Michael Poplyansky LE PARTI ACADIEN et la quête d’un paradis perdu

le parti acadien et la quête d’un paradis perdu

Michael Poplyansky

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omme tout livre, celui-ci a sa propre histoire. Elle remonte à une thèse de doctorat, soutenue à l’Université York en C décembre 2012. Je ne puis remercier tous ceux qui y ont contribué, mais je tiens à reconnaître mon directeur, Marcel Martel, qui m’a patiemment introduit à la recherche universitaire. C’est mon examinateur externe, Joel Belliveau, qui m’a convaincu de la valeur d’un ouvrage sur le Parti acadien, en soi et pour soi. Ayant offert de lire et de commenter une version originale du manuscrit, il m’a donné un précieux soutien, en l’absence duquel ce livre n’aurait vraisemblablement pas vu le jour. J’aimerais aussi souligner l’appui de Julien Massicotte. En plus de lire un extrait du manuscrit, il a partagé de nombreuses sources docu- mentaires, dont les archives du Parti acadien qu’il avait fait numériser, avec grand soin, par la Société historique Nicolas-Denys. Les anciens militants du Parti acadien qui ont accepté de me parler ont grandement contribué à ce livre. J’ignore s’ils seront entièrement d’accord avec tout ce qui y est écrit; qu’ils y trouvent, au moins, un portrait, aussi fidèle que possible, du militantisme ayant marqué leur jeunesse. La rédaction du manuscrit a été réalisée, en grande partie, alors que j’étais professeur à l’Université Sainte-Anne. Les années que j’y ai passé m’ont profondément marqué et l’impact qu’elles ont eu sur ce livre n’est pas à sous-estimer. Depuis mon arrivée à l’­Université de Regina, mes collègues à La Cité universitaire fran- cophone ont toujours appuyé ma recherche sur l’Acadie, ce pour quoi je demeure aussi très reconnaissant. Enfin, je tiens aussi à remercier l’équipe du Septentrion pour leur professionnalisme tout au long du processus d’édition. SIGLES

AFNE Association des francophones du nord-est CEQ Centrale des enseignants du Québec CFNB Congrès des francophones du Nouveau-Brunswick CONA Convention d’orientation nationale acadienne CRAN Conseil régional d’aménagement du nord FANE Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse FFHQ Fédération des francophones hors Québec MNQ Mouvement national des Québécois NPD Nouveau parti démocratique PA Parti acadien PQ Parti québécois RIN Rassemblement pour l’indépendance nationale RJA Ralliement de la jeunesse acadienne SANB Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick SNA Société nationale de l’Acadie SSJB Société Saint-Jean-Baptiste INTRODUCTION

u cours des siècles, l’identité acadienne a subi maintes redéfinitions, mais peu de périodes historiques en ont connu A de plus grandes que la période 1968-1982. Un nouveau mode de pensée, le « néo-nationalisme », élaboré à l’origine par des intel- lectuels du Québec de l’après-guerre pour s’inviter ensuite en politique partisane, dépasse les frontières du Québec et prend racine dans l’Acadie du Nouveau-Brunswick1. Dans la foulée de l’expansion de l’État à la suite de la Seconde Guerre mondiale, que ce soit dans l’éducation publique, les programmes de développement économique ou encore la bonifi- cation des services municipaux, le nationalisme se réinvente. Ne pouvant plus se limiter au maintien des collèges classiques, des institutions ecclésiastiques distinctes ou des coopératives, tel que le faisait le nationalisme dit « traditionnel » du xixe et du début du xxe siècle, le néo-nationalisme vise la prise en charge des structures étatiques par les Acadiens. En 1972 est fondé un nouveau parti politique en Acadie du Nouveau-Brunswick – le Parti acadien (PA) – qui pousse le plus loin possible les revendications néo-nationalistes. Il en viendra

