Ce quatrième ouvrage de la collection « Conservation du Patrimoine » a été publié avec l'aide de la mission de la recherche et de la technologie, direction de l'administration générale, ministère de la Culture, 3, rue de Valois, 75001 Paris.

Ont participé à la rédaction : J. BRUNET, ingénieur de recherche, Laboratoire de recherche des Monuments historiques. }. VouvÉ, maître de conférence à l'université Bordeaux I. A. BRUNET, microbiologiste, Laboratoire de recherche des Monuments historiques. J. CLOTTES, conservateur général du Patrimoine. 1. DANGAS, restaurateur de peintures murales. E. GUILLAMET, restaurateur de peintures murales. Ph. MALAURENT, ingénieur d'études à l'université Bordeaux I. M. MENU, ingénieur de recherche, Laboratoire de recherche des Musées de . J.-P. SAINT-AUBIN, conservateur général du Patrimoine. P. VIDAL, ingénieur de recherche, Laboratoire de recherche des Monuments historiques. Ph. WALTER, chargé de recherche au CNRS.

Illustration de couverture : Cheval polychrome aux membres antérieurs tendus, grotte de . Cliché LRMH. En quatrième de couverture : Tête de bison, Salon Noir de la grotte de Niaux (Ariège). Cliché LRMH.

@ CNRS Editions, Paris, 1996 ISBN : 2-271-05286-6 ISSN : 1160-0683 Conservation du Patrimoine Ce quatrième ouvrage de la collection « Conservation du Patrimoine » a été publié avec l'aide de la mission de la recherche et de la technologie, direction de l'administration générale, ministère de la Culture, 3 rue de Valois, 75001 Paris.

(Ç) CNRS Éditions, Paris, 1996 ISBN : 2-271-05286-6 ISSN: 1160-0683 « Conservation du Patrimoine »

Ouvrage dirigé par Jacques BRUNET Jean VOUVÉ La Conservation des grottes ornées

Avec le concours de J. BRUNET et J. VOUVÉ, A. BRUNET, J. CLOTTES, I. DANGAS, E. GUILLAMET, Ph. MALAURENT, M. MENU, J.-P. SAINT-AUBIN, P. VIDAL, Ph. WALTER

CNRS EDITIONS Ce quatrième ouvrage de la collection « Conservation du Patrimoine », soutenue par la mission de la recherche et de la technologie du ministère de la Culture, est consacré aux grottes et abris ornés. Témoins particulièrement fragiles des origines de l'art, les grottes ornées sont protégées en France par un ensemble de textes dont la loi de 1913 sur les Monuments historiques. Cette protection administrative et juridique interdit toute destruction ou travaux non autorisés sur ces monuments. Mais à cette protection administrative s'ajoute celle qui est assurée grâce aux travaux de plusieurs services scientifiques de la direction du Patrimoine comme le laboratoire de recherche des Monuments historiques et le Centre national de la Préhistoire à Périgueux. Les scientifiques du ministère, en partenariat avec des laboratoires du CNRS et des univer- sités, s'efforcent de préserver ces milieux dont l'équilibre environnemental est à la fois complexe et sensible et dont certains n'ont pas été foulés par des pas humains depuis la Préhistoire. C'est le cas notamment des grottes récemment découvertes dans les calanques près de Marseille (grotte Cosquer) et à Vallon-Pont-d'Arc (Ardèche). Chaque année apporte sa contri- bution à l'enrichissement du patrimoine rupestre en France ou à l'étranger : grotte de Cazelle aux Eyzies, grotte de Covaciella dans les Asturies, blocs de schiste de la vallée du Côa au ... Ce livre paraît donc à un moment important et s'il est vrai que de nombreux ouvrages iconographiques et descriptifs ont déjà été consacrés aux grottes ornées, il manquait un « état de l'art » en matière d'études scientifiques, de diagnostic sur l'état de santé, de conservation préventive et de restauration. Comme c'est la règle dans cette collection, nous avons voulu associer conservateurs du Patrimoine, restaurateurs et scientifiques (Laboratoire de recherche des Monuments historiques, Laboratoire de recherche des Musées de France, CNRS, universités). Si découvrir, étudier et protéger les grottes ornées sont des objectifs fondamentaux, il s'agit aussi de répondre au désir légitime de la part du grand public de connaître ces sites et de leur permettre d'éprouver une émotion esthétique nouvelle face aux premiers témoignages peints de l'Humanité. C'est pourquoi ce livre aborde la question des fac-similés (on connaît le suc- cès public de « Lascaux II »), des moulages mais aussi des possibilités de visites virtuelles ren- dues possibles grâce aux nouveaux médias par numérisation des images et de la morphologie des cavernes. Le ministère de la Culture offre déjà, parmi d'autres possibilités, celle de visiter par son serveur relié à l'Internet (http : Il www. culture. fr) les plus récentes découvertes archéo- logiques. Il me reste à remercier tous les auteurs de ce livre et particulièrement ceux qui en ont assuré la coordination, Jacques Brunet ingénieur de recherche au ministère de la Culture, spé- cialiste des grottes ornées et Jean Vouvé, professeur des universités, spécialiste en hydrogéolo- gie, grâce auxquels ce livre a pu voir le jour.

Jacques PHILIPPON ingénieur de recherche au ministère de la Culture, directeur de la collection « Conservation du Patrimoine». Sommaire

Avant-propos 7 Introduction 9

Première partie L'art rupestre, un art millénaire à protéger 21 Chapitre premier : L'art rupestre : pourquoi ? 23 Chapitre 2 : Matières picturales et techniques de peinture 31 Chapitre 3 : Déontologie, recherche et protection administrative 43 Seconde partie Roches, eaux, concre"tionnement 51 Chapitre 4 : Contexte géologique et supports des œuvres 53 Chapitre 5 : L'environnement et ses différents facteurs 69 Chapitre 6 : Solutés et concrétion nemen ts 111 Troisième partie Sauvegarde, protection, intervention 127 Chapitre 7 : Outils de prospection et diagnostic 129 Chapitre 8 : Protection de l'environnement des sites ornées 139 Chapitre 9 : Sauvegarde des espaces souterrains 153 Chapitre 10 : Altérations, dégradations et traitements 171 Chapitre 11 : Patrimoine rupestre et fréquentation touristique ...... 219 Chapitre 12 : Vers de nouvelles méthodes de conservation 235 Conclusion 243 Glossaire 247 Bibliographie 251 Table des matières ...... 259

