SEHIOLOGIE ET LA CHANSON DE

By

STEPHEN STEELE

B. A. , The University of British Columbia, 1985 Certificat d'6tud.es supSrieures, UniversitS de Paris III, 1986

A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF MASTER OF ARTS

in

THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES

(French)

We accept this thesis as conforming to the required standard

THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA

August 1987

® Stephen Steele, 1987 In presenting this thesis in partial fulfilment of the requirements for an advanced degree at the University of British Columbia, I agree that the Library shall make it freely available for reference and study. I further agree that permission for extensive copying of this thesis for scholarly purposes may be granted by the head of my department or by his or her representatives. It is understood that copying or publication of this thesis for financial gain shall not be allowed without my written permission.

Department

The University of British Columbia 1956 Main Mall Vancouver, Canada V6T 1Y3 ResumS

The Song of Roland's place in contemporary theoretical discussion is marked by ambiguity. On the one hand, the text is cited on nearly every question of importance to medieval philology and literary studies, a practice which certainly evinces general consensus regarding the importance of the work. On the other hand, these citations often take the form of appeals to an oracular authority; that is, rather than encourage theoretical reflection, they replace it. Paradoxically, it is precisely the

Song of Roland's omnipresence in critical discourse today that occludes a serious critical engagement with the text. Everyone

«knows» about ; the text is dissolved in philological discourse. Perhaps only a second reading can save it.

The situtation commands modesty on the part of a critic who would take up the Song of Roland, and it is a modest task I have

set for myself here. I will analyze the text from a fresh perspective: semiotics.

The language and the story of the Song of Roland are largely

constituted by signs. For example, the text's characters

frequently encounter «signs» of their destiny. They are, however, bound by Christian notions of fate to accept those signs, even when they augur death. , with (semiotic) foreknowledge

of Roland's death is powerless to alter the course of events. He

can interpret signs. But, he is unable to act on their messages.

That is the semiotic bind of the medieval Christian world.

(ii) Signs have another level of meaning in the Song of Roland.

They have mnemonic significance. Since the Song of Roland is an

oral text (and, here, I will make use of philological evidence),

signs are an «aide-m6moire» that enable the text's reader to

recall the narrative. I will argue, then, that the text's semiosis

is a formulaic strategy: in other words, the same signs occur

throughout the text -- a sort of set semiotic pattern generating

the narrative.

I will also use semiotics to classify the types of discourse

(political, poetic, religious, etc. ) which characterize the work.

For instance, I will show that the Church and the King author-ize

the text in a bid to enlist crusaders.

I will offer no final decisions on the issues of the

Song of Roland debate such as the question of origins, nor any

contributions to philological concerns about sources and

etymologies. I will simply try to adhere as closely as possible to

the meaning(s) of this single text and, through semiotics, to re-new critical interest in the Song of Roland.

(iii) Table des matiSres

RSsum€ ii

Introduction 1

1. La Haissance des signes : les Spithfites 6

2. Charlemagne, le signe, la crise 23

3. Semiologie et lecture : Roland, Roncevaux et

la mort des barons 44

4. La Haissance de l'oeuvre : signes de la genfise ...... 110

Ouvertures 128

Botes 130

Ouvrages cites 138

(iv) Introduction

Ce modeste travail n'a aucunement la pretention d'Stre

exhaustif. II cherche tout au plus a attirer 1'attention sur un

problSme particulier, que la recherche traditionelle a parfois mSconnu ou qu'elle n'a pas toujours bien mis en Svidence:

il s'agit d'une analyse des signes dans La Chanson de Roland

- une lecture sSmiotique de la geste.

De ce probleme et des termes dans lesquels il s'est posS nous ignorions jusqu'3. ces derniers temps a peu prSs tout. Nos

critiques et historiens de la littSrature mSdiSvale se sont beaucoup occupSs des questions philologiques: on a souvent StudiS

La Chanson de Roland du point de vue de 1'Stablissement des manuscrits, de leur authenticity et de leurs rapports avec la

civilisation medievale. 1 De plus, il existe plusieurs Studes sur

l'origine des mots dans la geste et leur filiation (historique).

Par contre, les critiques de La Chanson de Roland n'ont encore manifests que peu d'intSrSt pour des questions sSmiotiques. Le

"signe" ne fait pas partie de leur discours critique, historique.

Vu que les critiques ignorent pour la plupart la sSmiotique du poeme, ils donnent l'impression que la sSmiologie ne s'applique pas au texte (mSdieval).2 Puisque la nouvelle critique

s'intSresse beaucoup au signe, on pense que la constitution mSme

de la notion, «sSmiologie», avec son contenu actuel, est un fait rScent (du dSbut du siScle, remontant aux «le

Saussure). 3 II se pourrait nSanmoins que nous ayons 13. un des

apports le plus curieux de notre recherche.

-i- En fait, le concept du signe provient de 1'antiquitS :

Aristote, Platon (dans le Cratyle) , et les stoiciens commentent la

charge semantique du signe. * II n'est pas question ici de faire

1'historique de la sSmiologie. Ce qui nous importe c'est qu'il

n'est plus possible de soutenir que la sSmiologie (moderne) est une «science» a-historique. Tzvetan Todorov decrit ainsi la longue

tradition du signe dans la pensee occidentale:

La reflexion sur le signe s'est exercee dans plusieurs traditions distinctes et meme isolees, telles que: philosophie du langage, logique, 1inguistique, semantique, hermeneutique, rhStorique esthetique, poetique. L'isolement des disciplines, la variSte terminologique nous ont fait ignore, 1'unite d'une tradition qui est parmi les plus riches de 1'histoire occidentale. 5

De 1'ensemble de la tradition semiotique et ses divers

representants, on per<;oit que la seiniologie n'est pas seulement

une initiative de notre §poque, (de la nouvelle critique), mais

encore de plusieurs periodes et de differentes disciplines.

Maintenant, il nous faut prSciser le r&le important que joue

la semiologie dans la vie phi 1osophique et religieuse du moyen

age. Parmi les theoriciens (medievaux) du signe auxquels nous

aurions pu nous arreter, il en est un qui semblait

particuliSrement bien indiquS - saint Augustin, d'abord parce que

c'est a son Spoque que le signe a pris tout son ampleur dans le

monde chrStrien, mais aussi parce que c'est chez lui que nous

trouvons les renseignements les plus aptes a nous aider dechiffrer

la sSmiotique dans La Chanson de Roland. Par la definition

chrStienne du texte, (saint Augustin 1'influence), les signes dans

-2- ) le podme - les mots, les gestes et les objets - signifient, a la

limite, Dieu. C'est saint Augustin qui explicite la sSmiotique de

la chrStientS. Selon saint Augustin, on se sert des signes pour

obtenir la grace et 1'amour de Dieu. 6 Ainsi, dans La Chanson de

Roland, 1'archevSque Turpin fait sur le cadavre d'Olivier le signe

de la croix7 : suivant la loi chrStienne, Turpin absout Olivier et

recommande son ame a Dieu en «signant» son corps mort. Sur le plan

sSmiotique le geste de Turpin signifie la chrStientS (la

crucifixion), et Dieu. Le sens de chaque signe (fictif) renvoie a

Dieu car le Seigneur est pour l'homme la source de tout signe. 8

Or, si 1'on va a l'encohtre de la volontS de Dieu, on

pervertit la signification (divine) des signes. 9 par exemple,

les paiens minent le sens (chrStien) des signes en luttant contre

les Frangais et Dieu. En accord avec la logique (chrStienne) du

poeme, Stant des impies, les paiens enfreignent nScessairement le

dSsir de Charlemagne et de Dieu - des dSsirs inseparables dans la

fiction. Bref, 1'empereur, en tant que vicaire de Dieu,

re-pr6sente la volont6 du Seigneur. Les Sarrasins essaient de

tromper le roi et les Frangais au moyen des signes. Mais Roland

est un bon sSmioticien. II connait le sens perfide des signes

paiens. Roland en avertit Charlemagne. Toutefois, le roi ne peut

agir pour empecher la trahison des paiens et celle de

car il a une liberte tres limitee: le roi est soumis a la coutume

fgodale; de plus, il doit accomplir la volontS de Dieu. Vu qu'il ne peut s'opposer a la fSlonie des paiens et a celle de Ganelon,

(le roi ne peut rSgler le libre arbitre de ses barons),

Charlemagne ressent une certaine angoisse devant le «signe perfide» : c'est-a-dire devant le signifiS - la trahison. Les

-3- concepts de signe et de crise (ce dernier terme Stant entendu au sens grecque, krisis, de moment de decision), sont voisins dans la geste. Nous allons montrer que la lecture des signes provoque souvent une crise dans la fiction.

Ce propos explique la composition de 1'etude. Le premier chapitre se situe en dehors de la problematique que je viens d'evoquer, il se presente plutot comme une introduction aux signes dans le poeme, et qui resumerait le bagage semiotique des personnages principaux. Dans ce but, nous sommes partis des

«epithetes» des personnages qui leur servent de ((cartes d'identite» : par exemple, l'epithete de Roland est «li proz»; des lors, on sait que Roland va etre «un preux. » Parei11ement, les signes qui accompagnent le comte comportent un sens vaillant.

Le deuxiSme chapitre precise l'etat sSmiologique de

Charlemagne. Nous soulignons 1'angoisse semiotique du roi face a son devoir Chretien et feodal - des devoirs inseparables dans la fiction. Ce qui est aussi en jeu, on le verra, c'est le libre choix de la volonte des personnages. Par exemple, Ganelon decide, en effet, de ne pas remplir son devoir (feodal et Chretien).

Suivant la loi chretienne, il est alors vouS a la peine de mort, aux peines de 1'enfer.

Ensuite, nous traiterons de la sSmiologie de Roland. Nous allons montrer, a travers des signes, la maniere dont l'orgueil du comte cause la destruction de 1' arriere-garde. De meme Roland se repent de sa conduite (orgueilleuse) au moyen des signes. Pour le dire d'un mot, nous allons proposer une lecture sSmiotique de

-4- la chute, la redemption et la mort de Roland. II «signe» son cadavre de sorte que c'est un text a dechiffrer. Ainsi, il nous faut lire les signes (vaiHants) de sa mort.

Le dernier chapitre explore, d'une perspective semiotique, diffSrents aspects de la genese de La Chanson de Roland. Nous nous demandons, par exemple, s'il existe des indices de l'origine, (des origines), de la geste dans la semiotique du texte? II s'agit la d'intSgrer la semiologie aux propos de la philologie. Par exemple, nous allons aborder quelques «formules» semiotiques dans le poeme pour montrer que la repetition des signes se prete a. la transmission orale du recit. Enfin, le reseau semiotique du texte met en valeur des aspects sociaux et politiques de la geste. Nous allons brievement preciser que la fiction a une charge exemplaire: a notre avis, elle incite l'auditoire (medieval) a. accomplir la volonte du Roi et de l'Eglise - des volontes inseparables dans le monde (medieval)? En d'autres mots, la geste re-presente (ou signifie) les pouvoirs politiques et religieux du moyen age.

La plurality des theories examinees donne a ce travail un caractere general. Nous voulons montrer que la semiologie met en lumiere 1'ensemble du poeme: sa fiction, son public (medieval), son langage, son histoire (au sens philologique du mot), et son discours politique et religieux. La multiplicity n'est pas une faiblesse, mais une condition structurale du rScit: il y a plusieurs signes, plusieurs sens a d§chiffrer dans le poeme. Le plaisir de lecteur, du sSmiologue arrive tr&s exactement au moment ou tous les signes commencent a signifier!

-5- 1. La Haissance des signes: les epithStes

La Chanson de Roland a'offre a une lecture sSmiotique.

Plusieurs signes constituent le texte. Une lecture semiotique

vise a dSchiffrer les divers sens des signes. Tache

problematique car la semantique (du texte) est souvent

Squivoque. Les signes que l'on trouve dans La Chanson de Roland

sont polysSmiques. PrScisons qu'il y a polysSmie lorsqu'un

signifiant a plusieurs significations. C'est ainsi que dans la

fiction de la geste, un signe peut possSder plusieurs contenus,

plusieurs valeurs. Dans La Chanson de Roland, le sens d'un signe

dSpend de la place qu'il occupe dans la fiction: le sens est rendu

par le personnage qui utilise le signe. Ce sont les personnages

qui donnent une signification aux signes, et qui nous donnent

ainsi le support, grace auquel nous pouvons «lire» les signes.

Rien de moins arbitraire done que les signes dans

La Chanson de Roland; les signes, ceux qui sont invariablement

relies voire as-signes a certains personnages. Jamais, en effet,

dans la fiction, un personnage n'est decrit, sans qu'au premier

plan ne se profile tel ou tel signe. De surcrolt, jamais ne surgit

un signe, qu'il ne trouve un cadre tout prSt a l'inserer et a le

supporter. Invariablement, c'est avec un signe minutieusement

soulignS par le narrateur, que se montre pour la premiSre fois un

personnage principal du texte. DSs le moment ou il apparait dans

la fiction, ce signe, s'associant a lui, lui donne un caractdre

bien distinct et reconnaissable. Sans doute, par la suite, le

personnage rSapparaltra ailleurs dans la fiction. Mais, il ne

cessera d'Stre liS au signe primitif dans la mSmoire des lecteurs

-6- et des auditeurs. C'est au signe que nous pensons en premier lieu, c'est lui que nous voyons se dSrouler d'abord, en quelque endroit que le personnage se retrouve.

Ainsi, en va-t-il de tous les personnages (principaux) du texte. Comment se reprSsenter Charlemagne, par exemple, ou plutdt

1'image que le public se forme de lui, sinon sous 1'aspect, voire sous le signe du roi en train de tirer sa barbe (blanche):

Li emperere en tint sun chef enbrunc, Si duist sa barbe, afaitad sun gernun, Ne ben ne mal ne respunt sun nevuld. (214-216).

Partout dans la fiction le geste de Charlemagne de tirer sa barbe est un signe caractSristique de 1'impuissance du roi face a son devoir chrStien et fSodal. Nous allons commenter plus tard le rSseau sSmiotique qui met la faiblesse du roi en Svidence. Ce qu'il faut remarquer maintenant, c'est que 1' on commence a reconnaitre Charlemagne par sa barbe (blanche) -- c'est un signe que le narrateur utilise a plusieurs reprises pour re-prSsenter le roi au public.

Quelles que soient les images sans cesse dSmenties de lui-mSme, qu'il prSsentera tour a tour par la suite, Charlemagne ne pourra oblitSrer cette image premiere, projetSe par le signe, le geste de (tirer sa barbe> (blanche). Image premiSre; image derniere ou presque, aussi. Car, a la fin de la geste, le saint Gabriel se rend aupres de Charlemagne pour lui annoncer une autre mission (chrStienne) et le roi, qui ne (voudrait bien ne pas y aller, tire sa barbe blanche):

-7- Culcez s'est li reis en sa cambre voltice. Seint Gabriel de part Deu li vint dire: ((Carles, sumun les oz de tun emperiet Par force iras en la tere de Bire, Reis Vivien si succuras en Imphe, A la citet que paien unt asise: Li chrestien te recleiment e crient. » Li emperere n'i volsist aler mie: «Deus, dist li reis, si penuse est ma vie!» Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret. (3992-4001).

II ressort de 1'exemple de Charlemagne que les personnages apparaissent dans le texte, accompagnSs de certains signes qui leur servent de support et de cadre, et qui dSterminent la perspective selon laquelle il est permis de les voir.

Passons a d'autres exemples. Comment imaginer le roi musulman, Marsile, ou Blancadrin, un de ses barons, autrement que sous le signe (trompeur) des branches d'olivier:

Li reis Marsile out sun cunseill finet, Sin ape1at Clarin de Balaguet, Bstamarin e Eudropin, sun per, E Priamun e Guarlan le barbet E Machiner e sun uncle, Maheu E Jouner e Malbien d'ultremer E Blancadrins, par la raisun cunter. Des plus feluns dis en ad apelez: «Seigneurs baruns, a Carlemagnes irez. il est al siege a Cordres la citet. Branches d'Olive en voz mains porterez, Cjo senefiet pais et humilitet. (62-73).

Ainsi se fixe dans 1'esprit des lecteurs et des auditeurs, insSrS dans son contexte «f61on» le signe des branches d' ol ivier.

Or, le signifiS des branches d'olivier est la trahison. La fiction l'inscrit dans le signe. II est intSressant de noter que la branche d'olivier est un signe biblique. Dans la Bible, c'est un symbole de la paix, de la trSve. Nous pensons, par exemple, au

-8- rameau d'Olivier qu'une colombe ramene a Hoe. 1 Ce qu'il faut remarquer ici c'est que les signes que 1'on trouve dans

«La Chanson de Roland» sont souvent d'origine biblique et/ou chretienne. Nous allons aussi considerer des signes qui ont de la signification feodale. L'important est que 1'on doit etudier les signes du texte au sein de la vie sociale et religieuse du moyen age.

Maintenant revenons a la signification (textuelle) des branches d'olivier. Comme nous l'avons vu, Marsile exploite le signifiS biblique voire conventionne1 des branches d'olivier pour tromper Charlemagne. Des lors les branches d'olivier signalent, dans la fiction, le mensonge des paiens et, de surcroit, la tromperie de Ganelon. Le narrateur le dit ainsi:

Guenes chevalchet suz une olive halte, Asemblet s'est as sarrazins messages; Mais Blancadrins Ki envers lu s'atarget; Par grant saveir parolet li uns a l'altre. (366-370).

Ganelon chevauche ici sous le signe de la trahison, voire sous le signe de la haute trahison -- il est en train d'aller chez Marsile ou il discutera les articles de sa perfidie.

Or, il est temps d'ouvrir une parenthese sur la fonction qualificative des signes dans La Chanson de Roland. L'association a chaque personnage (principal), d'un certain signe par lequel il se profile, a pour effet de lui conferer une identity proprement reconnaissable. Les personnages s'entourent des signes qui les aident a se reconnaitre. Par exemple, lors de son entretien avec Ganelon, Marsile cite Charlemagne en utilisant la couleur de sa barbe pour le deerire:

-9- Dist 11 Sarrazins: «Merveille en ai grant De Carlemagne, Ki est canuz e blancs. Mien escientre, plus ad de .11. C. anz. (550-552).

Aux yeux de Marsile, la blancheur de Charlemagne est un signe qui indique la longue duree de son r§gne. Blanche de vieillesse, la barbe de Charlemagne met en evidence le fait que le roi tient pouvoir depuis longtemps. Mais Marsile interprete mal la signification du signe - le sens de la blancheur du roi lui echappe. II croit qu'il peut vaincre Charlemagne car , et, de surcroit,

II est mult vielz, si ad sun tens uset; Men escient dous cenz anz ad passet. (523-524).

Mais grace a Dieu, Charlemagne est toujours puissant -- il vengera la mort de Roland et la trahison de Ganelon.

Precisons en bref que la barbe blanche du roi de-signe son pouvoir souverain dans la fiction. La blancheur de 1'empereur n'est pas comme le veut Marsile, un signe de faiblesse; elle est plutdt une marque de puissance. Par exemple, lorsque la proposition paienne de paix se discute en conseil des barons frangais, Charlemagne met en relief sa souverainete en jurant sa crainte sur la blancheur de sa barbe:

Respunt li reis: «Ambdui vos en taisez! Ne vos ne il n'i porterez les piez. Par ceste barbe que veez blancher, Li duze per mar i serunt jugez. » Franceis se taisent, as les vus aquisez. (259-264).

-10- Ce qu'il faut noter c'est que la signification de la barbe glisse d'un personnage a un autre, d'un moment dans la fiction a un autre. Pour les barons fran<;ais, la barbe du roi inspire du respect: a la vue du geste de Charlemagne, rappelons-le, les barons se taisent. Mais a la difference des barons de 1'empereur,

Marsile manque de respect envers Charlemagne; dans 1'exemple qui nous occupe, Marsile lit mal le signe du pouvoir du roi: la barbe blanche de Charlemagne le trompe. La mauvaise lecture du signe aide a entralner Marsile dans sa ruine. Nous allons retrouver bientdt d'autres lectures des signes que font des personnages dans la fiction.

Mais maintenant, il serait utile d'Slargir notre analyse des signes et leur rdle dans les portraits des personnages. Les personnages ne sont pas seulement liSs a des signes. II faut encore comme remarque Eugene Vance que les signes qui s'attachent aux personnages soient liSs, a leur tour, a des adjectifs qualificatifs qui les encadrent et qui leur servent de soutien. 2

Eugene Vance montre que le narrateur se sert des adjectifs qualificatifs pour dficire d'emblSe et, par la suite, de marquer de fa<;on permanente les personnages du texte. Ainsi, le personnage de

La Chanson de Roland paraltra, a tour de r61e, dans la fiction avec la meme epithete. II s'agit la des epithetes homeriques dans la mesure ou elles s'attachent aux (noms des) personnages pour les marquer et les individualiser. Vance cite, par exemple, la laisse douze ou le narrateur fait connaltre des personnages au public

«with epithets which predetermine and prejudge their identities)):

-ii- Ensembl'od els li quens Rollant i vint E , li proz e li gentilz; Des Francs de France en i ad plus de mil; Guenes i vint, Ki la traisun fist. Des ore cumencet le cunseill que mal prist. (175-179).

Les epithetes des personnages telle que celle de Roland -

«li proz» - «prSdSterminent» la maniSre dont ils se comportent le

long du rScit. Vance precise que les SpithStes font partie d'une

stratSgie narrative; elles dSterminent d'avance la tragSdie de la

geste:

Obviously characters already describable in such terms bring into the poem with them a basic framework of causality from which the action must derive. The mere mention of their names together is evidently enough by this time fo guarantee a tale of tragedy, a tragedy complete in the minds of both poet and audience before it even «happens. »3

Ce qui nous importe ici c'est que nous pouvons dSchiffrer les

signes qui accompagnent certains personnages a la lumiSre des

epithetes. Nous allons voir que les SpithStes - c'est-a-dire les

caracteres des personnages - «predeterminent» la signification

(tragique) des signes.

Aussi les personnages ne se laissent-ils Jamais evoques sans

etre accompagnes par 1'image que leur donnent les epithetes. Si

nous conservons, par exemple, la memoire de l'epithete de Ganelon

- «Guenes i vint, Ki la traisun fist» - nous pouvons dSceler le(s)

sens des signes qui survlennent a Ganelon partout dans la fiction.

Nous pensons surtout au gant que Ganelon laisse tomber a terre

alors que le conseil des barons le charge de porter un message de

paix a Marsile. Suivant le code feodal du moyen age, le gant et

le baton sont des signes d'honneur: pour s'engager envers

-12- quelqu'un il faut le baton et le gant. Ainsi Charlemagne dit a

Ganelon dJ avancer et de recevoir le gant (droit) et le baton. *

Mauvais signe puisque le gant tombe a. terre:

Li empereres li tent sun guant, le destre; Mais li quens Guenes iloec ne voisist estre, Quant le dut prendre, si li cait a tere, Dient Franceis: «Deus! que purrat ?o estre? . De cest message nos avendrat grant perte. (331-335).

Les Francjais sont de bons semioticiens: ils entendent le signifie

- 1'indice de perfidie. Par contre, le roi ignore le signifie - le signe de la trahison de Ganelon. II permet a Ganelon de partir. Ce qui est interessant c^est que Charlemagne fait ici un autre signe; par le signe de la croix, il benit (le voyage de) Ganelon:

9o dist li reis: «A1 Jhesu e al mien!» De sa main destre l'ad asols e seignet, Puis li livrat le bastun e le bref. (339-341).

PrScisons le sens du geste, du signe de Charlemagne: en faisant le signe de la croix, «1' empereur donne sa benediction a celui qu'il envoie: ce geste souligne le caractere sacerdotal que prend la royaute. »5 II reste a «souligner» une autre signification. Faute de puissance souveraine, Charlemagne est toujours capable d'exercer sa fonction chrStienne. C'est un signe que Dieu est du cote des Fran<;ais. Maintenant Ganelon risque de trahir non seulement le roi, mais aussi Dieu et la chretiente. Nous allons reprendre plus tard le repertoire des signes qui sont des indices de la trahison de Ganelon.

Maintenant, il nous faut encore preciser le signifie(perfide) que laisse la chute du gant droit. La signification du signe se voit bien en se rSferant a 1'Spithete (perfide) de Ganelon. Le

-13- fait qu'il est traltre s'inscrit, a partir de l'Spithete, dans sa parole et ses gestes. De surcroit, chaque signe que fait Ganelon est placS par le lecteur dans le contexte de sa trahison. Passons a d'autres signes qui ont, dans le cas de Ganelon, une charge perfide. En accord avec la logique de son SpithSte, Ganelon as- signe, par exemple, une valeur fSlonne a 1'argent que lui donne Marsile:

Guaz vus en dreit par cez pels sabelines, Melz en valt 1'or que ne funt cine cenz livres; Einz demain noit en iert bele l'amendise. Gvenes respunt: «Jo nel desotrei mie. Devs, se lui plaist, a bien le vos mercie!» (515-519)

Voila done le paiement de la trahison. Du moins, les propos de Ganelon - «Jo nel desotrei mie» - suggSre qu'il est sur le point de «signer» un pacte de trahison avec Marsile. Ce qui nous importe c'est que le public est en position de. mettre 1'or et les peaux de zibeline sous le signe de la perfidie (de Ganelon) car on sait d'avance qu'il est traitre.

Aussi la signification du signe se conforme-t-elle a 1'SpithSte du personnage. II nous paralt encore utile de considSrer les SpithStes de Roland et d'Olivier d'une perspective sSmiotique. Leurs Spithetes, rappelons-1e, se trouvent dans le meme s ynt agme:

Ensembl'od els li quens Rollant i vint E Oliver, li proz e li gentilz. (175-176).

II faut insister sur le syntagme car il Stablit le rapport complementaire et «classique» entre Roland et Olivier: l'un est

-14- preux, 1'autre noble. Qui est preux et noble est dit chevalier.

Ensemble, Roland et Olivier reprSsentent le chevalier ideal, «le

guerrier idSal»: «Roland and Olivier exemplify the complementary

virtues of £ortitudo and sapentia which since classical

times have constituted the twin virtues of the ideal warrior. 6 Le

poSte explicite le rapport «classique» entre Roland et Olivier en

disant: «Rollant est proz e Oliver est sage. » (1093). Bient6t ces

SpithStes se nuancent et se prScisent. En d'autres mots, Roland

et Olivier arrivent a mSriter leurs epithStes. Par exemple,

Roland est vaillant alors qu'il se bat contre les paiens a

Roncevaux:

Ambure ocist seinz nul recoevrement, E cil d'Espaigne s'en cleiment tuit dolent. Dient Franceis: «Ben fiert nostre guarentf» (1650-1653).

Au niveau sSmiotique, chaque Sarrasin que Roland abat (mort)

signifie, pour les Francjais ainsi que pour le public, la bravoure

du comte. Pareillement, Olivier agit sagement a Roncevaux: nous pensons surtout au conseil qu'il donne a Roland avant le

dSbut de la bataille; Olivier lui dit prudemment de sonner de

l'olifant pour appeler Charlemagne a son aide. Qu'Olivier soit

sage est Svident au debut du texte. Pierre le Gentil le dit ainsi:

II est sage, et sa premiSre parole est une parole de sagesse, lorsque, s'offrant lui-meme a porter le bref de Charlemagne, il reproche a Roland «son coeur apre et orgueilleux». On ne s'etonne done pas de le voir, a Roncevaux, montrer tant de clairvoyance: il est le premier a mesurer l'Stendue du peril et a dSviner la trahison. Tout de suite il a compris qu'appeler Charlemagne pouvait Stre un devoir et non pas une lachetS- 7

-15- Done, en accord avec la logique de son SpithSte, le signifiS,

«sagesse», s'inscrit dans la parole et les gestes d'Olivier.

L'epithete s'ouvre done non seulement sur le personnage mais encore sur le signe. De cette interdependance, a la fois anthropologique et sSmiotique, les meilleurs exemples sont les epithetes de Ganelon, Roland et Olivier. Epithdtes felonnes, nobles et preux, nous venons de voir le r61e primordial qu'elles jouent dans le texte, role si grand que des personnages resolvent d'elles leurs caracteres. Sur le plan semiotique, il ne serait pas exagere de considerer la geste comme un exemple du pouvoir qu'exercent les epithetes sur la signification du texte.

II est temps de prSciser que les SpithStes des personnages dans La Chanson de Roland proviennent d'une stratSgie narrative.

