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Cahiers Charlevoix Études franco-ontariennes

« Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » : le Comité franco-ontarien d’enquête culturelle à l’heure des grandes ruptures (1967-1970) Michel Bock

Volume 9, 2012 Résumé de l'article Michel Bock se penche sur le Rapport Saint-Denis, fruit du Comité URI : https://id.erudit.org/iderudit/1039313ar franco-ontarien d’enquête culturelle mis sur pied en mai 1967 par le premier DOI : https://doi.org/10.7202/1039313ar ministre John Robarts afin de faire le bilan de la situation culturelle des Franco-Ontariens. Déposé en janvier 1969, une vingtaine de mois plus tard, La Aller au sommaire du numéro Vie culturelle des Franco-Ontariens livrait le résultat de ses délibérations, « un portrait riche et complexe de l’ français qui débordait largement le domaine strict des arts et de la culture », avec une série de 107 Éditeur(s) recommandations. Selon Michel Bock, l’analyse des travaux du comité présidé par Roger Saint-Denis « permet au chercheur de jeter un regard probant sur la Société Charlevoix nature et l’ampleur des bouleversements qu’a connus l’Ontario français à la fin Presses de l’Université d’Ottawa des années 1960 et de jauger l’importance relative des éléments de rupture et de continuité qui se sont exercés, à un moment précis, sur la redéfinition de sa ISSN référence identitaire ». À la fois reflet et catalyseur des enjeux débattus au sein de l’élite intellectuelle franco-ontarienne, le Rapport Saint-Denis contribua par 1203-4371 (imprimé) exemple au virage de l’Acféo, l’Association canadienne-française d’éducation 2371-6878 (numérique) d’Ontario, dont le nom modifié en Association canadienne-française de l’Ontario (Acfo) en mars 1969 manifestait son ouverture à l’égard de toutes les Découvrir la revue facettes de la vie culturelle des Franco-Ontariens, et non plus seulement aux revendications linguistiques et scolaires. « L’acceptation par l’élite franco-ontarienne de la nécessité d’une intervention étatique musclée Citer cet article représentait un élément de rupture substantiel par rapport au nationalisme canadien-français traditionaliste », note l’auteur. Le programme de Bock, M. (2012). « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » : le développement proposé, notamment par la création d’un Conseil Comité franco-ontarien d’enquête culturelle à l’heure des grandes ruptures franco-ontarien d’orientation culturelle, devait amener l’État à prendre ses (1967-1970). Cahiers Charlevoix, 9, 61–106. https://doi.org/10.7202/1039313ar responsabilités face à sa minorité culturelle, conformément à la thèse des deux peuples fondateurs du Canada, qui continuait, en revanche, de guider l’action de l’élite franco-ontarienne. En ce sens, la logique du Rapport Saint-Denis demeurait très proche, somme toute, de celle du projet national canadien-français. Même si le sort de ce rapport ne fut pas entièrement à la mesure des attentes du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle, son impact reste majeur sur le rayonnement des arts en Ontario français.

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Michel Bock Chaire de recherche sur l’histoire de la francophonie canadienne Université d’Ottawa

Cahiers Charlevoix 9, 2012, p. 61-106 Sommaire

I – le contexte de la mise sur pied du Comité Saint-Denis 68

II – la condition franco-ontarienne d’après le Comité Saint-Denis 78 a. Arts, culture et identité 78 b. Marginalisation et acculturation 84 C. Disparités et dispersion 88

III – la réception du Rapport Saint-Denis 93

Annexe : Composition du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle 105

62 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » : le Comité franco-ontarien d’enquête culturelle à l’heure des grandes ruptures (1967-1970)

Le 8 mai 1967, le premier ministre de l’Ontario, John P. ­Robarts, annonçait la création du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle, auquel il confiait un triple mandat : évaluer la « par- ticipation » des Franco-Ontariens, partout dans la province, aux « différentes disciplines des arts », tant du point de vue de la production que du point de vue de la consommation ; fournir des « explications rationnelles de l’état de la vie artistique et culturelle des Ontariens francophones » ; et proposer des recom- mandations visant à améliorer cette vie artistique et culturelle à court et à long terme1. Le Comité, qui reçut du gouvernement provincial une subvention initiale de 50 000 $ pour ses travaux, fut placé sous la présidence de Roger Saint-Denis, alors membre du Conseil des arts de l’Ontario après avoir été professeur à l’École normale de l’Université d’Ottawa pendant de longues années. La mise sur pied du « Comité Saint-Denis », que revendiquait déjà l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (Acféo) depuis un bon moment, s’inscrivait dans un contexte de bouleversements intellectuels, structurels et sociopolitiques d’une rare intensité, lesquels conduiraient au démantèlement de la structure institutionnelle traditionnelle du Canada français avant la fin de la décennie. Elle résultait également d’un changement d’attitude substantiel de la part du gouvernement provincial 1. « Communication de l’Honorable John P. Robarts, premier ministre de l’On- tario, le 8 mai 1967 ; subside du gouvernement provincial au Comité d’enquête sur la situation culturelle des Franco-Ontariens », texte reproduit dans La Vie culturelle des Franco-Ontariens. Rapport du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle, Ottawa, [s.é.], 1969, 259 p.

volume 9 2012 63 Michel Bock envers la minorité franco-ontarienne. Fortement ébranlée par la montée en puissance du mouvement indépendantiste québécois et plus disposée que jamais à « refonder » l’identité canadienne sur le principe de la dualité linguistique, la classe politique du Canada anglais fit montre d’une ouverture encore inégalée, à l’époque, envers les minorités « de langue officielle », comme on les appellerait dans les officines du pouvoir fédéral après 1969. Survenant dans la foulée des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, mise sur pied dès 1963 par le gouvernement de Lester Pearson, la création du Comité Saint-Denis en vint à symboliser le nouvel engagement du gouvernement Robarts auprès des Franco-Ontariens, un en- gagement qui leur faisait miroiter l’espoir d’un développement culturel et institutionnel encore inespéré et qui, au moment même où le Québec paraissait résolu à redéfinir son projet national à leur exclusion, arrivait à point nommé. Le Comité entama donc ses travaux dans un contexte intel- lectuel et politique fort agité et marqué par des ruptures aussi nombreuses que déterminantes. Il présenta au gouvernement provincial son rapport final, intituléLa Vie culturelle des Franco- Ontariens, en janvier 19692. L’Acféo s’en empara avec empres- sement pour alimenter ses propres revendications en matière de développement culturel, que la transformation imminente de ses structures et de son mandat devait rapidement situer au sommet de ses priorités. L’analyse des travaux du Comité Saint-Denis et de sa réception par le milieu associatif franco-ontarien permet au chercheur de jeter un regard probant sur la nature et l’ampleur des bouleversements qu’a connus l’Ontario français à la fin des années 1960, et de jauger l’importance relative des éléments de rupture et de continuité qui se sont exercés, à un moment précis, sur la

2. Le Comité devait initialement déposer son rapport au bout d’un an, soit le 30 juin 1968, mais dut reporter cette échéance de quelques mois (La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 13). Il reçut par ailleurs une subvention supplémentaire de 15 000 $ du ministre de l’Éducation pour poursuivre ses travaux (« Réunion du comité plénier du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle », 30 mai 1968, Centre de recherche en civilisation canadienne-française (dorénavant Crccf), Fonds Comité franco-ontarien d’enquête culturelle (dorénavant Fcfoec), C4/1/3). 64 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études redéfinition de sa référence identitaire. Le Comité, en effet, brossa un portrait riche et complexe de l’Ontario français qui débordait largement le domaine strict des arts et de la culture, de sorte que de ses réflexions et de ses quelque 107 recommandations se dé- gageait une conception globale de la place des Franco-Ontariens dans leur province et au pays. Rarement avait-on produit un état des lieux aussi détaillé de l’Ontario français, en tenant compte à la fois de son histoire, de sa situation culturelle, démographique, institutionnelle, voire politique et économique, des disparités ré- gionales qui en menaçaient l’unité et des défis, toutes catégories confondues, qu’il avait à relever. L’historiographie demeure pourtant largement muette sur la contribution du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle aux débats entourant l’état et le devenir de l’Ontario français à la fin des années 1960, abstraction faite de quelques brèves mentions faites çà et là dans des textes de synthèse3. Si les historiens ont étudié l’« éclatement » du Canada français dans le contexte de la Révolution tranquille et la transformation des relations entre les milieux nationalistes du Québec et de l’Ontario qui en résulta4, ils ont été peu nombreux, en revanche, à se pencher sur la redéfinition des représentations identitaires de la minorité franco-ontarienne pendant ce moment charnière, exception faite de Gaétan Gervais qui estime que l’identité « franco-ontarienne » qui émergea au

3. Fernan Carrière, « La Métamorphose de la communauté franco-ontarienne, 1960-1985 », dans Cornelius Jaenen (dir.), Les Franco-Ontariens, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p. 328-329 ; Gaétan Gervais et Michel Bock, L’Ontario français des Pays-d’en-haut à nos jours, Ottawa, Centre franco-ontarien de ressour- ces pédagogiques, 2004, p. 186 ; Brigitte Bureau, Mêlez-vous de vos affaires. 20 ans de luttes franco-ontariennes, Vanier, Association canadienne-française de l’Ontario, 1989, p. 14-15 ; Robert Choquette, L’Ontario français, historique, Montréal, Éditions Études vivantes, 1980, p. 205-209. 4. Voir, entre autres, Marcel Martel, Le Deuil d’un pays imaginé. Rêves, luttes et déroutes du Canada français. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1997, 203 p. ; Gaétan Gervais, Des Gens de résolution. Le Passage du Canada français à l’Ontario français, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2004, 230 p. ; Yves Frenette, Brève Histoire des Canadiens français, Montréal, Éditions du Boréal, 1998, 209 p. ; Fernand Harvey, « Le Québec et le Canada français : histoire d’une déchirure », dans Simon Langlois (dir.), Identité et cultures nationales. L’Amérique française en mu- tation, Québec, Presses de l’Université Laval, 1995, p. 49-64 ; Michel Bock, Quand la nation débordait les frontières. Les minorités françaises dans la pensée de Lionel Groulx, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 2004, 456 p.

volume 9 2012 65 Michel Bock lendemain des années 1960 n’était en fait que le « prolongement », à peu de chose près, de l’identité canadienne-française tradition- nelle5. Les sociologues, de leur côté, ont été plus nombreux à s’intéresser à la question, certains d’entre eux constatant la généra- lisation d’une identité spécifiquement « franco-ontarienne », c’est- à-dire en rupture avec la vieille identité canadienne-française, dès la fin des années 19606, d’autres concluant plutôt à l’émergence, plus récemment, d’une identité « bilingue » ou « hybride » chez les Franco-Ontariens, synonyme d’acculturation pour les uns et d’adaptation raisonnée à de nouvelles réalités sociodémographi- ques pour les autres7. Dans un texte posthume publié en 1997, Fernand Dumont, pour sa part, a constaté l’émergence, pendant les années 1960, d’une « référence » franco-ontarienne autonome, quoiqu’on ne peut plus fragile, et éprouvant beaucoup de mal à susciter l’adhésion de l’ensemble des individus qu’elle visait à ériger en communauté politique8. Enfin, les études littéraires ont permis de lier l’institutionnalisation de la littérature franco- ontarienne au lendemain des années 1960 à la définition d’une

