Archives de sciences sociales des religions

149 | janvier-mars 2010 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/21808 DOI : 10.4000/assr.21808 ISSN : 1777-5825

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 31 mars 2010 ISBN : 978-2-7132-2253-5 ISSN : 0335-5985

Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 149 | janvier-mars 2010 [En ligne], mis en ligne le 31 mars 2010, consulté le 21 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/assr/21808 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/assr.21808

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SOMMAIRE

Le Moyen Âge au Nouveau Monde L’enjeu culturel des Mediaeval Studies Florian Michel

La guerre par l’image dans l’Europe du XVIe siècle Comment un protestant défie les pouvoirs catholiques Grégory Wallerick

Les fondations de la Communauté de Sant’Egidio et de la Société de Saint-Vincent-de-Paul Essai de mise en parallèle Charles Mercier

Le pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle Elena Zapponi

La tombe de Victor Noir au cimetière du Père-Lachaise Marina Emelyanova-Griva

L’amnésie de la remémoration dans la société tchèque* Zdeněk R. Nešpor

Tradition orthodoxe et symboles religieux en Grèce La loi sur le patrimoine ecclésiastique Isabelle Dépret

Ascension et déclin du pentecôtisme politique au Brésil Ari Pedro Oro

The Art of Living Un mouvement indien au-delà des clivages religieux?* Alexis Avdeeff

Formation des identités palestiniennes chrétiennes Églises, espace et nation Sossie Andézian

L’instauration de la « guidance du juriste » en Iran Les paradoxes de la modernité chiite Constance Arminjon

Les oulémas du palais Parcours des membres du Comité des grands oulémas Nabil Mouline

Se faire cheikh au Caire Exemplarité et intériorité religieuse Aymon Kreil

Note critique

Pratiques religieuses et lieux de culte partagés entre islam et christianisme (autour de la Méditerranée) À propos de :ALBERA Dionigi, COUROUCLI Maria, (dirs.), Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Arles, Actes Sud, 2009, 359 p.VIVIER-MUREŞAN Anne-Sophie, (dir.), « Coexistence et conflits communautaires en Méditerranée », Chronos, 18, 2008, 265 p.AUBIN-BOLTANSKI Emma, « La Vierge, les chrétiens, les musulmans et la nation. Liban, 2004-2007 », Terrain, 51, 2008, pp. 10-29. Bernard Heyberger

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In memoriam Doris Bensimon (1924-2009)

Hommage à Doris Régine Azria

Mon compagnonnage avec Doris Bensimon Yves Chevalier

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Le Moyen Âge au Nouveau Monde L’enjeu culturel des Mediaeval Studies

Florian Michel

1 Les «études médiévales» en Amérique du Nord pourraient sans doute, à première vue, constituer davantage un objet d’étonnement qu’un sujet d’étude1. Même un évêque catholique américain de la fin du XIXe siècle, que l’on aurait pu croire plutôt favorable au Moyen Âge, proclamait qu’«il ne nous servira de rien de comprendre le XIIIe siècle mieux que le XIXe siècle. Le monde est entré dans une phase entièrement nouvelle, et le passé ne reviendra pas»2. Un religieux français, invité par son ordre à fonder à Ottawa un institut d’études médiévales au commencement des années trente, remarquait, dans une perspective assez européenne, que «les Canadiens s’essaient à pénétrer eux aussi dans le Moyen Âge, qui est à la lettre pour eux de la préhistoire. Ce n’est pas le moindre obstacle»3.

2 Gustave Cohen (1879-1958), professeur d’histoire médiévale à la Sorbonne, que les infortunes de la Seconde Guerre mondiale conduisent à Yale en 1941, soulignait cependant combien le médiévisme était une discipline bien établie au Nouveau Monde malgré ses couleurs paradoxales et ses difficultés pratiques: «Il semble qu’aucune civilisation ne soit plus loin de notre Moyen Âge occidental que celle toute trépidante et mécanisée des États-Unis. C’est une erreur, que j’ai depuis longtemps combattue quand j’enseignais en Sorbonne, dès la création de ma chaire en 1932, qu’ils avaient pris dans notre discipline une place d’avant-garde. (...) Une organisation universitaire magnifique, des bibliothèques abondantes, des collections de photostats, pris dans nos dépôts de manuscrits, les acquisitions de primitifs par les Musées (...) constituent un appareil formidable qui, manié et exploité par des chercheurs d’élite, peut faire progresser notre science. (...) Le De translatione studii (...) se prolonge vers l’Ouest dans le sens de la marche apparente du soleil» (Cohen, 1945: 91-93).

3 Les illustrations sont alors déjà nombreuses. G.Cohen évoque ainsi la Mediaeval Academy of America, fondée en 1925 à Harvard, le Pontifical Institute of Mediaeval Studies de Toronto, fondé en 1929, et le Cloisters Museum de New York, inauguré en 1938. Il conclut sa chronique en racontant qu’au milieu de la guerre il avait pu donner un cours d’histoire médiévale à l’intérieur du Musée des Cloîtres, contemplant

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l’architecture médiévale en écoutant un enregistrement radiophonique des chants grégoriens de l’abbaye de Solesmes: «Quand je prenais part en juillet août 1942 à la session d’été de Columbia University, je voulus à mon accoutumée faire avec mes étudiants une excursion médiévale. Je les conduisais aux Cloisters, au fond de l’Hudson, parmi les vieilles pierres évocatrices et authentiques venues de Saint-Guilhem-du-Désert et de sculptures transportées également de France. Loin de faire des reproches à nos hôtes, nous les louions de les avoir préservées de l’invasion, de la destruction et du pillage des modernes Barbares érudits.»

4 Malgré la modernité revendiquée des États-Unis, malgré quelques phénomènes de résistance, et bien avant la réception et la diffusion protéiforme de la French Theory (Cusset, 2003), les Mediaeval Studies s’implantent solidement dans le paysage universitaire nord-américain, et offrent de resituer dans une perspective plus longue les liens culturels entre la France et l’Amérique du Nord. La translatio studii, évoquée par G.Cohen, pourrait être définie comme un échange culturel rendu possible à la fois par le déplacement de matériaux d’études, originaux ou reproduits grâce à la technique moderne, par la présence outre-Atlantique de nombreux médiévistes européens, ainsi que par la venue en Europe de nombreux chercheurs américains. Elle accompagne la passation de pouvoirs entre les deux continents qui caractérise la première moitié du «siècle américain». L’empire américain, nouvelle Rome au temps de la chute d’une nouvelle Constantinople, a cherché à conserver sur son sol et à entretenir l’héritage culturel du Moyen Âge européen.

Les balbutiements des Mediaeval Studies (années 1920)

5 Les Mediaeval Studies en Amérique du Nord ont des racines académiques. On peut les dater des lendemains de la Première Guerre mondiale, durant laquelle des milliers de jeunes Américains, de tous les milieux sociaux, entrèrent en contact avec l’Europe et son passé médiéval. Avant la première guerre, le médiévisme en Amérique du Nord, plutôt marqué par une vision romantique du Moyen Âge et orienté essentiellement vers le Moyen Âge anglo-saxon en ses versants littéraire et juridique, repose sur les efforts dispersés d’«érudits solitaires» (Gentry, Kleinheinz, 1982). Deux institutions universitaires très différentes, l’Université d’Harvard et la Catholic University of America de Washington, témoignent des premiers pas des Mediaeval Studies au mitan des années vingt.

6 Le premier jalon est le mois de décembre 1925, lorsque naît, à Boston, sur le campus de l’Université d’Harvard, la Mediaeval Academy of America, fondée et dirigée par Edward Rand, George Coffman, Ralph Cram et Charles Homer Haskins (1870-1937). Ce dernier est l’âme de la fondation: c’est un ancien élève de l’École des chartes; il passe six ans en Europe, au tournant du siècle, entre Paris, Londres et Palerme, se spécialise dans l’histoire des Normands et ancre ses travaux dans une approche à la fois administrative et politique du Moyen Âge; il est nommé professeur à Harvard en 1912 et est l’un des trois proches conseillers du Président Wilson à la conférence de Versailles en 1919 (Haskins, 1933; Cantor, 1993: 254 ssq.) L’Académie Médiévale, la première de ce type aux États-Unis, lance la publication, en janvier 1926, d’une nouvelle revue intitulée Speculum, a Journal of Mediaeval Studies. E.Rand en signe le manifeste, publié dans les

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premières pages de la première livraison de Speculum. Il revendique «l’héritage médiéval de l’Amérique»: «La formation en Amérique d’une Académie Médiévale est un signe des temps encourageant. La conception du Moyen Âge comme une période d’ignorance crasse, de mauvais goût et de fanatisme aveugle ne trouve plus beaucoup de défenseurs.» Le titre Speculum, qui évoque «les miroirs multiples où les gens du Moyen Âge aimaient à se regarder», propose de donner un reflet médiéval au sein du monde moderne. Le projet est «d’étudier tout le Moyen Âge», avec un accent particulier placé sur «le Moyen Âge latin, qui est le centre de nos intérêts, mais n’en est pas la circonférence.»

7 Un article, paru également dans le premier numéro de Speculum, donne de saisir la genèse de cette «Académie Médiévale» (Coffman, 1926: 5-18). L’impulsion date de 1920; elle a été donnée par le Pr. John Manly, de la Modern Language Association, qui constatait l’absence d’organisation des «Mediaeval Studies dans ce pays». En 1921, est lancé un programme de Mediaeval Latin Studies, qui peu à peu se solidifie en Mediaeval Academy. Le médiévisme, à Harvard, trouve donc son origine dans les études linguistiques, puisque la faculté des langues, désireuse d’approfondir le champ du latin médiéval, en suggère l’organisation. L’accent est alors mis sur la littérature et la latinité médiévale. La fondation de la Mediaeval Academy est un moment charnière dans l’histoire des études médiévales en Amérique et fait de Cambridge le haut lieu du médiévisme outre-Atlantique (Gentry, Kleinheinz, 1982: 13-19).

8 Le second jalon est posé lors de la naissance, en janvier 1926, de l’American Catholic Philosophical Association4, qui lance un an plus tard à Washington, aux presses de la Catholic University of America, une revue intitulée The New Scholasticism: « Nous avons la conviction, disait Mgr Edward Pace lors du discours inaugural de l’association, que les idées de base de la scolastique sont des vérités vivantes, assez solides pour porter l’entièreté du savoir et assez flexibles pour autoriser tous les ajouts des faits connus »5.

9 La perspective de The New Scholasticism est celle d’un retour à la philosophie médiévale, et au renouveau thomiste en particulier tel qu’il s’est esquissé en France et en Belgique, notamment, sous les auspices du Saint-Siège, dans la postérité tardive de l’encyclique Aeterni Patris (1879): « Depuis trop longtemps nous sommes considérés comme un peuple et un clergé de grande énergie, et de grand zèle, qui construisons, organisons et défendons toutes sortes d’institutions, mais étrangers à toute poursuite des biens intellectuels. Le moment pour de telles conceptions est révolu. (...) L’association ouvre une nouvelle ère dans la vie catholique de notre pays »6.

10 Le premier numéro de la revue s’ouvre par un hommage au cardinal Mercier de Louvain qui venait de disparaître, et par la communication d’Étienne Gilson au Congrès International de Philosophie qui s’était tenu à Boston quelques mois plus tôt7.

11 Un ensemble de signes plus diffus confirme la lente montée en puissance de l’intérêt pour le Moyen Âge en Amérique tout au long des années vingt. À partir de 1926, James F. Willard, vice-président de l’Académie Médiévale et professeur d’histoire médiévale à l’Université du Colorado, publie ainsi une brochure intitulée Progress of Mediaeval Studies inthe United States of America, où l’auteur énumère les travaux entrepris aux États-Unis, ainsi que les noms de tous les historiens des États-Unis qui s’y occupent du Moyen Âge : ils sont soixante en 1923, dépassent les trois cents en 1926 pour atteindre huit cents en 1940 (Willard, 1926)8. Le Moyen Âge historique ne peine donc pas à s’introduire dans la vie académique américaine, même si, hormis à Harvard avec Charles H. Haskins qui

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envoie dans les universités américaines nombre de ses étudiants (Cantor, 1993 : 254), l’effort de structuration de la discipline est encore à réaliser.

12 Cependant, le Moyen Âge intellectuel peine davantage à convaincre les milieux non catholiques. En 1926, à New York, John Zybura publie une enquête où sont rapportés les témoignages des philosophes américains les plus en vue sur la valeur de la philosophie médiévale et sur ses rapports avec la pensée moderne. Les remarques sont parfois très critiques. Ralph Barton Perry, professeur de philosophie à Harvard, explique ainsi que «la présente dérive vers le réalisme pourrait rallumer l’intérêt envers la philosophie scolastique», mais il ajoute que le poids de l’autorité et la pesanteur du dogme anéantissent l’effort scolastique: «l’esprit de la philosophie moderne séculière est radicalement critique: il ne tolère pas la fermeture d’une question, mais reconsidère toutes croyances»; «l’issue du philosopher scolastique est déterminée à l’avance»: c’est un empty show9. John Dewey, le leader pragmatiste de l’École de Chicago, reconnaît également qu’«il y a, pour la scolastique, un intérêt croissant, lié pour partie au renouveau des théories réalistes de la connaissance, et pour partie à la multiplication des études sur Aristote et l’intérêt corollaire pour les penseurs médiévaux»; mais l’ensemble des philosophes américains demeurent étranger au monde scolastique. Les causes de cette indifférence sont nombreuses, explique Dewey: «Les philosophes non scolastiques ont été élevés dans la tradition protestante et ont – plus ou moins inconsciemment – identifié la scolastique avec les dogmes théologiques qu’ils n’acceptent pas»10. Pour le philosophe Santayana, «la fixité et la clarté du vocabulaire scolastique sont une consolation du Babel des termes figuratifs et des catégories perverses qui rendent confuse la philosophie moderne», mais la scolastique ne peut pas susciter l’intérêt des contemporains: elle est «trop lointaine»11.

13 Dès les années vingt, on repère donc en Amérique du Nord un réel attrait pour le médiévisme, et notamment pour le Moyen Âge intellectuel. Mais il faut noter une forte résistance selon la période considérée. Le Moyen Âge historique est consensuel et se trouve intégré pleinement dans le champ universitaire et culturel. L’année 1925 est aussi le moment où une importante donation financière du philanthrope John D.Rockfeller (1874-1960) permet la création du Cloisters Museum (Rorimer, 1938)12. Mais, alors même qu’il commence à exister un Moyen Âge à destination du grand public américain, qui peut ainsi déambuler dans quelques cloîtres français, le Moyen Âge philosophique et métaphysique devient, quant à lui, l’objet d’une lutte riche de potentialités dialectiques (Michel, 2007: 33-56). Ce n’est pas le lieu de montrer ici comment la philosophie dite médiévale et la philosophie dite américaine sont devenues les deux forces conflictuelles de la vie philosophique aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale: «Les deux courants de pensée qui paraissent aujourd’hui prévalents aux États-Unis, écrit Maritain, sont le courant pragmatiste et le courant, comme on dit, “néo-thomiste» (Maritain, 1944: 271-300). Il suffit de souligner la latence du conflit et la variété du Moyen Âge considéré: la Catholic University of America décide d’investir le terrain de la philosophie médiévale; J.Dewey reconnaît, pour sa part, que «l’éducation protestante» prévenait contre la philosophie scolastique; l’Université d’Harvard s’engage, quant à elle, dans l’étude du Moyen Âge politique et institutionnel.

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Les Mediaeval Studies: les trois premières fondations

14 Les universités catholiques sont les premières à comprendre l’importance qu’il y aurait à structurer fortement les études médiévales. Trois institutions, deux au Canada et une aux États-Unis, germent ainsi dans l’entre-deux-guerres. La première, fondée par le médiéviste français Étienne Gilson (1884-1978), naît à Toronto en 1929; reconnue par la Congrégation romaine des Séminaires et Universités, elle devient le Pontifical Institute of Mediaeval Studies en 1939. La seconde institution, fondée par les dominicains de la Province du Canada, prend forme, en 1930, au sein du couvent d’Ottawa, avant d’être déplacée, en 1942, à l’Université de Montréal. La troisième surgit sur le campus de l’Université de Notre Dame, au nord de l’Indiana, dans la seconde moitié des années trente, mais ne prend son essor qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

15 L’histoire du Pontifical Institute of Mediaeval Studies (PIMS) s’inscrit dans un projet d’études du Moyen Âge philosophique et théologique. Né dans le cadre de Saint- Michael’s College, rattaché à l’Université de Toronto, l’institut est tenu par la congrégation de Saint-Basile.

16 En 1926, dans le cadre d’un échange universitaire, Étienne Gilson, alors professeur de philosophie à la Sorbonne, est nommé visiting professor pour un semestre à l’Université d’Harvard, qui lui propose, en 1927, une chaire professorale «pour renforcer le département de philosophie dans ce qui est maintenant son maillon le plus faible, à savoir l’histoire»13. Au même moment, des religieux de la congrégation de Saint-Basile donnent carte blanche à Gilson pour fonder à Toronto un laboratoire d’études médiévales. Gilson accepte la proposition basilienne, renonce à l’offre d’Harvard et montre que son Moyen Âge ne correspond guère à celui d’Harvard: «Quant à l’histoire de la philosophie, ici [à Harvard] on n’en voit pas l’usage, écrit Gilson en 1926. Perry est assez troublé. Il pense que trop étudier les systèmes des autres empêche les jeunes de trouver le leur. C’est comme si visiter les musées et étudier les maîtres empêchaient de devenir peintre»14. «Je sais qu’Harvard est Harvard, mais c’est pour moi une occasion unique de réaliser mon idéal des études médiévales»15. L’Institut de Toronto est officiellement ouvert à la rentrée de 1929. Un article avait paru quelques mois plus tôt pour en présenter les fins: «recouvrer une civilisation et une culture, qui ont été, pour une large part, perdues»16.

17 Étienne Gilson, soutenu par les Pères basiliens, parvient à organiser en une décennie un actif centre de recherches sur le Moyen Âge: il forme une équipe de professeurs compétents et rassemble les instruments de recherche adéquats. Cette croissance, remarquable en si peu d’années, est la fierté de Gilson. Il s’en ouvre à Ralph Barton Perry, son collègue d’Harvard: «Mon institut d’études médiévales n’est plus un vague rêve, écrit-il. J’ai dix professeurs, chacun d’eux spécialisé dans un champ particulier de la civilisation médiévale. (...) Je suis un homme heureux, plus qu’heureux: contenté»17. Elle suscite une admiration jalouse à Harvard: «Félicitations pour la croissance et la fécondité de l’Institut! lui répond Perry. Vous avez réussi à trouver dix hommes en philosophie médiévale, tandis que jusqu’à aujourd’hui nous n’en avons pas trouvé un seul. Peut-être un jour vous en trouverez un pour nous»18.

18 Le champ d’études de l’Institut de Toronto est assez large. L’Institut avait d’abord pour fin de permettre une meilleure compréhension des grands docteurs médiévaux en les resituant dans leur époque. Dans un premier temps, Gilson avait demandé à Rome une reconnaissance canonique pour une faculté de philosophie et de théologie. Il s’agissait

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de mettre l’histoire médiévale au service de ces deux disciplines. Assez vite cependant, l’ensemble de la civilisation médiévale latine, de la musique à la littérature, de la liturgie à l’architecture, est étudié et enseigné par les professeurs du PIMS, même si philosophie et théologie y demeurent les disciplines reines.

19 À la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1939, l’Institut se dote de la revue Mediaeval Studies, qui assure la diffusion des travaux de l’Institut et édite, encore aujourd’hui, de nombreux manuscrits médiévaux. «La revue fut la clé de voûte qui assura la solidité de l’ensemble de l’entreprise; c’était un élément indispensable pour attirer étudiants et professeurs» (Owens, 1988: XI-XVI).

20 L’Institut prospère jusqu’au Concile de Vatican II. On trouve un témoignage de «l’âge d’or» du PIMS sous la plume du médiéviste belge Fernand van Steenberghen: «L’organisation matérielle de l’Institut est remarquablement bien adaptée à son but, qui est de former une élite de chercheurs parfaitement exercés aux méthodes scientifiques dans le domaine de l’histoire médiévale. (...) Il s’agit de former une élite de travailleurs, dont chacun doit être suivi de près par ses maîtres. La bibliothèque admirablement outillée pour les études médiévales, compte quelque 20000 volumes, 20 incunables, 400 manuscrits reproduits photographiquement et une collection de microfilms qui contient déjà environ 120000 pages de manuscrits ou de livres rares» (1951: 411-412).

21 L’Institut de Gilson suscite l’admiration des médiévistes nord-américains: «Toronto est le lieu où Dieu envoie tous les bons médiévistes quand ils meurent, et où il envoie la plupart des meilleurs médiévistes longtemps avant leur mort» (Berkhout, 1982: 105), et engendre en écho d’autres fondations, en Europe, à Louvain par exemple (Van Steenberghen, 1994: 17-21), ou en Amérique du Nord. Élèves et professeurs du PIMS essaiment à travers le continent, vers les universités catholiques ou séculières. Son mode d’organisation des études sert aussi de modèle: les «études médiévales» ne sont pas une unité au sein de la faculté d’histoire, comme souvent en France, mais un «institut» pluridisciplinaire, qui étudie les divers aspects de la civilisation médiévale.

22 L’Institut d’Études Médiévales d’Ottawa est l’équivalent francophone de l’Institut de Toronto. Fondé, en 1930, au sein du couvent dominicain d’Ottawa, porté sur les fonts baptismaux par É. Gilson et le P.Marie-Dominique Chenu, l’Institut se déplace, en 1942, à l’Université de Montréal où il est rattaché à la Faculté de Philosophie. Sans surprise, l’Institut, qui prend alors le nom d’Albert le Grand, choisit pour spécialité le Moyen Âge philosophique et dominicain.

23 De 1930 à 1942, l’Institut, dont les professeurs appartiennent pour la plupart à l’Ordre de saint Dominique, s’adresse d’abord aux étudiants dominicains du Nouveau Monde. Confiné dans les bâtiments du couvent, le rayonnement de l’Institut dans la capitale canadienne est limité, même si sa visibilité internationale est assurée par une collection de co-publications avec l’éditeur Vrin, à Paris, qui publie ainsi une dizaine de titres entre 1932 et 194019.

24 De 1942 à la fin des années quatre-vingts, au terme desquelles il disparaît au fil de diverses restructurations universitaires, l’Institut jouit d’une belle notoriété. Il est alors une faculté complète, dirigée par un conseil pédagogique propre, pourvu d’une organisation scolaire autonome ayant son groupe de professeurs et d’élèves. Il attire quelques professeurs de renom, comme Henri-Irénée Marrou, Paul Vignaux ou Raymond Klibansky. L’Institut connaît à Montréal ses grandes heures: « À Montréal même, et à l’intérieur de l’Université, l’influence de l’Institut a été accrue, note son directeur, en 1948. L’ampleur du programme offert à nos élèves en

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même temps que la pratique rigoureuse des méthodes historiques amènent des relations inévitables avec les autres facultés qui peuvent trouver chez nous un complément nécessaire de leur propre enseignement, au plan tant des objets que des techniques »20.

25 Les publications sont nombreuses. La «conférence Albert-le-Grand», chaque automne, est un événement de qualité. La translation à Montréal est plus qu’un simple déplacement géographique. L’Institut entre alors dans l’aire gravitationnelle complexe et métamorphique d’une grande université. Pierre Boglioni, ancien élève et ancien directeur, commente ainsi la venue à Montréal de l’Institut: «L’Institut d’Études médiévales allait aussi être rattaché à l’Université de Montréal, par le biais de la Faculté de Philosophie, en fournissant à cette faculté, dès le début, une partie de son personnel. (...) Il correspondait en somme au modèle de la Graduate School américaine ou, avec des moyens et un personnel plus réduits, au modèle du Pontifical Institute of Mediaeval Studies» (Boglioni, 2001: 195-196).

26 L’intégration au sein du monde académique montréalais ira croissante. L’Université de Montréal, catholique jusqu’alors, est sécularisée à la fin des années soixante. L’étiolement du thomisme induit dans les années soixante-dix une laïcisation de l’étude du Moyen Âge. Les études médiévales à Montréal témoignent de la révolution culturelle que connut alors le Québec. En quatre décennies, on passe de l’étude de la philosophie au Moyen Âge à l’étude de la religion populaire médiévale, puis à celle de la marginalité, de la grossièreté ou de l’érotisme au Moyen Âge, et enfin à l’étude de la religion populaire au Québec (Panaccio, 1998: 145-162).

27 «Ce que Saint Michael’s College a fait, Notre Dame peut le faire»21. La fondation de l’Institut d’Études médiévales de l’Université de Notre Dame, Indiana, puise à la même source que les instituts de Toronto et Ottawa. À Notre Dame, le projet de l’Institut, le premier de ce type aux États-Unis, date de l’entre-deux-guerres. Le P.Philip Moore (1900-1969), de la Congrégation de Sainte-Croix, ancien chartiste, ancien élève de Gilson à Paris, et principal architecte du nouvel institut, en retrace ainsi la généalogie: «The Mediaeval Institute a été formellement fondé en 1946, mais il provenait d’un premier programme en études médiévales qui remontait à 1933» (1960). L’absence de personnel qualifié et l’insuffisance des fonds grèvent l’initiative lancée par Gilson: « Le problème de Notre Dame est beaucoup plus difficile à résoudre, écrivait Gilson en 1936. J’ai rencontré il y a quelques années un jeune père américain de Sainte- Croix, qui étudiait alors à l’École des chartes, le P. Philippe Moore. Comme il se demandait ce qu’il ferait (et incidemment ce qu’on lui demanderait de faire) après l’obtention de son diplôme, je lui avais suggéré l’organisation d’un Institut américain, plus ou moins sur le modèle de celui de Toronto et dirigé par Notre Dame. (...) L’an passé, alors que je donnais des conférences là bas, (...) je leur ai laissé une série de recommandations »22.

28 À partir du milieu des années trente, l’Université de Notre Dame n’offre qu’un « programme de cours en études médiévales », qui, à peine lancé, disparaît après avoir laissé dans les bibliothèques les publications de quelques volumes en Mediaeval Studies (Moore, 1936 ; Corbett, Moore, 1938). En 1946, le projet d’Institut d’Études médiévales est relancé grâce aux efforts du P. Moore, et grâce à la venue du P. Gerald Phelan, ancien président du PIMS de Toronto, recommandé par Gilson. « J’ai écrit au P. Moore, écrivait Gilson au P. Phelan, et je peux vous assurer qu’il sait maintenant combien j’espère que vous puissiez aller à Notre Dame afin de poursuivre, en un nouveau lieu, le bon travail que vous avez si bien réalisé à Toronto. (...) Bien sûr, il y aura des difficultés pratiques, mais la nature locale de ces difficultés est ce qui donnera au nouvel Institut son individualité et son caractère

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une fois qu’elles seront surmontées. Vous ne pouvez pas imaginer combien je désire avec ferveur que le nouvel Institut soit un succès pour le bien même du PIMS. (...) Il n’y a pas l’ombre d’une rivalité. Je suis chaudement en faveur de l’émulation »23.

29 À Notre Dame, de 1946 à 1952, le P.Phelan dirige les premières années du jeune institut, qui poursuit ensuite sa route sous la direction du P.Astrik Gabriel, prémontré hongrois. L’Institut quitte le strict terrain de la philosophie médiévale et se spécialise désormais dans l’histoire des écoles et de l’éducation au Moyen Âge. Il publie deux collections: «The Publication in Mediaeval Studies», dont le premier volume était celui du P.Moore, en 1936; et «Texts and Studies in the History of Mediaeval Education», dont le premier numéro sort en 1953 (John, 1953). Il noue un échange avec la Bibliotheca Ambrosiana de Milan et fait reproduire presque l’intégralité des douze mille manuscrits de Milan24.

30 Sans avoir jamais ni l’ampleur ni la vigueur des instituts de Toronto et Montréal, la fondation de Notre Dame traverse les ans et propose des cours dans tous les champs de la civilisation médiévale latine: théologie et philosophie bien sûr, mais aussi paléographie, histoire de l’art, histoire de la liturgie, du droit canon, littérature médiévale et anglais médiéval. Les années soixante-soixante-dix, sans être un moment de rupture, comme ce fut le cas à Montréal, voient un processus de sécularisation plus subtil, par le biais d’un léger élargissement thématique: d’une histoire religieuse de la théologie et de la philosophie médiévale, on passe à une histoire intellectuelle des lieux et des institutions du savoir au Moyen Âge.

31 Les trois institutions sont complémentaires sur le plan de la géographie culturelle et linguistique nord-américaine: au PIMS canadien et anglophone s’ajoutent, au fil de leur création, deux instituts analogues, l’un pour le Canada francophone, l’autre pour les États-Unis. L’ombre de Gilson est partout: «J’ai passé quelques jours à Notre Dame, où je leur ai apporté de l’aide pour organiser un Institut d’Études médiévales. Cela deviendrait-il une nouvelle manie?», se demande l’historien de la philosophie25. À maints égards, Gilson, qui permet l’enracinement du Moyen Âge en son versant philosophique et théologique, apparaît comme le principal vecteur de la structuration du médiévisme en Amérique du Nord26. Ces trois institutions sont les premières des vingt centres de recherche et des quatre-vingts programmes en études médiévales répertoriés au seuil des années quatre-vingts, même si à cette date les «Mediaeval Studies» ont fortement changé dans leurs méthodes comme dans leurs finalités (Berkhout, 1982: 97-120).

Les vecteurs de l’échange culturel

32 L’introduction du médiévisme en Amérique du Nord s’est appuyée sur deux mouvements complémentaires. Il y a, d’une part, l’importation de matériaux médiévaux, qui permet la nécessaire acclimatation du médiévisme dans les bibliothèques américaines; il y a aussi un échange transatlantique qui conduit quelques médiévistes européens à enseigner en Amérique du Nord et qui donne à de jeunes et souvent brillants étudiants américains l’occasion d’étudier le Moyen Âge en Europe.

33 Non sans humour, on a fait remarquer que l’architecture médiévale avait moins bien traversé l’océan que les manuscrits (Berkhout, 1982: 98). Le Cloisters Museum de New York est l’exception notable, puisque l’on trouve, sur les bords de l’Hudson, cinq cloîtres, ainsi que des tombes, des porches, des autels, rassemblés un peu avant la Première Guerre mondiale par le collectionneur américain George Grey Barnard. Il est

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vrai, cependant, que le Cloisters est plutôt unique en son genre et que les manuscrits ont davantage voyagé. On a peu idée de l’ampleur de ce type d’échange transatlantique qui recouvre en fait deux réalités distinctes, puisque ce sont à la fois les originaux et les reproductions d’originaux qui sont à considérer.

34 Entre 1925 et 1935, deux auteurs, Seymour de Ricci et W.Wilson (1935-1940), s’attachèrent à répertorier tous les manuscrits du Moyen Âge et de la Renaissance présents en Amérique du Nord. Leur projet, resté sans équivalent du fait de l’ampleur de la tâche, aboutit à la publication, entre 1935 et 1940, de plus de deux milles pages en trois volumes qui cartographient la répartition du matériau médiéval en Amérique du Nord. Il n’est guère possible de donner un nombre, même approximatif, de tous les manuscrits médiévaux alors en Amérique du Nord. Pour 1940, les deux auteurs indiquent environ cinq propriétaires de manuscrits, parmi lesquels des universités, des bibliothèques publiques, des musées, des communautés religieuses et des collectionneurs privés. Certains propriétaires n’ont que quelques manuscrits. La bibliothèque de Columbia University en possède alors plus de cinquante; la New York Public Library en possède plus de cent cinquante; la George Plimpton Library, intégrée plus tard à la bibliothèque de Columbia, possède plus de trois cents pièces. La Pierpont Morgan Library, à New York, est une des plus riches en mediaevalia: sans compter les divers autographes et papyrus, on y trouve environ huit cents bibles, lectionnaires, rituels, livres d’heures, psautiers ou manuscrits médiévaux. La provenance de ces manuscrits est diverse: achat aux enchères à Paris, Rome, ou Istanbul, rachat de bibliothèques complètes de lords anglais désargentés. L’Université de Chicago donne un exemple de l’ampleur du transfert culturel en jeu: en 1891, elle achète ainsi trois cent mille volumes, dont de nombreux manuscrits, sur le marché de Berlin. En 1935, elle possède plus de mille six cents manuscrits anciens. L’Art Institute of Chicago commence en 1915 sa collection d’enluminures, qui n’aura de cesse de s’enrichir. L’introduction du dernier tome de l’entreprise «Seymour de Ricci -Wilson» signalait l’importance du phénomène et invitait les chercheurs américains à exploiter et publier ces originaux: «Les chercheurs américains ont été les principaux bénéficiaires du processus migratoire des matériaux de recherche; ce processus semble loin d’avoir atteint son sommet. (...) Un nombre vraiment énorme de manuscrits, livres, et œuvres d’art ont été rendus accessibles pour les chercheurs américains; et cela a enrichi la vie intellectuelle des États-Unis et du Canada. Une telle situation cependant confère une lourde obligation.»

35 La Seconde Guerre mondiale marque une césure dans l’acquisition du matériau médiéval. À partir de 1940, et même si le mouvement avait été initié préalablement avec le procédé des photostats, les institutions ne privilégient plus l’acquisition des originaux. Les pays d’Europe deviennent plus vigilants quant à la conservation de leur patrimoine. On envisage alors la reproduction des manuscrits médiévaux sous forme de microfilms. Au seuil des années quatre-vingts, on évalue ainsi à un demi-million le nombre de manuscrits accessibles sous ce format aux États-Unis (Berkhout, 1982: 101). Les manuscrits médiévaux de la Bibliotheca Apostolica Vaticana, de la Bibliotheca Ambrosiana de Milan, des bibliothèques d’Autriche, et d’Angleterre ont été dans leur majeure partie reproduits, respectivement, à Saint Louis University au sein de la Vatican Film Library, à l’Université de Notre Dame au sein de l’Institute of Mediaeval Studies, à Saint John’s University à Collegeville dans le Minnesota et à la Library of Congress.

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36 Outre les manuscrits, nombreux sont les médiévistes à partir, pour un semestre ou quelques années, en Amérique du Nord. Gilson offre sans aucun doute l’exemple le plus emblématique du médiéviste européen «à cheval» sur l’Atlantique: pendant cinquante ans, son année universitaire est divisée à parts presque égales entre l’Amérique du Nord et la France (Shook, 1984).

37 Les médiévistes français entrent, en effet, rarement dans la catégorie des émigrés. On compte certes quelques exilés du fait de la guerre. Gustave Cohen insistait à juste titre sur l’importance de l’apport des réfugiés français sur le plan des études médiévales: il aurait pu ajouter les émigrés allemands, puisque Ernst Kantorowicz (1895-1963) arriva à Berkeley en 1939. «C’est pour y enseigner le Moyen Âge que, dépossédé de ma chaire de Sorbonne, je fus appelé comme visiting-professor à l’université Yale», écrit-il (1945: 91-93). Cohen évoque maintes figures du médiévisme européen exilées comme lui aux États-Unis27: Henri Focillon, premier président de l’École Libre des Hautes Études de New York, qui donnait des cours sur l’art médiéval, Jacques Maritain, qui enseignait la philosophie scolastique, Alexandre Koyré et Paul Vignaux qui «faisaient au Moyen Âge une part royale». «Ainsi la tradition du vieux collège que Robert de Sorbon fonda en 1259 aux bords de la Seine se continuait au bord du Connecticut» (Cohen, 1942: 73). De cette présence des médiévistes français en Amérique, Alain de Libera soulignera l’importance structurelle: «Étienne Gilson a eu deux carrières, française et canadienne, une influence générale diffuse, disons “culturelle” en France, une autre plus profonde, plus pédagogique outre-Atlantique, deux œuvres aussi, l’une en français, l’autre en anglais. Ce double enracinement n’était pas d’ailleurs propre à Gilson: Alexandre Koyré (...) a lui aussi exercé en Amérique du Nord, comme plus tard Vignaux à Montréal. Ce passage du médiévisme français dans le monde anglo-saxon n’est pas un épisode: il fait partie de son histoire foncière» (Libera, 1991: 39-40).

38 Pour le père Chenu, Gilson ou Maritain, les liens avec l’Amérique du Nord débordent la Seconde Guerre mondiale en amont et en aval. Le père Chenu vient ainsi enseigner cinq semestres à Ottawa et Montréal entre 1930 et 1940; il y retourne au moment du Concile. Gilson note sur un carnet personnel le nombre de voyages outre-Atlantique qu’il réalise entre 1926 et 1953: un par an à l’exception de la période de la guerre, soit quelque cinquante traversées de l’océan28. «J’allais enseigner de ville en ville, écrit-il, comme un wandering scholar du temps passé» 29. La figure du missionnaire affleure parfois: «J’ai travaillé, pendant plus de vingt ans, à transmettre à l’Amérique une part de cette civilisation chrétienne du Moyen Âge que, par Alcuin, la France hérita jadis de Rome»30. Le parallélisme entre Gilson et Alcuin d’York est du reste souvent noté: « M. Gilson compare sa vocation de missionnaire intellectuel à travers le monde occidental et américain à celle des “maîtres itinérants du Moyen Âge”. Je suis prêt à pousser l’indiscrétion jusqu’à identifier “l’itinérant” au moine Alcuin venu d’York en Francie au temps de Charlemagne. Cette fois York est Paris, et la Francie, le Canada. Grâce au “nouvel Alcuin”, les arbres du Paradis avec leurs fruits continuent à croître ici »31.

39 Quant à Maritain, entre son premier voyage, en 1933 et son dernier voyage, en 1966, il fait une quinzaine d’allers-retours. Après la guerre, il entend bien demeurer un philosophe atlantique. À un ami canadien il écrit ainsi en 1945: «C’est un au revoir que je vous dis. Il est clair que je ne veux pas rompre les liens qui m’attachent au Canada et aux États-Unis»32. On retrouve le même vœu dans une lettre à François Mauriac au printemps 1948: «Je vais reprendre, avec ma vocation de philosophe, mon métier de

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professeur errant d’un bord à l’autre de l’océan, ce qui est sans doute plus conforme à ma destinée que les stables cathèdres du Collège de France»33.

40 La dernière modalité de ce transfert concerne la venue d’Américains en Europe dans le but d’étudier le Moyen Âge in situ. L’exhaustivité et la quantification sont difficiles. Mais le processus, en revanche, est vérifiable par de nombreux exemples; qualitativement, il est très significatif.

41 Pour l’entre-deux-guerres, on note ainsi un flux régulier d’étudiants américains, constituant souvent l’élite future de l’institution qui les envoie en Europe. Les parcours d’études de nombreux doyens, professeurs d’université et prélats américains dessinent des trajectoires parallèles et désignent les institutions cotées en Europe. L’Université catholique de Louvain possède ainsi son foyer américain, par lequel passe le P.Gerald Phelan au milieu des années vingt, ainsi que Mgr Fulton Sheen, évêque auxiliaire de New York. Le couvent d’études du Saulchoir voit passer, tout au long des années trente, son lot de dominicains canadiens, appelés à prendre plus tard des responsabilités au sein de l’ordre. Étienne Gilson attire quelques étudiants à l’EPHE: quelques dominicains canadiens, mais aussi Richard McKeon, par exemple, doyen du département de philosophie de l’Université de Chicago dans les années quarante, qui, après ses études à Columbia, était venu à Paris pour se former en philosophie médiévale. Maritain attire aussi quelques élèves à l’Institut catholique de Paris, dont l’un deviendra l’archevêque de Québec au moment du Concile, Mgr Maurice Roy: « Je n’ai oublié, écrivait ce dernier en 1931, ni le salon de Meudon, ni les cours si vivants pendant lesquels vous nous initiiez avec tant de maîtrise à une méthode qui rajeunit les thèses de la philosophia perennis en les illustrant par les plus récentes expériences. De tout ce que je vous dois, comme disciple, j’ai voulu bien souvent vous remercier. (...) En fait, c’est avec émotion que je pense à tout ce que je vous dois. De vos cours à l’Institut catholique, du salon de Meudon, où madame Maritain nous accueillait avec une grâce si parfaite, je garde un incomparable souvenir »34.

42 Au-delà de ces trajectoires personnelles, le cas le plus original est sans doute celui du PIMS de Toronto. Une des préoccupations majeures de l’Institut de Toronto fut en effet de promouvoir la formation de ses futurs professeurs, qui devaient être capables de couvrir le champ entier de la civilisation médiévale. Dans ce but, Gilson demande au Supérieur de Saint-Michael’s College de lui confier une poignée de jeunes religieux prometteurs pour les envoyer suivre des études en Europe: « Cela assurerait l’unité d’esprit et d’enseignement qui est nécessaire à une institution de ce type ; il en résulterait en outre un renforcement de l’ordre basilien, en lui donnant nombre de jeunes professeurs minutieusement entraînés dans leurs disciplines. (...) Telle que la situation nous apparaît maintenant du point de vue de nos besoins, nous conseillerions d’envoyer un de ces hommes à l’Université de Louvain, pour apprendre la philosophie de saint Thomas sous la direction de Mgr Noël ; un autre devrait aller à Rome, pour travailler la philosophie médiévale sous la direction du R.P. Théry, o.p. ; un troisième devrait aller à la Faculté Théologique de l’Université de Strasbourg, avec l’abbé Mollat, ou à Montpellier avec le Professeur Fliche, pour étudier l’histoire politique du Moyen Âge »35.

43 En 1932, au Supérieur des Basiliens qui lui demandait s’il ne valait pas mieux envoyer un religieux étudier la philosophie à l’Institut Catholique de Paris plutôt qu’à celui de Louvain, Gilson apporte une réponse qui témoigne de sa ferme volonté de puiser à la source de toutes les écoles d’Europe afin d’enraciner l’enseignement médiéval de Toronto dans la pluralité des approches européennes:

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« Je n’ai rien contre les professeurs de philosophie thomiste de Paris, mais je crois sincèrement que Louvain est une meilleure place ; le cursus général des études, malgré tous ses défauts, est mieux organisé qu’à l’Institut Catholique. Votre homme le trouvera certainement un peu sec, mais notre Institut prospérera de la diversité des influences, à supposer qu’il soit assez fort pour les assimiler. J’espère qu’il le sera. Mais n’envoyez qu’un seul homme à Louvain. J’ai vu le directeur de l’École des chartes à propos du P. Flahiff. Son opinion est que le P. Flahiff est non seulement un homme de valeur, mais aussi “très brillant” »36.

44 L’École des chartes est un lieu d’importance. Outre le P.Bernard Flahiff (1905-1989), basilien, qui enseigne à Toronto jusqu’à sa nomination au siège archiépiscopal de Winnipeg, en 1961, et qui est nommé cardinal par Paul VI, en 1969, elle forme en effet le P.Philip Moore, qui lance l’Institut d’Études médiévales sur le campus de Notre Dame. La correspondance du P.Moore avec le provincial de sa congrégation permet de comprendre comment un religieux du Midwest est arrivé à l’École des chartes: « J’ai décidé de m’inscrire à l’École des chartes. Cette école est une des mieux organisées de Paris, et je n’hésite pas à dire à la fin de la première année qu’elle n’a nulle part d’égal pour la préparation dans tous les champs des études médiévales. En vérité, l’Institut catholique n’a rien ou pratiquement rien comme cours médiéval. On pourrait mentionner Maritain, mais il n’est pas en histoire, et ses livres sont bien meilleurs que son enseignement. (...) Le cas est différent avec Gilson, qui est à la fois un philosophe et un professeur inspirant. Mais Gilson était au Canada »37.

45 La réponse inquiète du Provincial ne fut pas celle qu’imaginait le P.Moore, tout à la joie de sa première année à l’École des chartes à titre d’élève étranger. Ce n’est pas d’un historien, mais d’un philosophe dont la congrégation a besoin. Le P.Moore est obligé de se justifier: «Si j’ai agi sottement, la raison est que j’ai pensé par erreur que je devais faire des études en histoire de la philosophie plutôt qu’en philosophie. Quand je disais vouloir devenir historien, j’avais à l’esprit historien de la philosophie médiévale»38. L’argument convainc et le P.Moore est autorisé à poursuivre ses études de chartiste.

46 Les chartistes américains ont ceci d’original par rapport à leurs homologues français qu’ils n’occupent pas des postes de conservateurs, mais enseignent les «études médiévales». Les PP. Flahiff et Roy offrent, en outre, deux exemples de cardinaux nord- américains passés au moule du médiévisme dans des universités françaises durant les années trente.

Pourquoi les Mediaeval Studies?

47 Les raisons de l’intérêt pour le Moyen Âge sont multiples. L’universitaire américain honnête, qu’il fût littéraire, philosophe ou historien, ne pouvait pas se satisfaire de l’immense vide culturel qui séparait l’Antiquité de la Renaissance et qu’on lui avait soigneusement enseigné. Les témoignages sont éloquents: le cours de philosophie dispensé à Columbia dans les années vingt «sautait ainsi audessus de mille ans d’histoire, des philosophes hellénistiques de la Rome impériale à Descartes et à l’aube de la philosophie moderne, avec en passant la référence la plus brève à la pensée du Moyen Âge»39. La réputation du Moyen Âge était en outre en train de changer: plutôt que son obscurantisme, on commence à distinguer désormais sa «grande clarté» (Cohen, 1943). Avec Gilson, on prend également conscience de l’enracinement des premiers penseurs de la modernité européenne dans la tradition médiévale. Les Américains n’avaient de toute façon pas attendu cette réhabilitation historiographique

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et philosophique pour percevoir la beauté de l’art roman ou gothique... Outre ces raisons, suffisantes sans doute, il existe deux autres éléments, à la fois distincts et convergents, qui permettent, croyons-nous, de saisir les raisons plus profondes de l’intégration du médiévisme dans les structures académiques et culturelles américaines. Il y a une logique que l’on pourrait dire de «civilisation»; et une logique que l’on pourrait qualifier de religieuse. Dans les deux cas, la Première Guerre mondiale marque un tournant.

48 Le sauvetage culturel de la civilisation médiévale est l’un des enjeux revêtus par le médiévisme nord-américain. Les vétérans des guerres mondiales avaient pu voir de leurs propres yeux la montée de la barbarie en Europe, les incendies de bibliothèques, les autodafés, ou encore les pertes irrémédiables du patrimoine médiéval. En Europe, on se répète le mot de Valéry: «Nous autres, civilisations, nous savons que nous sommes mortelles». Dans les discours parfois dramatisés des acteurs, on repère ainsi quelques analogies avec la fin de l’empire romain d’Orient. De même que les savants byzantins avaient fui l’ultime capitale de l’empire romain pour se réfugier à l’Ouest, de même les États-Unis accueillent-ils la culture médiévale avant qu’elle ne disparaisse tout à fait d’Europe. C’est en ces termes que Gilson défend la fondation de l’Institut de Toronto au début des années trente: « La dernière guerre mondiale montre, par l’exemple de l’Allemagne, quel revers le savoir peut essuyer comme conséquence de tels conflits armés, et si ce qui arriva à l’Allemagne devait arriver à l’Europe entière, la seule espérance de sauver une tradition vieille de plusieurs siècles de l’assaut des barbares serait sa survie en Amérique »40.

49 Avec la Seconde Guerre mondiale, la menace d’une destruction par le feu devient de plus en plus plausible et ne manque pas ici ou là de se produire: l’exemple le plus tragiquement célèbre est sans doute l’incendie des archives royales de Naples en septembre 194341. À l’été 1940, aussitôt après la chute de la France, l’American Council of Learned Societies et la Library of Congress, soutenus par la Fondation Rockefeller, mettent au point un ambitieux programme de reproduction des manuscrits du Moyen Âge et de la Renaissance des bibliothèques d’Angleterre et du Pays de Galles: sous les bombes, les photographes américains parviennent à reproduire dix mille codices du British Museum et des bibliothèques d’Oxford, de Cambridge et de quelques autres universités42. Les archivistes américains se mobilisent et lancent une campagne offensive de collecte des trésors médiévaux43.

50 Lors de son discours d’ouverture de l’année scolaire 1949, le P.Gerald Phelan résumait les sentiments américains d’alors: il revient à l’Université, disait-il, de «poursuivre les traditions culturelles de savoir qui jadis vitalisèrent l’Europe chrétienne, mais que l’Europe, maintenant épuisée à travers des conflits chroniques et des guerres amères, n’est plus capable de poursuivre malgré les efforts vaillants de quelques groupes de penseurs courageux»44. Le sentiment, répandu chez de nombreux Américains après les deux guerres mondiales, est qu’ils doivent prendre le relais culturel d’une Europe à l’agonie.

51 Aux États-Unis comme au Canada et en Europe, les études médiévales naissent également d’une critique de la modernité45. Les guerres, les crises de l’économie, les catastrophes du politique nourrissent une forme d’hostilité à la civilisation moderne, invitant certains à considérer le retour au Moyen Âge comme le détour nécessaire pour sortir de l’impasse d’une modernité fourvoyée. Dans son autobiographie La Nuit privée

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d’étoiles, Thomas Merton (1915-1968), alors étudiant à Columbia, oppose ainsi «la confusion et les souffrances du monde moderne» à «la simplicité profonde, candide et riche des XIIe et XIIIe siècles» (2004: 139-146) qui commencent à l’attirer et le conduisent à l’abbaye cistercienne de Gethsémani (Kentucky).

52 Le programme d’enseignement de l’Institut de Notre Dame donne un exemple de ce recours aux études médiévales pour résoudre les déboires de l’aujourd’hui: « Le monde souffre d’inanition en conséquence de la perte d’une tradition puissante et vivante. (...) Le but des études médiévales à Notre Dame est de re-posséder ce qui a été perdu, de faire nôtres, une nouvelle fois, les richesses intellectuelles des longs siècles de combat pour un sens métaphysique et spirituel. (...) Nous devons nous dévouer à la tâche de recouvrer le précieux dépôt de la vérité médiévale, parce que nous sentons que cette vérité peut restaurer et ordonner l’actuel désarroi intellectuel »46.

53 En ces années trente où l’Amérique doute d’elle-même, l’Institut de Toronto a, pour Gilson, un rôle précis à jouer. L’institut «ne vise pas à ramener les hommes au Moyen Âge», mais a pour but de rendre sens et raison à des notions que la modernité a dévaluées: « Les seuls principes par lesquels une civilisation puisse vivre sont ceux par lesquels elle a été créée. Le christianisme a façonné ce que nous appelons aujourd’hui la culture occidentale. Les notions même de paix internationale, de démocratie, de justice sociale, d’amitié politique, des droits sacrés de la personne humaine, sont autant de conquêtes du christianisme contre la barbarie, dans laquelle nous sommes condamnés à retomber si nous ne sommes pas capables de tenir les vraies significations de ces principes et d’en produire, chaque fois que nécessaire, des justifications rationnelles »47.

54 On le perçoit dans l’argumentation de Gilson: la logique religieuse est enchâssée dans la question de civilisation. Le Moyen Âge vaut surtout par son fort coefficient de catholicité et de christianisme: nul hasard si les universités catholiques s’approprient en conséquence les Mediaeval Studies. «L’Institut d’Études médiévales mérite tout notre soutien en tant qu’il offre une protection puissante contre toutes les invasions de la sécularisation», écrivait l’archevêque de Toronto lors de l’inauguration de l’Institut48. C’est pour cette raison que les universités catholiques sont un maillon crucial pour saisir la diffusion des études médiévales en Amérique du Nord. Jusque dans les années soixante, identité catholique et culture médiévale sont intimement jointes. Ainsi le P.Moore de Notre Dame: « Cela ne semble pas exagéré de dire que l’héritage intellectuel de l’Occident pourrait être peu à peu perdu aux Etats-Unis, à moins qu’il ne soit entretenu et défendu dans les écoles catholiques. On a besoin, en conséquence, d’une recherche vigoureuse sur les périodes patristiques et médiévales de notre passé. Pour la période médiévale, cela est non seulement vrai pour la théologie et la philosophie, mais aussi pour les autres branches du savoir. Dans une telle perspective, la signification et l’importance de notre Institut médiéval sont accentuées. Correctement développé, cela peut devenir une marque distinctive de Notre Dame en tant qu’université catholique »49.

55 Au-delà des milieux catholiques nord-américains, la culture américaine est en pleine évolution, ce qui facilite l’acceptation et la diffusion des Mediaeval Studies. L’entre-deux- guerres, malgré quelques événements très étudiés comme le fameux « procès du singe » (1925), est marqué, chez les intellectuels, par une vague de sécularisation. John Dewey, au sommet de son influence, soulignait en 1926 la déchristianisation des intellectuels américains ; il parlait ainsi du « déclin d’un intérêt aigu, voire d’une vraie croyance,

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dans le contenu de la révélation chrétienne »50. Au commencement de la Seconde Guerre mondiale, un ami américain de Jacques Maritain, écrivait dans le même sens que « le mot Dieu est curieux en anglais. Sur la page imprimée cela a l’air d’une faute d’impression »51. L’après-1945 sera au contraire marqué par un retour du religieux. Les études précises manquent sur cette évolution culturelle, qui tient également au contexte de Guerre froide : le religieux est alors réactivé dans la confrontation avec le communisme athée. Le dossier de la Partisan Review (New York, 1950) fournit un utile point de repère. Intitulé Religion and the Intellectuals, le dossier livre les contributions d’une trentaine d’auteurs, dont J. Dewey, J. Maritain, P. Tillich, H. Arendt, et met à jour les deux pôles, religieux et scientifique, des débats philosophiques au seuil des années cinquante. L’éditorial s’ouvre ainsi : «Une des tendances les plus signifiantes de notre époque, et tout particulièrement de cette décennie, a été un nouvel intérêt envers la religion parmi les intellectuels et une défaveur croissante avec laquelle les perspectives séculières sont maintenant considérées dans un grand nombre de cercles qui prétendent au leadership culturel. Nul doute: le nombre d’intellectuels qui admettent des sympathies, des croyances ou des doctrines religieuses est plus fort aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans.»

56 L’éditorial poursuivait en qualifiant le commencement du XXe siècle de «triomphe du naturalisme», alors que l’on entend au milieu du siècle «une note insistante pour signaler que la civilisation occidentale ne peut pas survivre sans la réactivation des valeurs religieuses». John Dewey, qui un quart de siècle plus tôt était prêt à enterrer le christianisme, confirme le diagnostic posé par la revue: il évoque cette fois «l’actuelle perte de foi en la science parmi les intellectuels.» La bonne réception du Moyen Âge chrétien est aussi fonction de ce revival religieux que connaissent les États-Unis au milieu du XXe siècle. La diffusion des Mediaeval Studies, concomitante d’un affaiblissement de «l’altérité catholique» (McCartin, 2003: 7-29), ne relève donc pas de la seule culture catholique: la société américaine éduquée a pu aussi y chercher un Graal en réponse à un malaise; elle y a quêté une «tradition» dans un monde en mutation.

57 Cela dit, la vague de sécularisation des décennies suivantes, dont la publication par le pasteur baptiste Harvey Cox de The Secular City, en 1965, fournit un commode repère52, oblige le médiévisme à s’ouvrir à des problématiques non religieuses. Avec sa plus large diffusion dans les milieux académiques53, on note, en même temps qu’une simplification orthographique – on parle désormais des «Medieval Studies» –, son élargissement thématique et géographique: « Notre activité, écrit le président de la Mediaeval Academy pour le 50e anniversaire de la fondation, doit s’élargir dans toutes les directions, à tout l’univers médiéval. Nos yeux ont touché des lieux et des étoiles plus tard que d’autres : la loi médiévale, la technologie médiévale, l’économie médiévale, le monde slave, le monde musulman, pour donner quelques exemples, sont entrés dans notre champ d’études après un bon nombre d’années. Mais ce champ continue de s’étendre »54.

58 Les études médiévales sont aussi renouvelées par les diverses modes universitaires. À l’histoire philosophique du Moyen Âge succède au fil des années une histoire plus politique, culturelle et populaire. L’Institut d’études médiévales de Montréal illustre les glissements successifs: «Il était peut-être inévitable que, dans un Québec qui se détachait toujours davantage de ses racines catholiques, l’intérêt pour la philosophie et la théologie du Moyen Âge finisse par s’émousser et perdre cette portée “existentielle” qui caractérisait la fondation initiale. Le projet collectif s’estompa peu à peu, chaque médiéviste préférant suivre l’optique spécifique de sa discipline»55. D’un autre témoin,

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le même constat: «Un brusque changement de cap se produisait à l’Institut d’Études médiévales de Montréal. Ce centre avait été au Québec, dans les décennies précédentes, le bastion de la recherche scientifique en philosophie médiévale. (...) Dans les années 1970 prévalent alors des approches plus sociologiques et plus littéraires, ainsi qu’en témoignent les thèmes retenus pour ses premiers colloques annuels: “la marginalité au Moyen Âge” en 1974, “l’érotisme au Moyen Âge” en 1976, “la culture populaire au Moyen Âge” en 1978» (Pannaccio, 1998: 146-149)56.

59 L’histoire de la religion populaire au Moyen Âge est elle-même suivie d’une historiographie rafraîchie à l’eau de jouvence de la Gender Theory. Au seuil des années quatre-vingt-dix, Speculum publie ainsi un ouvrage, Studying Medieval Women, Sex,Gender, Feminism (Partner, 1993), qui en bien des sens apparaît comme une re-visitation du titre même de la revue: le Speculum de 1925 était le miroir où le monde médiéval se reflétait; le spéculum revendiqué en 1993 est l’instrument gynécologique contre lequel «consciemment ou inconsciemment» la revue s’était élevée en ses premiers temps pour promouvoir «la latinité, l’anti-modernité et la masculinité» du Moyen Âge. Les auteurs soulignent l’impact du féminisme sur les Mediaeval Studies, avec une ouverture vers d’autres champs de la connaissance du Moyen Âge, et une extension du public touché par la culture médiévale: «Ce faisant, nous avons aussi revitalisé les études médiévales en général, attirant de nouveaux étudiants, invitant à de nouveaux travaux sur archives, provoquant de nouvelles discussions» (Bennett, 1993: 7-29).

Conclusion

60 La question des Mediaeval Studies en Amérique du Nord est donc un enjeu à la fois archivistique, muséographique, académique, historique, philosophique, religieux, sociétal. Il faudrait pouvoir mettre ces aspects en parallèle avec d’autres domaines de connaissance où les transferts transatlantiques jouèrent également un rôle – dans l’évolution des sciences religieuses par exemple, en exégèse, avec notamment le développement des Biblical Studies.

61 En un sens, les Mediaeval Studies apparaissent comme un trait d’union culturel entre les deux continents et comme une reconnaissance de l’enracinement du Nouveau Monde dans la culture européenne médiévale. À la fin du XVIIIe siècle, Thomas Jefferson évoquait la «dette» culturelle des États-Unis: il n’y a pas d’indépendance de la culture pour l’auteur de la Déclaration d’Indépendance, qui désirait «faire quelque retour vers les nations plus anciennes, auprès desquelles nous sommes en dette», et qui espérait que «dans cette tâche une part honorable serait assurée par l’université»57. Son vœu semble sur ce point comblé.

62 Mais le Moyen Âge au Nouveau Monde devient aussi, par le truchement des Mediaeval Studies, un nouveau Moyen Âge, renouvelé par la vie universitaire américaine. Dressées, pour partie, contre la sécularisation de la vie culturelle dans les années vingt, les Mediaeval Studies, sans perdre leur couleur d’origine, ont été, dans leurs grandes lignes, métamorphosées par le tournant séculier de la seconde moitié des années soixante, puis par celui des Cultural Studies qui ouvrent la discipline vers de nouveaux horizons. Le Moyen Âge ainsi théorisé, modernisé, esthétisé parfois, dématérialisé le plus souvent – la bobine de microfilm épuise-t-elle le manuscrit? – est sans doute à peine moins loin du Moyen Âge que ne le sont Ivanhoé de Walter Scott ou les mediaeval fantasies des maîtres d’Oxford, Tolkien et Lewis. Mais échappe-t-on, au fond, à «l’invention du

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Moyen Âge»? Peut-on interpréter le Moyen Âge sans recourir aux théories les plus actuelles, pour le meilleur ou pour le pire (Cantor, 1993: 38)58?

63 La question de la translatio des études médiévales en Amérique du Nord pose enfin la question de la translation du pouvoir en ce siècle de l’Empire américain. Qu’eût été l’empire de Charlemagne sans Alcuin, ni la renaissance carolingienne? Le saint Empire américain devait chercher, pour élaborer une culture totale, universelle et impériale, à repousser le limes – «la Frontière» – de la chronologie et récapituler, en ses chaires, les siècles du Moyen Âge.

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NOTES

1. Il est vrai cependant que Beowulf, poème épique de la littérature anglo-saxonne au VIIe siècle, dont les études furent relancées par J.R. Tolkien dans les années trente, et les œuvres de Geoffroy Chaucer (vers 1343-1400), sont lus aux États-Unis comme autant d’éléments du patrimoine

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médiéval anglais. Il est vrai, aussi, que le Québec a toujours mis en avant son identité franco- catholique. 2. Mgr John Ireland, discours tenu en 1889 à la cathédrale de Baltimore, cité dans Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, Le Touzey et Ané, 1948, vol. 1, p.453, col. 1. Mgr Ireland, qui était alors archevêque de Saint Paul dans le Minnesota, est un des porte-parole de l’américanisme, condamné, peu avant le modernisme, par Léon XIII dans sa lettre Testem Benevolentiae (1899). Sur l’américanisme, voir McAvoy, 1957, 1963; Claude Fohlen, 1987, pp.215-230. 3. Lettre du père M.-D. Chenu au père A.Motte, 29 décembre 1931, Paris, Archives de la Province Dominicaine de France, Fonds Chenu. 4. Pour l’American Catholic Philosophical Association, voir les Proceedings of the First Annual Meeting, tenu à la Catholic University of America le 5 janvier 1926, organisé par Mgr Thomas Shahan et le père James Ryan. 5. Edward Pace, «Inaugural Address», in Proceedings of the First Annual Meeting, janvier 1926, p.16. 6. Id., p.18. 7. The New Scholasticism, janvier 1927, Catholic University Press : Maurice de Wulf, « Cardinal Mercier : philosopher », Étienne Gilson, « Le rôle de la philosophie dans l’Histoire de la civilisation ». 8. L’ouvrage est ensuite publié annuellement en supplément de Speculum sous le titre Progress of Mediaeval and Renaissance Studies par James Willard jusqu’en 1937 et par S. Harrison Thomson au- delà. 9. Ralph Barton Perry, in Zybura, 1926, pp. 3-4. 10. John Dewey, in Zybura, 1926, pp. 29-31. 11. George Santayana, in Zybura, 1926, pp. 74-76. 12. James Rorimer, 1938, (rééd. 1963). La première édition contient dans sa préface une brève notice historique sur la provenance des collections du musée. 13. Lettre de William Hocking au Président Lawrence Lowell, 21 décembre 1926, Archives Harvard. 14. Lettre d’É. Gilson à son épouse Thérèse, 6 octobre 1926, citée par L. Shook, op. cit., 1984, p. 150 et retraduite à partir de l’anglais. 15. Lettre d’É. Gilson au Professeur Wood, 28 janvier 1928, Archives Harvard. 16. É. Gilson, « Mediaevalism in Toronto », The Commonweal, New York, 1er mai 1929, pp. 738-740. 17. Lettre d’É. Gilson à Ralph B. Perry, 2 novembre 1935, Archives Harvard. 18. Lettre de Ralph B. Perry à É. Gilson, 14 novembre 1935, Archives Harvard. 19. Le premier volume de la « Collection de l’Institut d’Études Médiévales d’Ottawa-Montréal » s’intitule Études d’histoire littéraire et doctrinale du XIIIe siècle, première série, Ottawa, IEM et Paris, Vrin, 1932. 20. RP. Régis, « Mémoire sur l’Institut d’Études Médiévales présenté au P. Emmanuel Suarez, Maître Général de l’Ordre des Frères Prêcheurs », 31 mars 1948, p. 13, Montréal, Archives de la Province Dominicaine du Canada. 21. Lettre du père Moore au père James Burns, 8 juillet 1931, Province Archives Center, University of Notre Dame. 22. Lettre d’É. Gilson à Anton Pegis, 10 juillet 1936, Toronto, Saint Michael’s College Archives. 23. Lettre d’É. Gilson au père G. Phelan, 9 août 1946, Toronto, Saint Michael’s College Archives. 24. Pour une notice de l’« Ambrosiana Microfilm and Photographic Collection », voir Berkhout, 1982, p. 104. 25. Lettre d’É. Gilson à Ralph Barton Perry, 25 novembre 1934, Archives Harvard. 26. Voir aussi Cantor, 1993, p. 331, selon lequel « il n’y a pas de médiéviste plus influent que Gilson » aux États-Unis dans les années cinquante. 27. Pour une histoire de l’École Libre des Hautes Études, voir Loyer, 2005.

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28. Pages reproduites dans F. Michel, Un réseau d’intellectuels européens en Amérique du Nord. Diffusion, réception et américanisation de la pensée catholique. Années 1920-années 1960, Thèse dirigée par C. Langlois, EPHE, 2006, pp. 659-660. 29. É. Gilson, « L’Esprit de Chrétienté », La Vie Intellectuelle, février 1945, pp. 18-19. 30. Lettre d’É. Gilson à Albert Béguin, 11 mars 1951, Journal à plusieurs voix, Paris, 1951, p. 596. 31. Benoît Lacroix, « Un centre de savoir et de culture », Relations, Montréal, 1947, p. 317. 32. Lettre de J. Maritain au P. Phelan, 28 janvier 1945, SMCA. 33. Lettre de J. Maritain à François Mauriac, 10 mai 1948, Paris, Archives Doucet. 34. Lettre de l’abbé M. Roy à J. Maritain, 24 décembre 1931, AM. 35. Lettre de Gilson au père McCorkell, 24 novembre 1929, SMCA. 36. Lettre d’É. Gilson au P. Carr, 7 mai 1932, SMCA. 37. Lettre du père Philip Moore au père James Burns, 11 juillet 1930, PAC. 38. Lettre du père Moore au père Burns, 24 août 1930, PAC. 39. Mortimer Adler, Philosopher at Large. An Intellectual Autobiography, New York, 1977, pp. 81-83. 40. É. Gilson, « Aim and purpose », 2 pages manuscrites, années 1930 (sans date plus précise), SMCA. 41. Riccardo Filangieri, « Report on the destruction by the Germans, September 30, 1943, of the depository of priceless historical records of the Naples State Archives », The American Archivist, 1944, pp. 252-254. 42. Eugene B. Power, « The Manuscript Copying Program in England », The American Archivist, 1944, pp. 28-32 ; Lester K. Born, British Manuscripts Project: a Checklist of the Microfilms Prepared in England and Wales for the American Council of Learned Societies. 1941-1945, Washington, 1955 : l’avant- propos de cet inventaire indique 2652 bobines de microfilms, qui représentent cinq millions de pages de manuscrits. 43. Voir notamment Waldo Leland, « The Archivist in Times of Emergency », The American Archivist, janvier 1941, pp. 1-12. 44. Discours de prise de charge du P. Phelan, 17 octobre 1949, 6 p., University of Notre Dame Archives, UDPL, 1/01. 45. Depuis la thèse de Gilson sur les origines médiévales de la pensée de Descartes (1913) et Antimoderne de Jacques Maritain (1922), une veine de l’intelligence française de l’entre-deux- guerres n’hésite pas à s’en prendre aux grands noms de la modernité – Descartes et Rousseau notamment –, et à fustiger les apports de la Renaissance. On peut évoquer sur ce point le livre de Nicolas Berdiaef, intitulé Un nouveau Moyen Âge, publié chez Plon dans la collection du « Roseau d’or » en 1927 : « L’humanisme n’a pas fortifié, il a débilité l’homme. (...) L’image même de l’homme est tout obscurcie. Et des esprits doués de quelque intuition remonteraient volontiers au Moyen Âge pour lui redemander les véritables origines de la vie humaine – pour lui redemander l’homme en un mot. » 46. Syllabus of the Graduate Courses in Mediaeval Studies, University of Notre Dame, 1934-1935, UNDA. 47. É. Gilson, « Aim and purpose », 2 pages manuscrites, années 1930 (sans date plus précise), SMCA. 48. Sermon of the most Reverend McNeil, archbishop of Toronto delivered at St. Michael’s College, September 30th 1929 at the opening of the Institute of Mediaeval Studies, p. 7. 49. P. Moore, Academic Development : University of Notre Dame, Past, Present and Future, 1960, dernière page. 50. John Dewey, in Zybura, 1926, pp. 29-31. 51. Lettre de G. Paulding à J. Maritain, 21 octobre 1943, Archives Maritain. 52. Traduction en française : La Cité séculière, essai théologique sur la sécularisation et l’urbanisation, Paris, Casterman, 1968. 53. Il faut ici évoquer les congrès de Kalamazoo dans le Michigan qui, tous les deux ans depuis le début des années soixante, rassemblent des centaines de médiévistes autour du Medieval Institute

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de la Western Michigan University et qui publient, depuis 1964, des Studies in Medieval Culture, ainsi que la revue Medieval Prosopography depuis le début des années quatre-vingts. 54. Stephen Kuttner, « A time for reflection », Speculum, 1975, 50, p. 585. 55. Pierre Boglioni, « Sur les épaules des géants », L’autre Forum, Montréal, septembre 2004, p. 31. 56. Voir aussi Pierre Boglioni et Benoît Lacroix, Les Religions populaires. Québec, PUL, 1972. 57. The Complete Jefferson, Saul K. Padover, (ed.), New York, 1943, p. 866. 58. Cantor citait en introduction (p. 18) une formule d’Umberto Eco : « Chacun a son idée – généralement corrompue – du Moyen Âge. » Cantor évoque le parallèle parfois tiré entre Abélard et Herbert Marcuse, tous deux adeptes du free love (p. 42).

RÉSUMÉS

Les études médiévales en Amérique du Nord se structurent au milieu des années vingt et suscitent un échange culturel entre le «Nouveau Monde» et l’Europe: nombreux sont les professeurs, étudiants ou manuscrits qui circulent alors entre les deux rives de l’océan. Quels sont les vecteurs de cet échange? Quelles en sont les formes et les causes? Quelles sont les métamorphoses des «mediaeval studies» en Amérique du Nord? Appuyé sur des archives situées aux États-Unis, au Canada et en France, cet article essaie de répondre à ces questions d’histoire culturelle, dont le fort coefficient religieux est ici mis en évidence.

“Mediaeval Studies” originated as an academic discipline at North American universities in the 1920s. This new field prompted a cultural exchange between the “New World” and Europe: numerous professors, students, and manuscripts circulated across the Atlantic. What were the vehicles for this exchange? What were its causes? What forms did this exchange take? How did “Mediaeval Studies” evolve in North America? Drawing on archives in the United States, Canada, and France, this article responds to these questions and reveals the importance of religion in understanding the development of “Mediaeval Studies”.

Los Estudios Mediales en Norteamérica se estructuraron durante los años 20 y suscitaron un intercambio cultural entre el “Nuevo Mundo” y Europa: numerosos profesores, estudiantes y manuscritos circularon por las dos riberas del océano. ¿Cuáles fueron los vectores de este intercambio? ¿Cuáles fueron las causas y los modos? ¿Cómo se metamorfosearon y evolucionaron los “Estudios Medievales” en Norteamérica? Apoyándonos en archivos de Estados Unidos, Canadá y Francia, este artículo responde a estas preguntas sobre la historia cultural y muestra la importancia de la religión para la comprensión del desarrollo de los “Estudios Medievales”.

INDEX

Mots-clés : Amérique du Nord, archives, échange culturel, études médiévales Keywords : archives, cultural exchange, mediaeval studies, North America Palabras claves : America del Norte, archivo, estudios medievales, intercambios culturales

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AUTEUR

FLORIAN MICHEL

Université de Paris XII, [email protected]

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La guerre par l’image dans l’Europe du XVIe siècle Comment un protestant défie les pouvoirs catholiques

Grégory Wallerick

1 Il est des personnages qui ont été marqués par les affrontements religieux. Certains sont particulièrement connus, tels Michel de l’Hospital, ou la famille des Guise, des Montmorency ou des Condé, pour ne citer que des exemples français, souvent les plus réputés pour la mémoire collective. Le graveur Théodore de Bry constitue un bon exemple pour cette réflexion: né en 1528, dans la ville de Liège1, aux Pays-Bas espagnols, il meurt en 1598, à Francfort-sur-le-Main. Durant la seconde moitié de ce siècle, cette région est secouée par de profonds désordres qui trouvent leurs origines dans le développement du protestantisme. Dès la fureur iconoclaste de 1566, en effet, le titulaire du trône d’Espagne, Philippe II, se lance dans une lutte contre les calvinistes, qui exigeaient la liberté de culte, chose impensable pour la puissante monarchie catholique. La répression est violente, et près de deux mille protestants sont exécutés. L’union des villes de Hollande et de Zélande donne naissance, en juillet 1572, à un gouvernement: l’Assemblée des États de Dordrecht, au sein de laquelle le Prince d’Orange, Guillaume dit le Taciturne, représente le pouvoir royal. Elle tient tête au duc d’Albe, envoyé par Philippe II2, et mène le jeune pays à la Pacification de Gand (1576), qui constitue alors un compromis sur les questions d’ordre religieux et d’autorité centrale, et consent au retrait des troupes espagnoles. Trois années plus tard, l’Union d’Utrecht permettait aux régions calvinistes du Nord3, ainsi qu’à la Flandre et au Brabant, de se séparer de celles, catholiques, du Sud, unies par l’Union d’Arras. De quelle manière Théodore de Bry est-il concerné par ces troubles? Installé à Strasbourg puis à Francfort-sur-le-Main, c’est de loin qu’il assiste à l’organisation des espaces protestants en lutte contre la monarchie catholique.

2 Depuis le XVIE siècle, la place des imprimeurs germaniques prenait davantage d’importance, notamment «dans le domaine de la circulation de l’information écrite et de l’image gravée» (Bernand, Gruzinski, 1991: 185), ce qui explique leur installation de plus en plus fréquente dans l’Espagne des Habsbourg, par ailleurs source même de l’information relative aux récits de «hardis navigateurs qui révélaient le Nouveau

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Monde aux habitants du Vieux» (Colman, 1978: 190). L’implantation de de Bry dans cette partie de l’Europe lui permettait d’obtenir un certain nombre d’informations de première main sur les voyages en Amérique, sur laquelle il a réalisé une œuvre originale4. Les relations qui existaient entre les deux parties de l’Europe appartenant aux Habsbourg, l’Empire germanique et l’Espagne, facilitaient la circulation des informations au sein de cet ensemble. Aussi, en cette fin de siècle, il est aisé de circuler entre ces deux territoires relevant de la même dynastie royale5. La pratique de l’imprimerie et de la gravure laisse Théodore de Bry dans la droite ligne de ses co- nationaux, car «très tôt, l’Espagne [et par extension le domaine des Habsbourg] attire des imprimeurs allemands et flamands itinérants» (Bernand, Gruzinski, id.) L’installation à proximité des États germaniques pourrait aussi sembler relever d’une stratégie pour mener à bien «l’ambitieuse et magnifique entreprise des Grands Voyages» (Colman, 1978: 190).

3 Quel fut le rôle des images de Théodore de Bry dans les affrontements religieux de cette seconde moitié du XVIe siècle? De quelle manière ont-elles contribué à modifier la perception que l’Europe se faisait d’une Espagne qui apparaissait comme le champion de la Contre-Réforme dans un continent secoué par des conflits religieux d’une rare violence? Afin d’apporter des éléments de réponse à ces questions, nous allons avant tout cerner la personnalité de l’initiateur des Grands Voyages, dans ce contexte géopolitique troublé. Dans un deuxième temps, nous analyserons l’attaque perpétrée par Richard Verstegan contre le monde protestant. Enfin, nous observerons la réponse formulée par Théodore de Bry, en transposant allégoriquement le conflit dans un monde exotique.

De l’orfèvre au graveur

4 Peu de chercheurs se sont intéressés au graveur originaire de Liège, alors que les réflexions autour de certaines images issues de son œuvre principale sont plus fréquentes. Quelques noms peuvent être associés à ce travail, en raison de leur intérêt porté aux planches. D’abord, Frank Lestringant a utilisé ces images dans le cadre de son travail sur la littérature autour de l’implantation des huguenots dans le refuge américain6 au XVIe s. Jean-Paul Duviols, de son côté, s’est intéressé aux aspects liés à la civilisation issue de la rencontre des peuples amérindiens et des Hispaniques7. L’ouvrage de Bernadette Bucher permet aussi d’aborder une récurrence dans de nombreux volumes des de Bry: la représentation des femmes indiennes sous les traits de «sauvages aux seins pendants». Deux autres spécialistes sont toutefois à indiquer concernant les recherches relatives aux de Bry. Il s’agit du spécialiste de Liège, Pierre Colman, qui a effectué des travaux sur les personnages ayant un lien avec la cité, ainsi que de Michèle Duchet, à l’origine d’un groupe de travail sur Le monde des relations de voyages, associé au CNRS, dans les années 1980-1990, et qui a publié un bilan des recherches à partir de quatre études sur de Bry, dont une de F.Lestringant.

5 Le personnage-clé, Théodore de Bry, est originaire de Liège8, cité qui se trouve dans les Pays-Bas espagnols catholiques. Il naît alors que le protestantisme séduit un nombre croissant de fidèles, Charles Quint9 tentant de réduire la portée de ce nouveau dogme10. Il faut attendre la décennie 1540 pour que l’Empereur lutte plus vivement contre la Réforme, par une action militaire, aboutissant à la Paix d’Augsbourg (1555)11. De Bry grandit dans cette atmosphère de lutte progressive contre la Réforme, et l’abdication

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de Charles Quint laisse les Pays-Bas espagnols à son fils, Philippe II, qui cherche alors à imposer une unicité autour du catholicisme. Inquiété pour ses opinions religieuses, le luthérien est contraint à l’exil en 1570, le souverain espagnol menant des campagnes de répression contre l’hérésie protestante depuis 1566. De Bry trouve refuge, comme bon nombre de ses coreligionnaires, à Strasbourg, ses biens ayant été confisqués.

6 Sa présence dans la ville est attestée dix années auparavant par son inscription dans les registres du métier des orfèvres12. Son mariage, la même année, avec la fille d’un orfèvre strasbourgeois13 pourrait bien être à l’origine de son ascension sociale 14. Il semblerait y avoir possédé une maison dès 156215. L’installation définitive de sa femme dans la cité coïncide avec le décès de cette dernière. Théodore de Bry se marie une seconde fois, en février, avec Catherine Rötlinger, fille d’un orfèvre originaire de Francfort, nourrissant des contacts privés puis professionnels dans la Cité du Main (Bücken, 1996: 109). Il obtient le titre «d’orfèvre et de bourgeois16 de Strasbourg» (Colman, 1978: 189), alors que la cité apparaît comme un grand centre d’édition et de publication pour le parti protestant, ce qui lui permet de s’adonner à la gravure, en plus de l’orfèvrerie, peut-être derrière le réfugié huguenot Étienne Delaune (Bucher, 1977: 9). Il précise: «du large patrimoine que m’avaient laissé mes parents, seul me restait l’art. De cela, ni les voleurs, ni les bandits rapaces ne purent s’emparer. L’art m’a rendu ma fortune et réputation de jadis et ne m’a jamais abandonné.»17

7 Ses contacts avec le monde du livre le mènent dans la capitale du premier État protestant, l’Angleterre, pendant les années 1587-1588, où il grave, entre autres, les « cuivres des trente-quatre planches de la Funeral Procession of Sir Philip Sydney » (Colman, 1978 : 190 ; Bucher, 1977 : 8) Durant cet épisode londonien, il rencontre des éditeurs avec lesquels il semble rester en contact ultérieurement, notamment pour la publication de son premier volume des Grands Voyages, dont il acquiert le texte à ce moment-là18. Sa rencontre avec Richard Hakluyt, qui a commencé à publier sa collection, les Principal Navigations, concernant la colonisation anglaise de l’Amérique, pousse Théodore de Bry à entreprendre la publication de sa propre collection. Ces ouvrages sont publiés dans son nouveau lieu de résidence, Francfort19, qu’il rejoint probablement après l’intermède anglais20. Cette ville offre des débouchés considérables dans le domaine artistique, « en tant que place marchande et financière » (Bücken, 1996 : 108). L’imprimerie et le marché du livre constituent les secteurs qui connaissent un développement des plus rapides, comme le prouve l’essor des foires aux livres de Francfort. Théodore de Bry est parvenu à tisser des liens étroits avec l’éditeur le plus important de la cité, Sigismund Feyerabend, un érudit prêt à accueillir les artistes flamands réfugiés.

8 L’année 1590 marque un tournant dans la carrière de Théodore de Bry. Il publie son premier volume des Grands Voyages dans la maison d’édition de Feyerabend, l’année même de la mort de ce dernier. Cet événement semble avoir permis à la famille de Bry d’acquérir tout ou partie du fonds d’atelier de l’éditeur décédé. Un certain nombre de protestants réfugiés (de Bry, Van Winghe, Sadeler, Delaune, etc.), soutenus par des sympathisants, paraissent organiser le domaine du livre et de l’édition principalement autour de deux villes d’empire, Strasbourg et Francfort. Cette dernière, qui constitue l’ultime lieu de vie de Théodore de Bry, concentre tous les livres, philosophiques ou religieux, et attire les éditeurs-libraires de la Réforme, de Genève, Bâle, Strasbourg ou Lyon (Bücken, 1996: 108). Leur présence dans cette ville permet à l’œuvre des de Bry d’être relayée dans les librairies européennes (Bucher, 1977: 13).

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9 Les trois premiers volumes des Peregrinationes in Indiam Orientalem et Indiam Occidentalem, communément transcrits sous le titre des Grands et Petits Voyages21, concernent chacun une région du Nouveau Monde, respectivement la Virginie, la Floride et le Brésil. Il n’est toutefois pas de notre propos de les détailler, mais une présentation s’impose toutefois. L’Admiranda narratio (1590) met en image un récit déjà publié en Angleterre par Sir Walter Raleigh, en 1585, qui narre, par prosopopée, «la vie du wigwam chez les Algonquins, ou plus précisément des Pamlicos et Secotans, branche la plus méridionale des Algonquins» (Duchet, 1987: 16). Pour cette première rencontre avec le peuple amérindien, les Européens découvrent des êtres représentés à la manière de l’École de Fontainebleau, nobles dans leur stature et leur posture, bien proportionnés, souvent de face et de dos. L’Ancien monde peut appréhender les costumes, tatouages, et nombreuses parures portés par ce peuple. Une galerie de portraits transmet un ordre hiérarchique de la société virginienne, «calqué sur la société européenne: les chefs, les prêtres, les nobles et le “commun”» (Bucher, 1977: 17). Après ce travail qui apparaît ethnographique, de Bry a adjoint une série de portraits de Pictes, de manière à établir le lien entre les mœurs des anciens Bretons et celles des peuples d’outre-Atlantique. Contrairement aux Amérindiens, le premier Picte représenté, armé comme les suivants d’un glaive et d’un javelot, parfois d’un bouclier, sur le pied de guerre, tient dans la main droite une tête fraîchement coupée d’un tronc qui n’est pas visible. Il évolue nu dans son environnement22, le corps presque entièrement tatoué de différents symboles délicats à interpréter. La grande différence avec les portraits des Virginiens réside, dans une pilosité plus importante, notamment la barbe (les Indiens étaient réputés imberbes), et dans un armement visible, lui donnant un caractère plus agressif. Les Européens, dans leur ensemble, paraissent bien à l’origine de la violence.

Pictes, [Th. de Bry, Théâtre du Nouveau Monde: les Grands Voyages, Paris, Gallimard, 1992, p.39]

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10 Par ce premier volume, le graveur s’attache un public varié, comme le prouvent les langues de publication. L’ouvrage est, en effet, publié en quatre langues – latin, allemand, français et anglais –, alors que les parties suivantes sont sorties des presses en deux versions linguistiques, en latin et en allemand. Le tableau exotique dressé par de Bry pose les bases de son travail sur un terme plus ou moins long. Les anglicans semblent avoir le recul suffisant pour laisser les autochtones vivre comme si les colons n’existaient pas.

11 Les deux parties suivantes ont en commun qu’elles évoquent toutes les deux l’expérience de colonisation française de l’Amérique, du moins en partie. La Brevis narratio (1591) permet d’aborder la problématique de l’établissement français en Floride. Accompagnant le voyage du capitaine René Goulaine de Laudonnière en 1565, le Dieppois Jacques Le Moyne de Morgues «a fourni à De Bry des dessins “faits sur le vif”» (Duchet, 1987: 15). Le Liégeois s’est appuyé sur l’ouvrage publié par le capitaine de l’expédition, l’Histoire notable de la Floride, sorti des presses en 1586, ainsi que peuvent le prouver les similitudes dans le commentaire des planches et le texte originel. Par les nombreux échanges qui apparaissent, le graveur semble avoir été en mesure de dépeindre les us et coutumes des peuples floridiens, la vie chez les Timucua et leur manière de faire la guerre, la fête, la chasse, la politique... De plus, les relations avec les peuples locaux paraissent cordiales, et, de spectateurs, les Français deviennent bientôt acteurs indirects de certaines cérémonies: des objets de fabrication typiquement européenne sont rapidement usités, comme le bouclier pour la divination ou le billot pour le sacrifice des premiers-nés (planches II, 12 et 34). Le volume sur la Floride française est marqué par une intervention des Européens dans l’organisation indigène, mais la dernière image concerne une scène de violence, ce qui rompt avec l’ordre édénique présenté auparavant.

Meurtre de Pierre Gambie, [Th. de Bry, Théâtre du Nouveau Monde: les Grands Voyages, Paris, Gallimard, 1992, p.93]

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12 Le Français Pierre Gambie, dans un canot avec deux Indiens, est sur le point d’être tué d’un coup de hache sur la tête par le Timucua qui est derrière lui. L’arme est de facture européenne, aussi il semblerait que l’Europe et les Européens soient venus dans cet éden pour y apporter des objets détournés de leur fonction première et qui servent à leur propre destruction. L’horreur atteint son maximum lorsque le troisième volume expose les rites anthropophages des peuples tupinamba, devant un Européen choqué23. Aux yeux des lecteurs, les Indiens semblent dangereux pour les Européens qui tentent de s’implanter dans cette contrée lointaine, d’autant que les dernières images du troisième volume montrent le pasteur Jean de Léry24 cherchant à convertir les Tupinamba, qui sont alors la proie du Malin.

13 Ainsi, l’expédition menée par un calviniste qui a basculé vers le catholicisme a fini dans le sang, se détruisant de l’intérieur, alors que l’unité religieuse de la colonie floridienne semble permettre des relations plus matures avec les autochtones, et que la destruction vient de l’extérieur25. Il semble ainsi évident que, pour de Bry, les relations que mettent en place les catholiques ne permettent pas la survie en symbiose des colons et de leur nouveau milieu, alors que les huguenots parviennent à s’implanter de manière plus diffuse dans l’espace américain. Il faut une intervention extérieure, catholique de surcroît, pour mettre fin à la présence française en Amérique floridienne. Toutefois, le capitaine Dominique de Gourgues, gentilhomme gascon26, se lance dans une expédition punitive, quittant la France en 1567, pour abandonner la Floride un an plus tard, après un mois de représailles contre les Espagnols. En arrivant sur cette terre, en avril 1568, il précise que, pour justifier son origine française, les Indiens de Satouriona27 ont intimé aux Français de chanter les psaumes 43, 50 et 91, «lesquels Psalmes chantés par les François asseurarent les Sauvages d’estre vrais François.»28 Ces psaumes sont particulièrement usités par les protestants29, ce qui permet d’appréhender l’importance des contacts d’ordre religieux que les Français d’Amérique30, protestants pour la plupart, sont parvenus à nouer avec les peuples amérindiens. Les Indiens tendaient à associer la religion et l’ethnie. Aussi, les Espagnols étaient les catholiques, alors que les Français venus en Amérique avaient principalement embrassé la religion protestante. Il leur était donc naturel de confondre protestant et Français. Théodore de Bry relate ainsi des faits relatifs aux protestants et leur volonté de s’implanter dans un nouveau territoire, pour vivre librement leur religion. L’Europe est, en effet, à cette époque, déchirée par des affrontements violents entre les deux factions chrétiennes.

Les attaques par l’image contre les protestants

14 Au-delà des nombreuses batailles opposant protestants et catholiques, il en est qui sont moins visibles et dont, néanmoins, le souvenir peut avoir mieux traversé les siècles. Il s’agit des images satiriques et critiques envers les protestants ou les catholiques. Rares sont les œuvres protestantes sur le terrain de la guerre des images, hormis la publication, en 1563, des Acts and Monuments de John Fox, qui met en image les immolations et les massacres perpétrés sous Marie Tudor31 contre les pasteurs et fidèles du culte réformé. Les protestants, surtout les calvinistes, «se méfient des sortilèges de l’image, symbole d’impureté à leurs yeux et amorce toute prête pour le penchant idolâtrique des fidèles» (Lestringant, 1995: 43). Concernant les attaques contre les protestants, certaines régions d’Europe sont particulièrement touchées par ce procédé. La France a reçu son lot d’images, en raison des troubles qui l’ont secouée durant

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quarante années (Dubost, 2002: 28-31), mais c’est un ouvrage paru à Anvers, en 1587, qui marque particulièrement les huguenots et, au-delà, l’ensemble du monde réformé.

15 Le Theatrum Crudelitatum Haereticorum nostri temporis de Richard Verstegan a connu plusieurs rééditions32, ainsi qu’une publication en français33 au temps des guerres de religion. Dans cet ouvrage, l’auteur dresse, à grand renfort d’images en taille-douce, un portrait des «hérétiques» des plus barbares. Ce recueil fait suite au «premier martyrologe illustré» (Lestringant, 1995: 36), Briefve Description des diverses cruautez, publié en 1583-1584, qui illustre les martyres catholiques anglais. Dans le Théâtre des Cruautez, les protestants sont présentés comme des êtres sanguinaires, violents, qui n’hésitent pas à torturer pour exterminer les catholiques. Les deux chapitres concernant principalement les premières nations considérées comme hérétiques occupent les deux tiers de l’ouvrage: Prologue des Tragédies représentées au Théâtre de la cruautez des Heretiques, ainsi que Particulière Description des cruautez et inhumanitez des schismatiques d’Angleterre, du règne de Henri huictiesme. L’Angleterre occupe ainsi douze planches, soit autant que la France, dont Verstegan a décidé de représenter principalement l’année 1562. Un autre État touché par l’essor du protestantisme fait l’objet des attaques du graveur: les Pays-Bas sous Guillaume de Nassau, pour lesquels cinq images sont gravées. Le Stathouder est, dès la page de titre, taxé d’usurpateur. Dans le cas de cette jeune nation, l’auteur est plus évasif, relatant des exécutions en grand nombre, sans réelle corrélation entre le texte et son illustration.

16 Un ensemble de vingt-neuf images permet de frapper l’imaginaire des lecteurs, tant par la finesse de l’exécution des planches, qui met en évidence des détails sordides, que par une représentation explicite et choquante pour l’époque, chacune étant accompagnée d’un texte d’autant plus précis dans la narration de l’horreur. Les illustrations concernant l’Angleterre peuvent être perçues comme une revanche pour l’auteur qui a dû fuir ce pays34.

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Exécution de Marie Stuart, [Lestringant, Richard Verstegan: Le théâtre des cruautés (1587), Paris, Chandeigne, 1995, p.141]

17 Une planche, par exemple, représente la décapitation, sous le règne de Henry VIII, du chancelier Thomas Morus (More), qui avait refusé de suivre le monarque dans son rejet de Rome.

18 Un événement contemporain est également mis en image: l’exécution de la reine catholique d’Écosse, Marie Stuart, au château de Fortheringay (ou Forderingham), le 8 février 1587. Cette dernière apparaît alors comme une martyre torturée et exécutée sauvagement par des hérétiques, pour cause d’infidélité, et Verstegan dépeint une scène publique abondant en ce sens. La foule acclame la décision prise par la Reine Élisabeth, et aucune tristesse ne semble visible. Le mouvement est créé par la hache brandie au-dessus de Marie, sur le point de s’abattre sur la nuque de la nouvelle martyre. Quelques nobles ont retiré leur chapeau, peut-être en signe de respect ou de prière pour la reine, alors que le personnage du premier plan, le plus visible, seul auprès du «spectacle» de l’exécution, a conservé sa coiffe, indiquant un total désintérêt pour le statut de la condamnée, voire un accord avec la sentence. Sur la partie gauche, à l’arrière-plan, un homme brandit la tête de l’ancienne reine d’Écosse, devant une foule enthousiaste.

19 En France paraît une série de douze planches sur les faits survenus durant les guerres de religions35, dont des massacres de religieux, surtout dans l’Angoumois, davantage pour l’année 1568 que 1562, contrairement à ce que l’auteur avait indiqué.

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Huguenots en France, [Lestringant, Richard Verstegan: Le théâtre des cruautés (1587), Paris, Chandeigne, 1995, p.105]

20 Cette planche illustre les horreurs perpétrées par les huguenots. Quatre scènes sont conjointement représentées, sans réel rapport entre elles, dans un cadre rappelant un encadrement religieux (l’édifice de l’arrière-plan présente des aspects de monastère). L’auteur a, semble-t-il, organisé sa démonstration, les lettres de l’image renvoyant à une explication textuelle. Trois huguenots, chiffre symbolique, s’acharnent sur un personnage dans chaque partie de l’image. À l’arrière-plan, des enfants sont exécutés, tenus d’une main par les pieds, l’autre brandissant une épée prête à s’abattre sur la victime, symbole de l’innocence. Les trois parts des premier et second plans mettent en scène un religieux torturé par un trio de protestants. Dans la partie droite (A), il est éviscéré, ses intestins enroulés autour d’une broche, alors qu’à l’arrière (B), le religieux est enterré vivant, tandis que l’homme d’Église présente un objet indistinct, dernier rempart face à la fureur de ses agresseurs. Enfin, le plus visible sur la planche, sur la partie avant-gauche, les huguenots auscultent l’ecclésiastique, préalablement éventré après qu’il a consommé une grande quantité d’eau, dans le but d’étudier le fonctionnement de son estomac. Une grille chauffe sur un brasier, laissant imaginer la torture suivante: la grille est hérissée de pointes, qui, une fois chauffées au rouge, pénètrent le corps du malheureux.

21 Quatre religieux du couvent des Cordeliers d’Angoulême sont aussi tués par émasculation, d’un coup de hallebarde dans le crâne ou par pendaison. Certains catholiques sont attachés deux par deux sans nourriture, afin que le seul repas possible qui leur reste soit l’autre, en cas de faim extrême, les poussant à l’anthropophagie (planche 6, p.9136). D’autres encore, sont livrés à un bûcher composé de plusieurs petits feux, consommant lentement leurs victimes ou brûlés vifs dans leur maison, après avoir accueilli les huguenots pour le souper37 (planche 7). Certaines femmes sont traînées dans les rues, tirées par un cavalier au moyen de leur longue chevelure (planche 7, p.

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93), alors que des hommes voient leurs mains plongées dans de l’huile bouillante jusqu’à ce que la peau se détache des os (planche 8, p.95). Les exemples tirés de l’ouvrage de Verstegan sont nombreux, bien que leur véracité historique soit des plus douteuses. Les corps subissent ainsi mille tourments, entre parties génitales ou langue arrachées, brûlures en tout genre, coups portés, défenestration, etc., les protestants, en général, et les huguenots, en particulier, apparaissent alors comme des barbares.

