Archives de sciences sociales des

164 | 2013 Bulletin Bibliographique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/25160 DOI : 10.4000/assr.25160 ISSN : 1777-5825

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2013 ISSN : 0335-5985

Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 164 | 2013, « Bulletin Bibliographique » [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 19 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/assr/ 25160 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.25160

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SOMMAIRE

Notes critiques

Les statues habillées dans le catholicisme. Entre histoire de l’art, histoire religieuse et anthropologie À propos de : PAGNOZZATO Riccarda (a cura di), Madonne della laguna. Simulacri “da vestire” dei secoli XIV-XIX (Vierges de la lagune. Statues « à habiller » du XIVe au XIXe siècle), Roma, Istituto della Enciclopedia italiana, 1993, 381 p.PAGNOZZATO Riccarda, « Le donne delle vestizioni e i simulacri mariani » (Les satues de la Vierge et les femmes qui les habillent) in Silvestrini Elisabetta, Gri Giampaolo, Pagnozzato Riccarda, Donne, Madonne, Dee. Abito sacro e riti di vestizione, gioiello votivo, “vestritici” : un itinerario antropologico in area lagunare veneta (Femmes, Madonnes, Déesses. Vêtement sacré et rites d’habillage, bijou votif, « habilleuses » : un itinéraire anthropologique dans l’aire lagunaire de la Vénétie). Padova, Il Poligrafo, 2003, p. 99-286.GENOVESE Valeria, Statue vestite e snodate. Un percorso (Statues habillées et articulées. Un parcours). Pisa, Scuola Normale Superiore, 2011, 527 p.DURAND Maximilien (dir.), Icône de mode, catalogue d’exposition, EMCC, Lyon, 2011, 224 p. Marlène Albert Llorca

Les Formes à l’honneur À propos de :« Émile Durkheim : Les Formes élémentaires de la vie religieuse, un siècle après », L’Année sociologique, volume 62/2012, no 2 (dossier coordonné par Massimo Borlandi), 280 p.« Durkheim : Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Retour sur un héritage », Archives de sciences sociales des religions, no 159, juillet-septembre 2012, 57e année (dossier coordonné par Pierre Lassave), 256 p.Durkheimian Studies. Études durkheimiennes, volume 18, 2012, 143 p. Matthieu Béra

HIV/AIDS and in sub-Saharan Africa: an emerging field of enquiry Philippe Denis

Huguenots et protestants en France À propos de :CABANEL Patrick, Histoire des protestants en France, XVIe-XXIe siècle, Paris, Fayard, coll. « Histoire », 2012, 1502 p.FATH Sébastien, WILLAIME Jean-Paul (dir.), La nouvelle France protestante. Essor et recomposition au XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, coll. « Religions et modernités », no 9, 2011, 484 p.FATH Sébastien, Les Fils de la Réforme. Idées reçues sur les protestants, Paris, Éditions Le Cavalier Bleu, 2012, 208 p. Étienne Fouilloux

Les bonnes raisons de la croyance au merveilleux et au superstitieux À propos de :RENARD Jean-Bruno, Le merveilleux, Sociologie de l’extraordinaire, Paris, CNRS Éditions, 2011, 212 p.LEGROS Patrick, RENARD Jean-Bruno, Superstitions. Croyances et pratiques liées à la chance et à la malchance, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2011, 259 p. Anne-Sophie Lamine

Autoportraits de sociologues des religions À propos de :HJELM Titus, ZUCKERMAN Phil (eds), Studying Religion and Society. Sociological Self-Portraits, Oxon, New York, Routledge, 2013, 210 p.LAMBERT Yves, MICHELAT Guy, PIETTE Albert (dir.), Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, Paris, L’Harmattan, coll. « Religion et sciences humaines », 1997, 254 p. Pierre Lassave

L’histoire des sikhs et du sikhisme revisitée : à propos de quatre ouvrages récents À propos de :FENECH Louis E., The Darbar of the Sikh Gurus. The Court of God in the World of Men, New Delhi, Oxford University Press, 2008, XIII + 325 p. (bibliographie, index).RINEHART Robin, Debating the Dasam Granth, New York, Oxford University Press, 2011, XIV + 210 p. (bibliographie, index).DHAVAN Purnima, When Sparrows Became Hawks. The Making of the Sikh Warrior Tradition, 1699-1799, New York, Oxford University Press, 2011, 253 p. (bibliographie, index).FENECH Louis E., The Sikh Ẓafar-nāmah. A Discursive Blade in the Heart of the Mughal Empire, New Delhi, Oxford University Press, 2008, XXI + 304 p. (bibliographie, index, illustr.). Denis Matringe

Handicap et religion : nouveaux horizons pour la recherche ? À propos de :SCHUMM Darla, STOLTZFUS Michael (éds.), Disability in Judaism, , and Islam. Sacred Texts, Historical Traditions, and Social Analysis, New York, Palgrave/Macmillan, 2011, 246 p.SCHUMM Darla, STOLTZFUS Michael (éds.), Disability and Religious Diversity. Cross-Cultural Interreligious Perspectives, New York : Palgrave/ Macmillan, 2011, 234 p. Lionel Obadia

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Bulletin Bibliographique

François d’Alteroche, Des monts d’Aubrac au cœur des Andes. Semeur d’espérance, 50 ans en Amérique Latine Paris, Karthala, coll. « Signes des Temps », 2012, 216 p. Sabine Rousseau

Sossie Andezian, Le sacré à l’épreuve du politique. Noël à Bethléem Paris, Riveneuve éditions, 2012, 237 p. Anna Poujeau

Kali Argyriadis, Stefania Capone (Dir.), La religion des orisha. Un champ social transnational en pleine recomposition Index, table des encarts, cartes et schéma, tables des illustrationsParis, Hermann, 2011, 345 p. Elena Zapponi

Claus Arnold, Giacomo Losito, « Lamentabili sane exitu » (1907). Les documents préparatoires du Saint-Office Rome, Libreria Editrice Vaticana, 2011, 546 p. Jean-Louis Schlegel

Jean-Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Parole présente », 2013, 226 p. Rodolfo de Roux

Eileen Barker, The centrality of religion in Social Life. Essays in Honor of James A. Beckford Farnham, Ashgate, 2010, 260 p. Jean-Louis Ormières

Bernard Barthet, Science, histoire et thématiques ésotériques chez les Jésuites en France (1680-1764) Bibliographie (sources imprimées et études), index. Préface de Jean-Pierre BrachPessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Identités religieuses », 2012, 560 p. Jean-Pierre Laurant

Christophe Batsch, Mǎdǎlina Vârtejanu-Joubert (Ed.), Manières de penser dans l’Antiquité méditerranéenne et orientale Mélanges offerts à Francis Schmidt par ses élèves, ses collègues et ses amisLeiden, Brill, coll. « Supplements to the Journal for the Study of Judaism », vol. 134, 2009, 294 p. Anna Van den Kerchove

Irene Becci, Imprisoned Religion. Transformations of Religion during and after Imprisonment in Eastern Germany Farnham, Ashgate, 2012, 210 p. Céline Béraud

Mathieu Berger, Daniel Cefaï, Carole Gayet-Viaud (Dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble Bruxelles, Peter Lang, 2011, 603 p. Florence Heymann

Sylvie Bernay, L’Église de France face à la persécution des Juifs, 1940-1944 Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS histoire », 2012, 528 p. Étienne Fouilloux

Olivier Bobineau, L’empire des papes ; une sociologie politique de l’Église catholique Paris, CNRS Éditions, coll. « Philosophie et histoire des idées », 2013. 256 p. Nicolas de Bremond d’Ars

Xavier Boniface, L’armée, l’Église et la République (1879-1914) Paris, Nouveau monde éditions, 2012, 524 p. Frédéric Gugelot

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Guy Bordin, On dansait seulement la nuit. Fêtes chez les Inuit du nord de la Terre de Baffin Nanterre, Publications de la Société d’ethnologie, coll. « Anthropologie de la nuit », 2011, 116 p. François Gauthier

Jacques-Olivier Boudon, Monseigneur Darboy (1813-1871), archevêque de Paris entre Pie IX et Napoléon III Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2011, 188 p. Jean-Louis Ormières

Matthieu Brejon De Lavergnée, Olivier Tort (Dir.),L’Union du Trône et de l’Autel ? Politique et religion sous la Restauration Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2012, 252 p. Bertrand Goujon

Pierre Bühler, Daniel Frey (Dir.), Paul Ricœur : un philosophe lit la Bible. À l’entrecroisement des herméneutiques philosophique et biblique Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques », 2011, 256 p. Daniel Vidal

Claude Calame, Bruce Lincoln (Ed.), Comparer en histoire des religions antiques. Controverses et propositions Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Religions », 2012, 146 p. Benoît Vermander

Charlotte De Castelnau-L’Estoile, Marie-Lucie Copete, Aliocha Maldavsky, Inès G. Županov (Dir.), Missions d’évangélisation et circulation des savoirs. XVIe-XVIIIe siècle Madrid, Casa de Velázquez, 2011, 534 p. Jean-Pascal Gay

Jean-Paul Chabrol, Jacques Mauduy, Atlas des camisards. 1521-1789 – Les huguenots, une résistance obstinée Nîmes, éd. Alcide, 2013, 240 p. Daniel Vidal

Valérie Chaix, Les églises romanes de Normandie Paris, Éditions Picard, 2011, 359 p. Bernard Chédozeau

Jaime Contreras, Rosa María Martinez De Codes (Eds.), Trends of Secularism in Pluralistic World Madrid, Iberoamericana/Vervuert, 2013, 319 p. Jean-Louis Ormières

Jean-François Cottier, Daniel-Odon Hurel, Benoît-Michel Tock (Ed.), Les personnes d’autorité en milieu régulier. Des origines de la vie régulière au XVIIIe siècle Actes du septième colloque international du CERCOR, Strasbourg, 18-20 juin 2009, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « Congrégations, ordres religieux et sociétés », 2012, 616 p. Bertrand Marceau

Agnès Cousson, L’Écriture de soi. Lettres et récits autobiographiques des religieuses de Port- Royal Angélique et Agnès Arnauld. Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly.Jacqueline Pascal.Préface par Philippe Sellier, Paris, Honoré Champion, 2012, coll. « Lumière classique », 640 p. Daniel Vidal

Guillaume Cuchet, Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Itinéraires », 2013, 236 p. Pierre Lassave

Guillaume Cuchet, Les Voix d’outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2012, 457 p. Agnès Desmazières

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Felice Dassetto (Ed.), Discours musulmans contemporains. Diversité et cadrages Louvain-la-Neuve, Éditions Académia, 2011, 146 p. Cédric Baylocq

Grace Davie, The Sociology of Religion. A Critical Agenda Second EditionLondon, Sage Publications, 2013, 328 p. Pierre Lassave

Gérard Defois, Le pouvoir et la grâce : le prêtre, du Concile de Trente à Vatican II Paris, Éditions du Cerf, coll. « Théologies », 2013, 400 p. Alain Rauwel

Erwan Dianteill (Coord.), Marcel Mauss. L’anthropologie de l’un et du multiple Paris, Presses universitaires de France, coll. « Débats philosophiques », 2013, 203 p. Carmen Bernand

Fred M. Donner, Muhammad and the Believers: At the Origins of Islam Cambridge, Massachussets, The Belknap Press of Harvard University Press, 2010, 280 p. Hassan Bouali

Pierre Dubois, Un prêtre français au Chili. 50 ans au service du monde ouvrier Préface de Mgr Marc StengerParis, Karthala, coll. « Signes des temps », 2012, 335 p. Michael Löwy

Audrey Duru, Essais de soi. Poésie spirituelle et rapport à soi, entre Montaigne et Descartes Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2012, 509 p. Daniel Vidal

Ronald Dworkin, Religion without God Cambridge, Massachusetts, and London, England, Harvard University Press, 2012, 180 p. Jean-Louis Ormières

Anthony Feneuil, Bergson. Mystique et philosophie Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophies », 2011, 184 p. Daniel Vidal

Anthony Feneuil (Dir.), L’expérience religieuse. Approches empiriques. Enjeux philosophiques Paris, Beauchesne, coll. « Le grenier à sel », 2012, 326 p. Daniel Vidal

James D. Frankel, Rectifying God’s Name. Liu Zhi’s Confucian Translation of Monotheism and Islamic Law Honolulu, University of Hawai’i Press, 2011, XXII + 249 p. Françoise Aubin

Robert Eric Frykenberg, Christianity in India. From Beginnings to the Present 8 cartes, 13 illustrations, bibliographie, glossaire, indexNew York, Oxford University Press, 2010, 564 p. Catherine Clémentin-Ojha

Jean-Pascal Gay, Charles-Olivier Stiker-Métral (Dir.), Les Métamorphoses De La Théologie. Théologie, littérature, discours religieux au XVIIe siècle Paris, Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès, conférences sur le Classicisme », 2012, 304 p. Daniel Vidal

Claudio Giuliodori, Roberto Sani, Scienza, Ragione, Fede. Il genio di P. Matteo Ricci 2 DVDMacerata, EUM, 2012, 436 p. Michel Ostenc

Anne Gotman, Ce que la religion fait aux gens. Sociologie des croyances intimes Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, 292 p. Pierre Lassave

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Gilles Grivaud, Alexandre Popovic (Dir.), Les conversions à l’islam en Asie mineure et dans les Balkans aux époques seldjoukide et ottomane. Bibliographie raisonnée (1800-2000) Chronologie, cartes, index, présentations d’auteurs.Athènes, École française d’Athènes, coll. « Mondes Méditerranéens et Balkaniques », 2011, 904 p. Hamit Bozarslan

Mohamed Guenad, Sayyid Qutb. Itinéraire d’un théoricien de l’islamisme politique Paris, L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 2010, 135 p. Brahim Labari

Sylvaine Guinle-Lorinet, Libérer le prêtre de l’État clérical. Échanges et dialogue (1968-1975) Paris, L’Harmattan, coll. « Le monde en transition », 2008, 298 p. Frédéric Gugelot

Roberte Hamayon, Jouer. Une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens Paris, La Découverte, coll. « Bibliothèque du Mauss », 2012, 369 p. Nathalie Luca

Constant Hamès (Dir.), Coran et talismans. Textes et pratiques magiques en milieu musulman Paris, Karthala, coll. « Hommes et Sociétés », 2007, 416 p. Jean-Louis Triaud

Michel Hastings, Loïc Nicolas, Cédric Passard (Dir.), Paradoxes de la transgression Paris, CNRS Éditions, coll. « Philosophie et histoire des idées », 2012, 300 p. Daniel Vidal

Paul d’Hollander (Dir.), Abbé Hippolyte Delor. Carnets (1837-1885) Notes bibliographiques, index, illustrations, arbre généalogique, CD-Rom.Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. « Matière à Histoire », 2012, 286 p. Paul Airiau

Bernard Hours, Histoire des ordres religieux Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2012, 127 p. Bertrand Marceau

Martin Hurcombe, France and the Spanish Civil War. Cultural representations of the war next door, 1936-1945 Farnham, Ashgate, 2011, 245 p. Michael Löwy

Satsuki Kawano, Nature’s Embrace. Japan’s Aging Urbanites and New Death Rites IllustrationsHonolulu, University of Hawai’i Press, 2010, X + 20 p. Françoise Aubin

Yves Krumenacker, Marie-Frédérique Pellegrin, Jean-Louis Quantin (Dir.), L’Oratoire de Jésus, 400 ans d’histoire en France (11 novembre 1611-11 novembre 2011) & Rémi Lescot, Pierre de Bérulle, Apôtre du Verbe incarné. Ses intuitions les plus lumineuses, ses textes les plus audacieux Préface de Dominique JuliaParis, Éditions du Cerf, coll. « Cerf-Histoire », 2013, 190 p. & Préface de Jean Dujardin, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Épiphanie », 2013, 160 p. Willem Frijhoff

Olivier Landron, 1875-1970, L’Université catholique de l’Ouest. Enracinement et ouverture & Catherine Masson, La Catho. Un siècle d’histoire de l’Université catholique de Lille 1877-1977 Paris, CLD éditions, 2012, 264 p.& Villeneuve-d’Ascq, Septentrion, 2011, 559 p. Frédéric Gugelot

Claire Le Ninan, Le Sage Roi et la clergesse. L’Écriture politique dans l’œuvre de Christine de Pizan Paris, Honoré Champion, coll. « Études Christiniennes », 12, 2013, 440 p. Dominique Iogna-Prat

Johanna Lehr, La Thora dans la cité. L’émergence d’un nouveau judaïsme religieux après la Seconde Guerre mondiale Paris, Éditions Le Bord de l’eau, 2013, 200 p. Mira Niculescu

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Marc LEVATOIS, L’espace du sacré. Géographie intérieure du culte catholique Paris, Éditions de l’Homme Nouveau, 2012, 148 p. Philippe Martin

Gabriel De Llobet, Mgr de Llobet. Un pasteur intransigeant face aux défis de son temps (1872-1957) Notes bibliographiques, illustrations hors-texte, index, LimogesPresses universitaires de Limoges, Cahiers de l’Institut d’Anthropologie juridique, 32, 2012, 260 p. Paul Airiau

Andrew Louth, L’Orient grec et l’Occident latin. L’Église de 681 à 1071 Paris, Éditions du Cerf, coll. « L’Église dans l’histoire », III, 2013, 464 p. Bénédicte Sère

Cardinal Henri De Lubac, Aspects du Bouddhisme. I. Christ et Bouddha. II. Amida Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », 21, 2012, 599 p. Mira Niculescu

Cardinal Henri De Lubac, Jacques Maritain, Correspondance et rencontres. Tome L. Préface par le cardinal Philippe BarbarinNotes bibliographiques, index, texte établi, annoté et présenté par Jean- Michel Garrigues et René MougelParis, Les Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », 50, 2012, 144 p. Paul Airiau

Nathalie Luca, Y croire et en rêver. Réussir dans le marketing relationnel de multiniveaux Paris, L’Harmattan, coll. « Religions en questions », 2012, 224 p. Nadia Garnoussi

Philippe Mabiala, Le Congo-Brazzaville et son Église : le défi de la démission Préface de Dominique Ngoïe-NgallaParis, L’Harmattan, coll. « Églises d’Afrique », 2012, 203 p. Isabelle Jonveaux

Philippe Martin, Le théâtre divin. Une histoire de la messe du XVIe au XXe siècle édition de pocheParis, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2010, 383 p. Claude Langlois

Michel Maslowski (Dir.), Religion et identité en Europe centrale Paris, Belin, coll. « Europes Centrales », 2012, 346 p. Michael Löwy

Catherine Maurer, La ville charitable. Les œuvres sociales catholiques en France et en Allemagne au XIXe siècle Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire religieuse de la France », 2012, 416 p. Katrin Langewiesche

Roland Minnerath, L’Église catholique face aux États. Deux siècles de pratique concordataire, 1801-2010 Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Droit canonique », 2012, 656 p. Paul Airiau

Aurélien Mokoko-Gampiot, Les kimbanguistes en France. Expression messianique d’une Église afro-chrétienne en contexte migratoire Paris, L’Harmattan, coll. « Théologie et Vie politique de la terre », 2010, 360 p. Sandra Fancello

Pascal Morand, Les religions et le luxe. L’éthique de la richesse d’Orient en Occident Paris, Éditions du Regard, 2012, 244 p. Isabelle Jonveaux

Peter Nynäs, Mika Lassander, Terhi Utriainen (Eds.), Post-Secular Society New Brunswick, NJ, Transaction editors, 2012, 282 p. Mira Niculescu

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Jean-Jacques Olier, Tentations diaboliques et possession divine. Édition critique d’après les manuscrits. Suivie d’une étude sur la spiritualité d’Olier : « Les petits mots d’un aventurier mystique » par Mariel Mazzocco Paris, Honoré Champion, coll. « Mystica », 2012, 312 p. Daniel Vidal

Edmond Ortigues, Le temps de la parole Présenté par Dominique Berlioz, Pierre Lequellec-Wolff, Jean-Yves MarquetPresses universitaires de Rennes, coll. « Philosophica », 2012, 212 p. Jean Lambert

Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2012, 220 p. Daniel Vidal

Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Les lois Veil. Les lois événements fondateurs. Contraception 1974, IVG 1975 Annexes, illustrations, index, bibliographieParis, Armand Colin, coll. « U Histoire », série : Les événements fondateurs, 2012, 228 p. Sophie Nizard

Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel (Dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours Paris, Éditions du Seuil, coll. « Histoire », 2012, 614 p. Étienne Fouilloux

Vincent Petit, Catholiques et Comtois. Liturgie diocésaine et identité régionale au XIXe siècle Cartes, graphiques, notes bibliographiques, index, cahier photoParis, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire religieuse de la France », 36, 2011, 720 p. Paul Airiau

Adam Possamaï (Ed.), Handbook of Hyper-real Religions Leiden, Brill, 2012, 442 p. Régis Dericquebourg

Ali Rahnema, Superstition as Ideology in Iranian Politics. From Majlesi to Ahmadinejad Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 320 p. Sabrina Mervin

Gaël Rideau, Pierre Serna (Ed.), Ordonner et partager la ville (XVIIe-XIXe siècle) Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2011, 222 p. Katerina Seraïdari

Josiane Rieu, Béatrice Bonhomme, Hélène Baby, Aude Préta-De-Beaufort (Textes Réunis), Échos poétiques de la Bible Paris, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècles », 2012, 750 p. Daniel Vidal

Victor Roudometof, Vasilios N. Makrides (Eds.), Orthodox Christianity in 21st Century Greece. The Role of Religion in Culture, Ethnicity and Politics Farnham, Ashgate, 2010, 258 p. Katerina Seraïdari

Sabine Rousseau, Françoise Vandermeersch. L’émancipation d’une religieuse Préface de Danièle Hervieu-Léger, Paris, Khartala, coll. « Signes des Temps », 2012, 280 p. Céline Béraud

Jeanne Schut (Trad.), Les plus belles paroles du Bouddha. Les versets du Dhammapada Vannes, Sully Éditions, 2012, 175 p. Mira Niculescu

Romain Simenel, L’origine est aux frontières. Les Aït Ba’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc) Paris, Éditions CNRS et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Chemins de l’ethnologie », 2010, 328 p. Zakaria Rhani

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Flávio Munhoz Sofiati, Juventude Católica: o novo discurso da Teologia da Libertação São Carlos, SP, Brasil, Editora da Universidade Federal de Sao Carlos, 2012, 175 p. Rodolfo de Roux

Manuel De Souza, Annick Peters-Custot, François-Xavier Romanacce, Le sacré dans tous ses états. Catégories de vocabulaire religieux et sociétés, de l’Antiquité à nos jours Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, 432 p. Benoît Vermander

Charles Stépanoff, Thierry Zarcone, Le chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale Paris, Découvertes Gallimard, coll. « Religions », 2011, 128 p. Françoise Aubin

Jörg Stolz, Olivier Favre, Caroline Gachet, Emmanuelle Buchard, Le phénomène évangélique. Analyses d’un milieu compétitif Genève, Labor et Fides, coll. « Religions et modernités », 11, 2013, 344 p. Jean-Louis Ormières

Pierre Teilhard De Chardin, Lettres d’Égypte, 1905-1908. Avant-propos du RP Henri de Lubac, membre de l’Institut & Lettres d’Hastings et de Paris, 1908-1914. Introduction par Henri de Lubac, sj Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », XLIII, 2012, 224 p.Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », XLIV, 2012, 336 p. Bénédicte Sère

Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise Traduit de l’anglais par G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. ThibaultParis, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2012, 1 164 p. Michael Löwy

Marie-Claire Tihon, Le Couvent de la Reine. De Compiègne à Versailles Éditions du Cerf, coll. « L’histoire à vif », 2012, 179 p. Illustrations, plans. Bernard Chédozeau

Shmuel Trigano (Dir.), La fin de l’étranger ? Mondialisation et pensée juive Paris, Éditions In Press, coll. « Pardès », no 52, 2013, 300 p. Mira Niculescu

Suzanne Tunc, Ludmila Javorova. Histoire de la première femme prêtre Paris, Temps présent, 2012, 151 p. Sabine Rousseau

Lucette Valensi, Ces étrangers familiers. Musulmans en Europe (XVIe-XVIIIe siècles) Paris, Éditions Rivages et Payot, coll. « Histoire Payot », 2012, 336 p. Eva-Maria von Kemnitz

Myriam Vaucher, Dominique Bourdin, Marcel Durrer, Olivier Revaz (Ed.), Foi de cannibale ! La dévoration, entre religion et psychanalyse Genève, Labor et Fides, coll. « Psychologie et spiritualité », 2012, 408 p. Daniel Vidal

Catherine Vincent, Jacques Pycke (Dir.), Cathédrale et pèlerinage aux époques médiévale et moderne. Reliques, processions et dévotions à l’église-mère du diocèse Louvain-la-Neuve, Collège Érasme/ Universiteitsbibliotheek, « Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique », 92, 2010, 330 p. Dominique Julia

François Vouga, La religion crucifiée. Essai sur la mort de Jésus Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 2013, 200 p. Daniel Vidal

William Watts Miller, A Durkheimian Quest. Solidarity and the Sacred New York-Oxford, Berghahn Books, 2012, XVIII + 257 p. Philippe Steiner

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David Gordon White (Ed.), Yoga in Practice Princeton, Princeton University Press, coll. « Princeton Readings in Religion », 2012, XII + 397 p. André Padoux

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Notes critiques

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Les statues habillées dans le catholicisme. Entre histoire de l’art, histoire religieuse et anthropologie À propos de : PAGNOZZATO Riccarda (a cura di), Madonne della laguna. Simulacri “da vestire” dei secoli XIV-XIX (Vierges de la lagune. Statues « à habiller » du XIVe au XIXe siècle), Roma, Istituto della Enciclopedia italiana, 1993, 381 p. PAGNOZZATO Riccarda, « Le donne delle vestizioni e i simulacri mariani » (Les satues de la Vierge et les femmes qui les habillent) in Silvestrini Elisabetta, Gri Giampaolo, Pagnozzato Riccarda, Donne, Madonne, Dee. Abito sacro e riti di vestizione, gioiello votivo, “vestritici” : un itinerario antropologico in area lagunare veneta (Femmes, Madonnes, Déesses. Vêtement sacré et rites d’habillage, bijou votif, « habilleuses » : un itinéraire anthropologique dans l’aire lagunaire de la Vénétie). Padova, Il Poligrafo, 2003, p. 99-286. GENOVESE Valeria, Statue vestite e snodate. Un percorso (Statues habillées et articulées. Un parcours). Pisa, Scuola Normale Superiore, 2011, 527 p. DURAND Maximilien (dir.), Icône de mode, catalogue d’exposition, EMCC, Lyon, 2011, 224 p.

Marlène Albert Llorca

1 À partir des années 1990, on a vu se multiplier, en Italie en particulier, les ouvrages consacrés à une pratique dévotionnelle répandue dans tout le monde catholique depuis la fin du Moyen Âge, mais dont les historiens, historiens de l’art et anthropologues du christianisme ont longtemps méconnu l’importance : l’usage d’habiller les statues de vêtements de tissu. Condamné par les historiens de l’art parce qu’il masque les sculptures que recouvrent robes et manteaux, il a également été rejeté par les religieux qui y voient une pratique idolâtre ou, au contraire, profanatrice – l’habillement et la parure des statues, celles de la Vierge notamment, étant parfois jugée « indécente ». À la fin du XIXe siècle et au cours du suivant, on va donc dénuder nombre de ces statues ou

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mettre au rebut les mannequins en bois qui tenaient lieu de statues dans certaines églises.

2 Un ouvrage collectif dirigé par une artiste peintre, Riccarda Pagnozzato, révèle en 1993 l’importance de ce type d’images cultuelles. Il recense, sur Venise et les îles de sa lagune, cinquante-six Vierges habillées1 dont les supports (statue ou mannequin) datent du XIVe siècle pour les plus anciens et du XVIIIe pour les plus récents. L’ouvrage donne aussi des éléments, issus à la fois des enquêtes ethnographiques que R. Pagnozzato avait commencées seule dès les années 1970 et d’un minutieux dépouillement des archives diocésaines, permettant d’en saisir les significations sociales et religieuses. Ce remarquable travail n’est pas resté sans suite. Au cours de la décennie qui suit sa publication, plusieurs inventaires du même type sont entrepris, souvent en lien avec la réalisation d’une exposition, dans d’autres provinces d’Italie : Bari, dans les Pouilles, en 1995, Arezzo (Toscane) et Pérouse (Ombrie) en 2005, Bologne (Emilie-Romagne) en 2008, Latina, dans le Latium, en 20102. Dans la même période, paraissent aussi quantité d’articles écrits par des historiens de l’art, des restaurateurs, des anthropologues qui travaillent sur les traditions populaires italiennes (cf. Jacquard 2009, Silvestrini 2010b, Bortolotti 2011). Certains de ces auteurs ont été formés à la fois à l’histoire de l’art et à l’anthropologie et ont travaillé dans des musées d’arts et traditions populaires. Ainsi d’Elisabetta Silvestrini, qu’un intérêt ancien pour les poupées – poupées « de fécondité » offertes aux jeunes mariées ou poupées religieuses (cf. Silvestrini e Simeoni 1987) – avait sensibilisée à la question de l’habillage de figures anthropomorphes : auteur de l’inventaire des statues habillées du Latium (des Vierges, mais aussi des saints et des Enfants Jésus), elle a aussi écrit plusieurs articles sur ce thème et dirigé un numéro récent de la revue Errefe. La ricerca folklorica (2010b).

3 Je m’arrêterai très inégalement sur cet ensemble de publications qui présente, à mes yeux, deux intérêts. Il contribue, d’une part, à manifester la complexité des facteurs qui suscitent (ou pas) un processus de patrimonialisation. Il a aussi et surtout l’intérêt de mettre en évidence la porosité des frontières entre histoire de l’art, histoire religieuse et anthropologie dès lors qu’il s’agit d’étudier les images, et notamment les images cultuelles. De ce point de vue, l’ouvrage qu’une historienne de l’art, Valeria Genovese, vient de publier sur les statues habillées et articulées retient particulièrement l’attention. Inscrit dans la lignée des travaux d’historiens de l’art comme Hans Belting et David Freedberg qui ont affirmé la nécessité d’étudier « toutes les images, et pas seulement celles que l’on considère comme artistiques », il intéresse non seulement les historiens de l’art, mais aussi les anthropologues et les historiens du fait religieux3.

Des valorisations patrimoniales inégales

4 Le foisonnement de publications que je viens d’évoquer est sans nul doute une des manifestations de la « fièvre patrimoniale » qui caractérise notre époque. Tout, « de la cathédrale à la petite cuillère »4, étant désormais jugé digne d’être conservé, on conçoit qu’on ait fini par se préoccuper du destin des « statues »5 habillées et de leur garde- robe, souvent menacées de disparaître. R. Pagnozzato découvrit ainsi une Vierge du Rosaire dans le grenier de l’église de Chioggia où on l’avait reléguée, sans doute au début du XXe siècle (1993 : 296). La « fièvre patrimoniale », cependant, ne s’applique pas uniformément, comme le montre la différence d’intérêt porté aux « statues » à habiller et à leurs vêtements en Italie et en France.

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5 Un seul ouvrage, à ma connaissance, a été entièrement consacré dans notre pays à ce type d’objets ou, plus précisément, à l’habillement des « statues » de la Vierge6, le catalogue d’une exposition présentée en 2011-2012 au Musée des tissus de Lyon sous un titre quelque peu provocateur : « Icône de mode ». Maximilien Durand, directeur du musée et commissaire de l’exposition, conçut ce projet en découvrant une initiative tout à fait singulière. En 2008, quelques paroissiens et paroissiennes de la Daurade, dont l’église est consacrée à une Vierge noire très vénérée à Toulouse et dans sa région, décidèrent de créer une Association pour la Promotion du Patrimoine de la Daurade (APPD). Ladite Vierge – qui est une « statue » à habiller – disposait alors de plusieurs jeux de vêtements, fort beaux pour la plupart, mais aussi en piteux état. Deux des membres de l’association décidèrent de solliciter les propriétaires de magasins de confection de la ville et des professionnels de la Haute Couture française en leur proposant d’offrir une nouvelle robe à la Vierge. Répondirent à l’appel, à Toulouse, la propriétaire d’une boutique de mariage et des enseignants d’un lycée professionnel consacré aux métiers de la mode et, à l’extérieur, quelques grands couturiers : Jean- Charles de Castelbajac, Franck Sorbier, Jean-Michel Broc. Dans l’exposition présentée à Lyon figuraient à la fois les robes que les uns et les autres avaient offertes à la Vierge et quelques-unes de ses anciennes robes, dûment restaurées par le musée.

6 Le succès de l’initiative de l’APPD a sans doute dépassé les espérances de ses promoteurs. Il reste qu’elle émanait de quelques individus (des femmes très impliquées dans la vie de l’Église), et non pas d’organismes publics comme le sont les services patrimoniaux qui ont pris en charge, en Italie, l’inventaire, la restauration et la conservation des images à habiller et de leurs vêtements. On peut y voir un indice de l’inégale valeur patrimoniale conférée aux objets religieux, en France et en Italie7, du moins à ceux qui ne sont pas qualifiés comme œuvres d’art par les tenants de la « culture légitime ».

Un regard d’artiste

7 À la différence de la plupart des ouvrages cités précédemment, le livre dirigé par R. Pagnozzato n’est pas seulement un inventaire ; il contient aussi des études qui s’attachent à restituer, d’une part, l’histoire des Vierges à habiller et de leur habillement et, d’autre part, le sens que les fidèles confèrent au fait d’habiller la Vierge. Mentionnons seulement, pour faire bref, le fait qu’elle porte des vêtements qu’ils lui ont donnés, parfois après les avoir eux-mêmes portés. Le vêtement institue ainsi un lien entre les fidèles et la « statue », tout en contribuant à « animer » celle-ci. L’apport essentiel de l’ouvrage est, cependant, d’avoir révélé la valeur conférée à l’acte d’habiller la statue, opération à laquelle personne, à l’exception de l’historien R. Trexler8, ne s’était intéressé jusque-là. Toutes les Vierges, en effet, disposent au minimum de deux jeux de vêtements, ce qui permet de les changer au moins une fois l’an pour leur fête. L’opération est accomplie par quelques femmes de la localité qui officient à huis clos. Elles seules, donc, peuvent voir ou toucher le « corps » de la Vierge, expérience qu’elles décrivent toujours avec une très vive émotion, où il entre à la fois de la crainte, de la fierté, du respect et la tendresse que l’on éprouve pour un proche bien aimé (Pagnozzato 2003 : 174, 182, 200)9.

8 Dans le second ouvrage auquel elle a collaboré, Donne, Madonne, Dee, R. Pagnozzato explique que son intérêt pour les Vierges habillées a été suscité par l’expérience qu’elle

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a faite – par hasard et, en quelque sorte, par effraction – de l’habillage d’une statue. Alors qu’elle était dans une église des Pouilles au moment de la Semaine sainte, quelques femmes de la confrérie de la Vierge des Douleurs y entrèrent et, ne s’étant pas aperçues de sa présence, elles se mirent à changer la statue après avoir fermé les portes de l’église (R. Pagnozzato 2003 : 199-200). Frappée par l’intensité émotionnelle du rite, elle décida d’enquêter sur les Vierges habillées et les modalités de leur habillage dans la région de Venise, où elle réside.

9 R. Pagnozzato a exposé le résultat de ses enquêtes auprès des habilleuses des Vierges vénitiennes dans son second livre et non pas dans Madonne della laguna. Toutefois, la question de la relation des habilleuses à la « statue » dont elles s’occupent n’est pas absente de ce premier travail : elle l’aborde à travers ses photographies des Vierges inventoriées. À la différence de celles que l’on trouve dans les catalogues d’œuvres d’art, ces photographies n’ont pas seulement un caractère informatif. Comme le précise en effet R. Pagnozzato dans l’introduction du livre : « La photographie a été conçue comme un instrument de recherche et un outil pour communiquer visuellement les significations sociales, religieuses et humaines portées par les statues : une confrontation continuelle entre l’œil et l’émotion » (1993 : 26). Cette émotion est surtout sensible dans les photographies des Vierges dénudées. Cela peut sembler paradoxal, ces « statues » étant le plus souvent des mannequins dont on a façonné uniquement le haut du corps, le bas se réduisant à un châssis formé d’une pièce de bois à peine dégrossie ou de quelques liteaux. R. Pagnozzato, il est vrai, a pris surtout leur visage, et ces visages sont d’autant plus poignants10 que ces Vierges ont souvent un crâne dénudé, étant destinées non seulement à être habillées, mais aussi à être coiffées d’une perruque. Mais l’émotion est aussi grande lorsqu’on voit la Vierge du Rosaire de l’église de Chioggia – un mannequin articulé – couchée sur le sol du grenier où on l’avait reléguée, les jambes percées de baguettes de bois et les bras levés comme si elle demandait pitié. (ill. 1 et 2).

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Vierge des douleurs, Vénise, église de S. Marcuola (photo R. Pagnozzato).

Vierge du Rosaire, Chioggia, église de Saint-Dominique (photo R. Pagnozzato). Nous remercions R. Pagnozzato et le comité éditorial de « Madonne della Laguna » d’avoir autorisé la publication des deux photos incluses dans cet article.

10 R. Pagnozzato n’est pas une universitaire, mais, comme je l’ai déjà indiqué, une artiste peintre. C’est bien parce qu’elle a fréquenté l’art du XXe siècle (songeons aux œuvres de

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Giorgio de Chirico ou de Hans Bellmer) qu’elle a pu reconnaître une valeur esthétique à des artefacts que l’on avait, au mieux, classés dans l’art populaire. C’est, par ailleurs, parce qu’elle utilise la photographie comme un médium artistique qu’elle parvient à communiquer, à travers elle, l’émotion suscitée par ces « statues ». Cette émotion est sans doute celle qu’elle a ressentie en les voyant. Mais c’est aussi celle de leurs habilleuses. Aucune d’entre elles, en effet, ne semble voir (ou ne veut voir) que la Vierge est un pauvre mannequin de bois ; toutes s’accordent à dire que « leur » Vierge n’est pas pour elles une chose, mais une personne. C’est cette « humanité » que traduisent les photographies de R. Pagnozzato et c’est pourquoi ce ne sont pas seulement des illustrations. Elles ont, au contraire, fortement contribué, à mon sens, à la prise de conscience que les statues à habiller et ce qu’elles représentent pour les femmes méritaient considération.

De « l’histoire de l’art » à « l’histoire de la piété »

11 Artiste peintre, R. Pagnozzato a su se faire historienne et surtout ethnographe pour écouter et donner à entendre les femmes parlant de leur rapport aux Vierges habillées. Historienne de l’art, Valeria Genovese aborde les « statues habillées et articulées » sous un angle qui rejoint plusieurs des questionnements anthropologiques sur les images de culte.

12 Couvrant une période très large (de la fin du Moyen Âge au XIXe siècle) son livre porte à la fois, comme l’indique son titre, sur les statues habillées de vêtements de tissu et sur les statues articulées. Employer le terme statue dans les deux cas semble aujourd’hui abusif – et c’est pourquoi je l’ai mis jusqu’ici entre guillemets. Selon V. Genovese cependant, cette extension du terme fut courante jusqu’au début du XVIIIe siècle, période où les commanditaires commencent à préciser quel type d’objet ils veulent : une sculpture achevée, à laquelle on va désormais réserver le terme statue, ou un mannequin, articulé ou non (2011 : 148)11. Une statue, au sens actuel du terme, n’a pas besoin d’être habillée de vêtements de tissu (sauf s’il s’agit d’un nu, mais la chose est assez rare dans la statuaire religieuse) alors qu’une effigie articulée en porte nécessairement : le but de ce type d’artefact, du moins quand il a une destination religieuse, n’est pas de donner à voir l’ingéniosité de son mécanisme, mais de donner l’illusion de la vie, cela impliquant que le mécanisme qui permet de la produire soit dissimulé (op. cit. : 170-172).

13 V. Genovese souligne que la volonté de faciliter l’habillage ne suffit pas à expliquer l’existence d’effigies articulées. Cette motivation existe : une commande d’une Vierge de l’Annonciation passée par une communauté religieuse féminine de Sienne en 1523 précise ainsi que les bras doivent être faits « de telle sorte que l’on puisse l’habiller facilement » (op. cit. : 143). Mais l’idée de construire ce type de figurations a aussi été suscitée par la place accordée à des formes liturgiques théâtralisées, voire au théâtre sacré proprement dit, dans le catholicisme prétridentin.

14 On peut classer dans le premier groupe les manipulations des crucifix pendant la Semaine sainte et plus précisément le Vendredi saint. Pour commémorer la mort du Christ, dans certaines églises, on descendait la statue représentant son corps de la croix où elle était attachée puis on la déposait dans un tombeau ; dès le XIVe siècle, on dote certains crucifix de bras articulés pour faciliter cette déposition (op. cit. : 157). Plus connue, et encore en usage dans plusieurs régions d’Espagne et d’Italie (op. cit. : 160) est

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la mise en scène rituelle de la rencontre, à l’aube du dimanche de Pâques, de la Vierge et de son fils ressuscité. Elle se déroule sur une place de la localité où l’on amène, par des rues différentes, la statue du Christ et celle de la Vierge. Au moment où elles se rejoignent, on retire le voile noir dont on avait recouvert la statue de la Vierge, qui apparaît alors toute de blanc vêtue ; en même temps, on l’incline vers la statue du Christ : la Vierge, souvent un mannequin articulé au niveau de la taille, salue ainsi son Fils. V. Genovese cite également plusieurs cas de théâtre sacré – un Jeu de saint Georges du XVe siècle par exemple – où interviennent à la fois des effigies, bien souvent des statues de bois polychrome, et des acteurs (op. cit. : 162-164).

15 On aperçoit, à travers cette brève évocation des pages consacrées au théâtre rituel, la richesse documentaire de l’ouvrage. Elle est d’autant plus grande qu’il comporte aussi une centaine de pages de transcription de textes d’archives ou de diverses publications (recueil de miracles, textes littéraires, etc.) et un riche dossier iconographique (cent trente photos en noir et blanc, onze en couleurs). L’intérêt essentiel de ce travail réside cependant, selon moi, dans la perspective adoptée et l’originalité de certaines des hypothèses de l’auteur.

16 V. Genovese souligne, dans son introduction, la complexité, voire l’impossibilité de « reconstruire [...] le regard que l’on portait sur ces œuvres » (op. cit. : 21). Mais, comme elle ajoute aussitôt que ce projet est « décidément intéressant », on comprend que c’est bien lui qu’elle entend au moins ébaucher. Son but, en d’autres termes, n’est pas uniquement d’inventorier les œuvres, de les situer dans le temps, de déterminer leur style, leurs techniques de fabrication, leurs auteurs et, enfin, leurs restaurateurs – car les statues ont été bien souvent retouchées pour faciliter leur habillage. L’objectif est aussi de dire comment elles ont été perçues, d’une part par les historiens de l’art et, d’autre part, par les fidèles. Cela, en les prenant telles qu’elles apparaissaient dans les églises, c’est-à-dire habillées et coiffées. Comme elle l’écrit avec humour : « [...] il a fallu maîtriser la frénésie de lever les jupes de toutes les statues “laides”, frénésie fondée sur la conviction que, sous les vêtements et les perruques de bon nombre d’images cultuelles, se cachent des sculptures anciennes et de grande valeur. Il n’en va pas toujours ainsi et, si l’on n’estime pas comme il le faut la particularité de ce type d’images, on risque de perdre, en poursuivant un objet supposé relever de l’histoire de l’art, un objet relevant de façon certaine de l’histoire de la piété » (op. cit. : 24).

17 Le point de vue de l’historien de l’art n’est cependant pas évacué. V. Genovese s’arrête tout d’abord sur le silence de ce fondateur de l’histoire de l’art qu’est Giorgio Vasari à propos des « sculptures composites » étudiées : composites, à la fois parce que la sculpture proprement dite conjoint divers matériaux (par exemple, un corps en bois avec une tête et des mains en terre cuite vernissée ou en ivoire) et qu’elle est habillée, parée de bijoux, coiffée d’une perruque de cheveux, naturels ou pas. Vasari, donc, ne mentionne guère ce type de « statues » et ce, parce que son idéal esthétique, en matière de sculpture, est celui de la Grèce classique – ou plutôt de ce qu’on en connaît à la Renaissance : des statues en marbre ou, à défaut de marbre, des statues faites dans un seul matériau et monochromes (op. cit. : 104).

18 Le point de vue des historiens de l’art et plus généralement des lettrés du XIXe siècle est un peu différent. La découverte, à la fin du XVIIIe siècle, que les Anciens peignaient et habillaient leurs statues a en effet amené certains d’entre eux, sinon à réviser leur jugement esthétique sur les statues polychromes et, moins encore, sur les « statues » habillées, du moins à reconnaître leur valeur dévotionnelle. Car, à partir du milieu du

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XIXe siècle, religieux et historiens relèvent souvent l’écart entre la qualification religieuse et esthétique des statues, en notant que les plus belles – selon les critères de l’esthétique savante – ne sont pas les plus vénérées, au contraire. Ce qui qualifie une statue comme miraculeuse, c’est bien souvent sa facture archaïque, signe de son ancienneté et, peut-on ajouter avec David Freedberg, son étrangeté12. Ont ainsi été ressenties comme « primitives », à partir de l’époque moderne, les Vierges noires ou les statues en bois polychrome d’époque romane (op. cit. : 209 et suiv.). Les lettrés du XIXe siècle soulignent aussi que les fidèles valorisent bien moins la sculpture proprement dite que ses vêtements et ses parures, cela permettant de comprendre que l’on ait souvent mutilé les statues pour pouvoir les vêtir plus aisément (op. cit. : 26-27)13. Vêtements et parures manifestent en effet le caractère miraculeux de la statue (si on lui offre une parure, c’est que l’on a obtenu une grâce) renforçant, par là même, la dévotion que l’on a pour elle.

19 Il me semble utile de préciser que cette valorisation s’exprime aussi en termes esthétiques. C’est du moins ce qui ressort des terrains que j’ai réalisés en Espagne et dans les Pyrénées françaises, où l’on m’a toujours parlé de la beauté de la Vierge locale – celle que l’on vénère par-dessus tout. Cette « beauté » était visiblement liée au premier chef, pour mes interlocuteurs, à la richesse des parures de la statue, ce que relève aussi V. Genovese dans ses sources en ajoutant que c’est toujours la richesse des tissus utilisés, bien plus que leur décor ou la finesse de leurs broderies, que mettent en avant les textes sur les vêtements des statues (op. cit. : 213-215). Notons au passage que la hiérarchie établie par les fidèles entre les vêtements et la sculpture rejoint l’indifférence des commanditaires de la période prémoderne à l’égard de la distinction entre une statue au sens actuel du terme et un mannequin, articulé ou non. Pour les uns comme pour les autres, peu importe, en un sens, ce qu’il y a sous les vêtements. Le désaccord avec les historiens de l’art et les conservateurs des XIXe et XXe siècles est patent, ceux-ci ne cessant au contraire de réclamer que l’on arrête d’habiller les statues, à la fois parce que cet usage les abîme et parce qu’il empêche de voir la sculpture (op. cit. : 219-22).

20 Si V. Genovese a pris soin de relever ce que disent ses sources du regard porté par les fidèles sur les statues habillées, c’est qu’il est déterminé par la question de leur efficacité. Or, comme D. Freedberg, et comme les anthropologues, V. Genovese accorde une grande attention à cette dimension de l’image cultuelle. Pour rendre compte de ce qui lui confère cette efficacité, elle invoque, d’une part, ses caractéristiques formelles. J’ai déjà mentionné l’importance qu’elle accorde, après Freedberg, à son archaïsme, réel ou supposé. Elle évoque aussi son réalisme : yeux de verre enchâssés, habillement, mouvement, qui concourent à créer l’illusion que cet objet est une personne. Aussi importantes, pour un anthropologue, ses manipulations rituelles : ainsi de la pratique consistant à la dissimuler derrière une tenture qui n’est levée qu’à certaines dates, la faisant « apparaître » (op. cit. : 37-76). Un travail appuyé sur des enquêtes ethnographiques insisterait sans doute davantage sur l’importance du rite dans la construction de son efficacité, ainsi du secret qui entoure son habillage, mais les sources historiques sont sans doute muettes sur ce point.

21 Le questionnement sur les avatars de la perception des statues habillées me semble également rejoindre les préoccupations des historiens et des anthropologues – du moins de ceux qui jugent nécessaire de rendre compte des variations culturelles et pas seulement des invariants. Me semble particulièrement intéressante, de ce point de vue,

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la mise en évidence de l’évolution sémantique du terme « statue » et du fait qu’elle traduit une conception normative de ce que doit être l’artefact ainsi nommé : une figure achevée et sculptée dans un seul matériau.

Conclusion

22 Les travaux que je viens d’évoquer sont autant de pièces à verser au dossier, déjà conséquent, des croisements entre les questionnements des anthropologues et ceux des historiens de l’art14. Ceux-ci, comme on a pu le voir, ont considérablement élargi leur regard, ce qui les a conduits à soulever des questions très proches de celles que s’étaient posées les anthropologues. Ces derniers, à l’inverse, ont tout à gagner à prêter attention à ce qu’écrivent les historiens de l’art. Nombre de travaux publiés dans les dernières décennies, ceux de Bruno Latour au premier chef, ont conduit à réviser l’opposition entre les sujets humains, seuls capables d’agir de façon intentionnelle, et des objets qui subissent les effets de la volonté des premiers. Cette remise en cause rejoint, dans une certaine mesure, les analyses de l’anthropologue Alfred Gell sur l’agency des œuvres d’art, qu’il identifie comme étant des objets efficaces (2009). Or, cette question de l’efficacité est évidemment centrale lorsqu’on s’interroge sur les images cultuelles. Comme l’a montré Jérôme Baschet pour le Moyen Âge, elles ne valent pas seulement par leur contenu représentatif, mais par leur « objectalité » : l’image est située dans un lieu donné, déplacée à certaines dates, ornée de parures, et c’est ce qui la constitue et lui donne son efficacité. Cela impose de prendre connaissance de ce que savent les historiens de l’art et ceux qui sont formés à cette discipline – conservateurs et restaurateurs, mais aussi artistes comme R. Pagnozzato. Tous, en effet, ont acquis une sensibilité à l’objet et un savoir sur l’objet qui me semblent extrêmement précieux dès lors que l’on s’interroge sur les pouvoirs d’images qui sont aussi des objets.

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NOTES

1. Ce chiffre inclut les Vierges disparues. À l’époque de l’enquête, il existait encore vingt-sept Vierges habillées. Certaines étaient toujours offertes au culte, d’autres se trouvaient dans le musée diocésain. 2. B. Andriano Cestari (dir.), 1995 ; P. Refice, V. Conticelli, S. Gatta (dir.), 2005 ; C. Galassi, 2005 ; M. Violi et L. Bortolotti, 2008 ; E. Silvestrini, 2010a. 3. J’extrais cette citation de la phrase par laquelle D. Freedberg ouvre son livre sur le pouvoir des images : « Ce livre ne traite pas d’histoire de l’art. Il traite des relations entre les images et les gens au cours de l’histoire. Il prend délibérément en compte toutes les images, et pas seulement celles que l’on considère comme artistiques » (1998, p. 9). Dans l’ouvrage, paru un an après, H. Belting prend une position similaire, avec cette différence, cependant, qu’il historicise la relation entre image et art. Son but, déclare-t-il, est d’écrire une « histoire de l’image », le temps des images de culte ayant précédé selon lui « l’ère de l’art » (1998, p. 5). 4. J’emprunte l’expression au titre du livre de N. Heinich sur les processus de patrimonialisation dans les sociétés contemporaines (2009).

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5. Je mets le terme entre guillemets pour indiquer que ces « statues » n’en sont pas vraiment. Nos collègues italiens les désignent fréquemment par le terme simulacro. En espagnol – et l’on peut y voir un signe de la diffusion de ce type de « statues » dans le monde hispanique – on dispose de plusieurs termes pour les nommer : imagen de candelero, imagen de bastidor, imagen vestidera. 6. Je me permets de signaler qu’un chapitre du livre que j’ai publié en 2002 sur les images miraculeuses de la Vierge porte sur cette question, que j’ai abordée à partir de terrains espagnols. 7. L’Espagne, et plus particulièrement l’Andalousie, offre un troisième cas de figure. Les statues processionnelles de la Semaine Sainte, celles de la Vierge en particulier, ainsi que leurs vêtements (absolument somptueux) et leurs parures sont investis d’une très grande valeur à la fois esthétique, religieuse et identitaire. Mais, à la différence de ce qui se produit en Italie, et peut-être parce que l’usage cultuel de ces statues est bien vivant, l’activité patrimoniale est prise en charge par les confréries, propriétaires de ces statues. Certaines ont une salle d’exposition permanente très analogue à un trésor (à Séville, la confrérie de la Vierge de la Macarena, par exemple, dispose d’une salle située dans l’église) ; d’autres se regroupent pour organiser des expositions temporaires (cela a été fait, dans les dernières années, à Lorca, Valdepeñas, Málaga) ou projettent d’ouvrir un musée pour y exposer de façon permanente leur patrimoine, ainsi à Cordoue et à Cadix. 8. R. Trexler publie un article sur la question en 1991. Mais cette étude s’appuie uniquement sur une documentation historique alors que R. Pagnozzato a fait des enquêtes auprès des habilleuses, ce qui lui permet de dégager le sens qu’elles donnent à cette opération. 9. J’ai fait la plupart de mes enquêtes en Espagne sans connaître celles de R. Pagnozzato. Elles concordent à un point étonnant : les femmes, ici comme là, parlent de leur expérience de l’habillage dans les mêmes termes et avec la même émotion. Il n’est pas sans intérêt de noter que les restauratrices des vêtements des Vierges évoquent également l’émotion qu’elles ont éprouvée en rhabillant la statue (voir les comptes rendus de restauration publiés dans la revue Jacquard 2009 : 23, 30, 36). 10. Surtout pour nous qui connaissons les effets de la chimiothérapie sur la chevelure. 11. R. Pagnozzato (1993 : 106) souligne, quant à elle, que l’on fait une nette distinction entre les sculpteurs sur marbre ou sur bronze et les sculpteurs sur bois à partir du XVIe siècle. 12. Cf. Freedberg 1998 [1989] : « ... les xoana sont censés provenir des cieux et cette croyance explique probablement les pouvoirs divins dont ils sont investis. Mais il se peut fort bien que leur aspect et le lieu de leur découverte aient eu une importance sous ce rapport. Ils apparaissent archaïques et austères et ces caractères, précisément, impressionnent et engagent à les diviniser » (p. 49). 13. Soulignons, sur ce point, que ces « mutilations » (bras coupés et remplacés par des pièces amovibles ou articulées) ne peuvent être le fait du « peuple ». Car ces opérations n’ont pu être faites sans que le curé ou les dirigeants de la confrérie chargée de veiller sur l’image aient donné leur aval. Il est même probable que le « peuple » n’ait pas été informé, dans la plupart des cas, des transformations apportées à la statue. 14. Il faudrait y ajouter, notamment, les relectures de l’œuvre d’Aby Warburg. On lira, sur ce point, le dossier sur « Image et anthropologie » présenté par C. Severi dans L’Homme, 2003.

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AUTEUR

MARLÈNE ALBERT LLORCA LISST-Centre d’Anthropologie Sociale, Université de Toulouse-Le Mirail, [email protected]

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Les Formes à l’honneur À propos de : « Émile Durkheim : Les Formes élémentaires de la vie religieuse, un siècle après », L’Année sociologique, volume 62/2012, no 2 (dossier coordonné par Massimo Borlandi), 280 p. « Durkheim : Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Retour sur un héritage », Archives de sciences sociales des religions, no 159, juillet-septembre 2012, 57e année (dossier coordonné par Pierre Lassave), 256 p. Durkheimian Studies. Études durkheimiennes, volume 18, 2012, 143 p.

Matthieu Béra

1 Deux numéros spéciaux de revues sociologiques ont été consacrés en 2012 au centenaire des Formes élémentaires de la vie religieuse (appelées Formes ci-dessous). Une troisième revue n’a pas directement été consacrée aux Formes, mais elle a mis en vedette un article qui l’éclaire d’un jour nouveau – on ne s’attendait pas à moins de la part de ses éditeurs, William S. F. Pickering et William Watts Miller. Cette commémoration permet d’en apprendre beaucoup sur cet ouvrage qui, bien que classique, a toujours été délaissé par les sociologues français1.

Des Formes et de leur élaboration

2 Commençons par le numéro spécial de L’Année sociologique (L’AS) conçu par Massimo Borlandi, spécialiste bien connu de l’histoire de la sociologie. Il nous donne à lire une douzaine de contributions et deux notes de lectures synthétiques. Au total, trois cents pages originales sur le sujet, il faut s’en réjouir ! Certains auteurs sont des spécialistes de Durkheim2. D’autres ont occasionnellement écrit sur lui3. Le numéro n’a pas de plan d’ensemble apparent, comme on peut en trouver dans les ouvrages commémoratifs. Cependant, l’introduction de Borlandi nous renseigne sur la cohérence de la sélection : quatre auteurs ont plutôt travaillé en amont des Formes (Giovanni Paoletti, William Watts-Miller, Myron Achimatos et Cécile Rol) ; quatre autres sont rentrés davantage dans ce qu’on pourrait appeler la « chaire » du livre, en s’intéressant à la méthode

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(Borlandi), à la théorie de la parenté (Enric Porqueres i Gené) ou à la philosophie de la connaissance (Susan Stedman-Jones et Dominique Merllié). Quatre derniers ont porté leur attention sur la réception : immédiate parmi les philosophes de l’époque (Stéphan Soulié), différée parmi les durkheimiens du premier cercle (Jean-Christophe Marcel) ou, plus près de nous, chez certains anthropologues (Pascal Sanchez) et sociologues américains du XXe siècle (Jacques Coenen-Huther). On constate donc que le plan est parfaitement cohérent et classique. On se demande simplement pourquoi il n’a pas été mis en évidence dans la table.

3 Il nous est impossible de rendre compte de tous ces articles de grande tenue. On nous excusera par avance notre sélection arbitraire et le déséquilibre dans les présentations.

4 Dans son article, G. Paoletti (Université de Pise) revient sur les origines des Formes en nous replongeant dans les travaux antécédents de Durkheim. Selon lui, Durkheim a étudié quatre questions afférentes à la religion : sa définition, les moyens de son étude sociologique, ses relations avec la morale et son avenir. Il commence par analyser le traitement de ces questions dans les articles de jeunesse, thèse incluse, période au cours de laquelle Durkheim tente de définir la religion à partir de la seule notion d’obligation. L’étude de la religion dans la thèse de Durkheim est malheureusement limitée à un paragraphe dans cet article4. Il accorde plus de place à la période de rédaction du Suicide et au premier mémoire sur l’inceste (1898). Le Suicide aurait dû traiter d’une tout autre question, mais Durkheim ne put s’empêcher de le relier aux phénomènes religieux qui le passionnaient depuis 1895 (année de sa fameuse « révélation » sur le caractère central de la religion pour la sociologie et de la bonne méthode pour appréhender les phénomènes religieux). Paoletti rappelle (c’est étrange, de fait) que la première occurrence du terme « totémisme » se trouve dans Le Suicide qu’il achevait au moment où il s’était lancé dans L’Année et rédigeait son premier article sur les origines de la prohibition de l’inceste dans lequel Smith, Frazer et Hartland surgissent de ses références. Paoletti propose un tableau saisissant des « emprunts » de Durkheim à ces auteurs (p. 298)5. Il nous donne aussi de nouvelles preuves de l’importance du rôle joué par Hubert et Mauss dans les élaborations théoriques de Durkheim. Dès 1899 et la parution de leur mémoire sur le sacrifice, ils l’ont influencé et l’ont aidé à abandonner certaines de ses convictions. On comprend que les questions soulevées par Durkheim n’ont eu de cesse de trouver de nouvelles réponses et que son parcours théorique, loin d’être uniforme ou linéaire, fut complexe et tortueux : « C’est par conséquent un parcours intellectuel extraordinaire et composite, combinant continuités, innovations et errances » (p. 308). Il élaborait une théorie « en train de se faire », que seule la mort a interrompue ; elle aurait trouvé ensuite de nouvelles élaborations, à n’en pas douter (il faut donc toujours se méfier de ceux qui présentent les Formes comme « l’aboutissement de son œuvre », son « opus magnum »).

5 Il n’est pas sans intérêt de lire l’article de Borlandi juste après, car celui-ci s’évertue, presque à l’inverse, à montrer que Durkheim s’inscrit dans la continuité... de lui- même ! Le concepteur du numéro nous montre que Durkheim innove très peu par rapport à sa thèse achevée en mars 1892, vingt ans exactement avant la parution des Formes ou par rapport aux Règles6. Borlandi, contrairement à Paoletti, s’installe dans la comparaison de la thèse et des Formes (ce qui compense le manque du premier article) et en tire une série de vues suggestives. Il est très convaincant de constater, par exemple, que ce que disait Durkheim sur la peine et ses effets en 1892 n’est pas différent de ce qu’il dit de la fête et de la force qu’elle dégage et produit en 1912

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(p. 377). La connaissance précise et minutieuse que possède Borlandi des écrits de Durkheim l’amène à soulever quelques énormes contradictions. Ainsi, dans son compte rendu de l’ouvrage de Westermarck de 1895, Durkheim assène comme toujours avec un aplomb inimitable que pour comprendre les sociétés primitives, il faut en sortir... C’est tout le contraire de ce qu’il fit à partir de 1895 ! Il arrive à Borlandi de s’énerver contre le maître qu’il fréquente depuis des décennies, notamment quand celui-ci prétend avoir tout découvert « avant » (dès 1892), comme si trente années d’enquête de « terrain » (i.e. de lectures innombrables) ne l’avaient jamais ébranlé dans ses convictions. On sait avec quelle dextérité il parvenait à assimiler les nouvelles données dans ses schémas théoriques. Borlandi trouve extrêmement suspect de ne pas dévier d’un pouce quand on passe à travers tant de lectures.

6 Ce point de vue est à mettre en relation avec l’enquête minutieuse de W. Watts Miller (Université d’Oxford). De son côté, ce grand connaisseur britannique/écossais des Formes compare les textes de Spencer et Gillen, deux ethnologues de terrain qui ont rapporté des matériaux « révolutionnaires » sur les aborigènes en 1899, avec ce qu’en a restitué Durkheim. On découvre que celui-ci n’hésitait pas à « transfigurer » ce qu’il lisait et à tordre les propos des auteurs dans un sens qui convenait à ses théories. En revanche, il démontre comme Paoletti que la théorie de Durkheim était à la recherche d’elle-même, loin d’avoir été fixée une fois pour toutes en 1898. Il tenait compte des travaux de certains collègues, ce qui n’est pas contradictoire avec le fait qu’il les « interprétait ». Watts Miller ne tire pas de conclusion abrupte sur Durkheim, il reste plus nuancé que Borlandi : selon lui, le classique ne se livrait ni à une restitution exacte, ni à une falsification des sources ethnographiques – qui elles-mêmes ne sont que des interprétations. Mais il qualifie tout de même les Formes d’œuvre d’art (« great work of art ») et d’œuvre scientifique (« great work of science »). Une manière diplomatique de dire que Durkheim n’était pas seulement scientifique. Il n’aurait sans doute pas apprécié !

7 Durkheim faisant des lectures orientées de ses contradicteurs, on en a une autre preuve dans l’article de D. Merllié (Université de Paris VIII) qui travaille sur le lien Lévy-Bruhl- Durkheim depuis 1989 et compare ce que le premier écrivait avec ce que le second en restituait – rien ne résiste à un examen aussi précis. On apprend qu’il a déformé les propos de son collègue en les exagérant. Voici le verdict : « Le Lévy-Bruhl critiqué par Durkheim est en grande partie fantasmatique ou construit par lui ». (p. 439) Sans appel. Toute leur opposition idéale typique qui a servi d’autres auteurs par la suite, comme Boudon, tombe un peu à plat si on veut bien voir qu’elle a été montée en épingle par Durkheim. Lévy-Bruhl, cependant, a commis la faute de n’avoir jamais voulu répondre.

8 L’article de M. Achimastos (Université de Crète) est également très important. Son point de vue est d’autant plus remarquable qu’il est le traducteur des Formes en grec et qu’il est sur le point de publier la première édition critique de l’ouvrage en France chez Garnier. Inutile de dire, donc, que c’est encore un œil expert. Il tente de mettre au clair la relation entre Durkheim et Frazer, considéré comme son interlocuteur principal, direct ou indirect, dans les Formes et depuis les premiers mémoires sur la religion (1898). C’est toujours par rapport à lui que Durkheim se positionne. Frazer est son premier contact avec l’anthropologie britannique, semble-t-il, et il est relié à tous les autres. Pour cette raison, les sociologues qui s’intéressent à Durkheim et à ses thèses sur la religion ne peuvent pas ignorer Frazer, ni cet article qui en présente une synthèse abordable. Frazer fut l’auteur le plus lu par Durkheim à partir de 18977, cela

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fait peu de doute – Herbert Spencer faisait partie du panthéon de la décennie précédente, s’il est possible de dresser un palmarès dans la multitude des références livresques de Durkheim8. Lire Frazer, c’était pour Durkheim s’ouvrir à toute l’anthropologie britannique, à Hartland, à Smith, à Lang et aux revues de cette discipline (Man, Folk-Lore, Fortnightly review, Journal of the Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, etc.)9. L’article d’Achimastos présente les points d’achoppements entre les deux hommes de façon didactique10.

9 Toujours dans l’analyse de la construction des Formes, on trouve l’article de Cécile Rol (Université de Caen et maintenant de Hall, en Allemagne), qui propose une très intéressante mise au point sur la relation Durkheim/Wundt, connue pour être décisive. De fait, Durkheim a beaucoup lu Wundt, principalement pour sa psychologie expérimentale, une discipline qu’il tenait en haute estime et qui occupait une position prééminente dans le programme de terminale en philosophie (cf. « les cours de Sens » de Durkheim). C’est Théodule Ribot, directeur de la Revue philosophique, qui recommanda le jeune agrégé auprès de son collègue Wundt lors de son voyage en Allemagne (1886) (cf. Fournier, 2007). Les premiers comptes rendus de lectures de Durkheim évoquent Wundt. Cependant, si Wundt est toujours présent dans les Formes trente ans après les premiers écrits de Durkheim, c’est de façon amoindrie, pour ne pas dire à l’état de trace. Rol essaie de voir ce qu’il reste de cette relation, sur quoi se fonde leur éventuel différend annoncé par certains comptes rendus acerbes ou déçus de L’Année. Ce qui fait le grand intérêt de cet article, c’est que l’auteur a recherché les jugements de Wundt sur Durkheim. En 1914, un numéro de combat de la revue Anthropos dirigée par Wilhelm Schmidt donna l’occasion à Wundt de répondre aux critiques de Durkheim. Il lui reprochait de n’avoir rien inventé et de reprendre les théories nominalistes de Spencer (Principles of Sociology, 1876, volume 1) et Lang (The Secret of the Totem, 1905), selon lesquels le totem était un emblème né du seul besoin de s’entre-nommer et de se distinguer entre tribus ou clans. Les passages de Wundt repris par Rol ne manquent pas de sel. On a trop souvent oublié à quel point les débats étaient vifs et « virils » ; nos historiographies sont beaucoup trop aseptisées pour rendre compte de ces discussions entre auteurs de recensions. D’autant que nous avons toujours le point de vue de Durkheim – notre « gagnant » – que nous privilégions sur les autres. Il est donc très important de découvrir les arguments qui lui étaient opposés de son vivant – et Dieu sait s’il fut critiqué ! On le savait pour les Règles, également pour le Suicide, on le découvre maintenant pour les Formes11.

10 Encore en amont de l’œuvre, mais peut-être davantage dans son contenu, l’article de S. Stedman Jones (British Centre for Durkheimian Studies) revient sur l’influence considérable de la culture philosophique de Durkheim dans la conception de son ouvrage. Depuis Aristote, jusqu’à Renouvier, en passant évidemment par Kant, Durkheim mobilise toute une tradition pour mettre à plat ses idées sociologiques sur les notions de temps, d’espace, de genre et d’espèce, d’évolution, de personnalité, de causalité, de totalité. Ce qui intéressait Durkheim, c’était les origines sociales des « catégories » qui nous permettent de penser (le monde). Depuis l’essai rédigé en commun avec Mauss (paru en 1903), l’article de 1909 paru dans la Revue de métaphysique et de morale (RMM) où il annonçait officiellement les Formes (en s’inscrivant dans la tradition philosophique de la théorie de la connaissance), Durkheim mobilise nettement la philosophie pour progresser dans ses recherches sur la religion. L’ethnologie et l’histoire comparée des religions devaient l’aider à résoudre certains problèmes philosophiques très anciens. Alors qu’Ann Rawls (cf. plus loin) a choisi

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d’insister sur les rites et les pratiques, leur attribuant une place déterminante dans l’analyse de la causalité considérée comme une force dans les Formes, Stedman Jones souligne de son côté l’importance déterminante des représentations et du « psychique ». Elle convoque à nouveau les Règles (et inscrit de ce fait Durkheim dans la continuité, comme Borlandi), l’ouvrage qu’elle aime comparer aux Formes : « social life consists entirely in representations » (p. 396). Elle reprend cette phrase saisissante qui relie d’un trait les Règles aux Formes : « categories are social things » (1912, p. 627). Elle rappelle que « rien n’existe que par la représentation ». Contre Schmaus, son autre « bête noire », elle insiste sur le lien Renouvier-Durkheim (cf. son Durkheim Reconsidered, 2001). En gardant les représentations, elle ne renonce pas à l’idée de force, chère à Durkheim, car « une représentation est une force ». Stedman Jones ne se lasse pas de rappeler la « dette » que Durkheim avait contractée avec la pensée de Renouvier et elle s’exaspère de constater que ce philosophe majeur (décédé en 1903) est inconnu de ceux qui se prétendent exégètes de Durkheim aujourd’hui. Comment rendre compte de la pensée de Durkheim quand on n’a pas lu ceux qu’il avait lus ? Et pire : quand on n’a pas la moindre idée sur l’auteur qu’il maîtrisait le mieux ? Stedman Jones reprend certaines citations de Rawls qui écrit l’inverse de ce qu’écrivait Durkheim (exemple : « categories are not concepts » (p. 398) et la prend en flagrant délit de contresens. Il faut renvoyer les lecteurs à cette controverse (qui n’en est pas encore vraiment une, puisque Rawls ne répond pas à Stedman Jones) qui a pris une forme radicale dans son article de 200612. L’intérêt de ces positionnements est de remettre Durkheim dans la ligne philosophique, sans oublier qu’il n’est venu s’abreuver aux sources ethnographiques que tardivement. Cet article ardu (non traduit) est bénéfique pour les sociologues. À sa lecture, on se rend compte qu’il est impossible de bien comprendre les motivations intellectuelles de Durkheim si on ne se frotte pas au fond culturel qui l’imprégnait de part en part. Il reste bien du chemin à parcourir pour tous les sociologues qui veulent pénétrer la pensée du fondateur de la sociologie ! En usant une analogie un peu abrupte, on peut dire que de même qu’on oublie que Jésus était Juif (le christianisme a pu y inciter, par son travail initial d’amnésie de cette origine), ou que Luther était un moine catholique, on oublie que Durkheim était un philosophe13. C’est tout le drame des fondateurs : le succès de leurs entreprises efface le chemin qui les a rendues possibles. Aussi faut-il avoir la clairvoyance de penser que seuls les philosophes accomplis peuvent prétendre « comprendre de l’intérieur » ce que Durkheim voulait dire. Les sociologues nourris à d’autres laits doivent produire un effort de conversion de leur regard pour rester dans la course, s’ils veulent être crédibles et cohérents avec eux-mêmes.

Des Formes et de leur réception

11 L’AS aborde la réception avec quatre articles. S. Soulié (auteur d’une thèse publiée sur la RMM) s’est intéressé à la réception des Formes par les philosophes, c’est-à-dire les auteurs de comptes rendus à la RMM et la Revue Philosophique de la France et de l’étrange, ou par les intervenants à la Société française de philosophie, par les voix de Gustave Belot, d’Henri Delacroix ou de Jacques Lachelier. La réception des Formes par les philosophes fut pour le moins difficile, c’est un euphémisme, comme ce fut le cas pour les Règles en 1894. Ce point est peut-être le plus connu, parce qu’il a déjà été analysé dans les ouvrages sur Durkheim – le corpus étant plus « évident ».

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12 La réception est également étudiée par J.-C. Marcel (Université Paris-Sorbonne) dans le cercle des durkheimiens. Il n’est pas inutile de chercher à savoir, en effet, comment les collaborateurs de Durkheim ont lu, commenté et interprété le dernier ouvrage de leur « mentor », même si, à part Halbwachs, aucun n’en a vraiment tiré parti pour ses propres travaux. On trouve aussi les textes de P. Sanchez (Université Lyon-II) sur les anthropologues du XXe et de J. Coenen-Huther (Université de Genève) sur quelques sociologues américains qu’il avait déjà étudiés dans son Comprendre Durkheim.

13 Cependant, nous devons nous diriger vers l’autre revue, les Archives de sciences sociales des religions (ASSR), où le maillage se fait de plus en plus serré autour de la réception des Formes. C’est en effet un bel événement éditorial que nous proposent les concepteurs du numéro qui ont choisi, non sans audace, de réunir pas moins de treize contributions sur la seule question de la réception (263 pages). Désormais, il sera littéralement impossible de prétendre ne plus rien savoir sur cette question14. Ce travail vient enrichir presque définitivement les ouvrages de Steven Lukes (1972) et Marcel Fournier (2007) qu’il faudra remettre à jour en cas de véritables rééditions. Le pari de la revue est largement rempli, tant les connaissances sur la réception ont avancé d’un pas de géant.

14 Sans doute faut-il commencer par présenter le court article extrêmement dense de Stéphane Baciocchi (EHESS-CARE) qui précise les contours de la « première réception » des Formes. À la vingtaine de textes connus qui résument l’historiographie durkheimienne sur ce sujet depuis un siècle, les éditeurs du numéro ont réussi à en ajouter une cinquantaine parus dans différentes revues15. L’apport est considérable. Ajoutons que ce corpus est en ligne sur le site de la revue (adresse du corpus : http:// assr.revues.org/22979). Comment s’y est-on pris pour étendre à ce point le corpus référentiel de la première réception des Formes ? Et comment, symétriquement, les précédents exégètes ont-ils pu les ignorer ? Baciocchi expose sa méthode : il a travaillé sur les bibliographies des ouvrages et articles déjà connus ; il a aussi consulté la bibliographie internationale de Leipzig, supplément de l’Internationale Bibliographie der Zeitschriftenliteratur, mais aussi le Polybiblion, revue bibliographique universelle de Paris et The Book Review Digest de New York (note 2, p. 17). Fort de cette découverte, il esquisse un plan pour étudier la circulation des Formes ; matériellement, il s’agit de mille cinq cents exemplaires en français et mille autres en anglais, grâce à la traduction de Swain de 1915, corrigée par Durkheim. La traduction anglaise est venue relancer et prolonger les commentaires dans le monde anglo-saxon : vingt-trois textes supplémentaires ont été ainsi produits en anglais après 1915 (contre neuf recensions en anglais après la publication des Formes en français). La borne chronologique (première réception : jusqu’au décès de Durkheim) est évidemment un peu rigide et appellera des compléments : il faudra suivre encore et encore les effets produits par cet ouvrage rendu classique – un très beau travail en perspective pour d’éventuels futurs « traceurs ». En attendant, Baciocchi a dressé une typologie des revues de ce vaste corpus, distinguant les « revues et journaux généralistes » (par exemple Le Temps), 33 % du corpus, des revues et journaux confessionnels (12 %), des revues et journaux spécialisés par disciplines (philosophie, théologie, sociologie, science sociale, histoire et archéologie, anthropologie, psychologie)16. Sont représentées de nombreuses nationalités : une trentaine de textes en anglais et américain, cinq en allemand (on ne voit pas le numéro d’Anthropos repéré et exploité par Rol dans son article sur Wundt de 1914) et trois en italien. Cependant, Baciocchi nous précise que cet élargissement est encore incomplet :

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Notre bibliographie reste ouverte à des ajouts qui viendront sans doute de recherches plus approfondies dans les archives digitales en expansion, notamment celles de la presse quotidienne et des petites revues périphériques. L’absence de recensions en langue espagnole, portugaise ou russe s’explique par notre incompétence linguistique.

15 En attendant une future expansion, on ne peut que rester admiratif devant ce travail qui offre beaucoup de matière nouvelle à traiter pour les chercheurs intéressés. D’ores et déjà, certains articles du numéro se sont réglés sur ce nouveau matériau. Ainsi, Michael Löwy (EHESS-CNRS) a pris en charge la réception allemande des Formes. Il commence par relever le silence assourdissant des « ténors » de la sociologie des religions d’alors : Troeltsch, Otto, Weber et sa revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. Il a néanmoins réussi à débusquer un jugement définitif de Weber, tiré de sa sociologie des religions, adressé clairement à Durkheim – assimilé à l’occasion à son « adversaire » Frazer – qui souligne [son] « énorme exagération, complètement abandonnée de nos jours », qui consiste à croire que le totémisme a une validité universelle. « Une saillie polémique » comme la qualifie Löwy. Hormis cette courte allusion, l’ouvrage de Durkheim est resté « invisible » pour ces trois grands sociologues des religions. C’est très différent du côté des ethnologues allemands – fait moins étonnant si l’on connaît symétriquement tout ce que Durkheim a été lire chez eux, quoiqu’il ait pu en dire rétrospectivement en 190717. Löwy résume pour nous les textes de Vierkandt (qui qualifie Durkheim de « génie »), de Preuss, de Mayer, les deux premiers avaient été eux-mêmes recensés dans L’AS. On y découvre un point de vue passionnant sur l’ouvrage de Durkheim, qui est lu par des yeux et selon des points de vue qu’on n’est pas habitués à trouver. Ces lectures ont la double qualité d’apporter des lumières nouvelles sur les points aveugles des Formes, de nous faire découvrir de nouveaux arguments ; ils nous révèlent aussi ce qui caractérise le regard ethnologique allemand. L’article se termine par le numéro d’Anthropos monté par Schmidt, sur une idée de Goldenweiser, où l’on retrouve Wundt18.