Nous venons de voir que les epithetes mettent en lumiere la conduite (future) des personnages: par exemple, on sait d'avance que Roland, «Li proz», va se tenir d'une manidre vaillante partout dans la fiction. Mais ce n'est pas un hasard, si 1'on sait d'avance la maniSre dont Roland va se comporter; le narrateur souligne a l'avance les SvSnements de 1'histoire. Par exemple,

Roland prSvoit la trahison des paiens en lisant les signes de leur perfidie: il dechiffre le sens felon des branches d'olivier. La suite de 1'action demontrera l'exacte valeur de 1'avertissement de

Roland. Ce qui nous intSresse ici c'est que la clairvoyance de

Roland a une fonction narrative: aux yeux du public, la prevision du comte acc§ldre, anticipe, rSsume les faits de 1'histoire; elle dSjoue 1'intrigue de sorte qu'il y a peu de suspense (au sens anglais du mot), dans le rScit. D'un point de vue general, la

-16- structure de 1'intrigue - les previsions abondent dans la geste - est telle que 1 * on sait toujours ((ce qui va arriver, » Pour le dire d'un mot, «le poete ne cherche aucun effet de surprise. »8

La question se pose done de savoir: pourquoi le recit manque-t-il de suspense? Bref, il s'agit d'un jeu Chretien entre la predestination et le deroulement de ce destin. Suivant le canon catholique les chrStiens sont destines au salut et les paiens voues a. la damnation. Le texte re-presente les desseins de

Dieu dans la mesure ou les Francjais, (les Chretiens), vainquent les paiens. Aux yeux de Dieu, les Fran«?ais «ont droit. » Vu que

Dieu est du cot§ des Fran

En entendant, par exemple, que les bons Chretiens sont destines au paradis, le public se mettrait a remplir ses devoirs catholiques.

Nous allons retrouver cette question a. propos de 1'influence chretienne du texte, mais il nous faut voir maintenant que le poete a intSret a souligner a l'avance les SvSnements de

1'histoire: il s'agit de montrer que Dieu est ineluctablement du c6t§ des Fran«?ais.

Une precision d'abord sur 1'absence d'Snigmes dans la geste.

Le rScit ne cache rien. Les Svenements (fictifs) sont prevus et connus. De la divulgation des faits, des secrets, le meilleur exemple est le destin (anticipe) de Ganelon. En un mot, le narrateur devoile le sort de Ganelon, portant la mort (future) du

-17- traitre a la connaissance du public:

Malvais servis le jur li rendit Guenes Qu'en Sarraguce sa maisnee alat vendre; Puis en perdit e sa vie e ses membres; El plait ad Ais en fut juget a pendre, De ses parenz ensembl'od lui tels trente Ki de murir nen ourent esperance. (1406-1411).

II est frappant d'apprendre maintenant - au moment de la bataille a Roncevaux - que Ganelon va mourir. Etant l'auteur de la bataille et de la trahison des Fran

Aussi n-est-il pas question de tenir le public en suspens.

Que le recit ne renferme pas des Snigmes est en evidence. Des que l'Snigme se pose, le secret se divulge. Nous pensons, par exemple, au sort (prevu) de Marsile. I1 ne faut pas se demander

«ce qui va arriver)) a Marsile car on le sait deja; tout au debut du texte, on apprend qu'il va mourir, qu'il doit mourir:

Carles li reis, nostre emperere magnes, Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne: Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne. N'i ad castel Ki devant lui remaigne; Mur ne citet n'i est remes a fraindre, Fors Sarraguce, Ki est en une muntaigne. Li reis Marsile la tient, Ki Deu nen aimet. Mahumet sert e Apollin recleimet: Nes poet guarder que mais ne l'i ateignet. (1-9).

L'Snigme prend forme dans le dernier vers de la laisse. Le fait que

1'infortune du roi. Mais ce qui importe c'est que le destin de

Marsile s'annonce dSja: Stant musulman, «il ne peut empecher que

-18- le malheur 1'atteigne. »

II nous reste a prSciser que 1' infortune de Marsile atteste la volonte de Dieu. En accord avec le parti pris du texte, le

Seigneur predestine les Sarrasins, y compris Marsile, a 1'enfer. 9

On a droit de tuer Marsile et les autres musulmans car

«perdu. » Roland reaffirme ce dogme (Chretien) lors de la bataille a Roncevaux: «Paien unt tort e chrestiens unt dreit. » (1015).

Roland s'adresse ici aux soldats franc/ais pour les inciter a battre les paiens. Une fois encore, Roland provoque les siens en disant: «Nos avum dreit, mais cist glutun tort. » (1212)

Que Roland

Paisons une courte digression ici pour commenter «1J image)) des musulmans dans le texte. On a souvent souligne que le portrait

(fictif) des musulmans est inexact - c'est un mensonge- 10 Le texte represente les Sarrasins comme des idolatres et leur attribue trois dieux: Mahomet, Apollon et Tervagan. Le poete

(chr§tien) de la geste fait, dans ce cas, les Sarrasins a sa ressemblance. Mais il precise a plusieurs reprises que les musulmans ii Par consequent, ils sont les ennemis des Franc/ais: c'est-a-dire les adversaires des chrStiens. En ce qui concerne 1'article de foi des musulmans, la geste s'inspire de «1'imagination populaire du moyen age. 12 A

1'epoque m6di6vale, l'Eglise renseigne le public (chretien) sur la doctrine islamique. II est dans l'int6ret de l'Eglise de

-19- representer les musulmans comme des idolatres: en disant que les paiens rendent un culte divin aux idoles, l'Eglise fournit le soldat Chretien d'un motif (ideologique) pour combattre les

Sarrasins - en un mot, il faut detruire non seulement les idoles mais encore les idolatres.

Ce qu'on peut tout de suite voir dans la fiction, c'est que les Frangais, influences par 1'archetype Chretien, brisent les idoles des Sarrasins. Suivant les decrets de l'Eglise, on remplit son devoir Chretien en detruisant les idoles des paiens. De surcroit, il faut convertir les paiens au christianisme. Mais, tout d'abord, on doit les idoles pour faire disparaitre les signes de «la fausse religion)):

A mil Franceis funt ben cercer la vile, Les sinagoges e les mahumeries; A mailz de fer e a cuignees qu'il tindrent Fruissent les ymagenes e trestutes les ydeles. N'i remeindrat ne sorz ne falserie. (3661-3665).

Ce passage s'offre a une lecture semiotique. Precisions que l'idolatrie est un domaine privilegie pour l'analyse semiotique parce que, d'une part, les statues signifient les dieux, 1'article de foi, etc. que 1'on venere: dans 1'exemple qui nous occupe, elles representent la divinte dite sarrasine; et, parce que, d'autre part, la notion meme de l'idolatrie, le fait que 1'on voue un culte aux idoles, aux signifiants, concerne 1'etude des signes.

L'idolatrie est, pour ainsi dire, une pratique hautement semiotique.

Une m&me chose peut dtre dite sur l'idolatrie des Sarrasins.

Les Frangais detruisent les statues de la trinite sarrasine,

-20- rappelons-le, car elles ne representent pas la verite

(chretienne) . II est question d'anSantir les signifiants (les idoles), pour montrer que les signifies (les dieux), n'existent pas. On ne peut ignorer que, par la destruction des idoles, les

Franqais atteignent les paiens. Faute de dieux, les Sarrasins se rendent compte qu'ils ne sont pas sous la protection du ciel - des lors ils savent qu'ils «ont tort.»

Ainsi les paiens arrivent a rejeter leur article de foi.

Lors de leur fuite de Roncevaux les paiens maudissent (1'absence de) leurs dieux. La suite des evenements laisse supposer de l'ironie. Les Sarrasins suivent 1'exemple des Franqais en detruisant leurs propres idoles:

Ad Apolin en curent en une crute, Tencent a lui, laidement le despersunent: «E! malvais deus, por quei nus fais tel hunte? Cest nostre rei por quei lessas cunfundre? Ki mult te sert, malvais luer 1'en dunes!» Puis si li tolent sun sceptre e sa curune, Par les mains le pendent sur une culumbe, Entre piez a tere le tresturnent A granz bastuns le batent e defruisent; E Tervagan tolent sun escarbuncle E Hahumet enz en un fosset butent E pore e chen le mordent e defulent. (2580-2591).

La laisse se donne a une lecture ironique. Suivant la loi islamique, il est interdit le manger des pores. En (mordant)

la statue de Mahomet, les pores violent ironiquement le code dietetique des musulmans. Sur le plan des signifies, 1'action des pores signifie non seulement la destruction, la «mort» de

Mahomet mais aussi la perdition (au sens ecclesiastique du mot) des paiens.

Ce qu'il faut noter c'est que la dSfaite des Sarrasins

-21- souligne a nouveau la volont6 de Dieu. De la victoire des

Frangais, il est evident que le Seigneur est du cdtS des chrStiens. II les aide a vaincre les paiens. Plus pr§cis6ment, etant Chretiens, les Francais sont predestines a triompher des musulmans. Au reste, les soldats de Charlemagne savent qu'ils accomplissent la volonte de Dieu en se battant contre les paiens:

A icest colp cil de France s'escrient: «Ferez, baron, ne vos targez mie! Carles ad dreit vers la gent . . . Deus nus ad mis al plus verai juise. » (3665-3668).

Les Fran

Que Dieu soit du cote des Frangais est done en evidence.

Mais la volonte divine est parfois equivoque dans la geste. Par exemple, on veut des precisions sur le rapport entre le libre arbitre des personnages et la notion de la predestination des evenements. Le destin de Roland souligne le probieme: peut-on agir pour empScher la mort du comte? Charlemagne prevoit la mort de son neveu, mais il ne peut le sauver de son sort. Telle est la crise (semiotique) de Charlemagne: il «lit» les signes des catastrophes sans pouvoir les eviter. Dans le prochain chapitre, nous allons montrer que les effets de predestination se font sentir non seulement dans la structure du recit mais encore dans les vies des personnages.

-22- 2. Charlemagne, le signe, la crise

On le sait, Charlemagne s'arrete aux signes: c'est un bon semioticien. II «lit» les indices de 1'avenir. II prevoit la trahison de Ganelon et la mort de Roland. Mais, dans le cas de

Charlemagne, dechiffrer les signes n'est pas suffisant. II faut ensuite passer a 1'action pour faire en sorte que ne se produisent pas les SvSnements funestes. Une question se presente alors: pourquoi le roi n'agit-il pas pour .prSvenir les desastres?

La reponse commence ainsi: on doit postuler que Charlemagne est soumis a deux regies concurrentes: celle de la coutume feodale

(le roi doit examiner un probleme, telle que la proposition de paix de Blancadrin, en deliberant avec ses barons, De plus, il est oblige d'accepter la dScision du conseil), qui fixe la conduite du souverain; et celle du catholicisme, touchant au rapport qui s'etablit entre le roi (franqais) et Dieu, Bref, Charlemagne doit accomplir la volonte du Seigneur. Ainsi, on laisse 1'empereur peu de liberty. Nous voudrions ici apporter une contribution a ce probleme, qui est a coup sur fondamental pour 1'analyse de la fiction.

Charlemagne est un lecteur privilegie. II «lit» des textes et des signes divins. Certains signes - nous allons les preciser bientot - proviennent du ciel. Les anges, en tant que ministres des volontSs divines, servent d'intermediaire entre Dieu et

Charlemagne. Gabriel, par exemple, fournit a Charlemagne des signes sur la perfidie de Ganelon:

Tresvait le jur, la noit est aserie Carles se dort, li empereres riches. Sunjat qu'il eret as greignurs porz de Sizer;

-23- Entre ses poinz teneit sa hanste fraisnine; Guenes li quens 1' ad sur lui saisie; Par tel air 1' at estrussee e brandie Qu'envers le eel en volent les escicles; Carles se dort, qu'il ne s'esveillet mie. (717-724).

Charlemagne dScele le sens des signes - le fait que Ganelon lui arrache sa lance signifie la felonie du baron - et, de ce fait, il prevoit 1'avenir.

Pareillement, Charlemagne dechiffre les signes qui lui annoncent la bataille entre Marsile et Roland. 1 II se rend compte, par exemple, qu'il va perdre Roland: «E1 destre braz li morst uns vers si mais. » (727). On sait que le bras droit de

Charlemagne represente Roland. Ganelon l'a dit ainsi:

Chi purreit faire que Roll ant i fust mort, Dune perdreit Carles le destre bruz del cors. (596-597).

Charlemagne connait done la signification des signes: il anticipe

1'avenir car il percoit bien les signifies.

II est important de noter que 1'avenir se revele a

Charlemagne par des reves - des songes qui proviennent du ciel. On peut ainsi Stablir une comparaison entre Charlemagne et les prophetes de l'Ancien Testament. Nous pensons surtout aux reves de Daniel qui lui permettent de connaitre la volonte divine. Voici sa vision des quatre betes:

La premiere annSe du rSgne de Belscatsar, roi de Babylone, Daniel etant sur son lit, vit un songe, et eut des visions dans sa tete, et il ecrivit le songe, et il en dit le sommaire. 2

II faut souligner que Daniel annonce son rSve au public. Les

-24- prophetes de l'Ancien Testament doivent «publier» le Verbe - la Parole de Dieu. Ainsi le Seigneur donne 1' ordre a. Jeremie de reveler le Verbe:

Alors la parole de l'Eternel fut adressSe a. Jeremie, et il lui dit: Ainsi a dit l'Eternel des armees, le Dieu d'Israel: Va, et dis aux hommes de Juda, et aux habitants de Jerusalem . . .

Suivant les ordres de Dieu, Jeremie se met a annoncer la Parole de

Dieu. A la difference des prophetes, Charlemagne ne pretend rSveler des vSritSs cachSes au nom de Dieu dont il se dit inspirS.

Charlemagne n'annonce pas 1'avenir au public car il n'est pas capable d'empecher les evenements funestes - aux yeux du roi, la trahison de Ganelon est inevitable. ^

La comparaison entre Charlemagne et les prophetes de l'Ancien

Testament est utile dans la mesure ou elle souligne que 1'empereur est en position de recevoir et d'entendre la Parole de Dieu.

Pierre Le Gentil precise ainsi la situation ecclesiastique du roi:

A la t&te de la ChrStientS en armes, il est en effet l'61u du

Seigneur. 5 Dieu choisit le roi (franqfais) pour proteger et propager la foi chretienne - rappelons que Charlemagne convertit des paiens au christianisme. Etant la personne chargSe des affaires et des intSrets mondains du Seigneur, Charlemagne a une relation intime avec Dieu: en un mot, Dieu lui donne une

«vision» privilegiSe du monde (franqais). De ses reves,

Charlemagne anticipe la destinee des Fran

II est temps dJexaminer de pre3 sa relation avec Dieu. Vu que

Charlemagne combat pour Dieu et la chretient§, il est en droit

-25- d'aller au paradis. II va de soi que l'ame du roi est destinee au

3alut; au moment de sa mort, on peut done Scrire: (Horz est

Karlemagne, Deus en ad 1' anme es eels.) Que Dieu fasse du bien a Charlemagne est ainsi en evidence. II est nSanmoins problematique de postuler que Charlemagne «profite» de sa relation avec Dieu. D'une part, c'est grace a 1'intercession de Dieu que

Charlemagne reussit a vaincre les paiens. Le roi demande au

Seigneur une aide qu'il re«?oit. Nous songeons surtout a 1'episode ou Charlemagne a encore besoin de lumiere pour venger la mort de

Roland. L'empereur prie Dieu de prolonger la durSe de la journee:

Pur Karlemagne fist Deus vertuz muilt granz, Car li soleiz est remes en estant. (2488-2489).

Ce miracle prouve que Dieu agit pour 1'intSret (mondain) de

Charlemagne.6 Mais, d'autre part, la relation qu'a Charlemagne avec Dieu tourne au tragique. Rappelons que le Seigneur pourvoit

Charlemagne de la clairvoyance. Ainsi le roi prevoit la mort de

Roland et la destruction de l'arriere - garde: pour le dire d'un mot, ses previsions l'inquietent au point de faire naitre l'angoisse - «Sur tuz les altres est Carles anguissus. » (823).

II nous reste done a prSciser l'angoisse de Charlemagne. Elle provient, comme nous 1'avons vue, de sa relation avec Dieu.

L'angoisse du roi s'exprime par gestes - il tire sa barbe - car il ne peut rSvSler aux Frangais leur destinSe tragique. De plus, il n'est pas capable de renverser leur sort. Le cours des Svenements, dans un sens Chretien, est irrevocable. Ce qui est en jeu ici, on le voit a nouveau, c'est la predestination des evenements.

On connait 1'importance et l'enjeu de la question de la

-26- predestination dans les conseils des barons francais.7 Le sort des Francais y pSse sur la parole et les gestes de Charlemagne.

Suivant la tradition de la cour fSodale, Charlemagne tient un

conseil pour discuter la proposition de paix de Marsile:

Ses baruns mandet pur sun cunseill finer: Par eels de France voelt il del tut errer. 8

Etant le roi, Charlemagne s'adresse en premier aux barons pour

prSciser 1'offre de Marsile; il cherche a savoir les motifs du

paiens: «Mais jo ne sai quels en est sis curages. » (191). C'est

Roland qui avertit le roi qu'il ne faut pas se fier aux promesses

de Marsile. II s'agit d'un avertissement semiotique. Marsile a

envoys des branches d'olivier aux Francais, rappelons-le, pour

signaler la paix et la bonne volontS des paiens. Mais Roland

connait le sens perfide des branches d'olivier. C'est presque un

fait courant: comme un signe paien, les branches d'olivier

signifient la trahison de Marsile. Le roi musulman les a dSja

utilisSes pour tromper Charlemagne. Roland s'en souvient car il

est un bon lecteur des signes. Le comte re-connalt les indices de

la trahison de Marsile. C'est pourquoi dit Roland a Charlemagne:

«Ja mar crerez Marsile! Set anz ad pleins que en Espaigne venimes; Jo vos cunquis e Noples e Commibles, Pris ai Valterne e la tere de Pine E Balasgued e Tuele e Sezilie: Li reis Marsile i fist mult que traltre, De ses paiens enveiat quinze, Chascuns portout une branche d'olive, Nuncerent vos cez paroles meisme. A voz Franceis un cunseill en presistes, Loerent vos alques de legerie; Dous de voz cuntes al paien tramesistes, L'un fut Basan e li altres Basilies; Les chef en prist es puis desuz Haltilie. Faites la guer cum vos l'avez enprise,

-27- En Sarraguce menez vostre ost banie, Metez le sege a tute vostre vie, Si vengez eels que li fels fist ocire!» (196-214).

PrScisons le discours de Roland. D'abord, il se sert d'un langage commSmoratif: il rappelle «les noms de pays» qu'il a conquis pour le roi. Ensuite, Roland se consacre aux signes memes, y compris les branches d'olivier et la parole des paiens. Pour Roland, ces signes ont une charge mnemonique. Ils font rappeler une autre trahison de Marsile. Par ce rappel(sSmiotique) , Roland veut convaincre Charlemagne de ne pas accorder sa confiance a Marsile il se doute justement de quelque chose. Pour cone lure son discours, Roland elabore un plan d'action. 9 II veut passer de la parole a 1'action: autrement dit, il veut faire la guerre.

En Studiant le discours de Roland nous pouvons mettre en revue le caractere du comte. Roland a raison de dire qu'il faut faire la guerre. C'est, comme nous 1'avons vu, un «preux» Mais etant donne les circonstances et les signes, Roland raisonne bien sur la proposition de Marsile: il s'agit de raisonner par semiologie. Jugement par lecture. Toutefois Roland, a cause de son orgueil, va perdre la capacite de bien juger/de bien lire.

Son orgueil lui empechera d'examiner une situation sous toutes ses faces. Nous pensons, par exemple, au moment ou 10 Les paroles du comte, au sujet de la proposition de Marsile, sont dSja des indices de son orgueil. II tient un discours commemoratif, II faut rappeler la trahison de Marsile - la formule perfide du paien - pour en avertir Charlemagne. Mais

Roland prSface 1'avertissement en se commSmorant: il nomme ses

-28- propres conquetes. Les toponymes qu'il cite Svoquent son pouvoir guerrier: ils re-pr5aentent la vail lance du comte. Etant donn§ le propos du conseil - il s'agit la de discuter l'offre de Marsile - rappeler les exploits de Roland est une tache superflue. Par son discours mnemonique, Roland veut avertir Charlemagne de la trahison de Marsile; de surcroit, Roland veut se commemorer: il a

1Jintention de se rendre immortel dans la memoire des Franqais.

Maintenant nous sommes en mesure d'examiner de pres quelques discours de Charlemagne et de dechiffrer leurs signes. Se pencher sur les discours du roi, c'est des lors reprendre la question de la predestination et son influence sur les propos et la conduite de Charlemagne; c'est interroger et mettre en cause la parole de

1'empereur:

Li empereres en tint sun chef enclin. De sa parole ne fut mie hastifs; Sa custume est qu'il parolet a leisir. Quant se redrecet, mult par out fier lu vis; Dist as messages: «Vus avez mult ben dit. Li reis Marsilies est mult mis enemis; De cez paroles que vos avez ci dit, En quel mesure en purrai estre fiz? (139-146).

Que le roi ait une (grande) facility de parole donne a penser.

Charlemagne est capable de s'exprimer, de «parler a. loisir» en vertu des circonstances. A ce moment dans la fiction, il ne connait pas le destin tragique des Franqfais; rappelons que Roland va 1'informer de la trahison de Marsile. Des que Roland apprend les intentions du paien a Charlemagne, le roi ne peut parler, la fierte de son visage disparait et 1'angoisse s'inscrit dans la figure du roi. C'est que Charlemagne est certain que les Franqjais ne peuvent Schapper a leur destin. Son entretien avec les paiens

-29- marque done le point de jonction ou la voix de Charlemagne s'exprime «a loisir» pour la derniere fois: le mutisme du roi est a etre.

Le silence de Charlemagne est le fait non de la trahison de

Marsile mais de son incapacity de 1'empecher. Le comte a raison de signaler la perfidie du paien. Mais la parole de Roland atteint le roi dans ses convictions (chr£tiennes). Aux yeux du roi, la prediction de Roland met en cause la predestination des evenements. Car indirectement le probleme qui, sans etre pose, est cependant en jeu, c'est: le roi est incapable de prSvenir la perfidie de Marsile. Ainsi, Charlemagne ne peut remplir son devoir feodal. Pour proteger ses sujets, il faut faire la guerre contre

Marsile. Mais, face a la predestination, Charlemagne n'est pas apte a agir. Le probleme discursif du roi est done de savoir: de quelle maniere doit-il repondre a la proposition de guerre de

Roland? La r§ponse du roi a SnormSment de peine a sortir si bien qu'elle ne sort pas. En un mot, Charlemagne perd sa voix:

Li emperere en tint sun chef enbrunc, Si duist sa barbe, afaitad sun gernun, He ben ne mal ne respunt sun nevuld. Franceis se taisent, ne mais que Guenelun. En piez se drecet, si vint devant Carlun, Mult fierement cumencet sa raisun E dist al rei: «Ja mar crerez bricun, Ne nei ne altre, se de vostre prod nun! (214-221).

Charlemagne, sous 1'effet de sa prSvoyance (au sens vieilli du mot), est momentanSment incapable de parler, de s'exprimer.

Tel souverain, tel sujet: puisque leur roi ne peut point parler, «les Francais se taisent. » Sauf Ganelon. A l'ecart,

Ganelon est ici, par definition, traitre. II trahit le silence du

-30- roi et le respect (silencieux) qu'ont les Francais envers

Charlemagne. Ganelon parle a la place du roi. Autrement dit, il vole la parole a Charlemagne. Mais le mutisme du roi ne peut etre regie, etant le signe meme pour celui qui prSvoit le destin des

Francais, pour celui qui est voue d'avoir une relation intime avec

Dieu. Or, on commence a comprendre la puissance de la parole pour ceux qui n'entendent rien de la predestination. Yves Bonnefoy la precise ainsi: «On a tout a nouveau quand on est capable de parole: capable d'aller a 1'autre et de 1'entrainer dans un destin. w11 La parole de Ganelon est done 1'instrument de son libre arbitre. De meme la volonte d'autres personnages s'exprime et s'exerce dans la parole. La parole de Ganelon «declenche» les voix d'autres vassaux alors que Charlemagne est muet:

E dist al rei: «Ben l'avez entendud Guenes li quens co vus ad respondud; Saveir i ad, mais qu'il seit entendud ...» (232-234).

C'est ainsi que la trahison de Ganelon prend forme. Les barons du roi le choisissent - choix qui souligne leur libre arbitre - de porter le message du roi a Marsile: une fois chez Marsile, il peut trahir les Francais. Ce qu'il faut remarquer ici, c'est que la trahison de Ganelon s'appuie, en premier lieu, sur la parole.

Aussi la structure tragique de l'histoire se constitute-t- elle a. partir de la parole. C'est la parole qui annonce la tragique et, de m§me, elle 1Jincite. Parler alors que Charlemagne est muet, est, en effet, un acte de trahison. De surcrolt, la voix est 1'instrument de la perfidie. Par exemple, Ganelon et

Marsile arrivent a un accord oral. 12 II est aussi a noter que les

-31- propos de Roland entrainent Ganelon a. la trahison. Roland dit au roi de choisir Ganelon pour porter un message a Saragosse:

«Francs chevalers, dist li emperere Carles, Car m'eslisez un barun de ma marche, Qu'a Marsiliun me portast mun message. » C;o dist Rollant: «

Car Ganelon se rend compte que «Celui qui va la-bas ne peut en revenir», il rejette le propos de Roland.1 3 Aux yeux de Ganelon,

la proposition de Roland consitute un acte de parricide:

Tant par fut be Is tuit si per 1' en esguardent. Dist a Rollant: «Tut fol, pur quei t'esrages?

A l'avis de Ganelon, le parricide que propose Roland n'est que le

dSbut de ses crimes (discursifs). II compromet la reputation

(fSodale) de Ganelon en se moquant de ses propos:

Guenes respunt: «Pur mei n'iras tu mei1 Tu n'ies mes hom ne jo ne sui tis sire. Carles comandet que face sun seivise, En Sarraguce en irai a Marsile. Einz i frai un poi de legerie Que jo n'esclair ceste meie grant ire. » Quant l'ot Rollant, si cummen<;at a rire. (296-302).

Que Ganelon se fasse un point d'honneur de son entretien avec

Roland est done evident. C'est pourquoi Ganelon annonce au conseil

que Charlemagne lui a dSja donnS 1'ordre d'aller voir Marsile:

«Charles commande que je fasse son service.» Des lors il s'agit

d'un devoir fSodal; Ganelon doit accomplir la volonte du roi:

«Ademplir voeill vostre commandement. »(309) Mais chose

remarquable: Charlemagne n'a pas encore commands Ganelon d'aller

-32- chez Marsile; les barons suggSrent au roi d'envoyer Ganelon.

Prochainement, Charlemagne se met d'accord avec le choix du

consei1:

Carles respunt: «Tro avez tendre coer. Puis quel comant, aler vos en estoet.» (317-315).

Co dist li reis: «Trop avez maltalant. Or irez vos certes, quant jol cumant. » (327-328).

Ce qui nous importe c'est que les paroles de Roland, Ganelon, etc.

conduisent Charlemagne a prendre une decision. En d'autres mots,

elles entrainent le roi «dans un destin. »

Que Charlemagne prenne la rSsponsabi1 its de la decision

d'envoyer Ganelon donne pourtant a reflechir. Suivant la tradition

de la cour feodale, le roi se laisse guider par la volonte du

conseil. Mais, au bout du compte, le souverain a le dernier mot

au sujet de Ganelon; finalement il ne consulte que son devoir, sa

volontS. Le texte laisse discrdtement entendre ici qu'il est

question non de la predestination mais du libre arbitre du roi et

des barons.

La question est d§s lors de savoir si, par rapport aux

evenements, le libre arbitre des personnages et la volonte de Dieu

sont susceptibles de coincider, si les deux notions peuvent

devenir presentes l'une a 1'autre, entretenir un rapport de

symStrie. On se souviendra, sur ce point, 1'ordre narratif des

conseils paiens et francs. II s'agit de voir si la succession des

conseils se donne a lire comme un fait de la predestination et/ou

un fait de la volonte des personnages. On sait qu'il existe dans

la geste une determination prSalable des evenements ayant un

-33- caractdre de fatalitS: la perfidie de Marsile est, par exemple, pr^vue par quelques personnages, le narrateur et le public, Mais les actes funestes tel que la trahison du paien, prennent forme dans les propos des conseils - conseils qui attestent done le libre arbitre des personnages. Le propos et la decision d'un conseil influencent les desseins de 1'autre. Prenons, par exemple, la reunion des Francais ou se discute la proposition de paix de

Marsile. Les propos du conseil francais ne prennent leur portee et leur sens, que de leur reference immediate au conseil paien, auquel ils constituent une replique. II en est de meme pour le conseil paien ou on traite le message de Ganelon. Conseils, done, qui dependent les uns des autres. Dans le champ des forces ou s'esquisse le rapport causal entre les conseils, le probleme, s'avere etre celui de la «place» du libre arbitre, de sa position par rapport a la predestination. Or la volonte de l'homme parait etre en position «d'aide-divin» puisqu'elle provoque 1'action dite predestinee - la trahison de Ganelon, la mort de Roland et ainsi de suite.

