsistance ? Et si la question de l’hiver est secondaire pour eux, leur activité obéit-elle à une autre forme de périodicité ?

6 Pour répondre à ces questions, il faut se placer à hauteur d’Écorcheurs, ce qui pose le problème des sources. Nous ne possédons que très peu de sources émanant de ces gens de guerre, qui, de toute manière, ne souhaitent pas mettre en avant ces épisodes peu reluisants de leur carrière. Pour ne citer qu’un exemple, la Cronique Martiniane fut rédigée dans l’entourage d’Antoine de Chabannes, l’un des principaux capitaines d’Écorcheurs, mais relate de façon « euphémisée » ses exactions9. Les renseignements dont nous disposons proviennent donc principalement des pouvoirs royal (ordonnances, lettres de rémission, correspondance), ducaux (notamment les enquêtes organisées dans le duché de Bourgogne visant à demander des réparations au roi et les comptes de celui de Lorraine) et municipaux (délibérations, correspondance)10. Ces sources imposent donc au regard de l’historien un « filtre », celui du pouvoir dont elles émanent, qui rend difficile la compréhension de ce phénomène « de l’intérieur », d’autant qu’elles ont parfois tendance à noircir une situation déjà très difficile et qu’elles usent souvent de formules stéréotypées. Le risque est grand alors de penser qu’une certaine accoutumance s’est installée face à ces actes11. Finalement, ces sources, auxquelles il faut bien sûr ajouter les chroniques, elles-mêmes souvent rédigées dans les entourages royaux et ducaux, nous en disent plus sur la façon dont ces pouvoirs analysent et traitent ce problème que sur les Écorcheurs eux-mêmes. Toutefois, les renseignements fournis peuvent nous aider à préciser l’ampleur du phénomène durant

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cet hiver 1438–1439, en termes d’effectifs mais également dans sa dimension géographique. Ensuite, l’étude des causes de cette amplification de l’écorcherie permettra de déterminer dans quelle mesure la saison hivernale est un facteur explicatif. Cela permettra de mieux comprendre si et dans quelle mesure la sortie de l’hiver est synonyme d’une sortie de crise.

Une « pestilence » qui ravage de nombreuses régions

7 En qualifiant l’écorcherie de « pestilence12 », Monstrelet illustre bien ce qu’elle représente aux yeux des populations : se répandant partout comme la peste, elle est synonyme de carnage et sème la misère13. De fait, de nombreuses régions sont touchées durant cet hiver 1438–1439. Sans entrer dans les détails des parcours de chaque compagnie d’Écorcheurs, il est possible de distinguer deux principaux ensembles à l’œuvre. Le premier se forme à l’entrée de l’hiver sur les marches des duchés de Lorraine et de Bar par le rassemblement de plusieurs compagnies et ravage ces régions, puis l’Alsace, les régions de Bâle et de Francfort et la Bourgogne : les principaux chefs de cet agrégat sont, La Hire et son frère bâtard Pierre Renaud de Vignoles, Antoine de Chabannes, Blanchefort, Brusac, Chapelle, Alexandre, bâtard de Bourbon, le grand et le petit Estrac14. Le second, moins important en termes d’effectifs mais non moins dévastateur, est dirigé par Rodrigue de Villandrando, associé à d’autres capitaines dont Poton de Xaintrailles, et ravage principalement le sud du royaume de France15.

8 Mais cette vision simplifiée ne doit pas masquer le caractère beaucoup plus complexe de la situation. D’une part, alors que les chroniqueurs ont tendance à traiter ces deux groupes comme des unités homogènes, ce sont des agrégats de compagnies qui n’obéissent qu’à leur capitaine. Celui-ci peut choisir de faire temporairement route à part ou permettre à ses hommes de se détacher, au gré de circonstances souvent dictées par l’appât du gain et les contraintes de logement : par exemple, le 28 novembre 1438, Pierre Florimond, de la compagnie d’Antoine de Chabannes, et le sire de Saint- Prix, de la compagnie d’Alexandre, bâtard de Bourbon, viennent loger avec 300 hommes à Génelard, village situé au nord-ouest de Mâcon, qu’ils ne quittent que deux semaines plus tard16. D’autre part, il ne faut pas oublier qu’à côté de ces deux grands ensembles qui défraient les chroniques, d’autres compagnies, parfois d’une dizaine de personnes seulement, exercent leurs méfaits sur des territoires plus restreints17. De plus, les Anglais continuent leurs exactions, qui n’ont rien à envier à celles des Écorcheurs, notamment autour de Paris18, ainsi que dans le nord et le sud- ouest du royaume19. Suivre toutes ces compagnies pour retracer leurs parcours respectifs relève donc de la gageure et il ne s’agira ici que de rappeler les grandes étapes des pérégrinations des deux grands ensembles identifiés afin de tenter d’en saisir la logique20.

9 Le premier groupe d’Écorcheurs naît avec la reprise en 1438 de la guerre entre Antoine de Vaudémont et René d’Anjou, duc de Lorraine, alors en Italie et soutenu par Charles VII21. De nombreuses compagnies en quête d’employeurs y voient l’occasion de s’engager dans l’un ou l’autre camp : les principaux capitaines servant le comte de Vaudémont sont Forte-Épice, Antoine de Chabannes, Robert de Flocques, Blanchefort22 ; le maréchal de Lorraine emploie, quant à lui, La Hire, Poton de Xaintrailles, le grand et le petit Estrac, Wanchelin de La Tour et le bâtard de Vertus23. Parmi ceux-ci, certains, comme La Hire, sont envoyés par Charles VII pour soutenir le roi René. Plusieurs

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milliers d’hommes d’armes sont donc recrutés pour ce conflit qui ressemble davantage à une démonstration de forces armées qui ravagent le plat pays, prennent et perdent des places24. Ainsi Mirecourt est-elle prise par Forte-Épice le 28 octobre pour le comte de Vaudémont puis reprise en décembre par La Hire en échange de 5 000 saluts d’or25, qui servent aussi à faire changer de camp le capitaine tenant alors la place, Robert de Flocques26. De même, Robert de Sarrebrück est sous les ordres du comte de Vaudémont en septembre 143827, puis entre au Grand conseil du roi René au mois de novembre suivant28. Ainsi, un grand nombre de capitaines d’Antoine de Vaudémont, comme Antoine de Chabannes et Blanchefort, lui font défection et se rallient à son adversaire29. Durant cette guerre, une grande partie des ressources financières est donc consacrée à l’achat de ces capitaines.

10 Mais cette politique a son revers : les effectifs deviennent trop importants pour pouvoir occuper tous ces hommes dans ce conflit et, par conséquent, le danger est grand de les voir vivre sur les terres de leur employeur. Un accord est donc conclu entre Isabelle d’Anjou et les capitaines d’Écorcheurs, dont La Hire, Antoine de Chabannes et Robert de Flocques, pour acheter le départ de ces encombrants soldats30, « auquel département ilz eurent très grand finance des dictes duchées de Bar et de Lohoraine, et avec ce emmenèrent ostaiges avec eulx pour estre payés du surplus31 ». Indésirables dans le royaume de France, d’où Charles VII a chargé La Hire de les éloigner32, indésirables dans le duché de Lorraine, ils se dirigent vers l’Alsace, La Hire jurant, d’après une tradition messine, qu’il fera boire l’eau du Rhin à son cheval33 : ils sont dans les environs de Strasbourg fin février34. En mars, les Écorcheurs poursuivent vers Bâle, où la présence de prélats au concile visant à déposer Eugène IV peut leur laisser espérer de substantiels gains35. Les Allemands tentent de s’organiser militairement pour les repousser36, mais le moyen le plus efficace pour se débarrasser de ces indésirables reste l’achat de leur départ : d’après Jean de Stavelot, les clercs de Bâle leur versent 16 000 florins37.

11 La plupart des Écorcheurs semble alors se diriger vers la Bourgogne, qui n’a pas été épargnée pendant tout cet hiver. Effectivement, dès le 15 septembre 1438, l’inquiétude grandissait comme en témoigne une lettre de Charles VII qui, suite à une demande du duc, interdit aux capitaines d’Écorcheurs d’entrer sur les terres de Bourgogne38. Mais cet ordre est suivi de peu d’effets : en octobre, Blanchefort et Antoine de Chabannes se voient promettre 2 500 saluts d’or et deux coursiers d’une valeur de 200 saluts pour prix de leur départ39. Les espèces sonnantes et trébuchantes sont visiblement jugées plus efficaces. Mais, s’ils partent, c’est pour stationner en Charolais durant les deux premières semaines de novembre40. Durant tout l’hiver 1438–1439, des Écorcheurs sillonnent la Bourgogne 41, accentuant la crainte de voir des milliers de pillards fondre sur un duché et un comté déjà bien ravagés depuis le traité d’Arras42. Cette crainte se transforme parfois en rumeur : en novembre, des informations laissent entendre que Rodrigue de Villandrando, alors dans le Bordelais avec 14 000 hommes, envisagerait de se diriger vers le duché de Bourgogne ; aussitôt, des fonds sont levés pour organiser la défense. Finalement, ces renseignements se révèlent faux mais la même rumeur refait son apparition à Besançon en mars, signe de l’effroi provoqué par ces troupes parfois lointaines43.

12 C’est surtout à la fin de l’hiver que les terres bourguignonnes, qui, jusque-là, ont été contournées par les Écorcheurs, se trouvent confrontées au problème. Le 20 février, une lettre du seigneur de Ternant avertit le gouverneur de Bourgogne de la présence à

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Gien de 10 000 Écorcheurs sous les ordres de Robert de Flocques, Antoine de Chabannes et Blanchefort44. Quelques jours plus tard, des troupes dirigées par, entre autres, le bâtard de Bourbon et Robert de Flocques et estimées par les témoins à 8 000 chevaux font irruption en Charolais45. Voici ce que racontent huit témoins à propos de leur incursion à Paray-le-Monial : […] et lors feirent tres grands et innumerables maulx, exces et domaiges, car ils apprisonnoient tous ceulx [qu’ils] pouvoient rencontrer, les ransonnoient et apprisonnoient dedans les arches [coffres], leurs chauffoient les pies et les bastoient tres fort, violoient les eglises et les femes qu’ils prenoient […]46.

13 Puis les routiers qui étaient à Bâle entrent en Bourgogne par Montbéliard vers la mi- mars47. Des troupes passant par le village de Grandvillars, à l’est de Montbéliard, mettent à mort cinquante petits enfants48. Monstrelet précise que, de Bourgogne, des Écorcheurs vont dans le Nivernais puis en Auvergne49, mais d’autres groupes continuent de ravager le duché pendant encore plusieurs mois : une enquête de 1444 révèle que, début avril, Blanchefort, Antoine de Chabannes et Chapelle passent deux semaines aux environs de Luxeuil, y commettant toutes sortes de crimes avec leurs 5 ou 6 000 hommes50.

14 Au total, combien sont ces Écorcheurs qui ravagent les régions de l’est ? Il est très difficile de répondre à cette question. Cela tient à la nature des sources. Le héraut Berry qui est favorable à Charles VII et tend donc à minimiser les exactions des capitaines français estime les effectifs à 800 lances et 2 000 archers51. Mais les chroniques des régions pillées avancent des effectifs beaucoup plus importants. Le bourguignon Monstrelet parle de « six mille chevaulx »52 au départ de Lorraine et ajoute que « si multiplioient chescun jour la compaignie des malvais. […] Et tant qu’ilz se trouvèrent bien telle fois fut, bien en nombre de dix mille53 ». Jean de Stavelot, à partir des informations qu’il obtient à Liège, parle de 15 000 hommes et femmes, laissant ainsi transparaître la présence de non-combattants54. Toutefois, ces chiffres participent d’une dramatisation de la situation : Monstrelet les fournit après avoir rappelé « les maulx innumérables » dont ces hommes se rendent coupables55 ; Jean de Stavelot les donne après avoir décrit le parcours des Écorcheurs « destrusant et ranchonant partout les paiis56 ». Il s’agit donc autant d’un procédé littéraire visant à retranscrire chez le lecteur l’effroi ressenti par les populations que d’une volonté de dénoncer les exactions d’hommes d’armes souvent présentés par ces auteurs comme des « Armagnacs » ou des « Français », c’est-à-dire des ennemis57. Les nombreuses lettres échangées lors de leurs incursions en Alsace et en Allemagne fournissent également des estimations contradictoires. Celles adressées par la ville de Strasbourg et le margrave de Hochberg à la ville de Bâle fournissent un chiffre de 12 000 Écorcheurs58. Comme l’objectif de ces correspondances n’est pas seulement de renseigner mais aussi de demander des secours et de mobiliser de potentiels alliés face à ces troupes, il a peut-être été tentant pour les rédacteurs de noircir la situation. D’ailleurs, Alexandre Tuetey cite une lettre de la ville d’Haguenau, en date du 2 mars 1439, conservée aux archives municipales de Strasbourg, qui annonce un effectif de 5 000 chevaux59.

15 Pour prendre la mesure du phénomène et tenter de dépasser ces différences d’appréciations entre les sources, il faut comparer ces chiffres à ceux fournis par les mêmes chroniqueurs pour les précédents épisodes d’écorcherie. Ainsi, Monstrelet estime à « environ […] deux mil chevaulx » le nombre d’Écorcheurs qui partirent de Normandie pour aller piller le Hainaut durant l’hiver 1437–1438, parmi lesquels figurent déjà Antoine de Chabannes, Pierre Renaud de Vignoles, Blanchefort et Robert

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de Flocques60. On peut donc estimer que, en raison du regroupement de nombreuses compagnies sur un petit territoire, l’écorcherie de l’hiver 1438–1439 devait apparaître aux yeux des contemporains comme un épisode inhabituel, l’augmentation des effectifs entraînant inévitablement un accroissement des dommages causés.

16 Le deuxième grand groupe d’Écorcheurs sillonne le sud du royaume et est commandé par Rodrigue de Villandrando61. Début novembre 1438, le capitaine castillan se trouve en Bordelais, où il a mené durant l’été une expédition l’ayant conduit à tenter de prendre la ville de Bordeaux, sans succès62. Plusieurs troupes opèrent alors dans le sud du royaume : Poton de Xaintrailles l’accompagne dans son expédition en Guyenne et en Gascogne ; Gui, bâtard de Bourbon, est en , causant avec d’autres capitaines des dommages qui préoccupent le roi. Celui-ci ordonne à Poton de Xaintrailles d’aller à Toulouse pour reconduire ces indésirables en Guyenne, rejoignant ainsi Villandrando63. Toutes ces jonctions faites, ce sont 14 000 hommes qui se concentrent au début de l’hiver dans une région exsangue, estime un mémoire adressé par les nobles au gouvernement anglais64. L’objectif étant là aussi de demander de l’aide, il faut prendre ce chiffre avec précaution. Mais, aux dires de Monstrelet, au début 1438, Rodrigue de Villandrando disposait de 1 600 chevaux65 : quel que soit le degré de réalisme de ces estimations, les effectifs ont donc certainement augmenté au cours de l’année.

17 Pour Charles VII, la crainte est grande de voir migrer tous ces gens de guerre vers le Languedoc pour y passer l’hiver. C’est ce qu’il exprime dans une lettre du 15 novembre 1438, où il demande aux habitants de la région de payer une contribution pour financer leur stationnement hivernal en Guyenne, où ils gêneront surtout les Anglais, et éviter ainsi qu’ils ne viennent dévaster la région66. Mais Rodrigue de Villandrando, Poton de Xaintrailles et Gui, bâtard de Bourbon, entrent bientôt en Comminges à l’appel du comte d’Armagnac alors en conflit avec Mathieu de Foix67. Puis ils vont dans la sénéchaussée de mais la ville organise une défense qui permet de les repousser partiellement68. Fin novembre, les trois capitaines arrivent à proximité de Perpignan et tentent en vain de prendre Salces69. S’installant dans la région, ils suscitent la crainte chez les rois d’Aragon et de Navarre, qui commencent à organiser la défense en vue d’une éventuelle incursion au printemps, l’hiver les protégeant d’un franchissement de la barrière montagneuse des Pyrénées70. Comme en Bourgogne à la même époque, la réputation de cette redoutable masse d’Écorcheurs, sous les ordres de capitaines connus aussi bien pour leurs faits d’armes glorieux au service du roi de France que pour leurs exactions, crée une panique conduisant à la mise en défense de régions qui sont pour lors hors de leur portée. Alors que les rois d’Aragon et de Navarre craignent une traversée de leurs territoires vers la Castille, où le roi Jean II est en conflit avec sa noblesse et a besoin de troupes, le capitaine castillan prend la direction de Toulouse et s’empare de Villemur-sur- au début de l’année 1439. Souffrant du contrôle des axes de communication par les Écorcheurs et du pillage des campagnes environnantes, Toulouse finit par acheter leur départ en mars–avril71.

18 Au final, si l’on se fie aux estimations des contemporains, ce sont entre 20 000 et 30 000 Écorcheurs qui sèment le désordre dans le royaume de France et ses marges durant l’hiver 1438–1439. Leur champ d’action couvre plusieurs centaines de kilomètres carrés dans des régions instables où les pouvoirs ont parfois autant besoin d’eux, notamment en cas de guerre, que de se défendre d’eux. Leur rapidité de mouvement donne parfois

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une impression d’ubiquité et est une arme efficace pour surprendre les populations ciblées, suscitant la peur jusque dans des régions éloignées de leur champ d’action.

Un simple problème d’hivernage pour les Écorcheurs ?

19 L’hiver 1438–1439 est donc particulièrement difficile à la fois pour les populations locales, qui doivent subir le passage de milliers d’hommes d’armes, et pour les Écorcheurs, qui recherchent des moyens de subsistance, soit par l’emploi dans des guerres, soit par le pillage, l’appatissement et le rançonnement des personnes et du bétail. La lettre de Charles VII aux Toulousains en date du 15 novembre 1438 pose ainsi le problème à propos des troupes de Rodrigue de Villandrando et de Poton de Xaintrailles : […] pour supporter nostre pays de Languedoc et affin qu’ilz n’y entrent ny s’y viengnent yverner, comme déjà aucuns d’eulz avoient commencé et y estoient entrez, qui seroit la destruction dudit pays et de noz subgiez et habitans d’icelluy, leur avons mandé très expressement qu’ilz se demeurent en nostre dit duchié et pays de là Garonne, toute ceste morte sayson […]72.

20 Le roi explique donc un éventuel passage des Écorcheurs en Languedoc dans une perspective saisonnière : ces professionnels de la guerre doivent « yverner », ce qui implique de se nourrir en « ceste morte sayson » caractérisée par l’absence de campagne militaire pourvoyeuse d’emplois73. Cette analyse traditionnelle se retrouve dans les chroniques et la littérature médiévales et est généralement reprise par les historiens. Pourtant, on l’a vu, l’activité des Écorcheurs durant l’hiver 1438–1439 montre que cette conception saisonnière de l’activité des gens de guerre est insuffisante : elle ne parvient pas à expliquer l’importance de ce phénomène, notamment l’augmentation des effectifs au cours de leurs pérégrinations, d’autant que les sources ne nous ont pas laissé le souvenir d’un hiver difficile du point de vue météorologique. Il n’y a donc pas de corrélation entre l’ampleur de cette écorcherie et les contraintes climatiques de la saison hivernale. D’autres facteurs explicatifs doivent être pris en compte.

21 Le premier tient à la situation géopolitique née de la signature du traité d’Arras en 1435. Le lien entre celui-ci et l’écorcherie est connu : le roi de France et le duc de Bourgogne mettant fin à la guerre civile née au début du XVe siècle74, de nombreux hommes d’armes se retrouvent sans emploi et se livrent au pillage, notamment des terres bourguignonnes75. Mais, là encore, cela n’explique que partiellement l’ampleur de l’écorcherie de l’hiver 1438–1439, qui atteint des effectifs jusque-là inconnus. En réalité, après ce traité, il y a encore des occasions pour ces routiers de se faire engager. Ainsi, la paix avec le duc de Bourgogne permet à Charles VII de concentrer ses forces sur les Anglais : dès l’automne 1435, profitant d’une révolte des Normands, il organise une expédition dans le pays de Caux, à laquelle participent, entre autres, Robert de Flocques, La Hire et Poton de Xaintrailles, qui parviennent aux portes de Rouen au début de l’année 143676 ; Paris est prise en avril 1436 et Montereau-Fault- Yonne en octobre 1437. De son côté, Philippe le Bon tente de prendre Calais aux Anglais en juin–juillet 1436 et réprime la révolte de Bruges en 1437. Il y a donc des occasions d’embauche mais le caractère ponctuel de ces opérations, qui ne durent pas plus de deux mois, et l’absence de grande campagne mobilisant des effectifs importants ne permettent pas à tous les hommes d’armes de se faire engager et les troupes inoccupées se livrent à toutes sortes d’exactions77. Cette précarité explique pourquoi

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Rodrigue de Villandrando se retrouve dans le Bordelais au début de l’hiver 1438–1439 : chassé du Berry par l’armée de Charles VII après en avoir tué le bailli, il pille au début de l’année le Quercy et le Périgord puis jette son dévolu sur la Guyenne anglaise à partir du mois de mai, prenant plusieurs villes et places fortes et tentant de s’emparer de Bordeaux78. C’est un échec mais cette opération, qui n’a pas été ordonnée par le roi, lui permet un retour en grâce auprès de celui-ci, comme l’explique Monstrelet : Pour lesquelles entreprinses vaillances et diligences que fist ycelui Rodighe de Villandras ou pays de Bordeaulx, le Roy de France lui pardonna toutes les offences et malfais qu’il avoit fais contre luy79.

22 Lorsque les Anglais en sont les cibles, les pillages deviennent donc des « vaillances » ! Bel exemple de récupération d’une initiative personnelle par le pouvoir royal. Celui-ci n’a d’ailleurs organisé aucune opération militaire d’envergure en cette année 1438 et c’est pourquoi les troupes inoccupées sont amenées à divaguer. Cette divagation les conduit naturellement vers les territoires frontaliers de l’est et du sud, là où les conflits peuvent fournir des emplois, mais aussi là où le pillage de territoires ennemis du royaume de France est moins gênant pour Charles VII, que ces capitaines servent par ailleurs : La Hire est bailli de Vermandois depuis 1429, Rodrigue de Villandrando écuyer de l’écurie du roi depuis 1430 et chambellan du roi depuis fin 1432–début 1433 et Poton de Xaintrailles bailli de Berry depuis 1437.

23 À cette situation géopolitique amenant les hommes d’armes à vivre sur le pays, s’ajoutent les nombreuses difficultés auxquelles doivent faire face les populations. De l’avis général des chroniqueurs, l’année 1438 est très difficile dans beaucoup de régions. Une « grant mortalité80 » survient suite à une épidémie, apparemment de petite vérole : Jean Chartier estime le nombre de morts à Paris à 50 000 personnes81, à tel point que Jean Maupoint note que « le sonner pour les trespasséz fut defendu à Paris82 » ; Philippe de Vigneulles écrit que 20 000 personnes sont mortes à Metz et dans la région cette année-là83.