Avant-propos

Ce travail de synthèse, le premier en français sur la conservation scientifique de l'art rupestre, n'a de prétentions, tout d'abord, que d'attirer l'attention des responsables du Patrimoine Culturel sur l'universalité d'une expression dite artistique fossilisée sur un support complexe, la pierre. Il s'agit encore de montrer l'unité des principes fonda- mentaux de la protection des biens monumentaux lithiques ornés, qui ne doivent pas être dissociés de leur site ni de leur environnement respectifs. Il s'agit en plus d'ap- porter aux spécialistes, encore trop peu nombreux dans le monde, une documentation scientifique de base qui s'appuie sur des méthodologies complémentaires et en pleine évolution depuis une dizaine d'années. Historiquement, la culture conservatoire dans ce domaine à véritablement pris corps en France en 1963 avec la nomination d'une commission scientifique pour la sauve- garde de la grotte de Lascaux. Les membres éminents qui composaient ce groupe plu- ridisciplinaire ont eu une influence positive qui s'est avérée aller au-delà de la mis- sion initiale essentielle, c'est-à-dire de faire prendre conscience aux responsables étrangers la nécessité de mener des recherches fondamentales sur les sites à préser- ver, que leur notoriété internationale soit grande ou qu'il s'agisse d'oeuvres ignorées du grand public. La leçon a été comprise en Europe, puis en Extrême-Orient, puis en Afrique, puis en Australie et aux Amériques. L'idée d'acquérir des informations et des expériences étalées dans le temps s'est faite jour peu à peu et s'est affirmée partout comme nous pouvons en porter témoignage à la suite de nos visites à l'étranger ou de l'accueil de chercheurs venant de tous les continents. En France, la démarche ana- lytique a été reconnue dès la décennie 65-75 et la place de la conservation préventive, qui va conditionner et impulser les programmes de recherche scientifique et d'aide tech- nique, va ensuite devenir prioritaire dans le domaine du patrimoine rupestre avant de se généraliser à l'ensemble du patrimoine national des Monuments historiques. Il est en effet essentiel d'inventorier en priorité les sites ornés (aériens, abrités, sou- terrains) et les œuvres qui leur sont associées. Cet inventaire, qui s'appuie sur des enregistrements graphiques, photographiques, cartographiques... s'effectue selon des démarches bien rodées. Le stockage, la disponibilité et l'accès à l'information sont par contre en pleine évolution. Des bases de données se constituent ainsi que des banques d'images. Ceci est très positif mais crée parfois des problèmes d'accessibilité pour les chercheurs des pays en voie de développement. La conservation préventive passe encore par la connaissance et le respect d'une législation existante ou à créer d'intérêt géné- ral. On verra qu'en fait, cette législation constitue l'interface entre les deux approches conservatoires. Elle doit être adaptée à chaque pays en raison des contrastes énormes existant entre les mentalités et traditions vivantes des peuples, les environnements naturels, culturels, sociaux, économiques, touristiques de telle ou telle partie du globe. Parmi les facteurs évoqués ci-dessus, la connaissance des environnements naturels sous tous les climats est une priorité indispensable ; il en est de même pour les méca- nismes et les conditions initiales ou héritées qui impriment leurs marques sur les milieux géologiques, sur les supports pariétaux et sur les œuvres d'âge préhistorique ou historique. Explorer, connaître, analyser est essentiel, agir n'est pas moins important; aussi, la sauvegarde et la protection à court, moyen et long terme passent parfois par le sau- vetage d'urgence et impliquent plus couramment d'intervenir et de restaurer. Il s'agit ici de prendre des mesures concrètes pour modifier : - des ambiances microclimatiques en agissant sur la température, la teneur en eau ; - des régimes de circulation d'eau et ou de concrétionnement en modifiant des tra- jets hydriques et la composition de l'air (ce dernier cas s'appliquant essentiellement aux cavités) ; - des faciès microbiologiques en agissant sur les facteurs microclimatiques et en programmant des campagnes de traitements biocides appropriés ; - des environnements végétaux sus-jacents... Ces mesures étant prises, les décors peuvent être restaurés sous contrôle scienti- fique. Selon une démarche indépendante, dans les pays développés, l'appétit culturel du grand public se développe rapidement et prend une dimension internationale. L'isolement géographique des sites et œuvres rupestres n'est plus un gage de sécurité conservatoire. Le contrôle de la fréquentation touristique et l'organisation de pro- grammes, de schémas de visite et de surveillance deviennent indispensables. Ces efforts ne sont cependant pas applicables partout et le public ne peut être accepté sans limite sous peine de détérioration irréversible de certains décors peints en particulier. Les perspectives d'avenir impliquent selon cette constatation le développement d'une poli- tique de remplacement qui se concrétise par la construction de moulages, et de fac- similés. Sans vouloir être exhaustif sur un sujet reconnu depuis peu par les instances gou- vernementales et internationales, nous souhaitons démontrer enfin que la recherche serait vaine sans une formation adaptée de haut niveau et une information de qualité destinée à la communauté la plus large qui soit. L'avenir et la bonne santé de ce patri- moine en dépendent. J. VouvÉ, J. BRUNET Introduction

L'ART RUPESTRE, UN PATRIMOINE FRAGILE Depuis plus d'un siècle (128 ans si l'on échanges passagers ou suivis avec des se réfère au texte de C. Pattyn reproduit autorités scientifiques européennes, japo- dans l'encadré ci-contre), les problèmes naises puis américaines du Nord que posés par la conservation scientifique du nous avons eus entre 1964 et 1975. patrimoine monumental lithique n'ont été Dans la sphère nationale, on retiendra abordés que de façon très partielle dans que les menaces de dégradation de sites les pays développés et ignorés dans les sensibilisèrent définitivement les respon- autres pays. sables administratifs et scientifiques ainsi En France par exemple, la connaissance que l'opinion publique aux problèmes de scientifique du patrimoine rupestre se fai- la sauvegarde du patrimoine culturel. sait au gré des découvertes de peintures La multiplicité des dangers de toute dans certaines grottes de Dordogne. Des nature font que d'innombrables sites et chercheurs comme Moissan, Martel, œuvres sont en sursis pour les uns et Cartailhac et Breuil publiaient entre 1902 irrémédiablement perdus pour les autres. et 1903 des notes' à 4 qui précisaient la À l'échelle de la planète, la situation poli- nature des matières colorantes appliquées tique, socio-économique, cultuelle et cul- sur les parois ainsi que l'âge du creuse- turelle actuelle accentue les risques de ment des cavernes. Quelques années dégradation et de disparition par le jeu après (1908), la grotte d'Altamira des réajustements de frontières, des (Espagne) faisait également l'objet de tra- guerres et du paupérisme financier, tech- vaux importants5. nique et scientifique. Ce ne sera que beaucoup plus tard, au De dramatiques disparités apparaissent début des années 60, que les menaces par exemple entre un petit nombre de pesant sur la grotte de Lascaux auront nations favorisées disposant de structures paradoxalement un effet positif dans la de recherche étoffées ou naissantes, de prise de conscience du besoin de laboratoires bien équipés et l'immense connaître d'abord pour sauvegarder et majorité des pays ou le désintéressement protéger ensuite le patrimoine. La nou- officiel a pour corollaire la destruction des velle de la fermeture de la grotte s'est œuvres quant il ne s'agit pas de celle pro- répandue rapidement un peu partout dans voquée par les hommes et leurs activités le monde et a eu des retombées positives multiples. La conséquence de tout ceci tant au niveau européen que mondial. est une perte irrémédiable de l'informa- Nous en voulons pour preuve les tion faute d'une documentation préalable. Avec le recul du temps, et pour un pays faire profiter la collectivité internationale. stable comme la France, une question Afin de donner une vue du problème sous mérite réflexion : durant des dizaines de la forme d'un état non exhaustif pour millénaires, les œuvres rupestres fran- quelques monuments rupestres ayant çaises se sont bien ou très bien conser- subi des dégradations de tous ordres, vées ; elles se sont dégradées en quelques nous avons replacé ces événements dans dizaines d'années après leur ouverture au le temps. Dans la période où nous vivons, public. la connaissance des phénomènes par La question du « pourquoi » associée quelques spécialistes ne permet pas de à la première constatation est d'une s'affranchir des « détériorations venues importance capitale pour tenter de com- d'ailleurs » et plus particulièrement de prendre et d'améliorer la situation et d'en celles d'origine anthropique.