Par parenthese, il est a noter qu'il existe un rapport materiel entre les conseils des paiens et ceux des Francs. Le cadre naturel - on tient conseil dehors - constitue, pour les ennemis, un lieu commun (au sens propre et figure du terme). Lors du premier conseil paien, Marsile s'installe dans un verger et il se couche sur un perron, entoure de vingt mille soldats. ^-^ Au prochain conseil, Marsile s'assoit sur un trdne a 1'ombre d'un pin. 15 Pareillement, Charlemagne se trouve dans un verger, entoure de quinze mille soldats et la encore le roi s'assoit sur un trdne qui est sous un pin:

-34- Desuz un pin, delez un eglenter, Un faldestoed i unt, fait tut d'or mer: La siet li reis Ki dulce France tient. (114-116).

Sur le plan semiotique, la repetition des signes tels que les

trones et les armees, signifie la souverainete des deux rois.16

En gSnSral, la repetition du lieu - verger, pin, etc. - met en valeur le rapport entre les deux conseils. Chacun vise a. prendre une decision importante. Decisions qui soulignent quelques points

de rencontre des paiens et des Francais: les cours se ressemblent,

par exemple, dans la mesure ou elles ont les memes regies feodales

(la cour paienne, pareille a la cour franc/aise, est organisee

selon une hierachie), et les memes cadres (physiques).

Malgre la ressemblance entre leurs conseils, leurs propos

sont cependant diffSrents: les paiens ont 1'intention de tromper

Charlemagne tandis que les Franqais veulent convertir les

Sarrasins au christianisme. Etant, en effet, le vicaire de Dieu,

Charlemagne a pour fonction de propager la foi catholique; de

plus, il doit combattre les paiens s'ils n'adoptent pas la

croyance dite «vraie». Charlemagne, on le sait, est en droit

d'obtenir de l'aide divine. Grace a Dieu, Charlemagne est destine

a vaincre (a convertir) les paiens.

II est temps d'examiner la notion de grace dans la ficton

(medievale). Au moyen age le concept de grace est etroitement lie

aux ecrits de saint Augustin. II appuie la theorie selon laquelle

le libre choix de la volonte ne peut etre compatible qu'avec la

grace de Dieu:

-35- Unless the will is freed by the grace of God from the bondage through which it has become a slave of sin, and unless it obtains aid in its vices, mortal men cannot live rightly and piously. 1'

La citation d'Augustin met en lumiere l'etat moral de Charlemagne.

Par la grace de Dieu, Charlemagne est «libre» d'accomplir la volonte du Seigneur. Or, le roi n'est plus capable de pecher. II se comporte de maniSre a. Stre en accord avec la vol ont e de Dieu.

On s'apercoit done que 1'impuissance de Charlemagne, par rapport a la predestination, est avant tout un signe de sa soumission a la volonte divine. En Stant passif - on pense a son mutisme devant les indices de la trahison de Marsile - Charlemagne fait la volonte de Dieu. Bien qu'il se trouve dans le monde,

Charlemagne est, par la grace de Dieu, en mesure de connaltre et de provoquer des 6venements dits pr6destin6s.

A la difference de Charlemagne, Ganelon est lie au monde, II n'est pas en droit d'obtenir la grace de Dieu. Selon Augustin, pour recevoir la grace de Dieu, il faut se soumettre entierement a la volonte du Seigneur. 18 Mais Ganelon n'accomplit pas la volonte de Dieu: il se met au service des paiens pour tromper les

Francqais. En fait, la feionie de Ganelon l'entralne dans sa ruine, dans sa mort. Toutefois, avant de trahir Charlemagne,

Ganelon avait un haut rang dans la hierachie franqaise. C'est pourquoi les barons francais, rappelons-le, temoignent beaucoup de respect envers Ganelon. Naimes l'appelle un homme de bon conseil:

«Vol11 ce que le comte Ganelon vous a repondu; il y a la de la sagesse, a condition qu'il soit entendu. »(233-234) Pourtant,

-36- Naimes n'entend pas la signification perfide des propos de

Ganelon: la parole de Ganelon, on l'a vue, provoque la trahison.

Que Ganelon manque a son devoir chrStien et fSodale - il trahit

Dieu et Charlemagne - est done en evidence.

II nous reste a prSciser que Ganelon se sert des signes pour conclure le pacte de trahison avec Marsile. Notons que Ganelon et

Marsile arrivent a un accord oral. Mais le roi paien veut sceller conventionnellement le pacte. Ainsi Ganelon fournit des signes, des assurances de sa «sinc6rit6» a Marsile. Or, il s'agit

1ittSralement de signer la fSlonie. Par exemple, Ganelon jure la tromperie de Roland sur les rSliques chrStiennes de son SpSe:

Cjo dist Marsilies: «Qu'en parlereient . . . Cunseill n'est proz dunt hume ... La traisun me jurrez de Rollant. » Co respunt Guenes: «Issi seit cum vos plaistf» Sur les reliques de s'espee Murgleis La traisun jurat e si s'en est forsfait. (603-608).

Une fois encore le «forfait» de Ganelon revient a la sSmiologie.

C'est que les rSliques sur lesquelles Ganelon jure la trahison ont une charge semiotique. Elles comportent a la fois le signifiant

(les restes des saints), et les signifies (les vies des saints, le christianisme et Dieu). Voici la definition que donne Le Petit

Robert, du mot «rSlique» : «Restes, ossements de hSros, de saints, ou objets leur ayant appartenu, auxquels s'attache un caractere

sacrS ...» Le rattachement des restes aux saints, du signifiant au signifiS est done, 1'effet d'un lien ou nScessaire: bref, les restes signifient 1'ensemble - en ce cas,

les corps des saints - dont ils proviennent. La rSlique est de la

sorte un indice sur, un signe nScessaire, ou encore, un signe

-37- evident: celui qui est ce qu'il est et qui ne peut etre autrement. Mais Ganelon mine la «nature» du signe. Jurer la feionie sur les reliques, les restes des saints, c'est done renoncer au christianisme. II s'agit de refuser le signifie au signifiant: e'est-a-dire de refuser le christianisme aux saints. Des lors Ganelon est du c6te des paiens.

II est a noter que Marsile conserve la signification «usuelle» du signe. Pour tromper Charlemagne, rappelons-le, Marsile renverse le sens conventionnel des branches d'olivier. Or, dans la fiction, les branches d'olivier se donnent a lire differemment: elles ne signifient plus la paix mais desormais la trahison de Marsile. L'usage paien corrompt done le sens de certains signes: nous pensons, par exemple, aux branches d'olivier, aux reliques, etc. La question pourrait se poser maintenant: y a-t-il des signes proprement paiens dans la geste? Au reste, ces signes, s'ils existent, sont-ils du ressort de l'ideologie chretienne du texte? Nous verrons prochainement que le livre qui contient «la loi de Mahomet et de Tervagant» est un signe paien; il s'agit d'un exemplaire Chretien du Coran:

Un faldestoed i out d'un olifant. Marsilies fait porter un livre avant: La lei i fut Mahum e Tervagan. 9o ad juret li Sarrazins espans, Se en rereguarde troevet le cors Rollant, Cumbatrat sei a trestute sa gent E, se il poet, murrat i veirement. Guenes respunt: «Ben seit vostre commant!))19

Aux yeux des musulmans, le Coran contient la loi de Dieu, transcrite mot a mot par Mahomet. En d'autres termes, les Chretiens minent le sens (sacre) du Coran en ajoutant au texte, la

-38- loi de Tervagant. Ce qui importe c'est que le signe dit paien - dans ce cas, le Coran - est d'origine chrStienne. C'est ainsi que le signe paien comporte une signification perfide. II est done convenable au sens du signe pour Marsile de jurer la mort de

Roland sur le Coran: a l'avis des Chretiens, c'est le texte me*me de la felonie, de «la fausse religion. »

On s'apercoit done que le pacte entre Marsile et Ganelon est une affaire de signes. Faisons une courte recapitulation du

Roland. D'autre part, la ((nature)) fSlonne des signes dits paiens se manifeste lors de l'entretien entre Marsile et Ganelon: la promesse du roi paien d'abattre Roland prouve la ((perfidie)) du

Coran.

La trahison se laisse done ((signer)). Passons a d'autres indices de 1'accord. Le pacte entre Marsile et Ganelon donne lieu aux signes: c'est une v§ritable multiplication des signes. II s'agit d'une sorte d'Schange semiotique. D'abord Marsile et

Ganelon donnent et recoivent des signes pour sceller le pacte.

Ensuite Ganelon et les paiens Schangent des signes pour souligner leur d&air (commun) de tuer Roland. A travers des signes les paiens portent un jugement favorable sur le pacte de trahison. De surcrolt, lis fournissent des signes, des cadeaux a Ganelon pour confirmer 1' accord ((perfide.)) Ainsi se dSroule vers Ganelon une procession des paiens avec quelques dons - des signes ffilons: en premier lieu Valdabrun donne son epee a Ganelon, par la suite,

-39- Climorin lui donne son heaume et lui donne des bijoux pour sa femme. Or, il est question des signes en Schange de la

trahison. Par exemple, Valdabrun demande a Ganelon d'aider les paiens «au sujet de Roland»:

Tenez m'espee, meillur n'en ad nuls ; Entre les helz ad plus de mil manguns. Par armistiez, bel sire, la vos duins, Que nos aidez de Roll ant le barun, Qu'en rereguarde trover le pousum. (620-624).

Sur le plan des signifies, Valdabrun offre son SpSe a Ganelon pour

signaler qu'il va combattre 1ittSralement a ses cdtSs. II en est de mSme pour Climorin. Le paien paie Ganelon de ses services:

Tenez mun helme, unches meillor ne vi, Si nos aidez de Rollant li marchis Par quel mesure le poussum hunir. (629-631).

Au reste, 1'heaume, signifie que Climorin est dSs lors du c6tS de Ganelon. Autrement dit, le signifiS de 1'heaume est la bataille (collective) contre Roland.

Le jeu de signes continue. On met en train la trahison par des baisers sur le visage - par des signes perfides. II s'agit la des baisers de Judas: c'est-a-dire des baisers qui seel lent le pacte de trahison. Mais le baiser a une autre signification. C'est un signe mSdiSval. L. Gautier le precise ainsi:

Le baiser sur la bouche Stait l'un des rites de 1'hommage rendu par le vassal au suzerain. Le vassal mettait ses mains dans eelles du seigneur et le baisait sur les lSvres.21

Suivant la coutume fSodale. Ganelon et les paiens se donnent des

-40- baisers pour signaler leur intention de tuer Roland. dd

Ce qui importe c'est que le baiser est polysSmique. C'est un signe feodal pour les Francais. Mais les paiens comme l'a fait

Judas, le transforment en un signe perfide. Etant fSlons, les paiens se servent des signes qui signifient nScessairement la perfidie. Telle est la logique (chrStienne) du texte. Aux mains des Franc/ais, les signes feodaux comportent une signification conventionalle, «naturelle.» Nous pensons surtout au gant et au baton. Pour s'engager envers Charlemagne, rappelons-le, il faut recevoir le gant et le baton. Ces objets acquierent cependant un autre sens dans la fiction - un sens re

la signification usuelle du signe en laissant tomber le gant et le baton; desormais, ils signifient la trahison du baron. Du moins,

sur le plan des signifies, ils rappellent la perfidie de Ganelon.

C'est Roland qui note la charge mnemonique du signe, du gant et du baton; il se souvient que Ganelon les a laissSs tomber:

«Dreiz emperere, dist Rollant le barun, Dunez mei 1'arc que vos tenez el poign. Men escientre, nel me reproverunt Que il me chedet cum fist a Guenelun. De sa main destre, quant requt le bastun. » Li empereres en tint sun chef enbrunc, Si duist sa barbe e detoerst sun gernun, Ne poet muer que des oilz he plurt. (766-773).

Soulignons la stratSgie sSmiotique de Roland. Par le signe du

baton, Roland se distingue de Ganelon. Plus prScisSment, ce qui

les diffSrencie c'est le signifiS du baton. Chez Ganelon, le

baton signifie la trahison. Mais puisque Roland (ne va pas le

laisser tomber), le baton signifie sa loyautS envers

Charlemagne. C'est ainsi que Roland restaure le ((sens propre))

-41- (c'est-a-dire usuel) du signe.

Revenons en bref a la laisse citSe ci-dessus. II faut prSciser les gestes de Charlemagne. Le rappel de Roland souleve une autre crise sSmiotique chez 1'empereur. Charlemagne s'exaspSre a nouveau devant le signifiS: c'est-a-dire devant la trahison de Ganelon. Par manque de parole, le roi se met a dSchirer son propre corps.

SvSnement - dans ce cas la «chute)) du baton et du gant - la main du destin, de Dieu. (Charlemagne ne peut s'empScher de pleurer) car, en tant que roi, il doit protSger ses sujet.

Mais, au mSme temps, il faut se soumettre a la volontS de Dieu - a la mort de Roland. II s'agit done de supporter le destin ( la trahison de Ganelon), avec patience.

Ce qui est ici en jeu, on le voit a nouveau, c'est le rapport entre le libre arbitre des personnages et la prSdestination, la volontS divine. Si 1'on se conforme a la volontS de Dieu, on est vouS a la grace divine, voire au salut. Charlemagne en est exemplaire: le roi est destinS au ciel car il agit dans 1'intSrSt de Dieu. Par contraste, Ganelon est damnS puisqu'il trompe les

Franqais et abandonne done, le christianisme. De surcrolt, il est

Svident que tous les paiens sont damnSs a moins qu'ils convertissent au christianisme. Nous allons retrouver le sort des paiens, mais il nous faut encore prSciser le destin de Roland.

Destin Squivoque. Destin a dechiffrer prochainement.

-42- 3. Semiologie et lecture: Roland, Roncevaux et la mort des barons

On a souvent souligne l'orgueil de Roland. 1 II y en a plusieurs signes. Prenons, par exemple, la querelle entre Roland et Olivier. II s'agit de l'orgueil du comte. Olivier lui rappelle la trahison de Ganelon alors que les paiens se mettent a menacer

1'arriere-garde. Effet d'orgueil: Roland ne veut pas entendre ni les propos ni 1'avertissement d'Olivier. Aux yeux de Roland, l'honneur de la famille - Ganelon est son paratre - est plus important que la surete de 1'arriere-garde. II est cependant de son devoir de proteger les soldats. Charlemagne a donne 1'ordre a

Roland de commander 1' arriere-garde. Mais Roland n'accomplit pas son devoir (feodal). En fait, il 1'ignore. Eugene Vance le decrit ainsi:

... his pride, like Ganelon's, consists of a willful forgetting; Roland simply will not tolerate Olivier's recalling the earlier threats and the prominent gesture -- the dropped glove -- that had portended Ganelon's treason. 3

Que Roland «oublie volontiers» la trahison de Ganelon est ici en evidence:

Sin ape 1 at Roll ant, sun cumpaignun: «Devers Espaigne vei venir tel bruur, Tanz blancs osbercs, tanz elmes flambius! Icist ferunt nos Franceis grant irur Guenes le sout, li fel, li traitur, Ki nus jugat devant 1'empereur - Tais, Oliver, li quens Rollant respunt, Mis parrastre est, ne voeill que mot en suns. » (1020-1027).

Roland ignore la trahison de Ganelon car il veut la dSfSrer: il sursoit le signifiS - la perfidie; il l'oublie «volontiers. »

II est done responsable de la mort de 1'arriere-garde.

-43- II est temps de comparer briSvement Roland avec Charlemagne.

II est question de diffSrencier les motifs de leur conduite.

Pareil a Roland, Charlemagne n'agit pas pour empScher ni la trahison de Ganelon ni la mort de 1'arriere-garde. C'est que le roi se conforme a la volontS de Dieu, aux dessein3 providentie1s.

A la difference de Charlemagne, Roland agit par orgueil. II

s'intSresse a son honneur mondain, a sa place dans la memoire des hommes. Au lieu d'opter pour Dieu, comme le veut saint Augustin,

Roland se prononce pour lui-meme - pour sa reputation mondaine.

Tout porte a croire done que l'orqueil de Roland influence sa

conduite. II nous reste a preciser d'autres signes de son orgueil.

Par exemple, Olivier demande a Roland de sonner de l'olifant pour

appeler Charlemagne a l'aide de 1'arriere-garde. II est a noter

qu'Olivier raisonne bien sur les signes, sur le pouvoir

(militaire) des paiens:

Dist Oliver: «Paien unt grant esforz; De noz Franceis m'i semblet aveir mult poi! Cumpaign Rollant, Kar sunez vostre corn, Si l'orrat Carles, si returnerat l'ost.» (1049-1053).

Effet d'orgueil: Roland dScide de ne pas sonner de l'olifant pour

conserver (son renom en douce France. >( 1054) A l'avis du

comte il faut aussi sauvegarder l'honneur familial et national:

... Ne placet Damnedeu Que mi parent pur mei seient blasmet Ne France dulce ja cheet en viltet! (1062-1064). - Ne placet Deu, co li respunt Rollant, Que Co seit dit de nul hume vivant, Ne pur paien, que ja seie cornant! .< Ja n'en avrunt reproece mi parent. (1073-1076).

-44- Si, ici, l'orgueil de Roland est extreme, c'est parce que

1'extreme de l'orgueil, c'est prScisSment la mort qui attend

Roland et 1'arriSre-garde. L'orgueil n'est pas simplement

1'instrument de la mort (l'olifant, le lieu d'orgueil, cause

1ittSralement la mort de Roland), il incarne aussi l'imminence du peril, de la bataille - c'est le signe meme de la mort!

Nous remarquons qu'Olivier reproche a Roland son orgueil. II

se souvient que Roland a neglige un avis salutaire: Roland n'a pas

sonne de l'olifant au moment propice. Olivier le dit ainsi:

Quant jel vos dis, cumpainz, vos ne deignastes, S'i fust li reis, n'i ousum damage Cil Ki la sunt n'en deivent aveir blasme. (1716-1718).

Discours qui accuse Roland d'etre l'auteur du «dommage». Mais les

propos d'Olivier laissent supposer de l'orgueil. _Tout en

soulignant l'orgueil de Roland, Olivier indique qu'il avait raison

de lui «dire» - «jel vos dis» - de sonner du cor. En mettant

1'accent sur la valeur de son conseil (),

Olivier fait preuve d'orgueil. Etant donne sa prSsomption, il

n'est pas «en position)) de presenter Roland comme orgueil leux: en

un mot, Olivier mine son discours. Mais, Olivier continue a

accuser Roland d'avoir tuS 1'arriSre-garde:

Franceis sunt morz par vostre legerie. Ja mais Karlon de nus n'avrat servise. Sem creisez, venuz i fust mi sire; Ceste bataille ousum faite u prise. (1726-1729).

Cette citation illustre une fois de plus l'orgueil d'Olivier.

D'une part, Olivier entrevoit les consequences de 1'arrogance de

Roland: il cite surtout 1'anSantissement des soldats francais.

-45- D'autre part, ses mots sont orgueil1eux. Olivier met en valeur son conseil («Si vous m'aviez cru»), pour souligner la sagesse de ses propos.

On s'apercoit done 1'orgueil d'Olivier. Par ses paroles, il ressemble a Roland. Chose parallele: Roland ressemble a coup sur a

Olivier. C'est que Roland se propose de sonner de l'olifant. On entend ici la resonance des propos d'Olivier:

9o dist Rollant: «Cornerai l'olifant, Si l'orrat Carles, Ki est as porz passant. Jo vos plevis, ja returnerunt Franc. » (1702-1704).

90 dit Rollant: «Forz est nostre bataille; Jo cornerai, si l'orrat li reis Karles. » (1713-1714).

Olivier se sert des propos de Roland pour rSpondre au comte. Selon

Roland et maintenant a l'avis d'Olivier, il ne faut pas sonner du cor car on risque de compromettre 1'honneur de la famille:

Dist Olivier: «Vergoigne sereit grant E reprover a trestuz voz parenz; Iceste hunte dureit al lur vivant!» (1705-1707).

La question se pose done de savoir: qui parle? C'est Olivier; le narrateur l'indique: «Dist Olivier. » Mais on peut encore reconnaltre la voix, 1'orgueil de Roland.

En partant de cet Scho de Roland, on peut distinguer une stratSgie narrative. II s'agit de souligner la conversion morale de Roland en lui donnant 1'humilitS d'Olivier. La modSstie d'Olivier, rappelons-le, se manifeste dans son d6sir de sonner de l'olifant. Par contraste, le refus de Roland est un signe de son orgueil. Dire «je sonnerai du cor» revient done a dire:

De surcroit, Roland prend

-46- la responsabilitS de la mort de l'arriere-garde. II se lamente ici sur la perte des barons franc/ais: ((Barons franceis, pur mei vos vei murir.» (1863). La conversion morale de Roland s'inscrit done dans le langage et Faction (il change d'avis, il veut sonner du cor), de la geste. L'orgueil de Roland est cependant present dans les propos d'Olivier. Effet de miroirs. Roland parait brievement double: Olivier incarne momentanement l'orgueil, l'identite de Roland. Le refus d'Olivier de sonner de l'olifant nous l'indique: c'est l'action de dedoubler, de. devenir, en quelque sorte, Roland. Olivier est une espece d'anaphore (il repete les mots de Roland), une repetition, une re-presentation de

Roland. Le narrateur regroupe ((les deux )) — l'un orgueilleux (Olivier en guise de Roland), l'autre humble (Roland en guise d'Olivier) — pour mettre en relief la conversion du comte. Voir ici Olivier comme Roland permet done de souligner d'autant plus nettement la conversion de Roland.

Nous allons retrouver bientdt la penitence de Roland (e'est- a-dire sa conversion morale), mais il nous faut encore preciser sa querelle avec Olivier. II serait utile de citer la lecture d'un critique qui indique que les propos de Roland — ((Je cornerai l'olifant)) — ne signifient pas son remords mais son orgueil.

Edmond Faral le dit ainsi:

Roland ne s'expliquera pas. Mais il est clair que la faqon dont il va consulter Olivier, que les paroles par lesquelles il va reconnaitre la saqesse de son premier avis, ne sauraient passer pour l'expression d'un regret. Ces paroles ne feront que marquer, en une circonstance nouvelle, l'idee particulere qu'il se fait de son devoir. Oliver, engage dans l'action, ne pourra comprendre son attitude: il la blamera, il la raillera d'un

-47- ton amer. Et c'est pourquoi s'SlSvera entre les deux amis un disaccord Smouvant. Mais nous, nous comprenons. «Trop tard», reproche Olivier. «Je sonnerai», repete pourtant Roland. Est-ce forcer le texte que d'entendre: «Oui, trop tard, je le sais; mais c'est justement ce que jai voulu» Et c'est pourquoi la scene sera magnifique. *

Si Roland Sonne du cor, poussS par un dSsir orgueil1eux - pour se mettre en spectacle - il nous montre que «la geste» (la chanson qui va dScrire ses exploits), influence sa volonte. Que Roland soit conscient de son histoire, de sa geste est en evidence.

Selon Roland, il faut se battre bien pour devenir le hSros d'une chanson:

Or guart chascuns que granz colps i empleit, Que malvaise canqun de nus chantet ne seit! (1013-1014).

Etant donnS le discours de Roland, Faral a raison d'insister sur

le spectacle - sur la «rnise en scdne» de Roland. La question se pose done de savoir: le dfisir de Roland de sonner du cor est-il

orgueilleux? La question se prSsente encore: le propos de Roland

produit-il un effet dramatique comme le veut Faral?

Pour rSpondre a ces questions il faut examiner la mort de

Roland: elle met en cause l'humilite du comte. Roland rompt

1ittSralement la cervelle alors qu'il sonne de l'olifant:

Li quens Rollant, par peine e par ahans, Par grant dulor sunet sun olifan. Par mi la buche en salt fors li cler sancs. De sun cervel le temple en est rumpant. (1761-1764).

Sonner du cor, c'est done mourir. Vu qu'il cause la mort de

1'arriere-grade en refusant d'appeler Charlemagne a son aide,

Roland est destinS a mourir en sonnant de l'olifant. Outre la

-48- punition de Dieu, il s'agit de la justice poStique. Avant de prSciser le sort de Roland, il faut expliquer pourquoi Roland change d'avis: href, pourquoi d5cide-t-il de sonner du cor? Voici

la rSponse. Presque tous les soldats francais sont morts:

Tuz sunt ocis cist franceis chevalers, Ne mes seisante, que Deus i ad esparniez. (1688-1689).

Or, il faut renseigner le roi pour lui donner 1'occasion de venger

la destruction de 1'arriSre-garde. Ainsi, comme le note Faral,

son devoir fSodal conduit Roland a appeler Charlemagne. De

surcroit, son devoir chrStien entralne Roland a renoncer a

l'orgueil, a sonner du cor-le signe meme de son orgueil. En reprenant le cor, Roland renverse la signification du signe.

Sonner du cor, c'est done se dSbarasser de l'orgueil} dSs lors

l'olifant signifie 1'humilitS, la conversion (morale) de Roland.

Vu qu'il est humble^ Roland est en droit d'obtenir la grace de

Dieu. Saint Augustin le precise ainsi dans les Confessions:

Dans 1'intention de me faire voir d'abord a quel point tu rSsiste aux superbes et donnes en revanche la grace aux humbles et par quelle grande misSricorde tu as indique aux hommes la voie de 1'humilitS ... 5

Ce qui nous importe c'est que saint Augustin constate que Dieu

accorde sa grace a ceux qui sont humbles. En accord avec la

doctrine chrStienne, il faut que Roland obtienne la grace de Dieu

avant de mourir: son ame peut alors monter au ciel, (nous y

reviendrons). La conversion de Roland-reprSsentSe par son dSsir

de sonner du cor - prepare sa pSnitence, sa mort et son ascension

au ciel.

-49- On s'apercoit done les motifs Chretiens de la conduite de

Roland: en sonnant du cor, Roland devient un bon Chretien au moment propice - c'est-a-dire juste avant de mourir, C'est ainsi que son dSsir de corner de l'olifant se donne a une lecture

chretienne. II est a noter que l'archeveque Turpin intercede en

faveur de Roland lors de sa querelle avec Olivier. II conseille a

Roland de sonner du cor:

Ja li corners ne nos avreit mester, Mais nepurquant si est il asez melz: Venget li reis, si nus purrat vengerj Ja cil d'Espaigne ne s'en deivent turner liez. (1742-1745).

L'archeveque investit Roland d'un pouvoir Chretien: l'Eglise

sanctionne des lors le desir du comte de sonner du cor pour

appeler Charlemagne a l'aide des chrStiens. De plus, l'archeveque

enterine la conversion (morale) de Roland: Turpin lui permet

d'expier son peche (par l'olifant).

La conversion de Roland renvoie done a l'archeveque. II

conduit Roland a se repentir. Avant le debut de la bataille a

Roncevaux Turpin remet les peches des Francais: Roland commence

desormais a montrer du regret de n'avoir pas ecoute les conseils

d' 01ivier:

Li quens Rollant apelet Oliver: «Sire cumpainz, mult ben le saviez, Que Quenelun nos ad tuz espiez. » (1145-1147)

Les propos de Roland font preuve de remords. Roland appelle

Olivier pour parler de Ganelon. Rappelons que Roland a ailleurs

empechS Olivier de mentionner Ganelon: «Mis parrastre est, ne

-50- voeill que mot en suns. » (1027). II s'agit 11 d'une contrainte discursive. Effet de 1'absolution de Turpin: Roland s'expie (sur le plan discursif). II dSclenche la parole, le discours sur

Olivier. De fait, Roland rescinde sa propre convention

(discursive) au moment ou il dScrit Ganelon comme un traitre. Des

lors il est permis de parler de Ganelon, de sonner de l'olifant.

Une fois encore le «dialogue» entre Roland et Olivier revient au Meme. Roland assouplit voire renverse les rSgles discursives.

II permet a Olivier de parler de Ganelon. Mais Olivier 1'ignore: au lieu de citer la trahison de Ganelon, Olivier rappelle

1'orgueil de Roland-c'est-a-dire son refus de sonner de l'olifant:

Dist Oliver: «N'ai cure de parler. Vostre olifan ne deignastes suner, Ne de Carlun mie vos n'en avez. II n'en set mot, n'i a culpes li bers. » (1170-1174)

II s'agit done de rendre Roland coupable de son pSchS, de la mort

certaine de 1'arriSre-garde. Aux yeux d'Olivier, Roland ne peut

expier ce pSche" par la parole, voire par la pSnitence. C'est que

1'orgueil de Roland l'a entrainS a commettre un pSche" mortel. ®

Ainsi, Olivier peut nSgliger le remords de Roland qui consiste ici

en un discours sur Ganelon -- un retour (discursif) au site meme

de son orgueil/de son p6chS. Par son rappel -- «Vous n'avez pas

daignS sonner votre olifant» -- Olivier met 1'accent non sur le

regret mais sur le pSchS de Roland.