24 Cette forte mortalité est facilitée par l’affaiblissement des organismes résultant de la famine qui sévit à la même époque. Partout, en raison des intempéries du printemps 1438, les prix des céréales et du vin augmentent fortement, si bien que la ville de Metz prend des dispositions pour limiter cette envolée des prix84 : en mai, un édit interdit de sortir du blé ou du pain de la ville, ce qui a pour effet de faire baisser les prix85 ; mais ce n’est que temporaire car les mauvaises récoltes de l’été amènent la ville à réglementer le poids des pains en septembre86 ; en octobre, seuls les boulangers ont le droit d’acheter du pain87. L’hiver 1438–1439 s’annonce donc difficile d’un point de vue alimentaire, d’autant que la menace d’une incursion d’Écorcheurs dans la région commence à se faire sentir : Philippe de Vigneulles rapporte la prise de Mirecourt par Forte-Épice pour le comte de Vaudémont le 28 octobre88. À Liège, des messes et des processions sont organisées le 18 juin et le 22 septembre pour la cherté du blé, l’épidémie qui décime la population et le concile de Bâle89. En pure perte car, durant l’automne, les habitants manquent cruellement de pain et de blé90. Dans le sud du royaume, la situation semble être comparable : les prix sont élevés durant l’année 143891 et Charles VII évoque « la très grant cherté de vivres 92 » dans sa lettre aux Toulousains du 15 novembre.

25 À Paris, le Journal d’un bourgeois de Paris nous indique que la ville manque de pain en avril et de « verdure » en mai93. Il en rend responsables les bandes de « larrons »94 et d’Anglais sévissant autour de la capitale95. En effet, depuis plusieurs mois, ils

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perturbent l’approvisionnement de la ville et provoquent une situation de disette, voire de famine96, qu’aggravent les intempéries97. Poussant la dramatisation jusqu’à l’extrême, l’auteur évoque même la présence de loups dans la capitale à la fin de l’année 1438 : « en ce temps venoient les loups dedans Paris par la riviere et prenoient les chiens, et si mengerent ung enffant de nuyt […]98 ». À cette époque, les campagnes franciliennes sont peuplées de loups mais l’auteur exagère leur dangerosité en utilisant la croyance, bien ancrée au Moyen Âge, en l’anthropophagie du loup. Horreur suprême : c’est un enfant qui en est la victime. Boris Bove a montré que les mentions de loups dans le Journal d’un bourgeois de Paris peuvent être comprises comme des métaphores pour désigner les hommes de guerre se livrant à des pillages99. Qu’elle soit réelle, ce qui implique qu’ils n’arrivent plus à trouver leur nourriture dans les campagnes et doivent la chercher en ville, ou métaphorique, ce qui montre que la région parisienne n’est pas totalement sous le contrôle du pouvoir royal, la présence de loups dans les rues de la capitale met en évidence les difficultés d’une population en proie aux problèmes de subsistance et aux attaques d’hommes d’armes.

26 Cette conjoncture explique l’importance des effectifs d’Écorcheurs durant l’hiver 1438– 1439 : […] et toutes fois qu’il venoit à Paris gens d’armes pour acconvoyer aucuns biens qu’on y amenoit, ilz amenoient avec eux IIc ou IIIc mesnaigers, pour ce qu’ilz mouroient de fain à Paris100.

27 Fuyant la faim, de nombreuses personnes rejoignent les bandes d’Écorcheurs. Elles espèrent ainsi bénéficier à la fois de leur protection et des recettes des pillages : les proies deviennent des prédateurs. Au Moyen Âge, les armées entraînent dans leur sillage des non-combattants, vagabonds, clercs, artisans, marchands, épouses parfois, prostituées souvent101, et les Écorcheurs n’échappent pas à la règle : Jean de Stavelot dénombre « XVM hommes et femmes 102 ». La lettre de la ville d’Haguenau, en date du 2 mars 1439, fournit des détails intéressants : Les Armagnacs n’ont pas plus de cinq mille chevaux et dans ce nombre trois mille bien montés, le reste n’est qu’un ramassis au milieu duquel il y a trois cents femmes à cheval […] la nuit venue ils se couchent à peu de distance les uns des autres, mangent mal, se contentent souvent de noix et de pain, mais nourrissent bien leurs chevaux […]103.

28 Ainsi, la situation économique des villes décrite par les sources explique l’augmentation des effectifs constatée par Monstrelet au cours de leurs pérégrinations dans l’est. Mais les compagnies sont elles aussi victimes de cette famine hivernale, que les pillages ne parviennent pas à résorber : il doit être difficile de trouver de la nourriture pour ces effectifs nombreux dans des régions où elle manque. À l’origine simple phénomène militaire, l’écorcherie devient donc également un phénomène social qui est à la fois un reflet, une conséquence et un facteur d’aggravation des difficultés des populations.

29 En ce qui concerne les gens d’armes, cette conjoncture ne doit pas leur paraître favorable à un abandon des armes et à un retour à la vie civile. En effet, la compagnie est un cadre de solidarité pour des hommes déracinés, ayant parfois passé plusieurs années ou décennies sur les champs de bataille ou dans les tentes et n’ayant donc quasiment plus de relations familiales ou amicales en dehors des armées104. L’épidémie mettant à mal les solidarités familiales et amicales, l’écorcherie peut donc apparaître aux yeux de beaucoup comme une solution pour faire face aux difficultés de l’année

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1438, que l’hiver approchant ne peut qu’aggraver, et subvenir à leurs besoins par le pillage, le rançonnement et l’appatissement105.

30 La réputation des capitaines d’Écorcheurs dans ces domaines a dû être déterminante : à cette époque, celles de La Hire, de Poton de Xaintrailles, de Rodrigue de Villandrando, des bâtards de Bourbon, de Robert de Flocques ou encore d’Antoine de Chabannes ne sont plus à faire et laissent espérer de substantiels profits. Lors de l’arrivée d’une bande dans une localité, le vol de biens meubles, facilement transportables, échangeables ou vendables, est accompagné du rançonnement de personnes et du bétail : quand Mathelin et Chapelle arrivent avec 700 hommes à Sanvignes au début du mois de novembre 1438, ceux qui ont pu se réfugier dans le château doivent payer une rançon de 300 saluts d’or et tout le bétail dont la rançon n’est pas payée est mis à mort106. L’appatissement est également une source de revenus importante : d’après Jean de Stavelot, les clercs de Bâle versent aux Écorcheurs 16 000 florins pour prix de leur départ107. Parfois, les capitaines monnayent leur protection contre d’autres capitaines, forme d’appatissement déguisé : en octobre 1438, alors même que le roi lui a ordonné d’évacuer les pillards de la région, La Hire est rétribué par la ville de Reims de 520 livres tournois « pour avoir, avec ses gens d’armes, gardé le païs des grosses routtes et compagnies qui y voulaient entrer108 ». Les recettes de ces exactions sont redistribuées aux hommes d’armes, dont la rémunération est sous la responsabilité du capitaine. Ceux-ci sont ensuite amenés à dépenser leur argent et les non-combattants peuvent espérer voir quelques pièces finir dans leur bourse.

31 À ces considérations économiques, peut s’ajouter pour les gens de guerre l’accoutumance à un mode de vie caractérisé par l’exercice de la violence, qui ne leur permet pas d’envisager un retour à la vie civile faute d’emploi. Valérie Toureille a montré que de nombreux hommes d’armes qui ont quitté la carrière militaire ont fini par se faire brigands, formant des bandes dont l’organisation ressemble à celle des compagnies109. Dans le cas des Écorcheurs, la limite entre hommes d’armes en quête d’emploi et brigands en quête de rapines est floue : ce n’est pas anodin si le terme de brigand vient de la brigandine portée par le soldat, opérant un glissement sémantique de la guerre vers le crime au XIVe siècle110. Pour ces hommes, guerre et brigandage, si tant est qu’ils fassent la distinction, ne sont que les deux facettes de la même activité : dans les deux cas, la violence est exercée comme un gagne-pain.

32 Mais, dans les deux cas aussi, la violence n’est pas qu’un gagne‑pain, notamment lorsqu’elle vise des personnes. Partout où les Écorcheurs passent, ce sont les mêmes récits de tortures, de meurtres, de femmes violées et parfois d’enfants mis à mort. En novembre 1438, dans le village bourguignon de Sanvignes, les hommes de Mathelin et Chapelle capturent, en plus des hommes et des animaux, des femmes qu’ils violent. Quelques jours plus tard, dans le village de Saint-Bérain, à côté de Sanvignes, ils tuent un homme et brûlent une femme dans sa maison. Deux autres jeunes femmes sont gardées toute la nuit et libérées le matin suivant contre une rançon : il n’est pas difficile d’imaginer le sort qui leur a été réservé111. Le même mois, lorsque Florimont et Saint- Prix viennent avec 300 hommes loger dans le village de Génelard, un valet est capturé, battu et, comme il ne peut pas payer sa rançon, ils attachent de la paille sur son corps et y mettent le feu112. L’habitude de la violence va donc parfois jusqu’au plaisir et, même si ce sadisme ne permet pas d’expliquer pourquoi des gens sans emploi restent sous les armes ou sont rejoints par des civils, elle peut constituer une barrière à un retour à la

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vie civile : Valérie Toureille a montré que des gens de guerre gardent leurs habitudes violentes après avoir quitté le métier des armes113.

33 En ce sens, il ne semble pas qu’il faille faire le lien entre la saison hivernale et l’exacerbation de la violence : si le déficit de nourriture génère sans doute des tensions, des exactions similaires à celles de l’hiver 1438–1439 sont exercées à n’importe quelle saison. André Plaisse a publié un mémoire sur celles commises par Robert de Flocques et Poton de Xaintrailles dans le Rethélois en mai 1445 : partout où ces deux capitaines passent, les villageois sont mis à rançon, battus, torturés, tués ; des femmes sont violées ; les églises sont pillées et le bétail est mis à rançon114. Dans ce cas, l’hiver et ses difficultés sont bien loin et, selon André Plaisse, la cause de ce déferlement de violences serait le peu d’empressement du gouverneur du Luxembourg à punir ceux qui ont attaqué les hommes de Robert de Flocques115. Même si les pillages d’églises et les rançonnements leur donnent une dimension économique, ces exactions montrent, chez les gens de guerre une certaine normalité, voire une norme, de ce qui est perçu par les non-combattants comme des excès de violence.

34 Dernière explication au caractère extraordinaire de l’écorcherie de l’hiver 1438–1439 : la réaction des autorités. Le pouvoir royal tente de circonscrire le phénomène. Le 15 septembre, Charles VII ordonne à Poton de Xaintrailles, Gauthier de Brussac, Rodrigue de Villandrando, Antoine de Chabannes, Florimont, Robert de Flocques, Blanchefort, aux bâtards de Bourbon, de Harcourt, de Vertus, de Culant et de Sorbier de ne pas ravager les terres du duc de Bourgogne116. Depuis plusieurs mois, ces capitaines se livrent à des pillages dans le royaume et deviennent une préoccupation pour le roi. Mais les ordres de celui-ci ne font que déplacer le problème ou ne sont pas respectés117. Pire, en envoyant ses hommes repousser les Écorcheurs, Charles VII ne fait que grossir leurs rangs : en ordonnant le 29 septembre au bailli de Vermandois, qui n’est autre que La Hire, de nettoyer son bailliage de ces routiers, il favorise l’entrée du capitaine et de ses hommes dans l’écorcherie118. De même, dans la guerre opposant Antoine de Vaudémont au maréchal de Lorraine, l’emploi de mercenaires favorise l’agglutinement des Écorcheurs dans la région, en même temps qu’il arrange le roi de France, qui les voit enfin s’éloigner de son royaume. Les tentatives du pouvoir royal pour contrôler ces divagations d’hommes d’armes sont complétées par des tentatives de répression. Le 22 décembre 1438, le roi et le connétable de Richemont donnent pouvoir au prévôt de Paris d’arrêter les gens de guerre, posant le principe que « chacun capitaine […] doit respondre des gens qu’il a et tient en sa compaignie et gouvernement, pour en faire punicion et justice, quant ilz délinquent119 ». Ces mesures judiciaires sont accompagnées d’expéditions punitives menées par le connétable : dans le deuxième semestre de 1438, il est dans la région de Troyes, où il fait prendre, juger et noyer dans la Seine Bouzon de Failles, un capitaine gascon « qui avoit fait des maulx sans nombre120 », tandis qu’un capitaine écossais, Bouays Glavy, est pris, jugé et pendu121. Cependant, ces mesures sont peu efficaces, le fait que le connétable s’attaque à des capitaines de second ordre montre son incapacité à s’attaquer à des capitaines capables de mobiliser rapidement plusieurs centaines voire plus de mille hommes et peut-être tout simplement une absence de volonté, de la part du roi et du connétable, de se priver du potentiel militaire qu’ils représentent en termes d’effectifs et de talents : tous ces chefs de guerre participent depuis des années, voire souvent depuis plus d’une décennie, à la reconquête du royaume de France. Entre la nécessité de les circonscrire et l’impossibilité de s’en débarrasser, la marge de manœuvre est étroite.

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35 Ces difficultés se retrouvent à l’échelle du duché de Bourgogne. Pour éloigner les Écorcheurs, le duc, tout aussi impuissant que le roi de France, en vient à employer d’autres hommes d’armes, ce qui, aux dires d’Olivier de La Marche, ne fait qu’empirer la situation : […] car à cest occasion fallut que les Bourgoingnons se missent sus [les Écorcheurs], qui tenoient les champs en grant nombre, et vivoient sur le povre peuple en telle derision et oultraige, que le premier mal ne faisoit que empirer par la medecine ; et les nommoit on les retondeurs, car ilz retondoient et recourroient tout ce que les premiers avoient failly de happer et de prandre122.

36 Le même phénomène se produit avec les villes qui tentent d’échapper au pillage ou à l’appatissement : elles engagent des troupes pour lutter contre d’autres troupes, à l’image de Reims versant 520 livres tournois à La Hire pour avoir repoussé des routiers. Ainsi, l’écorcherie s’auto-entretient : la présence d’Écorcheurs incite les pouvoirs locaux à engager d’autres hommes d’armes qui, à leur tour, se comportent comme les Écorcheurs et finissent par les rejoindre.

37 L’exceptionnelle intensité de l’écorcherie durant l’hiver 1438–1439 ne tient donc pas à la saison climatique en elle-même : la plupart des capitaines divaguent déjà depuis plusieurs mois, voire depuis l’hiver précédent, comme Rodrigue de Villandrando. Elle tient plutôt à une conjonction de facteurs qui relèvent à la fois de la situation géopolitique du royaume de France et de ses territoires limitrophes, des difficultés économiques et démographiques de l’année 1438 et de l’incapacité des pouvoirs à limiter l’impact de troupes dont ils ont par ailleurs besoin.

La sortie de l’hiver amène-t-elle une sortie de crise ?

38 Pourtant, à la fin de l’hiver, l’écorcherie semble baisser d’intensité. Après leur départ de Bâle, il devient plus difficile de suivre ces compagnies qui, apparemment, se dispersent. Certains capitaines abandonnent leur activité d’écorcheurs, à l’image de La Hire qui, en avril, rentre en France et, en tant que bailli de Vermandois, est présent à Reims le 19 mai pour accueillir avec le connétable de Richemont Catherine de France, la fille du roi, en route pour son mariage avec Charles, comte de Charolais et fils du duc de Bourgogne123. D’autres partent exercer leurs talents en dehors du royaume de France : en juin, Rodrigue de Villandrando quitte la région toulousaine et franchit les Pyrénées pour servir le roi Jean II de Castille, qui doit faire face à une fronde de nobles124. Cependant, il n’est pas accompagné de toutes ses troupes, dont une partie reste en France et entre sous le commandement de Jean de Salazar, l’un de ses fidèles lieutenants. Quant à Poton de Xaintrailles et Gui de Bourbon, le premier, bailli de Berry, retrouve le service du roi et est nommé capitaine général en Languedoc en 1439, ayant donc pour mission de lutter contre les Écorcheurs125 ; le second tentant de se faire oublier quelques temps à la faveur d’une rumeur sur sa mort126.

39 Le Héraut Berry nous fournit des informations complémentaires sur cette baisse d’intensité de l’écorcherie en Bourgogne : « se frappa moult grant mortalité entr’eulx127 ». Cette baisse d’effectifs a dû avoir pour conséquence un moindre impact du passage des Écorcheurs sur les populations locales, d’autant que certains survivants, qui n’ont pas pu profiter des pillages pour faire face à la disette, semblent en piteux état : lorsque, au printemps 1439, Charles VII se rend dans le Beaujolais, il trouve des routiers « qui estoient plusieurs malades, a pié et desarmez tellement que se estoit grant hydeur

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de les veoir128 ». Le chroniqueur ne citant aucun capitaine dans ce passage, on peut penser qu’une sélection s’est opérée à la fin de l’hiver : avant de quitter la région, les capitaines n’ont dû partir qu’avec les hommes les plus aguerris, les mieux équipés et en meilleure santé. Ils ont dû ainsi délaisser les autres, dont sans doute les populations qui ont rejoint les Écorcheurs au cours de leurs pérégrinations, mais qui n’ont ni la force physique ni les compétences nécessaires pour poursuivre les pillages qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins ou de se faire employer dans les opérations militaires prévues pour l’été. Cela montre que, malgré les sommes colossales versées pour les patis et les rançons, les Écorcheurs ne peuvent pas tous espérer s’enrichir, d’autant que les effectifs, eux aussi colossaux, ne leur permettent pas de recevoir une part importante lors du partage de ces butins.

40 D’autres capitaines poursuivent leurs ravages. À la mi-avril 1439, 11 000 chevaux sont signalés à Saint-Seine et Vitteaux129. Le 10 mai, Antoine de Chabannes attaque et prend le château de Sauturne130, dans le bailliage de Montcenis, tuant, violant, rançonnant les habitants et torturant le seigneur des lieux, dont l’âge avancé ne lui a pas permis de survivre131. La fin de l’hiver n’a donc pas amené la fin de l’écorcherie.

41 Charles VII et le connétable de Richemont tentent, après plus d’une année sans opération d’envergure, de canaliser tout ce potentiel dévastateur lors du siège de Meaux en juillet–août 1439. Philippe Contamine a démontré que les deux tiers des troupes présentes à ce siège se sont livrées à l’écorcherie l’hiver précédent, ce qui représente environ 4 000 combattants132. Quasiment tous les capitaines d’Écorcheurs participent au siège. Mais les sources mentionnent des pillages collatéraux inhérents à ce type d’opération, certaines troupes étant arrivées sur les lieux plusieurs semaines avant : le Journal d’un bourgeois de Paris signale la présence de pillards dans la région dès le mois de juin133 ; Guillaume Gruel précise que « estoit la pillerie par toute Champaigne et Brie et la Beausse en telle manière que homme n’y povoit mettre remide134 ». Le pouvoir royal a donc besoin de contrôler ces troupes : c’est le sens de l’ordonnance du 2 novembre 1439, par laquelle le roi de France tente de réformer l’armée et de soumettre les gens de guerre135. Mais, en raison de la résistance des princes et des grands seigneurs qui y voient une atteinte à leurs prérogatives militaires naturelles, c’est un échec136.

42 Finalement, le cas de l’écorcherie de l’hiver 1438–1439 peut-il permettre de caractériser cette saison telle qu’elle est vécue par les gens de guerre ? L’intensité exceptionnelle de ce phénomène s’inscrit dans une conjoncture défavorable pour ces routiers : l’absence d’opération militaire importante durant l’année 1438 accentue une précarité inhérente à leur mode de vie et rendue plus difficile par la conjoncture économique et démographique. À cela s’ajoute l’incapacité des pouvoirs à contrôler ces bandes. L’hiver météorologique, caractérisé par le froid, le gel et les précipitations abondantes, a certainement aggravé cette précarité de longue durée mais, celui-ci ne semblant pas anormalement difficile, on ne peut lire et comprendre l’activité des gens de guerre uniquement à l’aune des saisons climatiques. Parler d’hivernement comme le fait Charles VII dans sa lettre du 15 novembre 1438 relève plus du stéréotype que de la réalité : cette notion implique une « interaction dynamique et dialectique de faits sociaux et de faits écologiques137 » que les sources ne nous montrent pas dans le cas des Écorcheurs en cet hiver 1438–1439. Pour l’analyse du calendrier de l’activité guerrière, l’expression morte saison est d’ailleurs plus souvent utilisée : comprise comme la période d’inactivité militaire couvrant grosso modo l’automne et l’hiver, avant la reprise des

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opérations au printemps et à l’été, elle a le mérite de ne pas guider l’analyse en fonction de saisons climatiques aux contours plus nettement délimités. Toutefois, dans le cas des Écorcheurs étudié ici, la « morte saison » dure plus d’un an, de fin 1437 au siège de Meaux qui débute le 20 juillet 1439, interrompue pour une partie d’entre eux par les guerres de Lorraine durant l’hiver 1438–1439. L’activité des gens de guerre n’a donc pas toujours un caractère saisonnier : elle doit être plutôt vue comme une alternance de périodes d’emploi dans les armées, notamment celle du roi de France, seul capable à la fin du Moyen Âge d’organiser des opérations nécessitant des effectifs importants, et de périodes de chômage, ces périodes pouvant être de durées très variables. Dans cette perspective, la conjoncture politique, géopolitique mais aussi sociale, économique et démographique est un facteur explicatif essentiel qui invite à ne pas étudier l’hiver des gens de guerre indépendamment des autres saisons, sauf à limiter le champ d’analyse à l’impact des aléas climatiques sur leurs pratiques militaires, mais comme une période s’inscrivant dans une temporalité plus large.