Protection et conservation des grottes ornées « L'intérêt manifesté par la protection et la conservation des grottes ornées est récent : il y a à peine trois quarts de siècle que les œuvres d'art des grottes sont entrées dans le patrimoine artistique de l'humanité. Pénétrant dans la caverne de Niaux, en Ariège, en 1864, un préhistorien d'alors, le docteur Garrigou, apercevant les magnifiques figures du salon Noir, notait simplement sur son car- net : « il y a des dessins sur la paroi, qu'est-ce que cela peut bien être ? » Quatorze ans plus tard, les gravures de la grotte Chabot, dans le Gard, n'étaient pas mieux reconnues. En 1879, alors que Iules Ferry, à la demande des préhistoriens, instituait au sein de la commission des Monuments his- toriques, une sous-commission des monuments mégalithiques, la découverte des bisons peints d'Altamira, en Espagne, était accueillie par le scepticisme ou l'indifférence. Les figures des grottes du Figuier dans le Gard, révélées en 1890, celles de la Mouthe aux Eyzies, en 1895, de Pair-non-Pair, en Gironde, en 1896, de Marsoulas, en Haute-Garonne, en 1897, ne devaient pas plus convaincre. En septembre 190 1, à huit jours d'intervalle, deux grottes des Eyzies, et Font-de-Gaume, révélaient la riche décoration de leurs parois. Le docteur Capitan et l'abbé Breuil en démontraient l'authenti- cité : l'art pariétal paléolithique était enfin accepté comme le témoignage du génie créateur des pre- miers Homo sapiens. La commission des Monuments historiques peut s'honorer d'en avoir aussitôt reconnu l'importance : les Combarelles et Font-de-Gaume étaient classées dès 1902 parmi les monuments historiques. Au rythme des découvertes, le nombre des protections juridiques s'est dès lors régulièrement accru : douze grottes classées en 1920 ; vingt-sept grottes classées en 1940 ; quarante-six grottes classées en 1960 ; cinquante-six aujourd'hui. Le Périgord possède 40 % environ des grottes ornées dans le monde. Les recherches ne sont pas terminées et des découvertes sont faites chaque année. Parallèlement, les responsables de ce patrimoine souterrain prenaient conscience de la fragilité de ces œuvres miraculeusement épargnées au travers des millénaires : modification par les apports d'ori- gine extérieure d'un milieu stabilisé dans des conditions de variations très étroites ; vandalisme ; dépas- sement du seuil de saturation des grottes ouvertes au public. Les graves atteintes que viennent de subir certaines des figures du Salon Noir de N iaux semblent imputables à des causes naturelles plus difficiles à maîtriser que les erreurs humaines. Le difficile problème de la conservation de la grotte de Lascaux est un cas exemplaire des difficul- tés qui doivent être surmontées. » Texte extrait de Pattyn Ch., 1981. « Protection et conservation des grottes ornées », Monuments historiques, n° 118. Il est bien difficile d'apprécier les « pertes » au cours des temps, mais l'éro- sion superficielle des blocs et des parois, les altérations chimiques, biologiques... ont considérablement amenuisé et amputé le patrimoine initial. Certaines cavités étaient peut-être décorées dès leur entrée et ceci jusqu'au fond. Il ne reste plus rien de ces parties soumises plus que d'autres aux processus de dégradations physico-chi- miques et biologiques qui sont en quelque sorte la part du temps. Une hypothèse iden- tique peut être faite à propos des abris, par nature beaucoup plus exposés. Le patrimoine rupestre, mémoire intemporelle de l'histoire de l'humanité, doit être étudié pour être protégé et sau- 1. L'art rupestre mondial : répartition des principaux sites dans la zone géographique péri-méditerranéenne vegardé. La roche, matériau naturel, est et en Afrique. En France, les concentrations de sites l'un des constituants essentiels des se situent essentiellement dans le Sud-Ouest, le Sud- formes de paysages, mais elle est encore Est et le long de la chaîne des Pyrénées. En Espagne, le premier ou le plus vieux livre conçu et la zone cantabrique (nord-ouest de l'Espagne) et le décoré par l'homme. Levant (côte Est) sont des régions privilégiées. L'Afrique Dans le monde, les surfaces de pierre du Nord (chaîne de l'Atlas) et le Sahara (Tassili, des milieux aériens et souterrains sont les Hoggar) recèlent d'innombrables sites ornés. Il en est supports de millions de pages peintes, de même pour toute la partie sud et sud-est de l'Afrique. sculptées, gravées, plus rarement mode- lées, depuis plus de 400 siècles (ill. 1 à 3). Les feuillets de ce livre rupestre sont d'accessibilité et de lecture variables et l'homme y a laissé trace de son génie par une infinité d'expressions pour un même thème. Les représentations des figures 4 et 5 en sont une première illustration. Certaines pages en sont bien conservées mais elles sont l'exception : la majorité d'entre elles s'effacent ou sont plus ou moins masquées par ce que nous appe- lons le vernis désertique dans les régions arides, le concrétionnement (calcique, sili- ceux etc.) dans les autres régions. Elles se dégradent naturellement mais l'homme contribue malheureusement avec effica- cité à renforcer cette action. Le seuil d'ir- réversibilité n'est pas atteint partout mais la tendance actuelle fait craindre le pire. Grottes et abris ornés constituent ainsi la mémoire intemporelle de l'humanité. Cet héritage appartient à tous, il doit être accessible à tous et doit donc être étu- dié pour être protégé. La recherche scien- tifique pour la sauvegarde et la conser- vation du patrimoine lithique orné est une discipline « jeune » et complexe. Son développement harmonieux est étroite- ment dépendant d'une somme de connaissances issues de la géologie, la roche étant le support commun à la plu- part des oeuvres. Son développement est également lié à de nombreuses disci- plines d'approche naturaliste ou dépen- dantes des sciences exactes. Le géologue, l'hydrogéologue, le géomorphologue, etc. 2. Art rupestre mondial : répartition en Eurasie et doivent