22 Toutes ces images illustrent des horreurs toujours plus monstrueuses, usant souvent de la méthode rotative38. Par exemple, sur la septième planche de l’ouvrage (p.93 dans l’édition publiée par F.Lestringant, p.37 dans l’édition de 1587), le lieutenant général du roi de France à Angoulême est tué, et l’image se termine sur l’assassinat de sa femme, traînée dans la rue. Sur la partie droite de l’image, les protestants pratiquent le supplice du chauffe-pieds39 sur une femme qui leur avait donné le couvert. De la même manière, et plus explicitement, le prêtre de Houdan (diocèse de Chartres), sur la planche 11 (p.101 ou 45), se voit contraint de célébrer la messe et de subir des moqueries en tout genre par des protestants (premier plan), alors qu’à l’arrière-plan, le même prêtre est attaché sur la croix de son église puis est pris pour cible par les arquebusiers huguenots. Dans le même temps, il semblerait qu’à l’extérieur, un autre prêtre, de Floran, près de Sainte-Menehould, soit insulté, fouetté et émasculé. Cette scène est de pure invention, les clochers étant éloignés de près de trois cents kilomètres. Verstegan ne cherche donc pas à relater une chronologie d’événements réels, mais à cumuler des horreurs dont les huguenots sont désignés coupables. Dès lors, «[...] une enquête sur les supplices appliqués en pays chrétien par les novateurs concluait à bon droit que “les disciples de Calvin et de Bèze (qu’on appelle huguenots) sont les plus cruels et désireux du sang d’entre tous les hérétiques”» (Carrière, 1940: 492). Les populations d’Europe sont ainsi influencées par ces visions d’horreur, et peuvent prendre parti contre les protestants.

23 Comment répondre, alors, à de telles attaques venant du parti du pape? Les calvinistes se refusaient à montrer leurs martyrs et à les ériger en figure emblématique de la lutte religieuse. Seules leurs paroles au seuil de la mort sont transcrites, permettant leur souvenir, et rappelant qu’ils n’ont pas dérogé à leur credo. En effet, les Réformés considèrent que le martyre ne concerne pas un homme, mais toute la population d’une même religion. Aussi, mettre en image un être subissant tourments et souffrances ne semble pas utile. Nonobstant, ils ne peuvent laisser cette agression sans réponse. C’est le graveur d’origine liégeoise Théodore de Bry qui trouve la manière la plus allégorique pour contre-attaquer40. Par l’intermédiaire des visages indigènes, il s’investit non seulement dans une action qu’il considère juste, qui plaît d’autant plus au public qu’elle concerne le Nouveau Monde41, mais, aussi, qui lui est sensible: «la Relacion s’attaque à un problème auquel l’éditeur est sensible: la défense des Indiens d’Amérique» (Bücken, 1996: 110). De Bry est parvenu à dresser un portrait idyllique des habitants du Nouveau Monde, mais rapidement, dès le troisième volume, ces derniers apparaissent barbares, en raison de l’anthropophagie.

De Bry défend les protestants

24 Après 1596, date de la parution du sixième volume, de Bry interrompt temporairement son œuvre, alors qu’il a mis en images, en trois tomes, l’ouvrage de Benzoni traduit par Chauveton42. A-t-il atteint l’objectif qu’il s’était fixé? Ce n’est pas certain. La goutte le

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fatigue-t-elle? Probablement, mais il n’interrompt pas la gravure et, en 1598, année de sa mort, sort des presses un ouvrage qui crée en Europe un profond sentiment de malaise: Narratio regionum Indicarum per Hispanos quosdam devastatarum verissima43. Cet ouvrage provient d’une double origine: d’abord, il s’appuie sur l’Historia de las Indias rédigée à partir de 152744 par Bartolomé de Las Casas et publiée en 1552 (Milhou, 1995: 7); sa seconde source est la traduction de l’œuvre précédente du castillan en latin par le protestant flamand Jacques de Miggrode45, éditée en 1579. Ce dernier avait intégré le mouvement qui, dès le

La boucherie de chair humaine, [Duviols, Milhou, Bartholomé de Las Casas: La destruction des Indes (1552), Paris, Chandeigne, 1995, p.113]

25 milieu du XVIe siècle, critique de plus en plus ouvertement «le droit du pape “de donner tous les royaumes du monde”» (id.), comme le fait aussi Montaigne, dans son chapitre «Des coches».

26 Un exemple permet d’établir cette nouvelle vision des Espagnols catholiques: sur la dixième planche de la suite lascasienne, intitulée La boucherie de chair humaine, de Bry cherche à montrer, au public européen, différents moments de la relation entre les Indiens et les Espagnols dominateurs. Les informations, au premier abord, font penser que cette image évoque le cannibalisme des Indiens46. Au premier plan, dans la partie droite de la planche, des Amérindiens, reconnaissables à leur quasi-nudité, semblent préparer un festin de chair humaine: deux d’entre eux équarrissent un corps démembré et décapité, l’ouvrant par la colonne vertébrale, un autre paraît se régaler d’un avant-bras, tenant par les cheveux une tête sans corps, dont l’expression évoque la frayeur. L’élément le plus horrible aux yeux des Européens de l’époque est sans conteste l’enfant qui semble dormir sur le «boucan»47, alors qu’il est probablement mort, et qu’il cuit, «ses chairs tendres [rendant] inutiles l’équarrissage» (Duviols, 1995: 207). La présence des Espagnols rend cette scène plus odieuse encore, non seulement parce que ces derniers laissent les populations locales cuire un jeune enfant et équarrir

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un adulte, et ne semblent pas choqués de voir un autochtone déguster des membres humains. Pire, ils organisent cette consommation. Tapis dans l’ombre, deux Espagnols pratiquent ce «troc de l’horreur», proposant une jambe ou un tronc contre un collier48. Toutes sortes de morceaux provenant de corps humains pendent sur des esses (Lestringant, 1996: 212), comme dans une boucherie européenne. Il semblerait d’ailleurs que le dépeçage du corps du premier plan soit dirigé par l’Espagnol qui tient une hallebarde49 et qui paraît indiquer les morceaux à conserver et donc à troquer. La cruauté des Espagnols aurait pu se limiter à cette horreur, mais de Bry veut montrer que, dans cette partie de l’Amérique, les Ibériques dominent les populations indigènes qui souffrent des coups portés par leurs colonisateurs. Sur la même image, la cruauté du cannibalisme organisé par les Espagnols se joint à la violence qu’ils exercent sur ceux qui leur sont soumis. Les Indiens transportent pour leurs maîtres des objets particulièrement lourds, comme un canon ou une ancre. L’un d’entre eux ploie sous le poids de l’ancre de caravelle qu’il soulève (Duviols, 1995: 207), surveillé de près par un homme vêtu à l’espagnole. À l’arrière-plan, ce même Indien chute «pour la première fois» (Lestringant, 1996: 214), et est fouetté par les Européens qui l’entourent. Ainsi que le précise J.-P. Duviols, «cette ancre ressemble à s’y méprendre à une croix» (Duviols, 1995: 207) et le jumelage des deux scènes décrites précédemment permet d’établir un lien entre cet indigène qui porte, courbé, l’ancre, «pareil à Jésus montant au Golgotha, courbé sous la croix» (Lestringant, 1996: 214) et les textes relatant le chemin de croix de Jésus. De Bry semble donc substituer le Christ à l’Indien et les Romains aux Espagnols, comble de la honte pour le royaume catholique. Supportant les coups de bâton, les indigènes poursuivent leurs corvées. Mais il est d’autres supplices plus odieux qui sont illustrés par le graveur. Sept autres images évoquent les châtiments corporels: fouet, viols, sectionnement de membres, pendaison, Indiens jetés en pâture aux chiens, et même un bébé indigène découpé en deux ou fracassé contre une hutte indienne.

27 Après avoir montré les modes de vie, les coutumes, les relations avec les Européens, de Bry relate la destruction des Amérindiens par un peuple qui a tenté, de surcroît, d’éliminer les partisans de sa propre religion. Aussi, en gravant des Indiens qui souffrent les atrocités perpétrées par les Espagnols50, c’est aux huguenots ou, plus généralement, aux protestants qu’il faut penser51. L’attaque contre la perfidie des catholiques n’est pas directe, mais elle se comprend dans le vécu de de Bry. Sa haine envers les Espagnols peut se comprendre aisément. Ces événements déplacés sur la scène exotique, cette Amérique peu connue, deviennent plus supportables au regard des lecteurs, et de Bry peut les illustrer dans toute leur horreur: «l’écart maximal est atteint: tout à la fois géographique, culturel et religieux, il empêche l’authentification» (Lestringant, 1995: 43), ce qui permet au graveur de fuir la mise à l’index. Mais cet écart évoqué par F.Lestringant ne concerne que l’Indien: l’Europe ne prête pas attention à la destruction progressive d’un peuple aussi éloigné, et réputé «sauvage». En revanche, ceux qui sont capables de tant de cruautés sur des êtres humains restent en mémoire: l’Espagnol, par extension le catholique, se comporte de la sorte en Amérique, mais peut aussi agir ainsi en Europe (Graulich, 2003: 77), car sa véritable nature se révèle dans l’espace de l’Amérique. L’image qui reste des Hispaniques, au sortir de la lecture des derniers volumes gravés par l’initiateur des Grands Voyages, reste celle d’un monstre sanguinaire, avide de toujours plus d’or, prêt à tout pour s’enrichir, n’hésitant pas à torturer pour aboutir à ses fins52.

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28 Cela permet ainsi de comprendre que de Bry ne nourrissait pas le but de retracer l’histoire des peuples d’Amérique, mais bien de toucher l’inconscient des lecteurs. Nous l’avons vu, cette période est marquée par une nette opposition idéologique et une guerre qui se déroule parfois dans la rue, comme en France lors des huit guerres de religion recensées, mais aussi très vivement dans les esprits. L’utilisation massive, de la part des catholiques comme des protestants, de la voie des images permet de frapper les esprits des lecteurs. Le contenu n’y est perceptible que pour ceux qui embrassent les mêmes idéaux. Au premier regard, l’œuvre monumentale de de Bry semble concerner l’Amérique et ses peuples, le premier volume laissant les Virginiens exposer leurs mœurs. Rapidement, ces Indiens montrent ce que l’Europe dite civilisée pourrait considérer comme leur « vraie nature », violente, voire transgressant certains tabous européens53, mais l’horreur n’est atteinte que lorsque les Européens en général, les Espagnols en particulier, se livrent à une violence incomparable. Les haines d’Europe se trouvent transplantées dans ce nouveau monde que d’aucuns considéraient, quelques décennies auparavant, comme l’éden tant recherché.

29 Toutefois, il faut se garder de considérer au premier degré une œuvre prioritairement dédiée à la propagande anticatholique, voire antiespagnole, qui participe activement à la propagation de la légende noire sur l’Espagne et ses dirigeants. Théodore de Bry affiche clairement, par son travail, cette ambition de rejoindre les quelques artistes protestants en mesure de répondre aux attaques du parti du pape, notamment depuis la publication de l’ouvrage de Verstegan. Cette réponse explique probablement la volonté de mettre en images des récits prioritairement protestants, ceux des catholiques Benzoni et Las Casas lui parvenant par le biais d’une traduction et d’une annotation du pasteur Chauveton, et permettant de briser d’autant plus l’image des catholiques conquérants.

30 De manière à suivre le parti anti-hispanique, le graveur met en scène des Espagnols violents, qui torturent les peuples indigènes. «Les quinze gravures [l’ouvrage en compte en réalité dix-sept] qui illustrent l’édition de 1598 frappent assurément l’imagination des lecteurs par les descriptions inouïes des tortures infligées aux Indiens par les Espagnols. De toute évidence, De Bry tient à entretenir les sentiments anti- espagnols dans la colonie d’émigrés flamands de Francfort et à les justifier auprès de ceux qui n’ont pas eu à subir leur domination» (Bücken, 1996: 110). Un certain nombre de Flamands avaient, en effet, été contraints, pour les mêmes raisons que le graveur liégeois, de quitter leur Flandre natale et de trouver refuge dans les cités d’Europe partisanes de la Réforme, dont Strasbourg et Francfort. D’un point de vue ethnologique, le travail de Théodore de Bry occupe une valeur plus que modeste. Certes, la finesse de l’exécution des planches avait rarement été égalée à l’époque, mais de Bry ne s’était jamais rendu en Amérique pour les décors, pas plus que pour rencontrer les peuples autochtones. Aussi s’appuie-t-il sur des récits ou des images prises sur le vif, sans réellement chercher à vérifier ses sources. Le travail, parfois de seconde main ou d’une totale invention, inclut des éléments de facture européenne lorsqu’un vide existe. Du reste, ce travail, s’il ne procède pas systématiquement d’une perspective ethnologique, permet de conserver, grâce aux sources exploitées54, une vision de populations rapidement disparues, car les tribus représentées dans les premiers volumes, Virginiens, Floridiens et Brésiliens, ont rapidement périclité au contact des Européens. Les maladies apportées par les habitants de l’Ancien Monde ont largement contribué à troubler le cycle de vie des indigènes, et au-delà de ces faits souvent développés55, la

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pénétration des colons dans les guerres tribales mène irréductiblement à une modification de l’équilibre entre les peuples.

31 L’utilisation par de Bry de l’ouvrage de Benzoni, via la traduction et les commentaires de Chauveton56, aboutit en fait à une double interprétation, celle du théologien et celle du graveur. Supplantant l’expérience du voyageur, qui n’apparaît sur aucune des planches, le Liégeois axe son travail autour de la cruauté des conquérants et des maux causés aux Indes et à leurs habitants après leur passage. De libre au début de l’histoire de Benzoni (quatrième livre, évoquant la découverte et les prémices de la conquête), l’Indien est asservi au fur et à mesure des publications, et l’ouvrage de Las Casas, le dernier publié par Théodore de Bry, en 1598, montre, de la part de la nation conquérante, une cruauté plus grande encore. Bien que les événements relatés par Benzoni soient, de toute évidence, historiques, comme l’indiquent d’autres sources (les récits de Pietro Martire, Oviedo ou Gomara), ils constituent surtout un «réquisitoire contre les méthodes de la colonisation espagnole, inspiré de celui de Las Casas et renforcé par les commentaires de Chauveton» (Bucher, 1997: 88). Les méthodes employées, développées précédemment, reprennent celles que l’Inquisition utilisait: flagellation, supplice du garrot, de l’eau, pendaison, bûcher, massacre... et constituent une partie de la panoplie inquisitoriale. Toutefois, il paraît important de souligner que l’Inquisition a fonctionné en Amérique, mais principalement en répression des mauvais chrétiens, qui profitaient de l’éloignement de Rome pour se livrer à des exactions jusqu’alors condamnées par l’Église. Elle jugeait les paroles malsonnantes, les blasphèmes, mais aussi l’hérésie protestante (à l’exemple de l’archevêque de Mexico en 1553, Alonso de Montufar) (Grunberg, 1988: 67). Cependant, le protestantisme ne se développe pas en Nouvelle-Espagne, tant l’Inquisition soupçonnait les non-Espagnols (Grunberg, 1988: 68), alors que les Indiens étaient principalement poursuivis pour idolâtrie et sorcellerie (Grunberg, 1988: 69). Condamnant la conquête, de Bry veut aussi transmette une autre image: «la mort des Indiens a été le fait des Espagnols et non la conséquence de la présence du vrai Dieu» (Duchet, 1987: 44).

Pour conclure

32 En cette fin du XVIe siècle, l’année 1598 apparaît importante du point de vue des affrontements religieux. En effet, dans notre propos, cette année est marquée par trois événements qui se sont déroulés de manière concomitante. Au cœur de ces conflits religieux, un des personnages les plus marqués par les oppositions entre les factions issues du nouveau schisme de la chrétienté, l’initiateur des Grands Voyages, qui a grandement participé à la leyenda negra qui entachera pendant des décennies la monarchie catholique, meurt à la fin du mois de mars. À sa mort, peu imaginent les événements qui mettent un terme, temporaire, aux affrontements brutaux qui ont marqué la seconde moitié de ce siècle. D’un point de vue politique, deux faits surviennent simultanément. En avril, le roi de France Henri IV cherche à calmer les tensions de son royaume en signant l’édit de Nantes qui octroie aux huguenots certaines libertés et quelques places fortes. Le mois suivant, le 6 mai, celui qui fut pendant un demi-siècle l’adversaire d’une France qui tente alors de se pacifier meurt dans son palais de l’Escurial. L’Espagne du «siècle d’or»57 a, sans le savoir, vécu ses plus belles années. Cependant, ces faits ne mettent pas fin aux troubles qui ressurgissent rapidement dans les États concernés58. La guerre des images ne s’achève pas non plus,

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loin de là, et le XVIIe siècle est marqué par un nombre conséquent de pamphlets illustrés ou de caricatures illustrant le pouvoir ou critiquant les partis opposés. De la même façon, les ouvrages qui ont attisé les luttes entre les factions catholiques et protestantes ont été réédités dans la première moitié du XVIIe siècle59, marque d’un intérêt certain des populations européennes pour ces questions.

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DUBOST Jean-François, 2002, «Huit guerres qui ont déchiré la France», Les collections de l’Histoire: Les guerres de religion, 17, pp.28-31

DUCHET Michèle, 1987, L’Amérique de Théodore de Bry, une collection de voyages protestante du XVIe siècle: quatre études iconographiques, Paris, Éditions du CNRS.

DUVIOLS Jean-Paul, MILHOU Alain (introd.), 1995, Bartholomé de Las Casas: La destruction des Indes (1552), Paris, Éditions Chandeigne. DUVIOLS Jean-Paul, 2006, Le miroir du Nouveau Monde. Images primitives de l’Amérique, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne.

GELLIBERT DES SEGUIN Ernest, 1864, «Aubeterre en 1562. Enquête sur le passage des protestants en cette ville. Le pillage de l’église Saint-Jacques et la destruction des titres et papiers du chapitre», Bulletin de la Société archéologique et historique de la Charente, Série 3, t. 4, Angoulême, pp. 343-380.

GRAULICH Michel, 2003, «Le cannibalisme sans tabou», Historia thématique, pp.74-77.

GRUNBERG Bernard, 1988, «Le Nouveau Monde mis au pas», Notre Histoire, 35 «Spécial Inquisition», pp.65-70.

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GRUZINSKI Serge, 1990, La guerre des images de Christophe Colomb à «Blade runner» (1492-2019), Paris, Fayard.

LESTRINGANT Frank (préf., annot.), 1995, Richard Verstegan: Le théâtre des cruautés (1587), Paris, Éditions Chandeigne. –, 1996, L’expérience huguenote au Nouveau-Monde (XVIe siècle), Genève, Droz. –, 1996, Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Presses Universitaires de France. –, [1990] 2004, Le Huguenot et le sauvage. L’Amérique et la controverse coloniale, en France, au temps des guerres de religion (1555-1589), Genève, Droz, coll. «Titre courant».

LUSSAGNET Suzanne, 1958, Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVIe siècle. Tome II. Les Français en Floride, Paris, Presses Universitaires de France.

MALAISE-ENGAMMARE Isabelle, 1996, «Théodore de Bry et Bartholomé de Las Casas. Images de la dissidence religieuse», Art&Fact, 15 «Mélanges Pierre Colman», pp.112-115.

NOTES

1. Il rappelle à chaque fois, dans ses œuvres, son origine: Theodorus de Bry Leodiensis, qui peut se traduire par «Théodore de Bry, Liégeois de naissance». 2. Le roi d’Espagne avait d’ailleurs mis Guillaume d’Orange hors-la-loi (J.-P. Bois, La guerre en Europe, 1993, p.59). 3. Hollande, Zélande, Utrecht, Gueldre, Overijssel, Frise et Groningue. 4. La collection des Grands Voyages, composée de quatorze volumes in-folio, publiés sur une durée de quarante-quatre années, relate des événements concernant l’Amérique, depuis sa découverte jusqu’à sa conquête par les nations espagnole, française, anglaise et néerlandaise. 5. Depuis l’abdication de l’empereur Charles Quint, en 1555-1556, «l’empire sur lequel le soleil jamais ne se couche» (Cité in J.-P. Dedieu, L’Espagne de 1492 à 1808, 1994, p.11) avait effectivement été partagé entre le fils de l’empereur, Philippe II, qui conserve la péninsule ibérique et les terres colonisées, et le frère de Charles Quint, Ferdinand, à qui échoit le titre d’empereur et l’Europe centrale (ibid., p.12). 6. Le travail en relation avec de Bry est repris dans son livre Le huguenot et le Sauvage – L’Amérique et la controverse coloniale en France au temps des guerres de religion (1555-1589), 1990. 7. Son ouvrage, intitulé Le miroir du Nouveau Monde. Images primitives de l’Amérique (2006), établit de nombreuses références entre le travail de de Bry et l’iconographie de l’Amérique et de la conquête de ce territoire en Europe, s’appuyant sur des entrées thématiques (les «sauvages», le 12 octobre 1492, les visions infernales, les conquistadores, etc.) à grands renforts d’images. 8. Les origines de ce personnage restent relativement sombres, en raison notamment de la répétition des mêmes noms au sein de la famille des de Bry: «de père en fils, on y portait le prénom de Thiry (Thierry, Théodore) et on y exerçait la profession d’orfèvre». (P. Colman, «Un grand graveur-éditeur d’origine liégeoise: Théodore de Bry», in Stiennon J., Lejeune R. (s.d.), La Wallonie. Le Pays et les Hommes, Lettres – arts – culture, t. II, 1978, p.189). Aussi, dresser la généalogie pour remonter aux origines de notre Théodore de Bry aboutit à un schéma compliqué. 9. Roi d’Espagne et de Sicile dès 1516, empereur germanique à partir de 1519. 10. Dès 1521, par l’édit de Worms, il en interdit l’exercice, puis en 1529, la diète à Spire impose le rite catholique dans tous les territoires, même réformés. 11. Elle repose sur le principe selon lequel chaque prince choisit sa religion, les sujets en désaccord pouvant librement émigrer (Cujus regio, ejus religio).

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12. Le nom de Dieterich Brey (ou Dittert Bry) apparaît, et son poinçon y a été insculpé (ibid., p. 189). 13. Catherine Esslinger, qui lui donne trois enfants: Jean-Théodore ou Hans-Dieterich (1563), Jean-Israël ou Hans-Israël (1565) et Jean-Jacques (1566). 14. La famille De Bry avait connu une formidable ascension sociale au milieu du siècle, lorsque le père de Théodore, Thiry le Jeune, avait épousé Marie Rickman, fille d’un échevin de la Souveraine Justice, à Liège, donnant ainsi à la famille armoiries et devise: «Nul sans souci De Bry» (ibid., p.189). 15. Comme l’indique le recensement de la même année, précisant la présence de trois serviteurs, probablement des ouvriers, et d’une servante (ibid.). 16. Ce qui lui permet de jouir des privilèges de la cité. 17. De Bry décrivant sa famille dans la préface d’un ouvrage de Jean-Jacques Boissard, Icones Quinquaginta virorum illustrium (1597), cité in B.Bucher, La sauvage aux seins pendants, 1977, p.8. 18. Thomas Harriot, qui avait été envoyé en Virginie en qualité de géographe et d’historien, a publié son ouvrage en 1588, A Brief and True Report of the Newfoundland of Virginia, illustré des aquarelles de John White. Ces dernières ont servi de modèle aux gravures en taille-douce pour l’Admiranda Narratio... (1590). 19. Il a probablement ouvert une librairie dans cette cité dès 1570 (d’après A.-G. Becdelièvre- Hamal, Bibliothèque liégeoise ou précis historique et chronologique de toutes les personnes qui se sont rendues célèbres par leurs talents, leurs vertus ou leurs actions dans l’ancien diocèse et pays de Liège, les duchés de Limbourg et de Bouillon, le pays de Stavelot, et la ville de Maestricht; depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Liège, 1836, p.308). 20. Il doit en effet abandonner son titre de bourgeois de Strasbourg lorsqu’il demande, le 29 octobre 1588, celui de bourgeois de Francfort, titre qu’il obtient le 9 février 1591 (P. Colman, op.cit., p.189). 21. La notion de taille concerne en fait le format de publication ainsi que la région concernée. Les Grands Voyages décrivent les Indes occidentales, autrement dit l’Amérique et l’Océanie, alors que les Petits Voyages sont de format plus petit et permettent une description des Indes orientales, c’est-à-dire l’Asie (Chine, Japon, Inde) mais aussi l’Afrique (B. Bucher, op.cit., p.3), le format différant peut-être pour des raisons de commercialisation (M. Duchet, «Le texte gravé de Théodore De Bry», in M.Duchet (s.d.), L’Amérique de Théodore de Bry, une collection de voyages protestante du XVIe s.: quatre études iconographiques, 1987, p.15). 22. Le graveur dresse ainsi un parallèle entre la nudité des premiers Anglais et celle des peuples amérindiens. 23. Hans Staden a, en effet, été prisonnier de cette tribu et a publié, en 1557, un récit de ces quelques mois de captivité, durant lesquels il a observé le fonctionnement de cette société rapidement disparue (Warhafftige Historia und Beschreibung einer Landschaft des Wilden, Nacketen, Grimmigen Menschfredder Leuthen in der Newen Welt America gelegen). 24. Léry a accompagné le Chevalier de Villegagnon en 1557, mais la petite colonie brésilienne se scinde pour des raisons religieuses, ce dernier, calviniste qui a rejoint le catholicisme, rejetant les membres protestants de l’île. 25. L’adelantado Ménendès de Avilés avait reçu de Philippe II, roi d’Espagne, l’ordre de détruire le fort français de Floride. Averti d’une attaque imminente en septembre 1565, Ribault devance l’Espagnol, mais «une tempeste si grande, et accompagnee de tels orages, que les Indiens mesme m’asseurerent qu’ils faisoit le plus mauvais temps qui fut jamais veu en ceste coste» (Laudonnière in S.Lussagnet, Les Français en Amérique. T2 Les Français en Floride, 1958, p.176) projette le navire de Ribault, qui perd le combat. Ménendès peut ainsi attaquer le fort. Pour de plus amples développements, cf. F.Lestringant, L’expérience huguenote..., chap.XI «Une Saint-Barthélemy américaine: l’agonie de la Floride huguenote (sept.-oct. 1565), d’après les sources espagnoles et françaises», 1996, pp.229-242.

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26. S. Lussagnet, op.cit., 1958, p.187, note 2, pour une brève biographie de de Gourgues. 27. Chef du peuple timucua, allié aux Français. 28. D. de Gourgues, in S.Lussagnet, op.cit., 1958, p.243: «Revenge moy, prens la querelle, – Le Dieu le fort, l’éternel parlera, – Qui en la garde du haut Dieu.» 29. L’analyse de Charles Samaran semble pourtant préciser que Dominique de Gourgues était catholique, du moins dans les derniers temps de sa vie. D’après F.Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage..., 2004, p.268. 30. Aucune référence ne nous permet d’appréhender de manière certaine les tentatives de conversion d’un Laudonnière ou d’un Ribault (ibid., p.251). 31. Reine catholique d’Angleterre et d’Irlande de 1553 à 1558. 32. 1592, 1604 et 1607 en latin (Bulletin de la Société archéologique et historique de la Charente, 3e série, t. IV, 1864, p.373), ce qui montre l’intérêt porté, à l’époque, à cet ouvrage. 33. Théâtre des Cruautez des Hérétiques de nostre temps, 1588, réédité en 1607, qui constitue une scénographie de la Contre-réforme (C. Dumoulié, Les Théâtres de la cruauté. Hommage à Antonin Artaud, 2000, p.5). 34. Né Richard Rowland, à Londres, vers 1550, de confession catholique, il est contraint de quitter l’Angleterre au moment des «lois de sang» d’Elisabeth Ire. Il trouve alors refuge à Anvers où il travaille pour le compte du roi d’Espagne Philippe II. 35. Nous utilisons les explications de l’édition française de R.Verstegan, reprises par le Bulletin de la Société archéologique et historique de la Charente, pp.375 ssq. 36. Nous utilisons la pagination de la publication préfacée et annotée par F.Lestringant, en 1995. 37. Les guerres pèsent très lourd sur les habitants qui vivent à proximité des champs de bataille, leurs récoltes pouvant être dévastées, et, surtout, risquant de devoir héberger et nourrir les combattants et leurs montures, au risque parfois d’être volés et/ou violés. 38. Sur une même planche, plusieurs événements qui se déroulent successivement sont représentés suivant un sens de lecture rotatif (B. Bucher, op.cit., 1977, p.33). 39. Il s’agit d’allumer un feu, d’y mettre des pelles de fer et lorsqu’elles sont rouges, de brûler la plante des pieds du supplicié. 40. Le travail mené par Serge Gruzinski a permis de déterminer quatre périodes d’affrontements par l’image. La seconde période concerne notre auteur, puisque les éléments mis en images par de Bry concernent prioritairement les années 1520-1570. 41. Ce qui lui assure une source de devises, comme l’indique le témoignage de l’auteur en prélude de la Pars Secunda (1592). 42. Un lecteur avisé doit parvenir à dissocier la part de moquerie de Chauveton de la «réalité» issue de la source première. De Bry prend en effet «connaissance de Benzoni dans la traduction qu’en a donnée Chauveton, encore qu’il serait plus exact de parler d’interprétation.» (I. Malaise-Engammare, «Théodore de Bry et Bartolomé de Las Casas. Images de la dissidence religieuse», Art&Fact, 15, p. 112). 43. Il semblerait, derrière l’analyse d’I. Malaise-Engammare, que cet ouvrage soit davantage une œuvre collective de la famille de Bry, le père, Théodore, arrivant en fin de vie (il meurt en mars 1598), et les frères, Jean-Théodore et Jean-Israël, ont signé: Cum figuris fratrum de Bry, ce qui indique leur travail. 44. J. Cornette, «Pour Dieu et les Indiens», L’Histoire, 271, p.21: «C’est dans cette retraite studieuse [à SaintDomingue], en 1527, que [Las Casas] commence à rédiger l’Historiade las Indias, pour laquelle il dispose notamment des papiers de Christophe Colomb». 45. C’est d’ailleurs cette version qui est publiée par A.Milhou, en 1995. Ce n’est qu’à la fin de l’année 2002 que les éditions du Seuil publient pour la première fois en français l’œuvre de Las Casas. 46. Les lecteurs avaient déjà découvert dans le troisième volume des Grands Voyages l’atrocité de l’anthropophagie rituelle chez les Tupinamba.

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47. Il s’agit du procédé qui consistait à fumer les morceaux de «viande» sur le feu qui se trouvait en dessous. Toutefois, contrairement à la représentation faite ici, le brasier n’avait pas de grandes flammes pour cuire, mais le feu devait permettre la fumaison. 48. L’échoppe au deuxième plan de l’image, devant laquelle des Indiennes viennent apporter des bijoux pour choisir un morceau de viande sur l’étal, paraît effectivement de facture européenne. 49. F. Lestringant, Une Sainte horreur ou le voyage en Eucharistie, 1996, p.212. Il s’agirait, d’après I.Malaise-Engammare, op.cit., p.114, de Pedro de Alvarado. 50. J.-P. Duviols, «Théodore de Bry et ses modèles français», Caravelle, 58, 1992, p.14, précise toutefois que des «aquarelles ont été peintes seize ans avant que ne paraisse l’édition latine de Théodore de Bry»: était-ce une esquisse copiée par le graveur (la page de titre manuscrite comportait le nom de Guillaume Iulien à l’enseigne de l’Amitié pres le College de Cambray)? 51. F. Lestringant, dans la préface de la réédition de R.Verstegan, op.cit., 1995, p.43, précise: «Les Indiens d’Amérique prennent la place des huguenots persécutés en France et des protestants martyrisés de toute l’Europe.» 52. L’image 14 du vol. V permet d’illustrer cette idée: des Indiens de la province de Carthagène, qui ont amené de l’or au gouverneur Diego Gottirez, se retrouvent, au terme d’un repas partagé, enchaînés pour obtenir une rançon. 53. Tel le cannibalisme caractéristique des peuples tupinamba rencontrés au Brésil lors des expéditions portugaises ou françaises, au milieu de la décennie 1550, et mis en image par de Bry dans le vol. III (1593) des Grands Voyages à partir des récits de Hans Staden et de Jean de Léry: Americae tertia pars... 54. Qu’il s’agisse de Thevet, Staden ou Léry, chacun d’entre eux a été en contact avec les peuples concernés, et décrit ce qu’il a pu voir, bien que cette vision soit naturellement influencée par leur point de vue européen, comme le prouvent les remarques relatives aux vêtements. 55. N. Wachtel, La Vision des vaincus..., pp.136-140 précise, à partir de l’exemple du Pérou, combien la population amérindienne a été décimée suite à sa rencontre avec les Européens, naturellement immunisés contre certaines maladies qu’ils pouvaient véhiculer sans les contracter. L’exemple semble transposable à tous les peuples amérindiens qui ont connu des contacts plus ou moins intimes avec les colons, car ils ont tous subi une chute particulièrement brutale de leur population. 56. B. Bucher, op.cit., p.88: «L’ouvrage [de Benzoni] a été traduit d’italien en français et en latin par un théologien protestant de Genève, Urbain Chauveton.» 57. L’expression est reprise par Bartholomé Bennassar dans son ouvrage L’Espagne du Siècle d’or, 1982. 58. En France, par exemple, l’avènement de Richelieu comme conseiller du roi Louis XIII ravive les tensions avec les huguenots et les États protestants, l’Angleterre aidant par voie de mer les protestants de La Rochelle lors du siège de 1629. 59. Nous avons déjà évoqué la réédition de R.Verstegan de 1607; les neuf premiers volumes des de Bry ont été réédités par le successeur de la famille, Matthieu Mérian, en 1634, en latin (A.-G. Camus, Mémoire sur la collection des Grands et Petits Voyages, 1802, p.16).

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RÉSUMÉS

Dans toute l’Europe, et particulièrement en France, la seconde moitié du XVIe siècle est marquée par des conflits liés aux guerres de religion. Au-delà des combats physiques, les affrontements psychologiques prennent racine dans une guerre des images, plus facilement comprises par les coreligionnaires et permettant d’attaquer subtilement le camp adverse. Dès la publication, par les catholiques, d’un ouvrage sur la cruauté des «hérétiques» aux temps des guerres de religion, le protestant graveur d’origine liégeoise Théodore de Bry entreprend de publier sa collection des Grands Voyages, projetant le conflit européen dans un décor exotique: l’Amérique. De quelle manière est-il parvenu à imposer une vision du monde catholique?

The second part of the sixteenth century was caracterized by religious wars in the whole Europe, particularly in France. Pictures were used to influence the consciousness, by Catholics as well as Protestants. Some of people were particularly concerned by this kind of war. At the end of the eighteenth decade, Verstegan published a book which showed Protestants attacking Catholic people, especially religious men. Few years later, Theodor de Bry, Flemish immigrant to Frankfurt because of his conversion, decided to publish the collection of Grands Voyages. He conveyed the confrontation to a far away country, the America, where Indians replace Protestants, imposing a vision of the Catholic world.

La segunda mitad del siglo XVI ha sido marcado por numerosos enfrentamientos de fundamentos religiosos en toda Europa, aunque Francia aparezca como un terreno de predilección durante los conflictos ligados a las guerras de religiones. Más allá de estos combates físicos, los enfrentamientos psicológicos se arraigan en una guerra de las imágenes, que son más fácilmente comprendidas por los correligionarios y además permiten, fundamentalmente, atacar sutilmente el campo adverso. A partir de la publicación por parte de los católicos de una obra sobre la crueldad de los “heréticos” en los tiempos de las guerras de religión, el protestante grabador de Liège Théodore de Bry emprende la publicación de su colección de los Grandes Viajes, proyectando el conflicto europeo en un paisaje exótico: América. De qué manera logró imponer una visión del mundo católica?

INDEX

Palabras claves : enfrentamientos, imagen, leyenda negra, Théodore de Bry, Verstegan Keywords : black legend, confrontation, picture, Theodor de Bry, Verstegan Mots-clés : affrontements, image, légende noire, Théodore de Bry, Verstegan

AUTEUR

GRÉGORY WALLERICK

Doctorant à l’université Charles de Gaulle – Lille 3, [email protected]

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Les fondations de la Communauté de Sant’Egidio et de la Société de Saint-Vincent-de-Paul Essai de mise en parallèle

Charles Mercier

1 Dans un livre entretien avec Dominique Chivot paru récemment chez Bayard, Andréa Riccardi, historien et président de la communauté de « Sant’Egidio », écrit à propos des débuts de ce groupe qu’il a fondé à Rome en février 1968 : « Nous nous disions : ne faisons pas les dames de Saint-Vincent-de-Paul ; ne portons pas de cadeaux comme dans un rapport de dépendance entre bourgeois et pauvres ; créons un lien d’amitié. Et nous avons fait une école d’alphabétisation dans ces baraquements » (Riccardi, 2001 : 21). Dans la décision pratique qui est à prendre par la communauté de Sant’Egidio naissante (comment vivre concrètement le service des pauvres ?), le modèle de la dame d’œuvre vers lequel a évolué la Société de Saint-Vincent-de-Paul apparaît comme un repoussoir. Pourtant, Il existe des points communs remarquables entre cette dernière et la Communauté de Sant’Egidio. En effet, il s’agit de deux organisations catholiques de laïcs, fondées par des jeunes gens aux profils similaires et ayant pour principal domaine d’action le service des pauvres. Aussi est-il tentant d’essayer de comparer plus profondément ces deux organisations pour mieux comprendre ce qui fait l’originalité et la nouveauté de la Communauté de Sant’Egidio.

2 Les deux sociétés catholiques ayant été fondées à cent trente cinq ans d’intervalle1, leur mise en parallèle présente des difficultés. Sant’Egidio est une « communauté nouvelle2 » tandis que la Société de Saint-Vincent-de-Paul est une organisation déjà ancienne. Par conséquent l’étude ne portera pas sur les deux organisations actuelles mais sur leurs débuts respectifs et plus particulièrement sur la période de leur fondation. Celle-ci peut être définie comme le laps de temps durant lequel sont posées les bases de l’organisation. Elle est encadrée par une première réunion à caractère informel d’un côté et par la mise en place de statuts qui assurent la pérennité à la structure de l’autre. Pour la Société de Saint-Vincent-de-Paul, il s’agit d’une période relativement brève, de deux ans et demi, allant d’avril 1833 (première réunion) à

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décembre 1835 (promulgation du règlement). Pour la Communauté de Sant’Egidio, cette période est plus étirée : la rédaction des statuts n’intervient qu’en 1986, soit dix-huit ans après les débuts de la communauté en février 1968. À la lumière de cette comparaison, peut-on parler d’un modèle commun à la communauté de Sant’Egidio et à la Société de Saint-Vincent-de-Paul, ce qui induirait que les membres de Sant’Egidio « revivent » l’expérience d’Ozanam et de ses amis avec un décalage de cent cinquante ans ? Est-on en présence, au contraire, de deux modèles distincts ? La documentation rassemblée pour répondre à cette question est inégale et c’est une des limites de ce travail : ayant consacré une recherche à la fondation de la Société de Saint-Vincent-de- Paul, nous avons une certaine familiarité avec les sources qui l’éclairent. En revanche, en ce qui concerne la fondation de la Communauté de Sant’Egidio, nous nous sommes limités aux sources publiées en Français à ce sujet, à savoir deux livres d’entretien d’Andréa Riccardi3 (Riccardi, 1996 et 2001). Le matériau que nous avons travaillé est donc un discours de fondation, celui du fondateur, reconstruit plusieurs années après les faits. La thèse en cours de Marie Balas sur la Communauté de Sant’Egidio4, permettra de mettre en perspective le témoignage d’A. Riccardi.

3 Notre travail de comparaison portera sur trois aspects : la construction de l’identité du groupe, les formes de communalisation et la durée de la phase de domination charismatique.

La construction de l’identité religieuse du groupe

4 L’identité religieuse entendue dans un sens large ne concerne pas simplement le contenu des croyances mais aussi les pratiques religieuses, les manières de concevoir le monde et d’y agir, les appartenances vécues (Hervieu-Léger, 2001 : 70). Elle se construit nécessairement par l’insertion dans une lignée croyante et le rattachement à une tradition (Hervieu-Léger, 1993). Comment s’opère, pour la Société de Saint-Vincent-de- Paul et la communauté de Sant’Egidio, ce rattachement à une ascendance de croyants, condition de la fabrication d’une identité religieuse ?

5 Les deux groupes à leur début se pensent en rupture avec le passé immédiat. Les fondateurs de la Société de Saint-Vincent-de-Paul veulent démarquer leur structure des œuvres de la Congrégation, une association religieuse fondée à Paris en 1801 par un ancien jésuite, l’abbé Delpuits. À l’origine œuvre de piété et de charité qui ne rassemblait que quelques étudiants, elle regroupe à partir de l’année 1814, marquée par le retour des Bourbons, de plus en plus de personnages influents qui lui donnent un poids non négligeable sur le plan religieux, social, voire politique. Parallèlement à la création d’une « filiale » caritative (La Société des bonnes œuvres, spécialisée dans la visite des hôpitaux et des prisons), la Congrégation encourage certains de ses membres à se regrouper dans une association secrète, les chevaliers de la foi, qui se veut au service de l’alliance du Trône et de l’Autel (Bertier de Sauvigny, 1948). Ce mélange des genres, déjà dénoncé sous la Restauration (Montlosier, 1826), est fatal à la Congrégation qui ne survit pas à la Révolution de 1830. Les confrères de Saint-Vincent-de-Paul cherchent à se prémunir de ces errements : dans le règlement promulgué en 1835, ils décident d’évacuer l’action proprement politique de leur association : « L’esprit de charité en même temps que la prudence chrétienne nous portera encore à bannir à jamais de nos réunions communes ou particulières les discussions politiques (…) Notre société est toute de charité : la politique lui est tout à fait étrangère » (Société de Saint-

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Vincent-de-Paul, 1836 : 22-23). Par ailleurs, au secret, susceptible d’alimenter les rumeurs et les légendes, est préférée l’humilité5.

6 Pour ce qui concerne la communauté de Sant’Egidio, la phrase d’Andrea Riccardi citée en introduction témoigne d’une volonté de rupture par rapport à l’organisation catholique caritative devenue dominante… la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Mais la volonté de démarcation est plus large. C’est l’institution catholique toute entière qui apparaît comme un repoussoir : « l’Eglise officielle ne nous plaisait pas trop, instinctivement, parce qu’elle était une institution un peu trop impliquée avec le pouvoir. Surtout elle était loin, tout en étant à Rome » (Riccardi, 1996 :12). Le contexte de la seconde moitié des années soixante alimente cette volonté de changement radical : « J’ai lu Gramsci et un peu Marx en 1968. C’était une génération qui les découvrait. J’avais surtout l’idée que le monde devait changer, qu’il fallait s’interroger sur la manière de le changer, qu’il fallait inventer l’avenir, changer les règles du jeu, tracer les lignes de développement » (ibid. : 6).

7 Le fait que les deux groupes construisent leur identité religieuse en rupture avec ce qui précède immédiatement n’est pas en soi surprenant. La fondation d’une nouvelle organisation n’est légitime que dans la mesure où elle apporte du nouveau par rapport aux structures déjà existantes. De plus, dans les cas d’organisations de jeunesse, la nouvelle génération montante ressent souvent le besoin de se démarquer des aînés (Cholvy, 2000 : 356 et Hervieu-Léger, 2001 : 62). La question est donc de savoir si, au- delà de la rupture identitaire imaginée par les fondateurs, il y a réellement une crise de la transmission de l’identité religieuse.

8 Dans les deux cas, les fondations sont opérées dans des situations où le lien constitutif de la religion à la mémoire est distendu, semblant mettre en péril la continuité des générations croyantes.

9 La fondation de la Société de Saint-Vincent-de-Paul a lieu dans les années 1830, dans un contexte où la mémoire collective religieuse est fragilisée par cette grande rupture que constitue la Révolution de 1789. Au début des années 1830, le clergé n’est pas encore tout à fait remis de la désorganisation religieuse provoquée par la Constitution civile du clergé, la création de deux Églises parallèles, les persécutions. Dans de nombreuses familles, l’épisode révolutionnaire a entraîné des ruptures dans la chaîne de croyance aux dogmes du catholicisme. Ainsi, parmi les sept fondateurs de la Société, on compte un étudiant saint-simonien récemment converti (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1960 : 16). Certains pans entiers de la société ont oublié le passé religieux. À cette perte de mémoire s’ajoute, en ce début des années 1830, la difficulté de la mobilisation imaginaire du passé pour l’invention de l’avenir. La réalité nouvelle issue de la révolution de juillet 1830 semble trop complexe, trop différente de celle connue par les générations précédentes. Cet événement ne marque pas seulement un essai de révolution politique et sociale, c’est « un tournant dans l’évolution générale de la société qui semble « “vaciller” sur des assises idéologiques traditionnelles remises en questions en elles-mêmes ou par l’éclosion et la diffusion de nouvelles technologies » (Brémard, 1967 : 15). Cette révolution marque pour les catholiques la fin du rêve d’alliance entre le Trône et l’Autel. Les émeutes sociales qui l’accompagnent font prendre conscience de l’avènement d’une société industrielle marquée par les conflits entre pauvres et riches.

10 La fondation de la communauté de Sant’Egidio a lieu en 1968. La mémoire collective religieuse est également menacée en cette période de développement économique et

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d’exode rural. Andrea Riccardi raconte que sa famille s’est détachée de la religion en quittant l’Ombrie pour Rome : « Ma famille, après que les nouvelles générations eurent quitté l’Ombrie, est devenue plutôt laïque. Mon père, président d’une banque appartenait à cette tradition. Il était lié à Il mondo de Pannunzio, cette revue laïque de la gauche non marxiste, de haut niveau culturel, qui dans l’Italie de l’Après-guerre était un vrai modèle de journalisme. Le climat religieux était tolérant, ni religieux, ni laïciste, ni anticlérical. Ma mère aussi était plutôt laïque » (Riccardi, 1996 : 3). En ces années, la conjonction de la réception du concile Vatican II et de la montée de la contestation étudiante bouleverse aussi considérablement les modalités de la transmission religieuse, posant la question de sa légitimité même. A. Riccardi note que le rôle de transmetteur du prêtre était en pleine recomposition : « J’ai vu de près la crise du prêtre après Vatican II : devait-il être un leader ou pas ? Il n’avait plus un rôle aussi sûr dans l’Eglise… » (ibid. :12).

11 La crise de la transmission semble donc marquer les deux contextes de la fondation. Pourtant, il nous semble que ces deux crises sont d’une importance inégale. L’identité religieuse de la Société de Saint-Vincent-de-Paul est façonnée en grande partie par les deux adultes vers qui se tournent les étudiants : Emmanuel Bailly, âgé de 42 ans en 1833, éditeur, ancien membre de la Congrégation, et Rosalie Rendu, âgée de 47 ans, sœur de la charité, s’occupant des pauvres de la Rue Mouffetard.

12 Emmanuel Bailly, élu président de la Conférence de charité qui donnera naissance à la Société de Saint-Vincent-de-Paul, rédige les « Considérations préliminaires du règlement » qui affilient les confrères à la spiritualité de Vincent de Paul. Pour l’auteur anonyme d’un article publié dans La Documentation Catholique en 1926, ces considérations préliminaires ne font qu’entériner un fait dont les fondateurs n’étaient pas conscients : ils ont, sans s’en rendre compte, ressuscité les œuvres que Vincent de Paul avaient créées deux siècles auparavant : « Les conférences de charité n’étaient- elles pas, en somme, la résurrection, sous une forme nouvelle, de celles que saint Vincent de Paul avait établies en son temps, d’abord avec les femmes, par les Confréries de charité encore vivantes ; ensuite avec M. de Renty par l’Association des Gentilshommes, que les nouvelles Conférences faisaient en quelque sorte revivre ? On avait imité ces diverses organisations sans s’en rendre bien compte ; c’était comme une conséquence, non aperçue tout d’abord, de la longue formation de M. Bailly à l’école de saint Vincent de Paul (…) A force d’en méditer la vie, les exemples et les écrits, il s’était pour ainsi dire, assimilé les préoccupations, les désirs, et même le caractère et jusqu’au style du saint» (X, 1926 : 598). Cette filiation avec Vincent de Paul apparaît pleinement dans le nom donné à l’organisation par le Règlement : Société de Saint-Vincent-de-Paul.

13 L’autre adulte référent qui transmet une identité religieuse dans le domaine des pratiques charitables est la sœur Rosalie Rendu. En 1833, cette dernière préside à la distribution des secours du bureau de bienfaisance du XIIe arrondissement, qui correspond à l’actuel quartier de la rue Mouffetard (Sullivan, 2007 : 208). Elle a à l’époque une solide réputation de dévouement pour les pauvres puisqu’elle a fondé une crèche et un asile pour les miséreux et s’est dévouée sans compter pour les cholériques en 1832 (Goyau, 1926 : 584). Comme le raconteront des fondateurs survivants en 1882, les étudiants ne connaissent pas personnellement de pauvres à secourir et ignorent les pratiques par lesquelles on peut leur venir en aide. Ils choisissent donc de s’adresser à cette spécialiste de la charité qu’est la sœur Rosalie Rendu. Celle-ci leur fournit des bons à remettre aux nécessiteux ainsi que des conseils pratiques (Société de Saint-

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Vincent-de-Paul, 1960 : 18). Ce transfert de savoirs, de compétences et d’attitudes de la sœur Rosalie Rendu vers les premiers confrères renforce la constitution de l’identité vincentienne de la conférence de charité. En effet, Rosalie Rendu fait partie de la communauté des filles de la charité fondée en 1633 par Vincent de Paul et Louise de Marillac. Elle modifie ainsi le projet initial des étudiants pour qui la charité était un moyen apologétique : par l’activité caritative, il s’agissait de provoquer l’émerveillement et de contraindre les cœurs incrédules à reconnaître la puissance de l’amour divin (Bréjon de Lavergnée, 2008). À l’école de la spiritualité vincentienne, la visite du pauvre, sacralisé parce qu’image du Christ, acquiert une valeur en soi et permet au confrère d’accéder au divin (Bréjon de Lavergnée, 2008).

14 Plus ou moins consciemment, l’identité religieuse s’est construite par la médiation de deux adultes fortement imprégnés de spiritualité vincentienne. Le « bricolage identitaire » reste limité. Les éléments sont tous puisés à la même source : Vincent de Paul. En 1849, Frédéric Ozanam le considère comme le maître de l’organisation qu’il a contribué à fonder : « Et reportant maintenant nos regards vers notre maître saint Vincent de Paul, songeons que lui aussi était venu dans des temps difficiles… Son œuvre ne vieillit pas ; qui ne voudrait la recommencer ? » (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 2003 : 11). Plus tard, les récits des origines mettront en valeur la complémentarité entre l’enracinement dans une tradition et l’ouverture à la nouveauté dans le processus de la fondation. L’analyse sémiotique d’un récit des origines composé en 1882 par trois fondateurs survivants6 montre que les figures liées au passé, incarné par Bailly, et les figures liées à la jeunesse, incarnée par Ozanam, cohabitent harmonieusement (Mercier, 2006 : 79-83).

15 La constitution de l’identité de Sant’Egidio est beaucoup plus complexe. Elle s’opère en l’absence d’adultes référents. Andrea Riccardi, qui a fondé son groupe, ressent le besoin de se former religieusement. Il a recours aux livres dans une démarche totalement personnelle : « J’éprouvais le sentiment que si l’Evangile suffit, il n’en est pas moins nécessaire d’avoir un minimum de culture religieuse et de s’orienter. Je commençais à me doter d’une culture théologique. Je me suis donc mis à lire Congar, Chenu, de Lubac, Rahner, un peu de théologie post-conciliaire (…) Je me donnais une formation théologique personnelle mais je n’avais aucun contact avec l’Eglise officielle » (Riccardi, 1996 : 10-11). A. Riccardi procède donc à une auto construction de sa culture religieuse. Il est en quelque sorte un « autodidacte de la foi » (ibid. : 12). La démarche est bien différente de celle effectuée par les premiers confrères de la Société de Saint- Vincent-de-Paul et illustre le fait que, dans un contexte de modernité avancée, l’élaboration des identités religieuses part des individus qui « piochent » les éléments qui leur conviennent parmi les diverses ressources symboliques disponibles (Hervieu- Léger, 2001 : 70).

16 Ce bricolage identitaire ne signifie pas pour autant qu’aucun adulte n’intervienne. Andréa Riccardi rapporte que c’est un prêtre-ouvrier qui l’initie au monde des bidonvilles de la périphérie (Riccardi, 1996 : 10). Avec un autre prêtre, lui et son groupe découvrent la dimension liturgique de la foi chrétienne : « Tandis que se constituait une sorte de pré-Sant’Egidio, je découvrais l’aspect liturgique qui manquait à mon expérience » (ibid. : 10). Mais ces adultes n’ont aucunement le rôle de transmetteurs d’un bagage religieux qu’il faudrait accepter en bloc. Ils sont des éléments parmi d’autres de la trajectoire d’identification du groupe. Les deux ecclésiastiques ne

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peuvent d’ailleurs avoir de mainmise sur le groupe de par leur situation : le prêtre- ouvrier est qualifié de « très marginal » (id.) ; l’autre prêtre est « en difficulté » (Id.).

17 L’exemple de Sant’Egidio atteste l’importance des ruptures de la mémoire7 dans le cadre de la modernité religieuse avancée et relativise la crise de transmission religieuse du XIXE siècle. Le rapport de la communauté à son nom est de ce point de vue significatif. Au départ, le groupe formé par A. Riccardi ne porte pas de nom : « Nous nous désignions nous-mêmes comme La Communauté » (Riccardi, 1996 : 53). Ce n’est qu’en 1974 que le groupe décide de se « baptiser » : « Nous avons eu de longues discussions, jusqu’à une heure avancée de la nuit, et finalement nous avons opté pour Sant’Egidio (c’est-à-dire Saint-Gilles en français), du nom du lieu où nous étions installés » (id.) Contrairement aux étudiants parisiens de 1835, l’organisation n’est pas placée rapidement dans une filiation spirituelle. Quand un nom est donné à l’organisation, il correspond moins à un saint du patrimoine catholique, choisi pour son message, qu’à un lieu géographique. Saint Gilles, qui aurait vécu au VIEsiècle n’évoque rien aux premiers membres si ce n’est un toponyme. C’est uniquement dans un second temps que la communauté, par le recours à l’histoire8, essaye de l’approprier. La légende selon laquelle Saint Gilles aurait protégé une biche traquée par le roi Wisigoth Wamba est relue comme un signe de la défense du pauvre (ibid : 53).

18 Cette divergence des trajectoires d’identification est corrélée avec des modes de communalisation différenciés.

La construction du mode de communalisation

19 Le mode de communalisation renvoie au type de liens créé entre les membres d’une organisation. Nous voudrions montrer que les premiers membres de la Société de Saint- Vincent-de-Paul procèdent à une communalisation limitée de leur vie religieuse, tandis que ceux de la communauté de Sant’Egidio opèrent une communalisation quasiment totale de leur vie religieuse.

20 Comme on peut le lire dans le règlement de 1835, la conférence n’a pas vocation à intervenir dans tous les domaines de la vie chrétienne de ses membres. Elle se cantonne à celui qui concerne la pratique de la charité : « La Société de charité doit s’appliquer à acquérir et à pratiquer toutes les vertus ; il en est pourtant quelques unes qui conviennent davantage à ses membres pour l’accomplissement des fonctions charitables dont ils se chargent ; il faut mettre de ce nombre l’abnégation de soi-même, la prudence chrétienne, un amour efficace du prochain, le zèle du salut des âmes, la mansuétude du cœur et des paroles, et surtout l’esprit de fraternité. » (Société de Saint- Vincent-de-Paul, 1836 : 10). La communalisation est fonctionnellement limitée à la dimension éthique de la religion. Elle est aussi bornée dans le temps. L’adhésion à la Société de Saint-Vincent-de-Paul demande un investissement réel mais circonscrit : une réunion par semaine en plus de l’activité caritative. L’engagement dans une conférence n’est donc pas exclusif d’engagements complémentaires. En 1834, trois des fondateurs de la Société, Lamache, Lallier et Ozanam, s’investissent dans un projet de conférences de Carême à Notre-Dame, totalement disjoint de leur appartenance à de la Société (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1960 : 23). Ozanam s’engage dans l’œuvre de la Propagation de la foi à partir de 1838 pendant une dizaine d’années tout en continuant à s’occuper activement de Saint-Vincent-de-Paul (Drevet, 2001 : 113-131).

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21 Inversement, la communauté de Sant’Egidio met en place une communalisation assez complète de la vie religieuse de ses membres. La communauté n’est pas fonctionnellement limitée à un aspect de la vie religieuse. À travers la mission d’évangélisation, énoncée par l’article 2 des Statuts de la Communauté9, c’est toute la vie chrétienne des membres qui est concernée. Le terme même de « communauté » implique un degré de communalisation assez poussé. Si les membres de Sant’Egidio ne vivent pas sous le même toit, leur engagement au sein de la communauté est fort et généralement exclusif même si rien n’est fixé de manière rigide : « L’engagement concret dans le travail de la communauté – le travail social que nous menons ensemble – varie beaucoup selon les personnes. Il y a de grands dévouements. Il y a aussi la possibilité d’avoir une présence moins active, pas seulement par choix personnel mais à cause des conditions concrètes de sa propre vie » (Riccardi, 1996 : 39). Outre la participation à une activité sociale, les membres, depuis 1973, ont une prière commune quotidienne : « Nous avons commencé en 1973 à prier chaque soir. Cette pratique n’a jamais été interrompue jusqu’à aujourd’hui » (ibid. : 29). Du fait de cet investissement important, un certain nombre de membres sont célibataires (c’est le cas d’Andrea Riccardi) ou mariés sans enfants.

22 Cette communalisation intense est naturellement exclusive. À l’origine, les contacts des membres avec les autres organisations religieuses, ou tout simplement avec les autres chrétiens, étaient limités. A. Riccardi, plus de vingt-cinq ans après la fondation confesse : « Je pense que le grand risque que courent les expériences communautaires, c’est le sectarisme qui conduit à vivre enfermé sur soi-même et à se prendre pour le Messie ou à se croire investi de l’Evangile… » (ibid. : 20). Cet écueil du sectarisme n’a pas été évité par la communauté qui, selon les propres mots de son fondateur, est à l’origine un groupe « chaud » et « fermé »10. Ce n’est que vers le milieu des années soixante-dix que des liens avec le reste du monde catholique se développent. En 1973, la communauté décide de rendre publiques ses prières (ibid. : 30). En 1974, des contacts sont tissés, avec des chrétiens de Rome et des organisations caritatives dans le cadre de la participation d’un congrès organisé par le cardinal Poletti sur « Les attentes en charité et en justice du diocèse de Rome » (ibid. : 52). Première confrontation avec les autres communautés, l’événement est considéré par A. Riccardi comme « une expérience ecclésiale importante» (id.)

23 Il nous semble que le caractère « protestataire » de la fondation de Sant’Egidio peut expliquer le caractère globalisant de la communalisation mise en œuvre. La communauté de Sant’Egidio naît d’une volonté de « construire une manière nouvelle de vivre l’Eglise » (ibid. :19), de « changer l’homme » (ibid. : 8). Elle est générée par une indignation contre la pauvreté des bidonvilles et l’égoïsme bourgeois11. Elle prend aussi sa source dans la conversion personnelle d’Andrea Riccardi, suite à la lecture de l’Evangile, vu comme une force de changement. Or, il y a des affinités entre la conversion protestataire et l’entrée dans une communauté relativement fermée. Celle- ci, vécue sur le mode du « groupe refuge », permet de mettre en pratique un mode de vie conforme à l’idéal, et ainsi, d’anticiper et de favoriser un changement global de la société environnante rejetée (Hervieu-Léger, 2001 : 140-141). Le caractère protestataire et, partant, utopique de la fondation de la Société de Saint-Vincent-de-Paul est quant à lui beaucoup moins prononcé. Le moteur initial de la fondation, c’est la volonté de montrer, face aux attaques dont l’Église est l’objet, la vitalité du catholicisme par les œuvres12. La volonté de lutter contre la pauvreté et l’injustice n’est que seconde. Le

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caractère plus protestataire de la fondation de la communauté de Sant’Egidio est donc un élément d’explication du caractère global de sa communalisation.

24 Si l’on fait du type de validation du croire le principe des formes de communalisation religieuse (Hervieu-Léger, 2001 : 190-196), nous pouvons avoir une autre piste d’explication intéressante. La Société de Saint-Vincent-de-Paul privilégie une validation institutionnelle du croire. Cette validation institutionnelle se fait en interne pour toutes les questions ayant trait aux croyances concernant l’organisation de la Société ou les pratiques qui doivent y être mises en œuvre. C'est un président institué qui se voit confier la tâche de définir l’orthodoxie et l’orthopraxie. On notera que le premier président élu, Bailly, est l’homme mûr du groupe qui a quarante-deux ans en 1833. Sa différence d’âge avec les étudiants semble le mettre naturellement dans une position d’arbitre et de référant. Concernant la croyance en la légitimité de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, et plus généralement pour tout ce qui concerne les dogmes et la foi catholiques, les fondateurs ont, dès le début, fait appel à une validation institutionnelle externe du croire auprès de la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi en avril 1833, Emmanuel Bailly, vers qui se sont tournés les étudiants, les envoie « consulter le curé de la paroisse de Saint-Etienne-du-Mont » (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1960 : 15) sur le territoire duquel se situe l’activité qu’ils veulent mettre en place. Par la suite, les confrères prennent soin d’inviter des représentants de l’Église institutionnelle pour légitimer l’existence de leur organisation. Dès le 27 juin 1834, soit à peine un an après la fondation, le curé de Saint-Etienne du Mont est convié à assister à une réunion durant laquelle on lui lit un rapport sur les activités de la conférence13. En avril 1838, ce sont des représentants de l’archevêque de Paris qui sont présents lors de l’Assemblée générale (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1836 : 5). Ce choix de validation institutionnelle du croire apparaît bien dans ce passage du Règlement : « Nous nous souviendrons sans cesse que nous ne sommes que des laïcs et, pour la plupart, des jeunes gens, sans mission pour enseigner les autres. Nous aurons donc, sous ce rapport et tous les autres, la plus grande déférence pour les conseils qui nous seraient donnés par la Société et par ses chefs : nous suivrons surtout avec une docilité absolue la direction que les supérieurs ecclésiastiques peuvent juger à propos de nous donner » (ibid. : 49-50).

25 Il nous semble que la validation du croire diffère au sein de la communauté de Sant’Egidio naissante. Cette organisation a mis en place un système de validation communautaire du croire dans lequel c’est le groupe comme tel qui constitue l’instance de légitimation. C’est lui qui est chargé de définir la vérité du croire partagé et de se prononcer sur l’adéquation des comportements de chacun des membres avec ses principes et valeurs (Hervieu-Léger, 2001 : 186). Dans la communauté de Sant’Egidio naissante, il n’y a pas, contrairement à la conférence de charité, d’adulte référant qui puisse orienter les décisions : « Nous étions seuls et responsables de nous-mêmes. Il n’y avait pas de prêtre parmi nous » (Riccardi, 1996 : 18). C’est l’Evangile qui est la seule autorité et le seul guide. L’autorité de l’Eglise n’est pas prise en compte : « Quant à moi, je pensais qu’il fallait changer l’homme. C’est dans ce sens que je lisais l’Evangile (…) Mais je le lisais en me tenant à distance de l’Eglise. Pour moi, l’Evangile, c’était ce livre ancien, le livre de la foi, la parole de Dieu, quelque chose qui permettrait de changer l’homme » (ibid. 8). Le régime communautaire de validation du croire apparaît bien dans la cooptation des nouveaux membres : « Si je veux être membre de Sant’Egidio, je me reconnais dans une certaine spiritualité, et je suis accepté par les autres comme tel. L’adhésion est le fruit de deux volontés qui se rencontrent : tu le veux et nous le

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voulons. Celui qui veut venir fait une démarche vers la communauté, et celle-ci l’accepte. Il y a bien l’expression d’une double volonté » (ibid. : 42). Ce n’est pas un règlement ou une personnalité élue qui décide de l’admission d’une personne dans la communauté, c’est la communauté dans son ensemble. L’absence de validation institutionnelle interne du croire s’accompagne d’une absence de validation externe de la légitimité des buts et de l’action de la communauté auprès de la hiérarchie catholique, tout du moins dans les premières années de la fondation. En effet, au départ, le groupe a tendance à vivre « en autarcie » par rapport à l’institution religieuse. Il ne semble pas y avoir de désir ou de souhait de reconnaissance. Sant’Egidio choisit de se situer volontairement dans une situation marginale tant au niveau institutionnel que spatial14 : « Mais nous comme groupe, nous étions un peu en marge. Nous allions dans la banlieue de Rome, dans un quartier assez pauvre, qui s’appelait Primavalle, où nous avions notre siège dans le sous-sol. Je me souviens de ce que disait le curé : “dans ma paroisse, je les ai tous, les extrémistes de droite, les extrémistes de gauche, les extrémistes d’Eglise”. Nous étions les extrémistes d’Eglise, ou comme il disait les “extra-ecclésiaux”, comme il y a les “extra-parlementaires” » (ibid. : 11).

26 Ce n’est que dans un second temps que s’opère un basculement progressif vers un régime de validation institutionnelle au moins pour ce qui concerne la légitimité des buts et de l’action de la communauté. Après la participation du groupe au Congrès sur « Les attentes en charité et en justice du diocèse de Rome », le cardinal Poletti noue des liens avec ses responsables. La validation institutionnelle de l’existence de la communauté au niveau local est donc en cours. La validation au niveau de l’Église universelle ne s’effectue qu’après l’élection de Jean-Paul II au pontificat de manière relativement fortuite. Karol Wojtyla s’était mis à visiter les quartiers en tant qu’évêque de Rome. Alors qu’il passe devant les fenêtres de la crèche créée par la communauté, A. Riccardi l’interpelle et lui propose de rencontrer son groupe (ibid. : 54). Des contacts se nouent et petit à petit la situation de la communauté au sein de l’Église est « régularisée » (id.) Sant’Egidio évolue donc vers une validation institutionnelle externe mais tardivement et, presque malgré elle. À la différence de la conférence de Saint- Vincent-de-Paul, ce n’est pas l’organisation qui se présente à l’institution ecclésiale, c’est l’institution ecclésiale qui vient à la rencontre de l’organisation.

27 En quoi ces régimes différenciés de validation du croire peuvent-ils expliquer les différences de communalisation ? Nous l’avons vu, la Société de Saint-Vincent-de-Paul n’a pas pour fonction de valider toutes les croyances religieuses de ses membres. Elle se décharge de ce rôle sur l’institution ecclésiale et sur un président élu. Par conséquent l’investissement religieux dans la structure n’a pas besoin d’être total. La communauté de rattachement première est l’Église universelle qui en dernier ressort détient l’autorité. La Société de Saint-Vincent-de-Paul se vit comme un sous-ensemble d’une communauté qui la dépasse et la précède, et qui énonce ce qui est légitime par la voie du pape et des évêques (Hervieu-Léger, 2001 : 199). Cela explique que des membres des conférences puissent également être investis dans d’autres œuvres religieuses. En revanche, la communauté de Sant’Egidio naissante est, pour ses membres, la seule instance de validation des croyances religieuses. Ceux-ci y investissent donc la totalité de la dimension religieuse. La dynamique de communautarisation révélée par le « cas Sant’Egidio » s’accompagne, nous semble-t-il, d’une tendance à la revalorisation du charisme.

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La durée de la période de domination charismatique

28 Selon Weber, le charisme est « une qualité extraordinaire d’un personnage qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ». Le détenteur du charisme est « considéré comme envoyé de Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un chef » (Weber, 1971 : 249). Autour de lui se forme un groupe de disciples que Weber appelle « communauté émotionnelle » (Ouedraogo, 1993 : 142). L’organisation de la communauté émotionnelle par la domination charismatique est temporaire car le porteur de charisme se trouve forcément confronté à l’échec un jour à l’autre. D’où la nécessité d’une transition vers une nouvelle forme de domination plus institutionnelle. Ce passage de la domination charismatique à la domination institutionnelle diffère pour la Société de Saint-Vincent-de-Paul et la Communauté Sant’Egidio.

29 Dans le cas des origines de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, le principal porteur de charisme est Frédéric Ozanam, étudiant en droit âgé de vingt ans. Les récits de fondation mettent l’accent sur les dons extraordinaires qu’il a reçus, sur son rayonnement et son pouvoir de persuasion. Ainsi, Amand Chaurand, un des premiers membres de la Société, le décrit-il comme le « guide et le soutien » des étudiants de Paris qui, se regroupaient selon lui, « sous l’égide de sa fermeté et le patronage de sa parole » (Chaurand, 1856). Selon le « Récit des origines », il est l’élu par lequel Dieu fait entendre sa révélation aux futurs premiers confrères : « Quand le petit groupe se sépara, chaque membre emportait au cœur le trait enflammé que Notre Seigneur Jésus- Christ venait d’y faire entrer par la parole du jeune étudiant [Ozanam] » (ibid. : 15).

30 Ce qui est remarquable, c’est que cette domination charismatique est de très brève durée. Presque immédiatement, la communauté émotionnelle qui s’est formée autour d’Ozanam passe à un fonctionnement institutionnel par l’élaboration de règles dès la première réunion (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1960 : 18). Très vite, les normes, discutées en commun, deviennent très précises, notamment pour le déroulé de la réunion : « A l’ouverture de chaque séance, le Président prononcera la prière Veni Sancte Spiritus, suivie de l’oraison et d’une invocation à saint Vincent de Paul. On fait ensuite une lecture de piété, dans un livre choisi par le Président. Chacun est appelé à le faire à son tour (…) Le secrétaire donne lecture du procès-verbal de la séance précédente. Chaque membre est admis à faire des observations sur ce procès-verbal. S’il y a lieu, le Président proclame l’admission des candidats présentés à la séance précédente, et invite ceux qui les ont présentés à leur annoncer leur admission (…) » (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1836 : 31-32). Cette routinisation permet à Ozanam de s’effacer derrière Emmanuel Bailly, qui accède à la présidence dès la première réunion (Id.), bien que sa relation avec les étudiants soit tout sauf charismatique comme l’atteste ce témoignage de l’un des premiers membres : « M. Bailly a été à cette époque un réfrigérant, utile sans doute, mais il n’avait pas le don de plaire à tous (…) M. Bailly était le représentant des sentiments surannés et l’homme des mesures habiles ou supposées telles15. » Ozanam exerce quant à lui une responsabilité institutionnelle seconde : en 1835, il est nommé « vice-président pour la première section » (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1960 : 33). L’organisation repose donc très vite sur l’obéissance à

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un pouvoir institutionnalisé, qui se conforme à des normes établies rationnellement et codifiées dans un règlement en décembre 1835.

31 Dans le cas de la communauté de Sant’Egidio, le principal dépositaire du charisme est Andrea Riccardi. C’est lui qui, par son itinéraire de foi, par sa conversion, par ses lectures théologiques, suscite l’adhésion chez ses camarades de lycée. Touché conjointement par le bouillonnement de la seconde moitié des années 1960 et par la découverte de l’Evangile, il se sent poussé à fonder une communauté émotionnelle : « Pour ma part, je pensais à 68 et je subissais l’attraction de l’Evangile (…) L’Eglise me paraissait un peu lointaine. La paroisse ne me plaisait pas beaucoup ni l’Action catholique. Je ressentais le besoin de faire quelque chose dans mon lycée. Je mis alors sur pied un premier groupe de lycéens qui se réunit en février 1968 » (Riccardi, 1996 : 9).

32 Contrairement à la Société de Saint-Vincent-de-Paul, il n’y a pas immédiatement de développement d’une autorité institutionnelle. Les étudiants se veulent « seuls et responsables [d’eux] –mêmes » (ibid : 18). Les règles écrites sont longtemps inexistantes. La communauté se pense à ses débuts davantage comme famille que comme structure ce qui laisse le champ libre à l’exercice de la domination charismatique. Une évolution se dessine néanmoins au milieu des années quatre-vingts par l’adoption de statuts. La communauté se constitue en association publique de laïcs. Un conseil et un président sont élus tous les quatre ans (ibid. 40). Andrea Riccardi transforme alors sa domination charismatique en domination bureaucratique en se faisant élire président. La communauté fait le choix, contrairement à la Société de Saint-Vincent-de-Paul, de prolonger la domination du détenteur du charisme sous une forme institutionnalisée.

33 La longueur de la période de domination charismatique, et sa perpétuation par la suite sous une forme institutionnalisé, dans la communauté de Sant’Egidio peut illustrer la désinstitutionalisation et l’individualisation du croire. L’itinéraire de vie d’Andrea Riccardi, universitaire qui choisit de consacrer sa vie aux pauvres et à la paix dans le monde a quelque chose d’extraordinaire et de fascinant. Or, dans un contexte où la confiance dans la légitimité normative de l’institution se délite, l’importance d’individus apparaissant comme dotés de dons extraordinaires augmente et leur message peut devenir une source de repères et de valeurs de recours (Hervieu-Léger, 2001 : 188). L’importance du charisme au sein de la Communauté de Sant’Egidio est peut être aussi révélatrice de la montée en puissance d’une civilisation médiatique qui valorise les individus aux trajectoires exceptionnelles, qui s’écartent des sentiers battus (Id.). Le fait, qu’après avoir mis en place un discours de fondation impersonnel ou centré sur l’idée de collégialité, la Société de Saint-Vincent-de-Paul ait développé une mémoire des origines focalisée sur la figure de Frédéric Ozanam est révélateur d’une adaptation à ces deux évolutions (Mercier, 2006). À partir de 1913, centenaire de la naissance d’Ozanam, mais surtout depuis 1997, date de sa béatification par Jean-Paul II, l’organisation a réorienté sa communication en la basant sur le seul Ozanam16, dont le charisme, paradoxalement épargné par l’absence de confrontation à l’exercice laborieux du pouvoir au sein de la Société, est réactivé. Ozanam, comme Riccardi, fut capable de faire bouger les frontières de son époque, à partir d’une foi reconquise pendant l’adolescence. Il jeta des ponts entre des univers différents voire antagonistes (L’Université alors anticléricale et la foi chrétienne, le catholicisme et la démocratie, le monde intellectuel et les « miséreux »…). De ce fait, il est présenté aux nouvelles

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générations de vincentiens et plus largement de catholiques, comme un guide, dont le message peut les aider à se dépasser à leur tour17. Virtuose de la charité, il n’en reste pas moins « accessible » par ses faiblesses et ses doutes.

Conclusion

34 À la question de Dominique Chivot « votre expérience était-elle vraiment originale à l’époque ? », Andrea Riccardi répond : « Nous avions en effet l’impression de vivre quelque chose d’original. Mais avec les années et la maturité, un constat s’impose : quand on s’engage dans une aventure originale, on revit de manière responsable une expérience que d’autres ont vécu en d’autres lieux et saisons » (Riccardi, 2001 : 21).

35 Peut être l’expérience de Sant’Egidio reproduit-elle d’autres expériences antérieures. Mais elle est avérée bien différente de celle vécue par les premiers confrères de Saint- Vincent-de-Paul. Le contexte dans lequel se déroule la fondation n’est pas le même et ne permet pas que la même expérience se produise une deuxième fois. Entre 1833 et 1968, la croyance en l’autorité de l’institution s’est délitée, la mémoire collective religieuse s’est fracturée. La mise en perspective de la fondation de la Société de Saint- Vincent-de-Paul et de la communauté de Sant’Egidio nous fait ainsi saisir la réalité concrète de la modernité religieuse avancée. Malgré ces différences, on peut noter une tendance à l’évolution progressive de la communauté de Sant’Egidio vers la tradition. Les efforts de recherche historique cherchent à retisser le lien avec les générations croyantes précédentes. Le rapprochement vers l’institution provoque un réaménagement du régime de validation du croire et des modes de communalisation. Le charisme tend à se routiniser et à s’inscrire dans une perspective institutionnelle. Ces éléments montrent une certaine capacité d’adaptation de l’institution.

36 Notre propos avait pour objectif de faire une comparaison diachronique entre deux fondations catholiques. Il nous permet de relativiser l’affirmation de Riccardi selon laquelle lui et ses compagnons ont revécu ce qui avait été vécu « en d’autres saisons ». Mais au fil de l’analyse, certains éléments sont apparus qui permettent peut être de discuter l’autre hypothèse de Riccardi : la communauté a vécu ce qui a été vécu à la même époque en « d’autres lieux ». Nous voudrions risquer une ébauche de réponse que la thèse de Marie Balas viendra confirmer ou infirmer. L’expérience de Sant’Egidio s’inscrit dans le renouveau communautaire postconciliaire mais son oscillation entre le modèle de la « communauté de base » et celui de la « communauté nouvelle » semble assez inédit. Des communautés de base, qui se développent après 1968 aux États-Unis, en Amérique latine et dans certains pays européens comme l’Italie et les Pays-Bas (Landron, 2004 : 61-62), la communauté de Sant’Egidio commençante présente plusieurs aspects : recrutement parmi les étudiants, rejet de la paroisse traditionnelle et méfiance envers l’institution ecclésiale, protestation contre l’injustice, action sociale, enracinement dans un quartier. D’après le récit de fondation de Riccardi, l’engagement politique, constitutif de la communauté de base, tout du moins en France (idem : 61), semble peu présent. Des « communautés nouvelles », Sant’Egidio présente d’autres caractéristiques : importance donnée à la prière, à la conversion personnelle et au charisme. Le rapprochement avec le Cardinal Poletti à partir de 1973 enracine davantage (dans un contexte où les communautés de base commencent à décliner) Sant’Egidio dans ce modèle en l’engageant dans une dynamique attestataire par rapport à l’institution et en lui faisant intégrer la dimension d’évangélisation. En ce

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sens, la trajectoire des premiers membres apparaît à l’opposé de celles des étudiants catholiques français observés par Danièle Hervieu-Léger entre 1965 et 1970 (Hervieu- Léger, 1973) : les fondateurs de Sant’Egidio passent de la contestation à la mission. L’originalité de cette communauté dans le paysage catholique, à la fois fille de 68 et de Vatican II, perdure encore aujourd’hui : la Communauté maintient dans ses rapports à l’institution un savant équilibre entre régime critique (défense de causes à “gauche”) et régime de célébration (loyauté au pape et à la hiérarchie, défense d’un recentrage ecclésial sur Rome) (Balas, 2007 : 190-191). À partir de ce double tropisme, Sant’Egidio a su trouver sa spécificité en se spécialisant dans le relais des initiatives pontificales « d’ouverture » : elle a repris notamment le schéma et le principe de la rencontre interreligieuse d’Assise organisée par Jean-Paul II, en 1986, pour la réitérer chaque année depuis (Balas, 2008 : 52).

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NOTES

1. . La Conférence de charité qui donnera naissance à la Société de Saint-Vincent-de-Paul a en effet été fondée en 1833. 2. . Dans la sphère catholique, les « communautés nouvelles » caractérisent les regroupements d’individus qui s’opèrent à la suite du Concile Vatican II. Elles sont fondées sur une règle de vie écrite ou coutumière et un engagement stable de leurs membres (Landron, 2004 : 6). 3. . Les sources imprimées sur les origines de la Communauté de Sant’Egidio sont très rares, en dehors de ces deux livres d’entretien, comme nous l’a confirmé Marie Balas (entretien avec l’auteur, 30 janvier 2009). En Italien, les ouvrages produits par la communauté sur son histoire présentent le même récit de fondation. Il y a un seul écrit externe sur l’histoire de la communauté (Montonati, 1999). L’auteur, journaliste, sympathisant de la communauté, s’inscrit dans une perspective apologétique. 4. . Doctorat de Sociologie (commencé en octobre 2003) : « La communauté de Sant’Egidio, sociologie d’un acteur émergent de la diplomatie informelle en Europe ». Thèse en cotutelle sous la direction de Danièle Hervieu-Léger (EHESS) et Salvatore Abbruzzese (Université de Trente). Dans le cadre de cette recherche, il n’a pas été possible d’accéder aux archives (Marie Balas, entretien avec l’auteur, 30 janvier 2009), ce qui pourrait indiquer de la part de la Communauté une volonté de garder la maîtrise de sa mémoire de fondation.

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5. . « Quoique nous aimions davantage notre petite association, nous l’estimerons toujours moins excellente que les autres ; nous ne verrons en elle, comme elle l’est en effet, qu’une œuvre formée par on ne sait qui, ni comment, née d’hier et qui peut mourir demain. » (Société de Saint- Vincent-de-Paul, 1836 : 19) 6. . François Lallier, Auguste Le Taillandier et Paul Lamache. Ce récit des origines est publié pour la première fois dans le Bulletin de la Société de Saint-Vincent-de-Paul en 1882. 7. . « Les écarts repérables entre les univers culturels des différentes générations ne correspondent plus seulement aux ajustements que l’innovation et l’adaptation aux données nouvelles de la vie en société rendent nécessaire. Elles localisent de véritables fractures culturelles qui atteignent en profondeur les identités sociales, le rapport au monde et les capacités de communication des individus. Elles correspondent à un remaniement global des références collectives, à des ruptures de mémoire, à une réorganisation des valeurs qui mettent en question les fondements mêmes du lien social » (Hervieu-Léger, 2001 : 62-63). 8. . Les ruptures de la mémoire religieuse contribuent peut être à expliquer l’importance de la discipline historique au sein de la communauté de Sant’Egidio. Cette inclination pour l’histoire est reconnue par Andrea Riccardi lui-même historien et universitaire : « Tous les membres de Sant’Egidio ne sont pas des historiens ! Il y a beaucoup d’assistants sociaux, de médecins, d’enseignants et d’autres. Mais il y a un certain goût pour l’histoire. Disons moins d’idéologie et plus d’histoire. Là est le nœud.» (Riccardi, 1996 : 35). 9. . « La fin première de la communauté de Sant’Egidio est l’évangélisation “mission essentielle de l’Eglise” (Evangeli Nuntiandi, 14). La communauté est consciente que la parole de Jésus “je dois annoncer la bonne nouvelle du royaume de Dieu” (Lc, 4,13) s’applique aussi à elle » (Riccardi, 1996, : 40). 10. . A. Riccardi raconte la manière « fermée » dont se passaient les prières jusqu’en 1974 : « Pour nous, prier, jusqu’en 1974, c’était se réunir dans une pièce, ouvrir la Bible, lire les prières, toujours dans un milieu clos. » (ibid. : 30) 11. . « (…) la deuxième étape fut la connaissance du monde en dehors de Rome : les borgate, le monde de la banlieue pauvre, les bidonvilles de la périphérie. (…) A ce stade de la démarche revenait le discours sur les ouvriers. Dans le monde étudiant on disait : “Etudiants et ouvrier unis dans la lutte !” Moi je répondais que l’Evangile nous conduit à découvrir cette Rome que nous ne connaissions pas. Pourquoi ? Parce que nous étions des bourgeois ; cette Rome que nous ne connaissions pas, c’était la Rome de la périphérie, celle d’où venaient nos femmes de ménage. Alors allons découvrir les baraques ! C’était pour un jeune bourgeois une expérience traumatisante. Découvrir cette pauvreté, ces gens qui vivaient dans des bidonvilles, c’était découvrir que le tiers-monde était à Rome. La tromperie de la ville bourgeoise consiste à ne pas montrer les pauvres » (ibid. : 9). 12. . Selon le Récit des origines, les mots par lesquels Ozanam persuada ses amis de fonder la première conférence de charité sont les suivants : « Combien il est malheureux, (…), de voir le catholicisme, de voir notre sainte mère l’Eglise ainsi attaquée, travestie, calomniée. Restons sur la brèche pour faire face aux attaques. Mais n’éprouvez-vous pas comme moi, le désir, le besoin d’avoir, en dehors de cette conférence militante, une autre réunion composée exclusivement d’amis chrétiens, et toute consacrée à la charité ? Ne vous semble-t-il pas qu’il est temps de joindre l’action à la parole, et d’affirmer par des œuvres la vitalité de notre foi ? » (Société de Saint-Vincent-de-Paul, 1960 : 14-15) 13. . Ce rapport a pour auteur Gustave Colas de La Noue. Il a été retrouvé tardivement et reproduit à l’occasion du procès de béatification d’Ozanam (Sacra Congregatio pro causis sanctorum officium historicum, 1980 : 348-349). 14. . L’installation de la communauté en périphérie est une traduction spatiale du choix de la marginalité institutionnelle (Riccardi, 1996 : 14).

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15. . Lettre de Paul Brac de La Perrière à Amélie Ozanam, Lyon, le 6 juin 1889, Archives Laporte- Ozanam, transcription Raphaëlle Chevalier-Montariol. 16. . À titre d’exemple, en 2003, la branche française de la Société de Saint-Vincent-de-Paul a intégré dans son logo « Fondée par Frédéric Ozanam ». 17. . Voir notamment l’homélie de la béatification d’Ozanam par Jean-Paul II ( http:// www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/travels/1997/documents/hf_jp- ii_hom_19970822_fr.html).

RÉSUMÉS

Cet article cherche à comparer les fondations de deux organisations catholiques : la Société de Saint-Vincent-de-Paul et la Communauté Sant’Egidio. La première est créée à Paris entre 1833 et 1835, la seconde voit le jour à Rome entre 1968 et 1986. Bien que le but (le service des pauvres) et les membres (les étudiants catholiques) des deux organisations soient similaires, les différences entre les deux expériences sont importantes. La construction de l’identité religieuse, le type de liens instaurés entre les membres et la place réservée au charisme révèlent que, entre 1833 et 1968, la croyance en l’autorité de l’institution catholique s’est délitée et que la mémoire religieuse s’est fracturée. La mise en perspective de la fondation de la Société de Saint-Vincent- de-Paul et de la Communauté de Sant’Egidio illustre le phénomène la modernité religieuse avancée.

This article aims at comparing the foundation of two Catholic organizations: the Society of Saint Vincent de Paul and the Community of Sant’Egidio. The first one is created in Paris between 1833 and 1835. The second one is born in Rome between 1968 and 1986. Althought the purpose (the service to poor people) and the members (Catholic students) of both organizations are similar, the differences between both experiences are important. The building of the religious identity, the kind of links established between the members, the place dedicated to charism show that, between 1833 and 1968, the belief in the authority of the Catholic institution has desintegrated and that the religious memory has split. The comparison between the foundations of the Society of Saint Vincent de Paul and the Community of Sant’Edigio exemplifies the phenomenon of advanced religious modernity.

Este artículo busca comparar las fundaciones de dos organizaciones católicas, la Sociedad San Vicente de Paul y la comunidad San Egidio. La primera es creada en París entre 1833 y 1835, la segunda ve la luz en Roma entre 1968 y 1986. Aunque el origen (el servicio de los pobres), y los miembros (los estudiantes católicos) de las dos organizaciones son similares, las diferencias entre las dos experiencias son importantes. La construcción de la identidad religiosa, el tipo de lazos instaurados entre los miembros y el lugar reservado al carisma revelan que, entre 1833 y 1968, la creencia en la autoridad de la institución católica se ha desmoronado y la memoria religiosa se ha fracturado. La puesta en perspectiva de la fundación de la Sociedad San Vicente de Paul y de la Comunidad San Egidio ilustra el fenómeno de la modernidad religiosa avanzada.

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INDEX

Palabras claves : carisma, comunidad, fundación, identidad, transmisión religiosa Keywords : charism, community, foundation, identity, religious transmission Mots-clés : charisme, communauté, fondation, identité, transmission religieuse

AUTEUR

CHARLES MERCIER

Université Paris IV (IUFM) / Université Paris I, [email protected]

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Le pèlerinage vers Saint-Jacques-de- Compostelle

Elena Zapponi

1 El Camino francés est une route pèlerine qui va de Roncevaux à Saint-Jacques-de- Compostelle, en Galice. Née au ixe siècle, sous l’effet de la dévotion pour Jacques le Majeur, évangélisateur de l’Espagne, celui que l’on appelle «le fils du tonnerre», peregrino et matamoros, ce lieu renouvelle son attrait et devient un indicateur du retour aux pèlerinages, pratiques volontaires, modulables, émotionnelles qui marquent notre époque contemporaine.

2 Jusqu’en 1984, plus ou moins, el Camino francés n’a mobilisé que quelques centaines de pèlerins certifiés (Bertrand, Muller, 1999: 39-63). Depuis, la courbe de fréquentation est uniformément ascendante: la participation a augmenté de façon exponentielle de 1990 à aujourd’hui pour atteindre plus de cent mille personnes actuellement avec des pointes de près de cent mille pour l’année sainte de 1993, de cent cinquante mille pour l’année sainte de 1999 et de cent quatre-vingt mille pour l’année sainte de 2004. Pendant les années saintes1, la participation est visiblement plus élevée que celle des autres années; toutefois, l’augmentation des présences par rapport au flux général demeure relativement constante. Le cadre général des données statistiques indique que la participation pèlerine de 1990 à 2007 est passée de 4918 présences à 1140262, c’est-à- dire qu’elle s’est multipliée par vingt approximativement.

3 Pendant les quinze dernières années, la population pèlerine de Compostelle s’est diversifiée en ce qui concerne les nationalités et les classes d’âges des marcheurs. Jusqu’aux années quatre-vingts, les pèlerins venaient majoritairement d’un public européen, Compostelle, comme Rome et Jérusalem, représentant un lieu majeur de la chrétienté européenne. Aujourd’hui, les marcheurs viennent également de mondes éloignés de l’Espagne comme le Brésil, les États-Unis, l’Australie, le Japon ou le Canada. En outre, si le public des premières années de la décennie quatre-vingt-dix présentait une composition sociale principalement «bourgeoise bohème» (étudiants et professions libérales), le Chemin tend aujourd’hui à se massifier et à devenir un phénomène qui attire des acteurs d’appartenances sociales très variées. Les façons de croire et de «pèleriner» des marcheurs en sont d’autant plus diversifiées.

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4 Si l’on peut représenter l’acte qui distingue la tradition du pèlerinage chrétien- catholique de la façon suivante: A → B, où le terme A représente le lieu du départ et B le lieu sanctuaire vers lequel le croyant oriente ses attentes, cette formule n’est pas toujours validée par le code de sens mis en place par les façons de «pèleriner» contemporaines. La démarche actuelle des pèlerins de Compostelle ne correspond pas toujours à la dynamique de l’attente indiquée par le signe précédent; les notions de «ville sainte», «saint», «sanctuaire», semblent être recomposées «à la carte» par un public dont l’imaginaire religieux est de plus en plus fragmenté. La notion de pèlerinage orienté vers la cathédrale de Santiago garde son importance, revitalisée par l’action parallèle des organisateurs de ce pèlerinageet des acteurs qui valident ce but du voyage. Mais la pratique de l’aller même prend actuellement une importance croissante: souvent, c’est el Camino qui devient attirant, c’est-à-dire l’expérience de la route et la possibilité que le pèlerinage offre de se représenter, pendant ce temps de passage, comme un sujet social in itinere.

5 L’analyse suivante, fondée sur trois campagnes de terrain qualitatif, menées in situ par postures successives et décentrées3, se propose de saisir la mobilité de la scène pèlerine et la pluralisation des croyances qui la caractérisent. Pour rendre compte de ce paysage et pour pénétrer dans l’espace concret du pèlerinage, on retiendra un angle d’analyse très précis, voire détaillé: «les objets des pèlerins», ce que les pèlerins portent chaque jour avec eux, dans leur sac. En route, les marcheurs sont placés face à la même règle du jeu – marcher – et ils se trouvent à partager des conditions semblables: porter sur leurs épaules un bagage réduit à l’essentiel et être identifiés par le document que constitue la credencial del peregrino4. Ce laissez-passer, qui lie progressivement dans le temps l’identité du passeur à l’espace de son passage, remplace durant le voyage le passeport ou le carnet d’identité. Muni de cette lettre de créance – encore vierge des traces des lieux – et du sac sur les épaules, on entreprend le chemin. Ces deux éléments – le bagage minimal et la credencial – suffisent à donner une indication de la spécificité du contexte de Compostelle: on quitte un document d’identité pour en adopter temporairement un autre, on quitte sa garde-robe quotidienne pour assumer un nouvel habit, concret et symbolique, celui du pèlerin.

6 Le lien entre la signification des objets des pèlerins et les recompositions identitaires qu’ils véhiculent constitue une entrée privilégiée pour observer le monde extraordinaire du Camino de Santiago et la réinvention individuelle de la tradition du pèlerinage catholique. Dans un contexte où la règle de l’aller s’avère essentielle, la valeur symbolique des objets du quotidien pèlerin augmente. Dans la situation de bagage minimal à laquelle on se réfère, les objets, tels des signes identitaires, parlent des trajectoires de leurs propriétaires: puisque la règle de l’itinérance oblige à un omnia mea mecum porto, ce que l’on amène avec soi et, il faut le souligner, sur soi, devient plus facilement un signe d’état de pèlerin et une expression de la quête de soi expérimentée sur la route vers Saint-Jacques-de-Compostelle.

Des objets pèlerins aux sujets croyants

7 La règle forte de la scène de Compostelle – aller à pied – et la contrainte du poids du sac obligent à faire un choix avant le départ et à fixer une image de soi par une tenue vestimentaire et des accessoires qui accompagneront la marche. La préparation du sac implique souvent un certain recueillement: on pourrait la définir comme une opération

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symboliquement grave du fait qu’elle consiste d’ailleurs en un acte de pesage matériel. Nombreux sont les acteurs qui racontent avoir mis sur une balance leur bagage et avoir longtemps hésité à éliminer quelques grammes; comme si, au moment du passage vers la scène inconnue de la marche, le monde des objets s’animait, devenant un garant de «la présence de soi au monde» (De Martino, 1999: 151-152).

8 Wolfgang, Autrichien de la région de Salzburg, âgé de trente ans, séparé et père d’un enfant, actuellement assistant social dans une association où il est chargé d’enseigner le jardinage aux personnes handicapées, décrit ainsi son passé professionnel: «D’abord j’ai appris à faire le boulanger. Je ne voulais pas aller à l’armée et puis j’ai travaillé dans le social et j’ai fait une école.» Dans son cas, le départ semble se faire selon une logique d’improvisation, sur l’écho des récits d’un ami et de la lecture du livre de Paulo Coelho5. Sa position croyante, qui fait la distinction entre la formation religieuse reçue et la pratique actuelle, est exprimée de la façon suivante: «Maintenant je ne suis pas un catholique, je suis un chrétien... Je pense que l’Église catholique est un grand business. Je le vois dans ma ville, qui est une ville très catholique.» Le départ de Wolfgang semble se faire le cœur léger: «J’avais le temps et alors je marche sur le Chemin. Je marche seul depuis Saint-Jean-Pied-de-Port. Ma copine m’a amené au train, puis elle a dit: “La distance jusqu’à Paris n’est pas grande!” et elle m’a conduit à Paris en voiture.» Mais la vocation de la route émerge par la suite comme déterminée par une nécessité de quête: «Je suis seulement en train de parcourir la route... mais il y a quelque chose que je veux éloigner de moi en marchant... et j’espère que, quand je retournerai dans ma ville, ou ma terre, je vais avoir la réponse, j’aurai trouvé...»

Coquille saint-jacques sur un sac à dos

9 Il est intéressant de s’arrêter sur les objets contenus dans le sac: «J’ai cette bille. C’était une bille magique qu’une amie de la famille de mon amie m’a donnée. Le dernier jour, avant de venir ici, je suis allé les voir et ils m’ont dit: “Bonne chance pour ton voyage!”

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et Lisy a dit: “Prends cette bille dans ta poche, cela porte bonheur!” Et j’ai un journal où j’écris tous les jours. J’ai trois photos de mon enfant, trois ans et demi. J’ai un nickel, je l’ai toujours; il vient d’Autriche. C’était le vieux shilling, avant l’euro. Je le lance et s’il y a le garçon sur le cheval, ça veut dire: “Vas!” et le numéro cinq veut dire “Stop!”. Et à chaque fois que j’ai une question – mais ce n’est pas seulement pour la route, c’est la même chose chez moi –, c’est ma réponse mystique. Je n’ai pas mon téléphone portable... J’appelle la maison tous les trois ou quatre jours... (...) Mon enfant sait que je suis en train de marcher, je lui ai montré mon sac à dos et les choses dedans. Puis j’appelle ma mère, elle est angoissée: son fils est parti pour si longtemps!» Dans ce bagage on remarque plusieurs objets «efficaces» pour le marcheur en chemin: le nickel pour choisir la route, la bille magique, les photos de son enfant, le carnet de voyage. La «bille magique», est dans ce cas l’objet spécial du pèlerin qui marque la sortie du milieu urbain, le rite du seuil et le passage au monde du chemin (Van Gennep, 1981: 263-264); le nickel, déjà baptisé comme objet spécial pendant les détours urbains, lui apprendra la route telle une «réponse mystique»; les photos lui rendront la présence de son fils et son journal constituera une sorte de lieu de réflexion, un pont imaginaire entre l’ici du chemin – «Il y a quelque chose que je veux éloigner de moi en marchant» – et le là-bas de ses attentes – «J’espère que quand je retournerai dans ma ville ou ma terre, j’aurai la réponse, j’aurai trouvé».