Carte 1 : Itinéraires des principaux capitaines d’Écorcheurs (Conception et réalisation des cartes : Christophe Furon)

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Carte 2 : Les Écorcheurs dans le sud du royaume de France (conception et réalisation des cartes : Christophe Furon)

NOTES

1. Philippe Contamine, La Guerre au Moyen Âge, Paris, PUF, 1980, p. 376. 2. François Walter, Hiver. Histoire d’une saison, Paris, Payot, 2014, p. 33. 3. Philippe Contamine, « L’impact de la guerre de Cent Ans en France sur le “plat pays” et sur la vie au village », dans Les Villageois face à la guerre (XIVe–XVIIIe siècle) , Actes des XXIIe Journées Internationales d’Histoire de l’Abbaye de Flaran, dir. Christian Desplat, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002, p. 15–34 ; Michael Jucker, « Le butin de guerre au Moyen Âge. Aspects symboliques et économiques », Francia, vol. 36, 2009, p. 113–133 ; Franck Viltart, « Exploitiez la guerre par tous les moyens ! Pillages et violences dans les campagnes militaires de Charles le Téméraire (1466–1476) », Revue du Nord, vol. 91, avril–juin 2009, p. 473–490. 4. Enguerran de Monstrelet, Chronique, éd. Louis Douët d’Arcq, t. V, Paris, Renouard, 1861, p. 317. 5. Archives nationales (désormais AN), JJ 179, n° 49 (août 1448). 6. Sur les Écorcheurs, voir : Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs sous Charles VII. Épisodes de l’histoire militaire de la France au XVe siècle d’après des documents inédits, Montbéliard, Henri Barbier, 1874, 2 vol. ; Joseph de Fréminville, Les Écorcheurs en Bourgogne (1435–1445). Étude sur les compagnies franches au XVe siècle, Dijon, 1887 ; Jean-Marie Cauchies, « Les “écorcheurs” en Hainaut (1437– 1445) », Revue belge d’histoire militaire, vol. XX, n° 5, mars 1974, p. 317–339 ; Valérie Toureille, « Pillage ou droit de prise. La question des Écorcheurs pendant la guerre de Cent Ans », dans La Politique par les armes. Conflits internationaux et politisation (XVe–XIXe siècle), dir. Laurent Bourquin, Philippe Hamon, Alain Hugon et Yann Lagadec, Rennes, PUR, 2014, p. 169–182. De nombreuses

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biographies de capitaines d’Écorcheurs ont été rédigées, dont : Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, l’un des combattants pour l’indépendance française au XVe siècle, Paris, Hachette, 1879 ; Francis Rousseau, La Hire de Gascogne, Mont‑de‑Marsan, Lacoste, 1968 ; André Plaisse, Un Chef de guerre au XVe siècle, Robert de Flocques. Bailli royal d’Évreux, Maréchal héréditaire de Normandie, Conseiller et chambellan du roi, Évreux, Société libre de l’Eure, 1984 ; Valérie Toureille, Robert de Sarrebrück ou l’honneur d’un écorcheur (v. 1400–v. 1462), Rennes, PUR, 2014. Comme l’a remarqué Philippe Contamine, les compagnies d’écorcheurs sont comparables aux Grandes Compagnies qui déferlèrent sur le royaume de France au XIVe siècle : Philippe Contamine, « Les compagnies d’aventure en France pendant la Guerre de Cent Ans », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, vol. 87, n° 2, 1975, p. 365–396 ; Germain Butaud, Les Compagnies de routiers en France (1357–1393), Clermont‑Ferrand, Lemme édit, 2012. 7. C’est ainsi qu’ils sont nommés dans la correspondance de la ville de Strasbourg et dans les archives de la ville de Bâle (voir par exemple Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 104–105). 8. Loïc Cazaux, « Les lendemains de la Praguerie. Révolte et comportement politique à la fin de la guerre de Cent Ans », dans François Pernot et Valérie Toureille (dir.), Lendemains de guerre… De l’Antiquité au monde contemporain : les hommes, l’espace et le récit, l’économie et le politique, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 370–371. 9. Cronique Martiniane, éd. Pierre Champion, Paris, Champion, 1907. Sur Antoine de Chabannes, voir l’intervention de Loïc Cazaux, « Antoine de Chabannes, capitaine d’écorcheurs et officier royal : fidélités politiques et pratiques militaires au XVe siècle », au colloque international Routiers et mercenaires d’Aquitaine, d’Angleterre et d’ailleurs (v. 1340–1453). Rôle militaire et impact sur les sociétés locales, tenu au château de Berbiguières les 13 et 14 septembre 2013 (visible sur : https:// www.youtube.com/watch?v=YJXgAsSGFkE, consulté le 1er décembre 2015). 10. De nombreux actes concernant les exactions des Écorcheurs et la réaction des pouvoirs ont été publiés dans : Marcel Canat, Documents inédits pour servir à l’histoire de Bourgogne, t. I, Chalon- sur-Saône, 1863, p. 197–485 ; Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., t. II ; Joseph de Fréminville, Les Écorcheurs en Bourgogne, op. cit. 11. Michael Jucker, « Le butin de guerre au Moyen Âge. Aspects symboliques et économiques », art. cit., montre que les enquêtes ordonnées par le duc de Bourgogne après le passage des Écorcheurs en vue de demander réparation sont à prendre avec précaution. 12. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 350. 13. Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Paris, Vieweg, 1881, t. VI, p. 129. 14. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit. , p. 349. Olivier de La Marche, Mémoires, éd. Henri Beaune et Jules d’Arbaumont, Paris, Renouard, t. I, 1883, p. 243–244. 15. Ibid., p. 354–356. Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 166–167. 16. Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 467. 17. En janvier-mars 1439, des Écorcheurs stationnent entre Vervins et Mézières : Jean‑Marie Cauchies, « Les “écorcheurs” en Hainaut (1437–1445) », art. cit., p. 325). 18. Journal d’un bourgeois de Paris, éd. Alexandre Tuetey, Paris, Champion, 1881, p. 344–345. 19. À la fin du mois de janvier 1439, la ville d’Amiens organise sa défense pour faire face à une éventuelle attaque des Anglais basés à Gournay (Archives municipales, désormais AM, Amiens, BB 5, fol. 10v, échevinage du 24 janvier 1439). Le 7 mars 1438, la ville de Toulouse adresse des doléances à Charles VII : plusieurs de ces plaintes portent sur les exactions des Anglais et des routiers dans la région. Alors qu’elle dénonce celles de Villandrando, la ville explique qu’elle a dû faire appel à lui pour se défendre des Anglais, moyennant une rétribution en divers produits d’une valeur totale de 600 écus d’or, qui servent également à éviter son entrée dans la sénéchaussée : Philippe Wolff, « Doléances de la ville de Toulouse aux États de Languedoc de 1438 », Annales du Midi, t. 54–55, 1942–1943, p. 88–102, particulièrement p. 91 et 93. La réponse de

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Charles VII est révélatrice de son incapacité à intervenir : dans une lettre aux Toulousains du 10 avril, il ordonne de ne plus respecter les patis imposés par les Anglais et accorde l’immunité à ceux qui tueraient des Anglais : Marie-Jean-Célestin Douais, « Charles VII et le Languedoc, d’après un registre de la viguerie de Toulouse (1436-1448) », Annales du Midi, vol. 8, 1896, p. 142–145. 20. Pour la reconstitution de leurs trajets, les travaux de référence restent ceux d’Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., de Joseph de Fréminville, Les Écorcheurs en Bourgogne, op. cit. et de Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit . Les cartes publiées à la fin de cet article ne doivent pas faire oublier que les trajets des capitaines sont généralement moins linéaires que ce que leur représentation pourrait laisser penser. De plus, en raison de l’échelle utilisée pour ces cartes, il n’a pas été possible de représenter les différents groupes d’Écorcheurs sous les ordres d’un même capitaine et qui opèrent simultanément dans des localités différentes. Les documents publiés par les auteurs précédemment cités, ainsi que ceux édités par Marcel Canat, Documents, op. cit., surtout les enquêtes réalisées en Bourgogne, permettent de préciser la géographie de leurs exactions à l’échelle locale : sur une aire de quelques kilomètres carrés, une compagnie est souvent scindée en plusieurs groupes occupant chacun un village. 21. Voir carte 1. 22. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 336–337. 23. Philippe de Vigneulles, Chronique, éd. Charles Bruneau, Metz, Société d’histoire et d’archéologie de Lorraine, t. II, 1929, p. 254. 24. Bertrand Schnerb, Bulgnéville (1431). L’État bourguignon prend pied en Lorraine, Paris, Economica, 1993, p. 113–114. 25. Philippe de Vigneulles, Chronique, op. cit., p. 254. 26. Robert de Flocques figure au service du roi René dans les comptes d’Othin d’Amance, receveur général de Lorraine, à partir du 15 décembre 1438 : Henri Lepage, « Extrait des comptes du receveur général de Lorraine relatifs à la seconde guerre entre René Ier et Antoine de Vaudémont », Recueil de documents sur l’histoire de Lorraine, t. I, 1855, p. 146. 27. Philippe de Vigneulles, Chronique, op. cit., p. 252–253. 28. Valérie Toureille, Robert de Sarrebrück, op. cit., p. 131. 29. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 337. Antoine de Chabannes, qui tient Vézelise pour le comte de Vaudémont, se rallie contre 3 500 vieux florins le 19 décembre 1438 et Blanchefort contre 900 vieux florins dont il donne quittance le 20 février 1439 : Auguste Vallet de Viriville, « Documents inédits sur La Hire, Chabannes et autres capitaines du XVe siècle », Bulletin de la Société de l’Histoire de France, vol. II, 1859-1860, p. 37–38. 30. Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 69–71. 31. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 338. 32. Dans une lettre du 1er mars 1438, Charles VII a ordonné à La Hire, bailli de Vermandois, et à d’autres baillis de faire partir les Écorcheurs de Champagne : lettre publiée par Pierre Champion, Guillaume de Flavy, capitaine de Compiègne. Contribution à l’histoire de Jeanne d’Arc et à l’étude de la vie militaire et privée au XVe siècle , Paris, Champion, 1906, p. 205–207. En juillet-août, la ville de Châlons-en-Champagne fait appel à La Hire pour faire partir Robert de Flocques, qui ravageait la région : le bailli de Vermandois reçoit 200 écus d’or pour cette opération : AM Châlons-en- Champagne, BB 3, fol. 61r et 63r. André Plaisse, Robert de Flocques, op. cit., p. 60–61. 33. Philippe de Vigneulles, Chronique, op. cit., p. 256. 34. Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 102. 35. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 349. 36. Ibid. Le mois de mars est marqué par une intense activité épistolaire entre les villes de Strasbourg, Berne, Bâle et les comtes palatins du Rhin pour organiser une défense collective avec la levée de troupes : Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 107–109.

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37. Jean de Stavelot, Chronique, éd. Adolphe Borgnet, Bruxelles, Hayez, 1861, p. 432. 38. Cette lettre est publiée par Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 39–41. Les capitaines à qui s’adresse cet ordre y sont nommés : Poton de Xaintrailles, Brusac, le bâtard de Bourbon, le bâtard de Harcourt, le bâtard de Vertus, Rodrigue de Villandrando, Antoine de Chabannes, Robert de Flocques, Blanchefort, le bâtard de Culan, le bâtard de Sorbier et Florimont. 39. Joseph de Fréminville, Les Écorcheurs en Bourgogne, op. cit., p. 90. 40. Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 464. 41. Gaudifer de Malerey et Jean d’Auton sont en Charolais en décembre 1438 (ibid., p. 459). 42. Pour plus de détails sur l’écorcherie en Bourgogne durant les années 1438–1439, voir Joseph de Fréminville, Les Écorcheurs en Bourgogne, op. cit., p. 89–125. 43. Ibid., p. 96–98. Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 168–169 et 309–312. 44. Lettre publiée par Joseph de Fréminville, Les Écorcheurs en Bourgogne, op. cit., p. 234–235. 45. Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 459. 46. Ibid. 47. Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 115–116. 48. André Plaisse, Robert de Flocques, op. cit., p. 68. 49. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 350. 50. Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 117–118. Enquête publiée dans ibid., t. II, p. 309– 380. 51. Gilles le Bouvier dit le Héraut Berry, Les Chroniques de Charles VII, éd. Henri Courteault et Léonce Celier, Paris, Klincksieck, 1979, p. 198. 52. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 349. 53. Ibid., p. 350. 54. Jean de Stavelot, Chronique, op. cit., p. 432. 55. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 350. 56. Jean de Stavelot, Chronique, op. cit., p. 431–432. 57. Ces deux termes sont souvent utilisés par les contemporains, notamment les chroniqueurs bourguignons, pour désigner les Écorcheurs : Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 340, parle des « François, qu’on nommoit en commun langaige les Escorcheurs ». 58. Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 103–104. 59. Ibid., p. 104. 60. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 316. 61. Voir carte 2. 62. Sur cette expédition, voir Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 151–160. 63. Ibid., p. 158–159. 64. Ibid., p. 159. 65. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 354. 66. Lettre publiée par Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 313–314. 67. Hélène Biu, « Du panégyrique à l’histoire : l’archiviste Michel de Bernis, chroniqueur des comtes de Foix (1445) », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 160, 2002, p. 458. 68. Jean de Salazar, lieutenant de Rodrigue de Villandrando, et le bâtard de Béarn restent encore plusieurs mois dans le Lauragais (Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 165–166). 69. Jerónimo Zurita, Anales de la Corona de Aragón, éd. Ángel Canellas López, Zaragoza, Institución Fernando el Católico, t. 7, 1975, p. 183. 70. Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 167–168. 71. Ibid., p. 169–171 et 318–323. 72. Lettre publiée dans ibid., p. 313–314. 73. Dans la suite de cette lettre, Charles VII évoque « la très grant cherté de vivres » en Guyenne : ibid., p. 314.

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74. Sur cette guerre civile, voir Bertrand Schnerb, Armagnacs et Bourguignons. La maudite guerre, 1407–1435, Paris, Perrin, 1988. 75. Olivier de La Marche, Mémoires, op. cit., p. 245. 76. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 204, 281–282 et 297–298. Héraut Berry, Les Chroniques de Charles VII, op. cit., p. 175. 77. Ainsi, alors que La Hire participe au siège de Calais où il est blessé à la jambe (Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit., p. 245), les garnisons françaises de Gerberoy et de Clermont-en- Beauvaisis ne cessent de détrousser les marchands de la ville de Beauvais, au point qu’on songe à demander des secours au connétable, à La Hire et à Poton de Xaintrailles : AM Beauvais, coll. Bucquet-aux-Cousteaux, t. LV–LVI, p. 146. 78. Philippe Lauer, « Un nouveau document sur Rodrigue de Villandrando. Le meurtre de Giraud de Goulart, bailli de Berry (1437) », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 80, 1919, p. 145– 151. Giraud de Goulart est remplacé par Poton de Xaintrailles dans la fonction de bailli de Berry. 79. Enguerran de Monstrelet, Chronique, op. cit. , p. 356. Sur cette expédition en Quercy, en Périgord et en Guyenne, voir Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 148–158. 80. Héraut Berry, Les Chroniques de Charles VII, op. cit., p. 197. Philippe de Vigneulles, Chronique, op. cit., p. 252. 81. Jean Chartier, Chronique de Charles VII, éd. Auguste Vallet de Viriville, Paris, P. Jannet, 1858, t. I, p. 246. 82. Jean Maupoint, Journal parisien, 1437–1469, éd. Gustave Fagniez, Paris, Champion, 1878, p. 25. 83. Philippe de Vigneulles, Chronique, op. cit., p. 252. 84. Le Héraut Berry, Les Chroniques de Charles VII, op. cit., p. 197, parle de « grant pluie ». Le Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., p. 339, note qu’au printemps il y a « force de pluye ». Il ajoute que le début de l’année est froid (ibid.) et que, le 24 juin, il fait aussi froid qu’en février ou mars (ibid., p. 340). 85. Philippe de Vigneulles, Chronique, op. cit., p. 251. 86. Ibid., p. 253. 87. Ibid. 88. Ibid., p. 254. 89. Jean de Stavelot, Chronique, op. cit., p. 392 et 396–397. 90. Ibid., p. 398. 91. Germain Lefèvre-Pontalis, « Petite chronique de Guyenne jusqu’à l’an 1442 », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 47, 1886, p. 65. 92. Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 314. 93. Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., p. 339. 94. Ibid., p. 338. 95. Ibid., p. 340–341. 96. Ibid., p. 337–338. 97. Ibid., p. 339–340. 98. Ibid., p. 343. 99. Boris Bove, « Violence extrême, rumeur et crise de l’ordre public : la tyrannie du bâtard de Vaurus (1422) », dans Violences souveraines au Moyen Âge. Travaux d’une école historique, dir. François Foronda, Christine Barralis et Bénédicte Sère, Paris, PUF, 2010, p. 123–132. 100. Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., p. 339. 101. En témoignent les anecdotes célèbres à propos de Jeanne d’Arc chassant les prostituées de l’armée : Xavier Hélary, « Prostituées », dans Philippe Contamine, Olivier Bouzy et Xavier Hélary, Jeanne d’Arc. Histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, p. 937–938. Sur les problèmes posés par la présence de prostituées dans l’armée anglaise, voir Anne Curry, « Sex and the Soldier in Lancastrian Normandy, 1415–1450 », Reading Medieval Studies, vol. 14, 1988, p. 17–45. 102. Jean de Stavelot, Chronique, op. cit., p. 432.

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103. Passage cité par Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 104. 104. En 1452, Jean Morgent déclare que, après une vie passée au service du roi, son neveu et lui ont tenté de revenir dans leur région natale mais s’y sont retrouvés comme des étrangers, n’y ayant aucun ami :AN, JJ 181, n° 3 : Valérie Toureille, « De la guerre au brigandage : les soldats de la guerre de Cent Ans ou l’impossible retour », dans Cahiers du CEHD, vol. 24, Sorties de guerre, dir. Michèle Battesti et Jacques Frémeaux, 2005, p. 34. 105. L’appatissement est le fait, pour des gens de guerre, de soumettre une localité à un patis : celle-ci est épargnée du pillage en échange d’argent et de vivres. 106. Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 463. 107. Jean de Stavelot, Chronique, éd. Adolphe Borgnet, Bruxelles, Hayez, 1861, p. 432. 108. Pierre Varin, Archives législatives de la ville de Reims. Collection de pièces inédites pouvant servir à l’histoire des institutions dans l’intérieur de la cité. Seconde partie. Statuts, Paris, Crapelet, t. I, 1844, p. 633. 109. Valérie Toureille, « De la guerre au brigandage : les soldats de la guerre de Cent Ans ou l’impossible retour », art. cit., et Vol et brigandage au Moyen Âge, Paris, PUF, p. 150–171. 110. Ibid., p. 44–46. 111. Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 463. 112. Ibid., p. 467. 113. Valérie Toureille, « De la guerre au brigandage : les soldats de la guerre de Cent Ans ou l’impossible retour », art. cit., p. 35–37. 114. Mémoire publié dans André Plaisse, Robert de Flocques, op. cit., p. 253–255. 115. Ibid., p. 107–108. 116. Lettre éditée par Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 385–387. 117. Le 15 mars 1438, Charles VII défend à Xaintrailles, Brussac et au bâtard de Bourbon de commettre des excès sur les terres bourguignonnes. En avril, il ordonne au bâtard d’Harcourt d’évacuer la Touraine et, en juin, c’est à Robert de Flocques qu’il ordonne d’évacuer la région. Ce dernier obéit… et part ravager la Champagne : Gaston du Fresne de Beaucourt, Histoire de Charles VII, Paris, Société bibliographique, t. III, 1885, p. 394–395. 118. Ibid., p. 400. 119. Eugène Cosneau, Le Connétable de Richemont. Artur de Bretagne (1393–1458), Paris, Hachette, 1886, p. 566, qui publie le mandement du connétable. L’ordonnance de Charles VII est publiée dans Ordonnances des rois de France de la troisième race, t. XIII, Paris, Imprimerie royale, 1782, p. 295–296. 120. Guillaume Gruel, Chronique d’Arthur de Richemont, éd. Achille Le Vavasseur, Paris, Renouard, 1890, p. 139. 121. Ibid., p. 140. 122. Olivier de La Marche, Mémoires, op. cit., p. 244–245. 123. Francis Rousseau, La Hire de Gascogne, op. cit., p. 324. 124. Sur cette intervention en Espagne, voir Fernando Castillo Cáceres, « La presencia de mercenarios extranjeros en Castilla durante la primera mitad del siglo xv : la intervención de Rodrigo de Villandrando, Conde de Ribadeo, en 1439 », Espacio, Tiempo y Forma, Serie III, Historia Medieval, t. 9, 1996, p. 11–40. Par la suite, Rodrigue de Villandrando reste en Castille, servant le roi Jean II : José Manuel Calderón Ortega, « La formación del señorío castellano y el mayorazgo de Rodrigo de Villandrando, conde de Ribadeo (1439–1448) », Anuario de Estudios Médievales, vol. 16, 1986, p. 421–447. 125. BnF, Languedoc bénédictins, 71, fol. 28v. Gustave Dupont-Ferrier, Gallia Regia, ou état des officiers royaux des baillages et des sénéchaussées de 1328 à 1515, Paris, Imprimerie nationale, t. III, 1947, n° 13 802. 126. Jules Quicherat, Rodrigue de Villandrando, op. cit., p. 173. 127. Héraut Berry, Les Chroniques de Charles VII, op. cit., p. 198.

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128. Ibid., p. 199. Cela est confirmé par la lettre de la ville de Haguenau du 2 mars 1439 citée par Alexandre Tuetey, Les Écorcheurs, op. cit., p. 104 où il est écrit que les écorcheurs « mangent mal, se contentent souvent de noix et de pain ». 129. Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 390. 130. Situé dans l’actuelle commune de Saint-Gervais-sur-Couches (département de la Saône-et- Loire), il n’en reste que quelques traces aujourd’hui. 131. Marcel Canat, Documents, op. cit., p. 455–456. 132. Philippe Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France, 1337–1494, Paris/La Haye, Mouton, 1972, p. 262–270. 133. Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., p. 346–347. 134. Guillaume Gruel, Chronique, op. cit., p. 148. 135. Le texte de cette ordonnance est publié par Valérie Bessey, Construire l’armée française. Textes fondateurs des institutions militaires, t. I, De la France des premiers Valois à la fin du règne de François Ier, Turnhout, Brepols, 2006, p. 88–101. 136. Eugène Cosneau, Le Connétable de Richemont, op. cit., p. 298–299. Philippe Contamine, Guerre, État et société, op. cit., p. 271–273. 137. François Walter, Hiver, op. cit., p. 12.

AUTEUR

CHRISTOPHE FURON Université Paris–Sorbonne

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Le solstice d’hiver et les traditions de Noël

Nadine Cretin

1 Nos fêtes hivernales trouvent en grande partie leur origine dans des célébrations ancestrales ; de l’Antiquité à nos jours, elles ont été modifiées, détournées, abandonnées ou amplifiées. Déjà, dans l’ancienne Rome, le solstice d’hiver était célébré et donnait lieu aux Saturnales où l’on revivait l’Âge d’Or, temps mythique où tous les hommes étaient égaux. Ces fêtes, plus sages que ce que l’usage du mot laisse entendre, étaient marquées par de grands banquets domestiques où les esclaves, profitant des « libertés de décembre » comme l’écrivait le poète Horace1, mangeaient à la table de leur maître. Les Saturnales (qui duraient de un à plusieurs jours selon les époques, allant du 17 décembre au 23 dans sa plus grande extension), étaient connues à Rome depuis un temps immémorial. Dans une ambiance de paix, de partage et de fraternité2, c’était une période de trêve marquée par un temps d’arrêt dans les affaires tant publiques que privées où devaient cesser tout procès et même toute dispute individuelle3. À l’époque impériale, elles étaient suivies, une dizaine de jours plus tard, par les Calendes de Janvier qui donnaient lieu à un grand repas la veille, à des échanges de vœux et d’étrennes, petits cadeaux et confiseries4, tout comme l’est devenu le Nouvel An. Elles engendraient de bruyantes mascarades extérieures où l’inversion était de mise : l’homme était déguisé en petite vieille ou en animal. Dans ces défilés, nous reconnaissons nos modernes carnavals, autres débuts d’année connus au Moyen Âge, qui allaient se caler à la veille du Carême et se multiplier dans les villes aux XVe–XVIe siècles. Très tôt, les Pères de l’Église condamnèrent ces usages, tels, au IVe siècle, saint Augustin pour qui l’usage du masque était une atteinte grave au créateur puisque l’homme avait été fait à la ressemblance de Dieu, Jean Chrysostome ou, plus tard, Césaire d’Arles au VIe siècle5. Mais ces traditions apparues vers 350 n’allaient pas disparaître pour autant, comme nous allons le voir, et le Moyen Âge sera une période décisive dans l’histoire de cette transmission et de ces transformations. Le solstice était également marqué dans l’ancienne Rome par le culte au dieu Mithra venu de Perse, Sol Invictus (« Soleil invaincu »). Ce dieu né de la pierre était justement fêté le 25 décembre : le culte fut reconnu religion officielle à Rome en 274 par l’empereur

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Aurélien. Quand, au IVe siècle, l’Église choisit de célébrer la Nativité de l’Enfant‑Jésus, elle a placé l’Incarnation à cette même date du 25 décembre, entre autres à la faveur d’un rapprochement métaphorique du Christ, « lumière du monde » selon saint Jean l’Évangéliste (VIII, 12), qui reprenait la symbolique du soleil renaissant6. Précédemment, l’Église ne s’était attachée qu’à la Résurrection. Saint Luc, qui rapporte dans son évangile la mangeoire de Bethléem et l’annonce aux bergers (II, 1–20), ne donne pas de date, pas plus que saint Matthieu qui, lui, parle de la visite des Mages (II, 1–12)7.

