ALSACE. PORTE DE L'EUROPE CENTRALE

L'ARCHÉOLOGIE, TÉMOIN DE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE EN ALSACE

. EDITH PEYTREMANN .

L'archéologie préventive consiste à mener des études archéologiques préalablement aux travaux d'aménagement du territoire, destructeurs pour les vestiges. L'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) a vu le jour en 2002 en application de la loi sur l'archéologie pré- ventive du 17 janvier 2001. Présent sur l'ensemble du territoire national, il compte en Alsace une vingtaine d'agents qui mènent des fouilles et des études en collaboration avec des laboratoires et des universités alleman- des, suisses, belges et néerlandaises. L'Alsace s'est récemment enrichie d'un service archéologique interdépartemental (le Pôle archéologique interdépartemental rhénan, Pair) qui vient compléter les investigations menées par l'Inrap. Une convention entre l'Inrap et le Pair est d'ailleurs en cours de signature.

epuis une vingtaine d'années, l'archéologie préventive a permis d'accélérer le renouvellement des connaissances sur le peuplement en Alsace au début du Moyen Âge De (V siècle). Il est à présent temps d'oublier les concepts obsolè- tes des manuels. Non, les grandes invasions n'ont pas eu lieu ! En revanche, n'hésitons pas à parler d'immigration et de cou- rants migratoires, pour lesquels la situation géographique de l'Alsace a joué, du Néolithique (5300-2000 avant notre ère) à nos ALSACE. PORTE DE L'EUROPE CENTRALE L'archéologie, témoin de la construction européenne en Alsace jours, un rôle important dans le passage et l'intégration des populations originaires de l'Europe centrale.

Les nécropoles comme reflet de la complexité des populations et des cultures

Les coutumes d'inhumation du début du Moyen Âge consistant à vêtir les morts et à déposer un certain nombre d'ob- jets dans la tombe offrent non seulement la possibilité d'appré- hender le niveau social des individus mais également d'approcher leurs origines et les influences culturelles qui ont pu les marquer. La fouille archéologique de nécropoles du début du Moyen Âge ou la découverte fortuite de tombes remontent essentiellement au XIXe siècle. Les fouilles récentes menées en Alsace permettent de préciser ou d'infirmer un certain nombre d'hypothèses, mais surtout d'attirer l'attention sur la complexité d'un peuplement dans une région frontalière. En 1964, la découverte fortuite d'une tombe à Hochfelden (Bas-Rhin) (1) a révélé la présence d'une paire de fibules ansées et d'un miroir en argent, d'un collier tressé en or comportant des pendeloques, d'une paire de boucles d'oreille confectionnées dans le même métal, d'appliques en tôle d'or qui devaient être cousues sur le vêtement et d'un gobelet en verre. Les archéologues et les anthropologues s'accordent aujour- d'hui pour interpréter cette sépulture comme celle d'une femme, habituée à monter à cheval, originaire de Germanie orientale, appartenant à l'aristocratie de l'empire des Huns et dont la famille s'est installée dans l'Empire romain vraisemblablement via l'armée. Un autre exemple de présence orientale au début du Ve siècle en Alsace est fourni par une sépulture découverte for- tuitement en 1881 à (Bas-Rhin). Les appliques en or de la selle, les petites boucles de harnais et le passe-courroie en argent de la selle, les deux anneaux et la virole facettée égale- ment en argent déposés dans la tombe correspondent à des objets habituels des nomades de la steppe russe. Ils indiquent, de toute évidence, un cavalier, hun ou alain, qui devait servir ALSACE, PORTE DE L'EUROPE CENTRALE L'archéologie, témoin de la construction européenne en Alsace l'empire. Les sépultures de la nécropole de (Bas-Rhin) (2), fouillées en 1995, ont livré un mobilier abondant et riche, attribuable à la fin du Ve et au début du VIe siècle. Les objets de parure, comme la paire de fibules en forme de cheval, en argent doré, permettent d'avancer l'hypothèse selon laquelle la popula- tion inhumée à Niedernai correspondrait à une communauté ala- mane. Celle-ci s'est sans doute installée en Alsace à la faveur de l'instauration du protectorat franc (3) sur les Alamans. Ces der- niers correspondent au regroupement de peuples originaires de contrées comprises entre le haut Danube et le Rhin moyen. En effet, la mise en place du protectorat a été l'occasion pour de nombreux Alamans de franchir le Rhin et de s'installer durable- ment en Alsace. À Hégenheim (4) dans le Haut-Rhin, la nécropole récemment fouillée, dont l'usage est attribué de la fin du VIe à la fin du VIIe siècle, atteste, elle aussi, d'un faciès culturel caracté- ristique des Alamans. De rares objets, comme une plaque-boucle à masque humain, témoignent néanmoins de contacts avec les Francs, sans qu'il soit toutefois possible à l'archéologue de s'as- surer de l'appartenance ethnique de l'individu qui la porte. La nécropole découverte à (5) dans le Bas-Rhin, fouillée en 1999 et 2000, illustre parfaitement la complexité du peuplement et la pluralité des influences culturelles en Alsace aux VF-VIF siè- cles. En effet, si l'on examine de plus près les fibules découvertes dans les tombes féminines, de nombreux modèles trahissent des influences ou des échanges avec des régions se situant en Thuringie (actuelle région proche de Weimar), en Basse-Saxe ou dans la région du Rhin moyen, laissant ainsi supposer que les personnes enterrées avaient des liens avec ces régions orientales. Ces influences saxonnes et thuringiennes se retrouvent égale- ment sur de nombreuses poteries présentent dans les sépultures. Les nombreux exemples alsaciens de nécropoles mérovingiennes témoignent tous de la complexité qu'il y a à tenter d'identifier des ethnies au travers de seuls objets déposés dans une tombe. Les mêmes limites se rencontrent en anthropologie. La présence de deux individus au crâne déformé dans la nécropole de Dachstein (Bas-Rhin), datée des VF-VIF siècles, ne permet pas d'identifier leur appartenance ethnique. Tout au plus, est-il possi- ble de préciser que la déformation crânienne volontaire était en