Ainsi, en rappelant le refus de Roland de sonner de

l'olifant, Olivier ne fait que renforcer 1'effet de son orgueil --

il rappelle au public que Roland est encore responsable de la mort de 1'arriSre-garde. MSme si la conversion, le remords de

-51- Roland s'inscrit dans son langage -- rappelons qu'il change d'avis et dScide de sonner de l'olifant -- le discours d'Olivier est toujours un miroitement de l'orgueil de Roland, un reflet constant des propos orgueilleux du comte. En un mot, Olivier ne nous permet pas d'oublier le peche de Roland.

II faut preciser pourquoi Olivier insiste sur le pSch§ de

Roland, sur les signes de son orgueil. C'est que Roland a enfreint la volont§ de Dieu. Par orgueil, il a pris une mauvaise dScision, refusant 1'assistance (militaire) de Charlemagne. Les discours (mnemoniques) d'Olivier ont pour effet de rendre Roland responsable de sa decision, de sa «mauvaise volontS. » Selon

Olivier, il ne faut pas aller a l'encontre de la volontS de Dieu: on risque de mourir ou de causer la mort de quelqu'un - dans le cas de Roland, il est l'auteur de 1'anSantissement de 1'arriSre- garde.

Roland parvient cependant a se conformer a la volont6 de

Dieu. De ce fait, il obtient la grace de Dieu. Done tout en soulignant les peches de Roland, la geste fournit des «preuves» de la «grande mis6ricorde» de Dieu.

Maintenant nous sommes en mesure de proposer une lecture semiotique de la mort des barons francais a Roncevaux. II s'agit de dSchiffrer les signes de leur mort. Ce qu'il faut remarquer c'est que Roland decSle la signification mortelle des signes paiens. C'est un lecteur (Chretien) qui se trouve a 1'intSrieur du texte. Nous allons commenter la lecture (sSmiotique) de Roland de sorte que notre interpretation des signes (paiens) sera une

-52- mSta-leture. II faut done nuancer la notion mSme de «lecture». Ce qui est frappant c'est que Roland interprete les signes d'une perspective chrStienne: ici comme ailleurs la geste fait preuve d'une idSologie chretienne. Nous allons examiner done la «lecture idSologique» de Roland.

Passons d'abord aux indices dits paiens qui annoncent la mort des Franqais. De sa lecture des signes, Roland prSvoit la mort des siens. De surcroit il fournit au public une lecture sSmiotique de la menace des paiens:

E sunt ensemble plus de cinquante mi lie. Icil chevalchent fierement e a ire, Puis escrient l'enseigne paienime.

Trois signes sont a dSchiffrer. La fiertS et la colSre des paiens signifient qu'ils ont 1'intention d'abattre les Franqais. Aux yeux de Roland, «l'enseigne des paiens» - le signe collectif et culture1 du people - signale aussi leur dSsir de tuer les barons de Charlemagne. L'enseigne comporte une puissante charge sSmiotique. Les propos de Roland 1'indiquent. L'adverbe, «ci», dans le syntagme «Ci recevrums matyrie», est le lieu du signifiS - c'est l'endroit ou les Franqais vont mourir. Tel est le signifiS de l'enseigne paien - la marque de leur pouvoir (fatal) et done l'indice de la mort des Franqais.

-53- De sa lecture des signes paiens, Roland incite les barons a combattre les Sarrasins. II ne suffit pas de lire les signes, il faut aussi prendre part a 1'action. Ainsi, Roland provoque les Francais a «massacrer» les paiens, en mettant l'honneur des barons en jeu. II est a noter qu'il ne s'agit plus de l'honneur personnel de Roland, mais de l'honneur collectif des Francais: «Que dulce France par nus ne seit hunnie!» (1927). La strategie militaire et discursive de Roland se voit bien ici. Pour entrainer les Francais a combattre les paiens, Roland precise que 1'enjeu de la bataille est l'honneur de la France: il faut sauver l'honneur de la patrie. Ce qui importe, c'est que (l'honneur du pays), le national isme, est une notion mondaine: pour inciter ses soldats a se battre contre les paiens, Roland doit aussi leur fournir un motif chrStien. C'est pourquoi il constate que Charlemagne sera en droit de «nous bSnir», si 1'on tue les paiens. Tout en soulignant la certitude de leur mort, Roland conduit les barons a agir dans leur interdt mondain et celeste.

D'une laisse a 1'autre Roland se rSpSte. II fournit au public une autre lecture des signes paiens. II s'agit de mettre 1'accent sur le signifiS, sur la mort inevitable des Francais:

Quan Rollant veit la contredite gent Ki plus sunt neirs que nen est arrement Ne n'unt de blanc ne mais que sul les denz, A icest mot Franceis se fierent enz. (1932 -1939).

Deux remarques a propos de la lecture de Roland. D'abord, c'est

le narrateur qui precise la nature «maudite» des paiens: «la

-54- contredite gent. » De la fiction (chretienne), on sait deja que les paiens constituent une race exScrable: on pense, par exemple, a leur «fausse religion. » Or, voir les paiens, comme le fait

Roland, c'est re-dScouvrir leur Stat detestable. II est dans

1'intSret cnrStien du texte de re-prSsenter la perfidie des paiens, la fSlonie des signes paiens. Ainsi Roland prSvoit la mort des Francais en lisant des signes paiens. Une fois encore, le narrateur rappelle au public le parti pris de la geste:

«Paien unt tort e chrestiens unt dreit. » La lecture sSmiotique de

Roland relSve cette opposition a la fois raciale et religieuse. A la vue des paiens, Roland fait ressortir le contraste racial: noir/blanc. D'une part, le «noir» renvoie (dans la laisse et partout dans la fiction) a la «race maudite. » Dans sa limite

(signifiante) la plus extrSme, le «noir» signale 1'intention des paiens de tuer les Francais. D'autre part, le «blanc» signifie, par mStonymie, la «bonne race)): c'est-a-dire les Francais. La bataille de Roncevaux s'inscrit de la sorte dans les corps des paiens. Les noirs surpassent en nombre les blancs. C'est pourquoi Roland est «sur)> que les Francais vont mourir: telle est la signification fatale du signe paien/des corps paiens.

II est intSressant de noter que le sens du signe (la signification des corps paiens), glisse d'une laisse a l'autre.

Les Sarrasins se rendent compte, a leur tour, du signifi6 - de la mort certaine des Francais. Les paiens reprennent, en effet, leur propre signifiS: ils voient qu'il y a peu de «blancs» et decident done d'abattre les Francais:

-55- Quant paien virent que Franceis i out poi, Entr'els en unt e orgoil e cunfort. Dist l'un a l'altre: «L'empereor ad tort.» (1940-1942).

Du petit nombre des Franqais ressort done un signifie proprement paien: vu qu'il ya «peu de Fran

Charlemagne a tort: il s'agit la d'un signifiS trompeur, done paien. Que les paiens se trompent sur la signification du signe

(franqais) est en Svidence: les paiens vont mourir car Charlemagne a droit!

Les paiens confirment,cependant la lecture sSmiotique de

Roland. Ils commencent a tuer les barons francais. II reste a examiner maintenant la mort des barons d'un point de vue sSmiotique. Prenons, par exemple, les signes qui accompagnent la mort d'Olivier. GSrard Hoignet souligne la mort du baron en mettant 1'accent sur quelques signes:

C'est d'un coup dSloyal, dans le dos, que Marganice frappe Olivier a mort, et son cri haineux (v. 1951): Kar de vos sui ai ben venget les noz constitue en rSalitS le plus beau des Sloges. Mais Marganice ne jouit pas longtemps de son triomphe. 7

Le coup paien est, par la dSfinition du texte, «un coup dSloyal. »

Ainsi le coup de Marganice est «emblSmatique» de la faussetS des paiens. Aux yeux de Marganice, Olivier reprSsente bien

Charlemagne et la France: en tuant Olivier - le personnage dit sage et modSrS - il venge la mort des paiens. Or, Marganice met en valeur 1'idSologie chrStienne du texte: par son coup il souligne la fSlonie des paiens et, par son discours sur Olivier-, il signale la «nature» (sage) des Franqais.

-56- Mais Olivier est aussi plein de vail lance. La mort de

Marganice en est exemplaire. «Trenchet la teste d'ici qu'as denz menuz. » (1956). Ensuite, Olivier prononce un discours sur le

cadavre du paien. II s'agit d'une rSponse aux propos de

Marganice:

E dist aprSs: «Paien, mal aies tul I

Olivier sauve son propre honneur en tuant Marganice. Ce qui

importe c'est qu'il coupe la voix du paien en lui tranchant la

tSte: dSs lors Marganice ne peut

d'Olivier); il ne peut compromettre 1'honneur (chevaleresque)

d'Olivier «aupr&s d'une femme.)) Ainsi, Olivier souligne 1'intSret

chevaleresque de son acte, de son discours.

Une fois encore Olivier met 1'accent sur sa chevalerie. II

s'agit d'une laisse parallftle pour faire remarquer 1'importance de

la mort d'Olivier. Ainsi les laisses se rfipStent: «01ivier sent /

que a mort est ferut. » (1952). «01ivier sent qu'il est a mort

nasfret. )) (1965). MalgrS leur ressemblance lexicale, les laisses

sont difffirentes. La deuxiSme laisse introduit des Elements

nouveaux du rScit. Par exemple, Olivier se met a «mutiler»

plusieurs Sarrasins:

En la grant presse or i fiert cume ber, Trenchet cez hanstes e cez escuz buclers E piez e poinz e seles e costez. Ki lui veist Sarrazins desmembrer, Un mort sur altre geter, De bon vassal li poust remembrer. (1967-1972).

-57- II est intSressant de noter que le narrateur signale la charge mnSmonique du massacre d'Olivier: c'est, en quelque sorte, un souvenir (chevaleresque) qu'Olivier laisse de lui a la posterity.

La geste conserve la memoire de 1'evenement si bien que le public temoigne l'action (chevaleresque) d'Olivier: a travers le texte,

Olivier est encore present a la memoire du public. Dans la fiction, le narrateur souligne aussi la memoire d'Olivier:

L'enseigne Carle n'i volt mie ublier: Munjoie escriet e haltement e cler. (1973-1974).

Ainsi le texte soulSve 1'opposition suivante: remembrer/ublier.

Aux yeux d'Olivier, il est temps de rappeler l'enseigne de

Charlemagne, Munjoie, et, ensuite, il faut le crier pour conduire les barons a battre les paiens. Bref, l'enseigne commSmore l'empereur: elle comporte une signification fSodale et patriotique. Or, par son massacre des paiens, Olivier se rend immortel dons la mSmoire du public. Par la suite, il rappelle le nom de Charlemagne a la mSmorie (fictive) des personnages et a la mSmoire «rSelle» du public. Tel est l'effet commemoratif du cri,

Munjoie.

Par parenthdse, il faut rappeler une autre occurence textuelle de l'enseigne de Charlemagne. Olivier a dSja incitS

1'arridre-garde a battre les paiens en criant «Munjoie. » Au son de l'enseigne, les Francais ont chevauche vers les paiens:

L'enseigne Carle n'i devum ublier A icest mot sunt Franceis escriet. Ki dune oist Munjoie demander, De vasselage li poust remembrer. Puis si Chevalchent, Deus! par si grant fiertet! (1180-1184).

-58- Ce qui importe c'est qu'Olivier rappelle le cri de guerre lors de sa querelle avec Roland: a l'avis d'Olivier il ne suffit plus de discuter le pSchS de Roland (c'est son refus, rappelons - le, de sonner du cor), maintenant il faut prendre part a l'action. Ainsi

Olivier interrompt la querelle (discursive) en criant «Munjoie. »

II passe de la parole a l'action car son devoir fSodal l'exige.

Eugene Vance le dScrit ainsi:

Even Oliver, whose role is one of restraint and discretion, believes that a Knight must not give himself over to vain discourse: when language becomes divorced from what lies immediately at hand one's duty is to lay it aside and take up the sword. Thus when Oliver perceives that Roland is resolved not to sound his horn and that the fighting has already begun, he formally renounces discourse in favor of the cry «Munjoie!» -- this is the cry of action par excel 1 ence. 8

Puisque «Munjoie» est un cri de guerre, il est, par definition, «emblSmatique» de l'action. Reste a prSciser gue le narrateur donne ici une charge commemorative au cri «Munjoie. » Entendre l'enseigne de Charlemagne, c'est done

Mais il faut lire autre chose encore dans cette laisse. II

s'agit de la dispute entre Roland et Olivier. Quand Olivier crie «Munjoie», il signale la fin de sa querelle et le debut de la bataille contre les paiens. Done ce n'est pas un hasard si, plus tard, Olivier appelle Roland precisement apre^s avoir crie

-59- «Munjoie. » Le cri de guerre annonce, en effet, son dSsir de parler a Roland:

Munjoie escriet e haltement e cler; Rollant apelet, sun ami e sun per: «Sire cumpaign, a mei car vus justezl A grant dulor ermes hoi desevrez. » (1974-1977).

Avant de mourir, il est temps de se rSconcilier avec Roland.

Essayons maintenant d'examiner de pre>s la rSconciliation d'Olivier et de Roland. Etant donnS le dSsir de son compagnon de

lui parler, Roland rejoint Olivier et

Rollant reguardet Oliver al visage; Teint fut e pers, desculuret e pale. Li sancs tuz clers par mi le cors li raiet; Encuntre tere en cheent les esclaces. (1979-1982).

Ainsi le signifiS - la mort du baron - s'inscrit dans son visage.

Au moment de la mort d'Olivier, Roland met en relief sa propre

impuissance: «Deus dist li quens, or ne sai jo que face.)) (1982).

Les propos de Roland font preuve de son humilitS, de sa conversion

(morale). DSs lors, il peut se rSconcilier avec Olivier. C'est

ainsi qu'il l'appelle «son compagnon)) - 1' indie e meme de leur

rSconciliation:

Sire cumpainz, mar fut vostre barnage! Ja mais n'iert hume Ki tun cors cuntre vail let. (1983-1984).

Or Roland fait l'Sloge d'Olivier: il souligne la vail lance et la

chevalerie d'Olivier. Le discours que fait Roland sur la vie

d'Olivier est un signe de l'Sconomie feodale du texte. De

-60- surcroit, Roland commente la destruction «de bons vassaux» a Roncevaux: il s'agit d'une lamentation sur 1'Stat (abattu) de la chevalerie en France:

E! France dulce, cun hoi remendras guaste De bons vassals, cunfundue e chaiete! Li emperere en avrat grant damage. A icest mot sur sun cheval se pasmet. (1985-1988).

Ce qu'il faut remarquer c'est que Roland s'intSresse ici a l'Stat mondain d'Olivier et de 1'arriSre-garde: il s'Svanouit car la mort des Francais va a l'encontre de 1'intSrSt fSodal (c'est-a- dire mondain) de Charlemagne. Or, en accord avec la logique chrStienne du texte, il reste a Roland d'invoquer Dieu; il peut demander au Seigneur d'accorder sa grace aux Francais mourants.

II nous faut encore prSciser la rSconciliation d'Olivier et de Roland. L'evanouissement de Roland amSne 1'action a un niveau pathStique:

As vus Rollant sur sun cheval pasmet E Oliver Ki est a mort naffret (1989-1990).

Or, dans la mesure ou cette description est pathStique, le pathos est la figure de la rSconciliation d'Olivier et de Roland. Autrement dit, leur rapprochement se donne a une lecture pathStique. Voici du pathos: aveuglS par son sang, Olivier frappe Roland d'un coup puissant. 9 Ce coup est dans 1'intSrSt (pathStique) de leur rapprochement car il incite les barons a se pardonner. C'est que la violence d'Olivier dSclenche la parole, les regrets des barons:

-61- A icel colp 1' ad Rollant reguardet, Si li demandet dulcement e suef: «Sire cumpain, faites le vos de gred? Ja est qo Rollant, Ki tant vos soelt amer! Par nule guise ne m'aviez desfiet!» Dist Olivier: «Or vos oi jo parler. .. » (1998-2003).

Reste a preciser que ce n'est pas un hasard si Olivier frappe

Roland. II s'agit de la justice poetique. Roland mSrite le coup voire la punition d'Olivier car il a refuse d'Scouter les conseils du baron: il n'a pas sonnS du cor. Par le coup, Olivier rend justice a Roland. D'un seul coup, ils sont en droit de se pardonner.

Frapper Roland c'est done preparer la reconciliation. II s'agit la d'un rapprochement mondain: c'est qu'Olivier rStablit son amitie avec Roland. Mais il a aussi intSret a se rSconcilier avec Dieu. Avant de mourir, Olivier confesse ses pSchSs a Dieu en vue d'obtenir la grace du Seigneur:

Descent a piet, a la tere se culchet, Durement en halt si recleimet sa culpe, Cuntre le ciel ambesdous ses mains juintes, Si priet Deu que pareis li dunget E beneist Karlun e France dulce, Sun cumpaignun Rollant sur tuz humes. (2014-2109).

Suivant le canon catholique, Olivier rSpare ses fautes. II est a noter que la penitence est, par definition, un sacrement personnel: le penitent confesse ses propres peches afin de recevoir la grace de Dieu. II agit de la sorte par intSrSt personnel. Toutefois, la penitence d'Olivier est, en partie, desinteressee. D'abord, Olivier s'occupe de son propre salut. Mais Olivier transforme sa penitence (sa confession personnelle), en une pridre pour autrui. II benit Charlemagne, France et surtout Roland. La penitence

-62- d'Olivier est done un point de jonction ou son devoir chrStien (il demande i. Dieu de lui donner 1' absolution), rencontre son devoir fSodal (il prie pour le souverain, la patrie et particulierement pour son compagnon, Roland).

Nous sommes done reconduits au partage (textuel) de la fSodalite et du christianisme. D'aprSs la fiction, l'un s'ajoute necSssairement a 1'autre. D'une part, Charlemagne est le vicaire de Dieu; il agit done dans 1'intSrSt du Seigneur. D'autre part, la hiSrachie chrStienne correspond a 1'ordre fSodal. Dieu est le souverain cSleste tandis que Charlemagne reste au sommet de la hiSrachie mondaine.

Ce qu'il faut remarquer ici c'est que Roland s'intSresse au c6tS fSodal (mondain), des SvSnements. Revenons, par exemple, a la mort d'Olivier. Lorsque Roland voit que son ami est mort -- «Gesir adenz, a la tere sun vis» -- il prScise l'Stat mondain de leur amitiS:

Mult dulcement a regreter le prist: «Sire cumpaign, tant mar fustes hardiz! Ensemble avum estet e anz e dis, Nem fesis mal ne jo nel te forsfis. » (2026-2029).

A la diffSrence de la pSnitence d'Olivier, Roland n'invoque pas Dieu - il ne bSnit pas son ami. C'est que Roland est toujours en vie et done, liS au monde. II est intSressant de noter que Roland conclut son discours (mondain) en disant a Olivier: «Quant tu es mor, dulur est que jo vif.» (2030). Par la suite, la douleur atteint Roland et il s'Svanouit: <

-63- signifiS - 1 *indice meme de la douleur.

L'evanouissement de Roland est done le signe de sa douleur,

1'indice de sa mortality. Que Roland soit sous la protection du ciel est implicitement en evidence. Etant

Charlemagne), Roland est en mesure de recevoir de l'aide divine. A Roncevaux, il s'agit de protSger le comte des paiens.

Vu que Dieu l'aide, Roland n'est pas destinS a mourir d'un coup imprSvu. II n'est pas sujet a la mort alors qu'il s'Svanouit:

A icest mot se pasmet li marchis Sur sun ceval que cleimet Veil 1antif. Afermet est a ses estreus d'or fin: Quel part qu'il alt, ne poet mie chair. (2032-2035).

Ce n'est pas un hasard si Roland est sous la protection d'un cheval: il s'agit d'un leitmotiv (Squestre). Charlemagne rend justice a Ganelon en liant les pieds et les mains du traltre a des chevaux qui dSchirent son corps. *0 Or, la mort de Ganelon n'est pas sans prScSdent: elle a un refSrent textuel, fictif - c'est le cheval de Roland qui le protege de la mort. Le supplice de

Ganelon a pour effet de le differencier de Roland. Etant fSlon,

Ganelon meurt d'un «supplice Squestre. )) Par contraste, le fait que Roland est un bon vassal lui permet d'Stre (au sens figuratif de 1'expression), sous l'aile du cheval.

Maintenant, nous pouvons voir a 1'oppose de la protection accordSe a Roland, la mort des Francais. Que les paiens ne peuvent tuer Roland est ainsi mis en lumiere. Roland survit a tous les siens. La destruction de 1'arriere-garde permet done au narrateur de souligner la survie de Roland: sa survie lors de la

-64- bataille laisse supposer de 1'hSroisme voire de 1 * immortal its. Ce qui importe c'est que Roland dScouvre

Francais) et done, il doit faire face a la notion de sa propre

immortalitS:

Ainz que Rollant se seit aperceut, De pasmeisuns guariz ne revenuz, Mult grant damage li est apareut: Morz sunt Franceis, tuz les i ad perdut, Senz l'arcevesque e senz Gualter de l'Hum. (2035-2039).

II est a noter que Roland rSagit a la mort des Francais en tuant vingt paiens.^ Ainsi Roland met en cause sa vaillance et son hSroisme.

Nous y reviendrons, mais il nous faut encore prSciser la reunion de Roland et de Gautier de l'Hum. Rappelons que Gautier

Stait charge" par Roland de tenir les hauteurs qui dominent le

champ de bataille. 12 II rSapparait ici, dans la fiction, ayant

perdu ses mille compagnons dans une SchauffourSe. II se fait

connaitre a Roland en Snoncant son nom selon les usages

chevaleresques, textuels: c'est qu'il fait un discours

commemoratif pour souligner son histoire personnelle - il cite les

noms de ses conquStes:

Co est Gaulter, Ki cunquist Maelgut, Li niSs Droun, al vieill e al canut! (2047-2048).

Ce n'est pas un hasard si Gautier utilise un langage commemoratif.

Roland le fait aussi. Nous pensons surtout au conseil des barons

ou Roland rappelle «les noms de pays)) qu'il a conquis pour le

roi. 13 II marque de la sorte sa fidSlite" au roi. De plus, il

appuie son discours au conseil sur son histoire (personnelle) -

-65- c'est-a-dire sur ses conquStes. Le fait qu'il est un bon chevalier «valorise» ses propos. Pareillement, Gautier appuie son discours a Roland, voire son amitiS avec le comte, sur ses exploits: «Pur vasselage suleie estre tun drut» (2049). Ainsi,

Gautier invoque sa propre histoire, y compris ses exploits, pour se faire entendre, pour se faire accepter.

Par parenthese, il est intSressant de noter que le discours de Gautier incite Roland a agir:

A icel mot l'at Rollant entendut; Le cheval brochet, si vient poignant vers lui. (2054-2055).

Sur le plan semiotique Roland entend le signifiS - l'indice de la vail lance de Gautier. Le courage de son ami provoque Roland a battre les paiens.

On parvient done a la bataille contre les paiens. II s'agit de la demesure Spique: trois Francais affrontent des milliers des

Sarrasins:

Mil Sarrazins i descendent a piet E a cheval sunt .XL. millers. (2071-2072).

Mais, a l'avis du narrateur -- ((Men escientre» -- les paiens m'osent pas approcher les Francais): c'est done le signe du respect des paiens. Le narrateur explique pourquoi les paiens tSmoignent du respect envers les barons:

Li quens Rollant fut noble guerrer, Gualter de Hums est bien bon chevaler, Li arcevesque prozdom e essaiet: Li uns ne volt l'altre nient laisser. (2066-2069).

-66- Sur le plan sSmiotique, les paiens entendent le signifiS: c'est-a-dire ils reconnaissent la vaillance des Francais et dScident done de les attaquer de loin:

II lor lancent e lances e espiez, e wigres e darz e museras e agiez e gieser. As premers colps i unt ocis Gualter, Turpins de Reins tut sun escut percet, Quasset sun elme, si l'unt nasfret el chef, E sun osberc rumput e desmailet, Par mi le cors nasfret de .1111. espiez; Dedesuz lui ocient sun destrer. Or est grant doel, quant l'arcevesque chiet. (2074-2082).

Ce qu'il faut remarquer c'est que le narrateur dScrit en dStail la blessure de 1'archevSque Turpin: il prSpare de la sorte la mort Spique du «hSros. » La question se pose done de savoir: pourquoi le narrateur dScrit-il la mort de Gautier dans un seul vers? En un mot, il n'est pas dans 1'intSrSt de 1'histoire de dStailler la mort de Gautier car il ne joue pas un grand r61e dans la fiction.

D'un point de vue philologique, la mort de Gautier donne pourtant a penser. En ce qui concerne Gautier, on suppose que le manuscrit comporte une lacune car

Revenons a la description de Turpin de Reims. Comme nous l'avons vu, il s'agit de mettre en relief son hSroisme. Ainsi le prompt rStablissement de 1' archevSque a pour effet de souligner sa vaillance. Turpin

-67- court vers Roland pour lui dire «un mot»: «Ne sui rnie vencut! Ja bon vassal nen ert vif recreut. » (2087-2088). D'une perspective narrative, les propos de Turpin preparent l'action: c'est-a-dire sa parole rend possible voire «naturel» sa conduite vaillante:

II trait , s'espee de acer brun, En la grant presse mil colps i fiert e plus. (2089-2090).

Tels sont la puissance et le courage de 1'archevSque. II faut remarquer de nouveau qu'il est dans 1'intSrSt de 1'histoire de dStailler les exploits de Turpin car le public doit l'envisager comme un hSros: c'est que Turpin appartient au registre Spique de la geste - ses actions exagSrSes («il frappe mille coups et plus»: le «plus» est le mot, le lieu de la dSmesure), comportent un sens hSroique, Spique.

Le narrateur est cependant conscient de la dSmesure, de

1'exagSration de la geste. Pour «valoriser» les faits de

1'histoire, il les appuie sur d'autres texts - sur des sources dites «rSelles. » Par exemple, il cite le tSmoinage de Charlemagne

(c'est un souverain. digne de confiance), pour soutenir la description de Turpin: «Puis le dist Carles qu'il n'en esparignat nul. » (2091). Par la suite, le narrateur nomme d'autres sources qui lui fournissent des dStails de Turpin: il s'agit de «la Geste» et une charte de saint Gille:

Tels .1111. cenz i troevet entur lui, Alquanz nafrez, alquanz par mi ferut, S'i out d'icels Ki les chefs unt perdut. cjo dit la Geste e cil Ki el camp fut: Li ber Gilie, por qui Deus fait vertuz, E fist la chartre el muster de Loum. (2092-2097)

-68- Selon le narrateur, ces textes 1'informent de 1'histoire de

Turpin. GSrard Moignet le dScrit ainsi:

... l'auteur de la Chanson invoque 1'autoritS de la Geste pour faire accepter un exploit extraordinaire: le massacre de quatre cents paiens par Turpin frappS a mort. 15

A l'avis du narrateur, le public doit connaitre «la Geste» et la

charte de saint Gille: «Ki tant ne set ne l'ad prod

entendut. » (157). C'est ainsi que le narrateur protSge les

intSrSts de son mensonge, de sa fiction. Si l'on n'est pas au

courant de ces textes (trompeurs), on est, par la dSfinition du

narrateur, ignorant. Telle est la logique du narrateur, de la

fiction. Or, un mensonge repose sur un autre, une fiction sur une

autre et ainsi de suite. C'est la voie, le jeu de la Fiction.

En rSsumS, prScisons que le narrateur appuie son portrait de

Turpin sur plusieurs sources (textuelles). En multipliant les

textes, les oeuvres antSrieurs et les tSmoinages, le narrateur est

lui-mSme coupable de 1'excSs. DSs lors la dSmesure marque non

seulement la fiction, mais aussi la narration, l'Scriture et

peut-Stre, la lecture.

A l'avis du narrateur, «Roland se bat noblement. » (2099). Sa

vail lance s'inscrit dans son corps de sorte que c'est un texte a

dSchiffrer: «Mais le cors ad tressuet e mult chalt. » (2100). La

sueur du comte provient de son travail, de son emotion: elle est

done l'indice de ses exploits. Rappelons qu'il fait la guerre a

des milliers des paiens. Une fois encore la demesure marque la

fiction; bref, 1'exagSration est le propre de 1'SpopSe. En accord

avec la logique hSroique du texte, les paiens n'atteignent pas

-69- Roland au moyen des armes. En fait, les paiens ne touchent point

Roland. Le narrateur explicite que Roland cause (volontairement) ses propres blessures, sa propre mort:

En la teste ad e dulor e grant mal: Rumput est li temples, por co que il cornat. (2101-2102).