1. Michael Behiels, Prelude to ’s Quiet Revolution : Liberalism versus Neo-nationalism 1945-1960, Montreal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1985 ; Marcel Martel, Le deuil d’un pays imaginé : rêves, luttes et déroute du Canada français, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1997 ; Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet, 1944-1969, Québec, Septentrion, 1993 ; Jean-Paul Hautecœur, L’Acadie du discours , Québec, Presses de l’Université Laval, 1975 ; Joel Belliveau, Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2014 ; Michelle Landry, L’Acadie politique : histoire sociopolitique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015. 10 LE PARTI ACADIEN ET LA QUÊTE D’UN PARADIS PERDU même à promouvoir le concept de province acadienne, un nouvel État qui pourrait être associé à un Québec indépendant. Le Parti acadien est probablement la meilleure illustration de ce que le géographe Adrien Bérubé appelait « l’Acadie prospective2 », une Acadie concentrée dans le nord et l’est du Nouveau-Brunswick qui rassemblerait tous les francophones qui y habitent, peu importe leur généalogie, et qui pourrait, grâce à sa contigüité géographique et à son poids démographique, donner naissance à de nouveaux projets politiques et sociétaux dépassant la célébration du patrimoine ancestral. Pendant dix ans, le PA exerce une influence considérable sur la scène politique néo-brunswickoise. Même ceux qui ne votent pas pour lui prennent ses idées au sérieux. Les néo-nationalistes plus modérés qui militent pour des réformes au sein de l’État néo- brunswickois peuvent s’en servir pour montrer à leurs interlocuteurs anglophones ce qui risquerait d’arriver si leurs demandes minimales n’étaient pas respectées. Les partis politiques traditionnels – notam- ment le Parti conservateur du Nouveau-Brunswick – tentent aussi de trouver des solutions mitoyennes qui, sans aller dans le sens d’une province acadienne, materaient la tendance nationaliste. En 1982, ils réussissent ; depuis la dernière campagne électorale du PA, aucun parti, ni même de mouvement, réellement néo-­nationaliste ne se pointe à l’horizon politique néo-brunswickois3. Pourquoi donc revenir sur un parti qui n’a existé que dix ans et qui n’a jamais élu de député à l’Assemblée législative du Nouveau- Brunswick ? Le politologue Roger Ouellette a déjà fait une étude préliminaire du Parti acadien il y a plus de vingt ans. Pourtant, même si nous reconnaissons la valeur du travail de défrichage qu’il a entrepris, il nous semble que le PA mérite un nouveau regard à la lumière des évolutions récentes dans le domaine des études

2. Adrien Bérubé, « De l’Acadie historique à la Nouvelle-Acadie : les grandes perceptions contemporaines de l’Acadie », dans Jacques Lapointe et André Leclerc (sous la dir. de), Les Acadiens. État de la recherche, Québec, Conseil de la vie française en Amérique, 1987, p. 206-208. 3. Julien Massicotte et Philippe Volpé, « Le quarantième anniversaire de la fondation du Parti acadien : Que reste-t-il d’une Acadie prospective aujourd’hui », Bulletin d’histoire politique vol. 22, no 1 (2012) : p. 180-190 ; Roger Ouellette, Le Parti acadien de la fondation à la disparition, , Centre d’études acadiennes, 1992. INTRODUCTION 11 acadiennes. Celles-ci sont devenues beaucoup moins autoréféren- tielles. Plutôt que de se concentrer uniquement sur l’Acadie, les chercheurs désirent placer l’expérience acadienne dans le contexte des « courants mondiaux qui balaient tous les continents4 ». Malgré son faible succès électoral, le PA offre une vitrine précieuse pour comprendre le climat sociopolitique des « années 68 » – les années à partir de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980 – non seulement au Nouveau-Brunswick, mais dans le monde occidental dans son ensemble. Partout en Occident, les baby-boomers arrivent à l’âge adulte. Ceux qui sont nés à la fin des années 1940 jusqu’au milieu des années 1950 – baptisés aussi « la génération lyrique5 » – grandissent dans une période de pros- périté où tous les espoirs semblent permis. L’État providence est en pleine expansion ; le chômage est relativement bas ; les anciens tabous culturels ne tiennent plus et davantage de liberté individuelle semble à portée de main. Toutefois, lorsqu’ils sont sur le point d’arriver sur le marché de l’emploi, les premiers baby-boomers constatent que le monde tel qu’il est n’est pas à la hauteur de leurs idéaux. Guerre au Vietnam, discrimination raciale, inégalités écono- miques ; les fléaux du monde contemporain ne sont pas sur le point de disparaître. Ainsi, les « lyriques » se révoltent de différentes façons, ce qui donne naissance à de nouveaux mouvements qui vont de l’extrême gauche à la contre-culture, en passant par l’écologisme et le féminisme de deuxième vague6. Dans des régions comme l’Acadie du Nouveau-Brunswick, les inégalités économiques entre les deux principaux groupes ethniques,