associer leurs efforts pour parve- Australie. L'art arctique est connu dans les pays scan- nir à une bonne compréhension de l'évo- dinaves, la Russie et la Sibérie. Plus au sud, l'Inde lution des milieux aériens et souterrains, recèle de nombreux sites sous abri où s'exprime un art des perturbations naturelles ou artifi- figuratif et animalier très varié. En Chine, des dalles cielles qui s'y manifestent dans des envi- en plein air gravées sont signalées. Au Japon, l'art ronnements variés. pariétal se concentre dans des chambres funéraires et dans des sites à sépultures construits (peintures Ce n'est qu'avec le recul du temps que murales) ainsi que dans de rares sites sous abri (ile les spécialistes pourront fonder quelque d'Hokkaido). L'Australie est le continent où les repré- espoir de sauvegarde des sites et des sentations rupestres sont les plus abondantes et les plus œuvres, quelque espoir de conservation diversifiées. Tout le territoire est riche d'un art sous de l'héritage culturel sans oublier sa pro- abri et de plein air. tection pour l'avenir. Ces actions conju- 3. Répartition de l'art pariétal sur le continent amé- ricain et en Océanie. Les régions montagneuses du et de l'Ouest des États-unis recèlent également de nombreux sites ornés (abris et roches de plein air). Au Mexique, la Basse-Californie est un lieu de très forte concentration de l'art rupestre sous abri. Au Brésil, l'État du Piaui possède en particulier de nombreux abris ornés. Dans les autres pays sud-américains, les représenta- tions rupestres sont plus dispersées. On les rencontre en bordure de la chaîne des Andes et dans les régions des plateaux limitrophes. Dans le Pacifique, les îles Hawaï et l'île de Pâques ont un patrimoine peint, gravé et sculpté très spécifique. D ans les autres archipels, l'art rupestre est surtout caractérisé par des gravures et des sculptures. guées et convergentes sont restées long- temps impossibles faute de moyens finan- ciers et techniques et ce, tant que le sujet est resté domaine scientifique mineur pour les uns, négligé pour les autres. Durant des décennies, l'étude de l'art pariétal mondial est en effet passée entre différentes mains : - affaire de militaires éclairés : au Tassili N'Ajjer (Algérie), dès 1909, un offi- cier français mentionnait la présence de peintures et en notait brièvement l'exis- mité de parois ornées de gravures et de tence dans un compte-rendu de mission ; peintures à l'ocre rouge représentant la - affaire de navigateurs lors de la prise faune sauvage, des tracés géométriques, de possession de nouvelles terres dans des vaches, des camions et des avions l'hémisphère sud ; ainsi, la première DC3. L'art rupestre est sub-actuel ! découverte officielle de l'art aborigène En France, il y eut des amateurs éclai- rupestre en Australie est attribuée au gou- rés et audacieux, des ecclésiastiques et verneur Philip près de la Bantry Bay en un peu plus tard des spéléologues, décou- 1788; vreurs de réseaux karstiques pénétrables, - affaire d'explorateurs avec la décou- de rivières souterraines, de cristallisations verte par George Grey des premiers abris aussi belles que fragiles et de surfaces à peintures Wandjina dans le Kimberley ornées. Trois noms ressortent, évocateurs (Australie occidentale) en 1837; des terres lointaines prospectées en Eu- - affaire d'industriels avisés (comptes- rope et ailleurs ; l'abbé Breuil6, Casteret7 8 rendus de campagnes d'un directeur fran- et Martel9, 10 Leurs travaux ont été lar- çais d'exploitation de guano en Basse- gement publiés et lus dans les sphères Californie au Mexique dans les années cultivées et l'information s'est diffusée 1890-1895); peu à peu dans le grand public. Il fallut - et plus récemment affaire d'ethno- attendre la découverte en 1940 puis la logues : les Krahô, populations amérin- fermeture en 1963 de la grotte de Lascaux diennes du Goias (Brésil), vivent à proxi- pour qu'une prise de conscience au plus 4. Universalité de l'art rupestre dans le monde. 5. Universalité de l'art rupestre dans le monde. Thématique animalière de type aquatique. Thématique des mammifères terrestres. France (centre page) : on reconnaît ici un pingouin, France (centre page) : la grotte sous-marine H. Cosquer animal qui a dû fréquenter autrefois la côte méditer- découverte en 1991 est riche de nombreux animaux ranéenne. Grotte Cosquer. terrestres et marins. Peinture monochrome représen- Afrique : symbole mystérieux ou interprétation rai- tant la puissante tête d'un bison. sonnée d'une forme assimilée à un poisson (?) ; figure Afrique : les dimensions de certains animaux sont par- d'un abri du Tassili N'Ajjer (Sahara algérien) que fois impressionnantes. Ici, une girafe de six mètres de l'on peut rattacher au thème de la vie aquatique mais hauteur a été gravée sur la paroi gréseuse d'une falaise également à celui des symboles (voir ci-après). bordant l'oued Djérat (Algérie). Asie : représentation d'un crabe sur la paroi d'un abri Asie : antilope très expressive peinte sur une paroi gré- du site de Bhimbetka (Inde). seuse du site de Nilgai-Adanigarth (Inde). Océanie : représentation d'une tortue de mer incisée Océanie : certains rochers de Nouvelle-Calédonie sont à la surface d'une dalle de lave basaltique noire affleu- profondément incisés. Représentation d'un buffle. rant au centre de l'île de Pâques. Australie : certaines représentations animales présen- Australie : les poissons occupent une place importante tent des particularités anatomiques. Ici, un macropode dans l'art pariétal aborigène. Ici, poissons en poly- blanc souligné et traversé de traits rouges orne la paroi chromie sur les parois d'un abri des sites de l'East gréseuse de l'abri de Giant Wallaroo Paintings du Alligator River (Territoire du Nord). Cape York (Queensland du Nord). Amériques : raie manta peinte en blanc et en rouge Amériques : l'abri de la Serpiente (Basse-Californie, sur une paroi de l'abri de la Cuesta de San Pablo II Mexique) est orné d'un immense