16 Dans cette optique, il est tout aussi instructif et novateur de découvrir la réception italienne. L’article de Salvatore Abbruzzese (Université de Trente) porte sur le traitement réservé à Durkheim dans la Rivista Italiana di Sociologia (1897-1921). Il analyse les comptes rendus de Pareto (hostile aux Règles)19 et présente la réception globale de la sociologie de Durkheim (p. 63-76) dans la revue. Il n’aborde la réception des Formes qu’in fine (p. 77-82) par Alessandro Bruno, enthousiaste, qui suit et recense les travaux de Durkheim depuis 1908 et se charge de recenser l’ouvrage. Sans doute l’un des rares exemples que nous connaissions qui lient les mémoires de Durkheim, de son « école » (Mauss et Hubert), à l’ouvrage de 1912.

17 De même est-il très intéressant de lire l’article de Guillaume Cuchet (Université de Lille III) qui a travaillé sur un corpus de treize articles publiés par des revues ou des auteurs de confession catholique, qui vient compléter l’analyse de Pickering sur la réception des Formes par les protestants 20. On y apprend que la réception a été très difficile : « il n’a rencontré que des contradicteurs ». On comprend pourquoi en lisant son étude.

18 Pierre Lassave (EHESS-CEIFR), rédacteur en chef des ASSR et coordinateur du numéro, propose un tour de réflexivité institutionnel original en étudiant le traitement réservé à Durkheim dans cette revue, et cela depuis sa création en 1956, à partir d’un corpus de trente articles (trois cents pages environ) (« les Formes dans les Archives : filiation, refondation, référence »). Un bel exercice qui devrait être réalisé pour toutes les revues

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de sociologie, française et étrangère, pour quiconque voudrait étudier de manière systématique la question du traitement des Formes dans les revues. La ligne éditoriale n’a pas été toujours très nette par rapport à Durkheim, c’est le moins qu’on puisse dire, partagée entre « des volontés de rupture et des revendications de filiation » (p. 104). La revue a assez longtemps ignoré Durkheim, lui préférant clairement Weber. Il est difficile de concevoir les ASSR dans la continuité de la seconde section de L’AS, comme Lassave le suggère jusque dans la quatrième de couverture où il est écrit : « S’étant voulue l’héritière de la section de sociologie religieuse de L’AS, autre grande œuvre durkheimienne, les ASSR (précédemment Archives de sociologie des religions) sont au centre de ce bilan », etc.21 Les choses sont complexes et il faudra certainement enquêter plus précisément sur cette filiation revendiquée aujourd’hui par son rédacteur en chef, un beau sujet en perspective, qui demandera de travailler sur le lien entre Mauss et Le Bras, par exemple. Rares sont ceux qui y ont étudié Durkheim dans les ASSR à partir 1956. François-André Isambert fait sans doute figure d’exception dans ce groupe. Sans chercher à prendre position par rapport à Durkheim, il est le seul à avoir tenté de décomposer la genèse et les développements de l’analyse durkheimienne (entre 1976 et 1982).

19 Cet article est à mettre directement en relation avec celui de Yann Potin (EHESS-CNRS) sur Gabriel Le Bras, ainsi que l’entretien réalisé avec Jacques Maître (122-133) : « En somme, Durkheim nous légitimait, mais en même temps nous faisions tout autre chose » (p. 132). Le « rapport ambigu » entretenu avec l’héritage de Durkheim ne peut pas se comprendre en lisant les seuls propos de G. Le Bras, puisque comme l’explique Maître, « aucun d’entre nous n’a été un de ses élèves ». Le moteur fut Henri Desroche. C’est donc à lui qu’il faut s’en référer pour comprendre la relation de la revue à Durkheim. Ce qui nous renvoie à nouveau à l’article de Lassave qui nous éclaire sur « l’ex dominicain » (p. 91) et sa contribution au numéro de 1969 « Retour à Durkheim ? », un article/dossier pour le moins ambigu (selon nous) qui insistait sur l’appel de Durkheim à « comprendre » de l’intérieur l’expérience religieuse. Les ASR voulaient bien faire un effort pour redécouvrir Durkheim, à condition d’aller chercher un Durkheim qui lui-même manifestait de l’empathie pour les croyants.

20 Les concepteurs du numéro n’ont pu systématiser d’un seul coup toutes leurs ambitions, à savoir : analyser tous les aspects du nouveau corpus. Ainsi, personne ne s’est saisi de la réception américaine des Formes22 (cf. une sélection dans J. Coenen- Huther pour L’AS) ni de la réception anglaise. Elles auront été essentielles, pourtant, surtout quand on sait l’importance des auteurs anglo-saxons dans les recherches de Durkheim. Le cadrage sur « la réception » des Formes connaît quelques avatars qui nous ont moins convaincus, mais qui ne manquent pas d’intérêt. Tout dépend effectivement de ce qu’on entend par « réception ». Les ASSR ont choisi d’élargir aux « usages divers » (Lassave, p. 15), ce qui permet de renvoyer loin, jusqu’à nos jours et sous des formes variées. Ainsi, le classique peut être « utilisé » par des mouvements sociaux contemporains. D’une analyse strictement historique et textuelle, on passe alors à des analyses présentistes, très en vogue parmi les spécialistes du continent américain. De même, on pourra étudier le jeu des filiations, affiliations, institutionnelles ou individuelles, et il sera encore question d’usages. Dans ce cas, on pourra peut-être distinguer les controverses suscitées par les Formes (ou un objet quelconque) des stratégies d’appropriation. Les unes sont plus négatives que les autres. Mais la polarisation positif/négatif n’épuise pas le sujet non plus.

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21 L’article de Lewis Ampidu Clorméus (EHESS-CNRS) propose un « usage » de la sociologie durkheimienne, qui a servi Jean Price-Mars, auteur haïtien de l’entre-deux-guerres, à interpréter la religion vodou. Il montre comme celui-ci a pu utiliser Durkheim pour démontrer que les cultes vodou relevaient de l’analyse religieuse.

22 L’article sur « la théorie de la religion de Durkheim » dans la sociologie chinoise de Laurence Roulleau-Berger (CNRS-ENS Lyon) et Zhengai Liu (IEAASS, Pékin) nous éloigne aussi de l’exploitation du corpus initial, mais donne l’occasion d’un panorama de la sociologie en Chine (interdite par la Chine populaire en 1952 et réhabilitée en 1979), par là de la sociologie française, et enfin durkheimienne. On nous présente rapidement les discussions auxquelles est soumise la sociologie religieuse de Durkheim par certains sociologues chinois contemporains. La bibliographie est pour le moins dépaysante avec les titres en caractères chinois en vis-à-vis de la traduction en anglais ou en français (p. 147-150). Voir confronté notre vieux classique à des lectures contemporaines des représentants de la discipline du pays le plus peuplé du monde est décapant. L’effet de relativisation provoqué est puissant. On en vient même à s’étonner qu’il soit fait quelque cas de Durkheim en Chine et qu’il soit lu et commenté – c’est un honneur qui tient du miracle, quelque part. On se demande aussitôt : qu’en est-il en Inde (pays encore plus peuplé) ou en Afrique, cet immense continent bigarré et bien ignoré par les Européens ?

23 Un peu coupé du reste, nous semble-t-il, on trouve un article de Jean-François Bert (Université de Lausanne) qui nous présente les notes prises à l’un des séminaires de Mauss en 1922 par l’étudiant André Varagnac. On est habitué aux scoops de Bert qui a déjà exhumé un cours de Durkheim sur Hobbes (1894/95) pris en notes par Mauss (édité en 2011), les archives de la coopération de Hubert et Mauss (1899 sur le sacrifice et 1904 sur la magie) dans Travailler à Deux (2012), ou encore les archives nourries de Mauss (L’atelier de Mauss, 2012)23. Il est évidemment très intéressant de voir quels usages Mauss a pu faire de l’ouvrage de son oncle dans les notes d’un cours (six leçons dispensées dix ans après la parution des Formes) « dans un travail d’actualisation de la littérature secondaire utilisée par Durkheim ». C’est d’ailleurs très en phase avec l’article proposé par J.-C. Marcel dans L’AS, qui essaie de suivre la « carrière » des Formes dans les ouvrages et articles du premier cercle des durkheimiens après la guerre24. Cependant, comme souvent, Bert nous offre un matériau passionnant avec un commentaire qui cesse au moment où il aurait dû commencer.

24 Ce travail est à mettre en relation avec l’article de Thomas Hirsch (EHESS) qui essaie de relier Les Cadres sociaux de la mémoire de Halbwachs (1925) avec les Formes. Halbwachs, bien que coresponsable avec François Simiand de la cinquième section de sociologie économique à L’AS (Première série), n’en fut pas moins, après la guerre, passionné par les Formes. On comprend mieux la genèse des intuitions de Halbwachs, qui ne cachait ni son admiration pour Durkheim ni son influence25.

25 On pourra enfin lire l’article de Philippe Steiner (Université Paris IV-Sorbonne) qui essaie de développer quelques idées à partir de la note en bas de page des Formes, elliptique, dans laquelle Durkheim explique que le lien entre économie et religion, sociologie économique et sociologie religieuse, est inexploré. « Une seule forme de l’activité sociale n’a pas encore été expressément rattachée à la religion : c’est l’activité économique » (Formes, p. 598, note 2). Steiner la compare à cette autre note célèbre, tirée du Suicide, qui envisageait sans la développer le quatrième type de suicide, dit « fataliste ». Sans pouvoir être aidé du côté de Durkheim, Steiner propose trois autres

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auteurs (en réalité, plutôt cinq) pour développer le lien : Mauss et Simiand, Weber, Foucault et Agamben. Il ne parvient pas à établir de connexion directe entre Weber et Durkheim, y compris à propos de la notion d’ascétisme qui les intéresse tous les deux et il doit se résoudre à exposer côte à côte leurs intuitions. Pourtant, nous semble-t-il, il y aurait bien de l’intérêt à développer un comparatif systématique entre leurs sociologies religieuses, ce qui n’a pas été fait à notre connaissance. Quant au lien avec Foucault, via les notions de pouvoir et de dispositif (y compris religieux, donc), il nous paraît relever typiquement des « usages » que l’on peut envisager, très éloignés des Formes même, d’autant que Foucault n’a certainement pas cité Durkheim – l’avait-il lu ? On ne sait plus à la fin s’il s’agit des usages des Formes par Foucault ou des usages des Formes par Steiner, en vue d’éclairer Foucault par des lumières durkheimiennes...

Des Formes (1912) et de leurs prolongations immédiates : le cours sur le pragmatisme (1913)

26 La revue des spécialistes de Durkheim a décidé de laisser à d’autres le soin de se charger de la commémoration des Formes. Son numéro de 2012 « ne laisse pas moins » (comme disait Durkheim) d’apporter une pièce essentielle au dossier. Il nous est offert un scoop26, basé sur la retranscription de la première leçon inédite d’un de ses cours (à peine plus de cinq pages : p. 43-47, hors présentation, avertissement, notes et traduction). Il s’agit du manuscrit d’un étudiant dont l’identité n’a pu être établie, qui assista à ce cours sur le pragmatisme en 1913/1427. Une retranscription avait été éditée en 1955 par Armand Cuvillier (lui-même ancien étudiant de Durkheim), que l’on croyait intégrale. Elle ne l’était pas : il manquait la première leçon, essentielle selon Stéphane Baciocchi et Jean-Louis Fabiani (EHESS), car elle inaugurait la chaire de « sociologie » à la Sorbonne.

27 Le rapport entre cette leçon sur le pragmatisme et les Formes a été établi depuis longtemps. De nos jours, le cours sur le pragmatisme est lu par les spécialistes de Durkheim comme la prolongation – voire l’explicitation – des Formes. Le pragmatisme américain (de James notamment) était au cœur du débat philosophique au début du XXe siècle, il constituait en grande partie le contexte intellectuel dans lequel baignait Durkheim quand il étudiait les religions primitives. Il connaissait parfaitement James, professeur de psychologie et de philosophie, auteur du fameux ouvrage sur l’expérience religieuse (lu aussi par Weber). Durkheim y voyait une source pour comprendre les phénomènes religieux, tant au plan individuel (se dépasser) qu’au plan collectif (produire une communauté, une conscience et une effervescence). Loin d’être une illusion, une mystification, un délire, les phénomènes religieux ressortissent des phénomènes collectifs fondamentaux et permettent au social de se fonder durablement.

28 Il faut au moins tenter d’« expliquer » le titre de cet article (p. 19-40) qui accompagne la retranscription de la leçon introductive retrouvée, parce qu’il est beaucoup trop allusif. En l’intitulant « Durkheim’s lost argument (1895-1955): critical Moves on Method and Truth », les auteurs font un clin d’œil à l’article de la philosophe Ann Rawls, « Durkheim’s epistemology: the neglected argument », paru en 1996 dans l’American Journal of sociology28. The « lost argument » (ou plutôt the « lost lecture » !) vient donc résonner en écho avec le « neglected argument ». Signalons que les auteurs ne se positionnent pas par rapport à Rawls et au débat qu’elle soulève (cf. précédemment) ; ils

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choisissent de la citer positivement quand ils écrivent qu’elle a insisté sur la partie du livre où Durkheim démontre l’importance de la pratique (des rites) dans la production des croyances (p. 32). Rawls s’est associée à Garfinkel depuis une dizaine d’années en soulignant l’importance des « accomplissements pratiques » (Löwy nous apprend pourtant que, dès 1914, des recensions avaient déjà parfaitement mentionné ce point, cf. supra). La « réalité » de la religion est là, selon elle : les rites produisent des effets « réels », à savoir du collectif et des représentations. Il convient donc de revenir sur les thèses de Parsons qui considèrent ses travaux sur la religion comme la dérive idéaliste de sa maturité – là-dessus, il pourrait y avoir un consensus.

29 Revenons à nos deux auteurs : cette leçon inaugurale est essentielle pour comprendre les intentions fondationnelles de Durkheim qui inaugurait la chaire de science de l’éducation et de sociologie, la première dans l’histoire de l’université française29. Il voulait montrer que la sociologie était en mesure de renouveler les grandes questions de la philosophie, en s’appuyant pour partie sur le pragmatisme. La retranscription de la leçon nous donne la clé de l’argument de Durkheim – à supposer qu’elle soit unique, bien sûr : « C’est surtout dans l’étude des religions que la sociologie peut servir la philosophie (p. 45), parce qu’on y trouve reliées les questions de pratiques (morales) et de représentations (croyances). La religion nous présente un point de vue éminemment central ; c’est une question de méthode [...] Dans la religion, la pensée est intimement unie à l’action. » (p. 46)

30 Cette première leçon permet d’apporter une lumière sur les raisons méthodologiques qui ont motivé Durkheim pour analyser les phénomènes religieux. Cela éclaire donc d’un jour nouveau une partie de cette « énigme » sur le sens de la « révélation » de 1895 qu’il mit lui-même en scène dans son récit rétrospectif de 1907. De notre côté, nous ne pensons pas que Durkheim ait pu se déterminer uniquement pour des raisons théoriques ou méthodologiques. Il est clair qu’il a bien compris tout le parti qu’il pouvait tirer de ses recherches sur la religion en les inscrivant activement dans le débat philosophique de l’époque. À la théorie du « coup double » de Bourdieu, surajoutons celle du « triple coup » : intérêt scientifique pur, certes ; intérêt de notoriété et de carrière, évidemment aussi ; mais pourquoi négliger l’intérêt psychologique, si bien vu par Weber au lieu de cet aiguillon interne, psychique, qui fait que l’on se dirige (souvent malgré soi) vers tel ou tel objet/sujet de recherche ?

31 À côté de cet article, la revue durkheimienne en propose un autre qui a un rapport aux Formes30, celui de Raquel Weiss (Université de Porto Alegre), qui revient sur la question morale. Elle y montre que l’effervescence est une notion qui a à voir avec la sociologie morale de Durkheim. La place nous manque, cependant, pour développer ce point de vue. Rappelons que c’était l’une des premières idées de Durkheim qui écrivait au début de sa carrière qu’il ne fallait pas séparer les questions religieuse, morale et juridique31.

32 * **

33 Si l’on devait donner un avis un peu synthétique sur ces trois numéros de revue, nous choisirions de souligner la grande dynamique intellectuelle qui a été impulsée par ce centenaire des Formes, en France et dans le monde (cf. le site Digital Durkheim qui fait le point sur ces commémorations, http://digitaldurkheim.hypotheses.org/), dans le milieu des revues et les milieux éditoriaux, avec la parution de quelques ouvrages

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encore annoncés pour 2014. Une vague de recherches a bien eu lieu et elle ne s’arrêtera pas, faisons-en le pari, avec la fin des commémorations. Trop de pistes passionnantes ont été lancées, trop de choses restent à faire pour imaginer que des chercheurs changent d’objet comme on change de cheval. La sociologie des phénomènes religieux doit être considérée comme primordiale et les ASSR ont pleinement leur carte à jouer dans ce dispositif, avec ou sans Durkheim. En outre, par-delà le retour en force objectivement observé de cette sous-spécialité de la sociologie, il faut bien constater que les disciplines universitaires ont trouvé un terrain d’entente, comme c’était le cas en 1900 : philosophie, anthropologie, sociologie, histoire... Les spécialistes se rencontrent, dialoguent, ce qui est en soi très appréciable. Il ne manque plus que la psychologie, les études littéraires et peut-être les sciences juridiques et économiques, encore très en retrait pour que la réussite soit totale.

NOTES

1. M. Borlandi écrit dans l’introduction de son numéro : « Bien qu’il ne soit pas simple de les systématiser, les données sur les références à Durkheim dont on dispose montrent que les Formes constituent son livre le moins utilisé par les sociologues ». Notre étude comparée des manuels d’introduction à la sociologie nous a conduit au même résultat (cf. notre « introduction » du centenaire des Formes élémentaires, à paraître en 2014 chez Garnier). 2. M. Borlandi lui-même, qui a déjà participé aux ouvrages commémoratifs de la Division du travail social, des Règles et du Suicide ; G. Paoletti aussi, auteur du récent Durkheim et la philosophie (Garnier, 2012) ; W. Watts-Miller, rédacteur en chef des Durkheimian Studies et auteur de A Durkheimian Quest (2012) recensé dans ce même numéro ; S. Stedman Jones, auteur de Durkheim Reconsidered (2001). 3. J. Coenen-Huther, Comprendre Durkheim, J.-C. Marcel, spécialiste des durkheimiens entre les deux guerres, ou D. Merllié qui a écrit à plusieurs reprises sur la relation entre Lévy-Bruhl et Durkheim. 4. Le rapport entre la conception des « primitifs » schématisée dans la thèse (1885-1892) et les Formes (1897-1912 pour la conception) est un terrain à aborder très précisément pour les années à venir et sans doute l’un des meilleurs pour tendre vers une vision à la fois plus unifiée et plus complexe de Durkheim. 5. D’une manière générale, les textes de Durkheim sur la religion, presque tous à caractère ethnologique et en rapport avec le totémisme, ont été laissés de côté par l’historiographie de la sociologie. D’où l’intérêt de ce centenaire et de ces numéros spéciaux. 6. Une ambiguïté court jusqu’au bout de l’article, nous semble-t-il, quand il évoque les « règles ». Cela renvoie le lecteur aux fameuses « règles de la méthode » de 1894 (par exemple : « considérer les faits sociaux comme des choses »). Pourtant Borlandi évoque d’autres règles, qui sont plutôt des règles d’explications (par exemple : expliquer une représentation par la densité morale). Ce sont selon nous davantage des éléments de théorie que de méthodologie. Mais l’auteur considère qu’il n’y a pas de différence. 7. La question demeure de savoir s’il l’a lu dès 1887, à la parution de son petit essai sur le totémisme (cf. l’article de Watts Miller dans ce numéro) et à la sortie de la neuvième édition de l’Encyclopaedia Britannica, éditée par Robertson Smith (1886-1888). C’est la thèse dominante

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depuis Lukes (son doctorat remonte à 1968, son livre de référence à 1972) et Fournier (1994 sur Mauss et 2007 sur Durkheim), qui donnent l’un et l’autre un rôle de prescripteur à Lucien Herr, bibliothécaire de l’ENS, en se fiant au témoignage rétrospectif de Mauss qui date de 1925 (cf. son article « in memoriam »). Frederico Rosa (L’âge d’or du totémisme, CNRS, 2003) pense de son côté qu’il a dû le lire seulement à partir de 1897 pour la rédaction de l’essai sur la prohibition de l’inceste. L’analyse des emprunts d’ouvrages à la BU de Bordeaux permet de faire avancer ce dossier. On découvre qu’il a eu l’Encyclopaedia en main dès 1894 : il l’a emmenée chez lui à cinq reprises, deux fois pendant son premier cours sur la religion, du 28 février au 8 mars (tome 23) et du 11 mars au 5 avril (tome 21), puis trois autres fois pour des usages moins déterminés : du 30 novembre 1895 au 10 mars 1896 (tome 2), un an plus tard du 18 novembre 1896 au 10 février 1897 (tome 20) et du 10 février au 20 juin 1897 (tome 23 encore), peut-être pour rédiger l’article sur la prohibition. Aujourd’hui, bizarrement, l’Encyclopaedia est absente des magasins. Cependant, le registre d’inventaires auquel nous avons eu accès grâce à Monsieur Allioux, conservateur des bibliothèques à Bordeaux, permet de certifier son acquisition par la BU. Qui plus est, les registres d’acquisition donnent la possibilité d’identifier le professeur qui a demandé son achat et d’en connaître la date. Bien que la cote indique qu’il s’agit d’un ouvrage acquis pendant que Durkheim était à Bordeaux, il est intéressant de savoir que la requête n’émane pas de lui. On la doit à ses collègues Georges Radet (professeur d’histoire ancienne) et Georges Brunel (professeur de mathématiques) (demande no 325, p. 33 du 1er registre). La requête validée, les volumes sont inventoriés à la BU en janvier 1888. Ces informations peuvent mettre tout le monde d’accord : un accès possible dès 1888 et des emprunts directement liés à la préparation du cours de 1894, à la conception de l’article de 1897/98. Pour des informations supplémentaires sur les cinq cent quatre emprunts de Durkheim à la BU entre 1887 et 1902, voir les Durkheimian Studies, à paraître prochainement. 8. Cf. l’article de Borlandi, dans l’ouvrage collectif sur la Division du travail social (1993). 9. Un coup d’œil sur la bibliographie des Formes indique très clairement la prééminence des revues et des articles. D’après notre calcul – basé sur la bibliographie exhaustive de M. Achimastos qui nous l’a communiquée depuis un an – sur deux cent quarante-six références, on trouve cent quatre articles de revues, soit 42 % du total. C’est dire le niveau de spécialisation atteint par Durkheim. 10. Il sera à compléter avec la lecture de l’autre article d’Achimastos à paraître dans l’ouvrage collectif sur le centenaire des Formes : il y étudie comment Durkheim utilise l’ethnographe allemand Strehlow contre Frazer et les ethnographes australiens Spencer et Gillen. 11. Même s’il faudra attendre encore un peu que les choses se décantent pour avoir une vision d’ensemble et se prononcer sur la question de savoir si les Formes ont été globalement bien ou mal reçues... à supposer que ce type de bilan soit heuristique. 12. S. Stedman Jones, « Action and the question of the categories: a critique of Rawls », Durkheimian Studies, volume 12, 2006. 13. Il confiait à son neveu qu’il se transformait progressivement. « La sociologie est un précieux instrument pour philosopher et même pour faire de la psychologie. Je suis en train de remplacer un philosophe et un psychologue » (Lettre du 18 juin 1894). 14. On peut annoncer les cinq autres articles à venir dans les Actes de Bordeaux sur le centenaire des Formes, à paraître en 2014. Dans cet ouvrage collectif, on trouvera des articles sur la première réception américaine avant Parsons (François Pizarro, Université de Québec à Montréal), sur la réception des Formes par les antiquisants (Rafael Benthien, Université du Brésil), par Mauss lui- même (J.-C. Marcel), sur les usages contemporains des Formes aux États-Unis de Goffman à Alexander (par Didier Lapeyronnie, Université de la Sorbonne) ou dans la sociologie de la science économique contemporaine (Frédéric Lebaron, Université d’Amiens). 15. On pense à Durkheim qui écrivait à Bouglé dans sa lettre du 20 juillet 1912 : « Aucun compte- rendu de mon livre n’a encore paru. Votre article est très vivant [Le Temps, 20 juillet], c’est une

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revue animée du livre. Je suis certain qu’il va piquer la curiosité. Faut-il avouer que je n’ai que faire de cette curiosité éveillée ; j’ai un tel besoin de tranquillité que je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse dans mon coin. J’ai peur des polémiques, c’est sans doute une marque de sénilité ». 16. Sa communication au colloque international de Bordeaux (juin 2012) donnait à voir les chapitres des Formes les plus cités dans ce corpus. On attend avec impatience la publication de ces éléments supplémentaires. 17. Nous avons effectué un calcul (cf. notre communication au congrès de l’Association Française de Sociologie sur « les auteurs allemands dans les sources de Durkheim, 1893-1917 », Nantes, septembre 2013) : 44 % (249/568) des comptes rendus de Durkheim concernent des articles et ouvrages en langue allemande. Les plus recensés par lui étaient bien des ethnologues (Kölher, Cunow...) qu’il a évincés de ses références des Formes, ouvrage qui ne contient plus que 19 % de références en allemand. Cf. aussi notre article à paraître sur ce point « De L’AS aux Formes. Sources recensées et sources référencées », Le centenaire des Formes, Garnier, 2014. 18. Il s’agit donc bien d’un oubli s’il n’est pas dans le corpus des 74. 19. Durkheim le lui rendit bien. Il fit des comptes rendus très secs sur Pareto (cf. AS, volume 3, 1900). 20. Durkheimian Studies, volume 14, 2008 : « The response of catholic and protestant thinkers to the work of Durkheim », p. 59-93. 21. Petite rectification : L’AS n’a pas été fondée en 1896 (p. 89) et les dix premiers volumes, par conséquent, ne vont pas de 1896 à 1906. Le volume I a paru en mai 1898 et les dix premiers volumes paraissent de 1898 à 1907 (après quoi il y eut encore deux volumes, en 1910 et 1913). Cette erreur circule depuis la parution, peut-être, de l’ouvrage de compilation de Jean Duvignaud, Journal sociologique, PUF, 1969. On la retrouve par exemple dans Charles-Henry Cuin, Durkheim. Modernité d’un classique, 2012. 22. Cf. Pizarro dans l’ouvrage à paraître sur le centenaire des Formes, 2014, Garnier. 23. À noter qu’il livre aussi un article dans les Durkheimian Studies : « Découverte d’une archive : l’Esquisse d’une théorie de la magie ». 24. Et qui se focalise à son tour sur Mauss dans les Actes de Bordeaux, à paraître chez Garnier (2014). 25. Soit dit en passant, Halbwachs ne fut pas un « élève » de Durkheim, comme on le voit souvent écrit à tort : normalien et donc parisien, il fut reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1901. À cette date, Durkheim était encore professeur à Bordeaux. 26. Il avait déjà été présenté en allemand deux ans auparavant et circulait dans les « cercles parisiens de l’EHESS » très portés sur la question du pragmatisme et de son influence sur Durkheim. 27. Notons que la photographie où l’on voit Durkheim dans l’amphithéâtre de la Sorbonne devant un public nourri est trompeuse. Comme nous l’a signalé S. Baciocchi lui-même, très au fait de ces questions, elle date d’une série de clichés de 1905. Parue dans le Durkheim de Georges Davy de 1911, cela pouvait laisser penser qu’elle datait de cette période. 28. L’article a été traduit en français et publié onze ans plus tard dans le numéro spécial coordonné par M. de Fornel et C. Lemieux, « Naturalisme versus constructivisme ? », Enquête, no 6, 2007. Pour des raisons qui nous échappent, Baciocchi et Fabiani ne le citent pas dans leur bibliographie, préférant référencer un autre article de Rawls : « Durkheim and pragmatisme: An Old Twist on a Contemporary Debate », Sociological Theory, 1997 ; ainsi que son ouvrage Epistemology and Practice. Durkheim’s The Elementary Forms of Religious Life, 2004. 29. On peut dire que Durkheim a toujours adopté une posture fondationnelle. De sa leçon inaugurale de science sociale en 1887 à Bordeaux jusqu’à cette leçon inaugurale de sociologie à la Sorbonne en 1913, il s’est posé en fondateur de la sociologie (exactement ce qu’avait compris

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Jean-Claude Filloux dès 1977 en risquant la comparaison psychanalytique avec le père rabbin prénommé « Moïse »). 30. En définitive, quatre articles n’ont pas de rapport immédiat : celui de Pickering, étrangement, alors qu’il est le grand spécialiste du sujet ; celui de Bert sur la magie ; celui de Paoletti sur la dualité de la nature humaine, qui n’entretient qu’un rapport éloigné avec les Formes ; celui de Guizzardi et Martignani sur le don chez Simmel et Durkheim. En raison de leur éloignement avec la thèse de la note, nous n’en parlons pas. 31. « Les études de science sociale », Revue philosophique, XXII, 1886. Repris dans La science sociale et l’action, PUF, 1970, chapitre 5.

AUTEUR

MATTHIEU BÉRA IRDAP, [email protected]

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HIV/AIDS and religion in sub- Saharan Africa: an emerging field of enquiry

Philippe Denis

1 In 2000 Robert Garner, a British anthropologist who became an AIDS activist, prefaced an article on the effect of religious affiliation on sexual behaviour in an AIDS-stricken South African township with the comment that the religious perspective was a “virtual foreigner” in the literature on AIDS (Garner, 2000: 41). In a review article on religion and HIV/AIDS policy Jill Olivier noted the longstanding “invisibility of religious organisations to the view of public health and policy makers”. It was only in the late 1990s that religious organisations, until then considered by healthcare professionals with suspicion if not hostility, started to be seen as partners in the fight against HIV/ AIDS in an African continent notorious for its poor public health delivery (Olivier, 2011: 82). In 2001 UNAIDS made reference to religious organisations for the first time in its Global Strategy Framework and the following year the American government launched the President’s Emergency Fund for AIDS Relief (PEPFAR) which explicitly identified religious organisations as possible beneficiaries of public funding. In subsequent years, Olivier further observed, the desire to understand the role of faith-based organisations in health matters provoked a “flurry of research” sponsored not only by religious organisations but also by international health and development organisations such as UNICEF, WHO and the Bill and Melinda Gates Foundation (Olivier, 2011: 87).

2 It is to this new field of enquiry that this paper is dedicated. The number of journal articles, books, chapters of books and academic dissertations on HIV/AIDS and religion has risen to considerable heights since Garner’s call for more attention to religion in AIDS research. In fact his case was a bit overstated. To take only one example, two papers on HIV/AIDS and religion had been read (in French) at a social science conference on “Experiencing and Understanding AIDS in Africa” in 1996 in Dakar (Tonda, 1999; Gruénais, 1999). In South Africa theologians had started to reflect on HIV/AIDS since the early 1990s (Denis, 2011: 62). But in quantitative terms, the boom in the literature on HIV/AIDS and came after 2000. The field eventually

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became institutionalised in the academy. Two research networks on HIV/AIDS and religion were established in 2007, with no relationship with each other initially. First came the Collaborative HIV and AIDS, Religion and Theology (CHART), a platform for theologians and scholars of religion working in the field of HIV/AIDS based at the School of Religion and Theology, University of KwaZulu-Natal. It organises seminars, consultations and conferences and develops an Online Bibliographic Database (www.chart.ukzn.ac.za). The same year the International Religion Network on AIDS and Religion in Africa Network (IRNARA) was established in the wake of a panel on religion and HIV/AIDS at the European Conference on African Studies in Leiden in July. It organises meetings and conferences, some leading to publications (www.religion-aids- africa.org). It brings together fifty-three scholars, half of whom are from the African continent. Another sign of institutionalisation is the presence of religious leaders and scholars of religion at the International AIDS Conferences. In 2006 in Toronto a session was held on the theme “Mobilising the Church to respond to HIV and AIDS”. In 2012 in Washington DC an Interfaith Pre-Conference on HIV gathered hundreds of religious leaders, researchers and activists at Howard University. Also worthy of note is the fact that no less than four review articles on matters related to HIV/AIDS and religion in Africa (Campbell et al., 2011; Van Klinken, 2011; Widmer et al., 2011; Mash and Mash, 2013) were published in the past few years as well as a host of issues on HIV/AIDs and religion in anthropological and theological journals.1

3 This paper, which builds on previous research on the history of HIV/AIDS and religion in sub-Saharan Africa (Denis, 2009; 2011), does not claim to be a systematic review of the literature in the field. There is simply too much to consider. It only aims to give an overview of the field. It starts with a quantitative analysis of the bibliographic data collected by CHART. In a second section the publications deemed to be the most significant during the past seven years are briefly described. It ends with a discussion of four leading themes of research in the field of HIV/AIDS and religion in sub-Saharan Africa.

Trends in research

4 The quantitative analysis is based on the CHART Online Bibliographic Database.2 It takes into account all publications with a focus on HIV/AIDS in Africa, those of a more general nature or related to other parts of the world being excluded. The survey covers the last seven years (2007-2013). The year 2007 was chosen because it marks the beginning of the institutionalisation of HIV/AIDS and religion as a field of research with the foundation of the CHART and IRNARA research networks. Only the journal articles and books published in the first months of 2013 were available for description.

5 With this in mind we obtain a total of three hundred and seventy-six publications on HIV/AIDS and religion in Africa (in fact sub-Saharan Africa). Since the compilation of the CHART Online Bibliographic Database largely depends on indexes such as EBSCO or Web of Science with a few other publications randomly added, there is no doubt that the list is incomplete. The biggest gap concerns the literature in languages other than English. Among the three hundred and seventy-six publications considered here, only thirteen were not in English: eight in Dutch, three in French and two in German. A rapid survey using other sources of information revealed the existence of at least four French publications absent from the database (Fancello, 2007; Gomez-Perez, 2011;

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Tonda, 2007; Tourneux and Métangmo-Tatou, 2007). How big the gap exactly is, however, is difficult to establish. Another limitation of the CHART Online Bibliographic Database relates to academic dissertations. Only PhD and Masters theses from the United States and South Africa are indexed and even so some are missing (e.g. Kalofonos, 2008; Okyere-Manu, 2008; Joshua, 2011). One should also note that the “grey literature”, the non-peer-reviewed literature emanating from church bodies, NGOs or international agencies, is almost completely ignored. In some cases these publications contain useful research reports.

6 These limitations notwithstanding, the CHART database is sufficiently furnished to give a broad idea of the research production on HIV/AIDS and religion in Africa during the past seven years. The first comment is that, during this period, sub-Saharan Africa has been a major focus in research on HIV/AIDS and religion. Roughly 40% of all entries concern this region, the rest being shared between publications of a general nature and texts on the United States (essentially the African-American community), Europe, Latin America and Asia.

Table 1: Publications indexed in the CHART Bibliographic Database (2007-2013)

Publications on HIV/AIDS Publications on HIV/AIDS Year and religion in sub-Saharan Africa and religion

2007 98 278

2008 65 180

2009 60 171

2010 46 95

2011 56 145

2012 41 79

20133 10 20

376 948

7 The literature on HIV/AIDS and religion in Northern Africa and the Middle East is almost non-existent. A second observation is that the number of publications on HIV/ AIDS and religion tends to decrease from year to year in the period under review.

8 An analysis of the geographical distribution of the publications on HIV/AIDS and religion in sub-Saharan Africa that are indexed in the CHART database (Table 2) shows the preponderance of research on eastern and southern Africa. The high number of publications on eastern Africa – both in the anthropological literature and in theological studies – reflects, as observed by the editors of a collection of essays, “the fact that research on the ramifications of the AIDS crisis has been going on for longer where this crisis is older and most acute” (Becker and Geissler, 2009: 2). Meanwhile, the table shows that South Africa has overtaken all the African other countries in quantitative terms. This is due to the intensity of the AIDS crisis in southern Africa,

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which has been the epicentre of the HIV/AIDS epidemic for two decades, to the quality of the research infrastructure and to the strong implantation of the Christian religion. The scarcity, apparent or not, of publications on HIV/AIDS and religion in central and western Africa is due to the under-indexing of publications in French. The only two countries from West Africa with a substantial number of publications, Nigeria and Ghana, use English as an official language. It is possible that more publications on HIV/ AIDS and religion in countries like Senegal, Ivory Coast, Burkina Faso, Cameroon, DRC and Rwanda exist but they are not indexed in the CHART database. The same applies to the publications in Portuguese on HIV/AIDS and religion in and Mozambique.

Table 2: Distribution of publications per sub-regions and countries

Burundi 1 Cameroun 2 Central Africa Gabon 1 9 DRC 4 Rwanda 1

Ethiopia 5 Kenya 14 20 East Africa 88 Tanzania 14 Uganda 21 Zambia 14

Botswana 12

Lesotho 5 Mozambique 9 Southern Africa Namibia 5 120 South Africa 72 Swaziland 7 Zimbabwe 10

Mali 2 Ghana 12 West Africa 36 Nigeria 20 Senegal 2

Africa (unspecified) 125 125

Total 3784

9 The distribution of entries per genre shows a preponderance of peer-reviewed journal articles, which is hardly surprising given the tendency of public health specialists and social scientists to publish their work in that way. Against this background the presence in the database of twenty-seven books – more than three per year – and

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seventy-three chapters of books on HIV/AIDs and religion in Africa is significant. As noted earlier, the low figures for academic dissertations and grey literature are not significant given the fact that these categories of publications are difficult to index.

Table 3: Distribution of publications per genre

Journal articles 228

Books 27

Chapters of books 73

Academic dissertations 39

Grey literature 9

Total 376

Table 4: Distribution of publications per themes

Care (including orphan care) 47

Disclosure and stigma 22

Discourse and beliefs 16

FBO development 49

Gender 36

Healing 24

Homosexuality 2

Sexuality and prevention 61

Theology 83

Treatment (including ARV) 15

General 21

Total 376

10 Lastly we should look at the distribution of publications per themes. This is a difficult exercise since, in many cases, the publications indexed in the CHART database deal with more than one theme. A certain element of appreciation was necessary. The figures only give a general idea of the aspects of HIV/AIDS discussed in the literature in relation to faith, religion and church life during the past seven years. It should be noted that only six publications deal specifically with Islam (with a few more dealing with

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Islam and Christianity). The majority focus on Christian doctrines, beliefs, rituals or attitudes. A small number (usually included in the category “Healing”) concern African traditional religion. Some deal with religion in Africa in general.

11 In conclusion, judging from the CHART Online Bibliographic Database, a typical publication on HIV/AIDS and religion in the past seven years would be written in English, rely on fieldwork done in eastern or southern Africa, deal with aspects of Christian faith or practice and take the form of a peer-reviewed journal article. Apart from theology, a category which may be under-represented in the database due to its weak indexation, the two most common themes of research are sexuality and prevention and FBO development. By this we mean the institutional issues faced by religious organisations, also known as faith-based organisations (FBO), such as the management of community volunteers or the relationship between religious institutions, international organisations and national public health systems.5 If the majority of authors are European or Northern American, a good many of them, especially in theology, were born and live in Africa6.

Social science and theology

12 During the period under review ten publications on HIV/AIDS and religion in Africa – six collections of essays and four monographs – seem particularly significant. They belong to two fields of research – social science and theology – which encompass the same object but follow a different methodology and, more often than not, walk on parallel tracks without engaging with each other. We shall highlight the efforts made to combine the two approaches for a better understanding of the role of religion in the fight against HIV/AIDS.

13 On the part of anthropologists of religion three collections of essays deserve particular mention. The first appeared, under the editorship of Felicitas Becker and P. Wenzel Geissler in one of the 2007 issues of the Journal for Religion in Africa. With twice as many contributions and a wider geographical scope – the original collection only focused on East Africa – a revised and expanded volume was published two years later as a book. In the introduction the editors stress that the authors do more than discussing the role – positive or negative – of religious institutions in prevention and care. This type of study, important as it is, had already been attempted. The book’s main contribution, they assert, is to examine “the way people rely on shared religious practice and notions of personal commitments in order to conceptualise, understand and thereby to act upon the epidemic, and on the suffering and loss that it brings about, so as to pursue life and creativity in spite of it” (Becker and Geissler, 2009: 2).

14 The collection of essays published by Ruth Prince with Philippe Denis and Rijk van Dijk in Africa Today pursues a similar objective. It is to “explore and analyse the ways in which Christianity is becoming one of the most influential factors in the engagement of AIDs in some African countries” (Prince et al., 2009: v). Christianity, in other words, should not simply be seen as an ally, reliable or not, in the (biomedical) fight against HIV/AIDS but as a practice which shapes the manner in which people conduct their lives in the context of HIV/AIDS.

15 The essays published by Hansjörg Dilger, Marian Burchardt and Rijk van Dijk in one of the 2010 issues of the African Journal of Research were first presented, like those

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published by Ruth Prince and her colleagues, at a conference organised by the IRNARA network. They use similar tools to approach religion with the difference that they include Islam and not only Christianity in their sphere of analysis and pay particular attention to the use of antiretroviral treatments in Africa. “Moving away from narrow interpretations that have informed much of the social sciences, in terms where medicalised and problem-oriented approaches were dominant,” the editors explain, “we notice a more explicit focus on HIV and AIDS as a lived reality, as a field of experiences and existential choices” (Dilger et al., 2010: 373). Significantly, the editors recognise the need for “agnostic and theological sciences” to find a common language to talk about matters of life and death in the context of AIDS, given the fact that “in many African societies people and institutions often express [these realities] in terms of faith” (ibid.).

16 The book edited by Beverley Haddad contains the papers read by a group of researchers and activists from Africa and from Europe at a workshop organised by CHART in October 2008 in Durban. The purpose of the book is to present a status quaestionis of the research on the intersection between HIV and religion with particular emphasis on sub-Saharan Africa. The understanding behind the establishment of CHART as a network and the organisation of the workshop, Haddad writes in the introduction, is that “because religious institutions and beliefs system play both a positive and negative role in the impact of the epidemic, they must be drawn into collaboration with the other key role players” (Haddad, 2011: 3). It was recognised, she further observes, that the literature on HIV and religion “is written from two perspectives: religious studies and theology” (:4). Like the issue of the African AIDS Journal of AIDS Research on HIV/ AIDs and religion referred to above, CHART’s book can be seen as an attempt to cross the divide between the two perspectives. It combines theological essays and papers informed by a Christian or Muslim perspective on biomedical or social aspects of the epidemic such as prevention, care, stigma or gender. In one of the chapters the South African theologian Steve de Gruchy gives a sober assessment of the state of theological reflection on HIV/AIDS. Much creative work has been done from the perspective of embodied theologies, African women’s theologies, gay theologies and feminist theologies, he notes, but surprisingly little theological reflection has been done on themes such as sin, salvation, redemption and liberation (de Gruchy, 2011: 188).

17 From the milieu of Christian activists, theologians and ethicists comes another book on HIV/AIDS and religion, AIDS, 30 Years Down the Line... Faith-based Reflections about the Epidemic in Africa (Mombé, Orobator and Vella, 2012), which contains the papers read at a conference hosted by the African Jesuit AIDS Network (AJAN) in January 2012 in Nairobi. Nineteen of the thirty contributors are Jesuits, a sign of the importance recognised by the Society of Jesus to the HIV/AIDS epidemic in Africa. The book purports to give a snapshot of the “global conversation” among practitioners and scholars on the epidemic (Mombé et al., 2012: 31). Several authors emphasize the ethical dimension of the HIV/AIDS crisis with principles such as personal moral responsibility, social justice and common good in the forefront. The book documents the achievements and challenges of religious institutions in countries such as Kenya, Malawi, South Africa, Cameroon, Congo and Rwanda.

18 Documenting or rather “mapping” the contribution of faith-inspired health care providers in sub-Saharan Africa is precisely the task which Jill Olivier and Quentin Wodon embrace in a three-volume book commissioned by the World Bank (Oliver and

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Wodon, 2012). While not being the main focus of the project, the contribution of religious institutions to HIV/AIDS prevention, care and treatment is discussed in several papers. The authors point out that the claim of “added value” and “comparative advantage” of faith-inspired health care providers is often made but rarely substantiated by evidence. Through various case studies the book examines whether they render a better service than public institutions and whether public-private partnerships are the way to go. It gives a nuanced picture of faith-based healthcare in sub-Saharan Africa with some institutions fulfilling their goals better than others.

19 Three of the four monographs reviewed here deal with HIV/AIDS and religion in general terms. The fourth one highlights one aspect of the problem in one part of Africa but it does so in a manner which throws light on all religious institutions dealing with HIV treatment and care in Africa.

20 The first monograph is authored by Elias Bongmba, a scholar of religion born in Cameroon who teaches in an American university. He approaches the theme of HIV/ AIDS and religion from a theological point of view but with the willingness to take into account the biomedical, political, social and economic dimensions of the epidemic. An important characteristic of the book is its strong emphasis on gender. In line with the work of the Circle of Concerned African Women Theologians, a network of African women theologians active in several theological institutions in Africa, he insists on women’s vulnerability to the virus and the churches’ tendency to support patriarchal structures harmful to women in the face of the HIV/AIDS epidemic (Bongmba, 2007).

21 In a book published three years later, Amy Patterson, a political scientist who also teaches in an American university, proposes a typology of church responses to the HIV/ AIDS epidemic from early to late responders since 2000 and uses case studies to illustrate her model (Patterson, 2010). She takes into account issues such as HIV prevention messages, care and compassion, medical treatment, HIV testing before marriage and silence as well as the differences between Catholic, Protestant and Pentecostal traditions. She examines how these churches benefited from international programmes such as PEPFAR and the Global Fund to Fight AIDS, Tuberculosis and Malaria and how, in turn, they were instrumentalised by these programmes. Patterson’s typology has been criticised for over-simplifying certain church responses and for the manner in which she related the church types to the various stages of the epidemic. Yet, her book has the merit of providing an overview of the Christian responses to the epidemic in sub-Saharan Africa.

22 With Jenny Trinitapoli and Alexander Weinreb’s book on Religion and AIDS in Africa (2012) we return to the anthropological perspective on religion and HIV/AIDS adopted by the three special issues of journals discussed above. Combining ethnographic work in Malawi and findings from studies conducted in other parts of Africa, they propose a comprehensive and, one may say, convincing analysis of the place of religion – Christianity and Islam essentially – in the day-to-day experience of the epidemic. They look at the manner in which religious beliefs and practices contribute to the way in which HIV/AIDS is understood, prevented and responded to in Africa. In a key section, while discussing at length the controversial issues of abstinence, faithfulness and condoms (the so-called ABC strategy), they go beyond the conventional war of words between biomedical professionals and defenders of religion by showing how, irrespective of what religious leaders say, people on the ground understand these three means of prevention – and others which most observers fail to notice. In another

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section Trinitapoli and Weinreb propose a response to the question, also raised by Olivier and Wodon in their three-volume collection of essays, of the effectiveness of religious institutions’ HIV/AIDS-related interventions. “Religion,” they note, “is central to AIDS mitigation in both symbolic and practical ways” (Trinitapoli and Weinreb, 2012: 184). Lastly, they discuss the issue of the effects of AIDS on religion. They observe that the congregations most actively engaged in providing support to people living with HIV and willing to pursue particular prevention approaches are the most likely to gain new members (:201). This would explain, at least in part, why the Pentecostal churches, whose dynamism in the HIV/AIDS field is well documented (Prince et al., 2009), continue to expand in Africa at the expense of the “mainline” churches.

23 The fourth book reviewed here (Nguyen, 2010) does not discuss religion per se but its conclusions have a bearing on how religious institutions approach the reality of HIV/ AIDS both at grassroots level and in relation to international organisations. A medical doctor with a sustained interest in anthropology, Vinh-Kim Nguyen spent six years, between 1994 and 2000, in Ivory Coast and Burkina Faso as a medical consultant, while collecting ethnographic data on local responses to the epidemic. What makes the book most interesting but also constitutes a limitation is its timeframe: it deals with the period of “triage” – or “rationing”, as other authors would say (Beyer and Oppenheimer, 2007: 216-19) – when only a handful of people in need of treatment received antiretroviral drugs during trial tests. The time of national ARV roll-outs had not yet come. In the late 1990s becoming a member of an AIDS-support group, participating in awareness campaigns and disclosing one’s status in public often constituted the best way of accessing the life-saving drugs. Borrowing from Michel Foucault the concepts of “technologies of the self” and “therapeutic citizenship”, Nguyen analyses the quasi-religious – and sometimes overtly religious – zeal of the AIDS activists he met in West Africa in the 1990s as part of a power game between well- funded international organisations, weak national public health systems, mushrooming NGOs and people living with HIV in search of treatment.

Research themes

24 In the following pages four leading areas of research deemed are briefly described. The first three are at the intersection of anthropology of religion and public health studies; the fourth one deals more specifically with theology.

Religious affiliation as a predictor of HIV infection

25 In the early years of the epidemic the opposition from some religious leaders to campaigns in favour of the use of condoms on the grounds that they would encourage promiscuity was met with hostility by medical professionals and public health experts. Today, more harmonious relations reign between the two groups of role-players. As Becker and Geissler note, “in medical and policy debates about HIV/AIDs, the place of religion is sometimes deceptively clear” (Becker and Geissler 2009: 5). In matters of prevention religious leaders are often more pragmatic that one may assume. Trinitapoli and Weinreb describe their position on condoms as an “unenthusiastic acceptance” (Trinitapoli and Weinreb, 2012: 107). And in any case it would be a mistake to assume that believers always follow the prescriptions of their faith-communities

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(Eriksson, 2011). Since Garner’s claim, on the basis of a sample which has been criticised for being too small, that the Pentecostal churches are the only religious body able to convince its adherents to reduce their level of premarital or extramarital sexual activity (Garner, 2000), the question of the effectiveness of faith-based prevention interventions has received a fair amount of scholarly attention (Denis, 2011, 62-65). Rachel and Robert Mash conclude their review of twelve papers on faith-based organisations and HIV prevention in Africa with the comment that, “in contrast with high-income countries [...] religiosity does not have a positive impact on sexual behaviour in Africa, apart from on the most committed. In general, church-based youth may be at higher risk than the general population since sexual activity is similar, but they are less likely to use protection” (Mash and Mash, 2013). Trinitapoli and Weinreb see faith-based prevention in a more positive light. Only approaches exclusively based on faith healing, they suggest, are problematic. “HIV prevalence is highest in churches that emphasize only faith healing and lowest in those that have no faith healing whatsoever, irrespective of whether they emphasize other approaches. In contrast, being in a community that combines regular messages about AIDS with openness to public health strategies (testing and condom use) provides the best protection” (Trinitapoli and Weinreb, 2012, 149-150).

Religion and public health

26 HIV/AIDS gave religious institutions the opportunity to reposition themselves on the public health scene in Africa. In truth, Christian involvement in health matters has been high since the early days of the colonial era (Iliffe, 2006; Rasmussen and Richey, 193; Dimmock, Olivier and Wodon, 2012). But with HIV/AIDS faith-based initiatives in HIV and AIDS prevention, treatment and care, not forgetting the ever-expanding area of orphan care, have increased to an unprecedented degree. The huge expansion of funds for HIV/AIDS programmes following on the creation of the Global Fund for HIV/ AIDS, Tuberculosis and Malaria, PEPFAR and other global projects in the early 2000s boosted the involvement of religious institutions in the fight against HIV/AIDS. A number of Christian healthcare institutions were selected by international organisations as funding conduits on account of their presence on the ground and their assumed reliability (Prince et al., 2009, vi). They contributed to the increasingly successful ARV roll-out programmes in sub-Saharan Africa (Munro, 2012; Rasmussen and Richey, 2012). Even though religious institutions benefited less from international funding that many people think (Olivier and Wodon, 2012b), it is undeniable that their visibility has increased (Prince et al., 2009: ix). This raises the question of the respective roles of international agencies, national states and religious institutions in the provision of healthcare in sub-Saharan Africa. By dealing directly with faith-based organisations these international bodies effectively bypass the national public health systems. This practice, which some authors describe as neoliberal, undermines the sovereignty of African states (Becker and Geissler, 2008: 15-17; Nguyen, 2012: 137-156). But this may change. There are signs that international agencies, the biggest provider of funding for ARV programmes in poor countries, are planning exit strategies. This may force religious institutions to create new forms of partnerships with national health programmes (Munro, 2012).

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Treatment, care and the constitution of therapeutic communities

27 If the effectiveness of religious institutions in HIV prevention sometimes appears problematic, their ability to mitigate the effects of the epidemic is undeniable despite the tendencies of some religious communities to stigmatise people living with HIV. There is, however, a “pronounced” difference between Christians and Muslims in matters of care and stigma which Trinitapoli and Weinreb attribute to the fact that, in Africa at least, the former tend to be more educated and more organised that the latter (Trinitapoli and Weinreb, 2012: 184-185). Perhaps because a strong ethos of care infuses most of the world’s religions, one tends to take for granted the involvement of religious institutions in treatment and care, in the form of faith-inspired primary healthcare facilities or of secondary care activities such as home-based care, support groups or orphan care. As Olivier and Clifford point it out, paradoxically this area is potentially the strongest in the religious sector but also the one about which we know the least (Olivier and Clifford, 2011: 368). In particular, the activities of the faith-based HIV/AIDS support group, some of which have become ARV adherence support groups, are not sufficiently documented. Nguyen’s detailed description of psychosocial support activities involving HIV positive people in need of antiretroviral treatment shows a disconnection between the generous intentions of the (mostly western) organisers and the daily struggles of participants having to survive in situations of deep poverty (Nguyen, 2010). But this is only one type of “therapeutic community”, as he terms the support groups he encountered in Ivory Coast and Burkina Faso, in a particular area and at a particular time. Attempts at exploring the social, religious and medical histories of groups of HIV positive people in other contexts, like Rasmussen and Richey’s work on HIV patients on ARV in Uganda (Rasmussen and Richey, 2013), are still rare. The challenge caused to a deeply entrenched religious culture by a drug of biomedical origin which saves lives and the manner in which it reconfigures the relationship between faith, science and modernity needs further exploration.

A “theology of HIV/AIDS”

28 Trinitapoli and Weinreb show that the religious leaders’ opposition to condoms is far from being universal, that one of the early promoters of the ABC prevention strategy was a Catholic priest7 and that, on the whole, religious leaders are perceived as less stigmatising than society in general (Trinitapoli and Weinreb, 2012: 105-109, 167). This suggests that, in matters related to HIV/AIDS, sexual ethics in particular, the thinking of religious leaders is, or has become, less monolithic than is commonly thought. This applies mostly to leaders of Christian churches since very little is known of the doctrinal positions of Muslim leaders in Africa. The fact that HIV/AIDS has generated since the very beginnings of the epidemic a considerable amount of theological work, in Africa as elsewhere in the world, is probably not alien to the gradual change of minds of Christian leaders. As has been the case with other global challenges, the World Council of Churches took the lead by establishing, in 2002, a body called Ecumenical HIV and AIDS Initiative in Africa (EHAIA) which, among others, publishes theological essays on HIV/AIDS. One of EHAIA’s first tasks was to make recommendations to churches concerning the integration of HIV/AIDS in theological programmes (Dube, 2003). Initiatives such as CHART or the African Jesuit AIDS Network participate in a similar desire to respond theologically to HIV/AIDS. One of the most striking

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characteristics of this emerging “theology of HIV/AIDS” is its sensitivity to gender with, increasingly, attention not only to women but to men as well (Chitando and Chirongoma, 2012). The publications of the Circle of Concerned African Women Theologians (www.thecirclecawt.org) are a good example of the growing concern for gender in the context of HIV/AIDS. In a review article Adriaan Van Klinken makes the claim that all these publications constitute “a new type of liberation theology, with its critical analysis of the social structures in which the epidemic is embedded, which are named as sinful and unjust” (Van Klinken, 2011: 11).

Conclusion

29 As the HIV/AIDS epidemic enters its fourth decade, there is a growing recognition that HIV/AIDS is far more than a biomedical phenomenon. It affects politics, culture, social relations, material life and also, of course, religion. This paper shows that the study of HIV/AIDS and religion, after a slow start, has shown a considerable development, not least in sub-Saharan Africa. The CHART Online Bibliographic Database, incomplete as it is, is testimony to the importance of this new field of research. The good news is that social scientists and theologians, after ignoring each other, show signs of being prepared to learn from each other. HIV/AIDS and religion exercise on each other a mutual influence. We understand better the role of religious beliefs and practices in shaping the lives of people affected or infected by HIV. But this is not a one-way movement. The epidemic also changes the institutional structures, the beliefs, the moral codes and the forms of sociability of religious people. Even if HIV/AIDS enters a new phase, with fewer infections and more people having access to treatment, these new forms of religious life are likely to remain for a long time.

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NOTES

1. Journal of Religion in Africa, 37/1 (2007); Religion and Theology, 14/1 (2007); Africa Today, 56/1 (2009); TussenRuimte, 4 (2009); African Journal of AIDS Research, 9/4 (2010); Global Public Health, 6/2 (2010); Ecumenical Review, 63/4 (2011); Grace and Truth, 30/2 (2013); Canadian Journal of African Studies (forthcoming). 2. At the time of writing only the August 2012 version of the database was available online (http://www.chart.ukzn.ac.za/images/CHART_VII_bibliog_Aug2012.pdf). It is regularly updated. 3. As mentioned earlier, the indexing for 2013 is incomplete. 4. The number of countries represented in the sample exceeds the number of entries by two due to the fact that two publications deal with two countries (one with Lesotho and Zambia and another one with Mali and Gabon). 5. On the ambiguity of the “catch-all” category of faith-based organisation (FBO) see Denis, 2011: 58-60; Olivier and Wodon, 2012c: 1). 6. For example Ezra Chitando (Zimbabwe), Musa Dube (Botswana), Beverley Haddad (South Africa), Paterne Mombé (), Jill Olivier (South Africa), Agbonkhianmeghe Orubator (Nigeria), Lovemore Togarasei (Botswana), Joseph Tonda (Central African Republic). 7. Bernard Joinet, a member of the congregation of the Missionaries of Africa (Denis, 2007, 66; Trinitapoli and Weinreb, 2012: 85-86).

AUTHOR

PHILIPPE DENIS University of KwaZulu-Natal, [email protected]

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Huguenots et protestants en France À propos de : CABANEL Patrick, Histoire des protestants en France, XVIe-XXIe siècle, Paris, Fayard, coll. « Histoire », 2012, 1502 p. FATH Sébastien, WILLAIME Jean-Paul (dir.), La nouvelle France protestante. Essor et recomposition au XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, coll. « Religions et modernités », no 9, 2011, 484 p. FATH Sébastien, Les Fils de la Réforme. Idées reçues sur les protestants, Paris, Éditions Le Cavalier Bleu, 2012, 208 p.

Étienne Fouilloux

1 Le protestantisme paraît avoir le vent en poupe dans la France d’aujourd’hui. Après la célébration éclatée du cinquième centenaire de la naissance de Calvin en 2009, étudiée par André Encrevé dans La nouvelle France protestante, plusieurs manifestations ont illustré cette vitalité en 2013 : à Grenoble en juillet, la seconde édition du « Grand Kiff » pour les jeunes et surtout, en septembre à Paris, le second rassemblement « Protestants en fête ». Alors que se profile à l’horizon le cinquième centenaire de l’affichage par Martin Luther de ses quatre-vingt-quinze thèses sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg en 1517, acte de naissance de la Réforme, ces manifestations ont rompu avec le manque d’exposition médiatique dont se plaint souvent une minorité peu audible dans le concert national. Elles accompagnent des recompositions internes importantes, bien que plus discrètes : rapprochement de l’Église de la Confession d’Augsbourg et de l’Église réformée dans l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (2006), fondation du Conseil national des évangéliques de France (2010) qui rassemble une bonne partie de cette mouvance effervescente (Aurélien Fauches dans La nouvelle France protestante) et union, au synode de Lyon en mai 2013, de l’Église réformée de France et de l’Église évangélique luthérienne de France (de l’intérieur) pour former l’Église protestante unie de France. Ce regain de visibilité est sensible aussi dans l’historiographie, car ces diverses occasions étaient bonnes pour faire le point sur l’état du protestantisme hexagonal aujourd’hui, mais aussi sur son histoire.

2 La première tâche est revenue à un colloque organisé du 18 au 20 novembre 2010 à Paris, dans les locaux du Sénat, à l’initiative de la Fédération protestante de France,

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dont les actes ont été publiés par les sociologues Jean-Paul Willaime et Sébastien Fath. Appuyés sur un sondage administré au printemps 2010 par l’IFOP à un échantillon représentatif de sept cents protestants de France métropolitaine, dont les résultats sont amplement présentés et commentés en annexe par Jean-Paul Willaime, ces actes fournissent une photographie documentée du protestantisme dans l’Hexagone au début du XXIe siècle.

3 Leur premier et principal enseignement réjouira ceux des protestants de vieille souche, inquiets de la « précarité » de leurs Églises naguère pointée par Jean-Paul Willaime (La précarité protestante, Genève, Labor et Fides, 1992), qui craignaient d’appartenir à une espèce en voie de disparition. Non seulement le protestantisme se maintient dans la France d’aujourd’hui, mais il tend à se développer, alors que le catholicisme subit un net recul. Les protestants demeurent minoritaires, mais dans un pays où la majorité catholique est à la peine. Certes les estimations chiffrées varient d’un auteur à l’autre : à l’image de Sébastien Fath, les optimistes incluent dans leur comptage la catégorie ambiguë de ceux qui, en réponse aux sondeurs, se disent sympathisants ou « proches » du protestantisme : des catholiques mal à l’aise dans leur Église, le plus souvent, mais qui ne font pas le saut d’un rattachement formel au protestantisme. Plus réalistes, Claude Dargent, Jean-Daniel Roque, et aussi Patrick Cabanel au terme de son parcours historique, s’en tiennent à ceux, pratiquants ou non, qui se réclament explicitement d’une Église de la Réforme. En revanche, Patrick Cabanel semble quelque peu laxiste dans l’attribution de la qualité protestante à des personnalités du monde de la culture qui ont fait profession d’athéisme (Jean-Paul Sartre ?). Sur cette base on peut estimer qu’avec deux millions de fidèles, le protestantisme représente 3 % de la population française, « du jamais vu depuis la veille de la Révocation » de l’édit de Nantes en 1685, fait justement remarquer Patrick Cabanel (p. 1176). Ombres à ce tableau flatteur ? Les Églises continuent d’entretenir des relations compliquées avec les mouvements de jeunesse qui constituent leur avenir, mais dont les membres ne se bousculent pas dans les cultes (Arnaud Baubérot). Bien que traités le plus souvent avec égard, les protestants demeurent invisibles dans la grande presse, en dehors de quelques exceptions ponctuelles et des Dernières nouvelles d’Alsace ou... du quotidien catholique La Croix (Blandine Chelini-Pont).

4 Ce dynamisme ne concerne pourtant pas tout l’Hexagone, ni toutes les Églises se réclamant de la Réforme. Les vieilles paroisses rurales continuent de dépérir alors que les paroisses urbaines se multiplient, dans les grandes villes de province et en région parisienne plus encore. Par voie de conséquence, une lente érosion des Églises luthéro- réformées disséminées dans un tissu catholique en voie de sécularisation se poursuit, avec des procédures de regroupement des paroisses semblables à celles de nombreux diocèses catholiques. Cette évolution dans l’espace traduit en fait le déplacement du centre de gravité confessionnel du protestantisme en France. Le second enseignement du colloque de 2010, surtout pour quelqu’un qui n’est pas protestant de souche, est la modification du rapport des forces interne en faveur de la nébuleuse évangélique. Certes, celle-ci n’est pas une création ex nihilo, puisque son courant piétiste-orthodoxe, importé de Suisse ou des pays anglo-saxons au XIXe siècle, puise ses racines dans les rameaux radicaux des Réformes du XVIe siècle : il est donc aussi « historique » que les Églises se réclamant de Luther ou de Calvin (Christopher Sainclair). Tel n’est pas le cas de la mouvance pentecôtiste-charismatique dont l’expansion récente prouve que la France n’échappe pas à l’un des mouvements religieux majeurs de notre temps, même

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s’il est plus visible aux États-Unis ou en Amérique latine (Jean-Yves Carluer). Les évangéliques représentent aujourd’hui 40 % des protestants en France, contre 60 % pour les luthéro-réformés. Mais la proportion est largement inversée dans les temples et les salles de prière en fin de semaine, car les évangéliques font de la participation au culte une quasi-obligation et un marqueur d’appartenance à la communauté, bien que le sondage ait repéré des évangéliques non pratiquants. Ceux-ci sont également très présents sur le net, où ils constituent de véritables églises virtuelles (Pierre-Yves Kirschleger). La comparaison avec un bilan effectué en 2002 montre que l’évolution de l’historiographie reflète un tel déplacement. Alors qu’on attend toujours des travaux de recherche approfondis sur des sujets aussi importants que la création de la Fédération protestante de France au début du XXe siècle ou de l’Église réformée de France, à Lyon en 1938, les thèses d’histoire et de sociologie, mais aussi d’ethnologie ou de géographie, se multiplient sur la mouvance évangélique qui interpelle les sciences humaines dans un pays trop vite jugé déchristianisé. Au fil des actes du colloque, on découvre ainsi des Églises assez éloignées des stéréotypes tenaces sur le protestant, bourgeois austère et réservé, que Sébastien Fath, principal artisan de la réévaluation historiographique de l’évangélisme en France, pourfend avec bonheur dans la réédition de ses Fils de la Réforme. Églises de convertis, populaires et précaires qui essaiment dans une ville marquée par le protestantisme comme Montpellier, où elles attirent des fidèles d’origines diverses (Frank La Barbe) ; églises ethniques de l’agglomération parisienne, afro-caribéennes (Frédéric Dejean) ou asiatiques, comme ces curieux protestants wenzhou, originaires d’une même ville de Chine (Pan Junliang).

5 On a beaucoup insisté sur les différences entre ces Églises de professants et les Églises de multitude plus anciennes. Un troisième enseignement du colloque de 2010 tend à relativiser ces différences au profit d’un regain de cohésion. Certes les évangéliques restent plus conservateurs que les luthéro-réformés tant en matière politique qu’en matière de morale sexuelle : refus de l’interruption volontaire de grossesse, méfiance envers l’homosexualité et envers les manipulations génétiques. Mais le débat sur le « mariage pour tous » montre que le libéralisme des seconds a sans doute été surestimé, au moment où s’estompe leur vote pour les formations politiques de gauche. Quant aux évangéliques, ils sont bien plus présents que naguère dans les relations œcuméniques, y compris entre protestants (Jean-Paul Willaime), mais surtout dans l’action sociale, où leurs réseaux travaillent en émulation avec ceux de l’Entraide protestante (Sébastien Fath), et dans l’accueil des migrants pour lequel les initiatives d’origine protestante, comme la CIMADE, font référence (Bernard Boutter). Leurs liens avec le monde évangélique à travers la planète prolongent un cosmopolitisme protestant que ses adversaires ont si souvent dénoncé. De ce point de vue, le bilan proposé par le colloque de 2010 paraît plus nuancé. Si des Églises françaises maintiennent cet héritage à l’étranger, en Angleterre par exemple (Sophie-Hélène Trigeaud), l’influence du protestantisme français est faible en Amérique latine, exception faite de la saga du théologien de la libération Georges Casalis au Nicaragua sandiniste (Jean-Pierre Bastian). La francophonie protestante s’organise, pour contester l’hégémonie anglo- saxonne (Jean-François Zorn), mais les protestants français, pourtant très favorables à l’unité de l’Europe, ont du mal à s’y faire entendre (Bérengère Massignon).

6 Riche d’annexes précieuses (cartes et tableaux, copieuse bibliographie « indicative »), La nouvelle France protestante est appelée à devenir un instrument de référence, non seulement pour les chercheurs en sciences des religions, mais pour les responsables ecclésiaux, protestants ou pas. Tel est le sort qu’on souhaite aussi à la « brique » de

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Patrick Cabanel, pour peu que sa taille, et son poids, ne découragent pas les utilisateurs potentiels : plus de 1500 pages, dont 1188 de texte, 180 de notes en fin de volume, 70 de bibliographie et près de 50 d’index. Il faut savoir gré à l’éditeur de ne pas avoir été effrayé par une telle masse ! Et que dire de l’auteur qui a produit cet effort colossal ? Le premier depuis Samuel Mours, qui avait mis treize ans pour venir à bout de la tâche (1959-1972), il a relevé le pari d’écrire une histoire qui engrange plusieurs décennies de recherches sur le champ bien défriché de la Réforme en France depuis le XVIe siècle. Des histoires de la partie moderne de cette saga existaient, et plus encore des histoires de sa partie contemporaine, mais pas de synthèse des deux. Avant d’oser s’attaquer à ce monument de science et d’intelligence, il faut donc saluer la prouesse accomplie : non seulement Patrick Cabanel a tout lu sur son sujet, des thèses anglo-saxonnes au moindre article dans une revue régionale, comme en témoignent ses notes, mais il a digéré cette profusion avec un bonheur d’écriture, voire une verve, qui ne surprendra pas ses fidèles lecteurs. Ses travaux antérieurs, sur l’influence du protestantisme aux débuts de la IIIe République notamment, lui facilitaient la tâche pour la période contemporaine ; mais il n’était en rien spécialiste de la période moderne. Or, prouesse dans la prouesse, c’est celle-ci qui occupe la majeure partie du volume : un peu plus de 75 % du texte contre un peu moins de 25 % pour la période contemporaine, après 1789. Tout se passe donc comme si l’auteur, entraîné avec passion dans les siècles de fondation par une historiographie foisonnante, s’était pris au jeu, quitte à résumer plus sobrement ce qu’il connaissait le mieux au départ. Le résultat est saisissant : sur la violence des guerres de Religion du XVIe siècle ou sur l’Europe française du Refuge au XVIIIe, bien des chapitres du livre sont appelés à devenir des classiques. Mais le contemporanéiste n’est jamais très loin, qui multiplie les comparaisons avec des situations récentes connues de lui. Tellement qu’il juge utile de s’en justifier : « avoir travaillé sur les drames du XXe siècle n’est pas la plus mauvaise façon de relire ceux des guerres de Religion ou de la Révocation » (p. 10). Bien que le recours aux notions de brutalisation, de nettoyage confessionnel, d’apartheid, voire de génocide (arménien) prête à discussion, le déplacement voulu qu’ils imposent dans le temps comme dans l’espace fait souvent mouche. La comparaison entre l’exil des protestants après 1685 et des situations antérieures, l’expulsion des Juifs, puis des morisques, de la péninsule ibérique aux XVe et XVIe siècles est tout aussi éclairante (p. 754-759). Chemin faisant, Cabanel multiplie les analyses et les mises au point qui feront date : le mythique édit de Nantes de 1598 était bien plus favorable au catholicisme qu’au protestantisme qu’il circonscrivait dans des limites facilitant ensuite son étranglement ; l’exil des protestants après sa révocation n’a pas entraîné le déclin économique du royaume de France ; si l’édit de 1787 a permis la régularisation de leur état civil, c’est à tort qu’on le baptise édit de tolérance, car il maintient à leur détriment une intolérance de fait. Les apports de cette somme, fondée sur le dernier état de l’historiographie, paraissent inépuisables.

7 Aussi riche soit-il, l’ouvrage pâtit toutefois de choix qui ne font que prolonger ceux de ses prédécesseurs, de génération en génération. Trois principalement. Histoire des protestants en France ? S’il s’agit de la France dans ses frontières actuelles, le compte n’y est pas. Les protestants à majorité luthérienne d’Alsace (dans le royaume de France depuis 1648) ou du pays de Montbéliard (français depuis 1801), n’apparaissent vraiment qu’avec le paternalisme de leurs industriels au XIXe siècle. Si bien des traits les unissent à leurs coreligionnaires d’Allemagne, et si les Alsaciens bénéficient d’un régime des cultes différent, ils n’en sont pas moins, eux aussi, des « protestants en France ». On

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rêve d’une histoire globale de ceux-ci qui les réintègrerait dans l’épure, plutôt que de les cantonner dans une historiographie spécifique. Les Alsaciens ont-ils pâti de la Révocation de 1685 ? Que mettre sous l’étiquette piétisme ? N’y a-t-il de luthériens qu’aux marges de l’Hexagone ? Quid des luthériens parisiens et de leur tendance « haute Église » depuis le XIXe siècle ? La remarque vaut aussi pour les baptistes et autres non concordataires du XIXe siècle, tellement réduits à la portion congrue (p. 959-961) qu’on éprouve des difficultés à comprendre leur irruption sur la scène protestante au XXIe (l’un d’entre eux, Claude Baty 1, n’était-il pas, jusqu’en 2013, le président de la Fédération protestante de France ?). Bref, l’histoire que déroule Patrick Cabanel est moins celle des protestants que des huguenots, c’est-à-dire des héritiers français de Calvin dans la « France de l’intérieur ».

8 Un tel choix explique qu’elle soit aussi une histoire de leur répression, dominée par la violence, la guerre, l’emprisonnement ou l’exil, si prégnants dans la mémoire huguenote que partage l’auteur dont la maison porte encore la trace du grand « brûlement » des Cévennes de 1703 (p. 703-704). Un comptage sommaire montre qu’un minimum de trois cent vingt-cinq pages est consacré à l’histoire de cette victimisation. L’auteur pourra rétorquer à bon droit qu’il ne fait que restituer l’existence quotidienne des huguenots entre 1550 et 1787. D’autres choix de détail n’en sont pas moins instructifs : si le tableau de la structuration de la Religion Prétendue Réformée sous le régime de l’édit de Nantes est copieux et complet (p. 392-506), celui de ses répliques au XVIIIe siècle (p. 868-880), et même au XIXe (l’évocation de la « Terreur blanche » de 1815, dernier regain de persécution, a droit à sept pages, 1008-1015, alors la normalisation qui la suit n’en a que trente-deux, Réveil compris, 945-978) sont assez brefs, comme si les tribulations des huguenots en France et dans le monde intéressaient plus Patrick Cabanel que leurs (rares) périodes de tranquillité. D’une certaine manière, malgré toutes les garanties scientifiques dont il s’entoure, ne peut-on lire son livre, comme le prolongement historien d’une tradition qui va de l’Histoire des martyrs de Crespin à celle des pasteurs du Désert de Napoléon Peyrat, en passant par les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné et l’Accomplissement des prophéties de Jurieu ? L’histoire d’une religion- mémoire de la persécution pour laquelle Patrick Cabanel a forgé avec bonheur le terme de « huguenotisme » à partir de ses entreprises mémorielles du XIXe siècle. Or plus le protestantisme se diversifie en France du XIXe au XXIe siècle et moins ce huguenotisme peut prétendre en assumer la pluralité.

9 Troisième choix et troisième limite, exposés d’emblée : « ce livre est donc l’histoire non pas d’une théologie, ni même d’une Église, mais d’une minorité d’hommes et de femmes ». Elle se veut même « une autre histoire de la France » (p. 11), plurielle, et non plus seulement catholique ou laïque, voire « catholaïque ». L’ambition est réalisée : Patrick Cabanel fournit une remarquable histoire démographique, sociale, culturelle et politique de la minorité réformée de « France de l’intérieur », puisée dans une historiographie qui dépasse de beaucoup l’histoire dite religieuse : après l’avoir lu on sait tout, ou presque tout, sur la rétraction géographique de la RPR depuis le milieu du XVIe siècle, sur son ascension financière et sociale au Refuge et au XIXe siècle ou sur sa propension au vote à gauche jusqu’aux dernières décennies. Mais qu’est-ce qui fait l’unité profonde de cette minorité, de ces hommes et de ces femmes, sinon leur adhésion à une manière spécifique d’envisager et de vivre le christianisme, sur laquelle ce gros livre ne s’appesantit guère. On comprend que son auteur ait voulu sortir d’une histoire ecclésiastique recroquevillée sur les décisions des synodes ou sur des débats

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théologiques étranges aux yeux du profane. Les querelles entre arminiens et gomaristes français au XVIIe siècle ou entre libéraux et orthodoxes au XIXe sont ainsi réduites à la portion congrue. Mais là n’est pas l’essentiel. Quelles étaient la foi et la vie religieuse de tous ces gens disposés au martyr ou aux galères plutôt que de les abjurer ? Il y a de très bonnes pages sur leur enracinement dans ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament et sur le « patois de Canaan » qui en résulte. Mais au-delà ? La confession de foi de La Rochelle de 1559, qui a fait autorité chez les réformés jusqu’en 1872, est dite de belle « frappe calvinienne » (p. 434), sans que son contenu soit explicité. Les notations éparses sur la vie religieuse des populations réformées auraient mérité d’être regroupées, lors des phases d’accalmie, pour faire droit au meilleur du renouvellement récent de l’histoire religieuse. Que croyaient-ils et comment cette croyance se manifestait-elle quotidiennement ? Exemple : une certaine réserve se manifeste à l’encontre de l’empreinte des Lumières sur la foi des reconstructeurs du XVIIIe siècle et de leurs émules du XIXe, contre lesquels naît le Réveil. Mais elle n’est pas documentée : en quoi le théisme ou le rationalisme ambiant ont-ils alors contaminé la foi réformée ? And so on... Beaucoup de questions posées par l’existence chrétienne (ô Karl Barth !) des huguenots, pasteurs, cadres laïques et simples fidèles demeurent sans réponse dans un livre par ailleurs exhaustif sur leur existence profane ou sur leurs tribulations, leurs souffrances et leur mort. On le regrette d’autant plus que « le Cabanel » ne sera pas remplacé de sitôt !

NOTES

1. Qui est membre des Églises évangéliques libres, et non des Églises réformées évangéliques indépendantes, p. 1184.

AUTEUR

ÉTIENNE FOUILLOUX Laboratoire historique Rhône-Alpes (Larhra), [email protected]

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Les bonnes raisons de la croyance au merveilleux et au superstitieux À propos de :RENARD Jean-Bruno, Le merveilleux, Sociologie de l’extraordinaire, Paris, CNRS Éditions, 2011, 212 p. LEGROS Patrick, RENARD Jean-Bruno, Superstitions. Croyances et pratiques liées à la chance et à la malchance, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2011, 259 p.