10 Dans le bagage des voyageurs contemporains, figurent différentes catégories d’accessoires symboliques qui expriment une quête identitaire et un mode du croire: on y trouve des objets qui renvoient à la tradition catholique du pèlerinage (livret de prières ou de chansons du pèlerinage, le chapelet, la Bible) mais aussi des livres, des produits de soins non biomédicaux, des porte-bonheur, des objets chargés d’énergie (cristaux, pierres magiques) dont le poids est considéré comme une nécessité. Ces objets constituent des «médiums non verbaux» mais qui parlent à soi (Douglas, Isherwood, 1979: 41): pendant le temps du pèlerinage et tout au long de l’espace de la route ils représentent, traduisent et fixent matériellement les vœux identitaires des pèlerins.

11 Ce point est éclairci en tenant compte davantage du point du vue interne du pèlerin et des différentes logiques du voyage. Le témoignage suivant renvoie à l’éthique d’une existence minimaliste, recomposant l’idéal évangélique de la pauvreté qui alimente de nombreux rêves du départ. Dans ce cas, le Chemin de Compostelle est vécu comme un lieu de retour à la source du soi-essentiel, le «vrai moi-même». Dans le langage des marcheurs affleure souvent, comme un exemplum, l’image de saint François allant à pied à Compostelle. La figure de ce saint, «chevalier errant» et «maître de ses rêves» (Frugoni, 1995: 10), sa sémantique de Madonna Povertà et son aspiration à une religion des mineurs, opérant à la frontière de la société6, convient aux pèlerins qui présentent souvent un «syndrome de saint François» contagieux. C’est le cas d’un Français employé d’Emmaüs International, âgé de quarante-huit ans, célibataire. Ce pèlerin parcourt la route sans argent; il va à Compostelle très lentement, en faisant des haltes de plusieurs jours dans les villages où il offre ses services comme cordonnier, son ancien métier, en échange de l’hospitalité: «J’ai l’essentiel avec moi, des choses pour réparer le cuir. C’est le côté que je voulais mettre en avant, je pars sans argent, je vis maintenant, je fais mon chemin tous les jours, je ne veux pas dépenser de l’argent sur le chemin, je veux que l’hospitalière me dise: “Tu donnes ce que tu veux”. Si elle me parle comme ça, je l’aime, ça c’est le chemin. (...) C’est un chemin de spiritualité... Je ne peux

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pas dire... Il y a quelque chose... C’est catholique quand même, mais tu peux être protestant, tu peux être ce que tu veux. Je ne suis rien, je ne suis pas du tout...» Pourtant, Patrick se déplace avec le symbole de saint François, un tao: «C’est parce que quelqu’un me l’a donné, qui m’a dit qu’avec ça, ma vie serait plus belle et ma mort serait plus belle et avec ça, j’irai jusqu’au bout.» Cuir et tao font le bagage protestataire de ce cordonnier. Ces objets justes identifient sa recherche d’un lieu antisystème où il peut suspendre les normes d’une société qui, comme il le dit, «consomme trop».

12 L’expérience essentielle de l’esprit qui habite nombre de marcheurs des classes moyennes et aisées – aussi bien chez les catholiques que chez ceux qui disent «n’appartenir à aucune religion» –, s’avère être, pour des pèlerins catholiques appartenant aux classes populaires, une pratique qui n’assume ni le caractère d’une esthétique du voyageur sans bagage ni celui d’une critique sociale. C’est de cela dont témoignent Pilar et Fátima, deux sœurs célibataires de Tenerife, «catholiques pratiquantes», âgées respectivement de soixante-cinq et cinquante ans. Leur pratique de la route met en évidence les caractéristiques du pèlerinage populaire traditionnel7: un voyage à pied vers le saint qui est à la fois une occasion extraordinaire pour voir le monde et une expérience d’émancipation rituelle. L’une des deux sœurs, Fátima, qui a déjà fait le chemin deux fois, décrit ainsi le pèlerinage: «Moi, je vais plus vite qu’elle, je m’arrête et je l’attends, elle ne peut pas faire beaucoup de kilomètres mais on se débrouille. Nous appelons tous les jours ma belle-sœur pour lui raconter et lui dire que cela se passe bien.» Parmi mes informateurs, ces deux sœurs ont le record du sac le plus léger: «Le sac est petit, il ne pèse pas plus de six cents grammes. Il y a le nécessaire pour la toilette, des vêtements d’été s’il fait chaud et des sous-vêtements. Le guide, oui, c’est moi qui le porte, il est nécessaire, oui. Et puis je l’ai rempli de chansons et de refrains du Chemin.» Dans leur bagage, des objets nécessaires au rite de passage matériel, se mélangent au livret de prières et de chansons du pèlerinage considérés comme des objets efficaces pour le passage symbolique.

13 L’expérience de l’essentiel et du vécu avec le peu d’objets indispensables à la vie pèlerine est décrite comme transformative: «J’ai eu une expérience frappante, c’est quelque chose qu’on ne peut pas expliquer et, moi, j’ai changé totalement de vie. Tu te rends compte que pour vivre il ne faut pas grand chose. On se rend compte que pour vivre beaucoup de choses ne sont pas nécessaires. Avec l’essentiel tu en as plus qu’assez.» Cette dernière phrase, «Avec l’essentiel tu en as plus qu’assez» («Con lo esencial vas de sobra») constitue un paradoxe significatif. Dans ce témoignage, avoir peu devient une stratégie de liberté – là où pour le cordonnier il s’agissait d’un choix de protestation sociale – et un moteur opérant vers une recréation du soi qui sera perçue lors de la réintégration à la vie urbaine; l’expérience du «poids essentiel» devient centrale dans la réussite du rite de passage que le pèlerinage représente.

14 L’analyse d’un autre bagage permet d’approfondir la réflexion sur les croyances des «jacquaires» contemporains. Il s’agit d’un aspirant écrivain danois, âgé de trente-trois ans, ayant reçu une éducation protestante mais qui se place actuellement dans une position spirituelle qu’il définit comme relevant d’une «religion non organisée». Ce jeune homme, qui se qualifie comme un walker plutôt que comme «pèlerin» et qui marche «léger», est très attentif à ses objets essentiels. Il a deux tenues, une pour le jour et une pour le soir, mais il a fait le choix de ne prendre ni guide, ni sac de couchage (ce dernier, qui pèse environ un kilo et demi, est considéré en général comme indispensable). Par contre, il ne renonce pas à son journal, à son stylo fétiche et au livre

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d’Ernest Hemingway A Farewell to Arms, son «introduction à l’Espagne». Dans cet équipement, il n’y a aucun objet faisant référence au pèlerinage de Saint-Jacques-de- Compostelle; le bagage est semblable à celui que ce marcheur pourrait amener avec lui dans d’autres voyages, comme il l’affirme lui-même. Le contenu de son sac suggère une individualisation de la route qui ne correspond ni au label religieux «pèlerinage» ni à celui touristique-culturel du «Chemin de Compostelle». De cette déclinaison de la condition de l’essentiel émerge l’élaboration personnelle d’une mythologie de la route et l’attitude qu’on remarque ici est plutôt celle d’un walking planétaire qui correspond à un système croyant sur mesure: le chemin du good fellow Jago – ainsi appelle-t-il le chemin de saint Jacques – s’avère être configuré comme une «piste utopique» bricolée selon la foi en un panthéon privé. Mariana, une jeune étudiante en architecture, Brésilienne de Rio de Janeiro, en échange universitaire à Barcelone, part à la fin de l’année scolaire vers Compostelle. Élevée dans le catholicisme mais non pratiquante, elle affirme faire «un chemin de méditation mystique» et s’intéresser à l’histoire et à l’architecture romane en Espagne. Dans son sac, il y a un objet caché, qui fait rêver lorsqu’elle en parle aux autres marcheurs: une robe blanche, gardée intacte, à utiliser uniquement le jour de son arrivée à Compostelle «pour entrer propre dans la cathédrale». La pureté gardée dans son équipement et portée sur soi tout au long du parcours, va sortir du sac à la fin du voyage. Selon la quête de la jeune Brésilienne, toutefois, la valeur transformatrice du vêtement blanc fonctionne déjà en route, lorsqu’elle porte le poids de l’objet. Le résultat de cette interprétation de la route est le «Chemin» enchanté d’une «pèlerine non catholique».

Pèlerin brésilien sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle

Le bricolage du stock de la mémoire et la métaphore du Chemin

15 Les bagages de ces quelques marcheurs montrent la scène de Compostelle comme un laboratoire de métissage spirituel marqué, d’une part, par la crise de la régulation

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institutionnelle du pèlerinage et, d’autre part, par le réaménagement de l’offre catholique. En marchant, on peut s’inscrire dans la lignée croyante catholique ou alors puiser dans le stock de la mémoire du pèlerinage, choisir parmi les multiples traditions disponibles et bricoler sa propre voie; on peut ainsi mélanger la foi chrétienne à l’ésotérisme celtique ou à la quête mystique sous l’orme des chevaliers de Charlemagne ou à l’engagement New Age dans une expérience de chemin magico-initiatique de développement personnel. Cette tendance à la réinvention du pèlerinage catholique est d’ailleurs explicitée par les pèlerins lorsqu’on leur demande s’ils s’identifient avec la définition «pèlerin/e» et s’ils identifient leur acte de marcher avec le mot «pèlerinage». Plusieurs informateurs, interrogés à ce sujet, répondent qu’ils préfèrent se décrire comme un/une simple marcheur/euse, un/une caminante, un/une walker, comme l’indiquait déjà le témoignage du jeune Danois cité plus haut.

16 La double dénomination de la scène de Compostelle, comme «pèlerinage» et comme «camino» est fondamentale pour comprendre le fonctionnement du phénomène observé: cette oscillation sémantique explicite les écarts de sens existant entre la logique du pèlerinage catholique et celle des chemins individuels. Cette disjonction indique aussi que la notion de «pèlerinage», référée à la scène de Compostelle, doit être comprise non seulement dans un sens anamnestique, comme un acte qui fait mémoire de la tradition catholique et en relation à son histoire de peregrinatio maior de la chrétienté, comme Rome et Jérusalem, mais aussi dans un sens métaphorique, comme synonyme de chemin, de voie, de parcours de transition identitaire. Une jeune Espagnole de Cadix, catholique pratiquante, souligne le pouvoir métaphorique de l’expérience du Chemin: «Je veux arriver à Santiago. Je veux absolument arriver à Santiago et embrasser le saint, je dois le faire parce que, si je le fais, si je réussis, je pourrai réussir d’autres choses dans ma vie. Le Chemin m’a formée de telle façon que, maintenant, je suis capable d’attendre, d’endurer beaucoup. En fait, j’assimile une chose à l’autre, ainsi je dis: “Si je suis capable d’arriver là-bas, alors je crois que dans la vie... oui, si je le fais, je suis capable de supporter et d’arriver où je veux.»

17 La même métaphore du Chemin comme parcours symbolique de l’aller de l’avant dans la vie est également présente dans le discours des marcheurs qui ne se définissent pas comme catholiques. Dans la construction sociale de cette métaphore, la logique de l’épreuve quotidienne qu’implique le long pèlerinage à pied joue un rôle central: la structure du voyage en étapes constitue une métaphore de l’aller de l’avant et du faire sa propre voie qui fournit un canevas excellent pour la fabrication d’un soi nouveau.8 Dans le corps-à-corps avec la route, le sujet se forge lui-même par une entreprise inhabituelle demandant une résistance, une volonté de parvenir au but et une sorte de qualification charismatique. Roberto, entrepreneur de Madrid, âgé d’une quarantaine d’années, se définissant comme une «personne religieuse mais pas catholique», explicite cette dynamique de construction de soi en héros: «Les gens t’arrêtent quand tu arrives à Santiago et ils te demandent avec admiration d’où tu viens, les touristes te prennent en photos, tu te sens le héros du jour, le jour où tu arrives et que tu vas à la messe du pèlerin, c’est ta messe de pèlerin.» Cet entrepreneur non catholique «impliqué paradoxalement»9 dans les rites de l’arrivée, qui se couronne lui-même comme pèlerin dans le lieu de la cathédrale, décrit le pèlerinage comme un «autre monde» dont les dynamiques d’accès et de sortie sont déterminées uniquement par l’acte de l’aller: «Mais, quand je suis arrivé à Santiago, ce moment a été très éphémère, ça a duré quelques heures. Après l’arrivée et l’entrée sur la place de l’Obradoiro, après

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la messe du pèlerin, tu ressens déjà comme si la ville te repoussait pour laisser entrer de nouveaux pèlerins. Tu reviens un peu à l’introspection, tu commences à te souvenir d’endroits plus beaux ou plus naturels que Santiago. Santiago c’est très touristique et tu commences à te rappeler, enfin, des villages par lesquels tu es passé en Castille, du gîte où ils ont dû t’inviter à dîner parce que tu n’avais rien à manger, du gîte où l’hospitaliero a soigné ton ampoule en y mettant de l’eau et du sel. Alors, tu essayes de rattraper tout le Chemin dans ta tête et cela tu le fais pendant longtemps après avoir terminé le Chemin, c’est là où est le vrai enseignement du Chemin.»

18 L’accent sur la performance extraordinaire du pèlerin et sur l’altérité du «monde du Chemin» est davantage explicité par la description du moment du retour chez soi, en ville: «Ce qui se passe après le Chemin c’est que tu ressens une très grande confiance en toi-même. Je crois que tout le monde, quand il termine le Chemin, revient chez lui, en ville, comme si il n’appartenait pas à la ville, comme si les gens autour de lui appartenaient à un autre monde, tu reviens chez toi et tu dis: “Moi je suis différent de ces gens, je suis capable de faire sept cents kilomètres à pied». Comme le suggère ce témoignage, el Camino se présente comme un voyage dans le temps, déterminé par l’espace. Dès le départ, ce voyage sort celui qui l’entreprend de l’espace et du temps ordinaires. En marche, le temps s’écoule de manière extraordinaire et les heures et les jours passent différemment: on marche tout le temps; on ne regarde la montre que pour calculer l’heure d’ouverture des gîtes, de la fermeture des boutiques alimentaires ou d’une éventuelle messe; on rentre dans un univers à forte temporalité présente qui permet de «congeler» le monde quotidien. Dans ce contexte, où ce n’est pas la condition professionnelle qui est productrice d’identité, habillé en pèlerin, en portant tous les jours les mêmes vêtements et sans les accessoires du quotidien, on peut raconter aux autres son identité quotidienne et son rôle social de jure ou se taire à ce sujet, en se choisissant un rôle présent de facto, déterminé par un unique accent majeur: «Je suis le chemin que j’ai parcouru».

19 Cette formule signifie que, sur la scène de Compostelle, on accorde une valeur absolue à la réalisation de l’individu in itinere et, pour cette raison, cette scène est un univers d’interaction informelle, à dimension utopique, où l’on a l’impression d’être «tous égaux». Dans ce monde, surtout lors des premiers jours d’une rencontre, on existe pour l’autre marcheur uniquement par un prénom, une nationalité et le nombre de kilomètres que l’on a parcouru: on est le Tchèque qui vient à pied de Prague, la Québécoise qui marche depuis Le Puy-en-Velay, le Breton qui arrive du Finis Terrae de Quimper, la Japonaise qui est arrivée sur le Chemin en passant par Lourdes. En considérant cela, on comprend que le paramètre de la validité sociale mis en scène sur la route est différent de celui de la vie quotidienne; en chemin, l’âge et la profession constituent des critères d’identification mineurs, qui émergent quand une compagnie de marcheurs se consolide dans le temps, mais qui, cependant, dans la société de Compostelle, ne constituent pas les termes d’affirmation d’un soi réalisé. Ce qui compte c’est d’où l’on vient à pied, depuis combien de temps on marche et combien de pays et de villages on a traversés: l’identité pèlerine se réalise en allant. C’est avec l’agencement individuel de la puissante métaphore du Chemin et avec sa disjonction du discours croyant traditionnel que doit compter actuellement le pèlerinage catholique.

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La mise en scène d’un drame de la présence

20 Les configurations existentielles qui déterminent la décision de faire le pèlerinage permettent d’éclairer davantage les logiques de départ vers Compostelle. Le «chemin» ou «pèlerinage», selon le penchant spirituel du marcheur, est une expérience vers laquelle on se tourne souvent à la suite d’une crise identitaire, d’un deuil, d’un divorce, d’une phase d’incertitude ou d’une crise professionnelle, la retraite ou le chômage ou, plus généralement, pour marquer un arrêt par rapport à un rythme de vie quotidien perçu comme trop accéléré. L’habit du pèlerin semble répondre à un besoin global de régénération identitaire: en faisant son chemin, grâce à l’épreuve de la marche, on se fait «entrepreneur de soi-même» (Ehrenberg, 1991), on se constitue comme performant, et, ainsi, on rêve d’endiguer symboliquement la précarité qui fragilise le quotidien dont on s’est séparé.

21 Une pèlerine française de Nîmes, catholique pratiquante, âgée d’une cinquantaine d’années, veuve, retraitée de son travail de secrétaire générale d’une inspection académique dans l’administration de l’éducation nationale, explique: «J’ai une amie qui a fait le chemin il y a cinq ans et qui est revenue enchantée de ce voyage mais elle l’avait fait dans un but particulier. Elle venait de perdre, deux ou trois ans avant, sa fille qui s’était suicidée et elle n’arrivait pas à reprendre le dessus. Donc elle a fait ce chemin en parlant de sa fille en permanence et en parlant à sa fille et c’est une femme qui est revenue complètement transformée par rapport à ça et maintenant elle vit normalement. Elle a surtout vu à travers ce voyage que sa fille est vivante là où elle est et que sa fille lui a dit: “Profite de la vie que tu as sur terre.” Donc, chemin faisant, j’en ai parlé avec ma belle-sœur; moi je voulais le faire il y a trois ans quand j’ai pris ma retraite... Ma belle-sœur m’a dit: “Attends-moi.” Entre temps, je n’avais plus envie d’y aller et, à partir du moment où elle était libre, elle m’a dit: “Bon, on le fait!” Et moi, toute l’année, j’étais mal fichue et j’avais mal au genou. J’étais embêtée et je l’ai dit au Seigneur, parce que je suis très catholique... Personne de ma famille ne pouvait venir avec moi. Mon mari est décédé il y a quatre ans quand je travaillais... Donc, une semaine avant de partir, je n’étais pas sûre. Il y a trois ans, quand j’ai voulu le faire, je voulais extirper un certain nombre de choses, la mort de ma mère, la mort de mon mari, la retraite, le divorce de mon fils, et il fallait une thérapie et mon but c’était d’aller à Santiago pour faire le tri dans tout ça et placer ces choses dans l’ordre où il fallait qu’elles soient... J’étais perturbée par ces quatre évènements et il fallait qu’ils ne me perturbent plus, sans pour autant les nier, il fallait qu’ils soient à leur bonne place. C’est une thérapie pour moi, la marche. C’était pour replacer les choses là où il fallait les placer, ne pas leur donner plus d’importance qu’elles doivent avoir, tout en les respectant, que moi je puisse continuer à vivre normalement.»

22 David, jeune Espagnol élevé catholique mais non pratiquant, âgé de vingt-cinq ans, employé dans un café de son village, décide de ne pas s’inscrire à l’Université et d’entreprendre le chemin pour essayer de trouver une direction dans la vie: «Si tu n’es pas croyant, le Chemin sert pour ouvrir les yeux sur la vie. C’est-à-dire que le Chemin est comme le box d’une piste de course: tu mènes une vie sans direction, tu te mets sur le Chemin et comme si tu étais une voiture de course au pit stop, ils te remettent au point et alors tu prends ta direction et tu continues, continues, continues.»

23 L’image paradoxale d’une vitesse extrême utilisée pour décrire la lenteur du pèlerinage à pied, souligne l’expérience du chemin comme un temps de réorganisation de la vie,

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stratégie à emprunter lors d’une fragilisation identitaire et d’un moment d’incertitude dans la «course de la vie». Ce sentiment apparaît souvent dans la génération des jeunes adultes au seuil de la vie professionnelle et aussi chez les pèlerins les plus âgés qui envisagent la sortie du monde du travail. Les adultes, par contre, fréquemment impliqués dans un vécu professionnel très actif, décrivent le chemin comme une pause régénératrice.

24 Une psychologue française, séparée, mère de deux enfants, qui atteste d’un bricolage spirituel à tendance bouddhiste sur fond de culture catholique et qui parcourt le chemin de Compostelle en séries d’étapes annuelles, décrit le pèlerinage comme un lieu de retraite: «La raison de mon pèlerinage c’est de pouvoir, pendant un certain temps, changer mon rythme de vie et de vivre au rythme de la marche. J’ai un rythme de vie dans le quotidien qui est très accéléré, qui est très astreignant, et je suis toujours dans une relation d’être avec les autres, dans une dynamique permanente avec les autres, et le fait de faire le chemin de Compostelle c’est pour moi une façon de me remettre un petit peu face à moi-même et de me mettre sur un rythme très lent, et de vivre sur un rythme lent, et c’est quelque chose qui, pour moi, a été très enrichissant l’année dernière... et c’est une forme de retraite, je crois, on marche parce que c’est une forme de retraite.» Les motivations des retours annuels sur le chemin sont davantage explicitées comme une pratique de méditation en accord avec la pratique du bouddhisme: «C’est le fait de pouvoir se détacher de toute cette agitation au niveau mental, au niveau du vécu que l’on a dans la civilisation actuelle, se retrouver en contact avec le divin pour une intériorisation en plus, et je trouve que dans les édifices religieux que l’on rencontre sur le chemin de Compostelle, on rencontre vraiment cette connexion avec le divin. Dans la plupart des édifices religieux, il y a une sérénité et, à travers l’architecture, je me trouve dans la même connexion que celle que je retrouve dans la pratique bouddhiste. Psychologiquement, ça me clarifie l’esprit, ça me repose mon mental et ça me donne le même sentiment que quand je fais une retraite spirituelle.» Si l’on retient ces témoignages, le chemin, selon le dire des pèlerins, lieu «merveilleux» et «magique», apparaît aussi comme le baromètre social d’une incertitude sociale et d’une inquiétude identitaire diffuse. Les sujets qui se construisent comme pèlerins mettent en place, par l’activité de l’aller – cet acte de progression concrète et en même temps symbolique – un «drame de la présence»10 ou, selon une expression très caractéristique des pèlerins eux-mêmes, un drame de la quête, et aussi la possibilité de sa résolution en surmontant l’épreuve du chemin.

25 Face au sentiment individuel d’une fragilisation de son monde, le mouvement pas à pas du pèlerin devient une stratégie thérapeutique, qui agit de façon «homéopathique» sur la mobilité extrême de la société contemporaine: en se mettant en scène comme pèlerin, on répond par un mouvement «actif» et «orienté» à un mouvement du quotidien où le temps et l’espace sont souvent perçus comme des conditions subies plutôt qu’agies.

26 Dans ce contexte, cette pratique de pèlerinage, qui consiste en une activité volontaire, modulable, dont on peut faire usage, si l’on veut, comme d’une tradition religieuse collective mais aussi comme d’une pratique spirituelle individuelle, offre la possibilité de concrétiser un «processus de subjectivation de l’utopie» (Hervieu-Léger, 2003: 148). Le pèlerinage/Camino contemporain est construit sur mesure comme un espace utopique – c’est-à-dire un espace qui accueille «un appel au passé contre le présent en

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vue d’un avenir» (Séguy, 1999: 119) – qui permet une implication religieuse paradoxale et un jeu de marge pour ce qui est de l’engagement croyant catholique.

BIBLIOGRAPHIE

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Internet: www.archicompostela.org

NOTES

1. Les années saintes sont célébrées tous les sept ans, lorsque la fête de saint Jacques, le 25 juillet, tombe un dimanche. 2. Je fais référence aux données de la Oficina de Sociologia del Arzobispado de Santiago de Compostela qui les élabore à partir du registre de la Oficina de Acogida del Peregrino. Voir le site www.archicompostela.org 3. J’ai analysé le pèlerinage en essayant de tenir compte à la fois de la logique organisationnelle des institutions qui en gèrent l’aménagement, de la logique des pèlerins qui l’expérimentent et de la logique des Espagnols installés, qui habitent cet espace en permanence. Par conséquent, j’ai alterné une ethnographie on the road (1998, 1999, 2002) c’est-à-dire parcourir à pied la route du Camino francés pour pouvoir enquêter auprès des acteurs en marche, avec une ethnographie sur

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place, assumant le rôle d’hospitaliera, bénévole dans des gîtes pour pèlerins sur la route (1999, 2002). 4. Lettre de créance que l’on acquiert auprès des associations jacquaires internationales ou auprès de la Real Colegiata de Ronceveaux. Au fur et à mesure de la marche, on consigne sur cette carte les dates et les cachets des étapes de la route, les épreuves du trajet parcouru, permettant, une fois arrivé à Saint-Jacques-de-Compostelle, d’obtenir le certificat du pèlerinage accompli. 5. Paulo Coelho, Le pèlerin de Compostelle (O Diario de um mago), Paris, Éditions Anne Carrière, 1987. Le best-seller de Coelho est un exemple de la tendance biographique-initiatique inspirée par le Chemin de Compostelle. Cet auteur insiste sur la configuration d’une búsqueda (quête) tout au long du chemin magique ainsi que sur une trajectoire du croire autonome par rapport au pèlerinage catholique. Le cœur de cette individualisation du croire réside dans l’expérimentation personnelle tout au long de la route et dans la recherche d’une voie à l’intérieur de soi-même. Le chemin est, ainsi, configuré comme un lieu de rencontre avec un catholicisme dé-dogmatisé et autonome. 6. Cf. aussi Victor W.Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-structure, Chicago, Aldine Publishing Company, 1969, pp.140-147, où l’auteur indique la figure du saint comme une image classique de l’idéal de vie itinérante, du refus de la structure sociale et du choix de la «liminalité» permanente. 7. Voir l’analyse d’Annabella Rossi, Le feste dei poveri, Palermo, Sellerio, 1986. Cette élève d’Ernesto de Martino décrit le pèlerinage catholique populaire, en se référant, en particulier, au sud de l’Italie, comme un voyage qui permet de régénérer et de «rassurer le quotidien» par le fait qu’il offre des rôles extraordinaires et qu’il répond à des exigences individuelles et sociales peu canalisables autrement. 8. La structure du voyage en étapes fournit par ailleurs une source d’inspiration aux auteurs contemporains intéressés par la thématique de la métamorphose personnelle. Le best-seller de Paulo Coelho, cité plus haut, ainsi que celui de genre New Age, de Shirley Mac Laine, Mon chemin vers Compostelle. Un voyage de l’esprit, Paris, Plon, 2002, l’indiquent clairement. 9. Cette expression est utilisée pour rendre compte de l’«engagement partiel» et de l’«identification latérale» qui caractérise l’adhésion aux rites de l’arrivée de ce pèlerin non catholique. Voir Albert Piette, «Implication paradoxale, mode mineur et religiosités séculières», Archives de Sciences Sociales des Religions, 81, 1993, pp.63-78. 10. Selon Ernesto de Martino, ce drame consiste dans le déroulement d’une action positive face à une «crise de la présence» du sujet déterminé par un quotidien qui, n’étant plus maîtrisé, implique le risque du non-être: de Martino, Il mondo magico, [1948] 1973, Torino, Boringhieri, pp. 94-95ssq. Ce concept de drame de la présence originairement élaboré en relation au magisme est repris dans l’analyse du phénomène du tarantisme dans E.de Martino, La terre du remords, (La terra del rimorso, 1961), Paris, Institut Synthélabo, 1999.

RÉSUMÉS

Le pèlerinage de Compostelle est aujourd’hui une métaphore de l’aller de l’avant et de la vie comme voyage, attirant un public international et intergénérationnel bien plus vaste que les seuls croyants catholiques. La scène de Compostelle offre un espace ouvert tant à l’expérience religieuse inscrite dans la tradition chrétienne-catholique qu’à une quête identitaire, qui exprime une individualisation du Chemin et une prise de distance vis-à-vis de l’Église sur le pèlerinage

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institutionnel. À partir des données de terrain, une perspective précise est proposée pour comprendre les recompositions du croire qui caractérisent la route de Compostelle: l’analyse du bagage des pèlerins, et en particulier de leurs objets, permettra de saisir les croyances des sujets qui les portent.

The pilgrimage to Santiago de Compostela has become a metaphor for going forth and life as a journey and is no longer only travelled by Catholics but attracts a much larger international and intergenerational public. The surroundings are conducive to both the religious experience within the Catholic Christian tradition and to a self identity quest, personalising the pilgrimage’s tradition and distancing it from the Church’s point of view. The author proposes a specific methodological perspective to approach the believing reconstruction on the pilgrim’s road: the observation of pilgrims’ backpack and in particular of their objects, allows to understanding the believing of their owners.

La peregrinación hacia Santiago de Compostela se ha convertido en una metáfora del seguir adelante y del avanzar en la vida como en un viaje; el público que lo practica no está compuesto sólo por católicos sino por un abanico de actores internacionales e intergeneracionales. Esta escena peregrina ofrece un espacio abierto tanto a la experiencia religiosa que se inscribe en la tradición católico-cristiana como a una búsqueda identitaria que expresa una individualización del camino y una toma de distancia en relación a la noción de peregrinación propuesta por la Iglesia. El autor propone un enfoque metodológico específico para acercarse a las recomposiciones del creer que caracterizan esta ruta peregrina: el análisis del equipaje de los peregrinos y, en particular, de los objetos que llevan consigo durante el camino. A partir de estos objetos, se analizan las creencias de los peregrinos.

INDEX

Keywords : personalization of believing, pilgrimage, reconstruction of believing, rite of passage, Saint James of Compostela Palabras claves : individualización del creer, peregrinación, recomposición del creer, rito de pasaje, Santiago de Compostela Mots-clés : individualisme religieux, pèlerinage, recomposition du croire, rite de passage, Saint- Jacques-de-Compostelle

AUTEUR

ELENA ZAPPONI

Rome, Université de la Sapienza – Paris, EPHE-GSRL, [email protected]

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La tombe de Victor Noir au cimetière du Père-Lachaise

Marina Emelyanova-Griva

1 Le cimetière du Père-Lachaise est le plus connu des vingt cimetières parisiens. Ouvert en 1804, il totalise à ce jour environ soixante-dix mille concessions et accueille chaque année plus de deux millions de visiteurs venus du monde entier. Au-delà de sa fonction première, la célèbre nécropole est devenue un véritable musée en plein air ainsi qu’un jardin panthéon: des centaines de personnalités des arts et des lettres, des sciences et de la politique y reposent. Les visiteurs se promènent dans le cimetière mais beaucoup y viennent spécialement pour voir les tombes ou les monuments qui les intéressent. Certaines tombes font même l’objet d’un véritable culte. Nombreux, par exemple, sont les amoureux qui viennent se recueillir autour du cénotaphe d’Héloïse et Abélard. Plus nombreux encore sont ceux qui se rassemblent autour du mausolée-dolmen d’Allan Kardec dont on dit que le fait d’imposer la main sur son buste permet la réalisation des vœux. La tombe de Jim Morrison, ancien chanteur du groupe des Doors, attire un grand nombre de représentants de la rock génération: musique et graffiti sont, en général, au programme du culte qui lui est constamment rendu. La sépulture de Victor Noir, objet de cet article, est l’une des plus fréquentées. Ce journaliste du XIXe siècle, sous la forme d’un beau gisant de bronze, œuvre de Jules Dalou1, est devenu une sorte de symbole de la fécondité. Sa tombe présente la figure du jeune homme allongé, les mains étendues le long du corps, son chapeau à ses pieds. On remarque vite que certaines parties du gisant brillent, objets de nombreux attouchements: la légende veut qu’en frottant le gisant, surtout à l’endroit de son sexe, on retrouve la fécondité ou la virilité.

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Le gisant de Victor Noir (photo de l’auteur, octobre 2005)

Les parties lustrées de la statue de Victor Noir (photos de l’auteur, octobre 2005)

2 «Le monument figure dans un grande nombre de genres du folklore urbain – dans des anecdotes, dans des récits mythologiques et quotidiens, dans des rites, qui accompagnent la “vie” de la plupart des monuments de leur installation jusqu’à la destruction. Le thème du monument est actuel pour la culture moderne dans son ensemble. Un monument dans une ville a plusieurs fonctions, avant tout une fonction de transmission de la mémoire culturelle et historique. Mais en réalité cette fonction n’est pas unique et même pas principale pour un monument» (Lourie, 2003: 420). Dans

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cet article, je voudrais montrer quelles transformations fonctionnelles a connu le gisant de Victor Noir depuis son inauguration jusqu’à nos jours.

3 De son vrai nom Yvan Salmon, Victor Noir a commencé sa vie active comme apprenti horloger chez son père, puis comme fleuriste, avant de devenir journaliste. Il a travaillé au Journal de Paris, au Corsaire, au Figaro, au Rappel avant d’entrer à La Marseillaise, périodique lancé par Henri Rochefort2. Le 10 janvier 1870, il est tué par le prince Pierre Bonaparte3. Au cours d’une polémique de presse entre Pierre Bonaparte et Pascal Grousset, également journaliste de La Marseillaise, ce dernier s’est prétendu offensé et a envoyé à Auteuil, au domicile du prince, deux témoins – Victor Noir et Ulric de Fonvielle – pour demander réparation par les armes. On ne sait pas ce qui s’est passé au domicile du prince: seulement que dans un mouvement de colère ou de défense, Pierre Bonaparte tue Victor Noir. Cet événement est incompréhensible si on ne le replace pas dans l’atmosphère de l’époque: «La brusque nouvelle du meurtre de Victor Noir jette la consternation chez l’Empereur et jette le désarroi dans les milieux gouvernementaux. Depuis une année, Napoléon III se nourrit de l’espérance d’apaiser quelques revendications et de regagner, au centre et sur la lisière de la gauche, quelques partisans, à l’aide de concessions qui lui paraissent opportunes. Les lois du 11 mai 1868 sur la presse et du 6 juin 1868 sur les réunions ont marqué un premier effort dans ce sens... L’Empereur annonce volontiers que, l’ordre maintenant assuré, l’heure de la liberté a sonné désormais, que des réformes constitutionnelles seront réalisées et que, selon la formule fameuse, l’édifice va recevoir son couronnement. À l’Empire autoritaire doit succéder l’Empire libéral. Et déjà cette évolution vers le libéralisme lui vaut des adhésions... N’est-ce point comme une fatalité qu’à cette heure-là le geste malencontreux d’Auteuil vienne fournir aux républicains qui n’oublient pas, aux “irréconciliables” l’occasion d’évoquer les violences et les répressions sanglantes qui ont marqué les débuts du régime...» (Zévaès, 1929: 36-37). Cet événement n’était donc pas un simple fait divers, puisque le meurtrier était membre de la famille impériale et que la victime était journaliste d’opposition. De fait divers douloureux, l’épisode devient un événement politique. À la veille de la guerre de 1870, le prince Pierre Bonaparte est acquitté, au grand scandale de l’opinion. Entre temps, Victor Noir a été enterré à Neuilly où les obsèques du journaliste ont donné lieu à une grande manifestation républicaine et une émotion populaire très vive qui font de lui le symbole de la répression de l’Empire face à la lutte pour la liberté. Victor Noir, journaliste peu connu auparavant, devient un martyr républicain, un héros par son innocence, sa jeunesse et sa mort tragique.

4 «Dans les années 1880, la Troisième République s’étant définitivement imposée, comme régime politique de la France, le gouvernement décida de rendre un hommage particulier à ce jeune républicain considéré comme une victime innocente du Second Empire. Une souscription publique fut lancée afin de permettre l’édification au cimetière du Père-Lachaise, sur un terrain accordé gratuitement par la Ville de Paris, d’un monument conçu et réalisé par le grand sculpteur Jules Dalou (1838-1902)»4.

5 On peut dès lors parler d’un culte de Victor Noir, apparu juste après sa mort. Mais c’est un culte politique, manifesté dans l’hommage rendu à cet « enfant du peuple » tué par un prince, dans la prise de conscience d’un devoir de reconnaissance publique envers le défunt qui l’a mérité par la brutalité de sa mort et l’héroïsme qu’on lui attribue. « Le 19e siècle a eu un véritable culte du “grand homme”. Le développement des cimetières est une conséquence de ce culte. Le succès des cimetières dont la création, en France, est

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décidée en 1804, repose en effet sur la possibilité qu’ils donnent de prolonger la mémoire, dans une société pour qui l’oubli est la véritable mort » (Le culte des grands hommes..., 1990 : 212)5. « Le monument, parfois financé grâce à la souscription nationale, portera témoignage de l’action bienfaitrice du défunt. Les tombes des martyrs ou des héros feront l’objet d’un culte collectif » (Charneau, 1997 : 10-11). Le culte de Victor Noir est de cette qualité. Tous ceux qui nourrissent une sympathie pour la Commune et les Fédérés considèrent Victor Noir comme un martyr, comme une victime de la politique impériale. Son assassinat étant considéré comme un des éléments qui ont conduit au renversement du Second Empire et à la proclamation de la République, nombre de visiteurs du Père-Lachaise qui viennent se recueillir devant le Mur des Fédérés ou devant les tombes des membres de la Commune incorporent Victor Noir dans leur itinéraire. Il faut prendre avec réserve l’idée que la mort de Victor Noir a provoqué la chute de l’Empire bien qu’elle fût sûrement un des facteurs qui ont érodé la légitimité de l’empereur ; c’est la guerre de 1870 qui l’a fait chuter. Cependant, le fait que l’on confère autant d’importance politique au meurtre de Victor Noir est significatif.

6 Le culte politique de Victor Noir a idéalisé ce journaliste et l’histoire de sa vie et sa mort a poétisé ses dernières minutes. De surcroît, le fait qu’il a été tué deux jours avant son mariage ajoute une touche romantique et sentimentale au récit. Le culte politique de Victor Noir a ainsi laissé le gisant, une œuvre d’une puissance dramatique intense et devenue au fil du temps l’objet de pratiques à caractère sexuel.

7 Les recherches effectuées pour comprendre quand et comment le culte autour de la tombe de Victor Noir a assumé des connotations sexuelles n’ont pas donné de réponse concluante mais ont permis de trouver des pistes et de distinguer quelques versions. Tout d’abord il faut dire que, malgré un point de vue répandu parmi nos informateurs, le sculpteur Jules Dalou, se réclamant du réalisme, avait voulu représenter le gisant de Victor Noir d’une manière saisissante, au plus près de la «réalité», et n’avait nullement l’intention de mettre en évidence le sexe du journaliste. Ce sont les nombreux frottements qui le font briller et le rendent très visible.

8 Le monument de Dalou s’inscrit dans le renouveau de l’art du gisant dans la sculpture française du XIXe siècle et les premiers commentateurs du gisant insistent sur sa signification à la fois réaliste et pathétique. «Motif de prédilection de la sculpture funéraire depuis le XIe siècle, les gisants se multiplièrent entre 1490 et 1530, au moment où les représentations de la mort physique furent aussi les plus nombreuses. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle ils diminuèrent et disparurent... Trois siècles plus tard, ils retrouvèrent une place de choix dans les cimetières. Leur réapparition avait été préparée par la représentation du défunt sur son lit de mort, et les premiers gisants sont à mettre en rapport avec ce genre de scènes... L’esprit romantique et le renouveau néo-gothique contribuèrent pour une large part à la résurgence du thème des gisants» (Le Normand-Romain, 1995: 183-184). Dans les cimetières, les gisants n’apparaissent guère avant le milieu du XIXe siècle (le gisant de Cavaignac par Rude au cimetière de Montmartre étant un des premiers) et se multiplient dans la seconde moitié du siècle. «Les uns insistent sur la mort physique, les autres, au contraire, la nient, prétendant qu’il ne s’agit que de sommeil, ou même simplement de repos, mais, dans les deux cas, le lien avec la Renaissance est évident» (ibid.: 204). «Quoique allongées, certaines statues funéraires ne peuvent pas être assimilées aux gisants traditionnels: les personnages qu’elles présentent sont mourants ou déjà morts, car ce sont les

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circonstances violentes dans lesquelles ils ont péri qui les caractérisent le mieux. La sculpture funéraire rappelle donc celles-ci, et à partir de 1840, sous l’influence des courants romantiques et réalistes, insiste tout particulièrement sur la brutalité et l’injustice de leur mort. Les œuvres réalisées alors par des artistes qui partagent ces sentiments et mettent leur point d’honneur à les faire partager à leur tour, comptent pour la plupart parmi les belles réussites des cimetières» (ibid.: 227). C’est le cas du gisant de Victor Noir. Après la chute du Second Empire, le réalisme l’a emporté sur le romantisme et c’est à cette époque que Dalou crée ce gisant en prétendant montrer la vérité historique sèche et méticuleuse. Mais le réalisme n’implique pas forcément une mise en évidence de la sexualité. Cependant, le gisant a fini par devenir un objet de culte sexuel, ce qui laisse à penser que, même si le sculpteur ne le voulait pas, son œuvre a inspiré des idées équivoques. Ainsi, il est important de comprendre quand et sous quelles formes ces connotations sexuelles apparaissent dans la perception du gisant, et quand et comment elles suggèrent la naissance d’un culte sexuel.

9 On trouve la première trace de cette transformation sur le dessin du peintre allemand Christian Schad, daté de 1929, qui présente une femme en train de chevaucher le gisant. Les descriptions concernant ce dessin ne donnent pas d’explications concrètes et n’évoquent même pas le nom du journaliste. C’est Gérard Laplantine qui a reconnu sur le dessin la tombe de Victor Noir et qui l’évoque dans Inscriptions lapidaires et traces de passages. Considérant le dessin de Schad comme la preuve qu’une perception sexuelle existait déjà en 1929, l’auteur écrit: «Cette date nous instruit sur la rapidité de la formation d’une pratique votive: soit dans ce cas que le bronze du gisant fut dès le début un sujet de plaisanterie remarqué et développé par les curieux et artistes du moment, soit que la dévotion ait précédé et provoqué leur attention» (G. Laplantine, 1993: 145).

10 En s’appuyant sur les recherches effectuées, on peut reformuler cette hypothèse en précisant sa première version: étant donné que ce dessin est l’unique source présentant la pratique sexuelle (ou plutôt sa caricature) liée au gisant avant les années soixante, c’est ce peintre qui illustre ou même impulse «la plaisanterie», la pratique imaginaire relative à ce monument dans le milieu artistique. On trouve des preuves indirectes de cette hypothèse dans la personnalité même de ce peintre avant-gardiste dont les thèmes majeurs étaient les travestissements et les bizarreries sexuelles. Il avait une passion pour «l’étude des pulsions et des déviances sexuelles» (Lloyd, 2002: 23) et considérait Paris comme une ville idéale, le «symbole de la bohème artistique et de la modernité... lieu où tout peut arriver» (ibid.: 20). De surcroît, comme le relate un de ses commentateurs, «Schad a parfois utilisé le fusain pour des études préparatoires de grand format en rapport avec ses portraits, tandis que les petits dessins à la plume de la période 1927- 1930 présentent des compositions imaginaires souvent liées à des commandes d’illustration» (ibid.). Également significatif: c’est qu’à partir de la parution de ce dessin et jusqu’aux années soixante, on n’a trouvé aucune autre trace de changement de sens du culte. C’est du milieu des années soixante, quand l’information sur les pratiques sexuelles autour de la tombe de Victor Noir pénètre dans la littérature populaire, qu’il faut dater la véritable naissance du culte sexuel et le début de sa popularisation. Il est difficile de mesurer le rôle du dessin de Schad dans ce processus; mais on peut supposer, bien que l’hypothèse demeure hasardeuse, que cela est lié aux années soixante et que les travaux de Schad de la période d’entre-deux-guerres sont redécouverts par des critiques et des marchands.

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11 Une autre version de la mutation du culte politique en culte sexuel, de l’étonnante transformation de l’image du héros national, martyr de la République, en sex-symbol du cimetière est donnée par Christian Charlet. Selon lui, «de 1891 à 1942, le gisant de Victor Noir, entouré et protégé du public par une belle chaîne de bronze également œuvre de Dalou, fut totalement respecté par les visiteurs»6. Pendant l’occupation de la France par l’Allemagne (1940-1944), les autorités d’Occupation firent fondre à Paris un grand nombre de statues et autres ouvrages de bronze pour la fabrication de canons. M.Charlet affirme que «la chaîne du tombeau de Victor Noir subit le même sort et le gisant se trouva alors privé de sa protection, à la merci des visiteurs».

12 Il a également raconté l’événement qui, à son avis, est à l’origine du culte: «Un groupe d’étudiants, confondant cimetière et lieu de rigolade, inventa au début des années soixante un canular reposant sur la prétendue virilité de Victor Noir ainsi que de Blanqui dont le gisant n’avait jamais été protégé. Suffisamment aisés pour pouvoir corrompre un fonctionnaire, ils achetèrent le concours d’un gardien du Père-Lachaise pour que celui- ci frotte consciencieusement et régulièrement les emplacements présumés des organes sexuels de Blanqui et de Victor Noir, de manière à les mettre en évidence, bien lustrés, sur les gisants alors couverts de vert-de-gris (oxydation du bronze), faute d’entretien depuis des années»7. Les conséquences du canular étaient que «peu de temps après, un journaliste intéressé exploita de façon lucrative ce canular d’étudiants à base de corruption et inventa purement et simplement un faux culte de la fécondité et de la virilité dans lequel le fait pour des visiteurs de se frotter les organes sexuels sur ceux des gisants développerait soi-disant la virilité des hommes et surtout la fécondité des femmes, oubliant que jusqu’alors les profanations de tombeaux – c’en est une – étaient réputées porter malheur aux profanateurs»8. Une autre version lie directement l’apparition du culte en sens sexuel à l’activité des journalistes qui auraient inventé ce culte et l’auraient popularisé dans la presse. Faute de pouvoir étayer ces hypothèses, on peut seulement les admettre comme des versions assez vraisemblables.

13 Les premiers renseignements trouvés dans la littérature populaire sur le culte de la fécondité autour de la tombe de Victor Noir datent de 1966. À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, le gisant de Victor Noir était probablement vénéré par un nombre limité de personnes. Mais à partir de la fin des années soixante- dix, et de façon continue, de nombreux livres sur le cimetière du Père-Lachaise parlent de ce culte, décrivent les rites qui l’accompagnent, ignorant souvent l’histoire réelle de la mort du journaliste, ce qui a agrandi le cercle des visiteurs et fait de la tombe de Victor Noir l’une des plus fréquentées du cimetière. Les touristes viennent la voir, la photographier, se prendre en photo avec un geste caractéristique (la main sur le sexe du journaliste), la toucher en formulant un vœu. Les guides officiels ou dilettantes (il y en a beaucoup au Père-Lachaise) jouent un rôle de vecteurs et de transmetteurs de l’information, et assument facilement un rôle de créateurs de représentations et de rites.

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Le geste typique pour les photos-souvenirs avec le gisant de Victor Noir (photo de Michael Majzulse, mai 2005)

14 Notons que les guides se séparent clairement. Il y a ceux qui préfèrent ne pas parler du culte ou en parler brièvement et avec précaution. Les autres, soit ne parlent que du culte en faisant la démonstration des rites et laissent un peu de temps pour que les membres du groupe profitent de l’occasion et vérifient les pouvoirs magiques du gisant, soit évoquent à peine la mort du journaliste en commettant beaucoup d’erreurs. Les visiteurs semblent préférer les seconds... Mais la tombe n’est pas seulement vénérée par des touristes: les Français viennent en tant que guides pour montrer la tombe célèbre à leurs amis, pour passer du temps et se divertir en voyant la statue si souvent frottée ou pour pratiquer de véritables rites s’ils croient aux pouvoirs magiques du gisant.

15 L’étude de la situation actuelle de la tombe de Victor Noir se base sur un travail de terrain effectué par l’auteur et son mari, Griva Viacheslav, qui ont observé ce qui se passait autour de la tombe pendant vingt jours. Les observations se sont déroulées essentiellement de mai à juillet 2006. On a pratiqué la technique de l’observation participante et passive, de l’observation directe et indirecte et celle des entretiens. Selon François Laplantine, «l’ethnographie est d’abord une activité visuelle» (2002: 7) qui consiste non seulement à voir, mais «à faire voir». De là découle le rôle de la description ethnographique. Sans toujours pouvoir reproduire toutes les paroles d’un informateur – d’autant plus que, souvent, il n’apprécie pas de voir noter ce qu’il dit –, on a tenté d’effectuer des «descriptions denses»9: descriptions les plus précises possible de l’attitude, de la gestuelle, de la mimique afin de dépasser les seules représentations et d’inclure les normes et les stratégies de conduite. Comme le remarque A.Van Gennep: «L’observateur se trouve ainsi forcé de noter en même temps plusieurs faits de détail groupés autour d’un noyau central; mais chacun de ces détails peut dans d’autres conditions servir aussi de noyau» (1982: 59).

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16 Il faut remarquer que la spécificité des pratiques opérées sur la tombe de Victor Noir crée beaucoup de difficultés d’observation et d’interrogation. Le plus souvent, les gens qui croient aux pouvoirs magiques du gisant préfèrent passer inaperçus et n’acceptent pas d’être observés ou interrogés. Cependant, les vrais «pratiquants», fréquentant la tombe régulièrement, expliquent leurs représentations et montrent les rites assez volontiers. Dans tous les cas, l’observation demeure une source très riche, surtout si on utilise la méthode de E.Gofman qui enseigne l’observation des gestes, des modes d’expression les plus insignifiants mais cependant jamais neutres: «Les gestes que parfois nous nommons vides sont peut-être, en fait, les plus pleins de tous» (1974: 81). En ce qui concerne le questionnaire, il évoluait en fonction de la situation et se modifiait continuellement. Par exemple, la première question variait entre «Pourquoi le gisant est-il abîmé comme ça?» (pour ceux qui critiquent l’existence du culte) et «Qu’estce qu’il faut faire pour se marier?» (pour ceux qui pratiquent des rites eux- mêmes). Après ces premières questions, on préférait laisser parler les informateurs avant de leur demander, finalement, leur source d’information et leur point de vue concernant la date de la naissance du culte.

17 Ce travail de terrain a permis de distinguer différents types de visiteurs; de mettre en évidence le rôle des guides; de relever le mécanisme de transmission de l’information sur le culte; de faire la liste des propriétés magiques attribuées au gisant de Victor Noir; d’analyser les pratiques rituelles autour de la tombe en conformité avec les représentations liées au gisant, etc. Ainsi, parmi la grande quantité d’informations recueillies, on a pu observer certaines régularités permettant une analyse plus fine du phénomène.

18 Il n’y a aucune difficulté à trouver cette tombe: elle est indiquée sur le plan du cimetière et le premier passant venu vous montre le chemin. Les habitués du cimetière, les «pèrelachaisiens» comme les appellent les gardiens – des personnes âgées, des mères avec leurs bébés ou d’autres qui y viennent régulièrement prendre l’air comme dans un parc –, n’entrent pas, d’habitude, dans l’espace examiné autour de la tombe de Victor Noir mais passent devant la tombe. Cependant les phrases qu’ils échangent en passant à côté sont souvent très intéressantes: «Ah, c’est celui qui est frotté!», dit une femme en parlant avec sa fille10; deux Françaises de dix-huit ans, en passant à côté de la tombe: «– Ah, c’est ça... on frotte dessus! – Non, c’est sur Victor Noir qu’on frotte dessus!»11; quelques Français: «C’est le porte-bonheur! Il est beaucoup touché, c’est pas mal comme bénédiction»12.

19 Il y a aussi, mais plus rarement, des touristes qui se promènent et trouvent la tombe de Victor Noir par hasard, sans savoir de qui il s’agit. Dans ce cas, on rencontre d’habitude de l’intérêt pour la sculpture lustrée, les gens notent le nom du journaliste pour se renseigner ensuite. Un couple français qui passe près de la tombe du journaliste : la femme le remarque et appelle son mari. Ils s’approchent : d’abord, tous deux frottent assez longtemps les pieds de Victor ; ensuite la femme touche le sexe : « C’est qui ça ?... C’est quoi ça ?... C’est bizarre ! »13. On note que le gisant, tel qu’il paraît actuellement, permet non seulement les pratiques d’attouchement mais souvent les provoque en présentant toutes les possibilités d’interprétation. Il faut remarquer qu’assez souvent les actions rituelles s’accomplissent spontanément. Il y a ceux qui viennent vers cette tombe sans savoir exactement ce qu’il faut faire ni comment pour obtenir les biens désirés ou vérifier si cela marche ; ils sont alors, sur le plan des rites, conduits par une sorte d’intuition qui leur suggère tel ou tel comportement.

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20 D’une certaine manière, ils trouvent sur place «le matériel didactique» et leur interprétation dépend souvent du but de la visite. Les pratiques rituelles se forment assez logiquement en conformité avec la forme du gisant, sa réputation extraordinaire et la spécificité des buts de la visite. On explique, par exemple, que, pour avoir des enfants, il faut toucher le sexe de la statue, s’allonger sur elle, s’asseoir sur elle (ou sur ses pieds); pour rencontrer l’amour de toute une vie, il faut toucher ses pieds; pour faire revenir la personne qu’on aime, il faut embrasser (souvent par trois fois) les lèvres, le menton, le nez de Victor Noir ou mettre un doigt sur son cœur (l’impact de la balle). Il existe même un rapport entre l’attouchement des pieds de Victor Noir et le nombre des enfants désirés. Certaines personnes, après quelques attouchements, se mettent devant le gisant, du côté des pieds, et restent ainsi un certain temps comme plongées dans la méditation. Parfois elles s’assoient à côté de la tête et mettent la main sur le cœur. Cela donne l’impression qu’elles essaient d’établir un contact avec Victor Noir en lui transmettant leurs demandes et leurs problèmes. Très souvent, les admirateurs touchent quelques parties, font ensuite cette espèce de méditation et, avant de partir, répètent leurs attouchements. Certains, avant de s’en aller, bénissent la statue d’un signe de croix.

21 S’il s’agit d’un couple, on constate des variations de rites. Par exemple, une femme touche la statue en demandant de l’aide à Victor Noir tandis que l’homme l’attend sérieusement sur le côté. Dans certains cas, l’homme prend part à certaines pratiques: tous deux touchent le sexe de Victor Noir, ou chacun touche un des pieds de la statue et ils restent ainsi un certain temps. Un couple africain, fréquentant la tombe régulièrement, opère le rite suivant: la femme s’assied sur le gisant pendant que l’homme tient les pieds de Victor Noir. Puis la femme se lève, fait le tour de la statue (à ce moment-là l’homme reste sans rien toucher); ensuite, elle s’assied à nouveau (l’homme, de nouveau, touche les pieds du gisant). Ils répètent ce rite trois fois. Parfois ils y ajoutent l’attouchement de toutes les parties lustrées du gisant et l’homme pousse le sexe du gisant trois fois avec ses mains. Les guides racontent qu’on trouve des préservatifs sur la tombe du journaliste, ce qui donnerait à penser que certains couples font l’amour directement sur le gisant. Parfois, les informateurs livrent des précisions personnelles concernant des rites: «Il faut y croire, sinon ça marche pas»14; «Il faut venir beaucoup de fois, quand tu ne travailles pas, quand tu as du temps...»15; «Il faut venir le premier dimanche du mois»16.

22 Sur la tombe, on trouve toujours des fleurs fraîches qui prouvent, en quelque sorte, l’existence du culte. Les gens apportent des fleurs, soit pour remercier Victor Noir de les avoir exaucés ou d’avoir comblé leurs désirs, soit pour l’amadouer. En réalité, ils le font à titre d’offrande. Les informateurs expliquent qu’il faut déposer les fleurs dans le chapeau, dans la main de Victor Noir ou entre ses jambes. Aux mêmes endroits, les visiteurs déposent des messages avec leurs demandes17 : « Donne-moi un bel homme. On t’aime » ; « Victor Noir faites que je puisse me marier et avoir des enfants » ; « Fais- nous avoir un bébé », etc.

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Les fleurs dans le chapeau, sur le sexe ou dans les mains de Victor Noir (photo de l’auteur, mai-juin 2006)

23 D’après les recherches effectuées, on a pu distinguer le culte politique de Victor Noir, né juste après sa mort, et le culte sexuel, apparu probablement au cours des années soixante. Le premier type de culte est lié au nom du journaliste républicain, martyr et héros de la République; le second est attaché à la statue d’un beau jeune homme tué à l’âge de vingt-deux ans, deux jours avant son mariage. Ces deux sens du culte coexistent aujourd’hui avec un évident avantage pour le second.

24 Il faut souligner particulièrement le fait de la «mutation de la fonction» et de la «mutation du sens»18. À la fin du XIXe siècle, la statue de Victor Noir était considérée dans l’esprit du culte «politique» rendu au journaliste. Tous les détails de la sculpture soulignaient, pour le spectateur de l’époque, la mort brutale d’un journaliste tué froidement par le cousin de l’empereur. Son costume était neuf, destiné à son mariage: c’est pour mieux jouer son rôle de témoin, pour se rendre bien habillé chez un prince que Victor Noir l’avait revêtu. La chemise et le pantalon déboutonnés montrent les dernières minutes de sa vie, quand ses amis voulaient sans succès l’aider à respirer. Tout cela devait faire comprendre au spectateur le tragique de cette mort et le faire frémir devant sa brutalité. Cette vision est réinterprétée au XXe siècle. La sculpture est devenue objet de plaisanteries, de photos indécentes, de rites de fécondité. La vie et la mort du journaliste sont réinterprétées sous un angle érotique. Les mêmes détails de la sculpture sont expliqués autrement. On dit qu’il est bien habillé parce qu’il était un dandy, un Don Juan, qu’il avait eu beaucoup de femmes et qu’il avait été tué à cause de l’une d’elles. On peut deviner pourquoi ses vêtements sont déboutonnés. On dit aussi que son sexe «a beaucoup travaillé» pendant sa vie et qu’il était en érection même au moment de sa mort. Ce sont là quelques transformations et mutations qu’a connues le culte entourant la mémoire de Victor Noir.

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25 L’étude du phénomène dans sa dynamique a permis de remarquer que le nombre des adeptes du culte, comme celui des fonctions du gisant, augmente avec le temps et que ces dernières deviennent de plus en plus universelles. Ainsi, dans les années soixante, on associait au gisant exclusivement le pouvoir d’aider les femmes stériles; dans les années soixante-dix, on y ajoute la capacité de ranimer les virilités défaillantes des hommes, d’aider à toute sorte de problèmes d’amour (se marier, faire revenir la personne aimée); aujourd’hui, les guides racontent que l’attouchement du gisant à l’endroit du sexe porte bonheur toute l’année. De même, des fonctions du gisant telles que «Faire revenir la personne qu’on aime» et «Aider à toute sorte de problèmes d’amour» se transforment dans la conscience des gens en demandes plus concrètes. Par exemple, une jeune femme est persuadée que Victor l’aide, parce que la première fois qu’elle a fait le vœu d’une rencontre, cela a «marché».

26 L’administration du cimetière n’apprécie guère ce qui se passe autour de la tombe de Victor Noir. En 2004, la sépulture a été entourée de barrières. Pascal Daniel, chef du service des cimetières de la ville de Paris, explique: «Cette tombe a été régulièrement l’objet d’attouchements. Des usagers du cimetière se sont plaints après avoir vu des jeunes femmes frotter leur sexe sur celui de Victor Noir, ou sur ses chaussures. Ces gestes sont pénibles et choquants. Il est anormal de devoir entourer une sépulture d’une barrière mais une minorité de personnes irrationnelles nous y pousse... Les barrières qui protègent le tombeau de Victor Noir sont provisoires. Mais une protection plus solide n’est pas encore programmée. Nous ne pouvons faire de travaux sans l’accord des ayants droit» (Cloris, 2004). Mais cette protection n’a pas résisté longtemps: au cours d’une manifestation devant la tombe, les barrières ont été enlevées par Yves Contassot, adjoint au maire chargé des Jardins en novembre 2004. La situation mérite d’être racontée.

27 Selon Le Parisien du 6 novembre, c’était un canular lié à la tombe du pauvre Victor Noir: «Yves Contassot est tombé dans le panneau... Hier matin, il s’est retrouvé face à une dizaine de jeunes femmes munies de banderoles et d’un mégaphone scandant: “Les barrières en arrière! Victor on veut ton corps!” De simples citoyennes frustrées d’être privées de leur idole? C’est en tout cas ce qu’a cru l’élu parisien. Lorsqu’“Isabelle”, une jeune femme visiblement enceinte, prétend avoir été fertilisée par le mort “en se frottant”, Contassot réplique très sérieusement qu’il “n’a rien contre les croyances”. Or la meneuse de cette troupe déchaînée n’était autre que Péri Cochin, chroniqueuse dans l’émission “On a tout essayé”, animée par Laurent Ruquier sur France 2! Yves Contassot, qui a fait retirer hier les barrières de la censure, aurait gagné à passer un simple coup de fil au responsable du cimetière!» (Torgemen, 2004: 3).

28 Bien que, dans cet article et dans l’émission elle-même, on explique qu’il s’agissait d’une farce, présentant la tombe de Victor Noir non pas comme un lieu de culte, mais comme un lieu de plaisanterie, dans Le journal de la nuit, sur France 2, cet événement est exposé d’une autre manière. Le journaliste, parmi d’autres nouvelles, raconte très sérieusement comment l’adjoint du maire, responsable des cimetières, Yves Contassot, a rendu la statue de Victor Noir à ses adeptes et comment les barrières ont été retirées par décision de la Mairie de Paris. Le petit reportage de la manifestation montre la femme enceinte qui est sur place pour prouver les pouvoirs magiques du gisant et exiger l’enlèvement des barrières. Le guide-conférencier du cimetière, Marika Vayssair, raconte: «On voit des petits chaussons dans le chapeau. Alors ça doit marcher effectivement». Ainsi désormais, malgré le mécontentement de l’administration du

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cimetière, le culte prospère: l’histoire de la manifestation a contribué à sa popularisation...

29 Il est important de remarquer également le rôle des livres (guides, histoire populaire) et des médias (la presse, Internet) dans la popularisation du culte lié à la tombe de Victor Noir. Les auteurs de nombreux guides ou articles de presse ont joué un rôle décisif dans la formation des représentations liées à la tombe et ont contribué à sa popularité. Internet a joué un rôle particulièrement important car il a permis une création illimitée et incontrôlée d’informations et leur large circulation. Le développement du tourisme de masse, l’accessibilité de l’information ont contribué à la popularisation de ce culte et à la diffusion de l’information le concernant. Cela attirait et attire encore le public.

30 Il aurait été également nécessaire, bien que très hasardeux car difficile à étayer, de repérer l’influence de l’évolution socioculturelle globale sur l’apparition et l’évolution du culte de la fécondité. On peut émettre l’hypothèse que la révolution sexuelle vécue par le monde occidental dans les années soixante et soixante-dix a joué un grand rôle. Il est probable que les évolutions de la conscience collective sous l’influence de cette révolution ont fourni d’importants éléments et les conditions favorables à l’épanouissement d’un nouveau culte. Il est, enfin, vraisemblable que, si l’hypothèse du canular est la bonne, les étudiants qui l’ont monté se situaient dans la tradition du canular estudiantin, souvent marqué sexuellement. En outre, il faut évoquer le renforcement, dans la société française des années soixante, de l’intérêt pour l’occultisme, la magie, la mystique, pour tout ce qui a trait à l’au-delà. Ce n’est pas donc par hasard que, parmi les admirateurs de la tombe de Victor Noir, il y ait beaucoup de spirites et de médiums: «Les fakirs, voyants, guérisseurs, thaumaturges, astrologues (Le ministère de l’Intérieur a même son astrologue) dont le rôle considérable et trop peu connu s’étend dans toutes les couches de la société industrielle, nous révèle l’importance de ce folklore urbain. Une baraque foraine sur six recèle en son creux tapissé la prédiction magique de l’avenir. Soixante mille Français spirites communiquent chaque nuit avec les esprits, mais des millions ont peur des ténèbres, perdus dans la forêt ou seuls dans un lieu maudit; des millions frémissent au théâtre ou au cinéma à l’apparition du spectre, des millions possèdent fétiches et porte-bonheur, prennent garde aux nombres fatidiques, évitent les échelles, consultent l’horoscope... Tout ceci nous montre que le contenu préhistorique est plus qu’un savoir conservé, c’est un feu qu’entretiennent vitalement les déséquilibres et les désadaptations des sociétés évoluées... Le spiritisme est la renaissance des croyances les plus archaïques concernant le double» (Morin, 1970: 157-160).

31 Pour expliquer le phénomène, on a dégagé, entre autres par analogie, plusieurs niveaux d’explication. Le premier peut être nommé par convention «historique», car il est lié à la vénération traditionnelle des objets ou lieux sacrés. Il existe des liens qui, traditionnellement, rapprochent la mort et la fécondité dans le folklore de certains peuples. De plus, les pratiques liées au gisant de Victor Noir ressemblent à celles qui se déroulent près de statues de saints, de pierres cultuelles, de tombes vénérées dans la «culture populaire». Ainsi, en comparant les actions rituelles autour du gisant de Victor Noir avec celles qui sont décrites dans des ouvrages consacrés aux cultes dans la culture populaire, on peut constater qu’elles présentent parfois des analogies directes. Cependant, il semble indispensable d’observer, à côté de ces ressemblances, une différence majeure. C’est que d’habitude, dans la «culture populaire», l’objet

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thaumaturgique ne peut pas être objet de plaisanteries ou de dérision. Il existe même une série de récits racontant des cas de châtiments subis par des personnes qui ont traité l’objet de la dévotion sans le respect qui lui est dû.

32 En outre, quelque chose rapproche les représentations liées au culte de Victor Noir et le culte des saints tant officiels que populaires, morts de mort violente. Comme l’écrit Jean-Claude Schmitt, «le texte hagiographique dans la culture populaire est d’abord un langage du corps, du fidèle comme de celui du saint: d’où le thème privilégie de la mort violente du saint, d’où le succès des martyrs, dont le sang écoulé, en même temps qu’il manifeste les souffrances du saint, garantit son pouvoir de guérir les souffrances des hommes» (1983: 19). M.-C. Pouchelle a relevé de nombreux parallèles entre le culte rendu par ses fans à Claude François et le culte des saints (1983). Un thème qui n’est pas absent du culte de Victor Noir après sa mort tragique.

33 Le deuxième niveau d’explication est lié aux cultes «touristiques»: «Le tourisme a longtemps été perçu comme un facteur de dépossession du patrimoine culturel et de falsification des traditions. Associé à la superficialité, au simulacre, à la duperie, il crée un terrain propice à l’invention des traditions “inauthentiques» (Le Menestrel, 2004: 199). «Si le tourisme est une religion, l’infrastructure touristique est une vaste Église...», écrit Jean-Didier Urbain (2002: 306). En poursuivant l’analogie, on peut parler des «lieux sacrés» du tourisme qui sont propres à chaque ville et auxquels sont liés des «rites» spécifiques: ce sont ainsi les plus beaux points de vue panoramiques sur la ville où les visiteurs laissent des graffitis; des «arbres des désirs» sur lesquels il faut nouer des rubans en formulant des vœux; des fontaines dans lesquelles il faut jeter des pièces de monnaie pour revenir à cet endroit ou pour avoir de la chance; diverses statues qu’il faut frotter pour obtenir le bonheur ou favoriser sa carrière, etc. Les monuments devenus objets d’attouchement existent dans le monde entier: on peut citer de nombreux exemples de statues frottées en raison de leurs pouvoirs magiques dans des villes modernes: des monuments sur le pont Charles à Prague; la statue d’Everard t’Serclaes sur la Grand-Place à Bruxelles; des lions de bronze près de la Résidence à Munich dont il faut toucher le mufle; un chien de bronze dans une station du métro à Moscou dont il faut toucher le museau en demandant de l’aide pour les événements importants de la journée; un âne dans le groupe de monuments devant Conventa Ceta à Riga; un sanglier sur le marché central à Florence à qui il faut toucher le groin et donner une pièce de monnaie, etc. Ce sont des phénomènes très répandus mais assez récents et c’est d’eux que le culte de la tombe de Victor Noir se rapproche. Il y a toujours beaucoup de personnes à côté de ces statues, les guides y amènent des touristes, les habitants de la ville les montrent à leurs amis. On y retrouve les même catégories de public que celles repérées au Père-Lachaise: des gens qui croient et viennent assez régulièrement ou ceux qui touchent les statues «au cas où», en se disant «pourquoi pas»; certains qui le font pour s’amuser ou pour prendre des photos; d’autres qui les regardent ou les montrent.

34 Le troisième niveau est psychologique et lié à l’atmosphère du cimetière qui prédispose à l’apparition des légendes, des rites, des cultes. On a déjà dit que le cimetière du Père- Lachaise est un endroit très particulier, où «on se sent envahi d’une sorte d’ambiance mélancolique, compréhensive, qui donne l’illusion que de grands secrets vont se résoudre devant vous. C’est le lieu de méditation par excellence, un site particulier et, dans sa tradition musicale, un chant grégorien. Les noms inscrits sur les tombes, avec les dates, prennent une signification profonde, une résonance infinie et douce... Autour

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des tombes, des silhouettes passent, portant un arrosoir plein d’eau, une époussette, des brassées de fleurs. La tendresse désolée fait le ménage des morts. On se dit aussi que dans une goutte de temps, deux, trois cents ans, rien ne subsistera plus de ses reliefs, de nos reliefs, et que les grands arbres auront encore grandi. Déjà les sépultures de 1820 sont entrées dans la terre, dans le néant, désagrégées, comme un souvenir de peu d’importance dans la mémoire... Une promenade dans les quartiers anciens de cette nécropole, où les arbres, les bosquets en font encore un jardin suspendu sur la ville, nous ménage un enseignement particulier: dans le dédale de sépultures, le végétal étreint parfois la pierre, la malmenant, la renversant, nous signifiant qu’au-delà du dur désir de durer inscrit dans les pierres tumulaires, dans les statues, la vie, l’arbre jaillit dans son éternel recommencement, faisant de ce paysage de pierres et d’arbres une allégorie du jardin antique, “paysage sacré” célébrant la communion de la vie et de la mort» (Racine, 1997: 209-210).

35 André Chabot remarque le climat érotique des cimetières: «Endormi ou mieux encore mort, l’image de pierre, de bronze, l’être aimé inanimé, incapable de voir, d’entendre, de juger, libère les impulsions les plus secrètes, autorise les vertiges les plus inavouables, face à l’inquiétante étrangeté, l’Unheimlich suprême: douter qu’un objet sans vie soit animé. Climat érotique sans rapport avec la santé épanouie, dans lequel l’obsession, le deuil, la mélancolie, ou plus simplement le manque d’être élaborent des fantasmes au milieu de l’ombre et du mystère, de l’apparat funèbre et des apparences équivoques de la sculpture funéraire. Insondables voies de la révélation érotique qui suit les lignes de la matière, vivantes pourvu que l’imagination leur prête vie. Frontières incertaines entre le réel et l’imaginaire. Épiphanie née des hasards, des rencontres et du désir permanent de modeler le monde au gré de ses caprices, dans l’attente toujours en éveil de l’exaltant et du merveilleux... le cimetière, derrière ses murs de quartier réservé, apparaît, pour qui ne pénètre pas en service commandé, comme l’un des rares et derniers refuges du rêve et de l’illusion, du différent et de l’inconnu, de l’extraordinaire et du magique... L’érotisme affectionne le silence, le secret, l’intimité des lieux écartés et le cimetière lui propose précisément un ailleurs, presque un autre monde, presque l’“autre monde”» (1989: 10-11).

36 Toutes ces explications ne sont pas exhaustives mais on est porté à croire que l’apparition dans la vie quotidienne et la culture des sociétés modernes de traditions nouvelles par leur contenu, mais archaïques par leur forme, est un trait de notre temps. Effectivement, on a à faire à une mode portant vers des «mythologies» récentes créées autour d’une ville, des manifestations diverses du folklore urbain. Il semble que chaque ville aspire à posséder son endroit exotique où il faut toucher quelque chose, laisser quelque chose, écrire quelque chose pour obtenir des grâces diverses. Cela peut être une pierre, un arbre, une statue, une tombe, etc. Cet objet peut avoir son histoire qui correspond au culte, qui n’est pas lié avec lui, ou cela peut être tout simplement un culte inventé. Ces objets s’entourent de légendes et de rites, ils sont recherchés par les touristes qui, en voyageant à travers le monde, sont habitués à les rencontrer. Les guides deviennent porteurs et propagateurs de l’information et provoquent le développement de cultes semblables.

37 «Le concept de “tradition inventée” commença à intéresser quelques historiens dans les années 1970. Ils étaient frappés par le fait que certaines nouvelles pratiques sociales, ritualisées ou exprimées en symboles... revendiquaient une continuité avec le passé... Ces innovations cachées derrière l’apparence de l’ancienneté n’étaient pas confinées

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dans ce que la théorie de la modernisation appelle les “sociétés traditionnelles» (Dimitrijevic, 2004: 7). Le culte sexuel autour de la tombe de Victor Noir peut être présenté sous la forme d’un processus d’invention de la tradition car il s’agit d’un culte dont les adeptes revendiquent la légitimité en recréant des liens imaginaires avec le passé.

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NOTES

1. Jules Dalou (1838-1902), sculpteur français, représentant du naturalisme en sculpture, élève de Carpeaux, auteur du Triomphe de la République, place de la Nation à Paris. Il participa à la Commune et dut se réfugier en Angleterre jusqu’en 1879. 2. Henri Rochefort (1831-1913), journaliste et homme politique français. Il aborda le journalisme politique dans Le Nain jaune, Le Soleil, Le Figaro. En 1868 il fonda La Lanterne, pamphlet virulent contre l’Empire. Député de Belleville, en 1869, il rédigea La Marseillaise et fut emprisonné lors du procès de l’affaire Victor Noir puis libéré par la révolution du 4 septembre. Sans appartenir à la Commune, il en approuva l’action et fut emprisonné, puis déporté. Il rentra en France lors de l’amnistie de 1880. 3. Pierre Bonaparte (1815-1881), sixième enfant du second mariage de Lucien. Il combattit en Romagne en 1831, puis en Colombie et en Égypte. Député d’extrême-gauche aux Assemblées de 1848, il critiqua le 2 décembre et se retira de la vie publique. 4. C. Charlet, Étude sur le tombeau de Victor Noir au cimetière du Père-Lachaise: Légendes et réalité, travail non publié, consulté grâce à l’obligeance de l’auteur. 5. En fait, la loi de prairial an XII a accéléré la translation des cimetières, prévue par l’ordonnance royale de 1776. Sur l’évolution du cimetière en France au XIXe siècle et, plus particulièrement, sur le cimetière du Père-Lachaise, voir Lassère, 1997; Bertrand, Vovelle, 1983; Tartakovsky, 1999. 6. Christian Charlet, note 5, p.2. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Le terme de Clifford Geertz qu’il a emprunté au philosophe Gilbert Ryle. 10. Observation du 14-05-06. 11. Observation du 17-05-06. 12. Ibid. 13. Observation du 12-07-06. 14. Observation du 17-05-06. 15. Observation du 25-05-06. 16. Observation du 18-05-06 (l’informateur est un gardien du cimetière). 17. Sur les messages dans un contexte catholique cf. Bonnet, 1976.

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18. Selon les termes du philologue russe J.Tynjanov.

RÉSUMÉS

La tombe du journaliste Yvan Salmon, dit Victor Noir (1848-1870), est aujourd’hui l’un des monuments les plus visités du cimetière parisien du Père-Lachaise; elle fait même l’objet d’un véritable culte. La légende veut qu’en frottant le gisant, surtout à l’endroit du sexe, on recouvre fécondité ou virilité. L’étude s’attache à montrer quelles transformations fonctionnelles a connu le gisant de Victor Noir depuis son inauguration jusqu’à nos jours. Le culte originel est politique: journaliste d’opposition, Victor Noir est tué le 10 janvier 1870 lors d’une altercation avec le prince Pierre Bonaparte, cousin de Napoléon III; ses obsèques réunissent plus de cent mille personnes; il devient le symbole de la répression de l’Empire face à la lutte pour la liberté. Le sculpteur républicain Jules Dalou édifie à sa mémoire, en 1891, un gisant de bronze. Dans le courant du XXe siècle, sa tombe acquiert progressivement des connotations et des vertus érotiques: un culte sexuel se substitue définitivement au culte politique à partir des années soixante.

The tomb of Yvan Salmon (alias Victor Noir) is among the most frequently visited monuments in the Parisian Père-Lachaise cemetery monuments. It has become an object of worship. According to common belief, rubbing Noir’s recumbent effigy, especially his sexual organ, brings fertility and masculine vigor. The present study aims at revealing the functional transformations of Victor Noir’s monument from its creation, to the present. Originally, the cult related to the monument was political: Victor Noir, a journalist critical of the Imperial regime, was killed on January 10th, 1870 by Prince Pierre Bonaparte (Emperor Napoleon III’s cousin). Over one hundred thousand people attended his funeral. He became a symbol of imperial repression and the struggle for freedom. In 1891, the Republican sculptor Jules Dalou made a magnificent recumbent bronze effigy of the hero. In the mid-twentieth century, the tomb was progressively attributed with hidden and erotic powers. During the 1960s, sexual worship definitively replaced the political one.

La tumba del periodista Yvan Salmon, conocido como Víctor Noir (1848-1870) es hoy uno de los monumentos más visitados del cementerio parisino de Père-Lachaise, y es objeto de un verdadero culto. La leyenda cuenta que frotando la estatua yacente, sobre todo en el lugar del sexo, se obtienen fecundidad o virilidad. El estudio se propone mostrar qué transformaciones funcionales ha conocido la estatua de Victor Noir desde su inauguración hasta nuestros días. El culto original es político: periodista de oposición, Victor Noir es asesinado el 10 de enero de 1870 durante un altercado con el príncipe Pierre Bonaparte, primo de Napoleón III. Sus funerales reúnen más de cien mil personas: se vuelve así un símbolo de la represión del Imperio frente a la lucha por la libertad. El escultor republicano Jules Dalou realiza en su memoria, en 1891, una estatua yacente de bronce. Durante el siglo XX, su tumba adquiere progresivamente connotaciones y virtudes eróticas: el culto sexual se sustituye definitivamente al culto político a partir de los años sesenta.

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INDEX

Palabras claves : cementerio, culto, estatua yacente, fecundidad, folklore urbano Keywords : cemetery, cult, fecundity, recumbent statue, urban folklore Mots-clés : cimetière, culte, fécondité, folklore urbain, gisant.

AUTEUR

MARINA EMELYANOVA-GRIVA

EHESS – Centre d’anthropologie religieuse européenne, [email protected]

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L’amnésie de la remémoration dans la société tchèque*

Zdeněk R. Nešpor

1 Tout au long du XXe siècle, le sentiment religieux dans la société tchèque demeure relativement faible. L’indifférence générale envers l’Église catholique, pourtant confession théoriquement majoritaire, ainsi que l’intérêt pour l’Église tchécoslovaque, la plus prospère des Églises catholiques « nationales » nouvellement créées dans les États issus de l’Autriche-Hongrie, intriguaient déjà les intellectuels laïques de l’entre- deux-guerres1.

2 L’adoption quasi automatique de la thèse de la sécularisation a imposé l’idée d’une transformation rapide et large de la société tchèque (Davie, 2003, 61-75 ; Gorski, 2003 : 110-122) ; les pays tchèques sont devenus l’exemple largement discuté d’une sécularisation réussie, considérée comme une conséquence inévitable de la modernisation, sans tenir compte de l’orientation anticléricale du régime communiste établi par la force en 1948 (Kadlecová, 1972 : 119-134 ; Martin, 1978 : 50, 233-234). Cependant le paradigme de la sécularisation vient d’être considérablement mis en doute au cours des dernières décennies, en même temps que la problématique de la religiosité tchèque a cessé d’attirer l’attention des chercheurs2. Ce qui constituait autrefois un exemple par excellence, est devenu, dans les aperçus généraux de la situation religieuse du monde actuel, un fait marginal sans importance théorique. Tandis qu’en Slovaquie, ou en Pologne, la chute du communisme, en 1989, a entraîné un puissant rebond de la vie religieuse, attendu également dans d’autres pays postcommunistes, aucun renouveau d’une religiosité longtemps réprimée n’a eu lieu en République tchèque. Cela a valu une attention bien méritée aux autres pays postcommunistes de l’Europe centrale et orientale, dont par exemple un numéro monothématique de la revue Social Compass3, tandis que les appartenances et idées religieuses de la société tchèque restent peu connues.

3 Bien qu’il soit évident que l’évolution de la religiosité – y compris son abandon et/ou ses changements structuraux – a suivi des chemins bien différents dans chaque société moderne (Martin, 2005), il est possible, dans une certaine mesure, de comparer la situation tchèque avec le triomphe de la laïcité française. En effet, dans les deux pays, le

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catholicisme prédominait pareillement à l’époque moderne et aux XIXe et XXe siècles, et on y a observé un anticléricalisme dont la valeur était simplement inversée, et qui, en fait, reprenait un bon nombre de structures d’origine catholique ; enfin, l’histoire des deux pays est marquée par le protestantisme. Avant que le pouvoir n’impose le catholicisme, les deux pays ont eu leur minorité protestante dont une partie a réussi à survivre, en se cachant, à la Contre-Réforme, et dont l’héritage a pris une importance sociale qui dépasse largement le taux de pénétration du protestantisme dans la société. Il faut cependant souligner certaines différences entre les deux pays dont il faudrait explorer les causes. On se contentera ici d’en citer deux :

4 1 – Dans leur histoire, les deux peuples ont connu des guerres de religion, les succès du protestantisme et, plus tard, sa répression violente, mais seul le peuple tchèque dans sa quasi totalité – non seulement les protestants modernes marginaux, mais aussi des libéraux et même une bonne partie de catholiques – s’est réclamé de « l’héritage protestant », même si la définition de ce dernier est plutôt aléatoire.

5 2 – « L’athéisme » ou l’anticléricalisme existait dans les deux sociétés, mais dans la société tchèque il est incomparablement plus répandu, devenant une identité « positive » et ouvertement déclarée. Les Tchèques sont fiers de leur « athéisme » et s’en vantent volontiers, le considérant comme un signe de « progrès ».

6 Afin d’appréhender le faible niveau de religiosité institutionnalisée de la société tchèque, on partira de la thèse de Danièle Hervieu-Léger considérant la religion comme un lien de la mémoire collective dont l’importance sociale tend à disparaître (Hervieu- Léger, 1993 ; Davie, 2000), ce processus étant, dans le cas tchèque, renforcé par diverses tentatives de « revitaliser » les traditions religieuses. L’amnésie religieuse dont la société tchèque est frappée, résulte paradoxalement des mesures trop souvent répétées visant à imposer d’autorité des mémoires religieuses. En même temps, il faut évoquer la critique du paradigme de sécularisation par le sociologue américain José Casanova : celui-ci estime que la thèse de sécularisation, loin de décrire l’évolution socioculturelle, fonctionne comme une prophétie qui s’accomplit d’elle-même à force d’être répétée. Pour lui, la sécularisation n’est pas une conséquence automatique de la modernisation comme le sont l’industrialisation, l’urbanisation, les réformes de l’enseignement scolaire ou autres, mais le triomphe d’un paradigme discursif accompagnant le processus de modernisation dans les pays occidentaux (Casanova, 1994 : 211-234).

7 Une grande partie de la société tchèque, fatiguée par des tentatives diverses, et souvent contradictoires, de renouvellement des traditions religieuses, a adhéré à la critique moderniste de la religiosité institutionnalisée dont on observe les conséquences jusqu’à présent et qui provoque des tensions entre les partisans et les adversaires de la religion. Cela ne signifie pas que seuls les moyens idéologiques venant « d’en haut » sont la cause de la laïcisation historique de la société tchèque.

8 Les recensements comportant la question de l’appartenance religieuse, telle qu’elle est ressentie par le sujet donné, ainsi que les statistiques internationales, montrent la République tchèque comme un des pays les plus sécularisés du monde. Dans le cadre du recensement tchèque du 1991, 44 % des habitants déclaraient appartenir à une Église (et pour 89 % d’entre eux, il s’agissait de l’Église catholique) et 40 % se définissaient comme athées. Mais, dix ans plus tard, ce rapport est de 32 % par rapport à 59 % en faveur d’un athéisme déclaré. Contre toute attente, l’échec du communisme n’a provoqué aucun renouveau religieux et aucun renouveau des Églises chrétiennes venant de l’Est, rêvé par certains intellectuels occidentaux, n’a eu lieu (Weigel, 2004). La

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diminution du nombre de fidèles affiliés à une Église au cours des années quatre-vingt- dix est imputable au changement des générations (qui entraîne également un recul de la religion institutionnalisée en Europe occidentale) mais aussi et surtout aux facteurs plus spécifiquement postcommunistes ou exclusivement tchèques. L’héritage du communisme s’est traduit par l’incapacité des Églises à adopter une attitude critique envers leur propre passé et envers leur rôle de laquais du pouvoir sous le régime communiste ou éventuellement réagir de manière appropriée aux défis d’une société démocratique. Pour ces deux raisons, les Églises établies ont perdu leur crédit auprès d’une bonne partie des populations en Europe orientale (Grajewski, 1999).

9 Les Églises chrétiennes comptent parmi les organisations sociales les moins crédibles et une grande partie de la société doute également de leur capacité à résoudre les problèmes moraux, familiaux ou sociaux. Les enquêtes de l’International Social Survey Program (ISSP) démontrent combien le taux de confiance dans les Églises et dans les organisations religieuses a diminué au cours des années quatre-vingt-dix ; seul un quart de la population les juge aujourd’hui capables d’apporter des solutions aux problèmes moraux et familiaux et 13 % seulement aux problèmes sociaux ; ce n’est qu’à propos de la capacité des Églises à satisfaire les besoins spirituels que la confiance en elles diminue le moins (57 %). Pourtant, la laïcisation en progrès n’est pas nécessairement le signe d’un vrai athéisme. Une enquête internationale menée par l’agence GfK, en automne 2004, a démontré que seuls 32 % des habitants tchèques croient en un Dieu créateur, ce qui représente le taux le plus faible des vingt et un pays ayant participé à l’enquête, parmi lesquels la République tchèque était le seul où le nombre de non-croyants (en un Dieu personnel) dépassait celui des croyants4. Cependant, l’incroyance strictement doctrinale, observée couramment même parmi les personnes qui déclarent adhérer à l’une ou l’autre des Églises, est liée à une attitude générale envers celles-ci. D’un autre côté, en effet, l’enquête faite par l’ISSP, en 1998, a révélé un taux élevé de croyances modernes, syncrétiques5, et cette tendance continue à augmenter, notamment parmi la population plutôt jeune, urbaine, de niveau d’éducation supérieur. Tandis que la religiosité institutionnalisée et les croyances traditionnelles tendent à faiblir, des formes religieuses nouvelles, désignées souvent par le terme « spiritualité » (Nešpor 2004 : 282-285) prennent leur place. Dans la société tchèque, les vrais athées sont aussi rares que les croyants orthodoxes et pratiquants ; en revanche, on constate une multiplication de diverses formes de religiosité/ spiritualité privées6.

Les traditions religieuses d’un peuple dit sans religion

10 Dans son interprétation de la révolution de 1989 et de la transformation postcommuniste de la société tchèque, Ladislav Holy, anthropologue social britannique d’origine tchèque, a consacré une place importante aux symboles nationaux (1996 : 9). Les Tchèques avaient à leur disposition toute une série de symboles d’origine religieuse, par exemple des saints catholiques : saint Venceslas, considéré comme une incarnation de l’indépendance tchèque, dont la statue a servi de point de ralliement aux manifestants, ou encore les saints Cyrille et Méthode et sainte Agnès de Bohême, canonisée en 1989, dont les célébrations devinrent l’expression de l’opposition au régime communiste. Non moins important – quoique hétérodoxe du point de vue catholique – le personnage de Jan Hus, réformateur religieux, esprit hors du commun,

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symbole de l’indépendance tchèque, dont le monument praguois constitua un autre point de rassemblement des manifestations. S’y ajoutent d’autres héros chers au cœur du peuple tchèque, tels le roi de Bohême et empereur romain Charles IV, homme éminemment pieux comme il se devait au Moyen Âge, ou encore Thomáš Garrigue Masaryk, premier Président de la Tchécoslovaquie, qui s’opposait à l’Église mais certainement pas au christianisme. Cela fait tout de même beaucoup de symboles empruntés aux traditions religieuses pour un peuple supposé très sécularisé.

11 Ces traditions contribuaient toutes à une Great Czech Nation mythologisée et nationaliste aspirant depuis toujours à la démocratie et à l’humanisme, et représentant une force motrice (quoique cachée) du progrès de l’Europe sinon de l’humanité entière (Holy, 1996 : 118-137). Des réminiscences de la conception herderienne des Slaves – devenues au XIXe siècle un élément constitutif de l’histoire canonique tchèque élaborée par l’historien František Palacký, et complétée par le philosophe Masaryk, contribuant encore de nos jours à la construction de l’identité nationale – ont permis d’utiliser, d’une façon nouvelle et au détriment du christianisme institutionnalisé, les connotations religieuses des symboles d’identification cités (et d’autres). C’est ici qu’il faut chercher l’origine de « l’athéisme » tchèque ou plus exactement ce qu’on désigne par ce nom, bien que des auteurs et chercheurs catholiques spécialisés en histoire du catholicisme aient eu tendance à faire remonter son origine beaucoup plus loin dans le passé, la voyant dans la révolte hussite contre l’Église au Moyen Âge (Rémond, 1998 : 278).

12 La « pré-Réforme » hussite, confondue plus tard avec un luthérianisme modéré de type mélanchtonien, a, certes, été dirigée contre l’Église, nullement au nom d’une nation ou d’une émancipation sociale, encore moins au nom d’un progrès d’orientation antireligieuse (même si toutes ces explications ont été évoquées au cours des XIXe et XXe siècles), mais au nom du mouvement des Tchèques « fidèles » au sens religieux du terme, fideles Bohemi. Au regard des Hussites, la Bohême était un regnum christianissimum qui n’a pas perdu sa religiosité au début des temps modernes, lors de la re-catholicisation forcée de la plupart des habitants, lorsque les protestants convaincus furent contraints à l’exil. Des observateurs étrangers se sont émus a contrario d’une religiosité bigote et superstitieuse de la société tchèque de l’époque (Maur, 2003 : 89-90), et, plus tard, c’est avec une répugnance profonde que les tendances antireligieuses de la Révolution française ont été reçues dans les pays tchèques (Kutnar, 2003 : 150-158).

13 Les réformes de l’homme des Lumières qu’était l’empereur Joseph II, et la manière radicale avec laquelle celles-ci furent imposées, ont porté un coup beaucoup plus dur à la légitimation religieuse de l’Ancien Régime, dans la mesure où elles ont mis en doute la croyance populaire traditionnelle de l’époque baroque – alors qu’elles visaient pourtant à approfondir un « vrai » christianisme. La tolérance religieuse joséphiste de 1781 a autorisé le luthéranisme, le calvinisme et l’Église orthodoxe, bien qu’un assez petit nombre de personnes y aient adhéré (environ 2 % seulement de la population) même si le catholicisme demeurait religion d’État. La confession cessait de représenter l’identité unissant la société dans son ensemble. Dès le début du XIXe siècle, ce rôle unifiant s’était progressivement déplacé pour être joué dorénavant par la conscience nationale, d’abord parmi les intellectuels et les élites, puis, à partir des années 1840, grâce à l’influence de ces derniers, au sein des couches populaires de la société7. « Le

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printemps des nations » de l’Europe centrale a singulièrement accentué l’ancrage dans la langue et dans l’histoire des nouvelles identités nationales.

14 Cependant, dans le cas tchèque, cette légitimation même a conduit à un constat paradoxal : la grandeur historique et l’importance européenne, ainsi que les institutions juridiques, sociales et culturelles de l’État tchèque au Moyen Âge, n’étaient pas liées au catholicisme, prédominant au XIXe siècle, mais au hussitisme et, plus tard, au protestantisme tchèque. De même, la langue et la littérature tchèques avaient connu leur plus grand essor durant la période hussite, au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, lorsque le hussitisme fut transformé en une Église utraquiste (majoritaire) et en l’Union des Frères (ou Frères tchèques) plus rigoureuse et plus tard au sein même des exilés protestants du XVIIe siècle, alors que la re-catholicisation se caractérisait par une germanisation et un déclin culturel. Ce n’est qu’en 1915 qu’Alois Jirásek, écrivain romantique populaire, qualifie la période de re-catholicisation forcée de « Ténèbres », terme qui allait bientôt passer dans les manuels d’histoire, bien qu’au milieu du siècle précédent déjà, les catholiques tchèques aient été amenés à demander pardon pour les méfaits de la Contre-Réforme (Putna, 1998 : 152). Ainsi, la montée du nationalisme tchèque et sa légitimation historique par la Réforme contribuèrent-elles à ébranler le catholicisme de l’époque. Mais aucune version tchèque du mouvement allemand Los von Rom, présentant le protestantisme (unifié) comme Église nationale et capable de provoquer des conversions en masse, n’a vu le jour.

15 Au lieu de cela, s’est consommée la rupture interne de la société avec le catholicisme, présenté comme anti-tchèque et désuet (Putna, 1998). Le catholicisme ultramontain semblait trop autoritaire et rigide aux libéraux, les nationalistes dénonçaient l’union du trône autrichien et de l’autel ainsi que la politique gouvernementale anti-tchèque dans l’attribution des hautes fonctions ecclésiastiques. Tous ensemble étaient persuadés (plutôt à juste titre) du caractère « démodé » du catholicisme de l’époque. Les intellectuels catholiques ont tenté de présenter leurs propres vues sur l’histoire nationale, une histoire alternative faisant la part belle au christianisme médiéval et au culte des saints nationaux, mais sans obtenir un retentissement notable (Pabian, 2005). L’accent mis sur l’histoire non catholique du peuple tchèque, ainsi que les intérêts politiques actuels au XIXe siècle, ont donc ébranlé l’identité catholique de la majorité de la société sans pour autant proposer une alternative ecclésiale réelle. Aussi la conscience nationale et la foi en l’humanisme et le progrès ont-elles forgé la nouvelle « idéologie centrale ». Qu’on ait pu y trouver des liens avec la Réforme tchèque et l’Unité des Frères y aura joué un rôle essentiel.

Les catholiques éclairés à la recherche de la religion

16 Au début de l’époque moderne, et jusqu’à la moitié du XIXe siècle, il n’était guère évident de considérer la révolution hussite et la société multiconfessionnelle à laquelle celle-ci avait donné naissance8 comme un sommet de l’histoire tchèque. Les acteurs catholiques de la Contre-Réforme considéraient bien sûr le hussitisme et le protestantisme comme des mouvements hérétiques et cherchaient à démontrer le caractère profondément catholique du peuple tchèque en faisant passer la Réforme pour une époque funeste née des influences étrangères (les Vaudois, les doctrines de Wycliff). Pourtant, même les protestants, obligés de s’exiler après la bataille de la Montagne Blanche, ne se réclamaient pas particulièrement du hussitisme. En effet, les

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utraquistes, pour la plupart réfugiés dans la Saxe voisine, avaient dû s’accommoder du luthéranisme orthodoxe de la Formula concordiae, tandis que les fidèles de l’Union des Frères installés en Pologne, aux Pays-Bas ou en Angleterre, se sont tôt tournés vers le calvinisme de l’époque. Alors que Luther reconnaissait explicitement l’héritage du hussitisme après sa polémique avec Eck à Leipzig, les protestants commençaient à se rendre compte (déjà dans l’œuvre de Jacob Lenfant – 1783-1784 –, sinon avant) que les hussites avaient été beaucoup plus proches du catholicisme qu’eux-mêmes. Autrement dit, ils commençaient à abandonner l’idée selon laquelle les hussites auraient été leurs éminents précurseurs au nom de l’idée d’une ecclesia semper reformanda.