4. Les travaux de Joel Belliveau représentent parfaitement cette nouvelle tendance historiographique. Voir Le « moment 68 »…, op. cit. 5. François Ricard, La génération lyrique. Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, Montréal, Boréal, 1992. 6. En nous limitant aux ouvrages canadiens, citons Ricard, ibid. ; Cyril Levitt, Children of Privilege : Student Revolt in the Sixties, Toronto, University of Toronto Press, 1984 ; Doug Owram, Born at the Right Time : A History of the Baby Boom Generation, Toronto, University of Toronto Press, 1996 ; Bryan Palmer, Canada’s 1960s : The Ironies of Identity in a Rebellious Era, Toronto, University of Toronto Press, 2009 ; Jean-Philippe Warren, Une douce anarchie : les années 68 au Québec, Montréal, Boréal, 2008 ; Ian Milligan, Rebel Youth : 1960s Labour Unrest, Young Workers and New Leftists in English Canada, Vancouver, University of British Columbia Press, 2014 ; Jean-Philippe Warren et Andrée Fortin, Pratiques et discours de la contreculture au Québec, Québec, Septentrion, 2015. 12 LE PARTI ACADIEN ET LA QUÊTE D’UN PARADIS PERDU qui correspondent souvent, grosso modo, à des inégalités entre aires géographiques – en l’occurrence le nord et le sud de la province –, deviennent de plus en plus visibles à la fin des années 1960. Le processus de modernisation enclenché depuis la Seconde Guerre mondiale pousse des personnes, qui pouvaient jadis se tenir à l’écart les unes des autres, à entrer en contact. Chacun peut facilement comparer son sort à celui de l’autre. Ainsi, l’expansion de l’État ne fait que renforcer les mouvements nationalistes. Comme l’explique le politologue Arend Lijphart, « the poorer regions and groups feel relatively deprived to begin with and may well regard remedial action by government as inadequate – a tendency that is reinforced by the egali- tarian expectations raised by the growth of state intervention7 ». Ainsi, dans les régions périphériques de l’Occident, le nationalisme devient souvent l’exutoire privilégié de cette jeunesse désillusionnée. Des spécialistes de politique comparée évoquent désormais une « vague nationale » qui se répand dans plusieurs pays occidentaux à partir des années 1960 jusqu’au début des années 19808. Qu’on pense à l’Écosse, au Québec ou à la Bretagne, ces années voient un renouveau du mouvement national. Dans toutes ces régions, nous constatons à peu près la même tendance. Un nouveau nationalisme émerge, qui cherche à se distinguer d’un nationalisme plus tradi- tionnel. Plus gauchiste que ses antécédents, le nouveau nationalisme vise le plus souvent la prise de contrôle des structures étatiques, que ce soit par des réformes autonomistes ou carrément par la création d’un nouvel État-nation. Il cherche aussi à se lier à d’autres mouvements sociaux des sixties. Dans un monde marqué par la décolonisation et la désagrégation, les nouveaux nationalistes font des parallèles, parfois faciles, entre leur situation et celle d’autres peuples opprimés. Ils seraient également des « victimes », au même titre que les Noirs américains ou les Algériens9.

7. Arend Lijphart, « Ethnic Conflit in the West », dans John Hutchinson et Anthony D. Smith (sous la dir. de), Nationalism, Oxford, Oxford University Press, 1994. 8. Tudi Kernalegenn, « Le réveil des revendications régionalistes et nationalitaires au tournant des années 1968 : Analyse d’une “vague” nationale », Fédéralisme – Régionalisme, vol. 13, no 1, 2013. 9. Sean Mills, The Empire Within : Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal, Montreal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2010. INTRODUCTION 13