Ainsi, Roland se fait du mal en sonnant de l'olifant. Ce qui nous importe c'est que les paiens ne lui nuisent pas.

Etant donnS les circonstances de la bataille - la destruction de 1'arriere-garde-Roland se demande si l'empereur reviendra pour venger la mort des Francais. II s'agit de nouveau de sonner du cor; Roland reprend done le signe de son orgueil - c'est l'olifant

-pour appeler (enfin) Charlemagne a son aide:

Mais saveir volt se Charles i vendrat: Trait l'olifan, fieblement le sunat. (2103-2104).

Ce qu'il faut remarquer c'est que le cor comporte toujours une charge mnemonique: l'olifant de Roland fait revenir a l'esprit (du public) le fait que le comte est l'auteur de la mort de

1'arriere-garde; par orgueil, rappelons-le, Roland a refusS de sonner du cor. Ainsi, il a privS ses soldats de l'aide de

Charlemagne. Sur le plan sSmiotique, le cor signifie aussi

1'expiation, le remords de Roland. Done, ce n'est pas un hasard si

1 'ol if ant.

Malgre la «faiblesse» du son, Charlemagne le perqoit. II se

-70- met a dSceler la signification du cor de Roland; 1'empereur entend

les signifies:

Li emperere s'estut, si l'escultat: «Seignurs, dist il, mult malement nos vait! Rollant mis niSs hoi cest jur nus defalt. Jo oi al corner que guaires ne vivrat. (2105-2108).

Charlemagne est ici un bon sSmioticien. De sa lecture du cor, il

dScouvre 1'impuissance, voire la mort des Francais. L'empereur reconnait aussi le son (le cor), de Roland: c'est l'indice de la

faiblesse du comte; le signe de sa mort.

II est ihtSressant de noter que Charlemagne connait la charge

semantique des signes. II utilise une stratSgie semiotique pour

vaincre les paiens. D'une part, le signe qu'il dSchiffre - le son

du cor de Roland - 1'incite a agir. Or, il ne suffit plus de lire

les signes de la mort de 1'arriere-garde; des lors il faut prendre

part a l'action: «Ki estre i voelt isnelement chevalzt!» (2109).

Ainsi, Charlemagne provoque ses soldats a battre les paiens.

D'autre part, le roi donne 1'ordre de sonner du cor afin

d'annoncer 1'arrivSe de son arm6e: sur le plan stratfigique,

1'empereur fournit done aux paiens des signes (des sons), de la

force des Francais. Les paiens entendent le signifiS - c'est

1'at t aque de Char1emagne:

Paien 1'entendent, nel tindrent mie en gab; Dit l'un a l'altre: «Karlun avrum nus ja!» (2113-2114).

De leur lecture des signes (c'est-a-dire des cors,) les paiens se

rendent compte que Charlemagne a 1'intention de les assailir.

-71- La portee semiotique des clairons s'inscrit done dans la fiction de La Chanson de Roland. En outre, il est intSressant de noter que le clairon existe en tant qu'objet de sSmiologie au moyen age. C'est saint Augustin qui cite la charge sSmiotique des

trompettes dans son traits intitulS De doctrina Christiana. 16 Le

signe (signum) y est dSfini comme «une chose qui, en plus de 1'impression qu'elle apporte aux sens, nous fait connaltre quelque

chose de plus. »17 Augustin donne ici l'exemple des trompettes: «Le signal de la trompette qui fait savoir aux soldats s'ils ont a avancer, a faire retraite, ou a accomplir quelque autre mouvement. »18 Ce qui nous intSresse c'est que les clairons de Charlemagne font savoir aux paiens qu'ils ont a fuir.

Nous allons retrouver bientot la fuite des paiens, mais il nous faut encore prSciser que Roland rSsiste aux violents assauts des Sarrasins. Selon des paiens, il faut tuer Roland avant 1'arrivSe de Charlemagne pour Sviter une autre guerre. II s'agit d'empScher Roland de parler des atrocitSs dites paiennes: «Se Rolland vit, nostre guerre novelet. » (2118) Ainsi, les paiens dScident d'attaquer Roland:

Tels .1111. cenz s'en asemblent a helmes, E des mei1lors Ki el camp quient estre: A Rollant rendent un estur fort e pesme. Or ad li quens endreit sei asez que faire. (2120-2123).

Une fois encore, le narrateur souligne 1'hSroisme de Roland en exagSrant l'action - dans ce cas, les (meilleurs) paiens dSpassent en grand nombre Roland et Turpin. Mais, en accord avec la logique heroique de texte, Roland et Turpin ont l'avantage sur les paiens. Vu qu'ils font la volonte de Dieu en battant les

-72- Sarrasin, ils sont destines a tuer plusieurs d'entre eux.

Afin d'expliquer la prouesse de Roland d'un point de vue mondain, le narrateur met 1'accent sur la vail lance et la puissance du comte. II s'agit de souligner 1'hSroisme de Roland.

A l'approche des paiens, le narrateur dScrit Roland ainsi:

Li quens Rollant, quant il les veit venir, Tant se fait fort e fier e maneviz! Ne lur lerat tant cum il serat vif, Siet el cheval qu'om cleimet , Brochet le bien des esperuns d'or fin, En la grant presse les vait tuz envair, Enseml'od lui arcevesques Turpin. (2124-2130).

Ce qui est intSressant c'est que Turpin s'ajoute 1ittSralement a

Roland: «...et avec lui, 1'archevSque Turpin. » Sur le plan

grammatical, Turpin est le complement de la proposition

principale: «En la grant presse. . . » De surcroit, Turpin est

le complement du personnaage principal - c'est-a-dire le

complement de Roland. De fait, c'est Roland qui donne 1'ordre a

Turpin d'assaillir les paiens:

Sire, a pied estes e jo sui a ceval: Pur vostre amur ici prendrai estal; Ensemble avruns e le ben e le mal, Ne vos lerrai pur nul hume de car. Encui rendruns a paiens cest asalt. (2137-2142).

Etant a pied, Turpin est sous 1'autoritS de Roland: a cheval,

Roland est en position de frapper les paiens. De plus, il peut

entourer le corps de Turpin - rappelons que 1'archevSque est dSja

blessS - de Veillantif pour le protSger des coups des Sarrasins.

II nous reste a prSciser les propos du comte: «Ne vos lerrai

pur nul hume de car. » II s'agit de dSfendre Turpin contre les

-73- paiens. Mais les Sarrasins dScident d'attaquer Roland et

1'archevSque de loin. Ils n'osent pas s'approcher du comte:

Li quens Rollant est de tant grant fiertet Ja n'ert vencut pur nul hume carnel. (2152-2152).

On entend 1'Scho des paroles de Roland. Ce qui est en jeu, on le voit, c'est «1'immortal its » de Roland. Aux yeux des paiens, il faut un surhomme - un dieu - pour vaincre Roland. Les Sarrasins sont cependant humains - des Stres faits de chair. D'une part, selon la promesse de Roland de ne pas laisser Turpin, il faut la permission de 1'archevSque pour partir (nous y reviendrons bientSt). D'autre part, Stant mortels, les paiens ne peuvent atteindre Roland (au moyen des armes):

Lancuns a lui, puis sil laissums ester. E il si firent darz e wigres asez, Espiez e lances e museraz enpennezj L'escut Rollant unt frait e estroet E sun osberc rumput e desmailet; Mais enz el cors ne l'unt mie adeset. Mais Veillantif unet en .XXX. 1ius nafret Desuz le cunte, si l'i unt mort laisset. Paien s'en fuient, puis sil laisent ester. Li quens Rolland i est remSs a pied. (2154-2163)

Sur le plan des contrastes, la mort de Veilantif souligne

1'invincibilitS du comte: les armes des paiens «percent» son cheval et son armure, mais elles ne peuvent «toucher» son corps.

Pour les paiens, la survie extraordiraire de Roland laisse supposer qu'il n'est pas un homme fait de chair.

Etant donnS «1'imortalitS» de Roland, les paiens s'enfuient vers l'Espagne. Puisque Roland a perdu Veillantif, 19 A pied, Roland apporte son aide a Turpin. Ce qui importe c'est que Roland obtient

-74- la permission de Turpin de le quitter pour chercher les cadavres des Francais.2 0 Turpin donne son approbation au projet de Roland car son devoir Chretien l'exige: etant 1'archevSque, il doit bSnir les Francais qui sont morts.

Avant de donner la bSnSdiction aux Francais, Turpin attend le retour de Roland. Tout seul, Roland «fouille» le champ de bataille pour reconnaitre ses compagnons:

Rolland s'en turnet, par le camp vait tut suis, Cercet les vals e si cercet les munz. Iloec truvat Gerin e Gerer sun cumpaignun, E si truvat Berenger e Attun, Iloec truvat Anseis e Sansun, Truvat Gerard le veill de Russillun. Par uns e uns les ad pris le barun, A l'arcevesque en est venuz a tut, Sis mist en reng dedevant ses genuilz. (2184-2192)

II s'agit la d'une recherche exagSrSe - rappelons que la demesure est caractSristique de 1'6pop6e. Ce qui est intfiressant c'est que le narrateur commSmore les Francais qui sont morts en les nommant. Par sa liste nominale, le narrateur fait entrer les Francais dans 1'immortal its: dSs lors les noms des barons survivent dans le mSmoire du public.

On parvient done a la bSnSdiction de Turpin: «Lievet sa main, fait sa beneicun. » (2194) Ainsi, 1'archevSque remplit son devoir chrStien. Au reste il fait un discours qui est, en quelque sorte, une lamentation mondaine:

AprSs ad dit: «Mare fustes, seignurs! Tutes voz anmes ait Deus li Glorius! En pareis les metet en sentes flurs! La meie mort me rent si anguissus! Ja ne verrai le riche empereur. » (2195-2199)

-75- II s'agit done d'un regret feodal ou profane: etant mort, Turpin ne peut voir son roi(mondain), Charlemagne. De mSme, la mort des seigneurs est malheureux: leur mort les Sloigne irrSvocablement de leur souverain (Charlemagne), et de leur patrie. Toutefois, d'une perspective chrStienne, les barons deviennent bienheureux en mourant car leurs ames montent au ciel. Turpin tient sa promesse

«Sieges avrez el greignor pareis»(1135) - en invoquant Dieu pour secourir les ames des barons. La question se pose done de savoir: y a-t-il une antinomie dans les propos de 1'archevSque? Selon

Turpin, il est a la fois bienheureux et malheureux d'Stre mort.

Dans la fiction, le moment entre la vie et la mort est un point de jonction ou la fSodalitS rencontre le christianisme. D'une part,

Stant encore en vie, on veut servir Charlemagne: il s'agit de quitter le souverain mondain avec regret. Mais, d'autre part,

Stant sur le point de mourir, il faut se mettre en Stat de monter au ciel: suivant la loi chrStienne, on doit confesser ses pSchSs, faire pSnitence, etc. C'est ainsi que 1'on se met a servir Dieu - le souverain cSleste. Le discours antinomique de Turpin marque done la transition de la vie a la mort, de la fSodalitS mondaine ou l'on sert Charlemagne, a la fSodalitS cSleste ou le souverain est Dieu.

Nous allons revenir bientSt a la mort de Turpin, mais il nous faut encore commenter la recherche, la «fouille» de Roland. Le comte veut trouver les Francais qui sont morts, rappelons-le, pour qu'ils puissent recevoir la bSnSdiction de 1'archevSque. Ainsi,

Turpin benit le cadavre d'Oliver: «E l'arcevesque 1'ad asols e seignet. » (2205) II s'agit done de «signer» le corps d'Olivier de la croix: c'est le symbole du christianisme. Sur le plan

-76- commSmoratif, la croix fait rappeler la mort et le sacrifice du

Christ. Done, suivant la coutume commemorative du catholicisme,

Roland rappelle le patrimoine et les exploits d'Olivier: il fait

l'Sloge du baron de sorte que le public peut conserver la mSmoire

d'Olivier:

Ainsi, le discours mnemonique de Roland rend Olivier immortel dans

la mSmoire du public. Olivier s'est dSja prSparS a 1'immortal its

celeste en confessant ses pSchSs a Dieu avant de mourir.2 1 Dans

la fiction, il est dans 1'intSrSt fSodal des personnages de

s'occuper de leur immortal its mondaine: par leurs exploits, leurs

compatriotes peuvent les rappeler. II est aussi dans 1'intSrSt

chrStien des personnages d'assurer leur propre salut; en un mot,

on a intSrSt a s'installer dSfinitivement au paradis.

II est intSressant de noter que Roland s'Svanouit alors qu'il

voit les cadavres de ses compagnons. L'effet de la mort des siens

s'inscrit dans son visage: «En sun visage fut mult desculurez. »

(2218). Turpin se rend compte de la douleur de Roland en lisant la

face du comte: «Dist 1'arcevesque: «Tant mare fustes, berf»

(2221). Sur le plan sSmiotique, 1'archevSque entend le signifiS -

il dSchiffre les signes de la souffrance de Roland.

L'Svanouissement du comte provoque la charitS de Turpin. II

-77- decide de consoler son ami dans la peine. Turpin veut donner de l'eau a Roland:

Tendit sa main, si ad pris l'olifan. En Rencesvals ad un' ewe curant; Aler i volt, sin durrat a Rollant. (2224-2226).

Ce qui importe c'est que Turpin a 1'intention de mettre de l'eau dans l'olifant. Le cor est done 1'instrument de l'aide de l'archeveque. Ce n'est pas un hasard si l'olifant est destine a contenir l'eau (c'est-a-dire le secours), de Turpin: il s'agit de secourir Roland par le cor - c'est le signe mSme de sa chute.

L'archeveque accorde de la sorte son pardon a Roland: dSs lors le cor est une indice de 1'absolution de Turpin / de la redemption de

Roland. 22

Malgre son desir d'apporter de l'eau a Roland, 1'archevSque n'arrive pas a l'aider: il meurt en allant vers «1'eau courante. »

Gerard Moignet decrit ainsi la mort de Turpin: <

La charite de Turpin lui amSne done a la mort. Le narrateur precise que 1'archevSque Sprouve de l'angoisse lors de sa mort:

«La sue mort l'i vait mult angoissant. » (2232). Inspire par charite, on peut supposer que «sa mort l'angoisse durement» car il ne parvient pas a donner de l'eau a Roland. En d'autres termes, le fait que Turpin n'aide pas son compagnon l'angoisse.

Au reste, Roland revient de son evanouissenment. II voit

Turpin au moment ou l'archeveque se confesse a Dieu. 2^ Le narrateur intervient ici dans le recit pour faire l'eioge de l'archeveque. . A l'avis du narrateur, Turpin represente 1'ideal

-78- Chretien (servir Dieu), et 1'ideal chevaleresque (battre 1'ennemi du souverain):

Par granz batailles e par mult beIs sermons Cuntre paiens fut tuz tens campiuns. Deus il otreit seinte beneicun! (2243-2245).

Ainsi, le narrateur recommande 1'ame (idSale) de Turpin a Dieu.

Suivant 1'usage (Chretien) du texte, Roland loue aussi la vie de

Turpin. Rappelons que Roland a dSji. prononce un discours commemoratif sur les exploits d'Olivier apres la mort de son

compagnon. Parei11ement, Roland souligne la devotion chretienne de Turpin afin de recommander l'ame de l'archeveque au ciel:

Forment le pleignet a la lei de sa tere «E! gentilz hom, chevaler de bon'aire Hoi te cumant al Glorius celeste. Ja mais n'ert hume plus volenters le serve. Des les apostles ne fut hom tel prophete Pur lei tenir e pur humes atraire. Ja la vostre amne nen ait sufraite! De pareis li seit la porte uverte!» (2251-2258).

II est a noter que le narrateur situe l'origine (discursive) de

l'eloge funebre hors texte: pour le dire d'un mot, suivant la loi

francaise, il faut faire l'eloge d'un compagnon mort. Dans

l'exemple qui nous occupe, Roland rappelle les exploits Chretiens

de Turpin pour preciser que l'archeveque est digne du salut. De

surcrolt, son discours sur Turpin rend 1'archevSque immortel dans

la mSmoire du public.

En accord avec 1'ordre chronologique du r§cit, il est temps

de rechercher le sens de la mort de Roland. Qu'il meure aprSs

Turpin et Olivier donne a penser. Etant le commandant de

1'arriere-garde, Roland survit a tous les siens. En refusant de

-79- sonner du cor, rappelons-le, Roland est 1'auteur de leur destruction. II subit cependant les consequences (fatales) de son acte en voyant 1'aneantissement des Francais, y compris la mort des siens. Au reste, Roland se rend responsable du massacre de

1'arriere-garde en cornant plus tard de l'olifant pour demander de l'aide de Charlemagne. Ensuite, il «fouille» le champ de bataille pour reconnaitre les effets, les signes de son pSche: ce sont les corps morts de ses compagnons. Etant done en vie, Roland a le temps de se rendre compte de son defaut moral. Avant de mourir, il a aussi le temps nScessaire pour expier son pSchS par la penitence - par l'humilite.

Mais, il est aussi dans l'interet hSroique de son personnage, si Roland est le dernier soldat de mourir a Roncevaux. C'est ainsi que le narrateur met en relief la survie singuliere

(c'est-a-dire hSroique) de Roland. Tous les Francais a Roncevaux, hormis Roland, meurent des coups paiens. Le narrateur rappelle au public les circonstances de la mort de Roland en citant a. nouveau la blessure du comte:

Le public ne manque pas de rappeler ici que «Roland ne meurt pas d'un coup recu mais de 1'effort surhumain qu'il a fait en sonnant du cor. »25 Bref,

Suivant la loi chretienne, Roland invoque Dieu avant de mourir. II prie d'abord pour ses compagnons - que Dieu les emporte au paradis:

-80- De ses pers priet Deu ques apelt, E pois de lui a 1'angle Gabriel. (2261-2262).

Ce qu'il faut remarquer c'est que Roland s'intSresse a la destinSe

(cSleste) d'autrui: cela est une indice de l'humilite' (chretienne) du comte. Ensuite, Roland s'adresse a 1'ange Gabriel afin de prier pour son propre ame. Par 1'ordre desinteresse de ses prieres, Roland se met en etat d'obtenir la grace de Dieu et done, de monter au ciel aprSs sa mort.

II est interessant de noter que la mort de Roland est accompagnee de certains signes. II s'agit des objets qui comportent une signification feodale et chretienne. Par exemple,

Roland s'eloigne des cadavres des Francais en allant dans

«un gueret pour mourir)); avant de quitter 1'endroit ou se trouvent les corps morts de 1'arriere-garde, Roland se souvient de prendre l'olifant et , son epee:

Prist l'olifan, que reproce nen ait, E Durendal s'espee en l'altre main. (2264 - 2265).

Roland reconnait la charge semiotique de l'olifant. II se rend compte qu'il faut mourir avec le cor a ses c6t§s. II est question d'accomplir son devoir militaire. Etant le commandant de

1'arriere-garde, il faut l'olifant pour annoncer l'avance, la retraite, etc. j il faut aussi le cor pour demander de 1'aide de

Charlemagne. Ainsi, Roland prend l'olifant pour signaler qu'il est encore capable de remplir les obligations de sa charge, meme en mourant.

Nous allons retrouver bientot 1'§p§e de Roland, mais il nous

-81- faut encore commenter l'olifant. Outre sa valeur sSmiotique, le cor est aussi une arme: c'est un instrument servant a tuer les paiens. Par exemple, Roland abat un Sarrasin en le frappant de l'olifant. La mort du paien s'offre a une analyse sSmiotique. En s'Sloignant du champ de bataille, Roland s'est Svanoui:

Sur 1'erbe verte si est caeit envers; La s'est pasmet, Kar la mort li est prSs. (2269-2870).

Aux yeux des paiens, Roland, inconscient, est enfin en Stat d'Stre abattu. Ainsi, un Sarrasin qui feint la mort pour tromper Roland dScide de l'attaquer. Le narrateur decrit ainsi le Sarrasin:

Uns Sarrazins tute veie l'esguardet, Si se feinst mort, si gist entre les altres. Del sane luat sun cors e sun visage. Met sei en piez e de curre s'astet. Bels fut e forz e de grant vasselage. (2274-2278).

Sur le plan sSmiotique, la ruse du Sarrasin donne a. penser. Les signifiants - ce sont le sang et la position horizontale de son corps - laissent supposer que le Sarrasin est mort. Mais les signifiants sont trompeurs. Par consSquent, le signifiS - c'est la mort du Sarrasin - est un mensonge, une fiction. En accord avec la logique chrStienne de la geste, on sait que les paiens se servent des signes pour tromper les Francais: nous pensons surtout aux branches d'olivier que Marsile utilise pour duper Charlemagne.

Pareillement, le Sarrasin a 1'intention de tromper Roland au moyen des signes. Etant sur le point de mourir, Roland interprete mal le sens du signe: il ne decouvre pas le mensonge - c'est la fausse mort du paien. Rappelons que Roland est d'habitude un bon sSmioticien: il a reconnu, par exemple, la felonie de Marsile en

«lisant» les branches d'olivier. Mais, blessS a. la tSte, Roland

-82- est sujet a. la tromperie semiotique. II est done en position de mourir aux mains du Sarrasin.

II nous reste a preciser l'attaque du paien, d'un point de vue semiotique. Pour le Sarrasin, il ne suffit pas de tuer Roland, il faut en avoir des preuves, des signes. Quelle meilleure preuve pour affirmer 1'exploit du paien que 1'SpSe de Roland! II connait la signifiance - c'est-a-dire la charge semiotique-de Durendal: en un mot, l'epee est inseparable de Roland, (nous y reviendrons). Etant done en possession de Durendal, le Sarrasin dSmontrerait la mort du comte, preuve en main. Mais le paien ne reussira pas a tuer Roland:

Par sun orgoill cumencet mortel rage; Rollant saisit e sun cors e ses armes E dist un mot: «Vencut est li nies Carles! Iceste espee porterai en Arabe. » (2279 - 2282).

Ce qui nous importe c'est que le narrateur souligne «1'orgueil» et

«la folie» (rage) , du paien. II s'agit la d'un Scho narratif. Rappelons qu'a Roncevaux, Roland agit par orgueil en refusant le secours de Charlemagne. Or, l'attaque du paien est un carrefour narratif ou se croisent l'orgueil du Sarrasin, l'orgueil passS de Roland et la conversion (morale) du comte.

Done, ce n'est pas un hasard si Roland atteint le paien d'un coup ports avec l'olifant: c'est que le cor est l'indice meme de l'orgueil du comte et de sa conversion:

-83- Fruisset l'acer e la teste e les os, Amsdous les oilz del chef li ad mis fors, Jus a ses piez si 1'ad tresturnet mort. (2284-2291).

Ainsi l'olifant est non 1'instrument de 1'orgueil de Roland, mais son arme contre 1'orgueil (des paiens). Une fois encore le signifie du cor est l'humilite du comte: sa devotion feodale et chretienne.

Chose remarquable: Roland fend l'olifant alors qu'il frappe le Sarrasin:

Fenduz en est mis olifans el gros,

Caiuz en est li cristals e li ors. (2295-2296).

Ce qui nous interesse c'est que la destruction de l'olifant coincide avec la mort de Roland. Le cor est un attribut

(inseparable) du comte. Sur le plan semiotique, l'olifant comporte 1'histoire morale et fSodale de Roland.

L'olifant s'avere etre ici «joint» a. Roland. Mais un autre objet s'ajoute a (1'apanage de) Roland. Durendal est aussi le propre du comte. Rappelons que Roland prend l'olifant dans une main et 1'epee dans 1'autre: il s'assure de 1'usage et de la possession du cor et de Durendal, meme en mouranf 26 II est question de remplir les obligations de sa charge: par l'olifant,

Roland signale 1'arriere-garde; par l'epee, il se bat contre les paiens. II faut done ces objets pour (avoir l'air d') etre un bon commandant: pour le dire d'un mot, Roland s'interesse a son

«apparence» car il prend soin de sa reputation mondaine - c'est qu'il veut etre le heros d'une «belle chanson. »

Outre sa valeur mondaine, 1'Spee de Roland comporte une

-84- signification hautement feodale et religieuse. Aux yeux du comte,

Durendal est son vassal: il faut mettre 1'accent sur l'adjectif possessif - «Durendal s'espee»; le sa ne rend pas raison pourtant du rapport entre Roland et «son epee. » Afin de saisir d'un coup d'oeil, l'etat de cette relation - homme/epee - il faut seulement voir que Roland a 1'intention de «briser» Durendal avant de mourir:

II s'agit done de tuer 1'Spee vassale car le seigneur est sur le point d'expirer. Etant mort, Roland ne peut se servir de sa vassale, de son epee. Ainsi il veut la casser. Ce desir violent de Roland s'explique d'une perspective semiotique. Etant rompue, detruite, le signifie de l'epee serait sa «vassalite» - sa dependance envers Roland En brisant Durendal, Roland cherche le signfie-la vassalite de l'epee.

Toutefois, Durendal n'est pas la vassale de Roland. En fait,

les propos de Roland indiquent que ses exploits guerriers dependent de l'epee:

Quant jo mei perd, de vos nen ai mais cure. Tantes batailles en camp en ai vencues E tantes larges escumbatues, Que Carles tient, Ki la barbe ad canue! (2305-2308).

Ainsi, Roland prScise qu'il fallait Durendal pour conquSrir

«tant de grandes terres.» Par son discours, Roland suggere qu'il

-85- est le vassal de Durendal: Ne vos ait hume Ki pur altre fuiet! Mult bon vassal vos ad lung tens tenue. Ja mais n'ert tel en France l'asolue. (2309-2311).

Le mot, vassal, se donne ici a deux lectures. D'une part Roland est le vassal de Charlemagne - il mentionne «Carles» dans son discours: par son epee, Roland se bat contre les paiens afin d'accomplir la volonte de Charlemagne - c'est son souverain mondain. D'autre part, Roland est le vassal de Dieu - c'est son souverain celeste. Rappelons que 1'epee contient des reliques chretiennes. Sur le plan des signifies, les reliques signifient la chretientS et Dieu. GSrard Moignet note que Durendal est «un objet sacre qui a ete confie a Roland par Dieu parce qu'il etait

digne de la porter. »27 Roland est done le vassal de Durendal dans la mesure ou 1'epee represente Dieu. Or, 1'epee est un autre point de jonction ou se rencontrent les devoirs feodaux et

Chretiens de Roland - il faut servir Charlemagne et Dieu. Durendal est a la fois l'arme de 1'empereur utilisee pour battre les paiens, et 1' instrument de Dieu, servant a. defendre et a propager la chretiente.

Etant un dispositif (chrStien) de Dieu, 1'epee ne peut etre dStruite. Ainsi, Roland n'arrive pas a «briser» Durendal:

Rollant ferit el perun de sardonie. Cruist li acers, ne briset ne s'esgrunie. (2312-2313). Rollant ferit en une perre bise Plus en abat que jo ne vos sai dire L'espee cruist, ne fruisset ne ne brise, Cuntre ciel amunt est resortie. (2338-2341).

Ce qui nous importe c'est que Roland se met a parler de Durendal:

-86- Quant il Co vit que n'en pout mie freindre, A sei meisme la cumencet a pleindre. (2314-2315).

Quant veit li quens que ne la friendrat mie, Mult dulcement la pleinst a sei meisme. (2342-2343).

II n'est plus question de casser 1'SpSe; avant de mourir, Roland a

le temps pour commenter 1'histoire de Durendal. Or, Roland prononce un discours sur «la vie» de l'epee: il s'agit d'une

espece de «regret funebre, comparable a celui par lequel Roland a

dit adieu a ses compagnons.>>2 a Par exemple, Roland utilise les mSmes propos pour louer les vies d'Olivier et de Durendal. II les

ainsi:

Sire cumpaign, tant mar fustes hardiz! (2027).

E! Durendal, bone, si mar fustes! (2304).

Par leur ((malheur, » Olivier et Durendal se correspondent.

L'important est que le regret de Durendal a pour effet de

personnifier l'epee: elle merite les memes propos, le meme eloge

qu'Olivier. Ainsi Roland represente Durendal - le nom propre est un autre indice de sa personnification - sous les traits (les

paroles), d'un personnage.

Maintenant, nous sommes en mesure de considSrer l'eloge

funebre de Durendal: il s'agit de nouveau d'un discours

commemoratif. Par exemple, Roland cite la filiation de Durendal:

Quan Deus del eel li mandat par sun angle Qu'il te dunast a un cunte cataignie: Dune la me ceinst li gentilz reis, li magnes. (2319-2321).