17 Une seule exception : les piétistes, dont certains se réclamaient de la Réforme tchèque et notamment de l’Union des Frères – Nikolaus Ludwig von Zinzendorf et l’Unitas fratrum nouvellement créée qui s’appuyaient également sur la tradition du biblicisme tchèque (Nešpor, 2006)9, considérant comme leur priorité les missions religieuses dirigées vers leurs anciens coreligionnaires, où ils renouvelaient ou réintroduisaient les traditions auprès des non-catholiques tchèques non déclarés. Les missions religieuses secrètes du XVIIIe siècle, ainsi que le trafic de livres interdits dans les régions re- catholicisées, ont provoqué une nouvelle vague d’émigration religieuse et, en même temps, ont renforcé le non-catholicisme clandestin en Bohême et en Moravie.

18 Dans le premier cas, les émigrés ont dû adhérer à une confession officielle, d’où diverses querelles et scissions, une partie penchant vers les luthériens, une autre vers les réformés et une troisième se prononçant en faveur des Frères (de Herrnhut). Cependant, tous ces groupes revendiquaient l’héritage exclusif de la première Union des Frères qu’ils considéraient comme le sommet de la Réforme tchèque, sans tenir compte de sa marginalité d’autrefois. Dans le milieu re-catholicisé, rien de tel n’était possible, la question de la « véritable » succession de l’Union des Frères n’est apparue qu’après la promulgation de l’Édit de tolérance par Joseph II en 1781. Les non- catholiques, jusqu’alors secrets, ont alors eu la possibilité d’adhérer à la confession d’Augsbourg ou à la confession helvétique et les pasteurs des deux confessions ont commencé à se disputer « l’héritage » de l’Union des Frères10.

19 Ne voulant pas assister passivement à ce « combat pour les âmes » déclenché après la promulgation de l’Édit de tolérance et craignant une agitation religieuse et un prosélytisme au profit des confessions protestantes, des intellectuels catholiques publièrent des ouvrages polémiques visant à démontrer que l’unique religion juste était celle des catholiques. Les partisans des réformes religieuses de Joseph II, despote modérément éclairé, voulaient supprimer toutes les « superstitions » et les « pratiques magiques » baroques, limiter les pèlerinages, les ordres monastiques, laïques et les associations et fraternités religieuses, réformer le culte, etc. (Winter, 1943). Dans cette optique, la religion devait être réduite à ses aspects positifs : tolérance chrétienne, amour du prochain, missions éthiques et sociales, tandis que la différenciation dogmatique et la piété mystique se manifestant par des éléments « orthopraxiques » étaient reléguées au second plan. Quoique les réformateurs rationalistes se fussent considérés comme de bons catholiques, ils cherchèrent à imposer d’« en haut » une conception du catholicisme complètement différente de celle qui prédominait dans la société tchèque à cette époque, ce qui a finalement considérablement affaibli l’autorité religieuse (Hroch, 2003, p. 192).

20 Ces catholiques éclairés ne comptaient pas faire l’effort des luthériens et des protestants réformés pour « s’approprier » l’héritage de l’Union des Frères !

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Cependant, par leur désaccord avec le catholicisme baroque, ils s’inscrivaient nécessairement dans la lignée de la relative tolérance religieuse de la Bohême hussite et utraquiste qui l’avait précédé. Même s’ils condamnaient le fanatisme du premier hussitisme, ils approuvaient la critique de l’Église catholique par Hus et son recours au Dieu unique, juge de la vraie foi. Dans le sillage de Lenfant, les intellectuels catholiques, tels A. Zitte et Kaspar Royko, ont considéré Jan Hus comme « plutôt catholique » et critiqué l’Église dépravée qui l’avait envoyé au bûcher, contribuant ainsi involontairement à sa popularisation (Royko, 1781-85 ; Zuber, 2003 : 270). On découvre des traces de ce nouveau regard, plus positif, sur le hussitisme modéré notamment dans les différentes éditions du manuel Kurzgefaßte Geschichte der Böhmen...11, écrit par Franz Martin Pelzel, qui critiquait résolument les jésuites – allant jusqu’à écrire dans ses mémoires que « chaque Tchèque était un peu hussite ». Curieusement, même le gouvernement autrichien a tenté de se réapproprier l’« héritage des hussites » lors des guerres napoléoniennes, en utilisant les réminiscences historiques des succès militaires de Jan Žižka pour inciter les Tchèques à la défense du territoire.

21 Ainsi un peuple fidèle au catholicisme a-t-il commencé à prendre conscience – en grande partie grâce à l’action des ecclésiastiques – qu’une partie de son histoire, à laquelle le Réveil national naissant se référait, n’était pas du tout catholique et cette prise de conscience devait avoir des conséquences néfastes sur l’évolution ultérieure du catholicisme tchèque. Les théologiens catholiques eux-mêmes ont pris la mesure du danger au plus tard au début des années 1840. Si La Revue du clergé catholique (Časopis pro katolické duchovenstvo), l’unique magazine théologique tchèque, contenait jusqu’alors surtout des proclamations patriotiques s’appuyant sur la nécessaire solidarité des prêtres avec la nation, une partie du clergé attira plus tard l’attention sur le préjudice qu’un nationalisme se réclamant du hussitisme pouvait infliger à l’Église. Au lieu de distinguer les « vraies » des « fausses » Lumières – les secondes étant liées aux excès antireligieux de la Révolution française – on s’est mis à distinguer un « vrai » et un « faux » patriotisme, toujours avec les mêmes arguments, voire dans les mêmes termes.

Peut-on faire d’une nation catholique une nation protestante ?

22 Cette évolution idéologique profitait évidemment aux Églises protestantes marginales, bien qu’elles-mêmes n’y participassent pas beaucoup. Par exemple, la thèse d’une opposition supposée entre Jan Hus et saint Jean Népomucène – selon laquelle le culte népomucien aurait été instauré à l’époque de la Contre-Réforme pour remplacer celui de Jean Hus – devait devenir plus tard une des pierres angulaires de la conception protestante de l’histoire tchèque et la base de toute critique anticatholique libérale. Celle-ci n’a pas été inventée en 1849 par un protestant, mais par Ferdinand Břetislav Mikovec, auteur dramatique aux idées libérales (Vlnas, 1993 : 229-230). Ce qui était d’autant plus facile que la théologie protestante de l’époque ainsi que certains exemples venus de l’étranger (telles les œuvres favorables aux protestants publiées par le mouvement dit du « catholicisme allemand ») rendaient possible et même provoquaient cette association du nationalisme et du modernisme libéral avec le protestantisme, laquelle valorisait le passé réformiste des protestants tchèques et représentait pour eux une possibilité d’améliorer leur statut actuel. Une brochure anonyme, Le message sincère d’un protestant tchèque aux compatriotes catholiques, incitait

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ouvertement, en 1849, les catholiques à changer de camp (Lukášek, 1927 : 89-90). Au cours de la révolution de 1848, il y eut des tentatives multiformes, quoique finalement vaines, d’une « re-protestantisation » du peuple tchèque de la part d’une partie du clergé protestant, visant à émanciper les Églises protestantes et, éventuellement, à les unifier.

23 L’ouvrage, La conception de l’année 1620, publié avec un sous-titre révélateur « Les ravages exercés par les Jésuites en Bohême et en Moravie », offre un exemple de l’anticatholicisme libéral soutenu par des institutions protestantes. Ce texte dépeint l’histoire de la religion tchèque dans les termes d’un nationalisme exacerbé, dénonçant sans équivoque la Contre-Réforme au profit de la période hussite (Wysomýtský, 1849). Les Tchèques y sont décrits comme une nation autrefois démocratique et puissante qui avait connu son âge d’or à l’époque de la prétendue tolérance religieuse post-hussite et qui avait fini écrasée par le pouvoir militaire et politique germanique d’une part et par le catholicisme jésuite de la Contre-Réforme de l’autre. Selon son auteur, seuls le Réveil national de la première moitié du XIXe siècle et l’évolution politique qui s’ensuivrait – laquelle devait mener à la démocratie, à l’émancipation nationale, à une meilleure éducation populaire et, au moins, à une réforme profonde de l’Église catholique sinon à un changement d’identité confessionnelle de la nation entière – offraient la possibilité de mettre un terme aux « deux siècles d’esclavage », ce qui du coup profiterait à tous les peuples slaves. Si les théologiens des Lumières concevaient leurs réformes pour le bien du catholicisme, il n’en allait pas de même pour leurs successeurs, et cette tendance ne cessa de croître tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle.

24 C’est ainsi que Masaryk, dans son ouvrage La Question Tchèque, a pratiquement repris tous ces arguments : il y qualifie le Réveil national de « continuation » de la Réforme tchèque, notamment celle des traditions de l’Union des Frères, et met l’accent sur la mission humaniste que la nation tchèque, guidée par la Providence, est censée accomplir dans l’histoire mondiale (Masaryk, 1990). Les libéraux ont commencé à considérer l’opposition des hussites à l’Église romaine comme un moment précurseur du rationalisme moderne et les guerres hussites comme un combat contre les Allemands, pour sauver la nation tchèque. En revanche, les protestants, n’ayant pas réussi à imposer l’unification de leurs deux Églises et encore moins à « re- protestantiser » le peuple tchèque, ont eu recours à une nouvelle confessionnalisation et ont recommencé, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, à mettre en avant non seulement les différences entre les luthériens et les réformés, mais surtout le droit exclusif de l’une de ces Églises à « l’héritage » de l’Union des Frères.

D’autres identités nationales et religieuses

25 Cependant, les Tchèques qui, au cours du XIXe siècle, commençaient à concevoir leur histoire dans un esprit anticatholique et pour qui la fonction d’identité religieuse a été remplacée par celle de l’identité nationale (Nešpor, 2004 : 282-285), n’étaient pas les seuls à revendiquer l’héritage des hussites à l’époque du « printemps des nations ». Les Allemands des pays tchèques, représentant un quart à un tiers de la population du royaume, critiquaient une foi de façade des Tchèques, qu’ils étaient enclins à faire remonter à un passé ancien. Dans cette optique, le hussitisme apparaissait comme une phase initiale de la réforme luthérienne, la seule à avoir retenu l’idée d’une réforme de l’Église tandis que les Tchèques l’avaient « trahie » en l’abandonnant au cours de la

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Contre-Réforme. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains Allemands des pays tchèques – attirés par le catholicisme allemand ou, plus tard, par le mouvement Los von Rom et qui avaient créé la Vieille Église catholique (quand il ne s’agissait pas carrément de luthériens) – refusaient la coloration nationale que la grande partie de la population tchèque de la seconde moitié du XIXe siècle projetait sur Jan Hus et les hussites, comme figures d’une « pré-Réforme » (Kaiserová, 2003 : 131-138).

26 Bien que l’unification des luthériens avec les réformés tchèques se fût révélée impossible au cours du XIXe siècle, une partie des intellectuels protestants continuait de la désirer et d’espérer qu’elle leur offrirait une plus grande marge de manœuvre pour sortir de leur statut . Pour justifier cette union hypothétique, ils devaient renoncer à « l’héritage de l’Union des Frères », source de controverses entre les deux Églises, et trouver un autre facteur de légitimation historique. Cette tâche difficile a été finalement accomplie par Ferdinand Hrejsa, historien protestant, qui a souligné le caractère original et national d’un néo-utraquisme dont la profession de foi, la Confession tchèque de 1575, lui paraissait être un sommet historique de la tolérance religieuse, puisqu’elle avait « englobé » diverses confessions en leur permettant de coexister (Hrejsa, 1912)12.

27 La naissance, en 1918, d’une Tchécoslovaquie indépendante a donné une grande impulsion à l’unification des deux Églises protestantes : les luthériens et calvinistes ont fondé ensemble l’Église protestante des Frères Tchèques qui avait rejeté ostensiblement la confession d’Augsbourg aussi bien que la confession helvétique, pour adopter la Confession tchèque déjà mentionnée et celle de l’Union des Frères13. Mais, fait symptomatique, l’union protestante de 1918 ne regroupait que les temples de langue tchèque, tandis que les protestants de langue allemande n’y adhérèrent pas et formèrent eux-mêmes une Deutsche evangelische Kirche autonome ; les protestants de Silésie gardèrent également leur autonomie, l’identité luthérienne étant plus importante à leurs yeux qu’une conscience nationale tchèque, allemande ou polonaise. L’Église protestante des Frères Tchèques, dont le premier président tchécoslovaque Masaryk était membre, chercha à tirer profit de « l’héritage national protestant », mais sans grand succès. Des brochures populaires de l’époque associèrent le slogan antiautrichien « loin de Vienne » avec un autre – Los von Rom (Stržínek, 1921) – mais malgré l’abandon en masse de l’Église catholique – au bout de quelques années plus d’un million de fidèles l’avaient quittée, dont vingt mille seulement d’une langue autre que tchèque ou slovaque – seules plusieurs dizaines de milliers de personnes rejoignirent l’Église nationale protestante.

28 Une autre tentative de réunir les identités nationale et religieuse après la naissance de l’État tchécoslovaque est restée également sans succès : la fondation, en 1920, de l’Église tchécoslovaque par certains ecclésiastiques catholiques mécontents. Bien que la sécession des curés non reconnus par Rome leur ait valu le ralliement de plusieurs centaines de milliers de catholiques, elle ne parvint pas à ébranler la position largement majoritaire de l’Église catholique. En outre, si le catholicisme n’était qu’une formalité pour une grande majorité de ses fidèles, comme le démontrent les premières enquêtes sociologiques sérieuses sur la religiosité tchèque (Sekera, 1932 ; Nešpor, 2007), il en était pratiquement de même avec les membres de la nouvelle Église qui se référait à la conception masarykienne de l’Histoire sans pour autant séduire son auteur. Après une période où cette nouvelle Église flirta avec l’Église orthodoxe, un paradigme utilitariste y prit le dessus, incitant les gens à « adhérer à l’Église, sans qu’il soit tenu

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compte de leurs convictions intimes » et provoquant des critiques de la part des intellectuels (Peroutka, 1991 : 901). L’Église tchécoslovaque tenta, sans grand succès, de tirer profit tant du christianisme mystique et individuel que d’une interprétation nationaliste du hussitisme dont pourtant elle considérait le « legs protestant » comme hérétique et moralement dégénéré.

29 La plupart des Tchèques sont restés – pour la forme – catholiques mais leur véritable « religion » était un nationalisme marqué par une vision du caractère exceptionnel et progressiste de leur nation, par une attitude négative envers les Allemands des pays tchèques et par un paternalisme envers leurs « jeunes frères » slovaques. Une conception romantique et nationaliste de l’histoire tchèque, dont le « fondement » a été « démontré » par la création d’un État indépendant, prédominait dans le discours public et est devenu un élément fondamental de l’enseignement scolaire, de sorte que l’interprétation catholique de l’histoire nationale a été définitivement rejetée. Dans cette optique cependant le hussitisme a perdu son caractère religieux : il sera dorénavant appréhendé comme un mouvement « progressiste », ipso facto anticatholique et nationaliste, donc anti-allemand14.

Le marxisme et son héritage

30 Après le coup d’État communiste, en 1948, le « mouvement révolutionnaire des Hussites », comme on appelait désormais officiellement cet épisode de l’histoire tchèque, sera considéré comme une révolte sociale antireligieuse, puisque dirigée contre l’Église, qui n’avait tout simplement pas pu se départir de traditions populaires issues du Moyen Âge (Macek, 1952 ; Kalidova, 1961). Les idées fondamentales de la conception masarykienne de l’histoire tchèque, qui mettait en avant l’époque hussite ainsi que l’idée du progrès humaniste, ont été conservées, même s’il fallait omettre le nom de leur auteur. La Providence a été également occultée mais, en fait, elle a revêtu l’aspect de l’idée, implicitement religieuse, du progrès et d’une croyance eschatologique profane. Tandis qu’au Moyen Âge la religion pouvait se manifester, ne fût-ce que superficiellement, dans le mouvement social, la société socialiste, beaucoup plus progressiste, devait bien entendu y renoncer complètement et le régime ne manquait pas d’y contribuer par le biais des mesures répressives contre les Églises et leurs fidèles (Cuhra, 2001). En conséquence, on abandonnait massivement le catholicisme de façade, alors que la vraie foi religieuse de la grande majorité des gens était morte depuis longtemps déjà, au moins en ce qui concerne la religion ecclésiale.

31 L’unique enquête sociologique sur le sentiment religieux, faite à cette époque-là, montre qu’entre 1946 et 1963 le taux de religiosité (organisée dans des Églises) a continué à décroître ; le taux d’athées et celui de croyants atteignaient l’un et l’autre 30 %, tandis que les 40 % restants se situaient entre ces deux pôles ; près d’un tiers des croyants l’étaient de façon non conformiste (Kadlecová, 1967). La conception marxiste de la classe ouvrière en tant qu’« avant-garde » du reste de la société a été passablement ternie par le fort sentiment religieux répandu parmi les ouvriers – seuls 24 % d’ouvriers pouvaient être considérés comme athées, ce qui était inférieur au cas des retraités (29 % d’athées) – tandis qu’un taux plus élevé d’athées dans les couches de population de niveau d’instruction supérieur et habitant les villes pouvait être une conséquence de l’éducation (interprétation de l’époque) aussi bien que celle de la crainte de perdre un emploi plus qualifié à cause de la religion. En tout cas, l’enquête

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aura confirmé les progrès de la sécularisation de la société tchèque dans le sens de sa laïcisation.

32 La situation était tout à fait différente en ce qui concernait la religiosité implicite ou l’influence des organisations religieuses sur celle des groupes ou identités sociales, ethniques, de classe, etc. (dévotion « néo-durkheimienne ») (Taylor, 2002 : 77-79). Si le régime communiste combattait la religion organisée, qu’il n’avait pas interdite, seulement pour pouvoir mieux contrôler les Églises (et infiltrer leurs structures), il ne s’est pas attaqué à la conception d’identité nationale tchèque qu’il soutenait, au contraire, dans la mesure où elle servait sa propre idéologie. En même temps, la rhétorique marxiste et même les restrictions et les persécutions dirigées contre les Églises bénéficiaient, au moins au début, d’un large soutien public. Vers la fin des années quarante et au cours des années cinquante et soixante, il existait en Tchécoslovaquie de vrais « croyants marxistes » qui considéraient la lutte contre l’« obscurantisme religieux » comme tout à fait positive, se réclamaient des idéaux « progressistes » en ayant recours à toute une panoplie de symboles parareligieux. Leur foi ne périt qu’avec l’échec du Printemps de Prague écrasé par l’invasion et l’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie, en 1968. Jusque-là, même l’idée du « socialisme à visage humain » pouvait servir d’exemple du rôle progressiste spécifique dont le hussitisme avait déjà témoigné dans un passé lointain15.

33 La conscience d’une identité collective, cette fois-ci nationale et socialiste, commença à se dissiper au moment où la société cessa de croire au socialisme réel, devenu simple instrument des actes politiques utilitaristes servant à soumettre le peuple au pouvoir soviétique. Durant la période dite de « normalisation », les intérêts proprement individualistes ont pris le dessus, entraînant du même coup une corrosion rapide de la religiosité implicite. Dans la seconde moitié des années quatre-vingts et au début des années quatre-vingt-dix, une renaissance de la « religiosité paléo-durkheimienne » semblait possible, l’intérêt pour les Églises traditionnelles augmentait, mais, par la suite, il est apparu qu’il n’était que superficiel et passager (Nešpor, 2004). La majorité de la population a transféré sa foi vers des équivalents fonctionnels des organisations religieuses, mais n’a pas abandonné son aversion à l’égard des Églises rejetées au nom d’une idéologie « progressiste » qui ne se distingue de l’idéologie marxiste que par l’absence des références directes à des idées communistes. Ainsi les Tchèques ne se caractérisent pas par un athéisme, mais plutôt par une aversion de longue date envers les Églises et pour tout ce qui peut y être lié, y compris le terme « religion ». Pourquoi cette « désecclésialisation » ?

34 Les théories de la sécularisation offrent une première explication : selon elles, l’indifférence envers la religiosité, voire sa disparition, sont la conséquence des processus de modernisation, notamment de l’industrialisation, de l’urbanisation, d’une meilleure éducation et d’une différenciation sociale. Hormis les arguments généraux qui invalident cette thèse (Gorski, 2003 : 111-113), dans le cas tchèque, il est évident que ces processus de modernisation n’ont eu lieu qu’après une désecclésialisation – entendons par là l’abandon des positions adoptées par les Églises, même si, pour la forme, les gens continuent à y adhérer16 – consécutive à un affaiblissement considérable de l’autorité ecclésiale. Le manque d’intérêt pour toute religion « officielle » s’est manifesté avant la fin du XIXe siècle et a été, en réalité, imposé aux couches populaires par le biais des lectures populaires éducatives et des autres médias de l’époque, de concert avec l’idéologie nationale du Réveil tchèque, le cas échéant

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comme un moyen de résistance aux groupes (religieux) qui s’y opposaient (Nešpor, 2006 : 514-520, 582ff.)

Une amnésie de remémoration

35 La société tchèque ne s’est pas sécularisée outre mesure uniquement (ni « automatiquement ») à cause de la modernisation, et encore moins à cause du régime communiste, mais bien avant. Le régime communiste n’a fait qu’accentuer le rejet des Églises et rendre celui-ci manifeste. Le sentiment religieux et la spiritualité tchèques n’ont pas disparu, ils se sont déplacés des structures religieuses vers une conscience nationale, étatique ou de classe, et plus tard vers des images du monde symboliques et privées. Si la religion tchèque a été, au moins pour un temps, remplacée par des formes « néo-durkheimiennes », il est certainement permis de donner raison aux auteurs qui mettent l’anticatholicisme tchèque du XIXe siècle et du début du XXe sur le compte d’une allergie aux intérêts pro-autrichiens, ipso facto anti-tchèques, à ceux de la haute hiérarchie ecclésiale et à l’union obsolète du trône et de l’autel dans la monarchie autrichienne/austro-hongroise (Martin, 1978 : 50, 102-103). Toutefois cette explication ne suffit pas quand on sait qu’en adoptant, en 1861, l’Édit protestant, l’Autriche est devenue, au moins de jure, un pays tri-confessionnel17, et que la République tchécoslovaque, après 1918, garantissait une large liberté religieuse. Une interprétation (exclusivement) nationaliste n’explique pas l’échec de toutes les tentatives (ou au moins de celles des lendemains de la Première Guerre mondiale) d’unir les identités nationale et religieuse. À leur place, des attitudes anti-ecclésiales ont prédominé, parfois « compensées » par des tentatives de fonder de nouveaux groupes religieux à tendance individualiste et mystique (Pavlincová-Horyna, 1999 : 202-223). La société tchèque a même connu à cette époque ce qu’on pourrait appeler une spiritualité de l’époque moderne tardive – diverses tentatives de concevoir les soins du corps, la santé, le scoutisme, les randonnées dans la nature, décrites ou perçues comme de nouvelles orientations « spirituelles »18.

36 Les diverses Églises, et en premier lieu l’Église catholique, ont plutôt été victimes d’un trop grand nombre de « mémoires historiques » ayant perdu leurs exclusivités respectives ainsi que leur force d’identification. La société tchèque, qui avait perdu, à la fin des premiers temps modernes, son identité baroque catholique s’est trouvée confrontée aux diverses versions de la présumée histoire nationale, sans y être préparée ni en mesure de décider laquelle était la « vraie ». La « découverte » du hussitisme associée à d’autres facteurs a affaibli, au cours du XIXe siècle, l’identité catholique de la nation tchèque, sans pour autant profiter aux Églises protestantes, marginales et trop faibles, ni aboutir à la création d’une plate-forme antireligieuse organisée ; au lieu d’une nouvelle mémoire religieuse partagée, une amnésie religieuse individuelle s’est instaurée. Dans le cas des Églises protestantes, il a été nécessaire de compléter « la tradition » de l’Union des Frères – qui divisait plus qu’elle n’unissait – par une autre « tradition » légitimante : le néo-utraquisme, toutefois sans grand succès à long terme. Les diverses interprétations du hussitisme et de l’Union des Frères étaient trop nombreuses et trop contradictoires pour être crédibles, ce qui a provoqué une rupture dans la mémoire religieuse du pays.

37 L’« amnésie » religieuse de la société tchèque ne date donc pas de l’époque moderne récente et ne résulte pas d’un analphabétisme religieux ou de tentatives irréfléchies des

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Églises de réagir à la situation contemporaine. Elle ressort plutôt des efforts excessifs faits dans le sens d’une « remémoration » religieuse, ou antireligieuse, entrepris une bonne centaine d’années plus tôt. Les croyants « pratiquants » n’avaient pas été remplacés par des « pèlerins » ou des « convertis » dont le nombre n’a augmenté que récemment (Hervieu-Léger, 1999), mais par des « athées » apparents, pour lesquels l’athéisme est une forme de résistance contre toute autorité en matière religieuse ou spirituelle.

38 La polarisation entre les camps cléricaux et leurs adversaires est apparue dans la société tchèque au cours du XIXe siècle comme dans d’autres pays à prédominance catholique, avec toutefois une petite particularité : le camp anticlérical était largement majoritaire. En outre, par le biais d’une narration métahistorique affirmant le caractère exceptionnel du peuple tchèque, les arguments anticléricaux ont porté pendant une grande partie du XXe siècle et se manifestent encore aujourd’hui, même s’ils ne servent plus d’éléments d’intégration des groupes. La privatisation des idées transcendantes et de leurs représentations sociales ou politiques a entraîné une trop grande différenciation tant du camp « chrétien » que du camp « antichrétien » pour que leur réunion soit possible, ou qu’ils cessent de se combattre.

39 Dans le cas tchèque, après la chute du régime communiste19, la recrudescence de la tension entre les deux groupes est à craindre. Tandis que, par exemple en France, ces controverses tendent à faiblir et que l’on peut y observer une « sécularisation » tant du côté ecclésial que du côté laïque (Willaime, 1996), en République tchèque le relâchement postcommuniste et le retour de la religion dans l’espace public mènent à une nouvelle radicalisation. À titre d’exemple, citons la querelle qui n’en finit pas entre l’État et l’Église catholique à propos des droits de propriété concernant la cathédrale Saint-Guy au Château de Prague, les débats politiques et médiatiques sur les restitutions des biens ecclésiaux confisqués par le régime communiste, le financement des Églises ou encore le concordat avec le Saint-Siège – autant de questions qui se posent depuis bien avant le début des années quatre-vingt-dix mais auxquelles aucune réponse n’a encore été apportée. La situation est d’autant plus grave que des éléments importants constituant les deux camps manquent d’unité et refusent de se soumettre à toute autorité supérieure. Leurs « péchés du passé » leur étant reprochés, les Églises et leurs organisations locales, sociales ou autres ne peuvent donc pas jouer le rôle de vicarious memory. La dévotion ecclésiale, voire le christianisme en général sont identifiés à la répression du « hussitisme progressiste », sans qu’on cherche à connaître la vraie nature, l’évolution et l’état actuel de la religiosité catholique, laquelle s’en trouve rejetée a priori. D’un autre côté, les « religions de remplacement », dont il ne reste plus que des idéologies sans effet d’intégration sociale, ne fonctionnent pas mieux. Tandis que la « religion » – ou tout ce qu’on peut ainsi désigner – est devenue, pour les deux camps, un simple symbole du combat pro-ou anticlérical, la « spiritualité » privatisée et l’intérêt pour les formes « non religieuses » de la transcendance ne cessent de gagner du terrain. * Le présent article a été écrit dans le cadre du projet no 404/08/0029 de la Fondation de la République tchèque pour le développement de la science ; un stage à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), en 2006, a largement aidé à sa rédaction.

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NOTES

1. Le premier cas était souvent lié à l’identification des intellectuels tchèques influencés par Masaryk avec une religiosité hors de l’Église comme Emanuel Rádl (1922), le second cas était représenté, entre autres, par Ambrose Czakó (1925, pp. 69-79). 2. Le paradigme de la sécularisation a été abandonné, par exemple, par Peter L. Berger (1992) ou David Martin (1991) qui l’avaient autrefois suggéré ; parmi les sociologues de religion européens, il est défendu actuellement surtout par Steve Bruce (2002). 3. Social Compass, 49, 2002, 4. La situation religieuse actuelle de l’Europe centrale et orientale a été également l’objet des travaux d’Irena Borowik & Miklós Tomka (2001), José Casanova (1996),

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Mary L. Gautier (1997), Pippa Norris & Ronald Inglehart (2004, pp. 111-132), Detlef Pollack (2003), Sabrina Ramet (1998), etc. 4. http://www.gfk.hr/press_en/religion.htm 5. Ainsi 49,7 % de la population croient aux amulettes, 50 % aux horoscopes et 69,7 % à la divination, Dana Hamplová (2000, p. 45). 6. Selon Detlef Pollack (2003), la situation est comparable dans d’autres pays de l’Europe orientale. 7. La tolérance religieuse en tant que première phase de sécularisation européenne est décrite plus en détail par René Rémond, qui prête également attention à sa version austro-hongroise (1998, pp. 53, 61) ; Miroslav Hroch (2003), voit l’origine du nationalisme tchèque dans la crise de l’Ancien Régime. 8. Au milieu du XVe siècle, le hussitisme premier s’est divisé en une Église utraquiste, majoritaire (dont l’appellation fait référence à la communion sub utraque specie) et devenue, en fait, une sorte d’Église nationale, et une Union des Frères, plus stricte, qui a rompu tous les liens avec l’Église romaine ; parallèlement, une petite mais influente minorité catholique subsistait toujours dans le pays. Sous l’influence de la Réforme européenne, l’utraquisme lui-même allait se diviser en une majorité d’inspiration mélanchtonienne du luthérianisme (que Hrejsa appelle néo-utraquistes) et une minorité fidèle à la confession originale, plus proche du catholicisme : les paléo-utraquistes. À la fin du XVIe siècle, l’Union des Frères est devenue plus ou moins calviniste, tandis que d’autres groupes religieux sont apparus. 9. Sur l’exil religieux tchèque au XVIIIe siècle, voir Ducreux (1999). 10. Le choix de la confession se faisait surtout selon la manière d’exécuter les rites religieux : voir Institoris (1783). Pour un aperçu général, voir Nešpor (2006, pp. 387-396). 11. La première édition a paru en 1774 ; d’autres éditions, remaniées, ont suivi en 1779 et 1782. 12. Pour les aspects théologiques de l’œuvre de Ferdinand Hrejsa, voir Rudolf Říčan (1948, pp. 353-354). 13. L’adoption des anciennes confessions avait surtout un caractère déclaratif et nationaliste, la nouvelle union des Églises restant en fait plus proche du luthéranisme actuel et, surtout, du calvinisme. 14. Le caractère religieux de la révolution hussite a, de nouveau, été souligné, en 1971, par František Šmahel. 15. La concept progressiste du hussitisme en tant qu’un « socialisme avant la lettre » dans l’idéologie des communistes tchèques a déjà été canonisé par Zdenek Nejedlý (1950) dont l’œuvre a été rééditée à maintes reprises. 16. Dans le même sens, Martin Putna (1998, p. 35) dit que « les catholiques deviennent une minorité combative mais inférieure sur le plan culturel ». 17. L’Édit protestant émancipait les luthériens et les calvinistes du catholicisme ; à ces trois confessions s’ajoutèrent plus tard l’orthodoxie, le judaïsme, et les autres religions reconnues par l’État. 18. Dans un aperçu des orientations spirituelles en Tchécoslovaquie, Marečková (1924) cite ces mouvements à côté des nouveaux mouvements religieux, le spiritisme, le mouvement antireligieux de la Libre pensée ou de nouvelles formes de la religiosité traditionnelle telles les YMCA/YWCA. 19. Casanova (1994, pp. 109-112) voyait ainsi le cas de la Pologne où les deux camps, catholique et anticatholique, sont puissants (même s’ils sont intrinsèquement désunis) ; en République tchèque, où « les chrétiens en général » font face aux opposants des Églises, la situation est encore plus exacerbée.

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RÉSUMÉS

L’article traite de la position de la religion dans la société tchèque actuelle, montrant un taux élevé d’athéisme déclaré, dont la vrai cause se trouve, selon l’auteur, dans une aversion envers les Églises et dans la propagation de formes religieuses/spirituelles privatisées. Dans le cas tchèque, l’« amnésie » religieuse n’est pas une conséquence de la diminution de l’intérêt pour la religion ni d’un « analphabétisme religieux » de l’époque moderne tardive. Elle est une manifestation de la résistance contre des tentatives, trop nombreuses et souvent contradictoires imposées par le pouvoir, de revitaliser une « mémoire » religieuse, qu’on observait en masse au XIXe siècle déjà et qui s’est perpétuée, sous une forme différente, pendant une grande partie du XXe siècle. La résistance à ces pressions, leurs différenciation et déconstruction actuelles n’aboutissent toutefois pas à une plus grande tolérance entre croyants et non-croyants, mais au contraire exacerbent la lutte entre divers partisans des deux camps.

The paper provides information on the state of religion in contemporary Czech Republic, including the extraordinary high rates of declared atheism, which essence the author describes in terms of anticlericalism and widespread privatized religious/spiritual forms. In the Czech case, there is emphasized that religious “amnesia” did not emerged as a result of reduction of interest in religion and “religious illiteracy” in the late modernity, but as an expression of hostility towards too many mutually inconvertible efforts of revitalization of religious “memories” forcibly coming from above in the 19th century, and mutatis mutandis also in the major part of the 20th century. Popular dislike for such pressures, their recent differentiation and deconstruction have not lead to wider tolerance between religious and unreligious parts of the society, however, they have sharpened mutual struggle among (various) devotees of both sides.

El artículo aborda la posición de la religión en la sociedad actual de la República Checa, mostrando una tasa elevada de ateismo declarado, cuya verdadera causa se encuentra, según el autor, en una aversión hacia las Iglesias y en la propagación de las formas religiosas/espirituales privatizadas. En el caso checo, la “amnesia” religiosa no es una consecuencia de la disminución del interés por la religión ni del “analfabetismo religioso” de la época moderna tardía, sino una manifestación de la resistencia contra los intentos, demasiado numerosos y frecuentemente contradictorios, impuestos desde el poder, de revitalizar una “memoria” religiosa que se observaba en masa en el siglo XIX y que se perpetúa, bajo una forma diferente, durante gran parte del siglo XX. La resistencia a estas presiones, su diferenciación y deconstrucción actuales no desembocan en una mayor tolerancia entre creyentes y no creyentes, sino que por el contrario exacerban la lucha entre diversos partidarios de los dos campos.

INDEX

Palabras claves : memoria religiosa, República Checa, resistencia religiosa, tasa de religiosidad Mots-clés : mémoire religieuse, République tchèque, résistance religieuse, taux de religiosité Keywords : Czech Republic, religious memory, religious rate, religious resistance

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AUTEUR

ZDENĚK R. NEŠPOR Prague, Institut sociologique de l’Académie des sciences, [email protected]

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Tradition orthodoxe et symboles religieux en Grèce La loi sur le patrimoine ecclésiastique

Isabelle Dépret

Introduction

«Que (...) comme les représentations de la Croix (...), les saintes et vénérables icônes soient à nouveau élevées (...), aussi bien l'image de notre Seigneur Dieu et sauveur Jésus-Christ que celle de notre Dame immaculée, la sainte Théotokos, que celle des honorables anges et celle de tous les saints (...); qu'il soit prescrit d'embrasser les icônes et de se prosterner avec respect devant elles; de leur apporter de l'encens et des lumières, selon la pieuse coutume des anciens (...) Car l'honneur rendu à l'image atteint le modèle original et celui qui se prosterne devant l'image se prosterne devant la substance de celui qui est inscrit dans cette image. Ainsi, est affermi l'enseignement de nos saints pères, c'est-à-dire la tradition de l'Église universelle»1.

1 Cet extrait de l'horos2 du Concile de Nicée II nous renvoie directement à l'Empire romain oriental ainsi qu'aux processus de construction du christianisme orthodoxe. Ce concile, reconnu par l'Église en tant que VIIe Concile œcuménique, clôt la première période iconoclaste, en réintégrant le culte des images saintes dans le dogme de la foi «correcte». Ces clauses, qui remontent à l'an 787 de notre ère, restent valides au point que les icônes apparaissent aujourd'hui comme un trait fondamental de l'orthodoxie, tant du point de vue de l'art que des formes de piété3. La «tradition» peut être entendue comme un ensemble de représentations, valeurs, connaissances, attitudes et pratiques acceptées, au nom d'une continuité jugée nécessaire, entre passé et présent (Hervieu- Léger, 1999: 539-540). De ce point de vue, l'Église orthodoxe de Grèce se présente, sans conteste, comme une institution traditionaliste. Les publications du Diaconat apostolique de cette Église affirment la responsabilité, pour celle-ci, de «conserver et transmettre indivis, inaltérés la foi apostolique et l'héritage reçu de nos pères» (Metallinos, 1981)4. La notion de tradition s'impose ici comme norme pour l'institution et pour les fidèles.

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2 Cet article, qui a pour contexte la Grèce contemporaine, est l'occasion de revenir, par le biais d'une étude de cas, sur cette notion et sur la place des icônes dans l'orthodoxie. On montrera, ici, comment ces références, croyances et pratiques dévotionnelles – re- sémantisées et mobilisées – ont pu s'articuler dans un enjeu politique et économique. On s'appuiera, dans cette perspective, sur des documents de nature juridique; sur la F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 presse orthodoxe, en particulier la revue officielle 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 (Église); sur la presse généraliste hellénique5.

3 On s'arrêtera d'abord sur une configuration conflictuelle, pour mieux cerner comment le thème de la tradition vient porter, dans ce contexte, une stratégie de résistance. On soulignera ensuite le rôle de symboles religieux dans le développement et l'issue d'une crise politico-ecclésiastique ayant pour cadre la Grèce largement sécularisée de la fin du XXe siècle.

Le PASOK et la question de la fortune ecclésiastique

Un dossier sensible

4 Au début du XIXe siècle, les structures ecclésiastiques, les activités du clergé orthodoxe s'inscrivent dans un cadre territorial et conceptuel impérial. Ayant survécu en tant qu'institution à l'effondrement de souverains temporels successifs, l'Église chrétienne orientale possède alors un patrimoine foncier et immobilier considérable : terres attachées aux monastères et aux églises, édifices, boutiques, biens matériels (Balta, 1995 ; Odorico, 1996 ; Deguilhem, 2003). Ce patrimoine s'est constitué au fil des siècles grâce aux cessions des dirigeants séculiers et surtout aux dons des fidèles (Konidaris, 1979 : 31-221). La prise de contrôle du territoire, dont une partie appartient à des habitants non chrétiens, une partie aux communautés et à l'Église orthodoxes, a constitué l'un des aspects de la formation du territoire grec moderne. Ces enjeux territoriaux et agraires ont marqué le développement du pays dans ses aspects géostratégiques, économiques, sociaux, politiques (Svoronos, 1997 : 40-77)6.

5 La construction de l'État s'est traduite par d'importants transferts de propriété. Après l'insurrection de 1821, toutes les terres publiques ottomanes sont proclamées nationales en vertu du droit de la guerre : le protocole de juin 1830 précise que les terres ottomanes annexées n'impliquent aucune contrainte d'indemnisation. En revanche, pour ce qui concerne les terres anciennement privées ou communautaires, la gestion s'est avérée plus complexe. Les services judiciaires et administratifs grecs ont été contraints d'en référer au droit ottoman. En 1881, la convention permettant la cession à la Grèce de la Thessalie et d'un district d'Épire garantit les propriétés privées et communautaires ottomanes « légales »7. À l'issue des guerres balkaniques, la loi 147 du 1er février 1914 reconnaît, de même, les ordonnances ottomanes gérant les biens fonciers privés ou communautaires8.

6 Toutefois, ces énoncés juridiques rendent très imparfaitement compte des pratiques effectives dans ce domaine. S'y sont ajoutés d'autres dispositifs législatifs et politiques. Ainsi, dans les années 1880, les gouvernements grecs mettent en œuvre une première réforme agraire : celle-ci se traduit par la confiscation des grands et moyens domaines, spécialement dans la plaine de Thessalie. Or, une partie notable de ces grands domaines appartient à des musulmans. D'un strict point de vue juridique, une logique de préférence confessionnelle peut être repérée : les propriétés communautaires et

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individuelles musulmanes ont été peu protégées, quoique des arguments juridiques, politiques, sociaux, sécuritaires ou nationaux aient été ici mis en avant (Nakos, 1984). À cet égard, les premières décennies du XXe siècle sont décisives : conventions d'échanges démographiques avec la Bulgarie et la Turquie, lois d'expulsion de « traîtres » ou de criminels, confiscation des biens de non détenteurs de la nationalité grecque, départ massif des populations musulmanes et afflux de chrétiens sur le territoire étatique, réforme agraire des années vingt, ont participé d'un transfert majeur de propriété foncière.

7 Si les ramifications ecclésiastiques orthodoxes ont pu préserver ou restructurer une partie de leur patrimoine, des confiscations, avec ou sans dédommagements, des recompositions patrimoniales suggèrent des relations complexes entre le pouvoir séculier et l'Église établie. Au XIXe siècle, la constitution d'une Église autocéphale s'est accompagnée d'une restructuration des instances ecclésiastiques dans une logique volontariste qui se veut «modernisatrice». En 1833-1834, sur décision du gouvernement, le nombre de monastères est réduit de manière drastique: sur cinq cent soixante-cinq monastères masculins, quatre cent douze sont fermés; sur dix-huit couvents féminins, quinze sont supprimés. Parallèlement, une partie des terres agricoles, propriété des monastères désertés, est reprise par l'État, avec pour objectif une réforme agraire (Frazee, 1969: 125-126; Konidaris, 1991: 11-22). La fortune des monastères à l'abandon doit alors alimenter une caisse: les fonds rassemblés doivent, en effet, permettre de rémunérer le personnel ecclésiastique, de restaurer les églises et les principaux monastères conservés (ibid.: 13-14).

8 Au XXe siècle, la question de la fortune foncière monastique orthodoxe est, à plusieurs reprises, l'objet de négociations serrées entre les gouvernements et la haute hiérarchie: en 1952, spécialement, sous le gouvernement Plastiras, l'Église orthodoxe de Grèce accepte de céder six cent mille stremmata de pâturages et cent cinquante mille stremmata de terres cultivables. Elle reçoit en échange des compensations, notamment des terrains à bâtir de grande valeur en Attique9. Ces précédents s'inscrivent en toile de fond lorsque, au milieu des années quatre-vingts, le gouvernement socialiste grec décide de se saisir, à nouveau, d'un dossier particulièrement délicat.

9 En octobre 1985, en effet, peu après les élections législatives, les ministères grecs de l'Éducation nationale, de l'Économie, de l'Agriculture, de l'Aménagement du Territoire déposent un texte concernant le patrimoine monastique. Ce document inaugure un cycle de pourparlers entre le gouvernement socialiste d'Andrea Papandreou et la haute hiérarchie orthodoxe de Grèce (Konidaris, 1991; 50)10.

10 En janvier 1987, déplorant l'absence de solution consensuelle, le ministre de l'Éducation nationale et des Cultes, Adonis Tritsis, transmet au Saint-Synode, puis au Parlement, un projet de loi élargi et, à certains égards, radicalisé, intitulé «règlement relatif à des questions de patrimoine ecclésiastique»11.

11 Développée au Parlement, dans la presse ainsi que dans une série d'interventions télévisées, l'argumentation du ministère de l'Éducation nationale met en avant des préoccupations de justice sociale, de redistribution des richesses du pays ; le souhait d'une meilleure mise en valeur du territoire ; enfin, un souci de transparence accrue des affaires de l'Église. Au-delà des aspects fonciers, un idéal de libéralisation, de démocratisation, de laïcisation semble inspirer ce texte.

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12 L'exposé introduisant le projet souligne la prise en charge par l'État de quasiment tous les frais de fonctionnement de l'Église orthodoxe et rappelle que cette dernière n'a toujours pas honoré l'obligation, spécifiée par un décret de 1952, de céder les 4/5e du patrimoine foncier monastique12. Selon ce rapport, l'État doit intervenir, «dans le cadre F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 13 traditionnel du système de 6E 6F 6D ώ 6B 72 61 74 6F ύ73 68 56 50 6F 6C 69 74 65 ί61 56 », pour mettre fin à des «empiètements incessants», à un «commerce illégal» désavantageux, bref à la «corruption» d'un patrimoine largement inexploité. Cette richesse, en constante réduction, devrait être rendue à l'économie nationale et mise en valeur, «spécialement par des agriculteurs et des éleveurs démunis»14.

Une loi controversée

13 Concrètement, le projet stipule qu'au terme de six mois à compter de la promulgation de la loi, les biens fonciers ruraux monastiques seront considérés comme propriété de l'État, à moins que le monastère ne prouve son statut de propriétaire15. Or, pour nombre de terres, l'acte est inexistant, perdu ou détruit16.

14 L'État ou l'Office de Gestion du Patrimoine Monastique (ODEP) – l'organisme censé récupérer ces terres17 – pourront en céder l'usufruit à des agriculteurs, de préférence membres de coopératives, ou à des coopératives agricoles18. Une partie des revenus de cette exploitation devra être affectée à l'éducation nationale19.

15 En échange, les monastères doivent recevoir un pourcentage du produit brut de l'exploitation de leurs anciennes propriétés20. Ils conservent une portion de celles-ci, les surfaces jugées nécessaires à l'autosubsistance des moines ainsi qu'à la protection de l'environnement21. Le projet envisage la rétrocession de terres à des monastères ne disposant pas d'un patrimoine suffisant22. Un soutien budgétaire annuel à l'œuvre de l'Église orthodoxe est par ailleurs prévu23.

16 Les biens immobiliers considérés dans ce texte sont essentiellement ruraux: terrains agricoles ou susceptibles d'exploitation agricole, forêts ou zones forestières; pâturages, prairies; enfin terrains à bâtir, y compris des terrains classés urbains en 1987, s'ils n'ont été inscrits dans le plan de ville qu'après 1952, c'est-à-dire, assez récemment24.

17 Plus hardi encore, l'article 8 du texte modifie la composition des organes d'administration des biens ecclésiastiques. Jusqu'alors présidé par l'Archevêque d'Athènes, le Conseil d'Administration de l'ODEP est désormais composé de membres, dont le Président, en majorité nommés par le ministère de l'Éducation nationale25. Est également prévue l'entrée de membres élus, clercs et laïcs, dans les conseils métropolitains et paroissiaux, ainsi que d'avocats de la défense dans les tribunaux ecclésiastiques26.

18 Les dispositions de ce projet concernent exclusivement les églises et monastères de l'Église orthodoxe de Grèce et de Crète : les monastères du Patriarcat de Constantinople en Grèce, ceux dépendants d'autres Patriarcats orthodoxes échappent à ces mesures27. À la fin du XXe siècle, la Grèce compte environ deux mille cinq cents moines et moniales orthodoxes, Mont Athos exclu. Les prêtres de l'Église orthodoxe sont, quant à eux, environ huit mille cinq cents.

19 En l'absence d'enregistrement systématique, l'ampleur du patrimoine de l'Église orthodoxe en Grèce reste largement inconnu, y compris, officiellement, par la haute hiérarchie. Selon une estimation du ministère de l'Agriculture, à la fin du XXe siècle, le

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patrimoine ecclésiastique orthodoxe rural, propriétés urbaines exclues, se monterait à un million trois cent mille stremmata, soit cent trente mille hectares (Tsouma, Tassoulia, 1986)28.

Tradition et stratégie de résistance

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 20 Le terme de tradition ( 70 61 72 ά64 6F 73 68 ) apparaît avec une considérable récurrence dans la presse orthodoxe de Grèce29. On retrouve, notamment, cette notion dans le compte F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 rendu proposé par la revue 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , de la célébration du «dimanche de l'orthodoxie», en mars 198730. Cette journée commémore le rétablissement des saintes icônes, le 11 mars 843, à Constantinople (Lemerle, 1975: 79-84; Kaplan, 2007: 180). En 1987, l'Église fête le 1200e anniversaire du Concile de Nicée II, ce qui explique, tout d'abord, l'abondance des références sur ce thème31. Toutefois, les enjeux d'actualité leur confèrent un sens tout particulier.

21 Dès 1986, la haute hiérarchie orthodoxe de Grèce est en ordre de combat. Le 18 mars 1987, les évêques convoqués en session extraordinaire décident d'intensifier la «lutte» contre le projet de loi Tritsis32. Mobilisation du clergé, du peuple, des milieux politiques; communication tous azimuts; appels adressés aux autres Églises orthodoxes, au Vatican, à des organisations internationales participent d'une stratégie de résistance aux multiples facettes33. Au cours des dernières décennies du XXe siècle, l'Église orthodoxe de Grèce continue d'entretenir avec le Vatican des rapports de forte méfiance34. Toutefois, sur certains axes, l'Église catholique romaine est reconnue comme une autorité de poids et comme possible alliée35.

22 L'Encyclique pastorale du 20 mars 1987 met en relief l'argumentation de la haute hiérarchie orthodoxe dans ce litige. Selon ce document, l'Église est bien disposée à céder une grande partie de ses terres rurales à des agriculteurs pauvres, mais non, comme le prévoit le texte, à des coopératives, qui seraient minées par les déchirements partisans: «Sous prétexte de régler la question du patrimoine ecclésiastique, le gouvernement (...) s'ingère de manière inacceptable dans les affaires internes de l'Église (...) il ouvre la voie à une division du peuple (...) et à la corruption interne de (l'Église) par l'entrée de fonctionnaires nommés selon une logique partisane»36.

23 Dans un ouvrage intitulé, de manière significative, Tentative de capture de l'Église, le Saint-Synode insiste : «Nous ne combattons pas pour des champs et des propriétés mais pour la liberté et l'indépendance de l'Église»37.

24 La presse ecclésiastique, invoquant le droit canon, souligne abondamment le rôle primordial de l'évêque en tant qu'administrateur des affaires de l'Église38. Est également cité le 12e canon du Concile de Nicée II – nous retrouvons ce concile... – qui interdit aux évêques et aux abbés de donner ou de vendre aux fonctionnaires du pouvoir temporel des biens ecclésiastiques39. La fidélité soulignée à la tradition vient s'inscrire ici dans ce contexte défensif40.

25 Pour le Saint-Synode, le gouvernement aurait rompu le régime de la synallilia, que constituerait le « régime actuel » des rapports entre l'Église et l'État en Grèce41. Cette notion – parfois traduite par « harmonie » ou « réciprocité » – renvoie directement à l'idéologie politique de l'Empire byzantin42. Une déclaration de l'empereur Jean Tsimiskis, qui règne de 969 à 976, illustre ce modèle idéal-typique : « Je connais deux

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pouvoirs sur cette terre et dans cette vie, l'empire et le sacerdoce. Au premier, le Créateur a confié le soin des âmes, au second le soin des corps. Les deux parties ne souffrent-elles d'aucun dommage, l'ordre règne sur le monde » (Ahrweiler, 1975 : 129-147). Conçue, reprise par des intellectuels, des hommes d'Église ou des Empereurs, la synallilia désigne ces rapports de coopération étroite entre l'Église et le souverain temporel, deux piliers de l'État aux compétences distinctes (Hussey, 1986 : 299-301 ; Geanakoplos, 1965 ; Dagron, 1996). En 1987-1988, c'est avant tout à ce modèle que se réfère la hiérarchie orthodoxe de Grèce.

26 Dans un climat houleux, ce projet controversé est adopté, le 8 avril 1987, par les députés du PASOK – le parti au pouvoir – et du parti communiste43. L'opposition conservatrice néo-démocrate refuse, pour sa part, de cautionner un texte «fallacieux, anti-ecclésiastique, anticonstitutionnel et dangereux d'un point de vue national»44. Toutefois, le récit ne s'achève pas ici.

Symboles religieux et mobilisation: une médiation efficace?

La pluralité des registres

27 En 1987 et 1988, la haute hiérarchie a souhaité mobiliser l'ensemble des rangs de l'Église – évêques, prêtres de paroisse, moines, laïcs – et souligner l'union entre clergé et peuple dans une lutte qui se veut sacrée45. Dans une allocution virulente prononcée devant des centaines de milliers de manifestants, le 5 avril 1987, Théodoros Zissis, professeur à la Faculté de Théologie de Thessalonique insiste sur ces deux aspects46. Le 25 mars, les évêques orthodoxes boycottent ostensiblement les cérémonies politiques et militaires associées à la fête nationale47. Le même jour – jour de la fête chrétienne de l'Annonciation – toutes les églises orthodoxes du pays carillonnent gravement en signe de deuil48. L'Église se proclame en situation de persécution. Plusieurs manifestations fleuve de soutien à l'Église se succèdent au printemps 1987 dans les plus grandes villes du pays49. Une contre-offensive juridique est également menée: durant l'été 1987, le Synode saisit le Conseil d'État et plusieurs monastères engagent une procédure devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme50. Après la promulgation de la loi 1700-1987, le Saint-Synode fait savoir qu'il n'appliquera pas un texte anti-canonique51.

28 Dans ce climat polémique, des symboles religieux ont pu prendre place et se charger de significations particulières. Ceci vaut, notamment, pour l'aigle bicéphale, présent lors des grandes manifestations de 198752. L'aigle noir à deux têtes sur fond d'or – symbole utilisé par le Patriarche de Constantinople et, aujourd'hui, par l'Église orthodoxe de Grèce – fut l'emblème de la dynastie des Paléologues, les derniers empereurs byzantins (Svoronos, 1914: 1-67). Lors des rassemblements de 1987, l'aigle bicéphale acquiert une dimension spécifique et se constitue en point de ralliement autour d'une Église qui se veut forte et unie53.

29 En 1987 et 1988, dans une série d'articles consacrés au Concile de Nicée II, le périodique

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 en rappelle l'un des grands apports: affirmer un devoir de respect envers les icônes, lesquelles «véhiculent l'énergie divine (...) peuvent produire des miracles (...), constituent une tradition héritée de nos pères»54. Ces clauses s'ancrent dans les pratiques et les manifestations qui accompagnent, en novembre 1987, la venue à Athènes de l'icône Axion Esti. Habituellement conservée au Mont Athos, cette icône de

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la Vierge à l'enfant est reçue au Pirée, le 4 novembre 1987, avec les plus grands honneurs55.

30 Transportée en procession, elle est ensuite exposée, dix-huit jours durant, dans la cathédrale orthodoxe d'Athènes56. La presse ecclésiastique réserve des pages entières à cette icône et au récit de ces dix-huit jours57. Des milliers de personnes de tous âges, bien portants ou malades, parfois accompagnées d'enfants en bas âge, parfois munies d'un bout de tissu, approchent cette représentation de la Vierge, afin que celle-ci leur apporte santé, guérison, force58. À l'issue de leur visite, les moines athonites se déclarent impressionnés par l'affluence ininterrompue des fidèles, prêts à attendre des heures et à supporter les intempéries pour venir prier à genoux devant cette icône réputée miraculeuse59 et l'embrasser.

L'icône Axion Esti et le recul du gouvernement

31 Pourtant, le transfert et l'exposition, en novembre 1987, de cette icône peuvent aussi être considérés à la lumière de cette crise politico-ecclésiastique. L'icône Axion Esti est, en effet, appelée à Athènes sur décision synodale – et à l'initiative du Patriarche de Constantinople – pour «soutenir le clergé et le peuple durement éprouvés»60. La presse ecclésiastique rappelle, alors, que la Vierge Marie est aussi appelée «protectrice de la F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 nation hellénique» ou «Général Défenseur» ( A1 70 έ72 6D 61 63 6F 56 53 74 72 61 74 68 67 ό56 ) depuis l'époque byzantine61.

32 Il faut souligner qu'au printemps 1987, le Patriarche orthodoxe de Constantinople, alerté, apporte son soutien à l'Archevêque d'Athènes dans son opposition au projet Tritsis62. Ce texte de loi ne serait-il pas anti-canonique63? Cette prise de position encourage d'autres Églises orthodoxes à s'exprimer dans ce sens64. Au cours de cette période, l'Église de Grèce menace de renoncer à son statut d'Église autocéphale pour se replacer sous la juridiction directe de Constantinople65. Le Patriarche est attendu en Grèce du 13 au 18 novembre 198766.

33 Ce contexte de forte pression éclaire un recul du gouvernement sur ce dossier. À partir de septembre 1987, la gestion de la «question ecclésiastique» semble directement reprise en mains par le Premier ministre et ses conseillers, court-circuitant ainsi l'un des principaux ministres compétents: celui de l'Éducation Nationale et des Cultes. Plusieurs rencontres entre Andrea Papandreou et l'archevêque d'Athènes, Mgr Serapheim, inaugurent la reprise de négociations sur la base d'un texte largement remanié, tandis que la loi 1700-1987 est désactivée67. En octobre 1987, dans un communiqué, le Saint-Synode se déclare satisfait de la tournure des choses68.

34 Après une confrontation dramatisée, la pacification des rapports entre l'Église et le pouvoir temporel coïncide avec le séjour simultané, à Athènes, de l'icône Axion Esti et du Patriarche de Constantinople. Il faut insister sur ce qui distingue l'évêque de Constantinople de l'image de la Vierge69 : d'un côté, un chef religieux exerçant une autorité, fut-elle formelle, sur plus de cent millions d'orthodoxes dans le monde ; de l'autre, un objet matériel, dont la dimension sacrée est affirmée par le dogme chrétien orthodoxe et par la croyance des fidèles. Pourtant, en novembre 1987, les dirigeants ecclésiastiques, l'État grec, les pratiquants semblent étroitement articuler ces deux figures religieuses. D'une part, en effet, la personne physique du Patriarche semble sublimée par sa figure symbolique, incarnation de la fonction patriarcale dans sa

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continuité pluriséculaire ; d'autre part, l'icône de la Vierge tend à être érigée en figure vivante, dotée d'une personnalité et de pouvoirs surnaturels.

35 Ces deux symboles religieux, venus soutenir l'Église orthodoxe de Grèce70, ne sont pas simplement investis d'un sens religieux. Ils présentent aussi un caractère politique. Le Patriarche est reçu par les plus hautes autorités grecques71. Cependant, l'icône Axion Esti est, elle aussi, accueillie avec les égards réservés à un chef d'État: elle est solennellement attendue non seulement par l'Église72, mais aussi par cinq ministres – parmi lesquels ceux de la Défense et de l'Éducation nationale – ainsi que par d'autres personnalités73. Aussi, ces deux «événements», dont le maire d'Athènes souligne la portée74 et qui auraient pu constituer des pressions supplémentaires sur le gouvernement, viennent-ils, in extremis, consacrer la paix et la coopération restaurées entre deux instances de pouvoir75. On peut parler, en ce sens, d'une manifestation apotropaïque et purificatrice, organisée par l'Église, avec la participation de l'État.

Conjurer de possibles tensions au sein de l'Église

36 La convention du 11 mai 1988, signée par des représentants du gouvernement et du Synode abroge, pour cent quatre-vingt-seize monastères, les dispositions de la loi Tritsis76. Quelques jours plus tôt, le ministre de l'Éducation nationale, estimant avoir échoué sur ce dossier, avait présenté sa démission77. La loi 1700-1987, théoriquement en vigueur en 2008, n'a jamais été appliquée. L'Église a-t-elle remporté une victoire dans ce bras de fer?

37 Cette institution religieuse ne constituant pas un bloc monolithe, on peut se demander dans quelle mesure le conflit le plus visible – entre Église et État – n'a pas refoulé à l'arrière-plan d'autres nœuds de friction, cette fois au sein même de l'Église. La désactivation des lois 1700-1987 et 1800-198878 a préservé un équilibre entre plusieurs segments et, peut-être, neutralisé des tensions potentielles. Il faut d'abord penser aux tensions entre plusieurs interprétations du message orthodoxe. En effet, le gouvernement socialiste, lui aussi, se réfère dans les années quatre-vingts aux principes «authentiques» du christianisme79. Le texte de la loi 1700-1987, les déclarations du chef du gouvernement, celles du ministre de l'Éducation nationale durant la période étudiée, expriment un profond respect pour la religion orthodoxe80. Certes, selon plusieurs prélats, ce discours serait purement «hypocrite». Pourtant, les discours et certains actes émanant des plus hautes autorités politiques témoignent des relations privilégiées entre l'État et l'orthodoxie en Grèce. L'État grec ne s'est jamais posé comme laïque. Depuis la création de la Grèce en 1830, l'Église orthodoxe bénéficie d'une position «dominante», statut consolidé juridiquement (Frazee, 1969; Manitakis, 2000; Papastathis, 1999; Sotirelis, 1993; Dépret, à paraître; Anastassiadis, 2007). On pense aussi aux articulations entre la logique collégiale – appliquée en 1987-1988 – et la place prééminente de l'archevêque d'Athènes, qui joue un rôle-clé dans le dénouement de la crise81. Il s'agit également des solidarités et frictions entre clercs et laïcs82; entre haut et bas clergé; entre prêtres – salariés de l'État – et moines.

38 Dès la fin de l'année 1986, une série de personnalités ou d'instances religieuses se saisissent du dossier: il s'agit d'abord du Synode plénier de la haute hiérarchie – instance rassemblant l'ensemble des évêques de l'Église de Grèce. Cette instance, qui ne se réunit, normalement qu'une fois l'an, est convoquée en plusieurs sessions extraordinaires, de 1986 à 1988, qui signalent l'importance et l'urgence du sujet pour la

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direction ecclésiastique83. Il s'agit aussi du Synode restreint, instance permanente gouvernant l'Église, largement mobilisée sur la question dès 1985-1986. Enfin, à partir de mars 1986, se constitue une commission «de lutte» coordonnée par quatre évêques: les métropolites de Trikkis, Mgr Alexios, d'Alexandroupolis, Mgr Anthimos, de Thèbes, Mgr Ieronymos, de Dimitrias, Mgr Christodoulos. Ce comité de spécialistes joue un rôle actif, au printemps et durant l'été 1987, en termes de mobilisation, de coordination et de négociation avec les pouvoirs publics84. Dans ces réseaux, l'archevêque d'Athènes conserve un pouvoir d'impulsion et d'arbitrage. Il dirige les discussions tenues en Synode et sa voix reste prépondérante, notamment en cas d'absence de majorité claire. Surtout, alors qu'en fin août 1987, le conflit semble dans une impasse, Mgr Serapheim se place au premier plan85. La reprise du dialogue et l'élaboration d'un nouveau texte résultent de plusieurs entretiens personnels «au sommet», à partir de l'été 200786. Les autres instances ecclésiastiques sont rapidement informées et appelées à sanctionner les acquis de ces rencontres87. Néanmoins, à partir de septembre 1987, ces structures collégiales semblent perdre de leur pouvoir d'initiative au profit de l'Archevêché d'Athènes88.

39 Ce projet de loi a cristallisé des clivages entre Grecs de culture orthodoxe: en mars

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1987, par exemple, si le journal conservateur 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 (Akropolis) dénonce une agressive «soviétisation de la fortune ecclésiastique»89, pour le quotidien de centre F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 gauche 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 (Elevtherotypia), en revanche: «les Hiérarques sont passés à la contre-offensive pour empêcher tout contrôle de la gestion de la fortune ecclésiastique (...) Le chef de la Nea Dimokratia K.Mitsotakis a offert son appui à la boulimie des évêques»90.

40 Si la loi 1700-1987 concerne l'Église orthodoxe de Grèce dans son ensemble, elle touche plus spécialement les biens fonciers monastiques. Un écho des divergences entre, d'une part, la haute hiérarchie épiscopale, d'autre part, certains milieux monastiques ou des franges fondamentalistes de l'Église, est perceptible dans le communiqué du Synode Permanent du 15 mars 1988. Cette instance dénonce les « ingérences des moines agiorites dans les affaires internes de l'Église orthodoxe de Grèce ». Une circulaire synodale invite, par ailleurs, les évêques à la plus grande prudence à l'égard des « provocations des moines agiorites, de manière à ne pas enflammer plus encore la question ecclésiastique »91. Ces possibles crispations internes risquaient-elles d'être réactivées par la proposition gouvernementale d'introduire des membres élus dans les conseils ecclésiastiques ; d'accepter des avocats ainsi qu'une publicité accrue dans les tribunaux ecclésiastiques92 ? Le Saint-Synode a récusé une telle « innovation », contraire aux canons sacrés, accusant le gouvernement de vouloir créer artificiellement des « conflits de classe entre les évêques et les popes »93. Indice, peut- être, d'un malaise, « l'analyse » d'un théologien orthodoxe parue dans le journal F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 : selon l'auteur, « l'administration de l'Église », refuserait « toute participation du peuple dans la gestion de la fortune ecclésiastique » tandis que le bas clergé, serait, sous la menace des tribunaux ecclésiastiques, la « proie » d'un système épiscopal « arbitraire et despotique »94.

Conclusion

41 Dans les textes de l'Église orthodoxe, la restauration des icônes, en 787 puis en 843, apparaît comme un processus naturel, nécessaire et souhaité. Et pourtant, en 787, la

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réunion du Concile de Nicée II a constitué une entreprise difficile. Le caractère «œcuménique» de la rencontre, tant revendiquée, se trouve, en effet, d'emblée contesté puisque, si des légats du pape sont bien présents, les Patriarches orientaux n'envoient pas de représentants officiels. En outre, contrairement aux thèses iconoclastes, les positions iconophiles95 peuvent moins aisément s'appuyer sur le texte des Saintes Écritures96. Le Patriarche de Constantinople, Taraise, maître d'œuvre de ce Concile, semble avoir cherché à compenser ces faiblesses en introduisant d'abord, et de manière inédite, cent trente deux moines dans l'Assemblée, contrepoids possible aux évêques (Ostrogorski, 1996: 207; Auzépy, 1999: 84); ensuite, en recourant, à défaut de la Bible, à la littérature hagiographique et à des coutumes non écrites (Auzépy, 1999: 85-86)97. Il s'agit, alors, d'étayer la légitimité de pratiques à caractère diffus et reconnues «depuis longtemps». Les pères du Concile de Nicée II ont ainsi considéré le culte des icônes comme un élément constitutif de la «tradition de l'Église» et l'ont défendu en tant que tradition. Néanmoins, lors de la querelle iconoclaste, les deux camps en présence se posent comme défenseurs du christianisme et de l'orthodoxie (Parry, 1996: 156-165): le conflit s'est cristallisé autour de différents aspects ou lectures de la tradition98.

42 Dans son enquête ethnographique consacrée à la Grèce contemporaine – et en particulier, aux îles cycladiques – Katerina Seraïdari rappelle que, pour les croyants, les « icônes puisent dans le passé pour parler du présent » (2005 : 228). Elle insiste, au fil de son étude, sur la construction, par les fidèles, de la sacralité de cet objet matériel. Ces analyses semblent tout particulièrement s'appliquer à la crise de 1987 entre l'Église et le pouvoir politique. Les manifestations autour de l'icône Axion Esti signalent, en effet, l'autonomie entre, d'une part, les intentions, les projets de la direction ecclésiastique, et d'autre part, celles, elles-mêmes polysémiques, des fidèles. Pour ces derniers, les relations à l'icône renvoient étroitement à un vécu personnel. Pour la haute hiérarchie orthodoxe, comme pour les représentants de l'État, ces démonstrations viennent cristalliser, par leur force symbolique, une logique de réconciliation. La crise grecque de 1987-1988 met en relief le cas où le haut clergé impulse et encourage, voire cherche à canaliser, la piété populaire dans le cadre d'une entreprise de mobilisation, de résistance et, enfin, d'apaisement. En 1987, la direction ecclésiastique refuse de céder des terres monastiques à des coopératives « politisées ». Mais ne souligne-t-elle pas les dons fonciers constants de l'Église à la nation ? N'expose-t-elle pas, par ailleurs, en novembre 1987, un « trésor » du Mont Athos, rapprochant, ainsi, les Athéniens d'une icône estimée miraculeuse ?

43 Cette étude permet d'aborder une question à la fois sensible et largement opaque en Grèce – celle du patrimoine ecclésiastique – thème qui revient, à la fin 2008, au premier plan de l'actualité99. Elle vient confirmer trois points sur lesquels il convient d'insister. L'héritage impérial chrétien oriental demeure, pour l'Église orthodoxe de Grèce, une ressource d'une grande richesse. La tradition – principe majeur de fonctionnement et de légitimation pour l'institution religieuse – représente un corpus susceptible d'être constamment re-sémantisé. Enfin, au seuil du XXIe siècle, en Grèce, des symboles religieux peuvent, combinés à d'autres modes d'action, participer d'une stratégie de mobilisation au final efficace.

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NOTES

1. Concile de Nicée II, traduction du texte de l'horos dans Jean-Paul Migne, Encyclopédie théologique, Paris, 1847, vol. 13-1; Marie-France Auzépy, Les iconoclastes, Paris, PUF, 2006, p.123; Gilbert Dagron, chap.2, in Dagron G., Vauchez A., Parisse M., (dirs.), Histoire du christianisme, t. 4, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, pp.93-116. 2. L'horos ou définition dogmatique résume la pensée de la majorité des pères présents au Concile ainsi que l'argumentation avancée. 3. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 15 (15 octobre 1987), pp.593-596. 4. Voir aussi Panagiotis Botsis, Qu'est-ce que l'orthodoxie. Brève explication de l'essence de l'orthodoxie et des différences entre les Églises, Athènes, s.l.n.d., p.4. 5. Dans le corps du texte, on privilégie une translittération des termes grecs en caractères latins afin de rendre plus confortable la lecture des non-hellénophones. En revanche, pour ce qui concerne les références en bas de page, je reprends, par souci d'exactitude, les titres originaux, en caractères grecs. 6. En 2009, le cadastre du territoire grec est toujours en cours de réalisation. 7. Ainsi, l'article 4 de ce texte stipule: «Le droit de propriété sur des fermes, des pâturages, des prairies, des pacages, des forêts et toute autre espèce de terrain et immeuble possédés par des particuliers ou des communautés sur la base de firmans, hodjets, tapus ou autres titres de la loi ottomane, dans les localités cédées au royaume de Grèce sera reconnu par le gouvernement hellénique». 8. La loi 147 du 1er février 1914 précise: «Dans les provinces directement sous domination ottomane, la législation de l'État grec est pleinement introduite dans les villes. Toutefois, les ordonnances ottomanes sur les terres concernant des droits acquis de nature privée, conservent dans l'État grec leur validité». 9. L'objectif du gouvernement est de redistribuer les surfaces récupérées à deux cent mille F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er paysans pauvres. 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 3 (1 février 1952), p.44; 4-7 (15 février-15 mars 1952), pp.85-92; 18-19 (1er octobre 1952), pp.272-274. Pour le début des années vingt, voir Theophilos Strangkas,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 56 45 6C 6C 61 64 6F 56 49 73 74 6F 72 ί61 65 6B 70 68 67 ώ6E 61 79 65 75 64 ώ6E 1817-1967 , t. B, 1916-1917 jusqu'en 1967, Athènes, 1970, pp.1170, 1310, 1321, 1378. 10. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er «4F 4E ό6D 6F 56 , 1700-1987», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), p.358. En décembre 1985, le Synode transmet au ministère un mémorandum, qui, selon le juriste Iannis Konidaris, exprime des

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 revendications «maximalistes». Saint-Synode de l'Église de Grèce, 41 70 ό70 65 69 72 61 61 69 63 6D 61 6C 77 73 ί61 56 , op.cit., 1987, pp.85-88. Le ministre de l'Éducation nationale et des Cultes répond à l'Église huit mois plus tard, le 29 août 1986. 11. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4F 4E ό6D 6F 56 , 1700-1987», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), pp.360-364. « 50 72 6F 6B 6C 68 74 69 6B ό56 6F F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 4B 2E 54 72 ί74 73 68 56 73 74 68 6E 42 6F 75 6C ή 67 69 61 74 68 6E 65 6B 6C 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ή 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 »,

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F0 F0 F0 F0 F0 dans Iannis Konidaris, 4F 4E ό6D 6F 56 700-1987..., 1987, annexe II, pp.233-237. 15. En produisant un titre légal dûment enregistré, une disposition législative ou une décision judiciaire à l'encontre de l'État. Loi 1700-1987, article 3.

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16. Ceci d'autant que le Code civil n'impose l'enregistrement des legs et successions que depuis 1946. 17. Loi 1700-1987, article 1. 18. Idem, article 2. 19. Idem, article 9. 20. Idem, article 2. 21. Idem, articles 2 et 4. 22. Idem, article 3. 23. Idem, article 10. 24. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Idem, article 3. Également: « 50 6C 65 69 6F 79 68 6A 6F ύ6E 73 74 6F 6E 4F 44 45 50 6F 69 6C 61 ϊ6B 6F ί», F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 13 mars 1987, p.16. 25. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «53 74 6F 4B 72 ά74 6F 56 6B 61 69 74 6F 6C 61 ό 68 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 », 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 13 mars 1987, pp. 14-15. 26. Idem, articles 8 et 11. 27. Loi 1700-1987. 28. 1300000 stremmata, dont 376000 stremmata de zones forestières, 735000 stremmata de pâturages, 190000 stremmata de terres agricoles, le montant des biens d'anciens vakifs étant mal connu. 29. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Parmi de multiples références, un article emblématique, intitulé « 50 61 74 72 6F 70 61 70 ά64 6F 74 6F 6E F0 F0 F0 F0 73 έ62 61 73 » [Le respect de la tradition], discours prononcé dans la cathédrale d'Athènes pour la fête

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 de la «victoire de l'orthodoxie», le premier dimanche de Carême, le 28 février 1988. 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 ,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 5 (15 mars 1988), pp.179-186. Également, « A1 70 έ72 63 72 6F 6E 61 6D 68 6E ύ6D 61 74 61 74 68 56 5A ’

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 4F 69 6B 6F 75 6D 65 6E 69 6B 6F ύ 53 75 6E ό64 6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (15 mars 1988), pp.179-186. « 48 39 30 30 65 74 68 72 ί56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 74 68 56 65 6E 50 ά74 6D 77 49 65 72 ά56 4D 6F 6E ή56 41 67 2E 49 77 ά6E 6E 6F 75 74 6F 75 51 65 6F 6C ό67 6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 13 (1er-15 septembre 1988), spécialement p.467. 30. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4F 65 6F 72 74 61 73 6D ό56 74 68 56 4B 75 72 69 61 6B ή56 4F 72 71 6F 64 6F 78 ί61 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (15 mars 1987), p.207. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4F 49 65 72 ό56 46 ώ74 69 6F 56 6B 61 69 68 4F 69 6B 6F 75 6D 65 6E 69 6B ή 53 ύ6E 6F 64 6F 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (15 mars 1987), pp. 197-199. 31. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er «41 6E ά73 74 61 73 68 6B 61 69 5A ’ 4F 69 6B 6F 75 6D 65 6E 69 6B ή 53 ύ6E 6F 64 6F 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1 mai 1987), p.299. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «A1 70 έ72 63 72 6F 6E 61 6D 68 6E ύ6D 61 74 61 74 68 56 5A ’ 4F 69 6B 6F 75 6D 65 6E 69 6B 6F ύ 53 75 6E ό64 6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 1 (1er-15 janvier 1988), pp.6-9; 7 (1er mai 1988), pp.257-258; 8 (15 mai 1988), pp.305-307; 9 (1er juin

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1988), pp.337-339. « 4D ή6E 75 6D 61 74 6F 75 4D 61 6B 61 72 69 77 74 ά74 6F 75 70 65 72 ί 74 68 56 5A ’ 4F 69 6B 6F 75 6D 65 6E 69 6B 68 56 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er er 53 75 6E ό64 6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 (1 -15 juillet 1987), pp.456-457;14 (1 octobre 1987), pp.561-563; 15 (15 octobre 1987), pp.593-596;16 (1er novembre 1987), pp.625-628. 32. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Communiqués du Saint-Synode de la Hiérarchie, 19 et 26 mars 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1er-15 avril 1987), pp.237-238 et p.239. 33. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 La Commission Européenne et l'ONU sont notamment contactées: 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (15 mars F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 1987), pp.194-195. « 44 ί6B 61 69 6F 70 75 67 6D ή56 73 74 68 75 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1 -15 avril 1987),

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 pp.231-245. « 54 6F 63 72 6F 6E 69 6B ό 74 68 56 6B 72 ί73 65 77 56 67 69 61 74 68 6E 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ή 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1 mai 1987), pp.294-297. Communiqué du 30 mai 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1987), p.382. Communiqué du Comité de lutte de la Hiérarchie, du 5 juin 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 10 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er (15 juin 1987), p.411. « 41 6E 6F 69 6B 74 ή 65 70 69 73 69 6F 6C ή», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 12 (1 -15 août 1987), pp.465-471.

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «50 ύ72 69 6E 6F 69 6C ό67 6F 69 73 74 69 56 65 6B 6B 6C 68 73 ί65 56 », 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 16 mars 1987, p. 5. « 48

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 6D 6F 69 72 ά7A 65 69 74 68 6E 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 74 68 56 », 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 20 mars 1987, p.10. 34. Conforme sur le fond à bien d'autres articles de la presse grecque au cours de ces années, un F0 F0 F0 F0 F0 texte du métropolite de Dimitrias, Christodoulos, publié dans le journal 54 6F 42 ή6D 61 , le 25 août 1991, est intitulé «Le mouvement vers l'unité est torpillé». L'article dénonce l'activisme «scandaleux» des communautés uniates dans les pays de l'Est sortis affaiblis du communisme. 35. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Bulletin de presse du 9 avril 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1 mai 1987), pp.296-297.

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36. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Encyclique synodale 2446 du 20 mars 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1 -15 avril 1987), pp.224-228. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Saint-Synode de l'Église orthodoxe de Grèce, 41 70 ό70 65 69 72 61 61 69 63 6D 61 6C 77 73 ί61 56 74 68 56 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 56 ,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 48 41 6C ή71 65 69 61 67 69 61 74 6F 45 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ό 71 έ6D 61 , Athènes, Église orthodoxe de Grèce, 1987, p.69.

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «5A 65 63 71 65 73 69 6E ή 73 75 6E έ6E 74 65 75 78 68 74 ύ70 6F 75 2E 4F 69 49 65 72 ά72 63 65 56 έ 62 67 61 6C 61 6E 6E 6F 6B -ά6F 75 74 74 6F 6E

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 54 72 ί74 73 68 », 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 , 19 mars 1987, p.5. 37. Idem, p.6, pp.66-67. 38. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4F 65 70 ί73 6B 6F 70 6F 56 77 56 64 69 61 63 65 69 72 69 73 74 ή56 74 77 6E 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ώ6E 70 72 61 67 6D ά74 77 6E », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 1 (1 -15 janvier 1988), pp.46-47; 2 (1 février 1988), pp.68-71; 3 (15 février 1988), pp. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 118-126. « 4B 61 6E 6F 6E 69 6B ή 61 78 69 6F 6C ό67 69 73 68 74 6F 75 6E 6F 6D 6F 73 63 65 64 ί6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1 mai 1987), pp.290-291; 17 (15 novembre 1987), pp.661-663. 39. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1 mai 1987), p.289. Canon 12 adopté lors du concile Nicée II, décrets repris par Adolphe Charles Peltier, in J.-P.Migne, Encyclopédie théologique, Paris, 1847, vol. 13-14. 40. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «45 70 ί71 65 73 68 6D 68 74 72 6F 70 6F 6C ί74 68 70 61 72 6F 75 73 ί61 75 70 6F 75 72 67 ώ6E -53 65 72 61 6A 65 69 6D », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 9 mars 1987, p.12. Ce journal évoque les attaques prononcées en chaire contre le gouvernement, le 8 mars 1987, par le métropolite de Peristeri, Chrysostomos, lors de la F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 liturgie célébrée le jour de l'Orthodoxie. Également: 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1 mai 1987), pp.289-293. « 48

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 64 65 6E 71 61 75 70 6F 6B ύ79 65 69 73 74 6F 6E 4B 61 ί73 61 72 61 2E 51 61 61 6B 6F 6C 6F 75 71 ή65 69 74 6F 75 56 49 65 72 6F ύ56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 4B 61 6E ό6E 65 56 6B 61 69 74 68 6E 50 61 72 ά64 6F 73 68 », 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 , 26 avril 1987, p.5. 41. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4F ό 6D 6F 56 1987-1988 6B 61 69 74 61 6E 6F 6D 69 6B ά 70 72 6F 62 6C ή6D 61 74 61 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 10 (15 juin 1987), pp.406-409. 42. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Spyros Troïanos, « 48 65 6C 6C 68 6E 69 6B ή 69 64 69 61 69 74 65 72 ό74 68 74 61 3A 61 70 ό 74 68 6E 62 75 7A 61 6E 74 69 6E ή F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 73 75 6E 61 6C 6C 68 6C 69 61 73 74 68 6E 65 70 69 6B 72 61 74 6F ύ73 61 71 72 68 73 6B 65 ί61 », intervention à l'Académie des études théologiques, Athènes, 1er avril 2006. 43. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4D ό6E 6F 50 41 53 4F 4B 6B 61 69 4B 4B 45 79 ή6A 69 73 61 6E 74 6F 6E 6F 6D 6F 73 63 έ64 69 6F », 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 3 avril 1987, p.35. 44. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Procès verbaux des séances parlementaires, 42 6F 75 6C ή 74 77 6E 45 6C 6C ή6E 77 6E 2C 50 61 6B 74 68 6B ά, mars et F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 avril 1987, pp.4853-4868, 5091-5092, 5304-5308. « 48 6B 75 62 έ72 6E 68 73 68 64 68 6D έ75 65 69 74 68 6E

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ή 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 2E 41 6E 74 69 64 72 ά73 65 69 56 4E 2E 44 2E », 41 70 6F 67 65 6D 61 74 69 6E ή, 12 mars

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1987, p.11. « 41 6E 75 70 6F 63 ώ72 68 74 68 68 6B 75 62 έ72 6E 68 73 68 73 74 6F 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ό 6E 6F 6D 6F 73 63 έ64 69 6F »,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 2 avril 1987, p.6. Le mode d'adoption du projet – par la procédure d'urgence – fait également l'objet de vives critiques. Le texte est promulgué le 6 mai 1987 sous le numéro no1700-1987. 45. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «41 6E 74 61 72 73 ί61 61 70 ό 74 6F 75 56 ά 6D 62 77 6E 65 56 », 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 16 mars 1987, pp.16-17. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «50 6F 72 65 ί61 6F 72 67 ή56 74 6F 6E 4B 6C ή72 6F 75 », 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 , 25 mars 1987, p.1. « 4B ά74 77 74 61 63 έ72 69 61 61 70 ό F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 74 68 6E 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 6A ώ6E 61 7A 61 6E 6D 75 72 69 ά64 65 56 70 69 73 74 ώ6E », 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 , 27 mars 1987, pp.1-9. « 48

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 ά 72 63 69 73 65 61 67 ώ6E 61 61 6E 65 78 61 72 74 68 73 ί61 56 », 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 , 31 mars 1987, pp.1-9. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Bulletin de presse du 31 mars 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 6 (1 -15 avril 1987), p.242. Discours du représentant de la Sainte-Association des Prêtres de Grèce à Athènes, le 1er avril 1987, F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1 mai 1987), pp.294-295. Vote des prêtres de la métropole d'Étolie-Acarnanie le

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 22 mai 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 10 (15 mai 1987), pp.412-413. « 48 70 72 6F 73 6A 6F 72 ά 74 6F 75 6F 72 71 ό64 6F 78 6F 75

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 6D 6F 6E 61 63 69 73 6D 6F ύ», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 10 (15 juin 1987), pp.403-405. « 44 69 61 6B ή72 75 78 68 -έ6B 6B 6C 68 73 68 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 6B 61 71 68 67 68 74 ώ6E 74 77 6E 70 61 6E 65 70 69 73 74 68 6D ί77 6E », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 (1 -15 juillet 1987), pp.440-445.

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «41 70 ό6A 61 73 68 74 68 56 49 65 72 ά56 53 75 6E ό64 6F 75 2E 2E 2E 74 68 56 31 38 68 -31 39 68 41 75 67 6F ύ73 74 6F 75 31 39 38 37 », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 13 (1 -15 septembre 1987), pp.513-515. « 54 6F 53 75 6C 6C 61 6C 68 74 ή72 69 6F 6E 65 69 56 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 51 65 73 73 61 6C 6F 6E ί6B 68 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), pp.365-375. « 50 72 6F 73 6A ώ6E 68 73 68 74 6F 75 53 65 62 2E F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 46 6C 77 72 ί6E 68 56 6B 2E 41 75 67 6F 75 73 74 ί6E 6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 (1 -15 juillet 1987), p.423. « 59 ή6A 69 73 6D 61 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 4B 6C 68 72 6F ύ 6B 61 69 6C 61 6F ύ», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 (1 -15 juillet 1987), p.429. « 41 6E 75 70 6F 63 ώ72 68 74 68 68

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 2E 54 65 6C 65 73 ί67 72 61 6A 6F 73 74 6F 6E 41 6E 64 72 έ61 2E 49 65 72 ό56 70 ό6C 65 6D 6F 56 », 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή,

Archives de sciences sociales des religions, 149 | janvier-mars 2010 128

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 19 mars 1987, p.1. « 4F 6C 61 ό56 6B 6F 6E 74 ά 73 74 68 6E 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 », 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 19 mars 1987, pp.

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 20-21. «50 75 72 65 74 ό56 73 74 69 56 65 6B 6B 6C 68 73 ί65 56 », 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 23 mars 1987, p. 1. 46. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), pp.367-375. 47. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er «4F 65 6F 72 74 61 73 6D ό56 74 68 56 45 71 6E 69 6B ή56 45 70 65 74 65 ί6F 75 65 69 56 41 71 ή6E 61 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1 -15 avril 1987), pp.246-249. 48. AFP Athènes, 26 mars 1987. 49. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er «53 75 6C 6C 61 6C 68 74 ή72 69 6F 6E 67 69 61 61 6E έ6E 64 6F 74 6F 6E 61 67 ώ6E 61 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1 -15 avril 1987), pp. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 266-267. «54 6F 63 72 6F 6E 69 6B ό 74 68 56 6B 72 ί73 65 77 56 67 69 61 74 68 6E 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ή56 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 56 »,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 8 (15 mai 1987), pp.340-344. « 54 6F 73 75 6C 6C 61 6C 68 74 ή72 69 6F 6E 65 69 56 50 ά74 72 61 56 », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 (1 -15 juillet 1987), pp.421-430. Dans un discours virulent, et très suivi, prononcé à l'église Saint-Panteleïmon d'Acharnon, en Attique, le métropolite de Florina, Augoutinos

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Kantiotis, exhorte les fidèles à résister «au diable», 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 30 mars 1987, p.25. 50. o F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Arrêt n 5057/1987 du Conseil d'État, 7 décembre 1987. Également: « 47 69 61 74 6F 70 72 ό64 6C 68 6D 61 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 74 68 56 53 75 6E 74 61 67 6D 61 74 69 6B ό74 68 74 6F 56 74 6F 6E 6E ό6D 6F 75 52 75 71 6D ί73 68 71 65 6D ά74 77 6E 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ή56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 8 (15 mai 1987), pp.319-326. « 4F 4E ό6D 6F 56 31 37 30 30 -31 39 38 37 2E 2E 2E », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), pp.378-380. « 48 73 74 έ72 68 73 68 74 68 56 69 64 69 6F 6B 74 68 73 ί56 6B 61 74 ά 74 6F F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 69 6F 63 ύ6F 6E 64 ί6B 61 69 6F 6E », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 13 (1 -15 septembre 1987), pp.546-549. Arrêt de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, 21 novembre 1994 portant sur l'affaire no 10/1993/405/483-484 «Holy monasteries vs Greece». 51. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4F 4E 6F B4 6D 6F 56 1700-1987...», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), pp.356-361. « 4F 69 64 69 61 74 ά78 65 69 56 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 74 6F 75 6E ό6D 6F 75 31 37 30 30 -31 39 38 37 65 ί6E 61 69 61 6E 74 ί71 65 74 6F 69 70 72 6F 56 74 68 6E 65 6B 6B 6C 68 73 69 6F 6C 6F 67 ί61 2C 74 6F 75 56 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 69 65 72 6F ύ56 6B 61 6E ό6E 61 56 6B 61 69 74 6F 53 ύ6E 74 61 67 6D 61 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), pp.363-364. « 4F 69 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 69 65 72 6F ί 6B 61 6E ό6E 65 56 6B 61 69 68 73 75 6E 74 61 67 6D 61 74 69 6B ή 74 6F 75 56 6B 61 74 6F 63 ύ72 77 6F 68 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1987), pp.376-377. « 50 65 72 69 74 68 56 61 6E 74 69 6B 61 6E 6F 6E 69 6B ό74 68 74 6F 56 6B 61 69 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 61 6E 74 69 73 75 6E 74 61 67 6D 61 74 69 6B ό74 68 74 6F 56 74 6F 75 6E ό6D 6F 75 31 37 30 30 -31 39 38 37 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 (1 -15 juillet F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 1987), pp.430-432. « 44 69 61 6B 68 72 ύ78 69 56 6B 61 69 75 70 ό6D 6E 68 73 69 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 13 (1 -15 septembre 1987), p.552. 52. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), p.373. 53. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er «54 6F 53 75 6C 6C 61 6C 68 74 ή72 69 6F 6E 65 69 56 51 65 73 73 61 6C 6F 6E ί6B 68 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1987), pp. 365-375. 54. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «A1 70 έ72 63 72 6F 6E 61 6D 68 6E ύ6D 61 74 61 74 68 56 5A ’ 4F 69 6B 6F 75 6D 65 6E 69 6B 6F ύ 53 75 6E ό64 6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 1 (1er-15 janvier 1988), p.7. 55. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «48 48 67 6F 75 6D έ6E 68 74 6F 75 ‘ 41 71 77 6E 61 4B ύ72 61 74 77 6E 41 71 ή6E ώ6E 6B 61 69 74 68 56 45 6C 6C ά64 6F 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 18 (1er-15 décembre 1987), pp.748-751; 4 (1er mars 1988), pp.164-167. 56. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Bulletin de presse du 25 septembre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 14 (1 octobre 1987), p.584; 18 (1er-15 décembre 1987), pp.748-741. 57. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er «48 48 67 6F 75 6D έ6E 68 74 6F 75 ‘ 41 71 77 6E 61 2E 2E 2E », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 1 (1 -15 janvier 1988), pp.53-55; 2 (1er février 1988), pp.82-84; 3 (1988), pp.135-139; 4 (1er mars 1988), pp.164-166; 5 (15 mars 1988), pp.191-192; 6 (1er-15 avril 1988), pp.231-233; 7 (1er mai 1988), pp.294-295; 8 (15 mai 1988), pp.

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 321-323. Également: Andrea Michalopoulos, 48 50 61 6E 61 67 ί61

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 ‘41 78 69 6F 6E 65 73 74 ί6E 6B 61 69 6F 4F 69 6B 6F 75 6D 65 6E 69 6B ό56 50 61 74 72 69 ά72 63 68 56 44 68 6D ή74 72 69 6F 56 73 74 68 6E 41 71 ή6E 61 , Athènes, s.l., 1988. Je remercie Katerina Seraïdari, qui m'a indiqué cette référence émanant de l'Église orthodoxe. 58. AFP Athènes, 5 et 6 novembre 1987. 59. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «48 48 67 6F 75 6D έ6E 68 74 6F 75 ‘ 41 71 77 6E 61 2E 2E 2E », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1er juin 1988), pp.337-339. « 54 6F F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 50 61 74 72 69 61 72 63 65 ί6F 73 68 6D 65 ί6F 65 70 61 6A ή56 74 77 6E 64 ύ6F 6C 61 ώ6E », 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 17 novembre 1987, p. 1. Le séjour de l'icône Axion Esti à Athènes, prévu initialement jusqu'au 18 novembre, est prolongé jusqu'au 23 novembre, sur décision de la Sainte-Épistasie, «à la demande des fidèles».

Archives de sciences sociales des religions, 149 | janvier-mars 2010 129

60. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 18 (1 -15 décembre 1987), p.748. Allocution de l'Archevêque d'Athènes à F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 l'adresse de l'icône Axion Estin, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 17 (15 novembre 1987), pp.686-687. 61. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Cette qualification est utilisée notamment dans l'hymne Akathyste. «‘ 41 78 69 6F 6E 65 73 74 ί6E », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 17 (15 novembre 1987), p.685. Également: « 48 A1 70 65 72 61 67 ί61 51 65 6F 74 ό6B 6F 56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 A1 70 έ72 6D 61 63 6F 56 53 74 72 61 74 68 67 ό56 74 6F 75 45 6C 6C 68 6E 69 6B 6F ύ ’45 71 6E 6F 75 56 » (La Très Sainte-Vierge Général

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Défenseur de la Nation hellénique), 4F 72 71 ό64 6F 78 6F 56 46 69 6C ό71 65 6F 56 6D 61 72 74 75 72 ί61 , 62-63 (juillet-

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 décembre 1995), pp.4-6. « 4F 41 6B ά71 69 73 74 6F 56 ‘ A1 6D 6E 6F 56 », homélie prononcée à l'église Saint- Pandéleïmon de Florina, le 2 avril 1982, par l'évêque de Florina, Avgoustinos Kandiotis. 62. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «50 61 72 65 6E έ62 68 63 71 έ56 6F 50 61 74 72 69 ά72 63 68 56 2E 53 75 6D 70 61 72 ά73 74 61 73 68 73 74 68 6E 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 6B 61 69 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 70 72 6F 65 69 64 6F 70 6F 69 65 ί 74 68 6E 4B 75 62 έ72 6E 68 73 68 », 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 1 avril 1987, p.1. 63. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Télégramme du Patriarche de Constantinople, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (1 -15 avril 1987), p.240. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Saint-Synode de l'Église de Grèce, 41 70 ό70 65 69 72 61 61 69 63 6D 61 6C 77 73 ί61 56 ..., op.cit., 1987, pp.67-69. « 50 65 72 ί F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 74 68 56 61 6E 74 69 6B 61 6E 6F 6E 69 6B ό74 68 74 6F 56 6B 61 69 61 6E 74 69 73 75 6E 74 61 67 6D 61 74 69 6B ό74 68 74 6F 56 74 6F 75 6E ό6D 6F 75 31 37 30 30 - F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 31 39 38 37 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 12 (1 -15 août 1987), pp.482-487. « 4B 6C ή72 6F 56 6B 61 69 6C 61 ό56 73 74 6F 75 56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 64 72 ό6D 6F 75 56 2E ’ 4F 63 69 73 74 6F 6E 6F 6D 6F 73 63 έ64 69 6F 6C έ65 69 6B 61 69 74 6F 50 61 74 72 69 61 72 63 65 ί6F », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 1 avril 1987, p.10. 64. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «54 61 4F 72 71 ό64 6F 78 61 50 61 74 72 69 61 72 63 65 ί61 73 74 6F 70 6C 65 ύ72 6F 74 68 56 49 65 72 61 72 63 ί61 56 », 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 1er avril 1987, p.1. 65. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «’41 72 73 68 74 6F 75 61 75 74 6F 6B 65 6A ά6C 6F 75 74 68 56 45 6C 6C 68 6E 69 6B ή56 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 56 71 61 78 68 74 ή73 65 69 68 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 49 65 72 61 72 63 ί61 », 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 3 avril 1987, p.1.« 4F 6E ό6D 6F 56 31 37 30 30 -31 39 38 37 ...», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er (1 -15 juillet 1987), pp.452-453. « 4F 6E ό6D 6F 56 31 37 30 30 -31 39 38 37 2E ..», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 12 (1 -15 août 1987),

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 pp.487-492. 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 17 (15 octobre 1987), p.584. « 54 72 65 69 56 4D 68 74 72 6F 70 6F 6C ί74 65 56 73 74 6F

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 50 61 74 72 69 61 72 63 65 ί6F 6D 65 73 74 ό63 6F 74 68 6E ά 72 73 68 74 6F 75 61 75 74 6F 6B 65 6A ά6C 6F 75 », 41 70 6F 67 65 75 6D 61 74 69 6E ή, 4 avril

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1987, p.11. « 42 ό6D 62 61 74 6F 75 50 61 74 72 69 61 72 63 65 ί6F 75 67 69 61 74 6F 71 65 6D 61 74 68 56 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 56 »,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 , 5 avril 1987, pp.1-18. 66. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «48 65 69 56 45 6C 6C ά64 61 65 70 ί73 6B 65 79 69 56 74 68 56 41 2E 51 2E 50 2E 74 6F 75 4F 69 6B 2E 50 61 74 72 69 61 72 63 6F ύ 6B 2E 6B 2E F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 44 68 6D 68 74 72 ί6F 75 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 17 (15 novembre 1987), pp.657-661. « 4F 50 61 74 72 69 ά72 63 68 56 73 74 56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 6B 61 72 64 69 έ56 74 77 6E 45 6C 6C ή6E 77 6E », 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 14 novembre 1987, p.1. 67. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Communiqué de la haute hiérarchie du 18 septembre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 14 (1 octobre F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1987), p.584. Communiqué de la hiérarchie de l'Église de Grèce du 2 octobre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 15 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er (15 octobre 1987), p.619. Bulletin de presse du 30 décembre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 1 (1 -15 janvier 1988), pp.58-59. Rencontre entre le Premier ministre et l'Archevêque d'Athènes le 18 février

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 1988. 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 4 novembre 1987, p.1. 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 19 février 1988, p.8. « 54 6F 70 6C 68 72 έ56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 6B 65 ί6D 65 6E 6F 74 6F 75 70 72 6F 73 75 6D 6A ώ6E 6F 75 67 69 61 74 68 6E 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ή 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1 -15 avril 1988), pp.211-214. 68. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 17 (15 octobre 1987), p.584. 69. Voir, pour une approche interne et une mise en relief du rôle du Patriarcat, les deux F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 ouvrages importants de Maximos, métropolite de Sardes, 54 6F 4F 69 6B 6F 75 6E 65 6E 69 6B ό F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 50 61 74 72 69 61 72 63 65 ί6F 65 6E 74 6E 4F 72 71 6F 64 ό78 77 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 2E 49 73 74 6F 72 74 69 6B 6F 6B 61 6E 6F 6E 69 6B ή 6D 65 6C έ74 68 , Salonique, Fondation patriarcale d'études patristiques, 1972. Grigorios Papathomas, archimandrite, Le Patriarcat œcuménique de Constantinople y compris la Politeia monastique du Mont Athos dans l'Europe unie. Approche nomocanonique, Katerini, Ekektasi, 1998. 70. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4B 6F 6E 74 ά 73 74 6F 6C 61 ό 6B 61 69 74 68 6E 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 62 72 έ71 68 6B 65 63 71 έ56 6F 50 61 74 72 69 ά72 63 68 », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 16 novembre 1987, p.1. « 48 65 69 56 45 6C 6C ά64 61 65 70 ί73 6B 65 79 69 56 2E 2E 2E », voir n. 70. 71. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 18 (1 -15 décembre 1987), pp.689-747. Également: Andreaw Michalopoulos, F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 op.cit., Athènes, s.l., 1988, pp.172-183. «’ 4F 6C 6F 74 6F 32 34 77 72 6F 73 65 70 72 6F 73 6B ύ6E 68 6D 61 68 65 69 6B ό6E 61 74 68 56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 50 61 6E 61 67 ί61 56 », 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 13 novembre 1987, p.1. 72. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4D 65 62 75 78 61 6E 74 69 6E ή 6D 65 67 61 6C 6F 70 72 έ70 65 69 61 68 75 70 6F 64 6F 63 ή 74 68 56 65 69 6B ό6E 61 56 », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 5 novembre 1987, p.1.