2 Au moment de l’institution de la fête dans les années 330, l’assemblée chrétienne était conviée à une messe du jour de Noël que le pape célébrait à Rome en la basilique Saint- Pierre, ainsi nommée en souvenir du premier chef de l’Église8. La messe de la nuit apparut en 440 à l’église Sainte-Marie-Majeure près de laquelle fut édifié un oratoire qui contenait une réplique de la crèche de Bethléem : Sixte III célébra là la messe ad galli cantum, au chant du coq9. Un troisième office, à l’aurore, était célébré par le pape à l’église Sainte-Anastasie, au cœur du quartier byzantin, en l’honneur d’Anastasie, martyre de Dioclétien à Sirmium (Dalmatie), dont c’était la fête le 25 décembre. C’est là, déjà attestée par le pape Grégoire le Grand († 604), l’origine des trois messes de Noël qui auront la vie longue10. Ainsi, garda-t-on jusqu’au début du XXe siècle l’habitude d’assister à plusieurs messes d’affilée. Pour la période qui nous intéresse, citons l’exemple de Montfaucon au baillage de Vitry en Normandie, où, en 1395, un paroissien fut condamné pour être sorti dans la nuit de Noël avec d’autres afin d’aller se chauffer près du cimetière « avant la deuxième messe11 ».

3 En explorant les différents thèmes rendant chacun compte de la transformation importante des fêtes hivernales antiques au Moyen Âge, nous étudierons d’abord la fête de Noël, puis les jeux et représentations qu’elle occasionnait, ses traditions sociales et domestiques et nous finirons par les « Douze Jours ».

« Al Naël Deu », à la naissance de Dieu

4 L’une des premières attestations du mot qui donna « Noël » figure dans le Voyage de saint Brendan au tout début du XIIe siècle : al Nael Deu, à la Naissance de Dieu. Le mot vient du latin Natalis. Un peu plus tard au XIIIe siècle (vers 1262), Rutebeuf, dans la Vie de Sainte Marie l’Egyptienne, écrit du Christ : C’est cil qui nasquit a Noei. L’orthographe définitive du mot Noël, avec le tréma qui note la diérèse, n’a été fixée qu’en 1762 dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française12. Avant l’apparition du mot, on parlait simplement de la fête de la Nativité du Seigneur (Natalis Domini). Celle-ci était très aimée comme le prouvent les nombreuses représentations des églises ou musées qui nous sont parvenues (tableaux, sculptures, vitraux). On trouve également plusieurs sculptures des porches et vitraux de la cathédrale de Chartres du XIIIe siècle, « apogée de la chrétienté » selon Jacques Le Goff13, ou, plus tard, le livre d’heures de Béatrice de Rieux conservé à la bibliothèque des Champs libres de Rennes (ms. 2044, vers 1390), ou le tableau La Nativité de Robert Campin, dit le maître de Flémalle (vers 1435), au musée des Beaux-Arts de Dijon14. Noël ! était par ailleurs un cri de réjouissance connu au Moyen Âge vers 130015. Il pourrait venir de novella, « (bonne) nouvelle ». Certains font dériver le nom dialectal Noué, Noé de « nouveau », « renouveau ».

5 La période de Noël, appelée le plus souvent « Douze Jours » (de Noël à l’Épiphanie), portait différents noms suivant les régions. Cette période « calendale » (de calendas,

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début du mois), qualificatif toujours en usage en Provence pour la situation de l’époque dans le calendrier à l’aube du Nouvel An, s’appelait Chalende en Dauphiné, Calendo en Provence, mais son nom était fréquemment dérivé de natalis : Nadal en Languedoc, Nau dans l’Ouest de la France (Charente, Poitou, Anjou), Nedeleg en Bretagne16.

6 Les représentations de la naissance de l’Enfant-Jésus et de ses adorateurs apparurent à partir du IVe siècle sur des sarcophages à Rome, Milan et Arles, toujours visibles dans des musées lapidaires ou des églises, et se multiplièrent dans les enluminures des livres liturgiques. L’une des plus anciennes figurations de la Nativité, avec l’âne et le bœuf ainsi que l’adoration des bergers au clair de lune, est un fragment de sarcophage romain de la fin du IVe siècle, conservé à Arles, au musée lapidaire17.

7 Le Moyen Âge allait s’emparer avec cœur de l’aspect rural de la Nativité, si parlant. Déjà, saint Ambroise, évêque de Milan de 374 à 397, avait choisi le thème dans son Traité sur l’évangile de saint Luc : Qu’il soit dans les langes, vous le voyez ; vous ne voyez pas qu’il est dans les cieux. Vous entendez les vagissements de l’enfant, vous n’entendez pas les mugissements du bœuf qui reconnaît son propriétaire et l’âne la crèche de son Maître18.

8 L’âne et le bœuf furent associés définitivement à la crèche, comme le montre la description d’un texte apocryphe, l’évangile du Pseudo‑Matthieu (premier quart du VIIe siècle) dit « l’évangile de l’enfance », au chapitre XIV : Marie […] déposa l’enfant dans une crèche et le bœuf et l’âne, fléchissant les genoux, adorèrent celui-ci. Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe disant : Le bœuf a connu son propriétaire, et l’âne le crèche de son maître, et ces animaux, tout en l’entourant, l’adoraient sans cesse19.

9 De même que, selon l’évangile de Luc, les bergers furent les premiers avertis par les anges la nuit-même de la Nativité alors qu’ils dormaient dans les champs, les deux animaux domestiques ont contribué à la réputation de la scène de la Nativité. Tout dans cette naissance divine baigne dans la simplicité, à l’image des bergers qui étaient des hommes très modestes et proches du peuple.

10 Un autre facteur exotique aida à la figuration de la scène de la Nativité : il s’agit de la visite des Mages, qui étaient venus d’Orient en suivant l’étoile selon saint Matthieu. Si leur nombre a pu varier au début, on les fixa progressivement à trois en s’alignant sur les trois cadeaux cités dans l’Évangile : l’or, l’encens et la myrrhe. Sur le sarcophage d’Arles en marbre blanc cité plus haut la scène supérieure représente en son centre l’Enfant dans un berceau, la Vierge assise près de là sur la gauche, l’âne et le bœuf derrière le berceau et sur la droite, debout, un berger à demi-vêtu reconnaissable à sa houlette. Au niveau inférieur, les trois mages sont habillés comme des Perses : justaucorps à volants et bonnets phrygiens20. L’un montre l’étoile. Dans les premiers siècles, ils étaient fréquemment représentés ainsi, par exemple sur une mosaïque du VIe siècle de l’église Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne. Par la suite, de nombreuses légendes amplifièrent les richesses de ces personnages exotiques comme le laissaient supposer leurs précieux cadeaux. Comme dans les Collectanea attribuées à Bède le Vénérable, on leur donna des noms d’origine perse – Melchior, Gaspar et Balthazar – et une apparence les faisant appartenir aux trois continents alors connus (l’Europe, l’Afrique et l’Asie) et aux trois âges de la vie, On en fit très tôt des rois en respectant, à la suite de Tertullien (160–220) et du le psaume 72 de l’Ancien Testament – « Les rois de Tarsis et des îles rendront tribut. Les rois de Saba et de Seba feront offrande... » –, ainsi que la prophétie d’Isaïe (LX, 3) – « Les rois se prosterneront sur ta clarté naissante21 ».

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Leur célébrité, accrue dès lors, ne faillit pas, même si ce ne fut qu’à partir du Xe siècle qu’on les représenta avec des attributs royaux, et leurs reliques allaient être vénérées comme celles de véritables saints22. Dans sa Chronique, qui connut un grand succès en Normandie et en Angleterre, Robert de Thorigny, devenu abbé du Mont-Saint-Michel en 1154, écrivit : En l’année 1158, on découvrit dans une antique chapelle, près de la ville de Milan, les corps des trois Mages […] et par crainte de Frédéric [Barberousse], empereur d’Allemagne, qui se disposait à assiéger Milan, on les releva et on les déposa dans cette ville. En 1164, Renaud de Dassel, archevêque élu de Cologne et chancelier de Frédéric, […] transféra les corps de Milan à Cologne. Ces corps qui avaient été embaumés étaient conservés intacts […] Saint Eustorge (315–331), qui les avait reçus d’un empereur, les avait transportés de Constantinople à Milan avec une table sur laquelle ils étaient étendus, dans un petit chariot que tiraient deux vaches23.

11 Le transfert de leurs reliques à Cologne en 1164 répondait au souhait de l’empereur Frédéric Barberousse après le sac de la ville de Milan en 1162, et la dimension royale des personnages était évidemment de grande importance.

Jeux et représentations

12 Grâce aux représentations hautes en couleur que le thème engendrait, les mises en scène de la naissance de l’Enfant-Jésus se développèrent au cours des célébrations médiévales de Noël et de l’Épiphanie. Elles naquirent des antiennes dialoguées, tel le tropaire de l’abbaye Saint-Martial de Limoges, manuscrit du XIe siècle où se trouve la plus ancienne forme connue d’une Nativité jouée24. Ces jeux, dits liturgiques, sont introduits au cours des cérémonies de Pâques ou de Noël pour les rendre plus accessibles aux fidèles et plus animés. Encouragé par le bilinguisme (latin/langue vulgaire), le jeu dialogué, donné dans les églises dès la fin du Xe siècle dans toute l’Europe (appelé officium ou ceremonia mais jamais « drame liturgique »), contribuait à la splendeur d’une liturgie déjà florissante avec les nouvelles compositions poétiques qu’étaient les tropes ou séquences25. Ces jeux se sont particulièrement développés à la fin du XIe et au XIIe siècle. Le thème de l’adoration des Mages et leurs cortèges de plus en plus pompeux augmentèrent la popularité de la représentation de la Nativité qui devenait très visuelle. Ainsi, un manuscrit de la bibliothèque d’Orléans datant du XIIIe siècle, qui appartenait à l’abbaye de Fleury et dont certaines parties remontent au moins au XIIe (vers 1150), comporte dix drames liturgiques avec airs notés sur portée, dont une célèbre Adoration des Mages26. En outre, comme le constate Françoise Lautman, ethnologue spécialisée dans les faits religieux27, La Légende dorée (fin du XIIIe siècle) du dominicain Jacques de Voragine a contribué à la diffusion dans la culture médiévale de « tout le légendaire anecdotique autour de la naissance et de l’enfance du Christ, qui a sa source dans les Évangiles apocryphes et qui relève du même souci narratif concernant les aspects familiers de ces événements28 ». Ces jeux conduiront progressivement à la représentation de la crèche. L’exemple de la messe de Noël au Greccio avec saint François d’Assise en 1223, est bien connu. « Afin d’augmenter la dévotion des habitants29 » comme l’a écrit son biographe saint Bonaventure vers 1263et après avoir obtenu l’autorisation du pape (Honorius III), le diacre François choisit d’exporter pour la première fois la messe de la Nativité hors d’une église, dans une grotte des Abruzzes, en présence d’un âne et d’un bœuf. Une mangeoire servait d’autel et la foule se pressait « à la clarté des torches étincelantes et au son des cantiques

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résonnant haut et clair ». Le clerc Thomas de Celano († 1265), sur qui saint Bonaventure s’est appuyé, précise même que la forêt retentissait des voix et que les roches répondaient aux cris de jubilation30. Celano prend soin de mentionner que le foin de la crèche, conservé par les fidèles, était ensuite utilisé comme remède pour soigner les accouchées et pour guérir les animaux malades. Cet ajout prouve la part importante de la « superstition » liée aux croyances dans la religion médiévale : sous les apparences du culte chrétien, les pratiques ancestrales persistaient, malgré les nombreuses tentatives de l’Église pour les éradiquer. Il est remarquable ici que ce soit un clerc qui mentionne ces pratiques sans porter de jugement négatif.31.

13 Avec une grande liberté, l’offrande des bergers s’intégra parfaitement à la liturgie des messes de minuit. L’origine des cadeaux des bergers, qui ne figurent pas dans l’Évangile contrairement à ceux des Mages, découle des mystères joués sur les parvis de la fin du XIVe au XVIe siècle, comme celui de la Passion d’Eustache Marcadé (dit aussi Mercadé) ou celui d’Arnoul Gréban, originaire du Mans, joué à Paris avant 145232. Ce mystère fut repris dans le Grant Kalendrier et compost des bergiers en 1491 réédité à de nombreuses reprises. Les mystères étaient des drames profanes et réalistes qui se voulaient respectueux des sources religieuses, mais leurs éléments comiques les maintenaient hors des sanctuaires. En raison du climat, il y avait moins de mystères joués au moment de Noël qu’à Pâques, à la Pentecôte ou l’été33. Après l’Introït ou avant l’offertoire, les jeux liturgiques commençaient souvent avec la question Quem vidistis, pastores, dicite ? (Qui avez-vous vu, bergers, dites ?), établie sur le modèle de Pâques Quem quaeritis in sepulchro ? (Qui cherchez-vous dans la tombe ?). Cette formule n’a son origine ni dans la Vulgate, ni dans les évangiles34. Dans les drames liturgiques, c’est le jeu, la performance qui introduit le rire au sein du plus sacré : le personnage de l’Enfant-Jésus35. De tels jeux, nombreux dans la plupart des régions jusqu’au XVIIIe et même XIXe siècle – comme à Carcassonne en 1839 selon le récit d’un témoin36 –, devinrent trop bruyants et divertissants. Ils engendraient des superstitions : par exemple, le berger qui se présentait le premier à l’offrande était assuré d’avoir les plus beaux agneaux de la paroisse. Ces désordres causèrent leur disparition progressive, entre autres par un arrêt du Parlement de Paris en 1548 et un édit en 167737. Toutefois, au début du XXe siècle, on remit au goût du jour les « pastrages », offrandes de l’agneau empreintes de sérieux, ainsi aux Baux-de-Provence38.

14 Les jeux liturgiques encouragèrent les crèches, représentations sages de la Nativité. Le mot vient de l’allemand Krippe39, mangeoire pour animaux : le premier à utiliser le mot comme « mangeoire pour l’Enfant‑Jésus » fut Gautier de Coincy au début du XIIIe siècle 40. On n’emploie jamais ce mot pour parler de peintures. Les « crèches », petits théâtres avec figurines mobiles qu’on dispose au moment de Noël, et emploi métonymique du mot de la partie pour le tout, se sont progressivement imposées, d’abord dans les églises à partir du XVIe siècle, comme à Chaource (Aube) vers 1540 ou à Nogent-le- Rotrou (Eure-et-Loir) à la fin du siècle. Les statues pouvaient être de grandeur nature. Par la suite, selon des exemples napolitains en particulier, on prit l’habitude de la faire dans les familles avec des figurines en argile de hauteurs variables, de 10 à 35 cm, surtout à partir du XIXe siècle.

15 Il y avait de nombreuses légendes de merveilles qui se produisaient à minuit : les pierres s’ouvraient sur des trésors, des arbustes fleurissaient dans la nuit, les animaux se parlaient dans les étables, et malheureux celui qui voulait surprendre leur

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conversation car il mourrait dans l’année, ainsi qu’en témoigne encore George Sand en Berry en 185241.

16 Pour remplacer les jeux trop bruyants, les chants de Noëls, appelés noëls (avec un n minuscule), apparurent à partir du XVe siècle et se multiplièrent au siècle suivant. S’y trouvaient transposées des scènes inspirées des jeux liturgiques et de leurs dialogues. Ils étaient consignés dans des recueils, les Bibles de Noël, qui se sont multipliés avec l’invention de l’imprimerie à la fin du XVe siècle42. Ces noëls étaient composés en langue régionale par des poètes, curés de campagne, organistes ou simples amateurs sur des airs souvent profanes et préexistants. Rabelais fit allusion à ceux du Poitou dans l’« Ancien Prologue » du Quart Livre en 1548 : « En Angiers estoit pour lors un vieux oncle, seigneur de Sainct George, nommé Frapin c’est celuy qui a faict et composé les beaux et joyeux Noelz en langage poictevin ». Ce Frapin semble être l’abbé Lucas Le Moigne, curé de Saint-Georges-du-Puy-la-Garde43 à la fin du XVe siècle, auteur de noëls originaux.

Les traditions domestiques et sociales

17 Selon leur étymologie, les traditions domestiques sont celles qui sont vécues à la maison, en famille. Les traditions sociales, pour leur part, concernant le village entier, mettent en valeur en particulier le rôle essentiel tenu par les enfants en cette période de l’année. Aujourd’hui saint Thomas, Cuis ton pain, Lave tes draps.

18 Comme l’indique en partie ce dicton, on blanchissait son linge et on s’habillait de neuf pour Noël44. La période de Noël était en effet un temps nouveau, temps particulier ouvert sur l’au-delà et temps de divination où l’on disait que le ciel s’entrouvrait. Gagner aux jeux portait bonheur : on jouait beaucoup, aux dés surtout. La fête de Noël occasionnait également un grand repas réunissant la famille. Ces traditions se voulaient toutes annonciatrices de bonheur et de prospérité. Comme les Romains de l’époque impériale, le repas était prometteur. Lors de la Tabula fortunata, à la veille des Calendes de janvier et donc d’une nouvelle année, le sens augural était très présent : l’abondance promettait l’abondance45. Bien avant l’institution légale de l’année au 1er janvier46 c’était l’avènement d’un renouveau puisque dans l’hémisphère nord les jours rallongent. Les banquets nocturnes et autres réjouissances profanes à cette époque du solstice d’hiver étaient dénoncés pour leurs superstitions par les Pères de l’Eglise, par Tertullien aux IIe et IIIe siècles, par Alexandre Sévère à la fin du IVe siècle, ainsi que par saint Jérôme († v. 420) et Césaire d’Arles.

19 Dans les traditions domestiques que nous connaissons encore aujourd’hui, celle de l’arbre coupé en nombre à l’occasion de Noël est attestée à partir de 1521 à Sélestat en Alsace47 : les comptes de la ville font état de deux schillings à payer aux forestiers pour surveiller l’abattage de « mais » (arbres) le jour de la Saint-Thomas (à l’époque, le 21 décembre). Des arbres entiers étaient déjà attestés dans des bâtiments publics : halls d’hôpitaux ou maisons de confréries. Ainsi en Allemagne, la confrérie des garçons boulangers en offrit-elle un, garni de bretzels, à l’hôpital du Saint Esprit de Fribourg- en-Brisgau en 141948. La tradition de mettre dans la maison des branchages verts à cette époque de l’année, quand les arbres sont dépouillés de leur verdure, était antérieure.

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Déjà au IIe–IIIe siècle en Afrique du Nord (romanisée à cette époque), l’usage de mettre du laurier et des lampes dans les maisons au moment de l’Épiphanie était dénoncé par l’apologiste chrétien Tertullien qui condamnait cette coutume païenne en vigueur parmi les chrétiens de son temps49. Au IVe siècle en Syrie, saint Ephrem observait la coutume d’orner les maisons de couronnes au moment du 6 janvier, mais il se réjouissait, lui, de « la plus sublime des fêtes chrétiennes » où régnait une joie immense et où les enfants n’exprimaient que des paroles d’allégresse50.

20 Indépendamment de la verdure, brûlait dans la cheminée la bûche de Noël, centre de la veillée dans les familles. Pouvant apporter aussi bien « danger que bénédiction51 », la busche de Noël est mentionnée en 1691 dans le dictionnaire de Furetière52, mais elle était connue bien plus tôt étant donné la permanence de cette coutume dans toutes les provinces de France et même dans une partie de l’Europe53. La coutume était très « populaire au Moyen Âge » comme le dit une lettre de rémission du Trésor des Chartes citée par Roger Vaultier. Celui-ci ajoute « cette souche ou chouque est même signalée dans de nombreux droits seigneuriaux, dès le XIIIe siècle, par exemple en Normandie54 ». Encore en 1866, selon Amédée de Ponthieu, quelques seigneurs de fiefs des environs de Paris se faisaient apporter une bûche par leurs sujets, la veille de Noël55.

21 Noël engendre de grands repas familiaux, occasions de se réchauffer, de même que la Saint-Sylvestre et, dans une moindre mesure, la fête de l’Épiphanie où l’on partage le gâteau des Rois dans une fête qui s’appelle « Le Roi boit ». Le mot réveillon, « petit repas que l’on fait la nuit en compagnie »56 au XVIe siècle, ne prit qu’au XVIIIe le sens de repas nocturne de Noël puis de la Saint-Sylvestre. La préparation du grand repas était importante comme le montrent de nombreuses miniatures où la « tuerie » du cochon et le festin figurent souvent pour illustrer décembre et janvier. Nombreuses sont les mentions de suppléments que le repas de Noël permettait. Déjà à l’époque carolingienne, l’abbé Théodemar en 797 nous apprend que, selon la Règle de saint Benoît, les moines mangeaient de la volaille à Noël et pendant l’octave qui suit, et de même à Pâques57. Le Roman de Renart aux XIIe et XIIIe siècles cite à la branche VII, l’« oie grasse » de Sire Gombert, paysan des bords de l’Oise près de Compiègne, « qu’il a fait engraisser sans regarder à la dépense » pour la manger à Noël, et, plus loin, branche XII : « Ce fut un pou devant Noël / Que l’on metoit bacons en sel58 ». Comme pour d’autres grandes fêtes en milieu urbain, il y avait au XIIIe siècle, à côté de la charcuterie, une viande noble de bœuf ou de mouton : les statuts du chapitre de la cathédrale de Nice en 1233 prévoyaient pour Noël, Pâques et la Pentecôte « deux viandes, de la mortadelle et des légumes »59. Les moyens de les acquérir n’étaient pas toujours légaux. Dans la région de Toulouse, la volaille était prisée au menu de Noël au XIVe siècle : ainsi, « en 1360, le frère convers Pierre Tarcentinus, chargé de la grange, dépose plainte contre deux frères de Gariès, Armand et Jacques Bernès, qui ont dérobé des poules et un co (sic)60 ». Les oies grasses étaient réclamées pour Noël par les seigneurs du Bourbonnais à leurs métayers dans les contrats. L’oie n’a pas été de sitôt supplantée par les « poules d’Inde » (volailles d’Amérique centrale que Christophe Colomb appelait Inde, devenues simplement « dindes »61) au XVIe siècle, car leur chair n’était pas encore estimée par le médecin Charles Estienne dans la Maison Rustique (1570)62. Les animaux, que l’on choyait ce soir-là en pensant à ceux de la crèche, avaient droit également à une double ration de foin.