Anne-Sophie Lamine

1 Si à première vue, Le merveilleux évoque une catégorie littéraire, Jean-Bruno Renard propose une sociologie de la construction sociale de « l’extraordinaire ». Les croyances sont au cœur de son analyse, menée dans une perspective boudonnienne, enrichie de discussions avec plusieurs autres approches. Pour qui s’intéresse aux croyances et aux imaginaires sociaux, l’ouvrage est d’une lecture passionnante, car il présente de manière très érudite et très vivante un grand nombre de cas « extraordinaires » tirés de périodes et de matériaux aussi divers que les textes bibliques ou les exempla du Moyen Âge, le traitement de la sorcellerie ou du mesmérisme, les croyances aux extra- terrestres, l’influence de la mécanique quantique sur la parapsychologie, les héros de bandes dessinées ou encore les films fantastiques contemporains. Il analyse la dimension symbolique du merveilleux et montre la place centrale de la controverse et du doute tout au long de son histoire. Le merveilleux, cet « ensemble des représentations et des croyances concernant l’émergence dans la réalité quotidienne de manifestations extraordinaires, dans une culture donnée, à une époque donnée » (p. 18), inclut, outre les expressions littéraires, toutes formes de croyances surnaturelles (magie, fantômes, vampires...) et parascientifiques (OVNI, extra- terrestres, Yéti...). Face au dilemme d’une catégorie coincée entre positivisme et obscurantisme, les oppositions vrai-faux, réel-irréel sont constitutives de la nature même du merveilleux (p. 15) et vont de pair avec la présence constante du doute. La triple disqualification rationaliste et réductionniste : illusion, émanation de l’irrationalité humaine et absurdité, a disqualifié son étude sociologique. En retournant ces postulats, le merveilleux s’avère « une catégorie de la réalité, socialement construite où l’extraordinaire s’oppose à l’ordinaire », « indissociable des controverses

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dont il est l’objet, dont les croyants et les incroyants ont de “bonnes raisons” de croire ou de ne pas croire » et « une configuration symbolique, porteuse d’un sens qui ne peut ou ne veut s’exprimer autrement » (p. 19). Son étude relève de la « sociologie du faux », enquêtant sur les phénomènes sociaux réels comme les rumeurs observant le vrai et le faux, le vraisemblable et l’invraisemblable comme des « pôles en tension et en troublante interférence » et s’interrogeant sur les mécanismes de « brouillage » (p. 20).

2 Le premier chapitre s’intitule « Le merveilleux comme catégorie de la réalité : la notion d’extraordinaire ». Les spécialistes de littérature distinguent le « fantastique » comme irruption du surnaturel du « féerique » comme surnaturel ambiant. Pour Jean-Bruno Renard, le merveilleux est une catégorie anthropologique, en ce qu’elle « rend compte de phénomènes humains universels et permanents dans toutes les cultures, même si leur intensité varie. Cette permanence est d’ailleurs reconnue aussi bien par les “admirateurs” du merveilleux que par ses “contempteurs” » (p. 24). Son objectif est « d’établir les cadres invariants de cette catégorie » et « d’examiner les diverses manifestations et les diverses fonctions du merveilleux, afin de comprendre pourquoi et comment telle ou telle forme de merveilleux a été objet de croyances à un moment donné et dans une société donnée », en s’appuyant sur les travaux de Gilbert Durand, d’Alphonse Dupront, de Roger Caillois et d’Edgar Morin ainsi que de nombreux historiens.

3 Le merveilleux a une dimension matérielle et sensible, dans la mesure où il est d’abord un ensemble de témoignages. « C’est dans la religion de l’extraordinaire que se découvre le plus nuement l’univers populaire du sacral matérialisé. [...] Le transcendant s’est fait immanent1. » Les motifs narratifs du merveilleux demeurent stables à travers les siècles, tels que celui de « l’herbe qui ne repousse pas », qui s’applique à l’endroit où fut tuée la Bête du Gévaudan, au lieu de la danse des fées, ou encore à la place d’atterrissage de soucoupes volantes (p. 26). Du Moyen Âge au XVIIIe siècle, de « l’homme au crapaud » au Juif Errant, les contes et légendes s’appuient sur des témoignages. Les narrateurs garantissent la véracité de l’histoire en ce qu’« ils ont vu l’homme qui a vu l’homme auquel l’histoire est arrivée » (p. 28). Des traces matérielles, des dents de licorne aux traces d’OVNI, peuvent servir de point d’appui. Les croyances au merveilleux sont donc « des croyances aux preuves des croyances », rejetées par les tenants de la foi pure, comme l’atteste le mépris du paranormal par les maîtres de bouddhistes ou hindous (p. 30). L’extraordinaire a encore la propriété d’être élusif : les apparitions de la vierge ou du monstre du Loch Ness sont fugitives, tout comme les capacités paranormales. Il apparaît aussi comme absurde, « on croit parce que c’est incroyable », combinant un mélange optimal d’éléments intuitifs et contre-intuitifs2. Le merveilleux est inclassable, il s’apparente aux « crises de réalité3 », ces moments où « l’on doute de la cohérence de notre univers symbolique » (p. 34). L’écart à la norme caractérise aussi les objets de croyances tels les animaux symboliques ou les monstres. L’extraordinaire est « de tous les temps et de toutes les cultures » (p. 42). L’auteur dégage les mécanismes de sa construction sociale à partir d’une analyse comparée du spiritisme et du soucoupisme, qui, au-delà de leurs différences, présentent des étapes de développement similaires : idées et phénomènes précurseurs, observatio princeps, puis diffusion rapide avec multiplication de phénomènes ainsi que des controverses. La gradation des attitudes de croyances s’avère aussi commune : rationaliste stricte, rationaliste modérée, croyante modérée, croyante stricte. Cette grille d’analyse appuie

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l’hypothèse d’un cadre invariant pour la catégorie du merveilleux et pourra être testée par d’autres chercheurs sur leurs terrains.

4 Le deuxième chapitre s’intitule « Le merveilleux comme objet de controverses : aspects structuraux ». Le carré sémiotique de Greimas permet de décrire les parcours de témoignages de l’extraordinaire en distinguant les modalités de représentations et leur recours au dictionnaire habituel, puis au nouveau dictionnaire croyant, en passant par l’indicible et par la comparaison. Ainsi, dans le cas d’un OVNI, le trajet sémantique est le suivant « un témoin croit voir un avion (sémantisé), puis observe que l’objet est étrange (non-sémantisé), a une forme composite (quasi-sémantisé) et conclut qu’il a vu un OVNI (néo-sémantisé) » (p. 66). Ce modèle permet de traiter des témoignages de cultures et d’époques différentes.

5 La construction du merveilleux n’écarte pas la pensée rationnelle, comme le montre un détour par trois auteurs, Freud, Sperber et Boudon. Le texte sur « L’inquiétante étrangeté » de Sigmund Freud souligne que ce sentiment peut être éprouvé « lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées » (p. 77). De cette lecture, on retient les idées du débat intérieur (ou dissonance cognitive) entre convictions anciennes et nouvelles, de la coexistence de la rationalité et de l’irrationalité chez le même individu et du retour du surmonté (ou du refoulé culturel). Ce dernier apparaît d’ailleurs comme une structure anthropologique commune à toutes les cultures, le merveilleux s’avérant souvent une manière d’exprimer des croyances anciennes. Les observations ethnopsychiatriques de Tobie Nathan montrent en effet que si des patients africains formulent leurs souffrances psychiques ou physiques en recourant au langage magique de la possession, il faut y voir là un cadre culturel et non l’affirmation de croyances fortes. Le thérapeute doit alors utiliser cette « matrice d’interprétation » comme « levier thérapeutique », mais toute interprétation trop mécaniste s’avère « totalement inefficace [... et] désigne le thérapeute comme un charlatan4. » Nathan conteste d’ailleurs Lévi-Strauss et sa notion d’efficacité symbolique5 : « La difficulté réside dans ce petit mot jeté par Lévi-Strauss en passant : “La malade y croit et appartient à une société qui y croit.” Or, il y a gros à parier qu’elle y croit tout autant que nos propres patients “croient” à des concepts abstraits tels que “l’inconscient” ou le “refoulement”. C’est-à-dire qu’ils y croient plus ou moins... qu’en tout cas ils demandent à voir6 ! » L’anthropologue Dan Sperber, contrairement à Freud, remet en cause le caractère primitif et archaïque de l’irrationalité. Il considère que « la pensée symbolique est nécessairement construite à partir d’un minimum de traitement rationnel préalable7 ». L’individu ou le groupe recherche d’abord des explications rationnelles pour traiter une information, et ne recourt au traitement symbolique que si la première étape échoue, qualifiant alors le fait de manifestation satanique ou d’annonce d’une catastrophe, par exemple. Enfin, Raymond Boudon ne suit pas la dissociation effectuée par Freud et Sperber entre logique et non-logique, entre rationnel et symbolique. Dans sa « théorie générale de la rationalité », il garde l’idée wébérienne de l’acteur rationnel et la distinction entre rationalités instrumentale et en valeur. Il étend la seconde, qualifiée de rationalité cognitive ou subjective, au fait que l’individu a de bonnes raisons (ou des raisons fortes) de croire certaines choses ou de se comporter d’une certaine manière en fonction de son adhésion à des idées ou à des valeurs qui lui paraissent justes. Le mécanisme des « bonnes raisons » permet une analyse des croyances fantastiques. En effet, une proposition est jugée vraie en fonction de certaines informations dont dispose ou croit disposer l’individu ou le groupe. Or, les croyances fantastiques ont pour caractéristique de remettre en cause le savoir

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ordinaire (doxa) ou le savoir scientifique en transformant des propositions absolument vraies en propositions généralement vraies. Jean-Bruno Renard en donne une démonstration à partir de l’exemple du monstre du Loch Ness. La proposition « tous les dinosaures ont disparu » (absolument vraie) change de statut, sous l’effet d’une information « perturbatrice » qui est « la découverte de cœlacanthes vivants montre que des animaux qu’on croyait disparus existent encore » et devient « il existe une probabilité (même faible) pour que quelques dinosaures n’aient pas disparu ». Cela fonde alors la nouvelle proposition sur de « bonnes raisons » : « le monstre du Loch Ness est peut-être un dinosaure que l’on croyait disparu » qui devient ensuite « le monstre du Loch Ness existe réellement ». L’auteur propose un modèle de croyance en trois étapes : « Je sais bien que X [doxa, sens commun], mais il y a Y [argumentaire], donc Z [croyance fantastique] est possible » (p. 89-90) et le met en œuvre sur une dizaine d’exemples. Cela éclaire aussi l’augmentation des croyances contemporaines au paranormal avec le niveau d’instruction8, ressource nécessaire pour la connaissance de l’argumentaire (Y). Autre élément explicatif, le raisonnement simplifié que l’on opère de manière ordinaire – indépendamment du niveau d’éducation – lorsque l’on déduit de quelques cas de cooccurrence entre deux phénomènes une relation de causalité. J.-B. Renard rappelle aussi qu’au cours de l’histoire, nombre de grands scientifiques ont cru à des idées fausses, pour de « bonnes raisons » et que les croyances fantastiques (tout comme religieuses) portent sur des propositions infalsifiables.

6 Le troisième chapitre, « Le merveilleux comme objet de controverses : permanence historique du doute » se donne pour objet de démontrer que contrairement à une vision évolutionniste courante, « les données historiques sur le merveilleux révèlent une permanence du doute et de l’esprit critique face à l’extraordinaire ». L’auteur nous livre une fascinante enquête historique sur le doute qui nous transporte successivement dans les textes bibliques, l’Antiquité, le Moyen Âge, l’époque de la Renaissance et du début de l’âge classique puis la période récente et contemporaine. Les thèmes du doute et de l’indiscernabilité sont fréquents dans les textes des deux Testaments. On retrouvera d’ailleurs cette distinction entre ceux qui font des miracles et ceux qui les fabriquent à propos des phénomènes spirites et parapsychologiques. Dans l’Antiquité, de nombreux philosophes sont critiques vis-à-vis de la croyance aux oracles et certains proposent une interprétation symboliste des mythes (p. 111-112). Au Moyen Âge, malgré la prégnance de la foi religieuse, les récits de miracles font l’objet de fréquents doutes chez les hagiographes. Des récits mettant en scène des faussaires dévoilés attestent la présence d’un sens critique à cette époque. Finalement, on peut considérer que « les clercs de l’Antiquité chrétienne et du Moyen Âge ont participé à deux mouvements contraires d’exclusion et de création du merveilleux », visibles d’une part dans la distinction faite entre écrits bibliques apocryphes et canoniques et d’autre part dans les nombreux textes relatant des histoires prodigieuses et édifiantes. Néanmoins, à la fin du Moyen Âge, les clercs se divisent entre symbolistes considérant que les animaux bibliques fantastiques sont des allégories et naturalistes affirmant qu’il s’agit d’espèces mal identifiées (p. 116-117). Dans la période suivante, la controverse sur les miracles n’est plus binaire (divin ou non), mais ternaire : naturel, divin ou diabolique. La christianisation de l’Europe étant achevée, l’Église ne compose plus avec le paganisme et l’on entre dans l’ère de la chasse aux sorcières, des procès en sorcellerie et de l’Inquisition, comme en attestent de nombreux ouvrages décrivant les prodiges diaboliques de la sorcellerie dès la fin du XVe siècle. Cependant, dès le milieu du siècle suivant, ces écrits font face à des approches plus tolérantes qui attribuent ces

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effets à des illusions ou à des troubles mentaux, favorisés par la misère. Philosophes, magistrats et monarques évoluent, mais ce n’est qu’en 1682 qu’un édit de Louis XIV met fin aux procès en sorcellerie. Un autre sujet de controverse est celui des monstres et des revenants. Au moment de la Renaissance, au courant « surnaturaliste » s’oppose le courant « naturaliste » qui explique rationnellement les prodiges, en leur trouvant des causes naturelles, sans remettre en cause les témoignages, comme l’œuf de poule contenant une tête de méduse, décrit par Ambroise Paré. À partir de la fin du XVIIe siècle, le cartésianisme d’auteurs comme Fontenelle pose un regard critique sur le merveilleux tout en offrant des explications sur leur développement et sur leur rôle social. C’est aussi la période des contes de fées (Charles Perrault). Le fantastique devient un motif littéraire. Au début du XVIIIe siècle, le clivage s’opère « entre la foi, épurée de tout le merveilleux populaire, et la superstition imprégnée de merveilleux » (p. 130), comme en attestent des écrits de membres du clergé. La fin du XVIIIe siècle voit paraître L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et Le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Les croyances magiques sont expliquées par l’ignorance. D’autres auteurs « naturalisent » le merveilleux, en l’expliquant par des faits naturels non encore élucidés. Entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, le scepticisme vis-à-vis du merveilleux devient majoritaire et ce dernier se rattache davantage à la nature, le surnaturel devient le paranormal (p. 136). La controverse et la condamnation sans appel du mesmérisme attestent du positivisme dominant, qui coexiste cependant avec une forte prégnance du spiritisme y compris parmi les savants.

7 Le quatrième chapitre, « Le merveilleux comme configuration symbolique », aborde la troisième caractéristique du merveilleux, sa capacité à symboliser, c’est-à-dire à « exprimer des vérités dans le langage de l’imaginaire ». Dans cette perspective, « l’imaginaire n’est pas une fiction irréelle, mais une manière de dire une réalité, non pas un mensonge, mais une parabole ». Le symbole est « une manière de dire concrètement ce qui ne peut se dire abstraitement », ou, selon Durand, un « signe renvoyant à un indicible et invisible signifié9 ». L’analyse des controverses dont le merveilleux fait l’objet ne suffit pas à sa compréhension, ce serait un « contresens psychologique10 ». Le merveilleux est « un langage symbolique, utilisé non pas lorsque la raison est absente, mais lorsque la raison est impuissante », en accord avec l’approche de Sperber déjà évoquée, qui écrit aussi que « les représentations symboliques sont intériorisées, non comme des connaissances ordinaires, mais, pour ainsi dire, “entre guillemets”, non comme des pensées, mais comme des points de départ de l’évocation, comme des aliments de la pensée11. » Le merveilleux est donc « une construction de significations » ; « [il] n’est pas un manque de savoir scientifique, il est un rajout de sens » (p. 142). La pensée symbolique est « un mode de fonctionnement mental universel fondé non sur l’abstraction, mais sur le concret, non sur le sens propre, mais sur le sens figuré (métaphore, métonymie, etc.), non sur la logique formelle, mais sur la logique symbolique (analogie). » (p. 143) Alors que certaines approches sociologiques insistent sur le fait que la mythologie, comme idéologie, masque la réalité sociale et permet un renforcement des rapports de pouvoir, les spécialistes du mythe affirment qu’elle exprime la réalité sociale. Ces approches ne sont cependant pas incompatibles, dans la mesure où « un masque peut à la fois dissimuler et exprimer ce qu’il cache » (p. 144). Il est dès lors essentiel d’être attentif aux processus et aux contextes de perception de l’extraordinaire et de construction des symboles. Cette caractéristique métaphorique de déplacement du réel confère à la pensée symbolique un pouvoir contestataire. Le merveilleux de la religiosité populaire

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conteste la religion instituée, tout comme les éléments des cultures folkloriques se distinguent de la culture dominante. La bande dessinée constitue une forme de néo- folklore contemporain, dans laquelle « superman est un nouvel Hercule, Obélix a succédé à Gargantua, les Schtroumpfs sont des avatars modernes des lutins, etc. 12 » (p. 150) La « nébuleuse d’hétérodoxies13 », dans laquelle on peut inclure l’astrologie, la divination, les médecines parallèles et les parasciences, relève bien aussi de comportements protestataires, que ce soit contre l’institution religieuse ou contre la science. La figure des monstres sert de « support de projection de la pensée sociale » (p. 153) et peut symboliser un autrefois mauvais comme les dragons, mais aussi un présent mauvais, en particulier les étrangers, du sagittaire comme guerrier terrifiant au Juif Errant comme signe de la malédiction du peuple juif. Les monstres des films ou récits fantastiques sont souvent des figures d’invasion, qu’il s’agisse des extra- terrestres, des peuples colonisés ou des Asiatiques. L’analyse de nombreux films contemporains en relation avec leurs contextes, offre des clefs sur les messages symboliques, et pour King Kong dans ses versions successives : la Grande Dépression, la prise de conscience écologique ou la toute-puissance de la « spectacularisation ». L’apparition de nouveau « motif fantastique » atteste celle d’une nouvelle problématique sociale. Ainsi le motif des extra-terrestres reflète les crises de la société occidentale : colonisation et décolonisation (conflit Nord-Sud), avec par exemple La guerre des mondes d’H. G. Wells ; guerre froide (conflit Est-Ouest) avec les films des années 1950 mettant en scène des martiens venant conquérir la Terre ; science et religion (conflit raison-révélation) avec des extraterrestres bénéfiques qui poussent à mettre la technologie au service de l’humanité. Les croyances au paranormal sont cependant loin d’être homogènes : périreligieuses (diable, anges...) se corrèlent les croyances et pratiques religieuses, à l’inverse des parascientifiques (OVNI, extraterrestre, monstre du Loch Ness...) ; parareligieuses (astrologie, réincarnation...) se corrèlent avec croyances diffuses, facilitant le syncrétisme.

8 Laissons à l’auteur ses mots de conclusion : « Le merveilleux possède une réalité sociale, non pas tant parce qu’il répondrait à un hypothétique “goût pour l’étrange”, mais parce qu’il permet l’expression de messages fortement symboliques, correspondant aux préoccupations qui sont, elles, des individus, à tel moment et dans telle culture. » (p. 189)

9 Cet ouvrage est d’autant plus stimulant qu’il fait une large place au doute et au symbole, tout en offrant des détours heuristiques par la psychologie. Il invite à des parallèles entre croyances dans et hors du religieux et à des discussions avec d’autres approches de la croyance. L’essence du merveilleux, qui est à trouver dans la « présence lancinante du doute – “et si c’était vrai ?” ou “et si c’était faux ?” [et qui] explique la fascination qu’il exerce sur l’esprit humain » (p. 16) peut correspondre au « mode mineur » d’Albert Piette14, caractérisé par ses oscillations, ses entre-deux et ses jeux d’interrogation et de négation. Le rapport à la science des spirites et des soucoupistes (p. 53) n’est pas sans rappeler les constats de Nathalie Luca sur le « glissement de la transcendance religieuse vers la transcendance scientifique15 ». La manière dont les « témoins » parlent des OVNI (p. 197) montre l’influence des représentations culturelles sur la grammaire d’énonciation de la croyance, attestée par la comparaison entre pèlerins de Lourdes et pentecôtistes, menée par Laurent Amiotte-Suchet16. Enfin, les tenants d’une approche pragmatique et performative du croire s’interrogeront sur la qualification de superstition à propos de certains rituels du quotidien (tel le joueur de foot qui enfile sa chaussette droite à l’envers, p. 94) qui peut aussi relever d’actes

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destinés à symboliser une détermination à se lancer dans l’action avec confiance, du croire-confiance, qui permet notamment de « se rendre capable de faire face à la situation17 » comme le formule l’anthropologue Roberte Hamayon à propos du lancer de l’objet dissymétrique répété par le chamane jusqu’à ce qu’il tombe du côté favorable.

10 À cet ouvrage fait pendant un second, co-dirigé par le même auteur avec Patrick Legros, sur La superstition, « une croyance et parfois un acte dont la finalité est pour l’individu de porter chance ou de conjurer un mauvais présage » (Patrick Legros). La perspective sociologique est aussi cognitive, avec une ouverture interdisciplinaire (psychologues sociaux, anthropologue, littéraire). La première partie, sur les notions, débute par une enquête dans les dictionnaires du Moyen Âge jusqu’à nos jours, qui dévoile l’étymologie du terme : la propriété de subsister par-delà un événement, jusqu’à son acception la plus courante : porter bonheur/malheur, en passant par sa construction comme antonyme de la (vraie) religion ainsi que, plus tardivement, de la (vraie) science (Sophie Rothé). La superstition est aussi un acte de l’imaginaire pour « se représenter le hasard » et « se créer une possible emprise sur lui » (Audrey Valin). D’un point de vue sociologique, la croyance est à la fois un contenu et un rapport, souvent conditionnel ou probabiliste, à ce contenu (Gérald Bronner). La rationalité peut être instrumentale ou cognitive, par « cohérence logique » ou « bonnes raisons ». La superstition relève du premier type, « en raison des services anxiolytiques qu’elle rend », un service que seule la croyance peut rendre, présente dans les « petits rituels magiques [de la] vie quotidienne » auxquels l’individu recourt dans les « situations d’incertitude ». Le cas du tiercé exemplifie son caractère partiel ou probabiliste. Paradoxale, car « nous la pratiquons sans y croire vraiment, mais nous y croyons tout de même suffisamment pour la pratiquer », elle résulte d’un « raisonnement coût- opportunité, inconvénients versus avantages », mais doit être « peu coûteuse » tout en ayant cette « plasticité cognitive » qui autorise ces « rapports ambigus entre le croire et le vouloir ».

11 Du point de vue de la psychologie sociale et du folklore, le débat fait rage entre ceux qui opposent rationnel et superstition et ceux qui « acceptent la réalité de leur coexistence et s’abstiennent de la déplorer » (Véronique Campion-Vincent). Du côté des premiers, les superstitions sont fonctionnelles et découlent de la recherche d’ordre et de sens qui caractérise les processus de pensée dans un monde en perpétuel changement. Elles s’avèrent un sous-produit ou un prix à payer de notre constante recherche de schémas (G. Jahoda) ou des formes de croyances primitives (W. Hand). Cependant, le constat de « savoirs incompatibles [qui] coexistent sans complexe en nous » effectué par la psychologie sociale (S. Moscovici) ouvre la porte à des études assumant la coexistence de croyances superstitieuses avec une adhésion à la science (A. Bangarter). Du côté des folkloristes, le scepticisme comme doute méthodologique s’oppose au scepticisme comme incroyance ou anti-crédo (D. Hufford).

12 L’analyse d’un épisode de la série américaine La quatrième dimension permet d’aborder les mécanismes cognitifs et comportementaux de la superstition (Jean-Bruno Renard). Un jeune couple en voyage de noces fait une pause forcée de quelques heures dans une petite ville américaine, suite à une panne de voiture. C’est dans un café, face à une machine à sous prédisant l’avenir, que le brillant jeune homme s’adonne de manière compulsive à son penchant superstitieux. Il est en effet porteur de « prédispositions psychologiques » qui, comme l’ont montré plusieurs études, ne sont pas liées au niveau d’intelligence et d’instruction. Il ne retient donc que quelques informations « utiles » et

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oublie les autres ; son interprétation des messages vagues est orientée ; les coïncidences n’existent pas, mais sont des preuves qui renforcent sa croyance ; enfin, la croyance peut devenir une « prédiction créatrice » comme lorsque le stress de la peur du malheur le rend moins prudent en traversant une route. Outre les dispositions, les facteurs contextuels jouent un rôle essentiel : périodes de guerre ou de crise, situations personnelles critiques et porteuses d’incertitudes, comme celles du changement professionnel et du mariage, pour le héros de l’épisode. Le superstitieux croit donc en un contrôle externe de sa situation, sur lequel il n’a pas prise. Un dernier aspect de l’objet est sa marchandisation, analysée à l’appui d’une large enquête empirique, permettant d’en relever les structures (Patrick Legros). Les superstitions ont majoritairement un rôle de prévention et les substances naturelles abondent parmi les objets concernés. Populaires, elles se structurent en une simple chaîne action-objet- fonction (trouver un trèfle à quatre feuilles porte bonheur ; passer sous une échelle porte malheur), avec un oubli de leur origine (religieuse ou syncrétique). La marchandisation, qui démarre au XIXe siècle avec la commercialisation d’objets artisanaux ainsi que d’objets rares, importés ou rapportés de voyages, accentue ce processus. Il s’intensifie avec la massification culturelle, qui réduit le nombre des superstitions et les simplifie en les symbolisant et en les miniaturisant. On s’embrasse sous le gui au Nouvel An, on porte un bijou d’argent en forme de trèfle à quatre feuilles ou de fer à cheval et l’on achète nombreux objets exotiques, de l’œil d’Horus au talisman Aztèque, comme porte-bonheurs ou simples ornements.

13 Un deuxième ensemble de contributions traite des pratiques. La chaîne magique, ce message anonyme que l’on reçoit et que l’on doit répercuter auprès d’un nombre fixé de destinataires, afin de s’attirer la chance, et sous peine de s’attirer le malheur, est une pratique liée au pouvoir inféré à la diffusion répétitive et qui présente de vagues références religieuses (Saint Antoine, un missionnaire...). La superstition, une forme de pensée sociale, ne doit pas être appréhendée en la substantialisant (par un contenu) ou en la naturalisant, mais en observant son « ancrage de sociabilité » et sa « rationalité pratique » (Michel-Louis Rouquette). L’ouvrage ne pouvait passer sous silence le vendredi 13, dont 23 % des Français considèrent qu’il n’est pas une date comme les autres, mais seulement un tiers d’entre eux qu’elle est négative. Patrick Legros en retrace l’historique et les pratiques, en partant de la double polarité du vendredi : dédié à Vénus ou jour de la mort du Christ, et du chiffre treize : trahison de Judas et chiffre suivant le douze, symbole gréco-romain de perfection, mais aussi attesté comme porte- bonheur dans l’histoire. Aujourd’hui, de nombreux établissements évitent encore ce chiffre (chambres d’hôtel, salles de cinéma, etc.), qui a par ailleurs une valeur marchande attestée par le montant des gros lots de la Loterie Nationale. Le « niveau d’adhésion et de croyance [est donc] vraisemblablement très bas ». L’on peut alors parler du vendredi 13 « comme d’une croyance populaire, tout en affirmant qu’il s’agit d’un phénomène éloigné de la croyance ». La dimension pragmatique du rapport à la croyance s’avère cruciale : « Le paradigme de la croyance, pour le sociologue, ne peut être calqué sur celui du philosophe. Elle n’est pas un énoncé que l’on tient pour vrai, mais une rencontre qui pousse ou non à l’action. » En complément, l’analyse de la Française des jeux, dont l’emblème est un trèfle à quatre feuilles, est menée sous l’angle de la fidélisation des joueurs, qui ritualisent le jeu dans leur quotidien « afin de répondre à un besoin de protection » (Audrey Valin). Un autre cas, le « mauvais œil » dans l’espace culturel maghrébin, est présenté par l’historique des pratiques et leur renouvellement contemporain dans l’espace domestique, comme actes symboliques

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d’éloignement de la maladie (Slimane Touhami). En contrepoint, un chapitre analyse le combat des habitants du Berry contre les représentations extérieures de territoire superstitieux, notamment dans les médias nationaux. Si le rejet agacé prédomine, les opportunités touristiques n’en sont pas pour autant négligées (Yolande Riou).

14 La troisième partie se focalise sur les acteurs. Patrick Legros ouvre le jeu en analysant la rationalité de l’individu superstitieux qui « [croit] en quelque chose tout en possédant un objet et/ou en accomplissant un acte, auxquels [il] accorde une efficacité », certes symbolique. En fait, tout un chacun est superstitieux à certains moments, à sa manière et la « relation entre le dire et le faire » est bien plus complexe qu’une simple corrélation entre niveau de croyance et fréquence d’une pratique. Selon Herbert Simon, l’individu ne prend pas des décisions optimales, mais adopte des solutions satisfaisantes. Il peut aussi reproduire une pratique ou un geste – comme croiser les doigts – par habitude et non par superstition. Et, si croyance il y a, elle n’est qu’un moyen parmi d’autres de réaliser un objectif. En outre, la pratique est souvent influencée par l’interaction sociale. Bref, « l’action superstitieuse est le plus souvent contingente et opportuniste, instable et changeante ». La psychologie sociale (Emmanuèle Gardair et Nicolas Roussiau) distingue les déterminants situationnels (le contexte) des déterminants dispositionnels (personnels). Les premiers sont renforcés lors de période de crise ou d’incertitude. Les seconds s’expliquent en recourant au concept de « lieu » de contrôle (locus of control18) qui distingue deux types d’individus selon qu’ils croient que les événements de leur vie sont sous contrôle externe (hasard, chance, destin, influence et pouvoir de personnes ou d’institution) ou interne (effet de la volonté individuelle, du comportement, des caractéristiques personnelles). L’externalité favorise globalement les croyances superstitieuses, à l’inverse des croyances psychiques19. L’anxiété et l’émotivité sont aussi favorables à la superstition. Une expérience montre cependant que si le recours à des pratiques superstitieuses chez les étudiants augmente avec l’enjeu de l’événement, ils n’en démentent pas moins leur efficacité causale. Une galerie de portraits illustre ensuite le rapport à l’extraordinaire dans la vie quotidienne et les capacités de bricolages à partir de diverses ressources de sens : religieuses, New Age, superstitieuses, paranormales, psychiques (Ann Verlinde). Ces compositions personnelles s’avèrent des « réservoirs » bien plus que des « systèmes ». Une enquête chez les voyants et autres « professionnels du paranormal », met en exergue deux types de légitimation : traditionnelle ou charismatique du côté des médiums, alors que les astrologues ou magnétiseurs opèrent une « scientifisation » de leur pratique pour se démarquer des visions magico-religieuses et visent une légitimation rationnelle-légale (Marie-Laure Bernon). Enfin, le personnage de Casanova offre un détour par la Vénétie des Lumières. Les mémoires de ce fin observateur, qui méprise les croyances superstitieuses de ses contemporains, mais sait en tirer parti pour amuser ses lecteurs, nous montrent aussi l’ambigüité du rapport au merveilleux au temps des Lumières (Sophie Rothé).

15 Jean-Bruno Renard reprend dans une conclusion synthétique les questions transversales de l’ouvrage : définition, représentations sociales négatives, résultante de situations d’incertitude, rôle ambivalent, individuel-collectif et origine historique. L’étude des superstitions montre que les croyances peuvent être temporaires, qu’elles s’incarnent dans des comportements et que leurs origines importent moins que leurs usages. On peut, comme le souligne Campion-Vincent, discuter de la restriction du terme qui exclut notamment les théories du complot (relevant aussi de la recherche d’ordre et de sens) ou bien s’interroger comme plus haut sur l’ampleur de son

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extensivité, notamment pour qualifier des rituels de la vie quotidienne, qui relèvent peut-être davantage du performatif que du cognitif20. Cette contribution collective originale à l’étude des croyances, que l’on pourrait aussi sous-titrer « variations sur les approches cognitives de la croyance », est une invitation à la discussion de ces approches, en les confrontant à la fois à d’autres perspectives et entre elles21.

NOTES

1. A. Dupront, Du sacré, Paris, Gallimard, 1987, p. 452 et 456. 2. P. Boyer « Dieux, esprits et fantômes, un air de famille », Sciences humaines, 53, 1995, p. 41 3. P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 [1966], p. 213. 4. T. Nathan, Le sperme du diable. Éléments d’ethnopsychothérapie, Paris, PUF, 1988, p. 124, cité p. 82. 5. C. Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958. 6. T. Nathan, Le sperme du diable, op. cit., p. 145. 7. D. Sperber, « La pensée symbolique est-elle pré-rationnelle ? », in Izard M. et Smith P., La fonction symbolique. Essais d’anthropologie, Paris, Gallimard, 1979, p. 17-42, passage cité, p. 34-35. 8. Cela correspond à la « disponibilité mentale » soulignée par G. Bronner, La pensée extrême, Paris, Denoël, 2009, p. 56. 9. G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1964, p. 14. 10. M. Meslin, « Qu’est-ce que le merveilleux ? » in Meslin M. (dir.), Le Merveilleux, Paris, Bordas, 1984, p. 6-8. 11. D. Sperber, « La pensée symbolique est-elle pré-rationnelle ? », art. cit., p. 39. 12. J.-B. Renard, « La bande dessinée comme folklore », Esprit, 4, 1980, p. 116-124. 13. J. Maître, « Régulations idéologiques officielles et nébuleuses d’hétérodoxies. À propos des rapports entre religion et santé », Social Compass, 34/4, 1987, p. 353-364. 14. A. Piette, Le fait religieux, Paris, Economica, 2003. 15. N. Luca, Individus et pouvoirs face aux sectes, Paris, Armand Colin, 2008, p. 28. 16. L. Amiotte-Suchet, « Tous égaux devant Dieu ? Réflexions sur les logiques d’éligibilité des miraculés », Social Compass, 55(2), 2005, p. 241-254. 17. R. Hamayon, « L’anthropologue et la dualité paradoxale du “croire” occidental », Revue du MAUSS 2, 2006, p. 427-448 (p. 445). 18. J. B. Rotter « Generalized Expectancies for Internal versus External Control of Reinforcement », Psychological monographs: General and Applied, 80(1), 1966, p. 1-28. 19. Cela peut aussi renvoyer à la distinction entre « religious coping » positif (donnant de la confiance...) et négatif (dieu qui punit...), K. Pargament, The Psychology of Religion and Coping, New York, The Guilford Press, 1997. 20. Ce que mentionne d’ailleurs P. Legros lorsqu’il évoque les pratiques relevant de l’habitude. 21. Par exemple la distance entre P. Legros et G. Bronner et leurs positionnements différents sur le type de rationalité concerné.

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AUTEUR

ANNE-SOPHIE LAMINE Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe, MISHA-Université de Strasbourg, anne- [email protected]

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Autoportraits de sociologues des religions À propos de : HJELM Titus, ZUCKERMAN Phil (eds), Studying Religion and Society. Sociological Self-Portraits, Oxon, New York, Routledge, 2013, 210 p. LAMBERT Yves, MICHELAT Guy, PIETTE Albert (dir.), Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, Paris, L’Harmattan, coll. « Religion et sciences humaines », 1997, 254 p.

Pierre Lassave

1 Les autobiographies intellectuelles éclairent parfois les parcours des disciplines universitaires. Les historiens français ont ainsi inventé le genre de l’« ego-histoire » qui replace le développement d’une œuvre individuelle dans son contexte d’idées, d’événements historiques et de réseaux intellectuels. La sociologie s’avère moins prolixe à cet égard quand bien même elle théorise les mobiles et les formes des innombrables récits biographiques qu’elle sollicite dans ses enquêtes. S’il peut arriver qu’un sociologue renommé se lance dans un exercice de mémoire sur son œuvre accomplie, il est rare que des parcours rétrospectifs se trouvent regroupés par une initiative commune. Ce fut quand même le cas, pour la sociologie des religions, du collectif Le religieux des sociologues, trajectoires personnelles et débats scientifiques (1997) qui réunit pour la première fois en France une quinzaine de récits abordant les causes, les effets et les évolutions de l’engagement personnel dans cette thématique disciplinaire. Voici donc que nos collègues anglo-saxons nous livrent depuis peu une somme équivalente.

2 Une quinzaine d’entre eux, sociologues des religions aux parcours académiques accomplis principalement en Grande-Bretagne et aux États-Unis, tentent ainsi pour la première fois de relier les fils entre leurs origines familiales, leur entrée dans la carrière, le choix de l’objet religieux, l’évolution de leur point de vue et les changements de paradigmes. La moitié d’entre eux sont nés entre les années 1940 et 1950 et l’autre moitié s’associe peu avant et peu après à cette génération centrale de « baby-boomers ». Quatre femmes, et non des moindres, atténuent la domination masculine de l’échantillon (Nancy T. Ammerman, Eileen Barker, Irena Borowik, Grace

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Davie). Autour du noyau anglo-américain gravitent quelques universitaires du continent européen (Belgique, Pologne, France). Jean-Paul Willaime figure ainsi parmi ces « autoportraits » au même titre qu’il était déjà présent dans le collectif français de 19971. Le rayonnement des auteurs ainsi que leur participation active aux instances internationales de la spécialité disciplinaire sont sans doute à l’origine de ce rassemblement inédit. Phil Zuckerman, professeur de sociologie californien connu pour ses travaux sur l’athéisme, et Titus Hjelm, jeune chercheur finlandais lecturer à Londres, sont à l’origine de cette galerie d’autoportraits. Dans leur introduction, ils rappellent la discrétion relative des faits religieux au sein des objets privilégiés de la discipline et donc le caractère exceptionnel de leur initiative. Ils relèvent en outre la réserve des sociologues à se confier sur le rapport éventuel entre leurs propres engagements de croyance et leur choix d’objet, lien souvent intériorisé par l’éducation puis refoulé par le positivisme latent des sciences sociales – réticence déjà manifeste dans le collectif français précédent. Ils indiquent en outre, toutes choses égales par ailleurs, une plus grande propension des femmes à évoquer les liens entre statut familial et développement de carrière. Ils confirment enfin ce que d’autres collectifs de sociologues ont montré quant à la prégnance du travail empirique sur le développement de la théorie, mais aussi quant au rôle des maîtres de vérité, ici dénommés « mentors », qui révèlent des vocations ou jouent sur les orientations décisives. Plus encore que le collectif français qui réunissait sociologues et anthropologues, les terrains d’enquête concernent essentiellement les sociétés occidentales appréhendées sous l’angle de leur sécularisation.

3 L’ordre alphabétique mêle indifféremment des itinéraires et des problématiques qui, au-delà des variables d’âge, de genre, de pays, de cadre théorique et d’objet d’enquête entretiennent quelques liens entre eux. La sociologie des trajectoires et des bifurcations sociales nous a appris à distinguer au moins trois grands types de causalité temporelle mobilisés dans les récits2. D’abord celle du fait générateur qui conditionne la suite des parcours, souvent événement traumatique ou handicap de départ que la trajectoire qui suit va s’employer à surmonter. Ensuite et à l’inverse, celle de l’éternel rebondissement au gré des circonstances qui s’enchaînent sans qu’un plan puisse être déterminé sauf par abus de rationalisation rétrospective. Enfin et en position médiane vis-à-vis des schèmes précédents, une association de nécessités et de hasards qui renvoient à des échelles individuelles et collectives variables et imbriquées. En termes de parcours intellectuels, le premier débouche souvent sur une quête ininterrompue de soi, le second sur un jeu de rôles incessant et le troisième sur le déploiement progressif d’une structure d’ensemble. Il va de soi que cette grille de lecture autorise des associations originales entre ces trois types. Elle nous a en tout cas servi à caractériser voire à regrouper les itinéraires en question.

Quêtes de soi

4 Pour le premier type, la trajectoire de Robert A. Orsi (né en 1953) s’avère exemplaire : l’enfant pauvre, italien et catholique du Bronx, né dans un milieu où la violence règne jusqu’à expliquer le baiser pieux des plaies du Christ sur la croix, est ainsi devenu un éminent spécialiste de ce qui reste de ferveur populaire dont les tenants de la religion officielle peuvent encore craindre les débordements païens3. Certes les études en internat l’ont éloigné de son milieu, l’ont socialement désorienté, lui ont fait perdre la

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foi, puis l’ont fait hésiter entre histoire du protestantisme et sociologie du catholicisme. Mais au bout de décennies d’investissements progressifs dans la connaissance des ressorts identitaires de la dévotion mariale et des cultes des saints familiers, celui qui est devenu titulaire de l’Académie américaine des arts et des lettres ne semble pas regretter ses pénétrantes enquêtes ethnographiques qui lui confèrent une sorte de don de double vue, de l’intérieur et de l’extérieur des croyances les plus ancrées dans le monde d’en bas.

5 Le même poids des origines se retrouve dans l’itinéraire sinueux d’Irena Borowik, petite fille rêveuse née en 1956 dans un village polonais à la frontière de l’Ukraine et de la Biélorussie : la poétesse précoce, parlant plusieurs dialectes et émerveillée par les fêtes de sa communauté orthodoxe, se destinait d’abord au métier d’infirmière pour voir du pays ; diverses rencontres vont la réorienter vers l’université où elle découvre la phénoménologie puis se lance, encouragée par un professeur, dans l’ethnographie des communautés villageoises d’Europe orientale4. Elle y révèle deux modèles de relations entre le sacré des cultes et le profane de la vie quotidienne : plus séparé chez les catholiques, les orthodoxes et les musulmans ; plus imbriqué chez les pentecôtistes. Sa progression universitaire est associée à l’élargissement de ses observations aux espaces intercommunautaires dans les pays qui sortent de l’emprise communiste. La sociologie lui a finalement appris, dit-elle, à accepter comme nécessité le contrôle social au village qui la révoltait jeune.

6 La révolte en moins, Nancy T. Ammerman (née en 1950), fille de pasteur baptiste américain, secondait son père dans ses activités pastorales et a opté pour des études de sociologie des communautés religieuses faute de pouvoir prétendre dans son église à la prédication5. La vie conjugale (déplacement du couple du Sud vers une ville universitaire) et les mentors successifs n’ont pas été pour rien dans ce choix qui l’a menée jusqu’à New Haven (Yale) puis Boston où elle est devenue une spécialiste internationalement reconnue de la diversité des groupements religieux dans leur émergence locale. La continuité entre la communauté d’origine et l’objet de connaissance semble aller de soi chez notre spécialiste qui déroule sa carrière comme une virtuose précoce, à peine contrariée par l’interdit initial de prédication pour les femmes qu’elle a finalement surmonté avec brio par la connaissance du monde.

7 Plus connu en France pour ses travaux sur le marché religieux et les choix rationnels qui le soutiennent, William S. Bainbridge (né en 1940) livre ici un développement bien plus réflexif que le précédent sur les ressorts cachés d’une carrière6. Cet athée par défaut, issu d’une grande famille de pasteurs libéraux, puis d’universitaires et aventuriers américains de haut vol se demande en effet pourquoi il a passé de si longues années à étudier les religions. Sans doute pour les mêmes raisons qui l’ont fait devenir un spécialiste de science-fiction, de mangas et de jeux vidéo : l’étonnement face à la puissance des choses incroyables et parfois absurdes. Cet explorateur des « schèmes compensateurs de dissonance cognitive » a passé sa vie à décrypter les formations fascinantes de l’esprit à la manière de sa mère qui collectionnait en dilettante les objets de civilisations éloignées. Mais les souffrances de sa jeune sœur épileptique que ni la science ni la foi n’ont pu conjurer ramènent le chercheur aux questions sans réponse de l’existence. Le spécialiste des mondes virtuels n’en déplore pas moins une trop grande connivence entre le sujet et l’objet de la sociologie des religions : « Au risque d’être désobligeant, je dois dire que le progrès en science sociale des religions est grandement freiné par la piété de la plupart de ses pratiquants ainsi que par la réserve polie de ses

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quelques non-croyants qui n’osent pas offenser la majorité croyante. » (p. 35, notre traduction)

Rebondissements

8 À la différence de ces récits où divers faits originels influent largement sur les trajectoires, on peut prendre l’itinéraire d’Eileen Barker comme exemple d’un parcours à rebondissements imprévus7. Née en 1938 dans une famille presbytérienne d’Écosse marquée par des figures de médecins et de missionnaires, l’étudiante se lance dans les sciences naturelles en même temps qu’elle monte sur les planches de théâtre. Devenue actrice dans une troupe, elle doit se retirer un temps de la scène pour soigner un enfant gravement malade. C’est alors que dans le cadre des activités culturelles de son Église, elle assiste à des conférences d’histoire sociale qui la conduisent à se lancer dans des études de sociologie à la London School of Economics, où elle découvre avec passion The Social Construction of Reality de Berger et Luckmann (1966) 8. Une charge de cours qui s’offre et l’influence des professeurs Ernest Gellner et Bryan Wilson l’orientent de façon inattendue vers le cursus académique où elle va se distinguer par l’étude des croyances les plus intrigantes des scientifiques qui appartiennent au mouvement créationniste, puis par une enquête qui fera date sur la secte Moon. De là s’ensuit une carrière animée de spécialiste des « nouveaux mouvements religieux » au fil de laquelle la sociologue redevient actrice à part entière en tant que fondatrice d’un observatoire national des cultes qui se verra doublement attaqué en justice par les groupements dits sectaires et leurs opposants les plus radicaux. « All the world’s a stage ! » (Shakespeare) résume la tenante de ces multiples rôles endossés au fil d’une série de hasards plus ou moins sollicités.

9 De l’enrôlement à son insu à l’engagement conscient dans le rôle, Steve Bruce, né en Écosse en 1954, en donne un bel exemple9. Ce fils d’ouvrier agricole entré dans l’armée intègre un pensionnat presbytérien où règne une discipline toute militaire. Il s’engage d’abord dans des études supérieures de biologie tout en étant fervent amateur de littérature. Mais après sa participation à un mouvement de rébellion contre l’administration universitaire, il se voit autoritairement orienté vers l’histoire et la sociologie des religions orientales. Il découvre alors à son tour The Social Construction of Reality, ouvrage théorique décidément fort influent dans le milieu10. L’attention à l’ironie de l’histoire, comme l’obstination fondamentaliste au cœur de la sécularisation, le conduit à étudier les mouvements religieux radicaux. À la faveur d’un poste d’enseignement à Belfast, il devient un observateur remarqué du mouvement loyaliste et paramilitaire du pasteur Paisley. Universitaire engagé quelque peu malgré lui dans la critique de la théorie des choix rationnels, il joue progressivement le rôle de sentinelle épistémologique défendant la preuve par le chiffre et la confrontation avec l’altérité culturelle, aussi radicale soit-elle.

10 Autre cas manifeste d’enrôlement universitaire et public par la sociologie des religions : James A. Beckford, né en 1942 dans une famille calviniste anglaise, dont le récit de vie intellectuelle navigue entre scepticisme et « serendipity »11. Ce néologisme anglais, forgé au XVIIIe siècle et entré récemment dans le vocabulaire français sous le terme de « sérendipité », désigne le fait de faire des découvertes par hasard alors qu’on cherche autre chose12. Le doute qui s’installe en lui dès l’école religieuse du dimanche (Sunday School) rencontre peu après celui de Montaigne et la critique des croyances religieuses

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par les philosophes des Lumières. Goût pour le scepticisme français qui le conduit à l’Université de Lyon où il formule le projet d’une étude sur les soubassements catholiques libéraux de la sociologie. C’est la rencontre avec un article de Bryan Wilson sur les mouvements millénaristes, puis avec son auteur même, qui va réorienter son parcours vers Weber, Troeltsch et une thèse sur les Témoins de Jehovah. Sérendipité ? Le professeur de sociologie des religions des universités de Durham, puis de Warwick entre progressivement sur la scène des controverses autour des sectes et des nouveaux mouvements religieux, jusqu’à en devenir, après Barker, un des acteurs principaux. Mais c’est la transformation des organisations qui l’intéresse bien plus que la question de la légitimité religieuse dans l’espace public. D’où ses déplacements de terrains vers les prisons d’Europe où se déploient les services de cultes multiples dans une société multiculturelle. À l’heure des bilans, le membre de l’Académie britannique reste cependant partagé, scepticisme oblige, entre les regrets à l’égard de terrains non investis et la satisfaction d’avoir dirigé un grand nombre de thèses qui tiennent leurs promesses.

Parcours réglés et anecdotes

11 Plus linéaires et plus positifs sont par contraste les récits d’universitaires qui occupent notamment les places dans les structures académiques internationales. On entre là dans le troisième type de causalité évoqué, où les événements et les schèmes qui les lient à l’échelle individuelle sont comme dictés par un modèle de carrière accomplie. C’est ainsi le cas de Karel Dobbelaere, né en 1933 en Belgique dans une famille catholique pratiquante, qui suit d’abord le chemin de la science politique à l’Université catholique de Louvain où un professeur l’oriente ensuite vers la sociologie des religions avec à la clé une enquête sur la pratique catholique qui le conduit à Berkeley pour se perfectionner dans les méthodes d’analyse multivariée13. Un rapport sur les théories de la sécularisation le fait connaître dans les organisations internationales d’où il tire un grand nombre de contacts utiles à une longue carrière de professeur polyglotte invité dans les universités d’Europe, des États-Unis et du Japon. S’ensuit dans son récit une série plaisante d’anecdotes vécues sur la diversité des cultures religieuses rencontrées, où l’on découvre, entre autres, comment le professeur a tenté en vain de devenir anglican pour échapper au poids de l’absolutisme catholique.

12 Un peu moins enjoué, le propos de Peter Beyer déroule la progression réglée d’un autre expert international dans les lieux du pouvoir académique14. Né en 1949 au Canada, ce fils d’immigré allemand rencontre la sociologie des religions en étudiant l’œuvre du sociologue allemand Niklas Luhmann dans sa langue sur le conseil d’un de ses professeurs de Toronto. De là s’enchaînent les essais et les ouvrages collectifs coordonnés par le narrateur devenu professeur à Ottawa. La question de la globalisation des phénomènes religieux, notamment à partir de vastes enquêtes sur les migrants au Canada, est au centre de l’œuvre. Initié par la théorie luhmannienne des systèmes sociaux à différentes échelles, cet autoportrait s’en tient cependant au registre d’énonciation général que l’on trouve dans les annexes individuelles des programmes officiels de recherche.

13 Plus impersonnel encore est le récit du professeur Mark Chaves, de l’Université de Duke en Caroline du Nord, qui revient sur le fameux thème de la sérendipité en déroulant une série d’anecdotes parlantes sur les découvertes inattendues que l’on peut faire en

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voulant compter les populations confessionnelles15. Ainsi une discussion de couloir avec des collègues sur les écarts entre la fréquentation constatée aux offices et les déclarations de pratiques chez les catholiques lui apprend que la vérification est possible au prix d’une comptabilité imprévue et inédite à laquelle il va se livrer pour déterminer finalement le taux national d’écart le plus plausible. Et ainsi de suite pour d’autres enquêtes. Cette glose vivante sur les hasards heureux de la recherche met surtout en valeur les réseaux de sociabilité académique sans lesquels la statistique religieuse végéterait dans ses approximations. Mais en limitant son propos à ces questions méthodologiques, l’auteur sort là sensiblement de l’épure de l’autoportrait.

Engagements progressifs

14 Nos trois types narratifs ayant naturellement forcé le trait des itinéraires que nous avons pris en exemple pour chacun d’eux, il n’est pas étonnant que nombre de récits relèvent de plusieurs types à la fois. Dans l’ordre du croisement entre le premier (quête de soi) et le troisième type (parcours réglé), on peut ainsi évoquer le cas de Barry A. Kosmin, né en 1946 en Angleterre dans une famille qu’il présente comme étant à la fois juive et britannique, une double référence qui va imprimer sa marque à une trajectoire toujours plus interculturelle16. Le demi-pensionnaire de la très anglicane Grammar School de Preston, mais qui fréquente aussi la synagogue le samedi, ressent sa différence. Un échec à l’oral d’Oxford va déterminer sa rencontre avec la question religieuse au terme d’un long détour : l’étudiant ayant décroché une bourse en Afrique du Sud pour se former à l’histoire, la géographie et l’anthropologie poursuit quelques années après ses études au Canada, où il devient pour survivre agent dans une compagnie d’assurance de l’Ontario ; le mal du pays de son épouse, née en Rhodésie, le ramène en Afrique où il soutient finalement une thèse sur les minorités actives de commerçants migrants (asiatiques, grecs et juifs) à travers laquelle il découvre l’intrication communautaire entre politique et religion. La rencontre avec un influent professeur de médecine juif et féru de sciences sociales l’introduit dans la « Jewish Connection », groupe de pression intellectuel au service duquel il se voit progressivement diriger à Oxford de vastes enquêtes sur la condition juive dans le monde, notamment en Afrique et en Grande-Bretagne. De là lui revient la tâche de piloter aux États-Unis (Hartford) les grandes enquêtes sur la religion des Américains (ARIS) à partir des années 1990. Ses ouvrages, souvent coécrits avec ses collaborateurs, font autorité en mettant l’accent notamment sur la diversification et la mobilité des appartenances religieuses déclarées. Plutôt que de sécularisation ou de « religionisation », cet empiriste résolu préfère parler de « granularisation » pour rendre compte de l’émiettement et de la mobilité vécue des références religieuses. Rien n’est dit de son rapport personnel à l’objet religieux, sinon cette citation de Confucius qui peut résumer le parcours : « Chercher la vérité dans les faits ».

15 Les tensions identitaires personnelles sont en revanche plus explicites dans le récit de Wade Clark Roof, né en 1939 en Caroline du Sud, dont le nom et le prénom mêmes ont changé trois fois au gré des vicissitudes familiales : divorce précoce des parents, suicide de la mère, absence du père17. Élevé dans la famille maternelle, l’enfant découvre un double monde entre la rigueur méthodiste de la grand-mère et les combines du grand- père fermier et contrebandier porté sur la bouteille. Aussi lointain soit-il, le père n’aura pas moins imposé à son fils le prénom de Wade, celui d’un héros sudiste de la guerre de

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sécession qui ne cessera de rappeler au futur universitaire progressiste la violence de ses origines. Ici encore l’école, les professeurs, mais aussi le milieu méthodiste placent l’élève sur le chemin de l’Université. Études de théologie à Yale, puis ministère en Caroline du Sud où il participe au mouvement des droits civiques symbolisé par la figure de Martin Luther King. Au fil de ces engagements, l’auteur se passionne pour la sociologie dont les grandes œuvres (Marx, Durkheim, Weber) l’aident à réfléchir et à comprendre les conflits qu’il vit. Influencé par Gerhard Lenski et Peter Berger, il se lance dans une thèse sur les tensions entre conservateurs ségrégationnistes et progressistes militants pour les droits civiques en prenant des communautés épiscopaliennes locales comme terrain d’observation. Devenu professeur dans une université du Massachusetts, il participe à des programmes de recherche qui s’interrogent sur la concomitance entre le déclin du protestantisme libéral et l’essor des radicalismes religieux. Il se distingue notamment par des enquêtes à grande échelle sur la « translation générationnelle » selon laquelle les enfants désorientés des « baby- boomers » libéraux se trouvent enclins à embrasser des causes radicales. Ayant pris poste en Californie, le spécialiste des religions, considéré par ses collègues comme un américaniste pour l’amplitude culturelle de ses travaux, poursuit ses études sur les pertes de codes et les réemplois multiples de la symbolique religieuse. Plus que jamais ces recompositions approchées dans leur pluralité font écho aux remaniements successifs de la carte d’identité de l’auteur à son enfance. Le professeur le confirme lorsqu’il conclut que la sociologie, « plus qu’une aventure intellectuelle », a été pour lui « un exercice de l’âme, une quête engagée de soi ».

16 Moins explicitement engagés dans la quête de soi et plus dans celle de leurs objets sont les deux parcours suivants qui s’éloignent quelque peu du second type (rebondissements) et du troisième (parcours réglé).

Objets et contextes

17 Robert Wuthnow (né en 1946) commence ainsi par se demander si son éducation presbytérienne, notamment du côté de sa mère, a joué quelque rôle dans son orientation bien involontaire vers l’étude des religions18. Enfant, il voulait être en effet jardinier, puis joueur de basket. Mais le collégien admirant un de ses professeurs veut alors faire comme lui. Il opte pour des études universitaires de sociologie à Berkeley après avoir hésité entre la psychologie et l’économie qui s’offrent également à lui. Lecteur assidu, il préfère le chatoiement des enquêtes vivantes d’Oscar Lewis à la rudesse des théories de Talcott Parsons et s’oriente vers la sociologie des organisations où les statuts et les rôles se donnent dans la complexité des situations. Le départ d’un des professeurs en cette spécialité et la rencontre simultanée dans l’ascenseur d’un professeur de sociologie des religions (Charles Glock) le conduisent à suivre cette voie imprévue comme assistant de recherche dans une vaste enquête quantitative sur les nouveaux mouvements religieux. Pied à l’étrier qui lance le parcours académique allant de la thèse remarquée sur les changements idéologiques chez les étudiants californiens à la direction du département des sciences des religions à Princeton. Mais, comme l’indique l’auteur, cette trajectoire n’a rien de linéaire et les détours lui donnent sens. D’abord la « quantophrénie » (Sorokin) dans laquelle il a été plongé dès son entrée en sociologie des religions n’a pas tardé à le rebuter. L’analyse des « ordres de discours » (Foucault) dans leur contexte historique l’attire plus et va l’éloigner momentanément

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de l’étude des religions. Proche de Robert Bellah et de Peter Berger, l’enseignant- chercheur se rapproche par la lecture de Clifford Geertz, Mary Douglas, Michel Foucault, Noam Chomsky et Claude Lévi-Strauss. S’appuyant notamment sur les historiens Charles Tilly, Theda Stockpol et Immanuel Wallerstein, il aborde les communautés de discours entre les trois moments révolutionnaires que furent en Europe la Réforme au XVIe siècle, les Lumières au XVIIIe siècle et le socialisme au XIXe siècle. Un tel élargissement lui permet de reprendre au même moment (tournant des années 1990) l’étude culturelle des religions à la faveur de crédits (Lilly Endowment) qui s’offrent alors sur la recomposition du paysage religieux américain. Les religions sont ainsi ressaisies comme des mémoires collectives institutionnalisées en groupements concurrents sur la place médiatique. Les années suivantes approfondissent la question au plan des activités quotidiennes en interaction en montrant notamment toutes les limites de la théorie des choix rationnels. Au fil d’une intense activité de publications sur les transformations religieuses, le professeur de Princeton se rapproche des sciences cognitives pour tenter d’expliquer ce que l’esprit fait quand il crée les entités invisibles avec lesquelles il dialogue au quotidien tout en actualisant des schémas millénaires. Il plaide pour finir en faveur d’une sociologie des religions qui ne soit pas exclusive ni dans son objet ni dans son approche, mais qui se place à l’articulation d’objets et de disciplines différents. Convaincu des effets limités de cette connaissance sur les convictions, il rappelle cependant que la sociologie participe grandement de la prise de conscience sociale de l’importance vécue des modèles religieux. Au terme de ce récit fort riche en quête de son objet, on notera une certaine réserve à revenir sur soi en tant que sujet.

18 La même discrétion relative sur le rapport personnel à l’objet de la connaissance imprègne l’autoportrait de Jean-Paul Willaime (né en 1947)19. Réserve moins nette cependant que lors de son récit antérieur parmi ses collègues français où il s’en était tenu à un exposé méthodologique sur les croisements entre les formes de sociabilité et de charisme20. Le narrateur commence ici par retracer son parcours académique qui l’a conduit du doctorat de sciences religieuses au sein de la faculté protestante de théologie de Strasbourg vers la chaire d’histoire et de sociologie du protestantisme de la plus laïque École pratique des hautes études de Paris. Après s’être initié à la dialectique entre les infrastructures et les superstructures en préférant finalement Weber à Marx, le docteur prend pour objet la profession de pasteur comme pour marquer la distance avec le métier vers lequel ses premières études de théologie le destinaient. Œuvrant par la suite à la construction d’une sociologie du protestantisme en contexte de domination catholique, l’auteur met l’accent sur la nécessaire mise à l’écart des connivences normatives avec l’objet tant chez les théologiens qu’il quitte que chez les historiens qu’il rencontre, à l’instar de ses collègues sociologues du catholicisme en rupture de ban avec leurs premiers engagements militants dans l’Église. Sans être donc plus disert sur ce qui reste ou pas de son engagement théologique initial, le sociologue montre tout l’intérêt heuristique de construire l’objet protestant sur fond de déclin de l’hégémonie catholique et d’émergence de références religieuses comme marqueurs de sous-cultures. Aussi minoritaire soit-elle dans le sud de l’Europe, la constellation protestante n’en reste pas moins un analyseur du lien social engendré par toute communauté religieuse et des rapports de pouvoir qui sous- tendent ses relations internes et externes. Le coordinateur de vastes enquêtes internationales sur l’école et les religions ou sur les relations entre Églises et États, en tire ainsi plus largement quelques hypothèses sur la « laïcité de reconnaissance » et sur

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le dépassement de la modernité par elle-même. Montée en généralité qui passe également par la publication de manuels de sociologie des religions avec définition propre de l’objet à la clé21. Sans qu’il l’ait vraiment explicité, le narrateur laisse entendre que son ancrage dans l’observation-participante de longue durée d’une minorité influente n’est pas pour peu dans sa définition de l’objet théorique et des normes du métier de sociologue. Son parcours relève donc aussi du troisième type narratif, que l’on dira systémique, en ce que sa trajectoire intellectuelle reproduit de façon vivante le modèle général des sciences religieuses issues du protestantisme libéral en Europe qui est à l’origine des institutions les plus laïques en la matière, notamment en France22.

Sujet, objet et système

19 C’est finalement l’autoportrait de Grace Davie qui s’avère le plus illustratif de la jonction possible entre nos trois types de causalité temporelle23. Née en 1946 en Angleterre dans une famille de professeurs, la narratrice inscrit d’emblée son parcours dans « l’Âge d’or » qu’a constitué pour sa génération de « baby-boomers » l’accès au savoir et l’émancipation des femmes. Engagée d’abord dans des études d’histoire sociale à l’université d’Exeter, elle y rencontre l’historienne Margaret Hewitt, auteur du célèbre Wives and Mothers in Victorian Industry (1958), qui l’oriente vers la sociologie. Enrichissant son dossier par ses connaissances en français, l’étudiante intègre la London School of Economics où elle s’engage peu après dans une thèse de sociologie historique des religions en prenant pour objet le résidu conservateur protestant dans la France de l’entre-deux-guerres (notamment l’Association Sully). Elle doit cette orientation à David Martin, théoricien de la sécularisation, qui la soutient dans son projet. Une fois sa thèse soutenue (1975), la sociologue s’éloigne un temps du monde universitaire pour suivre son mari et éduquer ses trois enfants à Liverpool. C’est au cours de cette retraite plus ou moins volontaire qu’elle va renouer avec la sociologie en observant les liens entre l’Église anglicane et les pouvoirs locaux. On apprend donc incidemment que la sociologue est aussi membre active de l’institution qu’elle étudie à sa demande. Un nouveau déplacement professionnel du conjoint en 1987 (dont on ignore l’activité) ramène l’experte à l’Université d’Exeter où elle devient enfin professeur à cinquante ans après plusieurs autres années d’enquêtes dont la publication fait parler d’elle au-delà des frontières. Notamment le fameux syntagme consonnant « Believing without belonging », sous-titre de son ouvrage de synthèse sur la religion en Grande-Bretagne depuis l’après-guerre, qui fait le tour du monde académique. Élargissant son horizon et ses contacts sur le continent européen, la sociologue approfondit sa théorie de la modernité religieuse en parlant de « religion vicariale », autre expression synthétique qui vise la délégation de mémoire aux instances ecclésiales, mais dont elle défend habilement l’usage relatif. Il en va également de « l’exception séculière de l’Europe » qui confirme son audience et sa présence active dans les programmes de recherche internationaux. En parallèle à l’organisation de grandes enquêtes comparées sur les rapports entre Églises et États- Providence, la spécialiste développe une réflexion épistémologique sur les liens entre les histoires nationales et les approches sociologiques des religions. Elle y défend notamment l’idée d’une science consciente de ses présupposés y compris ceux qui, comme c’est naturellement le cas en matière religieuse, peuvent relever de l’intimité du sujet connaissant. Elle critique ainsi « l’athéisme méthodologique » prôné par

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certains, dont la neutralité de principe limite la compréhension des phénomènes en cause. L’évaluation des avantages et des inconvénients de sa qualité d’intellectuelle écoutée de l’Église anglicane fait donc partie de son objet d’enquête. Non pas comme préalable obligé, mais comme perspective ouverte à sa remise en cause par la démarche de connaissance. Cette profession de foi perspectiviste est aussi une manière de défense et d’illustration de la sociologie des religions au sein de la discipline dont on sait que l’objet empirique suscite parfois le doute. Au-delà même des affaires internes à une discipline centrale, il s’agit de légitimer ce que la connaissance de la modernité religieuse peut dire et faire dans l’agir communicationnel théorisé par Jürgen Habermas.

20 Aussi réduit soit-il par notre approche comparative, ce récit d’itinéraire est sans doute l’un des plus représentatifs des multiples dimensions et enjeux de la sociologie des religions à la fin du XXe siècle. Il ne témoigne pas seulement de la prise de légitimité de l’objet disciplinaire et du rôle actif joué pour cela par les universitaires de sexe féminin, mais aussi dans sa narration même, de l’intégration des différentes formes de causalité temporelle que nous avons pris pour artefact de lecture. Si l’on ne relève pas ici de traumatisme à l’origine d’une vocation, le statut natif de membre sexué d’une famille de professeurs appartenant à l’Église anglicane à l’époque des Trente Glorieuses tient lieu de fait générateur notable dans le récit de trajectoire. Par ailleurs, et sans parler des coïncidences géographiques des déplacements professionnels du conjoint qui font rebondir la carrière, la période de retrait pour élever les enfants n’est peut-être pas étrangère à la réflexion sur la bonne distance à l’objet ni au regain d’activités scientifiques et expertes lors de la réintégration universitaire. Il va presque sans dire enfin que la dynamique arborescente de l’itinéraire en termes d’objets et de liens illustre l’effet des déterminations structurelles évoquées telles que la génération, le genre ou l’aire culturelle.

Contrepoint hexagonal

21 Un simple coup d’œil sur la galerie citée d’autoportraits français de 1997 confirme des différences notables entre les deux collectifs. Précisons que l’entreprise hexagonale nous sert seulement ici de contrepoint pour souligner quelques traits saillants de l’ouvrage anglophone placé au centre de notre lecture. Il ne s’agit donc pas d’une comparaison terme à terme des deux collectifs ; projet qui nécessiterait des mises en contexte qui dépassent l’horizon de cette note critique.

22 Si donc la réserve ou la difficulté des sociologues à expliciter les termes de leur rapport personnel à l’objet est bien présente dans les deux cas, il n’en est pas moins manifeste que la religion apparait comme un mot bien plus neutre dans le collectif anglophone que dans le cas français où il demeure passablement problématique. « Objet douteux par excellence » comme le dit Danièle Hervieu-Léger (p. 22), le vocable religion concentre à lui seul, dans ce contexte national, un double conflit épistémologique et institutionnel24. L’origine du terme même renvoie comme bien d’autres à la captation fusionnelle de divers usages cultuels latins (recueillir, lier) par la chrétienté hégémonique, mais dont le monde contemporain ne cesse de révéler le particularisme avec l’interpénétration globale des cultures. Les sciences sociales ont imposé cette relativisation historique à la faveur de la sécularisation puis de la pluralisation culturelle des sociétés occidentales. Entreprise séculaire qui, outre la confrontation

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laïque des institutions, engendre un ensemble de conflits dans les cadres de pensée, par exemple ici l’exclusion réciproque de la théologie et de la sociologie, ou plus localement encore, le soupçon qui, dans les années d’après-guerre, a pesé sur la sociologie des religions pour se mettre au service d’une pastorale ou à l’inverse pour réduire son objet à un phénomène illusoire. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que ce pays de conflit idéologique soit aussi celui où la sociologie a défini pour la première fois l’objet religieux et l’a situé à l’origine lointaine des catégories de l’entendement humain (Durkheim) et que, malgré cette fondation marquante, l’enseignement de la sociologie des religions soit aujourd’hui relégué aux marges du système universitaire. Le contraste est ici frappant avec le cadre anglo-saxon dont les autoportraits de parcours renvoient à un objet religieux bien plus banal. Point n’est besoin d’insister par ailleurs sur la disparité transatlantique en termes de postes universitaires, de crédits et de fondations de recherche en la matière. Si l’historiographie française de la sociologie met en général l’accent sur la rupture comtienne avec l’état métaphysique, son équivalente américaine revient en revanche sur la continuité entre la réforme évangélique et les sciences empiriques de la société, entre la théodicée et la « sociodicée »25.

23 Dans la galerie anglo-saxonne, les diverses évocations du rapport personnel à l’objet se sont inscrites comme on l’a vu dans des récits de parcours qui mettaient de fait en relation l’origine familiale, la connaissance sociologique et la quête de soi (Borowik, Kosmin, Orsi, Roof). Le même schéma prévaut dans la galerie française avec cependant parfois la mise en exergue du lien entre l’appartenance ethnico-religieuse et l’objet de connaissance. C’est par exemple le cas du récit de Régine Azria qui a fait de « l’être juif en modernité » l’objet constant de ses enquêtes qui mettent progressivement à jour le « décentrement » comme trait culturel irréductible à sa déconstruction laïque26. Les rapports entre ancrage culturel et objet de connaissance ne cessent pas pour autant d’être problématiques comme on l’a vu lorsque William Bainbridge déplore que la piété implicite ou déniée de nombre de ses collègues fasse obstacle à l’imagination sociologique. Tandis que James Beckford prône à cet égard un scepticisme résolu comme éthique du métier, Grace Davie se risque à enrôler son propre engagement anglican dans la problématique sociologique, comme perspective à déconstruire au fil du raisonnement. Mais on en reste quand même ici aux pétitions de principe. Danièle Hervieu-Léger tente cependant d’aller plus loin dans cette orientation « perspectiviste » : « J’admets, dit-elle, que la “religion” que je me donne comme objet sociologique n’a pas d’autre unité que celle que lui confère le point de vue à partir duquel je choisis de mettre en scène la pluralité des manifestations du croire religieux. » (p. 25) Soit d’aborder celles-ci comme « différentes manières qu’ont nos contemporains d’invoquer, d’évoquer, de célébrer, d’inventer la continuité nécessaire d’une lignée croyante à laquelle ils s’identifient » afin de conjurer l’incertitude croissante de la condition moderne. Un tel perspectivisme ne va pas cependant jusqu’à inscrire les traditions sociologiques parmi les lignées croyantes soumises à l’enquête.

24 Il faut dire que du côté français cette question classique de l’inclusion du sujet dans l’objet se résout parfois dans la critique de la nature occidentale de la catégorie de religion. Critique qui peut justifier un parcours de recherche auprès des autres aires culturelles sans que ce dernier soit de nature à réduire l’incommensurable du « Comment peut-on être Persan ? ». C’est par exemple la position de Gilles Tarabout, anthropologue indianiste, qui plutôt que de dérouler son itinéraire préfère tenter d’élucider l’objet dit religieux en faisant voyager ses significations27. L’hindouisme qui

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renvoie ainsi à une multiplicité irréductible de cultes, de croyances, de pensées et de divinités ne doit son unité qu’à l’orientalisme occidental qui l’appréhende à travers son modèle monothéiste et ses dualismes opposant le sacré au profane ou la religion à la coutume. Unité factice du mot qui fait donc écran à la multitude qu’il est censé désigner.

25 Mais le récit de parcours demeure pour nos deux collectifs de réflexion le meilleur moyen de traverser les écrans sémantiques et de reconnaître les liens qui attachent le sujet à son objet. Les rebondissements et les découvertes inattendues que les Anglo- saxons érigent en véritable état de connaissance (la sérendipité soulignée par James Beckford et par Mark Chaves) manifestent le mieux la levée des obstacles de pensée et le dépassement des bornages culturels. Dans le collectif français, le récit d’Élisabeth Claverie témoigne entre autres des « péripéties » induites par une posture acritique délibérément ouverte à la remise en cause de soi28. Après des premiers travaux historiques sur les tensions liées à l’institution des procès d’assises en Lozère au XIXe siècle, la narratrice part en ethnologue vivre avec les communautés agropastorales du plateau de Margeride pour observer de près le « malheur » de leur mort annoncée. En suivant les « parcours thérapeutiques » des personnes, elle découvre combien le pèlerinage à Lourdes est important pour certaines d’entre elles ; participer à leurs pèlerinages s’impose donc. Et c’est dans l’autocar, à l’occasion de l’accompagnement de pèlerins locaux vers la Vierge de San Damiano en Italie (décision locale spontanée qui n’a pas reçu la bénédiction du curé), que la pèlerine se voit passer du regard condescendant sur cette manifestation vaguement clandestine vers une sorte de lâcher-prise de l’esprit géométrique qui va lui faire mettre en chaînes d’équivalence les prières, les larmes, les rires, les chapelets, l’eau bénite, les chants, les rêves et tous autres êtres et choses qui définissent et élargissent la situation. De là sa décision de faire des pèlerinages mariaux des « sites » privilégiés de mise en phase d’entités hétérogènes allant de l’autocar aux apparitions en passant par le dogme de l’Immaculée Conception et le guide touristique. L’athéisme méthodologique des sciences sociales qui repoussait l’explicitation du surnaturel vers la théologie se voit donc remis en question par l’observation attentive d’un simple groupe de pèlerins. Le théisme méthodologique fait alors son apparition pour tenir compte de forces sociales jusqu’alors exclues de l’enquête.

26 Tout se passe donc comme si les contextes nationaux de formation savante ou universitaire n’étaient pas neutres quant à la manière de traiter sociologiquement de l’objet religieux et d’en faire métier. Un objet apparemment plus naturel et plus banalisé du côté anglo-saxon, plus problématique et plus marginalisé du côté français. Certes, ce type d’inférence à partir de deux groupes de réflexion, aussi représentatifs soient-ils, est à prendre avec précaution. L’idée peut à peine servir d’hypothèse pour une comparaison entre histoires nationales elles-mêmes intérieurement fort différenciées. Les deux groupes réflexifs considérés ne cachent pas en effet les différences de conception de l’objet qui les fragmentent communément de l’intérieur, ne serait-ce qu’entre les récits qui tiennent le mot religion pour acquis, ceux qui le remettent en question et ceux qui font avec sa polysémie. Apparemment plus enclin à sa remise en question, le collectif français ne laisse pas moins transparaître quelques limites dans l’explicitation du rapport personnel du sujet connaissant à son objet. Il ne va pas par exemple jusqu’à se demander, comme s’y risque un collectif d’historiens des religions qui publient au même moment leurs exercices d’« ego-histoire », si leur foi chrétienne joue un rôle dans leur travail de connaissance historique et si celui-ci

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produit en retour quelque effet sur celle-là29. Double interrogation qui ne craint pas de partir de la distinction entre croyance personnelle et interprétation historique pour aborder la difficile explicitation du rapport vécu de connaissance. Précisons qu’il s’agit là d’un collectif d’historiens pour la plupart nés avant-guerre et occupant les postes les plus éminents d’une discipline jusqu’alors dominante dans le champ des sciences des religions. Autre manière, par les différences entre disciplines et entre générations, d’aborder la question du rapport personnel à l’objet. Autre étude aussi.

NOTES

1. Précisons que Karel Dobbelaere émarge également aux deux publications, mais dans le cas français il n’était que discutant. 2. Entre autres : F. de Coninck, F. Godard, « L’approche biographique à l’épreuve de l’interprétation : les formes temporelles de la causalité », Revue française de sociologie, XXXI, p. 23-53. 3. « My specific form of disorientation », p. 151-162. 4. « Work and adventure: from poetry to the sociology of religion », p. 81-93. 5. « A life in religious communities », p. 14-25. 6. « Stranger in a strange land », p. 26-38. 7. « Doing sociology: confessions of a professional stranger », p. 39-54. 8. Peter L. Berger, Th. Luckmann, The Social Construction of Reality: a Treatise in the Sociology of Knowledge, Garden City, N.Y. : Doubleday, 1966 (trad. fr. : La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 ; rééd. 2012, A. Colin). 9. « Unintended consequences biographical and sociological », p. 94-104. 10. Dans les récits qui l’évoquent, cet essai théorique de sociologie de la connaissance est souvent suivi par la citation d’un autre ouvrage de Berger, non moins influent dans le milieu : The Sacred Canopy, Elements of a Sociological Theory of Religion, 1967 (trad. fr. : La religion dans la conscience moderne. Essai d’analyse culturelle, Paris, Éditions du Centurion, coll. « Religion et sciences de l’homme », 1971. Cet auteur central du champ a dû décliner l’offre des coordinateurs du présent recueil d’autoportraits car son autobiographie était en cours d’écriture. 11. « Constructing religion: serendipity and skepticism », p. 55-66. 12. Les dictionnaires attribuent la paternité du mot à l’écrivain anglais Horace Walpole qui dans une lettre de 1754 adressée à son ami Horace Mann exprime ainsi des « découvertes inattendues, faites par accident et sagacité ». L’origine du terme proviendrait d’un conte persan, Voyages et aventures des trois princes de Serendip, dans lequel les héros s’encouragent à faire des découvertes par hasard (Serendip était le nom donné à l’île de Ceylan). Le néologisme a depuis lors fait florès dans la littérature savante. Robert K. Merton l’a précocement utilisé dans ses travaux de sociologie des sciences pour désigner en substance un processus de découverte inattendue et aberrante qui déclenche une inférence théorique ou suscite une nouvelle hypothèse. 13. « Hurdling over borders: reflections on my intellectual trajectory », p. 128-138. 14. « Straddling boundaries: disciplines, theories, methods, and continents », p. 67-80. 15. « Serendipity in the study of religion and society », p. 105-115. 16. « The empiricist’s tale: academic wanderlust and the comparative imperative », p. 139-150. 17. « Engaged faith: my own and that of others », p. 163-174.