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73. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «‘41 78 69 6F 6E 65 73 74 ί6E », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 17 (15 novembre 1987), p.685. « 48 48 67 6F 75 6D έ6E 68 74 6F 75 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er ‘41 71 77 6E 61 2E 2E 2E », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 2 (1 février 1988), pp.82-86; 3 (15 février 1988), pp.138-140; er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 6 (1 -15 avril 1988), pp.231-233. 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 3 novembre 1987, p.12. 74. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Miltiadis Evert, maire d'Athènes (opposition néo-démocrate), 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 2 (1 février 1988), pp.87-88. 75. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er «48 48 67 6F 75 6D έ6E 68 74 6F 75 ‘ 41 71 77 6E 61 ...», 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 18 (1 -15 décembre 1987), pp.748-751; 7 (1er mai 1988), pp.294-295. Le Premier ministre, le 18 novembre 1987, évoque au cours de son discours la «récente crise entre l'Église et l'État», devant une délégation athonite qui lui offre,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 par la suite, une copie de l'icône Axion Esti. Voir également le texte « A1 70 έ72 70 ί73 74 65 77 56 6B 61 69

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 50 61 74 72 ί64 6F 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (15 mars 1988), p.200. 76. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Bulletin de presse du 11 mai 1988, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 8 (15 mai 1988), p.333. Selon le Synode de l'Église de Grèce, il y aurait trois cent soixante monastères orthodoxes en Grèce à la fin des années quatre-vingts. Voir le texte de la loi 1811-1988, du 6 octobre 1988. 77. A. Tritsis présente sa démission le 4 mai 1988, démission acceptée par le Premier ministre F0 F0 F0 F0 F0 deux jours plus tard. Iannis Konidaris, 4F 6E ό6D 6F 56 1700-1987..., op.cit., 1991, pp.203-204. 78. Loi 1811-1988 du 6 octobre 1988. 79. Illustratives, à cet égard, sont les instructions officielles attachées à la loi de l'enseignement primaire et secondaire de 1985, selon lesquelles les élèves du pays doivent sauvegarder et

F0 F0 F0 F0 F0 F0 cultiver les «traditions authentiques» de l'orthodoxie. Loi 1566/1985 « 44 6F 6D ή 6B 61 69

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 6C 65 69 74 6F 75 72 67 ί61 74 68 56 70 72 77 74 6F 62 ά71 6D 69 61 56 6B 61 69 64 65 75 74 65 72 6F 62 ά71 6D 69 61 56 65 6B 70 61 ί64 65 75 73 68 56 6B 61 69

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 ά6C 6C 65 56 64 69 61 74 ά78 65 69 56 », du 30 septembre 1985. Comptes-rendus des débats télévisés des 20 et 23

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 mars 1987 concernant le projet de loi Tritsis, 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 21 et 24 mars 1987. 54 6F 62 ή6D 61 , 29 mars 1987. 80. Les articles de la loi 1700-1987 désignent, de manière respectueuse, les «saintes églises», les «saints monastères». Voir les articles 3, 6, 10 de la loi 1700-1987. 81. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Communiqué de la hiérarchie du 18 septembre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 14 (1 octobre 1987), p. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 584. Communiqué du Saint-Synode du 2 octobre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 15 (15 octobre 1987), p.619.

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Communiqué de la hiérarchie du 10 novembre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 17 (15 novembre 1987), p.686. 82. Dans l'encyclique no 2446 de mars 1987 et dans un communiqué daté du 16 mars 1988, l'Église dénonce «une propagande débridée selon laquelle l'Église ne donnerait pas sa fortune au peuple». 83. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Communiqué du Synode la haute hiérarchie, 13 mars 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (15 mars 1987), p. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 209. Communiqué du 20 mars 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1 -15 avril 1987), pp.237-238. 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 12 (1er-15 août 1987), pp.465-470. 84. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Communiqué de la commission de combat de la Hiérarchie, 9 avril 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 7 (1er mai 1987), p.296; 7 (1er mai 1987), pp.297-298. Communiqué de la commission de combat du F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 18 septembre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 14 (1 octobre 1987), p.584. 85. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 13 (1 -15 septembre 1987), pp.516-518. Communiqué du Saint-Synode du F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 2 octobre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 15 (15 octobre 1987), p.619. 86. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 18 septembre 1987, p.1. 45 6C 65 ύ71 65 72 6F 56 74 ύ70 6F 56 , 4 novembre 1987, p.1. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Christodoulos Paraskevaïdis, métropolite de Dimitrias, « 4F 69 70 72 61 67 6D 61 74 69 6B έ56 64 69 61 73 74 ά73 65 69 56

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 74 68 56 73 75 6D 6A 77 6E ί61 56 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 56 -50 6F 6C 69 74 65 ί61 56 », 45 6C 65 ύ71 65 72 6F 56 74 ύ70 6F 56 , 5 novembre 1987, pp. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 16-17. Bulletin de presse du Saint-Synode, 30 décembre 1987, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 1 (1 -15 janvier 1988),

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 pp.58-59. 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 19 février 1988, p.1. 87. er F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Bulletins de presse du 29 février et du 1 mars 1988, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 4 (1 mars 1988), p.172. 88. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 14 (1 octobre 1987), p.584; 15 (15 octobre 1987), p.619; 17 (15 novembre 1987), pp.686-687. 89. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «48 4B 75 62 έ72 6E 68 73 68 6B 61 74 61 70 61 74 ά 53 ύ6E 74 61 67 6D 61 6B 61 69 70 61 72 ά64 6F 73 68 », 41 6B 72 ό70 6F 6C 69 56 , 15 mars 1987, p.3.

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90. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «53 ά6C 6F 56 73 74 68 6E 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 2E 5A 68 74 ά6E 65 72 έ73 74 61 6F 69 64 65 73 70 6F 74 ά64 65 56 », F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 14 mars 1987, pp.1-5. 91. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Communiqué du Saint-Synode du 15 mars 1988, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 6 (1 -15 mars 1988), pp. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 o 251-252. Bureau de presse du Saint-Synode, Bulletin 50 72 6F 56 74 6F 6C 61 ό n 15,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 48 61 6C ή71 65 69 61 67 69 61 74 68 6E 70 61 72 61 63 ώ72 68 73 68 74 68 56 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ή56 70 65 72 69 6F 75 73 ί61 56 , Athènes, F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er mars 1988, pp.1-16. Bulletin de presse du 16 novembre 1988, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 5 (1 -15 mars 1988), p. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er F0 252. L'article d'Evangelos Theodoros, dans 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 9 (1 juin 1988), pp.337-339. « 4F F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er 61 73 6B 68 74 69 6B ό56 63 61 72 61 6B 74 ή72 61 56 74 68 56 4F 72 71 6F 64 6F 78 ί61 56 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 11 (1 juillet 1988), pp. 407-408. 92. L'article 9 de la loi 1700-1987 – fruit d'un amendement déposé lors de la discussion parlementaire – vise à réduire l'opacité des tribunaux ecclésiastiques, dominés par la figure

F0 du métropolite, en autorisant des clercs orthodoxes, prêtres et moines, à assister aux séances. « 48

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 70 61 72 ά73 74 61 73 68 64 69 6B 68 67 ό72 6F 75 73 74 61 65 6B 6B 6C 68 73 69 61 73 74 69 6B ά 64 69 6B 61 73 74 ή72 69 61 », 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 13 (1er-15 septembre 1987), pp.544-549. Saint-Synode de l'Église de Grèce,

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 41 70 ό70 65 69 72 61 61 69 63 6D 61 6C 77 73 ί61 56 2E 2E 2E 2C op.cit., 1987, pp.69-70. 93. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 Saint-Synode de l'Église de Grèce, 41 70 ό70 65 69 72 61 61 69 63 6D 61 6C 77 73 ί61 56 2E 2E 2E 2C op. cit., 1987, p.69. 94. F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 «4F 69 6D 68 74 72 6F 70 6F 6C ί74 65 56 6B 61 69 6F 6C 61 ό56 74 68 56 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 », 45 6C 65 75 71 65 72 6F 74 75 70 ί61 , 12 mars 1987, p.9. 95. Dans ce contexte, le camp iconodule (littéralement «serviteurs des images»), ou iconophile, désigne les partisans du culte des images du Christ, de la Vierge et des saints. 96. L'Église des premiers siècles chrétiens se serait montrée plutôt réticente à l'égard des représentations figurées des personnages sacrés. Louis Bréhier, La Querelle des images, Bloud, Paris, 1904; Gouillard Jean, «Iconoclasme», Encyclopédia Universalis, 2001. 97. Gilbert Dagron, chap.2, in Dagron G., Vauchez A., Riché P., (dir.), L'histoire du christianisme, t. IV, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, pp.93-116. Sessions du concile de Nicée II, in Jean-Paul Migne, Encyclopédie théologique, Paris, 1847, vol. 13 et 14. 98. Mgr Serapheim, archevêque d'Athènes de 1974 à 1998, insiste sur le caractère dynamique de la «tradition helléno-orthodoxe». Message de l'archevêque d'Athènes et de toute la Grèce, Mgr F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 er Serapheim, à la jeunesse, à l'occasion de la fête des trois hiérarques, 45 6B 6B 6C 68 73 ί61 , 2 (1 février 1995), p.103. 99. À l'automne 2008, plusieurs députés du PASOK révèlent des transactions foncières jugées désavantageuses pour l'État grec entre des membres du gouvernement et certains segments de

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 l'administration, et le monastère athonite de Vatopedi: voir Nikos Alivizatos, « 54 6F 42 61 74 6F 70 έ64 69 2C

F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 F0 74 6F 64 έ6E 74 72 6F 6B 61 69 74 6F 64 ά73 6F 6B », 4B 61 71 68 6D 65 72 69 6E ή, 19 octobre 2008, article en ligne.

RÉSUMÉS

L'examen d'une crise survenue, en Grèce, entre pouvoirs ecclésiastique et temporel est l'occasion de revenir sur la notion de tradition et sur la place des icônes dans l'Église orthodoxe. Nous nous appuyons sur des documents juridiques, sur la presse ecclésiastique, ainsi que sur la presse généraliste hellénique. Ces sources permettent de saisir les controverses cristallisées, en 1987-1988, autour d'une loi relative au patrimoine ecclésiastique. Sont mis en relief l'insertion et l'usage – dans ce contexte polémique – de références, images et pratiques religieuses. Cette étude de cas suggère que, dans la Grèce de la fin du XXe siècle, des symboles religieux – combinés à

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d'autres modes d'action – peuvent participer d'un effort de mobilisation, de résistance et de cohésion au final assez efficace.

The examination of a crisis between the higher clergy and the Greek Government offers the opportunity to reconsider the issue of tradition and the significance of icons in the Orthodox Church. We refer to legal documents, to ecclesiastical publications and to the Greek press. Through these sources, we focus on a controversial law regarding ecclesiastical property, in 1987-1988. We emphazise the integration–in a contentious context–of references, images and religious practices. This case study shows that in the end of XXth Century's Greece, the use of religioux symbols–combined with other methods–can contribute to a rather effective rallying and resistance strategy.

El examen de una crisis acaecida en Grecia entre los poderes eclesiástico y temporal nos brinda la ocasión de volver sobre la noción de tradición y sobre el lugar de los íconos en la Iglesia ortodoxa. Trabajaremos en este artículo con documentos jurídicos, con la prensa eclesiástica y con la prensa helénica en general. Estas fuentes permiten abordar las controversias cristalizadas, en 1987 y 1988, alrededor de una ley relativa al patrimonio eclesiástico. Son puestas en relieve la inserción y el uso –en este contexto polémico– de referencias, imágenes y prácticas religiosas. Este estudio de caso sugiere que, en la Grecia de fin del siglo XX, los símbolos religiosos – combinados con otros modos de acción– pueden participar de un esfuerzo de movilización, de resistencia y de cohesión que resulta finalmente bastante eficaz.

INDEX

Mots-clés : Église orthodoxe, Grèce, patrimoine ecclésiastique, symboles religieux Palabras claves : Grecia, Iglesia ortodoxa, patrimonio eclesiástico, símbolos religioso Keywords : ecclesiastical patrimony, Greece, Orthodox Church, religious symbols

AUTEUR

ISABELLE DÉPRET

CIERL – Université Libre de Bruxelles, [email protected]

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Ascension et déclin du pentecôtisme politique au Brésil

Ari Pedro Oro

1 Au regard des vingt ans de présence des évangéliques (dont les pentecôtistes) dans la vie politique brésilienne – via notamment leur participation à la Chambre des Députés de Brasília – cet article avance l'hypothèse que leur motivation initiale à entrer en politique pour y injecter une forte charge morale devient aujourd'hui un élément contribuant à jeter un certain discrédit sur la politique. On se propose de rendre compte du processus qui a conduit à un tel retournement en présentant les principaux éléments concernant l'histoire et le développement actuel du pentecôtisme brésilien, avant de traiter de la nature de la représentation du «bloc évangélique» dans les sphères de la politique institutionnelle.

Le pentecôtisme au Brésil: quelques données

2 L'histoire du pentecôtisme brésilien est généralement présentée en faisant appel à la métaphore des trois vagues. La première couvre la période de 1910 à 1940, au cours de laquelle l'accent est mis sur la glossolalie et le baptême dans le Saint Esprit. Les Églises les plus importantes de cette période sont la Congrégation chrétienne du Brésil, fondée en 1910, à São Paulo, par Luigi Franceson, un Italien venu des États-Unis et l'Église des Assemblées de Dieu, fondée en 1911, à Belém du Para, par les pasteurs suédois Daniel Berg et Gunnar Vingren, également venus des États-Unis. Ce premier pentecôtisme a surtout attiré des travailleurs et des migrants. Sa croissance fut lente.

3 La deuxième vague s'étend de la décennie des années cinquante jusqu'à celle des années soixante et se caractérise par un accent nouveau mis sur les rituels de guérison divine. Les Églises les plus importantes de cette période sont l'Église de l'Évangile Quadrangulaire, fondée au Canada et entrée au Brésil en 1951; Brésil pour le Christ, fondée en 1956 par le brésilien Manuel de Melo, et Dieu est Amour, fondée par David Miranda, en 1962. Ce pentecôtisme reçoit un accueil important auprès des populations venues des zones rurales attirées par la croissance industrielle du sud-est brésilien. Il

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s'agit aussi d'un pentecôtisme qui s'adapte à la religiosité populaire et valorise davantage l'émotion, les symboles et la performance rituelle.

4 La troisième vague, appelée aussi «néo-pentecôtisme»1, s'étend de la décennie soixante- dix à nos jours et met davantage l'accent sur l'exorcisme – basé sur la théologie de la bataille spirituelle –, la théologie de la prospérité, la participation à la politique institutionnelle, l'investissement dans les médias et une certaine libéralisation des mœurs. Les Églises les plus importantes de cette mouvance sont l'Église Universelle du Royaume de Dieu (1977), l'Internationale de la Grâce de Dieu (1980) et l'Église Renaître en Christ (1986). Ce pentecôtisme a gravi l'échelle sociale puisqu'il a attiré aussi des gens des classes moyennes. S'il n'y a pas de frontières claires entre ces trois vagues, elles ne se superposent pas non plus, de sorte que le pentecôtisme brésilien se caractérise surtout par l'interaction de styles empruntés à ces trois vagues (Freston, 1994). Si les pentecôtismes de la première et de la deuxième vague exigeaient de leurs fidèles un certain ascétisme de conduite et un rejet des plaisirs du «monde», le néo- pentecôtisme autorise les fidèles à participer aux activités du monde, de même qu'il valorise un autre rapport au corps. Désormais, les fidèles sont invités à se vêtir comme ils le désirent et à ne pas mépriser les loisirs et, plus particulièrement, les femmes peuvent faire usage de produits de beauté. Évidemment, cette forme de «libéralisation des mœurs» a des limites. Ainsi, par exemple, l'interdiction des boissons alcoolisées reste de mise, de même que celle de la participation aux fêtes populaires, telles le carnaval.

5 Selon le dernier recensement officiel de l'an 2002, les Églises pentecôtistes brésiliennes les plus importantes par leur nombre de fidèles sont les Assemblées de Dieu, avec 8418154 membres (soit 47,47% de l'ensemble pentecôtiste), suivies de la Congrégation chrétienne du Brésil (2489079 fidèles, 14,04%), et de l'Église universelle du royaume de Dieu (2101884 membres, 11,85%). Viennent ensuite les Églises de l'Évangile Quadrangulaire (1318812 membres), Dieu est Amour (774827 membres) et les autres. Selon la même source, en 2000, 15,4% de la population brésilienne se réclamaient d'une appartenance évangélique, dont 67% du pentecôtisme. Toutefois, une recherche plus récente, réalisée, en 2007, par l'Institut Data Folha de São Paulo, indique que le pourcentage d'évangéliques brésiliens est passé, au total, à 22%. Le tableau suivant donne une vision d'ensemble du champ religieux brésilien. Il établit une comparaison des déclarations d'appartenance depuis le début du XXe siècle.

Religions 1900 1950 1980 1990 2000 2007

Catholiques 98,9 93,7 89,2 82,92 73,8 64

Évangéliques 21,0 23,4 26,6 29,02 15,4 22

Spirites 21,12 21,3 22,0

Umbanda/Candomble 20,42 20,3 21,7

Autres 20,06 21,2 23,0

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Sans Religion 20,1 20,5 21,6 24,72 27,3 27,0

Tableau I. Cadre comparatif de l'évolution (en %) des religions au Brésil

6 La constatation évidente qui ressort de ce tableau est la réduction progressive du nombre de Brésiliens qui se disent catholiques et l'augmentation importante de ceux qui se déclarent évangéliques (parallèlement les «sans religion» passent de 0,1% à 7% de la population)3. Les confessions évangéliques en progression ne sont pas celles dites historiques (luthériennes, baptistes, presbytériennes et autres) mais bien plutôt celles de la mouvance pentecôtiste et néo-pentecôtiste, dont les fidèles sont désignés par le terme crentes (litt. «croyants»).

L'entrée des crentes dans le champ politique brésilien

7 Jusque dans les années quatre-vingts, le pentecôtiste brésilien était fidèle à l'idée que les «croyants» n'avaient pas à se mêler de la politique, celle-ci étant considérée comme relevant du monde séculier. L'activité politique se limitait alors au vote (obligation légale au Brésil). Il existait certes déjà une certaine présence évangélique à la Chambre Fédérale des Députés mais il s'agissait d'une présence insignifiante, composée d'un à trois députés qui se déclaraient membres d'une Église évangélique historique.

Tableau II. Progression des députés évangéliques à la Chambre Fédérale des Députés de 1891 à 2007

8 Ce tableau témoigne de la présence évangélique dans la sphère politique institutionnelle dès la fin du XIXe siècle. La participation évangélique reste très réduite jusqu'à l'élection de la Constituante de 1986 (mise en place en 1987), et qui correspond à la deuxième année du retour de la démocratie au Brésil, après vingt ans de dictature militaire. À ce moment, les évangéliques élisent trente-trois députés. Cette date marque l'entrée du pentecôtisme en politique avec l'élection de dix-huit députés dont quatorze appartenant aux Assemblées de Dieu. En 1990, le «bloc évangélique» à la Chambre des Députés tombe à vingt-deux députés, dont dix-neuf pentecôtistes (six appartenant à l'Église universelle). Aux élections de 1998, le groupe évangélique atteint le chiffre de cinquante-trois députés, dont dix-sept appartenant à l'Église Universelle. En 2002, ce groupe connaît son score le plus élevé à ce jour, avec soixante-neuf députés, dont la

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majorité est pentecôtiste: vingt-trois proviennent des Assemblées de Dieu et vingt-deux de l'Église universelle. Toutefois, lors des dernières élections (2006), le bloc évangélique connaît une chute considérable, avec seulement quarante-deux députés élus. Sachant que, depuis 1987, la Chambre des Députés à Brasília se compose de cinq cent treize députés, la représentation évangélique a oscillé durant cette période entre 4 et 13%.

9 Le sociologue et théologien méthodiste, Leonildo Campos, propose une analyse idéal- typique des politiciens issus du milieu évangélique. Jusqu'à la Constituante de 2007, la principale motivation des «politiciens évangéliques» visait à s'opposer à la «soif de pouvoir» de l'Église catholique, laquelle tentait de reprendre quelques-uns des pouvoirs perdus à la suite de la séparation de l'État et de l'Église, survenue en 1889, avec l'avènement de la République. Toutefois, après la Constituante de 1987, entrent en scène les «politiciens du Christ», issus principalement du milieu pentecôtiste. Cette branche évangélique met en place une action systématique et calculée visant l'espace public et le champ politique. Cette nouvelle génération de politiciens soutient l'idéal évangélique qui se caractérise par la mise en place d'une «nouvelle lignée» de politiciens – croyants et honnêtes – qui se nourrissent du «vieux rêve sectaire d'élire un Président de la République évangélique» (Campos, 2006: 46).

10 Soulignons que le Brésil n'est pas le seul pays de l'Amérique latine qui connaît une présence évangélique dans la sphère politique. Comme l'avait remarqué J.-P. Bastian en 1997: «depuis une dizaine d'années la scène politique latino-américaine s'est vue investie par une prolifération d'acteurs politiques “évangéliques” et de partis politiques confessionnels, fondés par des clercs ou des laïcs étroitement liés aux nouvelles sociabilités religieuses» (1997: 97). Bastian parle à ce propos d'une «confessionalisation» de la politique.

11 Vingt ans après la formation du premier «bloc évangélique» à la Chambre des Députés de Brasilia, on dispose de différentes études en sciences sociales sur le sujet qui permettent d'éclairer non seulement les motivations de l'insertion pentecôtiste dans le champ politique mais également les pratiques, et les raisons de la fluctuation du nombre de leurs élus. La synthèse de ces recherches présentée ci-dessous porte sur le pentecôtisme en général, sachant qu'il existe des variations selon les différentes Églises.

Tradition millénariste et guerre spirituelle

12 L'entrée du pentecôtisme en politique peut être attribuée à deux motivations importantes, l'une d'ordre symbolique, à laquelle les fidèles sont très sensibles, et l'autre d'ordre pratique, plutôt restreinte aux groupes dirigeants des Églises.

13 L'une des motivations, qui a vraiment mobilisé les fidèles pentecôtistes en politique, au point de renverser la conception traditionnelle selon laquelle «le croyant ne se mêle pas de politique», découle à la fois du principe millénariste et de la notion de «guerre spirituelle». Ce changement résulte le plus souvent d'une adaptation de ces deux conceptions, dont l'intensité varie selon les Églises. La composante millénariste – importante dans la culture religieuse brésilienne – mise en avant par certaines Églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes, à des degrés divers, vise l'émergence d'un nouveau monde, d'une nouvelle société, porteuse d'une nouvelle morale publique et d'une nouvelle éthique en politique, une nation guidée par Dieu, obéissant à la formule

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biblique: «Heureux le peuple dont Yahvé est le Dieu, la nation qu'il s'est choisie en héritage!» (Psaumes, 12). Pour y parvenir, il faut passer par la «guerre spirituelle» contre les forces invisibles du Mal qui agissent dans le monde et qui sont également à l'œuvre dans la sphère politique4. Selon cette conception, les forces du Mal sont à l'origine de la corruption et des attitudes amorales des politiciens. C'est pourquoi l'évêque et député Rodrigues, de l'Église Universelle du Royaume de Dieu5, déclarait en 2002: «mon engagement en tant que député vise à maintenir l'éthique. Je veux combattre la corruption»6. Une année auparavant, ce même leader politique pentecôtiste affirmait: «les esprits qui agissent dans la politique sont les esprits dominateurs, les princes des ténèbres»7. Dans ce combat spirituel, le pouvoir pentecôtiste mise sur «la puissance du Saint Esprit», le «pouvoir de Notre Seigneur Jésus», capable de libérer la politique des puissances démoniaques.

14 Cette approche spirituelle du politique, mise en avant par les pasteurs et les prédicateurs pentecôtistes, n'est pas sans rapport avec la mentalité cosmologique et la sensibilité enchantée, voire «magique», du pentecôtisme en particulier et des cultures religieuses latino-américaines en général. La sécularisation des institutions politiques et de l'État ne semble pas être suivie par la sécularisation des idéologies politiques, en raison d'une conception qui envisage le rapport entre le public et le privé d'une façon différente de celle de la tradition libérale (Seman, 2000).

15 Une autre déclaration de l'évêque et député Rodrigues, en l'an 2000, synthétise cette vision pentecôtiste millénariste en politique: «J'en appelle au peuple de Dieu à ce que nous nous rassemblions autour de nos idéaux et que nous n'ayons pas peur de participer au processus politique, tout en élisant des hommes et des femmes qui croient au Seigneur Jésus pour que notre société soit transformée et puisse être orientée selon les vraies principes chrétiens»8. Le sociologue Paul Freston a recueilli le propos d'un pasteur des Assemblées de Dieu qui va dans le même sens: «La transformation du Brésil doit commencer par la restauration spirituelle de la nation moyennant la présence des hommes de Dieu aux postes de commandants» (Freston, 1997). Le théologien méthodiste, Leonildo Campos, souligne que le rêve d'un nouveau début social et d'une reconstruction sociopolitique prévaut dans l'ensemble du protestantisme brésilien et il s'exprime par ces mots d'ordre: «Le Brésil sera un autre pays quand il aura à sa tête un homme de Dieu» (2000: 21). La déclaration d'un membre de l'Église universelle, Dilmair dos Santos, illustre cette approche à la fois millénariste et belliqueuse: «Nous, de l'Église Universelle, nous avons une proposition radicale pour transformer la société et pour construire une nouvelle et grande nation. Il s'agit d'une proposition radicale étant donné que l'Église prêche contre les vices, les drogues, l'adultère, la corruption. Tout cela est l'œuvre du démon, du dévorateur, qu'on doit combattre»9.

16 La seconde motivation au fondement de l'investissement du pentecôtisme dans la sphère politique est plus restreinte aux dirigeants des Églises et à leur clergé. Il s'agit d'une raison d'ordre pratique, à savoir, d'une part, soutenir dans le parlement les intérêts des Églises10 et, d'autre part, établir des liens avec les pouvoirs publics afin d'obtenir des bénéfices de l'État, tels que des appuis à des programmes et projets sociaux, mais aussi des concessions de radio-émetteurs et de télévision. Historiquement, ces bénéfices de l'État étaient drainés vers l'Église catholique. Le pasteur A.Reis, des Assemblées de Dieu de Porto Alegre, déclarait en 2004: «Pourquoi seule l'Église catholique a-t-elle le droit de recevoir l'aide de l'État? Nous savons aujourd'hui que nous pouvons nous aussi bénéficier de l'aide du gouvernement. Pour

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cela il faut avoir des députés de notre Église». Ces positions des évangéliques témoignent de leur compréhension de l'importance prise par la politique dans la conduite journalière de la vie sociale. À ce propos, le pasteur et député de l'État du Rio Grande do Sul, Sergio Peres, de l'Église Universelle, explique: «De nos jours, tout passe par la politique. Même le pain qu'on mange aujourd'hui, la farine, le blé, ce sont des décisions politiques. C'est pourquoi l'Église a besoin de quelqu'un à l'intérieur de la politique»11.

L'engagement et la pratique des politiciens évangéliques

17 Le Brésil est un pays laïque depuis la proclamation de la République survenue en 1889. Avant cette date, c'est-à-dire pendant toute la période coloniale et impériale, de 1500 à 1889, le catholicisme était la religion officielle de l'État brésilien. Toutefois, la première Constitution républicaine, en 1891 établit le principe de la séparation de l'Église et de l'État, garantit la liberté religieuse à chaque individu, le libre exercice du culte à tous les groupes religieux, ainsi que le traitement isonomique de l'État envers toutes les religions. Mais, dans la pratique, l'Église catholique n'a cessé de jouer un rôle déterminant dans la définition des rapports État et religion au Brésil. Il s'agissait de poursuivre la catholicisation de la société et le maintien de ses privilèges, aux niveaux social, éducationnel et patrimonial. Pour l'État, les bons rapports avec l'Église catholique lui assurait une meilleure légitimation sociale dans certains moments historiques (Löwy, 1997). Dès lors, jouant sur son importance symbolique et politique acquise au long de trois siècles, l'Église catholique réussit à introduire dans la Constitution de 1934 la possibilité de «collaboration» entre État et religions. Ce dispositif sera maintenu dans les Constitutions suivantes dont la dernière, de 1988. Autrement dit, le principe de séparation est nuancé et l'Église catholique en tire des bénéfices symboliques, politiques et économiques.

18 Signalons, à ce propos, la vive polémique déclenchée par le «Concordat» signé entre le Brésil et le Vatican, en 2008. Ce texte est actuellement au Sénat, après avoir été approuvé par la Chambre des Députés à Brasilia. Ce concordat, composé de dix-neuf articles, reconnaît le statut juridique de l'Église catholique et traite de questions cruciales liées au devenir du catholicisme au Brésil, telles que l'enseignement religieux dans les écoles publiques, les écoles catholiques, l'assistance religieuse dans les prisons et les hôpitaux, les séminaires et la reconnaissance des diplômes et les bénéfices fiscaux. Plusieurs organisations et associations nationales se sont opposées à ce concordat qui met en cause le principe de la laïcité inscrite dans la Constitution Nationale. Au Congrès National, la réaction la plus forte a été orchestrée par le «bloc évangélique» qui trouve dans le privilège accordé à l'Église catholique de quoi donner raison au Pasteur Reis et à bien d'autres évangéliques quant à leur investissement dans les espaces politiques pour défendre leurs intérêts. En un mot, au Brésil la «séparation» Église et État ou religion et politique «ne s'est jamais produite historiquement» (Giumbelli, 2002: 50).

19 Concernant la pratique du «bloc évangélique» à la Chambre des Députés, on peut observer en premier lieu que ce bloc n'est pas porteur d'une cohésion politique, sauf à propos de certains sujets à caractère moral, tels que l'avortement et l'union civile des homosexuels. Comme le souligne Alexandre Brasil Fonseca: «une analyse du

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comportement du congressiste évangélique montre que le bloc évangélique est un mythe» (Fonseca, 2009). Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer le pouvoir politique des évangéliques à la Chambre des Députés. Représentant aujourd'hui près de 8% du parlement à Brasilia, ils forment un groupe de pression équivalent aux partis de taille moyenne et particulièrement efficace aussi bien pour faire obstacle à certains projets d'ordre moral (comptant pour cela sur l'appui des catholiques conservateurs)12, que pour modifier des projets déjà approuvés, tels le Code Civil13.

20 En même temps, il s'agit d'un groupe de députés répartis dans la plupart des partis politiques qu'ils soient de droite, du centre ou de gauche, ce qui conduit ses membres à voter dans des directions différentes et empêche de le considérer comme un bloc politiquement conservateur. En réalité, comme le remarque André Corten: «le pentecôtisme n'est ni plus ni moins conservateur que l'Église catholique» (1997: 18). On ne voit donc pas émerger un «mode d'être évangélique ou pentecôtiste en politique» (Machado, 2006). Les députés évangéliques, y compris les pentecôtistes, semblent reproduire la culture politique brésilienne qui place les élus dans l'obligation de donner suite aux demandes de leurs «bases électorales» (Bezerra, 1999), leurs communautés d'attachement, afin de maintenir leur prestige (Kurschnir, 1996). Les politiciens évangéliques agissent comme tous les politiques, pour la défense des intérêts de leurs Églises et pour relayer les demandes de leurs fidèles en adoptant des positions clientélistes dont les effets pratiques varient selon les appartenances et les opportunités14. Ainsi, M. Santos, qui a étudié la pratique politique des pasteurs- conseillers municipaux de Porto Alegre, observe que ces derniers «cherchent à obtenir des bénéfices pour leur Église [l'Universelle], de même qu'ils tentent de satisfaire les demandes de leurs “bases électorales”» (2005: 115). La chef de bureau du pasteur et conseiller municipal, Valdir Caetano, déclarait à ce chercheur: «le travail des députés et des conseilleurs municipaux est très lié à leurs bases, n'est-ce pas? Notre base d'appui est notre Église. C'est pour elle qu'on doit travailler» (id., 2005: 158). À quelques exceptions près, ces politiciens n'agissent donc pas au nom de l'intérêt religieux en général, pas même celui de l'intérêt commun des «évangéliques», mais plutôt au nom de leurs propres dénominations. Les politiciens pentecôtistes, selon le sociologue R.Mariano, «se comportent comme des émissaires de leurs Églises» (2001: 7).

21 Cette pratique politique reproduit les rapports clientélistes qui, selon Murilo de Carvalho (1997), traversent l'histoire politique du Brésil. Concrètement, les politiciens essaient d'obtenir les votes des électeurs en échange de bénéfices publics, tels qu'emplois, arrangements fiscaux, services sociaux (surtout en matière de santé), qu'ils obtiennent grâce à leur capacité à influencer les gouvernements. S'installe ainsi un rapport de complémentarité entre clientélisme et populisme (Diniz, 1982) et entre clientélisme et corporatisme (Kaufman, 1977). Selon J.-P. Bastian, le corporatisme et le clientélisme caractérisent autant le pentecôtisme que la culture politique latino- américaine. C'est l'affinité élective qui explique «l'irruption politique du religieux sectaire» et dans les deux cas, «les styles d'autorité et les mécanismes de domination y sont marqués par la récurrence de l'autoritarisme» (1997: 105).

22 Enfin, en analysant le comportement politique et les discours des politiciens pentecôtistes brésiliens, surtout ceux de l'Église universelle, on observe une sorte de sécularisation de leurs engagements: ils débutent en tant qu'évêques ou pasteurs mais deviennent, avec le temps, des politiciens comme les autres, laissant de côté le langage religieux et leurs intentions de moraliser la société. Au début de leur mandat, le

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parlement est conçu comme le prolongement de la chaire du prédicateur. Lors de son premier discours politique, le pasteur de l'Universelle, Almerindo Filho, élu conseiller municipal de Porto Alegre déclare: «C'est la première fois que je monte officiellement à la tribune. Je compare cet endroit à un autel de l'Église». Son but au parlement, ajoute- t-il, «est la diffusion de la parole de Dieu». Mais à mesure que le temps passe, on voit que les députés et les conseillers municipaux font de moins en moins référence à la Bible et commencent à prononcer des discours semblables à ceux des autres acteurs politiques. Au fil de leurs mandats, comme le dit Santos (2005), ils passent «de pasteurs à conseilleurs municipaux», ou «de pasteurs à députés». Et cela s'observe dans tous les cas, jusqu'à la dérive vers une pratique politique dépourvue d'éthique, comme on le verra par la suite. De même, au fur et à mesure de leur mandat, leurs prises de positions suivent de plus près les orientations des partis, au détriment de celles des Églises. Le conseiller municipal de Porto Alegre, Valdir Caetano, pasteur de l'Universelle, a commencé par déclarer: «Pour moi, ce qui compte le plus c'est l'Église. D'abord l'Église et puis la politique. Dans mon cœur, je suis d'abord pasteur et après politique». Cependant, dans la pratique, la fidélité à l'Église semble être peu à peu remplacée par l'allégeance aux partis politiques. Les députés pasteurs sont obligés de s'adapter aux lois en vigueur, d'agir dans les limites constitutionnelles et de suivre les normes établies pour le fonctionnement des institutions politiques et le règlement des Chambres législatives. Si ce fait révèle la capacité d'intégration des religieux politiciens à la politique institutionnelle, il montre également l'importance institutionnelle du politique, auquel les Églises et les politiciens religieux doivent se soumettre15.

23 Les dirigeants des Églises, surtout de l'Universelle, mais aussi des Assemblées de Dieu et de la Quadrangulaire, se montrent finalement peu satisfaits de la prestation de leurs politiciens au parlement. Après un ou deux mandats, ils remplacent les pasteurs ou les évêques devenus politiciens par d'autres membres du clergé dans l'espoir que les nouveaux élus resteront fidèles aux Églises. Ajoutons que le retrait de l'appui institutionnel accordé aux politiciens installés est dû, aussi, au fait qu'un certain nombre d'entre eux se sont compromis dans des affaires de corruption16.

Les promesses non tenues des hommes de Dieu

24 Depuis quelques années, on constate une démobilisation de l'engagement des pentecôtistes en politique: constat qui concerne toutes les Églises, à commencer par l'Église universelle, qui a pourtant connu un succès politique croissant depuis 199017. L'échec politique de cette Église a commencé lors des élections municipales de 2004, quand elle n'a fait élire que soixante-dix conseillers municipaux dans tout le pays alors qu'en 2000, elle en avait faire élire trois cent soixante. L'explication en interne de cet échec, donnée par l'évêque Paulo Moreira, de Porto Alegre, mettait en cause le «remplacement des pasteurs par des “ouvriers” de l'Église en tant que candidats». Mais même si tel était vraiment le cas, cela n'explique pas l'échec électoral, surtout si l'on tient compte de la force mobilisatrice qui existait jusqu'à ces dernières années dans cette Église «charismatique, centralisée et non participative» (Carneiro, 1998; Oro, 2003), qui parvenait à faire voter jusqu'à 95% de ses fidèles selon les indications du groupe dirigeant de l'Église (Fernandes, 1996)18. C'est donc ailleurs que l'on doit chercher l'explication de l'échec politique de cette Église néo-pentecôtiste, en

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particulier, et plus globalement des autres. Le «désenchantement» du politique s'est produit surtout au niveau des fidèles, et il s'agit d'un double désenchantement.

25 Tout d'abord, après plus de vingt ans d'investissement des Églises dans la sphère politique, celle-ci demeure telle qu'elle était auparavant: privée de valeurs éthiques et morales, et dont les représentants ne contribuent pas, finalement, à la moralisation du champ politique. La corruption est toujours là, la politique n'est pas délivrée de ses maux.

26 Quelques propos recueillis dans le milieu pentecôtiste, à Porto Alegre, témoignent du sentiment des fidèles à ce sujet: «La politique fut, est et sera toujours pourrie»; «On ne peut rien faire pour changer la politique, parce que la politique est le royaume du Satan. C'est comme ça depuis le début du monde. C'est pourquoi nous ne devons pas participer à la politique. Au contraire, nous devons nous en tenir loin»; «Pour moi politique et péché c'est la même chose»; «Politique et corruption vont ensemble dans ce pays»; «Tu vois les nouvelles à la radio, à la télé? C'est toujours la violence et la corruption dans la politique»; «La politique est une chose du Diable»; «On ne doit pas mélanger la religion et la politique».

27 De fait, dans les quelques dernières années, la presse a révélé plusieurs cas de détournement de fonds et d'appropriation privée d'argent public par les politiciens de tous bords, à Brasilia comme ailleurs. Certains de ces faits ont débouché sur la formation de quatre Commissions parlementaires mixtes d'investigation au Congrès National (CPMI): celle de la poste (mai 2005), celle des bingos (juin 2005), celle du mensalão (juillet 2005) et celle des sanguessugas (août 2006)19.

28 Un désenchantement encore plus grand a atteint les fidèles qui voient que nombre de députés issus du milieu évangélique sont impliqués dans des scandales de corruption. Un membre de l'Église Quadrangulaire de Porto Alegre s'interroge: «Où sont-ils ces hommes de Dieu qui ont assumé un “compromis éthique avec Dieu”? (...) Au lieu d'influencer positivement la politique, malheureusement c'est la politique qui les a influencés, d'une façon très négative». À son tour, le pasteur A.Reis, des Assemblées de Dieu de Porto Alegre, ajoute: «Les politiciens évangéliques se laissent corrompre; ils sont vaincus par l'argent. C'est le pouvoir de Satan. Ces quatre, cinq ou dix députés évangéliques ne vont pas pouvoir changer la politique. Nous devons être toujours attentifs. Mais la politique n'est pas l'endroit des hommes de Dieu. Tous [les pentecôtistes] ceux qui se mettent en politique tôt ou tard, ils scandalisent l'Église (AD). C'est pourquoi aujourd'hui même le peuple évangélique ne fait plus confiance aux politiciens évangéliques».

29 La pasteure J.N., de l'Église Maanaim, est, pour sa part, encore plus critique envers les politiciens évangéliques: «Ils sont tous corrompus. C'est un scandale. C'est une honte pour nous». Mais elle semble par ailleurs accepter et même justifier cette conduite des «hommes de Dieu» qui s'engagent dans la politique en soulignant que cela n'est pas nouveau et qu'on la retrouve même dans l'Ancien Testament: «Regardez dans le Livre des Juges. On voit là que les hommes que Dieu Lui-même a choisi pour conduire le peuple, pour être à la tête du peuple, pour combattre le Mal, pour être leurs représentants, ils ont été eux aussi corrompus. Regardez ce qui s'est passé avec Gédéon, Samson, Samuel et même avec Salomon? Tous ont été corrompus; ils ont tous nié Dieu».

30 Les affirmations de ces deux pasteurs rejoignent le constat du sociologue brésilien Ricardo Mariano selon lequel, malgré les discours moralisateurs des campagnes

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électorales, «plusieurs parlementaires pentecôtistes, membres d'Églises et de partis conservateurs ont été la source de plusieurs scandales liés à des détournements de fonds publics et se sont révélés d'une avidité mercantile qui ne les différentie en rien de celle des pires de leurs collègues non croyants» (2001: 13-14). On se souvient des mots de l'évêque Rodrigues, le plus important coordinateur politique de l'Église universelle, élu deux fois député fédéral, qui déclarait: «Je veux combattre la corruption». Il fut pourtant accusé, lui aussi, de plusieurs scandales et, pour éviter son expulsion de la Chambre des Députés, il renonça à son mandat en septembre 2005. Une année auparavant, le Conseil des Évêques de l'Universelle l'avait déjà démis de ses fonctions d'évêque et de coordinateur politique de l'Église. De même, au second semestre 2006, quand furent annoncés les noms des députés impliqués dans le «Scandale des Sanguessugas» – concernant l'acquisition d'ambulances pour les municipalités – on comptait trente et un évangéliques parmi les soixante-douze accusés, c'est-à-dire presque la moitié du «bloc évangélique», composé alors de soixante-neuf députés. L'EURD a été l'Église la plus atteinte puisque seize de ses députés ont été accusés, suivie par les Assemblées de Dieu avec dix députés, l'Église baptiste avec deux députés, l'Église Quadrangulaire avec deux députés et l'Internationale de la Grâce de Dieu avec un député. Sur trente et un accusés, vingt-sept ont été condamnés.

31 L'impact de ces scandales sur les électeurs évangéliques est très grand: lors des élections d'octobre 2006, l'EURD n'a fait élire que cinq députés au lieu des vingt-deux élus quatre ans auparavant; les Assemblées de Dieu n'ont eu que douze élus au lieu de vingt-trois en 2002. Selon les observateurs, «l'ennui, la frustration et la révolte subis par les électeurs évangéliques les a conduits à une vengeance attendue dans les urnes. C'est ce qui s'est passé (...) 2006 fut l'année de la débâcle évangélique (en politique)» (Mariano, Hoff, Toty, 2006: 70-73). À cette déception, il faut ajouter le fait que les fidèles considèrent que les pasteurs élus députés sont plutôt parmi les meilleurs cadres ecclésiastiques et que les Églises sont privées de leurs compétences lorsqu'ils sont élus. Parallèlement, les pasteurs, une fois reconvertis en politiciens, fournissent une prestation politique insignifiante, plusieurs d'entre eux demeurant méconnus de la société en général pendant des années et même inexistants à l'intérieur du monde politique, à Brasilia ou ailleurs. Ils font partie du «bas clergé» à la Chambre des Députés. Aucun d'entre eux n'a occupé un poste important, aucun n'est devenu leader d'un parti politique, ni n'a gagné en rayonnement en tant que député. Le pasteur A.Reis rappelle que «notre actuel député fédéral [des Assemblées de Dieu] était notre leader principal, un sage, un vrai homme de Dieu. Mais depuis qu'il a été élu, il est toujours à Brasilia, on le voit très rarement ici [à Porto Alegre]. Mais je ne l'ai jamais vu à la télé. Personne ne le connaît. Dommage. On a perdu un grand pasteur qui est devenu un député médiocre»20. Comme le souligne Mariano, la plupart des députés évangéliques n'apparaissent dans les médias que lorsqu'ils sont impliqués dans des scandales de corruption.

32 Rappelons que l'un des thèmes discursifs de mobilisation des électeurs, à l'intérieur des Églises pentecôtistes, tournait justement autour de la moralisation de la politique. Voir que la corruption se maintient et, pire encore, que leurs propres pasteurs désignés comme «les hommes courageux du Seigneur», «les hommes de Dieu», «les soldats de Jésus Christ», y sont mêlés, a été pour nombre de croyants un coup dur et source d'une grande déception. Ainsi, le sujet de la corruption et du déficit de la morale qui, au début, a attiré les pentecôtistes vers la politique en promettant sa purification, devient aujourd'hui la source de leur éloignement et du renforcement de l'idée selon laquelle

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religion et politique ne doivent pas s'entremêler. La sphère politique appartient au «monde», elle est, par définition, placée sous l'emprise du démon et demeure un espace dangereux, un lieu de tentation qui peut faire tomber même les «courageux du Seigneur»21. Il faut ajouter que les pentecôtistes ne sont pas seuls à subir ce désenchantement vis-à-vis de la politique au Brésil. Selon Renato Janine Ribeiro (2002), le discrédit est plus ou moins général dans ce pays22.

Conclusion: rebondissement ou accommodement

33 On ne peut sous-estimer la capacité d'adaptation du pentecôtisme aux nouvelles situations ni son aptitude à construire de nouveaux discours susceptibles d'ouvrir d'autres chemins et à trouver de nouvelles motivations pour se maintenir dans la sphère politique. Malgré le discrédit qui a atteint les pentecôtistes brésiliens, ces dernières années, deux préoccupations se dessinent permettant d'envisager un éventuel rebondissement en politique ou des formes d'accommodement.

34 Tout d'abord, on constate qu'une partie des électeurs pentecôtistes considèrent désormais que l'idée de «purification de la politique» reste de l'ordre du discours et de l'utopie, impensable en pratique. Après avoir vécu et expérimenté les déceptions et les échecs par rapport aux changements attendus de l'action politique, ces électeurs considèrent qu'il faut distinguer désormais entre ce que les pasteurs «disent vouloir, (...) ce qu'ils sont et ce qu'ils font en réalité», comme le dit, à sa manière, Marcel Gauchet à propos des fondamentalismes ou des intégrismes religieux (2003: 53).

35 Par ailleurs, si le ressort symbolique qui justifiait l'entrée des pentecôtistes en politique n'a plus d'efficacité, ou du moins, la force mobilisatrice qu'elle avait auparavant, la raison «pratique» commence à reprendre le dessus. On observe, en effet, une mobilisation du discours utilitariste visant à légitimer l'engagement politique. Ce revirement se fonde désormais sur une stratégie de captation des ressources nécessaires à la survie de ces Églises minoritaires dans une situation dominée par l'Église catholique et marquée par la compétition avec les autres Églises pentecôtistes ou évangéliques. C'est ce discours que l'on retrouve en particulier chez les cadres dirigeants des Églises et qui est de plus en plus diffusé auprès des fidèles de certaines Églises pentecôtistes. Telle est l'opinion de la pasteure J.N., de l'Église Maanaim, de Porto Alegre: «On doit malgré tout s'engager dans la politique si l'on veut avoir quelque chose. Tout passe par la politique. Autrement le gouvernement draine l'argent et les moyens seulement vers l'Église catholique. En outre, si l'on n'a pas de représentants dans la politique, ils [les catholiques] risquent de voter des lois qui nous obligent à fermer nos portes. On doit donc être dans la politique pour voir de près et surveiller ce que les autres sont en train de faire et surtout empêcher qu'ils votent des lois qui nous portent des préjudices». «Quoi qu'il en soit, ajoute l'ex-président des Assemblées de Dieu de Porto Alegre, Joao Ferreira Filho, l'Église (AD) doit lutter pour maintenir au Parlement une voix qui la représente et la soutient». À ce propos, un fidèle de l'Universelle synthétise la pensée de beaucoup d'autres: «Il faut avoir des pasteurs de notre Église [Universelle] dans la politique si on veut continuer à garder les portes de nos églises ouvertes» (Pedde, 2005).

36 Un exemple de l'efficacité actuelle des politiciens évangéliques au Congrès National est fourni par l'affaire du concordat entre l'Église catholique et l'État brésilien. Pour les évangéliques, ce document cache l'intention de redonner à l'Église catholique son

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statut de religion officielle du pays. Ils se sont d'abord opposés fermement à l'approbation du document, avant de se raviser dans un second temps, face à la pression du gouvernement, et de parvenir à faire adopter une «Loi générale des religions» ou «Loi des cultes», proposée par le député George Hilton de l'Église Universelle. Le nouveau texte est une réplique du concordat entre le Vatican et l'État (avec les mêmes dix-neuf articles), mais le mot catholique se trouve simplement remplacé par l'expression «toutes les confessions religieuses». Les deux lois ont été votées, le 24 août, par la Chambre des Députés et devraient l'être prochainement au Sénat.

37 Ainsi, malgré la réduction de la représentation du «bloc évangélique» au Congrès National, ce groupe religieux conserve un poids politique important puisqu'il est capable de contraindre l'État à dialoguer avec lui, et donc de mettre un terme au monopole d'interlocuteur religieux unique du catholicisme. Cependant, comme le note J.-P. Bastian, ce fait n'est pas nouveau au Brésil et il est même récurrent dans d'autres pays d'Amérique latine. Il contribue à modifier les conceptions de la laïcité, ainsi que l'évolution des rapports entre l'État et la religion dans cette région du monde (1997)23.

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NOTES

1. Ce terme est néanmoins très controversé et il a déjà provoqué beaucoup de débat. Pour les uns, comme M.Aubrée, ce concept rend compte des changements intervenus dernièrement dans le monde pentecôtiste, au niveau de la doctrine et de l'éthique (1996); pour les autres, comme J.-P. Willaime, la distinction entre pentecôtisme et néo-pentecôtisme reste «floue et contestable», une distinction «difficilement opératoire» (1999: 8). Quoi qu'il en soit, comme le remarque André Corten, «le débat sur pentecôtisme et néo-pentecôtisme n'est pas inutile. Il permet de mettre en évidence des transformations générales» (1999: 176). Sur le débat autour du néo-pentecôtisme en particulier, et des paradoxes du pentecôtisme en général, voir J.-P. Willaime: «Le pentecôtisme: contours et paradoxes d'un protestantisme émotionnel», Archives de Sciences Sociales des Religions, 105, 1999. Je remercie André Corten pour l'encouragement à écrire ce texte. Je remercie aussi Pierre-Joseph Laurent et Sandra Fancello pour leur lecture attentive du manuscrit et leurs suggestions. 2. Cf. l'Institut Brésilien de Géographie et Statistique. 3. Parmi les auteurs qui ont essayé de comprendre le retrait catholique et la progression pentecôtiste au Brésil, citons Sanchis, 1994; Oro, 1996; Fernandes, 1998; Mariano, 2001. 4. La croyance aux forces démoniaques est partagée par 89% des évangéliques brésiliens (Fernandes, 1996: 81). Elle baisse à 44% parmi la population brésilienne en général (Revista Veja, 2-04-1997). En Europe, en 1990, cette croyance était partagée par 23% des citoyens de quinze pays, divisés entre pays catholiques, pluriconfessionnels et luthériens (Pace, 1998). Ces dernières années, la croyance dans le démon progresse aussi bien au Sud qu'au Nord. Pour D.Hervieu-Léger, l'«augmentation de la croyance au diable dans la France contemporaine» (1999: 49) s'inscrit dans une modernité religieuse marquée par les frustrations psychologiques et sociales exacerbées par la crise économique, la disqualification du politique et l'absence de perspectives (id., 1999: 51). La sociologue fait l'hypothèse d'un rapport entre le «retour du diable» et les diverses modalités de diabolisation de l'autre (l'étranger, l'Arabe ou le juif, mais aussi les technocrates, les politiciens) (id., 1999: 52). 5. Cet évêque a été élu deux fois député fédéral par les fidèles de son Église de l'État de Rio de Janeiro, en 1998 et en 2002. Il a aussi fondé l'Église universelle en Argentine et en Espagne et il a travaillé en tant que pasteur au Portugal, en Angola, en Afrique du Sud et au Mozambique avant de se consacrer totalement, en 1996, à la tache de coordinateur politique national de l'Église universelle. On lui attribue le succès politique de cette Église au fil des années. 6. Jornal Folha Universal, 19 octobre 2002. 7. Jornal do Brasil, 29 octobre 2001.

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8. Jornal Folha Universal, 6 août 2000. 9. Propos recueilli par V.Pedde (2005). 10. Le pasteur et député fédéral de l'Église universelle, Paulo Gouvea, explique dans un entretien accordé en 2006, que: «l'Église doit avoir des députés pour résoudre certains problèmes». De même, le conseiller municipal de Porto Alegre, pasteur de l'Universelle, Almerindo Filho, ajoute que: «Le but principal pour qu'un pasteur quitte l'autel et entre dans la politique est la défense de l'Église». 11. Propos recueilli par V.Pedde (2005). 12. Les deux projets de lois qui traînent dans le parlement brésilien sont celui de la légalisation de l'avortement et celui du mariage civil des homosexuels. 13. Il s'agit de la mobilisation qui a abouti au retrait de ce code de l'exigence du paiement d'impôts de la part des Églises. 14. Les demandes peuvent être de toutes sortes mais les plus récurrentes seraient la quête d'argent, de travail, d'assistance juridique, d'assistance médicale, de régularisation des documents personnels. À la Chambre Municipale de Porto Alegre, Claudio, le responsable du bureau du conseiller de la Mairie, Almerindo Filho, pasteur de l'Universelle, déclarait que la demande principale concerne l'argent: «dans la première année du mandat (du pasteur et conseiller municipal) nous donnions beaucoup d'argent ici (...). Les personnes demandaient et nous donnions. Mais à partir de la deuxième année nous avons changé: nous avons étudié ce que la Mairie peut apporter comme aide, ce que l'État peut faire, et alors nous acheminions les gens vers les bons endroits. Mais les gens pensent que nous avons toujours de l'argent. Surtout à cette époque de l'année, le mois de décembre est terrible. Les gens viennent de tous les coins de Porto Alegre» (Santos, 2005). La responsable du bureau de l'autre conseiller de la Mairie, Valdir Caetano, lui aussi pasteur de l'Universelle, affirmait: «On prend de l'argent de notre propre poche. Le mois dernier j'ai donné tous mes tickets de transport...». Elle aussi disait cependant que le bureau réorientait vers les endroits susceptibles d'embaucher les gens et de les aider. Tous les deux soulignèrent aussi une autre requête souvent formulée par les gens qui s'adressent aux bureaux des conseillers municipaux: l'aide et les conseils spirituels (id., 2005). 15. Le philosophe brésilien Renato Janine Ribeiro avance que ce pouvoir d'attraction du politique constitue une force «vampiresque» censée neutraliser ce qu'il y a de mieux dans la société civile: le politique devient un «cimetière de ce qu'il y a de mieux dans la société» (2002: 104-105). 16. Dans plusieurs États brésiliens, l'Église universelle, plus que toute autre, a dû faire face à un problème inattendu, à savoir que la plupart des politiciens élus avec l'appui de l'Église, aussi bien des conseillers municipaux que des députés, mais remplacés lors des nouvelles élections par d'autres noms, se sont représentés à leur propre initiative, en mettant en avant leur qualification religieuse dans leurs publicités. Le résultat, néanmoins, est qu'en l'absence d'appui institutionnel, ils ont subi une éclatante défaite. 17. Signalons que cette Église est présente de nos jours dans cent vingt pays mais que c'est seulement au Brésil qu'elle a investi le champ politique. Elle a fait quelques essais, sans succès, au Portugal et en Argentine (Oro, 2003). En Afrique, affirme A.Mary, notamment en Côte-d'Ivoire, «le souci de s'insérer dans l'espace politique national (...) n'est pas une priorité de l'EURD...» (2002: 474). 18. Il fut un temps, où l'expression «vote fidèle», désignait de façon ironique l'idée que l'Église universelle pouvait faire élire un poteau, si elle le voulait. 19. La CPMI de la Poste a été créée pour analyser les dénonciations de corruption dans les entreprises de l'État, surtout dans la Poste. La CPMI des bingos avait pour but d'enquêter sur une négociation entamée entre une entreprise de technologie et une banque de l'État, la Caixa Econômica Federal, ou encore l'implication des maisons de jeu dans le crime organisé. La CPI du Mensalâo avait pour but d'enquêter sur les bénéfices pécuniaires attribués tous les mois aux députés par le gouvernement afin qu'ils soutiennent certains projets d'intérêt du Pouvoir

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Exécutif. La CPI des Sanguessugas devait enquêter sur l'acquisition d'ambulances pour les municipalités et les bénéfices financiers attribués à certains députés. 20. Nous ne sommes pas encore en mesure d'évaluer les changements que cette constatation, énoncée par le pasteur Reis, produira sur les stratégies de captation du pouvoir politique par des Églises comme les Assemblées de Dieu. Il faudra pour cela attendre les prochaines élections qui auront lieu le 3 octobre 2010. 21. Les propos recueillis dans le milieu pentecôtiste se multiplient dans ce sens: «la politique est menée par le démon»; «la politique n'appartient pas au peuple de Dieu». 22. Selon cet auteur, «l'opinion publique brésilienne est très sceptique par rapport aux politiciens» (Ribeiro, 2002: 99), étant donné que leur prestation est en grande mesure associée au patrimonialisme, au népotisme et à la corruption. D'après l'éditorial du journal Folha de São Paulo du 31 juillet 2005, intitulé justement «désenchantement politique», 49% de la population brésilienne ne croient pas à l'existence de politiciens honnêtes. Il souligne aussi que dans certains pays de l'Amérique latine, l'expression «que se vayan todos» marque la forte méfiance vis- à-vis des politiciens. 23. Voir, à ce sujet, le numéro thématique d'Archives de Sciences Sociales des Religions: «Les laïcités dans les Amériques», 146, 2009.

RÉSUMÉS

L'article tente de faire un bilan de vingt ans de présence évangélique dans la politique institutionnelle brésilienne, surtout à la Chambre des Députés à Brasília. Il en ressort que la motivation la plus importante de l'engagement pentecôtiste dans la politique, à savoir l'intention d'injecter une forte charge morale dans les affaires politiques, devient, paradoxalement, de nos jours la raison principale de l'éloignement des fidèles de la politique. Ce désenchantement est dû non seulement au fait que, dans la perspective de ce groupement religieux, la politique en général est «une chose du Diable» mais, plus spécialement, parce que certains députés évangéliques, élus comme «hommes de Dieu», sont impliqués dans des actions illicites et des pratiques de corruption.

This article presents an overview of the past twenty years regarding the presence of evangelicals in Brazilian institutional politics, especially in the Chamber of Deputies in Brasilia. We argue that the major motivation for the Pentecostal involvement in politics–i.e., the moralization of politics–has, today, paradoxically become the major reason for Pentecostals' estrangement from politics. This estrangement is due to the fact that, according to the perspective of this religious segment, not only politics in general but, in particular, certain evangelical deputies have been implicated in illicit actions and in corrupt practices.

El articolo efectúa una evaluación de veinte años de presencia evangélica en la política institucional brasilera, especialmente en la Cámara de Diputados en Brasilia. Propone que la motivación original de la inserción pentecostal en la política –el inyectarle una fuerte carga moral– se vuelve, paradojalmente, la razón más importante de su actual distanciamiento de la misma. Este alejamiento se debe al hecho de que, de acuerdo con la perspectiva pentecostal, no solamente la política en general sino también ciertos diputados evangélicos están implicados en acciones ilícitas y en prácticas de corrupción.

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INDEX

Palabras claves : Brasil, pentecostalismo, politica Keywords : Brazil, Pentecostalism, politics Mots-clés : Brésil, pentecôtisme, politique

AUTEUR

ARI PEDRO ORO

Porto Alegre – Université Fédérale du Rio Grande do Sul, [email protected]

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The Art of Living Un mouvement indien au-delà des clivages religieux?*

Alexis Avdeeff

1 Dans la nébuleuse des gurus contemporains issus de l’hindouisme, Sri Sri Ravi Shankar est assurément un cas intéressant. Il fait partie du cercle restreint des maîtres indiens à l’audience internationale, qui attirent des millions de disciples aussi bien en Inde que dans le reste du monde et qui suscitent le plus d’intérêt de la part des médias. « The Guru of Joy1 », « the fastest growing guru in the market place of happiness2 », « New Age Rage3 », ou encore « maître à penser de l’Inde4 », les superlatifs et les qualificatifs emphatiques de la presse internationale ne tarissent pas à l’égard du très charismatique Sri Sri Ravi Shankar. Encore peu connu il y a une dizaine d’années, « l’Empereur de l’Air5 » est en passe de devenir une des figures mondiales incontournables de la spiritualité orientale, au même titre que d’autres gurus indiens contemporains comme Satya Sai Baba et Mata Amritanandamayi. Bien qu’étant le plus jeune de ces gurus, Sri Sri Ravi Shankar en est un des plus populaires, comme en témoigne l’activité croissante de sa fondation The Art of Living (TAOL), également connue en Inde sous le nom de Vyakti Vikas Kendra6. Certains observateurs y voient déjà les prémisses d’un succès comparable à celui de la Méditation transcendantale en son temps (Cushman, Jones, 1998 : 138) tant le mouvement fondé par le guru a su s’implanter et se développer dans l’ensemble du sous-continent indien et au-delà. Il jouit d’une grande popularité dans l’ensemble de la population indienne, stars du show-business, politiciens, jeunes cadres dynamiques, mais aussi simples ruraux ; de tous les coins de l’Inde, on se presse dans l’ashram de Bangalore pour venir chercher le précieux enseignement du maître et surtout apprendre sa technique inédite de contrôle du souffle : le Sudarshan Kriya.

2 En Inde, le très médiatique guru occupe régulièrement les premières pages des magazines et journaux à grand tirage, passe fréquemment sur une grande chaîne de télévision câblée et répond avec une aisance déconcertante aux questions des journalistes les plus sceptiques. Mais cette couverture médiatique du mouvement et la réputation dont jouit le maître dans les médias indiens ne suffisent pas, à elles seules, à expliquer l’engouement que suscitent ses enseignements auprès d’un public international toujours plus large. Bien que présents, certes de manière plus discrète,

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dans le monde entier, le maître et son mouvement restent cependant relativement peu connus des milieux universitaires occidentaux dans lesquels très peu d’études leur ont été directement consacrées, tout au moins dans leur contexte socioreligieux d’origine (Avdeeff, 2004, 2005 ; Lépinasse, 2005, 2007 : 85-105). Certains sociologues français, dans la droite ligne des études sur l’émergence des nouvelles religiosités en Occident, ont étudié le mouvement de Sri Sri Ravi Shankar, à travers les manifestations de son avatar français, l’Art de Vivre (Altglas, 2000 : 545-553). Même si, d’un point de vue occidental, un mouvement comme TAOL peut être considéré comme un Nouveau Mouvement Religieux (NMR), il n’en reste pas moins nécessaire de l’appréhender dans une perspective plus globale prenant en compte le contexte socioreligieux hindou dans lequel il est né et continue à se développer.

Genèse d’un guru

3 Afin de mieux comprendre la spécificité de l’enseignement de Sri Sri Ravi Shankar et l’héritage idéologique dans lequel il s’inscrit, il n’est pas inutile de revenir sur le passé du guru et sur sa fréquentation de certains maîtres. Issu d’une modeste famille de brahmanes Iyer du Tamil Nadu, le jeune Ravi Shankar a très tôt suivi un enseignement que l’on pourrait qualifier de traditionnel. La biographie officielle du maître, qui circule dans et à l’extérieur du mouvement, est très succincte : sa vie et son image font l’objet d’une attention toute particulière de la part de ses fidèles les plus dévoués en charge de la communication au sein du mouvement. L’emphase est mise sur des anecdotes et des détails invérifiables relevant du merveilleux, au détriment des événements les plus banals de sa biographie. Ce procédé vise à produire de l’extraordinaire autour de la figure de Sri Sri Ravi Shankar, à le singulariser et à ériger sa biographie en véritable hagiographie, devenant ainsi la base de la stratégie de communication du mouvement aussi bien en interne qu’en externe. On ne s’étonnera pas, ainsi, de la ténuité des données biographiques disponibles sur son passé. Reprenant en partie les grandes lignes de la biographie officielle, tout en les étayant d’événements et d’anecdotes, un journaliste français proche du guru de Bangalore a écrit une biographie apologétique (Gautier, 2002) dans laquelle deux éléments permettent néanmoins d’éclairer le passé du jeune maître : le jeune Ravi Shankar aurait eu pour professeur de sanskrit Pandit7 Sudhakar Chaturvedi, freedom fighter et fidèle compagnon du Mahatma Gandhi. Or, si le journaliste n’omet pas de signaler la forte amitié qui liait Sudhakar Chaturvedi au Mahatma, il n’indique pas que le Pandit fut un haut dignitaire du mouvement hindou réformateur qu’est l’Ārya Samāj, mouvement très actif à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Le jeune Ravi Shankar a été, sans aucun doute, en contact avec les idéaux réformateurs de l’Ārya Samāj à travers Sudhakar Chaturvedi, son maître d’alors. Les similitudes idéologiques de TAOL et de l’Ārya Samāj sont très nombreuses : tout comme Swami Dayananda Saraswati (1824-1883), le fondateur de l’Ārya Samāj, Sri Sri Ravi Shankar dénonce le système des castes, s’oppose à l’idolâtrie, prône un monisme absolu et défend l’égalité entre hommes et femmes. Mais c’est très certainement auprès de Maharishi Mahesh Yogi (1918-2008), fondateur de la Méditation transcendantale, que le jeune Ravi Shankar semble avoir trouvé une légitimité traditionnelle et une structure organisationnelle, que lui offrait la Méditation transcendantale, lui donnant les bases de sa future organisation tout en lui permettant de faire ses premières armes de guru. Le guru est d’ailleurs peu disert sur ces années auprès de Maharishi, et hormis quelques faits que rapporte François Gautier, il n’existe pas d’écrits sur cet épisode de sa vie. Le

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jeune maître aurait rencontré Maharishi après avoir terminé ses études, en 1975, lors d’une conférence à Bangalore. Dès lors, il l’aurait suivi et aurait beaucoup voyagé avec lui, principalement en Europe. Au sein du mouvement, Ravi Shankar avait le titre de Pandit et s’occupait de l’organisation des grands rassemblements communautaires et des grands sacrifices védiques, les yajña. Il quitte la Méditation transcendantale, en 1980, et il semble que, lorsqu’il crée sa propre fondation, il s’inspire fortement du mouvement de Maharishi. L’organisation de TAOL ressemble à s’y méprendre à cette dernière : dans les deux mouvements, des professeurs sont formés afin d’aller enseigner les techniques dans l’Inde et le monde. Autre détail troublant : le nom que Sri Sri Ravi Shankar a donné à son mouvement ressemble étrangement au titre d’un des ouvrages majeurs de Maharishi Mahesh Yogi : Science of Being and the Art of Living (1963). D’autre part, c’est également auprès de Maharishi, que, paradoxalement, il se refuse à voir comme son guru, qu’il semble s’être trouvé une lignée traditionnelle de maîtres à laquelle il s’est rattaché. En effet, il fait souvent référence à la « Tradition Sacrée des Maîtres » qui aurait transmis le savoir védique de Nārāyaṇa (Viṣṇu « Reposant sur les Eaux ») et/ou Sadā-śiva (Śiva « l’Éternel ») jusqu’à lui. Cette lignée n’est autre que l’Advaita guru paraṁparā, la lignée des gurus de l’Advaita Vedānta, une des six écoles philosophiques du Vedānta dont la doctrine a été diffusée par Śaṅkara au viiie siècle de notre ère. Sur la représentation picturale de la succession des gurus de l’Advaita guru paraṁparā utilisée à TAOL, on peut distinguer en son centre Śaṅkara et ses quatre disciples ainsi qu’en bas, au premier plan, l’ancien Śaṅkarācārya8 de Jyotirmath, Swami Brahmananda Saraswati dont Maharishi Mahesh Yogi fut un proche disciple (sans pour autant avoir été ordonné samnyāsi, « renonçant »). Néanmoins, Maharishi n’apparaît pas dans cette succession de maîtres, comme si Sri Sri Ravi Shankar, en conformité avec la tradition shankarienne, avait estimé que, n’étant pas brahmane, il ne pouvait figurer dans cette lignée continue (Avdeeff, 2005 : Annexes III). Sri Sri Ravi Shankar affiche ainsi son inscription dans un processus de transmission du savoir ininterrompu, initié par les dieux dans les temps mythiques lui permettant d’établir sa légitimité spirituelle (Klostermaier, 1994 : 348-349), tout en expulsant le « maillon » controversé, Maharishi Mahesh Yogi, qui fut pourtant à l’origine de son inscription dans cette lignée.

4 Néanmoins la construction de l’autorité spirituelle de Sri Sri Ravi Shankar est plus complexe et dépasse la simple dimension de « maître », au sens de l’idéal-type wébérien, que lui assure cette revendication « lignagère ». Sa figure possède également des accents prophétiques. En effet, indépendamment de cette inscription historique dans l’Advaita guru paraṁparā, le guru se présente comme le détenteur d’un savoir exclusif, le Sudarshan Kriya, une technique de contrôle du souffle qui lui aurait été révélée lors d’une période de silence de dix jours. L’originalité même de l’enseignement dispensé par TAOL est basée sur cette révélation personnelle que le maître entend transmettre à l’humanité entière, empruntant par là certains traits du « prophète » wébérien (Weber, 1995 : 190). Cependant la comparaison s’arrête là, car l’essence même de cette révélation ne porte en elle aucune injonction divine, ou doctrine particulière, sinon un moyen de soulager la souffrance humaine en apportant « un sourire sur chaque visage »9, et ce sans prétendre à un quelconque salut de l’humanité. D’autre part, le guru lui-même nie systématiquement tout charisme personnel lié à une éventuelle « illumination » lors de cette période de silence et laisse le soin à ses plus fervents dévots d’affirmer le contraire. Là réside toute l’ambiguïté de la figure de Sri Sri Ravi Shankar qui se présente simplement comme un humaniste, ou encore comme « un

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enfant qui refuse de grandir », mais qui n’hésite pas à se parer d’un double « Sri »10, et à se faire appeler Sa Sainteté, ou His Holiness, dans ses déplacements à l’étranger. Si ces désignations officielles sont maintenant bien établies et systématiquement employées dans les prospectus et autres supports de communication externe du mouvement, au sein de la communauté de disciples, il reste affectueusement appelé Guruji.

L’entrée dans la communauté

5 La technique révélée du guru, le Sudarshan Kriya, est la pierre angulaire de l’enseignement dispensé par TAOL, et son apprentissage est, surtout, la première étape nécessaire pour pouvoir suivre les autres cours de la fondation et assister aux rassemblements du mouvement. L’apprentissage du Sudarshan Kriya se fait lors d’un cours appelé The Art of Living Course – Part I (anciennement appelé Basic Course). Il ne s’agit pas à proprement parler d’une initiation (dīkṣā), telle qu’elle est conçue dans une relation maître-disciple traditionnelle, car ce cours n’est pas donné par le guru mais par un professeur qu’il a formé. Le Sudarshan Kriya est une technique de contrôle du souffle qui mobilise fortement le potentiel émotionnel des participants. J’ai observé au cours de mes séjours parmi les Indiens, mais aussi parmi les Occidentaux, que lors de la pratique de cette technique, beaucoup de participants expriment de fortes émotions, et notamment lors de la première expérience de cette pratique au cours du Art of Living Course – Part I : pleurs, cris, fou rires nerveux, etc.11 Ce cours suit une progression bien réglée qui va conduire chaque nouveau venu à une introspection personnelle sur sa vie, le bonheur, les obstacles au bonheur, la gestion du stress et des émotions dites négatives pour, enfin, aboutir à l’apprentissage du Sudarshan Kriya.

6 La technique y est présentée comme un outil inédit permettant de gérer ses émotions et d’améliorer son quotidien de manière efficace pour peu qu’elle soit pratiquée régulièrement. Durant tout le cours, et ce jusqu’à la première pratique du Sudarshan Kriya, le professeur ne cesse d’aiguiser la curiosité des nouveaux venus à propos de cette technique mystérieuse dont ils ne connaissent que le nom, appuyé en cela par des témoignages éloquents de pratiquants de longue date qui évoquent invariablement comment leur vie a changé le jour où ils ont découvert cette technique. Ainsi, au fil du cours, le professeur fait naître et grandir chez les nouveaux venus le désir ardent d’apprendre et d’expérimenter cette technique originale marquée par le sceau du secret. L’état d’enthousiasme, voire d’exaltation, dans lequel se trouvent les nouveaux venus, couplé aux changements du rythme respiratoire induits par la technique à proprement parler, est tout à fait propice à des expériences émotionnelles saisissantes vécues individuellement et collectivement, telles qu’elles m’ont été rapportées ou telles que j’ai pu les observer. Il est intéressant d’examiner cette dimension de la pratique du Sudarshan Kriya à la lumière des travaux de Danièle Hervieu-Léger qui, à la suite de William James (1931), pense l’émotion comme fondatrice du phénomène religieux dans son ensemble. Dans l’ouvrage collectif qu’elle a codirigé, De l’émotion en religion (Hervieu-Léger, Champion, 1990), la sociologue, en se basant sur ses recherches sur les communautés charismatiques chrétiennes actuelles, a remarqué que les nouveaux convertis « mettent l’accent sur le caractère primordial de l’expérience émotionnelle qui a changé leur vie. »12 (ibid. : 219). Et elle conclut : « Cette expérience fondatrice, vécue à la fois au plan collectif et au plan individuel, constitue la source de toute religiosité authentique. » (ibid. : 220) Dans notre cas, même si officiellement le

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mouvement, par la voix du maître et de ses professeurs, se défend de convertir les nouveaux arrivants, il en va tout autrement sur un plan individuel et personnel. En effet, comme en témoigne une grande majorité des personnes interrogées, le premier Sudarshan Kriya est fréquemment assimilé à un bouleversement personnel profond et à une révélation intérieure intense qui appellent à une remise en cause immédiate des habitudes de vie. Ainsi l’intensité de ce premier contact avec l’enseignement du maître, vécu comme une expérience tant fondatrice que transformatrice, est bien souvent à l’origine d’un engagement et d’une implication plus ou moins importante au sein de la « communauté émotionnelle » (Weber, 1995 : 204) que peut incarner d’une certaine manière le mouvement.

Les types d’adhésion

7 Au sein de la communauté, il n’est pas rare d’entendre, au hasard d’une conversation, le terme de devotee pour qualifier un individu particulièrement engagé au service du maître. Cette désignation usuelle témoigne d’une réalité prégnante au sein du mouvement : on jauge l’engagement personnel, le commitment, à l’aune de la dévotion au maître et à sa cause. Cependant, cette appréciation interne du dévouement d’un individu à la cause du maître ne saurait cacher une réalité sociologique plus composite. Si, de prime abord, il ne semble pas exister de statuts « officiels » propres au mouvement, excepté celui de « professeur », il est possible, néanmoins, de distinguer plusieurs modes d’adhésion et d’agrégation à celui-ci, sur le modèle développé par Bird et Westley (1985 : 160-161), repris et enrichi par Véronique Altglas dans son ouvrage sur la diffusion des mouvements hindouistes en Occident (2005 : 50-53). Si la typologie résultant de ce modèle conceptuel recoupe assez bien les sous-ensembles distingués au sein de TAOL, elle nécessite toutefois un ajustement prenant en compte ses spécificités. Gravitant à la périphérie du mouvement, se dégage, tout d’abord, un premier sous- ensemble d’individus se caractérisant par un engagement faible, voire quasi-inexistant. Il s’agit de « consommateurs » occasionnels (Avdeeff, 2005 : 82-83), les « sympathisants » et autres « dilettantes » de la terminologie d’Altglas (ibid. : 52-53). Ils fréquentent les antennes locales du mouvement de manière plus ou moins régulière, pour une conférence, pour des pratiques collectives ou même pour un satsang. Ils peuvent, ponctuellement, effectuer un stage intensif dans un des ashrams de la fondation, mais leur engagement vis-à-vis du mouvement est assez lâche, pour ne pas dire inexistant. De même pour certains d’entre eux, la figure du maître peut être totalement occultée, excluant par là même toute dimension spirituelle à leur démarche, au profit de la seule dimension thérapeutique.

8 Viennent ensuite les « disciples réguliers » que l’on peut assimiler, dans une certaine mesure, aux « membres » de la typologie précédemment évoquée (Altglas, ibid. : 51-52). Ce second sous-ensemble constitue le vivier des forces vives du mouvement. Ces disciples sont généralement très actifs tant dans les projets humanitaires de la fondation que dans les antennes locales du mouvement où ils assistent les « professeurs » dans l’organisation et le déroulement des cours. Chevilles ouvrières du prosélytisme communautaire, ils s’investissent régulièrement dans la diffusion de tracts publicitaires ou d’affiches dans la rue, annonçant une réunion publique ou encore la tenue imminente d’une session de The Art of Living Course – Part I. Dans une très grande majorité, ils conçoivent avant tout leur engagement auprès du maître

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comme un cheminement spirituel. Ils peuvent choisir de résider à l’ashram pour quelques mois, ou plus, afin d’approfondir l’enseignement du maître, période durant laquelle ils deviennent des « ashramites ». Dans leur vie quotidienne, ils essayent autant que possible de se conformer aux préceptes énoncés par Sri Sri Ravi Shankar dont ils prennent la vie pour exemple, et ne manquent pas une occasion d’aller à sa rencontre lors de ses nombreux déplacements. Quant aux « professeurs », ils forment un troisième sous-ensemble clairement identifiable de par leur statut « officiel » au sein de la fondation. Bien qu’il n’ordonne pas de « renonçants »13 au sein de son mouvement, le guru forme continuellement des « professeurs » qui ont en charge la diffusion de ses enseignements à travers le monde. Il existe deux types de « professeurs » à TAOL : les « professeurs » bénévoles qui enseignent à côté de leur vie professionnelle, généralement dans leur région de résidence, et les full time professors, des « professeurs » à plein temps, rémunérés par la fondation qui ont en charge la diffusion du mouvement dans une importante aire géographique ou qui donnent des cours internationaux, selon les besoins de la fondation.

9 Véritables cadres du mouvement, les « professeurs » vivent intensément leur charge dont ils s’acquittent souvent avec exaltation. Comme ils le confient eux-mêmes, ils se consacrent à « cent pour cent » à Sri Sri Ravi Shankar et à sa cause, voyant là une opportunité exceptionnelle de s’élever spirituellement « dans la grâce du maître », au service du « divin ». Pour devenir « professeur », un disciple doit suivre une formation spécifique. La motivation personnelle et une dévotion sans faille au maître sont une base obligatoire pour entreprendre la formation de « professeur ». En outre, le nouvel impétrant doit avoir une très bonne connaissance de l’enseignement, ainsi qu’une hygiène de vie en accord avec les préceptes du maître. Il doit avoir également accompli plusieurs The Art of Living Course – Part I, et plusieurs Part II (anciennement appelés Advanced Courses), et avoir été initié à la méditation Sahaj Samadhi. En cela les « professeurs » sont recrutés parmi les disciples qui ont déjà fait la preuve de leur engagement au sein du mouvement. Il est également fortement conseillé de parler directement à Sri Sri Ravi Shankar de sa volonté de devenir « professeur » avant de s’engager dans la formation, afin que celui-ci donne, ou non, un avis favorable à cette démarche. La formation se passe en deux temps et peut s’échelonner sur plusieurs mois voire plusieurs années. Le disciple doit effectuer brillamment les deux phases du Teacher Training Course qui se passent obligatoirement dans un des centres internationaux du mouvement, avant de recevoir le titre de « professeur » des mains du guru.

Cohésion communautaire

10 Pour de rares privilégiés, la relation avec Sri Sri Ravi Shankar est personnelle et directe. Ce sont, en général, des professeurs internationaux voyageant régulièrement avec lui ; il peut s’agir d’ashramites, ou encore de disciples qui ont rejoint le maître lorsque le mouvement en était encore à ses débuts. Ces personnes ont pu développer, à un moment de leur vie, une relation plus intime avec lui. Toutefois pour la majorité des disciples, il n’est pas possible de vivre dans son entourage immédiat comme ont pu – ou peuvent encore – le faire ces rares privilégiés. Les autres disciples, et plus particulièrement les nouveaux venus, doivent alors créer un autre type de relation avec le guru selon qui le vrai disciple ne doit pas considérer la relation au maître comme une

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relation humaine normale : « Le Maître n’est pas une relation, le Maître est la Présence. » (Murarka, 2003 : 159). Le guru entend par là que la relation maître-disciple ne passe pas nécessairement par sa présence physique auprès de ses disciples. Pour les interrogés, la relation entre eux et le maître passe avant tout par le cœur, c’est d’abord un lien purement personnel (Weber, 1995 : 204) dont l’apogée est le darshan (contact visuel avec le maître, qu’il soit établi physiquement ou qu’il soit le fruit d’une vision intérieure). D’une certaine manière, cette relation intime et personnelle avec le guru court-circuite les religions instituées et se place au-delà des appartenances religieuses des disciples, notamment en contexte européen. Grâce à cette conception de la relation guru/disciple, Sri Sri Ravi Shankar peut ainsi constituer et maintenir une communauté fervente éparpillée tant géographiquement que « confessionnellement », sans que sa présence physique soit constamment requise.

11 La pratique joue également un rôle fondamental dans le maintien de la dynamique communautaire. Dans le cadre de leur pratique quotidienne et individuelle, la sādhanā, les disciples pratiquent le Petit Kriya, une forme abrégée de la technique de contrôle du souffle. Mais à ceux désireux de suivre un Grand Kriya, la forme collective la plus longue et la plus intense du Sudarshan Kriya, le mouvement propose des rassemblements, généralement bimensuels, dans une antenne locale. Ils peuvent ainsi se réunir autour d’un professeur, seule personne « habilitée » à diriger une telle séance14 pour pratiquer collectivement le Sudarshan Kriya et, parfois, certains soirs, lors d’un satsang, chanter à la gloire du maître et du divin, bien souvent confondus. On peut voir dans cette forme de routinisation des pratiques collectives, la tentative de « domestication d’une expérience religieuse émotionnelle » (Hervieu-Léger, Champion, 1990 : 222) afin d’assurer une cohésion communautaire et d’éviter une éventuelle dispersion.

12 Le mouvement possède plusieurs lieux de pratique collective à travers le monde : les ashrams15, encore appelés « centres » dans certains prospectus. L’ashram est le lieu par excellence de cette domestication de l’émotion et de cette socialisation. Au-delà de l’apprentissage d’une hygiène de vie particulière (être végétarien, se coucher tôt, se lever tôt, éviter les drogues et plus généralement toute forme d’excès, pratiquer quotidiennement le yoga et la méditation), l’ashram est le lieu où le disciple renforce son adhésion communautaire par une domestication de l’émotion religieuse plus prononcée que lors des rassemblements dans les antennes locales du mouvement. Lors des satsang, par exemple, l’intensité émotionnelle due à la ferveur du groupe modifie la perception individuelle : le disciple se sent vibrer à l’unisson avec le reste de la communauté, renforçant ainsi son sentiment d’appartenance. À l’ashram, également, les Advanced Courses reproduisent la décharge émotionnelle que l’on retrouve dans le premier cours. Lors de ces cours intensifs, véritables « piqûres de rappel » comme le fait remarquer une disciple de la première heure, l’émotion n’est plus fondatrice mais véritablement institutionnalisée.

13 Ces pratiques collectives, qu’elles aient lieu au sein des antennes locales ou, à plus grande échelle, à l’ashram, participent pleinement à ce processus de domestication, par réactivation de l’émotion religieuse originelle. Et, selon Danièle Hervieu-Léger, cette institutionnalisation de l’émotion a pour but : « d’assurer l’acclimatation de l’expérience religieuse ordinaire dans les routines de la vie quotidienne. Elle doit l’y rappeler suffisamment pour enrayer les tendances à la dispersion et à l’atomisation [...]. » (ibid., 1990 : 222) Mais si l’ashram et les antennes locales sont les lieux de cette

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domestication, ils sont également les lieux d’un autre type de socialisation qui passe par la production et l’échange d’histoires et d’expériences extraordinaires au sujet du maître. En effet, dans le prolongement logique de la dynamique initiée par la biographie officielle, nombre de disciples produisent des récits d’expériences fabuleuses centrés autour de la figure de Sri Sri Ravi Shankar. Au-delà des témoignages de guérison, d’aide inespérée, de prémonitions et autres visions oniriques, une grande partie des disciples attribuent généralement tout événement vécu comme positif dans leur vie à l’omnipotence de leur guru. Au contact et à l’écoute des disciples plus expérimentés, les nouveaux venus apprennent très vite à reconnaître la présence du maître et de « ses petits miracles du quotidien » dans leur vie, ainsi qu’à donner du sens à des événements favorables de leur vie, aussi banals soient-ils. Cette production et cet échange incessants de récits et de témoignages extraordinaires viennent renforcer et consolider la cohésion de la communauté en son cœur, dans ses croyances fondamentales pour ne pas dire fondatrices.

14 Enfin, malgré sa grande disparité géographique, sociale et confessionnelle, la communauté se retrouve autour de symboles identitaires forts ainsi qu’autour d’une éthique de service à l’humanité (Lépinasse, 2005, 2007). De prime abord, la caractéristique communautaire la plus visible est le langage utilisé par les disciples et plus particulièrement ceux qui fréquentent régulièrement les centres internationaux. Comme dans toute communauté, il existe un langage particulier, « un parler Art of Living ». Cette manière de parler, et donc de désigner la réalité, fait appel à des concepts et notions spécifiques que le nouveau venu apprend au contact des autres membres de la communauté ainsi qu’en assistant aux enseignements du maître. Un trait de langage spécifique à ces disciples réguliers est de remplacer les mots usuels comme « bonjour », « au revoir », « merci » par l’expression hindi Jai Guru Dev ! qui signifie « Victoire au Guru Divin ! », et, par extension, « Victoire au Divin ! » Ainsi, dans la communauté, la bénédiction Jai Guru Dev ! remplace-t-elle certains mots usuels du quotidien, voire parfois l’expression d’une surprise, d’un étonnement.

15 Il faut noter aussi l’emploi très fréquent, par les disciples, d’un vocabulaire emprunté à la philosophie du Yoga ainsi qu’à la médecine ayurvédique, vocabulaire appris à travers les enseignements du maître à l’ashram ou par le biais des supports audiovisuels diffusés dans le mouvement. Par exemple, il est très fréquent d’entendre des disciples employer les adjectifs sattvik, rajasik, tamasik16, pour qualifier des états d’être, certains aliments, voire même des lieux ou des personnes. Ces néologismes sont le fruit d’une hybridation entre des termes sanskrits empruntés au vocabulaire ayurvédique et l’hindish17 parlé dans les centres du mouvement. Au-delà de ce parler spécifique, la communauté de fidèles se réunit autour de symboles identitaires forts comme certains événements particuliers. Les fêtes jouent un grand rôle dans l’affirmation d’une identité communautaire comme, par exemple, l’anniversaire du guru, Guru Jayantī, célébré le 13 mai, dans tous les centres de la fondation. La célébration hindoue de l’anniversaire de naissance du dieu Kṛṣṇa, la Kṛṣṇa Jayantī, est également l’occasion de rendre hommage au guru sous les traits du dieu Kṛṣṇa. Mais la fête la plus importante du mouvement est véritablement la fête hindoue de la Guru Pūrnimā18. À cette occasion, partout dans le monde, les disciples de Sri Sri Ravi Shankar se réunissent pour l’honorer et le célébrer. Les disciples les plus chanceux passent la Guru Pūrnimā avec le maître tandis que les autres se réunissent dans les ashrams ou les centres locaux pour méditer sur les enseignements du maître et chanter des bhajan à sa gloire. Ces fêtes et ce vocabulaire spécifique, véritables ferments identitaires, participent

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pleinement au processus de construction communautaire, en assurant une cohésion au- delà des appartenances religieuses et des trajectoires individuelles de croyance.

16 La communauté se retrouve également autour de la valeur de service social. L’engagement au sein d’activités humanitaires est un des piliers de l’enseignement du guru et une des activités principales de la communauté de disciples. En effet, se basant sur la Bhagavad Gītā, Sri Sri Ravi Shankar souligne régulièrement la nécessité de pratiquer avec assiduité la voie du Karma Yoga, la pratique de l’action juste et désintéressée, comme moyen d’améliorer le monde en commençant par soi-même. Le Karma Yoga vient ainsi compléter l’offre « d’outils » thérapeutiques proposés par le maître, tout en assurant à ses projets sociaux et humanitaires une main-d’œuvre abondante et dévouée. Le guru entend ainsi mobiliser ses disciples autour de projets humanitaires à l’échelle du sous-continent et à l’échelle mondiale. L’engagement total au service du maître (guru-sevā) et du « divin », là encore confondus, prend l’allure d’un engagement total envers l’humanité comme le laisse entendre le slogan We care for the world, we care for you. Et le maître ne manque pas d’idées pour mobiliser l’énergie de ses disciples autour de différents projets socio-humanitaires : le projet Prison Smart qui vient en aide aux personnes détenues, le projet Care for Children qui vient en aide aux enfants indiens non scolarisés, le programme des 5H qui vient en aide aux Indiens les plus défavorisés, enfin des projets divers d’aide aux populations tribales (Sri Sri Tribal Welfare), au développement économique (Sri Sri Mobile Agriculture Inst.) ou encore aux sinistrés (Disaster Relief). Cette orientation humanitaire du mouvement permet ainsi de fédérer, à une échelle mondiale, les disciples autour de projets communs, en renforçant le sentiment d’appartenance communautaire, qu’illustre parfaitement le slogan mis en avant par TAOL : One World Family.

Un message à portée universaliste

17 La forte orientation humanitaire de TAOL apparaît comme la concrétisation, dans l’action sociale, d’une éthique d’amour universel, elle-même au cœur du message universaliste de Sri Sri Ravi Shankar. Cette vocation universelle de l’enseignement du maître s’appuie sur l’adaptation de valeurs et de pratiques traditionnelles ainsi que sur la vulgarisation d’une doctrine d’inspiration néo-védântique ayant pour but de le rendre accessible au plus grand nombre (Altglas, 2005 : 97-98). En effet, il entend enseigner les techniques de respiration et de méditation à tous, sans aucune distinction : quels que soient l’origine, la nationalité, la religion, la culture ou bien encore le sexe de l’intéressé. En agissant de la sorte, le guru se détourne de l’exégèse shankarienne traditionnelle. Il bouleverse également la relation maître-disciple traditionnelle en confiant la transmission des enseignements à ses « professeurs », brisant ainsi la longue chaîne traditionnelle de transmission ininterrompue du savoir en autorisant des non brahmanes à diffuser ses enseignements auprès d’un public qui, du point de vue traditionnel, en serait lui aussi exclu. L’apprentissage des techniques respiratoires ou de méditation ne nécessite aucun sacrifice particulier, ni même une quelconque soumission au guru pendant de longues années. Cependant, la participation aux cours de TAOL n’est pas gratuite pour autant : l’intéressé doit s’acquitter du prix du cours pour pouvoir y participer. Sri Sri Ravi Shankar substitue ainsi à la valeur traditionnelle de l’effort et de l’investissement personnel une valeur financière, qui selon lui est plus adaptée à la société actuelle et notamment à l’Occident. Ce glissement

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vers la valeur pécuniaire, présenté comme un « investissement et non comme une barrière pour le chercheur sincère », lui permet d’élargir l’offre de cours de sa fondation à une clientèle internationale, toujours plus vaste.

18 Vitrine de la fondation du maître, les pratiques yogiques de contrôle du souffle, prāṇāyāma, sont à la base et au cœur de ses enseignements. Sur son site internet19 et dans ses prospectus, TAOL ne présente pas le Sudarshan Kriya comme une technique spirituelle permettant d’arriver au mokṣa (la libération de l’âme individuelle du cycle des renaissances), mais bel et bien comme un outil permettant d’améliorer le quotidien. Grâce à un vocabulaire bien choisi, à une communication externe très élaborée, et à un recours incessant à la justification scientifique (comme Maharishi Mahesh Yogi en son temps), l’accent est mis sur la dimension thérapeutique de la pratique aux dépens de l’aspect philosophico-religieux traditionnel qui, lui, est totalement occulté.