Avant de commenter la descendance de Durendal, il faut se souvenir

-87- du regret d'Olivier. Roland rappelle ici la genealogie du baron:

Ainsi, l'eloge funebre de Durendal comporte une (autre) resonance de la plainte d'Olivier: bref, Roland precise les lignees de ses

«compagnons. » En notant la genealogie de Durendal, Roland souligne la filiation chretienne et feodale de l'epee. Par

Durendal, Dieu investit Charlemagne du pouvoir celeste. Ensuite, un ange, servant d'intermediaire entre Dieu et Charlemagne, donne

1' ordre au roi de fournir l'epee a. Roland. Ainsi, Durendal comporte a. la fois, une signification feodale et chretienne.

D'une part, 1'Spee est 1'apanage de Dieu. D'autre part, etant sous les ordres de Dieu, Charlemagne donne l'epee a. Roland. Par

Durendal, Roland accomplit la volonte de Dieu, de Charlemagne - des volontSs inseparables.

En rendant hommage a Durendal, Roland rappelle ses propres exploits. II cite les «noms de pays» qu'il a conquis pour

Charlemagne en frappant des coups de Durendal:

Jo 1'en cunquis e Anjou e Bretaigne, Si 1'en cunquis e Peitou e le Maine; Jo 1'en cunquis Normendie la Franche, Si l'en cunquis Provence e Equitaigne E Lumbardie e trestute Romaine; Jo l'en cunquis Baiver a tute Flandres E Burguigne e trestute Puillanie, Costentinnoble, dunt il out la fiance, E en Saisonie fait il co qu'il demandet; Jo l'en cunquis e Escoce e Vales Islonde E Engletere, que il teneit sa cambre. (2322-2332).

Ce qu'il faut remarquer, c'est que Roland se commemore-il rappelle ses propres conquetes en faisant l'eloge de Durendal. Mais, il ne

s'agit pas de rappels orgueilleux. Suivant la loi chretienne, il

-88- faut celebrer la vie d'un croyant en rappelant ses exploits

Chretiens et feodaux. 29 Ainsi, Roland accomplit son devoir

Chretien en faisant son propre eloge. Etant tout seul a Roncevaux au moment de sa mort, Roland doit commemorer sa propre vie: dans la fiction, personne d'autre est vivant (a Roncevaux), personne d'autre est done capable de prononcer un discours sur Roland - hormis Roland.

Outre sa propre commemoration, Roland rappelle son obligation

(feodale) envers Charlemagne. Par son discours sur Durendal,

Roland precise qu'il accomplit la volontS de Charlemagne en conquerant les pays dits paiens. Ainsi, Roland remarque que

Charlemagne est le souverain des pays conquis (par Durendal):

Cunquis 1'en ai pais e teres tantes, Que Carles tient, Ki ad la barbe blanche. (2333-2334).

Mult larges teres de vus avrai cunquises, Que Carles tent, Ki la barbe ad flurie, E li empereres en est ber e riches. (2352-2354).

Le regret de Durendal est done un «carrefour funebre» ou se croisent des eloges de l'epee, des souvenirs de Roland et des rappels f§odaux et Chretiens.

En se lamentant sur le sort de Durendal, Roland explicite la filiation chretienne, le contenu saint, de l'epee. II precise les r§liques (saintes) qui se trouvent dans Durendal:

En l'oriet punt asez i ad reliques, La dent seint Perre e del sane seint Basilie, E des chevels mun seignor seint Denise;

Del vestement i ad seinte Marie. (2345-2348). Dieu laisse son empreinte sur Durendal alors qu'il donne 1'ordre a

-89- Charlemagne de fournir l'epee a Roland. Mais le contenu

(Chretien) de Durendal - il s'agit des reliques des saints - est un autre indice de Dieu: sur le plan des signifies, les reliques signifient Dieu et la chretiente. Ainsi, l'epee de «Roland» (la possession est mise en question par la genSalogie de Durendal),

est un signe proprement Chretien, servant a. signifier Dieu.

Etant donne 1'histoire (chretienne) de Durendal, Roland

s'inquiete a 1'avenir de l'epee. A l'avis du comte, il faut que

Durendal n'appartienne jamais aux paiens:

Pur ceste espee ai dulor e pesance; Mielz voeill murir qr'entre paiens remaigne. Deus! perre, n'en laiser hunir France! (2335-2337). II nen est dreiz que paiens te baillisent; De chrestiens devez estre servie. (2349-2350).

II s'agit done, de defendre le contenu Chretien (les reliques) de 1'epSe et, par extension, d'assurer la signification catholique de Durendal. Si les paiens possedaient Durendal, l'epee (chretienne) serait prise d'une crise semantique: comment produire du sens (chrStien) aux mains des paiens? Par la definition du texte, les Sarrasins minent la chretientS. Parei1lement, par leur tromperie,

les paiens subvertiraient (le sens Chretien de) Durendal. Bref, pour «garantir» la signification catholique de Durendal, il faut

donner l'epee a un Chretien. II en est de meme pour protSger la signification heroique, chevaleresque de Durendal. Aux yeux de Roland, les paiens ne sont pas dignes de l'epee car ils sont couards: «Ne vos ait hume Ki facet cuardie!» (2351). Ainsi,

Durendal est destine a un heros Chretien - c'est-a-dire a un autre Roi and.

-90- Roland reussit done a faire son propre Sloge en precisant le destin heroique et chrStien de Durendal. Par son regret de l'epee, Roland laisse supposer qu'il est seul digne de Durendal.

Mais Roland souligne aussi que ses exploits - en les citant - dependent de Durendal: «Mult larges teres de vus avrai cunquises. »

(2352). Ainsi, le regret de Durendal est a la fois, une plainte de l'epee et un eloge (comme l'exige la loi chretienne) de Roland.

Mais, la question se pose de savoir: qui est le destinataire du discours de Roland? Dans la fiction, Roland adresse son regret a Dieu - seul le Seigneur peut entendre les propos du comte. Hors texte, le public est le destinataire de l'eloge (double) de

Roland. Par son regret de Durendal, l'epee peut survivre sans fin dans la memoire du lecteur, de l'auditeur. De surcroit, en lisant les exploits du comte, Roland est present a 1'esprit du public: autrement dit, le public se souvient que Roland est le heros d'une «belle chanson. »

Que Roland s'intSresse a 1'immortalite de ^1'ame est aussi en evidence. Suivant la loi chretienne, il se prSpare a la mort en confessant ses peches a Dieu. Roland cherche 1'absolution du.

Seigneur en vue d'aller au paradis. II est important de noter que le narrateur cite a trois reprises la pSnitence de Roland, pour souligner l'interet (hfiroique et chrStien) de sa mort, de son ascension au ciel:

Cleimet sa culpe e menut e suvent, Pur ses pecchez Deu en puroffrid lo guant. (2364-2365).

Deus, meie culpe vers les tues vertuz De mes pecchez, des granz e des menuz, Que jo ai fait des l'ure que nez fui

-91- Tresqu'a cest jur que ci sui consout! (2369-2373).

Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit: «Veire Patene, Ki unkes ne mentis, seint Lazaron de mort resurrexis E Daniel des leons guaresis, Guaris de mei 1'anme de tuz perilz Pur les pecchez que en ma vie fils!» Sun destre guant a Deu en puroffrit. (2383-1289).

La penitence de Roland merite Inattention a plus d'un titre. Tout d'abord, son geste feodal - «Pur ses pecchez Deu en puroffrid lo guant» - donne a penser. Suivant le code fSodal du moyen age, le gant est un signe d'honneur: pour s'engager envers quelqu'un, rappelons-le, il faut le gant. II y en a plusieurs exemples dans le texte. Le gant comporte done, dans la fiction, une charge mnemonique: par exemple, Charlemagne tend le gant a Roland pour confier 1'arriere-garde au comte. De plus, Ganelon laisse tomber le gant droit que lui tend le roi: cela est un presage de la trahison de Ganelon. Ce qui importe c'est que le geste de Roland

Svoque des souvenirs (fictifs): en un mot, par le gant droit de

Roland, le public rappelle (des evenements de) 1'histoire.

La question se pose done de savoir: outre sa charge mnemonique, quelle est la signification du geste (feodal) de

Roland? Bref, Roland s'engage envers Dieu, envers son souverain celeste, en lui tendant son gant droit. Etant en vie, Roland doit remplir les obligations de Charlemagne - c'est son souverain modain. Mais, avant de mourir, il est temps de se lier, par un geste feodal, a Dieu. L'acte de Roland met en relief 1'aspect feodal de l'Eglise: etant Chretien, il faut servir (au sens feodal du verbe), Dieu. Le gant droit est done un point de jonction ou se rencontrent la feodalite mondaine et celeste: pour s'engager envers Charlemagne et Dieu, il faut leur tendre le gant droit. II nous reste a preciser que Roland appuie sa confession et sa penitence sur le gant droit. Par le gant droit, Roland signale l'humilite et la sincerite de ses propos. Suivant la loi chretienne, afin d'expier ses pechSs, Roland doit avoir des remords - le gant droit est l'indice (fSodal) du repentir du comte. Dieu entend le signifie - c'est la bonne foi de Roland - et il donne 1'absolution au comte en acceptant le gant droit, le signe du regret. Plus prScisSment, c'est saint Gabriel, servant ici d'intermediaire entre Dieu et Roland, qui recoit le gant droit. 30 Par le gant droit, Roland monte au ciel: «L'anme del cunte portent en pareis. » (2396).

Aussi Roland va-t-il au paradis. Mais, avant de monter au ciel (avant de mourir), Roland s'applique a se rendre immortel dans la memoire des Franqais, dans la memoire du public. II s'agit la. de mettre son corps (mort) dans une posture heroique et noble:

Sur 1'erbe verte s'i est culchet adenz, Desuz lui met s'espee e l'olifan, Turnat sa teste vers la paiene gent: Pur <;o 1' ad fait que il voelt veirement Que Carles diet e trestute sa gent, Li gentilz quens, qu'il fut mort cunquerant. (2358-2363).

Par 1'attitude de son corps. Roland souligne son heroisme. D'une part, il met les instruments de son pouvoir - le cor et l'epee - sous son corps pour montrer qu'il est encore capable de battre les paiens et done, d'accomplir la volontS du roi, meme en mourant.

D'autre part, en tournant sa tete «du c6t§ de la gent paienne,»

Roland se met en position de surveiller les cadavres des

-93- Sarrasins: ce sont les indices, les fruits de «sa conquete. » De surcroit, Roland tourne son visage vers l'Espagne - c'est la terre de l'ennemi - afin d'indiquer qu' «il est mort en vainqueur. » Ce qui nous interesse c'est que Roland a 1'intention de «signer» son cadavre: il connait que son corps mort porte bien la signature, la marque d'un heros. II reste aux Franqais d'en dechiffrer les signes.

Maintenant, nous sommes en mesure de considSrer le retour de

Charlemagne (il revient a Roncevaux aprSs avoir entendu le cor de

Roland), d'une perspective semiotique. II s'agit de traiter des signes du champ de bataille. L'empereur voit les cadavres des

Fran

II nen i ad ne veie ne senter, Ne voide tere, ne alne ne plein pied, Que il n'i ait o Franceis o paien. (£399-2401).

Afin de dScouvrir les cadavres des douze pairs, il faut lire les signes de leur destruction. En «lisant» le champ de bataille - c'est le «texte» de la bataille - Charlemagne peut reconstruire les circonstances du massacre (nous y reviendrons bientdt).

Tout d'abord, Charlemagne souligne sa perte (personnelle), en citant les noms des barons franqais qui sont morts a Roncevaux.

II s'agit d'une liste commemorative. D'une part, Charlemagne rappelle aux Francais les noms des soldats de 1'arriere-garde pour

Svoquer des sentiments de regret, de remords et de vengeance.

D'autre part, en rememorant ses barons, le roi les rappelle a la memoire du public:

-94- Carles escriet: «u estes vos, bels nies? U est l'arcevesque e li quens Oliver? U est Qerins e 3is cumpainz Gerers? U est Oles e li quens Berengers, Ive e Ivorie, que jo aveie tant chers? Que est devenuz li Guascuinz Engeler, Sansun li dux e Ansexs li bers? U est Gerard de Russillun li Veilz, Li .xii. per, que jo aveie laiset?» (2402-2410).

En nommant ses barons, Charlemagne se rend compte qu'il aurait pu empecher leur mort: etant aussi a Roncevaux, il aurait pu battre les paiens:

«Deus! dist li reis, tant me pois esmaier Que jo ne fui a l'estur cumencer!» (2412-2413).

Etant le commandant, le souverain des Francais, le roi aurait aime frapper les paiens aux cotes de 1'arriere-garde. II s'agit d'un desir de proteger

Charlemagne a. son aide. Ainsi-Roland est responsable de l'absence de Charlemagne. La plainte de 1'empereur a done pour effet de rappeler le peche, le refus orgueilleux, de Roland.

Or, il est frappant de voir le geste de Charlemagne. Une fois encore, il tire sa barbe pour indiquer son impuissance face aux SvSnements: «Quant il co vit que n'en pout mie freindre. »

(2314). II s'agit ici d'indiquer qu'il n'est pas capable de changer les faits de <1'histoire) - etant donne la volonte de Dieu, «la mauvaise volonte)) de Roland, il n'etait pas possible d'etre a Roncevaux. En ce qui concerne le geste du roi, les

Francais entendent le signifie - c'est le chagrin de Charlemagne.

-95- Par consequent, ils pleurent: l'indice qu'ils partagent la douleur du roi:

Plurent des oilz si baron chevaler; Encontre tere se pasment . xx. millers. (2415-2416).

Ce n'est pas un hasard si vingt mille chevaliers s'Svanouissent car Charlemagne a perdu vingt mille soldats a Roncevaux. II s'agit done de commemorer leurs morts : vingt mille Franqais servant a. reprSsenter 1'arriere-garde.

La mort de 1'arriere-garde atteint done les Franqais.

Mais le due Naimes conseille a Charlemagne de poursuivre les paiens afin de venger la destruction de 1'arriere-garde: «Car chevalchez! Vengez ceste dulor! (2428). Or, Charlemagne decide de pourchasser les Sarrasins. Mais, avant de quitter Roncevaux,

1'empereur assure le champ de bataille contre des attaques, des incursions:

Li reis cumandet Gebuin e Otun, Tedbalt de Reins e le cunte Milun: «Guardez le champ e les vals e les munz. Lessez gesir les morz tut issi cun il sunt, Que n'i adeist ne beste ne lion, Ne n'i adeist esquier ne garcun; Je vos defend que n'i adeist nuls hom, Josque Deus voeille que en cest camp revengum. » (2432-2439).

II s'agit done de proteger le champ de bataille, de preserver le

«texte» du massacre. En accord avec la volonte de Dieu,

Charlemagne a 1'intention de revenir (de nouveau) a Roncevaux pour examiner le champ de bataille. En d'autres mots, il doit retourner pour dechiffrer les signes de la mort de Roland.

-96- Nous allons retrouver bientdt la poursuite des paiens, mais il nous fout encore commenter la lecture de Charlemagne. Apres avoir pourchasse les Sarrasins, Charlemagne revient a Roncevaux. Que 1'empereur fasse la volonte de Dieu en retournant a Roncevaux est ici en evidence. Saint Gabriel, servant d'intermSdiaire entre Dieu et Charlemagne, sanctionne le retour du roi:

Sein Gabriel, Ki de par Deu le guarde, Levet sa main, sur lui fait sun signacle. (2847-2848).

Par son signe (signacle), saint Gabriel consacre le projet de Charlemagne. Le roi entend le signifie: il se rend compte qu'il est toujours sous la protection du ciel. Ainsi Charlemagne et son armSe se debarment:

Li reis descent, si ad rendut ses armes, Si se desarment par tute l'ost li altre. (2849-2850).

II s'agit la de rendre honneur a Dieu et a la memoire de 1'arriere-garde. Saint Gabriel et Charlemagne sacralisent, en effet, le champ de bataille a Roncevaux - suivant la loi chretienne, il faut se desarmer avant de penetrer dans un lieu sacre. Vu que plusieurs Chretiens ont donne leurs vies pour Charlemagne et la chretiente, le champ de bataille est un lieu sacre.

Ainsi, Charlemagne fait Roncevaux l'objet d'un sentiment de reverence religieuse. II veut traiter les cadavres des soldats avec beaucoup de respect et d'egard. Par exemple, Charlemagne honore la memoire de Roland en «consacrant» la recherche de son cadavre. Tout en (pleurant pour les morts qu'il trouve,)

-97- le roi dit aux Franqais qu'il «doit» aller en avant pour chercher son neveu:

Dist a Franceis: «Segnus, le pas tenez, Kar mei meisme estoet avant aler Pur mun nevoid que vuldreie truver. (2857-2859).

Etant le souverain et l'oncle de Roland, Charlemagne a une obligation ffiodale et familiale de trouver le corps du comte.

Charlemagne prend connaissance de la mort de Roland par la lecture. II s'agit d'une lecture privilegiee: c'est que 1'empereur sait d'avance les details, les signes de la mort de Roland. Le roi rappelle que Roland avait 1'intention de «signer» son cadavre:

A Eis esteie, a une feste anoel, Si se vanterent mi vaillant chevaler De granz batailles, de forz esturs pleners. D'une raisun oi Rollant parler: Ja ne murreit en estrange regnet Ne trespassast ses humes e ses pers; Vers lur pais avreit sun chef turnet; Cunquerrantment si finereit li bers. (2860-2867).

Par ses propos, Roland fournit (indirectement) des signes de sa mort, de son cadavre, a Charlemagne. L'empereur entend bien le dicours de Roland: il va dans le «bon sens» pour trouver le corps du comte: «Devant les altres est en un pui muntet. » (2869). Ainsi, le roi «suit» les signes de la mort de Roland.

Mais, avant de trouver le cadavre de Roland, Charlemagne voit d'autres signes de la bataille. II s'agit de lire un texte (sang 1 ant) du massacre des Franc/ais:

Quant l'empereres vait querre sun nevoid, De tantes herbes el pre truvat les flors

-98- Ki sunt vermeilz del sane de nos barons. (2870-2872).

Vu que les signifies - les cadavres - sont visibles partout dans

le champ de bataille, il n'est pas necessaire de dechiffrer la

signification du signe - du sang. Sur le plan des metaphores,

1'image des fleurs sang1antes donne pourtant a penser. Par les

fleurs rouges du sang, il faut entendre les corps saignants des

jeunes francais. A la vue des fleurs - c'est le texte de la

bataille - Charlemagne pleure car il pense aux morts: «Pitet en

ad, ne poet muer n'en plurt. » (2873). Cependant que les fleurs

(sanglantes) reprSsentent les morts, elles signifient aussi le

salut des Francais. Dans la fiction, les fleurs - les ames des

Francais - appartiennent au paradis. En pleurant les morts de

1'arriere-garde, Roland espere que Dieu les conduira aux fleurs du

ciel: «En seintes flurs il les facet gesir!» (1856).

Parei1lement, Turpin recommande les ames des Francais a Dieu en

vue de les mettre parmi les fleurs du paradis: «En pareis les

metet en sentes flurs!» (2197). Ainsi, en mourant, on passe des

fleurs mondaines aux fleurs celestes.

Revenons au corps mort de Roland. Charlemagne trouve le

cadavre de son neveu en «reconnaissant» des signes, des marques de

Roland. Avant de mourir, rappelons-le, Roland frappe son epee

contre une pierre bise. II inscrit de la sorte une signature

(vaillante) dans le rocher. Plus tard, Charlemagne reconnait le

texte de Roland, l'ecriture de son neveu:

Desuz dous arbres parvenuz est . . .

Les colps Rollant conut en treis perruns. (2874-2875).

Sur le plan des signifies, les coups de Roland annoncent sa mort.

-99- De fait, le cadavre du comte se trouve a c6te du rocher, ((etendu sur l'herbe verte.» (2876). Le signe est «uni» car le signifie - c'est le corps de Roland - est 1ittSralement liS au signifiant, au rocher. A la vue du cadavre de son neveu,

Charlemagne est accable du chagrin; il s'evanouit sur le corps:

Nen est merveille se Karles ad irur. Descent a pied, aled i est pleins curs. Entre ses mains ansdous ... Sur lui se pasmet, tant par est anguissus. (2877-2880).

Eugene Vance propose une lecture ((commemorative)) du geste de

Charlemagne: en prenant Roland ((entre ses mains, » Charlemagne essaie de «commemorer» son neveu et puisqu'il ne peut le faire, il s'evanouit-31 Mais, nous pensons qu'il est plutot question de ressusciter le corps de Roland. Vance utilise la notion de la commemoration dans sa limite la plus extreme.

Charlemagne rend honneur a. la memoire de Roland en prononcant un discours sur la vie du comte. II s'agit d'un regret funebre.

AprSs qu'il revient de son evanouissement, Charlemagne revoit (le corps de) son neveu; suivant la loi chretienne, il se met a rappeler les exploits de Roland en vue de recommander son ame a.

Dieu:

«Amis Rollant, de tei ait Deus mercit! Unques nuls hom tel chevaler ne vit Por granz batailles juster e defenir. La meie honor est turnet en declin. » (2877-2890).

Mais, Charlemagne s'Svanouit a nouveau car sa douleur l'atteint.

Le roi rScupere ses forces afin de reprendre son eloge de

Roland. Mais, avant de parler du comte, Charlemagne revoit

(son neveu etendu a terre.) (2894). II s'agit la de

-100- dechiffrer de nouveau le corps de Roland - c' est-a-dire de relire le texte de sa mort.

Cors ad gaillard, perdue ad sa culur, Turnez ses oilz, mult li sunt tenebros. (2895-2896).

Faute de couleur, la mort laisse son empreinte sur le corps de

Roland. De surcroit, 1'attitude de son cadavre met en relief son heroisme: il a les yeux, rappelons-le, tournSs vers les paiens; les tenebres qui marquent ses yeux soulignent sa vail lance.

Done, ce n'est pas un hasard si Charlemagne cite la vail lance de Roland. Bref, il entend le signifie-il lit bien les yeux

(heroiques) du comte. De sa lecture (du corps) de Roland,

Charlemagne recommande l'ime de son neveu a Dieu:

Ami Rollant, Deus metet t'anme en flors, En pareis, entre les glorius! (2898-2899).

II est interessant de noter que Charlemagne reprend la metaphore

Par des fleurs celestes, rappelons-le, il faut entendre les ames des Francais (des chr6tiens), qui se trouvent au ciel. Ainsi, suivant la coutume

(textuelle) des fleurs sauvees, Charlemagne prie Dieu pour l'ame de Roland.

Vu que Roland est mort, Charlemagne, precise la nature

(feodale et mondaine) de sa perte, de sa douleur. A l'avis du roi, Roland est seul capable de sauver l'honneur du roi et done, de proteger la France contre le mal:

Ja mais n'ert jurn de tei n'aie dulur. Cum decarrat ma force e ma baldur! Nen avrai ja Ki sustienget m'onur;

-101- Nen avrai ja Ki sustienget m'onur; Suz ciel ne quid aveir ami un sul; Se jo ai parenz, nen i ad nul si proz. (2901-2905).

Cette plainte comporte deux sens. D'une part, Charlemagne a raison de souligner la vaillance du comte: rappelons que son courage s'inscrit dans son corps. De plus, Roland met en cause sa bravoure et sa puissance en tuant plusieurs paiens. D'autre part, il est dans l'interet heroique de la geste - surtout dans l'interet de Roland - d'exagSrer la valeur (feodale) du comte. La demesure de l'Spopee marque les propos de Charlemagne: «Nen avrai ja ki sustienget m'onur. » Toutefois, les evenements de 1'histoire minent les paroles du roi. Par exemple, ses barons sauvent prochainement son honneur en se battant contre . D'ailleurs, Dieu est en fin du compte responsable de l'honneur et de la surete de 1'empereur. Ayant la grace de Dieu, (Charlemagne aura toujours quelqu'un pour soutenir son honneur. > Nous pensons surtout a saint Gabriel qui intercede souvent (dans la fiction) en faveur du roi. Mais, ce qui nous importe, ce n'est pas que Charlemagne exagere la puissance de Roland, c'est que la logique de 1'Spopee permet et encourage la demesure.

II est temps de preciser que Charlemagne adresse son regret a Roland. Etant le destinataire des propos du roi, Roland est, en quelque sorte, encore present a 1'esprit du roi. II s'agit done d'un jeu de presence et d'absence. Par sa mort, Roland est absent. Pousse par 1'affliction qu'il eprouve a la mort, a 1'absence de Roland, Charlemagne veut rendre la vie a son neveu. En adressant sa parole a Roland - «Ami Rollant)) - Charlemagne

-102- souligne son desir de faire revivre Roland. Cependant qu'il parle a. Roland, Charlemagne emet ses paroles en direction de Dieu; s'il entend le discours du roi, il mettra 1' ame de Roland «parmi les fleurs en paradis. » Au reste, les Francais Scoutent les propos du roi. Ils entendent le signifiS - c'est la douleur de 1'empereur.

De ce fait, les Francais se mettent a pleurer:

Cent mi lie Franc en unt si grant dulur Nen i ad eel Ki durement ne plurt. (2907-2908).

Ainsi, le chagrin de Charlemagne atteint tous ses sujets. Mais, ce qui nous importe, c'est que le roi adresse en premier lieu sa plainte, sa douleur, a Roland - a. son absence.

En regrettant la mort de Roland, Charlemagne met en relief

1'absence de son neveu. Roland accable 1ittSralement Charlemagne de sa mort, de son absence. Une fois encore Charlemagne adresse sa plainte a Roland. Effet de contraste: etant le destinataire de la parole du roi, Roland est, pour ainsi dire, present. Mais, par son discours sur la mort du comte, Charlemagne precise 1'absence de Roland:

Ami Rollant, jo m'en irai en France. Cum jo serai a Loun, en ma chambre, De plusurs regnes vendrunt li hume estrange, Demanderunt: «U est li quens cataignes?» Jo lur dirrai qu'il est morz en Espaigne. A grant dulur tendrai puis mun reialme; Ja mais n'ert jur que ne plur ne n'en pleigne. (2909-2915).

Voyant Charlemagne tout seul dans son domaine («sa chambre))) , les hotes du roi remarqueront 1'absence de Roland. La question se posera done de savoir: «ou est Roland?)) Par la question - «U est))

i -103- - le poete de la geste anticipe la problSmatique de Villon: dans le Testament de Villon, le poete se demande: Ubi est? /

Ubi sunt? II s'agit la d'examiner le jeu de presence et d'absence qui marque la Mort. Pour citer un exemple frappant,

Villon se pose la question: «Mais ou est le preux Charlemagne?))32

Ainsi, la resonance est remarquable: «Ou est Charlemagne?)) / «Ou est Roland?)) Done, en se demandant, «U est li quens cataignes?)), le poete du texte prefigure 1'ubi est? de Villon.

La mort de Roland souleve done la question mStaphysique: ou est-il maintenant? Mais, un probleme mondain se pose aussi: Stant absent, Roland ne peut protSger le royaume de Charlemagne:

«Morz est mis niSs, Ki tant me fist cunquere. » Encuntre mei revelerunt li Seisne E Hungre e Bugre e tante gente averse, Romain, Puillain e tuit icil de Palerne E cil d'Affrike e cil de Califerne, Puis enterrunt mes peines e mes suffraites. (2920-2925).

La mort de Roland exagSre la notion d'Absence. Sans Roland, un vide, un vacuum s'ouvre dans la fiction: «E France, cum remeines deserte!» (2928). Le point d'exc1amation met en relief 1'absence de Roland et la vulnerability de la France. Aux yeux de

Charlemagne, les pays qu'il gouverne < se rebelleront contre

lui.) II s'agit de nouveau d'exagerer les consequences

(politiques) de la mort de Roland. Malgr§ 1'absence du comte,

Charlemagne peut encore proteger son royaume. L'episode de

Baligant en est exemplaire. (Nous y reviendrons). Ce qui nous

importe maintenant, c'est qu'il est dans l'interet heroique de la

geste d'outrer les exploits et la perte du comte. Par hyperbole,

Charlemagne rend Roland immortel dans la memoire (fictive) des

-104- Francais et dans la memoire (reelle) du public.

II est intSressant de noter que la douleur de Charlemagne conduit les Francais a. la dSmesure. A la vue du roi, tous les soldats Sprouvent de 1'angoisse. Charlemagne arrache sa barbe blanche en disant qu'il ne peut vivre sans Roland:

Si grant doel ai que jo ne vuldreie este! Sa barbe blanche cumencet a detraire, Ad ambes mains les chevels de sa teste. (2929-2931).

Sur le plan sSmiotique, on connait la signification du geste de

Charlemagne: le roi souligne sa douleur en tirant sa barbe et les cheveux de sa tete. Les Francais entendent le signifie: «Cent milie Francs s'en pasment cuntre tere.» (2932). Ainsi, le geste

(penible) du roi cause du chagrin a cent mille Francais: par hyperboie, leur pamoison est l'indice de leur douleur.