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18. « Side roads and detours: a narrative reconstruction about studying religion », p. 186-197. 19. « Studying in a Catholic and secular context: lessons for a comparative sociology of religion », p. 175-185. 20. « La construction des liens socio-religieux : essai de typologie à partir des modes de médiation du charisme », p. 97-108. 21. P. Lassave, « Entre sociologie et anthropologie. Manuels de poche », Archives de sciences sociales des religions, 142, 2008, p. 151-167. 22. P. Cabanel, « L’institutionnalisation des sciences religieuses en France. Une entreprise protestante ? », Bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français, 1er trim., 1994, p. 33-80. 23. « Thinking sociologically about religion: discerning and explaining pattern », p. 116-127. 24. « De l’utopie à la tradition : retour sur une trajectoire de recherche », p. 21-31. 25. A. J. Vidich, S. M. Lyman, American Sociology. Wordly Rejections of Religion and Their Directions, New Haven, London, Yale University Press, 1985. Ajoutons à cet essai une enquête plus récente sur les inflexions contemporaines : J. Schmalzbauer, People of Faith. Religious Conviction in American Journalism and Higher Education, Ithaca, London, Cornell University Press, 2003. 26. « Une sociologue face aux recompositions des identités juives contemporaines », p. 207-218. 27. « Paris est aussi grand que Madras... Le détour par l’hindouisme », p. 187-196. 28. « Lourdes, San Damiano, Medjugorje et retour », p. 89-95. 29. L’historien et la foi (J. Delumeau, dir.), Paris, Fayard, 1996.

AUTEUR

PIERRE LASSAVE Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux (EHESS-CNRS), [email protected]

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L’histoire des sikhs et du sikhisme revisitée : à propos de quatre ouvrages récents À propos de : FENECH Louis E., The Darbar of the Sikh Gurus. The Court of God in the World of Men, New Delhi, Oxford University Press, 2008, XIII + 325 p. (bibliographie, index). RINEHART Robin, Debating the Dasam Granth, New York, Oxford University Press, 2011, XIV + 210 p. (bibliographie, index). DHAVAN Purnima, When Sparrows Became Hawks. The Making of the Sikh Warrior Tradition, 1699-1799, New York, Oxford University Press, 2011, 253 p. (bibliographie, index). FENECH Louis E., The Sikh Ẓafar-nāmah. A Discursive Blade in the Heart of the Mughal Empire, New Delhi, Oxford University Press, 2008, XXI + 304 p. (bibliographie, index, illustr.).

Denis Matringe

1 « Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s’énoncer »1. Ce qu’affirme Mallarmé à propos d’Hugo pour l’écriture littéraire en français, on pourrait l’appliquer, mutatis mutandis, à William Hewatt McLeod (1932-2009) pour les études sur les sikhs et le sikhisme, dont il fut le grand nom des années 1960 à sa mort. Mais de même qu’après Hugo vinrent Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé lui-même et tant d’autres, une nouvelle génération de chercheurs a pris le relais, dont certains – parmi les meilleurs – formés par McLeod lui- même2. C’est à des livres récents de trois d’entre eux qu’est consacrée la présente note.

2 Les sikhs font remonter l’origine de leur religion à un prédicateur de l’un des courants de dévotion de l’hindouisme en Inde du Nord, le Panjabi Nānak (1469-1539), mystique, théologien et poète, apôtre de la foi aimante en un Dieu unique et absolu. Les poèmes de Nānak ainsi que ceux de ses quatre premiers successeurs furent rassemblés en 1604

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par le quatrième d’entre eux, Arjan (1563-1606), dans l’Ādi Granth (« Livre Premier »), premier livre des Écritures sikhes. Sous la direction des neuf Gurūs successeurs de Nānak, et pris dans les vicissitudes de l’histoire du Panjab, nombre de sikhs évoluèrent vers un militantisme martial et un ordre guerrier, le Khālsā (« Les Purs ») fut fondé parmi eux en 1699 par leur dernier Gurū, Gobind Singh (1666-1708), le sikhisme s’affirmant graduellement comme une religion séparée de l’hindouisme. C’est aussi dans l’entourage de Gobind et incorporant des compositions de lui que prit forme le second livre des écritures sikhes, le Dasam Granth. Dans la tourmente qui marqua l’effondrement de l’Empire moghol, des sikhs finirent par se rendre maîtres de tout le Panjab. En 1799, sous la houlette du chef de guerre Raṇjīt Singh (1780-1839), ils y fondèrent un royaume – l’un des « États successeurs » de l’Empire moghol – qui dura jusqu’à sa conquête par les Britanniques en 18493.

3 Les travaux de McLeod avaient porté principalement sur l’exégèse des écrits de Nānak, sur les hagiographies (Janam-sākhī « Récits de naissance ») qui lui furent consacrées au XVIIIe siècle, sur l’évolution religieuse de la communauté, sur les manuels de code de conduite (Rahit-nāmās) qui fleurirent tout au long du XVIIIe siècle et sur l’art populaire des sikhs4.

4 Les chercheurs de la nouvelle génération des études sur le sikhisme ont d’une part posé de nouvelles questions aux sources examinées par McLeod et d’autre part exploré de nouveaux continents de l’histoire des sikhs et de leur religion5. Des quatre livres dont il est question ici, l’un relève de la première catégorie (Fenech, Darbar), les trois autres de la seconde. Mais tous quatre forment une manière de continuum, et éclairent sous un jour neuf l’histoire des sikhs et de leur religion de ses débuts à la fin du XVIIIe siècle.

5 Un premier trait saillant de ces études, c’est la diversité des sources mobilisées. D’une part, au sein des sources sikhes, le Dasam Granth fait désormais l’objet d’enquêtes approfondies, tout comme les récits héroïques en vers consacrés, au XVIIIe siècle, aux exploits guerriers de Gobind (les Gur-bilās, « Plaisirs du Gurū ») : ces textes, jusqu’ici peu utilisés par les historiens des sikhs et du sikhisme, ne sont plus écrits dans le vieil hindi mixte de l’Ādi Granth et de certaines Janam-sākhī, mais en braj, dialecte occidental du hindi dont la fortune comme grande langue de culture en Inde du Nord du début du XVIe à la fin du XIXe siècle s’explique par le fait qu’il est parlé dans la région de

F7 F7 B90 ndāvan, désignée par les textes brahmaniques comme lieu de naissance de K90 ṣṇa. Le livre de Rinehart et le Sikh Ẓafar-nāmah de Fenech sont ainsi entièrement consacrés au Dasam Granth, qui est également très sollicité dans le quatrième chapitre du Darbar de Fenech, intitulé « Spirit and Structure: The Court of Guru Gobind Singh » (notamment p. 148-162) et dans le deuxième chapitre du livre de Dhavan, « Early narratives of the Last Guru » (notamment p. 33-40). Quant aux Gur-bilās, ils sont principalement travaillés par Dhavan, en particulier dans le septième chapitre de son livre, « Devotion and Its Discontents: The Affective Communities of the Gurbilas Texts ».

6 D’autre part, un abondant corpus de sources historiques indo-persanes est mobilisé tant dans The Darbar of the Sikh Gurus que dans When Sparrow Became Hawks, tout particulièrement, dans le cas du livre de Fenech, le Dabistān-i mażāhib (« L’École des religions »), écrit au milieu du XVIIe siècle par un zoroastrien et qui comporte la première description non sikhe du sikhisme, – tandis que Dhavan explore nombre de sources mogholes et sikhes en persan, souvent manuscrites. Fenech, dans son Darbar, fait aussi grand cas d’un corpus largement inexploité jusqu’ici, en dépit de la grande révérence dans laquelle il est tenu par les sikhs : les compositions en persan d’un

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proche du dixième Gurū, Nand Lāl Goyā (1633-1675), originaire de Ghazni dans l’actuel Afghanistan et qui avait travaillé à la cour moghole.

7 Enfin, tant Fenech dans son Darbar que Dhavan mobilisent des sources sikhes manuscrites inexplorées et préservées notamment dans la Sikh History Research Library (Khalsa College, Amritsar) et dans les Punjab State Archives (Patiala).

8 Trois grands thèmes sont au cœur de ces quatre études : le Dasam Granth comme texte, l’évolution de l’autorité suprême – spirituelle et temporelle – parmi les sikhs et le développement de l’ordre martial du Khālsā. Concernant le Dasam Granth, le livre de Rinehart propose une visite guidée de certains des grands textes qui le composent. Délaissant les débats sur la question de savoir si Gurū Gobind est l’auteur de tout l’ouvrage ou de certaines de ses parties seulement, Rinehart construit le Dasam Granth comme un texte unifié en dépit de son apparence hétéroclite. Cette unité tient essentiellement à une articulation autour des deux grands thèmes de l’autorité spirituelle et temporelle et du maintien du dharma. Quant à la structure de l’ensemble et à sa poétique, elles sont typiques de la littérature des cours royales hindoues au XVIIIe siècle. C’est là ce qu’expose le premier chapitre. Le deuxième propose une mise au point sur ce que l’on sait aujourd’hui de la vie de Gobind et de la formation du Dasam Granth. Rinehart explore ensuite méthodiquement, dans l’ordre de leur apparition, trois temps forts du livre. Le troisième chapitre montre que le Bacitra Nātaka (Drame merveilleux) est à lire moins comme une (auto)biographie de Gobind que comme un panégyrique typique des cours temporelles et spirituelles de l’Inde à l’époque. Le quatrième s’intéresse aux poèmes consacrés à la Déesse, dans lesquels l’auteur invite à voir non la marque d’une dévotion à cette figure centrale de l’hindouisme, mais l’affirmation d’un lien entre le monde humain et le monde des dieux et la reprise sous une autre forme du thème de l’autorité spirituelle et temporelle qui est au cœur du Bacitra Nāṭaka. L’ensemble dont traite le dernier chapitre, les Caritropakhyān (Histoires de vies) est, pour nombre de sikhs, le plus problématique du Dasam Granth, des éditions duquel il est souvent exclu, parce qu’il consiste principalement en histoires de femmes adultères – notamment des reines et des êtres semi-divins. Mais pour Rinehart, l’important n’est pas dans le contenu explicite de ces contes. Ces derniers doivent être lus d’une part comme des illustrations de la sagacité et de l’inventivité, et d’autre part, comme riches d’enseignements sur le dharma royal et sur les règles qui régissent le monde des dieux et celui des humains. En conclusion, l’auteur insiste sur le caractère vivant du Dasam Granth, qui révèle les fluctuations des formes de l’autorité spirituelle et temporelle en fonction des contingences historiques et montre comment émerge et se construit, en ses différentes parties, une conception spécifiquement sikhe de ladite autorité et du dharma.

9 Dans son étude, Rinehart laisse de côté deux importants corpus de longueur bien différente : d’une part la longue reprise en langue braj des histoires des deux grands F7 avatars de Viṣṇu que sont K90 ṣnạ et Rāma, et d’autre part, le texte en persan qui clôt le Dasam Granth et se présente comme une lettre versifiée adressée par Gurū Gobind à l’empereur moghol Aurangzeb (r. 1658-1707). C’est précisément ce dernier texte qui est étudié par Fenech dans The Sikh Ẓafarnāmah (Lettre de victoire)6. Écrit dans le genre du maṡnavī persan (long poème pouvant traiter de n’importe quel thème et rimé AA, BB, CC, etc.), il consiste principalement en reproches adressés devant Dieu à Aurangzeb à propos de sa conduite et en appels à se ressaisir. Dans son étude, Fenech insiste sur la relation que ce poème entretient avec le Śāh-nāma (Livre des rois) de Firdausī

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(c. 940-1020), la grande épopée nationale iranienne. Non seulement le Zafar-ṇ āma reprend le mètre mutaqarīb du Śāh-nāma (˘ˉˉ|˘ˉˉ|˘ˉˉ|˘ˉ), mais Fenech y décèle de manière convaincante nombre de références directes et d’allusions subtiles à son modèle, ainsi qu’à l’éthique portée par un autre grand maṡnavī iranien, le Bustān (Jardin des parfums) du grand moraliste iranien Sa’dī (c. 1200 – c. 1290) (chapitres 3 et 5). Fenech ne doute pas que le dernier Gurū des sikhs soit bien l’auteur de cette lettre (chapitre 4) et il la contextualise admirablement tant dans le jeu diplomatique qui se mettait en place à la cour de Gobind dans les collines du piémont himalayen au nord du Panjab, que dans le corpus des textes destinés à l’affirmation de l’autorité temporelle et spirituelle de Gobind (chapitre 2) et, qu’enfin, dans les milieux indiens de culture persane, qu’il s’agisse d’une certaine élite sikhe ou, surtout, de la cour moghole, où l’empereur et la noblesse indo-musulmane disposaient de tous les codes nécessaires à sa pleine intellection. Dans la quête de l’affirmation par Gobind de son statut spirituel et temporel, une telle lettre fonctionne, pour l’auteur, comme une arme discursive coulée dans le moule culturel indo-islamique et susceptible de valoir au Guru¯ une victoire symbolique sur Aurangzeb.

10 Avec cet ouvrage très richement documenté et où les citations en diverses langues abondent (les notes formant près de la moitié du volume), Fenech complète utilement les thèses de Rinehart. Le Ẓafar-nāmah montre que la nouvelle royauté sikhe, ancrée qu’elle est dans les codes de l’hindouisme des radjahs du piémont himalayen, sait aussi se parer des plus prestigieux atours de la culture persane pour affirmer plus largement son autorité. Il témoigne aussi de l’ancrage, guère souligné jusqu’ici, de l’élite intellectuelle des sikhs dans la culture indo-persane et de son habileté à en utiliser les canons littéraires

11 La cour de Gobind est précisément le point de rencontre du précédent et tout aussi excellent livre de Fenech, The Darbar of the Sikh Gurus, qui en traite en ses deux derniers chapitres, et de la remarquable étude de Dhavan, When Sparrows Became Hawks, consacré à l’histoire des sikhs au XVIIIe siècle, de Gobind à leur prise du pouvoir au Panjab en 1799. Avec ces deux livres, c’est toute l’histoire des sikhs et du sikhisme du début du XVIe à la fin du XVIIIe siècle qui est travaillée à nouveaux frais. The Darbar couvre la période des dix Gurūs, de Nānak à Gobind, en mobilisant un grand nombre de sources en vieil hindi, vieux panjabi, persan et braj, et s’attache à montrer comment la cour des Gurūs cherche autant à reproduire sur terre celle de Dieu, évoquée dans sa poésie par Nānak, qu’à s’affirmer sur le même plan que celle des empereurs moghols (chapitre 1). On notera au passage que le sous-titre du livre est un hommage implicite à un très grand livre d’indologie classique, The Language of the Gods in the World of Men: Sanskrit, Culture, and Power in Premodern India de Sheldon Pollock (New York, Oxford University Press, 2009, XIV, 684 p.). Ce dernier ouvrage est consacré à la montée en puissance du sanskrit, langue des dieux, langue « cosmopolite », comme idiome de la poésie et de la politique entre les débuts de l’ère chrétienne et l’an mil, où il atteint son apogée, puis à son déclin dès les premiers siècles du second millénaire, quand il est graduellement remplacé par les langues « vernaculaires » (et par le persan), tant dans l’univers de la littérature que dans celui de la politique.

12 Les sources faisant largement défaut pour les débuts du sikhisme, Fenech, pour la cour des premiers Gurūs (chapitres 2 et 3), procède surtout à une forme de reconstruction à partir des matériaux épars à sa disposition (édits des Gurūs, poèmes héroïques, Dabistān-i mażāhib). Par contre, les sources étant beaucoup plus abondantes, il est

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longuement question de la cour de Gobind, dont Fenech fait en quelque sorte l’histoire culturelle. Cette cour tient pour partie son rayonnement du fait qu’y sont actifs nombre de poètes ne pouvant plus trouver de patronage à la cour moghole sous Aurangzeb, qui s’est départie de l’ouverture de ses prédécesseurs à la culture hindoue. Elle le tient aussi d’une abondante production littéraire typique des cours des radjas hindous, en l’occurrence ceux des collines préhimalayennes qui sont les rivaux politiques directs de Gobind. Dans cette configuration, Bhāī Nand Lāl Goyā, formé à la cour moghole et écrivant en persan, joue un rôle central à la cour de Gobind (chapitre 5).

13 C’est à ce point que Dhavan, en quelque sorte, prend le relais, pour mener une série d’enquêtes dégagées d’une stricte chronologie sur les sikhs au XVIIIe siècle. Ce qui retient le plus son attention, à propos de Gobind, est la tension qu’elle détecte, en rapprochant le Bacitra Nāṭak déjà évoqué et le premier poème héroïque consacré à Gobind, la Gurśobhā (Splendeur du Guru) de Saināpatī (première moitié du XVIIIe siècle), entre la prétention du Gurū à l’autorité spirituelle et sa volonté d’affirmer son pouvoir temporel (chapitre 2). C’est, selon Dhavan, la même tension qui est générée, au cours du XVIIIe siècle, par la production simultanée, dans les milieux sikhs lettrés, entre d’une part les Gurbilās (Plaisirs du Gurū), consacrés aux exploits guerriers de Gobind, et les manuels de code Rahit-nāmās) qui traitent de la bonne conduite religieuse, des péchés et de l’expiation. Une forme de synthèse entre ces deux pôles est trouvée par certains chefs sikhs dans la caractérisation comme dharma-yudha (guerre pour le dharma, en sanskrit) de leurs entreprises militaires contre les Moghols puis bientôt aussi contre les Afghans, qui présentent leurs propres incursions dans le Panjab comme un jihad (chapitre 3). Mais pour d’autres chefs de guerre fondateurs de petits états princiers au Panjab (Karputhala, Patiala), dont Dhavan retrace la carrière, c’est une attitude plus pragmatique qui prévaut. Le but affirmé est la conquête du pouvoir, qui peut même passer initialement, pour certains, par une forme de mercenariat (naukarī, lit. « emploi, service militaire ») typique de l’époque, au sein des troupes mogholes7. C’est aussi la conquête territoriale (mulkgirī). Mais même alors, comme le révèle les comparaisons entre diverses figures de chef faites par Dhavan, l’affirmation d’une allégeance aux valeurs du Khālsā et la pratique de l’alliance plutôt que du mercenariat permet à un chef d’accroître son prestige religieux et son influence parmi ses pairs (chapitres 4 et 5). Après ces études de cas, les derniers chapitres proposent une lecture en termes d’histoire sociale et culturelle de la prise graduelle du pouvoir par les sikhs dans le Panjab au XVIIIe siècle. Dhavan montre tout d’abord (chapitre 6) comment les succès militaires et les avantages matériels dont ils s’accompagnent transforment graduellement des paysans en armes en guerriers d’élite capables de créer des principautés et bientôt un royaume indépendant. Elle montre aussi le rôle joué au sein de cette élite – et qui la singularise en Inde du Nord par rapport aux radjahs hindous – par sa dévotion affirmée à Gurū Gobind, que soulignent les poèmes héroïques composés dans l’entourage des chefs de guerre.

14 Considérés ensemble, ces quatre livres font surgir, à partir d’un vaste corpus de sources diverses en différentes langues et provenant de milieux variés – hindous, sikhs et musulmans –, une image renouvelée non seulement de l’histoire des sikhs au XVIIIe siècle, mais aussi des profonds changements qui affectèrent leur religion à cette époque. Avec la militarisation d’une partie d’entre eux et dans la foulée de la création du Khālsā se développe une mystique du dixième Gurū présent parmi ses fidèles dès lors qu’ils sont rassemblés pour combattre pour le dharma, au nom de Dieu. L’histoire

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même de la communauté se réinvente dans la perspective téléologique du triomphe temporel et spirituel du Khālsā à travers les victoires de chefs de guerre qui se disent guidés par Gobind.

NOTES

1. Stéphane Mallarmé, Divagations (« Crise de vers »), dans Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 2, p. 205. 2. Voir ma note critique du 118 (2002) d’Assr. 3. Pour une bonne mise au point sur la notion d’« État successeur », voir J. C. Heesterman, « The Social Dynamics of the Mughal Empire: A Brief Introduction », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 47.3 (2004) (Between the Flux and Facts of Indian History: Papers in Honor of Dirk Kolff), p. 292-297. 4. Voir respectivement Gurú Nānak and the Sikh Religion, 2e éd., New Delhi, Oxford University Press, 1976 ; Early Sikh Tradition: A Study of the Janam-sākhīs, Oxford, Clarendon Press, 1980 ; The Evolution of the Sikh Community, Delhi, Oxford University Press, 1975 ; Sikhs of the Khalsa: A History of the Khalsa Rahit, Delhi, Oxford University Press, 2003 ; Popular Sikh Art, Delhi, Oxford University Press, 1991. 5. Voir ma note critique mentionnée ci-dessus. 6. Pour une belle et fidèle traduction de ce texte en anglais, voir Christopher Shackle et Arvind- pal Singh Mandair (éds. et trads.), Teachings of the Sikh Gurus: Selections from the Sikh Scriptures, London, Routledge, 2005, p. 137-144. 7. Voir à ce sujet Dirk Kolff, Naukar, Rajput, and Sepy: The Ethnohistory of the Military Labour Market in Hindustan, 1450-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

AUTEUR

DENIS MATRINGE CEIAS (Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, UMR 8564, EHESS-CNRS, [email protected]

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Handicap et religion : nouveaux horizons pour la recherche ? À propos de : SCHUMM Darla, STOLTZFUS Michael (éds.), Disability in Judaism, Christianity, and Islam. Sacred Texts, Historical Traditions, and Social Analysis, New York, Palgrave/Macmillan, 2011, 246 p. SCHUMM Darla, STOLTZFUS Michael (éds.), Disability and Religious Diversity. Cross-Cultural Interreligious Perspectives, New York : Palgrave/Macmillan, 2011, 234 p.

Lionel Obadia

1 Il y a dans le nord-est du Népal, un village dans lequel réside un vieux tradithérapeute de ma connaissance de la catégorie vaidya et de l’ethnicité Magar, qui a une particularité tout à fait distinctive : en lieu et place de l’un de ses bras, il possède un moignon. Mordu par un serpent lors de travaux des champs dans sa jeunesse, il a dû s’amputer le bras lui-même à l’aide de son poignard, un impressionnant kukuri qu’il porte en permanence au ceinturon, pour éviter l’extension du venin à l’ensemble de son corps et une mort certaine, et a lui-même (affirme-t-il) cautérisé la plaie pour éviter l’infection. Ce défaut physique n’a en aucun cas condamné son destin de guérisseur spirituel, bien au contraire : cette mutilation est considérée par les autres villageois de ces hautes vallées himalayennes comme la preuve de l’immense courage du tradithérapeute, mais aussi de son commerce avec le surnaturel. Dans le même village, une chamane dhāmi-jhāñkri de l’ethnicité sherpa bénéficiait de la meilleure réputation à trois ou quatre vallées alentours : elle était tout simplement la plus efficace des médiums locaux, et avait développé ses propres techniques de transe, au cours de rituels toujours très spectaculaires, qui avaient contribué à sa renommée. De retour d’Europe après quelques mois, je la retrouve très diminuée par une chute d’arbre (elle est peut-être chamane, elle n’en est pas moins agricultrice, et grimper aux arbres n’a rien d’étonnant) qui a abimé ses vertèbres cervicales, et déjà, quelques mois après l’accident, l’une des inattendues séquelles de son invalidité aura été l’étiolement de son pouvoir thérapeutique et de son rayonnement social. Deux figures opposées du

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handicap, l’un durable et l’autre temporaire, et qui relèvent également d’effets contrastés dans le domaine du surnaturel – l’un, par excédent et l’autre, par retrait.

2 Comment le chercheur, et en particulier l’ethnographe, doit-il considérer la présence du handicap dans son champ d’observation social, culturel ou historique, lorsqu’il s’intéresse d’abord au religieux ? Une telle question, posée à partir d’une perspective religiologique (d’une approche du monde religieux et non pas d’une approche religieuse du monde) suppose un minimum de symétrie et de s’interroger sur la manière dont le religieux s’invite et est pensé, dans les études sur le handicap.

3 La publication, par l’éditeur Palgrave/MacMillan, de deux volumes (en 2011) essentiellement consacrés aux rapports entre handicap (disability) et religions (monothéismes d’Occident, polythéismes non occidentaux, systèmes de croyances « parallèles ») rappelle à quel point le champ des études sur la religion et celui du handicap ne se sont rencontrés que de manière marginale. L’homo religiosus, tel que décrit dans les sciences religieuses, n’est pourtant pas que cet « homme – blanc – monothéiste – occidental – rationnel – riche – en bonne santé » (le chrétien) qui pourtant s’y retrouve de part en part, modèle archétypal ou idéal typique contre lequel s’est longtemps constitué le contre-modèle de l’homme (et encore mieux, la femme) « à la peau noire/jaune/rouge – polythéiste – non occidental – crédule – pauvre – affligé de quantité de tares », contre-figure donc d’un modèle ethno-centré contre lequel les Postcolonial Studies et les Gender Studies n’ont cessé de s’élever. Si le modèle de l’homo religiosus a gagné en épaisseur et en complexité, pour s’éloigner des schémas simplificateurs qui l’enfermaient dans l’anonymat d’un sujet collectif sans âge ni sexe (« le » croyant), il demeure en revanche toujours relativement unifié du point de vue d’un corps toujours considéré comme siège de passions religieuses (mystiques) ou moins sacrées (sexuelles), comme « site » psychoaffectif de l’expérience spirituelle, ou comme enveloppe charnelle sur laquelle s’affichent les loyautés et préférences confessionnelles. Ce corps « normal » est la règle – les corps abimés, partiellement fonctionnels sont en revanche doublement marginaux : ils le sont par référence à leur marginalité sociale et la marginalisation théorique dont ils font l’objet dans le champ du religieux.

4 Les théologiens d’expression française reconnaissent d’eux-mêmes le retard pris en matière de gestion religieuse du handicap, qu’il s’agisse de lui assigner des significations autres que celles dérivées de références strictement textuelles, ou de mettre en œuvre des dispositifs sociaux d’accompagnement des handicapés suivant des modalités éthiquement acceptables ou théologiquement convenables. « Oser parler du handicap », telle est l’initiative récemment lancée par l’Université catholique de Lille (qui s’est traduite scientifiquement par un numéro spécial de la Revue d’éthique et de théologie morale, en 2009). Que les religions s’intéressent à des questions d’actualité, qui touchent à la solidarité sociale envers des catégories exclues ou souffrantes n’a en soi rien d’étonnant – et par ailleurs, il est relativement aisé de constater que nombre de groupes missionnaires ou à l’action évangélique faisant valoir des compétences en matière de recouvrement des capacités mentales ou motrices déploient des stratégies correspondantes en ciblant expressément les « handicapés » comme une population réceptive à un message religieux. Dans le même ordre de choses, cela fait déjà de longues décennies que la ville de Lourdes, site réputé pour les guérisons miraculeuses en contexte chrétien, dispose d’un service d’accueil des pèlerins handicapés, qui forment une large partie de l’audience des sanctuaires locaux – en particulier la grotte

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de Massabielle (lieu des apparitions de l’Immaculée Conception). La campagne de levée de fonds du Fonds social juif unifié (FSJU) de 2011, qualifiée d’Appel national pour la tsedaka (« charité ») qui s’est affichée dans les transports en commun de Paris, a pris pour emblème un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer et un adolescent trisomique : deux figures du handicap, l’un, d’acquisition tardive, l’autre, de naissance. Mais deux figures pour une même cause : la réduction du stigmate et de l’isolation qui affectent cette partie, souvent laissée dans l’ombre, des communautés confessionnelles.

5 Dans la plupart des cas, la dimension religieuse du handicap (relevant soit d’une signification religieuse attribuée au handicap, soit de dispositions particulières des handicapés à l’expérience spirituelle) a été traitée par des spécialistes du handicap (et non de la religion) qui opèrent alors un détour par les textes sacrés – comme si tout le sens et l’action potentiels se trouvaient concentrés dans le scripturalisme (chez Poizat, 2005 et Segond, 2010). En retour, peu d’initiatives émanent du côté des sciences religieuses d’expression française, tout du moins, en tant que thématique ramassée permettant de constituer un champ de connaissance hybride, car pluridisciplinaire, mais solidement amarré à son objet. Ce n’est actuellement plus le cas ailleurs.

6 Si la question du handicap (physique ou mental) est traitée de manière dispersée dans les sciences religieuses, elle n’en est pas pour autant absente ou occultée. Le handicap n’apparaît ainsi jamais de manière très directe : ni sur le plan du matériau textuel, qui existe et dans lequel il convenait de puiser les références théologiques pour en dégager les représentations de la déficience et du handicap, ni sur celui des expressions esthétiques du handicap, telles qu’elles sont par exemple données dans la littérature antique (la mythologie antique est peuplée de personnages qui présentent des handicaps physiques, mais sont des héros ou demi-dieux : Œdipe est aveugle, Héphaïstos boiteux, etc.) et dans l’art à thème religieux, qui regorge de références en la matière – en particulier dans l’œuvre d’un Bruegel ou de Bosch. Le tableau Les mendiants de Pieter Bruegel l’Ancien (1568) montre des « estropiés » et « gueux » à même le sol, dans ce qui est probablement le jardin d’un hospice : la sémiotique et l’esthétique du handicap expriment plus ou moins directement le rapport du handicap à la société « civile » (exclusion) et aux institutions religieuses (assistance). Avec la sécularisation, les déterminismes symboliques et la pression sociale entourant la figure du handicapé ont changé de registre : la fin des accusations en sorcellerie ou en « diablerie » des boiteux, fous et bossus – en particulier les femmes – a entraîné une réinterprétation et une prise en charge essentiellement médicale de leurs maux. Une laïcisation progressive des institutions communautaires qui a, en moins de deux siècles, progressivement mais sûrement marginalisé les registres religieux des significations et usages entourant le handicap, jusqu’à leur réapparition récente, au cœur des sociétés sécularisées.

De la marge vers le cœur : politiques du handicap et émergence des Disability Studies

7 Dernièrement, pourtant, le handicap a donné lieu à une littérature d’autant plus importante que la recherche accompagnait, dans les années 1990 et 2000, un certain nombre de dispositifs légaux installés en France pour remettre la question des déficiences physiques et mentales au cœur des débats publics – les années 1970, qui avaient vu la formulation des premiers textes de loi favorisant l’intégration sociale des

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handicaps, n’avaient en effet pas entraîné de véritable transformation de leur statut. Depuis deux décennies, et surtout dans les années 2000, les dispositifs légaux et politiques publiques destinés à l’intégration des déficients se sont multipliés. Entre 1975 et 2005, c’est-à-dire entre les deux grandes lois cadres qui ont été élaborées en France à propos du handicap, et qui poursuivaient l’objectif d’intégrer économiquement et socialement les personnes physiquement et mentalement déficientes, ce sont surtout des petites avancées juridiques qui ont contribué à la reconnaissance des « handicapés », frappés d’une persistante marginalité. Elles n’ont néanmoins jamais vraiment radicalement changé le statut juridique et social des handicapés, d’où une législation itérative qui ne cesse de réglementer la place, toujours équivoque, de ceux qui étaient auparavant catégorisés selon des taxinomies différentes – « infirmes », « invalides », « déficients », etc.

8 Dans le domaine académique, et non plus politique, depuis la fin des années 1990, les Disability Studies s’érigent comme un nouveau champ de connaissance, dans une perspective pluridisciplinaire qui dépasse les clivages épistémologiques et méthodologiques, pour se concentrer sur « l’objet » handicap (disability). Les Disability Studies entendent explorer les dimensions sociales, politiques, culturelles et psychiques du handicap. Par-delà la technicité inhérente aux problèmes moteurs et psychiques dont souffrent les handicapés, les Disability Studies ont aussi et surtout introduit des questions plus axées sur le psychologique et l’affectif, comme celles relevant du ressenti subjectif du handicap. C’est alors bien plus la narration du handicap en première personne que sa description morphologique ou mécanique qui est mise au centre de l’analyse, dans un contexte où les déficiences physiques et/ou mentales avaient généralement été enfermées dans des taxinomies et des catégorisations collectives et fondées sur une caractérisation symptomatique objectivée – celles de l’ordre médical. L’écart avec la France est, de ce point de vue, saisissant. Les recherches sur le handicap, développées dans une orientation culturelle avec Charles Gardou (2010), sociologique chez Alain Blanc (2012), historique telle que développée par Stiker (2005), couvrent largement le champ, mais ne donnent pas toujours à la dimension religieuse du handicap toute la surface qu’on lui accorde par ailleurs, de manière motivée ou non (cf. infra – la conclusion de cet article).

9 Il a donc manqué, selon toute vraisemblance, que l’intérêt social et scientifique pour le religieux, qui s’est rapidement accru depuis quelques décennies, rencontre celui pour le handicap. La publication des deux volumes dirigés par Schumm et Stoltzfus participe de cette volonté, dans le monde anglo-saxon, d’ouvrir à une exploration plus systématique des relations entre religion et handicap. L’initiative est d’autant plus appréciable que le format de publication – le double volume – permet de sortir du relatif monothéocentrisme dans lequel avaient tendance à s’enfermer les approches religiologiques du handicap. La publication d’un Journal of Religion, Disability & Health (depuis 1999), qui succède à un Journal of Religion in Disability & Rehabilitation lequel n’aura eu qu’une brève existence en tant que tel (1994-1998) pallie déjà ce manque : c’est l’une des rares revues exclusivement consacrées aux relations entre le handicap, la santé et la religion, qui n’a évidemment pas d’équivalent en France. La revue Reliance, spécialisée sur le handicap, réserve de temps à autre un article à des thématiques religieuses, mais ici rien de très régulier ne s’est constitué autour de ce croisement de perspectives.

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Le handicap au croisement des monothéismes

10 C’est dans cette lignée qu’a été publié le premier volume édité par Darla Schumm et Michael Stoltzfus, intitulé Disability in Judaism, Christianity, and Islam, titre au demeurant peu révolutionnaire (mais pouvait-il en être autrement ?) néanmoins sous-titré Sacred Texts, Historical Traditions, and Social Analysis. C’est bien plutôt cette partition qui organise ce premier volume consacré aux traditions historiques, celles qui, par le caractère très englobant et élaboré de leur théologie ou de leur corpus doctrinal, comprennent plus précisément que d’autres traditions (les polythéismes « ethniques » ou locaux) une théorie du corps « sain » et du corps « infirme ». Considérant l’existence d’une littérature scientifique qui a déjà traité la question du handicap dans la perspective d’une tradition particulière, les éditeurs partent du principe selon lequel les traditions religieuses monothéistes offrent des matrices d’interprétation au handicap, mais ne convergent pas dans une théorie unifiée un phénomène qui, lui- même, déborde perpétuellement les essais de définition. Plutôt que de reprendre encore et toujours les inévitables détours par la normativité des traditions textuelles, il s’avère plus intéressant de souligner la diversité des réponses religieuses au handicap que d’en donner une image monolithique (Editor’s introduction, p. XII-XIII). Il s’agit donc de considérer comment chaque tradition dispose de ressources symboliques particulières et les met ou non en œuvre pour donner du sens au handicap physique ou social, et fournir dans le même temps des schèmes d’action qui inspirent ou encadrent les institutions qui le prennent en charge. Dans cet objectif, une approche par les textes n’est pas inutile en tant qu’elle permet de repérer le champ sémantique du handicap dans différentes religions. Pour Schumm et Stoltzfus, cependant, la référence métaphorique au handicap s’avère déterminante pour toutes les autres formes (praxéologiques et institutionnelles) (id. p. XIX). C’est encore la métaphore qui tisse le fil rouge de ce premier tome, car il révèle toute la complexité de ce que les auteurs appellent « le paradoxe du handicap » (the paradox of disability) : les mêmes personnes atteintes de déficiences mentales ou physiques peuvent alternativement ou conjointement être qualifiées de saints ou de miséreux (id., p. XX). S’ensuivent alors une série d’études de cas toutes plus intéressantes les unes que les autres, explorant différentes formes de handicap (surdité, lèpre, vitiligo, cécité, déformations physiques...) dans différentes traditions (judaïsme antique et christianisme primitif, islam traditionnel) plus ou moins inspirées par la tripartition théorique énoncée par Hector Avalos quelques années plus tôt, qui distingue entre « redemptionism » « rejectionism » et « historicism » (le texte sacré comme source garante de la réadaptation, comme figuration du handicap corrigée par les faits – en particulier lorsqu’elle est négative – et enfin le handicap selon le texte sacré, tel qu’il se comprend dans son contexte historique). Les chapitres qui traitent du judaïsme rabbinique (Julia W. Belser et Bonnie L. Gracer) montrent bien combien le handicap est doublement contraint par son écart à l’idéal du prêtre (donc dans une figuration négative), mais par sa tolérance pour les simples pratiquants (donc dans une figuration positive). Celui sur la cécité selon l’épitre de Jean (Jennifer Koosed et Darla Schumm) pointe la fonction heuristique et pédagogique de la métaphore de l’infirmité en contexte religieux. Celui qui aborde la difformité selon Augustin montre une difformité qui change de statut et de valeur selon son régime d’ontologie – terrestre, céleste – (Kristi Upson-Saia). La contribution intellectuelle des autres chapitres, quoiqu’indéniable, n’est pas toujours aussi évidente ni importante – en d’autres termes, l’intérêt des autres chapitres de ce

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premier volume n’est résolument plus dans le domaine de l’exploration scripturaliste des figures du handicap (quel est-il donc ?). La seconde partie s’affirme quant à elle plus clairement orientée vers les aspects sociaux du handicap. Elle s’ouvre sur les difficultés concrètes des musulmans à prier en situation de déficience, et se conclut par une réflexion d’Amos Yong autour de l’amour, de la sagesse, et du handicap comme catégories classiques (pour les deux premières) et authentiquement nouvelle (pour la dernière), de nature à relancer, selon l’auteur, la philosophie de la religion, par la manière dont le handicap amène à réinterroger le sens du mal. Entre les deux, quelques chapitres très intéressants sur la légitimation religieuse de l’eugénisme (Gerald O’Brien et Autumn Molinari), les modalités pratiques de transposition des principes métaphysiques et doctrinaux entourant le handicap à l’action pastorale (Christine James) ou l’action des ONG confessionnelles à destination des sourds dans les pays en voie de développement (Amy Wilson et Kirk Van Gilder). Dans l’économie générale du texte, le volume Disability in Judaism, Christianity, and Islam part, de manière assez attendue, des textes pour s’achever dans les pratiques, et parallèlement, de l’antiquité à la modernité. Mais que faut-il chercher dans les sources religieuses du handicap ?

Une question ancienne : sources monothéistes de la charité et régimes d’« infirmités »

11 Dans le choix de lettres du saint catholique piémontais François de Sales (1567-1622), recueilli à l’occasion des numéros 81 et 82 de la revue l’Anneau D’Or de mai 1958 (dite « revue internationale de spiritualité familiale » lors de son numéro spécial « Saint François de Sales nous parle »), le dévot missionnaire, qui devait évangéliser le Chablais, recommandait en 1604, pour « s’unir à Dieu et au prochain », de « prendre quelquefois la peine de visiter les hôpitaux, consoler les malades, considérer leurs infirmités et attendrir [son] cœur sur celles-ci et prier pour eux en leur faisant quelque assistance » (S’unir à Dieu et au prochain, Annecy, 3 mai 1604, 1958 : 186). C’est le même homme d’Église qui avait placé la charité au cœur des valeurs d’un catholicisme enclin à reconquérir les terres abandonnées au calvinisme et qui rappelait ainsi le rôle central, depuis le Moyen Âge, de l’assistance altruiste à l’endroit de ceux qui sont frappés d’« infirmités » temporaires ou définitives. François de Sales prodiguait aussi des conseils pour la vie de dévotion en soulignant l’impact de ces altérations des facultés sur la religiosité : « quant à la méditation, écrit-il, les médecins ont raison : tandis que vous êtes infirme, il s’en faut sevrer. Et pour réparer ce manquement, il faut que vous fassiez au double des oraisons jaculatoires, et que vous appliquiez le tout à Dieu par un acquiescement entier à son bon plaisir qui ne vous sépare aucunement de lui en vous donnant cet empêchement-là à la méditation... » (Ne cherchez que Dieu, Annecy, 30 mai 1609, 1958 : 211).

12 Les deux occurrences du terme d’« infirmité » dans une œuvre, de l’une des figures intellectuelles sanctifiées de l’Église catholique, signale, s’il fallait encore s’en convaincre, que l’intérêt théologique du christianisme pour les « infirmités » est ancien, continu et qu’il touche à parts égales les gens du peuple et les membres du corps ecclésiastique. Évidemment, le sens de l’« infirmité » est, en cette sortie de Moyen Âge entrée dans une Renaissance troublée par les guerres de religion, assimilable à celle de « maladie ». Deux significations au moins sont à associer ici à l’idée d’infirmité : une première, strictement profane, d’une déficience temporaire des

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facultés (à l’occasion d’une maladie, par exemple) qui oblige le prêtre à suspendre son activité, l’autre, plus proche du sacré, cette fois, d’une même déficience, mais qui afflige le « peuple » et dans ce cas les causes de l’infirmité sont à rechercher du côté d’un ordre moral qui aurait été transgressé, et l’affliction du côté du châtiment divin ou surnaturel correspondant à la gravité de la faute. La plus explicite référence à l’exclusion du corps (physique et social) de l’infirmité du culte est cette fois énoncée dans le judaïsme, à travers ces célèbres et très cités versets du Lévitique (21 : 16-23) en ces termes : « Aucun homme parmi tes descendants, dans toutes les générations, qui serait atteint d’une malformation corporelle ne s’approchera pour offrir l’aliment de son Dieu. En effet, sont exclus du service tous ceux qui ont une infirmité : quelqu’un qui est aveugle ou boiteux, qui est défiguré ou qui a des membres disproportionnés, qui est estropié de la jambe ou du bras, bossu ou nain, affligé d’une taie sur l’œil, qui a la gale, des plaies purulentes ou les testicules écrasés. Aucun descendant du prêtre Aaron ayant une malformation n’offrira à l’Éternel les sacrifices consumés par le feu ; du moment qu’il a une malformation en lui, il ne s’approchera pas pour offrir les aliments de son Dieu. Il pourra consommer l’aliment de son Dieu, les offrandes saintes et très saintes, mais il ne s’avancera pas jusqu’au voile et ne s’approchera pas de l’autel, à cause de sa malformation ; ainsi il ne profanera pas mes lieux saints, car moi, l’Éternel, je les rends saints. »

13 La citation, un peu longue, se justifie ici par son caractère de récurrence – il est peu de travaux sur le handicap en religion qui n’en fassent pas mention dans le cadre d’un examen comparatif des conceptions monothéistes (scripturaires) du handicap.

14 Ce premier régime d’infirmité, inscrit dans le concret et la biologie du corps du prêtre et du fidèle, s’adjoint un second régime, nettement plus métaphorique, cette fois, qui relève de l’évaluation de la loyauté religieuse. C’est ainsi que la Sourate II, dite « la génisse » du Coran réfère explicitement à l’infirmité comme duplicité et distance au divin et à la norme religieuse : « Il est des hommes qui disent : nous croyons en Dieu et au jour dernier, et cependant ils ne sont pas du nombre des croyants. Ils cherchent à tromper Dieu et ceux qui croient, mais ils ne tromperont qu’eux-mêmes et ils ne le comprennent pas. Une infirmité siège dans leurs cœurs, et Dieu ne fera que l’accroître ; un châtiment douloureux leur est réservé, parce qu’ils ont traité les prophètes de menteurs (II : 7-9). »

15 La référence à l’infirmité est ici clairement de nature métaphorique, pour installer une ligne symbolique entre les croyants et le reste du monde. Mohammed Arkoun, qui a donné du Coran la traduction qui sert ici de source, a réservé en note de bas de page une explication de cette référence : « partout dans le Coran, par les hommes dont le cœur est atteint d’une infirmité, Muhammad entend les hypocrites, les hommes de foi douteuse et chancelante » (Coran, traduction M. Arkoun, Paris : Garnier-Flammarion, 1970, p. 46). Deux premiers régimes à distinguer donc d’un troisième qui situe le handicap au cœur du pouvoir de guérison dont se voient alloués les virtuoses de la religion – prophètes, héros, prêtres... Dans l’Évangile selon Matthieu, Jésus, lorsqu’il pénètre dans le temple, « guérit des aveugles et des boiteux » (21 : 12/14), un épisode miraculeux parmi bien d’autres. Ce pouvoir spirituel de guérison, qui a nourri une vaste réflexion autour de la part thaumaturgique de l’action religieuse, connaît encore de substantiels développements (comme dans la fonction « pharmakologique » des Théories de la religion de Camille Tarot, 2008).

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Les religions et les handicaps

16 Si les monothéismes ont déposé l’infirmité dans le cadre de l’ordre et des obligations morales, c’est-à-dire, dans le cadre d’une théologie suffisamment sophistiquée pour pouvoir inscrire le handicap dans une étiologie religieuse, c’est du côté de la « magie » et des cultes « ethniques » que l’on trouve pourtant les plus féconds développements autour d’une anthropologie religieuse du handicap.

17 Les magiciens, sorciers et autres prêtres des sociétés « tribales » (pour prolonger un usage catégoriel encore en vogue en sociologie) sont plus particulièrement susceptibles d’être des personnes affectées d’une déficience, qui est à l’occasion retournée à l’avantage du « handicapé », désormais chargé d’un pouvoir ou de compétences en matière de commerce avec le surnaturel. Dans leur célèbre « Esquisse d’une théorie générale de la magie » (1902-1903, rééd. 1985), Marcel Mauss et Henri Hubert suggèrent que « N’est pas magicien qui veut : il y a des qualités dont la possession distingue le magicien du commun des hommes. Les unes sont acquises et les autres congénitales ; il y en a qu’on leur prête et d’autres qu’ils possèdent effectivement. [...] Sont ainsi destinés à être magiciens certains personnages que signalent à l’attention, à la crainte et à la malveillance publique, des particularités physiques ou une dextérité extraordinaire, comme les ventriloques, les jongleurs et bateleurs ; une infirmité suffit, comme pour les bossus, les borgnes, les aveugles, etc. Les sentiments qu’excitent en eux les traitements dont ils sont d’ordinaire l’objet, leurs idées de persécution ou de grandeur, les prédisposent même à s’attribuer des pouvoirs spéciaux » (Mauss & Hubert, [1903-1904] 1985 : 19-20).

18 Il existe donc, sous la plume de Mauss et Hubert, une véritable théorie du handicap, qui se libelle comme un codage culturel des écarts au modèle physiquement et psychologiquement « valide » prédominant dans une société, qui rapprochent certains individus plus que d’autres, du surnaturel. Il est notable, dans tous les sens du terme, que cette même théorie, symboliste, en première instance, soit aussi une théorie sociologique du handicap, en tant que catégorisation collective des déficiences : « Remarquons que tous ces individus, infirmes et extatiques, nerveux et forains, forment en réalité des espèces de classes sociales. Ce qui leur donne des vertus magiques, ce n’est pas tant leur caractère physique individuel que l’attitude prise par la société à l’égard de tout leur genre » (id. : 20).

19 Ainsi, la plus grande prudence doit prévaloir lorsqu’il s’agit d’imaginer les rapports entre religion et handicap, dès lors que l’anthropologie est convoquée en tant que discipline, ou que la réflexion se fonde sur du matériau généralement traité par l’ethnographie (les cultures et religions non occidentales). Au plan comparatif de l’anthropologie, et à titre, une fois de plus, de métaphore, Claude Lévi-Strauss a montré que la figure de l’infirme ou de l’estropié ne doit jamais être considérée, dans un corpus mythique, comme une figure personnalisée, mais comme un opérateur théorique des transformations mêmes des éléments du système symbolique : « [...] les mythes confèrent souvent aux infirmes et aux malades une signification positive : ils incarnent les modes de la médiation. Nous imaginons l’infirmité et la maladie comme des privations d’être, donc un mal. Pourtant, si la mort est aussi réelle que la vie et si, par conséquent, il n’existe que de l’être, toutes les conditions, même pathologiques, sont positives à leur façon. Le “moins-être” a le droit d’occuper une place entière dans le système, puisqu’il est l’unique forme de passage concevable entre deux états “pleins” »

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(Lévi-Strauss, 1964 : 61). Ainsi, le double détour anthropologique par les cultures et les pensées autres, et le comparatisme transculturel ramènent au jeu subtil de l’exclusion et l’inclusion théorique plus qu’empirique des symbolisations du handicap.

20 D’une manière alors peu surprenante, le second volume, Disability and Religious Diversity, offre un panorama riche d’études de cas, qui, sur au moins deux plans, s’apparente à une approche anthropologique du handicap : du point de vue méthodologique tous les cas sont empiriques et construits à partir des acteurs rencontrés sur le terrain et donc souvent à partir de conceptions « indigènes » ; et les traditions convoquées sortent du cadre habituel des trois grands monothéismes. L’accent est alors mis plutôt sur des approches qualitatives, et en particulier sur des récits à la première personne qui font surgir l’expérience subjective, mais moins en narration égocentrée qu’en tant que contribution à restituer le cadre culturel et social dans lequel le handicap va prendre sens et forme du point de vue religieux. Méthodologiquement féconde, la démarche ne donne néanmoins pas systématiquement lieu aux éclairages attendus, en l’occurrence, la manière dont le vécu subjectif rencontre un répertoire de sens (une théologie) et est réorganisé en conséquence. En outre, l’approche est loin d’épuiser toutes les possibilités de relation entre le handicap et la religion. Il manque d’ailleurs ici de vastes pans à l’analyse : la gestion socioreligieuse du handicap, avec des dispositifs de type « religiosité populaire » (pèlerinage ou séance de thérapie collective), et si le volume insiste sur la manière dont le handicap surgit comme une affliction signifiante du point de vue religieux (pour l’acteur et pour l’institution qui l’encadre), il ne dit rien de la stigmatisation et des pressions sociales, voire religieuses (des religions qui sont ici toujours présentées – ou presque – comme tolérantes et bienveillantes) qui s’exercent sur le handicapé, selon la nature de son altérité.

21 Les études de cas présentées dans le catholicisme latino (Aime B. Valeras), les mouvements Baha’i (Priscilla Gilman), Wicca (Jo Pearson) ou Native American en Alaska (Lavonna Lovern) demeurent à un niveau d’analyse assez localisé, alors que le chapitre consacré au Mouvement Celtique (Erynn R. Laurie), qui mêle analyse empirique, étude textuelle et contextualisation sociohistorique, est méthodologiquement plus solide que les autres. Une contribution intermédiaire tente de montrer, sans révolutionner le genre, les bénéfices sociaux et moraux que retirent les personnes handicapées lorsqu’elles fréquentent des communautés religieuses (Jeff McNair et Abigail Schindler) avant que ne débute vraiment, mais en ordre relativement dispersé, le comparatisme transculturel que ce second volume voulait mettre en œuvre. Les deux éditeurs (Schumm et Stoltzfus) se réservent deux chapitres, l’un sur le taoïsme et le handicap, plutôt au raz de la tradition textuelle, l’autre sur le bouddhisme et le christianisme, qui s’essaye à relier des récits d’acteurs avec des répertoires religieux – essai intéressant, mais un peu trop court pour être tout à fait innovant. Les conceptions symboliques des Native Americans à propos de la différence (et donc du handicap) se voient réserver un chapitre assez innovant (Lavonna Lovern, encore), mais ce qui fait sans doute la contribution la plus originale de ce second volume est celle (bien trop courte) consacrée comparativement à l’islam, au bouddhisme et au christianisme (Lynne Bejoian, Molly Quinn et Maysaa Bazna) qui montre la nécessité de constituer une méthodologie hybride fondée sur du matériau ethnographique, textuel et sémiotique permettant de saisir le handicap comme une altérité qui convoque, par-delà les différentes traditions religieuses, de mêmes thématiques (justice sociale, agentivité, responsabilité et engagement, p. 193) au demeurant très... séculières !

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La variable « religion » : heuristique ou piège à penser ?

22 Au détour de ce bref panorama et de la lecture de ces deux volumes qui, à n’en pas douter, vont marquer une étape supplémentaire dans la progression (rapide) du champ de réflexion autour de « religion et handicap », la question doit sans doute (et encore) être (re)posée : en quoi la religion offre-t-elle finalement un éclairage particulier sur le handicap ? Et inversement, en quoi le handicap représente-t-il une entrée à l’intelligibilité des croyances et des pratiques religieuses ? S’agit-il dès lors d’éclairer le handicap via la religion ou la religion via le handicap ? La dernière question peut, certes, s’avérer un peu attendue et relever de ces slogans réversibles dont fourmillent les sciences humaines et sociales, mais elle mérite d’être posée tant la rencontre des deux champs demeure encore assez fugace et semble reposer sur une persistante asymétrie, selon la perspective adoptée. La tentation de se saisir du religieux sous l’angle des Disability Studies peut apparaître comme une concession à une certaine mode. En se déployant, en effet, les Disability Studies ont tendance, parce qu’elles relèvent de Studies (de champs de connaissance) plutôt que de disciplines, à englober quantité d’objets empiriques ou théoriques pour peu qu’ils soient liés au handicap : culture, société, religion, histoire, et concepts moins généraux (stigmate, domination, reconnaissance, etc.). Mais puisqu’il y a du handicap dans toutes les phases de l’histoire et sous toutes les latitudes, de même qu’à l’évidence le religieux a sans doute imprégné la plupart des sociétés de l’histoire, alors l’un comme l’autre offrent une porte d’entrée particulière à l’intelligibilité du social et du culturel. Mais jusqu’où ces perspectives n’entraînent-elles pas une subordination l’une de l’autre ?

23 Le handicap encourt en effet et pour sa part le risque d’être réduit à une catégorie générale de dysfonctionnement physique ou mental (« le handicap » donc « le handicapé ») ou de n’être étudié que dans le cadre des représentations religieuses qui lui donnent sens dans une matrice théologique bien définie (le handicap selon l’islam, le judaïsme, le christianisme, etc.). Les travaux sur le handicap, pour leur part, peuvent reposer sur une conception assez générale, voire parfois franchement superficielle de la religion et de ses dynamiques : sous la rubrique de « religion », ce sont les bases normatives et textuelles des systèmes officiels de croyance (Segond, 2010) ou une vague sociologie du « retour du religieux » (Poizat, 2005) qui sont mobilisés. Double réduction, donc, qu’il faut pointer du doigt, mais qu’on aurait tort néanmoins de condamner – du point de vue méthodologique, difficile de se passer de la catégorisation et des registres scripturaires d’interprétation ou de généralités sur le contexte environnant. Handicaps et croyances admettent évidemment des significations variables au fil du temps et évidemment il s’agit de rendre à l’analyse la pluralité des contextes, des formes de handicap et les idéologies qui les entourent, d’un côté, et des différents systèmes de croyances et de culte d’un autre. C’est alors un entrelacs complexe de relations entre religion et handicap qui se dégagent et on veut en voir ici au moins quatre : 1) la mise en signification religieuse du/des handicap(s) ou la question de l’étiologie symbolique de la déficience chez les handicapés ; 2) la figure des handicapés dans les théologies ou la question de la norme implicite ou explicite de l’ordre (moral, sanitaire, etc.) dans les conceptions religieuses ; 3) la place des handicapés dans les activités religieuses ou liturgies – leur intégration ou leur exclusion ; 4) le paradoxe d’une reconnaissance

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religieuse du handicap dès lors que celui-ci devient socialement plus saillant, car plus problématique au prisme de processus de sécularisation – ce qui revient, au final, à s’interroger sur la pertinence d’une interprétation religiologique du handicap.

24 Denis Poizat a, par exemple, proposé de « repenser la question » des rapports du handicap à la religion en explorant la problématique de « l’alliance ». On y apprend que les religions ont des textes pour penser le handicap (ce qui n’est pas une nouveauté), que la religion change dans le contexte de la modernité (en est-ce une également ?), que les « dieux fabriquent [aussi] la maladie mentale et la déficience lorsqu’ils punissent les déviants » (Poizat, 2005 : 22). Certes, mais il est surtout suggéré que « Les personnes côtoyant le handicap, dans nos sociétés partiellement ou largement laïcisées, sont dans un trouble de l’alliance immanente, unissant les hommes entre eux. Ce trouble de l’alliance est sans doute lié aux vestiges de l’alliance transcendantale, celle des hommes avec leurs dieux » (Poizat, 2005 : 25). Autrement dit que le problème du handicap est d’être est encore bien trop attaché à l’idée qu’il relève d’un stigmate d’origine surnaturelle : le malaise moderne à l’endroit du handicap prendrait donc racine dans une réminiscence du passé religieux des sociétés sécularisées. Il n’est pas sûr que la sécularisation du handicap, qui va de pair avec celle des sciences sociales de la religion, ne soit pas ainsi religieuse par excès : excès de sens théologique (les traditions religieuses ont-elles toutes pensé le religieux de la même manière, avec le même intérêt ?), de référentialité mythique (combien de dieux estropiés pour des dieux valides selon les corpus et les traditions ?), de signification (l’infirmité est-elle le signe d’un excès ou d’un défaut de sens pour les mythes ?), voire de positivité (est-il vrai que l’indigent ou l’estropié se voit systématiquement allouer une place dans un champ symbolique et dans un monde social ?). C’est René Girard objectant à Lévi-Strauss que le handicap dans le mythe n’est pas seulement un élément positif des systèmes de représentation (la carence n’étant, pour Lévi-Strauss, qu’un état intermédiaire entre deux états « pleins »), mais aussi le symptôme d’une victimisation qui n’a rien de symbolique ou qui révèle autre chose, de la violence et de la discrimination, plutôt que de la relation au sein d’un système structuré : « La recherche d’interprétations de plus en plus raffinées ne peut que nous égarer et émousser notre sensibilité aux modalités archaïques de victimisation qui travaillent le soubassement de la mythologie. Encore une fois, faire confiance au bon sens, sans oublier ce que nous savons, nous permettrait de comprendre que les infirmités et invalidités de tant de héros mythiques ne font que les désigner à la foule comme victimes potentielles ; ce sont des signes moins ambigus, en fait, que celui de “bouc émissaire” dans les textes de persécution, l’appartenance à une minorité ethnique ou religieuse », affirme-t-il, dans La voie méconnue du réel (Girard, 2002).

25 Si, en suivant les sociologies actuelles, on conserve du handicap l’idée qu’il est indissociablement lié à une projection idéologique et à une pression sociale, les tendances générales qui se dégagent autour de lui, le stigmate et son corollaire, la stigmatisation (admirablement exposée par Erwin Goffman il y a quelques années déjà, en 1963), confirment en outre qu’en tant que processus social, l’assignation d’un handicap est théoriquement et souvent empiriquement indépendante du fait religieux – la religion qui, sous la plume du même Goffman, relève du « stigmate tribal », ou en d’autres termes, un handicap héréditaire. Tout l’effort de Goffman a d’ailleurs été de traduire les concepts de la sociologie religieuse durkheimienne en une sociologie profane (dans sa fameuse théorie des rites d’interaction notamment), alors que Michel Foucault avait, dans une perspective quelque peu différente, mais avec de similaires

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conclusions, reconstitué la marche historique de la folie pour montrer que l’émergence des institutions de contrôle social de la folie est corrélative d’une désolidarisation des troubles mentaux du registre de la possession spirituelle et de la gestion religieuse de la réclusion sociale des déficients (Foucault, 1961).

26 Il y a donc (au moins) deux facettes du handicap, traitées sous l’angle de la microsociologie et de l’histoire respectivement, qui signalent, s’il fallait s’en convaincre, que, sous bien des aspects, c’est d’abord socialement et culturellement par défaut de religion (ou sous une forme sécularisée), que le handicap se manifeste sous nos latitudes et notre historicité (les sociétés occidentales et dans la modernité). Il émerge aussi partout ailleurs, sous sa forme sécularisée et moderne, dès lors que le système biomédical figure la principale matrice d’interprétation et de gestion sociale des écarts aux normes de validité physique et de « normalité » psychique. Il ne fait toutefois pas de doute non plus que le dit « retour du religieux », dans les mêmes contextes (occidentaux et extraoccidentaux), a entraîné un regain d’intérêt pour les dimensions religieuses du handicap, lequel se trouve alors cette fois requalifié par excès de religion – et donc à la fois désécularisé mais aussi traditionnellement sacralisé : les exemples considérés et présentés dans les ouvrages dirigés par Schumm et Stoltzfus montrent en effet que l’inscription du handicap dans un registre étiologique ou praxéologique de nature religieuse, peut être soit lié à une antique conception théologique (comme dans les monothéismes historiques) qui favorise une inclusion rétrospective, soit à une extension du sens spirituel d’un groupement plus récent (nouveau mouvement religieux ou mouvance New Age) à des phénomènes qui n’étaient initialement pas ciblés comme les plus significatifs en matière spirituelle.

27 Cette position particulière, cette duplicité, même, d’un handicap « religionisé » et sécularisé en même temps, interdit de situer la variable « religion » comme plus déterminante qu’une autre dans l’étude des phénomènes psychiques, sociaux ou culturels liés à la déficience. Elle reste foncièrement significative, mais pas nécessairement déterminante pour autant. Conscients de ce risque, les deux ouvrages ici recensés n’offrent ainsi pas une théorie générale de la religion dans le handicap ni du handicap dans la religion. L’ambition est ailleurs. La collection d’études de cas présentés ici vise donc à souligner la diversité des approches, objets empiriques, construits théoriques, démarches méthodologiques déployées pour l’étude d’un phénomène entêtant, complexe et aux approches sinueuses. Les deux ouvrages présentent ainsi l’avantage de situer le champ dans un Work-in-Progress qui avance prudemment dans la voie d’une exploration d’abord cartographique avant que d’être programmatique.

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AUTEUR

LIONEL OBADIA Université Lyon 2, [email protected]

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Bulletin Bibliographique

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François d’Alteroche, Des monts d’Aubrac au cœur des Andes. Semeur d’espérance, 50 ans en Amérique Latine Paris, Karthala, coll. « Signes des Temps », 2012, 216 p.

Sabine Rousseau

RÉFÉRENCE

François D’alteroche, Des monts d’Aubrac au cœur des Andes. Semeur d’espérance, 50 ans en Amérique Latine, Paris, Karthala, coll. « Signes des Temps », 2012, 216 p.

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1 Parti en 1965 pour cinq ans comme Fidei Donum, jeune prêtre du diocèse de Mende (ordonné en 1962 à l’âge de 27 ans), François d’Alteroche, bientôt surnommé Paco, a attrapé le virus de l’Amérique latine et y est resté toute sa vie. Son témoignage éclaire la période de gloire des expressions ecclésiales et pastorales de la théologie de la libération du milieu des années 1960 aux années 1990.

2 D’abord en Argentine dans le diocèse de Reconquista (1965-69) et de la Rioja (1969-1976), puis au Pérou dans le Sud- Andin (1978-1992), François d’Alteroche a découvert une réalité sociale et religieuse qu’il a appris à connaître et à partager avec ses paroissiens. Il fut vite persuadé que l’inculturation était au fondement même de tout travail d’évangélisation. Sa connaissance du sous-continent opère alors à différentes échelles : il découvre à la fois la question majeure de la réalité sud- américaine, la question agraire, et son corollaire, la violence sociale et politique présente dans de nombreux pays, et en même temps, il est conquis par la richesse des cultures locales andines, quechua notamment, que la vie paroissiale lui permet d’approcher et de comprendre.

3 Son récit, sincère et empreint d’une grande humanité, nous fait mesurer l’importance des rencontres, individuelles et collectives, pour ces nouveaux missionnaires. Parmi tous ceux que François d’Alteroche a rencontrés, des évêques ont particulièrement compté : Mgr Iriarte, Arturo Angelelli et Louis Dalle. Il en dresse des portraits admiratifs, louant leur simplicité, leur courage, leur fraternité, en faisant des figures de prophètes. Il raconte avec émotion l’assassinat d’Angelelli le 4 août 1976, quelques semaines après son propre départ précipité et son retour en France, ainsi que l’accident de Dalle dont il était devenu le vicaire général et auquel il succède en décembre 1983 à la tête de la prélature d’Ayaviri près de la frontière bolivienne. François d’Alteroche souligne aussi la force des liens d’amitié (avec Joseph Clavel, son compatriote, ou avec Bernard Majournal venu de Haute-Savoie entre autres) et l’importance des réunions qui rassemblaient régulièrement religieuses, prêtres et laïcs européens parfois très isolés et avides d’une réflexion commune pour comprendre la réalité vécue. Il décrit les outils dont ils s’étaient dotés pour partager leurs expériences, trouver des réponses aux injustices sociales criantes et mettre en œuvre l’option préférentielle pour les pauvres, dont l’IPA, l’Institut de pastorale andine créé en 1969 par les évêques du Sud-Andin, faisait partie. Son travail d’analyse s’inspirait des textes des assemblées de Medellin (1968) et de Puebla (1979) et des théologiens de la libération, personnalités influentes, souvent croisées mais finalement peu lues faute de temps. (Signalons en passant que Gustavo Gutièrrez signe ici la postface du livre).

4 Ce récit témoigne aussi de la répression politique, dont François d’Alteroche a été victime lui-même à plusieurs reprises, subie par nombre de ses amis et relations, ces « martyrs » pas tous reconnus comme tels par des autorités romaines promptes à condamner les accointances d’activités pastorales considérées comme trop « socio- économiques » ou trop « politiques », avec le communisme. François d’Alteroche

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déplore la méfiance voire la défiance de Rome vis-à-vis des expériences pastorales latino-américaines, mais il les met sur le compte de la méconnaissance ou de l’incompréhension, ne franchissant pas le stade de la critique, épargnant Jean-Paul II, se contentant de regretter, dans son discours d’adieu prononcé à Sicuani en avril 2007, une « marche en arrière » et un « hiver ecclésial » dont, néanmoins, il ne cherche pas les raisons.

5 Cette déception quant à l’accueil réservé à la cause latino-américaine par le catholicisme européen passé les années 1970 a sans doute incité François d’Alteroche à rester « là-bas » près de cinquante ans, car même quand il séjourne épisodiquement en France, il continue à travailler pour l’Amérique latine, au Secours catholique notamment, et à étudier la théologie pour mieux comprendre ce monde auquel il a décidé d’appartenir.

6 Ce récit, augmenté de cartes, d’un cahier de photographies et d’annexes documentaires se proposant de faire le point au fur et à mesure de la lecture sur les mouvements (Prêtres pour le Tiers Monde, Communautés ecclésiales de base, Mouvement chrétien rural, IPA...) ou sur les cultures locales (le Tinkunakuy, les communautés andines, le Quechua...) est une ultime tentative pour rendre justice à une cause qui représente l’engagement de toute une vie.

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Sossie Andezian, Le sacré à l’épreuve du politique. Noël à Bethléem Paris, Riveneuve éditions, 2012, 237 p.

Anna Poujeau

RÉFÉRENCE

Sossie Andezian, Le sacré à l’épreuve du politique. Noël à Bethléem, Paris, Riveneuve éditions, 2012, 237 p.

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1 Cet ouvrage consacré aux fêtes de Noël organisées dans la Basilique de la Nativité à Bethléem est le fruit d’une enquête de terrain de longue haleine menée entre septembre 1999 et janvier 2005, complétée par quelques autres courts séjours jusqu’en 2009. Les données recueillies sont présentées et analysées dans une perspective diachronique apportant ainsi au propos général une dimension très éclairante, à la fois pour une compréhension des modalités de construction d’une fête religieuse chrétienne en un symbole national pour une population à dominante musulmane, ainsi que du processus préalable à l’inscription en urgence en juin 2012 de la Basilique de la Nativité au patrimoine mondial de l’UNESCO.

2 En prenant pour objet d’étude l’organisation et le déroulement des fêtes de Noël, célébrées à trois dates différentes, dans la Basilique de la Nativité par les Églises catholiques et orthodoxes ainsi que l’Église arménienne de Jérusalem, l’objectif de ce livre est de mettre en lumière les logiques à l’œuvre en soubassement à l’érection de ces fêtes en symbole de l’unité nationale palestinienne à partir de 1995, date de l’établissement de la souveraineté palestinienne sur Bethléem. L’attention portée par l’auteur à la chronologie des faits permet de reconstituer l’histoire de la construction des fêtes de Noël comme un emblème national des territoires palestiniens libérés, depuis l’événement heureux de l’entrée de Yasser Arafat, la veille de Noël, à Bethléem jusqu’à la construction du mur de séparation par les Israéliens en passant par le déclenchement en 2000 de la seconde intifada et le siège de la Basilique de la Nativité en 2002.

3 L’ouvrage, divisé en six chapitres, s’ouvre sur un point historique au sujet des querelles christologiques et des événements marquants de l’histoire du christianisme au Proche- Orient qui ont mené aux divisions confessionnelles et à la construction particulière des Églises en Terre Sainte. Les divergences doctrinales ayant cédé la place à des luttes entre ces dernières pour le contrôle des lieux saints, la compétition reste féroce notamment au sujet de la défense des différents territoires confessionnels que celles-ci ont peu à peu créés, notamment au cœur de la Basilique de la Nativité. Néanmoins, l’auteur montre qu’au-delà de ces conflits, les Églises œuvrent de diverses manières pour établir entre elles des relations œcuméniques. Les Églises de Jérusalem ont une histoire particulière et complexe bien différente de leurs Églises « sœurs » syriennes ou libanaises, que l’on peut lire jusqu’à présent dans l’organisation à trois dates distinctes des fêtes de Noël et dans le partage de l’espace même de la Basilique et des activités afférentes réglés par le statu quo. Quiconque travaillant sur les chrétiens du monde arabe trouvera là des informations précieuses, fruit de recherches poussées de la part de l’auteur dans les archives chrétiennes locales.

4 L’auteur met ensuite en lumière, dans les chapitres suivants, la dimension historique d’un processus contemporain, celui de l’inscription des Églises de Jérusalem dans le projet de construction d’un État palestinien. Sossie Andezian tire alors le fil des

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logiques historiques et idéologiques à l’œuvre dans la construction d’un symbole quasi paradoxal : une fête chrétienne et un lieu chrétien sont choisis pour symbole de l’unité nationale d’un peuple majoritairement musulman. La description des rituels religieux et politiques organisés à l’occasion des trois fêtes de Noël, en particulier pour Bethléem 2000 qui célèbre le bimillénaire de l’anniversaire de la naissance de Jésus, n’en est que plus pertinente et éclairante. À partir de 1995, date à laquelle Bethléem acquiert le statut de ville autonome, et 2005, moment où la ville est séparée de Jérusalem par le mur, les fêtes de Noël et la Basilique de la Nativité ainsi que leurs significations ont une nouvelle résonnance parmi la population. Sont alors décrits et analysés les moments d’espoir d’un peuple aspirant à l’unité nationale mise en scène au moment des fêtes de Noël, la renaissance du Christ symbolisant la renaissance de la Palestine, avec un pic dans l’effervescence religieuse et nationaliste qui accompagne ces célébrations au moment de l’organisation de Bethléem 2000. Puis la tension extrême qui accompagne ces célébrations, après le début de la seconde intifada, nous est donnée à lire dans la description de l’attente nerveuse des habitants de Bethléem et des pèlerins de la venue de Yasser Arafat, pourtant assigné à résidence à Ramallah par les autorités israéliennes. Certains s’attendent même à le voir sortir du coffre de la voiture du Patriarche latin de Jérusalem, comme si cette fête religieuse chrétienne ne pouvait plus être célébrée sans la présence de l’Autorité palestinienne. Son emblématique keffieh sera posé sur la chaise qui lui était réservée. Le récit du périple du Patriarche et de l’attente de la foule nous offre indubitablement de belles pages sur l’usage politique du religieux ainsi que de la dimension politique du religieux et permettent de comprendre à quel point le choix du titre du livre par Sossie Andezian, Le Sacré A L’épreuve Du Politique, Est Juste.

5 L’une des plus grandes qualités de l’ouvrage réside certainement dans le changement et les variations d’échelle que permet de réaliser l’adoption du point de vue de l’auteur sur le conflit israélo-palestinien. En choisissant de porter son regard sur la Basilique de la Nativité, ce lieu historique, tour à tour symbole de la confessionnalisation des Églises de Jérusalem, des espoirs de la nouvelle Autorité palestinienne et de tout un peuple, de la cristallisation de l’affrontement israélo-palestinien au moment de son siège, Sossie Andezian permet de nous extirper des lectures et des analyses politistes auxquelles nous sommes habitués sur le sujet. Ainsi, la description qu’elle fait du siège de la Basilique dans laquelle se sont réfugiés des combattants palestiniens et des civils pris au piège des chars israéliens entrés dans la ville donne à voir comment en quelques heures la Basilique se « transforme en arène du conflit israélo-palestinien » (p. 139) et devient un lieu d’affrontement du politique et du religieux. On peut regretter que l’enquête, pour des raisons évidentes, n’ait alors pas pu être possible au cœur de la Basilique, mais le travail de reconstitution de la chronologie des faits et de leur analyse, fait par l’auteur, pallie avec efficacité ce moment « aveugle » du terrain. Parallèlement à ce qui se passe à l’intérieur du lieu de culte, on voit les acteurs religieux et politiques, locaux et internationaux entrer en scène, parlementer, s’affronter et mobiliser leurs soutiens respectifs pour sortir de la crise et libérer la Basilique qui deviendra pour un temps « un lieu de mémoire de la résistance palestinienne, le symbole de l’état de siège auquel est régulièrement soumise la population, de même que son président [...] » (p. 161).

6 En outre, le travail de Sossie Andezian permet de voir comment au Moyen-Orient, les chrétiens prétendent à des positionnements politiques et nationaux dont les enjeux dépassent amplement la question de leur nombre et celle de leurs modalités d’existence en tant que minorité face à une majorité musulmane : « Leur faiblesse statistique est

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contrebalancée par le poids du symbole appelé à devenir le premier monument national classé sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Non seulement les chrétiens acquièrent plus de reconnaissance locale (si tant est qu’ils n’en avaient pas), mais ils se trouvent rattachés à l’espace transnational » (p. 215). Car c’est également le processus de patrimonialisation de la Basilique de la Nativité que cet ouvrage permet de saisir dans toutes ses dimensions. Ce lieu permet de faire se converger avec force les intérêts individuels, communautaires, collectifs et transnationaux en jeu dans la consolidation de la nation palestinienne.

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Kali Argyriadis, Stefania Capone (Dir.), La religion des orisha. Un champ social transnational en pleine recomposition Index, table des encarts, cartes et schéma, tables des illustrations Paris, Hermann, 2011, 345 p.

Elena Zapponi

RÉFÉRENCE

Kali Argyriadis, Stefania Capone (Dir.), La religion des orisha. Un champ social transnational en pleine recomposition, Index, table des encarts, cartes et schéma, tables des illustrations, Paris, Hermann, 2011, 345 p.

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1 Cet ouvrage, né sous la direction de deux chercheuses spécialistes des études afro- américaines – Stefania Capone, dont les recherches portent sur la transnationalisation et la réinvention de l’africanité (on rappelle Les Yoruba du Nouveau Monde : religion, ethnicité et nationalisme noir aux États-Unis, Paris, Karthala, 2005) et Kali Argyriadis, qui a étudié longtemps la santería cubaine et notamment publié La religion à La Havane. Actualité des représentations et des pratiques cultuelles havanaises (Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1999) analyse la récente diffusion d’un écoumène yoruba transnationale. Après des études sur les pratiques religieuses afro-américaines, observées au Brésil et à Cuba, K. Argyriadis et S. Capone s’attachent à déceler les adaptations et réappropriations qui se produisent lors de la relocalisation de ces religions. Centrale, dans ce processus, est la réinvention de la notion d’ailleurs, une Afrique, terre des origines, allà souvent plus mythique que réel. L’expression la religion des orisha, qui donne le titre à l’ouvrage, indique l’évolution qui s’affirme dans le champ religieux afro-américain ; bien que l’ensemble de ces religions ne consiste pas exclusivement dans des pratiques yoruba, les orisha , dieux d’origine yoruba, s’imposent dans les forums religieux internationaux. Le choix de cette dénomination englobante permet d’estomper toute spécificité locale et historique pour souligner une africanité commune et affirmer une religion universelle, une World religion, promue par institutions religieuses et séculières transcendant les particularismes régionaux et locaux. Comme le soulignent les auteurs, ce rapprochement d’une pureté africaine fondatrice permet d’introduire le global dans le local. Mais cette idée d’une religion des orisha, liée à la préexistence de l’Afrique comme communauté imaginée, « trope centrale qui alimente l’imagination des afro-descendants » n’est pas mobilisée de la même manière par les acteurs sociaux : les différents contributeurs de l’ouvrage illustrent comment l’utopie de la référence partagée « Afrique » correspond à un univers religieux pluriel, travaillé par l’opposition entre différents régimes de vérité. Le poids des imaginaires nationaux demeure important : les identités nationales ne sont pas effacées, mais redéployées engendrant des identités stratifiées.

2 Le livre est organisé en huit chapitres, chacun centré sur le processus de transnationalisation de la « religion des orisha » en différents continents, voire l’Amérique latine (Mexique, Argentine), l’Europe (Espagne, Portugal) et les États-Unis.

3 Un solide chapitre par K. Argyriadis et S. Capone, s’appuyant sur une bibliographie riche et multifocalisée, ouvre le livre : la formation du champ social transnational, les réseaux transnationaux, les problèmes d’adaptation qui caractérisent le processus de traduction culturelle y sont analysés.