5. Gaétan Gervais, « Aux origines de l’identité franco-ontarienne », Cahiers Charlevoix, no 1 (1995), p. 125-168. 6. Danielle Juteau-Lee et Jean Lapointe, « Identité culturelle et identité struc- turelle dans l’Ontario francophone : analyse d’une transition », dans Alain Baudot et al. (dir.), Identité culturelle et francophonie dans les Amériques (III), Québec, Centre international de recherche sur le bilinguisme, 1980, p. 60-71. 7. Roger Bernard, « Culture et identité franco-ontarienne », dans Jean-Pierre Pichette (dir.), L’Œuvre de Germain Lemieux, s.j. Bilan de l’ethnologie en Ontario français, Sudbury, Centre franco-ontarien de folklore et Éditions Prise de parole, 1993, p. 449-462 ; Diane Gérin-Lajoie, « La Problématique identitaire et l’école de langue française en Ontario », Francophonies d’Amérique, no 18 (2004), p. 171-179 ; Monica Heller, « Quel(s) français et pour qui ? Discours et pratiques identitaires en milieu scolaire franco-ontarien », dans Normand Labrie et Gilles Forlot (dir.), L’Enjeu de la langue en Ontario français, Sudbury, Éditions Prise de parole, 1999, p. 129- 166 ; Annie Pilote et Marie-Odile Magnan, « L’École de la minorité francophone : l’institution à l’épreuve des acteurs », dans Joseph-Yvon Thériault, Anne Gilbert et Linda Cardinal (dir.), L’Espace francophone en milieu minoritaire au Canada, Mon- tréal, Éditions Fides, 2008, p. 275-317. 8. Fernand Dumont, « Essor et déclin du Canada français », Recherches so- ciographiques, vol. 38, no 3 (1997), p. 419-467. Dumont définit son concept de « ré- férence » comme une représentation symbolique de la collectivité transcendant les expériences vécues par ses membres au niveau empirique et visant leur réalisation en tant que sujet collectif. Voir Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Éditions du Boréal, 1993, p. 337-352. 66 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études nouvelle identité franco-ontarienne s’inscrivant en faux à la fois contre l’ancienne référence canadienne-française et le nouveau projet national québécois9. L’objectif de cet article est d’étudier la contribution du Comité Saint-Denis au débat sur la condition et le devenir de l’Ontario français qui, à la fin des années 1960, animait l’élite ottavienne regroupée au sein de l’Acféo, devenue l’Association canadienne- française de l’Ontario (Acfo) en mars 1969. Nous tenterons de montrer qu’au moment où les repères identitaires de jadis mena- çaient de voler en éclats, le Comité manifesta une volonté ferme de s’adapter aux nouvelles réalités sans pour autant tourner le dos à ce qui avait permis à l’Ontario français d’exister, historiquement, en tant que collectivité autonome et autoréférentielle. Le projet de société que proposa le Comité continuait de s’inscrire largement dans la logique du Canada français, dans la mesure où il plaçait toujours au premier rang de ses fondements la dualité culturelle et sociétale du pays ou, pour le dire autrement, la thèse des deux peuples fondateurs, dont découlait une conception spécifique de l’expérience historique des Franco-Ontariens et de leurs relations avec le Québec, entre autres choses. Or, pour que ce projet fût réalisé, il était désormais nécessaire, d’après le Comité, que les Franco-Ontariens se tournassent vers l’État, la seule instance qui pût combler le vide laissé par le retrait ou les insuffisances des ins- titutions canadiennes-françaises traditionnelles dont, au premier chef, l’Église. Aux yeux de l’élite franco-ontarienne regroupée au Comité Saint-Denis et à l’Acféo/Acfo, l’État, qui avait concouru à l’assimilation des Franco-Ontariens depuis le xixe siècle, avait le devoir d’éponger la dette qu’il avait accumulée à leur endroit en leur accordant des structures parallèles à l’intérieur desquelles ils eussent pu s’épanouir librement. L’acceptation par l’élite franco- ontarienne de la nécessité d’une intervention étatique musclée 9. René Dionne, « Trois littératures francophones au Canada, 1972-1992 », Ca- hiers Charlevoix, no 3 (1998), p. 199-229 ; Lucie Hotte, « Littérature et conscience identitaire : l’héritage de Cano », dans Andrée Fortin (dir.), Produire la culture, pro- duire l’identité ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 53-68 ; Lucie Hotte et Johanne Melançon (dir.), Introduction à la littérature franco-ontarienne, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2010, 280 p.

volume 9 2012 67 Michel Bock représentait un élément de rupture substantiel par rapport au na- tionalisme canadien-français traditionaliste, tout comme l’était son adhésion à tout le moins partielle aux idéaux participation- nistes et anti-élitistes dont la marche pouvait paraître, en cette fin de décennie, inexorable10. L’élite franco-ontarienne souhaitait ardemment que le Canada français survécût, mais acceptait que, sur le plan structurel, il fût transformé. Autrement dit, il n’avait jamais été aussi impératif que la classe politique, ontarienne et canadienne, reconnût officiellement la thèse des deux peuples fondateurs qu’en cette fin de décennie. À ce chapitre, l’idéologie de l’élite ottavienne n’avait pas rompu avec la logique essentielle du nationalisme canadien-français traditionaliste. Notre démarche se fera en trois temps. Après avoir présenté le contexte politique et intellectuel entourant la mise sur pied et les travaux du Comité Saint-Denis, nous procéderons à l’analyse de son rapport final et, en particulier, de la représentation d’ensemble de l’Ontario français qui s’en dégage. Dans la dernière partie, nous étudierons l’accueil que réserva l’Acféo/Acfo aux conclusions du Comité Saint-Denis au lendemain du dépôt de son rapport.

I – Le contexte de la mise sur pied du Comité Saint-Denis Les études sont relativement nombreuses à situer dans les années 1960 l’« éclatement » du Canada français, c’est-à-dire le moment où un fossé en apparence infranchissable se serait creusé entre le Québec et les minorités canadiennes-françaises. Des historiens comme Marcel Martel et Gaétan Gervais, par exemple, font des États généraux du Canada français, qui eurent lieu à Montréal de 1966 à 1969, le « lieu de la rupture11 » entre le Québec et les minorités, ou encore le « dernier acte de l’histoire du nationalisme canadien-français12 ». Il ne nous appartient pas, dans cette pre- mière section, de revenir en profondeur sur le débat que suscite le

10. Pour une étude du déclin du nationalisme traditionaliste dans le contexte québécois, voir Xavier Gélinas, La Droite intellectuelle québécoise et la Révolution tranquille, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, 504 p. 11. Marcel Martel, Le Deuil d’un pays imaginé, op. cit., p. 148. 12. Gaétan Gervais, Des Gens de résolution, op. cit., p. 107. 68 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études moment de l’effondrement du projet national canadien-français13. Il suffit de dire que certains chercheurs ont apporté d’importantes nuances à la thèse de la rupture, dont Yves Frenette, qui en fait remonter les antécédents ou à tout le moins les signes annoncia- teurs au lendemain de la Première Guerre mondiale, au moment où l’accélération des processus d’urbanisation et d’industrialisa- tion commençait à menacer la structure sociale et institutionnelle traditionnelle du Canada français14. Le débat sur le destin du projet canadien-français fournit des éléments de réflexion qui permettent de mieux saisir la nature des bouleversements surve- nus dans le contexte de la Révolution tranquille. Bien avant les années 1960, la « référence » canadienne-française avait éprouvé du mal, manifestement, à susciter l’adhésion unanime des indi- vidus qu’elle visait à regrouper à l’intérieur d’une communauté politique autonome. Elle était toutefois suffisamment puissante pour justifier l’expansion, en plusieurs endroits, d’une structure institutionnelle dont l’Église catholique se situait à l’épicentre et qui occupait un vaste espace social comprenant notamment la santé, l’instruction primaire et supérieure, les œuvres caritatives, les mouvements de jeunesse et le syndicalisme, sans oublier, bien entendu, une organisation paroissiale et diocésaine en forte expansion à partir de la seconde moitié du xixe siècle. L’obser- vation de ce phénomène conduit certains chercheurs à conclure à l’« inscription institutionnelle et symbolique » des Canadiens français dans l’Église ou à l’existence, pour le dire autrement, d’une « Église-nation » canadienne-française15. Le sens de la

13. Voir plutôt Marcel Martel, « Le Débat autour de l’existence et de la dispari- tion du Canada français : état des lieux », dans Simon Langlois et Jocelyn Létourneau (dir.), Aspects de la nouvelle francophonie canadienne, Québec, Presses de l’Univer- sité Laval, 2004, p. 129-145 ; Michel Bock, « Se souvenir et oublier : la mémoire du Canada français, hier et aujourd’hui », dans Joseph-Yvon Thériault, Anne Gilbert et Linda Cardinal (dir.), L’Espace francophone en milieu minoritaire au Canada, op. cit., p. 161-203. 14. Yves Frenette, Brève Histoire des Canadiens français, op. cit., 209 p. Voir aussi, du même auteur, « L’Évolution des francophonies canadiennes. Éléments d’une problématique », dans Simon Langlois et Jocelyn Létourneau (dir.), Aspects de la nouvelle francophonie canadienne, op. cit., p. 3-18. 15. Jean-Philippe Warren, « L’Invention du Canada français : le rôle de l’Église

volume 9 2012 69 Michel Bock Révolution tranquille est donc à chercher dans la liquidation de l’institution ecclésiastique comme « squelette » de l’organisa- tion sociale canadienne-française, l’« Église-nation » opérant en quelque sorte un vaste transfert de ses responsabilités séculaires à l’État-nation québécois en construction, y compris sa fonction de structuration sociétale16. L’« éclatement » du Canada français n’était donc pas que le résultat de facteurs idéologiques ou po- litiques : il représentait la conséquence peut-être inéluctable de l’éclatement de l’institution ecclésiastique qui avait contribué puissamment, depuis le siècle précédent, à structurer l’organi- sation sociale canadienne-française et à en porter la référence. Que la rupture ait été inévitable ou non, cela ne l’empêcha aucunement d’être vécue comme un traumatisme par l’élite nationaliste de l’Ontario français17. Le démantèlement de la structure ecclésiastique menaçait de priver les Franco-Ontariens d’une partie de leur armature institutionnelle, comme pouvait en témoigner la disparition à peu près totale du réseau de collèges classiques et d’écoles secondaires privées de langue française, incapables de soutenir plus longtemps la concurrence que leur livraient les high schools publics que le gouvernement ontarien multipliait aux quatre coins de la province18. Lorsqu’on considère la puissance symbolique qu’avait eue, historiquement, l’école en milieu minoritaire, ainsi que le rôle crucial qu’elle avait joué dans la construction et la diffusion de la référence nationale canadienne- française, on comprend mieux les inquiétudes que la mutation catholique », dans Martin Pâquet et Stéphane Savard (dir.), Balises et références. Acadie, francophonies, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 21-56. 16. Jean Gould, « La Genèse catholique d’une modernisation bureaucratique », dans Stéphane Kelly (dir.), Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 145-174. 17. Le phénomène suscita toutefois de moins grandes inquiétudes au sein de la jeunesse, qui montrait déjà plusieurs signes de son rejet du traditionalisme canadien- français et de son adhésion croissante aux idées participationnistes en forte progres- sion à la fin des années 1960. Voir Michel Bock, « De la “tradition” à la “participa- tion” : les années 1960 et les mouvements de jeunesse franco-ontariens », Cahiers Charlevoix, no 8 (2010), p. 111-196. 18. Stéphane Lang, « La Communauté franco-ontarienne et l’enseignement secondaire (1910-1968) », thèse de doctorat (histoire), Université d’Ottawa, 2003, 302 p. 70 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études du système scolaire franco-ontarien pouvait éveiller au sein de l’élite nationaliste de l’Ontario français19. Le vide institutionnel laissé par le retranchement de l’Église canadienne-française dans la sphère strictement spirituelle et pastorale, retranchement que cautionnèrent, d’ailleurs, les travaux du concile Vatican II, et la rupture idéologique ou « identitaire » avec le Québec, que symbolisa le sabordage de l’Ordre de Jacques-Cartier en 196520, ces phénomènes, disons-nous, placèrent les Franco-Ontariens à la croisée des chemins : l’aventure canadienne-française pouvait- elle, devait-elle se poursuivre ? Dans l’affirmative, de quelle manière pouvait-on espérer renouveler l’organisation sociale franco-ontarienne et en assurer la pérennité ? La montée du mouvement indépendantiste québécois, si elle contribua à creuser le fossé entre le Québec et les minorités canadiennes-françaises, eut également comme conséquence de sonner l’alarme au Canada anglais, qui prit la « menace » sépa- ratiste avec le plus grand sérieux. En témoignait la création de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le bicultura- lisme par le gouvernement Pearson en 1963, qui avait pour mandat de proposer des moyens pour que le Canada se « développ[ât] d’après le principe de l’égalité des deux peuples qui l’[avaient] fondé21 ». Dans leur rapport préliminaire, publié deux ans plus tard, les commissaires constataient que le pays traversait « la crise majeure de son histoire » : Les discordes précédentes n’ont pas sérieusement menacé les fondements de l’État. La crise actuelle est d’un ordre différent. Jamais auparavant, sauf peut-être parmi quelques individus et quelques groupes, on n’avait eu le sentiment que les principes sur lesquels se fonde l’existence du peuple canadien étaient en jeu.

19. Joseph-Yvon Thériault, « De l’école de la nation aux écoles communautaires ou de l’école d’en haut à l’école d’en bas », dans Faire société. Société civile et espa- ces francophones, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2007, p. 191-209. 20. Denise Robillard, L’Ordre de Jacques-Cartier, 1926-1965. Une société se- crète pour les Canadiens français catholiques, Montréal, Éditions Fides, 2009, 541 p. 21. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le bicultura- lisme, volume premier, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967, p. 179.

volume 9 2012 71 Michel Bock

[…] Les principaux protagonistes du drame, qu’ils en soient pleinement conscients ou non, sont le Québec français et le Canada anglais. Et il ne s’agit plus, selon nous, du conflit traditionnel entre une majorité et une minorité. C’est plutôt un conflit entre deux majorités : le groupe majoritaire au Canada et le groupe majoritaire au Québec22. Le gouvernement Trudeau donna suite aux conclusions de la Commission Laurendeau-Dunton en faisant adopter par le Par- lement fédéral la loi sur les langues officielles qui, bien qu’elle ne reconnût pas la dualité sociétale du Canada (ou la thèse des deux peuples fondateurs), n’en consacra pas moins officielle- ment sa dualité linguistique23. La conversion de l’État fédéral au bilinguisme le conduisit également à adopter un programme de financement destiné aux minorités dites « de langue officielle », en vertu duquel des millions de dollars seraient versés dans les coffres de leurs associations et institutions, des sommes qui ne seraient pas entièrement étrangères au dynamisme culturel et politique dont elles feraient montre au fil des années suivantes24. Le gouvernement provincial, pour sa part, ne fut pas en reste.