Pourtant, contrairement à d’autres vagues nationales, comme celle qui est contemporaine de la décolonisation du tiers-monde, ou celle qui suit la chute de l’empire soviétique, cette vague des « années 68 » n’aboutit à aucun nouvel État. D’où, peut-être, le fait qu’elle n’ait pas été, jusqu’à maintenant, étudiée en profondeur10. Le Parti acadien fournit donc une excellente « étude de cas ». Il émerge de concert avec d’autres mouvements similaires, dans des circonstances comparables. Comprendre son émergence et son idéologie peut donc contribuer à mieux saisir les tendances transnationales que l’on vient d’évoquer. Inversement, prendre en considération les particularités de ce contexte international nous permet de jeter une nouvelle lumière sur le Parti acadien et d’aller au-delà de sa spécificité. Une étude attentive du PA permet également de mieux apprécier le débat classique entre « ethno-symbolistes » et « modernistes » qui est au cœur des études sur le nationalisme. Même si l’on s’entend sur le fait qu’une nation est une communauté possédant un terri- toire historique, partageant une mémoire collective et des mœurs similaires ainsi que portant un certain projet politique autonomiste, il demeure des divergences sur ses origines. Les « ethno-symbolistes », comme Anthony D. Smith, croient que les nations contemporaines ne sont pas des entités nouvelles ; elles se sont édifiées à partir de liens ethniques – dont l’élément central serait le mythe d’une ascendance commune11 – qui datent souvent de plusieurs centaines (milliers) d’années. Ethnic identities are « crucial for the formation and persistence of nations », écrit-il, « [for] over the long term they require ethnocultural resources to create a solidary community12 ». Les « modernistes », de leur côté, insistent sur le caractère « construit ou imaginé » des nations ; celles-ci seraient des entités artificielles, mises sur pied par des élites, souvent dans le but de servir leurs propres intérêts socio-économiques13.

10. Tudi Kernalegenn, op. cit. 11. Anthony D. Smith, Nationalism, Cambridge, Polity, 2010, p. 14. 12. Anthony D. Smith, Ethnosymbolism and Nationalism, London, Routledge, 2009, p. 21. 13. Voir, entre autres, Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origins and Spread of Nationalism, London, Verso, 2006 ; Elie Kedourie, Nationalism, London, Blackwell, 1993 ; Ernest Gellner, Nations and Nationalisms, Iathaca, Cornell, 1983. 14 LE PARTI ACADIEN ET LA QUÊTE D’UN PARADIS PERDU

L’expérience du PA peut donner raison aux deux écoles de pensée. D’une part, il est sûr que le parti constitue le véhicule privilégié pour une certaine « nouvelle classe moyenne ». C’est un regroupement de gens instruits qui cherchent, simultanément, à faire carrière au sein d’une fonction publique en pleine expansion et à réorienter l’État pour qu’il serve davantage les intérêts écono- miques des habitants du nord et de l’est du Nouveau-Brunswick. Les faillites de l’État sont bien évidentes au tournant des années 1970. Nous n’avons qu’à penser aux initiatives ratées de dévelop- pement économique, comme la création du parc national Kouchibouguac ou les subventions gouvernementales à des entre- prises vouées à l’échec telles l’usine textile Cirtex à Caraquet ou la compagnie automobile Bricklin14. Pour le PA, appeler à un État où les Acadiens seraient majoritaires constitue donc un moyen évident de corriger les inégalités matérielles en apparence immuables. De plus, vu qu’ils figurent, dans bien des cas, parmi les membres les plus instruits de la société acadienne, les militants du PA ne craignent pas l’avènement d’un État acadien indépendant, parce que ce seront précisément leurs capacités qui y seraient parmi les plus valorisées15. En même temps, le PA réussit à mobiliser la population en se basant sur une mémoire commune. Cette mémoire inclut certes des éléments « construits » ou « imaginés » – pour reprendre l’expres- sion du moderniste Benedict Anderson – mais cela ne doit pas obscurcir le fait qu’elle renvoie à une expérience historique bien réelle. La manière dont la Déportation demeure un élément central de l’identité acadienne, malgré les tentatives de s’en distancier de la part de certains militants du PA, prouve l’importance des liens ethniques, même dans un contexte de modernisation. Le PA illustre- t-il donc la persistance de la variable ethnique au cœur d’autres mouvements nationaux des « années 68 » ? Seule une étude systé- matique de ces mouvements nous donnera une réponse définitive.