19 Il en est de même pour l’autre technique proposée par TAOL : le Sahaj Samadhi. Présentée comme une technique visant à nettoyer et à purifier l’esprit, c’est une pratique méditative à visée thérapeutique comme peut l’être le Sudarshan Kriya. Cette technique est cependant particulière, car le méditant prend pour support un mantra personnalisé donné par un professeur. Lors du cours d’apprentissage du Sahaj Samadhi, le professeur transmet un mantra au méditant, en le lui murmurant au creux de l’oreille, après la réalisation d’une pūjā, courte cérémonie d’offrande et de vénération à la « Tradition Sacrée des Maîtres ». Cette pūjā est réalisée devant une photo de Sri Sri Ravi Shankar et une petite reproduction de l’Advaita guru paraṁparā afin de rendre hommage à tous les maîtres de la tradition pour avoir préservé et transmis le savoir jusqu’à nos jours. Les mantras utilisés par la technique du Sahaj Samadhi sont ce qu’on appelle des bīja-mantra, c’est-à-dire des mantras racines, des syllabes-germes avec lesquelles sont construits d’autres mantras (Padoux, Alper, 1989). Les bīja-mantra sont monosyllabiques et assimilés à des sons primordiaux. Ils n’ont pas de significations précises, mais chacun d’eux est assimilé à une énergie cosmique symbolisée par une grande figure du panthéon hindou. Il est intéressant de noter que TAOL ne met en avant que l’aspect sonore du mantra comme support méditatif et ne parle en aucun cas de sa signification cachée, comme pour la pratique du Sudarshan Kriya. Toute la dimension ésotérique du Sahaj Samadhi, qui repose sur l’utilisation d’un bīja-mantra, et celle du Sudarshan Kriya qui repose également sur l’utilisation d’un mantra particulier (mantra central de l’Advaita Vedānta), est occultée par le mouvement. Les dimensions ésotériques des deux pratiques sont ainsi gommées au profit d’une dimension nettement plus pratique et psychothérapeutique (Tardan-Masquelier, 2005 : 39-40). En les dégageant de leur aspect magico-religieux et en insistant fortement sur leur aspect thérapeutique, Sri Sri Ravi Shankar extrait les pratiques enseignées dans sa fondation de leur contexte traditionnel hindou, les rendant de ce fait universelles.

20 Parallèlement aux pratiques yogiques, l’enseignement du maître accorde une place importante aux pratiques de dévotion, la bhakti, et aux enseignements néo- védântiques. Incarnation parfaite de cette combinaison doctrinale, le satsang en présence du maître alterne sessions de chants « dévotionnels », les bahjans, et sessions de questions-réponses durant lesquelles les disciples posent des questions personnelles auxquelles le maître répond, souvent de manière humoristique, par des maximes philosophiques simples, prenant bien souvent la forme de slogans, tirées de la philosophie védântique. D’ailleurs, dans les différents cours que propose la fondation, les « professeurs » présentent ces aphorismes comme des « clés » que doivent

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mémoriser les disciples afin de pouvoir les appliquer dans des situations de la vie de tous les jours et ainsi améliorer leur quotidien. Cette orientation pratique, clairement intramondaine, de la philosophie védântique est la caractéristique fondamentale du Néo-Vedānta, relecture « moderne » des textes védântiques initiée par Swami Vivekānanda, à la fin du xixe siècle. La grande différence entre les enseignements de type néo-védântique et le Vedānta traditionnel réside dans le concept de « philosophie pratique » introduit par Swami Vivekānanda (Hummel, 1988 : 16 ; Halbfass, 1995). À l’origine, le Vedānta possède une orientation fondamentalement extra mondaine, au sens où l’engagement dans le monde est perçu comme une forme d’attachement, et la libération ne peut être atteinte que par vairāgya, le détachement total de l’illusion. Or, tout comme Vivekānanda, Sri Sri Ravi Shankar affirme que l’éveil est accessible à tous, que l’on soit « renonçant » ou engagé dans la vie mondaine, ouvrant ainsi cette philosophie « pratique » à un large public.

Quand l’universalisme se heurte à l’intérêt communautaire hindou

21 La vocation universelle du message de Sri Sri Ravi Shankar porte en elle une forte dimension inclusiviste : toutes les confessions ont leur place dans la communauté. Le guru fait référence au concept de « vérité universelle » dont toutes les traditions religieuses seraient un reflet spécifique, reconnaissant par là-même l’apport philosophique « incommensurable » de chaque religion à l’humanité (Lebelley, 2003 : 165). Le maître n’hésite pas, d’ailleurs, à enrichir ses enseignements en piochant, dans les Évangiles, des paraboles de Jésus20. Il rejette ainsi tout exclusivisme religieux : «Le Christ n’appartient pas aux chrétiens – le Christ appartient à l’humanité. Krishna n’appartient pas aux hindous – il appartient à l’humanité.» (Lebelley, 2003: 194).

22 La réappropriation de symboles et de valeurs d’autres traditions religieuses, très courante dans l’hindouisme moderne, participe pleinement de l’approche englobante de Sri Sri Ravi Shankar. Ce qui n’empêche pas le message du maître de rester centré sur la philosophie védântique, les traditions extérieures étant tout simplement absorbées, comme lorsqu’il affirme que les Veda ont été la matrice du catholicisme et de l’islam. Certes, même si le maître se fait régulièrement le défenseur de la pluralité religieuse et le chantre du rapprochement entre communautés hindoue et musulmane, ses positions sur le prosélytisme des missions chrétiennes, notamment en Inde du sud, restent très fermes. Il s’est, par exemple, élevé vigoureusement contre le message évangélisateur du Pape, lors de sa venue en Inde, en 1999. En outre, certains cours et projets d’aide menés par Care for Children, Sri Sri Mobile Agriculture Inst. et Sri Sri Tribal Welfare semblent avoir pour objectif l’enrayement des conversions au christianisme comme le laisse entendre cet extrait de Rishimukh, journal interne du mouvement : « Récemment certains de nos dévots nous ont appelés pour mener des camps médicaux gratuits, et un cours Art Excel à destination des jeunes filles. (...) les conversions au christianisme semblent s’être arrêtées dans les proches alentours. Nous sommes en train d’inviter les convertis à nos satsang. C’est juste une question de temps. »21

23 Dans la même ligne idéologique, Sri Sri Ravi Shankar appelle à la réconciliation entre castes supérieures et populations dalites (anciennement appelées intouchables). Selon lui, en effet, l’heure est à l’unification de la communauté hindoue au-delà des clivages

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sociétaux traditionnels, afin de faire face aux forces de division que sont les traditions musulmanes et chrétiennes. Il présente cette union comme la condition sine qua non du progrès et de la prospérité d’une nation indienne (devrions-nous dire hindoue ?) dévalorisée tant au plan national qu’international. Ce discours politique du maître et les actions sociales, portées par les bénévoles de la fondation, qui en découlent font clairement écho à la vision politique de Swami Vivekānanda et aux actions de prédication menées dans les milieux dalits et tribaux par des organisations politico- religieuses de tendance nationale-hindouiste se réclamant de l’Hindutva22 (McKean, 1996 : 84-85), comme par exemple la Viśva Hindū Pariṣad23 (Heuzé, 2003 : 111). En Inde, l’affirmation croissante de cette orientation idéologique au sein de TAOL va de pair avec des incursions, de plus en plus marquées, de Sri Sri Ravi Shankar dans la sphère politique, même si celui-ci se défend vivement de faire de la politique. En effet, que ce soit par le biais des médias nationaux ou par des communiqués officiels émanant du « Bureau de la Communication » du maître, celui-ci n’hésite plus à prendre position publiquement sur des questions de politique intérieure touchant aux intérêts religieux et identitaires hindous. Bien établi dans le paysage religieux hindou (le double Sri lui est maintenant pleinement acquis), courtisé par les hommes politiques et les businessmen indiens, reconnu sur la scène religieuse internationale (son titre His Holiness le hisse au même rang qu’un pape ou un dalaï-lama), il a commencé à s’intéresser à la chose publique, à une échelle locale d’abord, comme lorsqu’en 2003, il critiqua la politique du gouvernement de l’État du Karnataka qui, selon lui, accordait plus de crédits aux mosquées et aux églises qu’aux temples hindous. Puis, le retour au pouvoir du Parti du Congrès, en 2004, fut pour Sri Sri Ravi Shankar, fort d’une popularité toujours plus importante, l’occasion de prendre publiquement position, et à plusieurs reprises, contre la politique du gouvernement de Manmohan Singh, notamment lors de la gestion de crises politico-religieuses et communautaires d’importance24. Dernièrement, profitant du contexte des élections législatives indiennes de mai 2009, le maître a affiché clairement son hostilité au gouvernement en place (coalition menée par le Parti du Congrès). Sans apporter explicitement son soutien au Bharatiya Janata Party (BJP)25, parti politique de la mouvance Hindutva, Sri Sri Ravi Shankar a cependant appelé, à l’occasion d’une interview télévisée, le peuple indien à voter en masse pour changer les dirigeants en place, et ce pour le bon développement de la nation.

24 Si la tournure politique et identitaire que prend le message du maître en Inde contraste fortement avec l’aspect universaliste de la spiritualité qu’il vend au monde, elle semble néanmoins trouver un écho favorable parmi la communauté indienne de disciples. Majoritairement issus des classes moyennes, les disciples indiens de Sri Sri Ravi Shankar sont plutôt jeunes, actifs, pleinement engagés dans la vie mondaine, en quête de bien-être tant spirituel que matériel et désireux de renouer avec les valeurs d’un passé védique fantasmé. Ainsi, au-delà de la figure du guru, nombre de disciples indiens voient en lui un meneur capable de relever une Inde ruinée, matériellement et spirituellement, par des siècles de domination extérieure, à travers son projet de « régénération des anciennes valeurs védiques ». Difficilement perceptible dans ses enseignements destinés au public occidental, la dimension identitaire du message de Sri Sri Ravi Shankar n’est cependant pas totalement absente de son discours en Occident et se trouve subtilement distillée sous une forme moins politique qu’en Inde. À la manière d’autres gurus issus de la mouvance néo-hindouiste (McKean, 1996 : 167), sa dialectique s’appuie sur la dichotomie éculée d’un Occident rationaliste et

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matérialiste s’opposant en tout point à un Orient empreint de traditions mystiques et de valeurs millénaires. Cette vision du monde, pour le moins caricaturale et clairement orientée, semble cependant emporter les suffrages de la quasi-totalité des disciples occidentaux. Ces mêmes disciples acquiescent en souriant à certains bons mots du maître tels que : « La Suisse a le fromage, l’Allemagne le massepain et l’Inde la spiritualité ». Il n’est pas rare, non plus, d’entendre le maître répéter à un auditoire totalement acquis à sa cause, que la civilisation orientale, à l’aide de ses valeurs (védiques), doit venir régénérer une société occidentale malade et stressée. La bonne réception d’une telle vision de l’Inde par beaucoup de disciples occidentaux n’est pas surprenante si l’on prend en compte leur grande méconnaissance de la réalité indienne. En effet, généralement pétris de littérature ésotérique et de vies de yogis, telles le best- seller Autobiographie d’un Yogi de Paramahansa Yogananda, nombre de disciples occidentaux de Sri Sri Ravi Shankar ont une vision très parcellaire de l’Inde, pour ne pas dire orientée, propice à favoriser l’adhésion au discours du maître. Peu d’entre eux, d’ailleurs, sont allés en Inde, et parmi ces rares individus beaucoup s’y sont rendus à l’occasion d’un voyage organisé par le mouvement dans un des ashrams indiens de la fondation : l’intérêt du public occidental se concentrant avant tout sur l’offre thérapeutique et spirituelle proposée par le maître.

Conclusion

25 The Art of Living se présente donc comme un mouvement religieux transnational participant du phénomène de la globalisation du religieux à l’échelle mondiale, au même titre que d’autres mouvements, plus anciens mais toujours très actifs, issus de la mouvance néo-hindouiste (Altglas, 2005 : 195-199). Remarquable produit d’exportation, l’offre spirituelle et thérapeutique que propose Sri Sri Ravi Shankar est le fruit d’un habile processus de simplification et de « désethnisation » de valeurs et de pratiques issues de l’hindouisme. Ce reconditionnement26, couplé à une pédagogie claire et empreinte d’humour, donne à ses enseignements une portée qui dépasse le cadre religieux strictement hindou duquel ils tirent leur origine. La nature universelle du message du maître a permis à ce dernier de réunir une communauté transnationale de fidèles lui fournissant une main-d’œuvre bénévole abondante et dévouée prompte à relayer et à diffuser ses enseignements dans le monde ainsi qu’à maintenir une structure organisationnelle toujours plus étendue. Mais cette spiritualité inclusiviste à visée universaliste semble, en Inde, prendre une tournure identitaire très marquée à travers le discours politique d’un Sri Sri Ravi Shankar enclin à défendre avec vigueur les intérêts religieux communautaires hindous. La communauté transnationale de fidèles reflète elle-même ce paradoxe et laisse apparaître un clivage entre disciples occidentaux et indiens, tant au niveau des représentations que des attentes incarnées par la figure du maître. Si les disciples indiens semblent, dans l’ensemble, s’accommoder du discours identitaire et de la figure de leader hindou du guru, les disciples occidentaux, dans une démarche consumériste d’appropriation sélective, semblent ignorer cette dimension de son message. Incarnation de deux logiques en apparence contradictoires, TAOL s’inscrit dans une dynamique transnationale, mais il est en même temps un acteur majeur du phénomène durable qu’est la revitalisation hindoue dans l’Inde contemporaine, apportant par là-même, sa contribution « au tableau mondial de la politisation du religieux » (Heuzé, 2003 : 126).

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WEBER Max, 1995, Économie et société 2, Paris, Plon.

NOTES

*Que soient remerciés ici Marie-Claude Mahias, Djallal Heuzé et Jean-Pierre Albert pour leurs patientes relectures et leurs précieuses suggestions 1. Couverture de l’hebdomadaire national indien d’actualité générale, India Today du 12 novembre 2001. 2. S. Prasannarajan «The Art & Smile of Sri Sri», India Today, 12 novembre 2001, pp.64-74. 3. Duff-Brown Beth, «New Age Rage: The Art of Breathing», CBS News, mis en ligne le 13 juillet 2008. URL: http://www.cbsnews.com/stories/2004/07/13/health/ main629332.shtml. Consulté le 30 mars 2009. 4. François Gautier, «SSRS, maître à penser de l’Inde», Le Point, 19 juillet 2002, 1557, pp.56-57; Annexes, documents presse no3(a) et 3(b). 5. Je reprends ici, en le traduisant, le titre d’un article de presse consacré à SSRS. Voir Allen Salkin, «Emperor of Air», Yoga Journal, sept.-oct. 2002, p.110. L’article est également disponible sur le site Internet du journal à l’URL suivante: http://www.yogajournal.com/ lifestyle/738. Consulté le 30 mars 2009. 6. Vyakti Vikas Kendra peut se traduire par «centre de développement de l’individu». 7. Titre honorifique dérivé du sanskrit paṇḍita. De nos jours il est accordé aux personnes particulièrement érudites en philosophie et textes sacrés hindous. 8. Śaṅkarācārya est le titre donné au samnyāsi à la tête de l’un des monastères (māṭha) dont la fondation est attribuée à Śaṅkara. 9. SSRS voit le stress comme le grand fléau contemporain de l’humanité, cause de souffrance portant atteinte à la joie de vivre. Le but affiché des enseignements du maître est de le combattre, la plus belle preuve de sa réussite étant, selon lui, le sourire retrouvé. 10. Le terme sanskrit Śrī, que l’on trouve également écrit Sri ou Shri, est un titre honorifique de révérence, de vénération. 11. L’enquête de terrain, commencée, en 2002, dans plusieurs antennes françaises du mouvement, et principalement à Toulouse, s’est ensuite élargie, à partir de 2003 et jusqu’en 2006, aux centres internationaux du mouvement (Bad Antogast en Allemagne ainsi que Bangalore et Rishikesh en Inde). 12. TAOL met d’ailleurs en avant, sur ses prospectus publicitaires, cette idée d’expérience capable de changer la vie. 13. À titre individuel, des samnyāsi ont rejoint le mouvement de Sri Sri Ravi Shankar, en en devenant des professeurs et des ambassadeurs prestigieux comme Swami Swatantranand Saraswati (qui prête également son ashram de Rishikesh à la fondation), et plus récemment les médiatiques Swami Mahesh Giri, et Swami Sadyojathah, pour ne citer qu’eux... 14. Le professeur utilise pour cela un enregistrement audio de la voix de Sri Sri Ravi Shankar (qu’il a reçu à la fin de sa formation de «professeur») servant à guider la séance de respiration.

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15. La fondation possède plusieurs ashrams à travers le monde, au Canada et en Allemagne notamment, le siège de TAOL étant l’ashram de Bangalore en Inde. 16. Ces trois termes renvoient aux trois qualités, guna, de la matière selon la philosophie du Yoga: sattva «l’équilibre, la lumière», rajas «les passions, l’excitation» et tamas «les ténébres, la lourdeur». 17. D’après le néologisme hindish (appelé également hinglish ou encore inglish) forgé à partir des termes hindi et english. L’hindish est un parler hybride contemporain, mélange de hindi et d’anglais, très répandu au sein de la jeune génération urbaine et parmi les classes émergentes indiennes, popularisé par le cinéma de Bollywood et par des programmes de variétés diffusés sur les chaînes nationales. 18. La Guru Púrnimā est le jour correspondant à la pleine lune du mois d’Āṣhāḍa (juin/ juillet) dans le calendrier luni-solaire hindou. Il est de tradition pour tout hindou d’honorer son guru, ce jour là. 19. http://www.artofliving.org/intl/ et en français: http://www.artdevivre.fr/ 20. Sri Sri Ravi Shankar n’est pas une exception, nombre de gurus hindous contemporains n’hésitent pas à intégrer dans leurs enseignements des paroles du Christ (Ceccomori, 2001: 361). 21. The Art of Living Foundation, Rishimukh, Bangalore, Vyakti Vikas Kendra, March 2003, p.12. 22. Concept politique traduisible en français par «hindouité» forgé, dans les années vingt, par le politicien indien nationaliste Vināyak Dāmodar Sāvarkar (1883-1966). 23. Le Conseil Hindou Mondial, fondé en 1964, est une organisation religieuse hindoue internationale. 24. En 2004, Sri Sri Ravi Shankar s’éleva vivement contre l’arrestation du Śaṅkarācārya de Kanchipuram, alors suspecté de complicité de meurtre. En 2007, il critiqua la gestion gouvernementale de la crise d’Ayodhya opposant communautés musulmane et hindoue. La même année, avançant des arguments religieux, il dénonça le projet gouvernemental de creusement du canal Sethusamudram, entre la partie sud de la péninsule indienne et le Sri-Lanka. Enfin, plus récemment, début 2009, il a fermement critiqué la position de l’Inde dans la gestion de la crise sri-lankaise. 25. Le Parti du Peuple Indien, fondé en 1980, de tendance nationale-hindouiste, est un des principaux partis politiques de l’Inde. 26. Les américains Cushman et Jones parlent de repackaging (1998: 138).

RÉSUMÉS

The Art of Living (TAOL) est un nouveau mouvement religieux dont la popularité ne cesse de croître dans l’ensemble du sous-continent indien et au-delà. Fondé et mené par Sri Sri Ravi Shankar, le mouvement promeut une spiritualité accessible à tous, basée sur des pratiques yogiques simplifiées et un enseignement philosophique d’inspiration néo-védântique. Le guru entend ainsi réunir une communauté transnationale autour d’une spiritualité à vocation universelle, transcendant les appartenances culturelles et religieuses individuelles. Afin de comprendre les ressorts du succès international que rencontre actuellement TAOL, l’auteur revient sur la genèse du mouvement et s’intéresse aux stratégies de diffusion qui président à son développement communautaire tant dans son contexte de naissance indien qu’à l’échelle planétaire.

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The Art of Living (TAOL) is a new religious movement whose popularity has not ceased to grow in the whole Indian sub-continent, and beyond. Founded and carried out by Sri Sri Ravi Shankar, the movement promotes a spirituality accessible to all, based on simplified yogic practices and a philosophical teaching of neo-vedantic inspiration. Thus, the guru intends to join together a transnational community around a universal spirituality, transcending individual religious backgrounds. In order to understand the motivating forces behind the international success encountered by TAOL, the author goes back over the genesis of the movement and focuses on the various strategies which govern its community development, be it in its Indian context of birth, or on a world-wide scale.

The Art of Living (TAOL) es un nuevo movimiento religioso cuyo renombre no deja de crecer en el conjunto del subcontinente indio, y más allá. Fundado y llevado por Sri Sri Ravi Shankar, el movimiento promueve una espiritualidad accesible a todos basada en prácticas yogicas simplificadas y una enseñanza filosófica de inspiración neo-Vedantica. Así, el guru se propone reunir una comunidad transnacional en torno a una espiritualidad universal, superando las pertenencias culturales y religiosas individuales. Para entender el éxito internacional que encuentra actualmente TAOL, el autor vuelve a hablar de la génesis del movimiento y se interesa por las estrategias de difusión que presiden a su desarrollo comunitario, tanto en su contexto de nacimiento indio que a la escala planetaria.

INDEX

Palabras claves : comunidad transnacional, guru, Nuevo Movimiento Religioso, vitalidad hindúa, yoga Keywords : guru, hindu vitality, New Religious Movement, transnational community, yoga Mots-clés : communauté transnationale, guru, nouveau mouvement religieux, vitalité hindoue, yoga

AUTEUR

ALEXIS AVDEEFF

EHESS – Centre d’anthropologie sociale – Institut français de Pondichéry, [email protected]

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Formation des identités palestiniennes chrétiennes Églises, espace et nation

Sossie Andézian

1 Insignifiante du point de vue statistique, la population palestinienne chrétienne présente un intérêt certain dans le cadre d’une réflexion sur l’importance de la religion et des territoires sacrés en l’absence d’un État1. Trois questions sont ici soulevées afin de cerner la réalité de cette catégorie de population telle qu’elle se construit au quotidien: 1 – Quel est le statut des Palestiniens chrétiens en Terre sainte et quel est le rôle des Églises dans leur ancrage? 2 – Quels usages Églises et fidèles font-ils des Lieux saints? 3 – Comment la diversité des Églises est-elle admise par les hiérarchies respectives, par les instances politiques et par les fidèles?2 L’enquête ne porte pas sur des espaces géographiques aux frontières clairement établies puisque celles-ci ne cessent de se déplacer, mais sur les Églises de Jérusalem, institutions stables depuis plusieurs siècles au sens de Halbwachs et dont la juridiction s’étend sur les territoires palestiniens, Israël et la Jordanie. Leur contrôle des Lieux saints, espaces locaux mais surtout lieux de pèlerinage transnationaux, leur permet de tisser des réseaux de fidèles disséminés aux quatre coins du monde. Par conséquent, les membres d’une Église donnée incluent également les émigrés et les pèlerins.

Une affaire de nombre ou de statut?

Les Églises, institutions efficaces du passé

2 Les Palestiniens chrétiens se répartissent entre les treize Églises officiellement reconnues en Israël-Palestine, qui sont classées localement selon le calendrier suivi, «oriental» (taqwīm sharqī) ou «occidental» (taqwīm gharbī), division qui recoupe la distinction «orthodoxes» ou «catholiques» et «évangéliques». Les Églises orthodoxes regroupent les Églises grecque, arménienne apostolique, syriaque, copte et éthiopienne3, bien que l’historiographie ecclésiale qualifie les quatre dernières «d’Églises orientales non orthodoxes» ou «monophysites» en raison de leur refus de la

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doctrine diophysite relative à la nature du Christ adoptée au concile de Chalcédoine4. Leur classement dans le groupe orthodoxe à Jérusalem se justifie, d’une part, par le maintien du calendrier julien à l’instar de l’Église grecque et, d’autre part, par la nécessité de les distinguer des Églises catholiques nées en leur sein à partir du XVIIIe siècle. Les Églises catholiques comprennent l’Église latine et les Églises maronite, grecque, syriaque, arménienne. Les Églises évangéliques sont formées par l’Église anglicane et l’Église luthérienne fondées à Jérusalem, au XIXe siècle, et dont les fidèles ont été recrutés parmi la population locale (grecs orthodoxes et arméniens notamment)5. De son côté, l’Église latine a également opéré des conversions parmi cette population et créé une Église locale de langue arabe. L’ensemble reflète l’évolution de l’Église de Jérusalem, caractérisée par un mouvement continu de division et de tentatives épisodiques d’union.

3 Une particularité de l’ensemble de ces Églises est leur rattachement à des Églises-mères situées à l’extérieur, ce qui contribue à leur conférer une dimension transnationale. Le clergé, bien que formé dans les séminaires locaux, est souvent d’origine étrangère, ce qui est source de conflits avec les fidèles autochtones dans certaines Églises. Fondées pour accueillir des pèlerins nationaux dans la ville sainte, toutes les Églises ont été amenées à assumer une double vocation, celle de paroisses et de centres de pèlerinage, et à répondre aux besoins spécifiques de fidèles sédentaires et de pèlerins.

4 Les Églises de Jérusalem sont également classées en fonction de leur statut dans la ville sainte en général (sièges de patriarcats, exarchats patriarcaux, archevêchés, évêchés, paroisses) et sur les Lieux saints en particulier (gardiennes, propriétaires, ayant-droit, usagères). Les patriarcats sont au nombre de trois: grec, latin et arménien, mais le premier, le plus ancien, fondé après le concile de Chalcédoine par l’évêque Juvénal qui se pose comme successeur de l’apôtre Jacques, porte le titre de «patriarcat de Jérusalem»6. Ce titre, honorifique, n’accorde pas de prérogatives particulières, mais peut être utilisé en cas de litige avec les autres Églises.

5 Ces Églises et leurs membres, pratiquants comme non pratiquants, sont réunis sous le vocable de al-ṭawā’if al-masīḥiyya (les communautés chrétiennes)7. On a pu voir dans ce maintien de l’organisation des Églises de Jérusalem et de leurs fidèles, avec à leur tête des chefs religieux détenant pouvoir spirituel et temporel, une survivance de la mentalité tribale et une forme de résistance à la modernité politique8. Or, les Palestiniens chrétiens font, dès la fin du XIXe siècle, l’expérience du nationalisme transcendant les appartenances confessionnelles à la tête des mouvements de libération9. Ce sont les puissances internationales et les pouvoirs qui les administrent qui les enferment dans des structures communautaires. Le mandat britannique contribue à institutionnaliser le système des millet, non seulement en renforçant l’autorité des chefs religieux chrétiens, mais en créant de telles structures au sein de la population musulmane elle-même. Et, tout en reconnaissant la primauté de la communauté musulmane de Palestine, il soustrait les tribunaux chrétiens à la juridiction des tribunaux islamiques (Dumper, 2002). Le terme millet prend une connotation politique de «peuple», en référence à l’article 22 de la Ligue des Nations (Webber, 1985). Cependant la connotation religieuse demeure très forte et l’identité religieuse se confond avec l’identité sociale indépendamment des croyances et des pratiques.

6 Après 1948, le rôle d’encadrement des populations chrétiennes par les Églises se renforce. L’exode puis toutes les guerres et les situations d’instabilité politique

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conduisent les Palestiniens chrétiens restés sur place à se réfugier dans les monastères. Toutes les Églises en accueillent et certains y demeurent jusqu’à présent. L’exemple le plus marquant est celui du patriarcat arménien apostolique qui transforme les maisons des pèlerins en logements pour les réfugiés; le patriarcat grec orthodoxe en héberge toujours dans deux de ses couvents, et le patriarcat latin poursuit sa politique de construction de logements pour les jeunes ménages de manière à freiner le mouvement d’émigration. Les Églises fournissent non seulement des logements, gratuitement ou contre des loyers modiques, mais également de la nourriture aux plus démunis. En outre, la plupart possèdent des dispensaires et animent tout un ensemble d’associations caritatives. Plusieurs hôpitaux de Jérusalem et Bethléem sont des établissements chrétiens. Le statut personnel est toujours régi par les lois religieuses10. Par conséquent, c’est moins par atavisme que par nécessité que les structures communautaires confessionnelles se sont renforcées.

7 L’importance des Églises se marque aussi par leur rôle dans l’enseignement. Les écoles communautaires ont perdu leurs effectifs au profit d’écoles ouvertes à tous, chrétiens de toutes dénominations comme musulmans. En l’absence d’un système d’enseignement national satisfaisant, ces établissements privés sont privilégiés par les familles. Aux écoles des missionnaires occidentaux (franciscains, frères de la Salle, sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition... pour les catholiques et anglicans, luthériens et baptistes pour les évangéliques), se sont ajoutées celles d’ordres religieux locaux, les sœurs du Rosaire, par exemple. À Bethléem, une université catholique fondée par le Vatican, en 1973, accueille des étudiants de toute la région, toutes confessions confondues.

Les Palestiniens chrétiens, une population en déclin?

8 Le nombre de chrétiens a considérablement diminué depuis 194811 où beaucoup d’entre eux ont trouvé refuge dans les pays limitrophes. Cette réduction numérique a créé un sentiment de perte parmi cette population avec le départ des membres les plus influents, intellectuels, artistes, hommes d’affaires. La vie de paroisse revêt une importance capitale dans cette perspective. À travers les rituels, les fidèles reconstituent leur communauté imaginée, le souvenir des cérémonies passées permettant de revivre le sentiment d’appartenance de groupe. De leur côté, les autorités religieuses font de la réduction de la taille de leurs communautés de fidèles une caractéristique de l’identité chrétienne. On doit surtout à l’évêque palestinien, Michel Sabbah, qui occupa la fonction de patriarche latin de janvier 1988 à mars 2008, une pensée élaborée sur la question. Il la réaffirme dans sa dernière lettre pastorale rédigée sous forme de testament à l’intention du clergé et des fidèles. Pour lui, l’infériorité numérique des chrétiens, qui n’implique pas la marginalité, est constitutive de la vocation chrétienne en Terre sainte sur le modèle des disciples du Christ, eux aussi en petit nombre pour témoigner de sa vie sur terre. Et il exhorte les chrétiens à assumer leur rôle actif dans l’édification de la société palestinienne12.

9 Soulignons que la période d’avant 1948, qui correspond principalement à l’époque du mandat britannique, est idéalisée. Le nombre des chrétiens est encore important (migrations internes des zones rurales vers les zones urbaines, arrivée massive de réfugiés arméniens et syriaques, migration économique des pays limitrophes), leur niveau économique relativement élevé, et leur vie culturelle très dynamique (Tsimhoni,

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1993). Pourtant, les années du mandat sont loin d’avoir été des années paisibles. La perspective de création d’un Foyer national juif provoque de nombreuses tensions entre la population palestinienne et le gouvernement britannique. Des chrétiens sont à l’initiative de mouvements de protestation. Mais la mémoire chrétienne a conservé de ces années le souvenir d’une vie économique faste et d’une vie communautaire intense. Les archives des paroisses confirment ces faits et révèlent l’existence de communautés actives avec des écoles, des associations culturelles, des cercles littéraires et artistiques, des imprimeries, des journaux et des revues, des troupes de scouts, des chorales13. Leur niveau d’instruction plutôt élevé et leur connaissance des langues permettent aux chrétiens d’accéder à des emplois dans l’administration britannique. Artisans et commerçants développent leurs activités dans toute la Palestine (Dumper, 2002). Ce qui fait de cette période une référence pour évaluer la condition des Palestiniens chrétiens d’aujourd’hui où leur profil économique a décliné progressivement au fil des ans, bon nombre d’entre eux qui travaillaient dans l’industrie du tourisme ayant été réduits au chômage.

10 Après 1948, une partie de la population chrétienne restée dans la Palestine historique passe sous souveraineté israélienne, principalement dans les villes de Jaffa, Nazareth, Ramleh et quelques villages de Galilée. Les autres convergent vers Jérusalem-Est ou s’installent dans les communes s’étendant de Jérusalem à la ville de Ramallah au Nord et à Bethléem et les communes chrétiennes de Beit Jala et Beit Sahour au Sud; ils sont placés sous souveraineté jordanienne. Les relations des fidèles avec leurs paroisses sont plus intenses. Celles-ci les hébergent pour la plupart et les encadrent sur les plans religieux, éducatif, social et sanitaire. Elles coordonnent, en outre, les aides fournies par les organisations internationales d’assistance aux réfugiés ainsi que les institutions caritatives. Les associations culturelles contribuent au maintien des structures communautaires. Le contexte est moins favorable pour les Palestiniens chrétiens d’Israël, les relations avec Jérusalem-Est étant impossibles. Les Églises y envoient des prêtres pour les encadrer et une vie paroissiale s’y réorganise lentement. Des autorisations de quarante-huit heures sont accordées parcimonieusement à Noël et à Pâques pour permettre à ceux qui le souhaitent de se rendre à Bethléem et Jérusalem, assister aux cérémonies religieuses et visiter familles, amis et voisins (Rose, 1993).

11 L’occupation israélienne des territoires palestiniens à partir de 1967 a des effets paradoxaux sur la situation des chrétiens: réduction de leur nombre avec de nouveaux départs massifs et rétablissement progressif des contacts avec les Palestiniens chrétiens d’Israël. Toutefois, la fermeture des frontières avec les pays arabes isole les chrétiens de leur environnement culturel, en particulier du Liban où la plupart des intellectuels et des membres des professions libérales avaient fait leurs études supérieures. Le Liban constituait aussi un des pays de destination des réfugiés, un vivier pour les alliances matrimoniales et le recrutement des séminaristes. Ce sentiment d’isolement va être d’autant plus fort qu’il n’y aura plus de pèlerins en provenance des pays arabes.

12 La focalisation sur la dimension religieuse de la population palestinienne chrétienne ne doit pas faire oublier son rôle actif dans le mouvement national palestinien, résolument non confessionnel, même après 194814. Lors de la première intifada ou «révolution des pierres», soulèvement populaire commencé en 1987 et caractérisé par des grèves, des actes de désobéissance civile et des manifestations pacifiques, les chrétiens sont très actifs. Clercs musulmans et chrétiens organisent des marches à partir des mosquées et des églises, où religieux et politiques, intellectuels et gens du peuple se trouvent réunis

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(Ashrawi, 1995). Rappelons que dans les années quatre-vingts, l’arabisation des Églises de Jérusalem se poursuit avec la nomination, par le Vatican, d’un patriarche latin palestinien en décembre 1987, fonction jusque-là dévolue à des évêques européens15. Et avec la création d’associations se réclamant des théologies de la libération, plus exactement d’une théologie contextuelle16, un mouvement œcuménique propre aux Églises de Terre sainte se dessine progressivement.

13 La création de l’Autorité palestinienne, en 1994, et sa souveraineté sur une partie des Lieux saints, l’Église de la Nativité à Bethléem notamment, suscite un mouvement de «nationalisation» des Églises de Jérusalem ou du moins l’affirmation de la dimension palestinienne de leur identité. Par la suite, le soutien actif apporté par les Églises à la population au cours de la seconde intifada (septembre 2000) renforce leur rôle comme instances nationales. L’expression «les pierres vivantes» est de plus en plus utilisée pour désigner les Palestiniens chrétiens qui, par leur présence permanente dans des conditions de vie extrêmement difficiles, assurent le fonctionnement des Lieux saints désertés par les pèlerins. On peut en conclure que la position des chrétiens dans la société palestinienne est moins une affaire de nombre que de statut symbolique.

Les Lieux saints, espaces d’affirmation identitaire?

14 À la lutte séculaire entre les différentes Églises pour leur contrôle, s’est ajouté le conflit territorial entre Israéliens et Palestiniens qui a au moins deux conséquences: celle d’éloigner les pèlerins affluant de l’extérieur lors des périodes de conflit aigu, celle d’éloigner les pèlerins de l’intérieur dont la plupart ne sont pas autorisés à entrer à Jérusalem et/ou à Bethléem17. Qu’advient-il dans ce contexte des conflits interchrétiens tant soulignés par tous les observateurs depuis des siècles? L’hostilité entre groupes chrétiens se manifeste et les identités particulières s’expriment sous des formes plus ou moins radicalisées sur les Lieux saints au moment des cérémonies importantes du calendrier liturgique, notamment Noël à la basilique de la Nativité et Pâques au Saint- Sépulcre. Les conflits peuvent toucher aussi bien les religieux que les laïcs et sont significatifs de l’intériorisation par les chrétiens locaux de l’histoire longue des luttes pour le contrôle spatial. Tout se passe comme si les Lieux saints étaient les derniers espaces de vie ou de survie d’identités chrétiennes particulières héritées du passé.

15 Les usages des Lieux saints par les différentes dénominations sont soumis à un décret datant de la période ottomane et connu sous le nom de Statu Quo. Émis en 1852, ce décret, ou firman, gèle les droits de propriété et d’usage de chaque Église en vigueur à ce moment pour mettre fin aux disputes. Les Lieux saints principaux (Saint-Sépulcre, grotte de la Nativité, tombe de Marie, sanctuaire de l’Ascension) sont partagés par les Églises grecque orthodoxe, latine18 et arménienne apostolique, chacune y possédant des territoires à usage commun ou exclusif. D’autres Églises, copte, syriaque et éthiopienne orthodoxes y ont un accès restreint. Ils sont répartis entre Jérusalem-Est intra muros (Saint-Sépulcre) ou extra muros (la tombe de Marie à Gethsémani, le sanctuaire de l’Ascension sur le mont des Oliviers) et la Cisjordanie (la grotte de la Nativité à Bethléem).

16 Confirmé par le traité de Paris (1856), à la fin de la guerre de Crimée et déclaré inviolable dans le traité de Berlin (1878), adopté par le mandat britannique et les Nations unies, le Statu Quo jouit d’une garantie continue dans le droit international. Il est appliqué par les gouvernements israélien et palestinien. Mais le projet de constituer

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Jérusalem et Bethléem en corpus separatum administré par les Nations unies sous un régime international spécial, de manière à protéger et préserver les intérêts des trois religions monothéistes et de maintenir le caractère universel de la Terre sainte, n’a pu être réalisé19.

17 Les accords d’Oslo (1993) vont reconfigurer la géographie des Lieux saints chrétiens qui seront répartis entre Jérusalem-Est, occupée par Israël en attendant les accords définitifs sur le statut de la ville, et la Cisjordanie. Aujourd’hui, le statut de Jérusalem n’est toujours pas fixé et la ville est séparée de Bethléem par un mur depuis 2005. Ainsi, les rapports des Églises et des fidèles aux Lieux saints sont tributaires du statut politique et administratif des territoires sur lesquels ils se trouvent. Si les hommes d’Église arrivent à se mouvoir plus ou moins facilement entre les différents espaces placés sous leur juridiction, les déplacements sont plus difficiles pour les fidèles.

Diversité des Églises et usages des territoires sacrés

18 Les récits de pèlerinage se sont toujours fait l’écho de nombreux incidents sur les Lieux saints. Les altercations ont diminué depuis la promulgation du Statu Quo mais n’ont pas disparu. Les relations entre les Églises liées par le Statu Quo vont depuis la coexistence harmonieuse jusqu’aux conflits aigus, impliquant l’agression physique dans les cas extrêmes. Des représentants de chaque Église, qui cohabitent nuit et jour, entretiennent de bonnes relations de voisinage avec un objectif commun, celui de protéger les Lieux saints et d’y accueillir les pèlerins. Lorsque des offices sont célébrés en même temps, des liturgies différentes, dans des langues différentes, «se mélangent» ou «s’entrechoquent» (selon le point de vue de l’observateur). Certains y voient un «témoignage de la richesse des traditions chrétiennes de Terre sainte» et un «moment privilégié de dialogue entre les Églises»; d’autres de la «cacophonie» et de l’«anarchie» contribuant au contraire à accentuer les divisions. Pas d’incidents au cours de ces offices, chacun restant sur son territoire. La seule manifestation de rivalité notable est la compétition sonore entre officiants et chœurs, qui consiste à élever la voix plus que les autres, «non pas pour perturber la cérémonie de l’autre» mais «pour se faire entendre des fidèles»20. Les incidents sont provoqués par l’empiètement de l’espace d’une Église par une autre au cours des cérémonies. Des religieux ont le droit de marcher sur les territoires les uns des autres à condition qu’ils ne soient pas en habits liturgiques. Les fidèles et pèlerins ont le droit de circuler librement dans les différents espaces, sauf les jours des célébrations officielles et solennelles où ils sont placés sous la stricte surveillance d’un drogman21. La police de l’autorité locale l’assiste dans cette tâche et intervient à sa demande (la police israélienne à Jérusalem et la police palestinienne à Bethléem)22.

19 Les conflits les plus graves éclatent lors des cérémonies solennelles impliquant la participation concomitante de plusieurs Églises. Les disputes peuvent être rituelles, et contribuer à réaffirmer les limites spatiales et temporelles de chaque Église, ou être inattendues, et menacer l’équilibre instauré par le Statu Quo, lorsque des contractants tentent de modifier la redistribution de l’espace et du temps liturgiques à leur avantage. Le lieu saint le plus sensible dans cette perspective est le Saint-Sépulcre, et la cérémonie la plus redoutée, par l’ensemble des autorités religieuses et politiques ainsi que les fidèles, est la cérémonie du Feu sacré le samedi saint orthodoxe, symbolisant la Résurrection du Christ. Cérémonie présidée par le patriarche grec orthodoxe avec la

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participation des Églises arménienne, syriaque et copte et en présence de pèlerins et de fidèles locaux, elle se déroule en fin de matinée et non dans la nuit du samedi au dimanche pour des raisons d’organisation liées au Statu Quo. Les participants doivent porter des badges avec le nom de leur Église d’appartenance et suivre leur clergé qui fait une entrée solennelle sous forte escorte policière. À l’intérieur, chaque Église a ses espaces assignés dont les frontières sont gardées par les services d’ordre respectifs.

20 Cette cérémonie constitue un des moments rituels où les communautés chrétiennes, plus précisément orthodoxes, se donnent à voir dans toute leur diversité. Clercs et laïcs, croyants et non croyants, pratiquants et non pratiquants, sympathisants du clergé comme non sympathisants, communautaristes comme anti-communautaristes, tous suivent la procession, offrant au regard extérieur l’image d’ensembles parfaitement structurés, où autorités religieuses, notables laïques, représentants et membres d’associations culturelles et caritatives, scouts, fidèles locaux et pèlerins d’autres villes d’Israël-Palestine ou de l’extérieur semblent parfaitement intégrés. Ceux qui assistent à la cérémonie le font en tant que membres d’une communauté confessionnelle et affirment cette appartenance face aux autres, chrétiens et non chrétiens. Cette participation en tant que membre d’une communauté est imposée à tous par les services de sécurité. Des entretiens révèlent la grande disparité des rapports au fait communautaire, qui vont depuis la simple présence jusqu’à la revendication de leurs droits sur les Lieux saints, en passant par l’affirmation de leur identité confessionnelle. Précisons que tous ceux qui suivent la procession, depuis le siège de leur Église jusqu’au Saint-Sépulcre en traversant les ruelles de la vieille ville, ne pénètrent pas à l’intérieur de la basilique. Certains attendent la fin de la cérémonie sur le parvis, où ils rencontrent des membres de leurs réseaux sociaux.

21 À l’intérieur, la présence des membres de chaque Église dans les espaces assignés prend une autre signification. Il s’agit de réaffirmer la possession des territoires acquis et de les défendre contre toute intrusion ou agression. Cette délimitation de l’espace, critiquée par les pèlerins et par beaucoup de chrétiens locaux23, a deux raisons d’être. Pour les autorités politiques, civiles et militaires, il s’agit d’une mesure de sécurité afin d’éviter les bagarres; c’était le sens de l’établissement du Statu Quo. Au fil du temps, s’est développé dans chaque communauté un sens de la propriété fondant l’identité territoriale. Tout droit, dans l’espace des Lieux saints, prend le sens de «droit divin», et le territoire devient une «forteresse inattaquable»24. Dans le contexte du conflit israélo- palestinien, ce statut de propriété est d’autant plus revendiqué que la population locale a subi de grandes pertes territoriales avec l’établissement de l’État d’Israël. Comme si les Lieux saints étaient les derniers bastions des communautés chrétiennes et les seules preuves tangibles de leur existence. Et plus un groupe est numériquement faible, plus la préservation des territoires sacrés devient un enjeu important. En empêchant les autres d’en fouler le sol, les membres d’une communauté donnée redessinent les frontières qui les séparent, processus au fondement des identités, mais ce faisant ils mettent en danger l’unité des chrétiens tant recherchée par ailleurs.

La tombe du Christ, un haut-lieu disputé

22 Depuis plusieurs années, un conflit oppose Grecs et Arméniens de façon récurrente au cours de la cérémonie du Feu sacré25. Traditionnellement, c’est un rituel grec dans lequel les Arméniens jouent un rôle actif. Le rituel consiste à faire jaillir la «lumière miraculeuse» dans la tombe à l’heure présumée de la résurrection du Christ sous l’effet

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des prières du patriarche grec. Auparavant, lampes et cierges sont (officiellement) éteints dans la tombe et la porte est scellée par les gardiens musulmans26 du Saint- Sépulcre en présence de témoins représentant chaque Église.

23 Conformément à l’usage, le patriarche grec pénètre dans la tombe accompagné d’un prêtre ou d’un évêque arménien portant le titre de lusahan27. Tenant dans chaque main un faisceau de douze cierges (nombre des apôtres), les deux hommes s’agenouillent devant la pierre tombale et récitent des prières «en silence», le patriarche grec au fond à gauche et le lusahan arménien à droite. À l’extérieur, l’assemblée est sous tension et les porteurs de feu attitrés de chaque communauté attendent impatiemment que la flamme leur soit communiquée à travers des trous, de la façade nord pour les Grecs et sud pour les Arméniens. Le rituel doit être court, l’immédiateté de l’«apparition» de la flamme dans une lampe suspendue au-dessus de la tombe attestant de son caractère miraculeux28. Tout retard mettrait en doute la légitimité du patriarche grec.

24 Dès sa réception, la flamme passe parmi la foule qui allume des faisceaux de cierges (au nombre de trente-trois, l’âge du Christ) et des lampes-tempêtes au milieu des cris de joie et des carillons. Elle est rapidement communiquée au patriarche arménien qui bénit la foule depuis la galerie haute. À leur sortie de la tombe, les deux officiants brandissant les torches allumées sont accueillis par les applaudissements. Le patriarche se dirige vers le chœur grec tandis que le lusahan, hissé sur des épaules, est acclamé par les siens et porté jusqu’à la sacristie. Puis le clergé arménien entame la procession rituelle dans la Rotonde (trois tours), suivi des clergés copte et syriaque29. À l’issue de la cérémonie, chaque Église retourne à son siège en procession menée par le porteur de flamme à travers les ruelles de la vieille ville. Celle-ci sera envoyée aux paroisses locales et dans quelques pays étrangers (Jordanie, Grèce, Russie...) qui affrètent des avions pour la circonstance. On se félicite mutuellement et on distribue la lumière à ceux qui n’ont pas pu assister à la cérémonie. La tension retombe et la ville retrouve une atmosphère de fête quelque peu ternie le matin par les mesures sécuritaires.

25 En 2002, une dispute éclata dans la tombe entre les deux officiants qui finirent par en venir aux mains. La transmission du feu retardée sema la panique et la consternation parmi l’assistance. Le patriarche grec empêcha le prêtre arménien d’allumer ses cierges directement et en même temps que lui et exigea de sortir la flamme le premier. Le prêtre arménien, qui avait déjà officié l’année précédente, précisa les règles au patriarche dont c’était la première célébration puisqu’il avait été élu au mois de septembre précédent: ils allumèrent leurs cierges en même temps et transmirent le feu à leurs communautés respectives au même moment. Le patriarche éteignit les cierges du prêtre. Ce dernier les ralluma avec son briquet et passa le feu à l’extérieur. Le patriarche l’empêcha de sortir. Aucun des deux ne voulant céder, la négociation laissa la place à l’échange de coups et l’intervention de la police devint inévitable.

26 L’année suivante, des fidèles locaux de rite grec orthodoxe refusèrent de participer à la cérémonie tant que les deux Églises ne seraient pas parvenues à régler leur différend30. Ils reprochaient aux religieux de semer la discorde parmi les chrétiens et de les affaiblir par rapport aux musulmans et aux juifs. Et, fait significatif, contrairement aux craintes des services de sécurité, aucune bagarre ne se produisit entre fidèles des deux Églises qui formèrent plutôt un front commun pour dénoncer des «agissements qui discréditent les chrétiens»31.

27 Toutes les tentatives de conciliation et de compromis par l’intermédiaire des autres Églises d’abord, du ministère israélien des Affaires religieuses ensuite, sont restées

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vaines à ce jour. Il s’avère que chacun interprète à sa façon les passages peu précis et parfois contradictoires du Statu Quo concernant ce rituel. Établi par le commissaire de district britannique, L.G.A. Cust (1980), à partir d’une enquête sur les droits et usages effectifs des Églises dans les Lieux saints depuis l’entrée en vigueur du Statu Quo, en 1852, ce texte n’est pas un recueil de lois à proprement parler. «The accounts of practice given in this print are not to be taken as necessarily having authority», note l’auteur dans le document. Il est plutôt utilisé comme base de négociation continue entre les parties, avec pour principe la coexistence pacifique sur les Lieux saints et leur protection. Les transgressions sont tolérées tant qu’il n’y a pas d’enjeux majeurs, mais dès qu’une Église se sent menacée, elle réaffirme ses droits avec, le cas échéant, le recours à des firmans obtenus avant cette date et qui n’ont pas été intégrés dans le texte32. C’est ce que fait chaque partie depuis le premier incident, en 2002, sans résultat; le conflit se prolonge et se durcit. Désormais les Grecs revendiquent leur droit exclusif sur la tombe en exigeant d’y placer un gardien grec au cours des offices arméniens et latins. Les Arméniens résistent et cherchent à exclure le gardien grec d’un espace qu’ils partagent en droit avec les deux autres Églises. Les incidents se multiplient, dont le plus violent s’est produit, en novembre 2008, lors de la Fête de la Croix arménienne où l’on a vu des séminaristes arméniens en habits liturgiques et des membres du clergé grec en soutane se battre dans la Rotonde. Les Arméniens ayant fait sortir le gardien grec de la tombe, le clergé grec avait bloqué la procession arménienne et appelé en renfort policiers et soldats israéliens33.

Enjeux d’une compétition

28 Ces incidents s’inscrivent dans une série de faits qui laissent penser que le patriarcat grec tend à réclamer l’usage exclusif des espaces les plus stratégiques dans les Lieux saints, où il détient déjà le plus de droits par rapport aux autres Églises. Le premier incident survint au moment du siège de la basilique de la Nativité où des Palestiniens, combattants et non combattants, ainsi que des journalistes occidentaux accompagnés d’un photographe de Jérusalem, qui avaient été surpris par l’arrivée des chars israéliens sur le parvis, s’étaient réfugiés dans l’église. Ils avaient pénétré dans le lieu saint par l’entrée du cloître des Franciscains et s’étaient installés dans les chapelles arméniennes et grecques. Les Franciscains les ont nourris pendant trente-neuf jours et ont mené les négociations avec les autorités politiques et religieuses34. Après l’évacuation du site, le patriarche grec avait reproché aux Franciscains leur mainmise sur la basilique et changé la serrure de la porte d’entrée35. Depuis, les conflits s’étaient multipliés entre les Grecs et les autres Églises dans le lieu saint36.

29 Le patriarche grec porte le titre de patriarche de Jérusalem, ce qui est reconnu par toutes les autres Églises, et la cérémonie du Feu sacré, bien que rituel orthodoxe, est la fête de tous les chrétiens de Jérusalem. C’est le moment par excellence de l’affirmation de l’identité chrétienne de la ville. Mais c’est un patriarche non reconnu par les autorités israéliennes qui officiait en 2002. Élu par le synode grec, le patriarche doit être accepté par les gouvernements sur les territoires desquels s’exerce sa juridiction, en l’occurrence les gouvernements jordanien, palestinien et israélien. Les deux premiers ont confirmé son élection alors que le dernier temporisait en invoquant différentes raisons. L’accord du gouvernement israélien est d’autant plus important ici que le Saint-Sépulcre est, pour le moment, sous leur contrôle. Le patriarche cherchait-il à compenser l’absence de légalité par un surcroît de légitimité? Le Feu sacré est

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supposé jaillir sous l’effet des prières du patriarche grec. C’est la thèse que l’Église grecque défend depuis des siècles en relatant des cérémonies passées au cours desquelles Arméniens et Latins auraient tenté d’usurper ce privilège sans succès: non seulement leurs prières étaient inefficaces, mais le feu s’était abattu sur une colonne du parvis et l’avait fendue37. Si le patriarche grec accepte la présence du prêtre arménien à ses côtés et le laisse prier sur la tombe, il lui conteste le droit de manipuler directement l’élément prodigieux et de le transmettre à l’extérieur en même temps que lui afin d’apparaître aux yeux de tous comme le témoin unique du miracle de la Résurrection: il se pose ainsi comme le représentant de l’ensemble des Églises de Jérusalem et le chef de l’ensemble des communautés chrétiennes. La participation de l’Église arménienne à la production du miracle de la Résurrection pourrait donc constituer une menace pour cette suprématie38.

30 Par ailleurs, le patriarche grec est contesté par les fidèles palestiniens qui l’accusent de vendre les biens de l’Église au gouvernement israélien. Cette rumeur est confirmée par la presse israélienne qui fait état de pressions exercées pour en obtenir la signature de vente de terrains. À peine le gouvernement israélien l’avait-t-il enfin reconnu comme patriarche que la contestation de sa légitimité commença à gagner une grande partie de son clergé. Tous l’accusaient d’avoir vendu des bâtiments de la vieille ville à des organisations juives et d’avoir ainsi mis en danger la présence chrétienne à Jérusalem. La mobilisation contre lui devint tellement forte qu’il fut destitué et un nouveau patriarche élu en 2005. Le même scénario se reproduisit avec ce dernier qui ne sera reconnu par le gouvernement israélien qu’en décembre 2007, alors que le premier, demeuré au patriarcat, reste sous la protection de la police israélienne. Les rumeurs de vente de terrains continuent de se répandre pointant un doigt accusateur sur le nouveau patriarche. Cette fragilité de l’Église grecque pourrait expliquer la multiplication des conflits avec les autres Églises et sa revendication d’hégémonie, voire d’exclusivité des droits sur la tombe du Christ. La fréquence des incidents avec l’Église arménienne s’expliquant par le fait que les deux partagent plusieurs Lieux saints, et, suivant le même calendrier, officient plus souvent ensemble.

31 De leur côté, les Arméniens se présentent dans une position défensive et déclarent préserver des droits acquis. Lorsque les Grecs soulignent l’ambiguïté du texte du Statu Quo relatif au rituel du Feu sacré en privilégiant les passages qui sont à leur avantage, les Arméniens brandissent des firmans ottomans en leur faveur; ils s’appuient surtout sur la tradition telle qu’ils l’ont toujours pratiquée et privilégient la mémoire de la praxis pour contester les «preuves» avancées par les premiers39. Il ne s’agit pas d’une compétition pour le titre de patriarcat de Jérusalem puisque l’Église arménienne est une Église «nationale» et a des fidèles arméniens exclusivement, alors que l’Église grecque a des fidèles grecs et des fidèles arabes locaux de rite grec, même si les relations avec ces derniers ont toujours été tendues. Les Arméniens, qui ont perdu beaucoup de leurs membres après 1948, sont de plus en plus jaloux de leurs droits sur les Lieux saints. Et depuis l’accession de l’Arménie soviétique à l’indépendance, en 1991, les Lieux saints de Jérusalem sont revendiqués par l’Église arménienne comme le centre spirituel de la nation. Les séminaristes sont quasi exclusivement originaires d’Arménie et le nombre de prêtres de ce pays ne cesse d’augmenter, attirant de plus en plus de pèlerins. Par ailleurs, un nombre important d’immigrés arméniens des anciennes républiques soviétiques sont arrivés en Israël en tant qu’immigrants juifs et certains

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d’entre eux, sans ascendance juive, participent aux cérémonies religieuses sur les Lieux saints.

32 Des membres du clergé et des fidèles locaux des deux Églises s’efforcent de rétablir des relations harmonieuses entre les deux parties afin de préserver les Lieux saints et de maintenir une population chrétienne unie dans la ville sainte. Le rôle des laïcs est particulièrement important dans cette perspective. Un grand pas en avant avait été réalisé à la suite de l’abandon de l’administration des territoires palestiniens par le royaume jordanien, en 1988. Et, dès sa création, l’Autorité palestinienne avait cherché à réguler les relations entre les Églises pour cimenter l’union nationale. Un retour à la période des accords d’Oslo s’impose pour rendre compte des actions menées à cette fin par les pouvoirs politique et religieux ainsi que par la société civile.

De la division des Églises aux tentatives d’union

Le mouvement œcuménique en Terre sainte

33 Si la question de la division des Églises d’Orient est très connue, celle de leurs tentatives d’union l’est beaucoup moins. Le mouvement œcuménique est d’autant plus important au Moyen-Orient qu’il est appréhendé localement comme une alternative à la diminution du nombre des chrétiens (Corbon, 2005). Il est organisé dans le cadre du Conseil des Églises du Moyen-Orient (CEMO), fondé en 1974. Les Églises y sont classées en quatre «familles ecclésiales» ou groupes d’Églises en communion totale les unes avec les autres du point de vue doctrinal et juridique: la famille orthodoxe (Églises orthodoxes d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem, de Chypre), la famille orthodoxe orientale (Églises syriaque, arménienne, copte) et la famille évangélique (Églises réformée, épiscopale, luthérienne). La famille catholique intègre l’organisation en 1990 seulement bien que des catholiques participent aux activités à titre individuel. L’Église assyrienne les rejoindra en 1994. Basé au Liban, le CEMO est représenté à Chypre, en Syrie, Jordanie, Palestine, Iraq, Oman et Égypte. Progressivement, il oriente ses efforts dans le sens du dialogue islamo-chrétien. Et, depuis la guerre civile du Liban, il prône la nécessité de l’union nationale.

34 Inscrit dans le mouvement régional, l’œcuménisme des Églises de Jérusalem pose des problèmes spécifiques en raison de la gestion des Lieux saints. Si les obstacles à l’unité sont soulevés par l’inégalité de l’accès à ces lieux, inversement la situation politique ainsi que ses effets sur la vie quotidienne des fidèles contribuent à rapprocher les Églises.

35 L’existence et l’autonomie des Églises ne sont pas remises en question et les disputes doctrinales n’ont plus cours depuis longtemps. Les débats théologiques ont lieu dans le cadre des activités d’enseignement assurées par des membres du clergé d’une Église donnée dans les séminaires des autres. La question des conversions, qui avait opposé les Églises orthodoxes aux Églises latines et protestantes à partir du XIXe siècle, n’est plus d’actualité40. En dehors des conflits touchant les droits sur les Lieux saints, les relations sont protocolaires et courtoises.

36 Deux types d’actions communes sont observés. D’une part, les prières œcuméniques, impliquant toutes les Églises, sauf l’Église grecque orthodoxe qui rejette l’idée de prières communes tant que les Églises sont séparées41; de l’autre, les déclarations et initiatives communes à propos de la situation politique en général et du statut de

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Jérusalem en particulier, et qui impliquent l’ensemble des Églises. Depuis 1995, le CEMO, qui a installé un bureau permanent à Jérusalem, organise ce dialogue. Il a été particulièrement actif, entre 1995 et 2000, dans la préparation et l’encadrement des célébrations du jubilé.

37 Si l’on fait remonter les débuts de l’œcuménisme à Jérusalem à la rencontre du pape PaulVI et du patriarche orthodoxe Athênagoras, en 196442, le rapprochement des Églises débute plus exactement lors de la première intifada (Teyssier d’Orfeuil: 1999). À partir des accords d’Oslo, celles-ci seront très attentives à l’évolution du statut de Jérusalem et des Lieux saints. À la signature du traité de paix entre la Jordanie et Israël, en juin 1994, qui confère à la Jordanie un rôle «spécial et historique» sur les Lieux saints, les Palestiniens sont inquiets de la perspective d’un accord sur Jérusalem. Dans leur mémorandum sur la «Signification de la Ville sainte pour les chrétiens»43, les chefs d’Églises rappellent leurs droits et demandent à participer aux négociations; leurs préoccupations ne se limitent pas aux sites chrétiens mais s’étendent aux sites musulmans. Ils se réunissent régulièrement chez le patriarche grec orthodoxe pour débattre d’un ensemble de questions liées aux difficultés de la vie quotidienne: fermeture de Jérusalem aux habitants des territoires palestiniens et sa répercussion sur la vie familiale, religieuse et sociale, violence, profanation des Lieux saints. Depuis, des messages communs sont rédigés tous les ans, à Noël et à Pâques. En juillet 2000, les trois patriarches adressent une lettre au président américain, au premier ministre israélien et au président de l’Autorité palestinienne réunis à Camp David pour s’assurer que les droits des chrétiens seront préservés. Lors de l’éclatement de la seconde intifada, suite à la visite d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des Mosquées, ils font une déclaration commune condamnant la violation du lieu saint. Les prières œcuméniques seront dès lors plus fréquentes et des marches organisées chaque fois que la violence s’intensifie sur le terrain ou lorsque l’accès aux Lieux saints est compromis.

38 Un des facteurs de division des Églises est attribué à leur rattachement à des Églises basées hors de Terre sainte. Le chef de l’Autorité palestinienne saisit l’occasion du millenium pour s’affirmer comme instance d’organisation d’une «Église nationale» tout en déclarant respecter les spécificités et les prérogatives de chacune d’elles. Il invita à la fois les chefs d’État et les chefs de toutes les Églises représentées à Jérusalem. La majorité d’entre eux répondirent à l’appel et étaient à ses côtés lors des célébrations de Noël selon les trois rites, latin, orthodoxe, arménien44. Le drapeau palestinien flottait aux côtés des drapeaux de chaque pays. Le président de l’Autorité palestinienne officialisa ainsi son rôle de garant politique des Lieux saints chrétiens et du Statu Quo dans les territoires palestiniens.

39 Tout en s’attachant à leur autonomie en matière administrative et rituelle, les Églises acceptèrent la légitimité de la nouvelle autorité politique. Et, malgré quelques tensions entre organisateurs des manifestations religieuses, politiques et culturelles, l’ensemble des activités fut placé sous l’égide de l’Autorité palestinienne. Chaque famille ecclésiale organisa ses propres cérémonies tandis que le CEMO se chargeait des célébrations œcuméniques. L’événement le plus important fut l’ouverture du jubilé, le 4 décembre 1999, au cours duquel les chefs des treize Églises se réunirent sur la place de la Nativité sous la présidence de l’Autorité palestinienne: prière commune, examen critique du passé, reconnaissance des fautes, demande de pardon à Dieu. La prière était rythmée par des lectures et des chants, l’Évangile proclamé dans toutes les langues. Des messages parvinrent de plusieurs chefs d’Églises: le pape Jean-Paul II, le pape copte

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Shenouda, l’archevêque anglican de Canterbury... Les organisateurs avaient même prévu une prière de l’imam de la mosquée de la place de la Nativité, depuis son minaret. La prière commune à proprement parler fut limitée à la récitation du Notre Père dans chacune des langues45.

L’œcuménisme au quotidien

40 Deux associations contribuent à diffuser l’œcuménisme parmi les laïcs, en particulier les jeunes, et à lui donner un caractère vivant. La première, Sabeel, est un centre œcuménique dont l’objectif est de promouvoir l’émergence de l’individu en tant que sujet de son histoire, de susciter l’expression politique des chrétiens de Palestine, et de favoriser leur contribution à la vie publique. Cercles de lecture biblique, conférences avec participation de religieux ou de chercheurs chrétiens et musulmans, séminaires, colloques, visites du pays avec des groupes de jeunes et de femmes, etc., sont les activités principales de cette organisation animée surtout par des laïcs appartenant à différentes Églises. La seconde, al-Liqā’, est une association de dialogue islamo-chrétien mais qui réunit des représentants de plusieurs Églises à titre individuel. Animée par des laïcs et des clercs, elle prône la théologie contextuelle et intervient entre autres dans les écoles pour promouvoir la connaissance de leurs religions mutuelles parmi les élèves chrétiens et musulmans46.

41 La diffusion des idées œcuméniques se fait par ailleurs dans les écoles chrétiennes. Les fidèles des différentes Églises vivent l’œcuménisme au quotidien, même si les discours sont en décalage par rapport aux pratiques. Ils circulent d’une Église à l’autre en quête de sanctuaires, de reliques et d’icônes efficaces. Les mariages inter-rituels sont très courants. En 1995, des pressions sont exercées sur les hiérarchies des Églises par les fidèles pour harmoniser les dates des fêtes liturgiques. Les prêtres catholiques et orthodoxes, ainsi que les pasteurs protestants de presque toutes les paroisses des territoires palestiniens et de quelques villages de Galilée, décident de célébrer Pâques à la date orthodoxe et Noël à la date catholique (comme c’est le cas en Jordanie) sans attendre l’autorisation de leur hiérarchie. Cette volonté de célébration commune des fêtes relève de préoccupations d’ordre pratique (beaucoup de familles appartenant à plusieurs Églises sont obligées de célébrer les fêtes selon les différents rites), mais aussi symbolique (la nécessité pour les chrétiens, très peu nombreux, de s’unir). À Jérusalem et Bethléem, où se trouvent les Lieux saints, cette unification des dates ne paraît pas envisageable puisqu’elle impliquerait des changements dans le Statu Quo.

Quelle visibilité des chrétiens dans la société?

42 Des laïcs chrétiens s’organisent afin de se rendre plus visibles dans la société. Compte tenu de leur rôle moteur dans la construction de l’infrastructure palestinienne, souligne Kassissieh (2003), les chrétiens continuent de contribuer à la communauté nationale beaucoup plus que leur nombre ne le laisse penser47. Il précise qu’une nouvelle génération de chrétiens48 cherche à réactiver ce rôle dans certains aspects de la vie palestinienne, au sein du Comité des laïcs en Terre sainte. Leur principal objectif est de réaffirmer et de protéger le patrimoine chrétien ainsi que les racines chrétiennes, et de soutenir «l’Église locale». Il conclut que les chrétiens veulent vivre en Palestine, non pas en tant que minorité tolérée ou protégée par la majorité musulmane, mais en tant que citoyens égaux devant la loi dans une société séculière et

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pluraliste. Pour les chrétiens, la création de l’État palestinien est considérée comme un élément clef de l’arrêt de l’émigration.

43 L’auteur est membre du Haut Comité des Affaires chrétiennes mis en place par l’Autorité palestinienne, en 2007, et chargé des relations avec les Églises locales et internationales, du dialogue interreligieux, des questions de droit, du patrimoine immobilier et des institutions. Alors qu’un décret ministériel (no 106), de 2006, institue le jeudi et le vendredi week-end officiel dans les organismes publics, les établissements chrétiens ont l’autorisation d’observer comme jours fériés le vendredi et le dimanche49. La présence du chef de l’Autorité palestinienne et de tous les représentants politiques, militaires et civils aux trois cérémonies de Noël, outre qu’elle confirme le respect du gouvernement palestinien du Statu Quo, confère à la fête la dimension nationale dont l’avait investie Yasser Arafat. La participation de l’ensemble de la population de Bethléem et d’autres villes palestiniennes (dans la mesure du possible), toutes confessions confondues, donne l’image d’un peuple uni autour d’un symbole chrétien (Andézian, 2006). La fête de Noël donne une visibilité non seulement aux Palestiniens chrétiens, mais à l’ensemble de la société palestinienne, classe politique et peuple. Ainsi, malgré leur petit nombre, les Palestiniens chrétiens sont loin de constituer une minorité silencieuse et marginale. Le rôle des Lieux saints est particulièrement important dans leur présence publique.

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NOTES

1. Selon une enquête récente (Palestinian Christians. Facts, figures and trends 2008: 2008), synthèse de résultats de différentes sources statistiques disponibles, la population chrétienne dans les territoires palestiniens (Cisjordanie, bande de Gaza, Jérusalem-Est) s’élève à 51710 sur 3767126 habitants, soit 1,37% de la population totale et en Israël à 120500 sur 7243634 soit 1,66% alors que la population arabe totale est de 1450000 habitants, soit 20,02%. À titre comparatif, les chrétiens de Jordanie sont au nombre de 185960 sur 6198677, soit 3%. 2. Les données empiriques ont été recueillies dans le cadre d’une enquête extensive entre septembre 1999 et janvier 2005 et lors de séjours annuels d’un à deux mois, (décembre-janvier 2005, juillet-septembre 2006, août-septembre 2007, octobre-novembre 2009): participation régulière aux cérémonies des deux Églises arméniennes, de l’Église latine et épisodiquement à

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celles de l’Église grecque orthodoxe; participation régulière à toutes les manifestations œcuméniques (religieuses ou culturelles); entretiens informels avec différents membres du clergé au fil des rencontres; entretiens informels avec des Palestiniens chrétiens de Jérusalem, de Bethléem et de Ramallah sans distinction de rite. 3. Il faut également ajouter les Églises russe et roumaine en plein développement aujourd’hui. 4. Les Églises monophysites sont celles qui adopteront la doctrine du patriarche Cyrille d’Alexandrie, qui, au concile d’Éphèse (431), proclame la nature unique, divine, du Christ par l’association étroite des natures divine et humaine. Le concile de Chalcédoine (451) la condamne comme hérésie et déclare l’existence de deux natures différentes, divine et humaine, réunies mais non confondues dans la personne du Christ. 5. Notons le développement de nouvelles Églises évangéliques missionnaires mal perçues par les Églises locales. 6. Les titres respectifs des deux autres est «patriarcat latin de Jérusalem» et «patriarcat arménien de Jérusalem». 7. Ṭawā’if (sing. ṭā’ifa): leur organisation se base sur le modèle des millet, système communautaire établi dans l’Empire ottoman et réformé au XIXe siècle qui regroupait les non-musulmans au sein de structures fondées sur l’appartenance confessionnelle. Ayant à leur tête un homme religieux portant le titre de patriarche investi en principe de pouvoir spirituel et temporel, ces communautés étaient censées jouir d’une autonomie administrative interne dans la gestion de la vie religieuse et culturelle ainsi que celle du statut personnel. Citoyens israéliens, jordaniens ou palestiniens, les chrétiens sont soumis au statut personnel de leur ṭā’ifa. 8. Voir par exemple Debray: 2007. 9. Pour une analyse de leur rôle dans l’émergence du nationalisme palestinien au début du XXe siècle, voir l’excellente analyse d’A. O’Mahony (2006). 10. Il en est de même en Israël où tribunaux religieux, juifs, musulmans, druzes et chrétiens exercent leur juridiction exclusive sur les membres de leurs communautés respectives dans le domaine du statut personnel. La communauté druze a été créée en tant que nouvelle communauté religieuse autonome en 1957. 11. Après la période byzantine, le nombre de chrétiens n’a jamais été important en Palestine. C’est seulement vers la fin de l’Empire ottoman qu’on observe un pic de 24% dans la région (Courbage, Fargues, 1992). Selon le recensement ottoman de 1914, les chrétiens représentent 10% de la population de la Palestine historique et 26,8% de celle de Jérusalem. 12. Lettre pastorale du 1er mars 2008, p.5, www.lpj.org/pastoral-letters. 13. Les archives consultées sont celles des Églises arméniennes, catholique (par moi-même) et apostolique (par B.Der-Matossian): communication au congrès international: «Armenians in the Holy Land», Los Angeles, UCLA, novembre 2004. Ces documents contiennent des informations sur le mouvement associatif dans l’ensemble des communautés chrétiennes. 14. Pour plus de développements, voir Andézian: 2008. 15. Les Églises anglicane et luthérienne avaient à leur tête des Palestiniens, respectivement depuis 1976 et 1977. 16. Théologie selon laquelle la Bible doit être lue dans le contexte actuel, en prenant en compte la réalité sociale, religieuse et politique (Ateek, 1989; Raheb, 1995). 17. Pour des raisons sécuritaires, les Palestiniens d’Israël n’ont pas le droit d’entrer à Bethléem, ville de l’Autonomie palestinienne; mais depuis peu, ils le peuvent le samedi. De leur côté, les Palestiniens de Cisjordanie n’ont pas le droit d’entrer à Jérusalem. Tous doivent obtenir des permis de séjour ponctuels pour les fêtes, octroyés en période d’accalmie. Habituellement, ce sont les paroisses qui demandent des autorisations collectives pour leurs fidèles et organisent leur transport. 18. L’Église latine est représentée à la fois par un patriarcat, rétabli en 1847 après une suspension de plusieurs siècles à la chute d’Acre (1291), et la custodie de Terre sainte, assurée par l’ordre des

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Franciscains de manière continue depuis 1342; c’est la custodie qui est chargée de la garde des Lieux saints. 19. Pour plus de détails sur le Statu Quo voir Cust (1980), Collin (1969), Sayegh (1971), Issa (1976). 20. Les passages entre guillemets sont des extraits d’entretien. 21. Drogman: litt. traducteur. À Jérusalem, prêtre qui fait office de maître des cérémonies et veille au respect du Statu Quo. 22. Ils se produisent lors des processions autour du Saint-Sépulcre, par exemple, laisser déborder un tapis de quelques centimètres sur le parcours de procession d’une autre Église. Selon les protagonistes, cette transgression du Statu Quo, aussi mineure soit-elle, menace un équilibre atteint au prix d’énormes concessions de part et d’autre, et qui parvient à assurer la paix sociale. 23. «Ici c’est la maison de Jésus, j’y suis partout chez moi» déclare un fidèle de rite syriaque en état d’ébriété, que ni les services d’ordre ni la police n’arrivent à déloger du passage réservé à la procession menée par le patriarche grec avant de pénétrer dans la tombe (samedi saint orthodoxe 2000). Se sentant lésés par rapport aux autres Églises sur les Lieux saints, les syriaques se livrent à des joutes à l’intérieur du Saint-Sépulcre avant la cérémonie et affirment l’ancienneté de leur présence en Terre sainte. Tous les ans, des jeunes se préparent à des bagarres mais, le plus souvent, celles-ci se limitent à des violences verbales. 24. Extraits d’entretien. 25. La traduction littérale de l’arabe Sabt al-nūr est «Samedi de la lumière» et de l’arménien Luysi Or «Jour de la lumière». 26. Pour mettre fin aux dissensions entre Églises, la clef du Saint-Sépulcre avait été confiée par les autorités politiques à deux familles musulmanes, Judeh et Nusseibeh, qui assurent cette charge de gardiennes depuis plusieurs générations. C’est un membre de la famille Nusseibeh qui ouvre et ferme quotidiennement la porte d’entrée. Le matin de la cérémonie du Feu sacré, ce privilège revient aux Arméniens. À neuf heures, les gardiens portent la clef au patriarcat arménien où ils partagent un petit-déjeuner avec le clergé et perçoivent leur rétribution annuelle. Puis ils accompagnent le drogman qui se rend au Saint-Sépulcre avec une partie du clergé en brandissant la clef tout au long du parcours. Ainsi, la cérémonie est inaugurée par les Arméniens, mais comme tous les jours, c’est le gardien musulman qui ouvrira la porte. 27. Celui qui fait sortir la lumière. 28. Des passages du Statu Quo signalent que cette lampe reste toujours allumée et on sait aussi que les officiants ont sur eux des allumettes ou des briquets. 29. Les Grecs effectuent leur procession menée par le patriarche avant son entrée dans la tombe, avec la participation du consul grec, du clergé et des notables palestiniens de rite grec portant des bannières. 30. D’ailleurs les services de sécurité israéliens restreignent le nombre de participants par Église. 31. Extrait d’entretien; la réaction des fidèles palestiniens de rite grec orthodoxe s’explique d’autant plus que ceux-ci sont régulièrement en conflit avec leur hiérarchie, majoritairement d’origine hellène. Une amélioration des relations est toutefois observée depuis l’élection du nouveau patriarche en 2005. 32. Le gouvernement britannique régulait par décret les firmans contradictoires: en cas de conflit, les parties devaient fournir la preuve de leur jouissance de privilèges sous les Ottomans (Tsimhoni, 1984). C’est la méthode toujours poursuivie aujourd’hui. 33. Le 29 novembre 2009, cette même cérémonie se déroula sans incident, les deux parties étant parvenues à un accord, provisoire selon les Arméniens: à l’issue de la procession, le célébrant arménien ne pénètra pas dans la tombe comme il le faisait précédemment, mais pria dans l’antichambre où un autel avait été dressé pour la circonstance. 34. Les Franciscains, qui ont un hôtel pour pèlerins, ont partagé leurs réserves de nourriture avec les assiégés mais aussi avec les moines grecs et arméniens enfermés dans leurs monastères.

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35. Selon le Statu Quo, l’ouverture et la fermeture de cette porte reviennent aux Grecs mais Franciscains et Arméniens ont un double de la clef en cas de nécessité. En temps normal, ces derniers utilisent les passages entre leurs monastères respectifs et la nef. 36. Les Églises latine, arménienne, syriaque et copte; ces deux dernières ont le droit de célébrer les cérémonies de Noël dans la basilique sur les autels arméniens. 37. On trouve une bibliographie assez fournie sur la cérémonie du Feu sacré dans un article de L.Valensi (1998) sur le pèlerinage en Terre sainte. 38. Interrogé par une journaliste britannique, V. Clark, auteure de l’ouvrage Holy Fire (2005), un évêque grec confirme cette posture: «... Everyone knows that our Byzantine Christianity was here first, that it has the deepest roots here among the people and so on, and that strictly speaking we Orthodox should be taking the lead in all Christian matters here...» (p.16) et, évoquant le conflit du patriarche avec les Arméniens: «... I think he’s happy that he asserted himself in there» (p.17). 39. Lors des cérémonies du Feu sacré que j’avais observées, en 2000 et 2001, les faits s’étaient déroulés conformément aux règles défendues par les Arméniens. Mais les Grecs déclarent que le patriarche de l’époque, très âgé, étant très malade, les Arméniens en avaient profité pour s’imposer dans les cérémonies (Clark: op.cit.) 40. Toutes les Églises sont unies dans leur lutte contre les nouveaux évangéliques occidentaux qui cherchent à convertir les fidèles, tous rites confondus (ainsi que les musulmans d’ailleurs). 41. Précisons qu’un des évêques grecs, d’origine palestinienne, participe à titre personnel à ces réunions comme à d’autres réunions œcuméniques tout en se déclarant représentant du patriarcat. 42. À la suite du pèlerinage du pape, le Vatican avait acheté le domaine de Tantour, entre Jérusalem et Bethléem, pour concrétiser le projet de création d’un centre de recherche œcuménique qui fonctionne toujours. 43. On peut en lire la version française dans la revue Proche-Orient chrétien, 1995, pp.179-184. 44. La fête de Noël est célébrée trois fois en grande pompe: les 24-25 décembre par l’Église latine, les 6-7 janvier par l’Église orthodoxe et les 18-19 janvier par l’Église arménienne, ces deux dernières suivant le calendrier julien. Partout ailleurs, l’Église arménienne célèbre Noël les 5-6 janvier. 45. Pour plus de détails, voir Andézian, 2006. 46. On peut consulter leurs sites respectifs: www.sabeel.org et www.liqacenter.org 47. Le Conseil palestinien prévoit un siège sur cinq pour les chrétiens à Ramallah, deux sur six à Jérusalem, deux sur quatre à Bethléem et un sur huit à Gaza. Deux des treize ministres du Conseil formé le 17 juin 2007 sont chrétiens. Selon le décret du 30 décembre 2001, les maires des dix communes chrétiennes (même si les musulmans sont aujourd’hui majoritaires dans plusieurs d’entre elles) doivent être chrétiens, élus ou nommés. Parmi les ambassadeurs et les représentants des délégations palestiniennes à l’étranger, cinq sont chrétiens (Palestinian Christians, 2008). 48. Il s’agit d’intellectuels engagés (universitaires, membres des professions libérales, femmes et hommes politiques, artistes) issus des rangs des militants de la première intifada, à l’interface de leurs communautés respectives et de la société palestinienne globale. Ayant été formés dans les établissements catholiques et protestants de Jérusalem, diplômés des universités occidentales, polyglottes, ils sont sollicités comme négociateurs dans le cadre des relations avec les représentants des instances internationales. 49. Palestinian Christians: id.

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RÉSUMÉS

Loin des rumeurs alarmistes annonçant la fin des chrétiens de Terre sainte, cet article invite à un voyage au cœur de la chrétienté palestinienne, numériquement insignifiante mais d’une grande vitalité. Basé sur des enquêtes de terrain, il s’attache à montrer la dynamique de formation des identités confessionnelles à travers l’histoire et leur articulation avec les identités nationales. Il met en lumière le rôle structurant des Lieux saints et des rituels qui s’y déploient d’une part, celui des Églises en tant qu’instances spirituelles, administratives, éducatives et sociales d’autre part, dans ce processus caractérisé par l’oscillation entre mobilisation des appartenances confessionnelles particulières et affirmation d’une appartenance commune chrétienne. Le nationalisme palestinien s’avère déterminant dans le dépassement des conflits séculaires entre Églises et favorise leur union dans un contexte d’instabilité politique et d’éclatement territorial.

Far from the rumours predicting the end of the Christians in the Holy Land, this article is an invitation for a trip in the core of the Palestinian Christendom, numerically insignificant but of a great vitality. Founded on fieldwork, it seeks to demonstrate the dynamics of shaping confessional identities throughout history and their articulation with national identities. It sheds light on the founding role of the Holy sites and the rituals performed there on one hand, the role of the Churches as spiritual, administrative, educational and social authorities on the other, in this process which swings between the mobilization of particular confessional belonging and the assertion of a common Christian belonging. The Palestinian nationalism proves to be a determining factor in the transcending of the age-old conflicts between the Churches and to furthering their unity in a context of political instability and territorial fragmentation.

Lejos de los rumores alarmistas que anunciaban el fin de los cristianos de Tierra santa, este artículo invita a un viaje al corazón de la cristiandad palestina, numéricamente insignificante pero de una gran vitalidad. Basado en investigaciones de terreno, el artículo se propone mostrar la dinámica de formación de identidades confesionales a través de la historia y su articulación con las identidades nacionales. El artículo ilumina el rol estructurador de los Lugares Santos y de los rituales que allí se desarrollan, por un lado, y el de las Iglesias en tanto que instancias espirituales, administrativas, educativas y sociales por otro lado, en el proceso caracterizado por la oscilación entre movilización de las pertenencias confesionales particulares y afirmación de una pertenencia común cristiana. El nacionalismo palestino se vuelve determinante en la superación de los conflictos seculares entre Iglesias y favorece su unión en un contexto de inestabilidad política y de estallido territorial.

INDEX

Palabras claves : conflictos, Cristianos de Oriente, ecumenismo, identidades confesionales, Iglesias, Lugares santos, nacionalismo, Tierra Santa Keywords : churches, confessional identities, conflicts, Eastern Christians, ecumenism, Holy Land, nationalism Mots-clés : Chrétiens d’Orient, conflits, Églises, identités confessionnelles, Lieux saints, nationalisme, œcuménisme, Terre sainte

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AUTEUR

SOSSIE ANDÉZIAN

Paris, CEIFR, CNRS/EHESS, [email protected]

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L’instauration de la « guidance du juriste » en Iran Les paradoxes de la modernité chiite

Constance Arminjon

1 Outre les multiples transformations qu’elle a engendrées dans la société iranienne, l’instauration de la République islamique en Iran demeure intéressante pour le chercheur en sciences sociales dans la mesure où elle stimule la réflexion sur la modernité religieuse. En opérant la fusion des pouvoirs religieux et politique en la personne du juriste musulman, l’institution de la «guidance du juriste» (wilāyat al-faqīh) parut aller à rebours de la modernité entendue comme sécularisation. Or, loin d’être une simple réaction à un phénomène perçu comme étranger à l’islam, l’avènement d’un État fondé sur la guidance du juriste représenta une réponse dynamique des clercs chiites aux contraintes menaçant l’institution de l’autorité religieuse (marja‛iyya).

2 De fait, la formulation de la doctrine de la wilāyat al-faqīh s’est inscrite dans une double temporalité: l’émergence de l’État centralisateur, sécularisant et fondé sur un principe d’identité collective déconnecté de la religion (l’État-nation); le long processus de développement de l’autorité des religieux chiites. Premier paradoxe donc: l’établissement de la guidance du juriste marque l’interaction entre l’évolution interne de la tradition chiite et la modernité apparaissant comme exogène.

3 Amorcé, dès le XIXe siècle, sous la pression des ingérences européennes, le renforcement des États du Moyen-Orient se traduit par une limitation du rôle des religieux. Corollaire de l’affirmation de l’État, la sécularisation restreint progressivement le champ de compétence des oulémas et, partant, leur place dans la société. Cette tendance s’accentue à l’issue de la Première Guerre mondiale, avec la création de nouveaux États consécutive à l’effondrement de l’Empire ottoman et à l’avènement, en Iran, de la dynastie des Pahlavi. Mais c’est à partir des années cinquante qu’elle atteint son paroxysme: le défi posé aux autorités religieuses musulmanes est alors d’autant plus grave que le contrôle de l’État se conjugue avec l’influence croissante de systèmes sociopolitiques présentés comme des alternatives à l’islam. Tandis que l’un réduit le

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rôle des clercs, les autres battent en brèche l’autorité intellectuelle et morale de la religion.

4 Alors que l’expansion de la puissance de l’État dans la société se produit dans l’ensemble du monde musulman, la réponse des autorités religieuses chiites est spécifique en raison de l’histoire de leur communauté. À la suite de plusieurs bouleversements, depuis l’Occultation définitive du douzième Imâm, en 941, les fonctions dévolues aux oulémas par la doctrine chiite se sont considérablement accrues. L’extension des pouvoirs des religieux a été consacrée, au XIXe siècle, par la mise en place de l’institution de l’autorité religieuse, la marja‛iyya, qui définit la relation entre les fidèles et leur guide – littéralement la «source d’imitation» (marja‛ al-taqlīd) – en matière de préceptes religieux. Or, cette institution pouvait se prévaloir d’une autonomie financière vis-à-vis de l’État. De plus, durant le même siècle, le clergé avait commencé à jouer un rôle éminent dans les évolutions politiques et sociales, en particulier pour défendre l’islam face aux agressions étrangères. Cette relative indépendance aide à comprendre pourquoi et comment, au lieu d’aboutir à l’isolement sinon à la marginalisation totale des autorités chiites, la menace que représentent l’État et les idéologies laïques suscite une réaffirmation radicale du pouvoir des religieux. Percevant les institutions et systèmes d’organisation modernes comme emblématiques de l’aliénation de l’islam, certains clercs cherchent à élaborer une contre-société fondée sur la loi islamique.

5 En exil à Najaf, à la fin des années soixante, l’ayatollah Khomeiny conçoit la wilāyat al- faqīh, qui va devenir un principe constitutif de la République islamique iranienne. S’il entendait restaurer la tradition musulmane, l’auteur de La Guidance du juriste1 cause, en réalité, un bouleversement tant dans le droit que dans la doctrine chiite de l’autorité. Tel est le second paradoxe que nous voudrions plus particulièrement souligner. Au lieu de marquer un retour au passé, l’invention et l’instauration de la wilāyat al-faqīh sont en réalité porteuses d’une série d’innovations. L’institution de la guidance du juriste implique tout d’abord un renouvellement et une métamorphose du droit chiite: innovation puisqu’elle introduit la question de l’État dans le droit religieux, métamorphose dans le sens où elle requiert la transformation du droit islamique en un droit public étatique. Or, l’institutionnalisation de la wilāyat al-faqīh et la pérennisation de l’État islamique iranien montrent que le nouveau régime a intégré certains des principes juridiques modernes contre lesquels il s’était érigé. La Constitution ainsi que le fonctionnement de l’État discernent les limites de la loi islamique et la nécessité de recourir à des principes autres.

6 La révolution menée dans le droit entraîne, parallèlement, celle de la doctrine chiite de l’autorité. En fait, comme ce fut le cas depuis l’Occultation, l’une et l’autre sont corrélées (Amir-Moezzi, Jambet, 2004: 191 sq.). Même si on peut l’appréhender comme l’étape suprême du développement du rôle des oulémas, la wilāyat al-faqīh, qui consacre l’abolition de la dualité des instances, signifie un changement révolutionnaire dans la théorie de l’autorité. Outre le renouvellement du droit chiite, la doctrine de la wilāyat al-faqīh motive l’élaboration d’une floraison de théories de l’État, qui légitiment ou récusent celle-ci. Ultime paradoxe, les fondateurs de la République islamique font fi des objections de la plupart des marja‛ alors même qu’ils entendent asseoir l’autorité de leur institution.

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Les transformations du droit chiite

7 Tout en prétendant remettre en vigueur la loi de l’islam, l’auteur de La Guidance du juriste, l’ayatollah Khomeiny, est à l’origine d’innovations nombreuses et de grande portée pour le droit chiite. Élaboré en référence au modèle idéal de la guidance des Imâms infaillibles, le droit islamique (fiqh) chiite s’est développé dans le sens d’une extension des compétences des juristes (faqīh, plur. fuqahā’). Pour pallier l’absence du dernier Imâm occulté, les fuqahā’ ont cherché à assumer un nombre croissant de ses fonctions. C’est pourquoi la conception chiite du pouvoir, sous-tendue par la notion de l’autorité des Imâms, s’exprime nécessairement à la fois en termes religieux et juridiques (Amir-Moezzi, Jambet, ibid.) Si nous les distinguons pour la clarté de l’exposé, les évolutions du droit et de la doctrine de l’autorité sont donc indissociables. Bien que les fonctions des oulémas n’eussent cessé de s’accroître depuis la disparition du douzième Imâm, il paraissait impensable d’ériger un juriste au rang d’un Infaillible. Ainsi la doctrine de la wilāyat al-faqīh, bien loin de perpétuer une tradition menacée par la sécularisation, constitue une révolution.

La doctrine de la wilāyat al-faqīh

8 Même si l’on peut trouver les premières traces d’une théorie chiite de l’État dès le XVIe siècle2, il a fallu attendre Khomeiny pour voir utiliser le terme de gouvernement islamique dans un ouvrage de fiqh. Pendant un millénaire, l’idée d’un gouvernement propre à l’islam durant l’Occultation de l’Imâm infaillible n’avait pas été soulevée par les juristes chiites. Ces derniers s’étaient intéressés à des questions politiques partielles, mais n’avaient pas appréhendé pour elle-même la question de l’État et de ses fonctions. C’est pourquoi leurs conceptions politiques étaient dispersées dans divers domaines du droit (Kadivar, 2004: introduction).

9 La question de l’État a été abordée de deux manières dans le droit chiite: négative et positive. Selon les tenants de la première conception, le droit ne comporte pas de méthode de gouvernement pour la période de l’Occultation. Au contraire, les adeptes du second groupe ont déduit du droit une méthode de gouvernement et ont exposé des doctrines positives de l’État (ibid.: 44 sq.) Parmi eux, Khomeiny estimait non seulement qu’il était impératif de constituer un gouvernement islamique pour appliquer les préceptes de l’islam, mais également qu’un tel gouvernement n’était autre que la guidance ou autorité (wilāya) du juriste (faqīh) juste, investi par Dieu de toutes les fonctions du Prophète de l’islam. Si sa doctrine était révolutionnaire, la notion de wilāyat al-faqīh existait déjà, en fait, elle est polysémique: «Terme-clé de toute la doctrine imâmite, la wilāya, très difficilement traduisible, signifie grosso modo aussi bien le statut et la mission sacrés de l’imâm que l’amour, la fidélité et la soumission que le fidèle initié doit à son Guide divin.» (Akhavi, 1996).

10 Alors que la wilāya est originellement réservée aux Imâms, mais qu’il faut, dans la pratique, les suppléer depuis l’Occultation, les fuqahā’ se chargent progressivement d’exercer la part de l’autorité relative au droit religieux. Au XVIe siècle, sous les Safavides, la notion de délégation (niyāba) de l’imâm, est forgée: désormais, les oulémas peuvent légitimement présider les tribunaux religieux et collecter les taxes religieuses (Amir-Moezzi, 1993: 63-81). Toutefois la notion reste obscure et n’est abordée que sous certains aspects dans différents chapitres du droit. La nature et l’étendue du rôle des

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oulémas demeurent donc incertaines et controversées. En outre, l’idée de wilāyat al- faqīh n’est pas considérée pour soi dans la littérature juridique.

11 Le premier juriste à examiner la wilāyat al-faqīh pour elle-même et à lui conférer un sens politique est Mollâ Ahmad Narâqî (m. 1830). Il divise le concept en deux en appelant «wilāya particulière» la wilāya de l’Imâm, et «wilāya générale» le pouvoir charismatique politico-religieux du juriste-théologien. Selon Narâqî, le faqīh est habilité à agir comme le successeur de l’Imâm. La formulation de la wilāyat al-faqīh par Naraqî montre que l’auteur envisage un gouvernement idéal par le juriste. Cependant rien n’indique clairement qu’il imagine un tel gouvernement comme un substitut du pouvoir en place (Moussavi, 1985). D’autre part, l’innovation qu’il avait forgée demeure marginale dans le droit chiite jusqu’à ce qu’elle soit réexaminée et mise en pratique par Khomeiny (Akhavi, 1996). De plus, bien que Naraqî soit un devancier, en jetant les bases d’une interprétation politique de la guidance du juriste, c’est le fondateur de l’État islamique iranien qui étend les compétences du faqīh de la guidance collective à la guidance absolue. Au lieu d’attribuer au corps des oulémas les fonctions de l’Imâm, il les octroie ainsi à un seul d’entre eux considéré comme prééminent (Arjomand, 1989). En exil à Najaf, le clerc iranien présente d’abord sa vision de la guidance du juriste sous la forme d’une série de cours, dispensés en 1969-1970. Le contenu de son enseignement est publié, en 1970, et intitulé La Guidance du juriste. Le Gouvernement islamique. Pour Khomeiny, la wilāyat al-faqīh signifie donc l’exercice par le juriste de la plénitude de la guidance de l’Imâm. Il faudra pourtant attendre la rédaction de la Constitution de la République islamique – durant l’année 1979 – pour que la notion de wilāyat al-faqīh s’institutionnalise. Jusqu’alors, c’est la notion de «gouvernement islamique» qui avait cours.

Transformation révolutionnaire du fiqh

12 En conférant à un juriste suprême la plénitude des pouvoirs réservés aux Imâms, Khomeiny opére une révolution dans la théorie juridique. Puis, en instituant une forme d’État inconnue du droit islamique, les juristes au pouvoir métamorphosent celui-ci. Comparant les recueils de fiqh et les livres de lois de la République islamique – publiés chaque année par le Ministère de la Justice –, A. Schirazi constate non seulement la différence quantitative, mais les différences de nature entre les deux formes d’ouvrages juridiques. La première traite principalement du culte, des peines légales islamiques, des questions matrimoniales et commerciales, tandis que la part du droit public y est relativement peu importante. En outre, les solutions proposées sont trop primitives et inconsistantes pour répondre aux besoins d’une société moderne. Il faut donc recourir à divers procédés pour transformer la loi islamique en un droit étatique (Schirazi, 1998: chap.8 et 12). Parallèlement, les fondateurs du nouvel État doivent établir un système judiciaire pour lequel ils ne trouvent pas de principe dans le fiqh. L’histoire juridique du chiisme est marquée par le dualisme de l’organisation judiciaire. Depuis le début de la période abbasside, le droit public et l’administration de la justice pénale relèvent du souverain et de ses tribunaux, tandis que la science de la jurisprudence et de la charia (loi sacrée) se développe comme un «droit de juristes» et non de juges. Cette dualité traditionnelle est remplacée par un système unique placé sous le contrôle exclusif du clergé, la clé de voûte du dispositif étant l’institution de la wilāyat al-faqīh (Arjomand, 1993).

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13 La transformation révolutionnaire du droit chiite signifie paradoxalement le triomphe de l’État sur la jurisprudence chiite. La révision constitutionnelle de 1988 montre ainsi que, pour surmonter la difficulté de concilier les exigences de l’un et de l’autre, l’ayatollah Khomeiny donne à l’État la prépondérance sur le droit chiite (Arjomand, 2001: 301-332).

Renouvellement de la doctrine de l’autorité

14 Innovations juridiques, l’introduction de la question de l’État dans le droit chiite et la délégation de tous les pouvoirs de l’Imâm à un juriste suprême impliquent dans le même temps un changement dans la doctrine chiite de l’autorité. En outre, l’élaboration de la doctrine de la wilāyat al-faqīh provoque un renouvellement sans précédent des théories de l’État. De surcroît, la création d’une institution concentrant les autorités religieuse et politique représente une mise en question de l’institution de l’autorité religieuse existante, la marja‛iyya.