22. Rapport préliminaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, p. 127. 23. Voir Hubert Guindon, « L’État canadien : sa minorité nationale, ses minori- tés officielles et ses minorités ethniques : une analyse critique », dans Jean Lafontant (dir.), L’État et les minorités, Saint-Boniface, Éditions du Blé et Presses universitai- res de Saint-Boniface, 1993, p. 261-272 ; Matthew Hayday, Bilingual Today, United Tomorrow : Official Languages in Education and , Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2005, 256 p. 24. Jean-René Ravault, La Francophonie clandestine, ou de l’aide du Secréta- riat d’État aux communautés francophones hors Québec de 1968 à 1976, rapport pré- senté à la Direction de groupes minoritaires de langue officielle dus ecrétariat d’État, juin 1977, 501 p. ; Gratien Allaire, « De l’Église à l’État : le financement des organis- mes des francophones de l’Ouest, 1945-1970 », dans Jean Lafontant (dir.), L’État et les minorités, op. cit., p. 229-245 ; Marcel Martel, « Les Politiques gouvernementales fédérale et québécoise à l’égard des minorités francophones du Canada, 1960-1980 », Francophonies d’Amérique, no 9 (1999), p. 199-208. Certains chercheurs, comme Daniel Savas, déplorent que les largesses de l’État fédéral aient réduit l’autonomie financière des minorités francophones et creusé un fossé entre le milieu associatif et la population que ce dernier prétendait représenter et encadrer. Voir Daniel Savas, « L’Impact des politiques d’aide du Secrétariat d’État sur l’évolution financière de la Fédération des Franco-Colombiens », dans Monique Bournot-Trites (dir.), Les Outils de la francophonie, Saint-Boniface, Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest, 1988, p. 11-54. 72 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études Convaincu que l’Ontario, la province la plus riche du pays ainsi que l’une des plus anciennes, possédait un devoir particulier envers le pays dont il lui fallait préserver l’unité, le premier mi- nistre Robarts convoqua, en 1967, ses homologues provinciaux à la « Conférence sur la Confédération de demain », au cours de laquelle il s’engagea à offrir des services en français là où se trou- vait une masse suffisante de francophones25. La même année, il fit adopter les lois 140 et 141 qui rendaient françaises les anciennes écoles élémentaires bilingues et qui permettaient que l’on créât des écoles secondaires publiques de langue française, après que l’Acféo eut abandonné, en 1967, sa vieille ambition d’obtenir un réseau d’écoles secondaires franco-catholiques financé à même les deniers publics26. C’est dans la foulée de ces événements qu’en mai 1967, Robarts annonça la formation du Comité franco-ontarien d’en- quête culturelle, une mesure qui allait dans le sens des projets de l’Acféo, laquelle avait maintes fois déploré, depuis le début de la décennie, le peu de place faite par les instances provinciales aux Franco-Ontariens en matière de développement culturel. Déjà, en 1963, l’absence de représentants franco-ontariens au Conseil des arts de l’Ontario, que le gouvernement venait tout juste de mettre sur pied, avait soulevé le mécontentement de l’Association, qui avait revendiqué sans tarder la création d’une « fédération franco- ontarienne des arts populaires » autonome27. Le gouvernement avait réagi à ces exhortations en nommant un des directeurs de l’Acféo au Conseil des arts dès l’année suivante. Ce geste n’avait toutefois satisfait que bien imparfaitement l’Association, qui avait continué d’exiger que l’État ontarien augmentât le financement 25. Fernan Carrière, « La Métamorphose de la communauté franco-ontarienne, 1960-1985 », op. cit., p. 319 ; John P. Robarts, L’Ontario dans la Confédération, [To- ronto, Gouvernement de l’Ontario], 1968, 32 p. 26. John P. Robarts, Le Français dans les écoles de l’Ontario. Allocution adres- sée par l’honorable John P. Robarts, Premier Ministre de l’Ontario, à l’Association canadienne des éducateurs de langue française à Ottawa, 24 août 1967, [, Ministère de l’Éducation, 1968], 14 p. 27. Notes de Rémy M. Beauregard, secrétaire adjoint de l’Acféo, novem- bre 1964, Crccf, Fonds Association canadienne-française de l’Ontario (dorénavant Facfo), C2/457/9.

volume 9 2012 73 Michel Bock destiné au développement artistique des Franco-Ontariens et qu’il lançât une enquête sur leur vie culturelle28. La mise sur pied du Comité Saint-Denis autorisait l’Acféo à espérer que le gouver- nement provincial ne reculerait plus devant ses responsabilités envers l’Ontario français. Pour s’acquitter de son mandat, Saint-Denis s’entoura d’une équipe de près de vingt membres, composée du gratin de l’élite franco-ontarienne et provenant des milieux universitaire, artisti- que et associatif, ainsi que de la fonction publique. On y retrouva, entre autres, Roger Séguin, président de l’Acféo, Roland Bériault, l’auteur du Rapport du comité sur les écoles de langue française de l’Ontario du ministère de l’Éducation, qui conduirait en 1968 le gouvernement ontarien à accepter le principe de l’enseignement secondaire de langue française, Jean-Louis Major, professeur de littérature à l’Université d’Ottawa, et Estelle Huneault, présidente de l’Union catholique des fermières de l’Ontario29. La majorité des membres habitaient la région de la capitale fédérale, à l’ex- ception de deux Sudburois, soit Roland Cloutier, vice-recteur de l’Université Laurentienne, et le père jésuite Albert Regimbal, directeur du Centre des jeunes et de la culture française30. Saint- Denis, pour sa part, en plus d’avoir été nommé au Conseil des arts de l’Ontario, avait été, en sa qualité de professeur à l’École normale de l’Université d’Ottawa, de ceux qui avaient exhorté l’Acféo avec le plus d’insistance, dès le début de la décennie, à

28. Lettre de Roger Charbonneau, secrétaire général de l’Acféo, sans destina- taire (vraisemblablement adressée au conseil de direction de l’Acféo), 24 août 1965, Crccf, Facfo, C2/457/9. 29. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 5-6. La liste complète des membres du Comité Saint-Denis est reproduite en annexe. 30. Il n’est peut-être pas inutile de mentionner que, si l’on exclut Regimbal, le Comité ne comptait qu’un seul véritable représentant des mouvements de jeunesse, soit Jean-Claude Carisse, directeur d’un réseau de boîtes de nuit, les « Bistros », qui s’était répandu dans l’Est ontarien depuis 1963. L’Association de la jeunesse franco- ontarienne (Ajfo), qui avait elle-même été à l’origine de l’initiative des Bistros, avait été exclue de la composition du Comité, sans doute en raison de la concurrence que lui livraient la Conférence-consultation de la jeunesse franco-ontarienne (Ccjfo) et, après mai 1968, l’Association provinciale des mouvements de jeunes de l’Ontario français (Apmjof).Voir Michel Bock, « De la “tradition” à la “participation” : les années 1960 et les mouvements de jeunesse franco-ontariens », op. cit., p. 111-196. 74 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études abandonner une fois pour toutes le bilinguisme au niveau secon- daire et à revendiquer des écoles entièrement françaises, quitte à reléguer au second rang la question religieuse. Cette position avait eu l’heur de diviser profondément le leadership franco-ontarien­ avant que le congrès général de l’Association ne s’y fût finalement rallié en 196731. Le Comité put également compter sur l’expertise d’une « direction de la recherche » composée de quatre recherchistes et de sept assistants, ainsi que sur la contribution financière des universités d’Ottawa et Laurentienne, qui mirent également à sa disposition des locaux et de l’équipement de bureau pendant toute la durée de ses travaux. Fortement influencés par les principes directeurs du rapport final de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, à savoir que le Canada était composé de deux sociétés autonomes possédant chacune sa culture propre, les membres du Comité Saint-Denis envisagèrent leur mandat comme découlant des prémisses suivantes : 1. Il existe une « culture française au Canada », nettement différenciée de la culture anglo-saxonne qui est, et de loin, le lot de la majeure partie des hommes habitant le continent nord-américain. La culture française au Canada se manifeste, se révèle à la faveur d’activités également différentes.

2. Les Franco-Ontariens se rattachent à la culture française et participent à des manifestations qui les distinguent de leurs compatriotes de langue anglaise.

3. La vie artistique des Franco-Ontariens, émanation d’une culture propre, est peut-être anémiée. On ne pourra lui re- donner vigueur et santé que par des solutions conformes à ses fondements culturels32.

31. Bériault lui-même avait préféré, dans un premier temps, que l’on revendiquât des écoles secondaires catholiques d’abord, françaises ensuite, position qu’avait éga- lement partagée Le Droit. Voir Stéphane Lang, « La Communauté franco-­ontarienne et l’enseignement secondaire », op. cit., p. 190-196. 32. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 14. Les italiques sont de nous. volume 9 2012 75 Michel Bock Au chapitre des méthodes de l’enquête, le Comité, qui avait organisé des rencontres publiques dans les principales commu- nautés canadiennes-françaises de la province, brossa, dans un premier temps, un « tableau géographique et démographique » de chacune d’elles afin d’en relever les forces, les faiblesses et les particularités. Il fit ensuite l’inventaire des « groupes » et des « manifestations » artistiques de langue française dans la province, ainsi que des bibliothèques qui mettaient à la disposition de leurs usagers des ouvrages et des périodiques publiés en français. Enfin, il effectua un sondage auprès d’un échantillon d’élèves francophones inscrits en 8e et en 12e année afin de « révéler leur orientation culturelle » et de « mettre en lumière les carences de leur formation artistique ». Le comité put compter sur la col- laboration des surintendants des écoles élémentaires de langue française, ainsi que sur celle du milieu associatif. L’Acféo, bien entendu, appuya sans relâche les travaux du Comité, mais les associations de parents-instituteurs et les clubs Richelieu mirent également l’épaule à la roue en dressant une liste de « personnes fondées d’autorité » auprès desquelles des entrevues plus ciblées furent menées33. L’enquête, au final, se déploya sur une période d’environ dix-neuf mois, le Comité présentant son rapport final au ministère de l’Éducation en janvier 1969. Fernan Carrière a écrit que le Rapport Saint-Denis proposait « un programme visionnaire de développement non seulement de la culture et des arts, mais aussi de l’ensemble de la collectivité franco-ontarienne », et qu’il avait été aussi important pour cette dernière que l’avait été le Rapport Massey-Lévesque, quelque vingt ans plus tôt, pour l’ensemble du Canada34. Le Comité Saint- Denis nourrissait, en effet, de grandes ambitions pour l’Ontario français et souhaitait que son rapport final démontrât la nécessité pour les autorités politiques de la province et du pays de « jeter

33. Ibid., p. 14-15 ; « Rapport du comité plénier », 26 juin 1967, Crccf, Fcfoec, C4/1/3. 34. Fernan Carrière, « La Métamorphose de la communauté franco-ontarienne, 1960-1985 », op. cit., p. 328-329. 76 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études les bases d’une véritable “politique franco-ontarienne”35 ». Le Comité fit, au total, plus d’une centaine de recommandations qui visaient non seulement le gouvernement ontarien, mais aussi les gouvernements québécois et fédéral, les universités bilingues et les écoles normales, les conseils scolaires, les associations franco- ontariennes, les bibliothèques, les galeries d’art, etc. Bref, le Comité espérait mobiliser tous les intervenants dont l’action pou- vait influer sur le développement culturel des Franco-Ontariens et, de façon plus globale, sur la place qu’ils occupaient dans la province et au pays. À ses yeux, il fallait cueillir le fruit pendant qu’il était mûr. Le contexte des années 1960 offrait en effet une belle occasion aux Franco-Ontariens d’obtenir « un réel statut d’égalité » en même temps que la valorisation, par les instances officielles, de leur « héritage culturel ». Le rapport fit grand cas de l’engagement que les enquêteurs estimaient sans ambages de la part du gouvernement Robarts envers la « cause du bilinguisme dans la province la plus peuplée du pays », un engagement qui s’était déjà manifesté au moment de la Conférence sur la Confé- dération de demain et qui prenait forme, concrètement, par la création des premières écoles secondaires françaises et par la « bilinguisation » partielle, si le lecteur nous passe l’expression, de la fonction publique ontarienne, entre autres choses. Qui plus est, l’élan d’ouverture du gouvernement conservateur avait ral- lié les chefs libéral et néo-démocrate, Robert Nixon et Donald MacDonald, de sorte que régnait, d’après les enquêteurs, un large consensus au sein de la classe politique ontarienne sur la nécessité d’une « transformation éventuelle de la mentalité de toute une population » par rapport au bilinguisme. Les enquêteurs reconnu- rent toutefois que ce changement d’attitude s’inscrivait dans un contexte beaucoup plus large que celui de l’Ontario et qu’il était partiellement imputable aux « heures difficiles » que connaissait le Canada telles que les avait décrites la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. « Les éclats de violence et la rapide germination des mouvements séparatistes

35. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 217.

volume 9 2012 77 Michel Bock au Québec » avaient achevé de convaincre la classe politique de prendre les moyens pour résoudre la crise de l’unité canadienne. Le Comité estima, dès lors, que sa « mission » s’insérait « dans ce processus complexe au bout duquel le Canadien français en Ontario, et dans toutes les autres provinces du pays, pourra[it] se réaliser comme tel, c’est-à-dire comme citoyen canadien d’ex- pression française36 ».