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Les étrennes

22 Les étrennes, équivalentes à des vœux en nature et déjà attestées par Ovide au début de notre ère dans les Fastes63, étaient de la même façon annonciatrices de prospérité. Le mot vient de Strenia, déesse latine présidant à la bonne santé64. Selon la légende, des rameaux provenant d’un bois de bon augure qui lui était consacré auraient été offerts au roi sabin Tatius au moment de la naissance de Rome, au VIIIe siècle avant J.-C.65. Roger Vaultier notait qu’au XIIIe siècle, « les étrennes étaient entachées d’idolâtrie », car on affirmait que « nul n’esteroit riches en l’an, s’il n’estoit hui estrinés », ce que le clergé considérait comme une sorcerie. Les grands personnages donnaient une somme d’argent à leurs domestiques. Ainsi, le registre des comptes d’Isabeau de Bavière pour 1416–1417 porte-t-il la mention : « à Jehan Petit pour lui et ses compagnons varles de chambre que la royne leur a donné le jour de l’an pour aller aux estuves66 » En retour les domestiques offraient des présents à leurs maîtres.

23 Les enfants, qui sont dépositaires de l’avenir comme on sait67, jouaient un très grand rôle au moment de Noël et des Douze Jours. Pour les tournées de porte en porte, très répandues dans toute l’Europe, ils se groupaient à plusieurs et, inconsciemment, on leur accordait le rôle de passeurs vers l’Au-delà68. Claude Lévi-Strauss a justement souligné leur fonction importante jouée au moment du solstice : « Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe ?69 ». En échange de leurs vœux ou de leurs chants, il fallait leur donner un petit cadeau : une pomme, des noisettes ou des gâteaux. Sinon les enfants « dé-chantaient », c’est à dire qu’ils retiraient leur souhait en proférant des malédictions, ce qui prouve que ces quêtes étaient magiques et protectrices70. Du Cange, dans son Glossarium (1678)71, cite à l’entrée Kalendae, cette pratique « commune » dans la Rome antique la veille au soir du Jour de l’An, où les enfants quêtaient déjà des douceurs, « des bons ingrédients » (nous dirions des « friandises »), de porte en porte. Ces tournées subsistent encore aujourd’hui dans différents pays d’Europe, comme celle des Christmas Carols en Angleterre. Cette coutume des Aguilannées, du fameux « Au gui l’An neuf ! » dit-on couramment, n’a rien à voir avec le gui des druides, mais provient du nom de la baguette écorcée, hague ou aguilaneu en patois normand, dont les enfants étaient munis72. Les adolescents n’oubliaient pas cette coutume de leur enfance, mais leurs tournées, qui se produisaient en fin de soirée, n’avaient plus la même signification et étaient beaucoup moins sages. Ainsi, en 1397 dans la prévôté de Chateaulandon le soir du 5 janvier, veille des Rois, par exemple, la tournée du guillenleu ou du haguineneu finit mal : le groupe de jeunes gens termina la soirée au cabaret par une grave dispute, et il s’ensuivit la mort de l’un d’entre eux. Roger Vaultier cite d’autres exemples du XVe siècle, en Anjou et en Poitou73. Le Conseiller au Parlement de Bretagne Noël du Fail, dans ses Propos rustiques (1547), décrit les joyeux quêteurs de l’Aguilaneu (Haguilleneuf, Hoguihanneu) dans sa région de Saint- Erblon au XVIe siècle, munis de leurs bâtons, leurs broches ou leurs vieilles épées rouillées où ils piquaient les limas ou le lard, en cheminant au son du fifre et du tambour74. Ils faisaient par la suite un joyeux repas ou vendaient le produit de la quête au profit de la paroisse. Au XVIIIe siècle, l’abbé Jean-Baptiste Thiers rapporte dans son Traité des jeux et divertissements qu’on pratiquait encore la fête de l’Aguilanneuf au début de l’année dans le diocèse d’Angers, malgré la défense énoncée au synode d’Angers en 1595 : « il se commettoit autrefois quantité d’insolences dans les églises sous prétexte

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d’une queste qu’y s’y faisoit les premiers jours de l’année, par des jeunes gens de l’un & l’autre sexe, & que l’on appeloit L’Aguilanneuf ». Le synode dénonçait que « sous ombre de quelque peu de bien, il s’y (commettait) beaucoup de scandales75 ».

24 Indépendamment de ces tournées, dans la nuit, les cadeaux de Noël étaient censés tomber du ciel et les donateurs étaient divers selon les régions, aboutissant plus tard à notre Père Noël76. Saint Nicolas, fêté le 6 décembre, a vraiment existé : il était évêque de Myre, en Asie Mineure aux IIIe–IVe siècles, et, à la suite du transfert de ses restes à Bari dans les Pouilles par des marchands italiens en 1087 pour les substituer aux Infidèles, son culte s’est implanté en Europe occidentale. Sa vie a donné lieu à des légendes de générosité qui en ont fait le patron des marins et des marchands pour avoir sauvé des hommes de la tempête ou de la famine, celui des avocats pour avoir délivré trois prisonniers injustement condamnés, celui des fiancés pour avoir aidé trois jeunes filles que le père trop pauvre vouait à la débauche en mettant, anonymement, trois nuits de suite des bourses d’or sur le rebord de la fenêtre. Soulignons ici que le cadeau de nuit tombé du ciel, dont parle La Légende dorée77, ressemble fort à notre cadeau de Noël ! Son patronage le plus célèbre en Occident est celui des enfants : il en a sauvé à plusieurs reprises des griffes du diable ou de voleurs. Le miracle de la résurrection des trois petits, qu’un méchant boucher (ou aubergiste) avait coupés en morceaux et mis au saloir, est le plus célèbre en Occident78. Cette invention pourrait être due à la mauvaise interprétation d’une illustration des trois prisonniers à-demi sortis de leur tour, figurant en petit à côté de l’évêque79. Quoiqu’il en soit, elle a fait du saloir contenant les trois enfants l’attribut le plus fréquent de l’évêque dans les représentations occidentales. Saint Nicolas, qui fit preuve de clémence envers le criminel, est devenu par la suite patron des charcutiers, des tonneliers et des aubergistes.

25 Suivant un récit du moine Richer de Senones datant de 1254 environ, augmenté vers 1326 par une chronique de Jean de Bayon, de l’abbaye lorraine de Moyenmoutier, un chevalier lorrain, Aubert de Varangéville, rapporta une phalange du saint « de son doigt bénissant » (digiti benedicentis) à Port en Lorraine, non loin de Nancy, en 109880. De là son culte s’est implanté dans les régions rhénanes, et un grand pèlerinage s’est instauré à Saint-Nicolas-de-Port – le toponyme est attesté en 115081 –, en particulier pour tous les anciens prisonniers des croisades82. Ce pèlerinage a été très fréquenté entre autres par Joinville, Jeanne d’Arc et divers princes du Royaume83. Le culte de saint Nicolas, patron des marins, s’était également répandu le long de la Manche et de la Mer du Nord, en Normandie entre autres, depuis la seconde moitié du XIe siècle, par les Normands de Robert Guiscard implantés en Italie du Sud84. La célébrité de saint Nicolas a alors donné lieu à des récits célèbres permettant d’entrevoir un monde où le merveilleux l’emporte sur la vie quotidienne, dont le Jeu de saint Nicolas écrit vers 1202 par Jean Bodel, trouvère d’Arras de la fin du XIIe siècle85. Dans les régions rhénanes, le culte de saint Nicolas a peu à peu recouvert certaines croyances de la mythologie germanique. Capable comme le dieu Odin de se déplacer dans les airs86, l’évêque a ainsi endossé le rôle de donateur de cadeaux en cette période noire du solstice d’hiver. Il prit également les traits de l’inquiétant Chasseur sauvage, personnage mythique connu de toute l’Europe, qui se déplaçait dans les airs par les nuits de tempête, spécialement pendant les Douze Jours entre Noël et l’Épiphanie87. Attesté par des récits monastiques et laïcs, le Chasseur sauvage était bien présent dans les croyances au milieu du Moyen Âge, comme l’a montré Jean-Claude Schmitt, et celles-ci ont parfois perduré jusqu’au XIXe siècle en Alsace88. Le bruyant équipage du

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Chasseur de la nuit, à la tête d’une inquiétante armée de revenants, se déplaçait dans un vacarme d’armes, de chaînes, de cris et d’aboiements qu’il valait mieux éviter : c’était, selon les régions, la Mesnie Hellequin, la Chasse-Arthur, ou celle du roi Hérode. L’attelage perdit par la suite tout caractère diabolique et effrayant pour donner naissance tardivement au traîneau du Père Noël. Le rapprochement avec la figure du Chasseur fantôme appartenant à l’hiver et à un temps immémorial prouve que l’on accordait au distributeur de cadeaux, proche des défunts, une dimension grave et profonde. À l’époque du solstice d’hiver, revenaient les inquiétudes liées à l’obscurité qui règne chaque jour davantage. Le besoin d’abondance était crucial en cette époque où, malgré les greniers encore bien remplis, l’on ne savait pas si la vie allait reprendre normalement au printemps et si les réserves seraient suffisantes. Saint Nicolas a christianisé le généreux personnage du Carnaval – un autre début d’année – beau et bien habillé, qui distribue ses noix, ses oranges ou ses gâteaux avant l’arrivée du printemps. Encore présentes dans les carnavals européens, les personnifications pourvoyeuses d’abondance au cœur de l’hiver, venues d’un ailleurs mal défini, jouent toutes le même rôle de rassurer avec leurs cadeaux alimentaires : les « beaux »89, en nombre souvent, incarnent l’année nouvelle, féconde et prospère, et les « laids », leurs affreux accompagnateurs, symbolisent le monde inconnu et non-civilisé de l’Au-delà. Les sombres acolytes représentent, eux, la figure inquiétante de l’homme sauvage venu du monde non-civilisé, de l’ailleurs, du monde des ancêtres90. Tout naturellement, saint Nicolas s’est ainsi doublé par la même occasion de l’énigmatique personnage dont il n’a pu se démarquer, baptisé Père Fouettard ou de divers autres noms : Hans Trapp, Knecht Ruprecht, Schmutzli, Krampus…91.

26 C’est un autre trouvère d’Arras de la fin du XIIIe siècle, Adam de La Halle (Adam le Bossu), qui mentionne la plus ancienne personnification de Noël, Sires Noeus, dans une chanson de quête en dialecte picard : No [notre] sires Noeus Nous envoie à ses amis C’est as amoureux Et as courtois bien apris Pour avoir des Paradis [des parisis ?] A no herluison [au choix]92.

27 Mais si la présence des personnifications de l’hiver apportait l’abondance espérée et matérialisée par des gâteaux ou des oranges, l’époque entière du solstice était inquiétante.

Les « Douze Jours »

28 Un décret du concile de Tours de 567 nous apprend que chaque jour était fêté entre Noël et l’Épiphanie le 6 janvier, appelée principalement « fête des Rois » au Moyen Âge. Ce cycle, appelé plus tard des « Douze Jours », a été christianisé dès le Ve siècle comme le précise Louis Duchesne93. Ces jours étaient marqués par la Trêve de Noël avec suspension de toute activité guerrière, comme l’a rappelé le concile de Charroux (Poitou) en 989. Selon la croyance populaire, le temps qu’il faisait pendant ces Douze Jours annonçait le climat des douze mois de la nouvelle année, ce qui n’est pas vérifié par la météorologie94 : janvier serait pluvieux si le 26 décembre était sombre, etc. Connue dans différents pays d’Europe, cette croyance était également observée en Alsace95, en Lorraine (les petits « mois »), en Franche-Comté, en Île-de-France (les

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Prophètes), en Aquitaine96, ainsi qu’en de nombreuses autres régions de France où elle persista jusqu’à la première moitié du XXe siècle.

29 Apparus très tôt dans les livres liturgiques, les jours suivant Noël représentaient un temps de loisir particulier avec une discipline assouplie pour les membres du clergé qui, à partir du XIe siècle environ, élisaient leurs prélats festifs : « pape de Saint- Etienne », « archevêque de Saint-Jean », etc. 97 Le lendemain de Noël, le 26 décembre, la Saint-Etienne, était la fête des diacres. Roger Vaultier citait l’exemple à Melun, pour la Saint-Etienne de 1366, d’une danse à laquelle assista un homme vêtu en femme, couvert d’un pelicon (manteau), le poil par-dessus, et le visage couvert d’une coiffe : déguisement où l’on reconnaît l’inversion chère au Carnaval, comme l’est celle des sexes, des âges, des hommes/animaux98. La Saint-Jean l’Évangéliste, le 27, était la fête des prêtres. La fête des Saints-Innocents, le 28 décembre, était celle des enfants de chœur, des pueri, clercs n’ayant pas reçu les ordres majeurs. La fête de l’Enfant‑Évêque jouée dans la plupart des cathédrales le jour des Saints‑Innocents est connue grâce à l’explication de son déroulement dans les livres liturgiques, comme dans le Liber ordinarius ecclesiae paduane du XIIIe siècle99.

30 La fête des sous-diacres, la célèbre fête des Fous, avait lieu 1er janvier (fête de la Circoncision), à l’Épiphanie, ou le 13 janvier, octave de l’Épiphanie100. Les sous-diacres étaient des hommes destinés à l’Église, mais leur fête était agitée comme toute fête d’étudiants. Déjà au XIIe siècle, l’abbesse alsacienne Herrade de Landsberg s’était élevée dans son Hortus Deliciarum (vers 1170) contre les abus et « les plaisanteries grossières » qui profanaient les églises à ces occasions101. Les interdictions se multiplièrent ensuite, en particulier au concile de Bâle en 1435 (canon Turpem etiam). La fête des Fous, à laquelle l’Église s’est fermement opposée, a fait couler beaucoup d’encre à partir du XVIIe siècle : on en a fait en particulier un vecteur du paganisme et elle finit par disparaître102. La période d’inversion, où dans des mascarades « le petit devient grand », est dorénavant distincte de Noël. Elle appartient aux Jours Gras à la veille du Mercredi des Cendres, qui débute le Carême depuis le concile de Bénévent en 1091103.

31 Les Douze Jours ne sont plus d’actualité, et on parle simplement des « Fêtes » pour parler de la période qui va de Noël au 2 janvier. Si Noël n’a pas été inventé par le Moyen Âge, cette époque médiévale « bien nommée peut-être en définitive »104 a donné à la fête de nombreux aspects qui allaient colorer longtemps cette célébration et qui sont encore connus. Cette période de transition, de continuation, de remise en forme, de rupture vis-à-vis de l’antiquité comme de la période moderne, est comme le soulignait Jacques Le Goff en particulier celle d’un grand fossé culturel qui réside dans l’opposition entre le caractère équivoque de la culture folklorique et le « rationalisme » de la culture ecclésiastique105. À un certain nombre de rites païens liés au solstice d’hiver – pris tant aux Saturnales qu’aux mascarades du Nouvel An –, l’époque médiévale a ajouté le prisme d’un christianisme qui s’affermissait dans ses dévotions, créant d’autres traditions originales spectaculaires (jeux liturgiques, offrandes des bergers, crèches, noëls...). Ceux-ci s’enrichiront encore par la suite, surtout au XIXe siècle, avec les pastorales, pièces profanes mettant en scène des bergers se rendant auprès de l’Enfant-Jésus, mais où la crèche n’est plus qu’un prétexte. La célébrité de cette fête de la Nativité était alors principalement religieuse, mais tout était déjà en place. Les croyances et les rituels étaient scrupuleusement observés. Ce ne fut que bien plus tard, en particulier après la Seconde Guerre mondiale, que le fossé entre Noël chrétien et Noël païen allait se creuser, parallèlement à la sécularisation des sociétés

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qui voit un recul rapide des pratiques dévotionnelles, qu’elles soient admises par l’Église ou non106. Avec l’avènement des préoccupations matérielles de nos sociétés « de consommation », le sens de la fête s’est tourné vers les cadeaux et le Père Noël, avatar de saint Nicolas, mais Noël, fête très complexe, est loin de se limiter à cet aspect commercial.

NOTES

1. Horace, Satires, trad. François Richard, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, livre II, 7, p. 202 : « Eh bien ! nous sommes en décembre : profite, comme l’ont voulu nos ancêtres, de ta liberté ; parle », dit Horace à son esclave Dave. 2. Cf. Macrobe, Les Saturnales, livre I, chapitre 1, trad. Charles Guittard, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 5 ; Georges Dumézil, La Religion romaine archaïque, Paris, Payot, 1966 ; Charles Guittard, « Les Saturnales à Rome : de l’Âge d’Or au banquet de décembre », Pallas, « Banquets et représentations en Grèce et à Rome », n° 61, 2003, p. 219–236. 3. Valéry Raydon, Apologie du dieu Kronos. Du souverain prêtre au bienveillant boiteux, Paris, Le Labyrinthe, p. 75. 4. Ovide, Fastes, Livre 1, v. 185 sq. 5. Daniel Fabre, Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard, 1992, p. 27–31. 6. La première attestation figure en 354 dans un chronographe établi à Rome vers 336, le calendrier « philocalien » d’après le nom de Furius Dionysius Philocalus, l’artiste grec qui l’illustra pour un aristocrate chrétien nommé Valentin.. 7. On détermina la naissance du Christ d’après l’an 15 de Tibère (28–29) qui coïncidait avec sa trentième année, selon l’Evangile de saint Luc (III, 1 et III, 23). Au VIe siècle, le moine romain d’origine scythe Denys le Petit († entre 526 et 556) fixa l’an I de notre ère à la naissance du Christ, 753 ans après la Fondation de Rome. Mais la naissance du Christ aurait eu lieu quelques années plus tôt. La diffusion de l’ère chrétienne, quant à elle, ne doit rien au legs romain, mais à l’usage qu’en firent les réformateurs insulaires qui l’importèrent en Angleterre. De là, l’usage passa en Gaule-Germanie de Pépin de Herstal au VIIIe siècle, et se diffusa aux IXe–Xe siècles grâce au corps épiscopal avant de se répandre dans les actes « privés » : (Jean-Patrice Boudet, Olivier Guyot- Jeannin, « Temps romain, temps chrétien, temps de l’État », Rome et l’État moderne européen, École Française de Rome, 2007, p. 77. 8. Ce sanctuaire, élevé par Constantin pour vénérer le premier évêque de Rome au Vatican sur le lieu présumé de son martyre, et consacré en 326 par le pape Sylvestre, devint très tôt un lieu de pèlerinage. Pierre Grimal, Voyage à Rome, promenades romaines, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 635– 636. La basilique que l’on connaît aujourd’hui fut édifiée au XVIe siècle, sous le pape Jules II. 9. Robert Féry, Jours de Fêtes, Paris, Seuil, 2008, p. 32. 10. Pierre Jounel, L’Église en prière, vol. IV, « La liturgie et le temps », Paris, Desclée, 1983, p. 97. 11. Roger Vaultier, Le Folklore pendant la Guerre de Cent Ans d’après les lettres de Rémission du Trésor des Chartes, Paris, Guénégaud, 1965, p. 85. 12. Tome II, p. 213. 13. Jacques Le Goff, Le XIIIe siècle, l’apogée de la chrétienté (v. 1180–v. 1330), Paris, Bordas, 1982.