serpent à tête de cer- dans la Sierra San Francisco (Basse-Californie, vidé. Au-dessus de cette peinture polychrome a été peint Mexique). Hauteur : 0,80 m ; longueur : 1,20 m. en rouge un cervidé aux longues oreilles. Europe : les saumons qui remontaient les rivières Europe : l'Europe du Nord est restée longtemps en d'Aquitaine, dont la Dordogne, ont été immortalisés retrait en ce qui concerne l'intérêt porté à l'art préhis- par un haut-relief dans le calcaire de l'abri dit « du torique. En fait, les affleurements rocheux gravés sont Poisson », localisé dans le vallon de Gorge d'Enfer très nombreux. Cervidé peint en rouge sur un rocher (commune des Eyzies). de l'île d'Ausevick (Norvège). Âge estimé : 10 000 ans. haut niveau national se fasse et perdure. pendantes d'une part, et entre le milieu Ainsi, les décisions prises par le ministre lithique, les œuvres, et le microclimat i d'État André Malraux en 1963 de mettre environnant d'autre part. fin aux visites de ce haut-lieu de l'art pré- Deux facteurs supplémentaires s'ajou- historique puis de créer une commission tent à cela. Il y a d'abord la présence scientifique pour l'étude de la sauvegarde physique de l'homme (visiteurs) qui est de la grotte sont-elles à l'origine d'une une réalité heureuse ou malencontreuse. reconnaissance officielle du problème de Il y a ensuite les activités humaines qui la conservation du patrimoine lithique. modifient l'environnement. Les cher- Pour la première fois, des sommités cheurs ont acquis sur ces questions une scientifiques, littéraires, artistiques, tech- expérience, tant en France qu'à l'étran- niques d'un côté, des instances politiques ger, grâce à la préparation et au suivi de et administratives de l'autre se sont programmes financés par des gouverne- réunies avec comme mission ambitieuse ments, des agences nationales et inter- et urgente de sauver un trésor unique. Si nationales, des fondations. la mission réussit, ce fut grâce à une On retiendra que prospecter, recen- longue période d'efforts répétés et à une ser, étudier, protéger, sauvegarder sont motivation humaine et gouvernementale des ambitions légitimes pour assurer la continue durant quinze années. Les cher- conservation du patrimoine rupestre cheurs partirent de rien, les bibliothèques mondial. Les preuves récentes sont là étant vides d'études sur l'aérologie, la pour conforter notre démarche déonto- thermique, la climatologie, la biochimie logique. En effet, la découverte d'un souterraine. À terme, il fut possible de nouveau site orné reste toujours un évé- définir les conditions de conservation du nement d'autant plus important que les milieu d'une part et de dresser un inven- œuvres peintes ou gravées, associées à taire des actions à éviter pour préserver ce site, sont proches ou dépassent en ce même milieu, d'autre part. qualité esthétique, en variété des La fermeture définitive au grand public formes représentées, la référence mon- de cette cavité fut l'une des décisions diale que constitue Lascaux. La fré- conservatoires les plus difficiles à quence de ce genre d'événement s'est prendre. La décision prise à Lascaux pou- en effet singulièrement accrue ces der- vait-elle être transposée à d'autres sites nières années avec deux découvertes souterrains, ou abrités, ou de plein air, majeures. en France ou ailleurs dans le monde? La découverte de la grotte sous-marine L'expérience acquise pas à pas nous a ornée dite grotte H. Cosquer, du nom de montré que la réponse était nuancée. Une son inventeur, remonte à 1991. Elle se phase exploratoire ou de pré-faisabilité situe dans la région administrative est en effet indispensable pour préparer Provence Alpes Côte-d'Azurll, à quelques le programme de référence spécifique à kilomètres du centre de la ville de tel ou tel monument. Ainsi, les régimes Marseille, région ayant jusque là livré peu thermiques, hydrogéologiques, climato- d'oeuvres pariétales. Elle s'est faite dans logiques, hydrochimiques, aérologiques un environnement naturel unique, un etc. sont autant de paramètres indispen- réseau actuellement ennoyé par la mon- sables à collecter préalablement à toute tée progressive du niveau d'eau de la pré-interprétation. Cette démarche est la Méditerranée depuis plusieurs milliers seule qui permette d'élucider les réac- d'années. Ce réseau communique avec le tions de cause à effet : entre les milieu par un conduit de 180 m de lon- ambiances microclimatiques et clima- gueur environ débouchant à moins 37 m tiques intégrées, coalescentes ou indé- de profondeur au pied d'une falaise sous- marine. Les œuvres y sont nombreuses céros, lions, bisons, aurochs, ours, pan- et originales. thères, mammouths, bouquetins, et d'un La dernière découverte annoncée offi- hibou..., accompagnés de signes symbo- ciellement le 18 janvier 1995 à la presse liques, de ponctuations, de représenta- et au grand public remonte au 18 tions de mains négatives et positives. décembre 199412. À quelques kilomètres Cette découverte faite par J.-M. Chauvet, du bourg de Vallon-Pont-d'Arc, des spé- E. Brunel-Deschamps et C. Hillaire donne léologues prospectant dans les falaises du une nouvelle dimension au patrimoine cirque d'Estre dans les gorges de l'Ardèche artistique de cette région déjà renommée. découvrent un très vaste réseau souter- Ces deux sites apporteront des infor- rain de larges galeries rejoignant plusieurs mations capitales sur les auteurs de ces grandes salles, décorées de place en place œuvres qui ont traduit sur la roche une de peintures, gravures isolées ou organi- pensée symbolique qui paraît déjà struc- sées en panneaux. Au total près de trois turée. Ces nouveaux témoignages de la cents peintures et gravures ont été obser- richesse du patrimoine préhistorique vées à ce jour et il s'agit là seulement viennent à point pour confirmer l'impor- d'une première estimation. Le bestiaire, tance de la démarche conservatoire évo- très varié, se compose de chevaux, rhino- quée dans le présent ouvrage.