II – La condition franco-ontarienne d’après le Comité Saint-Denis A. Arts, culture et identité La Révolution tranquille, nous l’avons écrit plus haut, provoqua une importante remise en question des fondements du nationa- lisme canadien-français traditionnel. Le retrait de l’Église de l’organisation sociale canadienne-française, son remplacement à plusieurs niveaux par l’État, le rejet des valeurs traditionnelles par une partie de la jeunesse acquise aux idées de la contre-culture en forte progression dans le monde occidental, ces facteurs, disons- nous, contribuèrent à ébranler les certitudes de jadis et à creuser l’écart entre les Franco-Ontariens et les milieux nationalistes du Québec, convertis à un nouveau projet national qui prônait, dans sa version la plus radicale, l’indépendance de la province. Certains chercheurs ont conclu, rappelons-le, à l’émergence subséquente d’une identité franco-ontarienne, en rupture plus ou moins grande avec l’ancienne identité canadienne-française. L’étude du Rap­­ port Saint-Denis permet toutefois de constater la persistance de la référence canadienne-française dans l’esprit d’une partie, à tout le moins, de l’élite franco-ontarienne. Au premier rang des principes devant guider la classe politique dans ses rapports avec l’Ontario français, le Comité plaçait clairement la dualité nationale ou sociétale du Canada ou, pour le dire autrement, la thèse des deux peuples fondateurs. Là-dessus, le Comité n’avait qu’à citer le premier ministre Robarts lui-même :

36. Ibid., p. 9-13. 78 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études

En Ontario, nous allons résolument de l’avant. Nous faisons nôtre la théorie selon laquelle le Canada consiste en une al- liance (partnership [sic]) de deux sociétés et de deux peuples fondateurs, sans oublier l’appui de nos compatriotes d’origine indienne ou esquimaude. Nous considérons la reconnaissance officielle des deux communautés linguistiques du Canada comme un investissement modeste, minimum en fait, dans le nouveau Canada. Nous devons apprendre à considérer ce facteur comme faisant partie intégrale [sic] de la trame de la société canadienne et comme une occasion d’élargir nos horizons collectifs et individuels. Si nous voulons réaliser cet objectif, il faudra que nous renouvelions notre allégeance, que nous réaffirmions notre foi en nous-mêmes, que nous nous tournions non vers le passé, mais vers l’avenir37. Une reconnaissance aussi explicite de la thèse des deux peuples fondateurs pouvait contraster fort singulièrement avec les stra- tégies déployées par la classe politique ontarienne, historique- ment, pour favoriser l’intégration pleine et entière de la minorité canadienne-française à la société anglo-saxonne dominante. Le comité cita avec autant d’approbation les propos du ministre de l’Éducation, William Davis, qui abondait dans le même sens que son chef : Il ne faut pas perdre de vue le rôle primordial des deux peuples fondateurs du Canada, les peuples anglais et français, et leur position dans le complexe biculturel du Canada. L’éducation dans l’Ontario doit faire face à ces faits et trouver les solutions aux problèmes que représente l’enseignement du français et de l’anglais comme langues nationales, non seulement pour étendre la compréhension entre les deux races de culture différente, résidant sur un même sol, mais pour faire profiter réciproquement de la littérature et des expériences historiques des peuples qu’elle représente [sic]38. De telles déclarations de la part des dirigeants politiques de l’Ontario avaient donc tout pour satisfaire aux attentes de l’élite franco-ontarienne, qui persistait à concevoir l’Ontario français

37. Déclaration de John Robarts à la Conférence fédérale-provinciale de 1968, citée dans ibid., p. 25. 38. William Davis, cité dans ibid., p. 27-28. volume 9 2012 79 Michel Bock comme une partie intégrante d’un des deux peuples fondateurs du Canada. Il est toutefois possible que la confiance qu’avaient placée les enquêteurs dans la classe politique ait été trop grande, car il est loin d’être certain que la volonté du gouvernement pro- vincial de reconnaître la dualité culturelle et sociétale du pays ait été à ce point inébranlable, bien au contraire. En février 1968, par exemple, le premier ministre Robarts tiendrait à l’Assemblée législative des propos qui contrediraient, du moins en apparence, certaines de ses prises de positions antérieures : Je voudrais aussi ajouter d’une façon claire et précise que bien que le gouvernement de l’Ontario ait accepté l’idée du bilin- guisme, nous n’avons point accepté celle du biculturalisme. Il demeure évident que le Canada est une mosaïque aux cultures multiples et que ceci n’est nulle part plus apparent que dans la province de l’Ontario. Et nous en sommes fiers ! Cela fait partie de la vraie nationalité canadienne39. Cette conception de la « vraie nationalité canadienne », en subs- tituant le concept de « mosaïque » culturelle (ou de multicultura- lisme) au principe de la dualité culturelle, se rapprochait davan- tage de celle de Pierre Elliott Trudeau, qui prendrait d’ailleurs possession du bureau du premier ministre quelque deux mois plus tard40. Chose certaine, elle semblait s’écarter considérablement de celle que partageaient la Commission Laurendeau-Dunton et le Comité Saint-Denis. Dans l’esprit des enquêteurs, le Canada français, malgré les bouleversements intellectuels et sociopo- litiques qu’il avait vécus pendant les années 1960, demeurait une réalité concrète dont seule une reconnaissance officielle et effective pouvait mettre un terme à la crise que traversait le pays. Le Comité tenta, dans un même ordre d’idées, de minimiser l’am- pleur des divergences qui pouvaient séparer les diverses compo-

39. John P. Robarts, L’Ontario dans la Confédération, op. cit., p. 25-26. 40. Sur la pensée de Trudeau en la matière, voir Pierre Elliott Trudeau, Le Fé- déralisme et la société canadienne-française, Montréal, HMH, 1967, 227 p. ; Hubert Guindon, « L’État canadien : sa minorité nationale, ses minorités officielles et ses minorités ethniques : une analyse critique », op. cit., p. 261-272 ; Michel Bock, Com- ment un peuple oublie son nom. La Crise identitaire franco-ontarienne et la presse française de Sudbury (1960-1975), Sudbury, Éditions Prise de parole, 2001, 120 p. 80 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études santes du Canada français les unes des autres, tout en attribuant au Québec, auquel il liait étroitement le devenir des minorités canadiennes-françaises, un rôle de « métropole » : Bien sûr, cent ans d’histoire ont imprimé à cette culture des traits plus ou moins prononcés : le Franco-Ontarien se distingue, sous certains aspects mineurs, du Québécois ou du Franco- Manitobain, par exemple. Il serait inutile de fermer les yeux devant cette réalité. Cependant, les membres du Comité croient que la culture et, conséquence directe, la vie artistique de la population franco-ontarienne ne peut s’alimenter et survivre que rattachée, liée organiquement à la souche principale. Au plan des réalités concrètes, des politiques, ce principe implique le nécessaire commerce avec la souche principale de la vie française en Amérique, c’est-à-dire la province de Québec, et, par la suite, avec l’ensemble de la communauté francophone [mondiale]41. On chercherait en vain affirmation plus éloquente de l’idée, cen- trale dans le nationalisme traditionaliste, selon laquelle le Québec représentait le « foyer » du Canada français et possédait le devoir d’épauler et de vivifier les groupes minoritaires dispersés au pays et sur le continent nord-américain42. Les enquêteurs le réaffirmè- rent sans ambages : « Le sort culturel de la communauté franco- ontarienne est lié à l’avenir de la culture française au Québec43. » Historiquement, ce dernier s’était toujours bien acquitté de ses res- ponsabilités, poursuivirent les auteurs du rapport, mais à présent, le contexte de la Révolution tranquille faisait brandir la menace qu’un « fossé » se creusât entre Franco-Ontariens et Québécois, les seconds doutant de plus en plus de l’avenir des premiers. Les enquêteurs posèrent un regard d’une grande lucidité sur la situa- tion et reconnurent que le remplacement de l’élite traditionnelle, soit la petite bourgeoisie et le clergé, par une nouvelle élite com- posée de financiers et de technocrates contribuait non seulement à mettre le Québec « au pas de la société nord-américaine » et 41. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 26. 42. Michel Bock, « Se souvenir et oublier : la mémoire du Canada français, hier et aujourd’hui », op. cit., p. 161-203. 43. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 49.

volume 9 2012 81 Michel Bock à moderniser l’État, mais aussi à définir un « nouveau schème culturel » québécois, comportant ses propres « valeurs, croyances, normes économiques, sociales, politiques, etc. ». Le jugement des enquêteurs sur le phénomène n’était entaché d’aucune amertume, mais il n’en était pas moins inquiet car, de ce nouveau « schème culturel », il fallait « craindre que le fossé entre les Québécois et les Canadiens français en dehors du Québec – qui n’[avaient] pas eu leur “révolution tranquille” – ne dev[înt] infranchissable ». En dernière analyse, « si la source culturelle principale du Québec est la France, celle des Franco-Ontariens ne peut être autre que le Québec44 ». Les membres du Comité firent d’ailleurs valoir ces inquiétudes auprès des dirigeants du Service du Canada français d’outre-frontières (Scfof), organisme que le gouvernement du Québec avait mis sur pied au début de la décennie pour épauler les minorités canadiennes-françaises dans leurs projets de déve- loppement culturel et institutionnel. Ils déplorèrent que le Scfof eût pris la décision de réduire ses programmes de financement et que le gouvernement québécois préférât de plus en plus s’en- tretenir directement avec son homologue ontarien plutôt qu’avec les représentants légitimes des Franco-Ontariens45. Autrement dit, si le gouvernement de l’Ontario possédait des devoirs et des responsabilités envers ces derniers, il ne pouvait aucunement prétendre parler en leur nom. D’aucuns seraient peut-être tentés de conclure au caractère superflu de ces cogitations sur les relations entre le Québec et l’Ontario français et sur la thèse de la dualité sociétale du Canada dans le cadre d’une enquête dont l’objectif était de faire le point sur la participation culturelle et artistique des Franco-Ontariens. La démarche du Comité était toutefois foncièrement politique, en ce sens qu’elle visait à stimuler la croissance de l’autonomie insti- tutionnelle et identitaire de l’Ontario français au-delà du domaine strict des arts. Les auteurs du Rapport Saint-Denis ­adhéraient, en

44. Ibid., p. 44. 45. Comité franco-ontarien d’enquête culturelle, compte rendu d’une visite à Québec du 17 au 21 juillet 1967, Crccf, Fcfoec, C4/1/5. Sur le Scfof, voir Marcel Martel, Le Deuil d’un pays imaginé, op. cit., p. 115-125. 82 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études effet, à une « conception précise de la culture », une conception prescriptive qui les conduisait à susciter l’adhésion de la popu- lation franco-ontarienne à une représentation tout aussi précise de la « communauté canadienne-française46 ». Les disciplines artistiques, loin d’être désincarnées, étaient « situées47 » dans un contexte culturel défini dont elles étaient en quelque sorte l’éma- nation et qui, en retour, fournissaient aux membres du groupe culturel une matrice originale leur permettant à la fois d’apprécier le beau et d’accéder à l’universel d’une manière bien à eux : La vie artistique, selon notre conception, ne constitue que la manifestation, sous des formes esthétiques, d’un fond [sic] culturel global. Il est impossible de voir surgir une vie artistique florissante là où une culture ne peut s’épanouir pleinement, là où les composantes fondamentales de la culture d’un groupe – le style de vie, les coutumes particulières et la langue, entre autres – ne peuvent se révéler totalement, ni donner aux mem- bres de ce groupe les « outils », les éléments de perception de l’univers en fonction d’une intégration harmonieuse […] Conformément à nos définitions préalables, il ne peut exister de vie artistique française sans la reconnaissance d’une authen- tique culture française, c’est-à-dire sans la reconnaissance, par la communauté globale [l’Ontario et le Canada], d’une façon d’être et de vivre qui soit pleinement française, inévitablement différente de celle d’un autre groupe culturel. La reconnais- sance d’un tel principe débouche logiquement sur l’octroi d’un « statut d’égalité » à cette culture48. L’accroissement de la participation artistique des Franco-­ Ontariens devait donc servir à souligner et à renforcer la réalité politique fondamentale que représentait la dualité sociétale du pays. On constate que les enquêteurs n’adhéraient d’aucune ma- nière au postulat de l’hybridité identitaire des Franco-Ontariens que certains des artistes de la contre-culture s’appliqueraient

46. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 22. 47. Ibid., p. 19. 48. Ibid., p. 22. Les italiques sont de nous. Voir aussi Roger Saint-Denis, « Ex- posé sur les horizons culturels présenté par M. Roger Saint-Denis, Ottawa, au ving- tième congrès général de l’Association d’éducation d’Ontario, le 21 mars 1968 », p. 5, Crccf, Facfo, C2/272/6. volume 9 2012 83 Michel Bock bientôt à développer49, pas plus qu’ils n’admettaient dans leur logique les thèses socioconstructivistes ou « démocratico-­ libérales50 » qui feraient plus tard leur apparition dans les milieux scolaires et intellectuels de l’Ontario français : d’après le Comité, le développement culturel de l’être humain ne consistait pas, tout simplement, à favoriser son autonomisation individuelle. Au contraire, la culture, dont les membres du Comité entretenaient une définition essentiellement anthropologique, devait permettre à la personne de s’intégrer à une société globale distincte cherchant à s’autonomiser collectivement en s’institutionnalisant. Ce pro- cessus d’intégration culturelle et politique avait comme première condition la maîtrise d’une langue commune – « lien symbolique et conventionnel » qui « initi[ait] l’individu à la culture du groupe, lui permet[tait] de participer aux modes de vivre et de penser qui s[’étaient] forgés empiriquement à la faveur de l’histoire » de ce dernier – en même temps qu’il constituait « un prisme à travers lequel l’initiation et, plus tard, la participation artistique [pouvaient s’opérer] chez l’homme et la femme en devenir51 ». En clair, l’enjeu que représentait la question artistique et culturelle était de nature foncièrement politique, engageant jusqu’à l’avenir même du Canada français en tant que société globale distincte.

B. Marginalisation et acculturation Nous avons indiqué ci-dessus que l’une des prémisses orientant les travaux du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle était que la vie artistique des Franco-Ontariens, « émanation d’une culture propre », paraissait « anémiée ». Le Comité consacra une partie importante de son rapport à expliquer cet état de choses qui découlait, à son avis, de facteurs à la fois sociaux, économiques, démographiques et politiques. Dans un premier temps, le Comité fit appel à l’histoire de la colonisation canadienne-française de

49. Lucie Hotte, « Littérature et conscience identitaire : l’héritage de Cano », op. cit., p. 53-68. 50. Joseph-Yvon Thériault, « De l’école de la nation aux écoles communautaires ou de l’école d’en haut à l’école d’en bas », op. cit., p. 191-209. 51. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 21. 84 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études l’Ontario pour retracer les origines de la marginalisation socio- économique des Franco-Ontariens, de leur dispersion et de leur « minorisation », pour ainsi dire. Si la présence française sur le territoire qui deviendrait l’Ontario remontait au Régime français, ce n’était qu’à partir de 1840 que la population canadienne-­ française avait augmenté de façon plus substantielle. Avant la Crise des années 1930, les Franco-Ontariens s’étaient disséminés dans cinq grandes régions : l’Est (Ottawa, Cornwall, Hawkes- bury), le Grand-Nord (de Haileybury à Hearst), le Moyen-Nord (Sudbury, North-Bay, Sturgeon-Falls), le Sud (Toronto, Welland, Pénétanguishene) et le Sud-Ouest (Windsor, Sarnia, Paincourt). En plusieurs de ces endroits, ils fondèrent, « avec l’aide du clergé », « des paroisses rurales sur le modèle des villages de la province-mère », chacune possédant « son école et son église ». Ils avaient également assuré leur présence dans les industries minière et forestière dès le début du xxe siècle, en particulier dans le Nord et dans l’Est, avant qu’ils ne se fussent dirigés, pendant et après la Crise, vers le Sud, plus industrialisé. « Ainsi, depuis 1930, les Franco-Ontariens se transform[èr]ent de ruraux qu’ils étaient, avec les cadres de la société traditionnelle, en citadins mal préparés à la vie urbaine52. » Leur expérience de l’urbanisation était semblable à celle qu’avaient connue les immigrants venus d’Europe. En rejoignant les rangs de la classe ouvrière, ils avaient été condamnés à subordonner leurs intérêts « ethniques » à leurs intérêts socio-économiques dans un environnement dominé par la culture et le capital anglo-saxons. L’homogénéité de la paroisse rurale ne représentait plus qu’un souvenir lointain. On reconnaît, à la lecture du rapport, l’engouement pour la question sociale qui avait gagné les milieux intellectuels canadiens- français, lequel se traduisait souvent, depuis l’après-guerre, par une critique cinglante de l’élite traditionnelle53. Le Comité Saint- 52. Ibid., p. 31-32. 53. Jean Lamarre, Le Devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet, 1944-1969, Sillery, Éditions du Septentrion, 1993, 561 p. ; Michael D. Behiels, Prelude to Quebec’s Quiet Revolution. Liberalism Ver- sus Neo-Nationalism, 1945-1960, Kingston et Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1985, 366 p. ; Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, « De la question sociale

volume 9 2012 85 Michel Bock Denis constata l’émergence, pendant les premières décennies du xxe siècle, d’une élite franco-ontarienne, laïque et cléricale, qui se consolida et s’étendit « dans tous les coins de la province », multipliant les institutions et intégrant les Franco-Ontariens à la société canadienne-française rurale et traditionnelle. Le « choc » de l’urbanisation, de l’industrialisation et, de plus en plus, de la tertiarisation de l’économie ontarienne avait cependant changé radicalement la donne en « désorganisant complètement » la « société traditionnelle franco-ontarienne », de sorte que l’élite traditionnelle s’était avérée impuissante à s’adapter aux forces de la modernisation. En matière d’instruction secondaire, par exemple, laquelle avait connu une progression constante dans la province depuis la fin de la Guerre, seule une minorité privilégiée de Franco-Ontariens avait été en mesure de fréquenter les maisons d’enseignement du clergé, les autres ayant dû opter soit pour les high schools de langue anglaise, soit pour la sous-scolarisation, tout simplement. Les enquêteurs laissèrent tomber sur l’œuvre de l’élite canadienne-française un jugement singulièrement la- pidaire : La réponse de l’élite au défi de la société industrielle a été une réponse d’élite et n’a profité qu’à l’élite. « L’Achat chez- nous », le slogan qui devait permettre aux Canadiens français de s’implanter dans l’industrie et le commerce, n’a finalement servi que les intérêts d’une minorité. La masse ouvrière franco- ontarienne a continué de gagner son argent en anglais et à s’acculturer. Ce concours de circonstances et d’événements explique l’acculturation progressive des Franco-Ontariens depuis 194554. Les recensements montraient d’ailleurs, poursuivirent les en- quêteurs, que la génération née au lendemain de la Guerre, celle des baby boomers, affichait un taux d’anglicisation catastrophi- que frôlant les 50 %. L’assimilation linguistique ne représentait toutefois que le dernier stade de l’acculturation, car bien avant

à la question nationale : le cas de la revue Cité libre », Recherches sociographiques, vol. 39, nos 2-3 (1998), p. 291-316. 54. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 40. 86 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études que la langue ne se fût perdue, les Franco-Ontariens avaient été contraints, en ville, d’adopter des valeurs culturelles et un mode de vie étrangers à leur propre « système culturel traditionnel ». Ainsi, même dans les cas où la langue d’usage demeurait le fran- çais, il semblait « qu’une bonne proportion de la communauté franco-ontarienne partage[ât] la même culture que les Ontariens, tout en parlant une langue qui, elle, se vo[ya]it parfois réduite à un assemblage de mots français accordés selon les règles de la syntaxe anglaise55 ». La langue, encore une fois, représentait bien plus qu’un simple instrument de communication, dans l’esprit des enquêteurs, et n’avait de valeur que dans la mesure où elle était portée par une communauté de culture, de mémoire et de destin possédant l’ambition de s’ériger en société globale et dont elle permettait, en retour, la cohésion. Le fléau de l’acculturation, s’il s’expliquait en grande par- tie par la marginalisation socio-économique et démographique qu’avaient subie les Franco-Ontariens, était également imputa- ble aux politiques scolaires qu’avait adoptées le gouvernement provincial à partir de la fin duxix e siècle et à plus forte raison au moment de la crise du Règlement xvii (1912-1927). Inspirée de la « mystique » de l’impérialisme britannique et de la « théorie du “melting pot” », la classe politique ontarienne avait confondu « l’idéal de l’unité nationale avec les procédés visant à l’unifor- mité et à la conformité56 ». L’offensive anglo-canadienne avait toutefois poussé les Franco-Ontariens à se mobiliser et à se donner de puissants outils, tels l’Acféo et Le Droit. Même après que la crise se fut résorbée, les écoles bilingues, dans lesquelles le gouvernement tolérait, tout au plus, l’enseignement du fran-

55. Ibid., p. 41. Il est intéressant de noter, dans cet extrait, la distinction qu’éta- blirent les enquêteurs entre les « Franco-Ontariens » et les « Ontariens », comme s’ils n’incluaient pas les premiers parmi les seconds. Les Franco-Ontariens, dans leur esprit, n’étaient pas, d’un point de vue culturel (on aurait encore dit « national », à peine quelques années plus tôt), des « Ontariens » ni même des « Canadiens ». Ils ap- partenaient à une autre « culture globale », celle du Canada français. Cette distinction découlait, encore une fois, d’une conception du Canada fondée sur sa dualité socié- tale, tout en faisant écho au nationalisme canadien-français traditionaliste. 56. Ibid., p. 34.

volume 9 2012 87 Michel Bock çais, les autres matières devant être transmises (en principe, du moins) en anglais, avaient continué de souffrir d’un financement largement inférieur à celui que recevaient les écoles anglaises. Le jugement du Comité Saint-Denis était sans équivoque : depuis un siècle, les politiques scolaires et linguistiques du gouvernement ontarien avaient favorisé sans l’ombre d’un doute l’acculturation des Franco-Ontariens et, dans le pire des cas, leur assimilation linguistique. Par conséquent, le milieu associatif et son élite dirigeante avaient été contraints de consacrer la presque totalité de leurs énergies aux « questions qui touchaient l’éducation, les écoles et les possibilités de survivance collective », abandonnant le domaine artistique à des « groupes locaux » : collèges, sociétés de conférences, chorales, troupes de théâtre, sociétés Saint-Jean- Baptiste, etc. Ainsi, les initiatives prises au niveau provincial en matière de développement culturel s’étaient toujours résumées à peu de chose57. Sans aller jusqu’à dire que la question des arts et de la culture était dépourvue de valeur intrinsèque à ses yeux, il faut reconnaître que le Comité lui attribuait une autre finalité, laquelle consistait à briser l’isolement des communautés franco- ontariennes, minoritaires et dispersées sur le territoire provincial, à les intégrer à une entité collective qui transcendait leur identité locale et à susciter leur adhésion à un imaginaire collectif qui, malgré les nombreuses ruptures des années 1960, continuait de s’inscrire dans le grand projet de société canadien-français. Par conséquent, les initiatives artistiques prises au niveau strictement local, pour louables qu’elles eussent été, n’en étaient pas moins insuffisantes.