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14. Huile sur bois, 86x72 cm. 15. Guillaume de La Villeneuve, « Les Crieries de Paris », 109, dans Fabliaux et contes des poètes françois des XIe, XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, éd. Étienne Barbazan, Paris, B. Warée oncle, 1808, vol. II, 282 : « Noël ! Noël ! à moult granz cris ». 16. Arnold Van Gennep, Le Folklore français, Cycle des Douze Jours de Noël aux Rois, Robert Laffont, « Bouquins », 1999 [Picard, 1958], p. 2314 et suiv., selon de minutieuses enquêtes de terrain. 17. Françoise Lautman, Crèches et traditions de Noël, Édition de la RMN, Paris, 1986, p. 25. 18. Saint Ambroise, Traité sur l’évangile de saint Luc, livre II, 42, Paris, Le Cerf, 1956, p. 92. 19. Écrits apocryphes chrétiens, éd. François Boyon, Pierre Geoltrain et Sever J. Voicu, Paris, Gallimard, 1997, p. 134. Nous soulignons. En réalité, la prophétie d’Isaïe n’avait rien à voir avec la Nativité : « Le bœuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître, […] mon peuple ne comprend pas » (I, 3). Le Pseudo-Matthieu mentionne également une prophétie d’Habacuq (III, 2) : « Tu te manifesteras au milieu de deux animaux ». Mais cette traduction n’existe que dans le texte grec de la Septante, alors que le sens du texte hébreu est différent : « En notre temps (au milieu des années), fais connaître ton œuvre ». 20. Henri Leclercq, Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie, Letouzey et Ané, 1931, « Mages », vol. 10–1, col. 980–1067. 21. Richard C. Trexler, Le Voyage des mages à travers l’histoire, pref. de Jacques Le Goff, Paris, Armand Colin, 2009, p. 25 et suiv. 22. Robert Féry, Jours de Fêtes, op. cit., p. 35 ; Mathieu Beaud, « Les Rois mages. Iconographie et art monumental dans l’espace féodal (Xe–XIIe siècle) », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, vol. 17, n° 1, 2013. URL : http://cem.revues.org/13079. Voir aussi la communication de cet auteur « Les Mages à l’époque romane : entre imaginaire et dogme », dans Les Rois mages, dir. Jean- MarcVercruysse, Actes du colloque des 25 et 26 mars 2010, Arras, Artois Presses Université, 2011, p. 59–74. 23. Chronique de Robert de Thorigny, citée par Joseph Daoust, Encyclopédie du Catholicisme, Hier, Aujourd’hui, Demain, Encyclopédie publiée sous la direction du Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille, t. VIII, 1979, col. 140. 24. Troparium-prosarium ad usum Sancti Martialis Lemovicensis, Paris, BnF, ms. 887, Françoise Lautman, op. cit., 1986, p. 37. 25. Marie-Noël Colette, « Les jeux liturgiques. Sens et représentations », Revue de Musicologie, vol. 8611, 2000, p. 6. 26. Recueil d’Hymnes et de Drames liturgiques de l’abbaye de Fleury-sur-Loire, ms. 10, fol. 205–214. Fleury est devenu Saint-Benoît-sur-Loire au cours du VIIIe siècle, à la suite du transfert des reliques du saint italien en 660 sous la conduite du moine Aigulfe. 27. Directeur de recherche honoraire, GSRL-CNRS ; Commissaire de l’exposition « Crèches et traditions de Noël » au Musée National des Arts et Traditions populaires (21 octobre 1986–16 février 1987). 28. Crèches et traditions de Noël, Paris, RMN, 1986, p. 36 et 39. 29. Saint Bonaventure, Vie de saint François, (texte approuvé en 1263), trad. Damien Vorreux, Paris, Éditions Franciscaines, 1951, p. 178. 30. Thomas de Celano, Vie de François, éd. Jacques Dalarun, François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, Paris, Cerf, 2010, p. 571 ; Charles M. de La Roncière, « La Nativité dans la dévotion de saint François d’Assise » La Nativité et le temps de Noël, Antiquité et Moyen Âge, dir. Gilles Dorival et Jean-Paul Boyer, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2003, p. 231–243. 31. Comme Jean-Claude Schmitt, nous mettons ici des guillemets au mot « superstition », phénomène que l’esprit rationaliste d’aujourd’hui raille volontiers, mais que le Moyen Âge

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considérait comme essentiel pour contrôler les aléas de l’avenir. (« Les superstitions », Histoire de la France religieuse, Jacques Le Goff et René Rémond, vol. 1, Paris, Seuil, 1988, p. 417–453. 32. Danielle Alexandre-Bidon, « Folklore, fêtes et traditions populaires de Noël et du Premier de l’An (XIVe–XVe s.) », Razo, vol. 8, 1988, p. 46. 33. Graham A. Runnals, « Le mystère français : un drame romantique ? », Étude sur les Mystères, Paris, Champion, 1998, p. 26 et suiv. 34. The Drama of the Medevial Church, vol. II, Oxford, Clarendon Press, 1933, p. 20 Karl Young, « Officium Pastorum : a study of the dramatic developments », Transactions of the Wisconsin Academy of sciences, arts and letters, vol. 17, part. 1, 1912, p. 299–396 ; Eric Palazzo, Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2000. 35. Élisabeth Lalou, « Le théâtre médiéval, le tragique et le comique : réflexions sur la définition des genres », Publication numérique du CÉRÉdI, dans les actes du colloque Tragique et comique liés, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène), univ. de Rouen, avril 2012. Voir aussi de Janine Horowitz, « Les danses cléricales dans les églises au Moyen Age », Le Moyen Age, n° 2, 5e série, t. III, 1989, p. 279–292. 36. Récit de Paul Ourliac cité par J.-P. Piniès, Languedoc méditerranéen, Paris, Bonneton, 1989, p. 159 : « En mémoire des pasteurs qui vinrent visiter le Sauveur dans son étable, on entendit tout à coup résonner sous les immenses voûtes gothiques le bruit discordant d’une multitude de sifflets, signal de l’arrivée des pâtres des campagnes voisines. Puis du fond de l’église, on vit s’avancer en bon ordre et processionnellement une foule de bergers, de chevriers, de pâtres de montagne en habits de fête, avec leurs bâtons ferrés, leurs capes, leurs cornemuses, et conduisant en laisse de petits agneaux blancs comme neige, tout parés de nœud et de rubans. L’orgue aussitôt entama bruyamment l’air d’un joyeux noël, et tous les pâtres entonnèrent de concert. » 37. Françoise Lautman, op. cit., p. 37. 38. Régis Bertrand, « Les cérémonies d’offrande à la messe de minuit », Siècles, vol. 21, 2005, p. 109–123. 39. Voir le Trésor de la langue française informatisé. 40. Gautier de Coincy, Miracles, éd. Frederic Kœnig, t. IV, 559, 322, cité par le Trésor de la langue française. 41. Récit de George Sand, illustré par Maurice Sand, paru dans L’Illustration du 25 décembre 1852. 42. Henry Poulaille les a soigneusement recueillis dans La Grande et belle bible des noëls anciens, du XIIe au XVIe siècles, Paris, Albin Michel, 1942 ; XVIIe et XVIIIe siècles, 1950 ; Noëls régionaux et noëls contemporains, 1951 ; Amédée Gastoué, Le Cantique populaire en France. Ses sources, son histoire augmentés d’une bibliographie générale des anciens cantiques et Noëls, 1925 ; Marina Fey, Noëls en français et en dialectes du XVIe siècle, Lyon, Centre d’études linguistiques Jacques Goudet, 2004. Voir les travaux de Marie-Noëlle Colette. 43. Saint-Georges des Gardes, Maine-et-Loire. 44. Roger Vaultier, Le Folklore pendant la Guerre de Cent Ans, op. cit., p. 83. 45. Françoise Monfrin, « La fête des calendes de janvier, entre Noël et Épiphanie », La Nativité et le temps de Noël. Antiquité et Moyen Âge, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 112–114. 46. En 1564 en France sous Charles IX. 47. Gérard Leser, Noël-Wihnachte en Alsace, Mulhouse, Éd. du Rhin, 1989, p. 70. 48. Ibid.. p. 91. 49. Tertullien, Œuvres de Tertullien, Ch. XIV et XV, t. II, « De l’idolâtrie », trad. Eugène- Antoine de Genoude. Paris/Chalon-sur-Saône, Vivès, 1852, p. 229.

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50. Francis Weiser, « Le folklore de l’Avent et de Noël », La Maison-Dieu, vol. 59, 1959, p. 105 ; Oscar Cullmann, La Nativité et l’arbre de Noël. Les origines historiques, Paris, Le Cerf, 1993, p. 38. 51. Karin Ueltschi, Histoire véridique du Père Noël. Du traîneau à la hotte, Paris, Imago, 2012, p. 105. 52. Tome I, non paginé. 53. Yvonne de Siké, Fêtes et croyances populaires en Europe, Bordas, 1994, p. 53. 54. Roger Vaultier, Le Folklore pendant la Guerre de Cent Ans, op. cit., p. 86 55. Amédée de Ponthieu, Les Fêtes légendaires, op. cit., p. 35. 56. Charles de Bourdigné, La Légende joyeuse de maistre Pierre Faifeu, éd. Francis Valette, Genève, Droz, 1972 [1532], p. 30 (cité par le Trésor de la langue française). 57. Michel Rouche, « Les repas de fête à l’époque carolingienne » dans Manger et Boire au Moyen Âge, Actes du Colloque de Nice (1982), dir. Denis Menjot, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 266. 58. Vers 1174 pour les branches les plus anciennes ; Roman de Renart, éd. Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1985, t. 2, p. 23. 59. Danielle Alexandre-Bidon, « Folklore, fêtes et traditions populaires de Noël et du Premier de l’An, XIVe–XVIe s. », art. cit., p. 49. 60. Georges Passerat, « Dévotions et superstitions dans un village de Lomagne (Escazeaux) à la fin du Moyen Âge », Cahier de Fanjeaux, vol. 40, L’Église au village. Lieux, formes et enjeux des pratiques religieuses, 2006, p. 211–228. 61. Rabelais, Quart Livre, éd. Robert Marichal, 1552, LX, p. 240. 62. « Vray que la chair en est délicate, mais fade & de dure digestion […]. Il y a trop plus de plaisir & de bonté de chair au paon », L’Agriculture et maison rustique, à Paris, chez Jacques du Puys, 1572, chap. 19, livre I, p. 34–35. 63. Ovide, Les Fastes, op. cit., Livre I, vers 171–226. 64. Germaine Guillaume-Coirier, « Arbre et herbe. Croyances et usages rattachés aux origines de Rome », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Antiquité, vol. 104, n° 1, 1992, p. 346. 65. Symmaque († vers 402), Epist., éd. Jean-Pierre Callu, Paris, Les Belles Lettres, t. IV, X, 35. 66. Roger Vaultier, Le Folklore pendant la Guerre de Cent Ans, op. cit., p. 96, n. 3. Selon l’inventaire du prince, Pol de Limbourg, peintre du duc de Berry, avait fait don à celui- ci d’une salière d’agate garnie d’or et de pierres précieuses. 67. Yves-Marie Bercé, Fête et révolte, des mentalités populaires du XVIe au XVIIIe siècle, Fayard, 1994 [1976], p. 22. 68. François-André Isambert, Le Sens du sacré, Fête et religion populaire, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 206 ; Martyne Perrot, Ethnologie de Noël, Grasset, 2000, p. 149. 69. Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps modernes, vol. 77, 1952, p. 1588. 70. Voir Nicole Belmont, « Chanter et déchanter dans les chansons de quête », Ethnologie française, Paroles d’outrage, vol. 3, 1992, p. 245–247. 71. Carolo Dufresne, Domino Du Cange et al, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Paris, Niort, Favre, 1883–1887 [1678], t. IV, col. 481a. 72. Arnold Van Gennep, Bernadette Guichard, Le Folklore français, « Cycle des Douze Jours. De Noël aux Rois », op. cit., p. 2790 et 2793. 73. Roger Vaultier, Le Folklore pendant la Guerre de Cent ans, op. cit., p. 94. 74. Noël du Fail, Propos Rustiques, Paris, J. Picollec, 1987, p. 120–121.

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75. Jean-Baptiste Thiers, Traité des jeux et divertissements…, Paris, Antoine Dezallier, 1686, p. 452 et suiv. 76. Voir Martyne Perrot, Ethnologie de Noël. Une fête paradoxale,op. cit. ; Nadine Cretin, Histoire du Père Noël, Toulouse, Le Pérégrinateur, 2010. 77. Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. Alain Boureau, Paris, Gallimard, 2004, p. 29. 78. Ce miracle n’apparaît pas dans les récits grecs et il n’apparaît pas non plus dans La Légende dorée. Il fut attesté à partir du XIe siècle dans un texte de Godehard, évêque bavarois d’Hildesheim († 1038). Le chanoine anglo-normand Wace, dans sa Vie de saint Nicolas (écrite vers 1150), parle, lui, de « trois clercs » et pour l’Italien saint Bonaventure († 1274), il s’agit de « deux écoliers » allant à l’école d’Athènes étudier la philosophie. Voir de Colette Méchin, Saint Nicolas, Boulogne- Billancourt, Berger-Levrault, 1978, p. 30. 79. Charles Cahier, Caractéristiques des saints dans l’art populaire, Paris, Librairie Poussielgue Frères, 1867, p. 303 et suiv. ; Colette Méchin, Saint Nicolas, op. cit., p 30. 80. Colette Méchin, op. cit., p. 33 et suiv. ; Marie-Hélène Colin, Emmanuelle Friant, Philippe Martin, « La dévotion à saint Nicolas en Lorraine du XVe au XIXe siècle », dans Francine Roze, Saint Nicolas et les Lorrains. Entre Histoire et Légende, Metz, Édition Seprpenoise, 2005, p. 56. 81. Versus Sanctum Nycholaum (1150). Ernest Nègre, Toponymie générale de la France, vol. III, Genève, Droz, 1998, p. 1567. 82. Une chapelle de l’hôpital du monastère bénédictin de Gorze (qui possédait Port) était consacrée depuis 1065 aux saints confesseurs dont saint Nicolas. Voir Colette Méchin, Saint Nicolas, op. cit., p. 33. 83. Marie-Hélène Colin, Emmanuelle Friant, Philippe Martin, « La dévotion à saint Nicolas en Lorraine du XVe au XIXe siècle », art. cit., 2005, p. 58–60. 84. Karl Meisen, Nikolauskult und Nikolausbrauch im Abendlande, Düsseldorf, Schwann, 1981 [1931], p. 289 et suiv. 85. Albert Pauphilet, Jeux et Sapience du Moyen Âge, Le jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 43-107. 86. Ce dieu à la figure complexe, maître de la mort et de la guerre, veillait sur la fécondité. Il se déplaçait d’un monde à l’autre, dans les airs et sur les eaux sur son cheval à huit jambes, Sleipnir : Régis Boyer, Héros et dieux du Nord, Flammarion, 1997, p. 116. 87. Gérard Leser, Noël - Wihnachte en Alsace, op. cit., p. 122–124 ; Arnold Van Gennep, Bernadette Guichard, Le Folklore français, Robert Laffont, 1999 [1988], vol. 3, p. 2705– 2709. 88. Jean-Claude Schmitt, Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994, p. 132 et suiv. Arnold Van Gennep cite l’exemple de Duzenheim (Bas-Rhin), où la croyance était encore si vivante au début du XIXe siècle que des tsiganes l’ont utilisée pour piller le village. (Arnold Van Gennep, Bernadette Guichard, op. cit., vol. 3, p. 2707). 89. Cette distinction entre « beaux » et « laids » a été faite en particulier par J.-G. Frazer, Le Rameau d’or, « Le bouc émissaire », Paris, Laffont, 1983 [1935], p. 567 et suiv. ; et par Julio Caro Baroja, Le Carnaval, Paris, Gallimard, 1979, p. 197 et suiv. 90. Impossible de dater ces personnages, malheureusement : mais si les attestations sont tardives (XVIIIe siècle), nul doute qu’ils existaient auparavant. 91. Catherine Lepagnol, Biographies du Père Noël, Hachette, 1979, p. 75 et 109. Quand le saint évêque venait seul avec son âne, il tenait lui-même à la main un bouquet de verges pour les enfants désobéissants, comme Hans Trapp ou Knecht Ruprecht, qui pouvaient porter dans une main la hotte ou le sac de jouets, et dans l’autre les baguettes.

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92. Arnold Van Gennep, Le Folklore français, vol. 3, p. 2383 (n. 5) et p. 2412. Les parisis étaient une monnaie de cette époque. Le Père Noël ne prendra forme que plus tard, en particulier à partir de 1822 aux États-Unis avec le poème d’un pasteur américain Clement C. Moore qui écrivit pour ses enfants, A Visit from St Nicholas, et les illustrations de Thomas Nast dans dans Harper’s Weekly entre le 3 janvier 1863 et 1886 ; Catherine Lepagnol, op. cit. , p. 103 et suiv. ; Nadine Cretin, Histoire du Père Noël, Toulouse, Le Pérégrinateur, 2010. 93. Can. 18, Concile de Tours II. Louis Duchesne, Origines du culte chrétien, Étude sur la Liturgie latine avant Charlemagne, Paris, Fontemoing, 1909, p. 271–274 ; Jean Gaudemet, Brigitte Basdevant, Les Canons des conciles mérovingiens, VIe–VIIe siècles, Paris, Le Cerf, 1989. 94. Jean-Philippe Chassany, Dictionnaire de météorologie populaire, Paris, Maisonneuve et Larose, 1968, p. 252.

95. Selon le témoignage d’un médecin strasbourgeois du XVIe siècle, le docteur Sebig, cité par Arnold Van Gennep, op. cit., p. 2727. 96. Arnold Van Gennep, Bernadette Guichard, op. cit., p. 2727 et suiv. 97. Yves-Marie Bercé, Fête et Révolte, op. cit., « Les prélats festifs », p. 24 et suiv. 98. Roger Vaultier, Le Folklore pendant la Guerre de Cent Ans, op. cit., p. 87. 99. A paraître de Yann Dahhaoui, L’Evêque des Innocents dans l’Europe médiévale, XIIe–XVe siècle, Paris, PUF. 100. Nadine Cretin, Fête des Fous, Saint-Jean et Belles de mai, une histoire du calendrier, Paris, Seuil, 2008, p. 309–313. 101. Gérard Leser, Noël-Wihnachte en Alsace, op. cit., p. 129. 102. Yann Dahhaoui, « Païenne, parodique ou liturgique ? La fête des Fous dans le discours historiographique (XVIIe–XXe siècles) », Asdiwal, n° 9, 2015, p. 149. Ce serait en particulier la Faculté de théologie parisienne qui, au milieu du xve siècle, aurait obtenu son éradication grâce à une lettre de plaintes datée de 1445, mais cette lettre a été publiée pour la première fois en 1611. 103. Robert Féry, Jours de Fêtes, op. cit., Seuil, 2008, p. 56. 104. Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, p. 338. 105. Ibid., p. 229. 106. Par exemple, en 1952 dans un article des Temps Modernes (n° 77, p. 1575 et suiv.) « Le Père Noël supplicié », Claude Lévi-Strauss souligna un fait divers arrivé le 23 décembre 1951 à Dijon. Après avoir été condamné par le clergé local d’usurpateur et d’hérétique, le Père Noël en effigie a été brûlé sur le parvis de la cathédrale devant les enfants des patronages. Cette surprenante affaire rappelait les manifestations anti-païennes du Moyen Âge, comme l’écrivait Jacques Berlioz dans un article de L’Histoire de 2001, (n° 260, p. 28–29).

AUTEUR

NADINE CRETIN Historienne spécialisée en anthropologie religieuse

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L’hiver à Rouen à la fin du Moyen Âge

Anne Kucab

1 Si le thème de l’hiver est présent dans la littérature médiévale, il est plus difficile à l’historien de le percevoir dans les sources administratives et judiciaires. Pour autant, une attention soutenue portée aux documents étudiés permet d’esquisser la présence de l’hiver dans la vie quotidienne des Rouennais et Rouennaises de la seconde moitié du XVe siècle. Les sources à notre disposition sont administratives (délibérations municipales, règlements, ordonnances royales) ou judiciaires ; elles ne permettent pas de saisir la perception ou la symbolique de l’hiver mais bien de mettre en avant des réactions, des décisions, des comportements dus à cette saison. Toutefois, l’historien doit se montrer prudent dans son interprétation de tels faits tant les indices sont minces. Que nous apprennent les différentes sources sur l’hiver à Rouen à la fin du Moyen Âge ?

2 En premier lieu, nous examinerons les liens entre commerce, économie et hiver, puis nous verrons les aléas liés à cette saison, enfin nous nous attarderons sur quelques faits divers en lien avec cette période de l’année.

Quelle place l’hiver tient-il dans le commerce ?

3 Rouen est une importante place marchande : cette ville sert en effet d’interface privilégiée entre la mer et Paris. Michel Mollat1 a montré dans sa thèse le dynamisme économique de Rouen dans la deuxième moitié du XVe siècle. Les réglementations de métier, les ordonnances royales et les données sur le commerce maritime patiemment extraites par Michel Mollat (notamment des comptes de la Vicomté de l’eau de 1477– 1478) sont les sources qui nous permettront de montrer que l’hiver est une saison identifiée comme importante économiquement par les habitants de Rouen.

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Quatre ou deux saisons ?

4 Le Moyen Âge voit s’imposer le découpage de l’année en quatre saisons pour des raisons culturelles, symboliques, astrologiques plus que pratiques2. De manière empirique et dans leur vie courante, les populations percevaient plutôt une année divisée en deux saisons : une saison chaude et une saison froide. « L’hiver » dure ainsi cinq à six mois. Soulignons d’ores et déjà un paradoxe : s’il est plus difficile de trouver de l’alimentation en hiver, la nourriture, elle, se conserve mieux ; d’où une réglementation adaptée à ces circonstances climatiques.

5 Ainsi en juillet 1487, Charles VIII confirme le statut des bouchers de Rouen. Dans ces statuts de métiers se trouve la mention des horaires de vente en fonction du climat et de la luminosité. Il apparaît clairement que le souci du législateur est d’autoriser la vente de la nourriture dans des conditions telles qu’elles garantissent sa comestibilité. Deux grandes saisons sont ainsi déterminées : la période allant de Pâques à la Saint‑Michel (29 septembre) pouvant être considérée comme la saison chaude et la période allant de la Saint-Michel au Carême comme la saison froide, une sorte de long hiver. Notons qu’il existe un « vide » réglementaire entre le Carême et Pâques qui s’explique par l’interdit alimentaire : il s’agit d’une ordonnance sur le métier de boucher ; or avant Pâques (durant le Carême), la viande est proscrite, les bouchers n’ont donc pas à la commercialiser. En fonction du moment de l’année (été ou hiver), l’amplitude des horaires de vente n’est donc pas la même. Cette différence dans la durée de la vente des denrées témoigne d’une perception de la bonne ou mauvaise conservation de la viande en fonction de la température et d’une corrélation établie entre la température et l’heure de la journée. Il est ainsi édicté à l’article 7 de cette ordonnance de 1487 : Nul des bouchers desdites boucheries ne autre quelconque ne pourra vendre, ne faire vendre esdites halles et boucheries de Beauvoisine à jour de Dimanche, à détail ne autrement, char de beuf, veel, de mouton, ne de porc, mais les pourront vendre à estal en la manière qui s’en suit, c’est assavoir : à jour de samedi entre Pasque et la Sainct-Michel, à commencer à vendre estal depuis 12h de jour jusqu’à 19h au soir et entre la Sainct-Michel et le Karesme à commencier semblablement à vendre à estal depuis 9h du jour de samedi jusqu’au couvre feu sonné en la grant église de Rouen3.

6 Cette ordonnance prend en compte le fait que la viande se conserve mieux quand il fait froid et que par conséquent qu’elle peut être exposée à la vente plus longtemps en hiver. Cela est également vrai pour sa conservation durant la fin de semaine : durant la saison chaude, la viande ne peut être que brièvement remise sur l’étal le lundi après vérification ; durant l’hiver les restrictions sanitaires sont moins importantes, comme il est dit à l’article 8 de l’ordonnance : Item. Et sil advenoit qu’il demourast à aucun boucher a jour de samedi aucune porcion de char de beuf de mouton ou de porc à vendre avant Pasques et Sainct Michel il la pourra garder jusques au lundi pour vendre dedans dix heures dudit jour pourvueu que au devant quelle soit exposée en vente elle soit veue et visitée par lesdits gardes et trouvée bonne et suffisante pour vendre et user à corps humain et non autrement et entre la Sainct Michel et karesme lesdits bouchers vendans esdites halles et porte Beauvoisine pourront vendre et exposer en vente leurs dites bonnes chars tant quelles dureront bonnes et suffisans pour user à creature humaine pourvueu qu elle soit deuement visitée par lesdits gardes et trouvée sutfisante comme dit est4.

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7 Pour autant d’autres considérations rentrent en compte dans cette réglementation des horaires de vente. En effet, si la température est importante pour la bonne conservation des produits, leur visibilité compte également. L’acheteur doit pouvoir voir ce qu’il achète afin d’en distinguer éventuellement les vices. Or la nuit tombe plus tôt en hiver, il est donc logique que les horaires de vente soient (légèrement) restreints. En hiver, la vente s’arrête une heure plus tôt qu’en été comme le montre l’article 9 sur la vente des tripes : Item Au regard des trippes cuites les pourra vendre à jour de dimanche esdites halles et porte Beauvoisine entre Pasques et la Sainct Michel depuis le point du jour jusques à dix heures du jour et entre la Sainct Michel et karesme jusques à neuf heures5.

8 Cette réglementation de la vente en fonction des saisons concerne également les poissons ; nous en trouvons trace dès 1422 dans une ordonnance sur la poissonnerie de Rouen conservée à la BnF6. Cette ordonnance sur la vente des poissons frais et salés confirme l’idée d’une saison chaude et d’une saison froide pour la vente des produits alimentaires, comme le montrent les articles 1 et 2 de l’ordonnance : [Article 1] Tout le poisson freitz de mer qui sera vendu à Rouen de Pasques jusqu’à la Sainct-Michel sera vendu le jour qu’il sera arrivit soit en gros ou en détail. Excepté le saulmon qui pourra attendre sa vente deux jours. »7 [Article 2] De la Sainct-Michel jusqu’à Pasques soit le poisson freitz de mer qui sera vendu à Rouen pourra actendre pour la vente par deux jours et non plus à compter le jour qu’il sera arrivé à Rouen […] et quant au saulmon il pourra actendre la vente jusqu’au troisième jour et non plus8.