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4 Dans le chapitre suivant, Stefania Capone approfondit les réarrangements rituels au sein de la religion des orisha en considérant les figures du pai-de-santo et du babalao, le premier représentant le père du secret dans le candomblé brésilien, le deuxième, spécialiste de la divination d’Ifá, centrale dans la santería cubaine. L’enjeu de l’analyse est de souligner l’interconnexion croissante dans les pratiques religieuses de la diaspora entre santería et candomblé. L’auteur considère ici les « malentendus productifs » qui naissent au cours de la réadaptation locale de la religion : ces « presque rien » renvoyant au « nœud intime de l’identité religieuse » sont des écarts différentiels qui constituent des formes de stratégies interpersonnelles et interculturelles (p. 82 et suiv.).

5 Maia Guillot contribue par le troisième chapitre à une réflexion sur l’adaptation du candomblé et de l’umbanda au champ religieux portugais. L’implantation locale des cultes afro-brésiliens permet un renforcement des croyances populaires en leur offrant la marque institutionnelle niée par le catholicisme. L’auteur montre bien ce cumul des pratiques, le glissement d’un univers religieux à un autre, l’indigénisation des cultes et des esprits et la logique des réarrangements des croyances vis-à-vis d’une légitimation rituelle et institutionnelle.

6 Nahayeilli B. Juarèz Huet, auteur du quatrième chapitre, « Les processus de relocalisation de la santería au Mexique : narcosataniques, sorciers et santecas » considère les nouveaux usages et la resémantisation de la santería dans la ville de Mexico. Dans l’analyse, la notion de « complémentarité » est centrale ; la santería est identifiée comme une pratique qui offre une alternative thérapeutique ; l’adepte ne fait pas une tabula rasa de ses croyances antérieures, mais il met en œuvre la construction des « ponts sémantiques » en accord avec sa trajectoire spirituelle.

7 Le cinquième chapitre, par Kali Argyriadis « Relocalisation dans le Port de Veracruz : le marché, espace restreint de légitimité » est une analyse passionnante de la transnationalisation de la santería de Cuba à Veracruz, port d’entrée du Mexique, à partir d’une ethnographie du marché le plus important de la ville, lieu de commerce de produits, objets, images magiques ou « sorciers ». Les modalités de relocalisation de la santería sont également analysées en s’attardant sur un exemple : l’assimilation de l’oricha de la mer, Yemayà, avec l’un des avatars de la Santa Muerte. Enfin, le poids de l’hégémonie catholique et les contraintes que ce modèle ecclésial impose à la réinterprétation locale de la santería sont considérés.

8 Le septième chapitre, par Lorraine Karnoouh, étudie la diffusion des pratiques New Age à La Havane et leur adoption dans le contexte cultuel local de la religión, système composé par le catholicisme et les différentes expressions religieuses d’origine africaine et le spiritisme. Pour illustrer ce paysage, trois itinéraires de chercheurs spirituels dessinant différents types de trajectoires religieuses sont présentés. Dans cette contribution aussi, la notion d’« usage complémentaire des pratiques » et de nouvel ancrage sur des « ponts cognitifs » qui permettent des correspondances sémantique ressort comme centrale.

9 Suit la contribution de Caterina Pasqualino, « Entre féerie et macabre, les religions afro-cubaines en Espagne » dont on apprécie la qualité du travail de terrain. Selon l’auteur, la pratique des religions afro-cubaines et l’adhésion des nombreux catholiques à ces cultes annoncent le succès d’une « religion de service », évoquant le pragmatisme déjà présent dans le contexte religieux d’origine. L’auteur explique le recours à la

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santería et au palo-monte comme un couple de cultes qui trouve une correspondance dans le catholicisme populaire espagnol et dans la pratique de la sorcellerie.

10 Le succès de la relocalisation de ces religions tient d’une part à leur côté thérapeutique visant à récupérer l’énergie de l’adepte, de l’autre à leur caractère de « religions de proximité », systèmes capables de réactualiser le dialogue avec des divinités domestiques adaptées à l’individu et à ses problèmes quotidiens. En outre, un facteur qui favorise la relocalisation des cultes afro-cubains en Espagne est identifié dans l’art somptuaire de la Santería Qui Révèle Une Iconologie Familière A L’esthétique Catholique Baroque.

11 Le huitième et dernier chapitre par Alejandro Frigerio s’attarde sur l’expansion de l’umbanda et du batuque dans le Cône sud (Argentine et Uruguay) : l’article met l’accent sur une transnationalisation religieuse qui se déroule par des réseaux multiples et interconnectés sans impliquer une forte présence d’immigrés ou une intention d’entreprise missionnaire. L’auteur analyse les processus « d’alignement des cadres interprétatifs », considéré tant au niveau micro de la conversion et de la pratique personnelle qu’au niveau macro de la légitimation sociale.

12 Ce livre fait preuve du dynamisme des religions étudiées dont la pratique aujourd’hui déborde largement de l’aire afro-américaine. L’ouvrage, enrichi par des photos, dont les chercheurs sont souvent les auteurs, a le mérite de s’appuyer sur l’exercice d’une ethnographie multisituée et une bibliographie bien mise à jour.

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Claus Arnold, Giacomo Losito, « Lamentabili sane exitu » (1907). Les documents préparatoires du Saint-Office Rome, Libreria Editrice Vaticana, 2011, 546 p.

Jean-Louis Schlegel

RÉFÉRENCE

Claus Arnold, Giacomo Losito, « Lamentabili sane exitu » (1907). Les documents préparatoires du Saint-Office, Rome, Libreria Editrice Vaticana, 2011, 546 p.

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1 Le 8 juillet 1907, le Saint-Office condamne, par le décret Lamentabili sane exitu, 65 propositions tirées des œuvres d’Alfred Loisy (rappelons que cette même année, en septembre, ce dernier sera frappé par une autre condamnation : celle de l’encyclique Pascendi, du pape Pie X, « sur les erreurs du modernisme »). Grâce à l’ouverture des Archives de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en 1998 (archives en cours d’édition et de publication), C. Arnold et G. Losito ont eu accès aux documents préparatoires du décret, qui s’étendent de 1903 à 1907. L’écart de quatre ans entre la mise à l’index et la publication de Lamentabili trahit le côté laborieux de l’élaboration du texte final. Ce n’est pas l’intransigeance globale contre Loisy qui est en cause, mais au sein du camp intransigeant il y a plus que des nuances sur le genre et le contenu du document à réaliser – sans compter des hostilités personnelles pour des raisons diverses. Les deux consulteurs que les cardinaux du Saint-Office chargent de rédiger l’elenchus errorum (examen des erreurs) de Loisy lui sont très hostiles, pour des raisons différentes : Domenico Palmieri, un jésuite, est soucieux de plaire à Pie X, après avoir éprouvé quelques difficultés avec Léon XIII ; les convictions de Pie de Langogne, un capucin, rejoignent celles des milieux français les plus intransigeants, souvent en train de devenir maurrassiens. En 1904, Palmieri et Langogne présentent chacun leur liste de propositions à condamner : 93 pour Palmieri, qui les extrait des œuvres de Loisy et les qualifie pour la plupart d’« hérétiques » ; 119 pour Langogne, qui puise ses formulations dans les critiques et les dénonciations des adversaires français de Loisy et aussi d’autres « novateurs » (en particulier Mgr Mignot, archevêque d’Albi) ; en fait, il fait feu de tout bois pour accabler Loisy et les modernistes, sans être totalement fermé à leurs recherches. On demande cependant aux deux rapporteurs de réunir leurs contributions en un seul document, et ils parviennent ainsi, avec l’aide d’un troisième consulteur, Willem van Rossum, à 93 propositions, où dominent celles de Pie de Langogne. Il faudra trois ans ensuite, et diverses péripéties, pour parvenir au texte final, où il en restera 65 (ce qui montre malgré tout l’élimination d’un nombre important de propositions à condamner, d’autres étant nettement atténuées). Il a été décidé dès 1904 que le document à élaborer devra se cantonner aux écrits de Loisy et à la France, sans déborder sur le modernisme en général – l’encyclique Pascendi s’en chargera, on l’a dit, trois mois après. Cela veut dire qu’on en restera aux questions posées par l’exégèse historique de Loisy. En 1905, après un certain nombre de séances de discussion, les consulteurs arrivent à un premier accord, soumis à l’assemblée des cardinaux du Saint-Office. Ces derniers le retournent ensuite avec leurs remarques aux consulteurs, qui le retravaillent encore pour arriver à la réécriture finale, approuvée par les cardinaux et le pape en juin 1907. Les propositions condamnées ne sont pas « qualifiées » (d’hérésie, par exemple), ce qui laissera une latitude pour en interpréter la portée. C’était aussi une décision de

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prudence, car la qualification d’hérésie aurait impliqué qu’on soit certain du dogme à propos de diverses questions – ce qui n’était pas le cas. Cependant, de 1904 à 1907, donc en même temps qu’on peaufine le décret, Loisy reste un sujet de préoccupation et d’irritation, en particulier à propos de son esprit d’obéissance et surtout de soumission. Il continue de faire cours à l’École des hautes études, où des intransigeants se mêlent au public pour surveiller ses propos et... identifier ceux qui viennent l’écouter. Les correspondances à son sujet vont bon train. Malgré tout, Arnold et Losito soulignent que Lamentabili sane exitu va globalement dans le sens d’une atténuation des accusations intransigeantes du début, et même d’une certaine ouverture à la réflexion sur les rapports entre histoire et dogme. Tous les consulteurs et tous les cardinaux ne sont pas insensibles aux nouvelles questions posées par l’exégèse critique. Ils semblent connaître, par exemple, l’évolution historique du Credo, ou encore ils s’interrogent sur le rôle de la raison humaine dans la connaissance des vérités de foi. De plus, l’un des adversaires les plus fermes de Palmieri et Langogne est le cardinal Lepidi, maître du Sacré-Palais, et il n’est pas le seul personnage de haut rang ouvert à la « nouveauté ». En fin de compte, si l’exégèse catholique restera verrouillée pendant quarante ans, jusqu’à la publication de Divino afflante Spiritu, c’est bien plus à cause de Pascendi, l’encyclique pontificale, qu’en raison de Lamentabili, le décret du Saint-Office. Comme on le sait, malgré les pressions intenses, faisant appel à toutes les ressources qu’un chantage ecclésiastique peut inventer, Loisy refusera de se soumettre et, en 1908, il sera excommunié vitandus : tout contact avec lui est interdit (sauf aide matérielle ou spirituelle de nécessité). Du côté des commentaires, français ou non, beaucoup applaudissent, mais plus d’un s’évertue à dire que ce n’est pas un nouveau « syllabus » et que l’Église ne condamne pas la science, mais uniquement des dérapages dangereux.

2 Toutes les informations qui précèdent viennent des textes d’introduction par les deux éditeurs, Claus Arnold et Giacomo Losito. Dans l’avant-propos, avec un « cadrage historique des études modernistes », Émile Poulat contextualise le décret en soulignant ce qu’il en était des rapports entre histoire et foi au début du XXe siècle, sans oublier de remarquer que le « régime de séparation » entre les deux domaines est devenu aujourd’hui irrémédiable (et donc que les commentaires minimisant le fossé entre science historique et foi n’étaient pas pertinents). Il loue aussi à bon droit le travail des deux éditeurs, tout en notant qu’il eût été intéressant de comparer aujourd’hui le texte des propositions condamnées et ce que Loisy a effectivement écrit. À juste titre, Poulat souligne aussi qu’on attend désormais les documents préparatoires à l’encyclique Pascendi. N’oublions pas, en effet, que le corps de l’ouvrage est constitué des documents préparatoires du Saint-Office (en latin, sauf les textes cités de Loisy et d’autres auteurs français, ainsi que les notes en français des éditeurs) tirés des archives de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (propositions de Palmieri et Langogne, réactions des consulteurs et des cardinaux, rédaction des documents successifs). Le lecteur intéressé – et latiniste – y trouvera maintes informations inédites.

3 Cependant, si ingrat qu’en soit l’aveu, un regret ou une réserve d’importance doivent être faits : pour des raisons qu’il n’y a pas lieu de critiquer, le français écrit des deux éditeurs est très approximatif ; or leurs textes sont ici publiés tels quels, avec de nombreuses incorrections, sans qu’un relecteur n’ait procédé aux corrections nécessaires. Pour le texte d’Arnold, déjà publié ailleurs, les Éditions vaticanes ont même gardé les corrections barrées qu’il a pu réaliser sur la première version. Ce n’était pourtant pas un immense travail que de remettre le tout en bon français et d’enlever

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les phrases barrées. Conséquence de la misère ou de la négligence ? Ce n’est pas une catastrophe – car les textes sont très lisibles –, mais surprenant et désolant pour un travail si savant et minutieux par ailleurs.

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Jean-Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Parole présente », 2013, 226 p.

Rodolfo de Roux

RÉFÉRENCE

Jean-Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Parole présente », 2013, 226 p.

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1 La obra se centra en el tema – ampliamente evocado por numerosos autores – del declive en Europa occidental del cristianismo (católico y protestante en sus formas históricas luterana y calvinista), lo mismo que del judaísmo. La originalidad del escrito reside en la abundante utilización de estadísticas dispersas en diferentes publicaciones y sobre todo en el Internet, donde el autor – doctor en ciencias de la información – ha consultado abundantes fuentes con frecuencia oficiales.

2 El primer capítulo, « La baisse constante des effectifs religieux en France » (p. 21-87) presta particular atención a las estadísticas sobre la disminución vertiginosa del clero católico por considerar a dicho grupo como un elemento clave en la reproducción de la Iglesia católica. Si en 1789 había 105.000 sacerdotes en Francia, en 1904 eran 64.500 y en 2010, 17.000 (Cuadro 17, p. 215-218). Esta constatación lleva a que el autor afirme tajantemente « la chute finale et prochaine du catholicisme en France » (p. 18). La situación, desde el punto de vista estadístico, no augura un mejor futuro al protestantismo luterano y calvinista, ni al cristianismo ortodoxo ni al judaísmo. Sin embargo, entre los grupos más desfavorecidos y en las periferias urbanas de ese paisaje que el autor califica de « post-religioso », aumenta el influjo de un islam salafista y de un protestantismo de cuño evangélico y pentecostal.

3 El segundo capítulo titulado « Élargir le champ » (p. 89-148) se apoya igualmente en abundantes estadísticas para mostrar que Francia no es una excepción sino que el alejamiento progresivo respecto de un pasado religioso se puede verificar en muchos otros países europeos donde, por otra parte, progresa el ateísmo o el agnosticismo. Cuando el conocimiento estadístico lo permite, el autor señala las situaciones tan diversas que, sin embargo, todavía existen entre países o entre las diferentes regiones de un mismo país, como es el caso en Italia, Bélgica o Polonia. Más allá de Europa, y siempre apoyándose en análisis estadísticos, el autor aborda la evolución religiosa en el Canadá (p. 122-136) y en los Estados Unidos de América (136-148). Concluye que el Canadá se « europeísa » desde el punto de vista religioso, pues allí tanto el catolicismo como el protestantismo histórico se están « diluyendo en la modernidad » (p. 133). Los Estados Unidos, por su parte, pueden ser considerados todavía como un país cristiano pero están « en el camino del desencantamiento » religioso (p. 143) y conocen desde los años 1990 un aumento del número de ateos y agnósticos (8,4 % en 1990 ; 15 % en 2001 ; 16,1 % en 2008 ; p. 142).

4 El tercer y último capítulo « Comment analyser la nouvelle situation ? » (p. 149-204) se aleja de las consideraciones estadísticas y hace un somerísimo análisis de una variada serie de discursos que Bacot considera como parte de una « estrategia de consolación » (p. 213) porque, según él, se niegan a reconocer la realidad irreversible de un paisaje occidental postcristiano. Finalmente, desde un plano político y geopolítico, el autor

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describe lo que a sus ojos podría ser una nueva relación de fuerzas en sociedades donde la mayoría será de no creyentes y en las que, en lo que quede como realidad religiosa, habrá dos nuevos actores dominantes: el islam fundamentalista y el protestantismo evangélico en sus múltiples variantes.

5 El interés del libro reside en el acopio de abundantes estadísticas sobre la disminución del clero y, en menor medida, sobre las prácticas y creencias religiosas. En muchas ocasiones dichas estadísticas abarcan varios decenios permitiendo apreciar así una determinada evolución. Pero ese despliegue estadístico no explica la variedad enorme de procesos de secularización y de transformaciones religiosas a lo largo del mundo. Por otra parte, el autor asume una concepción teleológica de la secularización y esquiva el análisis sobre el lugar, la naturaleza y el rol de la religión en el mundo moderno. Para él la no creencia religiosa será en el futuro próximo la situación dominante, « à supposer qu’elle ne le soit déjà » (p. 208). En su « Conclusión » asume sin discusión crítica alguna la noción de que la religión es algo primitivo o tradicional que está llamado a desaparecer con el avance de la modernización, sin interrogarse sobre el hecho de que un análisis comparado global muestra que la modernización en muchas partes del mundo, desde la India al Brasil y desde los Estados Unidos a Corea, ha estado acompañada no por el declive sino por el crecimiento del pluralismo religioso. En lo que respecta a la Iglesia católica – a la que el libro dedica particular atención – el autor subestima totalmente la extraordinaria resistencia del sistema confesional católico que ha mostrado hasta ahora gran aptitud para asimilar golpes e imaginar respuestas gracias a una larga experiencia histórica, una sólida organización institucional y una proverbial capacidad de espera que le permite hacer planes de larga duración. Sobre la posibilidad de supervivencia de una Iglesia sin clero, baste recordar que el Brasil – actualmente el país con el mayor número de católicos en el mundo – tuvo durante cuatro siglos una Iglesia católica prácticamente sin sacerdotes. En ese inmenso territorio de más de 8.500.000 km2 No Había En 1889 Sino 520 Sacerdotes Seculares Para Atender A Aproximadamente 14.500.000 Habitantes.

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Eileen Barker, The centrality of religion in Social Life. Essays in Honor of James A. Beckford Farnham, Ashgate, 2010, 260 p.

Jean-Louis Ormières

RÉFÉRENCE

Eileen Barker, The centrality of religion in Social Life. Essays in Honor of James A. Beckford, Farnham, Ashgate, 2010, 260 p.

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1 Dédié au sociologue britannique James Beckford, qui s’est particulièrement intéressé aux nouveaux mouvements religieux, contribuant à ce que la sociologie religieuse ne soit pas reléguée à la marge au sein de la sociologie, l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Eileen Barker, entend mettre l’accent sur le rôle central de la religion dans la vie sociale contemporaine démentant de fait l’idée d’une perte d’influence du religieux dans le monde occidental.

2 Les contributions sont regroupées en quatre sections. La première est consacrée à l’analyse du cas français. Grace Davie souligne que bien qu’étant constitutionnellement plus démocratique que la Grande-Bretagne, la France fait montre d’une moindre tolérance à l’égard des religions. Exemplaire aux yeux de certains, la laïcité française, comme le montre Jean-Paul Willaime, n’a pas toujours permis, en particulier au cours des dernières décennies, d’éviter les tensions consécutives à l’émergence de nouveaux mouvements religieux et au développement de l’islam. S’appuyant sur une étude comparative entre France et Belgique, Karel Dobbelaere fait valoir que ces deux pays, l’un et l’autre de tradition catholique, ont connu une sécularisation « manifeste » contrairement aux pays protestants pour lesquels la sécularisation a été un processus « latent ». Cependant bien que le terme « laïcité » puisse s’appliquer indifféremment à la France et à la Belgique, il renvoie en France à un principe constitutionnel, alors qu’en Belgique il concerne un groupe particulier, qui aux côtés de l’Église catholique et d’autres religions reconnues, offre des services publics tels que l’éducation et la santé. Véronique Altglas traite des controverses suscitées par les dérives sectaires (meurtres et suicides de l’Ordre du Temple solaire) des années 1990 et le rapport parlementaire qui établissait une liste de 172 mouvements « dangereux ».

3 La deuxième section traite de l’insertion de mouvements religieux. Si, dans plusieurs pays européens, certains d’entre eux sont parvenus à s’adapter, comme c’est le cas des immigrants de religion sikhe en Italie (voir la contribution d’Enzo Pace), David Veas s’interroge sur le relatif manque de succès des Témoins de Jéhovah tant sur le continent européen qu’outre-Atlantique. Sophie Gilliat-Ray, étudiant les prisons anglaises, montre comment une religion minoritaire telle que l’islam a réussi à s’insérer dans une société par le biais d’institutions particulières.

4 La troisième section est consacrée aux rapports entre religion, pouvoir et politique. La contribution de David Martin qui s’appuie sur des sources diverses (théologiques, historiques, sociologiques et littéraires) a pour objet la confrontation d’une part entre la vision chrétienne transcendante de la paix sur terre et d’autre part la sécularité de la politique, du pouvoir et de la violence. Sur cette question, Thomas Luckmann distingue les sociétés archaïques au sein desquelles les êtres humains sont impuissants face à

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Dieu et à l’Église et où le pouvoir, la loi et l’économie se confondent avec le système de parenté et les sociétés occidentales contemporaines, dans lesquelles les normes politiques et économiques fondées sur le rationnel ont peu à peu remplacé les normes religieuses.

5 La dernière section a pour volonté de s’interroger sur les relations entre les conceptions de la religion et celles de la spiritualité. De manière quelque peu inattendue, Eileen Barker, à partir d’une enquête fondée sur la distinction entre deux pôles, celui de la spiritualité et celui de la religiosité, montre que ceux qui se définissent eux-mêmes comme spirituels et religieux sont plus proches du pôle idéal typique religieux que ceux qui se définissent comme religieux, mais non spirituels. Utilisant le concept de « Nouveaux mouvements spirituels », équivalent au New Age occidental, Susumu Shimazono, examine la tendance à la resacralisation du Japon contemporain et observe que ceux qui y adhèrent se réclament moins d’une religion que d’une spiritualité.

6 Tenant compte de la possibilité d’être spirituel sans être religieux et d’une définition de la spiritualité basée sur quatre éléments (éclectisme religieux, matérialité, attention au corps humain et existence d’une frontière floue entre sacré et profane), Meredith McGuire considère que, contrairement à la « religiosité », le terme « spiritualité » doit être utilisé pour désigner des modèles d’expériences et de pratiques spirituelles qui inclut une religion vécue sur le plan individuel. On est dès lors très proche de l’individualisme religieux étudié par Danièle Hervieu-Léger dans sa contribution de la première section consacrée aux relations entre modernité et spiritualité depuis le XVIIe et le XVIIIe Siècle.

7 L’incorporation du concept de spiritualité dans les travaux de sociologie religieuse, concluent Eileen Barker et James T. Richardson, dans le chapitre introductif de cet ouvrage, ne diminue en rien la nécessité pour les sciences sociales de reconnaître le caractère central de la religion dans nos sociétés.

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Bernard Barthet, Science, histoire et thématiques ésotériques chez les Jésuites en France (1680-1764) Bibliographie (sources imprimées et études), index. Préface de Jean- Pierre Brach Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Identités religieuses », 2012, 560 p.

Jean-Pierre Laurant

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Bernard Barthet, Science, histoire et thématiques ésotériques chez les Jésuites en France (1680-1764), Bibliographie (sources imprimées et études), index, Préface de Jean-Pierre Brach. Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Identités religieuses », 2012, 560 p.

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1 Ce travail a fait l’objet d’une thèse à l’École pratique des hautes études en 2008 ; il s’inscrit dans la ligne du renouveau de l’historiographie de la Compagnie de Jésus, comme le rappelle le préfacier, et s’attache à éclairer sa stratégie de reconquête des esprits dans le prolongement des controverses postridentines. Face aux effets des progrès de la science au XVIIe siècle tels que les a décrits Jean-Robert Armogathe (Histoire des idées scientifiques et religieuses dans l’Europe moderne, Brepols, 2012), les pères jésuites concentrèrent leurs efforts sur la pédagogie servie par des moyens modernes comme le théâtre, les arts et le « journalisme ». Le Journal de Trévoux mobilisa les meilleures plumes de la Compagnie au service du combat pour la vraie connaissance. Après avoir décrit le paysage politico-religieux de la fin du XVIIe siècle avec l’opposition entre gallicans et jansénistes et les progrès du cartésianisme, l’auteur analyse les méthodes utilisées (le cadre d’expression de la mission) dans les controverses suscitées par les « grands débats de société » et l’intervention de la thématique ésotérique dans leur panoplie : une présence liée en partie à la forte personnalité de pères de la génération précédente : Athanase Kircher (m. 1680) et son projet de science universelle, ainsi que Gaspard Schott (m. 1666). Néanmoins, les scriptores de la Compagnie n’ont jamais utilisé les arguments ésotériques comme une fin en soi, mais ponctuellement, au secours de positions de l’Église qu’ils jugeaient menacées ; le recours à la méthode expérimentale étant tout aussi fréquent. S’ils s’opposaient aux rêveries de l’alchimie paracelsienne, la kabbale leur servit à l’approche de l’Yi-King, tout comme ils avaient mis la vision métaphysique développée par Leibniz au service de leur lutte contre le « matérialisme » cartésien.

2 En 1729, le père Regnault publia une Physique nouvelle, véritable « encyclopédie philosophique de la nature », œuvre pédagogique par excellence qui tentait de définir une position scientifique de la compagnie sur des questions aussi importantes que l’existence de la « matière subtile » ou la nature du vide après les travaux de Newton sur la gravitation. L’histoire fut également au premier rang de leurs préoccupations avec la construction d’un discours sur la mythologie antique compatible avec la morale chrétienne et la chronologie biblique, L’Origine des fables (1724) de Fontenelle leur servant de guide. Comment constituer une chronologie universelle susceptible d’intégrer l’Antiquité classique et les connaissances ramenées de Chine par les pères ? C’est en réponse à l’ensemble de ces questions qu’intervient la thématique ésotérique.

3 À juste titre, l’auteur n’est pas entré dans le jeu des définitions de l’ésotérisme, usant de l’adjectif seul dont il attribue la première mention au Journal de Trévoux, 1752 (à la suite du Trésor de la langue française), alors qu’il est présent dix ans plus tôt dans un texte maçonnique de La Tierce, Nouvelles Obligations... Les thématiques choisies seront

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effectivement reconnues comme telles (id est ésotériques) par le XIXe siècle, à savoir, l’alchimie, le rôle des mystères antiques transmis par initiation, la kabbale chrétienne et la magie naturelle en héritage de la Renaissance enfin, la question qui deviendra centrale du magnétisme ; en revanche, celle de l’annonce par les oracles sibyllins de la venue du Sauveur perdit de son acuité.

4 Les Trévousiens les ont utilisées « à la carte » passant de l’hostilité envers l’alchimie (héritée de Kircher), à l’occasion des publications de Van Helmont, à la récupération de l’hermétisme par le biais du pythagorisme (Michel Mourgues, Plan théologique du pythagorisme..., 1712). Le chevalier Ramsay, ancien secrétaire de Fénelon, obtenait aussi leurs suffrages pour avoir montré comment Hermès et Pythagore conduisaient en fait à la révélation. Dans le même esprit, ils ont redécouvert la kabbale chrétienne (la bonne kabbale) : une piste pour expliquer les 64 hexagrammes de l’Yi-King de Fo Hi et le mode de pensée binaire qui permettait des spéculations sur le zéro et le chaos primordial (le calcul intégral de Leibniz était alors appelé en secours). En matière de magie, leur position restait nuancée, fondée sur la distinction classique entre magie naturelle et goétie, ils s’abritaient derrière les progrès de la « physique », appuyés sur les dictionnaires de Bayle ou de Furetière, cherchant à intégrer la nouvelle approche de la nature dans une contemplation de la sagesse divine. Il en allait de même pour la question du magnétisme, les pères hésitant entre l’action du malin et l’explication de la cure par la « sympathie » observable dans la nature ; ils accueillirent ainsi favorablement le travail annonciateur de la révélation de Digby sur La poudre de sympathie. Les chapitres suivants portent sur la défense des oracles et des prophéties comme préfiguration de la révélation et que les exégèses critiques attaquaient ; les Trévousiens s’en remettaient à la tradition patristique, elle aussi victime d’un antiplatonisme, selon eux, un peu court.

5 Si les thématiques ésotériques étaient moins visibles dans ces controverses, elles réapparaissent à propos de « l’énigme des emblèmes et des médailles », support important de la rhétorique des jésuites où l’on voit s’inviter le débat sur les hiéroglyphes, porté par la vogue « égyptianisante » (le Séthos de l’abbé Terrasson, 1731), en écho à l’Oedipus Egyptiacus (1652-1654), œuvre maîtresse du père Kircher.

6 À la fois savants et engagés, les scriptores ont donc intégré à leur pédagogie bon nombre de thèmes ésotériques, soucieux de ne pas abandonner ce terrain fertile à la théosophie protestante, par exemple, et dans l’intention de contrôler les excès de l’imagination, fertile en ces domaines, par une solidité doctrinale jointe à la pratique des exercices de saint Ignace. Ce travail éclaire de façon remarquable la mise en place des grands débats du XIXe siècle sur les rapports entre science et foi dans lesquels l’ésotérisme s’est voulu créateur de pont.

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Christophe Batsch, Mǎdǎlina Vârtejanu-Joubert (Ed.), Manières de penser dans l’Antiquité méditerranéenne et orientale Mélanges offerts à Francis Schmidt par ses élèves, ses collègues et ses amis Leiden, Brill, coll. « Supplements to the Journal for the Study of Judaism », vol. 134, 2009, 294 p.

Anna Van den Kerchove

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Christophe Batsch, Mǎdǎlina Vârtejanu-Joubert (Ed.), Manières de penser dans l’Antiquité méditerranéenne et orientale, Mélanges offerts à Francis Schmidt par ses élèves, ses collègues et ses amis, Leiden, Brill, coll. « Supplements to the Journal for the Study of Judaism », vol. 134, 2009, 294 p.

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1 C. Batsch et M. Vârtejanu-Joubert ont édité un beau volume d’hommage à Francis Schmidt, dont l’importance des travaux pour les études juives est rappelée dans un premier temps. En écho aux principaux centres d’intérêt de Francis Schmidt (historiographie, comparatisme et anthropologie historique), les éditeurs ont réuni quinze textes émanant de spécialistes de l’Antiquité, juive d’abord, mais aussi grecque, romaine, mésopotamienne, l’ensemble étant réparti en quatre parties : « Historiographie », « Rationalité et sciences », « Lien social, rites et identité », « Mentalités ».

2 La première partie comporte les contributions, stimulantes, des deux éditeurs. La première (« Théorie et méthode d’une “laïcisation” de l’Écriture : les sources bibliques dans le De iure belli ac pacis de Grotius ») peut surprendre, car elle concerne la Renaissance, le théologien Hugo de Groot et son De iure. En quelques pages lumineuses, Batsch montre toute la différence entre la manière de penser antique et celle qui se développe à partir de la Renaissance. L’évolution de l’attitude envers un texte sacré est symptomatique de cette différence. En effet, dans le domaine du droit, Hugo de Groot initie une utilisation d’un écrit sacré que Batsch qualifie (à juste titre à notre avis) de laïcisée. Ces pages, et la méthode de Hugo de Groot, mériteraient d’être méditées et intéresseront à la fois les antiquistes, les modernistes et les contemporanéistes.

3 Dans un autre domaine, avec « La mystique à Qumrân : regards historiographiques et déconstruction de la notion », M. Vârtejanu-Joubert nous amène une nouvelle fois à nous interroger sur la pertinence des catégories heuristiques que beaucoup de chercheurs utilisent couramment en oubliant qu’au départ il s’agit d’hypothèses. À partir de Qumrân et d’une étude historiographique de la catégorie « mystique », l’auteur invite chaque chercheur à remettre en cause ces catégories (devenues des piliers) en fonction de l’évolution de la recherche, à s’interroger sur les aspects conceptuels et sur la manière différente dont les sources sont abordées en fonction de l’objet d’étude.

4 La deuxième partie s’ouvre par l’article de J.-J. Glassner, sur « L’herméneutique des devins mésopotamiens ». À partir d’une recherche sur la divination et sur la manière dont la mise par écrit modifie le régime de rationalité, l’auteur montre comment l’acte de l’écriture modifie la relation des ritualistes au rituel et comment il génère lui-même de la pensée. Les trois contributions suivantes abordent le judaïsme. A. Lemaire, dans « רשפ et שרפ , Esséniens et Pharisiens : deux interprétations de l’Écriture », livre une étude minutieuse du vocabulaire utilisé par les Esséniens et les Pharisiens pour qualifier leur exégèse ; le vocabulaire légèrement différent témoigne de deux conceptions de l’interprétation des Écritures qu’il faut replacer dans le contexte de

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mise en forme du canon juif. D. Dimant, dans « On Righteous and Sinners: 4Q181 Reconsidered », propose une édition, une traduction, un commentaire et des notes sur 4Q181. Attentive au moindre détail, elle cherche à mieux caractériser le lien entre ce document et 4Q180 ; elle conclut, contre l’avis de Jozef Milik, que 4Q181 cite 4Q180 ou une source commune et qu’en aucun cas il ne s’agit de deux versions d’un même document. Dans « Démétrius le Chronographe doit-il être regardé comme le père de l’historiographie qoumrânienne ? », J.-C. Duls ouvre à nouveau le débat sur les rapports entre le calendrier de Q et Démétrius le Chronographe et propose une nouvelle traduction du texte de ce dernier transmis par Eusèbe de Césarée. La deuxième partie se clôt avec la contribution intéressante d’A. Desreumaux, « Comment peut-on écrire en syriaque ? Ou Des problèmes du scribe devant sa page blanche ». S’intéressant en propre à l’acte d’écrire et, plus particulièrement, à la disposition de la feuille et au ductus de l’écriture syriaque, A. Desreumaux en rappelle l’importance et met en avant le lien réciproque entre écriture et pensée.

5 La troisième partie s’ouvre par trois contributions sur le judaïsme. Celle d’A. Marx, « Ethnicité et pérennité de l’Israël antique. Les stratégies identitaires consécutives à la disparition du royaume de Juda » s’inscrit dans les recherches sur l’identité et sa construction. À partir d’une étude sur les conséquences de la fin du royaume de Juda, l’auteur montre comment l’identité est pensée pour donner à la fois un sens au passé (la catastrophe) et au futur. Avec « Purity of Lineage in Talmudic Babylonia », A. Oppenheimer s’intéresse à la manière dont le Talmud de Babylone envisage la pureté de lignage en lien avec la géographie. Dans « The Celebration of the Passover in Graeco- Roman Alexandria », N. de Lange montre que la célébration de la Pâque est identique partout et il compare ce qu’en dit Philon d’Alexandrie avec le Pentateuque grec. La contribution suivante aborde le Nouveau Testament. C. Grappe, dans « Prolongements et subversions de la pensée du Temple dans le Nouveau Testament au miroir de l’action et de la prédication de Jésus dans l’Évangile selon Marc », prolonge sa recherche sur la pensée du Temple, dans le Nouveau Testament. La troisième partie se clôt par deux contributions sur le monde romain. Avec « Les pontifes romains et le parjure », J. Scheid s’intéresse à un thème peu abordé du droit romain, celui du parjure, une procédure qui relève de la responsabilité des pontifes et qui est peu documentée. La lecture conjointe de Plaute et d’Horace permet d’obtenir quelques informations supplémentaires. La contribution de N. Belayche « “Un dieu est né...” à Stratonicée de Carie (I Stratonikeia 10) » s’inscrit dans les recherches de l’auteur sur la représentation du divin ; à partir d’un document relatant l’apparition d’une nouvelle divinité à Stratonicée de Carie, Zeus Panamaros, elle s’interroge sur la naissance cultuelle d’une divinité et sur la construction historique de la représentation d’un dieu dans une cité.

6 La quatrième et dernière partie de l’ouvrage débute par un article de P. Lanfranchi, « Entre construction liturgique et polémique antijuive. La collection de bénédictions d’origine juive des Constitutions Apostoliques ». Plusieurs textes de la liturgie synagogale ne sont désormais documentés que grâce à des écrits chrétiens. L’auteur s’intéresse ainsi à la façon dont des bénédictions juives ont été intégrées dans les Constitutions Apostoliques, A Comprendre Dans Le Cadre D’une Concurrence Entre Bénédictions Juives Et Bénédictions Chrétiennes. M. Philonenko, Avec « “La Lumière Dans Mon Cœur Vient De Ses Mystères Merveilleux”. De La Règle De La Communauté XI 5 A II Corinthiens 4,5 (Contribution A L’étude Du Sociolecte Esséno-Qoumrânien) », Prolonge Sa Recherche Sur Le Sociolecte Esséno-Qoumrânien, En Relevant Les Parallèles De Deux Tournures Linguistiques, A La Fois Dans La Règle De La Communauté Et Dans D’autres

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Ecrits Juifs. Comme A Son Habitude, L’auteur Fournit Au Lecteur Un Grand Nombre De Citations, Intéressantes Par Elles-Mêmes, Mais Qui Ne Sont Pas Contextualisées Et Dont Le Rapprochement N’est Pas Toujours Argumenté. Les Deux Dernières Contributions S’intéressent Aux Mondes Grec Et Romain. R. Koch-Piettre, Dans « Oreste, Un Héros Grec Dans La Religion Romaine », S’intéresse A La Figure d’Oreste Sur Le Sol Latin. S. Crippa Poursuit Ses Recherches Sur Le Langage Et Le Sacré Dans « Les Marges Du Langage Dans Les Contextes Sacrés : Φθόγγοσ, Φθέγγσμαι » ; Elle Propose Une Etude De L’usage De Ces Termes Dans Les Ecrits Grecs (Philosophiques Et Rituelles), Pour Conclure Avec L’hypothèse Que Ces Vocables Ont Pu Constituer « Le Vocabulaire Technique Pour Désigner Les Phonations Présentes Dans Les Pratiques Sacrées ».

7 L’ouvrage se clôt avec un index des sources.

8 Bien que chaque article porte sur un sujet spécifique, leur lecture est d’un grand profit pour tout chercheur intéressé à l’histoire des idées, des mentalités et des religions. En effet, ils nourrissent sa réflexion méthodologique et épistémologique, en revenant en particulier sur la pertinence des catégories utilisées (non forcément pour les remettre systématiquement en cause, mais pour prendre conscience de leur caractère hypothétique), sur l’incidence du choix de l’objet étudié sur la manière de lire et de comprendre les sources et sur la philologie...

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Irene Becci, Imprisoned Religion. Transformations of Religion during and after Imprisonment in Eastern Germany Farnham, Ashgate, 2012, 210 p.

Céline Béraud

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Irene Becci, Imprisoned Religion. Transformations of Religion during and after Imprisonment in Eastern Germany, Farnham, Ashgate, 2012, 210 p.

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1 Irène Becci s’est imposée, dans le paysage européen de la recherche, comme l’une des figures incontournables de la sociologie de la religion en prison. Le présent livre est issu de sa thèse et d’une recherche postdoctorale.

2 Dans une introduction plutôt dense, l’auteur commence par discuter les tentatives de définitions sociologiques de la religion (elle refuse toute forme de réification du religieux) et les théories de la sécularisation. Surtout, elle réfléchit à l’impact de la reconnaissance (establishment) de religions par l’État.

3 Il ne s’agit pas tant pour elle d’étudier la prison comme institution, ni même vraiment la religion en prison. Sa perspective est plus serrée : « [...] the main emphasis lies in the changing relationship to religion for the various actors and institutions concerned with imprisonment and release. » (p. 2) L’auteur s’est ainsi attachée à prendre en considération les aspects institutionnels et individuels de la question. Si son travail s’inscrit indéniablement dans la perspective ouverte par Jim Beckford et Sophie Gilliat- Ray, elle s’en distingue par l’attention portée à la parole des détenus ainsi que par la prise en compte de la phase de réinsertion à l’issue de l’emprisonnement. Elle s’intéresse ainsi non seulement aux carrières religieuses des individus pendant la détention, mais également à leur sortie. Pour cela, elle s’appuie sur une enquête ethnographique réalisée dans trois établissements pénitentiaires entre 2002 et 2004, puis des programmes de réinsertion entre 2006 et 2007.

4 Son terrain est l’Allemagne de l’Est, marqué par un double héritage historique : celui de la Réforme et l’expérience de quarante ans de communisme (d’athéisme d’État sous lequel les aumôniers sont mis sous surveillance). Il s’agit d’un des territoires les plus sécularisés au monde, où la chute du mur n’a pas conduit à un « retour du religieux » : en 2008, trois Allemands de l’Est sur quatre ne se reconnaissent aucune affiliation confessionnelle. Irène Becci parle à ce propos d’un habitus séculier (secular habit) et d’une spiritualité agnostique « that contains neither explicit atheist views nor Christian beliefs but show openess to ideas such as individuality of the soul or reincarnation » (p. 59). Les cultes catholique et protestant y ont pourtant été ré-établis (re-established). À quelques spécificités près, ils jouissent des mêmes droits qu’à l’Ouest (en conformité avec la Loi Fondamentale de 1949). Cette reconnaissance se décline à différents niveaux, y compris en prison : « While the law allows all religious communities to provide spiritual assistance in prison, as a consequence of the guarantee of religious freedom, the established churches are guaranted an institutionnal role within prison. » (p. 63). Les aumôneries font partie des niches (p. 112) que détient encore le religieux.

5 La prison constitue un observatoire des relations Églises/État et plus particulièrement ici des effets des formes de reconnaissance des premières par le second : « As soon as the state establishes some religions and not others the relationship between it and the established

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religions influences the experiences and locations of religion more generally. The state distributes privileges and channels the presence of religion in its institutions. » (p. 18) Il s’agit d’abord pour l’auteur de mesurer la reconnaissance (le statut juridique, les financements publics et le poids démographique en sont des indicateurs) puis d’analyser son impact sur les représentations et les pratiques des acteurs.

6 Irène Becci souligne les spécificités de l’expérience carcérale quant au rapport à l’espace, au temps, au corps et aux autres (space, time, body, social relations) ainsi que les spécificités du rapport à la religion en prison : « Religion in prison – the experience of religion as well as the management and use of religion – is [...] specific [...] » (p. 81). Il s’agit pour elle d’articuler les deux dimensions. Dans l’analyse des carrières religieuses des détenus, elle s’intéresse tout particulièrement à deux phénomènes : la question du bricolage des croyances (en prêtant une attention particulière, à la suite de Danièle Hervieu-Léger, aux formes de validation mutuelle qui accompagnent le bricolage) et celles des conversions. Interrogés sur ce qu’est pour eux la religion, un détenu sur deux évoque les croyances et le besoin de croire. Ils semblent peu intéressés par les autorités religieuses et leurs normes. Pourtant, l’aumônier leur apparaît comme crucial pour la validation de leurs croyances. Ainsi, les conversions se font essentiellement aux religions dont la présence est institutionnalisée en détention, par le biais des aumôniers. Dans le contexte de l’Allemagne de l’Est, il s’agit surtout de personnes sans religion qui en adoptent une ou d’individus qui réaffirment leur appartenance confessionnelle et intensifient de ce fait leur pratique. « It can be a strategic, an intellectual or an emotional enterprise. » (p. 141) Prudente, l’auteur précise qu’il est difficile d’apprécier l’authenticité de ces trajectoires, dans le monde carcéral où règnent les faux-semblants. De manière très appropriée, elle emprunte à Michel de Certeau le concept de « tactiques ». Le discours chrétien peut paraître séduisant aux détenus. Il repose en effet sur une dichotomie (« hating the sin without hating the sinner ») et sur un discours de changement possible de la personne : « Religion [...] enables dealing with feelings of guilt and offers a framework for interpretation, whereas the prison experience as such only creates feelings of revenge, sadness and anger. » (p. 132) Le religieux constitue ainsi un répertoire disponible dans la confrontation à la maladie, la mort et le mal. À l’intérieur comme à l’extérieur des murs de la prison, la norme séculière (secular norm) prévaut. Ainsi les détenus religieux sont-ils très largement invisibles aux yeux des sans- religions. Domine entre les deux groupes une certaine tolérance, voire une indifférence. D’où l’absence de conflits. Une fois sorties, les personnes abandonnent presque toutes la pratique, à l’exception de quelques convertis. C’est pourquoi I. Becci parle d’« emprisoned religion » : la religion est présente au sein de la prison (elle est en quelque sorte rendue possible par ce contexte institutionnel spécifique), peu à l’extérieur.

7 L’auteur note la surreprésentation des pauvres et des immigrés (« [...] prison [...] amplifies the degree of national diversity. ») parmi la population pénale dont le profil type est celui d’un homme jeune, avec un faible niveau d’éducation, souvent dépendant de l’alcool ou de la drogue. Ces différents facteurs ont une influence en termes de pratique religieuse, de spiritualité et d’affiliation confessionnelle. Dès lors, les théories dominantes en sociologie des religions sont-elles parfaitement appropriées pour appréhender une telle population ? Celles-ci n’ont-elles pas été forgées pour rendre compte d’affiliations, de pratiques et de croyances qui sont davantage celles des classes

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moyennes ? Le cadre théorique mobilisé par Irène Becci pour analyser son objet aurait mérité de ce point de vue d’être questionné.

8 Quant aux aumôniers, ils sont des acteurs établis ou reconnus (established actors). Chaque prison est dotée d’un aumônier protestant et d’un aumônier catholique (même là où les chrétiens ne représentent qu’une toute petite minorité). Ils jouissent d’un certain nombre de prérogatives (salle de culte, bureau, présence pendant un certain nombre d’heures par jour, libre circulation en détention du fait de la clé à laquelle ils ont accès, confidentialité des échanges avec les détenus). Leur statut est ainsi bien plus confortable qu’il ne l’était du temps de la RDA. L’État contribue à la rémunération des aumôniers, mais ces derniers ne se trouvent pas sous l’autorité de la direction de l’établissement. Ils appartiennent à différentes commissions et prennent en charge de nombreuses tâches (jusqu’à des activités de loisirs et la participation à des programmes de réinsertion ; « from material support [...] to prayers, to contact with family members » p. 97). Les aumôniers sont connus de tous (on les repère aux lourds trousseaux de clés qu’ils portent) et les détenus savent comment entrer en contact avec eux. Leur présence ne va pourtant pas sans poser questions : « [...] what does the presence of a religious figure mean in prison and what is the narrative surrounding it today? What criteria are used to justify the presence of that particular religious figure? » (p. 20) Dans le contexte de l’Allemagne de l’Est marqué par des niveaux très bas d’affiliation confessionnelle, de pratique, mais aussi de culture religieuse, « [...] the religious content of the chaplaincy – its mission to evangelize – can become completely irrelevant. » (p. 113)

9 Si dans la plupart des cas les aumôniers chrétiens s’efforcent de répondre aux demandes des détenus d’autres religions, Irène Becci n’en pointe pas moins les inégalités que le système de reconnaissance produit. Celui-ci conduit les aumôniers chrétiens à adopter une approche universaliste des détenus, bien au-delà de leurs seules clientèles confessionnelles.

10 Ils offrent aux détenus un espace de liberté (free space) en détention et plus spécifiquement un espace de libre parole (a space of communicative freedom, p. 99), ainsi qu’un pont entre dedans et dehors (les grandes fêtes du calendrier liturgiques sont célébrées de la même façon à l’intérieur de la prison et à l’extérieur en paroisses : « This synchrony creates a link betwenn inmates and the church community and suggests that the prison population is part of a larger community – in this case, the Catholic Church » (p. 105). Dans cette relation qui échappe aux logiques et contraintes bureaucratiques, les détenus parlent de ce qu’ils veulent, sans être questionnés, sans avoir à se justifier. D’où l’importance des rencontres individuelles. Parmi les différents professionnels intervenants en prison, ils sont ceux qui ont des rapports les plus étroits avec les détenus. Ils offrent un cadre interactionnel marqué par la confiance, probablement le seul en prison (p. 100). Par la régularité de leurs visites et leur disponibilité, ils procurent aux personnes incarcérées une forme de stabilité.

11 Dans un environnement très sécularisé où la majorité des détenus sont souvent sans religion, les aumôniers, dont la question de la légitimité de la présence et du statut pourrait être posée au regard de critères démographiques, présentent leur action comme permettant le maintien du lien social : « Chaplains affirm openly that the principal aim of chaplaincy is helping to maintain relationship. » (p. 99°). Ceci constitue « a secular form of pastoral care » (p. 99). I. Becci souligne la continuité historique de la présence des aumôniers depuis les débuts de la prison. Ils n’en sont jamais vraiment sortis, même durant la RDA. Apparaît ainsi leur remarquable capacité d’adaptation : « Over time, the

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churches have developped experience with prisons that other social institutions would find hard to match. They have become very skilled at adapting their presence in prisons to the various discourses on penal theory and prison life: punishment, discipline, humanization, rehabilitation and so one. » (p. 80) Le processus de sécularisation interne qu’ont subi leurs modalités d’intervention ne semble pas problématique pour les aumôniers : « The chaplains who identified this (relationships guidance) as their main activity did not express the need the legitimize it. Their secular intervention is taken for granted. » Au contraire même, il apparaît comme un moyen de justifier leurs privilèges : « By putting forward such values as comprehension, forgiveness and humanity, this pastor demonstrated his universal concern for the good as a whole. » L’aumônerie serait le seul lieu en prison « where the idea of rehabilitation become real » (p. 114). Sa fréquentation permettrait à certains détenus de reconnaître leur culpabilité, d’acquérir une forme de contrôle de soi, voire de s’éloigner de la violence et des actions illégales. Les aumôniers contribuent ainsi à apaiser la détention (« stabilizing the total institution », p. 115 ; « a calming effect », p. 119). Ainsi, s’ils sont en général perçus par les détenus comme étant de leur côté, il n’en apparaît pas moins qu’ils contribuent à stabiliser l’institution carcérale. Leurs relations avec la direction sont bonnes car celle-ci considère qu’ils ont un effet d’apaisement. L’administration pénitentiaire est tentée par une forme d’instrumentalisation des aumôniers « as a tool that helps to moved inmates in accordance with prison requirements » (p. 120). De manière paradoxale, en offrant aux détenus un espace de liberté, ils participent de l’exercice d’un contrôle social à leur égard. Les aumôniers se trouvent ainsi dans une position ambivalente, « on the dividing line between the prison direction [...] and the inmate population » (p. 120). Acteurs établis, ils doivent négocier leur indépendance pour conserver leur crédibilité auprès des détenus qui eux les perçoivent comme des figures extrainstitutionnelles (« A Good Friend, A Teacher Or A Father », P. 129).

12 La conclusion offre une perspective comparative. Pour cela, l’auteur s’appuie sur d’autres terrains qu’elle a réalisés en Italie et en Suisse. Malgré la grande variété des situations nationales, elle souligne trois points communs : la religion (établie) a perdu ses fonctions disciplinaires ; elle est perçue comme pouvant contribuer positivement à la réinsertion des détenus ; partout, la pluralité religieuse a cru.

13 Au final, Irène Becci livre un ouvrage clair, bien construit, très abouti, qui deviendra sans aucun doute une référence. Il intéressera celles et ceux qui travaillent sur le religieux dans des communautés captives, sur l’Allemagne de l’Est, mais aussi sur les relations Églises/État, ainsi que sur le devenir du religieux dans des sociétés très sécularisées.

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Mathieu Berger, Daniel Cefaï, Carole Gayet-Viaud (Dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre- ensemble Bruxelles, Peter Lang, 2011, 603 p.

Florence Heymann

RÉFÉRENCE

Mathieu Berger, Daniel Cefaï, Carole Gayet-Viaud (Dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles, Peter Lang, 2011, 603 p.

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1 L’ouvrage est issu d’un projet collectif qui s’inscrit dans un questionnement sur l’articulation du politique aux modes d’existence et aux mœurs. Même si les terrains et les questions abordées sont multiples, tous les textes, empruntant la même démarche ethnographique, visent à éclairer des aspects de situations issues de l’expérience ordinaire, mais touchant des enjeux politiques. Les lieux sont multiples, allant de la rue aux édifices religieux, en passant par les tribunaux, les cybercafés, les forums internet ou les plateaux télévisés. Nous sommes transportés, de même, des grandes métropoles à des petits villages forestiers et dans différentes régions du monde : depuis les États-Unis jusqu’à la Chine en passant par l’Italie, l’Espagne, la Belgique, l’Algérie, la Suisse et la France, jusqu’aux non-lieux des communautés virtuelles sur Internet. En chacun de ces espaces, il nous sera donné à penser « la façon dont se transforment et se mettent en œuvre, dans ces situations diverses, un sens de l’appartenance, de la vérité et de la justice, des définitions du droit et des droits, des formes d’exercice de la citoyenneté, des figures du rapport de la religion à la vie publique, des activités de coopération, de débat, de conflit, de mobilisation, de commémoration, de pèlerinage, et autant d’épreuves pratiques de la coexistence. » (p. 13)

2 Chacune des contributions de cet ouvrage pratique une forme « d’analyse de situation », en saisissant comment le politique se joue dans des « ordres d’interaction », selon le concept de Goffman. Ce concept est toutefois élargi ici, articulant l’ici et le maintenant avec une projection vers l’ailleurs, l’avant et l’après.

3 La première partie rassemble des articles autour du thème des coprésences, des rencontres et des civilités : c’est le cas de l’analyse de la civilité urbaine de Carole Gayet-Viaud, de la phénoménologie des attentes d’interaction liées au port d’une kippa dans un quartier juif orthodoxe de Los Angeles par Iddo Tavory, d’activités de travail social face à des refus d’hébergement, par Édouard Garfella et Erwan Le Mener, ou enfin de la civilité comme résistance aux contraintes d’une délibération publique, par Mathieu Berger.

4 La deuxième partie, « Inaugurations, célébrations, commémorations », voudrait mettre en lumière la manière dont les rassemblements se font politiques. Les trois contributions de cette partie examinent les relations entre le religieux et le politique. Marie-Paule Hille décrit l’inauguration d’une mosquée en Chine, l’événement observé étant par-dessus tout le fruit d’un processus dynamique de négociations et de réajustements communs. L’article de Philippe Gonzalez dessine un autre type d’intrication du religieux et du politique à travers les messages prophétiques délivrés dans une Église évangélique de la Suisse romande. Enfin Gérôme Truc présente une ethnographie des cérémonies officielles autour des attentats du 11 mars 2004 à Madrid.

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La cérémonie commémorative étant, par excellence, l’instrument d’une politique visant à raviver le consensus dans une société démocratique, l’auteur s’est en particulier attaché à analyser les contestations et les remises en cause, c’est-à-dire les « fausses notes » de ce type de cérémonie.

5 La troisième partie, intitulée « débats, procès, délibérations », s’intéresse aux situations de délibération publique. Trois articles, portant sur des sujets très différents, cherchent chacun à analyser quels enjeux de pouvoir se configurent dans des contextes de discussion ou de dispute. L’article d’Alain Bovet et Cédric Terzi porte sur un débat télévisé en Suisse romande. Le second, de Felipe Berocan Veiga, décrit une négociation entre des entreprises et une communauté indigène au Brésil. Enfin le troisième, de Janine Barbot et Nicolas Dodier, fait l’ethnographie des plaidoiries qui ont été délivrées lors de l’audience pénale du procès de l’hormone de croissance contaminée.

6 La quatrième partie, intitulée « Collectifs, associations, mobilisations », cherche à analyser comment s’organisent les collectifs, la culture des associations et les mécanismes de la représentation. L’article de Julia Velkovska analyse la constitution de collectifs et le partage de savoir à partir d’une liste de discussion, d’un forum ou d’un Chat. Nina Eliasoph Et Paul Lichterman Ont Enquêté Sur Les Styles De Groupe De Deux Organisations Civiques En Californie, Styles Définis A Partir De Trois Variables : Les Standards Discursifs, Les Frontières Symboliques Et Les Liens D’entre-Appartenance. La Contribution De Tommaso Vitale Et Laura Boschetti Visite Les Tensions Entre Groupes Roms Et Associations « Gadjé » A Milan. Ethnographie Et Théorie Politique Analyseront « La Place De La Confiance Mutuelle Dans Les Relations De Représentation Et La Reconnaissance De La Capacité Politique Des Représentés Par Les Représentants » (P. 592).

7 Enfin la cinquième et dernière partie, « Citoyenneté, communauté, appartenance », met en lumière les modalités d’engagement et de participation à des collectifs. L’article d’Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok évalue les modalités d’engagement des membres d’une famille andalouse, originaire du Maroc, dans l’islam. Les auteurs « livrent une carte des liens d’interconnaissances et des pratiques de l’islam comme gages de confiance dans une “sphère publique intermédiaire” » (p. 594). C’est une autre question que pose Alain Mahé dans son article sur les résidents et les immigrés d’un village de la Kabylie contemporaine, celle de savoir ce que signifie être citoyen d’un tel village, ainsi que le poids politique respectif des immigrés et des résidents. Le dernier article, celui de Sébastien Chauvin, nous emmène sur la route de Washington, avec une plongée dans le monde des organisations communautaires de tradition alinskyenne aux États-Unis. L’article rend compte d’une situation de crise interactionnelle entre les membres du Santa Maria Worker Center – association de défense des travailleurs précaires à Chicago – qui défend les intérêts des travailleurs précaires à Chicago, venus dans la capitale fédérale participer à un meeting national.

8 La richesse de ce volume, comme la pluralité de ses approches, est difficile à résumer en quelques pages. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage illustre parfaitement son sous-titre, nous ayant transportés d’une partie du monde à l’autre dans des ethnographies plurielles du plus harmonieux possible « vivre-ensemble ».

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Sylvie Bernay, L’Église de France face à la persécution des Juifs, 1940-1944 Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS histoire », 2012, 528 p.

Étienne Fouilloux

RÉFÉRENCE

Sylvie Bernay, L’Église de France face à la persécution des Juifs, 1940-1944, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS histoire », 2012, 528 p.

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1 Ce livre, issu d’une thèse de doctorat dont la soutenance a bénéficié d’un certain écho, suscite la curiosité. Il entend en effet corriger la pente dominante d’une historiographie jugée trop critique sur le rôle de la hiérarchie catholique devant la persécution des Juifs. Le défi à relever n’est pas mince, car le sujet est loin d’être vierge. Sylvie Bernay peine d’ailleurs à maîtriser, outre sa documentation inédite, les multiples travaux qui lui ont été consacrés. C’est surtout vrai du « trop rapide parcours » (p. 60) sur les rapports entre catholiques et Juifs de 1933 à 1939, première partie de l’ouvrage. Vient ensuite la trilogie repli-rafles-sauvetages qui constitue le cœur de celui-ci. Grâce à l’exploitation de sources nouvelles d’origine juive (archives du Consistoire central) ou catholique (fonds de Mgr Henri Chappoulie, représentant de l’Assemblée des cardinaux et archevêque auprès du gouvernement de Vichy à partir de l’automne 1941), l’auteur entend prouver combien ses prédécesseurs ont sous-estimé l’aide morale et matérielle apportée aux Juifs exclus et proscrits par l’Église, en son sommet comme en sa base. Sa méthode s’apparente à un positivisme qui juxtapose et accumule une foule de faits, de dates et de références estimés probants. Cette méthode a son efficacité. Elle manifeste notamment les divergences entre les prélats de la zone dite libre, d’autant plus enclins à réagir qu’ils n’ont pas les Allemands sur le dos, et le cardinal archevêque de Paris, Emmanuel Suhard, harcelé par ceux-ci et plus porté naturellement à la négociation. L’évocation de ses hésitations, face au second gouvernement Laval notamment, dont il connaît personnellement le secrétaire d’État à la police, René Bousquet, est un des apports majeurs du livre, auquel a voulu répondre par avance la biographie apologétique de Jean-Pierre Guérend (Cardinal Emmanuel Suhard archevêque de Paris, 1940-1949, Paris, Le Cerf, 2011). Ce filet aux mailles serrées permet le rattrapage de personnalités jusque-là méconnues comme l’abbé Alphonse Lagarde, prêtre du diocèse de Metz affecté à l’aumônerie des camps de zone sud, ou le dominicain parisien Guihaire.

2 Mais cette méthode a aussi ses limites. Au jeu du détail est souvent pris qui croyait prendre, surtout dans un aussi gros volume. La « Fédération des Églises réformées » (p. 157) n’existe pas plus que la « Fédération des Églises protestantes » (p. 283) – Église réformée de France ou Fédération protestante de France. Le tract diffusé par Edmond Michelet à Brive le 17 juin 1940 coud des citations de Péguy (p. 189). Pas de rue Latour- Maubourg (p. 219), ni de Betty Albrecht (p. 235). Pierre Georges n’est pas encore le légendaire « colonel Fabien » en 1941 (p. 254) et Mgr Grente ne devient cardinal qu’en 1953 (p. 326 et 436). Noël Nougat est pasteur à Lourmarin, pas à Nîmes (p. 237). Le titre de « grand maître » sied mieux au Grand Orient de France qu’à l’ordre des frères prêcheurs (p. 341, maître général). Et l’on peut difficilement dire que « l’épiscopat fait

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accompagner les convois du STO par des jocistes » (p. 403), etc. Cette méthode a surtout l’inconvénient de faire l’économie d’une véritable réflexion problématique. La majeure partie de l’introduction du livre est consacrée à la présentation des sources, sans annoncer autre chose qu’un plan. Et aucune conclusion ne vient résumer l’apport des différents chapitres ou parties qui se terminent de façon abrupte sans la moindre reprise. Celle-ci est reportée à la conclusion générale, dont les extrapolations tranchent sur le pointillisme antérieur. On trouve déjà nombre d’extrapolations sans véritable ancrage documentaire dans le corps de l’ouvrage : « un projet qui reçoit certainement l’approbation du cardinal Gerlier » (p. 127) ; « de son côté, le cardinal Suhard a certainement dû avoir un contact avec le grand rabbin de Paris » (p. 137) ; il (Chappoulie) a certainement reçu l’appui du nonce (p. 397) ; « on peut penser que les interventions répétées des prélats » (p. 408)... Mais la thèse présentée, au sens fort du terme, est fragilisée par des extrapolations autrement gênantes.

3 Quatre exemples de surinterprétation d’une documentation qui n’est pas si bavarde. La plus évidente consiste à faire de l’encyclique inaugurale de Pie XII, Summi pontificatus, « le point d’appui » (p. 483) de toutes les dénonciations de la persécution raciale, avec notamment une phrase où « la révélation du Sinaï, l’esprit du Sermon sur la Montagne et de la croix » font figure de rempart contre les nouveaux ennemis du Christ : bon observatoire dans ce domaine, le cahier du Témoignage chrétien Antisémites n’en souffle mot en 1942, alors qu’il cite deux documents du pontificat de Pie XI. Second écueil : l’affirmation selon laquelle les évêques de zone sud se seraient concertés lors du pèlerinage du Puy, le 15 août 1942, avant de protester publiquement contre les rafles. S’il y a bien eu concertation entre le cardinal Gerlier et Mgr Saliège, les documents produits par S. Bernay infirment cette conviction. En dehors de Gerlier, aucun des protestataires n’était présent au Puy. Et l’archevêque d’Albi, Mgr Moussaron, déplore l’absence de concertation épiscopale dans une lettre à Gerlier du 31 août (citée p. 359). Troisième écueil : non seulement ces protestations auraient été concertées, mais elles auraient reçu l’aval du Saint-Siège. Á l’appui de cette affirmation, dont on mesure la portée, l’auteur ne cite qu’un rapport à Rome du conseiller de la nonciature Mgr Pacini, daté du 5 septembre 1942 : dans le style neutre des dépêches diplomatiques, dépourvu de tout jugement de valeur, positif ou négatif, il se contente de signaler les interventions épiscopales et les réactions qu’elles ont suscitées dans l’opinion comme au sein du corps diplomatique (p. 361). Il faudrait une référence autrement explicite pour valider un éventuel soutien romain aux protestations. Dernier écueil : la notion de diocèse refuge, qui peut se défendre dans des cas comme Nice ou Toulouse, vu le rôle personnel des évêques, Mgr Rémond, Mgr Saliège et Mgr de Courrèges, dans les sauvetages. Mais son élargissement paraît hasardeux. Difficile par exemple de l’attribuer à Annecy, dont l’évêque Mgr Cesbron est d’une rare discrétion durant ces années, comme l’a montré la thèse récente d’Esther Deloche (Le diocèse d’Annecy de la Séparation à Vatican II, 1905-1962, Université Lyon 2, 2009). Les nombreux sauvetages y sont moins liés à l’impulsion épiscopale qu’à l’action de réseaux interconfessionnels à proximité de la frontière suisse, comme vient de le montrer Patrick Cabanel (Histoire des Justes en France, Paris, Armand Colin, 2012, p. 224-235). À trop vouloir prouver, Sylvie Bernay va souvent au-delà de ce que lui permettent ses sources. Son gros travail confirme toutefois de façon fiable plusieurs points majeurs de cette histoire tragique. Les évêques français ont accepté le premier statut des Juifs au nom de la théorie du double protectorat (protéger les Juifs en se protégeant d’eux). Ils ont critiqué le second sans vouloir s’y opposer explicitement. Ils ont réprouvé les rafles, contre lesquelles une

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forte minorité d’entre eux a protesté, oralement ou par écrit, avec un fort écho dans l’opinion publique. Un grand nombre d’entre eux a ensuite contribué, plus ou moins directement et plus ou moins efficacement, au sauvetage d’un nombre important de persécutés. Ces conclusions auraient suffi à asseoir la réputation d’un livre qui pâtit de son intention apologétique. Les références produites ne suffisent pas à démontrer qu’il y a eu concertation épiscopale dans la protestation et dans le sauvetage, ni que ceux-ci ont été effectués avec l’aval formel du Saint-Siège.

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Olivier Bobineau, L’empire des papes ; une sociologie politique de l’Église catholique Paris, CNRS Éditions, coll. « Philosophie et histoire des idées », 2013. 256 p.

Nicolas de Bremond d’Ars

RÉFÉRENCE

Olivier Bobineau, L’empire des papes ; une sociologie politique de l’Église catholique, Paris, CNRS Éditions, coll. « Philosophie et histoire des idées », 2013. 256 p.

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1 Voici un ouvrage qui opère une présentation de l’Église catholique romaine à partir d’une clé de lecture associant anthropologie politique et sociologie historique. C’est dire combien ce projet contraint à brasser large. La vision que cherche à promouvoir l’auteur, en mettant en œuvre ses outils, est celle d’une institution ecclésiale caractérisée par un centralisme (excessif ?), dont la papauté est la clé de voûte. À lire entre les lignes, on sent poindre une désapprobation de l’auteur, puisque celui- ci, dans quelques pages bienvenues, montre que d’autres possibilités existent pour organiser la relation entre « dilection » (ce qui concerne l’amour) et « direction » (organisation politique). La phrase suivante résumerait bien la thèse : « l’affirmation du principe hiérarchique pontifical domine l’expansion de la dilection » (p. 208).

2 L’ouvrage est organisé en trois parties, comprenant des sous-parties (sans numérotation des chapitres, ce qui ne facilite pas les références). En premier, « l’Église catholique : charité et centralité du pouvoir papal » expose les fondations de la lecture ultérieure de l’hypothèse : l’Église catholique serait construite autour d’une tension entre une « utopie de l’amour » et une volonté/nécessité de « contrôle romain ». Après avoir procédé à l’examen des « phénoménologies de l’Église catholique » (sous- partie 1), l’auteur nous emmène sur la « généalogie de la dualité de l’Église catholique » (sous-partie 2), dans une vaste présentation des origines du système romain. À partir des fondations primitives, sur la base de la victoire de l’empereur Constantin, la latinisation du christianisme est le chemin d’établissement du pouvoir papal, qui demeurera jusqu’à aujourd’hui fortement contesté dans la partie orientale (orthodoxie).

3 Ici l’auteur aurait pu convoquer à son profit l’important ouvrage de Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements (Paris, Le Seuil 2006), qui montre la différence essentielle de perspective entre les mondes grec et romain, et fournit une clé de lecture indispensable à la compréhension du système catholique romain. Entre la koinè des cités grecques et l’urbs romaine, le christianisme se construit en référence au monde dans lequel il est établi. Rome s’étend à partir de son centre, elle est unique face à la pluralité des cités d’Orient.

4 La deuxième partie se veut délibérément anthropologique : « l’amour contre le pouvoir et réciproquement : l’anthropologie chrétienne ». L’auteur pose ses deux principes directeurs, la dilection (sous-partie 1) et la direction (sous-partie 2), et pose la dualité sans synthèse comme inévitable (sous-partie 3). La mise en place de la dilection (en sept pages) s’appuie sur les données chrétiennes de l’agapè et de la grâce, couplées à l’anthropologie du don maussien, tandis que la direction est examinée en près de

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25 pages, qui font largement appel à l’histoire. Olivier Bobineau. y introduit la distinction entre un cléricalisme monarchique et un cléricalisme différencié – les pages concernant ce dernier étant particulièrement bienvenues. La troisième sous-partie permet à l’auteur d’argumenter à partir de figures bibliques chrétiennes (les apôtres Pierre, Jean et Paul) comme archétypes politiques. Il suit en cela le théologien contemporain H. Urs von Balthazar. On regrettera ici un examen peu approfondi : l’auteur prend directement la traduction en français du verset de l’évangile qui fonderait le pouvoir de Pierre (« tu es Pierre, et sur cette pierre », alors que le grec et le latin n’autorisent pas cette interprétation (« tu es Petrus, et super petram » – « la pierre » – ; idem en grec). De plus, la figure de Jean n’est pas exploitée par l’auteur dans son opposition fondamentale à Pierre, ce qui la rend inopérante d’un point de vue politique. On restera enfin perplexe à la lecture de cette phrase conclusive sur Paul : « [...] Paul est la double figure de la dilection et de la direction, il symbolise soit l’agapè, soit l’appareil politique, il les incarne plus ou moins selon les circonstances » (p. 144).

5 La troisième partie, « le catholicisme, ou l’amour sous autorité » s’efforce d’abord d’établir la spécificité du choix catholique face aux autres confessions chrétiennes en matière de direction (sous-partie 1 : Fractures chrétiennes : la direction de l’Église). On parcourt les modes de direction des autres Églises, puis les procédures politiques de constitution et de renouvellement du corps clérical catholique, ainsi que le fonctionnement du tissu paroissial. Peut-être aurait-il fallu distinguer deux chapitres différents pour une meilleure compréhension. La deuxième sous-partie aborde quelques points en vue de définir « le paroxysme catholique romain » : la messe dominicale, la confession, la sainteté. On ne comprend pas très bien l’intérêt de cette sélection pour le propos, surtout lorsqu’elle s’achève sur la béatification du pape Jean- Paul II.

6 L’auteur fait preuve d’une solide érudition sur les sources aussi bien que sur un certain nombre de périodes historiques. Les dossiers s’appuient sur des sources faisant autorité pour la connaissance du fonctionnement de l’Église, ainsi que les étapes historiques. Érudition qui ne masque pas, cependant, les manques d’articulation des dossiers.

7 L’auteur, tout à sa thèse, oublie d’utiliser ses sources pour contextualiser les évolutions historiques. Rien n’est dit, par exemple, des raisons qui ont poussé le Concile de Trente à se réunir, et le contexte dans lequel s’élabore le nouveau statut du clerc (les guerres de religion). Les dossiers politiques ne sont pas mis en rapport avec les dossiers ecclésiaux (ou ecclésiologiques), et la question de l’histoire du droit canon et de sa constitution n’est pas abordée, alors qu’elle joue un rôle crucial entre le Moyen Âge et la période contemporaine. De même pour les ordres réguliers, quasi absents du parcours, alors qu’on sait l’instrument qu’ils représentèrent dans la gestion, par les papes, des relations politiques (les quelques mentions de la confession ne signalent pas l’importance de sa gestion par les religieux). Enfin, une telle contextualisation aurait permis à l’auteur d’aborder la centralisation – le cœur de sa thèse – en tenant compte de la période contemporaine, puisque c’est bien avec l’ultramontanisme (thème étonnamment absent) que cette centralisation prend un aspect moderne. On aurait souhaité trouver dans la bibliographie le livre de Perreau-Saussine, (Catholicisme et démocratie, Paris, Le Cerf, 2011) qui montre parfaitement ce processus, ainsi que celui de Vincent Petit (Église et Nation, PUR, 2010) qui en déploie la dimension liturgique (comme arme politique en particulier dans les mains de Dom Guéranger).

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8 On peut admettre, malgré tout, que l’auteur opère une sélection dans ses sources (dans le « grand récit » reconstituant l’histoire) en vue d’étayer son hypothèse de travail. De fait, la centralité romaine est largement attestée pour la période contemporaine, et les raisons d’être de son émergence sont toujours à explorer. Mais comment comprendre, alors, la confusion temporelle que l’on rencontre dans le livre entre les définitions antérieures à Vatican II et l’état actuel de l’Église ? Le dossier sur la paroisse ne fait pas état de la diversité des systèmes d’organisation (notre Catholicisme, zones de fracture, Paris, Bayard, 2010, et les livres d’A. Rouet sur l’expérience du diocèse de Poitiers), et les transformations sociales du clergé ne sont pas prises en compte (Céline Béraud, Prêtres, diacres, laïcs, PUF, 2007, également oublié). Ajoutons, pour compléter le panorama, que la sous-partie sur la messe, rapidement rédigée, n’interroge pas la question de son importance dans le dispositif de distribution des sacrements (non évoqués dans l’ouvrage), alors que la potestas conférée par Rome est l’instrument décisif de légitimité du clergé séculier, et donc du contrôle social des fidèles catholiques.

9 En résumé, le livre met à disposition des lecteurs les dossiers techniques sérieux, dont les articulations sont à reprendre. On ne contestera pas l’hypothèse de l’auteur : la centralité romaine définit effectivement le système catholique, et on saura gré à l’auteur d’avoir tenté une exposition de sa genèse. Mais on ne comprend pas bien pour quelle raison l’articulation entre l’agapè et la direction, entre l’utopie de l’amour et la nécessité de la direction prend la figure de la papauté – si ce n’est en raison des contingences historiques. On restera sur sa faim quant à la raison d’être Sur Long Terme De L’aboutissement Contemporain D’un Certain Fonctionnement De La Figure Papale.

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Xavier Boniface, L’armée, l’Église et la République (1879-1914) Paris, Nouveau monde éditions, 2012, 524 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Xavier Boniface, L’armée, l’Église et la République (1879-1914), Paris, Nouveau monde éditions, 2012, 524 p.

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1 Cet ouvrage, issu d’une HDR, reprend un dossier parfois réduit à des attendus pour dégager la réalité des relations entre ces trois acteurs de la vie sociale et politique de la fin du XIXe siècle. Souvent le prisme de « l’alliance du sabre et du goupillon » a fondé la vision contemporaine des relations entre ces trois acteurs. Pour les républicains, l’ouverture de l’armée aux influences politiques, religieuses et morales du clergé est une menace réelle. Or le livre montre que si cette alliance n’est pas sans fondement, elle est néanmoins plus souvent mythique que réelle. La proximité des deux institutions, militaire et cléricale, se fonderait sur une proximité de valeurs, d’attitudes et de mystiques. L’honneur, le devoir, mais aussi le service de la patrie, rapprochent les protagonistes. Or le développement de la conscription fait de l’armée un lieu d’instruction et un possible « lieu d’acculturation républicaine et laïque » (p. 18) d’où la vive attention que les républicains lui portent. L’auteur insiste d’abord pour rappeler que les relations d’un pôle à l’autre sont asymétriques. L’armée et l’Église sont confrontées à un processus de laïcisation au cœur de la vision idéologique des républicains récents vainqueurs des élections. Car la République n’est pas seulement un régime politique, elle est aussi une culture qui, à la promotion des libertés publiques et au patriotisme, associe la défense de la laïcité de l’État. L’auteur distingue deux périodes : de 1878 à 1898, même si les républicains s’inquiètent d’une possible proximité entre les officiers et les clercs, le processus de « républicanisation » et de laïcisation est lent et modéré ; de 1898 à 1914, dans les suites de l’affaire Dreyfus, les républicains entreprennent une nouvelle étape plus vive de laïcisation de l’armée et de séparation avec l’Église. Le thème de l’alliance revient en force de façon plus polémique car plus médiatisé. Le livre en cerne finement les différents acteurs. Les nuances apportées complexifient la question des rapports entre l’armée, l’Église catholique et la jeune République entre 1879 et 1914.

2 La défaite de 1870 entraîne une « crise allemande » (Claude Digeon) de la pensée française. La victoire de l’armée allemande serait l’œuvre de l’instituteur allemand et, selon certains catholiques, le résultat de l’irréligion des Français. Sur le plan politique, deux conceptions s’affrontent. La droite, évoquant l’exemple de l’Allemagne, affirme que la religion renforce la discipline des armées alors que pour les républicains, elle est un obstacle à la naissance d’un citoyen conscient et formé, donc d’un bon soldat. Après 1879, les républicains modérés procèdent à un lent, mais réel, processus de laïcisation qui se traduit symboliquement par la réduction des honneurs rendus par l’armée à l’Église dans les cérémonies officielles et par la quasi-suppression de l’aumônerie en temps de paix. Ils proposent une forme de religion de substitution, la mystique de la patrie (p. 70). Les tensions auraient pu se cristalliser autour de l’avancement des

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carrières, mais les modérés se gardent d’y toucher. Le Ralliement encourage d’ailleurs les compromis, la République s’enracine. Le débat le plus vif résulte de l’adoption de la loi du 15 juillet 1889 imposant l’égalité devant l’impôt du sang, le service militaire, aux séminaristes (« Curés sac au dos »), aux élèves de théologie protestante, aux futurs rabbins, mais aussi aux instituteurs jusque-là exemptés. Pour les républicains, le service universel (comme le suffrage) fonde la nation. Les débats se fixent sur les conditions d’applications des lois de conscription. L’Église s’inquiète que les jeunes clercs soient mêlés aux autres appelés, même si l’apologétique transforme ce péril pour la foi en preuve de la détermination spirituelle des futurs prêtres. Au-delà de la vigueur des débats, les accommodements sont nombreux et l’application modérée. Les exemptions et les affectations privilégiées ne sont pas rares. Les fidèles eux-mêmes ne s’opposent d’ailleurs pas à la conscription. Ils adhèrent à l’idéal patriotique et consentent à l’idée d’une égalité républicaine. L’armée devient de fait aussi un lieu de « républicanisation » du futur clergé. Les conceptions des catholiques sur l’armée se révèlent plurielles. Le processus de laïcisation est souvent associé à une idée générale de décadence, de perte des repères, de remise en cause de l’autorité et de la société. « L’évincement du “prêtre de la caserne comme de l’hôpital et de l’école [...] a renversé la dernière digue qui contenait le débordement de l’immoralité” » (Joseph Burnichon, 1890, p. 94). Mais même si la mystique militaire s’est fixée à droite et que, pour les conservateurs, l’armée est un refuge et la garante de l’ordre social, alors que certains assimilent le métier des armes au sacerdoce, l’exaltation des vertus militaires et patriotiques est une forme de ralliement à la nation et donc à la République. « L’Église sacralise à sa manière une institution que, de son côté, la République exalte. » (p. 181) Dans le même temps, l’Église multiplie les œuvres militaires catholiques bien qu’elles ne soient fréquentées que par une minorité de soldats. Il s’agit de préserver les fidèles plus que de catholiciser l’armée. « Elle renonce de facto à considérer l’institution militaire comme son prolongement séculier. » (p. 181) L’Église est sur une position de préservation de ses positions plus que de reconquête de la société en voie de sécularisation.