Rupture avec la conception traditionnelle de l’autorité

15 Selon la doctrine chiite traditionnelle, la fonction politique des Imâms était devenue vacante après l’Occultation du dernier d’entre eux (Arjomand, 1989). En affirmant que le faqīh qualifié doit jouir des mêmes pouvoirs que le Prophète de l’islam et l’Imâm Alî, Khomeiny fait un pas radical (1979: 51-52) car il sous-entend, ainsi, que l’institution de la wilāyat al-faqīh est la continuation de l’Imâmat. Dans le texte de la Constitution de la République islamique de 1979, l’ayatollah Khomeiny est en effet présenté comme «l’imâm» (Arjomand, 1993). Exclusivement réservé aux imâms historiques du chiisme, ce titre fut porté par deux chefs politico-religieux, Mûsâ Sadr au Liban et Rûhollah Khomeiny en Iran (Amir-Moezzi, 1993: 80). Si l’assimilation de ce dernier à un Imâm avait des conséquences politiques notables, elle avait également des implications théologiques en entraînant, effectivement, une érosion de la croyance au retour de l’Imâm de la fin des temps: le Mahdī (Enayat, 1983: 174).

16 De plus, l’instauration de la guidance du juriste consacre l’abolition d’un système séculaire de répartition des fonctions d’autorité qui découlait de l’Occultation. Jusqu’à la formulation par Khomeiny de la wilāyat al-faqīh, il existait un consensus des oulémas sur la dualité entre droit religieux et affaires séculières. En vertu de ce principe, le souverain temporel et le juriste religieux avaient des autorités indépendantes l’une de l’autre (Kadivar, 2004: 71-74). Dans ce schéma, le mandat des oulémas ne pouvait être étendu au-delà de la sphère religieuse légale (Arjomand, 1988: 154). Par conséquent, au- delà des ambiguïtés des rapports entre souverains et religieux, chacun des deux groupes reconnaissait la légitimité de l’autre. Inversement, Khomeiny récuse la légitimité de la monarchie iranienne. Également partisan de la wilāyat al-faqīh, l’ayatollah Montazerî assure sans équivoque, durant les débats constitutionnels de 1979, que le principal objectif de la Loi fondamentale est d’abolir la dualité entre autorité politique et religieuse (Arjomand, 1993). Enfin, dans ce système dualiste traditionnel, l’autorité religieuse était dévolue collectivement aux oulémas. Dans cette perspective, ce sont les objections formulées par plusieurs guides religieux éminents contre la wilāyat al-faqīh qui représentent la voix de la tradition, et non la formule d’autorité défendue par Khomeiny (Arjomand, 1988: 155-156).

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Wilāyat al-faqīh et marja‛iyya

17 Alors même qu’elle consacre le pouvoir politique du clergé chiite, l’institutionnalisation de la guidance du juriste est contestée par nombre des plus éminents guides religieux. Les débats qui ont lieu à l’occasion de la rédaction de la Constitution de la République islamique, en 1979, montrent que le principe de la wilāyat al-faqīh est loin de rallier l’unanimité des marja‛. La plupart d’entre eux plaident pour un système de gouvernement où les oulémas joueraient un rôle mineur, sauf en matière légale et pour ce qui concerne directement l’islam (Saffari, 1993). Ce paradoxe s’explique par des raisons à la fois théologiques et institutionnelles. Conformément à la tradition chiite, les marja‛ réfractaires n’admettent pas que le mandat des juristes puisse s’étendre au- delà de la sphère religieuse légale pendant l’Occultation. De plus, sous couvert de conférer la plénitude des pouvoirs aux clercs, la Constitution sape, en fait, l’autorité de l’institution religieuse. L’article 107 de la Loi fondamentale de 1979 stipule, en effet, que le Guide (rahbar) de la République islamique doit être un marja‛3. Or, la confusion des instances dans le cadre de la wilāyat al-faqīh ne peut que porter atteinte à l’indépendance de la marja‛iyya vis-à-vis de l’État, à laquelle les oulémas étaient en général attachés (Mervin, 2004).

18 D’autre part, le fait même d’octroyer une autorité absolue à un guide suprême va à l’encontre du fonctionnement de la marja‛iyya. La mise en place de cette institution, au XIXe siècle, avait poussé à définir les modalités de l’exercice et de la désignation de l’autorité religieuse. En particulier, la tradition offrait quelques exemples de marja‛ suprême unique – tels les ayatollahs Isfahânî (m. 1946) et Borûjerdî (m. 1961). Cependant, le processus d’«émergence» (burūz) du marja‛ se caractérise par son aspect informel. Si le candidat à la fonction de guide doit se distinguer parmi les religieux, il est aussi tributaire du soutien de ses fidèles (Walbridge, 2001: 241-244). Le fonctionnement de la marja‛iyya témoigne également d’une forte tendance à la décentralisation qui entraîne, par conséquent, le pluralisme de l’autorité religieuse (Mervin, 2004). Au regard de cette tradition, la désignation d’un marja‛ dans le cadre des institutions de l’État est donc plus que problématique (Mallat, 1993: 77-78).

Innovations dans la théorie de l’État

19 Innovateur au nom de la tradition, le fondateur du premier État clérical chiite est, ipso facto, le précurseur d’un essor sans précédent de la réflexion politique au sein du chiisme. Ce paradoxe mérite une attention particulière, parce qu’il révèle l’ambivalence de l’élaboration de la modernité chiite. Comme elle donne force de loi à une vision inédite de l’islam, l’instauration de la guidance du juriste ne peut qu’entraîner un mouvement de relecture quasi inépuisable de la religion et de ses institutions. Qu’il s’agisse d’expliciter, de nuancer ou encore de récuser la doctrine de la wilāyat al-faqīh, une floraison de théories de l’État a ainsi vu le jour depuis la Révolution islamique. Or, à l’instar de Khomeiny, les auteurs de ces nouvelles théories ont conjugué des éléments de la tradition avec des principes étrangers à cette dernière. Ce faisant, ils attestent à la fois le pluralisme des voies du chiisme et le caractère dynamique de sa modernisation.

20 Pour présenter ces doctrines politiques, nous nous appuyons sur la classification établie par le clerc iranien, Mohsen Kadivar4, dans son ouvrage sur Les Théories de l’État dans le

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droit islamique chiite (2004). D’après l’auteur, celles-ci peuvent être appréhendées selon plusieurs critères: le principe de la légitimité politique, le statut du chef de l’État islamique ou encore les compétences de cet État. Mais le plus pertinent est de les aborder en fonction du principe de légitimité, bien que cet aspect ait été peu examiné dans le droit chiite (ibid.: 53-54). C’est en effet à ce prisme qu’apparaît le plus clairement la spécificité de chaque conception. À cet égard, quelque distance qu’ils marquent vis-à-vis de la tradition, tous les systèmes envisagés demeurent inscrits dans un cadre religieux. D’autre part, vu le nombre de variantes qui ont été inventées, nous exposons ici les modèles les plus typiques. Cette méthode est, en outre, justifiée par le fait que certains auteurs ont appréhendé l’État de diverses manières au cours de leur vie.

21 La première doctrine est celle de «l’autorité désignée collective des fuqahā’». Elle comporte des points communs avec la suivante, mais en diffère à propos de l’étendue des compétences de l’État. Elle est définie par quatre piliers: l’autorité, la désignation par Dieu, le statut de juriste et les limites assignées au pouvoir. Détenteur originel de l’autorité (wilāya), Dieu a confié celle-ci durant l’Occultation au corps des fuqahā’ qu’il a investis directement. Pourtant, bien que les juristes soient désignés collectivement, il ne peut y avoir qu’un dirigeant en même temps. Celui-ci doit être un faqīh juste, de même qu’il doit être de confession chiite imâmite, de sexe masculin, de naissance légitime et, enfin, doué de compétence. Si le mode de désignation demeure ambigu, il est hors de doute que les tenants de cette théorie ne concèdent à la population aucune part dans le choix ni dans la destitution du dirigeant de l’État. La sphère d’autorité de ce dernier se limite aux affaires politiques et sociales et n’est donc pas absolue. De surcroît, l’exercice du pouvoir est encadré par le droit religieux. Défendue dès avant la Révolution iranienne par les ayatollahs Borûjerdî, Gulpaygânî, et Muhammad Bâqir al- Sadr (dans al-fatāwā al-wādiha), cette doctrine était aussi celle de Khomeiny avant que la République islamique ne se stabilise (Kadivar, 2004: 96-114).

22 L’autorité désignée absolue du faqīh: c’est la doctrine de l’ayatollah Khomeiny une fois la République islamique établie. Elle diffère de la précédente en ce qu’elle attribue des pouvoirs absolus à un juriste unique (Kadivar, 2004: 126-129). Pour légitimer l’octroi de la plénitude des pouvoirs de l’Imâm au juriste, Khomeiny s’appuie sur des traditions chiites et sur une expression coranique – ūlū al-amr, ceux qui détiennent l’autorité, sourate IV, verset 59: «Ô vous qui croyez! Obéissez à Dieu et obéissez au Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité5». En général, les traditions citées par le clerc sont faibles et le sens qu’il leur attribue n’est pas celui que leur donnaient les juristes antérieurs (Mavani, 2001: 183-201). En outre, les arguments de Khomeiny sur la subordination des juristes au faqīh dirigeant sont pragmatiques plutôt que juridiques (Enayat, 1983: 173).

23 L’auteur de La Guidance du juriste n’admet plus aucun accommodement avec la monarchie ni avec le constitutionnalisme, considérés comme étrangers à l’islam. Dans son esprit, l’État doit être une organisation jurisprudentielle destinée à faire appliquer la loi divine et non à légiférer (V. Martin, 2003: 115-124). Tout d’abord, l’auteur assure que l’islam est indissociablement religion et politique et que seule une propagande hostile et une insigne négligence ont pu faire croire le contraire (Khomeiny, 1979: 9-13).

24 Après avoir proclamé la nécessité de renverser les gouvernements corrompus et celle de l’unité des musulmans, Khomeiny définit la méthode spécifique du gouvernement islamique. «Le gouvernement islamique ne ressemble à aucun autre gouvernement

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actuellement en vigueur. [...] le gouvernement islamique est le gouvernement de la Loi divine sur le peuple. C’est ce qui constitue la différence fondamentale entre le gouvernement islamique et les autres gouvernements constitutionnels, monarchiques et républicains; un autre fait capital est que dans ces régimes, les élus du peuple ou le monarque sont les législateurs, tandis que dans l’Islam, le seul législateur est Dieu, le Législateur sacré [...] dans l’Islam, le gouvernement signifie l’obéissance à la Loi, et seule la Loi exerce son autorité sur la société.» (1979: 43-44) 25 – Les conditions à remplir pour devenir le chef de l’État islamique sont: la raison, la sagesse, la connaissance de la loi islamique et l’équité (ibid.: 48-49). 26 – L’exercice du pouvoir du faqīh: le faqīh doué des qualifications requises doit jouir des mêmes pouvoirs que le Prophète et l’Imâm Alî (ibid.: 51-52).

27 S’il mentionne les qualifications requises du dirigeant de l’État islamique, ainsi que les compétences dévolues à celui-ci, l’auteur de La Guidance du juriste ne donne aucune indication précise sur les institutions qu’il envisage. Visant à instaurer un État régi par la loi islamique et imprégné par l’islam fonctionnant comme une idéologie, il a gardé tout au long de sa vie une certaine flexibilité dans sa conception de l’État islamique. En définitive, bien qu’il ait révolutionné la pensée et la pratique politiques chiites, il n’a fait qu’esquisser celle de la nouvelle République. Il est revenu à l’ayatollah iraquien Muhammad Bâqir al-Sadr d’exposer une théorie complète de l’État fondé sur l’autorité absolue du juriste.

28 Le «califat» de la Communauté avec supervision de la marja‛iyya: al-Sadr présenta en 1979 sa vision politique dans trois traités: Le Califat de l’homme et le témoignage des prophètes, Les Sources de l’autorité dans l’État islamique et Note préliminaire de fiqh à propos de la Constitution d’une République islamique en Iran. Les deux premiers ouvrages correspondent respectivement aux plans théologique et philosophique, tandis que le troisième représente la mise en pratique de la théorie. C’est dans le verset 44 de la sourate V du Coran qu’alSadr trouve la légitimation non seulement de l’État islamique, mais aussi de l’institutionnalisation du rôle des oulémas dans un tel État. En raison de la signification que lui attribue le religieux iraquien et de la pluralité d’interprétations qu’il a suscitées, nous citons intégralement ce verset: «Nous avons, en vérité, révélé la Tora où se trouvent une Direction et une Lumière. D’après elle, et pour ceux qui pratiquaient le Judaïsme, les prophètes qui s’étaient soumis à Dieu, les maîtres et les docteurs rendaient la justice, conformément au Livre de Dieu dont la garde leur était confiée et dont ils étaient les témoins. Ne craignez pas les hommes; craignez-moi! Ne vendez pas mes signes à vil prix. Les incrédules sont ceux qui ne jugent pas les hommes d’après ce que Dieu a révélé.» (Le Coran, op. cit.).

29 Dans son premier traité, al-Sadr cherche ainsi à établir un lien entre le Coran et la structure d’un État islamique: selon lui, la lignée de la šahāda (témoignage) est représentée par les Prophètes, puis par les Imâms et enfin par les marja‛. À l’instar du philosophe gardien de la Cité platonicienne, le marja‛ perpétue le rôle des Prophètes et des Imâms chiites à la tête de la communauté. L’originalité de cette lecture du Coran apparaît pleinement quand on la compare avec les interprétations les plus influentes du XXe siècle: ni Rachid Ridâ ni Sayyid Qutb, ni, chez les chiites, Muhammad al-Husaynî al-Shîrâzî ou Muhammad Husayn Tabâtabâ’î, ne donnent au verset un sens politique. De plus, al-Sadr applique au texte un schéma institutionnel chiite, négligeant la référence à la Torah et donnant aux termes «maîtres» et «docteurs» respectivement le sens d’«Imâms» et de marja‛ (Mallat, 1993: 64-66). Clairement inspiré par la victoire de la

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Révolution islamique en Iran, le traité sur Les sources de l’autorité dans l’État islamique recherche «le sens philosophique de l’islam dans l’Histoire». Selon le texte, la finalité de l’État islamique est de tendre vers Dieu et les valeurs qui lui sont liées, et de libérer les hommes (ibid.: 62-69). L’ayatollah iraquien avait repris publiquement à son compte la doctrine de la wilāyat al-faqīh et proclamé son soutien au Guide de la Révolution iranienne.

30 Dans la Note préliminaire de fiqh à propos de la Constitution d’une République islamique en Iran, al-Sadr donne un contenu à ce qui n’est encore qu’un mot d’ordre: son ouvrage est en effet rédigé, le 4 février 1979, avant la victoire de la Révolution islamique. Il constitue une réponse de l’auteur à un groupe d’oulémas libanais sur le projet de constitution pour la République islamique iranienne. En juin 1979, les adversaires de la wilāyat al-faqīh présentent un projet de Constitution très proche de la Loi fondamentale de 1906. Ce projet, soutenu par l’ayatollah Charîatmadârî, prévoyait l’établissement d’un régime parlementaire fondé sur le multipartisme, avec un nombre défini d’oulémas au Parlement chargés de garantir le caractère islamique des lois. Il est rejeté, le 3 août, par l’Assemblée des experts au motif que l’échec de la Révolution constitutionnaliste était dû au refus d’appliquer la loi islamique. Dans le même temps, la Note d’al-Sadr circule en arabe et en persan, sert de base aux débats et est notamment utilisée comme référence par les partisans de la wilâyat al-faqîh. De fait, les similitudes entre ce texte et les dispositions de la Constitution iranienne sont frappantes (P. Martin, 1987-1988: 158-163).

31 Le traité expose les principes de l’État islamique:

32 – la souveraineté originelle réside en Dieu;

33 – le juriste suprême est le représentant (nā’ib ‘āmm) de l’Imâm;

34 – la conduite de la nation est fondée sur la consultation (šūrā), encadrée par le contrôle du représentant de l’Imâm; 35 – la notion de personnes «liant et déliant» – ahl al-ḥall wa al-‘aqd6 –, mène à l’établissement d’un Parlement représentant la nation et émanant d’elle par élection.

36 Le principe de la souveraineté divine est posé comme un principe islamique de gouvernement. Il est délibérément mis en avant par contraste avec les théories occidentales. Al-Sadr rejette explicitement les théories «de la force et de la domination» (en référence à Hobbes), de la monarchie de droit divin, «du contrat social» (en référence directe à Rousseau) et «du développement de la société à partir de la famille» (en référence probable à La famille d’Engels) (Mallat, 1993: 70-71). Le rôle central assigné au juriste est la garantie suprême du système: dans ce schéma, le marja‛ est l’ultime instance de décision. Cependant, le Guide7 n’est pas au-dessus des lois, puisque le régime est régi par la loi islamique. En outre, l’auteur de la Note envisage la séparation des pouvoirs (ibid.: 72-73). Tout en reconnaissant que Dieu est le détenteur originel de la souveraineté, al-Sadr concède aussi une certaine souveraineté au peuple – en termes islamiques, à la Communauté. Concrètement, al-Sadr admet qu’il appartient au pouvoir législatif d’élaborer des lois dans les domaines où «la Loi islamique n’apporte pas de réponse nette» et qui constituent une «zone de vide» (al-Sadr, 1987-1988: 171).

37 La dualité des sources de souveraineté est le fondement d’une séparation des pouvoirs à deux niveaux. Dans la pratique, le contrôle de la nation s’exerce par l’élection du chef du pouvoir exécutif par le peuple, après confirmation par la marja‛iyya, et par l’élection

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du Parlement. En conséquence, al-Sadr maintient le caractère du constitutionnalisme européen moderne, c’est-à-dire la séparation des pouvoirs. Mais l’originalité de son projet réside dans le second niveau de la séparation, la marja‛iyya. Le Guide a des compétences à la fois judiciaires et exécutives et ses pouvoirs sont si étendus qu’ils sapent dans une certaine mesure le principe de la séparation. C’est à cet égard que la contribution d’al-Sadr est capitale et novatrice: «À partir de l’avènement de l’époque de l’Occultation, la “marja‛iyya” a été le prolongement de l’imamat, comme celui-ci avait été le prolongement de la prophétie» (ibid: 167).

38 L’autorité élue et limitée du faqīh: esquissée auparavant dans les œuvres de Motahharî, cette conception fut élaborée par les juristes de Qom à la suite de la formation, en 1979, d’un Conseil d’examen définitif de la Constitution de la République islamique d’Iran. En particulier, elle fut théorisée par les ayatollahs Ja’far al-Subhânî, Ni’matollah Sâlehî Najaf Âbâdî et Hosayn ‘Alî Montazerî (Kadivar, 2004: 165-182; Akhavi, 1996: 245-259). Nous présentons ici la version de Montazerî, qui est la plus exhaustive. Son œuvre, publiée en 1988, entend définir de manière systématique les fondements et les modalités de l’organisation de l’État islamique.

39 Comme chez tous les auteurs évoqués ici, la théorie de Montazerî repose sur le postulat que l’islam est indissociablement religion et État (1988: I, 5). Cependant le religieux se distingue quand il soutient que l’instauration d’un État fondé sur la guidance du juriste est justifiée par la nécessité du gouvernement en tout temps et en tout lieu dans une société humaine (ibid.: I, 89). C’est dans cette affirmation que réside l’un des aspects les plus déconcertants de la doctrine: à en croire l’auteur, tout – aussi bien la raison humaine que la Révélation – concourt à établir un régime clérical. Or, ce recours à une double légitimation est particulièrement troublant pour les esprits modernes habitués à distinguer radicalement les deux instances. Par ailleurs, comme Khomeiny et Muhammad Bâqir al-Sadr avant lui, l’auteur des Études sur la guidance du juriste et le droit de l’État islamique tend à occulter les divergences entre les branches de l’islam. Il convoque ainsi les plus grandes autorités musulmanes de l’Histoire, sunnites et chiites, pour étayer son propos selon lequel la wilāyat al-faqīh n’est pas une innovation des juristes chiites contemporains, mais au contraire l’institution islamique par excellence. Après avoir défini la source de légitimité du régime, Montazerî précise les qualifications requises du dirigeant de l’État. À l’instar de tous les partisans de la guidance du juriste, il affirme que le successeur des Imâms doit être un juriste musulman juste, compétent, de sexe masculin et doté en outre de diverses qualités morales (ibid.: I, 287-350). Dans sa vision, l’Imâmat, institué par Dieu, se perpétue par l’élection du faqīh par la communauté (ibid.: 405-417).

40 De même que les conditions pour accéder à la direction de l’État sont énoncées en termes strictement islamiques, les fonctions de l’État répondent à des impératifs religieux. Selon Montazerî, en effet, le rôle essentiel de l’État islamique ne consiste pas dans l’exercice de l’autorité sur les musulmans et leurs pays, mais plutôt dans l’application des dispositions de la loi islamique. En somme, le gouvernement islamique est un pouvoir exécutif chargé d’exécuter la loi islamique, et sa principale finalité est d’être au service de l’islam. On retrouve ici l’idée de Khomeiny selon laquelle l’État est une organisation jurisprudentielle. Dictée par des motifs exclusivement religieux, l’élaboration d’un tel modèle politique semble aller exactement à l’encontre du type de l’État moderne. Or, Montazerî introduit dans son schéma l’un des principes distinctifs de celui-ci: la séparation des pouvoirs (Montazerî, 1988: II, chap.3 et 4). Toutefois,

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comme dans le projet de République islamique préparé par l’ayatollah al-Sadr, le système est à la fois contrôlé par le juriste suprême et rigoureusement assujetti à la loi islamique, de sorte que son fonctionnement diffère totalement de celui des régimes démocratiques modernes. La spécificité de l’État islamique se manifeste en particulier dans la conception des pouvoirs législatif et judiciaire. Suivant Montazerî, le fondement de la législation d’un État islamique réside dans les préceptes de Dieu, de même que la justice est appliquée selon la loi de l’islam. Pour éloignée qu’elle soit de la notion moderne d’un gouvernement séculariste et issu de la volonté d’un peuple souverain, la théorie politique de Montazerî emprunte à des principes non islamiques. À ce titre, elle illustre le caractère dialectique de la modernité dans le chiisme.

41 Contrairement aux tenants des quatre théories précédentes, les partisans de l’État islamique élu estiment que les juristes religieux ne sont pas habilités à exercer une autorité politique. Cette conception a été développée, notamment, par les ayatollahs libanais Muhammad Jawâd Mughniyya et Muhammad Mahdî Chams al-Dîn: ces auteurs jugent que l’islam comporte une législation complète et, partant, qu’il est nécessaire d’établir un État selon ses principes. Mais, selon eux, la fonction des fuqahā’ doit être seulement religieuse car un État fondé sur la légitimité divine sans intermédiaire ne peut exister pendant l’Occultation (Chams al-Dîn, 2000: 210-211). Chams al-Dîn récuse nommément l’institution de la wilāyat al-faqīh, en affirmant que, pour des raisons tant théologiques que juridiques, elle ne peut représenter un équivalent de l’Imâmat. Tout projet politique doit prendre en considération le fait que la réalisation de l’Imâmat est réservée à un au-delà du temps humain, c’est-à-dire au retour du Mahdî (ibid.: 409-410). Par conséquent, la communauté est souveraine dans les limites de la loi islamique. De plus, tout en considérant que l’islam englobe religieux et politique, cet ayatollah assure qu’il n’existe pas de préceptes fixes en matière politique: en définitive, pourvu que le régime soit en accord avec les principes de la religion, il est islamique. Il n’y a donc pas lieu de s’attacher à définir des institutions précises.

42 Innovations par rapport à la tradition chiite, les théories politiques conçues à la suite de l’invention de la guidance du juriste décèlent toutes, à des degrés divers, des influences étrangères à l’islam. Même les auteurs les plus farouchement résolus à lutter contre l’aliénation par l’Occident moderne n’ont pu faire abstraction de certaines de ses catégories, comme en témoigne la transformation de l’islam en idéologie. A fortiori, la mise en pratique de la doctrine de Khomeiny a révélé l’intégration paradoxale de la République islamique dans la modernité.

L’institutionnalisation de la wilāyat al-faqīh

43 Créé dans le dessein de restaurer l’emprise de la loi de l’islam sur la société, l’État islamique iranien n’a pu voir le jour, ni se perpétuer, sans un recours à un droit étranger. Ainsi, F. Khosrokhavar et O.Roy (1999: 72) ont-ils constaté l’«hétérogénéité» du droit iranien qui se manifeste autant dans la Loi fondamentale de la République fondée en 1979 que dans les lois ordinaires ou dans l’exercice de la justice. La Constitution de la République islamique recèle de nombreuses oppositions, dont deux fondamentales: la première oppose les éléments islamiques de la loi et les éléments laïques non islamiques; la seconde apparaît entre les éléments démocratiques et les éléments non démocratiques. Elle découle du conflit entre les deux notions de souveraineté incarnées dans la Constitution – celle du faqīh et celle du peuple. La Loi

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fondamentale iranienne contient, en outre, une contradiction entre des éléments qui étayent la théocratie et des éléments anti-théocratiques (Schirazi, 1998: 1). Pour pallier certaines contradictions, plusieurs dispositions ont été prises durant la première décennie de la République islamique. Nous abordons ici la version inaugurale de la Constitution, afin de montrer l’ambiguïté qui a présidé à l’élaboration d’un régime irréductiblement nouveau.

44 En premier lieu, la nature de l’État est ambivalente. Tandis que l’existence même d’une Constitution témoigne d’une référence à un principe moderne, la définition de l’État est formulée en termes islamiques. Le caractère islamique de la République iranienne est mentionné à la fois dans le préambule et dans les principaux articles du texte. Ainsi l’article 2 stipule-t-il, par exemple, que Dieu est souverain et législateur, et que la Révélation doit jouer un rôle fondamental dans la promulgation des lois. La loi islamique forme le fondement de la législation ou définit, à tout le moins, les limites au- delà desquelles la législation ne peut pas aller. De plus, la Loi fondamentale assigne des fonctions islamiques à tous les organes de l’État. Par ailleurs, la politique étrangère de la République islamique est conçue d’après l’idée que tous les musulmans appartiennent à une même communauté, ce qui va à l’encontre du principe d’État- nation (Schirazi, 1998: 8-11).

45 Bien que la Constitution invoque conjointement les principes de la wilāyat al-faqīh et de la souveraineté populaire, les exigences respectives de l’une et de l’autre paraissent difficilement compatibles (Schirazi, 1998: 12-15; Milani, 1993: 360-362). Le texte définit, en effet, la République islamique comme un État gouverné par un juriste religieux. Aux termes de l’article 5, le juriste qualifié ou un conseil de juristes sont habilités à gouverner tant que le douzième Imâm est occulté. La Constitution réserve non seulement le poste de dirigeant, mais aussi d’autres positions importantes aux juristes chiites, notamment dans le Conseil des gardiens et dans l’Assemblée des experts – le premier étant chargé de contrôler la conformité des lois votées avec l’islam, la seconde de désigner le Guide suprême de l’État. Parallèlement, la Loi fondamentale proclame la souveraineté du peuple. Pourtant, même si ce dernier n’est pas appréhendé selon les normes démocratiques du pluralisme mais plutôt comme une communauté homogène d’individus unanimes, la vision de la volonté du peuple contredit la notion de la «guidance du juriste». Celle-ci suppose, en effet, que le pouvoir politique émane de Dieu seul et qu’il est transféré aux juristes religieux.

46 L’ambivalence de la souveraineté est, enfin, accentuée par l’organisation des pouvoirs: la dualité des sources d’autorité (souveraineté divine et souveraineté du peuple) fonde une séparation des pouvoirs à deux niveaux. En disposant que le contrôle de la nation s’exerce par l’élection du chef de l’exécutif et par l’élection du Parlement, la Constitution maintient le caractère du constitutionnalisme moderne, c’est-à-dire la séparation des pouvoirs. Mais l’ensemble du système est supervisé par le faqīh suprême, de sorte que le mécanisme de la séparation des pouvoirs se trouve entravé (Mallat, 1993: 72-73).

47 Après la fondation de la République islamique, la nécessité de pérenniser l’État a révélé d’autres distorsions. Nonobstant l’ambition d’une islamisation totale du régime, le gouvernement n’a pu abolir entièrement le système juridique antérieur. Comme le remarquent F.Khosrokhavar et O.Roy, «le système légal actuel [de l’État iranien] juxtapose deux logiques juridiques, l’une d’inspiration moderne et l’autre issue de l’islam.» (1999: 72-73). Ainsi, de même qu’il a fallu emprunter des éléments

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fondamentaux à des sources non islamiques pour élaborer la Constitution, il a été nécessaire de recourir au droit non musulman dans les domaines administratif, financier et de l’emploi, ainsi qu’en matière de droit international et même de droit pénal. Or, l’inadéquation de la loi islamique aux besoins du gouvernement a été de plus en plus ouvertement admise par les juristes (Schirazi, 1998: 167-171). Au-delà des intentions et des déclarations rhétoriques, le fonctionnement du régime islamique iranien n’a pas pu s’abstraire des exigences du siècle. En dépit de son ambivalence, l’usage par les clercs d’un nouveau vocabulaire politique traduit une certaine assimilation des catégories modernes. Surtout, la pratique du pouvoir montre que les fondateurs de la République iranienne ont su s’inscrire dans la modernité. Sous cet angle, force est de souscrire au constat de J. Cole qui affirme la «modernité de la théocratie» (2002: 189-192).

48 En allant à l’encontre de la sécularisation à l’œuvre dans leurs sociétés, les autorités religieuses chiites ont paradoxalement contribué à enraciner le chiisme dans la modernité. À l’appui d’une longue évolution interne, le clergé a pu non seulement résister aux défis imposés par les États et idéologies laïcs, mais occuper une fonction qu’il n’avait jamais exercée. De fait, inspirée par la volonté de perpétuer la tradition musulmane, l’institutionnalisation de la «guidance du juriste» en Iran a bouleversé significativement le cours de cette dernière. Dans le dessein de restaurer l’influence de l’islam, l’ayatollah Khomeiny a conjointement métamorphosé le droit islamique et révolutionné la doctrine chiite de l’autorité. Innovation radicale, la théorie qui confère la plénitude des pouvoirs religieux et politique de l’Imâm à un juriste prééminent a ouvert une nouvelle ère pour la pensée politique chiite. Puisqu’elle s’est imposée comme une réaffirmation de la tradition, la doctrine de la wilāyat al-faqīh a suscité un courant intarissable de relecture de la religion et de ses institutions.

49 Or, de même que la théorie développée par l’ayatollah Khomeiny représentait une adaptation dialectique à la modernité, les conceptions politiques, dont elle stimulait l’élaboration, intégraient des éléments islamiques et modernes. À plus forte raison, l’instauration puis la pérennisation de l’État fondé sur la guidance du juriste ont obligé les dirigeants de la République islamique iranienne à conjuguer des principes forgés en islam et ailleurs. En formulant, à la lumière de leur propre histoire, des réponses aux problèmes du siècle, auteurs et gouvernants se sont donc inscrits à la fois dans leur tradition et dans la modernité... au risque de paraître originaux au regard de l’une et de l’autre. En définitive, l’élaboration de la modernité dans le chiisme atteste la pluralité de ses voies et incite à envisager la modernité religieuse elle-même comme plurielle.

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NOTES

1. Le titre complet de l’ouvrage est La Guidance du juriste. Le gouvernement islamique, en persan Velâyat-e faqîh. Hokûmat-e eslâmî. Publié en 1970, ce texte est souvent mentionné par la seule expression de Gouvernement islamique. La «guidance du juriste» désigne donc à la fois le titre de l’ouvrage de Khomeiny et l’institution religieuse-politique sur laquelle est fondée la théocratie islamique. 2. Al-Muhaqqiq al-Karakî (m. 1534), Jāmi‛ al-maqāsid fī šarḥ al-qawā ‛id, Qom, 1409 A.H. [1988-1989], t. 11, p.266. 3. Le terme français «guide» renvoie à la fois aux termes arabe marja‛ et persan rahbar. Tandis que le marja‛ est une autorité religieuse dont la fonction a été instituée au XIXe siècle, le rahbar est l’autorité politico-religieuse qui est l’instance suprême de la République islamique. L’ambivalence traduit en fait la confusion des rôles consacrée par l’institution de la wilāyat al-faqīh. 4. Né en 1959, Mohsen Kadivar a suivi une solide formation religieuse à Qom. Il est devenu l’un des plus éminents clercs iraniens réformistes (Mervin, 2007: 417-418). 5. Le Coran, traduction française par Denise Masson, Paris, Gallimard, 1967. 6. Cette expression qui signifie littéralement «ceux qui ont qualité de délier et de lier» désignait à l’origine les représentants de la communauté des musulmans qui, au nom de cette dernière, nommaient et déposaient les califes. Selon les modernistes et les réformateurs, les ahl al-ḥall wa

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al-‛aqd sont identifiés tantôt avec l’ensemble de la communauté, tantôt avec la nation, ou le Parlement, ou encore le corps des oulémas (Encyclopédie de l’islam, nouvelle édition, Leiden, Brill, 1960, p.272). 7. Voir note 3.

RÉSUMÉS

Consacrant la fusion des pouvoirs religieux et politique, l’instauration en Iran d’un régime fondé sur la «guidance du juriste» (wilâyat al-faqîh) parut aller à contresens des évolutions modernes. Inspirées par la volonté de restaurer la tradition musulmane, la conception et l’application d’une telle doctrine constituèrent pourtant une rupture radicale dans l’histoire du chiisme et inaugurèrent à leur tour un renouvellement sans précédent du droit et de la pensée politique chiites. Ces paradoxes de l’élaboration de la modernité chiite incitent à appréhender la modernité religieuse elle-même comme plurielle.

By merging religious and political powers, the institution of a régime founded on the “guardianship of the Jurist” (wilâyat al-faqîh) in Iran seemed to go against modern trends. However, notwithstanding the purpose of reviving the Islamic tradition, the conception and implementation of such a theory marked a radical break in the history of shi’ism, and thus brought about an unprecedented renewal of Shi’i law and political thought. These paradoxes in the working out of Shi’i modernity urge to consider religious modernity itself as a plural phenomenon.

Consagrando la fusión de los poderes religiosos y político, la instauración en Irán de un régimen fundado sobre la “guía del jurista” (wilâyat al-faqîh) pareció ir en dirección contraria de las evoluciones modernas. Inspirados en la voluntad de restaurar la tradición musulmana, la concepción y la aplicación de una doctrina semejante constituyeron sin embargo una ruptura radical en la historia del chiísmo e inauguraron a su vez una renovación sin precedente del derecho y del pensamiento político chiítas. Estas paradojas de la elaboración de la modernidad chiíta incitan a aprehender la modernidad religiosa misma como plural.

INDEX

Mots-clés : chiisme, marja‛iyya, modernité, République islamique iranienne, wilāyat al-faqīh Palabras claves : Chiísmo, marja‛iyy, modernidad, República islámica de Irán, wilâyat al-faqîh Keywords : Islamic Republic of Iran, marja‛iyya, modernity, shi’ism, wilâyat al-faqîh

AUTEUR

CONSTANCE ARMINJON

Doctorante au CEIFR – EHESS, [email protected], [email protected]

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Les oulémas du palais Parcours des membres du Comité des grands oulémas

Nabil Mouline

Paris – Institut d’Études Politiques, [email protected] En s’appuyant sur la doctrine hanbalo-wahhabite, pour légitimer leur pouvoir et leur hégémonie en Arabie et étendre leur influence dans le monde musulman, les Āl Sa‛ūd se sont étroitement liés aux oulémas, dépositaires et interprètes de cet «instrument intellectuel par excellence de domination politique» en Arabie Saoudite (Al Rasheed, 2007: 28). En échange de la garantie d’autonomie de l’espace religieux et d’un contrôle plus ou moins étroit de l’espace social, les oulémas mettent au service de la monarchie saoudienne toutes les ressources symboliques dont ils disposent pour légitimer ses positions et sanctifier son action. La consolidation définitive du royaume saoudien, en 1932, n’a fait que renforcer cette alliance et l’institutionnaliser. Le flux des revenus pétroliers et la politique de solidarité islamique menée par la monarchie saoudienne (Kepel, 2003: 89-92; al-Suwayyigh, 1992: 83-93) a permis à l’establishment hanbalo-wahhabite de se moderniser en se dotant de structures administratives et éducationnelles dont la plus importante est le Comité des grands oulémas. Mise en place en 1971, cette instance, où siègent en théorie les plus éminents oulémas du pays, et même du monde musulman, s’est très rapidement imposée comme la principale instance législative du pays, à côté du conseil des ministres, la principale instance légitimatrice de l’action politique du pouvoir et le bouclier idéologique du régime. L’importance que revêt cette organisation étatique fédérative pour le pouvoir politique saoudien pousse ce dernier à vouloir en contrôler l’accès et le fonctionnement pour éviter toute «insubordination» des grands oulémas. De même, l’élite religieuse veille, à travers ses réseaux formels et informels, à maintenir sa cohésion et son homogénéité, pour perpétuer l’hégémonie de son discours, en imposant aux prétendants aux charges «cléricales» officielles des conditions plus ou moins rigoureuses. Toutefois, aucun document ne mentionne les conditions que doit remplir un ouléma pour accéder au Comité. Le seul moyen de lever le voile sur ces conditions d’accès tacites est de suivre le parcours et le processus de socialisation des cinquante- deux oulémas qui siègent ou qui ont siégé au Comité. L’étude des origines sociales, «ethniques» et régionales des oulémas, de leur formation, de leur cursus honorum et de

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leur mobilité permettront non seulement de tirer au clair les conditions d’accès à cette élite mais aussi de jeter de nouvelles lumières sur les principales caractéristiques de ce groupe stratifié et différencié. Et pour remettre cette élite dans son milieu sociopolitique, nous ferons appel, à chaque fois que cela sera possible, aux autres élites du royaume – l’élite ministérielle, les hauts fonctionnaires et les membres du Conseil consultatif1 – dans le cadre d’un travail de comparaison et de mise en perspective. Cela permettra, d’une part, d’énumérer les principales conditions, plus ou moins tacites, d’accès à cette élite et son évolution, d’autre part, de voir dans quelle mesure l’establishment hanbalo-wahhabite fait preuve d’auto-encadrement, d’autorégulation, de reproduction et d’adaptation, sous l’œil bienveillant de l’autorité politique, pour mieux dominer l’espace religieux saoudien et rayonner dans l’espace islamique.

Des self-made-men aux héritiers: origines sociales des oulémas

La prédication de Muḥammad b. ‘Abd al-Wahhāb (m. 1792), qui connaît un succès fulgurant, fait de nombreux disciples. Du vivant d’Ibn ‘Abd al-Wahhāb déjà, plusieurs de ses disciples manifestent zèle et grand dévouement à la da‛wa. À la mort du fondateur du hanbalo-wahhabisme, il y a routinisation de son charisme, au sens de Max Weber. Si les membres de sa famille héritent d’une grande partie de ce charisme, ses disciples eux aussi, bénéficient de la routinisation. Il en résulte la création d’un certain nombre de «dynasties» d’oulémas monopolisant l’espace religieux (malgré quelques cas isolés de réussite individuelle) des trois États saoudiens et ce jusque dans les années cinquante. Ces «dynasties» d’oulémas sont pour les plus importantes, les Āl al-Shaykh, descendants directs du cheikh Ibn ‘Abd al-Wahhāb, les Āl Sulaym, les Āl ‘Atīq, les Āl Blīhid, etc. (al-Bassām, 1999; Āl al-Shaykh, 1973). Mais à partir des années cinquante, une certaine «démocratisation» de la fonction cléricale voit le jour en Arabie Saoudite. La liste des membres du Comité des grands oulémas, depuis sa création en 1971, en est la preuve. Il ressort globalement de nos entretiens et de la lecture des biographies des membres du Comité décédés à ce jour, trois grandes catégories d’oulémas: les self- made-men, les enfants de ceux qu’on a appelés des «cadres religieux moyens» et les héritiers des grandes «dynasties» d’oulémas. Dans la première catégorie, ont été classés les oulémas d’origine étrangère et les oulémas saoudiens issus de milieux modestes. Faire des études et accéder aux hautes fonctions religieuses a offert des opportunités incalculables à ces oulémas et leur a garanti la promotion sociale. Mais on remarque que ces ascensions sociales restent tout à fait exceptionnelles. Dans une société qui fonctionne toujours selon le modèle segmentaire, la mobilité sociale n’est, en théorie, possible que si l’individu possède un certain capital culturel et social, capital que les self-made-men ne possèdent naturellement pas. Cela se fait d’ailleurs ressentir au sein du Comité car, bien que très respectés pour leurs qualités personnelles et leur savoir, les self-made-men sont, malgré cela, «dédaignés» par leurs collègues, à cause de leur origine sociale. D’ailleurs, la nomination de self-made-men au sein du Comité des grands oulémas n’est intervenue que trois fois depuis la création du Comité: une première fois en 1971, la deuxième fois, en 1977 pour remplacer un membre décédé et la troisième fois, lors du premier remaniement des membres de la Hay’a, en 1987. Cela peut être expliqué par le

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fait que l’Arabie Saoudite souffrait d’un manque de cadres entre les années cinquante et soixante-dix, ce qui a obligé les autorités à faire appel à des cadres religieux étrangers en attendant la formation des cadres «nationaux». La deuxième catégorie, celle des enfants des «cadres religieux moyens», est constituée d’oulémas dont les parents, au sens large du terme, ont exercé des fonctions religieuses telles la magistrature, l’enseignement, l’imamat d’une mosquée ou encore la prédication, sans toutefois bénéficier d’une grande renommée. Ils peuvent également descendre de familles d’oulémas «mineures». Nous avons aussi inclus dans cette catégorie les oulémas dont les parents ont exercé une profession libérale, tout en ayant une connaissance du Coran et d’une partie de la production théologique hanbalo- wahhabite. Les oulémas issus de cette catégorie constituent plus de 67% des membres du Comité des grands oulémas. Le milieu familial joue un rôle déterminant dans la promotion sociale de ces oulémas. Les «cadres religieux moyens» initient eux-mêmes leurs enfants au savoir religieux ou les confient, le cas échéant, à des précepteurs de confiance. Le réseau parental ou familial leur permet d’étudier avec les maîtres les plus réputés et les plus influents et de fréquenter les bibliothèques les mieux fournies. De plus, l’apprenti ‘ālim de la génération d’avant le boom pétrolier n’est pas obligé de travailler ou d’entreprendre, parallèlement, d’autres études pour subvenir à ses besoins. Il est, en effet, important pour les «cadres religieux moyens» de former le fils «prodige» pour en faire un grand ‘ālim, dans le but d’assurer la mobilité sociale pour toute la famille. Car il faut savoir qu’en devenant grand ‘ālim et membre du Comité des grands oulémas, il devient, par la même occasion, très aisé financièrement et très influent. Parmi ces oulémas, ceux qui réussissent à avoir un capital symbolique restent cependant rares. Plus rares encore, sont les oulémas qui réussissent à transmettre ce capital à leurs héritiers. Si une telle transmission se fait, nous assistons à la création d’une «dynastie» d’oulémas. Cela a été le cas de la famille Ibn Ḥumayd. Issu d’une famille de «cadres religieux moyens», ‘Abd Allāh b. Ḥumayd (1911-1982) a gravi un à un tous les échelons de l’establishment religieux. Grâce à sa proximité avec Muḥammad b. Ibrāhīm (m. 1969), le grand mufti du royaume et la principale figure du hanbalo- wahhabisme durant la première moitié du XXe siècle, Ibn Ḥumayd a réussi à obtenir le poste de juge dans les principales villes du Najd dès 1939. Son talent et sa loyauté envers la dynastie ont poussé le roi ‘Abd al-‛Azīz à le nommer, en 1953, grand juge de la province du Hijâz et imâm de la grande mosquée de la Mecque puis responsable de la gestion des deux lieux saints. Ces postes lui ont conféré une réputation nationale et Ibn Ḥumayd est peu à peu devenu une personnalité religieuse incontournable dans le royaume. Il atteint le sommet de sa carrière dans les années soixante-dix en devenant membre du Comité des grands oulémas et président du Haut conseil de la magistrature. Si Ibn Ḥumayd n’est pas le seul exemple de réussite dans le royaume – Ibn Bāz (m. 1999) et Ibn ‘Uthaymīn (m. 2001) sont arrivés au sommet de l’establishment –, son originalité réside dans le fait qu’il a réussi à transmettre son capital symbolique à son fils Ṣāliḥ. Né en 1950, celui-ci poursuit, sous l’œil bienveillant de son père, une double formation traditionnelle et moderne, sanctionnée par un doctorat en droit musulman. Il commence alors une carrière universitaire qui le mène rapidement au sommet de l’establishment. En quelques années, il devient le doyen de la faculté de théologie de l’Université islamique de la Mecque. Ses nouvelles fonctions et sa connaissance de la langue anglaise lui permettent de participer à des rencontres internationales et de

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donner une image moderne de l’establishment hanbalo-wahhabite. Parallèlement, il remplace son père à la tête de l’appareil chargé de gérer les lieux saints. Il reprend par la même occasion le poste très prestigieux et médiatique d’imâm dans la grande mosquée de la Mecque. En 1993, Ṣāliḥ b. Ḥumayd est nommé membre du Conseil consultatif. En décembre 2001, il devient membre du Comité des grands oulémas. Quelques mois plus tard, il prend la tête du Conseil consultatif. En 2009, il récupère le poste paternel de président du Haut Conseil de la magistrature. D’ailleurs, Ibn Ḥumayd prépare déjà ses enfants à prendre la relève: une «dynastie» est née2.

Les Āl Shaykh : les Lévites du hanbalo-wahhabisme

Toutefois le tableau serait incomplet, si l’on omettait de parler de la plus grande famille religieuse du pays, qui règne sans partage sur l’establishment religieux depuis le XVIIIe siècle. Il s’agit des Āl al-Shaykh, troisième grande famille du royaume après les Āl Sa‛ūd et les Sudayrī et descendants directs de Muḥammad b. ‘Abd al-Wahhāb. Ses membres détiennent, en effet, les plus hautes fonctions religieuses. Le capital symbolique de cette famille s’est transmis, sans interruption, de génération en génération, depuis l’apparition du hanbalo-wahhâbisme. Après la mort d’Ibn ‘Abd al-Wahhāb, ses descendants reçoivent une grande partie de son héritage spirituel et temporel. Ils allaient apporter à la famille des Āl Sa‛ūd tout l’appui idéologique dont celle-ci allait avoir besoin pour étendre son influence et son territoire. Cette «entente cordiale» profite aux deux parties: les Āl al-Shaykh confèrent la légitimité aux Āl Sa‛ūd qui, en retour, concèdent aux Āl al-Shaykh le monopole de l’espace religieux. Une alliance matrimoniale vient renforcer cette alliance politico- religieuse: le roi ‘Abd al-‛Azīz, fondateur du troisième État saoudien, épouse la fille du premier mufti du royaume ‘Abd Allāh b. ‛Abd al-Laṭīf. De cette union naîtra Fayçal, roi d’Arabie Saoudite de 1964 à 1975. Cette alliance connaît toutefois une grave crise dans les années soixante quand le grand mufti Muḥammad b. Ibrāhīm entrave les projets «d’institutionnalisation» de son petit neveu (Ibn Ibrāhīm, 1978: no 4033-4039 et n o 4539-4046), le roi Fayçal. À la mort d’Ibn Ibrāhīm, le roi bureaucratise les oulémas: les Āl al-Shaykh sont évincés des principaux postes religieux3. De 1971 à 1987, seul un membre de la famille Āl al-Shaykh, Ibrāhīm b. Muḥammad b. Ibrāhīm, destiné initialement à succéder à son père au poste de grand mufti, exerce une haute fonction étatique. Il est membre du Comité des grands oulémas et ministre de la justice. L’humiliation a été grande suite à la nomination, à la tête de l’establishment hanbalo- wahhabite, de ‘Abd al-‘Azīz b. Bāz, un ḫaḍīrī ou citadin d’origine non tribale, issu d’une famille de «cadres religieux moyens». Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, que la famille royale décide de revenir progressivement à l’alliance traditionnelle avec les Āl al- Shaykh. Le nom de la famille réapparaît alors dans les listes des plus hauts dignitaires religieux saoudiens. L’année 1999 marque, pour ainsi dire, le retour à l’état normal des relations entre la famille royale et les Āl al-Shaykh: ‘Abd al-‘Azīz b. ‘Abd Allāh Āl al- Shaykh est nommé grand mufti du royaume et président du Comité des grands oulémas. Depuis, les membres de la «dynastie» d’oulémas des Āl al-Shaykh réinvestissent, peu à peu, la majeure partie des fonctions qu’ils occupaient autrefois. Outre le grand mufti, deux membres de la famille siègent au Comité des grands

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oulémas, un membre de la famille Āl al-Shaykh est ministre des affaires islamiques, un autre est ministre de la justice puis président du Conseil consultatif.

Généalogie des Āl al-Shaykh

Reste à signaler le cas particulier des oulémas originaires du Hijâz et d’al-Aḥsā’, provinces connues pour leur organisation hétéroclite. En effet, la plupart des membres du Comité des grands oulémas, originaires de ces régions, sont issus de ce qu’on a appelé des «dynasties» d’oulémas, buyūtāt ‘ilm, ou maisons de savoir comme ils aiment eux-mêmes se faire appeler (à l’instar des familles d’oulémas dans les autres pays arabes). Plus important encore est le fait que les familles de ces oulémas appartiennent aux quatre écoles juridiques du sunnisme. Si le facteur familial revêt une importance certaine, le paramètre de l’origine tribale doit aussi être pris en compte.

La prédominance du croissant najdī

Force est de constater que l’appartenance à une tribu, généralement réinventée, constitue un critère identitaire important, dans une société qui commence à peine à s’individualiser: avant d’être citoyen ou sujet, on appartient d’abord à une tribu. C’est dire l’importance du milieu tribal en tant que champ de socialisation des individus. La ‘aṣabiyya, l’esprit de corps tribal, joue un rôle fondamental dans le statut social et la promotion de l’individu en Arabie Saoudite. Les oulémas d’origine tribale dominent largement le Comité des grands oulémas (il s’agit des tribus sédentarisées à partir du XVIIIe siècle). Ils sont quarante et un sur les cinquante-deux membres qu’a comptés le Comité, depuis sa création, à être d’origine tribale, soit 79%. Les oulémas d’origine tribale se taillent ainsi la part du lion depuis 1971. Les onze sièges restants sont occupés par des oulémas issus de trois milieux différents: des membres de la notabilité citadine du Hijâz (cooptés pour représenter les

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intérêts de leur région: on essaie de choisir les plus «wahhabisés» et/ou quiétistes des oulémas du Hijâz), des étrangers naturalisés (ils sont hanbalo-wahhabites, ont des talents «exceptionnels» et ont défendu le hanbalo-wahhabisme et l’État) et des citadins du Najd, sans affiliation tribale ou ḫaḍīrī-s (ces derniers ne doivent, en principe, leur ascension sociale qu’à leurs compétences personnelles).

On constate alors, chiffres à l’appui, que l’appartenance au milieu tribal sédentarisé joue un rôle déterminant dans l’ascension sociale des oulémas, la ‘aṣabiyya étant une valeur ajoutée qui permet de se constituer un capital social. Cela dit, bien que les tribaux dominent largement en nombre le Comité des grands oulémas, ils ne sont toutefois pas représentatifs du paysage tribal saoudien. En effet, certaines tribus comme les Banū Tamīm, les Banū Zayd et les Banū Ḫālid sont «surreprésentées», tandis que d’autres comme les ‘Utayba n’ont guère droit, malgré leur importance numérique, qu’à un seul représentant au Comité des grands oulémas. D’autres tribus enfin, comme les Šammar, les Ḥarb, les Muṭayr, les ‘Ajmān, les Ġāmid, etc. n’ont aucun représentant au sein du Comité. Si la marginalisation des Šammar, des ‘Utayba et des Muṭayr peut s’expliquer par leur passé de tribus frondeuses, la marginalisation des autres tribus ne peut, elle, être due qu’à des facteurs religieux et surtout régionaux. Nous nuancerons seulement, pour finir, en précisant que, dans certains cas, le charisme personnel du ‘ālim – c’est le cas d’Ibn Bāz – fait «oublier» son appartenance tribale. En effet, ce ‘ālim, citadin sans affiliation tribale, a pu grimper jusqu’au sommet de l’establishment hanbalo-wahhabite (il devient grand mufti et président du Comité des grands oulémas en 1993), uniquement grâce à son «érudition», à son intégrité morale et à son dévouement aux Sa‛ūd. Le charisme et le pouvoir symbolique d’Ibn Bāz ont fait de lui le plus grand ‘ālim hanbalo-wahhabite contemporain. Le royaume d’Arabie Saoudite est un royaume najdī. Les élites saoudiennes sont majoritairement originaires de la région de Najd, fief de la dynastie et de la doctrine hanbalo-wahhabite. Des études plus récentes (datant de la dernière décennie) se

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fondent sur des données chiffrées mais ne portent que sur les élites ministérielles, la haute fonction publique et les membres du Conseil consultatif. Rien donc sur les oulémas. Nous tenterons, dans ce qui suit, de combler ce manque. Sur les cinquante- deux membres du Comité depuis sa création en 1971, 73% des oulémas sont originaires du Najd; 9% du Ḥijāz, 6% du Sud, 4% de la région orientale et 7% d’origine étrangère.

Une majorité des membres du Comité des grands oulémas est donc najdī et ce depuis sa création. Deux remarques pourraient être faites à ce propos. La première est que si l’on peut aisément comprendre que seuls 4% des grands oulémas sont des Aḥsā’ī-s puisque une grande partie de la population de cette province est chiite ou sunnite autres que hanbalo-wahhabite; si l’on peut aussi comprendre que seuls 9% des grands oulémas sont ḥijāzī puisque, bien que sunnites, ils ne sont, généralement, pas hanbalo- wahhabites, le chiffre de 6% seulement d’oulémas originaires du Sud de l’Arabie Saoudite peut, du moins a priori, paraître absurde puisque les habitants de cette région sont en majorité hanbalo-wahhabites. L’hypothèse de la préférence régionale peut être ainsi raisonnablement soutenue: si 73% des grands oulémas sont najdī, c’est, justement, parce qu’ils sont originaires du fief du hanbalo-wahhabisme et de la maison des Sa‛ūd et que, de ce fait, leur soumission à l’un et à l’autre ne peut être remise en cause. La seconde remarque est que si l’on compare les chiffres avancés pour le Comité des grands oulémas à ceux que présente le conseil des ministres au sein duquel les Najdī constituent 72% des membres (Ibn Ṣunaytān, 2004: 70-73); à ceux du Conseil consultatif où les Najdī sont majoritaires à 51% (ibid.: 93-96); à ceux des ministres plénipotentiaires qui sont à 78% originaires du Najd ou encore, à ceux des hauts fonctionnaires qui comptent 67% de Najdī (ibid.: 177-178), on voit que l’élite saoudienne étatique, qu’elle soit religieuse ou politique, est majoritairement najdī. Les gens du Sud, eux, qui, comme on l’a dit, sont majoritairement hanbalo-wahhabites, ne représentent que 1% des ministres, 7% des membres de Conseil consultatif, moins de 5% des ministres plénipotentiaires et moins de 9% des hauts fonctionnaires (ibid.: 177-178): le même

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raisonnement peut être, ici, développé. Le régionalisme primerait en Arabie Saoudite. Même si l’on parle de saoudisation et de formalisation, l’État continue toujours de s’appuyer sur l’élément najdo-wahhabite pour fonctionner. Observons les chiffres de plus près: lorsque 9% seulement des oulémas sont originaires du Hijâz, 20% des membres du conseil des ministres, 29% des membres du Conseil consultatif, 22% des hauts fonctionnaires sont ḥijāzī (et 34% parmi eux des cadres supérieurs). Par ailleurs, en observant les chiffres de plus près encore, il apparaît qu’au moment de la création du Comité, 29% des oulémas sont originaires du Hijâz contre 9%, nous l’avons dit, aujourd’hui. Le Comité tend donc, au fur et à mesure qu’il se met en place et qu’il n’a plus besoin de cadres supérieurs, à se fermer à tout ce qui n’est pas najdī. Il faut ajouter à cela que les oulémas, quand ils ne sont pas hanbalo-wahhabites, dissimulent leurs croyances – ou du moins évitent d’en parler – et ne jouent, une fois admis au sein du Comité, qu’un rôle de «figurants». Le Comité des grands oulémas voudrait donner une illusion d’ouverture: les principales régions sont toutes, même à une faible proportion, «représentées». Actuellement, deux oulémas d’origine ḥijāzi, deux oulémas originaires du Sud et un autre de l’Est sont membres du Comité des grands oulémas. En réalité, l’élément najdī domine toujours le Comité, et de loin; de plus, en supposant qu’il y ait ouverture et même si le Comité accepte en son sein des chiites, il lui suffirait de conserver une majorité de 51% de hanbalo-wahhabites (Najdī) pour que le vote à la majorité absolue passe au sein du Comité et qu’ainsi, la vision hanbalo-wahhabite continue à dominer. Enfin, en ce qui concerne les oulémas d’origine étrangère, ils ne sont admis au sein du Comité (au nombre de trois) qu’au moment de la création de ce Comité. Ces oulémas étrangers étaient, en effet, plus compétents et plus qualifiés que les oulémas locaux; ils étaient dévoués à l’État et au hanbalo-wahhabisme; nés non-wahhabites, ils l’étaient devenus par conviction; ils n’avaient pas d’assise sociale et tribale en Arabie Saoudite et devaient leur ascension à l’État; enfin, la solidarité islamique, initiée par le roi Fayçal, entrait également en ligne de compte. Depuis, le Comité s’est fermé aux étrangers et même les enfants des dits oulémas étrangers ne sont pas admis au sein du Comité. Le tracé reliant les villes du Najd dont les grands oulémas sont originaires forme, pour ainsi dire, un croissant que nous conviendrons d’appeler «croissant najdī» et qui constitue l’épicentre de l’Arabie Saoudite en même temps que celui du hanbalo- wahhabisme. Il ne faut toutefois pas croire que si les oulémas du Najd sont largement majoritaires au sein du Comité, toutes les villes et les régions du Najd y seront équitablement «représentées». Le Najd compte trois principales régions: la région de Riyad qui a donné vingt-sept oulémas, le Qaṣīm dix et le Ḥā’il qui n’a donné aucun ‘ālim. Les deux régions, de Riyad et du Qaṣīm, offrent un quasi-équilibre dans la répartition des oulémas: dans la région de Riyad, en dehors de la ville elle-même, qui donne, à elle seule, sept oulémas, les autres villes donnent, chacune, entre un et quatre oulémas. De même, dans la région du Qaṣīm, le nombre d’oulémas par ville varie entre un et trois.

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Le Ḥā’il, quant à lui, est volontairement marginalisé pour une raison historique évidente: l’émirat du Ḥā’il a longtemps été le rival direct des Saoud. Nous retrouvons à peine un représentant de cette région dans le conseil des ministres et un seul autre au Conseil consultatif (Ibn Ṣunaytān, 2004: 71 et 94). Notons, pour finir, que certaines régions du Najd sont totalement exclues et n’ont donné aucun ‘ālim: l’exemple d’al-Dawādimī, pour ne citer que lui, explique ce phénomène dans la mesure où la plupart des habitants de la ville sont issus de la tribu des ‘Utayba dont la fidélité au régime est douteuse. Il y aurait ainsi sous-régionalisation à l’intérieur même de la régionalisation. De même, aucun grand ‘ālim n’est issu des régions du Nord. Enfin, aucun chiite n’est admis au Comité des grands oulémas et ce, pour des raisons évidentes qu’il ne semble pas utile de rappeler ici. Cela dit, les acquis familial et tribal, seuls, ne suffisent pas: l’apprenti grand ‘ālim doit encore suivre un cursus d’études particulier pour intégrer le Comité.

De la ijāza au doctorat, institutionnalisation de la formation du ‛ālim

Sur les cinquante-deux oulémas qui ont été membres du Comité des grands oulémas depuis sa création, en 1971, 22% (soit treize oulémas) ont reçu une formation traditionnelle et 78% (soit trente-neuf oulémas) une formation «moderne». Près d’un quart des oulémas sont ainsi passés par un cursus traditionnel. Nos entretiens nous permettent de décrire ce ta‛līm et d’en ressortir avec le cursus traditionnel «idéal typique» du ‘ālim hanbalo-wahhabite. Au départ, entre l’âge de cinq et sept ans, l’apprenti ‘ālim fait son apprentissage du Coran. Les apprentis oulémas issus d’un milieu modeste, ceux qui seront plus tard des self-made-men, apprennent le Coran dans une école coranique (al-kuttāb), aux mains d’un cheikh de renommée moyenne. Les enfants des «cadres religieux moyens» et les rejetons des dynasties d’oulémas, eux, apprennent le Coran auprès de leur père, de l’un des membres de leur famille, ou d’un précepteur. On imagine bien les difficultés rencontrées par les apprentis grands oulémas issus de milieux modestes et le décalage qui se marque, dès le départ, entre les apprentis oulémas issus des différentes classes sociales. Après cette phase d’apprentissage du Coran, l’apprenti ‘ālim doit, d’une part, commencer à étudier la grammaire et la rhétorique arabes, de l’autre, apprendre par

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cœur les trois principaux ouvrages d’Ibn ‘Abd al-Wahhāb sur l’unicité divine (al- tawḥīd), fondements du hanbalo-wahhabisme. La troisième étape du cursus classique de l’apprenti ‘ālim est la quête du savoir auprès des oulémas réputés. Le futur grand ‘ālim doit, en effet, réunir un grand nombre de ijāzāt (pl. de ijāza: licences), dans toutes les branches du savoir islamique disponibles, notamment en droit et en théologie. Il assiste, pour ce faire, plus ou moins assidûment, à des ḥalaqāt ‘ ilmiyya ou cercles de savoir, organisés quotidiennement dans les mosquées ou aux domiciles des oulémas. Il s’agit alors, de séances de lectures mécaniques suivies de commentaires d’ouvrages de hadith, d’exégèse coranique, de droit et de théologie, notamment l’étude des œuvres classiques hanbalites. C’est à l’issue de ces ḥalaqāt, et une fois que l’étudiant a bien retenu l’ensemble de l’enseignement dispensé par le ‘ālim, qu’il fait un istid‘ā’: une demande d’ijāza pour les ouvrages étudiés. Les étudiants les plus brillants deviennent assistants du maître et cela leur ouvre la porte pour devenir professeur ou juge: la carrière est alors lancée. Cela a été le cas de Muḥammad al-Sbayyil, le dernier grand ‘ālim à avoir reçu une formation traditionnelle. Né dans la région du Qaṣīm vers 1926, al-Sbayyil est issu d’une famille de «cadres religieux moyens». Son père, libraire et copiste d’ouvrages religieux, connaît parfaitement le Coran. Son frère aîné, ‘Abd al-‘Azīz, est un ‘ālim de la ville d’al- Bukayriyya. À l’âge de cinq ans, al-Sbayyil commence son apprentissage du Coran auprès de son père puis de son frère. Vers l’âge de dix ans, il se lance dans l’apprentissage des trois ouvrages fondamentaux d’Ibn ‘Abd al-Wahhāb. Il étudie aussi la jurisprudence hanbalite sous la direction des oulémas du Qaṣīm, notamment les ouvrages d’Ibn Taymiyya (m. 1328), d’Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. 1350) et de Mar‘ī al- Karamī (m. 1624), etc. À l’âge de vingt ans, il aurait déjà acquis plusieurs ijāzāt qui lui permirent de devenir l’assistant du juge du Qaṣīm, ‘Abd Allāh b. Ḥumayd. La formation traditionnelle indispensable au tout début du XXe siècle perd, peu à peu, du terrain. En effet, les oulémas qui ont reçu cette formation s’adaptent difficilement aux exigences de la modernité. 53% des membres du Comité des grands oulémas, soit neuf oulémas, ont reçu, en 1971, une formation dite traditionnelle; en 2009, aucun grand ‘ālim ne bénéficie d’une telle formation. Dans un pays qui tente de se moderniser, le besoin d’uniformisation de la formation des grands oulémas s’impose. Il a fallu, pour y répondre, créer un cursus complet, homogène, un cursus «national». Nous entendons par cursus moderne, un cursus «institutionnalisé» et uniformisé. S’ils ne sont que 47% (soit huit oulémas), en 1971, à suivre la formation dite moderne, ils sont aujourd’hui 100% à le faire. Après un cycle d’études primaires dans des écoles publiques2, les élèves qui se destinent à faire une carrière juridico-religieuse, rejoignent les instituts de sciences religieuses (al-ma‘āhid al-‘ilmiyya). Le premier institut voit le jour à Riyad, en 1950, à l’instigation du grand mufti du royaume de l’époque, Muḥammad b. Ibrāhīm. Mais très vite, le gouvernement adopte le projet et les instituts fleurissent dans toutes les régions du royaume pour atteindre le chiffre de soixante- deux en 2009. Pour accéder à l’enseignement de ces instituts, l’enfant doit avoir un dossier correct et avoir appris au moins deux parties du Coran. L’enseignement y est gratuit. Les instituts de sciences religieuses proposent un cursus de six années: trois années de collège sanctionnées par un certificat de réussite, sorte de «brevet» et trois années de lycée sanctionnées par un certificat de réussite, sorte de «baccalauréat». Les matières étudiées ont évolué depuis les années cinquante. Au début, l’enseignement

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était constitué de quatre troncs communs: les sciences religieuses, les sciences de la langue arabe, les «sciences sociales», et les mathématiques. Au fil des années, on a ajouté à ce tronc commun d’études de base, l’apprentissage obligatoire de la langue anglaise et de l’informatique. Ces instituts de sciences religieuses sont inégalement répartis sur l’ensemble du pays: le Najd compte 34% des instituts, le Hijâz 13%, le Sud 28%, le Nord 18%, l’Est, enfin, 7%. Les instituts sont nombreux dans les régions où le hanbalo-wahhabisme est majoritaire c’est-à-dire dans le Najd, le Sud et le Nord.

Si la proportion entre le nombre d’instituts créés dans le Hijâz et celui des oulémas qui sont admis au Comité des grands oulémas est relativement équilibrée, la proportion entre le nombre d’instituts créés dans les trois autres régions hanbalo-wahhabites et celui des oulémas issus de ces régions et effectivement admis au sein du Comité, est, quant à elle, largement déséquilibrée. On s’attendrait, en effet, à un nombre plus important d’instituts de sciences religieuses dans le Najd, à un nombre moins important dans le Sud et à un nombre nul d’instituts dans la région du Nord. Or, ils sont créés dans le Nord et dans le Sud mais ce, moins dans le but de former des grands oulémas que dans celui de «wahhabiser» ces régions en y formant des techniciens du culte hanbalo-wahhabite et des «cadres religieux moyens». Lorsque l’apprenti ‘ālim a terminé avec succès ses études secondaires au sein de l’institut, il peut postuler pour les trois grandes universités du pays: l’Université islamique de Médine (al-Jāmi‘a al-islāmiyya), l’Université islamique de la Mecque (Jāmi‘at Umm al-Qurā) et l’Université islamique de Riyad (Jāmi‘at al-imām Muḥammad b. Sa‘ūd al-islāmiyya). La première de ces universités, fondée en 1961, accueille surtout les musulmans étrangers. Les Saoudiens qui y étudient se destinent généralement à la prédication à l’étranger. De cette université n’est issu qu’un seul grand ‘ālim. Quant à la deuxième citée, elle est la plus ancienne université de théologie d’Arabie Saoudite, fondée en 1949. Elle n’a, malgré son ancienneté, donnée que six grands

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oulémas. Doit-on y voir une manifestation du régionalisme saoudien? Toujours est-il que cette université accueille, depuis les années soixante-dix, des professeurs, des cadres et des étudiants de diverses tendances politico-religieuses, notamment des frères musulmans et des sahwistes (Lacroix, 2010: 47-97) en lesquels le gouvernement saoudien et le Comité des grands oulémas n’ont que très peu confiance et qui ne sont donc pas spontanément recrutés par celui-ci. La dernière université, enfin, est incontestablement la plus importante pour notre étude. Elle a donné vingt-cinq oulémas, soit 51% des membres du Comité, depuis sa création en 1971, et 75% des oulémas ayant fait des études universitaires modernes. Cette université naît, en 1974, de la fusion de la faculté de théologie créée, elle, en 1953, et de la faculté de langue arabe, créée en 1954.

Depuis sa création, l’Université islamique de Riyad, qui, rappelons-le, porte le nom du fondateur de l’émirat saoudien Muḥammad b. Sa‘ūd (1744-1765), fidèle allié d’Ibn ‘Abd al-Wahhāb, est considérée comme le vivier des grands oulémas et de tous les cadres religieux et techniciens du culte dont l’establishment religieux a besoin. Le «pharaonique» campus de l’université (une véritable ville dans la ville avec ses propres infrastructures, un petit hôpital, un supermarché, des quartiers résidentiels pour les étudiants, les professeurs et le personnel administratif, etc.) compte neuf facultés et deux instituts supérieurs: la faculté de droit [musulman]; la faculté de théologie; la faculté de langue arabe; la faculté des sciences sociales [islamiques]; la faculté de la prédication et de la communication; la faculté des langues et de la traduction; la faculté des sciences de l’informatique; la faculté de l’économie; la faculté des sciences; l’Institut supérieur de la magistrature et l’Institut de l’apprentissage de la langue arabe [pour les étrangers]. Cela dit, les grands oulémas sont exclusivement issus des facultés de droit et de théologie et de l’Institut supérieur de la magistrature. Les étudiants dans ces trois domaines bénéficient d’une bourse d’études et obtiennent, dès la fin de leur première année d’études, le titre fort apprécié de shaykh. Le succès de l’Université islamique de Riyad est tel que celle-ci s’est engagée dans une politique d’expansion en développant deux filiales en Arabie Saoudite3 et cinq à l’étranger4. Enfin, certains étudiants peuvent préparer leur doctorat en sciences religieuses à l’université égyptienne d’al-Azhar,

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pour le prestige que cela donne. Une autre raison pourrait être avancée: certains apprentis oulémas saoudiens iraient à al-Azhar pour observer l’organisation, les structures et les mécanismes de fonctionnement de cette prestigieuse université en vue de les «importer» en Arabie Saoudite. Les oulémas, au moment de leurs études supérieures, ont tous un tronc commun tripartite: les fondements de la théologie (al-‘aqīda); l’exégèse coranique (al tafsīr) et la jurisprudence (al-fiqh). À partir de la première année de master (calqué sur le système anglo-saxon), 74% des oulémas se spécialisent dans la jurisprudence, et plus spécialement dans les fondements de la jurisprudence islamique (uṣūl al-fiqh) dans le but d’acquérir la qualification requise pour émettre des fatwā; 26% d’entre eux, se spécialisent en théologie, et plus précisément en religions comparées (en réalité, pour dénigrer toute autre religion que l’islam hanbalo-wahhabite)5. Le choix de ces spécialisations n’est pas étonnant dans la mesure où les étudiants se destinent avant tout à être des techniciens du culte et des gestionnaires des biens de salut. Nous n’entrerons pas, pour ne pas alourdir notre propos, dans le détail des spécialisations pointues à l’intérieur même des deux grands domaines de spécialisations que nous avons évoqués. Bien que le cursus moderne se soit bien implanté dans le paysage saoudien, l’ijāza n’en demeure pas moins source de prestige et un élément non négligeable dans un capital social. Nous avons pu observer que la totalité des oulémas qui ont suivi le cursus moderne ont, néanmoins, obtenu une ou plusieurs ijāzāt. Elément de prestige comme nous venons de le dire, l’ijāza est, en théorie, facultative. Mais, en pratique, l’obtention d’une ijāza permet au ‘ālim, d’une part, de se rattacher à une chaîne de transmission «ininterrompue» d’oulémas remontant jusqu’au Prophète, ce qui permet au ‘ālim de légitimer sa position et son savoir et de s’inscrire dans l’héritage prophétique, d’autre part, de nouer des relations privilégiées avec un ou plusieurs oulémas et de commencer ainsi à tisser un réseau qui pourra le mener au sommet de l’establishment hanbalo- wahhabite.

Faire carrière: le cursus honorum des oulémas

L’enseignement et la magistrature ont toujours été les métiers de prédilection des oulémas. Les membres du Comité des grands oulémas n’échappent pas à cette règle. 96% d’entre eux exercent au moins une de ces deux professions: 50% du Comité, soit vingt et un grands oulémas, ont été ou sont encore, professeurs de jurisprudence islamique ou de théologie; 31% d’entre eux sont magistrats dans les différentes instances de la justice saoudienne; 15% des grands oulémas ont cumulé les deux fonctions. À la question: «pourquoi le choix de ces métiers?» Une première réponse, unanime, des grands oulémas magistrats: «la justice est le fondement de la royauté». Et, selon les oulémas, qui, mieux que des spécialistes de «la loi divine», pourraient mettre la justice en application! Les grands oulémas ont d’ailleurs pleine conscience de l’importance de leur mission. Ils ont une vision catastrophiste d’un monde où le ‘ilm, qui risque d’être perdu, doit être sauvé, épuré des innovations blâmables et transmis par le ‘ālim.

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En outre, si la magistrature permet au grand ‘ālim d’observer, d’analyser et de statuer sur des cas concrets, l’enseignement permet de transmettre le savoir théorique. Cela, en plus du prestige qui entoure ces deux fonctions. Il n’est, enfin, pas étonnant de voir que nombre de grands oulémas cumulent les deux fonctions puisqu’en réalité, l’une et l’autre sont indissociables (pratique et théorie). Ce phénomène de cumul des fonctions (d’enseignant et de magistrat) est surtout visible dans la première génération des grands oulémas. Il s’explique par le manque de cadres religieux au moment de la création du Comité. Les grands oulémas devaient donc assumer, tout à la fois, leur rôle au sein du Comité et les fonctions de magistrats et d’enseignants. Des années quarante aux années soixante, l’Arabie Saoudite a été obligée d’«importer» des cadres religieux de l’étranger, notamment de l’Égypte. Un exemple: l’Égyptien ‘Abd al-Razzāq ‘Afīfī (m. 1994), arrivé en Arabie Saoudite, en 1949, pour enseigner la langue arabe et les sciences religieuses dans un collège à Tayef, a gravi, un à un, les échelons et parvient au sommet de l’establishment religieux: il est nommé, en 1971, au sein du Comité des grands oulémas. Cet exemple révèle deux réalités: premièrement, l’Arabie Saoudite a fait appel aux étrangers pour l’enseignement, à une certaine époque, à cause du déficit de cadres dont elle a souffert dans tous les domaines; et deuxièmement, les étrangers hanbalo-wahhabites, qui pouvaient aisément s’intégrer dans le pays d’accueil, ont pu, à force de persévérance, atteindre le sommet de l’establishment religieux saoudien. La pratique du cumul des fonctions d’enseignant et de magistrat tend à disparaître: le dernier grand ‘ālim à avoir cumulé ces deux fonctions est ‘Abd Allāh b. Qa‘ūd, membre du Comité de 1977 à 19866. Désormais, les grands oulémas, qu’ils soient professeurs ou magistrats, sont de plus en plus spécialisés, chacun dans son domaine: de professeurs de droit en général, ils sont devenus professeurs de droit pénal, de droit de la famille, etc. Parallèlement à ces deux métiers de prédilection, les grands oulémas sont techniciens du culte: la plupart d’entre eux sont imâm dans les mosquées. Par exemple, le grand mufti actuel du royaume, ‘Abd al-‘Azīz āl al-Shaykh, est également imâm de la

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grande mosquée de Riyad. Sāliḥ b. Ḥumayd est, lui, imâm de la grande mosquée de la Mecque, etc. N’oublions pas enfin, l’autre fonction essentielle des grands oulémas, celle d’«entrepreneurs» de biens de salut, à savoir promulguer des fatwā et se mettre à l’écoute de la population. Mais si les grands oulémas monopolisent les grands postes religieux et judiciaires saoudiens, ils n’hésitent pas à empiéter sur le domaine réservé des autres élites. Une fois admis au sein du Comité, le grand ‘ālim obtient automatiquement le grade de haut fonctionnaire (al-martaba al-mumtāza), voire celui de ministre. Sur les cinquante- deux membres du Comité des grands oulémas, vingt-deux ont occupé des postes de responsabilité autres que ceux de magistrats et d’enseignants. Déjà neuf membres de la Hay’a ont été ou sont encore ministres. Les ministères que contrôlent les oulémas (si ce ne sont pas eux qui les contrôlent directement, c’est un membre de l’establishment religieux) sont ceux de la justice, des affaires islamiques, du pèlerinage et de l’enseignement des filles (avant le rattachement de ce dernier, en 2002, au ministère de l’éducation nationale). Depuis sa création, le ministère de la justice est dirigé par un membre du Comité7. Huit membres du Comité des grands oulémas on été membres du Conseil consultatif: le président de ce conseil, qui fait se côtoyer islamistes, «libéraux», conservateurs et tribaux, depuis sa création, en 1992, est un membre du Comité des grands oulémas. De 1992 à 2002, c’est Muḥammad b. Jubayr, membre du Comité des grands oulémas (de 1971 à 2002), qui assure la présidence de cette instance. Sāliḥ b. Ḥumayd, membre du Comité des grands oulémas depuis 2001, lui succède en 2002. Ce dernier est remplacé par ‘Abd Allāh Āl al-Shaykh, en 2009. Trois membres de la Hay’a ont été conseillers du roi Fahd (1982-2005) et deux sont actuellement conseillers du roi ‘Abd Allāh. Quatre membres du Comité ont occupé les postes de doyen ou de président d’université. Par exemple, ‘Abd al-‘Azīz b. Bāz occupe jusqu’à sa mort, en 1999, le poste de président de l’Université islamique de Médine. Sa‘d al-Ḍuwayḥī est doyen de la faculté de théologie d’al-Aḥsā’. ‘Abd Allāh b. ‘Abd al-Muḥsin al-Turkī, sans doute l’un des membres les plus actifs du Comité, actuellement, occupe le poste de président de la Ligue islamique mondiale, après avoir occupé, entre autres, les postes de président de l’Université de Riyad et de ministre des affaires islamiques. C’est dire que les oulémas ont adopté, depuis au moins deux décennies, une stratégie adaptative qui les pousse à investir plusieurs secteurs d’activités. Outre les domaines religieux, législatif et éducatif, ils investissent les associations caritatives, les organisations gouvernementales et non gouvernementales et les domaines économique et financier. Dans ces deux derniers domaines, trois oulémas, ‘Abd Allāh b. Manī‘, ‘Abd al-Wahhāb Abu Sulaymān et ‘Abd Allāh al-Muṭlaq se sont «improvisés» experts et consultants incontournables dans les marchés financiers saoudiens. Les trois hommes sont aussi membres de plusieurs conseils d’administration de banques et d’entreprises dans le cadre de ce que l’on appelle en Arabie Saoudite al-lijān al-šar‘iyya ou commissions islamiques. Le nom-même d’un grand ‘ālim sur la brochure d’une société ou d’une entreprise est la meilleure des publicités.

La multiplication des réseaux de soutien

Cette mobilité des oulémas n’est, toutefois, possible que si le ‘ālim tisse, autour de lui, un réseau sur lequel il peut s’appuyer. Les capitaux culturel et économique doivent encore être complétés par un réseau de soutiens. Nous avons pu observer trois types de

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capitaux sociaux mobilisés par le futur grand ‘ālim. Autrement dit, le recours aux relations personnelles permet à ce dernier de s’assurer une meilleure position dans la hiérarchie sociale. Ces trois réseaux, que nous exposons séparément, sont en réalité, presque toujours, combinés par le futur grand ‘ālim. Le réseau familial constitue la première ressource du futur grand ‘ālim. Nous avons, en effet, constaté l’existence d’au moins trois exemples de réseaux familiaux qui sont autant de moyens d’accès au Comité des grands oulémas. Le premier est, sans aucun doute, le plus puissant et le plus dense: celui des Āl al- Shaykh. Nous avons évoqué plus haut l’importance de cette famille et nous tenterons, dans ce qui suit, de compléter le tableau amorcé. L’exemple des deux fils, Ibrāhīm et ‘Abd Allāh, du grand mufti Muḥammad b. Ibrāhīm est tout à fait significatif: bien que le premier des deux ait été relativement peu brillant par rapport aux collaborateurs de son père, il a quand même été nommé par ce dernier vice-mufti du royaume d’Arabie Saoudite. Après la mort de son père et la suppression du poste de mufti, Ibrāhīm, qui était destiné à devenir mufti, reçoit, en guise de consolation, les postes de ministre de la justice, de membre du Comité des grands oulémas et de président de la Direction de la recherche scientifique, de la prédication et de l’instruction! En 1992, lorsqu’Ibrāhīm se retire des affaires, son remplaçant au ministère et au Comité des grands oulémas n’est autre que son frère cadet ‘Abd Allāh, président actuel du Conseil consultatif. Un autre exemple étonnant de la famille Āl al-Shaykh: il s’agit de Ṣāliḥ b. ’Abd al-‘Azīz, le petit fils d’Ibn Ibrāhīm. Après avoir fait des études scientifiques depuis le lycée et obtenu un diplôme d’ingénieur, Ṣāliḥ décide de récupérer l’héritage familial et s’inscrit à l’Université islamique de Riyad. Grâce à son nom et à l’intervention de son père, qui était l’un des conseillers du roi Fahd, il obtient une équivalence et passe ainsi directement en année de master: il contourne la règle qui, aussi stricte soit-elle, s’efface quand il s’agit d’un Āl al-Shaykh. Il est actuellement ministre des affaires islamiques et, potentiellement, membre du Comité des grands oulémas. Un dernier exemple enfin de cette famille: le dernier admis à Hay’at kibār al-’ulamā’, Muḥammad b. Ḥasan, fait une ascension fulgurante grâce à ses bonnes relations avec son cousin, le grand mufti actuel d’Arabie Saoudite: il a pu, rapidement, gravir les échelons universitaires et devenir le directeur de cabinet du mufti. Ce dernier l’épaule et le soutient: il propose son nom au Comité des grands oulémas auquel Muḥammad b. Ḥasan accède en avril 2005. Signalons, enfin, que le réseau familial des Āl al-Shaykh et l’influence qui en découle, dépassent largement le seul cadre religieux: un membre de la famille est ambassadeur à Paris, un autre est directeur du protocole royal, un troisième est membre de la chambre de commerce, etc. Le deuxième réseau familial est celui des Ibn Ḥumayd, déjà présenté plus haut. Le dernier réseau familial, enfin, de moindre importance, est celui des al-Šathrī: cette famille du Najd a donné quelques oulémas et plusieurs hommes politiques. ‘Abd al-‛Azīz al-Šathrī, un des conseillers des rois Fayçal (1964-75) et Ḫālid (1975-82) a également été un ouléma de renommée moyenne. Son fils, Nāṣir, a réussi à faire une brillante carrière politique (en tant que conseiller des rois Ḫālid et Fahd). Selon un des membres du clan al-Šathrī: «il ne manquait à [la] famille qu’un grand ‘ālim pour qu’[elle] devienne, enfin, une grande famille». La parentèle met tout en œuvre pour que son rejeton prodige, Sa‛d, accède au sommet de l’establishment religieux. Aussi, le prépare-t-on, dès son plus jeune âge, à devenir grand ‘ālim : on le confie aux maîtres les plus compétents dans le domaine, tels Ibn Bāz, Ibn ‘Uthaymīn, al-Aṭram, al-Rakbān et ‘Abd al-‘Azīz Āl al- Shaykh. On le pousse à s’inscrire à Jāmi’at al-imām où il obtient un doctorat en

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fondements de la jurisprudence islamique. Sa‘d brûle toutes les étapes du cursus honorum hanbalo-wahhabite et devient professeur de la même université en un temps records. En mars 2005, la famille soutient la candidature de son fils au Comité des grands oulémas (le père est membre du cabinet royal qui transmet les candidatures au roi). Sa‘d est finalement nommé, en avril 2005: à trente-huit ans, il est le plus jeune membre de l’histoire du Comité des grands oulémas. Nous l’avons dit, le régionalisme et le segmentarisme dominent le paysage politico- religieux saoudien. La deuxième ressource du futur grand ‘ālim est, naturellement, le réseau tribal qui va de pair avec le réseau régional, autrement dit avec le réseau najdī. Nous avons remarqué, en analysant les origines géographiques et tribales des grands oulémas, que ces derniers sont généralement issus des plus grandes confédérations tribales du Najd: les Banū Ḫālid ont donné quatre grands oulémas, les Banū Zayd, sept, les Banū Subay‘, trois, les Banū Tamīm, huit (auxquels il faut ajouter les quatre grands oulémas des Āl al-Shaykh), les Qaḥṭān, trois, les ‘Unayza, trois, les Bāhila, deux et al- Dawāsir, deux également. Soit un total de trente-six grands oulémas issus des grandes tribus du Najd sur les cinquante-deux membres du Comité. Le réseau tribal est très dense. Le nombre de grands oulémas est plus ou moins bien réparti entre les grandes tribus najdī. D’un mouvement de nomination au sein du Comité à l’autre, cet équilibre est, consciemment ou inconsciemment, maintenu. Exemple: les deux grands oulémas, Muḥammad āl Sulaymān et Bakr Abū Zayd, de la tribu des Banū Zayd – admis tous deux au Comité, en 1992 – sont remplacés, en 2005, par deux hommes issus de la même tribu, ‘Alī al-Ḍuwayḥī et ‘Abd al-Raḥmān al-Sadḥān. D’ailleurs, le réseau tribal doublé du réseau régional ne concerne pas uniquement le champ religieux: on retrouve ces mêmes configurations dans le domaine politico-administratif (Ibn Ṣunaytān, 2004, 59-62). La dernière ressource du futur grand ‘ālim est la mulāzama: le fait de s’attacher un long moment à un maître en sciences religieuses, réputé et influent. Côtoyer un maître pendant plusieurs années permet à l’apprenti grand ‘ālim de nouer avec lui des relations personnelles qui peuvent même aboutir au mariage de l’élève avec la fille ou la nièce du maître. Par exemple, Ṣāliḥ al-Luḥaydān est, pendant plusieurs années, le disciple favori du grand mufti Muḥammad b. Ibrāhīm. Cette relation privilégiée lance véritablement la carrière de Ṣāliḥ qui devient le gendre et le directeur de cabinet du mufti et qui gagne peu en peu en charisme. Une année seulement après le décès du maître, al-Luḥaydān est admis au Comité des grands oulémas; il hérite aussi de la fonction de magistrat; quelques années plus tard, il devient le président du Haut conseil de la magistrature, poste qu’il occupe jusqu’en février 2009. Al-Luḥaydān est le doyen du Comité des grands oulémas dont il est membre depuis 1971. Il en est aussi un des membres les plus influents. Il serait, en effet, le seul à pouvoir opposer un veto pour la nomination d’un nouveau membre: en 2005, il aurait utilisé son veto pour s’opposer à l’entrée de l’ouléma ‘Abd al-Muḥsin al-‘Ubaykān au Comité. Un autre exemple: Muḥammad al-Sbayyil est le disciple d’Ibn Ḥumayd alors que celui- ci est le qāḍī d’al-Bukayriyya. Quand Ibn Ḥumayd devient le qāḍī du Qaṣīm, il fait appeler al-Sbayyil à Burayda pour le désigner professeur et responsable d’un institut de sciences religieuses de la région. La relation entre les deux hommes est telle que, lorsqu’Ibn Ḥumayd devient le grand juge du Ḥijāz, il le fait venir à la Mecque et le nomme imâm de la grande mosquée de la Mecque et vice-président de l’administration chargée de gérer les deux lieux saints. Il finit même par en devenir président (jusqu’en

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2005) après la disparition de son protecteur. Depuis son arrivée à la Mecque, il tisse des relations étroites avec des oulémas et grands oulémas notamment Ibn Bāz (qui n’est pas son maître) mais qui finit par lui proposer de devenir membre du Comité en 1992. Un troisième exemple: c’est également Ibn Bāz qui suit, pas à pas, la carrière de ‘Abd Allāh b. Qa’ūd qui est son meilleur disciple. À la première occasion (le décès d’Ibn Ḥumayd et de Miḥḍār ‘Aqīl), Ibn Bāz propose le nom d’Ibn Qa‘ūd au cabinet royal qui le nomme membre du Comité en 1977. Un dernier exemple enfin: le mufti actuel, ‘Abd al-‘Azīz āl al-Shaykh, en plus du réseau familial que lui confère son nom, bénéficie du soutien de son maître Ibn Bāz. Il s’agit d’abord d’une question de solidarité et de reconnaissance: Ibn Bāz est un mulāzim du grand père de ‘Abd al-‘Azīz Āl al-Shaykh, Muḥammad b. ‘Abd al-Laṭīf. Il aide donc ‘Abd al-‘Azīz Āl al-Shaykh à devenir professeur à l’université d’al-Imām, et propose son nom au cabinet royal pour en faire un membre du Comité des grands oulémas (il le deviendra en 1987). En 1993, Ibn Bāz devient mufti et désigne ‘Abd al-‘Azīz āl al-Shaykh vice-mufti du royaume et ce, bien que d’autres grands oulémas soient plus compétents que lui. En effet, depuis les années soixante et jusqu’à sa mort, en 1999, Ibn Bāz occupe une position-clé dans l’establishment religieux. Il bénéficie du respect et de la considération des autres grands oulémas et exerce, de ce fait, une influence autour de lui, tous les grands oulémas tenant compte de ses conseils et suivant à la lettre ses directives. La centralité d’Ibn Bāz est ainsi très importante: un grand nombre de chemins passent par lui. Dix-huit grands oulémas sont ses disciples et certains d’entre eux lui doivent leur entrée au sein du Comité.

Le quiétisme politique

En cherchant à identifier les conditions d’accès au Comité des grands oulémas à travers le parcours de ses membres, nous avons constaté qu’il existe deux critères directement liés à la vie politique et sociale: aucun des grands oulémas n’a de passé politique (c’est- à-dire, une quelconque manifestation d’opposition au régime: demande de réformes, ou autres), et aucun ‘ālim n’a jamais critiqué les décisions du Comité ou de l’un de ses membres et ce, même si ses positions allaient à l’encontre des décisions officielles. ‘Abd Allāh Ibn Jibrīn, haut fonctionnaire religieux et candidat potentiel au Comité des grands oulémas, a été l’un des parrains de la contestation islamiste des débuts des années quatre-vingt-dix (Kepel, 2003: 335-337; Lacroix, 2007: 371-443). Ces actes constituent une véritable offense tant pour le régime que pour les grands oulémas. Ces derniers ne manquent pas, d’ailleurs, de le désavouer publiquement: il est démis de ses fonctions officielles. Réhabilité par la suite, et bien que très bon ‘ālim, il ne pourra cependant jamais prétendre au poste de grand ‘ālim en raison de cette «bavure»: s’étant ouvertement opposé au gouvernement et ayant participé à des activités politiques allant à l’encontre des positions officielles, son «rachat» et son récent soutien au gouvernement ne suffisent pas. Il ressort de cet exemple que le quiétisme politique des candidats au Comité est un élément fondamental et un critère-clé de sélection. Tout ce que peut tolérer le Comité comme engagement politique pour un futur grand ‘ālim est le soutien aux décisions du pouvoir. ‘Alī al-Ḍuwayḥī est l’exemple du ‘ālim engagé politiquement – en faveur du régime bien sûr – qui accède à la Hay’a. En effet, depuis 2001, al-Ḍuwayḥī, qui dirige la faculté de théologie d’al-Aḥsā’, a signé plusieurs

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pétitions politiques défendant les programmes scolaires saoudiens, et se déclarant en faveur de la tenue d’élections municipales, etc. Quant à ‘Abd al-Muḥsin al-‘Ubaykān, qui a appelé ouvertement le gouvernement à entreprendre des réformes, entre 1992 et 1994, il a été marginalisé et démis de ses multiples fonctions: il perd son poste de juge au tribunal de Riyad et d’imâm de mosquée. Réhabilité, dans les années 1999-2000, il continue néanmoins à critiquer les décisions de la Hay’a (surtout celles qui concernent la jurisprudence), et du système judiciaire. Il émet même des fatwā contredisant celles du Comité des grands oulémas et tente, pour se rattraper, de promulguer des fatwā sur la licéité du salut du drapeau national, sur la condamnation des sahwistes ou encore sur l’interdiction du djihâd en Irak pour les Saoudiens. Le gouvernement a accepté de le réhabiliter mais les oulémas ont opposé un veto catégorique à l’entrée de ce ‘ālim au Comité. Al-‘Ubaykān a, finalement, été nommé, dans un premier temps, conseiller au ministère de la justice et membre du Conseil consultatif, avant de devenir l’un des conseillers du roi, en 2009. Les leaders de la ṣaḥwa dans les années quatre-vingt-dix, Safar al-Ḥawālī, Salmān al-‘Awda et Muḥsin al-‘Awājī, reconnaissent eux-mêmes que l’un des critères d’accès au Comité des grands oulémas est le quiétisme sur les plans politique et sécuritaire et acceptent donc, du fait de leur très grand engagement politique, de ne pas y prétendre. «Pour le gouvernement, dit al-Ḥawālī, les grands oulémas doivent être des hommes apolitiques, des hommes qui ignorent tout de la politique». Salmān al-‘Awda ajoute que «les futurs membres du Comité doivent être des hommes sans histoire(s)». Pour Muḥsin al-‘Awājī «l’accès au Comité obéit à des critères purement sécuritaires». Il découle de tout cela le «portrait idéal» du membre du Comité des grands oulémas: le grand ‘ālim est hanbalo-wahhabite; il est issu d’une famille de «cadres religieux moyens» ou d’une «dynastie» d’oulémas; il est issu d’une grande tribu sédentarisée du croissant najdī; il a effectué des études auprès de maîtres réputés (cela pour le ‘ālim qui suit une formation traditionnelle) ou dans un ma‘had ‘ilmī puis à l’université al-Imām de Riyad (pour le grand ‘ālim qui a reçu une formation moderne); il s’est spécialisé en jurisprudence islamique; il est généralement professeur d’université (al-Imām) ou magistrat; il a en moyenne vingt-cinq années d’expérience dans le domaine religieux; il n’est pas engagé politiquement (s’il l’est, il ne doit l’être qu’en faveur du régime). La moyenne d’âge du grand ‘ālim qui accède au Comité est de quarante-sept ans. Il y reste en moyenne quinze ans. Et, si les circonstances d’accès à la Hay’a sont difficiles à déterminer, les circonstances de départ de la Hay’a sont, elles, tout à fait claires: le grand ‘ālim quitte le Comité s’il décède, bien évidemment, s’il est gravement malade ou s’il a commis un acte jugé répréhensible par le roi – en 1992, quatre grands oulémas auraient refusé de signer une fatwā et ont été limogés. Le renouvellement des membres du Comité des grands oulémas est généralement associé à une période de crise ou de transition. Les renouvellements de 1987 et de 2001 sont des renouvellements de transition (plusieurs oulémas sont décédés ou gravement malades), les renouvellements de 1992 et 2005 coïncident avec des moments de crise (respectivement, les conséquences de la guerre du Golfe et celles du 11 septembre). Depuis la création de la Hay’a, il y a eu reproduction de l’élite: il ne reste plus de la génération de 1971 que trois membres. Nous constatons toutefois que l’élite des grands oulémas restreint l’accès, même à des personnes qui rempliraient toutes les conditions formelles pour accéder au Comité. Sans doute le prestige d’appartenir au Comité des

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grands oulémas ne pourrait que diminuer si l’accès devenait trop aisé. L’élite du Comité est donc fermée: cinquante-deux membres en trente-huit ans.

Conclusion

L’habitus, ainsi défini, des grands oulémas, fruit d’un conditionnement historique et social, est générateur d’un comportement adapté, consciemment ou inconsciemment, à la logique de l’espace politico-religieux saoudien: soutenir le pouvoir politique et gérer le marché officiel des biens de salut. Les larges prérogatives dont dispose le Comité dans les domaines politique, social et religieux, à côté de sa fonction fondamentale de bastion idéologique et d’usine à légitimer les actions du gouvernement, justifient le contrôle par le pouvoir politique de son ordre du jour et de son budget et conditionnent le choix, très sélectif, de ses membres. Les grands oulémas, qui se définissent eux- mêmes comme les oulémas du pouvoir, doivent être acquis au régime. Si les origines sociales, le parcours éducatif et les réseaux de socialisation favorisent l’émergence d’une élite fermée et dévouée au pouvoir, la ‘aṣabiyya régionale y est pour beaucoup. Le Comité est, à l’instar des autres institutions du pays, trusté par l’élément najdī (plus de 70% des membres des élites saoudiennes sont najdī): cette région n’est-elle pas le fief du hanbalo-wahhabisme et de la dynastie régnante? Il s’agit enfin pour les oulémas d’un dévouement objectif: les intérêts spirituels et temporels de l’establishment religieux étant intrinsèquement liés à ceux du régime, si ce dernier était mis à mal, la domination du hanbalo-wahhabisme sur le territoire saoudien – très éclectique religieusement – serait indubitablement remise en cause.