9 L’article 28 précise même « Comment les gens vendant le poisson a estal le doivent acheté pas telle quantité qu’ils le puissent vendre le jour même9 », cet article ayant pour objectif de garantir que le poisson vendu soit frais. Notons qu’il n’est pas question du Carême comme repère chronologique mais de Pâques, conformément aux prescriptions alimentaires.

10 L’ordonnance des bouchers de Rouen de 1487 comme celle sur la poissonnerie de 1422 témoignent de la prise en compte des spécificités des saisons dans la réglementation alimentaire. Il s’agit alors d’une division bipartite de l’année où se succèdent saison froide et saison chaude en fonction de deux dates : le Carême (ou Pâques) qui marque la fin de l’hiver et la Saint-Michel en septembre qui en marque le début. Cette bipartition de l’année, où l’on travaille plus en été qu’en hiver, se retrouve dans les salaires versés aux ouvriers. En effet ces derniers ont un salaire plus important l’été que l’hiver car le jour étant plus long en été, le temps de travail est plus long : le salaire est donc augmenté de quelques deniers par rapport au salaire de l’hiver10. Ce long hiver est également une saison faste pour le commerce rouennais.

L’hiver : une saison faste pour le commerce rouennais

11 Il est intéressant de noter que les deux grandes foires rouennaises encadrent l’hiver : il s’agit de la foire du Pardon Saint-Romain, qui se déroule pendant une semaine autour du 23 octobre comme le confirme la prolongation de foire octroyée par Louis XI en 146811, et de la foire de la Chandeleur également créée en mai 1477 par Louis XI.

12 Par ailleurs, contrairement à l’idée que l’hiver est une « morte saison12 » pour le commerce, les échanges rouennais connaissent un pic important d’activité à cette période. La ville jouant en effet un rôle d’interface dans le commerce maritime et

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fluvial, son activité est fortement tributaire des saisons de pêche. Il existe deux grandes saisons pour la pêche hauturière : d’avril à août et de septembre à janvier. Nous voyons donc que l’hiver est une des saisons de pêche, d’autant plus à Rouen où le commerce des poissons provient essentiellement de la pêche dans la Manche et en Mer du Nord (effectuée en majorité par les Flamands, les Néerlandais, les Dieppois et les Boulonnais) qui se pratique à la fin de l’automne et durant l’hiver13. Michel Mollat relevait ainsi dans sa thèse l’arrivée des premiers barils de poissons salés en décembre à Rouen, le commerce de poisson restait dense jusqu’à la Chandeleur, entraînant une vive agitation dans le port, et diminuait fortement à partir de mars14. En effet, les navires qui apportaient le poisson ne repartaient pas toujours vides, l’hiver était donc un des deux moments privilégiés à Rouen pour commercer. Ces pics d’échanges saisonniers sont notamment visibles à travers l’évolution du nombre de bateaux et charrettes qui arrivent et partent de Rouen pour l’année 1476–1477, année où les comptes de la Vicomté de l’Eau sont conservés (tableau ci-dessous, graphiques 1 et 2 en annexe).

Moyens de transport entrant à Rouen Moyens de transport sortant de Rouen

du 6 avril 1477 au 21 mars 1478 du 6 avril 1477 au 21 mars 1478

Nombre de Nombre de Nombre de Nombre de Nombre de Nombre de vaisseaux de bateaux de vaisseaux de bateaux de charrois charrois au Mois mer à l’entrée rivière mer à la sortie rivières arrivés à départ de du port de venus de du port de remontant Rouen Rouen Rouen l’amont Rouen vers Paris

Avril 1477 19 5 30 10 12 0

Mai 1477 45 6 34 18 15 19

Juin 1477 32 5 33 32 22 3

Juillet 1477 67 11 44 26 23 12

Août 1477 69 9 10 3 12 18

Septembre 30 13 12 4 7 11 1477

Octobre 15 13 115 4 10 2 1477

Novembre 25 15 43 3 9 2 1477

Décembre 65 21 44 4 13 1 1477

Janvier 25 15 26 5 14 1 1478

Février 18 7 22 3 5 2 1478

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Mars 1478 51 2 13 12 6 15

13 On observe en effet sur le graphique 1, un deuxième pic d’arrivée des bateaux de mer, après celui de l’été, en décembre (65 bateaux) ; or ce pic peut être corrélé au pic d’arrivée des charrois (21 charrois) et des bateaux venus de l’amont (44 bateaux). Dans le même temps on observe un pic des navires quittant Rouen, preuve de l’intensité des échanges commerciaux, (comme on le constate sur le graphique 2). Nous pouvons donc en déduire qu’une partie des cargaisons (de poissons) arrivant à Rouen était réexportée par voie fluviale et terrestre. Les sources semblent toutefois comporter un biais : 65 bateaux arrivent à Rouen en décembre et ils sont seulement 9 (4 en décembre, 5 en janvier) à quitter Rouen. Émettons l’hypothèse - sans certitude toutefois - que seuls les bateaux chargés étaient comptabilisés dans les comptes de la Vicomté de l’eau.

14 Cette saisonnalité de l’arrivage des poissons est bien perçue par les contemporains. Héléne Dauby relève ainsi que l’auteur du Ménagier de Paris fait la différence entre poissons d’hiver et poissons d’été15. De fait, l’auteur commence son chapitre sur les poissons de mer par cette considération sur la forme des poissons en fonction de la saison : « Poisson de mer : ront en yver, et plat en esté. Nota que nulle marée n’est bonne quand elle est chassée par temps pluyeulx ou moicte16 ».

15 La vie quotidienne des Rouennais est donc marquée par deux saisons : une saison chaude (l’été) et une saison froide (l’hiver), la Saint‑Michel et Pâques (ou le Carême) formant des dates charnières. Cette division de l’année leur était perceptible par la réglementation des commerces alimentaires et des arrivages de produit. L’hiver à Rouen était aussi une période d’activité économique grâce notamment à la pêche aux harengs. Il arrivait toutefois que le mauvais temps complique la tâche…

Les aléas hivernaux

Les intempéries

16 L’hiver est une saison propice aux intempéries. La neige et la pluie sont souvent importantes, provoquant des difficultés. En décembre 1496 et janvier 1497, la ville de Rouen est confrontée à des inondations sans précédent. La situation est si grave qu’elle fait l’objet d’une longue page de délibération dans les registres municipaux17. Ce compte-rendu de l’inondation nous permet de saisir les conséquences des aléas climatiques hivernaux sur la vie de la ville18. Il s’agit d’une longue inondation de la Seine « quel temps a duré depuis le jour de Noël jusques à la fin janvier19 » qui touche la partie de la ville la plus proche de la Seine ainsi que le faubourg Saint-Sever (voir carte en annexe) : An de grace 1496 [a.s.] au moys de janvier vindrent si grandt influent d’eaue de pays demurut que la rivière Sayne couvryt tant Notre-Dame-du-Prè, Sainte-Katerine de Grant Mons dedans l’esglises et que la cauchee [chaussée] depuis le port jusques à Saint-Sever, personne ne pouvoit passer ni aller que en bateaulx ou charectez astellez de chevaulx et dedans la ville endroit la porte Sainte-Eloi, la porte du Cruchefilz dedans la poissonnerie et au long de la rue des charectiers, au long de la rue de devant l’Ostel de Lisieux endroit de la porte Jehan Leceu.20.

17 La circulation est impossible autrement qu’en bateau ou en charrette tirée par des chevaux pour les parties les plus proches de la Seine ; de mémoire d’homme, impossible

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de se rappeler une inondation comparable : « pour la grandeur de l’eau et a este tesmongit aucueunes personnes que jamaiz ne furent sy grandt de leur congnaissance21 ».

18 L’intérêt de ce compte-rendu municipal réside dans le bilan des inondations : en effet, le rédacteur insiste sur le fait que ces inondations nuisent à la ville de Rouen notamment d’un point de vue économique. Les greniers à sel de Rouen sont touchés par les eaux, rendant le sel inutilisable et supprimant les revenus qu’en tirait la ville : « les greniers à scel perdus en grant porcion que lo estoient à la communeaulté de la dite ville22 ». Les marchandises stockées sur le port sont également touchées. Le bois et les marchandises sont emportés par la rivière : « morceaux de bois à chauffés et autres biens estés sur les kays perdus et emportés dedant ladite riviere23 ». La mention de morceaux de bois à chauffer est intéressante. Il nous semble en effet qu’il s’agit de bois de chauffe c’est-à-dire du bois servant à alimenter des cheminées. Cela signifie donc que les Rouennais s’approvisionnaient par bateau en bois de chauffe ; c’est aussi un marqueur de la rigueur de l’hiver. Le bois était sur les quais (il venait donc d’être déchargé) au moment de l’inondation, or celle-ci commence en décembre, il semble donc que les Rouennais étaient pour certains à cours de bois ou souhaitaient faire des réserves.

19 Pire, l’inondation a un double impact sur l’approvisionnement en blé et en grains : à court terme, les grains livrés pour faire de la farine ou pour être plantés plus tard sont perdus : « les grains […] de blés et autres grains pourris24 » ; à moyen terme, la récolte de l’été est mise en péril puisque les blés d’hiver déjà plantés aux alentours de Rouen ont passé trop de temps sous l’eau, ce qui risque de compromettre la moisson : « Les blez faiz et ballés noiez par la longueur du temps de ladite eau a esté dessus25 ». En introduction à ce bulletin, nous avons montré que l’hiver pouvait être vu comme une saison de la faim, ou du moins de la disette, à cause notamment du temps : cette lamentation sur la perte des blés suite à une inondation vient corroborer cette idée.

20 Enfin, cette inondation hivernale est nuisible au commerce rouennais et donc à la prospérité de Rouen. Le port est inutilisable et les bateaux ne circulent pas, que ce soit vers l’amont ou l’aval : « et sellement que bateaulx ne marchandises nout peu aller par pais an quoy la chose publique a esté fort interesse pour les marchandises que ne pouvaient monter ni avaller26 ».

21 Nous trouvons trace de cette inondation dans les comptes généraux des trésoriers de l’archevêque, puisqu’une procession et une messe sont organisées au début du mois de janvier 1497 : Le XVIe jour de janvier quatre vingtz et saize [a.s] furent faites processions générales a cause de la grande abondance d’eaues de la ryvière de Seyne qu’ilz estoient dedens la ville jusques aux Augustins et aux Cordeliers et fur fait sermon à la haulte cayre par Maistre Jehan Very, jacobin, pour ce 10 sols27.

22 Relevons à titre d’anecdote qu’un vitrail de la cathédrale de Rouen de la fin du XVe siècle (aujourd’hui retiré), représente saint Romain sauvant Rouen des inondations comme le veut la tradition. La ville de Rouen apparaît donc traditionnellement comme soumises aux crues de la Seine.

23 L’inondation de l’hiver 1496–1497 est perçue comme un événement extraordinaire par son ampleur et ses conséquences : le fait qu’une page complète lui soit consacrée dans le registre municipal en est la preuve. Elle permet de saisir des caractéristiques de l’hiver pour les populations : saisons d’aléas climatiques dont les conséquences peuvent

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s’avérer néfastes sur les habitants à court terme (difficulté de circulation, interruption du commerce, perte des grains, du bois de chauffage, perte du sel et des revenus qui en découlent) comme à moyen terme (mise en péril de la moisson à venir). C’est bien un rude hiver qui nous est ici donné à voir ; cette saison plus que les autres s’avère particulièrement dure pour les Rouennais les plus démunis qui doivent faire face au froid et à la faim28.

Protéger les plus démunis

24 Percevoir la misère des populations en hiver dans les sources est chose difficile et il faut pour ce faire se raccrocher à des indices ténus. Les aumônes et les gestes de charité de la ville de Rouen envers les plus démunis peuvent ainsi être un indicateur de cette pauvreté. Ainsi pour les trois registres de délibérations municipales conservés pour la seconde moitié du XVe siècle29 : nous trouvons au moins 18 fois la mention d’aumônes et charités30, or sur ces 18 mentions, 10 d’entre elles ont lieu en décembre, janvier ou février (12 mentions si on ajoute le mois de novembre). Cette importante proportion d’aumônes en hiver tend à indiquer que cette saison est perçue comme plus dure pour les plus pauvres et qu’il faut les soutenir ; ajoutons que l’hiver est aussi la période de Noël, moment religieux privilégié incitant à la charité31, ce qui explique que la moitié des aumônes hivernales (6 mentions) aient lieu en décembre.

25 Par ailleurs, la nature des aumônes semble en lien avec l’hiver : il s’agit de fournir des vêtements à des démunis ou de l’aide à des malades. Une corrélation peut donc être faite entre le temps et ses conséquences (froid, maladie). Ainsi le 6 décembre 1455 fournit-on des vêtements à un musicien errant : Charité donnée à Jehan Bourgeois, povre homme estranger du pays de Savoye, usant du tambourin, considéré sa povreté et impuissance, assavoir la somme de 40 ou 50 sols. La robe a coûté 47 sols et 6 deniers, 42 s. 6 d. pour le drap et 5 s. pour la façon.

26 Le 4 décembre 1456, les frères Cordeliers de Rouen reçoivent 15 livres pour secourir les indigents32 et le 24 janvier 1455 [a. s., soit 1456 nouveau style] un vieillard en grave maladie reçoit 60 sous33.

27 Cette proportion importante dans les délibérations municipales d’aumônes faites en hiver indique que l’hiver était vu comme une période rude pour les groupes sociaux les plus pauvres de la société, d’où une action publique renforcée. Pour autant l’hiver n’est pas uniquement propice à la charité et d’autres phénomènes peuvent être identifiés dans les sources.

Faits d’hiver

28 L’hiver est aussi un temps de fêtes (notamment celles de la Nativité) et de jeux : les sources rouennaises témoignent de quelques-unes de ces pratiques.

Des bûches et des porcs pour Noël ?

29 Dans notre introduction à ce bulletin, nous avons vu que décembre était le mois où l’on tue le cochon, comme l’attestent les miniatures des livres d’heures. Il n’est donc pas anodin qu’à la date du 20 décembre 1455 des registres municipaux, la ville de Rouen

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octroie à Guillotte Le Bret, concierge de l’Hôtel Public, 22 sous 3 deniers pour l’achat d’un pourceau : « Item avons donné a Guillotte le Bray, consierge […] 22 s. 6 d. pour aller acheter ung pourcel34 ». Au vu de la date, il est probable que ce pourceau ait été destiné à être tué pour l’hiver comme le veut la tradition.

30 Autre coutume plus étrange, celle du « chouquet ». Le chouquet est une bûche de bois dont Charles Richard pense qu’elle est à l’origine de la bûche pâtissière. La tradition médiévale de faire brûler une grosse bûche de bois (le chouquet) dans la cheminée la nuit de Noël35. La ville de Rouen distribuait ainsi en novembre le chouquet aux habitants méritants (notamment aux anciens échevins). Le 30 novembre 1454, ce sont donc 22 chouquets qui sont distribués (dont celui de l’hôtel de ville) : « Si dessous les noms de iceulx que doivent avoir par de la ville chouquetz au vigiel de Noël [vigille et donc pour la veillée de Noël] [..] Premierement vingt chouquets et les iceulx de l’ostel de ville36 ». S’il est difficile pour l’historien d’établir un lien formel entre l’actuelle bûche de Noël et la tradition normande du chouquet, il semble toutefois que cette distribution aux méritants de Rouen fasse partie des rituels hivernaux. Ces rituels faisaient de Noël un temps sacré au cœur de l’hiver.

Noël : temps festif, temps chômé et temps sacré

31 Les registres des amendes de l’officialité nous donnent des indications sur Noël comme temps chômé. En effet, ils font état d’amendes infligées pour ne pas avoir respecté le jour de Noël comme temps entièrement chômé. Des hommes sont donc condamnés pour avoir respectivement : pêché dans la Seine le jour de Noël37 et avoir exercé le métier de barbier en faisant une barbe à un client38. Des clercs sont eux condamnés pour avoir joué « ad taxillos » (c’est-à-dire aux dés) le jour de Noël. Ces derniers enfreignent alors deux principes : l’interdiction du jeu de hasard (surtout pour les clercs) et l’oisiveté requise le jour de Noël39.

32 Le temps de Noël était aussi marqué par des festivités : en 1489–1490, les comptes de la paroisse Saint-Michel enregistrent une dépense de 6 sous pour de la paille ou du fourrage « le feurre » devant servir à couvrir le sol de l’église pour « [les] festes d’yver40 ». Les délibérations capitulaires de décembre 1452, insistent, elles, sur le rôle des bergers dans la messe de Noël : « Le matin du jour de la Nativité, les bergers feront le service des matines en habits de bergers. Cependant, ils devront interrompre leurs sottises et insolences jusqu’à la messe du milieu de la nuit seulement41 ». Les messes semblent donc reprendre des éléments de Noël, familiers aux fidèles : les bergers présents dans l’imaginaire de la Nativité et qui rendent visite à l’enfant Jésus. Cependant la restriction apportée par le chapitre montre aussi que cette fête pouvait conduire à des animations plus païennes proches de la fête des fous ou des ânes42.

33 Autre spécificité de l’hiver, bien ancrée, dans l’imaginaire collectif : la neige et sa cohorte de bataille de boules de neige.

Une bataille de boules de neige devant la justice !

34 Les neiges hivernales sont propices au jeu : luge, patinage et bataille de boules de neiges sont des représentations fréquentes dans les livres d’heures pour les mois d’hiver43.

35 Toutefois la bataille de boules de neige de décembre 1483 est plus sérieuse car elle finit devant la justice. En effet, le mardi 22 décembre 1483, au baillage de Rouen Margot

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Marecte et Guillemette Languetille, « filles de joie » de leur état, portent plainte en justice pour une « agression » avec des boules de neiges44. Les deux femmes racontent en effet qu’un dénommé Philippe (dont le nom de famille est illisible) et son valet leur ont jeté « aujourd’hui alors qu’ils passaient dans la rue de [illisible] des pellotes de nayge dedans lesquelles il y a avait des pierres et en avoir esté frappez par une ou plusieurs fois45 ». L’acte ne précise pas les raisons de cet échange de pelotes de neige, mais l’affaire semble suffisamment sérieuse puisqu’un chirurgien juré de Rouen nommé Maîstre Pierre Vison est appelé pour constater les blessures causées et il « rapporta avoir veu et visité ladite femme et qu’elle avoit une plaie à la gourge46 ». Les deux femmes portent donc plainte pour avoir réparation. Si nous ignorons le fin mot de l’affaire et sa résolution. Celle-ci permet toutefois de souligner que l’accès à la justice était possible même pour les groupes sociaux a priori les plus marginaux 47. C’est également l’illustration de la présence de l’hiver et de ses conséquences dans les sources.

36 Pour conclure, soulignons que nous avons des indications de nature différentes sur l’hiver à Rouen à la fin du Moyen Âge qui nous permettent de saisir comment cette saison était perçue par les Rouennais. Pour commencer, l’hiver est une saison froide ainsi que nous l’avons vu dans la réglementation alimentaire : il s’agit alors d’un long hiver, opposé à l’été. C’est aussi la saison de tous les dangers : intempéries violentes qui mettent en péril la prospérité économique de Rouen, difficultés accrues pour les plus démunis. C’est enfin une saison avec ses rituels : chouquet, cochon et batailles de boules de neiges, même si elles finissent parfois mal.

37 Une lecture attentive des sources permet à l’historien d’approcher l’hiver à travers différents aspects. Même des sources a priori « arides » comme les sources normatives, judiciaires ou municipales montrent que la perception des saisons et de leurs conséquences était une réalité à la fin du Moyen Âge : à l’historien d’y être sensible…

Figure 1 : Moyens de transports entrant à Rouen du 6 avril 1477 au 21 mars 1478 (d’ après Michel Mollat)

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Figure 2 : Moyens de transports sortant de Rouen du 6 avril 1477 au 21 mars 1478 (d’ après Michel Mollat)

Figure 3 : Plan de l’étendue de l’inondation de 1496-1497, à Rouen d’après les mentions dans les sources historiques.

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NOTES

1. Michel Mollat du Jourdin, Le Commerce maritime normand à la fin du Moyen Âge : étude d’histoire économique et sociale, Paris, Plon, 1952. 2. Cf. Introduction générale de la présente revue de Questes, n° 33, « L’hiver », coordonnée par Élodie Pinel et Anne Kucab, 2016. 3. Emmanuel Pastoret et Claude Arthus-Bertrand, Ordonnances des rois de France de la troisième race, recueillies par ordre chronologique. Vingtième volume contenant les ordonnances rendues depuis le mois d’avril 1486, jusqu’au mois de décembre 1497, Paris, imprimerie Royale, 1840, p. 43. 4. Ibid. 5. Ibid. La nuit tombant tôt en hiver, il faut comprendre « jusqu’à neuf heure » non pas comme l’heure (21 heures) mais comme la durée : le marchand peut vendre neuf heures à partir du lever du soleil, ce qui correspond mieux au cycle du soleil. 6. Ordonnances de Louis XI, et des baillis de Rouen Jean Salvain et Guillaume Cousinot concernant les foires, poissonnerie et marché de Rouen (1422–1477), Paris, BnF, ms. fr. 5950, fol. 46r–62v. 7. Ibid, fol. 51v. 8. Ibid, fol. 52r. 9. Ibid, fol. 48r. 10. « Les huchiers devaient subir dans les années 1450 une baisse de salaire au lendemain de la Saint-Martin “à cause du rabes des jours”, [ils] finirent par recevoir, à partir de 1462, un salaire uniforme tout au long de l’année. » : Philippe Lardin, « Le niveau de vie des ouvriers du bâtiment en Normandie orientale dans la seconde moitié du XVe siècle », dans Les Niveaux de vie au Moyen Âge. Mesures, perceptions et représentations, dir. Jean-Pierre Sosson, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 1999, p. 141–173, cit. p. 154. 11. Emmanuel Pastoret et Claude Arthus-Bertrand, Ordonnances des rois de France de la troisième race, recueillies par ordre chronologique. Dix-septième volume, contenant les ordonnances rendues depuis le mois de juillet 1467 jusqu’au mois de mars 1473, Paris, Imprimerie royale, 1820, p. 161–163. 12. Martin de La Soudière, L’Hiver : à la recherche d’une morte-saison, Lyon, La Manufacture, 1987. 13. Alban Gautier, Du Hareng pour les princes, du hareng pour les pauvres : IXe–XIIIe siècle, Strasbourg, Université Marc Bloch, Département d’études néerlandaises, 2007 ; Jean- Claude Hocquet, « Métrologie de la pêche. Les poissons du Nord, hareng et morue », dans Diversité régionale et locale des poids et mesures dans l’ancienne France, 1996, p. 177– 188. 14. Michel Mollat du Jourdin, Le Commerce maritime normand à la fin du Moyen Âge, op. cit., p. 315. 15. Hélène Dauby, « Les saisons et les mets à la fin du Moyen Âge, en Angleterre et en France », dans La Ronde des saisons. Les saisons dans la littérature et la société anglaises au Moyen Âge, dir. Léo Carruthers, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1998, p. 106. 16. Le Mesnagier de Paris, éd. Georgine Elizabeth Brereton et Janet Mackay Ferrier, trad. fr. Karin Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994, p. 696–697 (l. 1848–1851).