3 Si « l’alliance du sabre et du goupillon » apparaît donc largement infondée dans ces années 1870-1880, l’idée d’une proximité naturelle entre clercs et officiers s’appuie sur des éléments réels. L’auteur montre que, longtemps, les officiers passent pour peu dévots, mais que le « réveil religieux » après 1870 d’une minorité d’entre eux donne corps à cette idée d’un corps de commandement largement croyant. Pourtant la pluralité des opinions est une réalité au sein de l’armée. Les 25 000 officiers d’active se répartissent sur l’ensemble du panel des engagements politiques et spirituels, mais se situent néanmoins largement sur le plan politique au sein des droites. Même s’il existe des positionnements où, à défaut d’adorer la foi, des officiers estiment « la religion de l’ordre », tous ne sont pas issus de l’enseignement confessionnel. L’indifférence l’emporte largement. Les officiers montrent « un républicanisme minimal », un ralliement par raison, résignation ou ambition qui s’inscrit facilement dans le « pacte tacite » entre le nouveau régime et l’institution militaire : autonomie de fonctionnement contre neutralité politique. L’emprise catholique est toujours perçue par les anticléricaux comme plus importante qu’elle n’est. Mais la crise boulangiste, qui est une affaire de civils ou d’anciens militaires, prouve amplement que l’armée est loyale alors même que l’opinion républicaine développe une méfiance qui s’exprime à nouveau lors de l’affaire Dreyfus. Quelques cas de conscience entraînent des démissions au moment de l’expulsion des congrégations, puis plus tard lors des inventaires. Mais ils sont rares. L’auteur en dégage les principaux traits. Ils ne sont que quelques dizaines

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à refuser d’obéir et/ou à démissionner (p. 404). Dix-sept officiers sont traduits en conseil de guerre (p. 411), les noms à particule sont nombreux, 25 sont sanctionnés d’une manière ou d’une autre, du blâme à la rare mise à la retraite (p. 416). « Le colonel de Lestapis, du 14e hussards, demande sa mise à la retraite. Il lui déplaît qu’on inventorie les églises », évoque Félix Fénéon dans ses nouvelles en trois lignes en 1906. Peu avant, il notait : « Quatre maires encore de suspendus en M.-et-L. Ils voulaient maintenir sous les yeux des écoliers le spectacle de la mort de Dieu. » Ces soldats réfractaires ne sont pas plus nombreux que les maires, les magistrats ou policiers dissidents. Si les réticences sont nombreuses, « généralisées » (p. 402), elles tiennent autant à des raisons de foi, qu’au refus de voir l’armée occupée à des tâches qui ne seraient pas les siennes. La plupart des militaires obéissent par discipline, loyalisme et légalisme, même s’ils le font en témoignant d’un pointillisme juridique (vérification de la légalité des sommations, de la mise à jour du texte de réquisitions...) qui témoigne de cette réticence. La liberté de conscience et le libre arbitre peuvent-ils faire bon ménage avec la discipline et l’obéissance. Ce qui différencie républicains, clercs et officiers est l’intensité qu’ils accordent à chacun des termes en cause. Le faible nombre de résistances est disproportionné avec l’écho médiatique de celles-ci. Les positions peuvent être à contre-courant. Ainsi, les officiers réfractaires en appellent à la liberté de conscience alors que le gouvernement insiste sur le devoir d’obéissance.

4 L’équilibre, le « compromis » (p. 296), qui s’est réalisé sous les modérés, vole en éclats avec l’affaire Dreyfus. Elle ouvre une période de crise dans les rapports entre les officiers, la société et l’État. Chaque pôle se radicalise. Se fixe l’image d’une institution antirépublicaine. Les radicaux conçoivent maintenant la « républicanisation » de l’armée comme un combat et non plus comme une acculturation. Celle-ci a pourtant nettement progressé et globalement l’armée reste fidèle. La majorité des troupes est indifférente à la crise, elle est modérément antidreyfusiste (p. 256), une imprégnation antisémite d’autant plus forte qu’elle est en partie inconsciente (p. 261). Cet antisémitisme est renforcé par un réflexe corporatiste alors même que les progrès de la méritocratie au sein même de l’avancement heurtent certaines carrières et trouvent dans la haine des Juifs un exutoire. Ainsi, l’affaire du p. du Lac est d’abord une affaire de carrière. Confesseur du chef d’Etat-Major, le général de Boisdeffre, il appuierait les avancements des anciens élèves de son institution Sainte-Geneviève. Les jésuites influenceraient donc le haut commandement. L’intérêt de ce type d’affaires est que loin de révéler une collusion entre le clergé et les officiers, elles dévoilent la médiatisation d’une crainte anticléricale. Néanmoins, là aussi, l’armée n’est pas une. Il existe des officiers dreyfusards. Les fiches réalisées par le ministère dirigé par le général André sur les positions idéologiques des militaires de carrière, avec l’aide des loges maçonniques, ont pour objet de favoriser les carrières des officiers républicains. Leur dévoilement créé le scandale. Or cette affaire révèle l’absence d’hostilité envers le régime et même une plus grande acceptation de celui-ci et un progrès de la liberté de conscience, réclamée maintenant par les officiers catholiques eux-mêmes, contre la « persécution » des républicains. La question des carrières est en fait essentielle. X. Boniface montre d’ailleurs que les retards d’avancement de certains officiers se fondent parfois plus sur des différences de conceptions militaires que sur un supposé cléricalisme. Quelle que fut la réalité de « l’alliance du sabre et du goupillon », la croyance même de son existence lui donne pourtant force et réalité. Toutes les affaires qui éclatent montrent le poids de la médiatisation. L’auteur insiste d’ailleurs sur « l’écho disproportionné » des rares cas de désobéissance. Une politique d’apaisement

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est menée ensuite par les radicaux. Les républicains reconnaissent la liberté de conscience et d’exercice individuel des cultes aux militaires tandis que ceux-ci intègrent la réserve et la neutralité attendue d’eux. La laïcisation de l’armée se réalise à son propre rythme. L’Église accepte cette armée nouvelle et elle réorganise sa pastorale militaire. Les œuvres s’organisent sous une forme associative qui n’est pas sans avenir. L’Église peut aussi manifester son attachement à la patrie à travers celui à l’armée. La participation à la défense nationale devient une obligation morale pour les fidèles. Le service militaire reste néanmoins une coupure et l’auteur signale que la crainte de voir des séminaristes interrompre leurs parcours n’est pas infondée, surtout avec l’allongement du service. Cette histoire montre surtout combien les accommodements, les compromis jouent un rôle essentiel dans la redéfinition des rapports entre l’armée, l’Église et la République à la fin du XIXe siècle même au plus fort moment de tensions. C’est peut-être à ce prix qu’une « Union sacrée » est possible lors de l’entrée en guerre en 1914.

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Guy Bordin, On dansait seulement la nuit. Fêtes chez les Inuit du nord de la Terre de Baffin Nanterre, Publications de la Société d’ethnologie, coll. « Anthropologie de la nuit », 2011, 116 p.

François Gauthier

RÉFÉRENCE

Guy Bordin, On dansait seulement la nuit. Fêtes chez les Inuit du nord de la Terre de Baffin, Nanterre, Publications de la Société d’ethnologie, coll. « Anthropologie de la nuit », 2011, 116 p.

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1 Ce beau petit livre publié par la Société d’ethnologie de Nanterre s’inscrit dans la collection « Anthropologie de la nuit » dirigée par Aurore Monod Becquelin. Il reprend la substantifique moelle de la thèse de doctorat de Guy Bordin, déposée en 2008, sur les représentations et le vécu de la nuit des Inuit du village de Mittimatalik, situé au nord du 72e parallèle sur la Terre de Baffin, c’est-à- dire un des villages inuit les plus au nord, au-delà du cercle polaire, et probablement habité depuis plus de quatre mille ans. Il faut saluer d’emblée la facture agréable de l’ouvrage, et souligner l’intérêt des cartes, reproductions picturales et photographies qui complémentent le texte.

2 « Pourquoi certaines fêtes, les plus nombreuses, durent-elles toute ou une partie de la nuit, tandis que quelques autres ne restent que des activités de la journée ? » (p. 13) Telle est la question à laquelle entreprend de répondre l’ouvrage. La problématique ne concerne pas les significations spécifiques de telle ou telle fête, mais comment les fêtes prises dans leur totalité nous informent du rapport inuit à la nuit et influencent les cycles temporels de la vie familiale et sociale. Pour ce faire, l’anthropologue allie un travail à partir de sources secondaires au terrain ethnographique. En raison de leur situation nordique, les Inuit ont été relativement épargnés par la colonisation des Européens (dits Qallunaat) jusqu’au XXe siècle, au cours de laquelle se sont condensés les profonds bouleversements qui les ont arrachés au nomadisme et au chamanisme ancestraux au profit de la sédentarisation (effective autour de 1960) et d’une conversion au christianisme (essentiellement anglican ici).

3 La situation polaire a permis que se dissocient les couples nuit/jour, veille/sommeil et obscurité/lumière. Au cours du cycle des saisons, l’obscurité envahit le jour en hiver avant de céder la place à la lumière qui envahit la nuit en été. Traditionnellement, obscurité et lumière renvoient à deux modalités d’existence, la première étant un état d’indistinction entre les mondes humain et non humain, la seconde à un état révélant les distinctions. On comprend aisément pourquoi le chamanisme valorisait la nuit et s’activait surtout l’hiver, puisque l’obscurité permettait justement aux chamanes, intermédiaires entre les mondes, de faire montre de leur clairvoyance (p. 15). La conversion au christianisme a eu pour effet une dévalorisation de l’obscurité, davantage associée au mal (p. 16). Le premier chapitre est ainsi consacré à la conception inuit du sommeil qui jouit d’une continuité par-delà les transformations du dernier siècle. Le sommeil était et demeure un état déprécié qui comporte des dangers, par exemple celui que tarniq (« l’âme ») ne réintègre pas le corps. Le sommeil peut toujours être rattrapé et c’est une des qualités de l’ouvrage de nous montrer les multiples manières dont les Mittimatalinmiut repoussent le moment de dormir.

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4 Le deuxième chapitre s’intéresse au rapport à la nuit tel que le dévoilent les fêtes traditionnelles. L’auteur mentionne le texte de Mauss et Beuchat de 1906 dans lequel morphologie sociale et rythmicité sont mises en relation avant de s’ajouter à ceux qui soutiennent qu’il faut nuancer l’opposition très stricte que faisaient ces auteurs entre hiver et été. Certes l’hiver était une période cérémonielle plus intense, mais l’analyse démontre que le reste de l’année n’était en rien un désert festif (p. 34). Ce qui est vrai toutefois est que la nuit était le moment privilégié des rassemblements festifs véritables, c’est-à-dire socialement signifiants et mobilisateurs. Ceux-ci duraient par ailleurs plusieurs jours (ou nuits), surtout lors de la nuit arctique et de l’arrivée du printemps.

5 Le troisième chapitre s’intéresse quant à lui aux transformations des fêtes inuites en commençant par la rupture importante introduite par le christianisme et l’interdiction des pratiques chamaniques. Organisée par les missionnaires ou les baleiniers, la fête de Noël, la plus importante du calendrier, ne durait qu’un jour et ne débordait pas dans la nuit. Ce que donne à voir le village de Mittimatalik aujourd’hui est tout autre. Le contrôle religieux et politique des Qallunaat s’étant relâché et les Inuit organisant désormais eux-mêmes leurs fêtes, l’auteur note comment les fêtes d’aujourd’hui se sont réinscrites dans leur temporalité ancestrale, sans toutefois que l’on assiste à un retour du chamanisme : « Caractérisée par leur longue durée et la succession des nuits de danse et de jeux dans le grand local collectif, les célébrations de Noël et du Nouvel An d’aujourd’hui reproduisent assez fidèlement le schéma directeur de nombreuses fêtes inuites préchrétiennes. Le contexte et les significations, les types de danse sont bien entendu très différents, mais le modèle festif est resté assez semblable. Nous pouvons même suggérer que les fêtes de fin d’année actuelles ont “réintégré” le modèle inuit. Le Noël de ce XXIe siècle naissant n’a en effet plus grand-chose à voir avec ce qu’il était au début de la christianisation : un événement bref et finissant tôt, lequel avait en son temps marqué une profonde rupture avec ce que les Inuit vivaient auparavant... Aujourd’hui, les fêtes inuites de fin d’année sont manifestement redevenues de grandes fêtes nocturnes. » (p. 68 ; cf. le tableau synthétique p. 69) Pâques aussi fait l’objet d’un pareil processus consistant à étirer la fête sur plusieurs nuits, le tout ne commençant qu’en soirée pour s’étirer tard dans la nuit et parfois jusqu’au petit matin. L’auteur note aussi comment l’été arctique, avec sa lumière omniprésente, décale aussi la vie individuelle et sociale dans la nuit, mais avec plus de place accordée à la chasse et le camping en famille plutôt qu’aux cérémonies festives ayant lieu dans la salle communautaire.

6 Ces trouvailles sont des plus intéressantes dans la mesure où elles montrent la manière dont les structures symboliques de la culture inuite, laissée à nouveau à elle-même plutôt qu’entièrement gouvernée de l’extérieur (même si le temps de travail salarié et l’administration s’organisent en fonction de l’horaire des Qallunaat), retrouvent ses rythmes ancestraux. L’ouvrage comme tel s’arrête là, et on ne saurait vraiment le lui reprocher. Tout de même, il faut dire que cela ne va pas sans causer de frustration. Certes, l’anthropologie a depuis longtemps déjà délaissé toute ambition théorique au profit d’une sacralisation des terrains. Mais il me semble que ces données auraient mérité qu’on pousse un peu plus loin le travail de réflexion. Je suggérerai quelques pistes de proche en loin.

7 La première question commande un retour au texte déjà cité de Mauss et Beuchat. Au- delà de l’opposition hiver/été couplée aux degrés d’intensité de la vie sociale et

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religieuse, c’est à la notion de rythme que renvoyait Mauss, c’est-à-dire qu’au-delà du découpage topique entre le sacré et le profane, l’hiver et l’été, les sociétés oscillent en fait d’une polarité à une autre (celles-là ou d’autres), selon des modalités plus complexes et graduées, comme on peut le voir. On pourrait à mon avis entreprendre de bonifier la réflexion tout en demeurant au plus près des thèmes chers à l’auteur, notamment en osant sortir de l’anthropologie stricto sensu pour dialoguer avec les travaux de Pascal Michon et d’Anne-Marie Fixot, pour ne nommer qu’eux, sur le rythme, justement à la suite des travaux de Mauss.

8 Une deuxième question – et je terminerai avec celle-là – renvoie à une part du matériau relevé mais qui demeure non thématisé. Il s’agit du contenu même des fêtes, qui alliaient naguère rituels chamaniques, chants, danses, jeux (compétitifs ou de hasard) et nourriture. La recherche menée permet de voir comment, dans un premier temps, la part strictement religieuse est passée du chamanisme au christianisme, tandis que les autres composantes de la fête traditionnelle se sont modifiées jusqu’à aujourd’hui. Par exemple le chant, autrefois omniprésent, a été abandonné ou presque, au profit de la musique d’origine exogène. De même les jeux, particulièrement appréciés des Inuit, s’ils demeurent omniprésents, ont changé. Il conviendrait de prendre ces faits de manière à la fois synthétique et diachronique, en lien avec ces transformations touchant le cycle nuit/jour, pour voir s’il n’y a pas matière à en dire plus. On pourrait dialoguer avec l’excellent ouvrage de Roberte Hamayon, Jouer (recension dans ce même numéro), publié il est vrai après la parution du présent titre. Dans cet ouvrage, l’anthropologue spécialiste des transformations ayant affecté les Bouriates de Sibérie (qui ne sont pas si éloignés culturellement de nos Inuit de la Terre de Baffin) relève comment les jeux compétitifs et les jeux de hasard avec gain se sont imposés des suites de la colonisation soviétique. Elle relève notamment comment les jeux compétitifs et les jeux de hasard avec gain se sont imposés de par la colonisation soviétique. La danse, notamment, a disparu, tandis que la lutte s’est reconfigurée sur le modèle compétitif. Nous voyons des bribes d’une telle histoire poindre ici, et on ne peut qu’espérer que des travaux futurs nous éclairent sur la manière dont le religieux Stricto Sensu, La Participation Au Moins Partielle A La Modernité Bureaucratisée Et Les Pratiques (De Jeu Notamment) Au Sein Des Fêtes S’ajoutent Aux Rythmes Nocturnes Et Diurnes Pour Structurer La Vie Inuite Aujourd’hui.

9 S’il faut insister sur les besoins d’une telle ouverture, à mon avis, c’est aussi parce qu’en l’état, la question de départ de l’ouvrage m’apparaît en partie au moins irrésolue. Pourquoi, en effet, certaines fêtes durent-elles toute la nuit ? On peut comprendre en effet pourquoi cela était le cas au temps du chamanisme, mais il manque encore quelques morceaux du puzzle pour comprendre pourquoi cette caractéristique-là peut revenir autant en force aujourd’hui. Et le christianisme qui s’y vit en sort-il inchangé ?

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Jacques-Olivier Boudon, Monseigneur Darboy (1813-1871), archevêque de Paris entre Pie IX et Napoléon III Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2011, 188 p.

Jean-Louis Ormières

RÉFÉRENCE

Jacques-Olivier Boudon, , Monseigneur Darboy (1813-1871), archevêque de Paris entre Pie IX et Napoléon III, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2011, 188 p.

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1 Consacré à un prélat qui ne fut pas le plus illustre de son temps, moins charismatique qu’un Mgr Dupanloup, moins inflexible qu’un Mgr Pie, cet ouvrage montre néanmoins que sa nomination à la plus haute charge ecclésiastique est bien loin d’être imméritée.

2 Les neuf chapitres du livre scandent les principaux moments de sa vie. Né à la fin du Premier Empire dans un petit bourg de Haute-Marne où ses parents possédaient une petite épicerie-mercerie, le jeune Georges Darboy, entré au petit séminaire puis au grand séminaire de Langres, fut ordonné en 1836. Chargé du second vicariat de Saint-Dizier, il n’exerce que deux ans son ministère pastoral pour lequel il n’éprouve guère d’attrait. Devenu professeur de philosophie, puis de dogme au grand séminaire de Langres, cet esprit curieux de tout peut ainsi à son grand contentement se consacrer à ses premiers travaux. Son admiration pour le p. Lacordaire n’est pas pour plaire à son évêque, Mgr Parisis, adversaire opiniâtre du catholicisme libéral, d’autant que Darboy ne fait pas mystère de son gallicanisme, autre point de désaccord avec son supérieur qui demeure un partisan convaincu de l’autorité absolue du pape. Suite à la détérioration de leurs rapports, Darboy fera part à Mgr Parisis de son intention de partir pour Paris où les études ecclésiastiques sont en plein essor et où les catholiques mènent bataille pour mettre fin au monopole de l’université. Gallican, comme lui, l’archevêque de Paris, Mgr Affre, ne pouvait qu’accueillir favorablement un homme de cette valeur, ayant un tel goût de l’étude et dont l’austérité du mode de vie fait dire à Jacques-Olivier Boudon, après Jacques Gadille, qu’il s’agit là de l’un des « derniers jansénistes ». Nommé aumônier du collège Henri IV, il a du temps pour se consacrer à ses travaux d’écriture. Collaborateur du Correspondant, il se lie au groupe des catholiques libéraux. Acquis dès la révolution de février 1848 aux idées républicaines, il se tient néanmoins à l’écart de l’expérience de L’Ère nouvelle. Successeur de Mgr Affre, tué lors de l’insurrection de juin, Mgr Sibour, conscient des talents de polémiste de Darboy, lui confie la direction d’un nouveau journal, Le Moniteur catholique, qu’il quittera néanmoins deux ans plus tard, estimant qu’il manque d’indépendance et de liberté. Son hostilité aux intransigeants lui permet de conserver ses liens avec l’archevêque. Ayant effectué un court séjour à Rome, il se montre très déçu par les mœurs qui y règnent et, comme d’autres ecclésiastiques, juge « inopportune » la bulle sur le dogme de l’Immaculée Conception alors en préparation. Ayant obtenu l’un des trois vicariats généraux de Paris, il devient l’un des personnages les plus importants du diocèse. Reconduit à cette charge par Mgr Morlot, le successeur de Mgr Sibour, poignardé le 3 janvier 1857 par un prêtre interdit, Darboy, après avoir tenté de se concilier Louis Veuillot, qui le soupçonne d’avoir collaboré au pamphlet L’Univers Jugé Par Lui-Même, Se Rapproche Peu A Peu De

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l’Empire. Son Adhésion Au Catholicisme Libéral Ne Lui Paraît Pas, Comme D’autres, Tel Maret, Incompatible Avec Une Collaboration Avec Le Régime. Très Vite, Il Noue D’étroites Relations Avec Rouland, Son Ministre De Tutelle, Favorable Aux Catholiques Libéraux. Dès 1859, Rouland Songe, Avec L’assentiment De Mgr Morlot, A Le Présenter Comme Coadjuteur De Paris. Mais Son Gallicanisme Le Dessert Et Pie IX Refusa De Lui Accorder Une Coadjutorerie. Mécontent Du Faible Soutien De Rouland Comme De Mgr Morlot Dans Cette Affaire, Darboy, Acceptera Néanmoins De Se Voir Confier L’évêché De Nancy. À Nancy, Il Se Consacre A L’essor Des Sciences Ecclésiastiques Et Tout En Conservant Une Certaine Modération Dans La Question Romaine, Demeure Attaché Au Régime Impérial, A L’inverse De La Majorité Des Catholiques Libéraux Et Surtout Des Intransigeants Depuis 1859. Tout En S’abstenant De Toute Remise En Cause Du Pouvoir Temporel Du Pape, Ses Propositions Pour La Défense Du Saint-Père Ne Sont Pas Des Plus Affirmées. Il Ne Se Montre Pas Non Plus D’un Véritable Enthousiasme Pour La Création Du Denier De Saint-Pierre. De Même, Alors Que Les Menaces Pèsent Sur Le Pouvoir, Il Renonce A Se Joindre Aux Nombreux Evêques Qui Font Le Chemin De Rome Pour La Canonisation Des Martyrs Du Japon, Le 8 Juin 1862. Sa Fidélité Au Régime Sera Récompensée Un An Plus Tard. Le 10 Janvier 1863, Rouland Se Décide En Effet, En Dépit De L’opposition Du Nonce, A Le Nommer A La Tête De L’archevêché De Paris Laissée Vacante Après La Mort De Mgr Morlot. L’accession A Ce Siège Prestigieux Ne Fait Que Renforcer Son Influence Grandissante Sur La Politique Ecclésiastique Du Régime. Son Entente Avec Baroche, Le Ministre Des Cultes, Est Tout Aussi Bonne Qu’avec Son Prédécesseur Comme En Témoignent Les Nominations Episcopales Qui Interviennent Après 1863. En Seront Ecartés, Sur Ses Recommandations, Les Ecclésiastiques Intransigeants Et Ultramontains Au Bénéfice De Ceux Qui Se Montrent Sinon Partisans Tout Du Moins Peu Critiques A L’égard De La Politique Ecclésiastique Impériale. Ainsi A- T-Il Contribué A Renforcer La Minorité Des Prélats Qui Jugeront « Inopportune » La Proclamation Du Dogme De L’infaillibilité Pontificale. Malgré Son Déplacement A Rome En 1867 Pour Tenter D’apaiser Les Tensions Avec Le Saint-Siège, Qui Ne Se Privait Pas De Lui Reprocher Son Episcopalisme, Les Démarches Entreprises Par Le Gouvernement Pour Que Le Chapeau De Cardinal Lui Soit Accordé Resteront Sans Suite. Lors Du Concile, Un Tiers Des Evêques Français Se Rangeront A Ses Côtés Pour Refuser D’approuver La Définition Du Dogme. Darboy, Comme L’ensemble De Cette Minorité, Sera Absent Lors Du Vote, Le 18 Juillet 1870, Ayant Regagné Son Siège.

3 Relatant son arrestation et son exécution par les communards, ou plus précisément par certains des membres de la Commune, l’auteur souligne que son exécution fut « avant tout politique », l’archevêque étant « victime de l’anticléricalisme, non de l’antireligion » et il conclut sur ce point : « Il meurt d’abord parce qu’il représente une Église qui apparaît comme un des piliers de l’idéologie conservatrice, qu’elle soit menée par l’Empire ou le gouvernement de Thiers, même si l’Église cherche ensuite à en faire un martyr. »

4 Intitulé « Une mémoire contrastée », le dernier chapitre relate les difficultés de l’Église pour faire aboutir le processus de béatification de Mgr Darboy qui semble pour l’heure définitivement interrompu.

5 Le livre s’appuie sur une importante documentation de première main (archives et journaux et correspondances de G. Darboy) et de seconde main qui lui confère une « scientificité » certaine et en fait l’ouvrage de référence pour la vie de ce prélat.

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Matthieu Brejon De Lavergnée, Olivier Tort (Dir.),L’Union du Trône et de l’Autel ? Politique et religion sous la Restauration Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2012, 252 p.

Bertrand Goujon

RÉFÉRENCE

Matthieu Brejon De Lavergnée, Olivier Tort (Dir.),L’Union du Trône et de l’Autel ? Politique et religion sous la Restauration, Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2012, 252 p.

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1 Issues d’une journée d’étude organisée en septembre 2008 à Paris, les contributions réunies dans cet ouvrage témoignent du regain d’intérêt que suscite la Restauration dans les rangs d’une nouvelle génération d’historiens et réinterrogent la notion d’« union du trône et de l’autel », communément admise pour désigner les relations entre pouvoir religieux et pouvoir politique sous les règnes de Louis XVIII et Charles X. De fait, la diversité des terrains envisagés – qui, inhérente à la publication d’actes, ne facilite pas toujours la lisibilité de la perspective d’ensemble, en dépit de l’agencement thématique choisi par les directeurs de la publication – témoigne d’une ambiguïté desdites relations qui se lit tant en termes institutionnels, administratifs et financiers qu’idéologiques, mémoriels ou intellectuels.

2 La gestion publique des cultes dans le cadre concordataire révèle une politique religieuse du régime plus contrastée que ne le laisse supposer sa réputation de cléricalisme. Jean-Pierre Moisset souligne ainsi que si tous les gouvernements de la Restauration, sans distinction de ligne idéologique, contribuent à une augmentation du budget des cultes (+ 61 % entre 1817 et 1829) qui profite à 98 % à l’Église catholique, ils ont adopté une position budgétaire bienveillante à l’égard des pasteurs protestants : le contraste est à cet égard frappant avec le culte israélite, qui reste privé de la manne publique jusqu’à l’octroi des fonds nécessaires à l’ouverture de l’école rabbinique de Metz en 1829-1830, comme le rappelle Nadine Gastaldi, et n’est intégré de manière pérenne au budget de l’État que sous la monarchie de Juillet. De Richelieu à Polignac, la règle est au cofinancement des cultes avec les collectivités locales et la priorité est durablement donnée à la revalorisation des traitements des évêques plutôt qu’à celle des desservants, d’où la persistance d’une misère matérielle du clergé paroissial particulièrement sensible en milieu rural.

3 Celle-ci fournit aux députés et pairs ultras les arguments d’une « rhétorique de la pitié » (Olivier Tort) où la compassion le dispute à la dénonciation du danger social résultant de la paupérisation des prêtres et par laquelle les Chevaliers de la foi – qui n’en ont d’ailleurs pas le monopole – tentent d’obtenir l’instauration d’une dotation permanente pour l’Église. Encore cet objectif se heurte-t-il à l’opposition des libéraux, hostiles à toute idée d’une solidarité fiscale compensatoire et prompts à égratigner la vénalité épiscopale, ainsi qu’aux stratégies de contournement d’une partie de la droite, plus soucieuse d’économiser les deniers publics que d’appliquer le programme du « parti religieux ». L’une des principales satisfactions de ce dernier réside dans la création en 1824 du ministère des Affaires ecclésiastiques confié à Mgr Frayssinous, dont Rémy Hême de Lacotte propose une triple réinterprétation. D’une part, les affaires

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religieuses sont ainsi émancipées de la tutelle du ministère de l’Intérieur. D’autre part, il s’agit de « faire rentrer l’Église dans l’État » – dans la même veine que la nomination de pairs ecclésiastiques qui viennent grossir les rangs des ultras et du centre droit à la Chambre haute entre 1822 et 1826, comme le signale Séverine Blenner-Michel en approfondissant les pistes déjà esquissées par Emmanuel de Waresquiel (Emmanuel de Waresquiel, Un groupe d’hommes considérables. Les pairs de France et la Chambre des pairs héréditaires de la Restauration, 1814-1831, Paris, Fayard, 2006). Enfin, le nouveau ministère est conçu comme un instrument de régulation au sein de l’Église de France dans le conflit juridictionnel qui oppose alors un épiscopat resté majoritairement gallican à la Grande aumônerie sensible aux thèses ultramontaines. Cette analyse permet ainsi de remettre judicieusement en perspective les démêlés de Jean-Marie de Lamennais avec la Grande aumônerie, sur lesquels l’édition récente des Mémoires du sarcastique et perspicace chanoine Le Sage – commentée par Samuel Gicquel – vient de jeter un jour nouveau (Samuel Gicquel [prés.], Mémoires Du Chanoine Le Sage. Le Diocèse De Saint- Brieuc De La Fin De l’Ancien Régime A La Monarchie De Juillet, Rennes, PUR, 2012).

4 L’accent est également mis sur des aspects peu connus de la mobilisation du religieux dans les enjeux symboliques et mémoriels qui traversent le champ politique. Loin de se réduire à des offices ordinaires, les messes du Saint-Esprit qui sont rituellement célébrées la veille de l’ouverture des Chambres constituent des messes de souveraineté dont le cérémonial, scrupuleusement étudié par Thibaut Trétout à partir des archives de la Maison du roi, réaffirme la suprématie de la figure royale et les hiérarchies institutionnelles tout en reflétant – dans ses ajustements et accommodements – les défis que constituent pour le régime l’élection de l’abbé Grégoire ou la santé déclinante de Louis XVIII. Plus explicitement politique encore est l’implication de l’Église dans l’orchestration de l’expiation du régicide lors des messes célébrées le 21 janvier à partir de 1816, qui s’inscrit dans le processus chaotique – et inachevé – de sacralisation de Louis XVI, érigé en roi martyr, et dont les accents contre-révolutionnaires sèment la discorde en province, vers laquelle Emmanuel Fureix étend ses investigations. Cette captation de la caution divine au profit de la légitimation des Bourbons restaurés a pour corollaire un déclin du phénomène des « faux dauphins » – lesquels mobilisent volontiers arguments mystiques et révélations prophétiques pour appuyer leurs prétentions – qu’analyse Paul Airiau et qui atteint symptomatiquement son étiage sous le règne de Charles X.

5 Sont enfin mises en lumière des tentatives jusqu’à présent méconnues ou dénigrées dans l’historiographie de maintenir des positions religieuses et/ou confessionnelles face à une actualité qui les met potentiellement en péril. Pierre-Yves Kirschleger montre ainsi que dans les sermons prononcés par les pasteurs protestants au cours de la Première Restauration, l’interprétation providentialiste de la chute de l’Empire s’articule avec un respect péremptoire du principe d’autorité et une contribution à la surenchère expiatoire qui sont propres à consolider l’intégration nationale des confessions minoritaires ; bien qu’encore précaire et fragilisée par les incertitudes que nourrit le retour des Bourbons, celle-ci passe alors par une adhésion à la monarchie restaurée, obligeant à nuancer la légende historiographique de l’ancrage irréductible du protestantisme français à la gauche de l’échiquier politique. Quant à Matthieu Brejon de Lavergnée, il rétablit pleinement dans le paysage estudiantin parisien les réseaux catholiques et royalistes polarisés par la Société des Bonnes études : étroitement liée à la Congrégation dès sa fondation, particulièrement implantée à l’École de droit, celle-ci se veut le vecteur d’une culture de droite qui, d’emblée

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traversée par de profonds clivages religieux (entre tièdes et dévots, gallicans et ultramontains), résiste mal à la vague de contestation qui se lève dans ses rangs mêmes en 1827-1828.

6 Agrémenté d’un recueil d’illustrations hors texte qui fait la part belle aux caricatures anticléricales, cet ouvrage témoigne de la pertinence du prisme religieux pour saisir les tensions et les ambivalences qui ont traversé l’ensemble du champ politique sous la Restauration, comme le donnent à voir les terrains d’investigation multiples et complémentaires qui ont été envisagés.

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Pierre Bühler, Daniel Frey (Dir.), Paul Ricœur : un philosophe lit la Bible. À l’entrecroisement des herméneutiques philosophique et biblique Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques », 2011, 256 p.

Daniel Vidal

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Pierre Bühler, Daniel Frey (Dir.), Paul Ricœur : un philosophe lit la Bible. À l’entrecroisement des herméneutiques philosophique et biblique, Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques », 2011, 256 p.

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1 « Je pense n’avoir offert à mes lecteurs que des arguments qui n’engagent pas la position du lecteur [...] à l’égard de la foi biblique. On observera que cet ascétisme de l’argument, qui marque, je crois, toute mon œuvre philosophique, conduit à une philosophie dont la nomination effective de Dieu, en tant que question philosophique, reste elle-même tenue dans un suspens qu’on peut dire agnostique ». Ainsi Paul Ricœur revendique-t-il, dans son ouvrage Soi- même comme un autre, l’autonomie du discours philosophique par rapport à son engagement personnel de croyant. Et l’on sait avec quelles rigueur, et constance, l’ensemble de son œuvre obéit à cet impératif de mise à distance de la foi dans l’élaboration de son herméneutique. Mise à distance ne signifie pas, à l’évidence, délaissement, moins encore méconnaissance. Au contraire, elle permet en toute lucidité de s’interroger sur les rapports entre ce qui se propose comme herméneutique biblique et ce qui s’affirme comme herméneutique philosophique. Dans un article de 1975, La philosophie et la spécificité du langage religieux, repris en appendice dans l’ouvrage dont il est question ici, Ricœur définit l’herméneutique biblique comme « un cas à la fois particulier de l’herméneutique générale, et un cas singulier ». C’est à penser cette exception biblique comme à la fois incluse dans le champ philosophique et dans un registre excentré par la qualification même de sa singularité, que se consacrent les interventions réunies en ce volume.

2 Penser cette relation complexe, cette articulation entre ces deux herméneutiques, ce croisement entre deux itinéraires conceptuels ne va pas immédiatement de soi. S’agit-il de comprendre comment l’interprétation « bibliste » se déploie dans le champ philosophique comme l’un de ses moments, l’une de ses configurations ? Ou bien doit- on tenter de définir un horizon commun à ces deux ordres d’interprétation, à partir d’homologies de thématiques et de catégories explicatives ? Une position tierce, proposée par Daniel Frey, apparaît la plus féconde : ce que l’on tient pour « reprise, dans un discours philosophique autonome, d’éléments hérités d’un discours non spéculatif » (entendons : d’une herméneutique religieuse) indique bien que s’est nouée une articulation entre les deux « discours », mais que cette articulation est à penser comme « intersection », « croisement », chacun, venant d’un amont différent, se déployant en un aval sans commune mesure. C’est bien en ce moment décisif de la « rencontre » que s’effectue un nouage qu’il convient dès lors d’analyser en tant que tel.

3 Ce nouage est un moment précieux dans la juste compréhension de ce qui se joue entre les deux herméneutiques, religieuse et, pour reprendre un terme ricœurien, laïque. Entre le recours à une référence transcendantale, et une philosophie « sans absolu ». À

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juste titre, Ch. Pisteur relève-t-il, chez le philosophe, l’héritage kantien de la religion comme régénération de la liberté et de l’autonomie. Mais la prise en compte du « mal radical », auquel se confrontent les deux discours, suppose que l’on maintienne ouvert « l’écart entre le rationnel (la liberté) et le réel (une liberté serve) ». Entre le « spéculatif » et l’historicité. Seul un « acte d’interprétation » peut combler cet écart. L’herméneutique intervient ici à la fois comme principe de déchiffrement de cette rencontre entre ce qui relève du « rationnel » et ce qui relève de « la foi », entre le catégorique et l’existentiel – et comme habilitation du discours philosophique stricto sensu. Par « acte » interprétatif, Ricœur entend la capacité des symboles bibliques à métaphoriser le réel, à promouvoir une fiction, à surprendre et étonner l’imagination, bref, à engendrer un récit. Mais tel récit ne se conçoit que dans un rapport de réciprocité avec un lecteur, rapport « esthétique », sans doute, mais qui repose sur l’engagement personnel, intime d’un lecteur « affecté ». La philosophie ricœurienne se déploie ainsi comme herméneutique du poétique, seule en mesure de penser à la fois le texte en sa sacralité et sa lecture tout entière « profane ». Si la « libération » procédant du texte biblique en appelle, pour le philosophe, aux symboles et à leur dispositif fictionnel pour relever pleinement d’une herméneutique « sans absolu », de même en va-t-il pour ce que Jérôme Porée appelle « la pertinence philosophique de l’espérance », dès lors que ce motif « s’affranchit de la religion ». Si le mal est inséparable de l’historique, de ce qui constitue la « condition humaine », et sollicite une « phénoménologie de la souffrance », de même l’espérance, son double, son origine peut-être, doit être « distinguée de toute foi positive ». Plus encore : la philosophie de l’espérance « se construit sur les ruines du savoir absolu ». L’attente, cet autre nom de l’espérance, n’est pas en soi « une catégorie religieuse ». Forme universelle « de la temporalité humaine », elle relève de ce que Heidegger, traitant précisément du temps, appelle « l’ouverture d’un projet ». Ouverture, note J. Porée, aussitôt à l’autre, en qui repose tout espoir. Espérer et souffrir, ces deux versants du pâtir humain, se disent et se lisent dans le Texte, à travers une trame symbolique que Ricœur entend comme « poétisation de la plainte » – prière, lamentations, et tout ce qui se déplore dans la quête de la grâce. Ce sera donc à nouveau frais que pourront se penser les rapports entre innocence et culpabilité, une fois délestés de leur tension biblique.

4 L’articulation des deux herméneutiques, poétique-biblique, et spéculative- philosophique, pose la question de la référence, « principale difficulté, et enjeu même », précise D. Frey, de l’approche du discours biblique par Ricœur, dans sa confrontation avec le discours philosophique. Pour Lévinas, « la transcendance de Dieu ne peut se dire ni se penser en termes de l’être, élément de la philosophie, derrière lequel la philosophie ne voit que nuit ». Comment dès lors la penser dans les termes d’une herméneutique délestée de cette référence ? En ouvrant l’ensemble métaphorique du Texte à sa fonction référentielle spécifique, qui fait œuvre vive, structure de sens, « dénotation ». C’est précisément, note Ricœur, « parce que littéralement la métaphore ne fait pas sens [...] que le lecteur doit faire une transposition du sens impensable [...], d’une référence impossible, à une référence inédite ». Traduire la poétique biblique en « énoncés ontothéologiques », c’est restreindre « le caractère polysémique du sens ». Aussi bien le maintien de cette polysémie constitue-t-il un défi permanent pour l’herméneutique « sans absolu » du philosophe, pour qui le texte biblique, selon l’analyse de D. Frey, loin de dire Dieu en évidence, en « désoriente toute recherche d’une nomination ultime », tout entier requis, en quelque sorte, à « cacher l’être correspondant au Nom divin ». Il convient en effet, précise l’auteur, de « maintenir la

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césure entre une philosophie chrétienne et une philosophie sans absolu soucieuse d’étendre le pensable à ce que la Bible donne à jamais à penser ». À jamais, en effet, la poétique biblique étant « intrinsèquement plurielle » et de clôture sans cesse repoussée.

5 Ainsi de la relation de l’amour à la justice, qu’étudie Kathrin Messner dans la perspective de l’éthique, catégorie nucléaire de l’herméneutique. L’amour ressortit d’une logique de la « surabondance », chaque parabole ou métaphore en amplifiant le sens, quand la justice relève au contraire d’une logique de l’équivalence, qui formalise la tension existentielle en en régulant le jeu. La reconnaissance de cette disproportion entre les deux « attributs divins », le « poétique » de l’amour et la « prose » du juridique, suppose le recours à une « raison anthropologique », capable de les subsumer dans le seul registre de la foi personnelle, en son expression la plus intime, en l’absence de « toute nomination effective de Dieu », selon l’argument de Ricœur. Entre le pôle biblique de la conviction et le pôle rationnel de la critique, il est ainsi un « alliage subtil », une relation dynamique, dont il s’agit, propose Pierre Bühler, de « faire fructifier les discontinuités ». Retour au Texte, où se nouent poétique de la lettre et problématique de la philosophie. On sait le privilège décisif que Ricœur accorde à l’acte de lecture : comprendre un texte, c’est « se comprendre devant le texte », se laisser « métamorphoser par la poétique du discours » ajoute l’auteur. Le texte est tramé d’apories, ces instances de sens qui brusquement s’effondrent. En ces apories, en ces impossibles issues, l’herméneutique philosophique puise, à même la Bible, une nouvelle raison, à proprement parler, d’en désenchanter la signification. Au cœur de la poétique de la foi, il va de soi, l’aporie : je crois « malgré », « en dépit de ». C’est parce que cela n’est pas possible que cela est. Mais plus encore, selon Ricœur : « espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance ». Du point de vue de la pensée critique, l’attente, comme il en est de l’espérance, est appel, et témoignage, de l’autre, – Dieu, place vide : l’altérité, toujours constitutive de l’identité.

6 Peut-on dire de la métaphore élevée au rang de référentiel sans absolu, qu’elle définit un discours philosophique dégagé de tout ancrage biblique ? L’analyse conduite par Nanine Charbonnel constitue la critique la plus argumentée de cette thèse, et ouvre au centre de l’ouvrage un questionnement inédit. Ne remettant pas en cause l’identification thomiste « de l’ontologique au divin », la Métaphore ricœurienne « enrichit l’ontologique », le philosophe ne traitant jamais « les énoncés métaphoriques » en termes de « compréhension », mais d’« interprétation herméneutique ». Ce qui apparaît comme expressions-limites dans la Bible est tenu à tort pour métaphore, aussitôt « exhaussée vers du spéculatif, vers une redescription ontologique ». Lorsque Ricœur écrit que « l’extravagance [du texte biblique] déporte le sens littéral vers le sens métaphorique », et qu’ainsi la Métaphore, conclut N. Charbonnel, « atteindrait mieux l’être que ne le ferait le concept » – à coup sûr l’herméneutique ainsi mise en doute apparaît-elle tout entière sous la dépendance de la théologie chrétienne. Le « théologique » de Ricœur pourrait bien être alors « sa théorie du métaphorique ». Critique radicale.

7 Une autre lecture du langage parabolique est cependant possible. Elian Cuvillier analysant la symbolique du mal à partir de la parabole de l’ivraie et du bon grain, définit le paradigme « du processus de métaphoricité », comme « travail du sens ». D’une parabole, en effet, une autre toujours advient, en un déploiement en spirale qui fait de chacune de ces « prédications bizarres », la condition même de l’assignation du

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sens. « Raconter toujours plus pour comprendre mieux ». Ainsi de l’ivraie mêlée au bon grain, comme le mal au bien, et qui ne sera arrachée qu’au jour de la moisson, ce jugement dernier. « Image emmenée au-delà de l’image », conclut l’auteur, touchant ainsi « à l’invisible du sujet » – soi-même comme dieu, soi-même comme un autre, par- delà le bien et le mal. Par quoi « se construit la subjectivité », au-delà de toute prise spéculative, et de toute raison théologique. Des paraboles de « la perle unique » ou « du fils prodigue », Hans-Christoph Askani tire des conséquences analogues. Au cœur des rapports humains, et comme leur raison, « une réalité qui surpasse injustice et droit », et donc, une dé-mesure, « un mouvement à fonds perdu ». L’amour est alors abandon, pure présence à autrui, don sans retour. « Au-delà de toute argumentation et en-deçà de toute justification ». Voici l’irruption, dans la scène biblique et au centre de l’intersubjectivité, de la raison d’amour pur, dont la mystique se saisira pour dire qu’on ne peut en effet « jamais qu’aimer ». Le Texte, par les récits-paraboles qui l’habitent, dégage, selon Ricœur, « la dimension de quelque chose qui n’est pas encore produit, qui disloque celui qui comprend et ce qui est à comprendre », par la force du paradoxe qui le décline. L’amour est bien ici cet horizon de sens jamais atteint parce que toujours « espace ouvert » à la « poétique » plurielle d’un texte en absolu.

8 L’herméneutique se distingue de l’exégèse, en ce qu’elle refuse de s’enfermer dans l’identité, fût-elle instable, des termes et des verbes, mais part, au contraire, « de déplacements et d’inversions ». René Heyer, commentant la Genèse, pose ainsi que, d’emblée, si l’on peut dire, « ça commence mal » – que l’on ne peut identifier « l’événement qui actualiserait le mal », que l’homme faillible n’est pas l’homme déchu, et qu’il n’est pas « d’original livré directement », qui autoriserait de penser la distinction entre « grandeur » et « culpabilité », toujours mêlées en l’homme même. Le récit adamique, à bien y regarder, et en déployer ses lignes de fuite, invite à « multiplier les commencements », tout commencement se situant « à la jointure entre histoire primordiale et histoire datée ou datable ». Mais cela ne se peut que par la mise en récit et en « image » de ce saut qui permet de penser à la fois l’innocence de l’homme et le mal comme « un possible de la liberté ». Et qui dispose le mal, ce scandale, au principe de l’autonomie de l’homme. L’innocence serait alors dans l’après- coup du mal, et comme son « oubli ». Son « nettoyage ».

9 Ricœur met sans cesse en mouvement les textes bibliques, leur polyphonie, leurs apories, leur « extravagance », pour mieux en discerner la charge philosophique. On a vu qu’il n’était pas toujours aisé, cependant, de distinguer en son œuvre ce qui appartient à une herméneutique de la foi, et une philosophie sans absolu. Peut-être cela tient-il, paradoxalement, à la proposition d’une dialectique textuelle qui n’aurait pas été assumée jusqu’au bout. Gilbert Vincent note en effet, dans son intervention sur les relations entre herméneutique et pragmatique, que « l’oubli » de la référence à Bakhtine et F. Jacques, que le philosophe ne pouvait méconnaître, pourrait signifier une difficulté à penser le rapport entre ce qui ressortit de la philosophie et ce qui relève de l’herméneutique biblique. Autrement dit, le « dialogisme », constitutif de l’événement d’écriture et de l’acte de lecture, si l’on en libère toutes les incidences, pourrait rabattre l’un sur l’autre les deux discours, qui ne trouveraient plus alors raison de leur séparation. Il est cependant, semble-t-il, une différence capitale entre les deux compétences. Si Ricœur accepte la théorie des jeux de langage, il n’en discute pas moins la thèse princeps de Wittgenstein : « La capitulation devant le quotidien se camoufle sous la modestie apparente du travail de description [...]. La description a pour but de ramener le langage de son usage métaphysique à son usage dans la vie ordinaire ». S’il

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partage avec Bakhtine l’insistance sur la polyphonie des textes, il prône une « lecture délivrée de la tentation du littéralisme, rendue apte à entrer dans le royaume des Variations Fictionnelles ». Mais Ricœur Semble Aller Plus Au Vif Que Ne Va Bakhtine Dans L’acte De Lecture, Chez Ce Dernier Configuré En Une Histoire Culturelle, Lorsqu’il Se Met En Son Intimité Au Centre De Cet Acte. « La Traditionalité Comporte L’aveu D’une Dette Qui Est Fondamentalement Contractée A L’égard De L’autre ». La Tradition, Ce « Hasard Transformé En Destin », Est La Marque Exceptionnelle Qui Fait Advenir Le Lecteur Au Cœur Du Texte Par Son Expérience Propre, Et Parfois Indicible, Du Pâtir Et De L’agir. Cette « Dette » Est Porteuse, Note G. Vincent, D’un Potentiel Dialogique, Et L’engagement Actif Du Sujet Signe La « Portée Anthropologique Du Dialogisme ». Ainsi, « Oser Penser A Partir Du Langage Religieux », Se Tenir En Situation D’étonnement « Face A Ce Qui A Eté Une Possibilité Métadiscursive, Mais Qui Ne L’est Plus », Définirait L’extrême Aboutissement, Dans L’œuvre De Ricœur, De La Laïcisation Du Texte Biblique, Et De Sa Lecture.

10 Entre critique – philosophique – et conviction – assentiment fidéiste –, il est chez Ricœur un « entre-choc de voies » qui permet de construire d’insurmontables différences, sans que l’une porte ruine de l’autre. Si le langage religieux est pleinement dialogique, avéré par la pluralité des genres « poétiques » qui le composent, il s’ouvre aussitôt à un récit d’au-delà des mots et des paraboles, des cantiques et des Livres, toujours plus loin dans l’impossible diction de Dieu. L’herméneutique philosophique, étayée sur cette mise en récit toujours recommencée de l’indicible et de l’innommable, prend acte de cette « indétermination de la référence à Dieu » – Dieu, « le point de fuite des discours qui le visent ». Un texte, écrit Ricœur, « est révélé parce qu’il est révélant d’un monde ». Ici, en ce point de retournement du Verbe sur lui-même, qui fonde l’interprétation sur la puissance irradiante du Texte à n’être que cela, mais cela pleinement – palimpseste infini –, un nouveau monde est possible, qui appartient de droit à une herméneutique libérée de toute créance, une fois traversée la forêt des symboles.

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Claude Calame, Bruce Lincoln (Ed.), Comparer en histoire des religions antiques. Controverses et propositions Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Religions », 2012, 146 p.

Benoît Vermander

RÉFÉRENCE

Claude Calame, Bruce Lincoln (Ed.), Comparer en histoire des religions antiques. Controverses et propositions, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Religions », 2012, 146 p.

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1 Cet ouvrage, fondé sur une rencontre tenue en décembre 2010 dans le cadre de l’Atelier Chicago-Paris sur les religions anciennes, s’essaie à penser l’analyse comparative aujourd’hui sur le fond des tentatives qui ont marqué l’histoire des sciences religieuses. L’exercice comparatiste est tout à la fois périlleux et nécessaire. Les contributions du présent volume décrivent donc les pratiques des chercheurs qui s’y essaient, pratiques ainsi mises en confrontation.

2 Après une longue introduction largement consacrée à une relecture stimulante du début du Rameau d’or, la contribution de Maurizzio Bettini part de l’étude du dieu romain Vertumnus. Au-delà d’analogies superficielles, il montre la distance qui sépare cette figure de celle de Protée, le second opérant ses métamorphoses dans le monde naturel tandis que les transformations du premier visent en définitive à conforter l’ordre social. En interrogeant ainsi la différence qui sépare le monde des religions grecque et romaine, Bettini se situe dans un champ balisé, pratiquant un comparatisme tout à la fois réfléchi et (trop ?) prudent. De ce comparatisme réfléchi, la contribution suivante, celle de Claude Calame, fait la théorie, une théorie nourrie par les échecs des tentatives du passé proche, notamment d’une approche fondée uniquement sur la méthode structurale. Parmi les éléments de retour critique signalés par Calame, l’accent est porté sur la nécessité de bien distinguer la « logique discursive » de chacun des textes comparés, prenant en exemple les analogies non fondées que pourrait éveiller une comparaison trop rapide de passages des Travaux et des Jours et du Livre de Daniel.

3 Page DuBois plaide à l’inverse pour un comparatisme ouvert, voire ludique (p. 82), pratiquant occasionnellement l’anachronisme. Pareille pratique comparative « décomplexée » interroge les catégories rhétoriques traditionnelles propres à telle ou telle sous-discipline lorsqu’il s’agit par exemple de l’étude des hymnes liturgiques. Pour sa part, David Frankfurter développe aussi un plaidoyer procomparatiste, mais procède à partir d’une autre perspective, affirmant la nécessité d’étendre l’orbe des phénomènes étudiés lorsqu’on entend comprendre un phénomène tel que la christianisation d’une région donnée : ce qui apparaît d’abord pour l’analyste comme une « anomalie » ou une bizarrerie ne peut être expliqué qu’au travers de la référence à d’autres contextes. L’auteur ne craint pas de postuler l’universalité de certains phénomènes (possession, magie, violence à caractère religieux) ni de s’engager en conséquence dans le rapprochement de textes et données ethnographiques empruntés à des contextes très divers.

4 L’approche développée par Bruce Lincoln va presque à l’opposé. Il constate l’échec des « comparatismes forts », qu’ils soient fondés sur des types universels (Jung ou Lévi- Strauss parmi les exemples donnés), l’approche génétique (Max Müller ou Dumézil) ou

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le diffusionnisme (Burkert ou Bernal). Il développe sa préférence pour des comparatismes prudents et de portée limitée, dont il dit trouver des exemples chez Marc Bloch, Norbert Elias ou Marshall Sahlins. L’exemple textuel développé ensuite (fondé sur des passages croisés d’un mythe persan et de l’épopée anglo-saxonne Beowulf) entend illustrer cette approche – sans pour autant qu’il soit démontré que les conclusions appliquées à ces deux textes ne sauraient être étendues de proche en proche, ni que la méthode proposée soit la seule valide.

5 Les contributions de deux grands maîtres de la discipline, Marcel Detienne et John Scheid, donnent peut-être moins à penser, sans doute parce que les thèmes qu’ils abordent sont déjà étroitement identifiés à leurs travaux, et aussi parce qu’elles ne sont pas exemptes de visées polémiques – la première d’entre elles surtout. John Scheid ouvre pourtant une piste féconde en rapprochant le sacrifice de trois victimes (porcine, ovine et bovine) en monde indo-européen et le sacrifice Tailao (que la nature des victimes sacrifiées rapproche du modèle précédent) en monde chinois. Mais la comparaison et ses implications restent simplement esquissées.

6 L’intérêt de l’ouvrage réside essentiellement dans le partage des pratiques qu’il permet. Au-delà des différences d’approches, la franchise avec laquelle la plupart des contributeurs rendent compte de leurs questions et de leurs choix ne peut qu’encourager le lecteur à se demander comment, lui-même, il ose et cependant régule l’exercice comparatiste dans le champ d’études qui est le sien.

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Charlotte De Castelnau-L’Estoile, Marie-Lucie Copete, Aliocha Maldavsky, Inès G. Županov (Dir.), Missions d’évangélisation et circulation des savoirs. XVIe-XVIIIe siècle Madrid, Casa de Velázquez, 2011, 534 p.

Jean-Pascal Gay

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Charlotte De Castelnau-L’Estoile, Marie-Lucie Copete, Aliocha Maldavsky, Inès G. Županov (Dir.), Missions d’évangélisation et circulation des savoirs. XVIe-XVIIIe siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2011, 534 p.

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1 La force de l’introduction de ce volume signale l’importance du projet scientifique dont il est le fruit et la volonté de ses directrices de ne pas le définir simplement par son objet mais bien aussi par les déplacements historiographiques que son étude permet. L’histoire des « savoirs missionnaires » n’est pas simplement située à un point d’articulation entre histoire de l’expansion et de la globalisation du catholicisme, histoire intellectuelle et histoire des empires et sociétés coloniales, elle offre un lieu pour contester des attendus ou des conclusions de chacune de ces histoires. La position de médiation du missionnaire (entre des réalités culturelles hétérogènes, entre des lieux de savoir, et même entre des savoirs eux-mêmes) fait de ce dernier un objet particulièrement heuristique pour revisiter à nouveau frais l’historiographie de plusieurs savoirs, et notamment de savoirs proches des sciences sociales (et singulièrement des sciences sociales du religieux que l’introduction ne mentionne pas en tant que tels) à partir de questions posées par l’histoire des sciences sur un terrain encore largement occidental. De ce point de vue d’ailleurs, à la suite de travaux qui ont identifié une véritable culture scientifique dans le catholicisme moderne, c’est bien à une réhabilitation de la contribution d’acteurs religieux à l’histoire des savoirs que le volume entend procéder en remettant en cause d’une part l’évaluation négative des écrits missionnaires sur le monde extraeuropéen par la première ethnographie, et d’autre part l’ignorance de la contribution des missionnaires à la connaissance de ce monde dans de nombreux travaux d’imperial history. De ce point de vue d’ailleurs, le volume est une réussite indéniable et le programme est rempli.

2 L’introduction fait le choix de ne pas véritablement faire le tri entre les « savoirs missionnaires » définis ici par leur acteurs plus que par leurs formalités. Le catalogue dès lors inclut outre les savoirs définis comme tels à l’époque moderne, des « savoirs émergents » comme l’ethnographie, la psychologie ou l’orientalisme, le volume faisant le choix de privilégier les savoirs qui mènent aux sciences humaines ainsi que ceux qui permettent d’éclairer le caractère global de l’entreprise missionnaire catholique. Si les contributions ne semblent pas toutes avoir véritablement pris acte d’une problématique entendant placer le fait missionnaire dans une histoire des savoirs, de leurs circulations, des milieux intellectuels et des pratiques culturelles, elles privilégient clairement dès lors les savoirs produits par les missionnaires.

3 L’apport d’une telle approche par rapport à la problématique définie en introduction est particulièrement clair dans les contributions de plusieurs directrices du volume. Charlotte de Castelnau examine ainsi la démarche d’enquête qui est celle du capucin français Yves d’Évreux au contact des Indiens du Brésil et montre que le texte, déjà lu par les anthropologues, se comprend mieux une fois replacé dans son contexte missionnaire. Inès Županov signale la manière dont les différents enjeux (politiques, religieux, scientifiques) s’articulent et contribuent à donner plus d’importance encore à l’accès des missionnaires aux « sciences » des non-chrétiens. Quant à Marie-Lucie

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Copete, si elle étudie un texte missionnaire préoccupé par un contexte missionnaire européen, c’est d’abord et avant tout pour signaler un empirisme soucieux d’adaptation au contexte qui n’est pas fait seulement de réalisme mais a aussi des racines proprement intellectuelles.

4 De manière plus générale, l’ensemble des contributions ouvre des pistes méthodologiques pour une contextualisation efficace des savoirs missionnaires. L’attention à l’environnement social et familial des missionnaires et à leur capacité à mobiliser une culture italienne de l’Amérique éclaire la compréhension de l’aspiration missionnaire (A. Maldavsky). L’étude des ressources culturelles mobilisées ou mobilisables pour la mission, que ce soit des corpus (F. Palomo), des bibliothèques (A. Barreto Xavier offre d’ailleurs sur ce point une véritable démonstration de la possibilité de dépasser la disproportion des sources entre les jésuites et les autres ordres missionnaires), ou des traditions de pratiques oratoires (B. Majorana), permet de situer la missiologie dans l’ensemble des savoirs missionnaires.

5 Quant aux contributions plus soucieuses d’explorer la contribution missionnaire à une histoire de l’ethnologie et de l’anthropologie, tout en reprenant finalement des questionnements traditionnels autour du rapport des missionnaires aux langues indigènes (B. Melià), aux possibilités de métissages intellectuels (D. Dehouve) et aux phénomènes de porosité ainsi qu’aux incompréhensions de missionnaires devenant, à leur corps défendant, les véhicules de savoirs africains cachés dans leur écriture du monde qu’il décrivent (C. Madeira Santos), elles introduisent dans cette histoire des éléments d’instabilité qui fragilisent utilement la linéarité d’un récit de l’histoire des sciences sociales parfois téléologique.

6 Dans l’ensemble du volume, la contribution de C. Zeron tranche par la discussion qu’elle engage avec le concept même de « savoirs missionnaires » qui signale certainement une des difficultés auxquelles le projet s’est heurté. L’analyse se concentre sur deux textes produits dans la capitainerie de São Vicente au Brésil, lorsque la communauté locale conteste la nouvelle législation sur la liberté des Indiens. La parenté entre l’Apologia pro Paulistis de formalité essentiellement théologique et d’un manifeste envoyé au souverain en défense des paulistes signale la construction d’un consensus entre les jésuites et les habitants de la capitainerie, entre lesquels circulent une série d’arguments historiques, juridiques mais aussi théologiques. C. Zeron note en particulier que l’Apologia réinterprète des notions qui dominent la pensée européenne. Si cette comparaison permet de suivre un chemin proprement brésilien de l’autonomisation du politique face au religieux, elle oblige aussi à rappeler que les « savoirs missionnaires » s’articulent avec d’autres savoirs qui empêchent de les étudier de manière isolée, au point même qu’on ne peut discerner chez les jésuites brésiliens une spécialisation des savoirs missionnaires.

7 Il n’est pas indifférent que cette discussion ait lieu dans une des rares contributions qui affronte de front du matériau théologique et le rapport de la théologie avec les « savoirs missionnaires », question qui pose d’ailleurs la question de la théologie elle- même en contexte missionnaire et de la manière dont elle s’adapte ou non à ce contexte. Or cette question n’est pas simplement une question de communication entre des savoirs, ou même de travail des frontières disciplinaires par le contexte missionnaire. Elle porte avec elle une interrogation plus générale qui est celle de l’articulation entre les savoirs des missionnaires et les savoirs Missionnaires, Et D’une Approche Qui Ne Réduise Pas La Formation Disciplinaire Des Missionnaires A Un Amont

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Intellectuel Lui-Même Immuable, Quand Bien Même Elle Constituerait La Matrice Pour Les Savoirs Produits Dans La Confrontation Avec La Réalité De La Mission. Le Risque Est Ici Bien Sûr Que La Réhabilitation De La Contribution Missionnaire A L’histoire De Plusieurs Disciplines Ne Réinstaure Subrepticement Un Récit Téléologique De L’histoire De Ces Dernières. En Tout Etat De Cause, Ce Que Cette Contribution Signale Aussi, C’est La Nécessité D’une Histoire Des Théologies Missionnaires Et De Leur Articulation A D’autres Modes D’écritures De L’expérience De La Mission.

8 Plus généralement cette question de l’articulation entre la culture des missionnaires et les « savoirs missionnaires » semble d’ailleurs avoir constitué un arrière-fond pour les contributions d’A. Romano mais aussi de J.-P. Rubiès, lesquelles signalent aussi non seulement l’hétérogénéité des contextes européens et missionnaires de construction des savoirs, mais surtout comment l’histoire de ces savoirs est elle-même travaillée par cette hétérogénéité.

9 On retiendra enfin la proposition finale de P.-A. Fabre d’une « histoire spirituelle » des savoirs dans l’espace du monde moderne, qu’il ne conçoit pas simplement comme l’ajout d’une dimension supplémentaire à l’histoire des savoirs, mais bien comme un lieu possible de renouvellement historiographique. Le « furet spirituel » qui travaille entre les discours et les pratiques, c’est-à-dire toujours à la fois en dehors des disciplines mais aussi entre les disciplines, est capable de produire une déstabilisation de l’ordre des discours susceptibles d’offrir un point d’observation et même un vrai lieu pour repenser à la fois l’histoire des missions, l’épistémologie des sciences sociales et leurs rapports.

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Jean-Paul Chabrol, Jacques Mauduy, Atlas des camisards. 1521-1789 – Les huguenots, une résistance obstinée Nîmes, éd. Alcide, 2013, 240 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Jean-Paul Chabrol, Jacques Mauduy, Atlas des camisards. 1521-1789 – Les huguenots, une résistance obstinée, Nîmes, éd. Alcide, 2013, 240 p.

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1 « La nature est écrite en langage mathématique », affirmait Galilée. Se pourrait-il que l’histoire trouve le meilleur de sa traduction dans la langue de la géographie où elle se déploie ? C’est tout l’enjeu – le défi ? – de cet ouvrage somptueux et sans équivalent à ce jour dans les sciences sociales. À partir de la question centrale de l’insurrection camisarde en Languedoc, des années 1702-1715 en son expansion la plus large, s’évaser, par cercles excentriques croissants, jusqu’aux tout débuts de la Réforme, la grande dissidence matricielle. Et revenir ensuite à la guérilla des huguenots, spasme ultime d’insoumission, en son contexte historique propre, ses batailles, ses prédicants, ses prophètes. Une saisie à chaque fois précise, jusqu’à la minutie parfois, et si attentive à la singularité qu’elle dénote que telle carte, tel graphique, tel parcours chiffré, telle complexité de fléchages et d’itinéraires ravissent le regard et répondent immédiatement au devoir d’analyse et à l’impératif d’interprétation. Car il n’est pas d’un côté l’historien J.-P. Chabrol, et d’un autre côté J. Mauduy le géographe, qui accorderaient leurs compétences pour un ouvrage duel. Non. Mais une exacte unité, qui fait de tout texte un élément aussitôt lisible dans la carte qui l’authentifie, et de toute carte, le tracé en effet d’un texte qui le signe. Dans sa Préface, Philippe Joutard ne manque pas de rappeler la maxime de Napoléon : « un bon croquis vaut mieux qu’un long discours ». Que dire alors de cet ouvrage, où le lecteur dispose en un seul moment et du texte essentiel et de sa signature au sol. Double profit.

2 Du premier temps de la Réforme aux guerres de religion, de la paix d’Alès au soulèvement huguenot du XVIIIe siècle, et à la pérennisation du protestantisme au cœur de la nation, l’ouvrage écrit la longue durée des résistances et des échecs, des résiliences et des drames. Une vaste géographie de la circulation, en France, des thèses de la Réformation, permet de suivre la dissémination du protestantisme, et ses régions d’excellence, cet arc – ce « croissant réformé » – qui lie Saintonge-Guyenne-Languedoc- Dauphiné. Et, en Languedoc, déjà, le bourgeonnement des communautés protestantes dans le sillage des activités textiles (organsins), nécessitant relations économiques et favorisant la circulation des idées. Exemple éclairant de la spécificité de cet espace socioculturel de grande compacité, qui peut expliquer en partie la singularité exceptionnelle de l’insurrection camisarde. Au dernier tiers du XVIe siècle, les premières guerres de Religion puis, au début du XVIIe, les grandes guerres de Rohan sont cartographiées en tous leurs états. Non seulement, il va de soi, leur contexte national et international ou les mouvements des troupes au combat, mais, privilégiant l’aire du « croissant », la présentation précise des opérations en Languedoc oriental, des troupes levées en Cévennes, de la participation des capucins à la reconquête catholique en mêmes lieux, etc. Changements de focale, qui mettent en lumière rasante des événements ou des faits, dont l’assignation géographique – de la ville majeure (Nîmes, Montpellier) à telle bourgade plus humble (Barre, Pont de Montvert) – induit un « effet de réalité » qu’un récit n’eût sans doute pas obtenu en telle immédiateté. Et cela vaut,

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bien sûr, pour l’ensemble de cet Atlas, cette capacité à engendrer des nouvelles représentations de l’Histoire.

3 Demeurons désormais, pour l’essentiel, en ce Grand Languedoc d’ardente présence réformée. Son bastion – Castrais, Vivarais, Cévennes. Avant la Révocation de l’édit de Nantes, les gens de Réforme y constituent une majorité, tenace, on dira plus tard « obstinée », dont les îlots de densité maximale seront les lieux privilégiés qui fourniront fidèles en assemblées, puis en armes. Les cartes déclinent avec rigueur ces zones de plus forte intensité huguenote, parfois d’absolue saturation. Il suffirait de les comparer à celles qui concernent les événements à venir, pour attester la permanence de foyers d’insoumissions de toutes formes au cœur de ces terres de commun destin. La Révocation blesse une nouvelle fois un territoire déjà violenté par les conversions forcées au temps des dragonnades (années 1681-1686). L’année funeste : 1685. En Languedoc, bien sûr, mais en Aunis et Saintonge aussi, massivement. La carte note le mouvement migratoire qui s’ensuit. De la façade atlantique vers l’Angleterre et les Provinces-Unies ; de la façade méditerranéenne, vers la Suisse et les États Allemands. L’affrontement qui va se déclencher, guérilla d’artisans et de paysans, intervient dans le contexte de conflits européens majeurs, dont la guerre de succession d’Espagne (1701-1713) est l’exacte contemporaine. Bien entendu, l’insurrection des camisards n’a quelque lien que ce soit avec cette guerre. Il demeure que les pays du Refuge sont désormais les pays ennemis du Royaume, et de son hégémonie en Europe. L’Angleterre, au premier chef et sa « Glorieuse Révolution » orangiste. Qui fut applaudie par les protestants européens, dont les huguenots languedociens, qui assistaient dans le même temps à la destruction de leurs temples, ou leur attribution aux catholiques. Tout ceci, comme une traînée de poudre, écrit sur carte. Comme sont identifiées, sur cartes, les assemblées clandestines dénoncées, et selon un procédé éprouvé d’affinement de focale : en Languedoc, puis par régions, et, comme pour en venir au point de plus fort magnétisme, en Cévennes. Au centre de cette foison de lieux de cultes pourchassés et de cérémonies interdites, une zone particulièrement féconde en prédicants – la Salendrinque, entre basses-Cévennes et début des plaines gardoises. Parmi ces prédicants, qui se substituèrent aux pasteurs exilés ou enfuis, quelques figures majeures : François Vivens, Claude Brousson, Jean Roman. Leur circuit personnel, en terres cévenoles puis au Refuge, l’aire de leurs prédications, jusqu’au seuil de la révolte en armes. Et déjà – outre les « migrations forcées et les déplacements contraints » qui retiennent sur la longue période (1548-1719 pour Genève) l’attention des auteurs, et l’hémorragie de compétences qui s’ensuit en toutes régions du Royaume – cet autre exil, intérieur : la galère. Sur cartes, des chiffres précis qui disent le très haut prix payé par les fidèles du Midi. Il est, bien sûr, une corrélation globale entre la fréquence des assemblées « au désert », et le nombre de fidèles condamnés aux galères. Mais J.- P. Chabrol et J. Mauduy, ici comme en maints autres endroits, ne s’en tiennent pas à ce constat général. Ils affinent les résultats jusqu’à parvenir à une écriture la plus détaillée des hommes, des événements qu’ils traversent et de la géographie qu’ils habitent. Toute carte, dès lors, en la singularité qu’elle définit, a valeur d’universalité.

4 Dès les premières assemblées, voici, en Dauphiné et Vivarais, l’apparition de ce mouvement spécifique au calvinisme languedocien : le prophétisme. De 1688 au début de l’insurrection camisarde, de ces zones pionnières à la Lozère et au bas Languedoc, le lecteur suit à la carte l’expansion irrésistible de l’inspiration, toutes régions alors en prophéties et transes s’y adonnant. Quand viendra, très vite, début 1702, « le temps des camisards », les prophètes, femmes et hommes, en conduiront « de bout en bout » les

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actions majeures. « Entre causses et garrigues », les Cévennes sont le foyer initial de la révolte. L’élimination de l’abbé du Chaila, au Pont de Montvert, en réponse à son activisme répressif, ouvre ce que les auteurs nomment « la semaine sanglante », cette ronde autour de la montagne du Bougès que l’Atlas suit pas à pas, au jour le jour, du 24 au 28 juillet 1702, d’une église dévastée à un prêtre assassiné, du massacre d’une famille noble « apostate » à l’arrestation des insurgés au Plan de Fontmort. « Circulade » en effet de terreur partagée : les conducteurs de bande seront à leur tour mis à mort. Tel événement fondateur requiert la mobilisation d’une information de grande précision – réseaux de causes et d’effets, tenants et aboutissants. Ainsi des « prémices » de cette semaine décisive : les vagues de prophètes dès l’automne 1701, confirmées en janvier 1702, multipliées jusqu’à l’été, que les auteurs saisissent en autant de radiographies affinées jusqu’au détail des lieux et des hommes, des hameaux et des faits de la guérilla qui s’en vient. Cette guerre compta, « sous les armes », près d’un tiers de la population réformée, et s’organisa en zones d’action distinctes au contact des principales garnisons royales, et sous la conduite de chefs entrés désormais en la mémoire de cette histoire singulière : Cavalier, Rolland, Claris, Ravanel, etc. L’ouvrage clairement met au jour ces territoires de batailles ou d’escarmouches. Combat de Champdomergue, septembre 1702, le parcours des Royaux, l’itinéraire des camisards, la séquence de l’affrontement, la résistance des insurgés, leur décrochage. Combat du Mas de Cauvi, décembre 1702, combat du val de Bane, janvier 1703, de la Tour de Billot, avril 1703, etc. : cartographies de mêmes « définitions » maximales. Et le terme dit bien cela : l’information la plus précise condensée en un graphe le plus net.

5 Ainsi en va-t-il du grand brûlement des Cévennes, cette « Saint-Barthélémy des maisons » selon la formule de Michelet, et des édifices et des paroisses catholiques ravagés, des bourgades prises et occupées par les révoltés (Sauve, 1702, Génolhac 1703). L’histoire se fait au bonheur des cartes, en une explosion de détails (troupes, mouvements, combats, fuites, tueries), qui rendent à l’événement la plénitude de sa signification, plus que ne l’aurait permise une écriture académique. Et il est des destins individuels qui prennent en cette économie du regard un relief singulier. Jean Cavalier, chef de guerre inspiré – ses combats en Vivarais, hautes et basses-Cévennes, son parcours en Vaunage, ses échecs, sa capitulation, son exil. Pierre Rolland, prédicateur inspiré, chef d’une troupe dont les auteurs suivent par monts et merveilles les déplacements, escarmouches, embuscades, combat global, de 1702 à sa mort en 1704. Élie Marion, inspiré venu des hautes terres cévenoles, qui laissera trace profonde en l’Europe de son exil. Jacques Bonbonnoux, son « monde camisard » fait d’errances, de complot, de ruses, d’évasion, rédigeant vingt ans plus tard ses Mémoires, « témoignage exceptionnel sur un quart de siècle d’itinérance ». Abraham Mazel, combattant inspiré, engagé de la première heure, camisard de la dernière, de Quissac à Florac se faufilant entre les garnisons royales, tué en 1710. Pour chacun de ces acteurs, chaque temps en l’espace inscrit, chaque moment d’une histoire personnelle recomposé en sa complexité et sa scénographie propre, sa dramaturgie.

6 Chemins d’exil pour Cavalier (Suisse, Savoie, Hollande, Royaume-Uni), pérégrinations prophétiques en Europe continentale pour Marion et ses compagnons réfugiés à Londres – Pays-Bas, États Allemands, Prusse, Saxe, Autriche, Empire Ottoman, Livourne, où Marion meurt en 1713. Demeure l’inspiration. Dans le Royaume, elle tend à s’énoncer (se dégrader ?) en langue de sectes (« Multipliants » de Montpellier, « Gonfleurs » de la Vaunage), quand elle prospère aux États-Unis, sous l’autorité des communautés Shakers. En France, il faudra attendre le dernier tiers du XVIIIe siècle

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(l’édit de Tolérance de 1787) pour que cesse « la longue persécution des huguenots » ; pour que les assemblées « au désert » ne soient plus inquiétées, et que soient libérées les dernières prisonnières de la Tour de Constance – pendant que difficilement se rétablissent les institutions réformées. En une centaine de notices et 330 cartes, L’Atlas Des Camisards Accomplit Cette Performance De Proposer Une Lecture Profondément Renouvelée De L’événement Camisard En Le Logeant Au Cœur De La Dissidence Réformée Comme L’un De Ses Moments De Plus Grande Rupture, Et En Rapatriant Toutes Les Données De L’analyse Historique Et Du Récit Qui En Est Fait, Sur Leur Espace Propre, Cette Géographie Première, La Seule Capable D’autoriser Une Compréhension A La Fois Synoptique Et Synthétique Des Temps Et Des Acteurs Sociaux De La Crise.

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Valérie Chaix, Les églises romanes de Normandie Paris, Éditions Picard, 2011, 359 p.

Bernard Chédozeau

RÉFÉRENCE

Valérie Chaix, Les églises romanes de Normandie, Paris, Éditions Picard, 2011, 359 p.

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1 Ce magnifique ouvrage de Valérie Chaix, docteur en Histoire de l’art, présente les églises romanes (« C’est l’archéologue normand C. de Gerville (1769-1853) qui propose en 1818 de reprendre le terme de roman pour caractériser le style régnant aux XIe et XIIe siècles, terme jusque-là utilisé pour désigner l’état intermédiaire de notre langue entre le bas latin et le français déjà bien caractérisé du XIIIe siècle », p. 9-10) de Normandie (voir la carte du duché de Normandie au XIe siècle, p. 14). Sont ainsi étudiées successivement « les extrémités occidentales », « les nefs », « les extrémités orientales », conformément à l’orientation des églises. Après l’étude des « formes architecturales » des monuments, l’ouvrage en analyse les « fonctions » de façon détaillée en se fondant sur les exemples normands étudiés. Un quatrième ensemble offre des monographies de quinze grandes églises romanes normandes, cathédrales, abbatiales, collégiales.

2 Sans être nouvelle, la perspective de l’ouvrage doit être signalée. Ce n’est pas seulement l’histoire des formes de cette époque, mais aussi l’étude des fonctions : l’architecture liturgique. « Qui venait à l’église ? À quelle occasion ? Où se plaçait chaque groupe social ? Que s’y passait-il ? Pourquoi bâtir une église selon un plan plutôt qu’un autre ? Quel rôle temporel était joué par l’église ? Comment les puissants affirmaient-ils leur pouvoir par son intermédiaire ? » L’auteur a de façon permanente l’espoir de reconnaître entre architecture et fonctions un lien qui, en fait, se révèle fuyant – ne serait-ce que parce qu’elle se réfère à un état roman antérieur aux restructurations gothiques, qui ont tout bouleversé.