Vu que la dSmesure fait partie de la fiction (Spique) de la geste, il est frappant que Geoffroi d'Anjou dit a. Charlemagne de ne pas «manifester» tant de douleur. II s'agit de lui «commander» d'Stre raisonnable:

Sire emperere, co dist Gefrei d'Anjou, Ceste dolor ne demenez tant fort! (2945-2946).

Par le point d' exc 1 amation, Geoffroi donne 1' ordre a. Charlemagne d'Stre sense. A l'avis de Geoffroi, Charlemagne se fait une montagne de la mort de Roland: en se lamentant sur la perte de

Roland, il parait oublier la mort de 1'arriere-garde. Ainsi,

Geoffroi conseille fortement au roi de prendre intSrSt aux autres

Francais qui sont morts a Roncevaux:

-105- Par tut le camp faites querre les noz, Que cil d'Espaigne en la bataille unt mort. Eh un earner cumandez que hom les port. (2947-2949).

Charlemagne ecoute les conseils de son baron. Le roi lui donne

1' ordre de sonner du cor: «co dist li reis: sunez en vostre corn!)) (2950). Sur le plan des signifies, le son du cor signale que les soldats doivent

Or, par ses propos, Geoffroi rappelle Charlemagne non

seulement a la raison, mais aussi a son devoir chrStien. Suivant

la loi catholique, Charlemagne, en tant que vicaire de Dieu, doit veiller a la bSnSdiction des morts. II s'agit de remplir les

obligations de sa charge. Ainsi, les pretres de 1'empereur se mettent a benir les soldats de 1'arriere-garde:

asez i ad evesques e abez, Munies, canonies, proveires coronez, Sis unt asols e seignez de part Deu. Mirre e timonie i firent alumer, Gaillardement tuz les unt encensez; A grant honor pois les unt enterrez. (2955-2960).

Charlemagne honore done les corps des Francais en bra 1 ant de

l'encens. 33 II accomplit de la sorte son devoir Chretien.

Le roi traite surtout les restes de Roland, d'Olivier et de

Turpin avec beaucoup de respect et d'Sgard. Etant donne les

exploits fSodaux et Chretiens des trois barons, il est question de

rendre honneur a. leur memoire. Suivant le cannon catholique,

Charlemagne immortalise les barons: tout d'abord, il donne 1'ordre

d'ouvrir leurs corps pour preserver leurs coeurs:

Li emperere fait Rollant costeir E Oliver e l'arcevesque Turpin.

-106- Devant sei les ad fait tuz uvrir E tuz les quers en paile recuillir: Un blanc sarcou de marbre sunt enz mis. (2962-2966).

La question se pose done de savoir: pourquoi Charlemagne fait-il «recueillir» les coeurs des barons? II s'agit d'un pratique courante au moyen age. On embaume souvent les corps et les organes des «saints, » des rois, etc. Done, en conservant leurs coeurs, Charlemagne canonise les barons. Par leur conduite exemplaire, les barons sont en droit de devenir des saints. Etant le vicaire de Dieu, Charlemagne decide de les canoniser. Ainsi, le roi fait «recueillir» les coeurs des barons pour avoir des reliques. Or, en tant que reliques, les coeurs des Francais comportent une signification sacree. Sur le plan des metaphores, le coeur est le «siege» de la fidelite et du courage des barons: c'est done emblSmatique de leurs exploits, de leurs vies saintes. En d'autres mots, le coeur de Roland signifie la saintetS du comte: c'est-a-dire sa fidelite a Charlemagne et a Dieu - des souverains inseparables.

Vu que Charlemagne canonise les barons, il doit preserver non seulement leurs coeurs, mais aussileurs corps. II s'agit de rendre les barons (saints) immortels dans la mSmoire des hommes. Ainsi, Charlemagne prend soin des cadavres des barons:

E puis les cors des barons si unt pris, En quirs de cerf les seignurs unt mis; Ben sunt lavez de piment e de vin. Li reis cumandet Tedbalt e Qebuin, Hilun le cunte e Otes le marchis: «En .ill. carettes les guiez ...»

Bien sunt cuverz d'un palie galazin. (2967-2973).

Au lieu d'enterrer les barons (dans la fosse) a Roncevaux,

-107- Charlemagne a 1'intention de les dSposer dans une eglise: c'est-a-dire dans un lieu sacre digne des saints. II s'agit de nouveau d'une pratique courante au moyen age. On revient des croisades avec les cadavres (de bons chrStiens) destines a des eglises. Avant d'arriver a Saint-Romain-de-Blaye (1'eglise ou se trouvent enfin les barons), Charlemagne doit vaincre Baligant. AprSs avoir battu les paiens, Charlemagne revient en France. II passe par Bordeaux pour «deposer» le cor de Roland - c'est une autre rSlique du comte - sur l'autel de saint Seurin:

Vint a Burdeles, la citet de ... Desur 1'alter seint Severin le baron Met l'oliphan plein d'or e de manguns. (3684-3686).

Ensuite 1'empereur se rend a Blaye afin d'enterrer les corps des barons:

Entresqu'a Blaive ad cunduit sun nevoid E Oliver, sun nobilie cumpaignun, E 1'arcevesque, Ki fut sages e proz En blancs sarcous fait metre les seignurs: A Seint Romain, la gisent li baron. Francs les cumandent a Deu e a ses nuns. (3689-3694)

Outre la canonisation des barons, ce qui importe c'est la topographie de la laisse. Dans la fiction, le roi transforme des eglises et des villes en des lieux saints: c'est qu'il depose les restes des barons saints a Bordeaux, a Blaye, etc. Ainsi, Charlemagne marque voire cree une route de pelerinage.

-108- 4. La Haissance de l'oeuvre: signes de la genese.

Pour ouvrir quelque peu une problSmatique que nous avons voulu limite, on pourrait se demander, comme le fait Joseph

BSdier, si la route du pelerinage nous fournit des renseignements sur les origines de La Chanson de Roland. Par Les LSgendes epiques

Bedier renverse d'un coup les theories traditionalistes - nous y reviendrons bientot - elaborees par Gaston Paris. 1 Bedier appuie la theorie selon laquelle les chansons de geste proviennent «des routes des grands pelerinages des onzieme et douzieme siecles. »2

A son origine, La Chanson de Roland aurait Ste une oeuvre de commande, creee (et chantee) pour faire la publicity des sanctuaires: c'est-a-dire pour faire connaitre les lieux saints aux fiddles. 3 II n'y aurait done, selon Bedier, aucune tradition litteraire entre le fait historique - par exemple, la destruction de 1'arriere-garde de Charlemagne - et la creation de la geste.

L'auteur de La Chanson de Roland serait le Turoldus qui se nomme dans le dernier vers du texte d'Oxford: «Ci fait la geste que

Turoldus declinet. » (4002).

Ces theories sur la crSation individuelle de la geste,

inspiree par l'Eglise dans l'esprit de la croisade et du pSlerinage, ces theories forment 1'essence de ce qui est intitule

«1'individualisme. »4 Le credo des individualistes est le mot celebre par lequel Bedier termine un chapitre des commentaires sur

La Chanson de Roland: «Au commencement etait la route, jalonee de sanctuaires. »5

Avant Bedier, les theories sur la genese des chansons de geste etaient surtout eelles du «traditionalisme. »6 Une tradition

-109- (orale) ininterrompue aurait exists depuis 1'evenement historique

- nous songeons de nouveau a la destruction de 1'arriere-garde- jusqu'au premier manuscrit de la geste.7 Cette tradition se serait manifestee par des chansons braves (cantilenes, carmina), nSes peu de temps apres le fait historique, transmises de generation en generation, amplifiees au cours des siecles par

1'introduction de nouveaux episodes, de nouveaux personnages, etc 8 De la re-introduction des personnages dans le texte, le mei1leur exemple est Gautier de l'Hum. Rappelons que son retour tardif est sans explication: il s'agit la. de reintegrer un personnage perdu, lors de la transmission du texte, a la fiction.

Les theses de BSdier, en ce qui concerne 1'apparition de

La Chanson de Roland comme 1'oeuvre d'un po&te, sans tradition litteraire precedente, ont ete contestees par les champions des theories d'une origine savante des chansons de geste 9 Wilmotte, dans L'Epopee francjaise, a cru trouver les sources de La Chanson de Roland dans la poesie latine et savante, remontant a 1'EnSide en passant par des poetes carolingiens comme Argilbert et Ernold le Noir.1 0 Mais, il s'est revele impossible de demontrer

1'heritage pretendu des poetes savants: les oeuvres de ces poetes etaient destineees a etre lues et non pas, comme les chansons de geste a. etre chantees devant un auditoire. Paul Zumthor precise ainsi «l'oralite» du texte medieval:

I admit here that, apart from some exceptions, every medieval text, whatever its mode of composition was designed to be communicated aloud to the individuals who constituted its audience. 1

Done, etant donne «l'oralite» de la litterature du moyen age, on

-110- ne croit plus aux theories des origines savantes.

Nous allons retrouver bientot la tradition orale de

La Chanson de Roland, mais il nous faut encore prSciser 1'histoire litteraire (et critique) de la geste. L'hegimonie des theories indivudalistes de BSdier Stait longtemps presque incontestSe: la thSorie des origines savantes constitue 1'exception. II est seulement au cours des derniers trente-cinq ans que s'est manifests un revirement qu'on peut appeler un neo-traditionalisme.

Joseph Duggan le dScrit ainsi:

Paradoxically, many of the more recent theoreticians have returned to a position close to that of Gaston Paris and other nineteenth century figures, who posited a continuous tradition of unrecorded songs going back to the time of Charlemagne or even to the event itself. In this group, called by Menendez Pidal «traditionalists», there is, however, a split between those for whom the oral tradition is essentially based upon transmission through memory and for those who see it as a less .... conservative process of improvisational composition. 12

Selon Duggan, la maniere de raconter le rScit (mSdiSval) est de toute importance. Le debat des neo-traditionalistes porte tout d'abord sur le probleme de la transmission orale du poeme. D'une part plusieurs critiques, tel que Eugene Vance, croient que le jongleur recite la geste de memoire. 13 A l'avis de Vance, le jongleur utilise des aide-m§moire pour rappeler le texte: il s'agit la des laisses paralleles, des formules rhythmees, etc.

D'autre part, on pense que le jongleur «improvise» le recit

(oral). Dans ce cas, le jongleur composerait sur-le-champ et sans preparation son discours (litteraire). La notion de

1' improvisation se prSte a. une explication des variantes innombrables qui figurent dans les manuscrits de La Chanson de

-111- Roland. 14

L'orthodoxie des champions de 1'improvisation des jongleurs est pourtant douteuse. II est probable que les jongleurs etaient libres de choisir les formules qui leur venaient a l'esprit. Done, d'un recital a un autre, d'un jongleur a un autre, le texte oral se varierait. De toute maniere, il faut un grand effort de memoire de retenir, de rappeller, par exemple, les quatre mille vers du manuscrit d'Oxford de La Chanson de Roland: il est difficile d'imaginer que le jongleur racontait la geste ex nihilo - a notre avis, il devait savoir le poeme par coeur. Le livre de Jean

Rychner nous enseigne a ce sujet. 15 Selon Rychner, le jongleur memorisait le recit a l'aide des formules rythmees. La definition classique ou homerique de la formule est celle de Hilman Perry:

«A group of words which is regularly employed under the same metrical conditions to express a given essential idea. »i6 Rychner nous donne 1'exemple suivant d'une formule. Le fait d'eperonner un cheval est exprime dix-sept fois dans le manuscrit d'Oxford par la formule: «Le (Sun) cheval brochet (Brochet) le bien. » Cette formule se trouve toujours dans le premier hemistiche du vers, le deuxi&me, a l'avis de Rychner, doit se composer de formules plus variees, reglees par la contrainte de la variation d'assonance. i7

Ce qui nous interesse c'est que les formules (rhythmees) aide le

jongleur a rappeler le poeme et, done a le reciter.

Or, nous sommes en mesure de voir s'il y a des formules

sSmiotiques dans le poeme: c*• est-a-dire des signes qui se rSpetent

le long du recit. Prenons, par exemple, le geste signifiant de

Charlemagne de tirer sa barbe. Rappelons que sur le plan des

-112- signifies, ce geste signifie gSnSralement la douleur du roi. Le

fait de tirer sa barbe est exprimS cinq fois dans le texte par les

formules: «Si duist sa barbe» «Tiret sa barbe (blanche).. »io

Ces formules se trouvent quatre fois sur cinq dans le premier hemistiche du vers; au cas ou la formule est dans le deuxieme hSmistiche, la rime l'exige:

Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret. Ci fait la geste que Turoldus declinet. (4001-4002).

L'important est que Charlemagne tire sa barbe chaque fois qu'il est atteint du chagrin. Ainsi, c'est ce geste qui caracterise et reprSsente la souffranee du roi. Le jongleur «formule» pour ainsi dire, 1'affliction de Charlemagne.

II nous reste a dire un mot sur la signification des formules semiotiques. II s'agit de montrer comment les signes produisent du sens. ConsidSrons le geste de Charlemagne de tirer sa barbe. On sait le signifi€: c'est la douleur du roi. En disant que Charlemagne lisse sa barbe quand il est affligS, le jongleur donne une signification au geste de 1'empereur. Ce qui nous importe c'est que la formule renforce le sens du geste, du signe. Par la rSpStition du signe - par sa «formulation» - le public commence a reconnaltre le signifiS. Autrement dit, l'auditoire arrive a reconnaltre la douleur du roi par son geste.

Aussi le jongleur est-il gSnSrateur du sens (fictif). II rSdige la fiction, les signes, les gestes, les objets, etc. en formule. Les formules constituent des blocs semantiques, des blocs prSfabriquSs: c'est que les formules sont faites au

-113- prSalable, bien avant le recital poStique. De fait, le jongleur

«herite» le poeme, y compris les formules, d'autres jongleurs. II s'agit la d'une tradition orale. Vu que le jongleur exprime une formule plusieurs fois (dix-sept fois, cinq fois, etc. ), le public parvient a. deceler le(s) sens de la fiction.

Avant de commenter la valeur semantique des formules, il nous faut preciser le metier du jongleur. L'apprentissage des formules est de toute importance pour un chanteur (medieval). Nous allons emprunter a. un livre d'Albert Lord, nos commentaires sur le metier de jongleur.1 9 Lord etudie le genre Spique qui existe toujours en

Yougoslavie. Ce qu'il nous apprend sur la formation d'un jongleur yougoslave s'applique aussi aux jongleurs medievaux. Faute d'autres etudes, rien ne contredit la supposition que le mStier est a peu pr^s le meme aujourd'hui, qu'il exige la meme formation.2 0 Selon Lord, un jongleur yougoslave doit d'abord faire 1'apprentissage de son metier. Pour apprendre a etre un jongleur, il faut suivre et Scouter un maitre-chanteur. En ecoutant son maitre, l'etudiant doit memoriser autant de formules rythmees que possible. Le but de la formation d'un jongleur est done la maitrise complete de ces formules. Le chanteur de la geste de Roland doit rappeler les formules suivantes car elles constituent le recit qu'il chante: armement d'un guerrier, coups donnSs et reqfus, combats singuliers, attaques et fuites, descriptions geographiques, expressions de douleur, de colere, d'orgueil et ainsi de suite. Bref, de sa maitrise des formules,

le jongleur peut re-produire et raconter la geste. En rSsumS, les formules servent d'aide-memoire pour aider le jongleur a. rappeler

La Chanson de Roland.

-114- Dans la geste, le recit procede par une serie de laisses: chaque laisse fait progresser le recit d'un pas. Chaque fait

(que le jongleur veut raconter) donne lieu a une laisse ou a une serie de laisses. Le jongleur raconte souvent des laisses similaires. Jean Rychner decrit ainsi la fonction (narrative) des laisses similaires:

... les groupes de trois laisses similaires arretent le recit aux moments les plus dramatiques, les plus decisifs, formant comme des barrages, de hautes haltes lyriques, avant que de nouveau la narration reprenne son cours. 21

En un mot, le jongleur rSpete des laisses (en y apportant quelques changements), pour souligner 1'action importante. Ainsi s'explique la rSpStition des laisses qui met en lumiere la mort de

Roland. L'agencement des laisses constitue la trame du texte

(oral et ecrit). Le recit change de jongleur a jongleur dans la mesure ou le chanteur, qui doit amuser son auditoire, varie ses formules pour le plaisir du public. Moignet precise ainsi la variability des textes orals:

Rien n'est plus eloigns de l'art des jongleurs que 1'idSe, toute moderne, d'un texte fixe, propriety litteraire d'un auteur: la matiere epique est un bien commun que chacun peut traiter a. sa guise. 22

La variStS des manuscrits de La Chanson de Roland est done 1'effet d'une tradition orale qui precede l'ecriture des recits. Par leur diversity lexicale et 1inguistique, les manuscrits re-prysentent

la liberte (poetique) des jongleurs23: c'est l'indice que le texte variait d'un chanteur a 1'autre, d'un rScital a 1'autre.

La question se pose done de savoir: pourquoi le jongleur

-115- voulait-il varier (les formules et le contenu de) son rScit? Ce n'est pas un hasard, par exemple, si le jongleur, en racontant le poeme a des soldats, met 1'accent sur 1'aspect militaire du recit.

II s'agit la d'adapter 1'histoire aux gouts et aux dSsirs de

l'auditoire. Ainsi s'explique le repetition des combats singuliers dans la geste de Roland:

On peut estimer qu'il y a quelque monotonie dans la repetition des combats singuliers, constamment decrits dans les memes termes. II ne faut pas perdre de vue que ces descriptions correspondent exactement a ce qu'aimait le public du Moyen Age. 24

Comme 1'indique Moignet, le chanteur multiple les combats

singuliers dans le texte car le public medieval les «aime. »

Nous remarquons aussi qu'il est dans l'interet (mnemonique)

du jongleur de repeter les duels et les laisses. La repetition

des laisses similaires permet au chanteur de rappeler et de

raconter l'histoire. II faut seulement memoriser quelques

formules du combat singulier pour decrire plusieurs duels.

Precisions que le jongleur voile les formules du combat singulier

en changeant, d'une laisse a l'autre, les noms des soldats. 25

Mais, ce qui nous importe c'est que la multiplication d'un combat

singulier, l'abondance des coups donnSs, des coups reqfus, etc. se

prete au plaisir d'un auditoire qui s'interesse aux exploits

chevaleresques. La repetition d'un combat singulier a pour effet

de pro longer le recit et, parei11ement, de faire durer le plaisir

du public.

Vu que le jongleur veut amuser (ou instruire) son public, il

doit etre conscient du caractere social de l'auditoire. C'est que

-116- le chanteur raconte son poeme a un certain public. Pour le dire d'un mot, le rScit que fait le jongleur doit se conformer aux interets du public. Si l'auditoire consistait en des soldats, le jongleur, rappelons-le, mettrait 1'accent sur les combats singuliers. Mais la geste etait aussi destinee a des paysans et a des «ouvriers. » Jean de Grouchy precise ainsi l'effet que produit une sur des paysans:

We call a chanson de geste that in which the deeds of heroes and of our ancient fathers are recited, such as the lives and martyrdoms of saints and the adversities that beset men of old for the Faith and the Truth . . . Moreover, this song must be ministered to the old people, to the laboring folk and to those of humble condition, so that by hearing miseries and calamities of others they may bear more easily their own and so that their own travails may become lighter. And thus the song brings about the conservation (conservatio) of the whole community. 26

Etant une chanson de geste, La Chanson de Roland est done une espece d'opiat pour les travailleurs et les vieux - surtout si le

jongleur souligne le chagrin de 1'empereur et la souffrance des barons. II est done dans l'interet de 1'aristocratie de raconter

la geste aux paysans: en entendant le texte, les travailleurs se rendent compte qu'ils ne sont pas autant a plaindre qu'ils le pensaient.

II est a noter que La Chanson de Roland, en tant qu'un texte

oral, a des fonctions sociales et politiques qui varient selon le

public. Par exemple, on chante la geste devant la cour royale

pour la divertir. En racontant le texte a la cour francaise, le

jongleur doit souligner la vengeance des Francais et les exploits

des barons:

-117- chanson.) De surcroit, le jongleur comme l'indique son nom

(du latin, Joculator, homme qui plaisante), est chargS de

dStourner la cour des choses sSrieuses. Ainsi, en faisant son

recit, il est libre de faire des farces et des tours a. la cour.

Ce qu'il faut remarquer c'est que le public (ouvrier, militaire ou royal) influence le discours, la «performance» du

jongleur. Mais, malgre leur diversitS, les destinataires de

La Chanson de Roland etaient tous Chretiens. La formation

chrStienne, la memoire chretienne du public est de toute

importance (nous y reviendrons bientSt). Quant aux publics, il

existe plusieurs mSmoires collectives: chaque classe sociale a, a.

la limite, sa propre memoire. Le poete doit rSgler son discours

sur la memoire (particuliere) de son public. Elle determine les

gestes (les mouvements), les comportements, les circonstances et

tout 1'ensemble de signes qui doivent accompagner le discours

oral. Par exemple, en chantant la geste de Roland a. des soldats,

le jongleur pourrait s'exprimer par des gestes chevaleresques et

militaires - des gestes que son public (militaire) doit connaltre.

Par contraste, s'il raconte le poeme a des paysans, le chanteur

doit utiliser un lexique que son auditoire (probalement

analphabete, mais, neanmoins capable d'entendre des termes

militaires)27, pourrait reconnaltre et comprendre. Ainsi le

jongleur doit modSler son discours sur la memoire et 1'experience

du public.

II est intSressant de noter que la geste a une influence

(cbJetienne) sur le public. La chrStientS - c'est 1'idSologie

dominante du texte - fait disparaitre les diffSrences

-118- individuelles et collectives du public. Peu importe si l'on est paysan, chevalier, religieux ou aristocrat. En accord avec la logique du texte, tout le monde doit proteger la chrStientS des paiens. Par consequent, il faut se battre contre les Sarrasins.

Brian Stock dScrit ainsi 1'effet que produit «le texte» sur le public mSdiSval: «Through the text, or, more accurately, through the interpretation of it, individuals who previously had little else in common were united around common goals. »28 Ainsi

La Chanson de Roland provoque le public(Chretien) a «s'unir» pour battre les paiens. II s'agit li. de faire la publicity des croisades. Par la diffusion orale du texte, l'Eglise et le souverain cherche des croises. De plus, le texte incite les croisSs a chasser les musulmans des lieux saints, tout en conquerant des terres pour le roi. Telle est la fonction catholique et politique du texte.

Or, la question se pose de savoir: comment la geste conduit- el le le public chrStien a combattre les paiens. Bref, la geste est une oeuvre exemplaire: elle donne 1'exemple de ce qu'il faut faire. II s'agit de remplir des obligations chretiennes et feodales. Etant Chretien, il faut servir Dieu. En accord avec

1'idSologie chretienne du texte, pour accomplir la volonte de

Dieu, on doit devenir un croisS et battre les paiens. De plus, suivant la loi fSodale, il ne faut pas aller a l'encontre des dSsirs du souverain. S'il donne 1'ordre de conquSrir des pays

Strangers, on doit le faire car on est dans 1'obligation d'obSir au roi. De ce fait, la geste instruit le public par 1'exemple de

Ganelon. En trompant Charlemagne et les Francais, il ne suit pas son devoir fSodal et chrStien. Ainsi, «Ganelon doit mourir dans

-119- un prodigieux tourment. » (3963) Sur le plan des signifies, la supplice de Ganelon signifie que l'on a intSret a faire la volonte du roi. Vu que leur interet est en jeu, le public va degager le signifie - c'est-a-dire la lecon feodale - des SvSnements.

Aussi la geste met-elle en cause le devoir feodal du public. A force d'exemples, le poSme souligne aussi que l'on est oblige a remplir son devoir Chretien. Le sort de Roland en est exemplaire. En faisant la volontS de Dieu - c'est-a-dire en se battant contre les musulmans-Roland se met en droit d'aller au paradis: au moment de sa mort,

Chretien: on va devenir un croise car on veut aller en paradis.

II serait utile de rappeler que la chrStientS et la feodalitS constituent un lieu commun dans la fiction: en servant Charlemagne, on fait par voie de consequence la volonte de Dieu. La geste apprend au public a servir le roi en vue de recevoir de l'aide divine. Citons 1'exemple du combat qui oppose Thierry a . Menedez Pidal prScise ainsi le duel:

Le. seul objet du duel est de decider si 1'intervention fut une trahison ou une vengeance; et Tierri, dans son defi, nie que Ganelon ait eu le droit de se venger de Roland, au moment ou ce dernier Stait au service de Charlemagne.2 9

Ainsi, Thierry agit dans 1'intSret de Charlemagne, en se battant

-120- contre Pinabel - c'est le champion de Ganelon. Que Thierry fasse la volontS de Dieu est aussi en Svidence. Dieu veut punir Ganelon car le crime du baron n'atteint pas seulement Charlemagne et les Francais, mais encore le Seigneur et la chretiente. C'est pourquoi Dieu aide Thierry a vaincre Pinabel: «Deus le guarit, que mort ne 1' acravenlet. » (3923).30 Le duel a une charge exemplaire: il a pour effet d'inciter le public a agir dans 1'intSrSt de Charlemagne (du souverain francais), et de Dieu - des interets inseparables. Dieu intercede en faveur de Thierry car le chevalier appuie la chretiente en dSfendant Charlemagne. Sur le plan des signifiSs, la victoire du frele Thierry signifie que Dieu est du cotS du «droit. » En accord avec la logique de texte, Dieu prend le parti du roi et de la chrStientS. La mort des parents de Ganelon en est exemplaire. Puisqu'ils vont a l'encontre de la volontS du roi et de Dieu, ils mSritent la peine de mort, les peines de 1'enfer. Les membres du public ont dSsormais intSrSt a remplir leur devoir Chretien et fSodal.

A plusieurs occasions dans la geste, Dieu aide les Franccais a vaincre les paiens. Nous songeons surtout au combat singulier de Charlemagne et de Baligant. Sur le plan exemplaire, le duel des rois peut servir de lecon (chretienne ;,et feodale). Martin de Riquer prScise ainsi la morale de la bataille:

Pour vaincre dans un combat judiciaire, il ne faut pas Stre le plus fort, le plus vaillant ou le mieux arme: il faut avoir raison, il faut avoir le dreit. Si Charlemagne triomphe de Baligant c'est uniquement et exclusivement parce que Dieu l'assiste, grace a 1'intervention de saint Gabriel, au moment ou il allait defaillir, puisque la raison est de son cote. 31

-121- Peu importe si l'on est roi: 1'important est de se conformer a la volont% de Dieu. En un mot, il faut Stre un bon Chretien pour survivre (au duel). Le public medieval entend le signifie - c'est-a-dire la morale de 1'histoire - car on a intSret a survivre. L'histoire de Baligant et de Charlemagne incite de la sorte l'auditoire a remplir son devoir Chretien: ayant «droit» le public veut prendre la croix pour combattre les infideles.

II est temps d'examiner de pres le duel entre Charlemagne et

Baligant. Avant de se battre contre 1'emir, Charlemagne rassemble ses barons et leur dit: «Ja savez vos cuntre paiens ai dreit.»

(3413). Ainsi, le roi sait que le «droit» est de son cote.

Voici l'indice sur - etant Chretiens, les Francais doivent vanicre

les musulmans. Selon le narrateur, Baligant se rend compte qu'il a «tort. » II s'agit de dechiffrer des signes perfides:

Baligant veit sun gunfanun cadeir E l'estandart Mahumet remaneir: Li amiralz alques s'en aperceit Que il ad tort e Carlemagnes dreit. (3551-3554).

L'Smir entend le signified vu que 1'Stendard de Mahomet - le signe meme des musulmans - «demeure a nulle valeur,» Baligant comprend que (Charlemagne a droit. >

Malgre le fait qu'ils ont «tort», les paiens continuent a se

battre contre les Francais. Le code chevaleresque l'exige: pour

sauveT. leur honneur, les paiens ne peuvent se rendre. De fait,

le narrateur honore leur chevalerie en decrivant la vail lance des

Francais et celle des Sarrasins: «Cil sunt vassal ki les oz

ajusterent. » (3562). Par «des vaillants,» il faut entendre de

-122- bon3 chevaliers - franqfais ou paiens.

Sur le plan narratif, la vaillance des paiens donne a penser. II est dans l'interet de 1'histoire d'avoir des adversaires a la mesure des Francais. II est question de satisfaire le dSsir du public. Meme si les Francais sont destines a vaincre les paiens, on veut une bataille qui exige beaucoup de temps (on sait le nombre de laisses consacrSes a 1'episode de Baligant dans le manuscrit d'Oxford: 75), et beaucoup d'effort (plusieurs Francais meurent dans la bagarre). D'une perspective chretienne, la mort des soldats de Charlemagne demontre qu'il n'est jamais facile de surmonter le mal. Le public (Chretien) doit entendre le signifiS: il faut tout sacrifier a Dieu, a la chretiente.