14. Michel Cormier, : la révolution acadienne, Montréal, Leméac, 2004 ; Michel Cormier et Achille Michaud, : un dernier train pour Hartland, Montréal, Libre expression, 1991. 15. Kenneth McRoberts explique l’optimisme de cette « nouvelle classe moyenne » dans Quebec : Social Change and Political Crisis, Toronto, Oxford, 1988. INTRODUCTION 15

Toutefois, nous émettons l’hypothèse que l’incapacité des militants du PA de se couper des origines ethniques de leur nation reflète une tendance humaine qui dépasse de loin l’Acadie. Contrairement à d’autres mouvements nationaux qui sont le produit des « années 68 », le PA n’a su durer dans le temps. C’est sûr que, dans le monde occidental, les années 1980, marquées par le vieillissement des baby-boomers et l’incertitude économique, représentent un certain recul des grandes aspirations nationales. Mais si ailleurs ces aspirations ont su resurgir, ce n’a pas été le cas en Acadie. Le nationalisme autonomiste que le PA représente n’a pas connu de suite après 1982. Comment le gouvernement néo- brunswickois a-t-il donc réussi à le mater de façon tellement efficace ? En nous interrogeant là-dessus, nous rejoignons une problématique centrale de l’historiographie canadienne. D’après l’historien Ian McKay, la capacité de l’État canadien d’imposer l’idéologie libérale face aux résistances communautaristes, socialistes ou autres est inégalée en Occident16. Selon la définition de McKay, le libéralisme signifie surtout la primauté des droits individuels, notamment le droit à la propriété. McKay constate que, sans grande résistance, le libéralisme s’impose assez facilement par rapport à d’autres revendications (plus collectivistes) de certains groupes de citoyens, que l’on pense aux mouvements étudiants, aux syndicats ou aux coopératives agricoles. En s’intéressant spécifiquement aux minorités franco-canadiennes, Joseph-Yvon Thériault illustre la manière dont elles se « dépolitisent » au début des années 1980, devenant beau- coup moins revendicatives et se contentant largement des gains, foncièrement assez modestes, obtenus à partir d’une interprétation généreuse de la Charte des droits et des libertés17. Ainsi, en nous penchant sur la disparition du PA, nous pouvons, à notre manière, mieux saisir l’hégémonie de « l’ordre libéral » au Canada. La présente étude aura donc trois objectifs interreliés. D’abord, comprendre l’émergence du PA et la situer dans un contexte transnational.­ Nous chercherons à définir les conditions

16. Ian McKay, « The Liberal Order Framework : A Prospectus for a Reconnaissance of Canadian History », Canadian Historical Review, vol. 80, no 4, 2000, p. 617-645. 17. Joseph-Yvon Thériault, Faire société. Société civile et espaces francophones, Sudbury, Prise de parole, 2007. 16 LE PARTI ACADIEN ET LA QUÊTE D’UN PARADIS PERDU socio-économiques particulières qui ont donné naissance au néo- nationalisme à la fin des années 1960. Nous examinerons le profil de ceux qui cherchent à pousser le néo-nationalisme à sa logique ultime – c’est-à-dire à la partition du Nouveau-Brunswick. Nous nous demanderons notamment pourquoi, dès le départ, ce mouve- ment tire ses origines dans le nord-est du Nouveau-Brunswick et reçoit relativement peu d’appuis dans le sud-est et le nord-ouest. Ensuite, nous chercherons à analyser le nationalisme dont le PA se fait le promoteur. Contrairement à la dichotomie évidente entre le « nationalisme traditionnel » du xixe siècle et le « néo-­ nationalisme », nous tâcherons de montrer qu’il y a de nombreuses passerelles entre ces deux sensibilités nationales. Le PA ne représente pas la philosophie de la rupture qui émane de L’Acadie perdue, célèbre essai de l’ancien professeur au Collège de Bathurst, devenu plus tard avocat résidant à Ottawa, Michel Roy18. Selon Roy, les symboles acadiens créés au xixe siècle ne sont que des fumisteries, censés camoufler la subordination économique des francophones et maintenir le pouvoir des élites traditionnelles. Mais Roy ne fut jamais un véritable nationaliste acadien, concluant « je ne sais pas si nous sommes par le fond différents des Québécois, [même] si nous [ne] l’avons jamais été19 » et en appelant à l’annexion du nord du Nouveau-Brunswick à la province voisine. La vaste majorité des militants au PA, même lorsqu’ils jonglent avec l’idée d’annexion, restent profondément ancrés dans l’acadianité, qui est pour eux indissociable des origines du nationalisme acadien au xixe siècle. Il nous semble que la continuité inhérente à l’idéologie du PA mérite d’être davantage analysée. Ce ne sont pas que quelques prêtres traditionalistes qui représentent le pont entre le PA et des générations précédentes de nationalistes acadiens. Comme en avait déjà l’intuition Jean-Paul Hautecoeur dans sa célèbre étude L’Acadie du discours, les baby-boomers qui devraient, en principe, rêver à un « monde nouveau » rêvent en fait de revenir au paradis perdu de leurs ancêtres20.