136 ALSACE, PORTE DE L'EUROPE CENTRALE L'archéologie, témoin de la construction européenne en Alsace usage dans plusieurs peuplades orientales (Huns, Burgonds, etc.). Cette tradition s'est probablement maintenue dans les pre- mières générations d'immigrés avant de totalement disparaître. Les pratiques funéraires multiples rendent compte d'une intégra- tion plus ou moins prononcée, les indigènes adoptant des coutumes orientales et les immigrés se conformant aux traditions locales. Il en ressort que la région alsacienne, du fait de sa position fronta- lière, s'est enrichie d'apports successifs de populations originai- res d'outre-Rhin, contribuant à l'émergence du duché d'Alsace au milieu du VIIe siècle. C'est par ailleurs dans le courant du VIIe siècle que l'Alsace apparaît pour la première fois dans les documents écrits.

Des habitats témoins d'une intégration

Contrairement aux nécropoles, où les populations affichent au travers des objets (particulièrement les armes et les bijoux) leur origine ou a contrario leur intégration, les habitats ruraux présentent une relative homogénéité aussi bien en Alsace que dans le reste de la septentrionale. La recherche archéolo- gique sur les habitats ruraux date seulement d'une trentaine d'années. C'est pourquoi les données concernant les habitats ruraux au Ve siècle sont trop lacunaires pour qu'il soit actuelle- ment possible d'en donner une image. En revanche, les fouilles récentes permettent d'avoir une idée assez précise de la compo- sition, de l'organisation et de la taille des établissements aux VIe et VIP siècles (6). Les constructions étaient essentiellement réali- sées en bois pour l'ossature et la charpente, en torchis pour les murs et en chaume ou en bardeaux de bois pour la toiture. Les bâtiments servant à l'habitation, aux étables ou au stockage des récoltes sont généralement de plain-pied et possèdent une super- ficie comprise entre 50 et 100 mètres carrés. D'autres bâtiments, de plus petites tailles (entre 4 et 14 mètres carrés), leur sont généralement associés. Il s'agit de cabanes excavées, construites en bois et en torchis. Ces dernières sont utilisées comme atelier pour le tissage ou pour un autre artisanat, comme abri pour des