C. Disparités et dispersion Ces réflexions conduisirent les enquêteurs à entreprendre, subsé- quemment, de brosser le portrait de « la participation des Franco- Ontariens à la vie culturelle et artistique » selon les cinq grandes régions de la province où ils avaient essaimé, lequel portrait révéla d’importantes disparités. Dans la région du Grand-Nord,

57. Ibid., p. 45. 88 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études le Comité releva, dans un premier temps, la forte « vitalité » de la population franco-ontarienne, une vitalité qui se traduisait par l’un des plus faibles taux d’assimilation linguistique de la pro- vince et qu’il fallait imputer, à son avis, à l’homogénéité relative des communautés francophones ainsi qu’à leur isolement. Au chapitre des institutions culturelles, cependant, le Grand-Nord souffrait d’une pénurie appréciable, seul le collège de Hearst ayant réussi à « percer » ce « sombre tableau58 ». Une forte proportion de Franco-Ontariens habitait par ailleurs des villes monoindus- trielles – lorsque ce n’étaient pas des « villes de compagnie » – dans lesquelles les entreprises minières ou forestières, largement anglo-saxonnes, exerçaient un contrôle serré non seulement sur la vie économique, mais aussi sur la vie sociale. Plus au sud, soit dans le Moyen-Nord, le portrait qui se dé- gageait de la vie culturelle et artistique était d’une plus grande complexité, du moins à certains égards. Certes, le taux d’assimi- lation linguistique pour l’ensemble de la région était relativement faible, mais il dissimulait d’importantes disparités intrarégionales. À Sault-Sainte-Marie et à North-Bay, par exemple, l’anglicisation était plus fréquente qu’à Sudbury, qui représentait sans conteste le principal centre intellectuel et culturel de la région. En effet, Sudbury abritait d’importantes institutions, comme la jeune Uni- versité Laurentienne, dont les étudiants francophones étaient ré- putés « beaucoup plus éveillés à la dimension culturelle que leurs confrères anglophones », une école normale, un collège d’arts appliqués de technologie bilingue, le collège Cambrian, et de toutes nouvelles écoles secondaires publiques de langue française, dont l’apparition avait coïncidé avec la fermeture de la majorité des écoles privées. Les conditions étaient donc réunies pour que la situation s’améliorât sensiblement, mais dans l’immédiat, les enquêteurs n’en conclurent pas moins à l’« indigence » de la vie culturelle et artistique du Moyen-Nord, y compris à Sudbury, qu’ils attribuèrent à deux facteurs : la distance qui séparait la ré- gion des grands centres culturels (Montréal, Ottawa et Toronto) et

58. Ibid., p. 55. volume 9 2012 89 Michel Bock la structure professionnelle de la région, que dominaient la classe ouvrière et, surtout, les ouvriers-mineurs. Dans l’Est ontarien, la situation semblait au Comité beaucoup plus encourageante. Non seulement plusieurs des comtés qui s’y trouvaient étaient à forte majorité francophone (bien que le taux d’assimilation pût varier considérablement d’un endroit à l’autre), mais l’ensemble de la population franco-ontarienne de la région bénéficiait directement de la puissance institutionnelle d’Ottawa, qui demeurait le « centre nerveux de la vie française en Ontario59 ». En effet, la capitale hébergeait la plupart des grandes institutions et associations franco-ontariennes dont l’Acféo, Le Droit et l’Université d’Ottawa, ainsi que d’innom- brables regroupements artistiques et culturels locaux (sociétés de conférences, centres culturels, etc.). La population canadienne- française pouvait également profiter de l’importante contribution à la sphère culturelle du gouvernement fédéral, qui s’était engagé à inaugurer prochainement le Centre national des arts, soit à l’été 1969. Enfin, la proximité du Québec contribuait grandement au dynamisme culturel de la région, la ville de Hull possédant à son tour un bon nombre d’institutions culturelles et artistiques que pouvaient exploiter les Franco-Ontariens sans difficulté. C’était sans contredit à Ottawa que les possibilités de développement artistique et culturel étaient les plus nombreuses et les plus inté- ressantes, qu’il s’agît de la littérature, de la musique, du théâtre, du cinéma, des arts plastiques, etc. C’était également dans l’Est que le réseau d’entreprises médiatiques (radio, télévision, presse écrite) était le plus diversifié. Le dynamisme de l’Est et d’Ottawa contrastait singulièrement, toutefois, avec la situation qui prévalait dans le Sud-Ouest, où la « survivance française » était « gravement menacée ». Même dans le « bastion » francophone de la région, soit le comté d’Essex, les taux d’assimilation franchissaient parfois le cap des 50 %. Aucune école secondaire publique de langue française n’avait encore été fondée, et les écoles privées, pour leur part, recrutaient de plus en

59. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 92. 90 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études plus d’élèves parmi les anglophones. Le réseau associatif était re- lativement développé, mais peu de ses composantes intervenaient directement dans la sphère artistique et culturelle. Les médias de langue française, pour leur part, ne suffisaient clairement pas à la tâche : seul un journal mensuel circulait à Windsor, Le Rempart, qu’on avait fondé à peine trois ans plus tôt. L’année précédente, on avait d’ailleurs lancé une « Association pour la radio-télévision française » qui revendiquait que l’on comblât les lacunes en la matière. Les enquêteurs ne ménagèrent pas leurs mots : dans le Sud-Ouest, la situation était « dramatique ». Coupé des autres cen- tres canadiens-français de l’Ontario et du Québec, confronté quo- tidiennement à la culture américaine, au vieillissement de sa po- pulation et à la faiblesse de l’immigration francophone, l’Ontario français du Sud-Ouest faisait montre, par ailleurs, d’un « fier esprit régionaliste » qui, dans certains cas, pouvait s’apparenter à une « forme de repli sur soi60 ». Dans la région du Sud, la situation était, encore là, fort com- plexe. La population canadienne-française était nombreuse, quoi- que dispersée. Elle disposait de plusieurs associations et même d’une station de radio à Toronto (Cjbc) depuis 1964. Cependant, aucun journal de langue française n’existait encore, tandis que le réseau scolaire de langue française se limitait toujours aux écoles élémentaires et à quelques écoles secondaires privées. Dans cette région, la plus industrialisée et la plus urbanisée du pays, les taux d’assimilation étaient élevés, davantage cependant à Toronto et à Pénétanguishene qu’à Welland, qui s’en tirait mieux. Dans la capitale ontarienne, ainsi qu’à Hamilton, la population pouvait 60. Ibid., p. 122, 124. Pour contribuer à enrayer l’assimilation linguistique chez les jeunes du Sud-Ouest, le Comité fondait beaucoup d’espoir sur la Conférence- consultation de la jeunesse franco-ontarienne (Ccjfo) qui venait d’avoir lieu à North- Bay, en mai 1967, sous les auspices de l’Association de la jeunesse franco-ontarienne et qui deviendrait, l’année suivante, l’Association provinciale des mouvements de jeunes de l’Ontario français (Apmjof). La Ccjfo avait souligné qu’il était nécessaire que le gouvernement ontarien intervînt afin de « transformer la vie culturelle d’un large segment de la jeunesse franco-ontarienne », pour laquelle, par ailleurs, elle avait accepté de coordonner l’offre de « services » culturels (« Conférence-consultation : North-Bay », [1967], Crccf, Fcfoec, C4/1/5). Sur la Ccjfo et l’Apmjof, voir Michel Bock, « De la “tradition” à la “participation” : les années 1960 et les mouvements de jeunesse franco-ontariens », op. cit., p. 111-196.

volume 9 2012 91 Michel Bock toutefois bénéficier d’une immigration québécoise, acadienne et franco-ontarienne fort substantielle, sans oublier les immi- grants provenant des autres parties de la francophonie mondiale. Anticipant les débats qui agiteraient l’Ontario français quelque vingt-cinq ans plus tard, les enquêteurs constatèrent la nécessité de « briser le mur d’incompréhension, voire même de méfiance, qui s’[était] élevé entre les Canadiens français et les immigrants de langue française61 ». En somme, les déplacements qu’avaient effectués les en- quêteurs dans les cinq grandes régions de l’Ontario français leur avaient révélé d’importantes disparités socio-économiques, en même temps qu’ils leur avaient permis de prendre toute la me- sure de l’« indigence » culturelle, pour utiliser leur terme, qui régnait dans un nombre trop élevé de communautés. L’exercice les conduisit également à constater l’ampleur du défi que po- saient les régionalismes identitaires au maintien de l’idée même du Canada français dans certains des endroits les plus isolés de l’Ontario français. Le « fier esprit régionaliste » qu’ils avaient rencontré dans le Sud-Ouest s’était aussi manifesté ailleurs en province, en même temps qu’une méfiance nourrie à l’endroit du Québec. Les enquêteurs eux-mêmes eurent parfois le sentiment d’être perçus comme des intrus dans quelques-unes des localités qu’ils visitèrent, notamment dans le Grand-Nord où certains des participants à l’enquête paraissaient « s’ennuyer » pendant les entrevues et s’inquiétaient de ce qu’on fût venu les « solliciter62 ». Ces constats achevèrent de convaincre le Comité de la nécessité incontestable d’une politique culturelle globale, non seulement pour favoriser la « participation » artistique et culturelle de l’en- semble des communautés franco-ontariennes au niveau local, mais aussi, et peut-être surtout, pour permettre de resserrer les liens qui

61. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 113. Voir Yves Frenette, « Les Francophones du Centre et du Sud-Ouest de l’Ontario », Humanities Research Group, vol. 11 (2003), http://ojs.uwindsor.ca/ojs/leddy/index.php/HRG/article/view/ 362 (page consultée le 4 juillet 2012). 62. « Réunion du comité plénier du Comité franco-ontarien d’enquête cultu- relle », 12 janvier 1968, Crccf, Fcfoec, C4/1/3.

92 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études les unissaient et, conséquemment, de favoriser la construction de l’Ontario français en tant que « culture globale ».

III – La réception du Rapport Saint-Denis À une époque où le keynésianisme et l’État-providence régnaient presque sans partage dans la sphère politique canadienne, il n’est sans doute pas étonnant que le Comité Saint-Denis se soit tourné vers les gouvernements pour obtenir des solutions aux problè- mes qui menaçaient, à ses yeux, la vie culturelle des Franco- Ontariens. Dans son rapport final, on pouvait d’ailleurs lire que le Comité avait « pensé le problème de la vie artistique en Ontario francophone en fonction […] de certains postulats quant au rôle des autorités gouvernementales en ce domaine63 ». L’institution ecclésiastique ayant battu en retraite, les Franco-Ontariens ne pouvaient guère faire mieux que tenter de profiter pleinement de la sympathie que la classe politique semblait témoigner à leur endroit. Sur les 107 recommandations fort détaillées et précises que formulèrent les membres du Comité, en effet, pas moins de 75 visaient soit les gouvernements, soit des organisations à ca- ractère public ou parapublic. De ce nombre, 68 étaient destinées spécifiquement au gouvernement ontarien ou à des organismes qui en relevaient en tout ou en partie (conseils scolaires, univer- sités, agences, etc.)64. D’après le Comité, l’État possédait envers l’Ontario français des devoirs qui découlaient à la fois d’une conception du Canada fondée sur l’égalité de ses deux « peuples fondateurs », définis comme des « cultures globales », et de la reconnaissance de ce que la marginalisation socio-économique

63. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 22. L’introduction du rapport, dans laquelle on peut lire cet extrait, avait été rédigée par Paul-André Comeau, professeur de science politique à l’Université d’Ottawa et conseiller techni- que à la recherche pour le Comité Saint-Denis. Il put d’ailleurs tirer une publication de sa contribution aux travaux du Comité : Paul-André Comeau, « Acculturation ou assimilation : technique d’analyse et tentative de mesure chez les Franco-Ontariens », Revue canadienne de science politique / Canadian Journal of Political Science, no 2 (juin 1969), p. 158-172. 64. Pour la liste complète des 107 recommandations du Comité Saint-Denis, voir l’« Appendice A » de La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 223-235.

volume 9 2012 93 Michel Bock et politique subie, historiquement, par les Franco-Ontariens avait empêché la réalisation de cette égalité. Le Comité Saint-Denis voyait grand. La première et la plus importante de ses recommandations était que le gouvernement provincial créât un « Conseil franco-ontarien d’orientation cultu- relle » possédant le même statut juridique que le Conseil des arts de l’Ontario et rendant ses comptes directement au premier ministre. Son mandat eût consisté à « diriger un service d’ani- mation culturelle », à « élaborer une politique culturelle pour les Franco-Ontariens », à « accorder des subventions pour lancer des projets d’ordre culturel ou artistique » et à « poursuivre les recherches entreprises par le Comité franco-ontarien d’enquête culturelle65 ». Le Conseil des arts, pour sa part, en plus d’em- baucher un « administrateur de langue et de culture françaises pour traiter les requêtes adressées par les organisations franco- ontariennes », aurait eu à consacrer « dans son budget annuel un montant proportionnel à la population francophone de la province » pour soutenir ses activités culturelles et artistiques. Le Service d’échanges culturels de l’Ontario, de son côté, devait « importe[r] du Québec et des pays francophones des spécialistes et des techniciens de toutes disciplines culturelles et artistiques », tandis que le ministère de l’Éducation, en plus de faire en sorte que « la formation artistique et culturelle [fît] partie intégrante de la formation générale de l’élève », devait veiller à ce que cette formation fût, dans les écoles françaises, « inspiré[e] par la culture française et donné[e] en vue d’inculquer une culture française aux jeunes Franco-Ontariens ». Le Comité formula deux recommanda- tions touchant spécifiquement le Québec, auquel il demanda une aide sous forme de « ressources humaines et techniques » ainsi que des dons de livres de langue française distribués conformé- ment « à la répartition géographique des Franco-Ontariens ». Au palier fédéral, le Comité recommanda, entre autres choses, que la Société Radio-Canada étendît son réseau radiophonique et té- lévisuel « partout où il y a[vait] des Franco-Ontariens en nombre

65. Ibid., p. 223. 94 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études suffisant », et qu’elle établît des centres de production locaux et régionaux à Ottawa, à Toronto, à Windsor et à Sudbury. De toute évidence, le Comité était encore loin de se douter qu’Ottawa était sur le point de devenir l’un des principaux bailleurs de fonds du réseau associatif et culturel franco-ontarien, car aucune de ses recommandations n’était destinée spécifiquement au Secrétariat d’État. Enfin, le Comité formula une quinzaine de recomman- dations visant les « institutions franco-ontariennes » et, en par- ticulier, l’Acféo, à laquelle il fut demandé de créer un « comité culturel » pour veiller à ce que les recommandations contenues dans le Rapport Saint-Denis fussent « portées à l’intention [sic] des organismes et personnes intéressées [sic] ». Il recommanda également que l’Association contribuât à mettre sur pied, partout en province, des « comités culturels régionaux autonomes », et que Le Droit augmentât sa diffusion par une vaste campagne d’abonnements. Dans l’ensemble, encore une fois, les recomman- dations du Comité Saint-Denis visaient à rehausser le niveau de culture des Franco-Ontariens, tout en proposant des mesures dont l’objectif était, en même temps, de favoriser la construction et la cohésion de l’Ontario français en tant que « culture globale » distincte dans la province. Le Comité franco-ontarien d’enquête culturelle soumit offi- ciellement son rapport final au ministère de l’Éducation en janvier 1969. La presse ne tarda pas à réagir à ses conclusions, ainsi que l’a montré Robert Choquette66. Bien entendu, les journaux franco-ontariens, Le Droit en tête, apportèrent un appui total aux recommandations du rapport, de même que le Globe and Mail qui, sous la plume de Keith Spicer, futur commissaire aux langues officielles, endossa la création d’un éventuel Conseil franco- ontarien d’orientation culturelle. Le Devoir, pour sa part, parut s’inquiéter de ce que le rôle directeur attribué à l’État provincial dans le développement culturel des Franco-Ontariens semblait trop grand et empiétait sur les responsabilités qui avaient tradi- tionnellement incombé aux « organismes privés de la minorité ».