Pour vaincre Baligant (l'Smir reprSsente le mal), Charlemagne est pret a la mort: «Seinz hume mort ne poet estre achevee. » (3578). Afin de preciser la bataille, il faut examiner l'espace, le lieu du duel. Par exemple, ce n'est pas un hasard si Baligant

et Charlemagne se rencontrent «au milieu du champ» de bataille: «En mi le camp amdui s'entr'encuntrerent. » (3567). C'est un endroit qui souligne 1'importance de la bataille. Pierre le Qentil dScrit ainsi 1'intSret du duel:

Lea deux adversaires dominent de toute leur taille et de toute leur majestS les autres combattants. Leur lutte resume toutes les luttes. Ils sont bien les deux vivantes images des deux religions qui s'affrontent dans cet instant decisif.

Etant les commandants des armSes, le rSsultat de leur duel

dSterminera, en effet, le vainqueur de la guerre. Ainsi, le lieu

-123- du combat singulier, au centre du champ de batille, precisSment

entre les deux camps, convient aux circonstances. Sur le plan des

signifies, l'endroit signifie la portee capitale de l'evenement.

On s'apercoit done 1'importance de la bataille. Puisque

Baligant est un musulman, il est destin§ a perdre le duel. Mais

'Charlemagne lui donne 1'occasion de devenir un Chretien. Pour le

dire d'un mot, s'il convertit au christianisme, il aura droit

() de survivre:

Pais ne amor ne dei a paien rendre. Receif la lei que Deus nos apresentet, Chrestientet, e pui te amerai sempres; Puis serf e crei le rei omnipotente. (3596-3599).

Etant donne que les paiens sont fSlons, Charlemagne n'est pas

dans 1'obligation de les aimer ni d'arreter la bataille. Suivant

la loi chretienne (du texte), 1'emir sera digne de 1'amour et de

la paix s'il adopte le christianisme. Mais, Baligant rejette la

proposition de Charlemagne; il ne veut pas faire le signe de la

croix: ce serait l'indice de sa conversion:

Dist Baligant: «Malvais sermun cumences!» Puis vunt ferir des espees qu'unt ceintes. (3600-3601).

Les propos de 1' emir meritent 1'attention a. plus d'un titre.

D'une part, la reponse de Baligant est severe: il ne veut point se

convertir au christianisme. De surcroit, il fait preuve de foi

musulmane en renouvellant la bataille. D'autre part, la parole de

1'§mir excite le rire (d'un public de nos jours). Baligant se

moque des propos de Charlemagne en lui disant: «Tu commences un

mauvais sermon!» Par sermun, il faut entendre le sens

pSjoratif du mot. Le Petit Robert le precise ainsi: «Discours moralisant, gSnSralement long et ennuyeux. » Le sermon de

Charlemagne n'est pas seulement destine a etre «long» (1' Smir

note le debut du discours en disant: «... cummences!»), mais

encore «mauvais. » C'est l'epithete malvais qui ironise le

sermon du roi. En d'autres termes, l'adjectif qualificatif nous

fait sourire - evenement imprevu dans La Chanson de Roland.

Revenons a la bataille. Pour vaincre Baligant, Charlemagne a

besoin de l'aide de Dieu. Quand l'emir est sur le point de tuer

Charlemagne, saint Gabriel intercede en faveur du roi:

Mais Deus ne volt qu'il seit mort ne vencut. Seint Gabriel est repairet a lui, Si li demandet: «Reis magnes, que fais tu?» (3609-3611).

Sur le plan semiotique, 1'intercession de saint Gabriel signifie

non seulement que Charlemagne est sous la protection du ciel, mais

aussi qu'il faut etre du c&te de Dieu pour surmonter le mal.

L'empereur entend les signifies. C'est ainsi que la voix de saint

Gabriel incite Charlemagne a tuer l'emir:

Quant Carles oit la seinte voiz de 1'angle, Nen ad pour ne de murir dutance; Repairet loi vigur e remembrance. Fiert l'amiraill de l'espee de France. (3612-3615).

A la vue de leur souverain mort, les paiens entendent le signifiS

- c'est qu'ils ont «tort.» Par consequent, ils s'enfuient:

«Paien s'en turnent, ne volt Deus qu'il i remainent. » (3623).

Puisqu'ils ont «tort,» les paiens n'ont pas le droit de demeurer

(en paix). Ils sont destines a mourir a Saragosse. 33

-125- Par parenthese, les propos suivants du narrateur donnent a. penser: «... ne volt Deus qu'il i remainent. » II s'agit ici d'examiner le discours dit «Vrai» - au sens fort et valorise du mot - du narrateur. Vu que le narrateur connait la volonte de

Dieu, son discours doit etre «vrai»; le narrateur re-produit, en effet, le Verbe dans le texte: «Paien s'en fuient, cum Damnesdeus le volt. » (3625). La question se pose done de savoir: qui parle?

On sait le parti pris du texte: le narrateur appuie la fiction sur la chretiente, sur le code chevaleresque et sur la rdyaute francaise - c'est-a-dire sur Charlemagne. En disant que les

Chretiens et les Francais ont droit, le narrateur sanctionne le souverain francais ainsi que le catholicisme. La voix du narrateur represente et propage les pouvoirs politiques qui existent en France au moyen age: ce sont l'Eglise et le Roi. Dans

1'ensemble le narrateur est la porte - parole du Roi et de l'Eglise - des autorites inseparables dans la fiction!

Ainsi la geste prend forme et statut de discours «vrai.»

Etant «vraie» et authentique, la fiction est aussi exemplaire: elle donne au public 1'exemple de ce qu'il faut faire. Pour survivre dans le monde et pour aller en paradis dans 1'autre monde, il faut se conformer aux ordres du Roi et a. la volonte de

Dieu. Ce qui ressort ici, on le voit, c'est le pouvoir social du texte. Par le biais de la fiction, l'Eglise et le Roi peuvent regler le comportement du public medieval. Autrement dit, en

entendant le texte, l'auditoire se trouve soumis au controle religieux et politique du Roi et de l'Eglise. Ainsi, sur le plan

social, le texte, portant bien la signature du Roi et de l'Eglise, re-presente le pouvoir politique et religieux du moyen age.

-126- Ouvertures

En partant de la sSmiologie, nous avons exposS un certain nombre de signes qui se trouvent dans La Chanson de Roland: il va de soi que notre recherche n'est - et ne pretend etre - exhaustive Les signes sont tellement abondants qu'ils ne sauraient se rSduire a telle lecture, telle critique, telle epoque ...

Dans la mesure du possible - et tout en fournissant un minimum d'explications necessaires a la comprehension des signes cites - nous avons essays de faire ressortir une partie de la portee semiotique de l'oeuvre, notre but n'etant pas de preciser un aspect du texte, mais de considerer 1'ensemble de la fiction par le biais de la semiologie.

Quant a 1'ordre suivi, il s'est impose a nous pour des motifs qui ne se comprennent bien qu'a partir de l'objet propre de 1'expose: de notre lecture des signes, nous avons voulu montrer que la semiotique du texte s'ouvre non seulement sur la fiction; mais encore sur le politique, la religion et la philologie - ce sont des disciplines qui mettent en valeur la «production» de la geste. Dans chaque chapitre nous avons choisi d'Studier le domaine semiotique qui nous semblait le plus revelateur; d'ou, sans doute, une impression de discontinuite qui pourrait se degager a la lecture de ces parties. Le premier chapitre presente une vue d'ensemble. II cherche a resumer et a systematiser, un peu au hasard, les signes qui s'ajoutent aux epithetes (aux portraits), des personnages. Le deuxieme chapitre traite en plus de details l'etat semiotique de Charlemagne. Nous mettons aussi en lumiere la trahison de Ganelon en lisant les signes perfides

-127- qui 1'indiquent; viennent ensuite des lectures semiotiques de

Roland ou nous precisons les signes de son orgueil et les indices de sa mort. A la fin du travail, nous parIons des origines

(politiques et religieuses) de la geste; la transmission orale se discute aussi. On s'apercoit done la diversite du projet semiotique. Reveler la polysSmie des signes dans le poeme est prScisSment l'une des taches de ce travail.

Faute de Dieu, il n'y a pas un signifiS dernier, ni meme un

signifiant ultime qui rSsiste au dSchiffrement exhaustif. Ainsi,

il serait temeraire de pretendre que nous avons reussi a. percer

le secret, a dSceler le signifiS dernier du poeme. La Chanson de

Ro1 and, comme toute oeuvre (d'art) reste finalement inSpuisable.

D'une lecture semiotique de la geste, on peut neanmoins degager

divers signes, divers sens de la fiction. Tel est done le projet

semiotique que ce travail voudrait ouvrir comme question, et dont

il voudrait «faire signe» a. un lecteur, un semiologue a. venir. BOTES

Introduction

1 Pour une bibliographie des travaux philologiques consacres a La Chanson de Roland, voir: Joseph J. Duggan, A Guide to Studies on the Chanson de Roland (London: Grant and Cutler, 1976) 25-49, 51-70, 97-126.

2 La critique d'Eugene Vance constitue une exception. D'un point de vue general, il aborde la semiotique du poeme dans son article intitule: «Roland and the Poetics of Memory,» in Textual Strategies: Perspectives in Post-Structuralist Criticism, ed. Josue V. Harari (Ithaca, New York: Cornell University Press, 1979) 374-403.

3 La nouvelle critique donne souvent 1'impression que Saussure fonde 1'etude des signes. Voir, par exemple: Roland Barthes, «Elements de semiologie, » in L'aventure semiologique, ed. F. W. (Paris: Editions du Seuil, 1985) 17-84. Barthes n'etablit pas la «filiation» du signe.

^ Voir Tzvetan Todorov, Theories du symbole (Paris: Editions du Seuil, 1977) 13-58; 1'auteur examine la naissance de la sSmiotique occidentale.

5 Todorov 9.

6 Voir saint Augustin, Confessions, trans. Louis de Mondadon, ed. Andre Mandouze (Paris: Editions du Seuil, 1982) 163-188, 199- 215. Augustin recherche le sens de sa conversion en precisant que, pousse par des «signes, » il a adopte le christianisme. C'est «la voix d'un enfant)) qui 1'incite a lire l'Evangile:

Ce disant, je pleurals dans toute 1'amertume du brisement de mon coeur, et voici que j'entends, d'une maison voisine, garcon ou fille je ne sais, une voix chanter qui rSpetaille: «Prends, lis; prends, lis. » Aussit6t je change de visage, me voila tout oreilles a chercher dans ma tete si quelque refrain de ce genre fait partie du repertoire des jeux d'enfants. II ne me revient absolument pas que je l'aie nulle part entendu. Refouiant le torrent de mes larmes, je me levai, dans 1'idSe que le ciel m'ordonnait d'ouvrir le cahier de l'Apotre pour y lire le premier paragraphe que je trouverais. Livre VIII-12(30) p. 215.

Sur le plan semiotique. Augustin entend le signifie (celeste): il lit le cahier de l'Apotre. De sa lecture, il se convertit au christianisme.

7 Voir La Chanson de Roland, vers 2205: Les indications de vers renvoient dSsormais a 1'edition courante la plus utile, celle de Gerard Moignet; texte etabli d'apre^s le manuscrit d'Oxford,

-129- traduction, notes et commentaires par Moignet, ed. Fernand AnguS, 3rd ed. (Paris: Bordas, 1969).

8 A l'avis de saint Augustin tout signe porte bien la signature de Dieu. II le dit ainsi:

Ainsi nous appelles-tu a entendre, Dieu auprSs du Dieu que tu es, un Verbe dit sempiternel1ement, qui sempiternellement dit tout. Rien ici qui, une fois dit, prenne fin; rien non plus qui, autre que d'abord, soit dit pour que tout puisse etre dit, mais tout est tout ensemble et sempiternel1ement. Sinon, il y aurait temps et changement et non pas vraie SternitS ni vraie immortalite. Confessions livre XI-8(10) p. 307.

9 Voir, a ce sujet, le cinquieme livre des Confessions. Selon saint Augustin, les Manes subvertissent le sens (divin) des signes: ils minent le Verbe en «changeant la gloire de Dieu sans corruption a 1'image et a la ressemblance de 1'homme corruptible!» Lieu V-3(5) p.116.

Chapitre I

1 Voir Gen&se 8:11 in La Sainte Bible, ou l'Ancien et le Nouveau Testament, ed. J. F. Ostervald (Londres: Guillaume Watts, 1854).

2 Voir Eugene Vance, Reading the Song of Roland (Eaglewood Cliffs, New Jersey: Prentice-Hall, 1970) 9-20.

3 Vance, Reading 10-11.

4 Voir les vers 391-321.

5 Guillaume Picot, notes de lecture, La Chanson de Roland, ed. and trans. Picot (Paris: Larousse, 1972) 1,42.

6 Vance, Reading 14.

7 Pierre Le Gentil, La Chanson de Roland, 2nd ed. (Paris: Hatier, 1967) 132.

8 Moignet, notes de lecture 37.

9 Dans la fiction, les musulmans peuvent echapper a leur destin, a leur damnation, s'ils convertissent au christianisme. Voir les vers 3658-3674. Dans son livre intitule The Pursuit of the Millennium (London: , 1970), Norman Cohn precise l'esprit. missionnaire de la chrStientS: ((Christianity has usually remained, as it was in its origin, a missionary religion which has insisted that the elimination of misbelievers must be achieved through their conversion. » (p.75). Mais Cohn souligne qu'avec les croisades, on commence a «aneantir» les musulmans et les juifs. A l'avis de Cohn, La Chanson de Roland re-prSsente le zele du

-130- Premier Croisade:

The messianic hordes which began to form in the eleventh and twelfth centuries, on the other hand, saw no reason at all why that elimination could not equally well be achieved by the physical annihilation of the unconverted. In the Chanson de Roland, the famous epic which is the most impressive literary embodiment of the spirit of the First Crusade, the new attitude is expressed quite unambiguously, (p. 75).

10 Voir, par exemple, L. Cledat, La Chanson de Roland, 5th ed. (Paris: Gamier Freres, n. d. ) 1.

11 Voir, a. ce sujet, les vers 7-9.

12 Voir Cledat, Roiand 1: «I1 faut remarquer que 1'imagination populaire du moyen age representait les Sarrasins comme des idolatres ...»

Chapitre II

1 Voir les vers 725-736.

2 Daniel 7:1.

3 Jeremie 35: 12.

4 Charlemagne a un reve qui decele la trahison de Ganelon. (717-724). Le roi revele la signification de la vision a Naimes alors qu'il est trop tard d'empecher la perfidie de Ganelon. (831-840). De ce fait on s'apercoit que, pour Charlemagne, 1'avenir est irrevocable.

5 Le Gentil, Chanson 145.

6 II est aussi dans l'interet de Dieu de pro longer la journee car la lumiere permet a Charlemagne d'aneantir les paiens et (leur fausse religion.)

7 II est question de savoir si les Francais, soumis a. 1'autoritS de Dieu, ont, dans le conseil des barons, la capacite de decider et de choisir par eux-memes.

8 Charlemagne est soumis a les coutumes de la cour comme l'explique Eugene Vance: «Charlemagne is obligated as a feudal lord to listen to his vassals, just as they are obligated to give it. » Reading, 12.

9 Le plan de Roland est celui qu'adoptera le roi pour venger la destruction de 1'arriere-garde. Charlemagne va mener son armee a. Saragosse pour y mettre le siege. L'action de Charlemagne souligne posterieurement la justesse du propos de Roland.

-131- 10 Le Gentil, Chanson 106.

11 Yves Bonnefoy, «Les Mots et la parole dans le Roland», in La Chanson de Roland, ed. Michel Robic, trans. AndrSe LhSritier (France: 10/18, 1968) 300.

12 Voir les vers 603-608.

13 Ganelon menace Roland de mort en disant:

Se Deus Co dunet que jo de la repaire, Jo t'en muvra un si grant contraire Ki durerat a trestut tun edage. (289-291).

14 Voir les vers 10-14.

15 Voir les vers 406-410.

16 La signification du trone provient des mythologies non- chretiennes et, ici, de l'Ancien Testament: «Tu seras sur ma maison, et tout mon peuple te baisera la bouche. Je serai seulement plus grand que toi, quant au trone. » (Genese 40:41) Nous soulignons.

17 St. Augustine, Retractions, ed. and trans. Mary Inez Bogan (Washington, D.C. : Catholic University of America Press, 1968) 40.

18 Augustin precise ainsi l'etat de grace: «Une fois soude a toi de tout mon Stre, il n'y aura plus pour moi douleur et labeur et ma vie sera, toute pleine de toi, la vie. Quand quelqu'un est plein de toi, tu l'enleves. » Confessions 1ivre X-28(29) p. p. 276- 277.

19 II est interessant de noter que Salomon a un trone d'ivoire dans l'Ancien Testament: «Le roi fit aussi un grand trone d'ivoire, qu'il couvrit d'or f in. » 1 Rois, 10:18. Dans La Chanson de Roland c'est Charlemagne qui a un trone d'or: «Un faldestoed i unt, fait tut d'or mer. » (115). Le trone de Charlemagne comporte done une resonance biblique. Parei11ement, le tr&ne du paien - «tout d'ivoire» - Svoque celui de Salomon, le roi juste. Sur le plan des signifies, il s'agit done de «troner. » Marsile en erreur!

20 Nous empruntons a Gerard Moignet les termes: «le prix de la trahison. » Notes de lecture, 65.

21 Voir les vers 617-626; 626-633.

Chapitre III

1 Voir, par exemple, Roger Pensom, Literary Technique in the Chanson de Roland (Geneve: Librairie Droz S. A. , 1982) 121-161; et Vance, Reading 5.

-132- 2 Voir les vers 783-791.

3 Vance, Harari 387.

4 Edmond Faral, La Chanson de Roland: Etude et analyse (Paris: Mellottee, 1934) 110, cite par Gerard Hoignet, notes de lecture 137.

5 Saint Augustin. Confessions, livre VII-9(13) p. 175.

6 II est a noter que l'orgueil est un peche capital.

7 Moignet, notes de lecture 151.

8 Vance, Reading 33.

° Voir les vers 1989-2009.

10 Pour le supplice de Ganelon, voir les vers 3960-3974.

11 Voir les vers 2056-2059.

12 Voir les vers 803-813.

13 Voir les vers 193-213 pour le discours (mnemonique) de Roland.

GSrard Moignet examine le retour de Gautier, d'une perspective philologique, voir les notes de lecture, p. 157.

15 Moignet, notes de lecture 161.

16 St. Augustine, On Christian Doctrine, ed. and trans. D.W. Robertson, Jr. (New York: Liberal Arts Press, 1958) II, 1, 1, cits par Johan Chydenius, «La theorie du symbolisme medieval, » trans. Armand Strubel, Poetique 23 (1975):322. Nous empruntons a Chydenius son explication de la semiotique de saint Augustin.

17 Augustin, Doctrine II, 1, 1, cite par Chydenius, p. 322.

18 Augustin, Doctrine II, 1, 1, cite par Chydenius, p. 322.

19 Voir les vers 2164-2168.

20 Voir les vers 2169-2183.

21 Voir les vers 2010-2023.

22 L'eau de l'archeveque comporte aussi une signification catholique. Nous pensons au bapteme: sacrement ici destine a laver le p6ch£ de Roland.

23 Gerard Moignet, notes de lecture 164.

24 Voir les vers 2233-2245.

-133- " Gerard Moignet, notes de lecture 171.

26 Voir les vers 2259-2270.

27 Gerard Moignet, notes de lecture 173.

28 Gerard Moignet, notes de lecture 173.

29 Voir les vers 2246-2258.

30 Voir les vers 2389-2396.

31 Vance, Harari 396.

32 Francois Villon, «Ballade des seigneurs du temps jadis, » in Oeuvres poetiques de Francois Villon, ed. Andre Mary (Paris: Garnier - Flammarion. 1965) 60.

33 La myrrhe comporte ici une signification chretienne. Nous pensons a 1'or, l'encens et la myrrhe offerts a 1'enfant Jesus par les Rois mages.

Chapitre IV

1 Voir Gaston Paris, Histoire poetique de Charlemagne, 2nd ed. (Paris: Franck, 1905); Joseph BSdier, Les LSgendes 5piqu.es: Recherches sur la formation des chansons de geste, 4 vols. , 3rd, ed. (Paris: Champion, 1926-29). Pour un resume des theories traditionalistes (G. Paris), et individualistes (J. Bedier), voir: Pierre Le Gentil, La Litterature franqaise du moyen age (Paris: Armand Colin, 1968) 22-24; 38-41.

2 Gerard Moignet, notes de lecture 259.

3 Bedier appuie la theorie «individualiste» sur des preuves topographiques. Joseph Duggan le decrit ainsi: «Bedier links the poem with a series of toponyms found along the section of the pilgrimage route to Santiago leading from Bordeaux to Pamplona.» Guide, p. 108. II s'agit la de «la route du pelerinage celebre de Saint-Jacques-de-CompostelJe (encore que ce sanctuaire ne soit jamais nommS dans La Chanson de Roland. » GSrard Moignet, notes de lecture 259.

4 Voir, a ce sujet, Pierre Le Gentil, Litterature 12-24.

5 Joseph Bedier, Legendes, cite par Gerard Moignet, notes de lecture 259.

6 Voir, par exemple, Joseph Duggan, Guide 107.

7 Pierre Le Gentil precise ainsi la theorie «traditionaliste»: «... les traditionalistes persistent a penser que la geste de Roland doit etre directement rattachSe a la meurtriere bataille dont elle a recueilli et amplifi§ le

-1 34- souvenir. » Litterature, p. 38.

8 Nous empruntons a Pierre Le Gentil, 1' intineraire des traditional istes. Litterature, p. p. 23, 38.

9 Pour un resume des theories d'une origine savante des chansons de geste, voir: Italo Siciliano, Les Chansons de geste et 1'epopee: Mythes, histoire, poemes (Turin: Societa Editrice Internationale, 1968) 10-11. Nous empruntons a Italo Siciliano la suite de nos commentaires sur les origines dites savantes de La Chansons de Roland.

10 Voir Maurice Wilmotte, L'Epopee francaise, origine et elaboration (Paris: Boivin, 1939).

11 Paul Zumthor, «The text and the Voice, » New Literary Hitory 1 (Autumn, 1984): 67.

12 Duggan, Guide 106-107.

13 Eugene Vance soutient cette these dans son article intitule: «Roiand and the Poetics of Memory. » Voir Harari, Textual Strategies.

14 Pour un resume des divers manuscrits de La Chanson de Roland, voir Duggan, Guide 25-49.

15 Voir Jean Rychner. La Chanson de geste: Essai sur l'art epique des jongleurs. (Geneve: Dorz, 1955).

16 Milman Parry, «Studies in the Epic Technique of Oral Verse - Making. I. Homer and Homeric Style, » Harvard Studies in Classical Philology 41(1930): 80., cite par Genette Ashby-Beach, The Song of Roland: a generative study of the formulaic language in the single combat (Amsterdam: Rodopi B. V. , 1985) 7.

17 Rychner 141-142;147.

18 Voir les vers 215,772,2414,2930 et 4001.

19 Albert Lord, The Singer of Tales, Harvard Studies in Comparative Literature 24 (Cambridge: Harvard University Press, 1964).

20 Zumthor precise qu'il y a peu d'etudes consacrees a l'histoire des jongleurs et a l'histoire de (l'oralitS litteraire) Voir son article intitule «The Text and the Voice,» New Literary History: 67-92.

21 Rychner 93.

22 Moignet, Introduction 5.

23 II serait utile de consulter a nouveau la bibliographie de Joseph Duggan, il cite les manuscrits de La Chanson de Roland, ecrits «in languages other than French. » Voir son Guide 35-49.

-135- 24 Moignet, notes de lecture 111.

a5 Voir, par exemple, les vers 1281-1288; 1289-1296. Ce qui est en jeu, on le verra, c'est la repetition d'un duel. Sur le plan lexical, les combats sont similaires, mais les(noms des) combattants sont differents. Pour une analyse des formules du combat singulier, voir le livre de Genette Ashby - Beach intitule: The Song of Roland: a generative study of the formulaic language in the single combat.

26 Jean de Grouchy, «De musica, » in Die Musiklehre des Johannes de Grocheo, ed. J. Wolf, Sammelbande, der internationalen Musikgesellschaft (1899), I. 90, cite par Eugene Vance, Harari 382.

27 En servant son seigneur, le vassal (le paysan) aural t du avoir de 1'experience militaire.

28 Brian Stock, «Medieval Literacy, Linguistic Theory, and Social Organization, » New Literary History 1 (Autumn, 1984):18.

29 R. Menendez Pidal, La Chanson de Roland et la tradition epique des Francs, trans. I.Cluzel, 2nd ed. (Paris: A. et J. Picard, i960) 137, cite par Moignet, notes de lecture 269.

30 pour ie duel entre Thierry et Pinabel, voir les vers 3915- 3923; 3924-3933.

31 Martin de Riquer, Les Chansons de geste francais, trans. I. Cluzel (Paris: A. -G. Nizet, 1957)91, cite par Moignet, notes de lecture 251.

32 Le Gentil, Chanson 117.

33 Pour la prise de Saragosse, voir les vers 3658-3674. Allant a l'encontre de la volonte de Dieu, les paiens meritent la peine de mort, les peines de 1'enfer.

-136- OUVRAGES CIT6S

A. Testes bibliques, classiques et m@die~vaux

Saint Augustin. Confessions. Ed. Andre Mandouze. Trans. Louis de Mondadon. Paris: Editions du Seuil, 1982.

St. Augustine. Qn Christian Doctrine. Ed. and trans. D. W. Robertson, Jr. New York: Liberal Arts Press, 1958.

St. Augustine. Retractions. Ed. and trans. Mary Inez Bogan. Washington, D.C. : Catholic University of America Press, 1968.

Platon. Cratyle. Trans. E. Chambry. Paris: Garnier - Flammarion, 1965.

Villon, Francois. «Ballade des seigneurs du temps jadis. » Oeuvres poetiques de Francois Villon. Ed. Andre Mary. Paris: Garnier - Flammarion, 1965. 60.

La Chanson de Roland. Texte etabli d'apres le manuscrit d' Oxford. Ed. Fernand Angue. Traduction, notes et commentaires par Gerard Moignet. 3rd ed. Paris: Bordas, 1969.

La Sainte Bible, ou l'Ancien et le Nouveau Testament. Ed. J.F. Ostervald Londres: Guillaume Watts, 1854.

B. Sources Primaires

Ashby - Beach, Genette. The Song of Roland: a generative study of the formulaic language in the single combat. Amsterdam: Rodopi B. V. , 1985.

Bonnefoy, Yves. «Les Mots et la parole dans le Roland. » La Chanson de Roland. Ed. Michel Robic. Trans. Andree Lheritier. France: 10/18, 1968. 295-307.

Chydenius, Johan. «La thSorie du symbolisme medieval. » Trans. Armand Strubel. PoStique 23 (1975):322-341.

CISdat, L. La Chanson de Roland. 5th ed. Paris: Garnier FrSres, n. d.

Cohn, Norman. The Pursuit of the Millennium. London: Paladin, 1970.

Duggan, Joseph. A Guide to Studies on the Chanson de Roland. London: Grant and Cutler, 1976.

-137- Le Gentil, Pierre. La Chanson de Roland. 2nd ed. Paris: Hatier, 1967.

Le Gentil, Pierre. La Litterature franchise du moyen age. Paris: Armand Colin, 1968.

Pensom, Roger. Literary Technique in the Chanson de Roland. Geneve: Librairie Droz, 1982.

Picot, Guillaume. La Chanson de Roland. Ed. and trans. G. Picot. Paris: Larousse, 1972.

Rychner, Jean. La Chanson de geste: Essai sur 1'art epique des jongleurs. Geneve: Librairie Droz, 1955.

Siciliano, Italo. Les Chansons de geste et 1'epopee: Mythes, histoire. poemes. Turin: Societa Editrice Internazionale, 1968.

Stock, Brian. «Medieval Literacy, Linguistic Theory, and Social Organization. » Hew Literary History 1 (Autumn, 1984):13-29.

Todorov, Tzvetan. Theories du symbole. Paris: Editions du Seuil, 1977.

Vance, Eugene. Reading the Song of Roland. Eaglewood Cliffs, New Jersey: Prentice-Hall, 1970.

Vance, Eugene. «Roland and the Poetics of Memory. » Textual Strategies: Perspectives in Post-Structuralist Criticism. Ed. Josue V. Harari. Ithaca, New York: Cornell University Press, 1979. 374-403.

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