L'ART PARIÉTAL ET SES REPRÉSENTATIONS : QUOI, OÙ ET QUAND? Dans notre pays, l'art préhistorique est tations soient le reflet des proportions avant tout un art animalier caractérisé par d'animaux existant dans la nature ou la présence dominante d'espèces herbi- même des habitudes alimentaires des vores : cheval, bison, auroch, cerf, renne, populations humaines. Le choix des ani- mammouth, bouquetin. À l'inverse, les maux dessinés et leur nombre obéit pro- carnivores, ours, loups, sont peu fré- bablement à des motivations plus cultu- quents hormis les félins de la grotte relles que pragmatiques (ill. 6). Chauvet. À côté de ce bestiaire, men- Sur le plan esthétique, mentionnons la tionnons tout un ensemble de signes qui très bonne connaissance de la paroi, le constituent une des constantes de l'art sens poussé de l'observation que possé- paléolithique : points, bâtonnets, formes daient nos ancêtres. Les contours des géométriques diverses. Ils peuvent quel- peintures et des gravures sont en géné- quefois être plus discrets, ce qui peut ral assurés sans aucun « repentir » ; la fausser une estimation rapide de la pro- forme des parois, le jeu des concaves et portion relative entre figurations animales des convexes sont mis à contribution avec et signes. En contraste avec les figura- intelligence13. Les artistes du Paléo- tions animales, les représentations lithique supérieur se sont exprimés par humaines apparaissent beaucoup plus la technique la plus simple des tracés discrètes et en nombre plus limité. digitaux, tracés sinueux du bout du doigt Si le bestiaire des grottes et des abris ou des doigts, sur un support malléable. ornés nous renseigne sur la faune vivant Citons entre autres les tracés digitaux de à l'époque, gardons-nous de croire que la grotte de Gargas dans les Hautes- les proportions des différentes représen- Pyrénées, ceux de Baume-Latrone. La technique de la gravure fine ou profonde par tamponnage, soufflage, pochage et 6. Salle des Taureaux a été largement employée et est liée aux même sous forme de bâtonnets de de la grotte de Lascaux (France). La spécificités du support géologique (grain matières minérales à l'état brut ou pré- Licorne est-elle la de la roche, dureté... ) ; évoquons au pas- parées intentionnellement. représentation d'un sage la frise des mammouths profondé- Tous les types de supports pariétaux animal mythique ment gravée de Chabot et les tracés fine- ont été utilisés, malléables pour les tra- imaginaire dirigeant ment incisés sur un bloc de concrétions cés digitaux de Baume-Latrone et du pla- une horde de chevaux, de la grotte de la Mairie à Teyjat fond des « hiéroglyphes » de Pech-Merle de bovidés et de cervi- (Dordogne). Les bas-reliefs de l'abri du à Cabrerets, tendres, granuleux, faible- dés ou celle d'un chas- Cap-Blanc (Dordogne), du Roc-aux- ment cimentés pour le diverticule droit seur caché et masqué Sorciers d'Angles-sur-l'Anglin (Vienne) de Lascaux et la grotte de Gabillou sous une peau ? témoignent de la maîtrise de la sculp- (Dordogne), rugueux et couverts de Cliché LRMH. ture sur pierre. concrétions en choux-fleurs pour la salle La peinture est le moyen d'expression des Taureaux (Lascaux), recouverts de le plus spectaculaire des hommes du stalactites (Villars, Font-de-Gaume). À Paléolithique. Les colorants employés Font-de-Gaume, en particulier, le posté- sont des pigments naturels présents à rieur, la jambe et le jarret d'un cheval l'affleurement de dépôts sédimentaires sont suggérés par une grosse stalactite, et sous forme de concentrations. Ils ont le ventre et le flanc de l'animal par le pu être utilisés à l'état pur ou en mélange galbe d'une draperie stalagmitique. Sur avec d'autres constituants (chapitre 2), ce relief naturel, il ne restait plus à l'ar- tiste préhistorique qu'à souligner par Niaux, Montespan, Le Portel, Baume- d'épais tracés noirs les contours de l'ani- Latrone, Ebbou, Chabot, Tête-du-Lion, mal pris eux-mêmes depuis lors sous la Colombier, Figuier ainsi que les grottes H. concrétion qui continuait à se former. Cosquer (Marseille) et Chauvet Pont-d'Arc (Ardèche) récemment découvertes. Cette concentration géographique, due Répartition mondiale en ce qui concerne le Paléolithique supé- L'art pariétal ou rupestre, qu'il ait pour rieur à des populations séjournant dans support les parois de cavités, d'abris- un contexte géologique et morpholo- sous-roche ou des blocs rocheux de plein gique favorable (terrains susceptibles de air, présente une extension géographique receler des cavités) ne doit pas faire mondiale qui va de pair avec une très oublier quelques sites qui peuvent vaste répartition chronologique. Il paraître actuellement excentrés : en regroupe toutes les manifestations consi- Haute-Normandie (grotte du Cheval à dérées comme « artistiques » attribuables Gouy), en Bourgogne (grottes d'Arcy-sur- à l'homme, depuis les périodes préhisto- Cure) en Ile-de-France (grotte du Croc- riques lointaines jusqu'à des époques Marin) en Pays-de-Loire (grotte de la récentes voire actuelles (quelques sites Dérouine)... d'Australie et du sud de l'Afrique sont Plus de 150 cavernes et abris décorés subactuels). d'oeuvres du Paléolithique supérieur sont Des ensembles d'art préhistorique ont à ce jour répertoriés en France ; s'y ajou- été décrits dans toutes les régions du tent un certain nombre de traces peu globe : Brésil, Canada, Ouest américain, explicites et d'attributions douteuses, Inde, Sibérie, Australie... L'Afrique, pour mal datées. L'abbé Breuil mentionnait sa part, présente deux groupes impor- dans Quatre-cent siècles d'art préhistorique une tants, l'art austral et l'art saharien ; ce der- très longue période d'activité et de créa- nier est localisé dans les abris-sous-roche tion. et sur les roches des monts sahariens Cet art français se prolonge géogra- d'Algérie et de Libye, avec une phase phiquement en Espagne avec de très exceptionnelle de développement lors du nombreux sites dans la région de Néolithique au Tassili N'Ajjer. Cantabria, les Asturies, le Pays-Basque En Europe, la dernière glaciation voit espagnol avec les sites d'Altamira, El l'apparition et le développement de l'art Pindal, Tito Bustillo, Pena de Candamo, du Paléolithique supérieur, dit art franco- La Lluera, Llonin, Chufin, El Castillo, Las cantabrique, très largement représenté Monedas, Ekain, El Buxu... dans le sud-est et le sud-ouest de la Dans une optique élargie au nord de France et dans le nord-ouest de l'Europe, plusieurs ensembles d'art parié- l'Espagne. tal post-glaciaire sont également recon- L'art préhistorique français est surtout nus en Scandinavie et en Russie septen- localisé dans la moitié sud du pays et plus trionale. précisément dans les régions Aquitaine, Midi-Pyrénées, Poitou-Charentes, Rhône- Alpes, Languedoc-Roussillon, Provence Datation de l'art rupestre Alpes Côte-d'Azur : parmi les principaux Depuis quelques années, les progrès de sites, on peut citer entre autres Lascaux, la physique sont venus au secours des Rouffignac, Combarelles, Pair-non-Pair, spécialistes de l'art préhistorique : des Roc-aux-Sorciers, Chaire-à-Calvin, Cougnac, datations absolues permettent de jalon- Pech-Merle, Gargas, Marsoulas, Bedeilhac, ner précisément l'espace-temps. Celles-ci L'art rupestre : quelques références chronologiques reposant sur des datations directes.