3 Concernant les extrémités occidentales – entrée dans l’église –, Valérie Chaix note que pour la forme « il existe un type normand » – souvent deux tours encadrant un porche, avec une tribune ouverte sur la nef – et elle explique le nombre important de ces massifs occidentaux ; elle ne peut rendre compte du souci des architectes de libérer au XIe siècle « le volume intérieur des tours », avec l’installation d’ouvertures et de salles (qui furent peut-être des chapelles), avec un rôle nouveau d’entrée dans la nef, probablement aussi une fonction cultuelle nouvelle. Les tribunes (pour les chantres et/ ou les dignitaires, avec parfois un rôle funéraire ; et peut-être un rôle pour la messe destinée aux laïcs) ouvertes sur la nef sont conservées.

4 Rarement étudiées, les nefs sont ici fort bien présentées dans leurs diverses formes (travées, tribunes latérales – au rôle parfois seulement architectonique –, passages, escaliers, chœur qui peut occuper une partie de la nef) et leurs fonctions (entrée des fidèles, circulation des pèlerins, limites de l’accès des laïcs ; fonctions liturgiques comme les processions, les offices pour les laïcs, les drames liturgiques). Mais les éléments restent parfois incertains et il arrive même qu’on ne connaisse pas ces fonctions. De nombreuses incertitudes demeurent.

5 Enfin l’auteur présente Les Extrémités Orientales, Les Chœurs Et Leurs Divers Types, Déambulatoire Ou Echelonnés – Les Chœurs Anglais Et Leurs Chevets Rectangulaires Sont Mieux Connus –, Les Transepts (Avec La Possibilité De Faire Le Tour Complet De

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L’édifice), Les Déambulatoires, Les Cryptes Peu Nombreuses Et Les Incertitudes Sur Leurs Accès, Les Tours, Les Moyens D’accès, Décor Et Eclairage Avec Le Rôle Reconnu A La Lumière (P. 178), Le Voûtement, Le Dédoublement Des Niveaux. À Chaque Fois, Une Intéressante Comparaison Est Menée Entre Les Transepts Normands Et Ceux De l’Europe Occidentale, France, « Germanie », Italie, Espagne, Angleterre. Sur Le Plan Fonctionnel, Les Extrémités Orientales Sont Un Espace De Prestige Pour Les Dignitaires, Pour La Place Des Reliques Et Des Corps Saints, Pour Les Sépultures, Et Surtout Pour Le Chœur Des Religieux Ou Des Chanoines, Son Emplacement Et Le Jubé Qui Le Clôt, Pour La Place Des Chantres, Pour Les Divers Autels Et Leur Rôle, Pour Les Processions, Pour Les Diverses Célébrations (Notamment Pour Les Laïcs). V. Chaix Conclut En Soulignant En Particulier L’allongement Des Chœurs, Le Surhaussement Du Sanctuaire. Mais Là Encore, Il Subsiste Bien Des Incertitudes.

6 Les quinze monographies, excellentes (dont celle de l’abbatiale de Bernay, l’église la plus ancienne, avec ses particularités ; voir aussi la Trinité de Fécamp et le Mont-Saint- Michel) présentent les caractéristiques de ces églises trop souvent en ruines et permettent d’avancer quelques hypothèses.

7 Ainsi pour l’ensemble du livre, l’auteur constate d’abord la pertinence des limites régionales de l’étude, ce qui fonde l’affirmation de spécificités normandes et peut souligner l’originalité de la Normandie par rapport à d’autres régions européennes, notamment l’Angleterre, et préciser les influences qui se sont exercées. Mais si l’on se rappelle que « la perspective est celle de l’approche fonctionnelle des édifices », l’approche formelle, qui ne peut guère s’appuyer par exemple sur le rôle des groupes (clercs réguliers/ séculiers, hommes/femmes), peut certes aider à la détermination des fonctions ; mais si l’on s’en tient à la période considérée sans s’autoriser le recours à des périodes plus récentes, il faut reconnaître qu’il n’y a, à l’époque romane, pas de relation stricte entre une forme et une fonction, et bien des points restent inexpliqués.

8 Il s’agit ainsi d’un splendide ouvrage de fond, savant et peu descriptif, sur l’architecture liturgique des églises romanes de Normandie présentant une illustration abondante, de belles photos, des plans nombreux

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Jaime Contreras, Rosa María Martinez De Codes (Eds.), Trends of Secularism in Pluralistic World Madrid, Iberoamericana/Vervuert, 2013, 319 p.

Jean-Louis Ormières

RÉFÉRENCE

Jaime Contreras, Rosa María Martinez De Codes (Eds.), Trends of Secularism in Pluralistic World, Madrid, Iberoamericana/Vervuert, 2013, 319 p.

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1 Publié sous la direction de Jaime Contreras et Rosa María Martinez de Codes, cet ouvrage collectif, dont les contributions sont regroupées en deux grandes parties, porte sur les tendances du sécularisme dans un monde devenu globalisé. Tendues et conflictuelles depuis plusieurs siècles, les relations entre ce que l’on désigne par « sécularisme » et religion revêtent actuellement, selon les éditeurs de l’ouvrage, de nouveaux aspects qui aboutissent à des scénarios plus étendus et plus diversifiés. La société de marché sécularisée a altéré l’institution traditionnelle du phénomène religieux. Un nouveau paradigme est en train de naître à l’aube de cet âge d’une société globalisée : une de ses premières exigences serait de permettre aux seuls individus de choisir eux-mêmes le meilleur moyen d’expérimenter leur religion et de faire du même coup l’expérience de sa sécularité. C’est ce changement de paradigme que les différents collaborateurs analysent.

2 Les contributions de la première partie s’attachent plus particulièrement à décrire et comprendre les relations entre la religion et les principes sécularistes.

3 Contrairement à ce que craignent certains, David Little considère qu’un sécularisme compris comme une doctrine soucieuse de favoriser un bien-être humain, mais qui accepterait d’apporter un soutien aux croyances et des pratiques religieuses ne représenterait aucun danger pour la liberté religieuse.

4 Mais comme T. Jeremy Gunn le souligne, il est avant tout nécessaire de s’entendre sur le sens des termes. En définitive, plutôt que de mesurer le niveau de sécularisme ou le degré de sécularisation, ce qui n’est pas chose aisée, il juge préférable d’entrevoir religion et sécularisme comme deux concepts en constante interaction plutôt que comme deux termes antagonistes engagés dans un combat où s’affrontent partisans de la religion et partisans du sécularisme. S’apparentant à une idéologie, le sécularisme n’est nullement neutre selon Rex Tauati Ahadar. Moins catégorique, Nicholas P. Miller pense qu’un pays tel que les États-Unis, dans lequel un sécularisme d’état s’avère juste et équilibré, peut conduire, ou tout du moins ne pas nuire, à une religiosité plus grande et plus solide.

5 La deuxième partie traite des tendances sécularistes dans un contexte culturel particulier (monde arabe, islamique ou latino-américain) ou au sein d’une nation (France).

6 Analysant l’évolution du sécularisme en terre d’Islam, Jaime Contreras souligne combien l’esprit critique des temps anciens est aujourd’hui entré dans une phase de déclin tout en conservant l’espoir que la transition démographique dans laquelle les pays arabes se sont engagés amène au pouvoir une génération désireuse de permettre à

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tout un chacun de parler de Dieu comme il l’entend. Au vu de ce qui se passe dans les pays du « printemps » arabe, il semble néanmoins que le chemin soit encore long. Comme le fait observer Zoila Combalia, le respect de la sharia rend en effet difficile voire impossible la reconnaissance des droits de l’homme, et que dire des droits de la femme. Seul un aggiornamento de l’islam, que réclament en vain plusieurs intellectuels musulmans, permettra aux pays où cette religion est dominante d’entrer dans la voie d’une réelle et profonde modernisation. Dans sa contribution sur la France, Blandine Chelini-Pont met en garde la France sur son attitude à l’encontre des musulmans dans son propre pays. En durcissant la législation sur la burka, conclut-elle, le gouvernement s’est éloigné d’un sécularisme « neutre », vieux d’un siècle, et s’est engagé dans une direction « réactionnaire ». Mais on le sait, cette question fait débat, et celui-ci ne semble pas près de s’éteindre.

7 En Amérique latine, constate Jean-Pierre Bastian, le développement du pentecôtisme, ce protestantisme émotionnel structuré autour de trois types de manifestations exaltées (glossolalie, pratiques thaumaturgiques et exorcisme) atteste qu’une forte religiosité n’est pas incompatible avec la sécularisation (mais le niveau de sécularisation de ce continent est-il comparable à celui que connaissent les sociétés européennes ?). Reprenant l’approche d’Olivier Roy dans ses derniers travaux sur le monde musulman (La Sainte Ignorance. Le Temps De La Religion Sans Culture, Paris, Le Seuil, 2008), Il Fait Valoir Que Le Pentecôtisme A Progressé Au Sein De Couches Sociales Ou De Groupes Ethniques Ayant Récemment Quitté Les Campagnes Pour La Ville Et Donc En Rupture Avec Leur Environnement Culturel. La Question Demeure De Savoir S’il S’agit D’une Adhésion Momentanée Dont Le Terme Serait Une Insertion Dans Le Monde De Vie Urbain Ou Si Cette « Pure Religion » Selon Les Propres Termes d’Olivier Roy Parviendra Elle-Même A S’adapter A Un Univers Urbanisé Considéré Comme Plus Sécularisé Que L’espace Rural.

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Jean-François Cottier, Daniel-Odon Hurel, Benoît-Michel Tock (Ed.), Les personnes d’autorité en milieu régulier. Des origines de la vie régulière au XVIIIe siècle Actes du septième colloque international du CERCOR, Strasbourg, 18-20 juin 2009, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « Congrégations, ordres religieux et sociétés », 2012, 616 p.

Bertrand Marceau

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Jean-François Cottier, Daniel-Odon Hurel, Benoît-Michel Tock (Ed.), Les personnes d’autorité en milieu régulier. Des origines de la vie régulière au XVIIIe siècle, Actes du septième colloque international du CERCOR, Strasbourg, 18-20 juin 2009, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « Congrégations, ordres religieux et sociétés », 2012, 616 p.

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1 Alors qu’en octobre 2012 le Centre européen de recherche sur les congrégations et les ordres religieux (CERCOR) fêtait à Saint-Étienne les trente ans de sa fondation, est paru le solide volume sur Les personnes d’autorité en milieu régulier, rassemblant les actes du colloque précédent tenu par le même Centre à Strasbourg en juin 2009. Après un propos liminaire rabelaisien sur la remise en cause au XVIe siècle des deux fondements de l’autorité régulière dans le monachisme occidental (la règle et l’abbé), les directeurs de la publication fixent le but du volume : « étudier la personne d’autorité plus que simplement le concept ou le phénomène de l’autorité » (p. 6). Si les sources normatives sont bien abordées tout au long du livre, c’est en effet leur dimension performative qui est au cœur de la problématique. Bien que les congrégations et sociétés variées nées à l’époque moderne soient écartées, les dimensions de l’étude sont larges, aussi bien par l’ampleur du sujet, par la longueur de la chronologie que par l’insertion des traditions d’Orient et d’Occident. Divisé en quatre parties (les fondements de l’autorité ; l’exercice de l’autorité ; les personnes d’autorités et pouvoirs extérieurs ; les enjeux de pouvoir), cet ouvrage se signale en conséquence par sa richesse foisonnante. Il vient en outre couronner une série de travaux divers portant sur la production documentaire des supérieurs qui contrôlent et protègent les établissements religieux au Moyen Âge (O. Guyotjeannin, « Les rapports avec les instances supérieures », in A. Vauchez et C. Caby (éd.), L’histoire des moines, chanoines et religieux au Moyen Âge. Guide de recherches et documents, Turnhout, 2003, p. 179-228.), sur les conditions d’exercice de l’autorité législative, règlementaire et spirituelle chez les Dames de la Charité à l’époque moderne (M. Brejon de Lavergnée, Histoire des Filles de la Charité (XVIIe-XVIIIe siècle). La rue pour cloître, Paris, 2011, 690 p. Cf. ASSR, 160), ou sur les questions de genre et de sexe dans l’autorité ecclésiastique à la même période (M. Bernos, « Résistances féminines à l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne (XVIIe-XVIIIe siècles) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 15, 2002, p. 103-110). De manière générale, et bien après les premiers travaux de synthèse sur l’autorité intérieure et extérieure des supérieurs réguliers en Orient et en Occident, autorité que seule la mort vient interrompre (P. Salmon, L’abbé dans la tradition monastique. Contribution à l’histoire du caractère perpétuel des supérieurs religieux en Occident, Paris, 1962, IX-168 p. ; G. Constable, « The Authority of Superiors in the Religious Communities », in G. Makdisi, D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine, La notion d’autorité au Moyen Âge. Islam, Byzance, Occident. Colloques internationaux de La Napoule (23-26 octobre 1978), Paris, 1982, p. 189-210), le concept comprend à la fois le droit de commandement et le pouvoir de se faire obéir, d’autant plus que l’autorité est religieuse (C. Décobert et G. Lobrichon,

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« Autorité religieuse », in R. Azria et D. Hervieu-Léger (éd.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, 2010, p. 68-75).

2 Sans résumer ni relativiser la profusion des communications, on soulignera simplement quelques-uns des apports notables du volume au problème de l’autorité en milieu régulier. D’abord, ce livre en reprend à nouveau frais les soubassements théoriques, et souligne non seulement les traits de continuité comme l’obéissance au fondement de toute vertu selon saint Augustin, mais aussi les sens plus discrets peut-être quoiqu’aussi importants, comme celui de Bernard de Clairvaux, pour lequel l’autorité du supérieur ne se résume pas à la puissance mais s’astreint à rechercher l’acceptation de ceux qui sont gouvernés (Gert Melville, « Les fondements spirituels et juridiques de l’autorité dans la vita religiosa médiévale : approche comparative », p. 13-25). Prise dans la question du salut individuel et dans celle de la cohésion de la communauté, l’autorité sert d’intermédiaire au religieux, à l’intersection de la transcendance de Dieu et de l’immanence du milieu régulier. Des figures exemplaires viennent illustrer pour la période médiévale cette médiation, à la fois spirituelle et politique, à l’instar d’Anselme de Cantorbéry, dont la vie forme le modèle narratologique de la carrière monastique idéale (Jean-François Cottier, « Autorité et figures d’autorité autour de la Vita Anselmi d’Eadmer de Cantorbéry », p. 47-60). Mais cet effort réflexif n’épuise pas le pluralisme normatif médiéval, notamment le modèle d’autorité théologique postulé par Gerson, dans une optique à la fois pastorale et réformatrice (Isabel Iribarren, « Les grandes eaux de la doctrine au XVe siècle : Jean Gerson, les célestins et les franciscains spirituels », p. 315-331). La chair visible incarnant aux yeux des contemporains cette autorité n’est pas oubliée, soit qu’elle trouve sa matérialité dans la promulgation des actes ou dans le sceau personnel, malgré un certain partage avec le convent anonyme, comme le montre l’étude diplomatique des actes (Benoît-Michel Tock, « La personne d’autorité dans les chartes du Nord de la France au XIIe siècle », p. 131-140), soit qu’elle emprunte le pouvoir des images par le moyen des gravures, suivant le cas des estampes conservées à la Bibliothèque nationale de France pour le ministère long et mouvementé du père Petit dans l’Europe baroque et sur le modèle des canons flamands (Jean-Luc Liez, « Le portrait comme affirmation d’autorité : l’exemple du père Louis Petit (1580-1612/1652), ministre général de l’ordre des Trinitaires », p. 201-208). Pour l’historien du religieux, un moyen d’appréhender et d’ordonner la richesse de ces problématiques réside dans l’étude soigneuse des régimes juridiques de l’autorité en milieu régulier.

3 Des études de cas peuvent alors préciser les changements des régimes juridiques, soit la rationalisation de l’autorité, qui devient hiérarchisée et souvent limitée dans l’ordo fratrum Predicatorum, où l’autorité s’éloigne du modèle monastique (Florent Cygler, « Personnes d’autorité et autorité dans l’ordre des frères prêcheurs au Moyen Âge », p. 61-78), soit l’extension des prérogatives du statut abbatial aux abbesses cisterciennes, qui exercent une véritable auctoritas dans leur communauté (Alexis Grélois, « L’abbesse cistercienne entre l’ordre et l’ordinaire (France, fin XIIe-milieu du XIVe siècle) », p. 117-130), soit encore la transformation du pouvoir monarchique de l’higoumène en pouvoir aristocratique avec les moines notables dans les établissements religieux athonites dans le cadre du recul du cénobitisme strict (Christophe Giros, « Les mutations de l’autorité dans les monastères du Mont-Athos aux XIVe-XVe siècles », p. 155-163). Pour le seul Moyen Âge, la diversité des situations étudiées peut s’illustrer dans le milieu régulier de l’Italie méridionale, qui juxtapose et fait s’interpénétrer les

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traditions monastiques orientales (notamment byzantines : érémitisme, cénobitisme et laures) et occidentales. De ce laboratoire privilégié pour l’histoire comparative se dégage la concomitance chronologique de l’imposition de la règle au XIe siècle, comme fruit séculaire de l’exercice de l’autorité, et l’importance des pouvoirs extérieurs, particulièrement le patronage politique comtal ou royal comparable au droit de l’empereur dans les monastères byzantins (Annick Peters-Custot, « Le monachisme italo-grec, entre Byzance et l’Occident (VIIIe-XIIIe siècles) : autorité de l’higoumène, autorité du charisme, autorité de la règle », p. 251-266).

4 Par suite se pose la question majeure des rapports entre autorités internes et externes au milieu régulier. Si les institutions propres au contrôle externe sont anciennes, comme le cardinal protecteur institué dès 1223 chez les mineurs (Cristina Andenna, « Le cardinal protecteur dans les ordres mendiants : une personne d’autorité ? », p. 289-313), on ne doit pas inférer de la permanence institutionnelle une autorité inchangée. La protection des ordres, office qui s’étend dans la seconde moitié du XIIIe siècle aux religieux trinitaires, carmes ou cisterciens, connaît ainsi des évolutions marquées, depuis la protection originelle et la garantie de l’orthodoxie jusqu’à la restriction de ses pouvoirs au profit du système de contrôle interne. Du grand nombre d’autorités extérieures appelées à exercer leurs pouvoirs, on ne peut déduire non plus un sens univoque entre autorités externes et internes. En effet, un moment de crise aussi important que le Grand Schisme d’Occident (1378-1417) met en lumière le rôle particulier des abbés bénédictins afin de résoudre le déficit d’autorité qui s’est manifesté au plus haut degré de l’institution ecclésiale, quand il est question notamment de la soustraction d’obédience au pape (Hélène Millet, « Des abbés ou des maîtres ? Les fondements de l’autorité des abbés appelés à résoudre le Grand Schisme d’Occident », p. 333-348). Bien que les abbés forment un groupe voire un agrégat hétérogène, et bien que leur qualité de maître et de moine soit double grâce au grade universitaire, les abbés offrent le témoignage d’une conception stricte de l’éthique chrétienne, associant l’humilité à la conscience fine de l’obéissance qu’ils imposent et qu’ils doivent rendre tout ensemble. Devant l’ampleur du schisme et le caractère pressant de sa résolution, ils peuvent encore se résoudre à l’objection de conscience. Née dans les milieux réguliers, la casuistique prend un tour nouveau après le concile de Trente, comme signe et comme conséquence de la confessionnalisation (Jean-Pascal Gay, « Le casuiste dans la communauté : l’expertise comme mode nouveau de gestion de l’autorité communautaire à l’époque moderne », p. 349-368). Lors des conférences de cas et dans un genre dominé par les théologiens de la Compagnie de Jésus, les communautés régulières produisent et sont destinatrices des nouvelles formes de discours et de doctrines moraux du catholicisme moderne, afin notamment de préparer les confesseurs et dans une forme de continuité avec les pratiques médiévales. La période moderne est ainsi le temps des redéfinitions plurielles, voire plastiques, qui affectent les ordres anciens comme les clunisiens à la recherche d’un nouvel équilibre institutionnel entre abbé, chapitre général et prieur (Daniel-Odon Hurel, « La question de l’autorité et des personnes d’autorité dans le monachisme bénédictin à l’époque moderne », p. 79-90 ; Grégory Goudot, « Tradition locale et système clunisien. Hiérarchie et autorité dans les abbayes d’obédience de l’ordre de Cluny à l’époque moderne », p. 379-393).

5 Les bouleversements post-tridentins imposent aux milieux réguliers de résoudre des tensions nouvelles. Dans l’ordre dominicain, la contestation de la réforme de

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l’observance s’appuie dans le royaume de France sur le renouvellement des traditions gallicanes et met en jeu l’autorité du supérieur religieux étranger (Ninon Maillard, « Les conditions d’exercice de l’autorité du maître général de l’ordre des Frères Prêcheurs en France au XVIIe siècle », p. 175-186). La diffusion de la réforme tridentine modifie par elle-même les pratiques d’autorité, contribuant à la redéfinition des pouvoirs du patriarche et des évêques sur les communautés maronites fidèles à Rome (Sabine Mohasseb Saliba, « Les retombées de la réforme catholique tridentine sur l’exercice de l’autorité dans les milieux ecclésiastiques et monastiques maronites (XVIe- XIXe siècles »), ou élaborant de nouvelles formes de contrôle législatif et réglementaire de l’évêque sur les établissements réguliers de son diocèse (Frédéric Meyer, « L’autorité du bureau épiscopal sur les réguliers en France aux XVIIe et XVIIIe siècles »). Parallèlement à la mise en place des institutions romaines spécifiques, comme la congrégation des évêques, et régulières, le bureau épiscopal accroît par exemple la surveillance des maisons féminines et autorise les confesseurs des moniales, sans toutefois aller jusqu’aux inspections pastorales concrètes.

6 Au terme de ce riche parcours sur les pouvoirs polymorphiques en milieu régulier, dont on ne donne ici qu’un maigre aperçu, la production voire la coproduction par la circulation des autorités apparaît comme un processus en constant renouvellement depuis l’invention du monachisme. La réarticulation de ces dispositifs n’est pas qu’une réaction aux caractéristiques et aux évolutions du monde séculier, elle est aussi une nécessité de la vie régulière afin de transmettre la tradition monastique dans les cadres géographique et chronologique les plus divers de l’Orient et de l’Occident. À travers les vicissitudes de l’histoire et même ses désastres, la permanence du phénomène régulier trouve ici une part d’explication, que l’historien ne pourra plus négliger après la parution de ce volume roboratif.

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Agnès Cousson, L’Écriture de soi. Lettres et récits autobiographiques des religieuses de Port-Royal Angélique et Agnès Arnauld. Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly. Jacqueline Pascal. Préface par Philippe Sellier, Paris, Honoré Champion, 2012, coll. « Lumière classique », 640 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Agnès Cousson, L’Écriture de soi. Lettres et récits autobiographiques des religieuses de Port-Royal Angélique et Agnès Arnauld. Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly. Jacqueline Pascal. Préface par Philippe Sellier, Paris, Honoré Champion, 2012, coll. « Lumière classique », 640 p.

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1 À la sœur Marie de Saint-Joseph, la mère Agnès, abbesse de Port-Royal, rappelle « qu’il faut entrer dans les choses de Dieu si purement, qu’on n’y contribue rien que le simple consentement et acquiescement à ce qu’il veut faire en nous ». La Règle du couvent, en effet, héritière exigeante de la culture augustinienne, tout entière vouée à la seule œuvre de Dieu, porte discrédit du « moi », cette protestation d’amour- propre qui fait obstacle à son accomplissement. Et discrédit doit s’entendre en son sens le plus radical, qu’Agnès Cousson décline en toutes ses occurrences. Dans l’espace de Port-Royal, et au sein de la communauté des religieuses, tout doit s’effacer qui pourrait relever d’une singularité affective, d’une présence personnalisée, d’une identité spécifique. Le saccage du « moi » est poursuivi jusqu’à son anéantissement même. Les moniales sont esclaves de Dieu, victimes sacrificielles d’un holocauste spirituel. Clôture conventuelle et clôture spirituelle définissent alors un haut lieu d’expérience entièrement dévolu à Dieu, où les religieuses ne sont tant « mortes au monde », qu’en elles-mêmes le monde se meurt. Monde du silence, car la parole est porteuse de corruption et source de péché. Sait-on que dès le début de l’ordre de Citeaux, les religieux communiquaient en langue des signes, muets comme ces « incirconcis des lèvres » dont parle l’Écriture, et sourds à ce qui pourrait s’entendre de leur monde intérieur ? Lavés ainsi de tout soupçon d’effusion et de plaisir propre à l’échange. À Port-Royal, le silence est la loi. Si l’on « parle », cependant, ce n’est que sous condition de spiritualité ou de morale, en un acte où rien, en somme, ne s’échange qui ne soit contrôlé par un rappel constant de la Règle. L’auteur examine avec précision l’ensemble des interdits qui organisent la « soumission muette » des religieuses, et qui décident de leur réclusion en une solitude intérieure où l’on peut alors mourir à soi- même. Demeurer en l’esprit d’oraison, suppose que l’on se garde de toute « dimension affective », que l’on habite un « vide intérieur » qui fasse accueil à Dieu seul. Ablation de soi pour oblation à Dieu. En toutes choses, ne ressentir plaisir ni peine, mortifier son corps sans que souffrir soit occasion de dolorisme. Servitude volontaire : n’avoir volonté que de vouloir ne pas faire ce que l’on veut – partout, s’opposer à soi-même. Faire humilité, ne compter pour rien. Précis de désappropriation, programme de décomposition de soi.

2 Dans ce lieu de spiritualité voué à la gloire de Dieu et à sa seule obéissance et sa seule volonté, si l’on ne communique par la parole qu’au prix de soi et à son propre péril, puisque la corruption est logée au cœur du langage comme son ombre tentatrice, on écrit, par contre, à foison. Dans les seules bibliothèques parisiennes, Agnès Cousson a pu exploiter près de trois mille Lettres, qui s’ajoutent aux divers Récits de captivité rédigés en 1665 par les religieuses ayant refusé de signer le Formulaire, et des Vies

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(dont celles d’Angélique de Saint-Jean), et des Relations (dont celle d’Angélique Arnaud). Le recours à la lettre permet-il de se libérer des contraintes auxquelles est assujettie la communication orale ? L’écrit, cette « communication Ad Extra » Permet-Il De Briser Avec La Clôture Spirituelle ? À Port-Royal, On N’écrit Pas Sans Obéir Scrupuleusement A L’impératif De S’abstraire De Toute Subjectivité Et Affectivité. G. Gusdorf, Commentant Pascal, Rappelait Qu’« Une Vie Humaine Ne Possède Pas Son Centre En Elle-Même, Ni Sa Valeur Intrinsèque ». L’écriture Ne Saurait Alors Relever De Quelque Expression De Soi, Et De Quelque Réappropriation De Ce Qui Fut Mis Radicalement En Perte. Après Avoir Précisé, A Partir D’une Analyse Approfondie Des Lettres Des Religieuses, Les Conditions Strictes De La Communication, L’auteur Examine Comment L’observance Même De Ces Contraintes Se Heurte A Des Ambiguïtés Fondamentales. L’écriture De Port-Royal Est Ecriture De Soumission A La Règle, En Même Temps Que De Son Contournement. C’est Sans Doute En La Mise En Evidence De Ce Paradoxe Et De Sa Richesse D’enseignement Que Réside Le Meilleur De L’ouvrage. Ainsi De La Manière Dont Les Religieuses Considèrent Le Cœur. Il Est La Demeure De Dieu Et « Le Point De L’être Où Il Convient De Se Retrancher » Pour Le Chercher. Mais Si Le Cœur Est Bien Cela, Cette Intériorité Qui Qualifie, Comme On Dira Plus Tard, « Le Chrétien Intérieur », Alors Approcher Le Fond Du Cœur Est Approcher Cet Espace D’intimité Dans Lequel Il Faut « Descendre Et S’enfoncer ». Intimité ? Le Concept Même Est « Effrayant », Et C’est Cependant A Cet Effroi Que Le Sujet Est Confronté. L’écriture Borde Cet Effroi, Si Elle Ne Le Dit Pas. Elle Ne Se Fait Pas Introspection Globale, Et Ne Tolère Qu’une « Connaissance Approximative » De Soi. Il N’empêche : La Règle Ne Peut Valoir Que Si L’écriture La Met Un Instant En Suspens. Ou Si Elle La Prend Au Mot, Et En Subvertit La Rigueur. Il Faut, Dit Egalement La Règle, S’oublier. Mais S’oublier Suppose Que L’on Sache Ce Que L’on Est, Et De Quelle Faute On Est Coupable, Pour S’affranchir De Ce « Vieil Homme » Que L’on Doit Mettre A Mort. Il Faut Donc « S’examiner Pour Connaître L’origine De La Faute ». Atteindre Le « Vide Intérieur » Implique Que L’on Demeure, Fût-Ce De Façon Fugitive, Dans Cet Univers Morbide De La Faute, Qui Est, Pour La « Créature », La Condition Même De Son Existence.

3 Les écrits de Port-Royal disent en une même phrase la loi et sa transgression. « Parce qu’il doit s’effacer, le “moi” ne peut s’oublier », écrit l’auteur. Ne doit s’oublier, peut-on dire. Étrange disposition de l’écriture, qui pose à la fois l’impératif de la perte et la nécessité de la présence. Qui instaure un rapport à soi gouverné par l’économie du soupçon. En effet, l’extrême dépossession de son « moi » requiert sa pleine prise en charge. Prendre en charge sa « faute » participe de cette plongée en l’intimité que la Règle interdit. Mais plonger en son intériorité est entrer la demeure de Dieu dit la Règle. Écrire « selon son humeur » est une faute, dit encore la Règle, qui récuse toute expression de sentiments. Mais en cette nécessité de se savoir coupable, il ne s’agit pas de sentiments comme il en irait d’une effusion lyrique. Il s’agit de ce qui institue en profondeur ce que l’auteur appelle le sujet. « Le contrôle de soi ramène le sujet à lui- même ». Ce que la Règle exige, elle en condamne l’effectivité. Dieu n’est qu’au prix de l’affirmation du sujet. Les lettres de Port-Royal ne cessent d’effacer le sujet de l’écriture ? C’est pour mieux, semble-t-il, l’affirmer. Aussi bien la lettre, à Port-Royal, introduit un « espace de relative liberté » où peuvent se livrer quelques « sentiments humains », et se nouer quelque amitié affective dans l’affirmation d’une pure spiritualité. La lettre, ou la possibilité improbable d’un « dialogue intérieur ». Et d’un « récit personnel » et son « effet individualisant ». Non de façon directe, qui ferait objection insoutenable à la Règle. Mais par des chemins obliques. Si elle parle d’elle

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« pour des raisons autres que spirituelles », telle religieuse préférera l’indéfini « on », « nous » au « je ». Toute une stratégie est mobilisée de dépersonnalisation de l’énoncé, d’évitement du « je », qui permet à la fois de demeurer dans le cadre de la Règle, et d’affirmer qu’un autre énonciateur est possible. Tant tourne-t-on en effet autour du sujet que le sujet devient alors la question en suspens (en abîme ?) au cœur de l’écriture, par quoi elle se fonde et se déploie.

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Guillaume Cuchet, Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Itinéraires », 2013, 236 p.

Pierre Lassave

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Guillaume Cuchet, Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Itinéraires », 2013, 236 p.

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1 Depuis les années 1980, tout historien universitaire qui se respecte est amené tôt ou tard à se livrer à l’exercice périlleux de son « ego-histoire ». Une manière, comme le précisait Pierre Nora, initiateur de ce nouveau genre d’essai, « d’expliciter en historien le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a faite ». Cette entreprise réflexive a surtout été le fait d’auteurs ayant une belle carrière derrière eux, souvent sollicités par leurs pairs pour ouvrir leur atelier au public éclairé. Depuis quelques années, la soutenance des dossiers d’habilitation à diriger des recherches engage l’impétrant dans un type similaire de rétrospection intellectuelle. Grossit dès lors une masse de récits inédits de laquelle l’éditeur (Publications de la Sorbonne) tente depuis peu d’extraire les « Itinéraires » (nom de la collection) les plus parlants. Initiative qui devrait rajeunir l’ego-histoire tout en la limitant à des séquences de recherche plus proches du lancement que de l’achèvement.

2 Né en 1973, l’auteur de cet itinéraire appartient à la génération qui vient après celle du renouveau universitaire de l’histoire religieuse au cours des Trente glorieuses et après celle des baby-boomers qui ont prolongé l’ouverture de leurs maîtres jusqu’à la fin du siècle. Ses enquêtes récemment publiées sur le spiritisme au XIXe siècle et peu auparavant sur le Purgatoire font déjà référence. Ses nombreux articles révèlent aussi un spécialiste de l’histoire du catholicisme qui circule en fait à double sens entre le XIXe et le temps présent pour comprendre et expliquer les ruptures de croyance religieuse en même temps que les représentations savantes censées en rendre compte. Le titre de son essai est parlant pour les initiés : « faire de l’histoire » est une expression historiographique marquée par les signatures prestigieuses de Lucien Febvre, de Michel de Certeau et de Jacques Le Goff ; « société sortie de la religion » évoque le célèbre essai de Marcel Gauchet sur le « désenchantement du monde ». L’ouvrage se divise en deux parties : d’abord les conditions et les composantes d’un itinéraire ; ensuite un recueil de quatre études centrées sur des figures historiennes marquantes qui ont jalonné la réflexion épistémologique de l’auteur (Fernand Boulard, Jean Delumeau, Claude Langlois, la controverse Albert de Broglie/Dom Guéranger).

3 Le récit n’a donc rien d’un parcours de recherche retracé de façon linéaire, mais se justifie plutôt par les questions qu’il pose à une spécialité universitaire, l’histoire religieuse, en prise au déclin associé de son objet, le catholicisme, et de ses chercheurs. Après les grandes études sur la peur, le péché, la mort ou le paradis qui ont fait les riches œuvres de « l’histoire des mentalités » dans les années 1960-1970, puis celles, à la génération suivante, sur les moments de crise (modernisme, rupture conciliaire, éclatement), la production savante semble s’essouffler au moment même où pourtant la

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question religieuse se fait plus présente dans l’espace public. Comment ce jeune normalien d’éducation catholique s’est-il alors lancé dans la carrière ? Discret, l’auteur évoque à peine une sensibilité précoce pour les expériences de foi vécue plutôt que quelque intérêt idéologique précis. Sa curiosité intellectuelle est en même temps attirée par l’effondrement brutal des pratiques et des valeurs catholiques dans les années où l’auteur lui-même arrive au monde. Après l’agrégation, il en fait son objet en se confrontant directement d’abord au contenu même des élaborations spirituelles, tel le destin brisé du Purgatoire. Une manière de s’inscrire dans les pas des grands auteurs qui ont défriché le terrain (Le Goff, Ariès, Vovelle, Chiffoleau). Le Purgatoire au XIXe siècle laissait en effet une place vacante à l’historien des mentalités. L’auteur la saisit à de multiples échelles, des angoisses intérieures qui sourdent des archives aux constructions dogmatiques qui conjurent avec habileté la montée du spiritisme. La concomitance des temps s’impose à son regard : tendances lourdes à la sécularisation et phases de freinage du mouvement, telles les tentatives différenciées de renouvellement catholique dans les années 1850, 1930 et 1960. La thèse publiée sur le Purgatoire se prolonge par l’étude du mouvement spirite dans les années 1848-1875, de sa naissance à New York à son procès à Paris, qui donnera lieu à un second ouvrage de référence. L’attention soudaine à la vie des morts qui a réuni au milieu du XIXe siècle l’intérêt laïc pour les phénomènes paranormaux, les croyances populaires aux revenants et le loisir mondain des tables tournantes n’a pas survécu au réquisitoire des institutions ecclésiales et académiques. Plus donc que de mentalité, c’est bien de dynamique sociale des croyances que l’historien traite et poursuit dans ses retranchements. Retranchements hérétiques hier, catholiques aujourd’hui. Variations temporelles des valeurs qui exigent de l’historien qu’il se rapproche du sociologue pour mieux les comprendre, mais aussi qu’il mesure les capacités de son propre outillage disciplinaire à en rendre raison. D’où l’impératif historiographique qui accompagne ce parcours et justifie ici la reprise de quatre études autour d’historiens engagés dans des expériences de connaissance aussi originales que révélatrices de leurs propres limites.

4 Exemplaire à cet égard est le cas du chanoine Fernand Boulard (1898-1977), prêtre diocésain et sociographe du reflux des pratiques cultuelles qui a su rassembler des données statistiques et documentaires inédites sur la période allant de l’après-guerre jusqu’aux ruptures des années 1960. Cas pathétique également puisque la différenciation spatiale du grand transfert de « la religion par cœur à la religion du cœur » (Yves Lambert) et ses relativisations historiques (la « fille aînée de l’Église » n’a jamais été vraiment et uniformément fidèle) ont permis au chanoine sociologue de différer sa prise de conscience qu’un monde se dérobait sous ses pas et invalidait l’imposant appareil de mesure qu’il avait si patiemment construit. Autre exemple plus heureux de limite relative, le cas de Jean Delumeau, dont la grande œuvre sur la « pastorale de la peur » du XIIIe au XVIIIe mérite prolongements et nuances. L’attention portée par l’historien au surcroît de culpabilité comme médication héroïque dans les siècles de menaces pour l’Église semble n’avoir pas vu ses prolongements ni ses inflexions au XIXe siècle lorsque le lion en chaire se faisait agneau au confessionnal, lorsque le Dieu terrible augustinien cohabitait avec le Dieu d’amour de saintes visionnaires. Cuchet associe l’intérêt pour l’histoire du péché dans les années marquées par Vatican II au rejet de la répression arbitraire qui a hanté toute une génération d’historiens éduqués sous la férule des pères. Il revient à Claude Langlois, de la génération suivante, d’approcher, avec Thérèse de Lisieux, au plus près de ces élans mystiques qui ont retrouvé le Dieu d’amour dans un XIXe siècle particulièrement

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tourmenté. C’est plus l’écriture comme expérience spirituelle rendue aux limites du dicible que le phénomène proprement religieux que l’historien poursuit de son exégèse pointilliste. Cuchet semble fasciné par « l’entreprise déconcertante » de Langlois ; il retrouve sans doute dans cette tentative originale de poétique de l’écriture mystique de quoi satisfaire intellectuellement son goût profond pour la foi vécue. Comme pour faire contraste avec cette histoire du sentiment religieux rendue à ses extrémités littéraires et expérimentales, l’auteur revient pour finir au débat qui, au XIXe siècle, contribua de fait à préciser les contours de l’histoire naturelle du christianisme : la longue polémique qui opposa le libéral Albert de Broglie, auteur de six volumes éclairants sur L’Église et l’Empire romain au ive siècle (1856-1866), à l’intransigeant Dom Guéranger. Une situation (tensions et conciliations entre science et foi sous le Second Empire) ; deux protagonistes (une élite libérale ouverte au monde, un clergé replié sur sa tradition) ; des enseignements (le mythe de la chrétienté au Moyen Âge, la logique politique des mystères, la leçon inclusive de l’Église primitive qui a su absorber et transcender le paganisme romain).

5 Autant d’études qui, au-delà de leur exemplarité de cas, attestent d’une grande maîtrise des sources et surtout d’une agilité intellectuelle certaine à dénouer les liens de continuité, à déceler les failles et les ruptures entre époques voisines, à passer aussi les frontières disciplinaires, notamment entre histoire, sociologie, épistémologie et anthropologie. Au terme de ce récit lesté d’études factuelles, le lecteur se dit que la relève de la « nouvelle histoire » de l’après-guerre pourrait être assurée si ce type de trajet prometteur venait à se multiplier. On peut parfois regretter que l’information soit quelque peu allusive (on aurait aimé en savoir plus sur ce « poème dans le poème » thérésien révélé par Langlois) ou insuffisante (par exemple, sur la naissance européenne des sciences positives des religions au moment du débat sur le « naturalisme historique »). Mais il reste surtout le plaisir d’avoir rencontré une belle séquence d’ego-histoire en train de se faire et à l’expression aussi enlevée que sensible.

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Guillaume Cuchet, Les Voix d’outre- tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2012, 457 p.

Agnès Desmazières

RÉFÉRENCE

Guillaume Cuchet, Les Voix d’outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2012, 457 p.

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1 L’histoire du spiritisme constitue un terrain privilégié tant pour l’analyse des reconfigurations des rapports entre science et religion au XIXe siècle, que pour l’étude des échanges culturels entre Europe et Amérique du Nord et, plus largement, des mutations sociales qui les traversent. D’origine américaine et participant du « renouveau religieux » qui s’affirme « aux marges du protestantisme » (Ann Taves, Fits, Trances, and Visions: Experiencing Religion and Explaining Experience from Wesley to James, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 167), le spiritisme se diffuse à partir du début des années 1850 sur le continent européen où il se confronte au catholicisme dominant.

2 Il n’est donc pas surprenant qu’en dépit du travail pionnier et fondamental de Nicole Edelman (Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France, 1785-1914, Paris, Albin Michel, 1995), l’historiographie américaine prévale en ce domaine. Après avoir largement défriché le champ du spiritisme nord- américain, les historiens anglo-saxons ont porté, de manière croissante, depuis une décennie, leur attention sur le cas français selon deux directions principales. La première perspective, qui s’inscrit dans le cadre d’une histoire culturelle et sociale du religieux, s’intéresse, à la suite des travaux de Thomas Kselman, au retour de la « religion populaire » dans la France du XIXe siècle, duquel le spiritisme participe (notamment Lynn L. Sharp, Secular Spirituality: Reincarnation and Spiritism in Nineteenth- Century France, Lanham – Plymouth, Lexington Books, 2006).

3 La seconde, plus ample, participe du développement de l’histoire de la connaissance et de l’épistémologie scientifique. Comment situer l’apparition du spiritisme face à l’affirmation, au XIXe siècle, d’une culture de la rationalité et de l’objectivité scientifique ? En quoi reflète-t-elle l’émergence de nouvelles formes d’« investigation du surnaturel » ? (Sofie Lachapelle, Investigating the Supernatural: From Spiritism and Occultism to Psychical Research and Metapsychics in France, 1853-1931, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2011). Ces interrogations ne sont d’ailleurs pas sans enjeux pour l’histoire du fait religieux et invitent à une redéfinition de ses contours et de sa méthodologie.

4 Guillaume Cuchet tire parti de l’abondante historiographie nord-américaine, tant sur les États-Unis que sur la France, tout en s’insérant dans la ligne des récents travaux réalisés, en particulier en France et en Italie, sur l’attitude de l’Église catholique à l’égard des nouvelles méthodes d’investigation des phénomènes psychiques. L’ouverture des archives du Saint-Office a en effet suscité une vague d’études sur le magnétisme, le spiritisme et l’hypnotisme. La découverte de ces archives, à l’occasion d’une thèse de doctorat, publiée en 2005 chez Armand Colin sous le titre Le Crépuscule du purgatoire (voir en particulier le chapitre 3 « Le défi spirite »), joue d’ailleurs un rôle

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décisif dans le choix de Cuchet de consacrer sa thèse d’habilitation à diriger des recherches à l’histoire du spiritisme (Faire de l’histoire dans une société sortie de la religion, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 81).

5 L’auteur offre une lecture innovante du spiritisme français en proposant d’en faire l’observatoire des bouleversements sociaux qui traversent la société française du XIXe siècle. Analysant le spiritisme français sous l’angle d’un « phénomène de société » (p. 18), il consacre son étude à ce qu’il appelle sa « grande époque » (p. 17 et 404), celle de la vogue des tables tournantes. Son étude s’étend donc des premières manifestations spirites aux États-Unis, en 1848, et de leur réception en France jusqu’à la montée des oppositions au mouvement, qui atteignent leur apogée avec le procès pour fraude mené contre le photographe spirite Édouard-Isidore Buguet en 1875. Les phases ultérieures du spiritisme – le développement des phénomènes médiumniques, et surtout l’affirmation des recherches psychiques, puis de la métapsychique – se trouvent hors de son champ d’investigation. L’ouvrage réalise une synthèse de travaux déjà publiés, tout en se référant à des sources imprimées originales. La bibliographie anglo-saxonne est dans l’ensemble bien maîtrisée. Une confrontation avec les thèses de M. Brady Brower (Unruly Spirits: The Science of Psychic Phenomena in Modern France, Urbana – Chicago – Springfield, University of Illinois Press, 2010) qui, de manière pionnière, a examiné le spiritisme français sous le prisme des changements sociopolitiques, aurait été toutefois utile. Le recours aux archives est par contre limité.

6 L’histoire de la « grande époque » du spiritisme, que nous présente Cuchet, se déploie selon trois grands moments. Il y a tout d’abord la première phase d’acclimatation de l’« invention » américaine qui produit un effet de « mode » (parties 1 et 2). De phénomène de mode, le spiritisme devient progressivement un phénomène de société à la faveur de la constitution d’une doctrine, de la mise en place d’une organisation institutionnelle et, plus encore, de la propagation d’un « spiritisme culturel » qui dépasse les bornes strictes du mouvement spirite (parties 3, 4 et 5). L’auteur examine enfin les motifs du déclin que connaît ensuite le spiritisme en se penchant sur l’antispiritisme (partie 6).

7 Dans une première partie, Guillaume Cuchet examine le transfert de la pratique des tables tournantes qui s’opère entre France et États-Unis. Il retrace ainsi la naissance du spiritisme aux États-Unis, en mettant en lumière le contexte social dans lequel celui-ci émerge et en insistant sur son inscription dans un « renouveau religieux » plus large. L’auteur prête ensuite attention aux premières réceptions de ces pratiques, à travers les comptes rendus que la presse française, en particulier catholique, fait, à partir de 1852, des événements américains, avant d’examiner les débuts de la diffusion concrète de ces pratiques.

8 L’auteur s’intéresse ensuite à la manière dont ces pratiques exotiques suscitent un effet de « mode ». Il retrace ainsi les trois grandes étapes de l’évolution de la pratique des tables qui de simplement « tournantes » deviennent « parlantes » avant que les médiums n’imposent leur présence. Il examine également le rôle joué par la presse dans la diffusion de ces pratiques, avant de souligner comment la conjoncture politique et scientifique a contribué à amplifier le phénomène.

9 Comment passe-t-on d’un phénomène de « mode » à un phénomène de « société » ? Cuchet situe ce passage en 1860, année de la deuxième édition du Livre des esprits d’Allan Kardec. La constitution de la croyance en « doctrine », à travers la publication d’œuvres maîtresses, représente ainsi un facteur majeur de cette évolution. Soucieux

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de faire de l’œuvre de Kardec une entreprise collective, l’auteur se penche d’abord sur les travaux précurseurs, pour ensuite présenter le personnage de Kardec dans toute son épaisseur sociale, culturelle, politique et religieuse. Il examine enfin le contenu de la « révélation spirite », accordant une place centrale à la doctrine de la réincarnation.

10 Cuchet met encore en valeur, dans sa quatrième partie, l’impulsion déterminante donnée par la constitution du spiritisme en mouvement organisé autour de 1860. Il y met tout d’abord en lumière le rôle joué par la libéralisation du régime impérial et la montée de l’intransigeantisme catholique qui provoque, d’une part, le ralliement des catholiques libéraux au mouvement spirite et, d’autre part, la montée d’une réaction antispirite qui assure une publicité involontaire au mouvement. En analysant les différentes composantes du mouvement spirite, l’auteur centre son attention sur Kardec du fait de son succès populaire. Le personnage de Camille Flammarion, dont le rayonnement a été également important, aurait sans doute mérité d’être plus amplement traité. Le chapitre 12 consacré à « La composition du mouvement » contient de très intéressants développements sur la diffusion du spiritisme en milieu ouvrier.

11 La cinquième partie du livre rend compte de l’émergence d’un « spiritisme culturel » qui se répand dans l’ensemble de la société française. Il fait ainsi du spiritisme la seule « philosophie religieuse » ayant réussi à se transformer en « mouvement populaire » (p. 282), ralliant en particulier des ex-républicains, déçus par la tournure autoritaire prise par le régime napoléonien. Le rapprochement, effectué dans le chapitre 16, entre spiritisme et « deuil romantique » est tout à fait suggestif.

12 Enfin, dans une dernière partie, l’auteur évoque la montée de l’opposition au spiritisme au cours des années 1860. Il souligne le rôle crucial joué par l’Église catholique dans cette lutte. Son attitude s’est progressivement durcie à mesure que l’intransigeantisme gagne du terrain, sans toutefois réussir à obtenir une condamnation formelle du spiritisme. Cuchet s’attache encore à mettre en lumière la diffusion d’un « antispiritisme laïque » alors que l’intense couverture médiatique des manifestations spirites les rend plus vulnérables aux accusations de fraude. Dans son chapitre conclusif, l’auteur s’interroge sur les causes du déclin du spiritisme comme « phénomène de société », qu’il situe autour de 1866. Il montre combien les scandales ont nui à l’image du spiritisme. Il suggère également que les atteintes à la liberté religieuse dues au rapprochement entre Église et Empire, de même que la montée du républicanisme athée, à la faveur du retour des proscrits, ont été pour une grande part dans cette désaffection.

13 En faisant du spiritisme un « phénomène de société », l’auteur vise à redonner une légitimité culturelle et institutionnelle à l’histoire religieuse en mettant en valeur sa contribution à l’histoire sociale. Son propos s’inscrit dans une tendance lourde de l’histoire religieuse contemporaine en France. Cuchet se revendique d’une « histoire des croyances », dans la ligne de Michel de Certeau et de Philippe Boutry notamment, où la croyance est considérée comme un observatoire privilégié des mutations sociales et culturelles. Le livre invite ainsi à un débat plus large sur les méthodes et problématiques de l’histoire du fait religieux contemporain.

14 Comme de récentes études l’ont bien mis au jour, l’irruption du spiritisme, aux côtés du magnétisme et de l’hypnose, a profondément bouleversé les rapports entre science et religion, faisant surgir un « troisième élément » aux contours flous et aux frontières fluctuantes (David Armando, « Spiriti e fluidi: Medicina e religione nei documenti del Sant’Uffizio sul magnetismo animale (1840-1856) », in Médecine et religion : compétitions,

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collaborations, conflits (XIIe-XXe siècles), Maria-Pia Donato et alii (dir.), Rome, Collection de l’École française de Rome, 2013, p. 195). Elle vient provoquer l’historien du religieux en l’incitant à prêter davantage attention au « caractère contesté » (Ann Taves, Fits, Trances, and Visions, p. 7) de l’expérience qu’il étudie. Expérience surnaturelle, fraude ou manifestation psychique : les interprétations divergent selon les interlocuteurs. Comment prendre en compte et, également, rendre compte tant de l’instabilité de l’objet étudié que de la subjectivité des acteurs et de l’historien lui-même aux prises avec l’étude de ces phénomènes ? Une réflexion épistémologique approfondie serait dès lors nécessaire afin d’aborder avec rigueur scientifique et modestie ce nouveau champ de recherches. Un tel travail, certes austère mais très bénéfique, offrirait des clés importantes pour repenser l’histoire religieuse dans le contexte contemporain de pluralisation du « religieux ». Il profiterait de l’apport des discussions actuelles autour du statut et des méthodes des religious studies ( cf. Ann Taves, Religious Experience Reconsidered: A Building-Block Approach to the Study of Religion and Other Special Things, Princeton, Princeton University Press, 2011).

15 L’histoire du spiritisme représente en effet un poste d’analyse particulièrement fructueux de la mutation du régime de la « croyance » au XIXe siècle. La pluralisation du religieux s’opère sur fond d’affirmation de la subjectivité. L’équilibre fragile entre science et religion, gagné de dure lutte au temps des Lumières, se trouve remis en question. Dans cette perspective, un rapprochement entre histoire des sciences, histoire religieuse et histoire sociale et culturelle est tout à fait crucial. Dès lors, on regrettera que l’auteur n’ait pas davantage tiré parti des discussions particulièrement riches menées par les historiens des sciences autour du spiritisme. L’affirmation selon laquelle « catholiques et laïques se sont objectivement entendus pour limiter le pluralisme religieux » (p. 403) mériterait une argumentation plus serrée. De même, la question de la perméabilité des religions monothéistes aux nouvelles formes de religiosité, évoquée rapidement en termes de « spiritisme latent » (p. 295 et p. 297), nécessiterait des développements plus précis.

16 Faire l’histoire religieuse de ce nouveau régime de « croyance » représente un défi de taille pour l’historien du religieux, traditionnellement plus coutumier des formes institutionnalisées de l’expérience religieuse. Défi d’abord au niveau des sources utilisées, mais aussi, et par voie de conséquence, au niveau du point de vue adopté par l’historien. La position de quasi-monopole que l’Église catholique a sur la sphère du religieux dans la France du XIXe siècle n’est en effet pas indifférente. Les sources catholiques, archivistiques comme imprimées, tiennent ainsi une place prééminente dans le travail de Cuchet. L’histoire du spiritisme qu’il nous propose apparaît dès lors davantage comme une histoire des observateurs catholiques et, dans une moindre mesure, laïcs du phénomène, que comme une histoire du mouvement spirite lui-même dans ses dynamiques internes. Dans cette optique, on s’interrogera sur la pertinence de l’assimilation du mouvement spirite à un courant « hétérodoxe » (p. 20, 40, 43 et 137 notamment). Ce qualificatif n’induit-il pas un jugement de valeur sur ces nouvelles croyances ? L’auteur veut-il, au contraire, suggérer que le spiritisme français est un surgeon du catholicisme ? Une confrontation avec l’historiographie américaine et, en particulier, avec les travaux de John Warne Monroe, où ce qualificatif a été forgé, serait à cet égard tout à fait précieuse. Elle permettrait de comparer très utilement la manière dont protestantisme et catholicisme ont composé avec l’apparition de ce nouveau régime de « croyance » et de mettre en lumière également comment les conceptions

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distinctes de rapport entre Église et État, développées en France et aux États-Unis, influent sur la gestion de ces nouvelles « croyances ». Il serait en outre possible d’élargir l’enquête côté catholique en proposant une analyse exhaustive du fameux dossier du Saint-Office sur le magnétisme, le spiritisme et l’hypnose. Si le dossier a suscité l’attention de multiples historiens, qui lui ont consacré des études partiales, généralement limitées à un seul des phénomènes, il n’a jamais été examiné dans son ensemble.

17 Enfin, il conviendrait de réfléchir à nouveaux frais sur l’impact du contexte religieux actuel sur la recherche en histoire religieuse contemporaine. Le décrochage du catholicisme dans la société française autour des années 1960-1980 constitue le trait saillant de l’histoire que Cuchet s’efforce de construire. Avec justesse, il fait le pari d’une histoire longue de cette « rupture » dont il éclaire ici un moment phare. Il serait toutefois pertinent de prolonger l’entreprise afin de mettre davantage en lumière les dynamiques contradictoires de ce décrochage, entre crispation et ouverture, recul conservateur et avancées sociales, sécularisation et réinvestissement de l’identité religieuse, rejet et accueil du nouveau régime de « croyance ». Une telle approche aurait le mérite de proposer une périodisation plus précise de cette évolution et d’éviter des rapprochements entre phénomènes passés et situation actuelle, sources de possibles ambiguïtés. Une grande prudence méthodologique et épistémologique s’impose lorsqu’il s’agit de généraliser les résultats de l’enquête historique en vue de réaliser une « histoire globale à partir d’une croyance » (p. 18).

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Felice Dassetto (Ed.), Discours musulmans contemporains. Diversité et cadrages Louvain-la-Neuve, Éditions Académia, 2011, 146 p.

Cédric Baylocq

RÉFÉRENCE

Felice Dassetto (Ed.), Discours musulmans contemporains. Diversité et cadrages, Louvain-la-Neuve, Éditions Académia, 2011, 146 p.

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1 Ce petit ouvrage collectif de 140 pages (+ notules biographiques des auteurs et table des matières) se propose d’examiner un certain nombre de discours d’acteurs musulmans contemporains, exerçant principalement leur magistère en Europe. Ce recueil s’insère dans un axe de recherche plus large porté par le très dynamique Centre Interdisciplinaire d’étude de l’Islam dans le Monde Contemporain (CISMOC), dirigé par la sociologue Brigitte Maréchal, spécialiste du fait religieux musulman en Europe (particulièrement de la mouvance protéiforme Frères Musulmans). Cet axe de recherche s’intéresse à la production des discours des nouveaux acteurs du champ du leadership musulman en Europe.

2 La notion de « discours » semble être ici entendue au sens large des prises de positions des acteurs de ce champ sur des sujets relevant de la théologie, de la politique et du social, mais aussi des constructions théologiques et/ou canoniques un peu plus élaborées de certains d’entre eux (ici Tariq Ramadan, Abdelmajid Charfi, Asmae Lmrabet, ou encore Tahar Mahdi). Ces constructions nouvelles ont suscité de nombreux ouvrages d’analyse (plus denses et systématiques que celui commenté ici) ces dix dernières années, au rang desquels on peut citer Alain Roussillon, La Pensée islamique contemporaine, acteurs et enjeux (Paris, Tétraèdre, coll. « L’islam en débats », 2005) ; Rachid Benzine, Les Nouveaux penseurs de l’islam (Albin Michel, coll. « Spiritualités », 2004) ; Franck Frégosi (dir.), Lectures contemporaines du droit islamique. Europe et Monde arabe (Presses universitaires de Strasbourg, 2004) ; Ibrahim Abu-Rabi’, Contemporary Arab Thought: Studies in Post-1967 Arab Intellectual History (Pluto Press, 2004) ; Ghassan Finianos, Islamistes, apologistes et libres penseurs (Presses universitaires de Bordeaux, 2002) ; Farish A. Noor, New Voices of Islam (Leiden, ISIM ed, 2002), John O. Voll et John L. Esposito, Makers of Contemporary Islam (New York, Oxford University Press, 2001) ou encore Charles Kurzman, Liberal Islam: A Source-Book (Oxford University Press, 1998).

3 Comme toute publication qui est le fruit d’une journée d’étude (en novembre 2010), l’ensemble est assez hétérogène. Les articles des différents contributeurs ont néanmoins pu être rassemblés sous trois grandes thématiques : « La figure du Prophète », « La vision sociale, politique et économique inspirée par la référence religieuse musulmane » et « La figure de la femme ».

4 Après une courte préface ainsi que deux pages de notices biographiques utiles consacrées aux huit personnalités musulmanes dont il est question ici, le recueil s’ouvre sur un article de Felice Dassetto intitulé « Réflexions autour de la pensée musulmane contemporaine » (p. 11-28). Il rappelle brièvement les rôles des pionniers Jamal ad Dîn al-Afghani (1849-1897), Mohammed Abduh (1849-1905) et Rashid Ridâ (1865-1935). Dassetto note ensuite l’important tournant historique qu’a pris en marche la pensée politique islamique : « [...] à partir des années 1920, dans le climat des idéologies totalisantes, fascistes et communistes entre autres [que] des jeunes leaders et intellectuels musulmans sont séduits par cet instrument puissant que représente l’État moderne. Jamais l’islam n’avait eu à sa disposition un instrument aussi puissant

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pour traduire le religieux en réalité sociale » (p. 16). Après un court laïus sur les méthodes d’élaboration de la pensée musulmane, il indique Mohammed Charfi et Tariq Ramadan comme étant à la pointe avancée d’une « démarche adaptative » dans la lignée des Frères Musulmans réformistes (p. 25).

5 Il voit ensuite un groupe constitué par « des démarches issues du mysticisme musulman » (p. 25) comme Faosi Skali (membre de la zawiya Boutchichyia, proche de la monarchie marocaine), le cheikh Khalèd Bentounès (chef spirituel de la zawiya Alwiya) ou Martin Lings (universitaire et soufi, disciple de cette dernière zawiya). Dassetto ajoute Abdennour Bidar à cet ensemble qu’il nomme « fondationisme symbolique », mais on doute que le prêcheur du « Self Islam » partage suffisamment de points communs avec cette liste de penseurs musulmans contemporains pour en faire partie. Il consacre ensuite un court paragraphe indépendant à l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, qu’il situe « à la frontière entre le mysticisme et une approche doctrinale » (p. 26), une formule lapidaire mais assez juste.

6 Dassetto entrevoit enfin une quatrième démarche, de type « déconstructrice » (p. 27) ; celle d’individus formés aux sciences humaines et sociales, et qui « investissent les textes fondateurs (Coran et Hadiths) ou de l’histoire fondatrice pour en opérer une révision » (ibid.). Abdelmajid Charfi, Mohammed Arkoun ou encore Daryush Shayegan (disciple d’Henri Corbin) font partie de cette catégorie, ou encore quelques figures du « féminisme musulman » comme Fatima Mernissi, Hidayet Tuksal, Shahla Sherkat ou encore Amina Wadud. L’auteur de cette intéressante contribution liminaire commet par ailleurs une confusion en attribuant le Manifeste pour un islam des Lumières à Rachid Benzine, alors qu’il est l’« œuvre » de Malek Chébel.

7 Bien sûr, cette typologie que propose Felice Dassetto n’a pas pour objectif d’être exhaustive, mais on aurait pu s’attendre à y retrouver les Tunisiens Hicham Djaït, Mohammed Talbi et Yadh Ben Achour, ou, à côté de Mohammed Arkoun (qui est cité), deux autres grands herméneutes de l’islam décédés la même année que lui (2010) : l’Égyptien Nasr Hamid Abu Zayd et le marocain Mohammed Abed Al Jabri, qui est peut être allé plus loin qu’Arkoun dans l’historicisation et la tentative de refondation de la pensée musulmane.

8 L’ouvrage enchaîne ensuite sur sept contributions, puis se clôture sur une conclusion de dix pages de Felice Dassetto. Trois de ces sept contributions (soit près de la moitié) portent sur la figure de Tariq Ramadan. Nous commencerons donc par celles-ci. Khadija Haourigui examine la manière dont l’intellectuel suisse d’origine égyptienne se réfère à la figure du Prophète de l’islam (p. 45-56) dans la biographie qu’il lui a consacrée en 2006, quand Fernand Daniel Dustin s’intéresse au « statut de l’obligation islamique pour les musulmans en Europe » (p. 83) selon Tariq Ramadan (p. 83-100), et Philippe de Briey, enfin, s’appuie sur deux publications récentes de Ramadan pour dégager sa philosophie du pluralisme (p. 101-118). Khadija Haourigui observe deux articulations principales dans l’approche de la trajectoire du Prophète par Ramadan : la vie du Prophète comme voie initiatique sur les « questions existentielles, premières et éternelles » (p. 48), par ailleurs, « l’attention portée au contexte social, culturel, géographique et politique » de l’époque du Prophète. On perçoit ainsi chez Ramadan des rudiments de contextualisation de cette époque, donc, en principe, de relativisation de l’aspect normatif que celle-ci pourrait constituer pour les musulmans d’aujourd’hui... Même s’il n’y a dans la démarche de Ramadan rien de bien original, elle permet à tout le moins de montrer qu’il ne postule pas un mimétisme aveugle et une

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reproduction des conflits de l’époque bouillonnante de la révélation de l’islam. L’auteur de l’article indique ensuite comment le prophète constitue pour l’intellectuel suisse une figure archétypale de valeurs telles que la générosité et l’équité, l’éthique, la spiritualité, l’éducation, la patience et la résistance, l’amour et la bonté et, de manière moins attendue, la fragilité (p. 49-54).

9 Fernand Daniel Dustin se focalise, quant à lui, sur le statut des musulmans vivant « en Occident » selon Tariq Ramadan, ainsi que sur sa conception de la si controversée notion de sharî’a. L’auteur de cet article note que le premier ouvrage de Ramadan, publié il y a plus de quinze ans, pointe déjà les questions de la présence musulmane en Europe. S’en est suivi une série de quatre ouvrages (p. 83) abordant sous différents angles cette thématique. Dustin commence par remarquer que la position de Ramadan telle qu’il l’expose est « paradoxale », puisqu’il plaide pour « la possibilité d’une expression publique du religieux » (p. 84), tout en prônant une certaine adaptation au contexte européen. L’auteur liste d’abord les points positifs – voir les avantages (comme le système scolaire) – que Tariq Ramadan reconnaît être ceux des pays européens dont peuvent tirer parti les musulmans d’Europe (droit de fonder des organisations, droit à « la représentation autonome », droit de faire appel à la loi sans entraves particulières...). Mais l’auteur relève aussitôt que Ramadan pousse les revendications plus loin que ces seuls droits fondamentaux, mais sans détailler. Il évoque ensuite le diagnostic de l’intellectuel suisse qui voit partout en Europe « malaise » et « crise d’identité multidimensionnelle et profonde ».

10 La deuxième partie de cet article, intitulée « les conditions d’élaboration d’une normativité religieuse » est consacrée aux solutions endogènes, internes à l’islam européen, que propose Ramadan. L’auteur a bien examiné les propositions de Ramadan, qu’il décline des pages 91 à 100. Nous avons ici la confirmation de ce que les solutions de Tariq Ramadan ressortissent peut-être plus à la philosophie politique, mâtinée parfois de notions religieuses islamiques (shûra, ijtihâd, bay’a...), mais sans toucher ni aux structures profondes ni superficielles de la pensée islamique classique élaborée au fil des siècles, en situation de dominance politique (et autoritaire) et non pas en situation minoritaire (et démocratique), dans un contexte sécularisé. On sent toujours une certaine réticence chez Tariq Ramadan à s’atteler à une critique de certaines interprétations classiques du Coran par les quatre écoles juridiques classiques ou leurs avatars contemporains, ou à l’implication très contemporaine de certains hadiths problématiques...

11 Enfin, Philippe de Briey résume les « idées nouvelles » qu’il trouve dans l’ouvrage de Tariq Ramadan intitulé Réforme radicale (Presses du Châtelet, 2008), où semble apparaître les linéaments d’un universalisme humaniste à base islamique, rejetant le dogmatisme ou prônant une bonne entente entre les religions (dites « du Livre », à tout le moins). Il répond plus ou moins à l’épineuse question de la difficulté de séparer religion et politique dans la pensée islamique classique (particulièrement chez les Frères Musulmans dont il est l’héritier) par l’usage de la notion d’« éthique religieuse », dont il explique qu’elle ne saurait être dissociée des champs de « la politique, de l’économie, de la communication, de la citoyenneté, etc. » (p. 109).

12 Si nous reprenons l’ouvrage collectif dans l’ordre, à la suite du panorama introductif de Dassetto, un article d’Olivier Abdessalam Ralet propose un aperçu de la conception du Prophète de l’islam, Muhammad, et de la Révélation par Martin Lings et Abdelmajid Charfi (p. 29-43), agrémenté de considérations philosophiques qui dénotent une

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réflexion plus personnelle, élaborée et très intéressante sur les thèmes abordés (la figure du Prophète, la philosophie du temps, approche historico-critique et approche apologétique, etc.). La comparaison pourrait de prime abord paraître incongrue, mais Olivier Abdessalam Ralet résume le bien-fondé de sa démarche (p. 30) en ce que nous avons ici affaire à un « Occidental tourné vers l’Orient » (l’Anglais Lings) et un « Oriental tourné vers l’Occident » (le Tunisien Charfi). Ralet relève entre les deux auteurs des approches assez dissemblables : chez Lings (islamologue converti à un islam de type soufi), le merveilleux et le miraculeux ont leur place, tandis que Charfi (intellectuel tunisien) refuse tout ce qui selon lui relève de la « pensée magique » (p. 35). Avant une partie conclusive relative au rapport à la modernité de chacun des intellectuels musulmans, Ralet s’autorise un jugement plus personnel et subjectif, où il semble remettre en question l’approche de Charfi : « purifier le message de la révélation de ses références au sacré, au mystère et à l’invisible, comme une forme “exclusiviste” de pensée moderne en général, et Charfi en particulier, entendent le faire, n’est-ce pas “jeter le bébé avec l’eau du bain” ? La spiritualité existe à travers ce qui lui donne chair, les frémissements de la ferveur et les frissons de l’amour qui parcourent les croyants, qui ne relèvent pas de la rationalité postcartésienne, où concepts et affects sont séparés. » (p. 41) Cette réserve de Ralet ne porte pas tant sur le plan scientifique que sur l’effet que la pensée historico-critique peut produire sur le plan spirituel. Au final, l’on sent bien que Ralet – lui-même converti à l’islam comme l’indique sa notule biographique – est plus proche de l’« Occidental tourné vers l’Orient » que de l’« Oriental tourné vers l’Occident ».

13 La quatrième contribution représente le point de jonction entre la première partie consacrée à la figure du Prophète vu par des intellectuels musulmans donc, et la seconde, consacrée aux figures féminines de l’islam contemporain. Yasmina Vanalme s’intéresse en effet à la pensée critique de la sociologue marocaine féministe Fatima Mernissi (p. 57-64), notamment à travers son ouvrage Le Harem Politique. Le Prophète et les femmes (Albin Michel, 1987, et non 1983 comme l’indique l’auteur). On y trouve une approche plus ouvertement critique, non pas de la biographie du Prophète en tant que telle (c’est pour le moment une ligne rouge assez difficilement franchissable chez les intellectuels musulmans), mais ses usages – politiques notamment – qui en sont faits. L’auteur de l’article relève également chez Mernissi une critique de l’authentification des Hadiths (P. 59-61), trop nombreux à être canonisés sans suffisamment de précautions.

14 On poursuit sur le thème femmes et/en islam avec l’étude de Latifa El Hamdi, qui s’intéresse cette fois à quatre auteurs de confession musulmane (p. 65-81) : deux théologiens (Tahar Mahdi et Hassan Amdouni), ainsi qu’une auteur-conférencière convertie travaillant dans le milieu de l’éducation (Malika Dif) et une biologiste et intellectuelle marocaine se réclamant du féminisme musulman (Asma Lmrabet). Là encore, la multiplicité des approches – à l’intérieur même de la pensée musulmane – que donne à voir cet article est très instructif pour qui considèrerait encore l’islam européen comme un tout homogène strictement prosélyte et conquérant.

15 Suivent les deux articles sur Tariq Ramadan dont nous avons traité plus haut. Le recueil se clôture par un panorama des « discours économiques de l’islam » par ses leaders et militants (p. 119-130). Le texte apparaît quelque peu isolé par rapport au reste de l’ouvrage, mais c’est peut-être parce que le développement de la finance islamique, représentant un nouveau marché qui essaie de s’adosser à la légitimité du registre

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religieux, est relativement récent. Il n’est donc pas dénué d’intérêt de voir quelles dynamiques il produit au sein de la communauté musulmane européenne et qui sont les acteurs qui soutiennent le développement de ce nouveau secteur d’activité.

16 Le directeur de cet ouvrage clôture en essayant de prévoir ce que peut annoncer le grand mouvement de libération du champ discursif et politique qui s’est produit au Sud, connu sous le vocable de « Printemps arabe », pointant l’importance de facteurs extrareligieux comme l’économie, ou la géopolitique (relations Nord-Sud notamment).

17 Quoique de prétention plus limitée que les manuels d’études de la pensée islamique contemporaine (cités ci-dessus), comme l’indique Dassetto lui-même (en préface p. 6), le présent recueil participe utilement à compléter un peu plus ce tour d’horizon dans lequel se sont lancés de nombreux chercheurs en sciences sociales, spécialisés dans l’étude du monde musulman contemporain, ou dans celle de la présence musulmane contemporaine en Europe.

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Grace Davie, The Sociology of Religion. A Critical Agenda Second Edition London, Sage Publications, 2013, 328 p.

Pierre Lassave

RÉFÉRENCE

Grace Davie, The Sociology of Religion. A Critical Agenda, Second Edition, London, Sage Publications, 2013, 328 p.

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1 Voici la réédition d’un manuel qui fait déjà partie des classiques dans le monde anglophone de la sociologie des religions. Une reprise de texte de quelques années d’écart avec la première édition (2007) mais qui, tout en gardant l’essentiel de la structure et des références initiales, témoigne de la réflexion continue de l’auteur sur les acquis et les limites du paradigme de la sécularisation et sur les voies plurielles de la modernité religieuse dans le monde.

2 L’ouvrage se divise en deux grandes parties : il retrace d’abord les principales constructions théoriques en s’attachant à indiquer leur contexte d’émergence et à préciser leurs derniers développements ; il aborde ensuite une série de thèmes clés qui vont du devenir des Églises historiques aux polarités variées de la religiosité ordinaire. Se définissant comme « agenda critique », le manuel présente les questions majeures que se pose la discipline académique confrontée à un objet, les faits dits religieux, en pleine mouvance à l’échelle des divers continents. Peut-on ainsi parler de retour du religieux dans le monde laissant ainsi entendre qu’il aurait un temps disparu ? Comment comprendre que les questions religieuses soient renvoyées à la conscience privée de chacun alors que l’espace public bruit des affaires invoquées au nom d’un dieu absolu ? Comment expliquer que le culte rendu au même dieu ait engendré ici son oubli et ailleurs des regains de ferveur ? Quel effet peut produire un monde où les cultures et les traditions longtemps séparées se rapprochent et s’interpénètrent selon un rythme toujours plus intense ? La conception occidentale de la modernité issue de la Réforme, de l’humanisme renaissant, de la philosophie rationnelle des Lumières, de l’industrialisation et de l’urbanisation ne s’en trouve-t-elle pas transformée ?

3 Tirant le bilan personnel et collectif d’une vingtaine d’années d’enquêtes et de réflexions sur ces questions, Grace Davie précise d’emblée que ce manuel, principalement destiné au public universitaire, ne traite pas directement des religions dans le monde mais de la manière dont la sociologie les aborde, les décrit, les conceptualise. À cet égard, l’idée que les croyances et les pratiques se référant à des choses sacrées sont menacées d’obsolescence est consubstantielle de la naissance de cette discipline centrale de la connaissance des sociétés par elles-mêmes. D’où sans doute l’influence quasi naturelle du paradigme de la sécularisation sur la façon de saisir les faits religieux, ne serait-ce qu’en les séparant des autres activités sociales, différenciation issue de l’histoire de la modernité occidentale que l’on ne retrouve pas à l’examen d’autres contextes culturels. D’où également, et notamment en regard d’une perspective anthropologique, la relative fragilité épistémique de l’objet religieux pour la sociologie. James Beckford, cité par l’auteur, s’explique ainsi « l’insularité » de la sociologie des religions au sein des sciences humaines.

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4 Mais à l’instar d’autres handbooks parus dans la dernière décennie, cet agenda critique atteste de la vitalité de la « sous-discipline » en question en faisant le lien entre une série de faits qui occupent l’actualité et des explications conscientes de leurs limites et de leurs causes. Plus encore, l’histoire même de la sociologie a partie liée avec le religieux non seulement parce qu’elle s’est construite en l’objectivant à la manière d’une chose sociale parmi d’autres, mais aussi parce qu’elle a placé cette dernière au centre de la logique d’engendrement du lien social tant au niveau des catégories de pensée que des schèmes d’action. On reconnaît là l’influence de Durkheim, premier sociologue à avoir tenté une définition positive de la religion au début du siècle dernier en mettant en avant la puissance d’association propre à l’interdit tant désiré qui préside à tout classement et regroupement social. Outre Durkheim, le manuel s’en tient à Marx, Weber et Simmel comme pères fondateurs. Marx pour avoir situé le sentiment religieux comme illusion sociale historiquement nécessaire, véritable « soupir de la créature opprimée » par les temps de domination d’une classe sur l’autre, mais qui devrait perdre sa raison d’être lorsque les classes auront disparues. Simmel pour avoir plus prudemment décrit les mécanismes modernes de l’individualisation de cette illusion. Et surtout, entre les deux, Weber pour avoir fourni au sociologue d’aujourd’hui les meilleurs outils d’analyse de ce qui se joue autour de la scène religieuse, tant en terme de formes de légitimation collective qu’en termes d’investissements personnels et d’engagements politiques. De là, diverses filiations intellectuelles qui vont se déployer jusqu’à la fin du XXe siècle de part et d’autre de l’Atlantique, les unes plus centrées sur ce que les engagements religieux font à la société, les autres sur ce qui les qualifie en substance.

5 Après la Seconde Guerre mondiale, les sociologues américains semblent avoir la main sur le devenir de la sous-discipline en associant la sécularisation du monde au stade ultime de la modernité. En même temps, leurs enquêtes dans le Nouveau Monde montrent que l’urbanisation des mœurs et des idées s’accompagne d’une vitalité religieuse remarquablement plus grande que dans la vieille Europe et ce quelle que soit la séparation formelle entre les Églises et l’État. Les signes de l’émancipation hors des cadres de pensée et d’action forgés par des millénaires d’assujettissement semblent par contraste nettement plus avancés dans un pays de contrat de laïcité comme la France. Mais les forces hétérogènes qui travaillent une société ouverte aux flux du monde rendent les différences nationales à leur devenir incertain. Des revendications mettant en avant une tradition parmi d’autres, comme le port du voile par certaines collégiennes nées dans des familles qui se reconnaissent dans la religion musulmane, suffisent à ébranler le consensus républicain qui veut que tout signe religieux soit abandonné à l’entrée du collège.

6 Pédagogique, le manuel n’en reprend pas moins les multiples acceptions théoriques de la sécularisation, par exemple, la différenciation croissante des activités sociales, la pluralisation des « structures de plausibilité » (Peter Berger), l’individualisation des rapports aux valeurs (Steve Bruce), l’injonction de plus en plus insistante à l’identification catégorielle de soi (« l’impératif hérétique » selon Berger). Il montre également comment ce paradigme envahissant (pervasive) faillit à son rôle explicatif lorsque certains, ou les mêmes qui l’ont construit, le remettent en cause dans un mouvement de balancier trop simple pour être vrai (desecularization). Les comparaisons entre les continents confirment à tout le moins des voies de sécularisation de plus en plus différentes entre elles. Le type européen, marqué par des Églises à vocation

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universelle et aux racines étatiques, contraste ainsi nettement avec la mosaïque américaine de confessions multiples assemblées autour d’un idéal national commun de « religion civile » (Robert Bellah).