18. Michel Roy, L’Acadie perdue, Montréal, Québec-Amérique, 1978. 19. Ibid., p. 145. 20. Jean-Paul Hautecœur, op. cit. INTRODUCTION 17

Le PA nous fournit une excellente étude de cas pour comprendre d’autres mouvements nationalistes. Dans une multitude de contextes, on tente de faire des juxtapositions faciles entre le nationalisme d’aujourd’hui et celui d’hier. Par exemple, en juxtaposant différentes « vagues nationales », on suppose que les nationalismes qui ont émergé des peuples minoritaires, à la fin du xixe siècle, sont entiè- rement différents de ceux qui se sont manifestés un siècle plus tard. Ceux-là seraient issus de sociétés pilarisées, où, tout comme le groupe majoritaire, le groupe minoritaire inclurait des personnes appartenant à une variété de classes sociales. Une élite profession- nelle essaierait alors d’empêcher la défection des membres des classes inférieures vers le groupe majoritaire où les possibilités d’avancement individuel seraient plus grandes. Les nationalismes de la fin du xxe siècle, par contre, seraient le résultat d’un processus de modernisation où une « nouvelle classe moyenne » confiante et progressiste chercherait l’autonomie afin de combler les retards matériels par rapport à la société majoritaire21. Pourtant, il nous semble que les continuités entre les deux formes de nationalisme sont aussi importantes que ce qui les distingue. Bien entendu, le degré de similitude entre « néo-nationalisme » et « nationalisme traditionnel » est différent dans chaque contexte. Il reste que les nationalistes de tout acabit sont profondément attachés à leur communauté, communauté qu’ils croient, notamment en raison de son histoire (réelle ou imaginée), profondément unique. C’est afin de maintenir cette unicité, dans un monde qu’ils perçoivent comme de plus en plus homogénéisant, que les nationalistes avancent des projets politiques autonomistes ou indépendantistes. Impossible donc pour les nationalistes du présent de rompre complè- tement avec les nationalistes du passé. Dans le contexte des années 1960 et 1970, il n’est pas rare que l’on s’étonne de la collaboration intime entre « traditionalistes » et « lyriques » au sein d’un même mouvement national. Au Canada anglais, par exemple, le paradoxe du philosophe conservateur George Grant donnant des « teach-in »