Âge BP Site Nature du document 12 890 BP ± 160 Niaux (Ariège) Bison au trait noir 13 060 BP + 200 El Castillo (Espagne) Dessin de bison 13 570 BP ± 190 Altamira (Espagne) Dessin de bison 14 280 BP ± 250 Altamira (Espagne) Matière osseuse provenant d'une omoplate gravée 14 300 BP ± 180 Cougnac (Lot) Ponctuation noire à base de charbon de bois 19 200 BP ± 200 Cosquer Félin (technique du fusain) 18 820 BP ± 310 Cosquer cheval 19 970 BP ± 250 Placcard (Charente) Os brûlé dans une couche archéologique 21 650 BP ± 800 Tête du Lion (Ardèche) Charbon de bois issu d'un foyer, au pied d'une paroi 27 110 BP + 350 Cosquer (Bouches- Tracé de main négative noire, du-Rhône) à base de charbon de bois 29 000 BP + 400 Chauvet Pont-d'Arc Charbon de bois au sol, (Ardèche) dans un foyer 30 340 BP ± 570 Chauvet Pont-d'Arc Peinture de bison 30 940 BP ± 610 Chauvet Pont-d'Arc Peinture de rhinocéros sont obtenues par datation directe de ossements) récupérés sur les parois micro-fragments de peinture à base de mêmes ou dans les anciens foyers qui a charbon de bois. Par ailleurs, des data- permis les datations. tions indirectes permettent d'évaluer l'âge Si les débris de charbon de bois trou- de gravures recouvertes de lambeaux de vés dans le sol archéologique de la grotte couches brèchifiées ou l'âge de charbons de Lascaux ont permis à des chercheurs de bois contemporains de l'exécution des hollandais d'établir l'une des premières tracés (présence de gouttes de peinture datations 14C à partir de plusieurs cen- sur certains charbon de bois...). Les taines de grammes d'échantillons recueillis diverses techniques de datation absolue en divers endroits du réseau, une vingtaine sont fondées sur des méthodes physiques d'années plus tard, les progrès techniques de mesure. Le paléomagnétisme et la permettent à présent de procéder à une thermoluminescence sont deux tech- datation à partir de quelques milligrammes niques couramment utilisées mais histo- de matière seulement. Un inventaire non riquement, ce sont surtout les méthodes exhaustif des résultats publiés est donné basées sur la désintégration des isotopes dans l'encadré ci-dessus. radioactifs qui ont été utilisées en pré- Mais la datation de l'art préhistorique histoire. En particulier, la méthode du peut également se faire grâce à des radiocarbone a permis de déterminer l'âge méthodes dites « relatives », indirectes, de vestiges organiques remontant à par opposition aux mesures physiques 40 000 ans. C'est la mesure de la radio- absolues. La datation relative fait appel activité du carbone 14 contenu dans les à l'analyse des superpositions de restes ou microrestes organiques (bois, couches de peinture permettant de dif- férencier images anciennes et plus chronologique. La mise en évidence de récentes et de procéder à des corréla- conventions de dessins, de graphismes tions et à des comparaisons stylistiques complète l'analyse. avec des objets décorés trouvés dans des Dans l'état actuel de nos connais- couches d'habitat bien datées. Le sances. l'art paléolithique s'exprime dans contexte archéologique - actuellement des sites jalonnés par des dates repères bien documenté pour certains sites - (voir tableau des datations directes p. 19) ainsi que les fortes convergences dans qui s'étendent sur une période d'environ les thèmes et les styles d'une cavité à 25 000 ans couvrant une large partie du l'autre permettent d'établir un cadre Paléolithique supérieur. J. BRUNET, J. VOUVÉ Première partie L'art rupestre, un art millénaire à protéger