137 ALSACE, PORTE DE L'EUROPE CENTRALE L'archéologie, témoin de la construction européenne en Alsace petits animaux, comme resserre voire comme habitation. Des greniers sur poteaux et des petits bâtiments aux fonctions indé- terminées complètent cet inventaire. De nombreuses fosses (ser- vant de poubelles, de silos à grains...) fonctionnent avec ces constructions. Certains habitats ont révélé les vestiges de puits (, Roeschwoog, dans le Bas-Rhin), de four à chaux (Roeschwoog dans le Bas-Rhin) ou de four domes- tique (Kuttolsheim dans le Bas-Rhin ou Riedisheim dans le Haut- Rhin). Ces composants s'organisent pour former des fermes ou des ensembles plus difficilement interprétables. Les habitats actuellement connus en Alsace sont généralement groupés au plan lâche. Ils ne comptent généralement pas plus de six fermes. L'évaluation de leur importance reste néanmoins une opération délicate en l'absence de fouilles exhaustives. Les activités écono- miques pratiquées par les habitants sont essentiellement agricoles (culture et élevage) et, plus rarement, artisanales (tissage, métal- lurgie, etc.). Les différences perceptibles entre les habitats sont imputables non à l'origine ethnique des habitants mais au rôle économique et social que l'habitat joue dans un territoire donné. Elles témoignent d'une intégration des populations qui partagent apparemment les mêmes activités économiques. Nombreuses sont les populations d'outre-Rhin qui sont pas- sées ou qui se sont installées en Alsace. Huns, Alains, Alamans, Thuringiens, Saxons, Francs, et même Burgonds dans le sud de l'Alsace, s'intègrent progressivement au fond romano-indigène de la population résidant en Alsace. Elles correspondent à de simples strates d'un peuplement complexe et mouvementé d'une région caractérisée par le passage qu'elle permet de l'est vers l'ouest ou vice-versa. Cet éclairage archéologique particulier d'un pan de l'histoire alsacienne et de ses relations avec ses voisins d'outre- Rhin, attire l'attention sur la difficulté que rencontre l'archéologue lorsqu'il est confronté à des vestiges ou à des objets témoins d'un apport exogène. Sans rigueur scientifique, l'analyse peut en effet rapidement devenir support d'idéologie nationaliste. L'archéologie alsacienne a, par le passé, été victime de ce type de manipulation par les autorités nazies (7). Il appartient donc aux archéologues d'être particulièrement vigilants. Les collaborations européennes en cours ne peuvent être, en ce sens, que bénéfiques à la recher-

110 |135 ALSACE, PORTE DE L'EUROPE CENTRALE L'archéologie, témoin de la construction européenne en Alsace che archéologique alsacienne, elle aussi à la frontière de deux mondes.

1. Armelle Alduc-le-Bagousse, Joël Blondiaux, Christian Pilet, « la Dame de Hochfelden », Cahiers alsaciens d'art, d'archéologie et d'Histoire, XXXV, 1992, p. 75-90. 2. Marianne et alii, « Niedernai, une nécropole des Ve et VIe siècles après Jésus-Christ », in À l'aube du Moyen Âge. L'Alsace mérovingienne, Éditions des Musées de , 1997, p. 89-137. 3. Les Francs rassemblent plusieurs peuplades originaires de l'actuelle Allemagne du nord-ouest et d'une partie des Pays-Bas. 4. David Billoin, « la Nécropole mérovingienne à Tumuli d'Hégenheim », Archéopages, 18, 2007, p. 36-37. 5. Trésors mérovingiens d'Alsace. La nécropole d'Erstein (VIe et VIIe siècles après J.- C). Catalogue de l'exposition du Musée archéologique de Strasbourg, 22 novemb- re 2004 au 31 août 2005, Éditions des Musées de Strasbourg, 2004. 6. Edith Peytremann, Archéologie de l'habitat rural dans le nord de la France du IVe au XIIe siècle. Saint-Germain-en-Laye : Association française d'Archéologie mérovin- gienne, 2003, 2 vol., 452 et 432 p., ill. (t. XIII des Mémoires publiés par l'AFAM). 7. L'archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l'annexion (1940-1944). Catalogue de l'exposition présentée au Musée archéologique de Strasbourg du 24 mars au 31 août 2001 et au musée de la Cour d'or à Metz du 6 octobre 2001 au 27 janvier 2002, Musées de Strasbourg, Musée de Metz, 2001, 256 p.

• Edith Peytremann, archéologue, ingénieur chargée de recherche à l'Institut natio- nal de recherches archéologiques préventives (Inrap), est notamment l'auteur d'un ouvrage sur l'habitat rural des Ve-Xlle siècles dans le nord de la France.

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