66. Robert Choquette, L’Ontario français, historique, op. cit., p. 207-208.

volume 9 2012 95 Michel Bock L’Ottawa Citizen, de son côté, fit preuve d’une grande retenue et évita de se prononcer sur le bien-fondé des recommandations du Comité. Les réactions les plus défavorables provinrent du Telegram de Toronto et du Montreal Star, ce dernier déplorant que le Comité Saint-Denis eût outrepassé les limites du mandat qu’on lui avait confié en ne limitant pas son enquête au domaine strict des arts. Si les enquêteurs présentèrent leur rapport au gouvernement provincial, dans les faits, ils le destinaient également à l’Acféo, qu’ils avaient chargée, rappelons-le, de veiller à ce que leurs recommandations fussent mises en œuvre. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit des membres du Comité que l’Association ne demeurât « le seul corps pouvant prétendre parler au nom de tous les Franco-Ontariens67 », et qu’elle ne dût agir, à ce titre, comme une sorte de gouvernement parallèle. En plus de contribuer à la mise sur pied du Comité, l’Acféo avait collaboré assidûment à ses travaux et encouragé vivement les Franco-Ontariens, par ses cellules locales, à participer à l’enquête68. Quelques jours après le dépôt du rapport, elle fit savoir, par voie de communiqué, qu’elle acceptait « en principe » les recommandations lui demandant de mettre sur pied un comité culturel central, ainsi que des comités régionaux, et qu’elle s’attelait à la tâche de faire une étude sérieuse du rapport69. Le dépôt du Rapport Saint-Denis précédait de quel- ques mois la tenue du congrès annuel de l’Acféo, l’un des plus importants de son histoire. C’est en mars 1969, en effet, que le congrès général décida de rebaptiser l’organisme, devenu l’Asso- ciation canadienne-française de l’Ontario (Acfo), de transformer ses structures et, surtout, d’élargir sa mission afin qu’elle englobât explicitement, désormais, toutes les dimensions de l’existence collective de l’Ontario français, y compris la dimension culturelle. Preuve que les travaux du Comité Saint-Denis avaient suscité

67. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 165. 68. Rémy Beauregard, « Memo aux directeurs du Comité exécutif », 14 juin 1968, Crccf, Facfo, C2/398/8. 69. « Re : rapport du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle », communi- qué de presse, 27 janvier 1969, Crccf, Facfo, C2/398/8. 96 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études l’intérêt et l’enthousiasme des dirigeants de l’Association, ces derniers firent de la « Vie culturelle des Franco-Ontariens » le sous-thème du congrès de 196970. Roger Saint-Denis y prit d’ailleurs la parole pour expliquer en profondeur la logique des recommandations du Comité d’enquête, ainsi que la nécessité d’adopter une politique claire en matière d’arts et de culture71. La restructuration de l’Association lui permit de donner suite sans plus tarder à l’une des recommandations les plus im- portantes du Comité Saint-Denis, soit celle de créer un « comité culturel », dont la tâche ne se limiterait pas à étudier le rapport, mais inclurait également la mise en œuvre d’un programme d’animation socioculturelle72. Le Comité d’enquête avait pourtant recommandé que cette responsabilité fût confiée non pas à l’Acfo, mais plutôt au Conseil franco-ontarien d’orientation culturelle qu’il avait sommé le gouvernement provincial de créer. L’Acfo continua de revendiquer auprès du premier ministre Robarts la mise sur pied d’un tel organisme, qu’elle jugeait « pressante » et qu’elle espérait obtenir avant juillet 1970, mais lui expliqua, dans le même souffle, qu’elle préférait apporter un « change- ment mineur » au Rapport Saint-Denis et se charger elle-même du programme d’animation73. Les archives que nous avons pu consulter ne rendent pas explicites les raisons ayant conduit l’Acfo à s’écarter de la sorte des recommandations du Rapport Saint-Denis. Nous pouvons supposer, toutefois, que l’explication se trouve du côté du gouvernement fédéral qui, par l’entremise du secrétariat d’État, s’affairait au même moment à mettre sur

70. « Programme du vingt-et-unième Congrès général de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario, [mars 1969] », Crccf, Facfo, C2/384/12. Voir aussi Roger Charbonneau, « Projet d’une lettre circulaire aux membres du 21e Congrès général de l’Acféo », 26 février 1969, Crccf, Facfo, C2/384/12. 71. Roger Séguin et Roger Charbonneau, « Procès-verbal du xxie Congrès géné- ral [de l’Acféo] », 19 mars 1969, Crccf, Facfo, C2/273/2. 72. Jacqueline Boucher, adjointe au secrétaire général de l’Acfo, « Rapport du Comité culturel provincial de l’Association canadienne-française de l’Ontario », [1970], Crccf, Facfo, C2/274/4. 73. Lettre de Roger Séguin au premier ministre de l’Ontario, John Robarts, 26 janvier 1970, Crccf, Facfo, C2/398/8. Cette lettre fut également expédiée aux députés franco-ontariens siégeant à la Législature ontarienne.

volume 9 2012 97 Michel Bock pied une « Direction de l’action socioculturelle » pour gérer un tout nouveau programme de subventions destinées à l’animation socioculturelle parmi les minorités de « langue officielle ». Ces subventions devant être versées directement aux associations de ces dernières, l’on comprend mieux que l’Acfo ait hésité à céder à d’autres la responsabilité du programme d’animation. Le congrès de 1969 fit donc une priorité de l’élaboration et de la mise en application de l’animation socioculturelle. Pen- dant la première année d’existence du programme, l’Acfo y consacra plus de 54 000 $, les trois quarts de cette somme lui provenant directement du secrétariat d’État74. L’Association voulut que le nouveau programme suscitât la participation de tous les Franco-Ontariens, sans discrimination régionale, et mit sur pied, par conséquent, huit centres d’animation régionaux : Ottawa-Vanier, Est de l’Ontario, Moyen-Nord, Grand-Nord, ­Extrême-Nord, Toronto, Niagara et Windsor. Elle embaucha, pour chacun de ces centres, un animateur professionnel, dont le rôle et les tâches devaient être établis de concert avec la population franco-ontarienne locale75. Dans la plupart des cas, le travail des animateurs, sans négliger la sphère artistique au sens strict, la débordait toutefois largement et englobait de nombreux projets à caractère social, politique, voire économique. À Sudbury, par exemple, l’animateur du Moyen-Nord, Michel Legault, participa à l’organisation, en juin 1970, des « États généraux du Nord », dont le but était de « rapprocher les groupes canadiens-français du district pour les informer de leur situation actuelle et provo- quer une décongestion, un démarrage de l’interrogation, tout en

74. Jacqueline Boucher, « Rapport du Comité culturel provincial de l’Associa- tion canadienne-française de l’Ontario », [1970], Crccf, Facfo, C2/274/4. Pour l’an- née 1970-1971, l’Acfo recevrait 145 000 $ du secrétariat d’État, ce qui représenterait plus de 83 % de son budget total. Le financement fédéral augmenterait constamment au cours des années suivantes (Robert Choquette, L’Ontario français, historique, op. cit., p. 214, 225). 75. Les animateurs de l’Acfo, qui touchaient une rémunération de 7 000 à 10 000 $, étaient embauchés par un comité formé d’un nombre égal de représentants du conseil régional et du comité culturel provincial. Ils mirent sur pied, par ailleurs, un « Conseil des animateurs ontariens », sorte de forum leur permettant de discuter des défis de l’animation socioculturelle dans les divers milieux où ils œuvraient. 98 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études permettant aux francophones de se sentir solidaires76 ». Quelque 250 personnes y participèrent et fondèrent un « Comité des ci- toyens » qui se substitua momentanément à la section régionale de l’Acfo et qui, d’après Michel Legault, devait carrément mener la population francophone de la région « vers un nouveau pou- voir77 ». La logique du programme d’animation s’inscrivait donc pleinement dans l’idéologie de participation qui était en passe de balayer une partie du monde occidental à la fin des années 1960. Le mieux-être socioculturel de la population franco-ontarienne passait nécessairement, estimait-on, par son autonomisation et par la prise en main de son propre destin, sans égard aux priorités qu’une certaine élite eût souhaité lui imposer. Même le Comité Saint-Denis, qui était pourtant demeuré fidèle à plusieurs des principaux fondements du nationalisme canadien-français tradi- tionaliste, avait formulé une critique cinglante de l’élite et de son dirigisme, jugé périmé à une époque où les mots « démocratisa- tion », « représentativité » et « participation » étaient sur toutes les lèvres. Les priorités de l’Acfo et de ses sections régionales seraient celles que la population franco-ontarienne voudrait bien leur dicter, et non le contraire. Le programme d’animation devait donc, en principe, contribuer à ce que le Franco-Ontarien pût s’affranchir des forces qui, historiquement, avaient entraîné son aliénation socioculturelle. Cette logique correspondait dans une large mesure à celle de la Direction de l’action socioculturelle du secrétariat d’État, qui s’était engagée à financer des projets « dont le but [était] d’encourager les collectivités à participer davantage à leur propre épanouissement socio-culturel78 ». Le comité culturel de l’Acfo, en plus de mettre sur pied le programme d’animation, obtint du secrétariat d’État des sommes

76. Jacqueline Boucher, « Rapport du Comité culturel provincial de l’Associa- tion canadienne-française de l’Ontario », [1970], Crccf, Facfo, C2/274/4. 77. Michel Legault et Jean-Robert Marcoux, « Le Comité des citoyens de Sudbury : vers un nouveau pouvoir », Revue de l’Université Laurentienne, vol. 3, no 4 (1971), p. 39-50. Voir aussi Michel Bock, Comment un peuple oublie son nom, op. cit., p. 52-58. 78. Rapport du Secrétariat d’État pour l’année financière se terminant le 31 mars 1970, Ottawa, Information Canada, 1972, p. 5.

volume 9 2012 99 Michel Bock supplémentaires pour organiser des colloques à Thunder-Bay, Kenora et North-Bay, dont le but était d’analyser en profondeur la question culturelle franco-ontarienne en lien avec les conclusions du Rapport Saint-Denis. C’est également le comité culturel qui avait la responsabilité de rendre compte de la réponse du gouver- nement provincial aux nombreuses recommandations formulées dans le rapport. Il ne manqua pas de déplorer « l’absence totale d’intérêt de la part du gouvernement ontarien face à la première et à la plus importante recommandation du Rapport Saint-Denis, soit celle recommandant la création d’un Comité [franco-ontarien] d’orientation culturelle79 ». Le gouvernement avait plutôt choisi de mettre sur pied, en 1970, un « Bureau franco-ontarien » à l’intérieur du Conseil des arts de l’Ontario80. Bien que la création du Bureau eût témoigné de la volonté du gouvernement de faire une plus grande place aux Franco-Ontariens dans l’élaboration de ses politiques culturelles, elle était sans commune mesure avec les ambitions du Comité Saint-Denis et de l’Acfo, qui cherchaient à obtenir pour l’Ontario français des structures pa- rallèles et autonomes reflétant le principe de la dualité culturelle dont ils exigeaient la reconnaissance officielle81. L’Acfo ne put sans doute que regretter, de plus, que le Conseil des arts se fût dit incapable d’octroyer aux Franco-Ontariens une part de son budget proportionnelle à leur poids démographique, prétextant d’énigmatiques « problèmes d’ordre politique82 ». En revanche, la