Chapitre premier L'art rupestre : pourquoi?

En France et en Espagne, bon an mal sommes à jamais coupés des créateurs de an, une ou deux grottes ornées paléoli- cet art éteint depuis des millénaires, mais thiques nouvelles sont découvertes encore, les relations que nous pouvons chaque année. Lorsque les médias en établir d'une région à une autre, les sont informés, ces événements font sen- conclusions tirées de l'organisation des sation, pour peu que les images révélées sanctuaires ou encore de la récurrence (ou soient belles ou que les circonstances de de l'absence) de certains thèmes ou de leur découverte aient été tant soit peu certaines techniques, se fondent sur des spectaculaires (grotte H. Cosquer à ensembles souvent tronqués, comportant Marseille ou grotte Chauvet Pont-d'Arc, des lacunes énormes dans le temps et en Ardèche). Pourtant, le nombre total de dans l'espace. Malgré ces obstacles, nous grottes ornées connues, de l'Oural au sud devons bien entendu nous efforcer de de la péninsule Ibérique, reste faible : comprendre pourquoi, depuis plus de moins de trois cents. Cela est fort peu eu trente mille ans, les hommes, sur tous les égard aux dimensions de l'Europe et aux continents, ont gravé ou peint les parois deux cents cinquante siècles durant les- des grottes et des abris, les pieds de quels cet art a perduré. falaises et les rochers isolés, même si Cette disproportion du nombre de sanc- nous savons que nous n'arriverons jamais tuaires par rapport à ce que l'on serait en à percer tous les mystères de ces créa- droit d'attendre signifie qu'une grande par- tions. tie des créations paléolithiques ne nous La motivation première de l'art paléo- est pas parvenue. Pour qu'une telle tra- lithique, quels que soient ses avatars, a dition ait pu se perpétuer pendant autant dû être la nécessité d'une communica- de millénaires, il a pourtant fallu une tion. Dans un but d'enseignement peut- transmission des connaissances et des être, vis-à-vis des enfants auxquels il fal- techniques de génération en génération lait transmettre les informations et de proche en proche. Cela implique la indispensables à la survie quotidienne. création de milliers de sanctuaires au fil Ou, plus largement, communication avec des siècles. Or, l'art des cavernes ne nous les autres membres du groupe, avec des est connu que par un nombre restreint de groupes différents, ou même avec des sites, et rien ne nous dit que ce nombre entités que nous qualifierions de surna- ait une valeur statistiquement significa- turelles, telles que divinités ou esprits des tive. C'est pourquoi toutes les explications animaux, des rochers et des bois'. que l'on est tenté d'en donner souffrent Depuis longtemps, les spécialistes ont de ce péché originel : non seulement nous insisté sur le rôle majeur qu'ont dû jouer les empreintes animales dans la genèse leurs auteurs est toute différente, et ces de l'are. Les chasseurs du Paléolithique tracés ont une signification autre que savaient certainement reconnaître les celle des représentations animales et traces du gibier qu'ils traquaient et celles humaines ou des signes. Si, pour ces der- des fauves dangereux. Traces et nières, la possibilité d'un système de empreintes constituent des symboles à communication, quelle que soit sa forme, 7. A l'intérieur de la proprement parler naturels. Pour un chas- est envisageable, ce type d'hypothèse grotte H. Cosquer seur, une piste animale est d'ailleurs plus n'est pas applicable à des ensembles (Marseille, France), ce qu'un symbole. Elle lui permet de visua- comprenant des dizaines de milliers de chamois (ou bouque- liser la bête et elle est l'animal lui-même lignes entrecroisées, sinon sous une tin), sommairement quelques instants ou quelques heures forme élémentaire, l'idée transmise étant gravé entre 18 500 et auparavant1. Apprendre aux jeunes gar- que l'homme a pris possession de la 19 000 ans BP sur çons le sens de ces traces constituait vrai- caverne. Il s'agit alors d'une appropria- une paroi couverte de semblablement l'une des étapes majeures tion de l'espace souterrain, de la volonté tracés digitaux a été de leur éducation. Passer, pour mieux se d'investir les surfaces propices dispo- surchargé d'un long faire comprendre, de l'empreinte au sol nibles dans leur totalité. signe empenné. Faut- il y voir une magie de à la reproduction par le dessin de l'ani- Les images des animaux eux-mêmes la chasse? Document mal qui l'avait laissée est l'une des voies pouvaient avoir souvent une valeur créa- ministère de la Cul- possibles dans l'invention de l'art. Il y en trice, tant est forte la puissance de ture, direction du Patri- eût sans doute bien d'autres. l'image, que les hommes du Paléo- moine, cliché A. Chêné, Lorsque les parois et les voûtes d'une lithique, de même que les chasseurs-col- Centre Camille 1 ullian, grotte sont entièrement couvertes de mil- lecteurs contemporains, ne distinguaient CNRS. liers de tracés digitaux, l'intention de pas nécessairement de la réalité : repré- senter un animal, c'était lui donner vie, ou se donner pouvoir sur lui d'une façon ou d'une autre. Par exemple, pour le tuer et favoriser des chasses fructueuses. C'est la théorie de la magie de la chasse, basée sur des rites d'envoûtement. Formulée par Salomon Reinach au début du siècle, puis développée par le comte Bégouën et l'abbé Breuil, cette théorie connut un vif succès, au point qu'elle fut exportée dans tous les continents et appliquée non sans quelque excès à des formes d'art beau- coup plus récentes, aux États-Unis par exemple. Bien qu'elle soit tombée en défaveur depuis les travaux d'André Leroi- Gourhan, lorsque les animaux sont sys- tématiquement représentés percés de traits, comme dans la grotte H. Cosquer découverte près de Marseille (ill. 7), on ne peut manquer de s'y référer à nou- veau. Cependant, l'on pressent des croyances et des pratiques beaucoup plus com- plexes. L'utilisation systématique des contours naturels dans les cavernes pour figurer des animaux s'explique au premier degré par la projection des images men- attitudes, l'individualisation des animaux tales vivaces que les artistes paléoli- représentés, les subtilités de la perspec- thiques portaient en eux. Mais il faut sans tive témoignent d'une maîtrise et d'une 8. Pleito Creek (Cali- doute aller au-delà. Reconnaître la courbe recherche esthétique indiscutables. Même fornie, USA). Ces d'un dos de bison sur la paroi d'une gale- si bien peu croient encore à l'art pour motifs géométriques (art Shumash) peints rie profonde, à la lueur tremblotante l'art1 depuis que les arts rupestres sur la voûte d'un petit d'une lampe à graisse, implique effecti- d'Australie, d'Afrique du Sud, d'Amérique abri représentent pro- vement cette projection d'une image men- sont étudiés dans leur contexte ethnolo- bablement les visions tale. Mais l'homme du Magdalénien verra gique, il est certain que les artistes du d'un chaman perçues le bison lui-même, ou un « esprit » de Paléolithique sont allés bien au-delà de durant un état de bison, emprisonné dans la pierre et, en la simple matérialisation de formes ani- conscience altérée. complétant la forme naturelle par son males pour un rituel quelconque. Cliché 1. Clottes. dessin, il lui donnera vie, le délivrera ou le créera. Ces constatations, fréquentes dans tout l'art paléolithique, singulièrement dans les cavernes pyrénéennes, nuancent les théories structuralistes d'A. Laming- Emperaire3 et d'A. Leroi-Gourhan4, selon lesquelles les artistes-sorciers auraient délibérément organisé leur art dans l'es- pace souterrain, structuré à partir d'une conception pré-établie du sanctuaire basée sur un dualisme vraisemblablement sexuel. En effet, l'utilisation systématique des contours naturels procède d'un autre état d'esprit, puisque dans leur cas, c'est la nature qui impose telle représentation plutôt que telle autre. Il est vrai cepen- dant que les grottes ornées ne sont pas - un simple réceptacle d'images indivi- duelles jetées au hasard sur les parois, et qu'on y perçoit une pensée organisa- trice, mais plusieurs logiques ont pu coexister ou se succéder dans les mêmes cavités. Diverses autres hypothèses interpréta- tives ont tenté de donner des explications globales de l'art paléolithique5, 6 La pre- mière émise, correspondant à une vision idyllique de la vie d'hommes perçus par ailleurs comme frustes, fut celle de l'« art pour l'art ». Ces gens, trop primitifs pour avoir des sentiments religieux, dispo- saient par ailleurs de loisirs, ce qui leur aurait permis de s'adonner à une créa- tion artistique gratuite. Dans de nom- breux cas, la multitude des détails minu- tieusement accumulés, le réalisme des Ce n'est qu'au début des années 1960 que les menaces de dégradation irréversible pesant sur la grotte de Lascaux ont sensibilisé les responsables administratifs et scientifiques ainsi que l'opinion publique mondiale à la question de la sauvegarde du patrimoine rupestre. Devenue désormais un enjeu culturel majeur, la préservation des grottes ornées mobilise chercheurs et conservateurs. Au-delà de son incontestable valeur esthétique, l'art rupestre, mémoire intemporelle de l'histoire de l'Homme, constitue en effet une précieuse source de réflexion pour les chercheurs : objet archéologique en soi, l'image pariétale reste l'un des rares fils resté tendu entre la pensée des hommes préhistoriques et notre culture moderne. Dans ce premier ouvrage en français sur les méthodes de conservation des grottes ornées, scientifiques, restaurateurs et conservateurs ont uni leurs efforts pour présenter l'état de l'art en matière de diagnostic, de conservation préventive et de techniques de restauration. Lascaux, Combarelles, Font-de-Gaume, Niaux... pour l'art préhistorique français, mais également les abris du parc national de Kakadu en Australie ou ceux du Tassili N'Ajjer en Algérie, tels sont les sites prestigieux dont les études ont servi de référence pour présenter les méthodologies et les techniques de restauration et de conservation. Une large place a également été faite à la difficile question du maintien de l'équilibre interne des grottes en relation avec les conditions environnementales locales et la présence des visiteurs. Avec un souci de synthèse, les meilleurs spécialistes ont mis en commun leurs connaissances et leur savoir-faire pour que soit préservée l'une des pages les plus anciennes et les plus riches de notre histoire culturelle.

Jacques BRUNET, ingénieur de recherche au Laboratoire de recherche des Monuments historiques, est responsable des études sur la conservation des grottes ornées françaises. En tant qu'expert, il est régulièrement consulté par l'UNESCO pour la sauvegarde de sites étrangers. Jean VOUVÉ est maître de conférence à l'université Bordeaux 1 où il dirige le groupe d'hydrogéologie. Il participe depuis 1965 aux recherches sur la conservation de nombreux sites français et étrangers, et en particulier celui de Lascaux.

ISBN 2-271-05286-6 ISSN 1160-0683

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