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NOTES

1. Il s’agit d’un corps consultatif mis en place par le roi Fahd (1982-2005), en 1992. Sans réelles prérogatives, le Conseil consultatif promulgue des avis – formellement facultatifs – sur certaines questions techniques. 2. Plusieurs enfants suivent également des cours informels dans des écoles coraniques (kuttāb, dūr taḥfīẓ al-qur’ān) publiques ou privées. 3. Les deux filiales nationales sont situées au Ḫarj et al-Aḥsā’. 4. Les cinq filiales internationales sont situées aux Émirats Arabes Unis, au Japon, en Indonésie et à Djibouti. 5. Leurs travaux sont plus dirigés contre les autres tendances de l’islam que contre les autres religions. 6. Les oulémas juges peuvent dispenser des cours informels dans les mosquées et leurs domiciles. 7. Depuis le 14 février 2009, le ministre de la justice est Muḥammad al-‛Īsā. 8. Le décès du grand mufti, en 1969, marque la fin d’une période dans l’histoire du hanbalo- wahhabisme. L’establishment, organisé jusqu’à lors de manière informelle autour du mufti, est bureaucratisé. Cette bureaucratisation des oulémas, qui disperse les fonctions juridico- religieuses, jadis détenues par le grand mufti, vise la routinisation du charisme d’Ibn Ibrahim et la neutralisation du pouvoir des grands oulémas: le ministère de la justice, le ministère des affaires islamiques, le Haut Conseil de la magistrature et le Comité des grands oulémas sont créés en 1971. 9. Quatre des six enfants d’Ibn Ḥumayd suivent des études de théologie.

RÉSUMÉS

Véritable matrice idéologique de l’État saoudien et instrument de légitimation politique et religieuse, la doctrine wahhabite et ses dépositaires, les oulémas, sont les soutiens indéfectibles de la famille Sa‛ūd depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette alliance se renforce, à partir de 1971, avec la création d’un certain nombre d’institutions politico-religieuses dont la plus importante est le Comité des grands oulémas. Si les larges prérogatives, dont dispose cette dernière dans les domaines politique, religieux et social, poussent l’autorité politique à vouloir en chapeauter l’action et contrôler l’accès, l’establishment wahhabite n’en fait pas moins. En effet, l’élite religieuse saoudienne a adopté des mécanismes d’autorégulation bien définis pour maintenir son homogénéité et son unité pour mieux dominer l’espace socioreligieux du royaume. Nous tentons dans cet article, à partir d’une étude de terrain, de lever le voile sur ces mécanismes en étudiant les origines sociales et régionales et le cursus honorum des quarante- cinq oulémas qui siègent ou ont siégé au Comité. Cela permet d’en ressortir avec le portrait idéal- type de l’ouléma wahhabite contemporain et de voir dans quelle mesure son parcours le qualifie pour l’encadrement de la population et du soutien au régime.

As ideological matrix of the Saudi state and political and religious tool, the Wahhabi doctrine and its guardians, the ulama, have been the unfailing support of the Al-Saud (family) since the second half of eighteenth century. This alliance has been consolidated since 1971 with the creation of politico-religious institutions, the principal of which is the Committee of Senior Ulama. If the

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Committee benefits from wide prerogatives in both the religious and the social fields, the Wahhabi establishment has the same prerogatives. The religious elite adopted auto regulation mechanisms in order to maintain its homogeneity and to better the Saudi social-religious field. The present paper, based on a fieldwork, analyses the structure and the mechanism of the Committee of Senior Ulama and studies the careers of its members in view to paint an ideal- typical portrait of the contemporary Wahhabi ulama. This will enables us to understand how the political authority will conduct the Committee’s action and supervise its member’s path to better control the ulama body.

INDEX

Mots-clés : Arabie saoudite, doctrine wahhabite, élite religieuse, institutions politico- religieuses, oulémas Keywords : political-religious institutions, religious elite, Saudi Arabia, ulamas, wahhabi doctrine Palabras claves : Arabia Saudita, con la creación de ciertas instituciones político-religiosas de las cuales la más importante es el Comité de los grandes ulemas. Si las amplias prerrogativas de las que goza este último en los campos político, develar los mecanismos abordando los orígenes sociales y regionales y la carrera de los cuarenta y cinco ulemas que participan o han participado del Comité. Esto permite elaborar el retrato ideal típico del ulema wahhabita contemporáneo y ver en qué medid, doctrina wahhabita, el establishment wahhabita pretende lo mismo. En efecto, élite religiosa, instituciones político-religiosas, la doctrina wahabbita y sus depositarios, la élite religiosa saudita ha adoptado mecanismos de autorregulación bien definidas para mantener su homogeneidad y su unidad para mejor dominar el espacio sociorreligioso del reino. Intentaremos en este artículo, llevan a la autoridad política a querer controlar la acción y digitar el acceso, los ulemas, religioso y social, son el sostén indefectibles de la familia Saud desde la segunda mitad del siglo xviii. Esta alianza se refuerza, ulemas, Verdadera matriz ideológica del Estado saudita e instrumento de legitimación política y religiosa

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Se faire cheikh au Caire Exemplarité et intériorité religieuse

Aymon Kreil

1 Tout musulman n’est pas considéré comme pieux et tout homme pieux n’est pas considéré comme un cheikh. Il s’agit, à travers cet article, d’explorer les appréhensions de la piété visible par les musulmans du Caire, le rapport aux cheikhs devant servir de repère. Désignant, à l’origine, les vieillards, le terme de cheikh (šayḫ) s’applique par métonymie à certaines figures auxquelles il convient de manifester du respect et «un degré relatif de distance sociale» (Gaffney, 1994: 31). Cheikh devient ainsi un titre administratif, que ce soit au niveau du village (šayḫ al-balad: maire du village) ou de la ruelle (šayḫ al-ḥāra), relais locaux de l’appareil étatique. Dans cette contribution, on s’intéressera uniquement aux hommes identifiés comme cheikhs au nom de l’autorité religieuse dont ils se prévalent. Les représentations dont ils font l’objet permettront d’étudier les regards portés en Égypte sur la piété d’autrui comparée à la sienne propre et d’observer les modalités d’interactions induites par l’engagement religieux différencié des individus.

2 La population égyptienne est majoritairement musulmane, de rite sunnite, avec une minorité chrétienne copte chiffrée entre 6 à 10%. L’espace public est saturé de références à la religion; la «réislamisation» comme phénomène observable se définit principalement par le retour du voile chez les femmes en ville, les références religieuses appuyées dans le débat public, par l’usage de la basmallah en introduction de discours, et dans l’insistance récurrente sur l’application de la charia et le respect des bonnes mœurs. La construction de mosquées s’est, elle aussi, multipliée, et partout retentit désormais l’appel à la prière grâce aux myriades de mégaphones grésillant qui parsèment les rues de la ville.

3 Ce phénomène, appelé en Égypte le «réveil islamique» (al-sahwa al-islāmiyya), trouverait ses origines dans les stigmates de la déroute de 1967 contre Israël, et a bénéficié de l’appui de l’appareil de propagande du gouvernement dès l’arrivée d’Anouar el-Sadate (Kepel, 1993). Le concept de «réislamisation», en usage dans les sciences sociales, présente évidemment l’inconvénient de postuler implicitement une forme de dés- islamisation ou de sécularisation préalable qu’il conviendrait de prime abord de justifier. Cependant, une réelle rupture semble s’être produite, constatée par les

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Égyptiens eux-mêmes, résultat d’une valorisation accrue des formes ostensibles d’engagement religieux. L’ampleur du processus dépasse toutefois le cadre de cette contribution – comme les capacités d’analyse de nombre d’habitants du pays. Tout au plus peut-on se référer aux épiphénomènes nombreux qui s’y rapporteraient.

4 Il s’agit ici de mettre en évidence les différents modèles d’affirmation de piété selon l’optique d’un individu, ainsi que les manières cairotes d’identifier et de qualifier les apparences pieuses et les relations prescrites aux cheikhs par les divers courants de l’islam. Ensuite, à travers le double emploi du verbe dialectal égyptien istašyaḫa, «se faire cheikh»et «faire le cheikh» – avec une forte connotation ironique pour ce second emploi –, on cherchera à analyser l’identification au rôle de cheikh et les répertoires critiques à disposition pour l’appréhender. Suite à leur banalisation, les signes mêmes de la réislamisation paraissent soumis à l’usure du quotidien: ils ne permettent plus de distinguer les individus et de leur garantir l’accès à un statut d’autorité. D’autre part, face à une conception holiste de l’islam, et à la réislamisation comme hégémonie progressive de celle-ci, l’ethnographie de la notion de cheikh révèle une distinction entre ceux qualifiés comme tels, astreints à l’exemplarité, et une majorité d’autres, se réclamant des pratiques communes au nom de leur prévalence générale – ce qu’on appelle le «référent de normalité». Enfin, face aux appréhensions contrastées de l’engagement religieux individuel ici décrites, l’analyse s’attache à l’insistance récurrente dans les discours sur la primauté des émotions, de la foi et de l’intériorité, permettant de négocier un certain pluralisme des approches.

Modèles d’islam, modèles de cheikhs

5 Loin de constituer un bloc monolithique, l’islam au Caire est traversé de courants variés, parmi lesquels les confréries soufies, les associations (gamā‘āt) salafites et les oulémas d’al-Azhar1. Comment ces différentes affiliations, plus ou moins marquées, deviennent-elles facteurs de différenciation et de catégorisation des individus? Des stéréotypes se font jour quant aux différents groupes (Décobert, 2000). Ainsi les salafites sont-ils parfois décrits comme de jeunes exaltés intolérants (Raadi, 1995) ou comme des zélateurs intègres d’un islam purifié, les soufis comme des paysans ignares et miséreux (Sedgwick, 2000: 210) ou des saints, et les oulémas d’al-Azhar comme des employés du gouvernement sans principes et corrompus ou comme les gardiens fidèles de l’interprétation canonique des textes.

6 Certaines caractéristiques spécifiques sont récurrentes dans la constitution de catégorisations fortes: un groupe doté d’un sentiment d’appartenance puissant, développé autour d’un corps de doctrine exclusif et d’une certitude affirmée y contribue. La catégorisation des oulémas d’al-Azhar achoppe sur la trop grande diversité des opinions défendues au sein de cette institution (Zeghal, 1996), et la faiblesse, qui en découle, de critères d’identification communs – de «communalité» dirait Rogers Brubacker (2003: 78). Le caractère volontaire de l’engagement au sein des groupes confrériques et des gamā‘āt – même si des arguments de piété filiale ou de vocation peuvent entrer en ligne de compte – contribue à les distinguer de la majorité. En effet, il paraît difficile, sans volonté explicite de se différencier religieusement, d’inscrire les individus dans des catégories définies. Plus importante encore semble la visibilité dans l’espace public, qu’induisent, notamment, une apparence vestimentaire spécifique, comme on va le voir avec les salafites, ou de grandes manifestations

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publiques comme les rassemblements soufis (Mayeur-Jaouen, 2005). Autant de signes de différenciation qui permettent de définir des attentes et offrent un matériel privilégié à l’imaginaire stéréotypique.

7 Dans l’ordre des typifications, le costume salafite est sans doute le seul à inscrire sans ambiguïté celui qui l’adopte dans un courant de pensée déterminé à ses propres yeux et pour son entourage. Il serait trop long de recenser ici tous les impératifs commandant l’aspect des salafites: port de la barbe, tunique (galabiyya) courte, interdiction de porter de l’or pour les hommes, chez certains, interdiction de se retrousser les manches, usage privilégié de la couleur blanche, du khôl et du henné, etc. Le visage barbu correspond, selon eux, à la fitra, l’essence naturelle de l’homme. Le port de la barbe ne saurait dès lors être restreint à des spécialistes du culte et de la religion: elle est portée non taillée, mais peut, par contre, être allégée à partir d’une longueur précise donnée (la poignée d’une main). Il faut noter que la panoplie peut se diversifier, ainsi la barbe est-elle souvent portée avec des vêtements occidentaux: des pantalons un peu courts, de préférence larges qui arrivent à mi-hauteur des chaussettes, viennent alors remplacer la galabiyya courte – pour rester discret, hors du quartier ou pour des formalités administratives. Le qamīs pakistanais, sorte de tunique qui descend jusqu’à mi-cuisse, porté sur un pantalon spécifique (sirwāl), est une alternative fréquente pour ceux dont les emplois, comme dans l’administration, ne permettent pas le port de la galabiyya. À la façon de l’uniforme militaire, on met en scène et crée ainsi une communauté de destin – face à la police, face à l’entourage, face à Dieu – qui contribue à renforcer la cohésion au sein du groupe. L’engagement de l’individu rendu explicite le contraint à aligner son comportement sur les idéaux revendiqués. Comme le dit un salafite, jouant sur les sens du verbe rabbā, «éduquer», mais dans le cas d’une barbe «laisser pousser»: «Ce n’est pas moi qui laisse pousser ma barbe (mirabbī daqnī), c’est ma barbe qui m’éduque (byerabbīnī)».

8 En revanche, hormis la barbe et la galabiyya ou les pantalons raccourcis, éléments centraux du costume salafite, les autres marques de religiosité ne renvoient pas isolément à un courant spécifique de l’islam. Lors d’une conférence, au Salon du livre du Caire, à laquelle participaient deux islamistes, le seul intervenant arborant une zebība – cal sur le front dû aux prosternations de la prière – (Kreil, 2006), était nassérien. Chapelet, zebība et couvre-chefs religieux sont trop courants désormais pour retenir l’attention. Au plus peuvent-ils venir soutenir les prétentions d’islamité des hommes politiques – Sadate, qui affichait une telle marque, constitue à cet égard l’exemple le plus célèbre. Lorsqu’il m’arrivait d’évoquer mes enquêtes sur la zebība, il n’était pas rare que l’interlocuteur s’étonne: lui-même, il ne le re-marque plus. La valeur diacritique de distinction des hommes pieux qui a pu lui être corrélée semble s’être progressivement effacée par sa diffusion, même si la composante iconique, sa capacité à évoquer la piété, hors de tout contexte spécifique, reste pour une grande part préservée. L’on pourrait ainsi faire la différence entre éléments de typification faiblement définis, comme la zebība , et certains couvre-chefs ou le chapelet, et fortement définis, comme la barbe. Seule la combinaison avec les éléments centraux de la panoplie salafite assimilent ces signes à des indicateurs d’engagement dans ce courant.

9 Entre courants, les frontières sont labiles et mouvantes, et les transfuges et intermédiaires nombreux. Il n’existe, en effet, que peu de groupes ou d’individus qui se revendiqueraient, par exemple, d’une approche purement soufie ou salafite à

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l’exclusion de toute autre. La définition du soufisme ou du salafisme véritable, corollaire à la définition de ce que serait l’islam authentique, devient de la sorte objet de débats et de luttes, mais permet aussi les passages et transmissions de sens. Dès lors, l’islam participe à la fois de la métaphore agonistique du champ telle que définie par Pierre Bourdieu – champ de bataille pour le «monopole des biens de salut» (1971: 319) – et de celle du réseau médiatisé par des objets, des individus et des notions communes. Ainsi en va-t-il des confréries réformistes (Luizard, 1992), du large espace de médiation offert par al-Azhar aux différents courants ou encore des velléités de restaurer le soufisme des Frères musulmans, du moins à l’époque fondatrice. On peut donc avancer l’idée de polarités qui n’excluraient pas le dialogue, mais qui, à l’occasion, aboutissent à de violentes polarisations pouvant mener à un rejet total: tous se revendiquent, d’une façon ou d’une autre, de l’enseignement des premières générations de la Prophétie – les fameux salaf – toutefois, certains courants en viennent à réfuter toute mystique comme innovation blâmable (bid‘a) sans occurrence à l’époque de Muhammad.

10 Il en va de même de la relation prescrite aux cheikhs, qui reflète pareilles polarités. Patrick Gaffney distingue trois types de légitimité à la prédication: le prêcheur comme saint, guerrier ou savant (1994: 36-43). Il s’agit bien évidemment de reconstitutions idéaltypiques, car l’on ne peut prétendre appréhender l’ensemble des variations possibles au sein d’un courant donné. Cependant, si le rôle dévolu aux figures d’autorité religieuse varie d’une confrérie soufie ou d’un groupe salafite à l’autre, et selon la contingence des situations spécifiques, on peut néanmoins dégager des lignes directrices à même d’informer le discours des intervenants sur les conditions nécessaires à l’exercice de celle-ci. L’assimilation du cheikh au walī, au proche de Dieu, et sa sanctification afférente, apparaissent indissociables du soufisme (Veinstein, 1998; Chih, 2004), comme la proximité des positions de cheikh et d’émir, investi du pouvoir coercitif de décision, dans l’islam politique révolutionnaire (Roy, 1992: 62-65).

11 On a pu observer ces trois modèles à l’œuvre dans les récits de nos interlocuteurs. Le cheikh soufi apparaît nimbé de son charisme, et les récits sont souvent rehaussés de multiples miracles. La relation comprend une affiliation forte à la guidance spirituelle du cheikh, qui touche à l’intimité profonde des adeptes. Dans les groupes salafites, la nécessaire cohésion du groupe conduit, par contre, à un principe d’affiliation forte qui s’appuie notamment sur une lecture littérale et l’affirmation d’un sens explicite univoque du message coranique et de la sunna. L’effet d’érudition produit par la fréquente citation de versets ou de hadiths, et la cohérence affirmée de leur appréhension et du système qui s’en dégage, permet de prétendre à une approche scientifique et rationnelle de ce patrimoine – c’est là le principe de rationalité (‘aqlāniyya) propre à l’islam constamment invoqué par certains interlocuteurs. Un ancien membre d’un groupe salafite de lutte armée dépeint ainsi les différentes conceptions du cheikh: si, en règle générale, «le cheikh est un enseignant (mudarris)» qu’on se choisit en fonction d’affinités personnelles, dans les groupes islamistes règne un «ordre militaire» qui lui procure «une position de pouvoir (mawqif sulṭīwī)»: lui désobéir peut, dès lors, être assimilé à de l’apostasie et, potentiellement, mettre en danger la vie du renégat.

12 Pour nos interlocuteurs sans affiliation spécifique à un courant donné, un cheikh doit surtout aider à interpréter correctement les impératifs de l’islam. Dès lors, le cheikh, en tant que muftī2, se borne à un rôle de conseil. Chaque cheikh développe une optique interprétative spécifique, qui transparaît dans ses sermons et fatwas (avis juridiques

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sans valeur contraignante en l’absence d’application juridique de la charia dans le pays). La plupart des interlocuteurs rencontrés ne voient aucun inconvénient à affirmer apprécier les propos des uns et des autres, et occasionnellement à les citer ensemble, même si leurs conceptions sont antagonistes. On se réfère à un extrait de sermon, à une fatwa ou à une lecture du Coran sans chercher à lui donner le caractère systématisé d’une doctrine. Une relative indistinction des cheikhs prévaut ainsi. Les qualités d’acteur d’un cheikh contribuent aussi à sa popularité: le cheikh salafite ‘Abd al-Hamîd Kishk est, ainsi, beaucoup cité pour les plaisanteries dont il truffait ses sermons. La sympathie pour tel ou tel cheikh peut être interprétée comme un sérieux manque de discernement en matière d’islam par un interlocuteur, voire une faute de goût ou même sembler un signe d’imbécillité, mais ce ne sont pas là les éléments constitutifs d’une affiliation spécifique.

Se faire cheikh, faire le cheikh

13 Istašyaḫa, «se faire cheikh, faire le cheikh», est un verbe dialectal égyptien. Les glissements de sens dont il fait l’objet, selon les interlocuteurs, en font un indicateur précieux de la conception des cheikhs et des hommes pieux chez les Cairotes. En effet, les définitions alternent. Chez les uns, particulièrement parmi les interlocuteurs plus âgés, le verbe signifie s’approprier indûment les attributs du cheikh, avant tout pour établir des fatwas: «Quelqu’un qui ne s’y connaît pas trop en religion et qui se met à faire des fatwas on lui dit “Tu fais le cheikh, ou quoi!”». Les connotations sont explicitement moqueuses. Le verbe peut renvoyer à amender sa conduite pour obéir aux commandements divins. «C’est une nécessité, avance ainsi un vendeur d’animaux de compagnie au début de la trentaine, par exemple quelqu’un qui buvait de l’alcool et qui s’arrête, on dit, il s’est fait cheikh (istašyaḫ)». Une conversation entendue dans un café du Darb al-ahmar renvoie à cette interprétation: l’appel à la prière a retenti, mais seuls deux vieillards se sont levés pour rejoindre la mosquée. La discussion s’engage. «Où est ‘Abd el-’Azîz?» «Il a été prier», répond l’autre. «Il s’est fait cheikh, lui (istašyaḫ, huwwa)?» «Exactement!». En revanche, chez les plus jeunes interviewés, le verbe renvoie souvent à l’adoption du salafisme et de son vêtement, quelle que soit l’âge de l’homme en question. L’un d’eux explique: «C’est quelqu’un qui se laisse pousser la barbe, qui porte des pantalons ou une galabiyya courte, qui retient le Coran et connaît l’exégèse de celui-ci, est capable de l’interpréter, et qui a... ce signe-là». Il indique son front pour signifier la zebība . L’une des interlocutrices, autrefois proche des mouvements salafites de lutte armée, introduit quant à elle une nuance: si istašyaḫa signifie bien «se faire cheikh», c’est-à-dire adopter le costume salafite et «descendre dans la rue faire des fatwas», l’adjonction du verbe ‘amala, «faire», permet de retrouver le sens moqueur ancien (dā bya’mil mistašyaḫ).

14 Le sobriquet (laqab) de cheikh permet de prolonger la réflexion sur le sujet. Les Cairotes, en effet, utilisent quantité de surnoms flatteurs dans leurs échanges quotidiens: tout tenancier se voit volontiers qualifié d’«ingénieur» ou même d’«ingénieur pacha» (bāš muhandis), tout étudiant sera rapidement salué comme «professeur» (ustāđ) ou «docteur», l’on interpelle un cafetier communément en tant que «président» (ra’īs) ou «leader» (za‘īm) et une vague connaissance peut facilement être dénommée «mon chéri» (ḥabībī) dans le cours d’une conversation. Un mélange de flatterie – façon de se concilier son interlocuteur – d’ironie, et d’inflation verbale

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caractérise ces sobriquets. Il en va de même pour l’appellation «cheikh», par laquelle on désigne tout homme qui affiche des prétentions religieuses. «Cheikh» peut donc, dans une discussion, servir à interpeller un voisin ou un ami connu pour ses connaissances de l’islam et sa pratique pieuse. Non sans résistance parfois: un jeune soufi réformiste, la vingtaine, refusait d’être appelé ainsi par ces collègues à l’Université, suscitant l’incompréhension de ceux-ci: «Pourquoi, lui demandaient-ils, “cheikh” c’est un gros mot?». Cependant, tout barbu en vient aussi à être appelé de ce nom, quelles que soient ses convictions. Un anarchiste italien rencontré au Caire, qui s’était laissé pousser la barbe en honneur à Bakounine, se faisait constamment aborder par «cheikh» par des inconnus. On voit que le mot colle aux catégories englobées par istašyaḫa. La libéralité avec laquelle les Cairotes attribuent les surnoms généreux aboutit à dénommer «cheikh» quiconque «fait le cheikh»3.

15 Cependant cette prétention peut être mise en débat. Un jeune cafetier explique ainsi qu’un jeune homme vêtu comme un salafite, mais qui ne s’y connaîtrait pas vraiment en religion « n’est pas très cheikh » (dā miš šeyḫ qāwī). Un autre décrit un de ses amis qu’on appelait « cheikh », et avec lequel il avait l’habitude de fumer du hachich – et qui refusait d’ailleurs d’être appelé ainsi à ces moments-là – qu’il n’était un cheikh qu’à moitié : « Disons... il va à la mosquée... ». Il conclut son histoire, plein de regret sachant que j’allais devoir bientôt rentrer en France : « C’est dommage, j’aurais même pu te le faire rencontrer, cet animal de cheikh (el-šeyḫ el-hayawān dā ) ! » L’ironie est ici explicite.

L’usure du quotidien

16 Les cheikhs sont soumis à un autre regard et à une autre exigence que ceux de la majorité. Ils peuvent être suspectés soit d’ostentation ou d’exagération, soit d’inconséquence ou d’usurpation, et, plus généralement, de présomption quand ils prétendent représenter un modèle de piété et de comportement. L’expérience quotidienne permet de remettre en question la revendication de piété de ceux qui se réclament d’un idéal islamique. Les histoires abondent d’escrocs habillés en salafites, qui profitent de la crédulité de l’acheteur pour augmenter les prix. C’est même, selon un vendeur de sandwichs, la cause principale de l’effondrement du mouvement: des voleurs auraient trop détourné à leur profit la réputation d’honnêteté des salafites. Un chauffeur de taxi collectif interpelle: «Tu penses sans doute que quand je vois un gars à zebība, je me dis, il est top (dā miyya miyya)! Non, c’est pas comme ça!» Il cite ensuite le cas de l’un de ses collègues qui, tout en connaissant le Coran par cœur, priant cinq fois par jour, et arborant la zebība et toutes les apparences du religieux, s’est révélé être un voleur. Les récits de fausses zebība destinées à tromper les gens abondent. Une étudiante interrogée sur les informations que peut lui transmettre la zebība sur un individu se borne à dire «il prie!»: il peut être en même temps un «homme sans foi». Quand on lui demande un peu naïvement de quelle façon elle l’a appris, elle explique patiemment: «C’est une expérience (ḫibra) que tu acquiers à fréquenter les gens», et qui est, à son avis, le lot commun. Dans la ville du Caire, les interactions quotidiennes avec des individus inconnus se revendiquant de toutes formes de piété affaiblissent les capacités à imposer sa légitimité à partir des seuls signes apparents de son engagement religieux. L’atmosphère délétère de ragots et de sous-entendus qui règne dans les quartiers à forte densité de peuplement rend particulièrement difficile l’affirmation

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d’une revendication de religiosité sans tache. «Alors c’est fini pour lui les drogues et les filles!», constatait moqueur un jeune électricien à l’annonce du passage d’une de ses connaissances au mouvement salafite.

17 Celui qui prétend à une pratique meilleure de l’islam s’expose à la critique et aux accusations de duplicité. Si, de plus, il cherche à remettre en cause systématiquement la licéité de pratiques communes, à redresser des torts dont personne n’aurait imaginé qu’ils puissent insulter les préceptes du Coran ou de la Sunna – comme on l’a évoqué, se retrousser les manches est, dans certains groupes, considéré comme illicite – les rancœurs s’accumulent. Quand, pour finir, certains groupes plus radicaux déclarent la société entière constituée d’apostats, un rejet violent peut à l’occasion s’exprimer. Une dispute entre deux conducteurs, dont l’un est salafite, est à cet égard révélatrice de la façon dont les signes de religiosité peuvent servir occasionnellement d’outils d’accusation, comme dénonciation d’imposture imputée à l’interlocuteur: «La honte sur toi (ḥarām ‘aleyk)! Et tu fais le sunnī et portes une zebība!». Sunnī est un terme péjoratif pour désigner les salafites. Ils en sont presque venus aux mains...

18 En revanche, ceux qui n’affichent aucune prétention à incarner un idéal de religiosité ne s’exposent évidemment pas à de telles critiques. On déplorera à l’occasion leur manque d’engagement religieux – tout en considérant communes les pratiques illicites auxquelles ils peuvent se livrer. L’irréligiosité reste un répertoire critique disponible – une mère expliquait à propos de son fils, apparemment plus préoccupé d’internet et de matchs de catch que d’islam: «Celui-là, ce n’est pas un musulman, c’est un rien du tout!» Toutefois, il ne viendrait à personne l’idée de leur reprocher prétention et ostentation religieuse. Cependant, l’athéisme revendiqué reste difficile, en ce qu’il contrevient au seuil d’islamité minimum pour être accepté comme membre à part entière de la société. Le cas du voile l’illustre bien, puisque son association systématique aux vêtements près du corps, ses avatars dorés, en filets ou transparents l’ont réduit au rang de reconnaissance formelle de l’islam comme principe directeur de l’existence (Haenni 1999: 128-136). Chez les salafites, ce même voile doit être plus strict pour être accepté en tant que marque de religiosité – on a assisté, dans une librairie islamique spécialisée également dans la vente de vêtements, à un dialogue entre un représentant en niqāb (voile intégral de couleur noire qui cache la bouche et parfois même les yeux) et le libraire, sur l’opportunité du fin ruban de dentelle noire porté au- dessus des yeux, seule décoration de ce costume par ailleurs austère.

19 Les situations alternent, et chacun peut en venir soit à défendre sa réputation de religiosité, soit au contraire s’en prendre aux prétentions supposées d’autrui. Les éléments de typification décrits ici participent des «attributs sociaux approuvés» (Goffman 1974: 9) qui construisent le stéréotype de l’homme pieux. Des formes d’échelles de religiosité se mettent ainsi en place, de l’impie blasphémateur au plus saint d’entre les cheikhs, même si ce dernier peut tendre paradoxalement à refuser toute marque de respect explicite. Les salafites présentent la particularité de revendiquer et prêcher un engagement total de chacun pour l’islam. Les manquements à leurs principes peuvent être à la fois raillés et accueillis avec soulagement, comme indice d’humanité, participation au lot commun de la majorité profane.

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Le référent de normalité

20 Il existe quantité d’idéaux dont le modèle ne saurait s’accommoder d’un quelconque marqueur de religiosité: parmi ceux-ci, le chanteur de variété ou le jeune premier de cinéma, dont le pouvoir de séduction apparaît incompatible avec, par exemple, une zebība ou une barbe de salafite et les revendications de religiosité soutenue qui s’y rattachent. Ces figures semblent particulièrement influentes chez nombre d’adolescents, vêtus à l’américaine, à l’imitation des acteurs de vidéos musicales diffusées dans les cafés. La drague et l’amitié prédominent apparemment sur la religion dans l’ordre de leurs priorités: c’est le message qui semble se dégager de leur attitude souvent confuse face à l’islam. Elle s’accommode ainsi très bien des injonctions conciliantes d’un ‘Amrû Khâlid ou du recueillement des chansons pop en anglais d’un Sami Yusuf sur le Prophète4.

21 L’interprétation de l’islam et de ses signes, si elle constitue un élément important pour comprendre la société égyptienne, ne saurait cependant en aucun cas représenter le prisme exclusif de son appréhension. A fortiori, élaborer une catégorie spécifique de cheikh, même sous forme de plaisanterie, pour quiconque se mettrait à revendiquer une connaissance et une pratique approfondie de l’islam, permet de déceler les présupposés d’un référent de normalité en retrait par rapport au religieux. Cette normalité revendiquée n’est pas exclusive d’une prise de position sur la religion, selon les situations. Certaines formules, certaines assertions, comme l’idéal de justice sociale porté par la charia, ou que le Prophète était le meilleur des hommes, sont de tels lieux communs qu’ils ne permettent en aucun cas de catégoriser celui qui s’en empare comme particulièrement religieux. Ce type de généralités n’engage pas d’implications particulières quant aux conceptions et pratiques effectives de l’islam en privé (Haenni 2005: 173-185): on est dans le domaine de la «solidarité sans consensus», solidarité formelle mais sans consensus nécessaire sur son contenu (Ferrié, 2004: 85-100). Cependant, l’obéissance scrupuleuse aux injonctions de l’islam semble réservée à une minorité qui se doit de rester exemplaire. «Les bonnes mœurs, le respect des rites, c’est implicite, on n’en parle pas» explique, ainsi, un interlocuteur à propos des cheikhs. Les mosquées définissent un espace, et la prière (cinq fois par jour), le ramadan et le pèlerinage, une temporalité spécifique consacrée au religieux. On connaît l’importance du ḥarām dans son acceptation première d’espace interdit au sein des sanctuaires dans la relation au sacré (Décobert, 1991) – dans les mosquées, cet espace est distingué par des tapis, où il ne convient pas de pénétrer chaussé. La prière inclut une synchronisation particulièrement favorable à la communion émotionnelle des participants. Toutefois, nombreux sont en Égypte ceux qui ne prient qu’à des occasions exceptionnelles, lors des fêtes de fin de ramadan, comme un chrétien qui ne va à la messe ou au culte que les jours de Noël ou de Pâques. Nombre d’hommes ne portent la galabiyya que le vendredi. Et l’on se souvient de «cet animal de cheikh» qui refusait d’être appelé cheikh lorsqu’il fumait du hachich, voulant éviter ainsi le mélange des registres. De même, un interlocuteur se hâtait-il de ranger son chapelet s’il lui arrivait d’accompagner quelqu’un dans un bar – même si lui-même ne buvait pas d’alcool. Les rites soufis sont soumis à la critique justement parce qu’ils ne respectent pas les frontières entre ce qui serait considéré comme religieux et ce qui n’en ressortit pas par le discours hégémonique. Le đikr a pu ainsi être comparé à une discothèque, pour critiquer le mélange des registres, entre invocations des noms de Dieu et danse profane.

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Les salafites, enfin, ne se conçoivent-ils pas eux-mêmes comme relevant d’un domaine distinct, «étrangers» à ce monde dans leur obédience stricte et intransigeante aux injonctions religieuses (Farag, 1992: 134)?

22 À l’encontre de théories d’un islam englobant, qui par son message embrasserait l’ensemble des pratiques et des représentations, les Cairotes introduisent apparemment une séparation implicite entre ceux chargés de respecter en toutes choses les principes religieux, et la majorité. Le holisme prétendu de l’islam, sa capacité à embrasser dans sa doctrine l’ensemble des aspects de la vie des musulmans irrigue nombre de conceptions de cette religion. Or, il ressort des commentaires recueillis qu’un tel discours, s’il correspond bien à la lecture de l’islam prônée par les salafites, n’en représente pas pour autant les conceptions dominantes parmi les Cairotes. Au contraire, une séparation implicite du religieux et du profane par la constitution d’une frontière marquant les deux domaines semble constitutive des pratiques de piété de la majorité d’entre eux.

23 On peut donc bien parler ici de référent de normalité à même d’informer les comportements. Chacun en vient à inscrire ses pratiques sur une échelle relative de religiosité (tadayyun), qui oscille selon les individus. On peut y déceler un principe de distinction à l’œuvre, qui sépare usages et rites considérés comme islamiques et usages perçus comme communs (‘ādiyya), auxquels se rattache la plupart. Ce référent de normalité, ou de banalité devrait-on dire, puisqu’il ne s’agit pas ici d’établir une norme active de comportement, se situe en retrait du religieux. Référent de banalité ne doit pas pour autant être confondu avec «religiosité populaire» (tadayyun ša‘biy), qualificatif péjoratif pour désigner un islam jugé dévoyé par ignorance, ou au mieux folklorique, et qui caractériserait la pratique des pauvres urbains et des paysans (Gaffney, 1992).

24 En revanche, les salafites affirment leur religiosité comme composante unique, ou presque, de leur identité sociale. On peut dès lors raisonnablement avancer l’hypothèse d’un malentendu fondateur dans la relation à ces groupes islamistes. Là où la majorité pouvait concevoir ces militants comme des cheikhs communs dont on peut écouter le propos, en apprécier la justesse, puis retourner à ses habitudes sans souci, ceux-ci opposaient un projet de réforme totale de la société et des individus. Patrick Haenni (2005: 103-130) décrit le processus à Munîra al-Gharbiyya, dans le quartier d’Imbâba, après la prise de contrôle du quartier au tout début des années quatre-vingt-dix par la Gamâ‘a islâmiyya, groupe salafite de lutte armée, dirigé par le cheikh aveugle ‘Umar ‘Abd al-Rahmân et très actif à l’époque dans le pays. Lentement, le maillage et la densité de jeunes salafites dans les rues ne permirent plus de se positionner en retrait quant aux injonctions religieuses. Des frictions nouvelles se firent jour. Le refus de se distancier, l’intransigeance stricte créent la sensation d’intolérance et de rigorisme qui qualifie les groupes salafites aux yeux d’un grand nombre de Cairotes. Cette séparation de facto n’est cependant pas une séparation de jure, ce qui explique les grandes difficultés ressenties par nombre de croyants à rétorquer aux arguments tirés du Coran et de la Sunna par les salafites. Un consensus relatif s’est établi parmi la majorité sur les injonctions de l’islam quant à l’illicéité de certaines pratiques, comme par exemple les relations sexuelles préconjugales ou la consommation d’alcool. On retrouve alors la valeur refuge de l’intériorité et des émotions.

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Intériorisation de la foi

25 Danièle Hervieu-Léger (1993) s’attache, dans sa sociologie des évolutions contemporaines du christianisme, à analyser la place privilégiée conférée aux émotions et au rapport individuel au sacré. Elle l’envisage comme une individualisation des constructions de sens, les référents religieux collectifs se trouvant mis à mal par la sécularisation et la modernité. Le contournement des institutions religieuses aboutit à la prédominance de «fraternités électives» et de bricolages hybrides visant à offrir un terreau de sens et un lignage aux groupes ainsi constitués (ibid.: 217-228). Il ne s’agit pas ici de comparer les développements du christianisme et de l’islam, avec les dangers d’essentialisation qu’une telle tentative comporte nécessairement – alors même que l’on cherche à explorer la diversité des expressions de cette religion, la perméabilité de ses ordres de grandeurs et la reformulation localisée de ses idéaux. Il ne s’agit pas non plus ici de discuter le concept de modernité, dont les vastes implications philosophiques dépassent le cadre de cette contribution. Olivier Roy s’est inspiré d’Hervieu-Léger pour formuler sa théorie du devenir actuel de l’islam. En effet, selon lui, une «perte de l’évidence» (2002: 83) caractériserait celle-ci, qui appelle à un constant questionnement de l’identité islamique, dans un effort de reformulation et d’explicitation répété (ibid.: 10). Dans ce contexte, les médias transnationaux, comme Internet – mais aussi les chaînes satellitaires – créent les conditions d’un islam déterritorialisé, une communauté virtuelle des croyants. À cette forme de communauté émotionnelle participe le mouvement salafite, dans sa prétention à une religion épurée de toutes les élaborations historiques successives à la Prophétie et appréhendé comme un code de conduite applicable sans distinction partout et à toute époque – en corrélation avec l’affaiblissement relatif des centres d’autorité et d’enseignement anciens à dimension centralisatrice comme al-Azhar. Eˆtre musulman serait perçu comme l’aboutissement d’un cheminement individuel, d’un retour volontaire à la foi marqué du sceau de l’émotion intime, affranchie des contraintes externes de la société. Une forme de sécularisation, une quête de l’idéal hors l’État et de «privatisation de la réislamisation» (ibid.: 48) prendraient place.

26 Sans remettre en cause la valeur analytique de ces approches, on voudrait ici porter un éclairage un peu différent sur cette question de valorisation de l’intériorité et de l’émotion à la lumière de cette recherche sur la notion de cheikh. Lors des entretiens, ces aspects revenaient très fréquemment. Au travers des innombrables efforts entrepris pour nous convertir à l’islam, deux thématiques prédominent: outre la rationalité (‘aqlāniyya) de cette religion comparée au christianisme, une insistance particulière se fait jour sur la sérénité qu’elle procure. Ainsi nous a-t-on conseillé d’assister à la prière de l’aube, pour observer dans le jour naissant les visages plein de sérénité des orants. Les croyants sont décrits comme dégageant ce sentiment. Le cheikh idéal rêvé est décrit avec émotion par trois interlocutrices comme confident de tous les instants dont le visage diffuserait l’apaisement (irtiyāḥ), le calme et l’harmonie (tawāzun). Dans leur imaginaire se mêlent des notions de grâce, de baraka. On peut sans doute rapprocher une telle vision de l’expression très courante «son visage illumine» (wiššuh minawwir), comme le suggère un interlocuteur. Les hadiths, où le Prophète évoque le cœur des croyants pour désigner leur conviction profonde et leur intimité, sont sans cesse rappelés pour signifier la foi (imān) et la conviction intime opposées aux simples apparences. Un interlocuteur, passé du salafisme au trotskisme, s’irrite contre

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le cheikh azharite censé les ramener, lui et ses amis dans le doute, dans la voie de l’islam, parce qu’il n’arrête pas de citer le cœur et la foi contre leurs arguments positivistes. «La foi n’appartient qu’à Dieu (el-imān ‘ind allāh)», lance un jour un réparateur automobile, et d’ajouter, «l’important, c’est l’intérieur!», et cette intériorité, l’on ne peut en juger. Cette valorisation du ressenti personnel se retrouve dans le discours d’un sympathisant salafite: il faut, en effet, s’interroger, dit-il, jusqu’à parvenir «à l’opinion qui nous fournit sérénité (el-rayy ellê betestarayyaḥ fīh).» On trouve ainsi exprimé fortement un registre de conviction intime fondée sur un sentiment subjectif.

27 La relativisation des appréhensions de l’islam a permis à ce proche du mouvement salafite de soutenir la discussion avec un partisan des Frères musulmans, malgré leurs divergences profondes: le premier avait déclaré qu’une «guerre» régnait entre salafites et Frères musulmans dans le quartier. Cette forme de recours à l’intériorité peut être rapprochée du principe d’«indécidabilité» (Livet, 1993). On ne saurait juger du for intérieur des individus, de leurs convictions intimes. Au-delà, il convient de souligner la valeur de refuge, de «fuite hors de la justification» (Boltanski, Thévenot, 1991: 412) que constitue l’invocation de la relation intime à Dieu comme seul critère pertinent face à la pression religieuse ambiante, à la «solidarité sans consensus» qui définit la réislamisation en termes, notamment, d’une piété ostensible. Chez Boltanski et Thévenot (ibid.: 408-421), il s’agit d’une forme de «relativisation» qui permet d’échapper au jugement sans pour autant questionner le dogme. Comment interpréter autrement l’affirmation d’un cheikh moustachu à un groupe de salafites que «sa barbe est dans son cœur» (Gaffney, 1994: 90)5?

28 L’étude des conceptions d’un musicien, ancien étudiant d’al-Azhar, quarante-cinq ans environ, permet d’approfondir ces réflexions. Cet interlocuteur refuse tout intermédiaire humain entre lui et Dieu en religion, qu’il soit cheikh soufi ou ouléma. Le rôle de ce dernier doit se réduire au conseil. C’est par une sorte d’école de la vie, par l’expérience, au contact de son entourage, et par la lecture que se forge une pratique réellement islamique. Il faut « étudier et lire jusqu’à ce que tu trouves la sérénité (lehadmātetma’in) », explique-t-il. Ainsi, l’on parvient à la conviction (yaqīn). Le choix du cheikh serait de moindre importance aujourd’hui car, grâce aux chaînes satellitaires, avance-t-il, chacun peut se diriger à son goût. Il faut rapprocher ce discours des condamnations répétées contre les salafites auxquelles se livre cet interlocuteur : il va jusqu’à rapporter leur engagement à des « problèmes personnels », l’un est au chômage, l’autre ne trouve pas à se marier, etc. Comme nombre d’interlocuteurs, il leur reproche l’intolérance dont ils font preuve et leur propension à se borner aux apparences, par exemple à juger de la foi d’un individu à ce qu’il porte ou non un chapelet. L’intériorité apparaît ici comme un recours contre de tels regards.

29 Un jeune journaliste d’un site de fatwas en ligne rencontré lors de l’enquête sur la zebība raconte s’être longuement interrogé sur la nécessité ou non de cette marque sur le front pour prétendre au statut de vrai croyant. Il en discutait de temps en temps, dans le cadre d’un groupe de discussion sur l’islam, jusqu’à ce que ses voyages dans le Golfe – où la zebība semble presque inconnue – l’amènent à la conviction que celle-ci vient en vérité seulement de la saleté des tapis. Il insiste corrélativement sur la moindre importance de l’apparence des cheikhs, et cite Khâlid comme exemple. C’est pour lui l’aboutissement de la Nahda, qu’il interprète visiblement comme mouvement de rejet des apparences et de valorisation de l’intériorité.

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30 L’insistance sur l’intériorité et l’intimité se présente ici sous deux aspects: d’une part, elle garantit à chacun l’appartenance à la communauté aux yeux des croyants, en tant que parcelle de foi et d’authenticité (fitra) partagée; par ailleurs, c’est une part spécifique de soi, de sa vie, qui, si elle est considérée comme essentielle, n’en est pas moins gardée en deçà des contingences et pratiques quotidiennes, préservée dans sa pureté originelle. Cette dimension de refuge de l’intériorité et d’outil de relativisation n’est donc pas incompatible avec les phénomènes d’éclatement des centres de références induites par les moyens modernes de communication, et la revendication d’une approche individuelle à Dieu et à l’islam que suggèrent les théories de Roy – bien au contraire, elle l’accompagne et lui permet d’affirmer sa légitimité. Le phénomène apparaît conflictuel, divers courants s’affrontent: la solidarité sans consensus n’est pas exempte de luttes. Face aux registres polémiques, l’invocation de l’intériorité permet justement de se référer au cours d’interactions à un répertoire d’unité des musulmans. Un relatif pluralisme religieux peut être ainsi négocié.

31 Il faudrait néanmoins pouvoir retracer véritablement l’évolution de ces notions d’intériorité dans leur ancienneté. La pureté-intention (niyya) indispensable à la validité des rites est déjà énoncée dans les traités médiévaux de théologie islamique (Goldziher, 1910: 45-46), de même qu’y apparaît la notion antinomique de riyā’, «ostentation, vanité religieuse», fortement condamnée. Il s’agirait, dans le cadre du processus de réislamisation, de comprendre comment ces répertoires anciens, liés à l’appréhension de la religiosité, trouvent à s’actualiser au gré de ses changements, entre émergence, saturation et banalisation. Mounia Bennani-Chraïbi met en garde de ne pas considérer l’individualisation comme un processus mécanique et atomisé: la diffusion d’une narration de soi privilégiant les choix personnels et l’optique subjective s’inscrit dans les interactions avec la collectivité (2007: 149-150). Les évolutions trouvent place dans un contexte où l’État n’a pas renoncé à investir son pouvoir dans la formulation du dogme et, comme nous le rappellent M.Zeghal et M.Gaborieau, il ne faut pas sous-estimer l’influence des institutions (2004). L’on ne peut guère prévoir l’aspect de l’Égypte dans l’hypothèse d’une prise de pouvoir par les Frères musulmans. Le climat est loin d’être apaisé et continue de mobiliser de puissants enjeux politiques. De ce fait, la validité du concept de référent de normalité gagnerait à être observée face à d’autres référents d’autorité morale, tels les institutions éducatives ou le père au sein de la famille. Toutefois, la conception des cheikhs et des formes requises pour pouvoir se revendiquer d’une autorité religieuse, ainsi que les modalités d’interaction avec les figures d’exemplarité, fournissent, à ce stade, de précieux indicateurs sur les négociations dont fait l’objet l’affirmation de la piété individuelle dans le cadre cairote.

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NOTES

1. Les confréries soufies sont des associations organisées autour d’une lecture mystique de l’islam et d’une hiérarchie initiatique fondée sur celle-ci. Elles procèdent chaque semaine au đikr, rituel d’évocation rythmée de la présence divine, et organisent de grands rassemblements annuels autour des tombeaux de saints, les mouled. Les gamā‘āt salafites s’inspirent quant à elles d’une lecture littérale du corpus islamique et se revendiquent de l’exemple des salaf, les premières générations d’adeptes de l’islam. L’aspect spécifique des membres les distingue de la majorité, notamment par la barbe avec la moustache rasée ou coupée court. Elles visent toutes à une refonte totale de la société. On distingue, cependant, gamā‘āt pacifiques et de lutte armée. Les oulémas azharites, enfin, sont les diplômés de l’Université d’al-Azhar, au Caire. À ce titre, ils revendiquent un savoir validé par l’étude. Ils entretiennent un rapport complexe au pouvoir: celui-ci choisit, en effet, les instances dirigeantes de l’institution. Un large éventail d’opinions est toutefois représenté à al-Azhar. 2. Littéralement, un mufti (muftī) est quelqu’un qui établit des fatwas qui sont des interprétations du Coran et de récits de la vie du Prophète et de ses compagnons visant à guider la pratique des croyants. Certaines peuvent avoir une portée contraignante, si l’État concerné revendique l’application de la charia. Sinon, une fatwa est uniquement l’expression d’une opinion juridique. 3. Un cas particulier représente l’usage du mot pour désigner un homme considéré comme fou – sans doute faut-il le rapprocher de l’idéal du magđûb, homme touché par la grâce divine mais qui présente l’aspect d’un fou (Karamustafa, 1993). Ainsi, à Bîba, en Moyenne-Égypte, un jeune homme affligé de graves problèmes d’élocution, qui s’évertuait à amonceler les vieilles chaussures, et rendait de menus services au voisinage en échange de ses trophées était-il communément appelé le cheikh Fahd.

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4. ’Amrû Khâlid, l’un des prêcheurs les plus populaires des chaînes satellitaires, s’est rendu célèbre par son style décontracté qui passe par un rejet de tout attribut formel de la fonction de cheikh, notamment le costume et l’arabe classique, et son insistance sur les aspects émotionnels de la foi (Haenni, 2002). Sami Yusuf, chanteur britannique musulman, a connu un vaste succès en Égypte avec un répertoire soul-pop à contenu religieux. 5. Le cas se trouve à Minya, en Haute-Égypte, et non au Caire.

RÉSUMÉS

À l’étude des usages de la notion de cheikh et de l’appréhension des marques de piété parmi les musulmans du Caire, l’exemplarité paraît relever aux yeux du plus grand nombre du domaine restreint de certains individus dédiés à la religion. La majorité s’oriente prioritairement vers l’usage considéré commun, définissant implicitement les contours d’un référent de normalité applicable au plus grand nombre, même quand certains éléments vont à l’encontre de l’interprétation généralement admise des prescriptions de l’islam. Des figures contrastées de cheikhs émergent de l’enquête. Les affiliations différenciées qui s’y rattachent constituent un matériel important de l’imaginaire stéréotypique. Le répertoire critique à disposition des Cairotes se constitue d’éléments doctrinaux et d’éléments référés au sens commun – principalement à travers le répertoire de l’exemplarité usurpée. Enfin, face aux polarités qui se dessinent entre courants de l’islam, l’appel à la primauté de la foi et de la sincérité des émotions permet de mettre en exergue l’unité des musulmans.

In the study of the uses of the notion of a sheikh among Muslims in Cairo and their perception of signs of piety, it appears that a majority of interviewees considers exemplarity as pertaining to the restraint domain of number of particular individuals dedicated to religion. Most people essentially refer to common practices, implicitly defining the outline of a normality referent for the majority, even if certain elements of it go against the commonly accepted interpretation of the prescriptions of Islam. Varied sheikh figures have emerged from this inquiry, each with different types of affiliations, which provide important substance for stereotypical imagination. The critical discourses available in Cairo are composed of doctrinal elements and elements of common sense–mainly through accusations of usurped exemplarity. Eventually, facing the polarities appearing between different trends of Islam, calls for the primacy of faith and of sincere emotions allow emphasis on the unity of Muslims.

Este estudio sobre las interpretaciones de la noción de jeque y la percepción de las manifestaciones de piedad entre los musulmanes de El Cairo pone de manifiesto que, para la mayoría, la ejemplaridad recae sobre ciertos individuos dedicados a la religión. La mayoría de cairotas se orienta principalmente a las prácticas consideradas como comunes, definiendo así implícitamente las fronteras de un referente de normalidad que es aplicable a la mayoría (pero no a los jeques), aún cuando ciertas prácticas se contradicen con la interpretación generalmente admitida de las prescripciones del Islam. Esta investigación pone de manifiesto que hay diferentes percepciones de la figura del jeque. Las diferentes afiliaciones asociadas a cada una de ellas constituyen un material importante dentro del imaginario estereotípico. El repertorio crítico del que disponen los cairotas está constituido de elementos doctrinales y de elementos que hacen referencia al sentido común (principalmente mediante el repertorio de la

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ejemplaridad usurpada). Por último, frente a las polaridades que se dibujan entre las corrientes del Islam, la llamada a la primacía de la fe y de la sinceridad de las emociones permite poner de relieve la unidad de los musulmanes.

INDEX

Palabras claves : doctrinal diferencia, Egipto, figuras religiosas, prescripciones Keywords : différences doctrinales, doctrinal diversity, Egypt, Égypte, figures religieuses, prescriptions, religious individuals

AUTEUR

AYMON KREIL

CEDEJ (Le Caire) – CEIFR (Paris) – Institut d’ethnologie (Neuchâtel), [email protected]

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Note critique

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Pratiques religieuses et lieux de culte partagés entre islam et christianisme (autour de la Méditerranée) À propos de :ALBERA Dionigi, COUROUCLI Maria, (dirs.), Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Arles, Actes Sud, 2009, 359 p.VIVIER-MUREŞAN Anne-Sophie, (dir.), « Coexistence et conflits communautaires en Méditerranée », Chronos, 18, 2008, 265 p.AUBIN-BOLTANSKI Emma, « La Vierge, les chrétiens, les musulmans et la nation. Liban, 2004-2007 », Terrain, 51, 2008, pp. 10-29.

Bernard Heyberger

1 Ce n’est sans doute pas simple coïncidence si ces trois publications ont paru à peu de semaines de distance. Plusieurs auteurs signent d’ailleurs un article dans chacun des deux ouvrages collectifs. Leur sujet principal est le même, et répond à une interrogation actuelle : celui des formes de contacts, conflictuels, concurrentiels ou pacifiques, dans la pratique religieuse, entre les adeptes de l’islam et ceux du christianisme dans l’espace méditerranéen, parfois conçu de manière extensive (un article sur l’Iran et un sur la Hongrie dans le numéro de Chronos).

2 On sait gré aux maîtres d’œuvre de ne jamais envisager une « aire culturelle », voire une « identité » méditerranéennes, mais de considérer simplement les abords de la Mer intérieure comme un terrain d’observation privilégié des processus qu’ils tentent d’analyser. Il est aussi particulièrement stimulant de traiter ensemble du Proche-Orient et de la région des Balkans. Dans les deux cas, on assiste à des formes de renouveau religieux faisant des sanctuaires et lieux de pèlerinages des enjeux pour l’occupation de l’espace public, et donc pour les luttes politiques, dans un contexte assez éloigné de celui qui nous est familier en Europe de l’Ouest. Plusieurs textes mettent en lumière l’importance de la phase de construction des États nationaux (XIXe et XXe siècles), pour

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comprendre les situations actuelles1. S’il est vrai que conflit et convivialité autour de ces territoires relèvent des mêmes processus, et que le « critère ethnique ou national prime nettement sur le religieux et s’y substitue presque »2, plusieurs articles démontrent néanmoins que la distinction entre la sphère politique et la sphère religieuse n’est pas évidente à établir, et que les enjeux confessionnels internes à chaque communauté jouent un rôle central dans la nature de la relation avec l’autre.

3 Seul Henk Driessen traite du contact entre juifs et musulmans dans le volume Religions traversées3. Galia Valtchinova, dans ses contributions aux deux volumes 4, et Anna Poujeau dans Religions traversées5 ont le mérite de rappeler que la question du contact entre christianisme et islam se double très souvent de celle de la coexistence de formes différentes de christianisme et d’Églises sur le même territoire. Dans Chronos, Catherine Mayeur-Jaouen6 évoque l’essor d’un pèlerinage à Kom Gharîb dans un coin retiré de Haute-Égypte où la guérilla islamiste a pris les chrétiens pour cible entre 1992 et 2002, comme « une revanche » des coptes-orthodoxes sur les coptes-catholiques, de plus en plus minoritaires dans cette région. Dans le même volume, l’article de Filippo M. Zerilli traite de la rivalité entre les membres de l’Église orthodoxe roumaine et la minorité appartenant à l’Église gréco-catholique, dans un village de Transylvanie7, et celui de Gheorghe Şişeştean de la situation de ces deux minorités dans la Hongrie majoritairement catholique romaine8, depuis la chute du communisme. Enfin, l’article d’une très grande profondeur historique que Dan Ioan Mureşan consacre à Jérusalem évoque la captation successive de l’imaginaire de la Ville Sainte par les trois religions, et la rivalité exacerbée que les Lieux Saints chrétiens génèrent entre dénominations différentes, jusqu’à nos jours9.

4 Le pluralisme musulman pour sa part n’apparaît qu’en arrière-fond dans les articles. Il est cependant évident que le partage de la perception et de la pratique du sacré est plus facile et plus généralisé avec des dissidents de l’islam (druzes, nusayris, bektachis, alévis, ahl ul-haqq) qu’avec les tenants de l’islam sunnite. C’est dans ces courants qu’on trouverait une véritable volonté et une véritable pensée pour atteindre une synthèse religieuse qu’on peut qualifier de « syncrétisme », alors que ce qui est généralement présenté dans les contributions réunies ici concerne surtout la mixité et la porosité des pratiques, fondées sur un certain flou doctrinal, bien éloignées d’un véritable « métissage »10.

5 Si l’on peut repérer le cas de chrétiens visitant des sanctuaires musulmans (en Macédoine, en Égypte)11, l’inverse est beaucoup plus fréquent : les musulmans sont bien plus nombreux à se rendre en dévotion dans des lieux de culte chrétiens. Dans l’apologétique chrétienne, il est très courant, depuis longtemps, de donner des musulmans comme principaux garants d’un fait miraculeux, attestant la vérité du christianisme : c’est « la preuve par le musulman », qui permet, grâce au miracle, d’inspirer un sentiment de supériorité à celui qui n’a pas le pouvoir et la force de son côté12. Ainsi, ce sont des ouvriers musulmans qui ont été les premiers à apercevoir la Vierge apparue au-dessus de la chapelle de Zaytûn dans la banlieue du Caire en 196813, et c’est un enfant jordanien, appelé Muhammad, qui fut le premier témoin des miracles de la Vierge de Béchouate en 200414. Un autre argument de l’apologétique chrétienne, qu’on rencontre en Albanie, consiste à présenter les musulmans comme des crypto- chrétiens convertis à l’islam15. Par ailleurs, l’islam prétend se situer dans la continuité du judaïsme et du christianisme, et en intégrer, ou absorber, le message religieux. Dans le Coran, le hadith, ou les qisas al-anbiyā’, pour lesquels les récits des évangiles

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canoniques et apocryphes ont servi de source, Marie et Jésus occupent une place exceptionnelle16. Le saint cavalier et martyr Georges (à présent rayé du synaxaire catholique pour cause d’inauthenticité), très populaire chez les chrétiens orientaux, est entré dans la religion musulmane après l’implantation des Arabes en Palestine au VIIe siècle, qui l’ont assimilé à la figure légendaire d’al-Khidr. Il est parfois associé à saint Élie17. Il est vénéré comme Hidrellez chez les Turcs d’Anatolie18.

6 On a tendance de nos jours à interpréter positivement, dans une perspective de « dialogue islamo-chrétien » et d’éloge de la « tolérance » cette proximité et cette indétermination : le sanctuaire de Béchouate, conçu comme un lieu de résistance maronite pendant la guerre des milices (1975-1990), est aujourd’hui présenté par les autorités ecclésiastiques, inspirées du Vatican, comme un lieu de rencontre19. De même, le pèlerinage à saint Antoine de Padoue, dans le nord de l’Albanie, est une occasion pour les responsables des différentes confessions d’affirmer leur bonne entente20. En Bosnie et en Bulgarie, la notion de komšiluk/komşuluk, désignant une pratique de bon voisinage, de tolérance multi-ethnique et de cohabitation pacifique héritée des Ottomans, a été mise en valeur par les ethnologues et est devenue aujourd’hui centrale dans le discours « politiquement correct »21. Mais la confusion religieuse entretenue par l’islam n’est pas sans danger pour les minoritaires, du point de vue des autorités ecclésiastiques, qui, très tôt, ont développé des argumentaires apologétiques et didactiques pour prévenir leurs ouailles d’une interprétation islamique du message chrétien22. La peur d’une captation islamique d’un de leurs sanctuaires se vérifie chez les Arméniens de Fereydân (Iran), une région devenue musulmane depuis l’exil des ruraux chrétiens vers Ispahan ou l’étranger. Le discours recueilli par l’enquêtrice, auprès du voisinage musulman du tombeau du saint martyr présumé, livre en effet des indices sur ce processus insidieux d’appropriation symbolique et d’islamisation du lieu23.

7 Les deux ouvrages collectifs se réfèrent abondamment au travail pionnier de Frederick Hasluck, auxquels ils rendent hommage. Le savant britannique adhérait à l’hypothèse que le partage des sanctuaires avait conduit à la progressive mainmise musulmane. Mais il a eu le mérite de mener une vaste enquête historique et anthropologique sur le sujet à la veille de la Première Guerre mondiale, alors que les phénomènes étudiés ici étaient encore beaucoup plus répandus qu’aujourd’hui, et s’inscrivaient dans une très longue durée. Les nationalismes, le communisme, la disparition des sociétés rurales, et ce que l’on pourrait qualifier de « confessionnalisation », n’avaient alors pas encore produit tous leurs effets.

8 Les auteurs se sont tous efforcés à juste titre de contextualiser leur enquête, ce qui rend la synthèse comparative difficile. Il n’en ressort pas moins un certain nombre de traits que l’on peut tenter de résumer.

9 Le premier, c’est l’inscription de ces pratiques communes dans un territoire précis, généralement partagé. Mais ce partage n’implique pas forcément une égalité entre les partenaires : au contraire, c’est l’inégalité qui favorise, voire explique, les pratiques de « partage compétitif »25, qui sont aussi des moments de mimétisme ou de rivalité. Les chrétiens qui accueillent les musulmans sur leur territoire sacré sont en général en situation d’infériorité, et leurs sanctuaires ont un caractère de refuge ou d’enclave, à l’écart des villes ou dans un quartier spécifique, là où le sacré chrétien peut se déployer avec plus de liberté, et où les chrétiens peuvent se retrouver entre eux.

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10 On peut adopter la distinction opérée à juste titre par A.-S. Vivier-Mureşan, entre « lieu de culte » et « sanctuaire »26. Le premier est destiné à accueillir les actes liturgiques réguliers, tandis que le second se définit comme lieu de pèlerinage individuel ou collectif, jouissant d’un charisme particulier, autour d’une figure sainte. Généralement, ces sanctuaires sont sur des marges, matériellement situées dans une zone de confins, où différentes ethnies et confessions se touchent (comme c’est le cas à Béchouate au Liban, ou à Kraštova Gora, le Mont de la Croix, en Bulgarie) mais aussi symboliquement à l’écart du monde, comme le monastère de sainte Thècle à Ma‘lûlâ en Syrie. Comme le note justement D. Mureşan à propos de Jérusalem, « c’est la séparation entre [le] centre politique et le centre spirituel, avec de surcroît l’éloignement qui donne au voyage sa signification de purification à travers un effort volontaire, pour retrouver la vérité originelle dont le quotidien semble s’éloigner ». Et « la périphérisation d’un centre par rapport à tous le rend un centre pour tous : le centre de pèlerinage se doit d’être essentiellement périphérique, sa périphéricité géographique et culturelle devenant la condition même de sa centralité spirituelle »27. Dans cette perspective, la volonté de faire de Jérusalem un centre politique – la capitale de l’État d’Israël – est problématique.

11 Ces lieux sont ancrés dans un paysage précis, et relèvent souvent d’une sacralité chtonienne, définie par la présence du rocher, de la grotte, de la source, du cénotaphe du saint, éléments d’un sacral presque universel28, identifiable et acceptable pour les membres de diverses dénominations religieuses. Dans l’Albanie postcommuniste, le terme de vakëf, désignant les fondations pieuses en droit islamique, a perdu son sens institutionnel pour nommer « un lieu sacré doté de certains pouvoirs, qui survit à la disparition du lieu de culte institutionnel ». Il s’applique à « des lieux qui sont soit périphériques par rapport au lieu de culte principal du village, église ou mosquée, soit abandonnés en tant que lieu de culte principal. Ce sont des lieux d’où une certaine forme d’activité religieuse s’est retirée »29. Très souvent les sanctuaires et leur saint ont été au centre d’un calendrier agro-liturgique que les ruraux d’un même terroir partageaient pour l’essentiel : les fêtes de saint Georges et de saint Dimitri divisaient l’année en deux saisons30, et le mouled de saint Michel en Haute-Égypte coïncidait avec le début de l’inondation avant la régulation du Nil31.

12 Alors que le pèlerin imagine trouver la permanence, la fidélité, l’ancrage, la stabilité, dans ces lieux qu’il visite pieusement, le fait est que, soit ils ont une histoire longue mais chaotique faite de reculs et de restaurations, soit ils sont de création plutôt récente, mais revendiquant une tradition réinventée. Ce sont en tout cas des « lieux cristallisateurs de la mémoire collective »32, et où des conflits de mémoires surgissent ou s’apaisent. Des lieux de l’origine rêvée, comme Jérusalem, bien sûr. Des lieux « berceaux », qui, dans les Balkans, se situent généralement à la périphérie des espaces nationaux33. À Genazzano, près de Rome, l’histoire du transfert miraculeux d’une icône de la Madonna del Buon Consiglio de Scuttari (Albanie) vers ce bourg du Latium lors de la conquête turque de l’Albanie, en 1467, est racontée suivant différentes modalités discursives, réinterprétant la mémoire du passé en fonction des relations actuelles entre Italiens et Albanais depuis la chute du communisme34. Le séjour de la Vierge et de la Sainte Famille en Égypte donnerait aux coptes, qui multiplient les lieux présumés de ce séjour au fur et à mesure que leur appartenance à la nation égyptienne est mise en cause, un privilège d’ancienneté et d’autochtonéité sur les musulmans35. Saint-Georges, sur l’île de Buyuk Ada, près d’Istanbul, après avoir été le sanctuaire des Grecs de la ville,

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devient aujourd’hui un lieu de mémoire des musulmans de la métropole, qui cherchent dans une survivance de la tolérance ottomane une alternative au modèle national homogène turc36. Pour les communautés en diaspora, déracinées de leur terroir, un sanctuaire peut offrir un point de ralliement et de fixation de la mémoire, un moyen de recréer, le temps d’un pèlerinage, une communitas, tout en s’affirmant contre un voisinage hostile et dominateur. C’est le cas des pèlerins arméniens sur le tombeau de Lisangis, à Ferdeyân, et des musulmans turcs ou pomaks bulgarophones à Yenihan baba tekke, « La Mecque des Rhodopes », faisant face à Kraštova Gora, la « Jérusalem des Rhodopes »37. Plus étonnant est le cas des membres de la diaspora pakistanaise en Europe, adeptes d’une organisation, le Minhaj ul-Quran, constituant une « communauté imaginée et déterritorialisée » autour d’un fondateur charismatique, Tahir ul-Qadri, qui s’en vont, sous la houlette de celui-ci, se ressourcer aux sanctuaires des grands « saints » soufis du Proche-Orient, Rumi à Konya, Abraham Bin Adham à Jebblé, Ibn Arabi à Damas, mais aussi des conquérants (Saladin) et des « saintes » chiites Zainab et Ruqaya dans cette dernière ville38.

13 Ces lieux offrent aussi la possibilité à une personnalité charismatique d’exercer une influence en marge de sa propre appartenance religieuse, et de susciter une dévotion qui sort des cadres institutionnels. On en trouve mention dans l’histoire de Béchouate, de Kraštova Gora, ou de Kôm Gharîb. C’est également le cas des religieuses de Ma‘lûlâ, en contact direct avec leur sainte, ce qui leur confère une forme de charisme contestataire et le pouvoir de transmettre la baraka aux pèlerins. La figure du « saint vivant », dont les grâces pouvaient inspirer la vénération des chrétiens et des musulmans, attestée dans le passé, n’apparaît guère dans les contributions réunies ici. Elle n’est mentionnée que pour l’Égypte, avec les saints coptes récents Cyrille VI, Umm Irénè (morte en 2006), Abûnâ Yassâ (mort en 1962), ou le cheikh soufi Ahmad Radwân (mort en 1967). Jean-Paul II a pu jouir de ce type d’aura chez certains musulmans. Tahir ul-Qadri incarne le « saint vivant », mais uniquement pour ses adeptes musulmans. Les franciscains, desservants de l’église Saint-Antoine-de-Padoue dans une artère principale d’Istanbul, sans être dotés d’un charisme particulier, sont néanmoins depuis longtemps des experts du contact avec l’islam, associant le culte du martyre à la négociation permanente avec les musulmans. Ils sont aujourd’hui, en particulier, porteurs de « l’esprit d’Assise » insufflé par Jean-Paul II à partir de la rencontre de 1986.

14 Ce qui paraît rapprocher les fidèles des deux religions qui fréquentent ces lieux, c’est une certaine communauté du geste pieux. Les contributions livrent de nombreux exemples de ces pratiques. Celles-ci peuvent parfois s’interpréter en termes d’influence réciproque : ainsi, le fait que des chrétiens puissent considérer la consommation de vin ou de porc comme harām ou que les musulmans adoptent l’usage catholique de l’image pieuse pour leurs propres saints et cheikhs40.

15 Mais, plus généralement, le comportement pèlerin s’ancre dans une pratique presque immémoriale et universelle. Font partie de cette structure rituelle l’ascension au sanctuaire à pied, au moins sur les derniers mètres, la circumambulation autour d’un cénotaphe, le toucher d’une pierre aux vertus propitiatoires, la consommation d’eau, la combustion de cierges ou d’encens, l’offrande d’argent ou de nourriture, l’attachement d’un ruban à une grille ou à un arbre. Les gestes mêmes de la prière : se déchausser à l’entrée du sanctuaire, tendre les bras, paumes tournées vers le haut, se prosterner en pratiquant des « métanies », qui aujourd’hui nous évoquent plutôt la piété musulmane,

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sont en fait les façons traditionnelles de prier en Orient. Dormir auprès du saint, faire des ablutions avec l’eau, emporter chez soi un coton imbibé d’huile, voire une portion de la terre du sanctuaire qu’on peut boire en potion mélangée à de l’eau, sont aussi des gestes communs et anciens. L’incubation, qui consiste à passer une nuit dans un sanctuaire pour obtenir la guérison du saint, celui-ci apparaissant alors généralement en songe, est attestée depuis l’Antiquité41. Le baptême prophylactique demandé par les musulmans pour leurs enfants a été longtemps chose très commune42. Certaines pratiques, mentionnées dans les récits des contributeurs, sont peut-être en voie de disparition, comme le fait de nouer un long ruban avec lequel on entoure le territoire du sanctuaire43. Le kourban, le sacrifice sanglant d’un animal accompagné de sa consommation en pique-nique près du sanctuaire, donné de nos jours dans les Rhodopes comme typiquement musulman44, a été également, et est encore parfois, une pratique chrétienne45. Tout ceci est révélateur d’une culture commune, reposant sur une représentation commune du sacré. Dans celle-ci, les visions pendant le sommeil occupent une place importance. La Vierge ou le saint annoncent en rêve une guérison, ou prescrivent une dévotion, ou menacent de vengeance celui qui aurait attenté à leur sanctuaire ou à leur image46. Cette injonction reçue en songe relève d’un autre type d’autorité que l’autorité institutionnelle, et permet de transcender les différences confessionnelles et de contourner des obstacles institutionnels.

16 Mais le partage apparent d’une même culture religieuse n’implique pas forcément adhésion entière au même système de croyance. Le baptême, pour le chrétien ordinaire comme pour le musulman, est censé apporter à l’enfant qui le reçoit une forme de protection contre le mauvais œil. Mais il revêt un sens supplémentaire pour un chrétien, puisqu’il s’agit d’un sacrement par lequel un nouveau membre est reçu dans l’Église, communauté des croyants, et y reçoit une grâce spécifique. De même, la consommation de l’hostie consacrée, parfois recherchée par des musulmans, peut être interprétée comme propitiatoire ou prophylactique. Mais elle revêt un sens plus profond et plus riche pour un chrétien, à travers la théologie très élaborée de l’Eucharistie. Plusieurs articles relèvent que les musulmans prêtent aux religieux chrétien un pouvoir sur les esprits. Ils sont en particulier sollicités pour exorciser les possédés47. Il y a certes là une reconnaissance du sacré de l’autre, mais d’un sacré négatif, qui entretient des relations inquiétantes avec des forces maléfiques, confinant à la sorcellerie, et que le clergé chrétien aurait le pouvoir de lier et de délier. La croix, l’hostie, le volume des Évangiles ou la formule du prologue de l’évangile de saint Jean, dans ce contexte, peuvent être investis d’une puissance magique particulière48.

17 Si les gestes apparaissent souvent identiques, une observation attentive montre que les usages d’un lieu suivent des chronologies différentes selon les communautés, qui aboutissent à des différenciations marquées. La chapelle Saint-Nicolas à Makendoski Brod (Macédoine), un ancien türbe bektachi, est débarrassée de tout ce qui y témoigne de la fréquentation musulmane et pourrait y faire penser à une mosquée, lors de la préparation de la fête de saint Georges, pendant laquelle des centaines de visiteurs, presque exclusivement orthodoxes, y affluent49. À Istanbul, la fête de saint Georges (le 23 avril) a été instituée fête nationale turque (des enfants et de la République)50, ce qui permet à une foule considérable d’embarquer pour le monastère du saint à Buyuk Ada ce jour-là. Mais le calendrier liturgique chrétien ne coïncide pas toujours avec le calendrier national, et saint Georges peut être (assez souvent) fêté par les chrétiens grecs à une autre date que le 23 avril, donnant alors à la fête une coloration confessionnelle exclusive. À Istanbul encore, la fréquentation musulmane de Saint-

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Antoine-de-Padoue se concentre sur les mardis51. Et à Ferdeyân, la présence arménienne se cantonne au pèlerinage annuel, la semaine suivant Pâques, tandis que les musulmans (surtout les musulmanes) des environs peuvent se rendre quotidiennement sur la tombe du saint52.

18 Tous les auteurs s’accordent sur le fait que le sacré ne peut être partagé lorsque le contrôle clérical et institutionnel est renforcé. Un saint dont les contours restent flous est plus acceptable pour « l’autre » qu’un saint à la définition confessionnelle précise. L’action du clergé consiste très souvent à marquer l’identité religieuse d’un lieu, à y formaliser et à y encadrer la pratique. Il s’agit en particulier de préserver le cœur liturgique, la messe et les sacrements, de toute confusion ou malentendu en interdisant la communication avec l’autre au moment de ces rites. Les non-orthodoxes sont éconduits de la communion au pèlerinage de Kôm Gharîb. Les non-chrétiens n’accèdent qu’exceptionnellement à l’église du monastère de Sainte-Thècle de Ma‘lûlâ, où les religieuses canalisent le flux des musulmans exclusivement vers le sanctuaire de la sainte. L’action du clergé vise d’abord à séparer le sacré du profane, le religieux du superstitieux, chez ses propres ouailles, mais elle aboutit à introduire de la distinction et de la discrimination confessionnelle entre les dévots. À Jérusalem, les membres hellènes de la confrérie du Saint-Sépulcre pratiquèrent longtemps une politique d’affirmation de l’orthodoxie qui tenait à distance les musulmans et les chrétiens des autres rites, ou qui rejetait leurs propres fidèles palestiniens du côté de la « superstition des Arabes », partagée selon eux par tous les autochtones53.

19 Beaucoup de situations évoquées dans ces ouvrages donnent l’impression que la mainmise ecclésiastique tend de nos jours à se renforcer, et à rendre plus difficiles les formes moins encadrées et donc plus syncrétiques de dévotion, au profit d’une homogénéisation. La notion de confessionnalisation, forgée par les historiens allemands de la Réforme et de la Contre-Réforme, aurait pu opportunément servir à éclairer certaines évolutions qui sont décrites ici. L’exacerbation de la concurrence entre confessions oblige chacune à définir plus précisément ses fondements dogmatiques et à mieux contrôler ses fidèles, ce qui aboutit au renforcement institutionnel et doctrinal, mais aussi à une rationalisation des comportements pour définir un genre de vie spécifique, caractérisé par des pratiques religieuses et des mœurs distinctives. Cette « confessionnalisation » concerne ainsi la société tout entière ; elle apparaît notamment directement connectée à la cons truction de l’État moderne54.

20 Si donc, dans l’église Saint-Antoine-de-Padoue d’Istanbul, l’espace est divisé entre la nef centrale, réservée aux offices et aux dévotions spécifiquement catholiques, et les nefs collatérales, où les fidèles de toutes confessions peuvent venir allumer un cierge devant la statue du saint ou simplement se promener en touristes, cette disposition n’a rien de particulier : elle ne fait que reproduire la discipline du Concile de Trente, à l’origine de la « confessionnalisation catholique »55.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Anastassiadou, 2005 : cet ouvrage, qui s’intéresse moins aux aspects strictement religieux ou personnels de l’identité minoritaire (culte, croyances, mariages, funérailles, instruction, recours à la justice du cadi, paiement de la capitation...) qu’au rapport entre celle-ci et l’espace urbain, donne plusieurs contributions intéressantes sur cette question à l’ère des nationalismes. 2. Introduction d’Anne-Sophie Vivier-Mureşan, « Coexistences et conflits communautaires en Méditerranée : l’enjeu des sanctuaires et lieux de culte », Chronos, p. 9. 3. « Un sanctuaire juif et musulman dans le Nord du Maroc : échos d’un passé ambigu », pp. 209-217. 4. « Le Mont de la Croix : partage et construction des frontières dans un lieu de pèlerinage bulgare », dans Religions traversées, pp. 113-140 et « “Jérusalem des Rhodopes” vs. “La Mecque des Rhodopes” deux lieux de pèlerinage entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie » Chronos, pp. 55-86. 5. « Partager la baraka des saints. Des visites pluriconfessionnelles aux monastères chrétiens de Syrie », dans Religions traversées, pp. 295-319.

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6. « Abûnâ Yassâ : un pèlerinage copte-orthodoxe face aux catholiques et aux musulmans », Chronos, pp. 109-128. 7. « Néolibéralisme, identité locale et politique de la foi. La construction d’une nouvelle église gréco-catholique à Mihalt (Roumanie) », Chronos, pp. 87-105. 8. « Orthodoxes et gréco-catholiques roumains de la Hongrie entre constructions et reconstructions identitaires », Chronos, pp. 189-207. 9. « Aux prises avec le centre du monde, autour du double paradoxe des “lieux saints chrétiens” de Jérusalem », Chronos, pp. 29-54. 10. Sur le syncrétisme, Glenn Bowman, « Processus identitaires autour de quelques sanctuaires partagés en Palestine et en Macédoine », dans Religions traversées, pp. 27-52 ; Bojan Baskar, « S’occuper du sanctuaire du voisin en Bosnie-Herzégovine », ibid., pp. 85-112 ; Dionigi Albera, « Conclusion », ibid., p. 322. Sur ce sujet, B. Heyberger, R. Madinier, 2010. 11. G. Bowman, op. cit. ; C. Mayeur-Jaouen, « “Que partagent les coptes et les musulmans d’Egypte ?” L’enjeu des pèlerinages », dans Religions traversées, pp. 219-254. 12. C. Mayeur-Jaouen, op. cit. (Chronos). 13. Sandrine Keriakos, « Les apparitions de la Vierge en Égypte : un lieu privilégié de la rencontre entre coptes et musulmans ? », dans Religions traversées, pp. 255-294. 14. E. Aubin-Boltanski, op. cit. 15. Gilles de Rapper, « Vakëf : lieux partagés du religieux en Albanie », dans Religions traversées, pp. 53-83. 16. E. Aubin-Boltanski, op. cit. ; S. Keriakos, op. cit. 17. G. Bowman, op. cit. 18. Maria Couroucli, « Saint Georges l’Anatolien, maître des frontières », dans Religions traversées, pp. 175-208. 19. E. Aubin-Boltanski, op. cit. 20. G. de Rapper, op. cit. 21. B. Baskar, op. cit. ; G. Valtchinova, art. cit. (dans Religions traversées). 22. Griffith, 2008. 23. Anne-Sophie Vivier-Mureşan, « Minorités en partance et lieux de culte partagés. L’exemple des Arméniens d’Iran », dans Chronos, pp. 169-187. 24. Hasluck, 1929. 25. L’expression « competitive sharing » est de Robert M. Hayden, dont les articles sont abondamment cités et discutés par les contributeurs. Voir Hayden, 2002. 26. A.-S. Vivier-Mureşan, « introduction », op. cit., p. 12. 27. D. Mureşan, op. cit., p. 38. L’auteur suit Victor Turner, une référence fréquente dans les contributions à ces deux volumes : Turner, 1973 ; Turner et Turner, 1978. 28. Dupront, 1978. 29. G. de Rapper, op. cit. 30. M. Couroucli, op. cit. 31. C. Mayeur-Jaouen, op. cit., dans Religions traversées. 32. Selon la formule de Maurice Halbwachs (1950), citée par A.-S. Vivier-Mureşan, « introduction », op. cit., pp. 14-15. 33. G. Valtchinova, op. cit. (Chronos). 34. Vincenzo Cannada Bartoli, « Le mythe partagé. Produire l’histoire, chercher mémoire à Genazzano (Rome) », Chronos, pp. 231-256. L’histoire de ce transfert susciterait la comparaison avec celui de Lorette (de la Croatie vers les Marches), vers la même époque. Mais Lorette a eu un autre destin, devenant le sanctuaire national italien : Scaraffia, 1998. 35. S. Keriakos, op. cit. Voir aussi sur ce sujet Lucette Valensi, La Fuite en Égypte, Histoires d’Orient et d’Occident, Paris, Seuil, 2002. 36. M. Couroucli, op. cit.

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37. A.-S. Vivier-Mureşan, « Minorités en partance... », op. cit. ; G. Valtchinova, op. cit. (dans Religions traverses ; Chronos). 38. Alix Philippon, « Quand la communauté n’est plus seulement imaginée... », Chronos , p. 209-229. 39. Dionigi Albera, Benoît Fliche, « Les pratiques dévotionnelles des musulmans dans les sanctuaires chrétiens : le cas d’Istanbul », dans Religions traversées , pp. 141-174. Voir aussi l’allusion aux franciscains de Bosnie dans B. Baskar, op. cit., et à ceux de Jérusalem dans D. Mureşan, op. cit. 40. C. Mayeur-Jaouen, op. cit., dans Religions traversées ; Mayeur-Jaouen, 2003. 41. Pratique relevée par G. de Rapper, op. cit. et par C. Mayeur-Jaouen, op. cit. (Chronos). 42. Pratique relevée par G. Bowman, op. cit., et par C. Mayeur-Jaouen, op. cit., dans Religions traversées. 43. G. Bowman, op. cit. 44. G. Valtchinova, op. cit. (dans Religions traversées et Chronos). 45. Mentionnée comme chrétienne par G. de Rapper, op. cit., elle est indiquée sans précision confessionnelle par A. Poujeau, op. cit. 46. S. Keriakos, op. cit. ; G. De Rapper, op. cit. ; A. Poujeau, op. cit. 47. C. Mayeur-Jaouen, op. cit., dans Religions traversées. S. Kiriakos, op. cit. D. Albera, B. Fliche, op. cit. A.-S. Vivier-Mureşan, « Minorités en partance... », op. cit. 48. G. Bowman, op. cit. C. Mayeur-Jaouen, op. cit. dans Religions traversées. S. Kiriakos, op. cit. 49. G. Bowman, op. cit. 50. M. Couroucli, op. cit. La République syrienne en a fait aussi un jour férié, consacré aux « martyrs ». 51. D. Albera, B. Fliche, op. cit. 52. A.-S. Vivier-Mureşan, « Minorités en partance... », op. cit. 53. D. Mureşan, op. cit. 54. Reinhard, 1995. W. Reinhard et H. Schilling sont les deux concepteurs de cette notion de Konfessionalisierung qui a produit une importante discussion historiographique, dans les années quatre-vingts. 55. D. Albera, B. Fliche, op. cit.

AUTEUR

BERNARD HEYBERGER

École Pratique des Hautes Études – Université François-Rabelais (Tours), [email protected]

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In memoriam Doris Bensimon (1924-2009)

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Hommage à Doris

Régine Azria

1 Pionnière, Doris Bensimon ne s’est pas contentée de l’être dans le domaine de la sociologie des «Judaïcités contemporaines» dont elle a inauguré l’étude au CNRS dans le cadre du Groupe de Sociologie des Religions. Elle l’a été sur bien d’autres fronts sociologiques en ouvrant des chantiers jusque-là non encore ou peu explorés. Ce caractère pionnier que devaient présenter certains de ses travaux aux yeux d’une communauté scientifique accaparée par d’autres terrains, apparaît rétrospectivement. Ainsi, l’introduction du judaïsme dans le champ de la sociologie de la religion ouvrait une brèche au sein d’une discipline jusque-là quasi-exclusivement vouée, en France tout au moins, à l’étude du catholicisme. Si le passage de la sociologie religieuse à la sociologie de la religion avait pu être perçu, sorte de victoire laïque, comme un premier bouleversement, la création d’une équipe exclusivement dédiée à l’étude des juifs marquait une autre avancée, de nature différente. Ajoutée aux travaux sur le protestantisme qui faisaient eux aussi leur entrée, elle obligeait à modifier l’intitulé du Laboratoire: le Groupe de sociologie de LA religion devenait dès lors le Groupe de sociologie DES religions. Ce qui, symboliquement et concrètement, n’était pas anodin. Sans doute est-il difficile pour les jeunes chercheurs d’aujourd’hui de mesurer le sens et l’impact d’un tel renoncement au singulier!

2 Délibérément ou non, je ne saurais le dire, n’ayant pas eu l’occasion d’en parler avec elle, les thèmes qui ont prioritairement retenu l’attention de Doris ont souvent porté sur des sujets qu’on serait tenté de qualifier de «sensibles». À commencer par sa thèse sur la question féminine (L’évolution de la femme israélite à Fès, Aix-en-Provence, 1962) avec laquelle elle inaugurait sa carrière de sociologue. Ce fut aussi le cas avec son enquête sur le thème, ô combien sensible, des mariages mixtes menée en collaboration avec Françoise Lautman (Un mariage. Deux traditions: Chrétiens et Juifs, Bruxelles, Éditions de l’Université Libre de Bruxelles, 1977), une recherche qui devait ouvrir la voie à d’autres travaux (cf. le dernier en date, Séverine Mathieu, La transmission du judaïsme dans les couples mixtes, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009). Ce fut encore le cas pour son enquête, modeste mais pionnière, auprès des anciens élèves des écoles juives (Follow-up des anciens élèves des écoles juives à plein-temps. Rapport d’enquête, Paris, CNRS, 1971, 123 p. ronéotées). On sait à quel point la question scolaire, en général, et celle des écoles

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confessionnelles, juives en particulier, font l’objet d’une attention soutenue dans les milieux juifs (cf. Erik Cohen, L’Étude et l’éducation juive en France ou l’avenir d’une communauté, Paris, Éditions du CNRS, 1991), une attention redoublée ces dernières années, notamment depuis les montées de violence constatées en milieux scolaires et les incidents à caractère antisémites qui y ont été dénoncés, provoquant une ruée vers les écoles privées, juives et non juives.

3 Un autre de ses chantiers, confirmation de son positionnement à l’écart du mainstream sociologique de son époque, a été son intérêt sur la longue durée pour les juifs d’Afrique du nord. Peu de chercheurs en France, hormis Haïm Zafrani et Claude Tapia, s’intéressaient à ces questions alors. Elle a d’abord retracé leur évolution sur place (L’évolution du judaïsme marocain sous le protectorat français: 1912-1956. Paris - La Haye, Mouton, 1968), puis, d’ouvrages en articles, elle a suivi leurs itinéraires d’intégration tant en France qu’en Israël, avant de recueillir, enfin, récits et témoignages (en collaboration avec Joëlle Allouche-Benayoun avec laquelle elle a publié deux ouvrages).

4 Enfin, parmi ses autres centres d’intérêts, c’est très certainement son enquête, menée en collaboration avec Sergio Della Pergola, sur La population juive de France: socio- démographie et identité (Jérusalem-Paris, 1984) qui a le plus contribué à la faire connaître. C’est en tout cas celle qui a mobilisé le plus de temps et de moyens et qui demeure une référence inégalée.

5 Avec cette enquête Doris Bensimon a également été pionnière... et aventurière en osant se confronter, secondée d’une solide équipe, à ce monstre intimidant et énorme qu’était alors l’ordinateur. C’était, ne l’oublions pas, avant la micro-informatique et internet. Le maniement de cette technologie n’était ni simple ni léger et nécessitait des opérations longues et fastidieuses. Sa capacité d’adaptation aux technologies modernes à l’heure de la révolution informatique allait de pair avec sa capacité à user d’une palette méthodologique large, adaptée à ses terrains d’enquête: enquête statistique par questionnaires et recours à l’informatique pour la démographie, entretiens ciselés pour les enquêtes qualitatives (récits de vie et histoire orale); dépouillement d’archives minutieux et méthodiques pour les enquêtes historiques, ...

6 Ce serait une omission grave, enfin, de ne pas ajouter que Doris la sociologue se doublait d’une Doris militante. L’une et l’autre étaient animées par une même flamme ardente: celle de la laïcité et de l’amour d’Israël. Quant aux autres facettes de cette femme aux vies multiples, elles appartiennent au domaine de l’intime bien qu’elle ait souhaité s’en expliquer dans une autobiographie récente (Quotidien du vingtième siècle. Histoire d’une vie mouvementée, Paris, L’Harmattan, 2007).

7 L’image que je retiens de Doris est son regard, noir, intense, chaleureux, enveloppant: celui d’une femme de conviction, juive et laïque, tenace et courageuse, fidèle à ses engagements... jusqu’au bout. Un Mensch, en somme.

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AUTEUR

RÉGINE AZRIA

CNRS-EHESS, CEIFR

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Mon compagnonnage avec Doris Bensimon

Yves Chevalier

1 C’est en 1970 que j’ai rencontré, pour la première fois, Doris Bensimon. Je venais de terminer une maîtrise de sociologie sur l’histoire et la socio-démographie de l’immigration des juifs en Palestine puis en Israël depuis la fin du XIXe siècle. Je cherchais un directeur de thèse pour poursuivre ce travail; mais à ParisV, où j’étais inscrit et où j’enseignais déjà comme chargé de cours, personne ne travaillait sur ce sujet. C’est Georges Friedmann, que j’avais contacté, qui m’adressa à Madame Bensimon – qui, au CNRS, au sein du Groupe de Sociologie des Religions, était en charge de l’équipe travaillant sur la sociologie du «Judaïsme» au sens large. Elle accepta de suivre mon travail (même s’il ne lui était pas possible, à l’époque, de m’inscrire sous sa direction), et c’est comme cela que commença, pour moi, une collaboration enrichissante.

2 Ma thèse de 3e cycle, sur «La stratification sociale de la société israélienne», soutenue en février 1973, Madame Bensimon m’ouvrit en effet plusieurs opportunités. D’une part en m’acceptant en tant que vacataire au sein de son équipe du CNRS, où elle me fit participer aux recherches qu’elle menait alors sur la socio-démographie des juifs de France; ensuite, en me recommandant auprès du Directeur du département d’hébreu de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), le Grand Rabbin Sirat, pour assurer un cours de «Sociologie d’Israël» dans le cursus de la licence d’hébreu, cours que j’ai assuré de 1976 à 1991.

3 Au CNRS, j’ai d’abord participé au codage du «Recensement de la population juive de Paris de 1872» (dont une copie des registres avait été conservée aux Archives du Consistoire de Paris). Avec Françoise Fougeroux, alors collaboratrice technique, Régine Azria et Martine Cohen, vacataires, nous avons travaillé, rue d’Athènes, dans la pièce du fond de cet appartement où était logé de Centre de Sociologie des Religions (annexe du Centre de Sociologie de la rue Cardinet), à la mise au point du code numérique permettant de traduire les mentions des registres en cartes perforées – et, partiellement, si mes souvenirs sont exacts, au codage lui-même. Avec d’autres sources, les résultats informatisés de ce recensement ont servi à Doris Bensimon pour rédiger

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puis publier, en 1976, aux Presses orientalistes de France (éditions de l’INALCO), son livre Socio-démographie des Juifs de France et d’Algérie1.

4 Mais c’est surtout à l’étude, par questionnaires, de la population juive de France dans les années 1970-1980, qui a abouti à l’ouvrage que Doris Bensimon a signé avec Sergion Della Pergola2, que j’ai participé, chargé de la réalisation du tirage, particulièrement complexe, de l’échantillon à partir des listes électorales des communes retenues – puisque nous cherchions à interroger les personnes se considérant et se déclarant comme juives dans un échantillon représentatif de la population française (cet échantillon a été présenté lors d’un Colloque que Doris Bensimon a organisé à Paris, en 19783). Lorsque les mairies des communes retenues étaient informatisées (ce qui n’était pas encore général à l’époque), il s’agissait de négocier avec le responsable du service le tirage, selon un taux de sondage déterminé, d’un listing comportant les noms et les adresses d’habitants de la commune. Mais lorsqu’elles n’étaient pas informatisées, la seule solution était le relevé manuel d’un nom tous les noms du registre: ce qui a été fait des heures durant pour la seconde phase de l’enquête de Paris – ou, comme à Nice, après le micro-filmage sur place des registres, afin de pouvoir disposer rue d’Athènes d’une copie de la liste à traiter. Une fois l’échantillon établi, avec Françoise Fougeroux, ont été organisées les opérations d’envoi et de suivi des questionnaires par le pointage géographique des répondants. On sait que cette grande enquête, volet français d’une recherche internationale coordonnée par l’Institut du Judaïsme contemporain de l’Université hébraïque de Jérusalem, est venue confirmer que, par suite de l’évolution démographique et migratoire, la population juive de France était bien, numériquement, la plus importante d’Europe occidentale, après celles des États-Unis, d’Israël et d’URSS.

5 Je connaissais le parcours de Doris Bensimon, telle qu’elle le retrace dans son autobiographie4, bien que nous n’en ayons jamais parlé ensemble; au début de ma collaboration avec elle, une amie commune, qui l’avait côtoyée au moment de la guerre et juste après, m’avait raconté ses souvenirs. Mais notre collaboration se plaçait sur un autre plan et ce dont je lui suis profondément redevable, c’est de m’avoir associé à ses recherches et de m’avoir permis, à un moment difficile de ma propre carrière, d’être – même si cela a été d’une manière provisoire et quelque peu marginale – intégré dans une équipe. Mon départ pour la province (à l’Université de Tours en 1988) n’a pas rompu nos échanges, même s’ils se sont alors situés sur un plan plus personnel. Je pense qu’elle m’estimait; en ce qui me concerne, je garde le souvenir de quelqu’un qui m’a beaucoup et généreusement appris. Que ce court témoignage soit l’expression de mon sincère et chaleureux «merci».

NOTES

1. Doris Bensimon-Donath, Socio-démographie des juifs de France et d'Algérie, POF-Études, 1976, 376 p. 2. Doris Bensimon, Sergio Della Pergola, La population juive de France: Socio-démographie et identité, Paris, Jérusalem, CNRS, The Institut of Contemporary Jewry-The Hebrew University of Jerusalem, 1984, 436 p.

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3. Communautés juives (1880-1978) Sources et méthodes de recherche, Actes du Colloque international organisé à Paris par l'Institut national des Langues et Civilisations orientales et le Centre inter-universitaire des Hautes études du Judaïsme contemporain, 13-15 février 1978, Clichy, décembre 1979, 475 p. (Cf. pp.248-257). 4. Doris Bensimon-Donath, Quotidien du vingtième siècle. Histoire d'une vie mouvementée, L'Harmattan, coll. «Graveurs de mémoire», 2007, 234 p.

AUTEUR

YVES CHEVALIER

Ancien professeur de Sociologie à l’Université de Tours,ancien doyen de l’UFR Arts et Sciences humaines

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