79. Jacqueline Boucher, « Rapport du Comité culturel provincial de l’Associa- tion canadienne-française de l’Ontario », [1970], Crccf, Facfo, C2/274/4. 80. « Procès-verbal de l’assemblée du Comité culturel de l’Acfo, le 10 juillet [1970 ou 1971] », Crccf, Facfo, C2/288/4, p. 1-2. Le premier administrateur du Bureau franco-ontarien serait Richard Casavant. Le gouvernement annonça, dans le même souffle, que le nouveau télédiffuseur éducatif public qu’il s’était engagé à créer, TVOntario, serait doté d’une section de langue française. 81. Robert Choquette laisse entendre que le Comité consultatif de la politique francophone, mis sur pied en mars 1971 et qui était composé des ministres et des députés francophones siégeant à l’Assemblée législative, avait rejeté d’emblée la possibilité de créer un Conseil franco-ontarien d’orientation culturelle. Voir Robert Choquette, L’Ontario français, historique, op. cit., p. 215-216. 82. La part des subventions du Conseil des arts de l’Ontario que recevraient les artistes franco-ontariens augmenterait toutefois de façon substantielle dès l’année suivante (ibid., p. 215). 100 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études signature de l’entente Québec-Ontario, en juin 1969, pour favo- riser la coopération et les échanges en matière d’éducation et de culture entre les deux provinces représentait pour l’Association un gain important83. Le bilan de la première année d’existence du comité cultu- rel était donc mitigé, si l’on considère l’accueil que réserva le gouvernement provincial à certaines des recommandations les plus importantes du Rapport Saint-Denis. La « politique franco-­ ontarienne » que le Comité d’enquête culturelle et l’Acfo som- maient le gouvernement provincial d’adopter était moins complète et cohérente qu’ils l’eussent souhaité. La plus grande victoire des dirigeants franco-ontariens était sans doute la mise sur pied du programme d’animation socioculturelle, qu’avait permise l’intervention non pas de Queen’s Park, mais plutôt d’Ottawa. Le comité culturel de l’Acfo affirma fièrement que l’Association était parvenue à se démocratiser et à se rapprocher comme jamais auparavant de la population franco-ontarienne, qu’elle s’était ren- due, en un mot, indispensable : « Les programmes [d’animation socioculturelle] ont été reçus et acceptés avec enthousiasme par toutes les régions. De très nombreux francophones de l’Ontario ont ainsi senti, parmi eux, la présence de l’Acfo provinciale. Les animateurs consultés sont unanimes à reconnaître que les programmes d’animation répondent réellement aux besoins fon- damentaux de la population84. » * * * L’importance de la contribution du Comité Saint-Denis et de l’Acféo/Acfo au développement culturel de l’Ontario français, à la fin des années 1960, nous paraît indéniable. L’Ontario français connaîtrait, pendant la décennie suivante, d’importants progrès culturels qui se manifesteraient par la fondation d’un grand nombre d’institutions à caractère artistique (théâtres, maisons d’édition, galeries d’art, festivals de musique et d’arts populaires,

83. Ibid., p. 211-212. 84. « Bilan, 1969-1970 [du comité culturel de l’Acfo provinciale] », Crccf, Facfo, C2/288/4.

volume 9 2012 101 Michel Bock etc.). Bien que l’analyse historique de cette explosion culturelle et institutionnelle en tant que phénomène global reste encore à faire, nous pouvons d’ores et déjà supposer que l’encadrement financier des gouvernements provincial et fédéral n’y était pas entièrement étranger. Un ouvrage publié pour commémorer les vingt ans du Théâtre du Nouvel-Ontario, fondé à Sudbury en 1971, révèle, par exemple, que la part détenue par les subventions gouvernementa- les dans le financement global de l’organisme était substantielle, voire majoritaire85. Dans un même ordre d’idées, Fernan Carrière estime que la mise sur pied du Bureau franco-ontarien représentait un « geste décisif pour l’avenir du développement culturel en Ontario français » et que, n’eussent été sa contribution financière et son expertise technique, l’« élan de création artistique [des années 1970] se serait probablement essoufflé86 ». À plusieurs égards, les vœux du Comité Saint-Denis et de l’Acféo/Acfo avaient été exaucés. En effet, l’État semblait dis- posé à assumer ses responsabilités envers l’Ontario français, qui faisait montre d’un dynamisme culturel sans précédent. L’élite franco-ontarienne d’Ottawa, nous l’avons vu, n’avait pas été imperméable à l’idéologie participationniste des années 1960 et 1970. Au contraire, elle avait œuvré dans le dessein explicite de « démocratiser » l’accès des Franco-Ontariens aux arts et de les conduire à contribuer directement à leur propre épanouissement culturel, y compris (et peut-être surtout) dans les régions les plus isolées de la province. Les bienfaits des arts et de la culture, estimait-elle, ne devaient plus être réservés à un petit groupe de privilégiés habitant les principaux centres urbains de la province dont, en particulier, Ottawa. Le programme d’animation socio- culturelle de l’Acfo visait ainsi à corriger certaines des erreurs du passé. Historiquement, rappela le Comité, l’élite canadienne-

85. Guy Gaudreau (dir.), Le Théâtre du Nouvel-Ontario. Vingt Ans. Création, engagement, Sudbury, Théâtre du Nouvel-Ontario, 1991, p. 69-71. 86. Fernan Carrière, « La Métamorphose de la communauté franco-ontarienne, 1960-1985 », op. cit., p. 329. Voir aussi Valérie Malenfant, « La Contribution des gou- vernements fédéral et ontarien à la révolution culturelle : le cas du Nouvel-Ontario, 1969-1977 », mémoire de maîtrise (histoire), Université Laurentienne, 2005, 191 p.

102 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études française n’avait pas fait une très grande priorité du progrès cultu- rel et artistique de l’ensemble de la population franco-ontarienne, de sorte qu’elle n’avait pas été en mesure de la préparer à résister au « choc » de l’urbanisation et de l’industrialisation. L’« indigen- ce » culturelle dans laquelle avaient sombré les Franco-Ontariens, selon les enquêteurs, n’avait pas simplement eu comme consé- quence leur « inculture », pour ainsi dire. Elle avait également contribué à leur acculturation et miné, ce faisant, leur capacité à s’ériger, à titre de Canadiens français, en « culture globale » distincte et autonome en Ontario. La démocratisation de l’accès des Franco-Ontariens, partout à travers la province, aux arts et à la culture représentait donc, dans leur esprit, un enjeu politique crucial dont dépendait la capacité de l’Ontario et du Canada dans son ensemble à se refonder une fois pour toutes sur le principe de la dualité culturelle – et sociétale – du pays. La rencontre de l’idéologie de participation et de la thèse des peuples fondateurs, centrale dans le nationalisme canadien-français traditionaliste, ne représentait pas l’aspect le moins original de l’effort de synthèse entrepris par l’élite ottavienne de l’époque. Le Comité effectua ses travaux au moment où le Canada français et l’Ontario français subissaient des transformations nom- breuses et on ne peut plus déterminantes. Sur le plan institutionnel, nous l’avons constaté, l’Église s’avérait désormais incapable de s’acquitter de sa fonction séculaire de structuration sociétale. Le fossé entre le Québec et les minorités canadiennes-françaises paraissait de plus en plus difficile à combler, alors que la montée du mouvement contre-culturel entraînait une remise en question parfois radicale des valeurs traditionnelles. Comme nous l’avons fait remarquer ci-dessus, la plupart des chercheurs concluent, dans ce contexte, à l’enterrement de la référence canadienne-française et à la « provincialisation » de la représentation identitaire des Franco-Ontariens à la fin des années 1960. Or la logique du projet national canadien-français persistait dans les débats qui animaient une partie, à tout le moins, de l’élite ottavienne. Certes, le Canada français, en tant que réalité institutionnelle, sinon symbolique,

volume 9 2012 103 Michel Bock s’était désagrégé. Pour sa part, le Comité Saint-Denis, contre vents et marées, tenait bon. Bien qu’il eût subtilement rompu avec les dimensions religieuse et pour ainsi dire « élitiste » de l’idéologie nationaliste traditionnelle (ce qui représente une brisure substan- tielle, il faut le dire), il n’en persistait pas moins à inscrire l’iden- tité, la culture et l’expérience historique des ­Franco-Ontariens dans le grand projet de société canadien-français, le seul qui lui parût capable, malgré le poids des ruptures qu’avait vécues l’Ontario français, de favoriser sa reproduction en tant que groupe culturel autonome87. L’élite franco-ontarienne d’Ottawa avait toutefois accepté d’adapter de manière significative le projet ­canadien-français traditionaliste en prenant le virage étatique et en revendiquant que les gouvernements intervinssent massivement pour soutenir l’Ontario français financièrement et institutionnel- lement. Le Comité et l’Acfo exigeaient ainsi que l’État mît sur pied des structures parallèles pour les Franco-Ontariens et que ces derniers obtinssent, ce faisant, un statut de minorité officielle dans leur province, conformément à la logique de la thèse des deux peuples fondateurs, dont la reconnaissance officielle par la classe politique ne leur avait jamais paru aussi cruciale. La création d’un Conseil franco-ontarien d’orientation culturelle, « clef de voûte » des recommandations du Comité Saint-Denis, eût constitué, à son avis, « la consécration officielle du statut paritaire » qu’il cherchait à obtenir pour l’Ontario français et entraîné, « au niveau des atti- tudes collectives, des conséquences réciproquement bénéfiques pour les deux peuples fondateurs88 ». Le refus du gouvernement provincial de donner suite à cette revendication révélait que, malgré les progrès institutionnels accomplis et encore à venir en Ontario français, la classe politique ne partageait pas l’ambition

87. Il n’est pas certain que l’explosion artistique et culturelle de la décennie suivante se soit inscrite aussi clairement dans la logique du Canada français. En effet, le milieu artistique franco-ontarien des années 1970 entretiendrait parfois un rapport trouble avec le projet canadien-français, du moins tel qu’il avait pris forme historique- ment. Voir Gaston Tremblay, Prendre la parole : le journal de bord du Grand Cano, Ottawa, Le Nordir, 1996, 330 p. 88. La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 217-218. Les italiques sont des auteurs du rapport. 104 Cahiers Charlevoix « Jeter les bases d’une “politique franco-ontarienne” » Études de redéfinir les fondements du Canada dans le sens d’une recon- naissance explicite de sa dualité culturelle et nationale.

Annexe : Composition du Comité franco-ontarien d’enquête culturelle89 L’exécutif Roger Saint-Denis, président, membre du Conseil des arts de l’Ontario Jeanne F. Sabourin, vice-présidente, présidente de L’Atelier Jean Herbiet, vice-président, directeur intérimaire du département des beaux-arts, Université d’Ottawa Roland J. A. Cloutier, vice-président, vice-recteur académique et doyen de la faculté des arts, Université Laurentienne Jean-Louis Major, secrétaire, professeur de littérature française, Université d’Ottawa Louis-Philippe Poirier, trésorier, coordonnateur pour la région de l’Est, service Jeunesse et Loisirs, ministère de l’Éducation de l’Ontario

Les directeurs Roland Bériault, Conseil d’orientation et des projets de développement, ministère de l’Éducation de l’Ontario Jean-Claude Carisse, directeur des Bistros Maurice Chagnon, vice-recteur académique, Université d’Ottawa Edgard Demers, directeur artistique de la Compagnie des Trouvères Roger Duhamel, Imprimeur de la Reine Estelle Huneault, présidente provinciale de l’Union catholique des fermières de l’Ontario Guy Huot, responsable de la musique, direction des arts, Conseil des arts du Canada Bernard Julien, o.m.i., directeur du département de français, Université d’Ottawa Jean-René Ostiguy, conservateur d’art canadien, Galerie nationale du Canada Albert Regimbal, s.j., directeur du Centre des jeunes et de la culture française de Sudbury Joseph Riel, professeur de musique et de dessin à l’École normale de l’Université d’Ottawa

89. Source : La Vie culturelle des Franco-Ontariens, op. cit., p. 5-7. volume 9 2012 105 Michel Bock

Roger N. Séguin, c.r., président de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario Françoise Sylvestre, présidente de la Compagnie des Trouvères

Direction de la recherche Robert L’Heureux, directeur de la recherche Michel Hotte, adjoint au directeur de la recherche Paul-André Comeau, conseiller technique à la recherche Marie-Paule Pigeon, secrétaire administrative

Assistants à la recherche Claude Bonneau Lucien Bradet Réjean Chayer Pierre Desjardins Monique Gagnon Victor Lapalme Hubert Potvin

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