21. Ronald Rogowski, « Causes and Varieties of Nationalism : A Rationalist Approach », dans Ronald Rogowski et Edward A. Tiryakian (sous la dir. de), New Nationalisms of the Developed West, London and New York, Allen & Unwin, 1985, p. 87-108. 18 LE PARTI ACADIEN ET LA QUÊTE D’UN PARADIS PERDU aux militants de l’aile gauche du Nouveau parti démocratique (NPD), « le Waffle », ne semble pas avoir cessé d’émerveiller22. Nous verrons que l’expérience du PA démontre, au contraire, qu’il n’y avait, en fait, rien de plus normal. Enfin, saisir la disparition du PA, et surtout l’incapacité des Acadiens du Nouveau-Brunswick de donner naissance à un mouve- ment comparable dans les années subséquentes, constitue le troi- sième objectif de cette étude. Par rapport à d’autres mouvements qui font partie de la vague nationale des « années 68 », le néo- nationalisme acadien s’éteint sans laisser d’héritage vivant. Le PA, contrairement à d’autres partis de ce genre, disparaît complètement. Il ne donne même pas naissance à un parti politique semblable qui, sans être identique, pourrait continuer à porter le flambeau. Qu’est-ce qui rend donc l’expérience du PA si particulière ? En cherchant à répondre à cette interrogation, nous devrons nécessai- rement nous confronter aux hypothèses d’Ian McKay sur l’hégé- monie de l’ordre libéral en territoire canadien et déterminer les moyens par lesquels le libéralisme peut se maintenir dans le contexte précis qu’est l’Acadie néo-brunswickoise. Ce livre aura donc quatre chapitres. Le premier portera sur les forces qui conduisent à la fondation du PA. Il y sera question d’abord de l’émergence du nationalisme traditionnel à la fin du xixe siècle, de sa remise en cause à la suite de la Seconde Guerre mondiale et des balbutiements du nouveau nationalisme, dont la variante la plus poussée appelle à l’annexion du nord et de l’est du Nouveau-Brunswick à un Québec indépendant. Il s’agit d’une époque pleine d’effervescence, où les nationalistes s’interrogent sur leur identité acadienne, sont tentés par la québécitude, avant de finalement constater que leur acadianité n’est pas facilement délo- geable. S’alliant à des militants de gauche, ces annexionnistes formeront le cœur du petit groupe de professeurs du nord-est du

22. Stephen Azzi, « The Nationalist Moment in English Canada », dans Lara Campbell et al. (sous la dir. de), Debating Dissent : Canada and the 1960s, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 213-230 ; Charles Taylor, Radical Tories, Toronto, Anansi, 1982, p. 148. H. D. Forbes tente d’expliquer ce paradoxe en suggérant que la conception qu’a Grant du socialisme est fondamentalement « conservatrice ». Voir George Grant : A Guide to his Thought, Toronto, University of Toronto Press, 2007, p. 63. INTRODUCTION 19

Nouveau-Brunswick qui donnera naissance au PA en février 1972. La longue marche vers le PA, qui commence d’une certaine façon au plein milieu d’une autre vague nationale – celle de la fin du xixe siècle –, sera bien sûr toujours contextualisée par rapport à ce qui se passe ailleurs en Occident à la même époque. Les deuxième et troisième chapitres traiteront de façon systé- matique de l’idéologie du PA. Le deuxième sera consacré aux années 1972-1977, années où le PA n’est pas encore prêt à revendiquer clairement un État acadien. Cependant, il appelle à des réformes majeures de l’État néo-brunswickois, qui sont censées permettre aux Acadiens d’établir une société parallèle au sein de la province. Cette société serait fortement inspirée des idées gauchistes et écolo- gistes qui circulent dans le monde occidental au début des années 1970. Le parti inclut même une cellule de militants marxistes- léninistes. Toutefois, nous chercherons à montrer que la plupart des militants du PA veulent toujours lier leur idéologie ainsi que le programme politique qui en découle à l’œuvre des ancêtres. La plupart des baby-boomers qui se trouvent au sein du parti affirment fièrement leur allégeance au passé. Jean-Marc Piotte, dans son essai La communauté perdue, a déjà montré comment, parfois en dépit des apparences, les révoltes des baby-boomers visent à retrouver les valeurs qui seraient au cœur d’une vision idéalisée d’une époque révolue23. Les marxistes-léninistes, par exemple, chercheraient à revivre l’esprit de communauté et de solidarité qui aurait inspiré les villages d’autrefois. Contrairement aux marxistes- léninistes, toutefois, la plupart des membres du PA ne tentent pas de camoufler les éléments de continuité entre leur vision de l’avenir et la vie de leurs ancêtres. Nous suggérons que le nationalisme, au cœur de l’idéologie du PA depuis ses débuts, facilite ce lien avec le passé. Tout mouvement nationaliste doit inévitablement puiser dans le passé pour justifier son existence ; les mythes nationaux sur lesquels il se base ont leurs origines dans la mémoire collective du peuple qu’il est censé représenter. Comme le reconnaît le sociologue Fernand Dumont, la mémoire constitue la base de la culture