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17. Rouen, Archives départementales de la Seine-Maritime (ADSM) 003E001/ANC/A09, (registre anciennement aux archives municipales de Rouen avec la cote A9) fol. 220r 18. La page de ce registre municipal a été résumée par Lucien-René Delsalle dans Lucien-René Delsalle, Vivre à Rouen : 1450–1550 documents, Rouen, C.R.D.P, 1975, p. 21. 19. Rouen, ADSM 003E001/ANC/A09, fol. 220r. 20. Ibid. 21. Ibid. 22. Ibid. 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Ibid. 27. ADSM G.83, fol. 28r 28. Cette constatation est également faite par François Walter : « Socialement, des oppositions tranchées séparent les pratiques. Les milieux aisés trouvent toujours le moyen de se soustraire aux contingences du froid qui frappe inexorablement les plus démunis. […] Étonnante comparaison qui pose à sa manière la question de la différenciation sociale saisonnière. ». François Walter, Hiver : Histoire d’une saison, Paris, Payot, 2013, p. 268–279, cit. p. 268. 29. ADSM 003E001/ANC/A07 (1447–1454), 003E001/ANC/A08 (1454–1471) et 003E001/ ANC/A09 (1491–1502). 30. Une partie de ces aumônes a déjà été relevée par Charle-Victor-Louis Richard et Gustave Panel. Charles-Victor-Louis Richard, Épisodes de l’histoire de Rouen, XIVe et XVe siècles, Rouen, impr. de Péron, 1845 ; Gustave Panel, Documents concernant les Pauvres de Rouen : Extraits des Archives de l’Hôtel-de-Ville, Rouen, Lestringant, 1917, 3 vol., t. 1, p. 5–8. 31. On notera qu’à la date du 24 décembre 1464, la charité est faite à Paiennot Rousselin sous la forme d’exemption d’impôts étant donné « son impuissance et extrême pauvreté » et la charge qu’il a de sa femme et ses sept petits enfants et que le 23 décembre 1455, un frère cordelier malade reçoit 60 s.t. pour avoir un âne pour rentrer dans son couvent : ADSM, 003E001/ANC/A08 (1454–1471). 32. Charles-Victor-Louis Richard, Épisodes de l’histoire de Rouen, op. cit. 33. Ibid. 34. ADSM, 003E001/ANC/A08, fol. 90v. 35. Charles-Victor-Louis Richard, Épisodes de l’histoire de Rouen, op. cit., p. 48. 36. ADSM, 003E001/ANC/A08, fol. 63v. 37. ADSM, G. 262, année 1455–1456, mentionné dans l’inventaire de Charles de Beaurepaire. 38. ADSM, G. 264, année 1459–1460, mentionné dans l’inventaire de Charles de Beaurepaire. 39. ADSM, G. 249 (année 1424–1425) et G. 250 (1425–1426), mentionné dans l’inventaire de Charles de Beaurepaire. 40. ADSM, G. 7164, fol. 42r. 41. « Matitinare dies nativitatis pastores faciant servicum dutare matitinare in habitiles pastore cessantibus tamen stultitiis et insolenciis usque ad missam medie noctis duntaxtat ». ADSM, G. 2134, fol. 208v (p. 411 de la visionneuse pour le manuscrit numérisé). 42. Jacques-Xavier, Carré de Busserolle, Notice sur les fêtes des ânes et des fous qui se célébraient au Moyen Âge dans un grand nombre d’églises, et notamment à Rouen, à Beauvais, à Autun et à Sens, Rouen, Impr. de D. Brière, non daté.

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43. Danièle Alexandre-Bidon, « Les jeux et sports d’hiver au Moyen Âge et à la Renaissance », dans Jeux, sports et divertissements au Moyen Âge, Actes du 116e Congrès national des Sociétés savantes (Chambéry, 1991), Section d’Histoire médiévale et de philologie, Paris, Édition du C.T.H.S., 1993, p. 143–156. 44. ADSM, 4BPII/1bis, fol. 5r. 45. Ibid. 46. Ibid. 47. Voir aussi les chapitres de Jacques Rossiaud consacrés à la place de la prostituée dans la cité et notamment le chapitre « Promues sujets de droits », p. 275 et suivantes (Nous remercions Catherine Kikuchi qui nous a indiqué cette référence). Jacques Rossiaud, Amours vénales : la prostitution en Occident, XIIe–XVIe, Paris, Aubier, 2010.

AUTEUR

ANNE KUCAB Université Paris–Sorbonne

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Conclusion : paradoxal hiver

Fleur Vigneron

1 Hiver, mot simple et familier. Pourtant le concept se dérobe à une analyse synthétique, car s’il s’agit bien d’une saison, autre notion qui semble élémentaire, celle-ci se signale par son caractère fondamentalement paradoxal, dans tous les sens du terme. Les articles réunis dans ce volume le montrent : Sarah Delale illustre le mouvement d’inversion de l’hiver, période opposée à la doxa printanière ; Rutebeuf construit son personnage de poète sous le signe hivernal, dans un « jeu dialogique sans dialogue », pour reprendre l’expression de Sung-Wook Moon ; sur le plan historique, cette saison ne signifie pas forcément l’arrêt de l’activité guerrière et les agissements des troupes armées méritent une analyse, à laquelle Christophe Furon nous invite par le biais de l’exemple des Écorcheurs en 1438–1439 ; si l’hiver semble synonyme de difficultés matérielles de tous ordres au Moyen Âge, l’étude d’Anne Kucab, à travers les sources administratives et judiciaires de Rouen, témoigne également d’une vitalité du commerce et d’une joie de vivre ; enfin, en se penchant sur les traditions de Noël, Nadine Cretin montre toute la complexité des phénomènes de transmission et de transformation des fêtes hivernales de l’Antiquité jusqu’à nos jours, au point de basculement solsticial qui oppose l’envahissement des ténèbres à la reconquête de la lumière.

2 L’idée d’un hiver essentiellement paradoxal nous apparaît comme la chaîne de l’ensemble des contributions et nous pouvons tenter, pour clore ce volume, de tisser la trame sur ce support, en insistant sur les représentations les moins négatives, qui sont les moins attendues. En effet, la présentation d’Anne Kucab et Élodie Pinel signale une fixation de la « négativité hivernale » dans la littérature et même si la réalité historique et le folklore apportent des nuances, on perçoit bien aussi, dans ces deux derniers domaines, les éléments inquiétants que l’hiver médiéval porte en lui. Dans cet essai de tissage, nous retiendrons quatre fils.

L’attente

3 L’hiver est régulièrement associé à une fin, notamment dans la liste des quatre saisons récitée en elle-même ou donnée comme image des âges de la vie, la dernière étape

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étant la vieillesse et la mort. Pourtant, on peut y voir aussi une attente et donc l’espoir du début d’autre chose.

4 Derrière l’apparente stabilité du point final se cache une tension dynamique vers l’avenir. Dans leur présentation, Anne Kucab et Élodie Pinel mentionnent d’emblée l’idée de fin ainsi que la notion de résurrection à venir. Nous mettons donc ici l’accent sur la jonction entre ces deux aspects, lien qui se crée par l’attente. La grande fête hivernale est Noël. Nadine Cretin nous en explique les traditions. La naissance de Jésus promet de grandes choses et on attend, durant l’hiver, une commémoration plus importante encore, Pâques, célébration de la véritable naissance du Christ. Parmi les multiples calendriers savants médiévaux, si l’on considère que l’hiver débute en décembre, le carême porte alors plus ou moins en partie sur cette saison et correspond au moment culminant de cette attente.

5 Outre le rythme calendaire liturgique, au niveau individuel, quand on emploie l’image des saisons pour traduire les âges de l’homme, l’hiver, associé à la vieillesse et à la mort, est certes la fin de la vie sur terre, mais constitue aussi le temps de l’attente de l’au-delà, l’espoir du paradis. Nous sommes dans l’optique chrétienne du memento mori. L’hiver médiéval suscite un regard orienté sur autre chose que lui-même.

L’action

6 L’attente n’implique pas forcément le repos, selon la représentation habituelle liant même l’hiver à la paresse, on y trouve également la nécessité de l’action. En dépit des images de bien-être au coin du feu et du confort des chambres bien nattées, l’homme médiéval reste actif. Christophe Furon le vérifie dans le cas des Écorcheurs en 1438– 1439 et Anne Kucab montre que l’hiver est un moment faste pour le commerce rouennais à la fin du Moyen Âge. Mais ces activités ne sont pas totalement emblématiques de la saison froide. En effet, dans le cas des gens de guerre, il s’agit plutôt d’une alternance de périodes d’emploi et de temps de chômage, laquelle ne dépend pas forcément des rythmes saisonniers, comme l’explique Christophe Furon. Quant à l’exemple de Rouen, il illustre une activité liée à la pêche, autrement dit un cas bien particulier, transposable peut-être à d’autres villes se livrant au commerce maritime, mais qui n’a pas une valeur suffisamment générale pour s’imposer comme une évidence en lien avec l’hiver.

7 À ces témoignages historiques de l’activité hivernale, nous pourrions ajouter l’idée que l’action spécifique de la saison froide semble résider dans la préparation. Sur le plan spirituel, contraire de la passivité, le memento mori invite bien sûr à préparer sa mort par une conduite réfléchie. En dehors du commerce et de l’agitation urbaine, le Moyen Âge reste très largement rural et il conviendrait de mentionner le travail agricole, qu’on oublie parfois durant cette saison, alors qu’il soutient toutes les récoltes à venir. Dans leur présentation de ce volume, Anne Kucab et Élodie Pinel rappellent l’apport d’engrais en hiver, en renvoyant au traité d’agriculture de Pietro de’Crescenzi. C’est également le moment de tailler la vigne, occupation qui illustre régulièrement les calendriers pour le mois de mars, comme dans les Très Riches Heures du duc de Berry.

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L’intégration à un cycle

8 Si l’hiver n’est pas seulement une fin, mais aussi une attente, s’il n’implique pas uniquement l’oisiveté, mais aussi une activité, perçue notamment comme orientée vers l’avenir, c’est sans doute le signe que cette saison, pourtant identifiable et pourvue d’une spécificité réelle, se conçoit certes en elle-même, mais également au sein du cycle saisonnier ou par rapport à d’autres périodes. Christophe Furon indique que, dans le cas des Écorcheurs, l’hiver n’est finalement pas à étudier en soi, mais plutôt en lien avec d’autres moments, en résonnance avec la conjoncture politique et socio- économique, dans une temporalité plus large. Face à cette réalité historique, c’est surtout l’image de la ronde des saisons qui s’impose dans les esprits.

9 En théorie, n’importe quelle saison implique la notion de cycle, mais l’hiver semble plus vite intégré dans le mouvement cosmique. La vision négative de la saison explique qu’on souhaite passer à autre chose. On renvoie parfois à une inquiétude de l’homme médiéval qui voit les jours diminuer et se demanderait si la lumière va bien reprendre le dessus et même s’il est bien certain que le printemps arrivera. Dans son article, Nadine Cretin mentionne l’appréhension de l’obscurité en analysant la figure inquiétante du Chasseur sauvage. Si l’on adopte le calendrier actuel, qui existe déjà au Moyen Âge, en réalité, l’hiver est plutôt le moment où les jours commencent à rallonger ; si l’on choisit un calendrier plus ancien mettant le solstice au milieu de la saison, autre option figurant dans les textes médiévaux, la victoire de la nuit ne se vérifie que sur la première moitié de la période. Mais si ce phénomène suscite bien un malaise, on peut émettre l’hypothèse qu’il contamine la perception de l’ensemble de la saison. Quoi qu’il en soit de ce raisonnement assez courant, ce qui apparaît clairement est la tendance médiévale à penser la saison froide avec sa suite, donc dans un cycle. Les auteurs qui se placent sous le signe de l’hiver affirment, de ce point de vue, une singularité, tel Rutebeuf, dont Sung-Wook Moon rappelle le « pessimisme incurable ».

La traversée

10 En dehors des poètes qui construisent leur image par un discours hivernal, souvent, au sein du cycle saisonnier, l’hiver n’est pas tant perçu comme une étape que comme un moment à traverser. Qu’on pense en quatre temps ou en deux périodes le rythme de l’année, plus qu’une installation, cette saison implique le passage. Dans le présent volume, l’analyse de la vie à Rouen témoigne de la persistance d’une perception binaire opposant été et hiver dans la vie quotidienne.

11 La langue française semble révéler cette image de la traversée hivernale. En effet, l’ancien français connaît le verbe hiverner, au sens général de « passer l’hiver », d’après le Dictionnaire de Moyen Français. L’équivalent pour les autres saisons n’existe pas, sauf pour l’été, mais le terme arrive tardivement en français, estiver étant attesté au XVe siècle, selon le Trésor de la langue française ; en outre, le mot est défini ainsi dans le Dictionnaire de Moyen Français : « faire séjourner des troupeaux dans la montagne pendant l’été ». On constate que l’été est une affaire de séjour, tandis que l’enjeu de l’hiver réside dans le passage. En réalité, il s’agit de la même chose, dans les deux cas, on indique un mode de vie pendant une période, mais le choix du verbe dans la définition est révélateur. D’ailleurs, certains dictionnaires jouent moins le jeu des représentations. Par exemple, en français moderne, pour estiver, le Grand Robert

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propose : « passer l’été (en parlant des troupeaux) ». On comprend bien, dans les faits, le caractère identique de l’idée entre hiverner et estiver, mais l’imaginaire est à l’œuvre partout, même dans les dictionnaires, comme en témoigne le Dictionnaire de Moyen Français.

12 L’ultime paradoxe serait de nous faire croire que l’hiver est insaisissable, alors même qu’une représentation forte se dégage. La bibliographie pourrait en effet donner le vertige, car elle convoque plusieurs disciplines et décline la saison sous divers aspects. Nous avons tissé les fils paradoxaux : attente d’autre chose, action consistant à préparer la suite, intégration à l’ensemble du cycle saisonnier et passage plutôt qu’étape. L’hiver s’enfuit, sauf chez quelques auteurs qui s’y inscrivent, posture d’opposition au printemps et à tout ce qu’il représente. Tenter d’appréhender l’hiver conduit au sentiment d’un paradoxe, mais s’impose en même temps, au fil des articles de ce volume, l’image d’une période froide, aux jours courts, qu’on traverse sous la pluie ou la neige. Le froid, l’eau et l’obscurité sont les éléments constitutifs de l’imaginaire de l’hiver tel qu’il vit au fond de l’homme occidental plus que dans le monde réel, car ce n’est pas vraiment une question de climat, mais bien une représentation. De même, Noël est toujours blanc dans nos cœurs, quel que soit le temps qu’il fait le 25 décembre de telle ou telle année. Puissance de l’image…

AUTEUR

FLEUR VIGNERON Université Grenoble-Alpes, UMR 5316 Litt&Arts, composante ISA

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L'hiver : éléments bibliographiques

Anne Kucab et Elodie Pinel

L’hiver dans le calendrier

1 COMET, Georges, « Les calendriers médiévaux illustrés, supports idéologiques complexes », Paris, Somogy, 2002.

2 ‑, « Les calendriers médiévaux, une représentation du monde », Journal des savants, 1992, vol. 1, n° 1, p. 35–98.

3 HENISCH, Bridget Ann, The Medieval Calendar Year, University Park, Pennsylvania State University Press, 1999.

4 LA SOUDIÈRE, Martin (de), L’Hiver : à la recherche d’une morte-saison, Lyon, La Manufacture, 1987.

5 LE GOFF, Jacques, Les Calendriers : leurs enjeux dans l’espace et dans le temps, Paris, Somogy, 2002.

6 WALTER, François, Hiver : Histoire d’une saison, Paris, Payot, 2013.

Hiver, climat et météorologie

7 Des Climats et des hommes, dir. Claudie HAIGNERÉ, Jean-Paul JACOB, François JACQ, Yves COPPENS, Paris, la Découverte, 2012.

8 La Pluie, le soleil et le vent : une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait, dir. Alain CORBIN, Paris, Aubier, 2013.

9 Sunspot Cycles, dir. Derek Justin SCHOVE, Stroudsburg, Hutchinson Ross Publishing, 1983.

10 ALEXANDRE, Pierre, Le Climat en Europe au Moyen Âge : contribution à l’histoire des variations climatiques de 1000 à 1425, d’après les sources narratives de l’Europe occidentale, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1987.

11 LAMB, Hubert Horace, The Changing Climate, London, Methuen, 1966.

Questes, 34 | 2016 112

12 LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, 2009 [1967].

13 ‑, Histoire humaine et comparée du climat, Paris, Fayard, 2004.

14 LITZENBURGER, Laurent et LE ROY LADURIE, Emmanuel, Une Ville face au climat : Metz à la fin du Moyen Âge 1400–1530, Nancy, PUN–Éditions universitaires de Lorraine, 2015.

15 SARRAMEA, Jean, 1407–1408 : a Severe winter at the end of the Middle Ages dans Western Europe, http://hdl.handle.net/2042/47083 [consulté le 5 décembre 2015]

16 THIÉBAULT, Stéphanie, « 2. L’homme et le climat : l’apport de l’archéologie environnementale », Hors collection Sciences Humaines, 2008, p. 26–39.

Hiver et alimentation

17 DAUBY, Hélène, « Les saisons et les mets à la fin du Moyen Âge, en Angleterre et en France », dans La Ronde des saisons. Les Saisons dans la littérature et la société anglaises au Moyen Âge, 1998, p. 101–109.

18 GAUTIER, Alban, Du Hareng pour les princes, du hareng pour les pauvres : IXe–XIIIe siècles, Strasbourg, Université Marc Bloch, Département d’études néerlandaises, 2007.

19 HOCQUET, Jean-Claude, « Métrologie de la pêche. Les poissons du Nord, hareng et morue », dans Diversité régionale et locale des poids et mesures dans l’ancienne France, 1996, p. 177–188.

20 PASTOUREAU, Michel, Le Cochon : histoire d’un cousin mal aimé, Paris, Gallimard, 2009.

21 ROUCHE, Michel, « Les repas de fête à l’époque carolingienne » dans Manger et Boire au Moyen Âge, Actes du Colloque de Nice (1982), dir. Denis MENJOT, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 265–296.

Jeux et fêtes hivernales

22 Crèches et traditions de Noël, Paris, RMN, 1986.

23 La Nativité et le temps de Noël : Antiquité et Moyen Âge, dir. Jean-Paul BOYER, Gilles DORIVAL, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003.

24 ALEXANDRE-BIDON, Danièle, « Folklore, fêtes et traditions populaires de Noël et du premier de l’an (XIVe–XVIe siècles) », Razo, vol. 8, 1988, p. 37–64.

25 ‑, « Les jeux et sports d’hiver au Moyen Âge et à la Renaissance », dans Jeux, sports et divertissements au Moyen Âge et à l’Âge classique. Actes du 116e Congrès national des Sociétés savantes (Chambéry, 1991), Section d’Histoire médiévale et de philologie, édition du C.T.H.S., 1993, p. 143–156.

26 CROPP, Glynnis M., « Les Douze mois figuréz, un manuscrit et une traduction » dans Romania, t. CI, 1980, p. 262–271.

27 FÉRY, Robert, Jours de fêtes : histoire des célébrations chrétiennes, Paris, Seuil, 2008.

28 JUDDE DE LARIVIÈRE, Claire, La Révolte des boules de neige : Murano face à Venise, 1511, Paris, Fayard, 2014.

29 LÉVI-STRAUSS, Claude, « Le Père Noël supplicié », Temps Modernes, vol. 77, p. 1572–1590.

Questes, 34 | 2016 113

30 POULAILLE, Henry, La Grande et Belle Bible des Noëls anciens, du XIIe au XVIe siècles, Paris, Albin Michel, 1942.

31 VAULTIER, Roger, Le Folklore pendant la Guerre de Cent Ans d’après les lettres de Rémission du Trésor des Chartes, Guénégaud, 1965.

Hiver et littérature

32 La Ronde des saisons, dir. Leo Martin CARRUTHERS, Paris, Presses de l’Université de Paris- Sorbonne, 1998.

33 ENKVIST, Nils Erik, The Seasons of the year, chapters on a motif from Beowulf to the Sheperd’s Calendar, Helsingfors, Societas Scientiarum Fennica, 1957.

34 HÜE, Denis, « L’hiver du Moyen Âge » dans Hommage à Jean-Charles Payen. Farai chansoneta novele. Essais sur la liberté créatrice au Moyen Âge, Caen, Centre de Publications de l’Université de Caen, 1989.

35 HUIZINGA, Johan, L’Automne du Moyen Âge, Paris, Payot, [1995] 2002.

36 LEMAIRE, Jacques-Charles, Un Poème inédit sur les saisons : « l’histoire d’ivier et de prinztampz » (Ms. Bruxelles, B.R., IV 541), Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2009.

37 LUCKEN, Christopher, « Dans l’hiver de la lecture. Le temps de la fable », Littérature, 2007, vol. 148, n° 4, p. 98–120.

38 ORUCH, Jack B., « St. Valentine, Chaucer, and Spring in February », Speculum, vol. LVI, n° 3, juillet 1981, p. 534–565.

39 MÉNARD, Philippe, « “Sur Noël, morte saison, / Que les loups se vivent de vent”, Tradition littéraire et folklore chez Villon (Lais, 10–11) » dans Études de Philologie Romane et d’Histoire Littéraire offertes à Jules Horrent, Liège, D’Heur, 1980, p. 309–315.

40 PEARSALL, Derek et SALTER, Elizabeth, Landscapes and seasons of the medieval world, Londres, Paul Elek, 1973.

41 TUVE, Rosemond, Seasons and months. Studies in a tradition of middle english poetry, Paris, Librairie universitaire S.A., 1993.

42 VIGNERON, Fleur, Les Saisons dans la poésie française des XIVe et XVe siècles, Paris, Champion, 2002.

43 WILHELM, James J., The Cruelest Month. Spring, nature, and love in classical and medieval lyrics, New Haven/Londres, Yale University Press, 1965.

Représenter l’hiver

44 BRIANTAIS-ROUYER, Helga, DESLANDES, Yohann, DUGUÉ, François, Images de Noël au Moyen Âge, Musée départemental des antiquités, Rouen, Rouen, Musée départemental des antiquités Conseil général de la Seine-Maritime, 2003.

45 METZGER, Alexis et STASZAK, Jean-François, Plaisirs de glace : essai sur la peinture hollandaise hivernale du Siècle d’or, Paris, Hermann, 2012.

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L’hiver dans les textes scientifiques

46 DUCOS, Joëlle et THOMASSET, Claude, Le Temps qu’il fait au Moyen Âge : phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998.

47 GRANT, Edward, La Physique au Moyen Âge (VIe–XVe siècle), Paris, PUF, 1995.

AUTEURS

ANNE KUCAB Université Paris–Sorbonne

ELODIE PINEL Université Paris–Ouest-Nanterre-La-Défense

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