23. Jean-Marc Piotte, La communauté perdue. Petite histoire des militantismes, Montréal, VLB, 1987. 20 LE PARTI ACADIEN ET LA QUÊTE D’UN PARADIS PERDU nationale24. Les nationalistes clament ainsi que « leur » communauté est porteuse d’une profonde particularité et qu’elle mérite une reconnaissance correspondante25. On ne peut donc renier entière- ment l’œuvre des ancêtres, mais plutôt affirmer son désir de construire sur les bases qu’ils ont établies. À partir de 1977, le PA s’éloigne un peu du discours gauchiste, s’affirmant plus social-démocrate que socialiste et s’engageant du même coup à viser l’établissement d’une province acadienne. Les références au passé deviennent encore plus persistantes. Dans le troisième chapitre, nous tâcherons toutefois de montrer que l’idéo- logie du PA n’évolue pas énormément. Si nous excluons le départ des marxistes-léninistes dont l’utopie révolutionnaire n’avait, de toute façon, jamais été partagée par la majorité des membres du parti, une personne pouvait facilement trouver sa place au PA, tant avant 1977 que dans les années suivantes. Cela dit, il est clair que le nouveau ton, ainsi que les nouvelles candidatures mises de l’avant par le parti, puisant non seulement dans les rangs des baby-boomers laïques, mais aussi dans ceux des membres du clergé nés dans les années 1920 et 1930, l’aident à obtenir un certain succès électoral. À l’aube du référendum québécois de 1980, le PA est donc à son plus fort. Un vote du OUI au référendum québécois aurait donné une vitrine inespérée au PA pour défendre le concept d’un État acadien ainsi que le modèle de société alternatif qu’il représente. Pourtant, la conjoncture du début des années 1980 ne se montre pas favorable au PA avec, notamment, la défaite référendaire au Québec. Comme ailleurs en Occident, les années 1980 ne sont pas propices au néo-nationalisme. Dans le quatrième et dernier chapitre, nous nous interrogerons sur la manière dont le PA est finalement coopté par le gouvernement néo-brunswickois. Les baby-boomers qui étaient jadis l’épine dorsale du PA sont maintenant plus âgés ; certains quittent l’Acadie et s’intéressent à autre chose ; d’autres sont beaucoup moins revendicateurs sur le plan socio-économique et peuvent donc plus facilement se rapprocher de la vision du gouvernement conservateur de Richard Hatfield. Pourtant, tandis

24. Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, p. 53. 25. Ibid., p. 84-90. TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS 7

SIGLES 8

INTRODUCTION 9

CHAPITRE 1 Les origines idéologiques du Parti acadien 22 L’émergence du nationalisme acadien 23 L’hégémonie du libéralisme en Acadie 27 Le Ralliement de la jeunesse acadienne : les premiers pas du néo-nationalisme 31 Québéciser l’Acadie : le projet annexionniste 36 L’annexionnisme : vraiment sous le signe de la rupture ? 49 La marche vers le Parti acadien 52 Conclusion 55

CHAPITRE 2 Des nationalistes et des socialistes (ou vice versa) : les premières années, 1972-1977 57 La fondation du Parti acadien comme un « recours aux sources » 59 Premières tentatives (ratées) d’écarter la question nationale 74 Les élections de 1974 79 La période postélectorale : systématiser l’équilibre entre le national et le social 88 La marche vers la scission 98 Conclusion 101 CHAPITRE 3 « Une idée qui fait son chemin » : la période nationaliste, 1977‑1980 103 Le nouvel objectif national du Parti acadien : une province acadienne sous le signe de la continuité 105 Élections 1978 : l’accent mis sur « le national » 115 Le Parti acadien au sommet de sa gloire 127 Conclusion 137

CHAPITRE 4 Une disparition tranquille, 1980-1982 139 Le rayonnement national et international du Parti acadien 141 Le déclin du Parti acadien 145 La campagne de 1982 151 Ce qui reste… 155 Conclusion 161

CONCLUSION GÉNÉRALE 162

BIBLIOGRAPHIE 166 cet ouvrage est composé en adobe garamond pro corps 12 selon une maquette de pierre-louis cauchon et achevé d’imprimer en septembre 2018 sur les presses de l’imprimerie marquis au québec pour le compte de gilles herman éditeur à l’enseigne du septentrion