7 Depuis une vingtaine d’années fleurissent sur les décombres des théories de la sécularisation diverses explications de la présence renouvelée des croyances et des appartenances dans le moment contemporain. L’auteur s’appuie à de nombreuses reprises sur l’idée de pluralisation des « modernités religieuses » développée par Schmuel Eisenstadt pour présenter les modèles à causalité multiple qui s’y rattachent. On rencontre ainsi du côté américain une application délibérée des théories du choix rationnel au « marché religieux » (Stephen Warner). Sur un continent où la plupart des habitants croient au divin et souscrivent à des communautés religieuses concurrentes, l’orientation de chacun vers telle ou telle Église est alors censée dépendre des avantages qu’elle lui procure par rapport à d’autres (Rodney Stark, William S. Bainbridge). L’offre de services religieux induit la demande de biens de salut (Roger Finke). Mais de même que le paradigme de la sécularisation marque le pas au-delà de l’Europe, la théorie du choix rationnel convient peu à cette dernière où nombre d’églises sont devenues des lieux touristiques. S’intercalant entre les continents, Grace Davie énonce alors sa théorie de moyenne portée qui consiste à marquer un écart entre la croyance et la participation (Believing without belonging) ou à mettre l’accent sur les phénomènes de délégation religieuse (Vicarious religion), croyances latentes qui se révèlent lors d’événements exceptionnels comme ces églises brusquement remplies à l’occasion des funérailles de la princesse Diana. Dans la même veine de dépassement des apories de la sécularisation, l’auteur évoque les thèses de Danièle Hervieu-Léger qui mettent en évidence la dimension mémorielle de toute pratique religieuse, notamment en régime de modernité avancée.

8 Autant de théories, autant de questions de méthode. L’auteur présente ainsi un panorama de problèmes difficiles à résoudre comme celui de la mesure des délégations implicites de culte qui se révèlent a contrario comme dans le cas évoqué des rites de deuil autour de la princesse Diana. Au-delà de l’inévitable débat entre sondages quantitatifs et descriptions ethnographiques, le panorama s’arrête hélas un peu vite sur la question des rapports entre traditions disciplinaires. Certes se confirme le faible poids de la psychologie des religions dans le monde anglophone, hormis l’enclave psychanalytique, ou bien encore l’empiètement croissant de la science politique sur la sociologie des religions. Mais en dehors du fait que l’ethnographie peut servir de descripteur sociologique, peu est dit des rapports entre anthropologie, histoire et sociologie des religions. Trois spécialités disciplinaires qui se disputent pourtant depuis plus d’un siècle la connaissance empirique des phénomènes religieux. On peut se demander d’ailleurs si l’optique fonctionnaliste qui prévaut dans les théories de la modernité religieuse n’explique pas le peu de cas qui est ici fait de la nature ou de la substance même des engagements taxés de religieux, tous aspects qui mobilisent plutôt le philosophe, l’historien et l’anthropologue. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce qu’on ne trouve pas plus de développement sur les interactions éventuelles, ne fût-ce qu’historiques, entre sociologie et théologie. Sans parler de la réflexion absente ici, mais qui occupe plutôt les anthropologues sur leur rapport de familiarité ou de distance avec l’objet religieux, qu’il s’agisse par exemple de faire le partage entre « athéisme méthodologique » et « agnosticisme méthodologique ».

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9 Après ces quelques considérations de méthode qui concluent la partie théorique suit une série d’approches thématiques qui se recoupent quelque peu avec les modèles explicatifs déjà présentés : religions historiques, minorités actives, fondamentalismes, globalisation, religion au quotidien. Le cas de la montée en régime des groupements et réseaux radicaux est typique de l’approche macrosociologique qui imprègne le manuel. Au-delà de la genèse de ces mouvements de réaction antimoderniste et de la description événementielle de ses manifestations les plus violentes, l’auteur insiste ainsi sur les mécanismes de recharge de certitude qui les fait revivre dans un monde déserté par les grands récits qui donnent sens à la vie humaine et au-delà. Les effets de stigmatisations réciproques que certains analystes des interactions symboliques proches de la Labelling theory sont ici absents du tableau. De même, à propos de la religion vécue au jour le jour, le lecteur ne rencontrera que le jeu des institutions publiques et confessionnelles qui prennent diversement en charge selon les pays les questions de la vie, de la maladie et de la mort. L’allongement de la durée de vie, l’émancipation des femmes, la recomposition des familles ou les questions de la procréation assistée tiennent ainsi lieu de variables d’observation des changements qui affectent les institutions. Mais on peinera à trouver quelques considérations sur la fluidité des croyances de toutes natures pour y déceler la place de ce qu’on appelle le religieux. Point de considération sur les liens éventuels entre croire, vouloir ou devoir. L’optique sociopolitique dominante de cette sociologie des religions anglophone nous vaut cependant d’intéressantes pages de synthèse sur les agencements religieux de l’histoire contemporaine. Il en va ainsi de la reconstitution de la figure symboliquement protéiforme du pape Jean-Paul II, tout à la fois renverseur de murs comme celui de Berlin, apôtre des opprimés et gendarme des mœurs. Il en est également des jeux complexes entre le revivalisme islamique et l’état de laïcité dans des pays émergents comme la Turquie ou l’Indonésie.

10 Attentive à la diversité des situations, l’auteur récapitule pour finir les défis que l’époque contemporaine lance à sa spécialité. Comment ainsi rendre compte de la mobilité des cadres de références qui affectent tant les croyances et les Églises que le regard sociologique posé sur ces dernières ? Comment distinguer les effets réciproques du jeu entre le centre et les marges des institutions en question ? Si l’on convient que cette mobilité s’est accélérée au fil d’un temps marqué par des événements clés comme la révolution iranienne de 1979, la chute du mur de Berlin de 1989 ou la destruction des tours de New York en 2001, comment ne pas s’interroger sur le décalage avec la réalité qu’induit le paradigme trop longtemps dominant de la sécularisation ? La sociologie des religions se trouve ainsi prise dans une sorte de course-poursuite avec le réel (l’auteur utilise la métaphore ludique du Leapfrog Que L’on Peut Traduire Par « Jeu A Saute- Mouton ») Qui En Fait Tout L’intérêt. Le Savoir Avance Ainsi En Sautant D’un Paradigme A L’autre Comme L’a Déjà Montré Thomas S. Kuhn. L’idée De « Modernité Religieuse Multiple » Prétend Ainsi Détrôner Celle De La Sécularisation Du Monde. Les Théories A Moyenne Portée, Telles Celles Evoquées Sur Les Délégations Vicariales Ou Sur L’inscription Des Identités Dans Une Lignée Mémorielle, Indiquent Que Les Jeux Sont Ouverts.

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Gérard Defois, Le pouvoir et la grâce : le prêtre, du Concile de Trente à Vatican II Paris, Éditions du Cerf, coll. « Théologies », 2013, 400 p.

Alain Rauwel

RÉFÉRENCE

Gérard Defois, Le pouvoir et la grâce : le prêtre, du Concile de Trente à Vatican II, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Théologies », 2013, 400 p.

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1 Il est difficile de déterminer la nature exacte de l’essai que consacre à la figure sacerdotale dans la modernité Gérard Defois, archevêque émérite de Lille. Le recours à des textes relevant davantage de la spiritualité que de la doctrine ne permet pas d’y voir un traité théologique systématique. Le regard lucide, mais quelque peu impressionniste porté sur l’insertion sociale du prêtre empêche d’y trouver à proprement parler une sociologie. Et le choix de privilégier des moments considérés comme particulièrement emblématiques ne donne pas à l’historien le continuum qu’il attendrait. Ce pas de côté par rapport aux méthodes disciplinaires n’enlève cependant rien à l’intérêt que peut susciter l’ample panorama de Gérard Defois. Chapitre après chapitre, l’auteur retient quelques figures ou événements ayant donné lieu à un texte reconnu comme « classique » qu’il analyse en détail. Le choc initial est celui du nouveau discours sur le sacerdoce produit par Luther, auquel répondent les élaborations tridentines, reprises et « traduites » par François de Sales. Viennent ensuite les grands noms de l’École française de spiritualité, Bérulle, Jean Eudes, Vincent de Paul, Ollier, décisifs non seulement en leur siècle, mais sur la longue durée, par le biais des séminaires souvent tenus par les Sulpiciens ou les Lazaristes. Le temps des Lumières conduit à relire des auteurs bien oubliés, comme Bergier. De même, l’étude du traumatisme révolutionnaire suscite un regard sympathique sur les décisions des conciles nationaux de l’Église constitutionnelle, vite ensevelies sous le système nouveau du Concordat, mais que Gérard Defois met en relation, de façon très pertinente et suggestive, avec les discours des congrès sacerdotaux de la décennie 1890-1900. Le XIXe siècle ramène vers des modèles mieux connus, Jean-Marie Vianney et Antoine Chevrier, mais aussi vers des textes plus originaux comme le factum De l’état du clergé en France des frères Allignol. Après 1914, on ne voit pas sans sourire l’auteur visiter pieusement la galerie des grands ancêtres de la pastorale moderne : l’abbé Guérin de la JOC, les abbés Godin et Daniel de France pays de mission, le cardinal Suhard de la pastorale de 1949... Et comme on s’en doute, le chapitre final, fort de plus de cinquante pages, porte sur le second concile du Vatican comme « point lumineux » et aboutissement du long itinéraire précédemment parcouru.

2 On l’aura noté : le corpus rassemblé est exclusivement français. C’est évidemment une limite. Sans aller jusqu’aux mondes missionnaires, un minimum de comparaison avec les clergés pléthoriques des Chrétientés du sud, les clergés minoritaires comme celui de l’Angleterre victorienne, la diversité de l’Europe germanique aurait nuancé un certain nombre de diagnostics et ouvert des perspectives que le cadre national bouche d’emblée. De même, s’il est parfaitement légitime de considérer que les Réformes

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marquent une rupture instauratrice, on eût aimé que Gérard Defois fît plus souvent référence aux institutions et aux théologies antérieures, sans lesquelles bien des discours ne se comprennent pas. Il est évident qu’en Chrétienté, toute pensée de la hiérarchie ne peut que se nourrir du dionysisme – mais cette juste observation souffre de n’être appuyée que... par une allocution de Benoît XVI ! Une sentence comme celle de Bérulle selon qui le prêtre est « comme une personne publique tenant le rôle de Dieu » ne fait sens que rapportée aux réflexions scolastiques sur la dialectique du célébrant agissant à l’autel à la fois comme « persona privata » quand il implore miséricorde pour lui et comme « persona publica » quand il intercède au nom de toute l’Église. De même, ramener la formule « sacerdos alter Christus » à la seule École française conduit à manquer le chantier médiéval où s’affine tout le répertoire de références et d’images dans lequel les siècles suivants puiseront à pleines mains. Quant à l’omniprésence du rapprochement entre le prêtre et la Vierge, l’un engendrant le Christ dans les âmes comme l’autre l’a engendré en son sein, on pourra juger que l’ouvrage ne lui fait pas assez justice, malgré les intuitions toujours fécondes de la grande thèse de René Laurentin Maria, Ecclesia, sacerdotium. Ces timidités sont la contrepartie de la démarche rigoureuse à laquelle s’est astreint l’auteur : en avançant méthodiquement, il s’est interdit des excursions qui eussent sans doute été profitables à son lecteur.

3 Pour autant, il est des points particulièrement bien vus. Gérard Defois souligne le rôle fondamental de la sacramentalité de l’épiscopat, très atténuée après le XIIIe siècle : c’est son absence dans l’ecclésiologie qui a réduit les évêques à n’être que des administrateurs, des « préfets violets », dans la mesure où ils étaient (sont ?) seulement les supérieurs hiérarchiques de leurs prêtres, sacramentellement aussi compétents qu’eux. À l’inverse, le retour en force de la sacramentalité à Vatican II conduit à penser tout le système clérical à partir de l’évêque docteur et liturge – ce qui n’entraîne d’ailleurs pas nécessairement la revalorisation du presbytérat espérée par beaucoup dans les années 1960 et explique la postérité ambiguë d’un décret sur les prêtres tardivement approuvé et jamais considéré comme un document phare. La même incertitude est à l’œuvre dans la revendication récurrente d’un retour aux fondamentaux de la tradition sacerdotale contre les errements supposés des novateurs ; Gérard Defois refuse à très juste titre d’y repérer un véritable antimodernisme, puisque le critère, au vrai, n’est pas tant l’alignement objectif sur un modèle institué que le choix subjectif d’une préférence stylistique : une manifestation, donc, d’une primauté du moi aussi « moderne » que possible. Le pouvoir et la grâce donne encore à lire la longue survie de motifs spirituels et moraux : « le prêtre doit être comme le Dieu de l’Église », affirme abruptement Olier ; il « continue l’œuvre de la rédemption sur la terre », dit encore le curé d’Ars ; il est « un sauveur, un autre Jésus- Christ », revendique toujours l’un des « progressistes » du congrès de Reims en 1896. Trois moments, trois milieux aussi différents que possible, mais un discours substantiellement identique. Le postulat de Gérard Defois trouve ici sa justification : l’analyse patiente de textes de natures diverses, choisis pour leur représentativité, met en lumière des complexités qu’une étude de la condition, du statut ou de l’activité n’aurait sans doute pas si bien révélées. Pour l’originalité de son projet, l’intérêt des références retenues, la lecture nuancée qui en est proposée, la résistance méritoire à la tentation du dogmatisme abrupt, la synthèse de l’archevêque émérite de Lille mérite à coup sûr de retenir l’attention.

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Erwan Dianteill (Coord.), Marcel Mauss. L’anthropologie de l’un et du multiple Paris, Presses universitaires de France, coll. « Débats philosophiques », 2013, 203 p.

Carmen Bernand

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Erwan Dianteill (Coord.), Marcel Mauss. L’anthropologie de l’un et du multiple, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Débats philosophiques », 2013, 203 p.

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1 Fondateur de l’anthropologie française, Marcel Mauss a fait l’objet d’un grand nombre d’études suscitées à la fois par le caractère inachevé de ses textes, qui s’ouvrent à différentes interprétations, et par la richesse des informations ethnographiques sur des sociétés primitives (acceptons ici ce terme) qu’il met en rapport avec la modernité. Le sous-titre de ce livre, l’un et le multiple, traduit bien le projet maussien d’étudier l’Homme sous toutes ses variantes culturelles.

2 Ce livre regroupe des textes de chercheurs appartenant majoritairement au laboratoire d’anthropologie culturelle (CANTHEL) dirigé par M. Erwan Dianteill, qui a coordonné l’ensemble. Les auteurs apportent de nouveaux éclairages sur la méthode, le langage, la notion de personne, les techniques du corps, le don et la morale. On y trouve également un texte de Mauss sur Célestin Bouglé, qui n’a jamais été publié depuis 1896 (p. 196-201). Les auteurs ont replacé les idées de Mauss dans le contexte intellectuel de son temps. Ce recueil contient beaucoup d’idées stimulantes aussi bien pour les étudiants d’anthropologie que pour des chercheurs confirmés. Je me limiterai ici à présenter rapidement les différents apports.

3 Le chapitre initial porte sur le célèbre Manuel d’ethnographie, un texte que Francis Affergan appelle à juste titre « paradoxal » puisque Mauss, comme on le sait, n’a jamais fait de terrain mais a travaillé sur les données recueillies par d’autres. Certainement critiquable aujourd’hui, le Manuel reste pourtant un guide, à condition de réfléchir à la signification des notions. Par exemple, l’obsession de la totalité chez Mauss conjointement au souci du détail, la grille d’analyse des données et la pièce maîtresse de cet édifice anthropologique qu’est l’acte d’observer. Que signifie exactement cette démarche ? Quelle est l’importance de la méthode inductive ? L’observation peut-elle s’apprendre ou être enseignée ? Francis Affergan répond à ces interrogations de façon rigoureuse (p. 20-23), et son texte, à son tour, questionne le lecteur sur l’acte d’« observer » qui est aussi au cœur de la peinture et du dessin, et qui s’apprend, même si le meilleur enseignement ne produira pas nécessairement un grand peintre. On peut aussi se laisser guider par l’exposé de ce chapitre pertinent et placer dans un même contexte historique l’induction ethnographique et celle de la littérature policière inaugurée par Edgar Poe. Toujours est-il que ce chapitre mériterait à lui seul un débat et sans doute un autre livre.

4 Alain Pierrot aborde la notion de personne élaborée par Mauss et qui s’est avérée très féconde. À la lumière des recherches récentes, notamment celles de Françoise Héritier, et des connaissances plus fines sur le monde animal, la « persona latina » (et ses diverses répliques) se dilue en faveur de « l’identité » ; on peut aussi avancer que la notion classique est quelque peu bousculée par le « perspectivisme » en anthropologie de Viveiros de Castro et par les réflexions de Philippe Descola sur les « non-humains ». A. Pierrot trace un panorama ethnographique général de la « personne » et rappelle que le masque n’est pas seulement emblème lignager mais aussi dissimulation.

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5 Cécile Leguy part de la prière comme pratique langagière pourvue d’efficacité. La manière de dire, les nuances, l’intonation, font de la parole un déclencheur. Je ne partage pas ici l’opinion de Stephen Headley rapportée par l’auteur de ce chapitre, pour lequel la « prière » est un départ manqué (p. 77). C’est oublier l’importance qu’a eue dans la recherche anthropologique le texte de Claude Lévi-Strauss sur l’efficacité symbolique (à propos du chamanisme amérindien) et le traitement remarquable de cet aspect « performatif » dans la sorcellerie de la Mayenne contemporaine étudiée par Jeanne Favret-Saada dans les années 1970. Les techniques du corps sont traitées par Marie-Luce Gélard. C’est sans doute un des aspects les plus difficiles à analyser par l’observation directe. D’abord parce que ce que nous appelons « corps » possède d’autres acceptions. Mauss regrettait déjà n’avoir insisté que sur les instruments. Le corps pourtant l’est aussi comme le prouve, parmi d’autres manifestations cinétiques, la danse. Pour répondre à la question posée, à savoir, quel a été l’avenir de cette thématique, il faut se tourner vers le cinéma. Philippe Chaudat aborde Mauss sous l’angle de l’économie. Il montre bien, par une contextualisation historique nécessaire, l’émergence d’une pensée qui s’intéresse principalement aux relations sociales au sein du marché. L’auteur rappelle la diversité des transactions économiques et le caractère pluriel des modes d’organisation de l’économie, points qui constituent probablement l’apport principal de Marcel Mauss à la théorie économique et qui inaugurent un débat important entre les partisans de l’économie politique marxiste et les formalistes, qui diluent l’économique dans le social (p. 111). Ph. Chaudat rappelle la dimension engagée de Mauss dans le socialisme, et sa critique de l’accumulation, promue à un grand avenir puisqu’elle annonce la contestation du modèle de la consommation dans les années 1960.

6 La dimension morale dans l’œuvre de Mauss est traitée par Simone Bateman, qui insiste sur le caractère collectif du travail et l’importance de la transmission. Signalons cet aspect, qu’elle illustre par une citation de Marcel Mauss, au lendemain de la Grande Guerre, lorsqu’il constate, en se référant à ses anciens élèves décimés, que « Le meilleur de ce que j’avais pu transmettre de moi-même disparaissait avec eux » (p. 146). Aujourd’hui, où la chaîne de la transmission paraît grippée, il paraît urgent de reparler de cet héritage de l’effort collectif, qui est une question anthropologique, morale et politique.

7 La magie, si importante dans l’œuvre de Marcel Mauss, ne pouvait pas manquer dans ce panorama sur ses théories anthropologiques. C’est Erwan Dianteill qui aborde la question tant débattue (à propos du hau) des aspects magiques contenus dans l’acte de donner. Si son texte est avant tout théorique, puisqu’il discute les interprétations de Claude Lévi-Strauss et de Maurice Godelier au sujet de l’esprit de la chose donnée, ses arguments sont sous-tendus par le terrain qui révèle que l’obligation n’est pas un impératif moral, mais exprime la crainte des conséquences spirituelles du refus de donner (p. 173). Enfin, Bernard Valade introduit le texte inédit de Marcel Mauss et la discussion sur le rapport de la sociologie à la psychologie. Cette dernière partie nous laisse un peu sur notre faim, mais peut poser les bases d’une réflexion plus approfondie, notamment la place, dans ce « champ » intellectuel, de personnalités comme Le Bon, Tarde ou Lazarus. Le thème des relations entre la psychologie et la sociologie est loin d’être épuisé et l’histoire de l’anthropologie passe très rapidement sur la psychologie « du peuple » et sur les contextes d’énonciation. La pensée de Marcel Mauss, comme cet ouvrage le montre brillamment, n’est pas obsolète, pour utiliser une

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expression de notre époque. Bien au contraire, elle fonctionne toujours comme un héritage précieux et renouvelable. C’est pourquoi on ne m’en voudra pas trop si je dis que Mauss se trompe lorsqu’il affirme que la psychologie de Wundt a eu plus d’influence « dans la sociologie que l’œuvre de Simmel, qui n’en est encore qu’à l’introduction » (p. 201).

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Fred M. Donner, Muhammad and the Believers: At the Origins of Islam Cambridge, Massachussets, The Belknap Press of Harvard University Press, 2010, 280 p.

Hassan Bouali

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Fred M. Donner, Muhammad and the Believers: At the Origins of Islam, Cambridge, Massachussets, The Belknap Press of Harvard University Press, 2010, 280 p.

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1 Le livre de Fred Donner est un événement historiographique important dans le champ des études portant sur l’histoire des débuts de l’Islam. Comme le titre le laisse à penser, il ne s’agit pas d’un énième livre sur le Prophète Muhammad (citons à ce titre la biographie classique de Montgoméry Watt en deux volumes, Muhammad at Mecca, 1953 ; Muhammad at Medina, 1956). L’historien américain, professeur à l’Université de Chicago, propose au contraire, dans ce livre composé de cinq parties, une histoire du mouvement religieux fondé par Muhammad.

2 Le premier chapitre pose, comme il est traditionnellement de mise, le cadre politique, religieux et culturel dans lequel l’Islam est apparu. L’Orient est alors dominé par les deux « superpuissances » de l’époque, l’Empire perse sassanide et l’Empire byzantin. C’est dans le Hijâz, plus précisément à La Mecque, dans la tribu de Quraysh, au sein de cette Arabie située « entre les deux superpuissances » que Muhammad serait né vers 570.

3 C’est autour de 610 qu’il aurait reçu la première révélation de la part de l’Archange Gabriel, d’après les sources narratives islamiques. Il doit néanmoins attendre l’année 8/630 pour entrer victorieusement dans sa cité natale, La Mecque. Faut-il pour autant prendre pour argent comptant les informations données par les sources musulmanes ? Fred Donner rappelle ainsi les problèmes spécifiques de ses sources, lesquelles sont toutes tardives et postérieures aux faits évoqués. Cela ne facilite donc en rien l’accès au Muhammad historique (Sur cette question, on peut se reporter à l’article de F. E. Peters, « The Quest of the Historical Muhammad », International Journal of Middle East Studies, vol. 23, no 3, 1991, p. 91-315). Beaucoup de questions cruciales restent de fait sans réponses pour l’historien moderne : « Pourquoi les païens de Médine se rallièrent-ils si rapidement au message de Muhammad alors que les Mecquois le rejetèrent vigoureusement ? Quel était le statut de Muhammad à Médine ? Quelles relations entretint-il avec les Juifs de Médine ? » (p. 52). En dépit de ce constat, Fred Donner n’en demeure pas moins convaincu que la trame des événements se base sur des faits historiques.

4 Pour dépasser le cadre idéalisé esquissé par les akhbârs (récits/traditions), une source de choix s’avère indispensable pour retracer les caractéristiques du mouvement religieux fondé par Muhammad, le Coran. Suivant cette lecture, Donner réfute l’utilisation anachronique du terme de musulman, qui apparaît environ soixante-dix fois dans le Coran. Il faut lui préférer celui de Croyant, présent plus de mille fois dans le texte sacré de l’Islam. C’est à la faveur des traditionnistes que le premier terme se serait imposé un siècle après la mort du Prophète. Là encore, c’est le Coran qui sert de point d’appui à la démonstration étymologique de Donner, tout en déterminant les bases de la croyance du mouvement de Muhammad : « Vertueux sont ceux qui croient en Dieu et

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au jour dernier, aux Anges, au Livre et aux prophètes, qui donnent pour l’amour de Dieu des secours à leurs proches, aux orphelins, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents et à ceux qui demandent l’aide, et pour délier les jougs, qui observent la prière, qui font l’aumône. » (Coran 2 : 177, p. 63)

5 L’hétérogénéité confessionnelle est par ailleurs un autre trait saillant du mouvement des Croyants. À suivre Donner, rien ne permet d’affirmer qu’il se soit perçu comme un groupe religieux distinct des autres communautés monothéistes du Proche Orient.

6 Le troisième chapitre revient sur l’expansion du mouvement des Croyants. Les conquêtes de La Mecque puis de Taïf, sous l’impulsion de Muhammad qui a su agréger des forces suffisantes autour de lui, signent le véritable point de départ de cette expansion territoriale (voir l’ouvrage pionnier de Fred Donner, The Early Islamic Conquests, 1981). Sa mort en 632 laisse néanmoins un vide considérable, poussant certaines tribus à faire sécession. C’est dans ce contexte tumultueux qu’Abu Bakr est nommé Commandeur des Croyants, l’étymologie du mot « amir » (commandant) révélant d’ailleurs, à bien des égards, le caractère militaire de la charge. La Umma sort finalement renforcée de ces guerres de la Ridda (mouvement d’apostasie qui s’est développé en Arabie après la mort du Prophète), notamment grâce au rôle déterminant de Khalid b.Walid, un converti tardif. Médine devient, dans ce contexte, la capitale d’un proto-empire, sa souveraineté s’étendant à toute la péninsule arabique, au point d’atteindre les frontières sassanides et byzantines. Ces dernières servirent par la suite de points d’appui aux conquêtes des règnes de Umar puis de Uthmân. Fred Donner bat d’ailleurs en brèche la thèse de la « conquête violente » du Croissant fertile. Plusieurs arguments jouent contre ce modèle qui a tant prévalu dans l’historiographie. C’est particulièrement le cas de l’archéologie, qui témoigne du faible nombre de destructions dans les cités du Proche-Orient. L’œcuménisme du nouveau mouvement religieux lui permit, en vérité, d’être bien accueilli, en des lieux où le monothéisme était solidement implanté. Dans ce cadre, les conquérants arabes se présentèrent certainement comme les promoteurs d’un monothéisme réformé, et non pas comme les tenants d’une véritable révolution religieuse. Ce qui expliquerait l’accueil favorable qui fut généralement octroyé au mouvement des Croyants. Des questions demeurent néanmoins sans réponses certaines. Comment la prétention du statut prophétique de Muhammad fut-elle reçue et comprise par les communautés juives, chrétiennes et samaritaines du Proche-Orient ? Les sources chrétiennes contemporaines à la conquête islamique apportent un semblant de réponse. Elles qualifient Muhammad de leader ou de roi par exemple. Ce n’est que dans la seconde moitié du VIIIe siècle, que ces mêmes sources précisent que les partisans de Muhammad le désignent comme un Prophète. La documentation relative à la shahada (profession de foi) donne également un éclaircissement notable. La seconde partie de cette profession de foi, qui affirme que « Muhammad est le Messager de Dieu », est complètement absente des sources les plus anciennes. Seule la première partie, celle qui atteste qu’« il n’y a de Dieu que Dieu » (p. 112) est présente dans ces sources. L’auteur y voit le reflet du pragmatisme des Croyants arabes, qui n’ont gardé que la première partie, afin de rendre leur message plus acceptable aux communautés juives et chrétiennes du Proche-Orient.

7 L’enquête se focalise ensuite sur la période 655-692 (34/655-73/692), marquée par une lutte acharnée pour le pouvoir, dans le cadre des deux premières fitnas (discordes). Sans écarter les facteurs socio-économiques qui ont pu mener à ces troubles, Donner reste persuadé que la piété en est l’élément le plus déterminant. C’est à l’issue des

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accusations d’innovation et d’impiété que le Commandeur des Croyants Uthmân est assassiné en pleine cité de Médine, sans que les habitants de la « cité du Prophète » interviennent pour empêcher cet acte. C’est aussi au nom de la piété que la lutte pour le pouvoir sera orchestrée par la suite. Les Kharijites, qui représentent selon l’auteur le mouvement le plus représentatif de ce que pouvait être l’Islam premier, considéraient par exemple que le pouvoir ne pouvait revenir qu’au plus pieux des Croyants. Le principe de la précellence en Islam pour prétendre au pouvoir suprême est tout aussi révélateur, tout comme celui de la légitimité de la famille du Prophète. L’échec de ces vues, à la suite de la victoire de Mu’awiya, explique la recrudescence de la lutte, à la mort de celui-ci. Ce n’est qu’en 692 (73/692), que les Omeyyades parviennent à vaincre l’anticalife Ibn al-Zubayr, non sans avoir manqué auparavant d’éliminer al-Husayn, le petit-fils du Prophète.

8 Le livre se clôt sur un chapitre qui analyse l’évolution religieuse du mouvement des Croyants. Le calife omeyyade Abd al-Malik (voir le petit ouvrage biographique de Chase F. Robinson, ‘Abd al-Malik, 2007) semble avoir joué un rôle fondamental en la matière. Il reprit à son compte l’agenda des Croyants, qui fut interrompu, au gré des deux guerres civiles. Les conquêtes orchestrées sous son égide sont révélatrices de cet état d’esprit. Profondément marqué par l’eschatologie et l’arrivée imminente du Jugement dernier, Abd al-Malik entendit, par cette politique d’expansion, établir l’ordre de Dieu sur terre et devenir de ce fait le dernier souverain vertueux. Khalifat Allah (lieutenant de Dieu) devint, à cette occasion, la titulature privilégiée pour désigner le Commandeur des Croyants. Ce concept coranique s’impose ainsi au détriment de celle de Amir al Mu’minin pour affirmer la légitimité de la dynastie régnante. C’est aussi à ce moment-là que l’œcuménisme, qui avait tant caractérisé le groupe religieux jusqu’alors, prend une nouvelle orientation grâce à une redéfinition des mots-clés. Les termes de « musulman » et de « croyant » qui étaient jusque-là marqués par une subtile différence, deviennent alors synonymes. Tout porte à croire qu’il s’agit d’une réaction à la non-reconnaissance du statut prophétique de Muhammad, par les communautés monothéistes du Proche-Orient. On observe en tout cas, une amplification de la figure prophétique de Muhammad dès le dernier quart du VIIe siècle ; c’est particulièrement vrai dans la documentation officielle, mais aussi, dans les hadiths (traditions prophétiques) en voie de circulation. La construction du Dôme du Rocher semble aussi s’inscrire dans cette affirmation d’une identité strictement musulmane qui marque sa différence, à titre d’exemple, avec le christianisme nestorien : « Les inscriptions du dôme du rocher incluent une sélection particulièrement marquée de versets, pour affirmer le rejet total de la doctrine trinitaire, et renforcer ainsi l’inviolabilité de l’unicité divine. [...] Il semble clair qu’Abd al-Malik et ses conseillers souhaitèrent délivrer un message puissant [...] en reconsidérant le statut des Chrétiens dans la Communauté des Croyants. » (p. 213)

9 La question des pratiques cultuelles interroge aussi l’auteur. S’il ne fait aucun doute que les rites du mouvement des Croyants remontent bien à l’époque de Muhammad, il n’en reste pas moins que des pratiques, telles que la prière ou le pélèrinage semblent avoir connu certaines évolutions.

10 Le livre de Fred Donner ouvre d’importantes perspectives historiographiques pour comprendre l’islam des origines. L’historien y développe les idées qu’il a de longue date promues dans ses travaux (voir Donner, Narratives of Islamic Origins, 1998 ; voir aussi son article « From Believers to Muslims: Confessional Self-Identity in The Early Islamic-

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Community », Al-Abhath 50-51, 2002-2003, p. 9-53). Ce livre poursuit également la réfutation des thèses du courant révisionniste, dont le chef de file, John Wansbrough (suivi par ses élèves P. Crone et M. Cook, auteurs du fameux et non moins controversé Hagarism The Making of The Islamic World, 1977), a promu les idées, en considérant l’histoire des origines de l’islam comme l’histoire mythique et tardive d’une secte juive qui a utilisé les outils de l’Ancien Testament pour s’approprier un passé inventé. Wansbrough critiqua ainsi, de manière radicale les « convictions courantes » (cité par Françoise Micheau, Les débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, p. 105) qui circulaient sur l’histoire du Coran, en considérant le texte sacré des Musulmans comme un ensemble de logias d’origines diverses (Wansbrough, Quranic Studies, 1977) fixé au plus tard à la fin du IIe siècle de l’Hégire. Le livre de Donner s’attache donc à prouver le contraire. Non, le Prophète Muhammad n’est pas qu’une simple invention fictive. Non le texte coranique n’a pas été fixé à une date aussi tardive que celle proposée par Wansbrough ; il a au contraire été scellé très tôt, au VIIe siècle de l’ère chrétienne. Oui, une histoire des débuts de l’Islam est possible. Comment y aboutir ? L’usage du Coran en tant que source, est un élément crucial de la méthodologie de Donner. En prenant le parti d’affirmer que le Coran a été fixé très tôt, dès le VIIe siècle, Fred Donner affirme donc qu’il est possible d’utiliser le texte sacré de l’Islam, pour tenter de comprendre le mouvement religieux des Croyants. Les sources chrétiennes, mais aussi l’archéologie, permettent aussi de retracer les contours historiques du mouvement de Muhammad. À ce titre, le livre de Fred Donner s’inscrit pleinement dans une démarche propre à l’anthropologie religieuse, ce qui est un fait notable, du fait même de l’indigence de cette dimension, dans l’historiographie des débuts de l’Islam. Un autre point fort du livre de Donner est à noter. Il est illustré par quelques photographies intéressantes (des pièces de monnaie, une photographie de la Kaaba, celles de vestiges chrétiens), et des versets coraniques intégrés au texte pour étayer l’argumentation. Deux appendices qui portent respectivement sur une traduction de la Charte de Yathrib et sur les inscriptions coraniques du Dôme du Rocher sont donnés à la fin de l’ouvrage. La bibliographie, qui suit un cheminement propre aux différents chapitres du livre, est commentée. C’est somme toute un ouvrage destiné à tout type de public et qui mériterait une traduction en français.

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Pierre Dubois, Un prêtre français au Chili. 50 ans au service du monde ouvrier Préface de Mgr Marc Stenger Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2012, 335 p.

Michael Löwy

RÉFÉRENCE

Pierre Dubois, Un prêtre français au Chili. 50 ans au service du monde ouvrier, Préface de Mgr Marc Stenger, Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2012, 335 p.

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1 Suite à l’encyclique Fidei donum (1957) de Pie XII et, plus spécifiquement, la lettre de Jean XXIII au Cardinal Liénart (1961), des centaines de prêtres français sont partis en Amérique Latine, pour consacrer leurs vies aux pauvres. Parmi eux, Pierre Dubois (1931-2012) qui deviendra aumônier de l’Action Catholique Ouvrière (MOAC) au Chili, et missionnaire dans différentes poblaciones (bidonvilles ou banlieues pauvres) près de Santiago. Ce livre est composé des lettres à sa famille, bientôt transformées en « Circulaires aux amis », qui racontent de 1963 à sa mort, au jour le jour, ses activités religieuses et sociales. Il s’agit donc de documents « bruts », qui témoignent de l’évolution d’une religiosité européenne confrontée aux réalités d’un pays du Sud. Si, au début, sa principale préoccupation est « l’évangélisation du monde ouvrier », assez rapidement sa perspective va changer : comme le dit un document qu’il a signé avec des centaines d’autres prêtres français d’Amérique Latine (1966), « envoyés pour travailler à l’évangélisation, nous avons été évangélisés ». Un des changements les plus importants est enregistré dans une de ses circulaires (mars 1971) : chez les prêtres et encore plus chez les religieuses se développe la conviction qu’il faut revoir rapidement la manière d’agir – « il ne faut plus créer des organisations à part, entre catholiques, mais participer au maximum aux organisations de la communauté humaine en général ».

2 Il est intéressant de constater que Dubois n’a pas été concerné par les évolutions plus radicales du catholicisme au Chili, notamment au début des années 1970 : ni les partis politiques chrétiens de gauche (MAPU, Izquierda Cristiana), ni le mouvement Cristianos por el Socialismo, ni la théologie de la libération ne sont mentionnés dans ses « Circulaires ». Mais il va suivre son propre chemin de « radicalisation », notamment pendant les années 1980, quand la répression du régime dictatorial du général Pinochet s’acharne contre les habitants de la poblacion La Victoria, dont il était devenu le curé, avec l’aide d’un autre prêtre français, André Jarlan. Les deux Fidei donum sont des partisans convaincus de la résistance antisystémique non violente ; selon une formule d’André Jarlan que son ami Dubois citait souvent, « On n’arrête pas le capitalisme par un fleuve de sang, mais en coupant le fleuve d’argent qui l’alimente ». La tentative des deux prêtres de protéger les habitants contre la répression conduira, en 1984, à l’assassinat, par les carabiniers, d’André Jarlan, et, en 1986, à l’expulsion de Pierre Dubois du Chili. Ces événements dramatiques auront un impact considérable en France, mais cet aspect est peu documenté dans le livre. À ce moment, Dubois donnera un interview au journal La vie mutualiste (décembre 1986), qui reprend, à sa manière, certains thèmes de la théologie de la libération : « Notre action a nécessairement des conséquences politiques. Mon but, c’est de rendre le peuple solidaire, qu’il ne soit pas à genoux en attendant l’aumône, mais debout et prenant la responsabilité de son destin ».

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3 Après la fin de la dictature, Pierre Dubois revient au Chili (1990) où il est reçu avec enthousiasme par ses paroissiens de La Victoria. Le Président (socialiste) Ricardo Lagos lui attribue la nationalité chilienne en 2001.

4 Le livre est enrichi par divers documents du Comité épiscopal France Amérique Latine (CEFAL) et par un intéressant album de photos, où l’on voit la foule devant la cathédrale au moment des obsèques d’André Jarlan, des policiers effaçant un mural populaire en hommage à André Jarlan à La Victoria, Pierre Dubois s’interposant entre les carabiniers et les manifestants (il sera tabassé et arrêté par la police), ainsi que... Jean Paul II reçu par le général Pinochet lors de sa visite au Chili (1987).

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Audrey Duru, Essais de soi. Poésie spirituelle et rapport à soi, entre Montaigne et Descartes Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2012, 509 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Audrey Duru, Essais de soi. Poésie spirituelle et rapport à soi, entre Montaigne et Descartes, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2012, 509 p.

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1 Au principe même de la mystique, accomplissement le plus radical de la spiritualité occidentale, les travaux de Michel de Certeau ont posé avec force la question du sujet, celui qui dit volo dans le temps même où il s’engage dans l’impossible quête de son dieu. Paradigme fondateur qui consacre le régime de la subjectivité comme opérateur décisif de l’événement mystique. Aux frontières de celui-ci, mais en son champ de gravitation, la poésie spirituelle des années 1580-1640 – dont les auteurs sont des laïcs de mouvance réformée ou catholique – invite à une réflexion approfondie sur le statut du sujet de l’écriture et de son énonciation. Entre les Essais de Montaigne, dont la figure centrale est l’individu en ses « singularités accidentelles », et le « je » du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques de Descartes qui (se) pense comme sujet du cogito, Audrey Duru analyse le « rapport à soi » qui sous-tend l’écriture de ces poèmes, et les « figures de la subjectivité » qu’ils proposent. D’emblée, l’auteur, dans cet ouvrage en tous points d’une rigueur et d’une richesse remarquables, définit le « rapport à soi » comme s’instituant sur la ruine du « moi », loin donc de toute valeur dont la créature ferait son héritage en propre. Mais ce rapport « s’accomplit en accédant à l’altérité au plus intime de soi ». Le « je », le « dire je », qui organisent l’écriture poétique de cette génération d’auteurs spirituels, sont ainsi interrogés au plus près de leur capacité à « inventer », à proprement parler, une modalité de sujet qui se distingue de la notion d’individu, sans encore valoir comme sujet autofondé par sa raison même. Nulle référence évolutionniste ici : mais la proposition d’un champ épistémologique assez singulier et maîtrisé pour participer de cette « sécularisation du christianisme » qui signe en effet le destin paradoxal de la spiritualité.

2 Il reste que « l’élaboration de la subjectivité » dans la poésie chrétienne ne relève pas d’une seule et même écriture et chaque « auteur » d’un seul et même statut dans le dire- je qui le qualifie. Si la référence au je, précise A. Duru, « n’est pas pensée comme concept », il faut donc en « problématiser » les configurations. Le rapport à soi se joue dans un ensemble de relations qui se tissent entre le « je » énonciateur, le « je » locuteur, le « je » support de l’expérience de soi-même, et qui fondent « les enjeux individuels et collectifs » de « l’exercice de subjectivation ». C’est de ce vaste réseau de polarités que l’écriture de ces poèmes a charge de maintenir la tension. Et cela ne se peut que si cette écriture-là, qu’elle soit d’extase ou d’humilité, de pénitence ou de triomphe, est tension pure. L’auteur désigne ici une exigence propre à la poétique spirituelle, et commune aux auteurs aussi différents que A. Mage de Fiefmelin le Réformé, Pierre de Croix le mystique, et Claude Hopil le poète du pur amour. Si, note Audrey Duru, « en contexte social, le rapport à soi est toujours singulier » et participe toujours d’un ancrage historique, ce qui qualifie l’ensemble de cette production poétique est le statut commun de la langue. Telle poésie est en effet acte de langage, discours spirituel performatif à la première personne du singulier, et protestation d’une parole qui va de l’élancement lyrique le plus accompli à la projection d’un cri ou

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d’un gémissement en leur nudité même, cette « extase blanche » qu’avait ainsi nommée Michèle Clément. La poésie spirituelle, en cette génération à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, multiplie les signes, les images, les symboles, bref, le registre infini des signifiants, et mobilise cette abondance pour signifier « un secret », pour « énoncer une énigme ». Car telle « mise en scène de l’interprétation » n’a pas pour effet de délivrer un moment de vérité, de dévoilement, mais, au contraire – et cela est capital pour l’intelligence de ce qui se joue dans le déploiement de la subjectivité – de produire un mystère. Interprétation « déceptive », note A. Duru, « qui suggère un mystère généralisé ». Mais si Dieu, en effet, ne peut se dire, qu’en est-il du « je » qui dit cet indicible ?

3 La poésie d’André Mage (L’Image d’un Mage ou Le Spirituel d’A. Mage, 1601) témoigne sans doute de l’expérience la plus aboutie d’une abondance d’images portant le langage « à la limite de ses capacités de représentation », par quoi ce qui est désigné dans cette écriture poétique, n’est plus en effet « ni Dieu ni l’être, [mais] le mécanisme même d’abolition du signe » : les signes sont portés à insignifiance par leur abondance même. Plus encore : ils « dénotent l’absence d’être » – « l’absence de Dieu ». L’auteur rappelle opportunément que Calvin récusait « l’existence d’un lien entre signe et référent ». Aussi bien l’acte poétique de Mage se fonde-t-il sur ce paradoxe, de « laisser l’être innommé » dans le mouvement même qui mobilise un foisonnement de signes. La « rage se signifier » se déploie en énigme. Car l’abondance rhétorique ne tend pas à dire la « plénitude » du divin, mais au contraire « l’inconsistance, l’éphémère » du monde, qui ne peut accéder à une pure diction de Dieu. Pour le poète Réformé, selon l’heureuse expression d’Audrey Duru, « les symboles de l’évanescence indiquent l’évanescence du symbole ». La parole poétique de Mage porte effacement de la représentation de Dieu. Qu’en est-il alors du poème ? Il est « écriture de soi », et par cette écriture, cette parole intime, par « la puissance et la nécessité » de cet acte locutoire, le je apparaît comme la seule issue désirable par quoi le divin se nomme. Mage paraphrase les Psaumes, « l’un des hypertextes majeurs des poèmes chrétiens ». Soumission au Texte ? Poème de la servitude volontaire ? Non : « apprentissage d’une forme de liberté », propose A. Duru, dans cette parole poétique tout entière assumée comme vérité du je lui-même. Parole qui dit la pénitence comme sa propre dégradation – cri, on l’a vu, et plainte. Le psaume de pénitence se réduit ainsi à « l’acte illocutoire », et son écriture est « poésie de l’impossible poésie ». Subversion de la poésie. Cette parole qui se fait cri « sous-tend un vouloir-dire ». Plus est radicale la mise en crise de la parole, plus elle témoigne d’une expérience singulière de Dieu. Plus elle est « parole personnelle ». Le « je », selon A. Duru, est alors cela même : la personne. Non quelque sujet autonome et autofondé, mais celui-là qui, dans la pénitence, cette « adresse individuelle et ordinaire à Dieu », se livre et s’assume comme « figure juridique en situation d’aveu ». Ce que dit ici le poème, c’est qu’il n’est de « sujet » qui ne soit coupable. Le « moi » est haïssable, écrivait Pascal. « Le j moy e plaide coupable », dit Mage héritier du premier âge de la Réforme. Le je est la faute.

4 En ce discours à la première personne, le poème spirituel devient cette « parole absolue » qui est en même temps, et par là-même, discours de l’expérience subjective. À l’inverse de Mage, Pierre de Croix, en son Miroir de l’amour divin (1608), ne nie pas la capacité du symbole à signifier Dieu, quand même Dieu, acte pur et omniscient, excède toute représentation. L’abondance des signes « disent le Tout de Dieu et le Rien du monde », « le rien du je ». L’anéantissement « vaut » déification. Comme « signe

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insignifiant », je est, à proprement parler, selon l’auteur, « absent du poème ». Comme il l’est, à cet égard, de la mystique du pur amour, où, tout moi et amour-propre forclos, le sujet peut enfin se dire comme « déifié ». Sujet éthique, propose l’auteur, dont la parole personnelle « construit une intériorité », ce retour sur soi dont la poésie spirituelle est la langue d’exception. Là, en ce verbe performatif seul capable, par la puissance du désir qui s’y énonce, de dire l’en moy, la volonté humaine et la volonté divine entrent en concordance. L’une est l’autre aussi bien, « Dieu davantage en moi que moi-même », et moi pleinement inscrit en mon dieu. L’en moy est ainsi ce point fixe, ce centre de gravité où s’opèrent « la dépossession du soi par la plus totale extériorité », et « la plus intime découverte de l’intériorité ». La notion de personne est alors requise pour énoncer cette neuve figure du sujet avant le cogito. La personne, ce « paradoxe absolu » qu’analyse Emmanuel Housset (La vocation de la personne, 2007), « ce qu’il y a de plus universel et de plus individué ».

5 De l’abondance des images à l’ascèse de l’énoncé, Claude Hopil, poète du pur amour, traverse toute l’épaisseur du langage pour produire une « locution pure », proche d’une ligne musicale comme il en irait d’une « communication angélique ». Du pur amour qui s’énonce comme tension entre anéantissement de soi et absence de Dieu, Les Divins eslancemens d’amour ou Les doux vols de l’ame sont le témoignage le plus éclairant. Ils participent du désir de fonder une communication idéale « qui serait abstraite des signes », confirmant la singularité de la poésie spirituelle d’être cette lutte incessante contre les signifiants, qui « recouvrent l’être », loin de le dévoiler. C’est en cette critique radicale du langage que s’entend le sujet en son écriture. Ce qu’Audrey Duru appelle une « subjectivité énonciative », ou « subjectivité impersonnelle » et que, dans son ouvrage Théologies poétiques de l’âge baroque – La Muse chrétienne (2006, cf. ASSR, 138), Christophe Bourgeois identifie au principe de l’« excès de silence » par saturation et exténuation des verbes, chez Hopil, ou de ce que Pierre de Croix nomme « conceps », ces éclats poétiques seuls capables de « représenter » les passions. Cette subjectivité est revendiquée par Hopil, en son statut de poète lettré et parlant « de soi » : « Je n’ai pas, à vray dire, exposé les paroles des Cantiques, mais je me suis seulement expliqué moy- mesme par les paroles des Cantiques ». Peut-on aller jusqu’à dire, comme le propose l’auteur, que le je de Hopil est ici « anonyme » ? Peut-être, si l’on entend par là qu’il définit un statut de locuteur valant pour tout autre en même travail d’écriture spirituelle et semblablement « abstrait des accidents historiques et individuels ». Distinction « subtile », convient cependant l’auteur. Il reste que ce « discours de la personne » introduit à l’expérience spécifique et singulière de la dévotion à Dieu. Et telle expérience s’établit au plus profond d’un « espace intérieur » – espace de la « subjectivité » – où, selon la formule de l’auteur, « le je accède à lui-même » en même temps qu’il s’engendre d’un « monde intérieur obscur ». Si Audrey Duru précise bien qu’il n’est pas ici question de glisser vers une théorie de l’Inconscient, du moins est-on assuré que la poésie spirituelle, par l’éradication du « moi », la mise en échec de la symbolisation, et, notamment chez Hopil, par la référence à la théologie négative, participe de l’institution du sujet comme capacité à « maîtriser le soi », ce désordre du monde, et « accueillir la grâce », ce don gratuit d’altérité.

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Ronald Dworkin, Religion without God Cambridge, Massachusetts, and London, England, Harvard University Press, 2012, 180 p.

Jean-Louis Ormières

RÉFÉRENCE

Ronald Dworkin, Religion without God, Cambridge, Massachusetts, and London, England, Harvard University Press, 2012, 180 p.

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1 Décédé peu avant la publication de ce petit livre au titre quelque peu paradoxal, mais au contenu fort stimulant, Ronald Dworkin, philosophe américain de premier plan remarqué pour ses importants travaux sur la théorie du droit dans le sillage d’Isaiah Berlin avant de se consacrer à la philosophie politique et d’élaborer une théorie libérale de l’égalité, nous livre ici, en trois chapitres, ses réflexions sur la religion et la présence ou l’absence de Dieu dans la religion.

2 Dans son premier chapitre, intitulé « Athéisme religieux ? », l’auteur, s’appuyant sur les déclarations ou citations diverses de personnalités célèbres connues pour leur athéisme tels qu’Albert Einstein, le poète Shelley ou le philosophe William James, invite le lecteur à ne pas se satisfaire d’une opposition qu’il juge trop simpliste, trop caricaturale, entre personnes de religion et personnes sans religion. Si tous ces illustres personnages affirment ne pas croire en un Dieu « personnel », ils croient néanmoins en une « force » dans l’univers « plus grand que nous ne sommes ».

3 R. Dworkin remarque dès lors que croyants et non-croyants partagent un sentiment d’émerveillement. Ne ressentent-ils pas la même sensation à la vue d’une nature aussi grandiose et saisissante que le Grand Canyon ? N’éprouvent-ils pas la même angoisse en observant un ciel étoilé face à l’étendue de l’univers ? Einstein tout en se disant athée se considérait comme un homme profondément religieux, préférant adopter une attitude d’humilité correspondant à la faiblesse de notre compréhension intellectuelle de la nature et de notre propre être.

4 De même que l’on croit en un Dieu personnel ou que l’on soit un agnostique, nous nous soucions les uns et les autres de vivre en accord avec nos valeurs morales et en traitant les autres avec décence.

5 Dans le second chapitre (L’Univers), l’auteur examine les différentes valeurs religieuses de la beauté céleste qui ont influencé Albert Einstein et nombre de ses collègues. Pour les théistes, l’auteur de cette beauté ne peut qu’être un Dieu : seul un Dieu a pu délibérément créer ce site spectaculaire qu’est le Grand Canyon. Mais un athée, tout en étant aussi sensible à ce site considère qu’il est le fruit d’un processus évolutionnaire global qui lui confère une émotion particulière.

6 Deux questions dominent ce chapitre, d’une part, quel est le rôle que la foi en la beauté objective de l’univers joue dans la recherche et la spéculation réelle de tout physicien ? Pour la plupart des physiciens aujourd’hui l’univers incarne vraiment une beauté sublime qui ne suppose nullement qu’un Dieu soit à l’origine de cette beauté. Pour Dworkin, c’est là l’exemple d’un « athéisme religieux » (bien que nombre de ces physiciens refuseraient, souligne-t-il, cette appellation). Autrement dit, la beauté

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basique qu’espèrent vraiment trouver les physiciens serait assimilable à une puissante et profonde démonstration mathématique.

7 Les théismes insistent sur le fait que si Dieu explique tout, sa propre existence n’a pas besoin d’être expliquée car il existe nécessairement. Les athées religieux comme Einstein ont, nous dit l’auteur, une foi parallèle. Ils rêvent d’une nouvelle sorte de nécessité : la nécessité cosmique.

8 Le troisième chapitre traite de la liberté religieuse. Aujourd’hui, la liberté de pensée et de conscience est inscrite dans la plupart des constitutions des pays démocratiques et dans les grands traités internationaux. La liberté d’expression s’applique à toutes les religions comme à ceux qui sont athées. Cela n’a pas toujours été le cas comme le rappelle l’auteur. John Locke, l’un des premiers à s’être prononcé en faveur de la liberté religieuse, n’en avait-il pas exclu les athées estimant que l’on ne pouvait leur accorder des droits de citoyen.

9 Pour s’assurer que tout individu a le droit au libre exercice de ses convictions, qu’elles impliquent la croyance en un Dieu ou non, il semble qu’il faille redéfinir ce qu’est une attitude religieuse et avant tout opérer une séparation entre religion et Dieu. Mais cela peut-il suffire ? Rappelant que la liberté religieuse exigeant du gouvernement qu’il n’exerce aucune discrimination à l’encontre d’une quelconque religion, la Native American Church ne put être poursuivie pour l’utilisation du peyotl, un hallucinogène, dans ses rituels religieux. Dès lors, si la loi reconnait les religions sans Dieu, mais en exclut tous ceux qui pensent que l’usage des substances hallucinogènes est indispensable à leur approche de la vie, elle opère une discrimination sur une base religieuse à l’encontre de ceux qui veulent se « droguer ». On le voit, la question est complexe.

10 Dworkin achève ce chapitre avec un espoir ou plutôt, le mot est de circonstance, « une prière ». Ayant tout au long de ce court essai tenté de montrer que tous les peuples partagent un élan religieux fondamental qui se manifeste en émotions et convictions diverses et que cet élan a généré deux sortes de convictions fondamentales, une croyance en une force surnaturelle – un Dieu – et un ensemble de convictions éthiques et morales profondes, il ne désespère pas que théistes et athées parviennent à accepter que ce qu’ils prennent pour un fossé infranchissable est seulement « une sorte ésotérique de désaccord scientifique sans implication morale ou politique. » Richard Dworkin ne cache pas néanmoins un scepticisme certain : « Est-ce trop espérer ? Probablement » conclut-il.

11 Pour finir, s’interrogeant sur la mort, l’auteur affirme que chacun d’entre nous, qu’il soit déistes ou athée l’affronte en croyant avoir fait quelque chose de bien en réponse au plus grand challenge auquel tout mortel doit faire face.

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Anthony Feneuil, Bergson. Mystique et philosophie Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophies », 2011, 184 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Anthony Feneuil, Bergson. Mystique et philosophie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophies », 2011, 184 p.

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1 Si la mystique est bien, selon l’expression d’Anthony Feneuil, cette expérience singulière « d’union à Dieu » – ou, pour demeurer au plus près de ce qui s’y joue et s’y avoue, le chemin en tant que tel, cette épreuve de l’impossible atteinte de Dieu –, l’inscription de cette expérience dans le champ de la philosophie comme « procédé de recherche philosophique » ne peut manquer d’entraîner une reconfiguration en profondeur des concepts propres à ce champ. Parce que son œuvre se présente comme une métaphysique de l’immanence ouverte à la transcendance, et qu’il conçoit la connaissance comme « un contact et même une coïncidence », Bergson est sans doute le philosophe qui, introduisant la mystique au cœur de sa métaphysique, a le plus radicalement mis en jeu sa pensée propre. De l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) aux Deux sources de la morale et de la religion (1932), en passant par L’évolution créatrice (1907), A. Feneuil analyse l’approfondissement de la philosophie bergsonienne par la mise en place des catégories fondamentales permettant de poser la mystique comme noyau d’une nouvelle conceptualité philosophique. Si la philosophie se veut en mesure « d’approcher la nature de Dieu », c’est à condition de « mettre en formule » la mystique, ou, plus exactement, de repérer, dans l’énonciation mystique, ce qui se livre comme formule – et concept – de ce qui a nom « Dieu ». On sait, à s’en tenir aux auteurs mystiques du XVIIe siècle (Malaval, Guilloré, Piny, Cyprien de la Nativité), mais aussi bien aux grands énoncés rhéno-flamands (Maître Eckhart, Nicolas de Cuse) que formule ou concept ne sont pas ici pris au hasard, mais fondent la mystique comme science de Dieu. De la mystique comme « nu regard sur l’objet [Dieu] », à la « science du ciel » menant à Dieu comme « concept universel » peut déjà se définir un espace de confrontation/traduction qui autorise le déploiement de la question de Dieu en argument philosophique. Car la formule en mystique a bien cette fonction de resserrer l’énoncé à sa plus simple expression, à sa « phrase » la plus condensée, qui peut alors s’inscrire « dans un réseau de concepts à développement potentiellement infini ». Ainsi de l’intuition, concept central du bergsonisme, qualifiant ici la raison mystique, qui, en travail au sein de l’argumentaire philosophique, ouvre radicalement le système conceptuel. « Vision directe de l’esprit par l’esprit », selon la définition de Bergson, l’intuition est cette « saisie directe et immédiate de l’absolu ». Si l’auteur ne privilégie pas ces références, du moins dispose-t-il l’émotion, cet autre concept central du philosophe, comme constitutive de la notion de « personne », en tant que la personne ainsi instituée ouvre l’analyse à ce qui fonde la relation à autrui, condition de toute pensée de religion. Intuition, émotion, personne : voilà le triangle à partir duquel il est possible de dégager, chez Bergson, une « théorie » de la religion adossée à son impératif mystique.

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2 Si Bergson conçoit la personne comme émotion, ce n’est pas au sens convenu de l’effervescence des religions dites « émotionnelles ». C’est pour rendre compte à la fois des « dieux personnels », qui, dans les religions « statiques » où tout événement est référé à une intentionnalité, personnifient cette causalité sur le mode d’un « anthropomorphisme grossier » – et pour indiquer que cette fonction fabulatrice participe également de la théorie intellectualiste de la personne, qui implique, selon A. Feneuil, « une conception de Dieu comme unité absolue, c’est-à-dire absolument indépendante. » Tel est « le Dieu des philosophes ». Pour échapper à cette double limitation, il faut reprendre à nouveau frais la question de la personne, et, propose l’auteur, de concevoir la personnalité, « l’unité personnelle », comme achèvement et dépassement « du processus d’individuation ». Si la personnalité « émane de l’émotion », à l’émotion profonde répond la personne en sa « totalité ». Ainsi vient le moment mystique au cœur de la philosophie. Car telle émotion projette la personne en un point « hors de plan », après qu’elle l’a déplacée hors de soi. Bergson dit « extase » cette capacité à se libérer des déterminismes du temps et des contextes de situation. L’acte libre, écrit-il, « est celui où je suis tout entier », et qui vaut « triomphe des déterminismes, le temps d’un instant ». Si l’auteur n’ignore pas cette problématique de l’instant, du moins est-il acquis que cette émotion « supra-intellectuelle » ne décide pas d’un régime de représentation, mais, pourrait-on dire, de pure présence, qui constitue, dans la pensée de Bergson l’accomplissement de ce qu’il nomme effort, cet élan vital en son inachèvement même. Comme il en va de « l’œil pour faire apparaître une étoile qui aussitôt rentre dans la nuit ». Une telle émotion, ajoute-t-il, « ressemble sans doute, quoi que de loin, au sublime amour qui est pour le mystique l’essence même de Dieu ». L’extase mystique se dit excès, par quoi s’atteint, et se définit, le divin. Point ultime de l’émotion, qui, précise Feneuil, « n’est ni hors du temps, ni inconnaissable », mais qui « s’éprouve dans le temps », – dans l’instant, on l’a vu, mais dans l’élan de toutes les durées antérieures. Toute une vie intime est requise pour telle expérience. Aussi bien l’extase est-elle « un acte de création continue de soi », et l’émotion qui en est à l’origine peut être dite « impulsion de cet acte ».

3 Le moment mystique ne s’entend, dans la philosophie de Bergson, que comme modalité exceptionnelle – et nécessaire – de l’élan. Mais celui-ci ne s’accomplit jamais pleinement en l’homme. Plus exactement, la personne humaine ne peut être « effort pur de création », puisque toujours « en manque d’elle-même », et toujours reprise « d’actes déjà faits » – donc prise en une histoire singulière et collective, et donc toujours « autre » qu’elle-même et multiple. La conclusion s’impose : « Dieu seul est parfaitement lui-même », en ce que, « acte de création », il est distinct de la création elle-même. Une émotion pure, ce « pur jaillissement », « s’épanouirait en idée si elle voulait, âme toute pure, se donner un corps », écrit Bergson. Dieu ? « Une personne coïncidant avec une émotion », propose Anthony Feneuil, cet élan lui-même s’accomplissant à l’infini. Seul, alors, un « homme privilégié » peut connaître ce qui est incommensurable, et, proprement, indicible. Tel est le mystique, en réalité « plus- qu’homme », qui, parce que tout entier habité d’enthousiasme, est pur dépassement des frontières du « bien-être », de soi et d’autrui, et immédiatement « communicatif ». De ce soulèvement de profondeur, de cette émotion transfigurante, irradient en effet des « résonances sentimentales », qui circulent dans le réseau collectif. Nietzsche nommait ce Sujet « surhomme », que M. Cacciari suggérait, dans Le Jésus de Nietzsche, d’appeler « outre-homme », à quoi sans doute eut consenti Bergson. Mystique est ainsi celui qui

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brise l’ordre de la nécessité et « reprend la marche en avant », cet élan qui pour finir est l’autre nom de Dieu. Dont le premier est amour.

4 L’enthousiasme est cette émotion qui appelle l’individu à sortir de soi, et faire aussitôt scandale au monde, brisés tous les cadres de l’expérience humaine. Feneuil précise qu’ainsi le mystique ne devient pas autre, mais, parce que dépassant les déterminismes et frontières qui limitent sa liberté, il fait retour dans le « réel » en tant que « son propre créateur ». On comprend mieux par là cette difficulté du « retour » que disait Thérèse d’Avila. Cette capacité à se produire sujet pleinement de soi répond à l’amour divin comme « effort de création tenu en sa pureté ». Du mystique à Dieu, une relation s’établit entre une pure oblation/ablation de soi, et une pureté d’amour, cette « unicité absolue », cette « extase » à l’infini. Et de même que, pour reprendre la formule de l’auteur, « l’existence d’un mystique rend toute l’humanité mystique », de même l’amour divin est appel à l’universel, impératif catégorique autant que pure donation. D’une émotion mystique, écrit Bergson, « quelque chose y répond au fond de notre âme ». De Dieu comme amour, une « relation de réciprocité » émane immédiatement. C’est dire qu’entre une expérience mystique et Dieu comme « continuité de jaillissement » se fonde la « participation à l’être divin », et se définit, selon Bergson, le seul espace possible de la connaissance de Dieu.

5 C’est dire aussi qu’il n’est pas, pour le philosophe, de transcendance, mais un « passage à la limite au sein du même ordre des choses », qui permet d’aller « encore au-delà », au principe même de l’élan vital. La vie, écrit Bergson, « vise essentiellement à capter de l’énergie utilisable pour la dépenser en action explosive ». De la personne privilégiée qui s’accomplit dans l’expérience de Dieu, à Dieu, cet « amour » d’impossible expérience, le jeu se joue à la limite, en un point « hors du plan » qui ne se définit que par le plan lui-même. Aussi bien l’expérience mystique permet-elle de « repérer dans l’immanent la marque du transcendant », et de nouer radicalement celui-ci à celui-là. C’est pourquoi le philosophe, selon l’auteur, ayant « ressenti l’enthousiasme du mystique, peut prétendre théoriser cette expérience et connaître Dieu ». Sans pour autant, note-t-il, prendre en compte la question du Christ, sa divinité, son humanité. Bergson à Jean Guitton : « Du point de vue philosophique et méthodologique où je me plaçais, cette existence historique [du Christ] pouvait apparaître comme momentanément secondaire ». Plus encore : Anthony Feneuil ne relève chez Bergson que la conception d’un Christ « étonnamment désincarné ». Il apparaît cependant que la question mystique et la question de Dieu, chez Bergson, ne renvoient pas, ni immédiatement, ni par inclination, à la seule et incontournable conception chrétienne, mais se déploient plus à l’écart, tout privilège aboli, toute captation dogmatique récusée (ainsi du dogme de l’incarnation). L’émotion comme raison et marque de religion, ou, pour reprendre la terminologie de H. Bremond, le « sentiment », comme paradigme de religion, ne sont pas affaire de théologie.

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Anthony Feneuil (Dir.), L’expérience religieuse. Approches empiriques. Enjeux philosophiques Paris, Beauchesne, coll. « Le grenier à sel », 2012, 326 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Anthony Feneuil (Dir.), L’expérience religieuse. Approches empiriques. Enjeux philosophiques, Paris, Beauchesne, coll. « Le grenier à sel », 2012, 326 p.

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1 La religion : ensemble de croyances, de rituels et de pouvoirs, s’accomplissant comme fait social ? Expérience singulière et intransmissible d’une « rencontre » avec quelque chose d’« autre » qui a à voir avec l’« infini » et l’« absolu », dont Dieu serait le nom ? Doctrine ou épreuve subjective ? Institution ou foi ? Doxa ou pistis ? Peut-on élaborer une science de l’une qui ignorerait un savoir de l’autre ? Peut-on ouvrir un champ de réflexion qui permettrait la saisie des deux univers de sens en une argumentation commune ? Sociologues, théologiens, philosophes, rassemblés autour de ce défi – connaître ce qu’il en va de la religion sans omettre ce qu’il en est de l’intimité de la foi – ne peuvent, en cet ouvrage qui restitue leurs interrogations et leurs doutes, lever toute incertitude. Si en effet ce qui ressortit d’une conception sociologique comme fait social objet de connaissance – et donc susceptible de relever des mêmes réquisits que toute autre recherche « objectiviste » – tend à évacuer, ou à tenir pour hors de toute mesure et raison ce qui relève de la subjectivité et de l’acte de foi, le nouage apparaît impossible de ce fait de société à cet acte d’intimité et de solitude. L’organisation même du texte témoigne de l’extrême difficulté à résoudre ce paradoxe d’une connaissance de la religion qui ne se pourrait que sur les décombres de l’acte de croire, et de la connaissance de celui-ci que dans la mise à l’écart de l’institution de religion. Aussi bien, d’un bord à l’autre de l’ouvrage, et comme pour majorer ses zones de plus grande incertitude : les questionnements philosophiques concernant la foi, la saisie phénoménologique ou théologique de cette expérience au plus vif et décisif de l’intériorité de chacun. Entre ces deux réflexions sur le croire comme épreuve subjective, les lectures proprement sociologiques et historiques de ce qui ne peut se définir que comme effectivité objective. Il semble bien que la foi, en tant qu’expérience singulière, ne puisse se dissoudre dans le schème institutionnel religieux, pas plus que celui-ci ne puisse prendre en compte et en charge cela même qui procède, et proteste, d’une intime conviction.

2 Suffit-il d’un concept partagé par tous pour répondre à ce défi ? L’expérience, écrit A. Feneuil, pourrait être ce point commun « susceptible d’analyse et de critique objectives », à condition de « mettre entre parenthèses le jugement de valeur » – et d’intégrer « la dimension subjective des croyances ». Mais Karl Barth, en son inquiétude de théologien, précise que la foi ne peut être tenue pour seulement expérience, mais son au-delà : le point où elle se nie comme, précisément, expérience aboutie. Car son aboutissement signerait son échec : ainsi en va-t-il en mystique, ce « lieu privilégié de l’expérience religieuse », qui est parcours, souvent errance, plus que route fléchée. Philippe Grosos déploie à son maximum la distance entre ce qui relève de la confiance et de la foi, et ce qui appartient à l’univers des doctrines et des opinions. La foi : ce qui

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se fonde de la rencontre, par essence non justifiable et imprévisible ; événement « inachevable » que Henri Maldiney disait face à Dieu, coram deo, en une relation d’appel et de réponse. Et l’expérience est bien ceci, en son étymologie : ce qui traverse et est traversé, ce qui ouvre et passe outre. Intotalisable, dehors de toute mesure – épiphanie. Inexpérience, propose Ph. Grosos, Où nulle rationalité ne s’accomplit, nulle nécessité. On ne pouvait dire plus incommensurables les univers de religion et de foi. Et le statut épistémologique de l’expérience semble se différencier selon que l’on traite de l’un ou de l’autre. D’un concept autorisant la saisie objective d’un fait ou phénomène déjà là, comme chose accomplie en toutes ses instances – rituels, croyances, régulations ecclésiales et dogmatiques –, l’expérience de la foi, et cela vaut à l’évidence pour la mystique, est aussitôt requise de dire ce qu’il en est de cette confiance qui fonde la rencontre personnelle et toujours inattendue du sujet et de son dieu. Il en va, au reste, chez Ph. Grosos de la foi comme du mal, en son ouvrage Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal ( ASSR, 156) : l’une et l’autre échappent à toute « totalisation du sens d’être du réel », et, de pure passivité ou d’intime participation, l’expérience qui en est faite est toujours exigence venue du « fond obscur de l’existence », pour le meilleur ou pour le pire.

3 Seul, à vrai dire, pour Emmanuel Falque, l’argument phénoménologique semble capable de dire, au vif de l’expérience religieuse, « la façon dont elle est subjectivement engendrée et générée » – son « coefficient d’expérience vécue », qui fait son « essence ». Comment venir en ce tréfonds de l’être croyant, qui échappe à toute saisie objective ? E. Falque n’hésite pas : soi-même, « entrer en religion ». Formule provocante, mais qui s’entend comme nécessité de s’accomplir soi-même comme cet autre qui se dit en passion du divin. Car l’épreuve de celui-ci est « épreuve de soi et de sa propre vie ». Plus qu’une empathie, moins qu’une identification : une mise en jeu de sa propre intériorité pour « se mouvoir dans le champ de l’expérience personnelle » et en comprendre les enjeux, les échecs, les inquiétudes. À cette condition, le philosophe pourra dire, dans le sillage d’Anselme de Cantorbéry, qu’est croyant non pas celui qui « veut prouver empiriquement une existence de Dieu à l’extérieur de soi », mais celui qui « fait droit phénoménologiquement à une manifestation de Dieu » en lui, « en [sa] propre pensée ». L’expérience de Dieu « comme tout Autre » est expérience « de soi-même traversé et modifié par Dieu ». Cette expérience de soi, rappelle E. Falque, Bernard de Clairvaux la porte en absolu : elle est « expérience du soi, retour sur soi-même », opéré par un sujet « affectant », formule exacte de la subjectivité, ce fondement d’existence.

4 Le débat se résume-t-il à l’alternative entre saisie philosophique et sociologique de la religion comme objet positif-historique – et saisie phénoménologique du religieux, comme vérité interne à la religion ? La mise en perspective proposée par Pierre Gisel apporte des réponses contrastées. Religion et raison sont-elles compatibles (Toland, fin XVIIe siècle) ? La théologie naturelle, nourrie des sciences sociales, est-elle la réponse à l’échec de la rationalité classique, et au repliement fidéiste et traditionaliste (Vatican I, fin XIXe) ? Dans le temps même où se déploient les sciences sociales des religions, n’assiste-t-on pas, dans la mouvance d’une philosophie de la déconstruction, à une réaffirmation de la religion comme relation existentielle ? L’œuvre de Jean-Luc Nancy (notamment La Déclosion. Déconstruction du christianisme, 2005), reprend la conception de l’identité produite par « un surgissement de différences [...] appuyée sur rien d’autre que le fait d’existence ». L’acte de croire, comme l’adoration sont attestation d’une « présence comme un ailleurs ». Mais cela même, cette affirmation d’altérité au

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principe d’une identité singulière, et cette adhésion à l’inintégrable, marque même de la transcendance, s’articulent à un principe de raison. D’où vient, en effet, selon Nancy, « la pulsion du rapport ici même avec l’infini dehors. Déconstruire le christianisme veut dire : ouvrir la raison à sa raison même, voire à sa déraison ». En ce sens, l’acte de croire et l’acte de foi ne relèveraient pas de quelque irrationnel, ou irraison – et pourraient alors autoriser une expertise dans les règles de la sociologie – mais d’une raison « déclose », ouverte à l’excès, à l’écart, à la rupture, au surgissement – tels que l’identifie un « regard sur l’humain à l’œuvre ». En cet autre sens, une « science » est- elle possible, de ce rapport sans cesse à ce qui ne se dit ni parfois ne se pense : ce que les mystiques nomment l’inhabitation réciproque de « dieu » et de la « créature », et leur « effacement », qui ne serait pas nécessairement une science, la négativité ? Sans doute l’expérience mystique rejoint-elle en ce cas précis la « connaissance expérientielle du divin » dans l’univers métissé des spiritualités bouddhiste et chrétienne, dont Xavier Gravend-Tirole fait l’ardent plaidoyer – au revers d’une Église qui « manque l’accès direct à l’expérience du Christ fils de Dieu », soit à la « raison » même de la foi.

5 Ce « contact avec Dieu », dont les sciences sociales sont requises de traiter, au risque de n’en pouvoir répondre, la philosophie semble mieux à même d’en approcher. Ghislain Waterlot rappelle la conception de Bergson : l’intuition au principe de telle expérience. Et, déjà, le « surgissement tout à fait exceptionnel d’une vie divine dans un sujet humain ». Et la nécessité de se situer « à l’intérieur de la réalité que l’on se donne à comprendre », sa genèse, son déploiement, sa « vérité ». Vivre ce « mouvement intérieur de l’être », et revenir sans cesse « à l’action même du principe en nous », « épouser son libre mouvement ». Si l’on peut ainsi faire science de cette émotion/ intuition religieuse, c’est parce qu’elle ne concerne pas, au moins dans sa forme inchoative, les seuls virtuoses en spiritualité, mais chacun en sa propre « disposition à réceptivité ». A. Feneuil, dans son ouvrage sur la position de la mystique chez Bergson (cf. ASSR supra), explicite le triangle conceptuel – émotion/intuition/ personne – à partir duquel cette « saisie immédiate de l’absolu » peut se vivre et se penser. Ce sont là conditions strictement philosophiques que G. Waterlot vérifie, pour étayer l’affirmation de dieu qui se propose ici, dans l’expérience d’une subjectivité portée à sa plus haute tension.

6 Si donc la philosophie paraît plus capable que les sciences sociales de s’approcher au plus près, et de nommer, le travail de la subjectivité, il demeure que l’on peut s’interroger, avec Anne Coubray, sur les « processus cérébraux » qui sont sollicités dans la constitution des croyances. La psychologie cognitive apporte une information essentielle dans ce que l’on pourrait appeler la genèse de la pensée religieuse, en prenant à contre-pied le concept d’intuition. À l’inverse des attentes intuitives dont les individus sont généralement porteurs dans leurs actions, comportements, stratégies et projets quotidiens, il n’est véritablement de pensée religieuse que « contre-intuitive », lorsque l’assentiment à l’incertitude, l’étrangeté ou le paradoxe, fait violence au consentement à la seule aventure sans risque. Tout devient alors possible, et pensable, dès lors que l’on accepte une représentation « sur la base du seul témoignage d’autrui » en qui toute « confiance » se donne. Mais au-delà de cette exigence de « déférence épistémique » qui conditionne la confiance en une autorité comme raison de croyance, la psychologie cognitive rencontre, et renforce, les arguments anthropologiques présentés par Albert Piette. Pour cet auteur, qui reprend ici les propositions avancées dans ses précédents ouvrages (notamment L’acte d’exister, 2009 [ASSR, 148], Anthropologie existentiale, 2009 [ASSR, 152], Propositions anthropologiques, 2010 [ASSR, 156]), l’acte de

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croyance est « l’actualisation à un moment donné de compétences cognitives » laissées en jachère ou non encore disponibles dans l’émergence de l’homo sapiens, qui autorisent de penser ensemble, comme compossibles, des « qualités contradictoires », qu’une logique eut écartées. En toute rigueur, la pensée logique « précède la capacité à produire des énoncés religieux », c’est-à-dire des énoncés « contre-intuitifs », tissus d’incertitudes et d’erreurs. Cela suppose fluidité, « faiblesse de la volonté », docilité d’une existence relâchée, et apprentissage de la « non-vérification », du « report », de « l’oubli », etc. échappant ainsi aux contraintes et nécessités du monde « réel ». Croire est alors bien cette « oscillation » permanente entre le vrai et le faux, cette « contre- intuitivité » qui permet de penser ces « existants incertains » dont « le divin » est le nom en absolu. L’expérience religieuse apparaît ainsi comme expérience minimale – expérience de la minimalité – que définissent cette rupture avec le monde de la certitude et de la compétence, cette déflation généralisée de tous les signes et valeurs institués, et cette disponibilité à passer outre au « bizarre », et suspendre le jugement. Il y a – et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes – de la neutralité au principe du croire : ni vrai ni faux ; ni l’un ni l’autre, l’un et l’autre – le neutre.

7 Peut-être est-ce sous condition de cette nouvelle donne anthropologique que l’on peut, avec Jean-Paul Willaime, s’opposer à tout réductionnisme, et tenter, à partir d’une refonte radicale de la démarche sociologique, de traiter l’expérience religieuse comme « mise en forme de la présence – absence d’un ailleurs, d’une entité invisible ». Au prix, sans doute, de ne tenir les critères strictement collectifs et positifs que pour fragments d’un « événement » autrement plus décisif, qui relève de la raison même de l’existence humaine. Et dont la qualification de « religieux » n’est que le nom premier de ce qui se dit subjectivité. Dont la sociologie peine à faire la « science », quand la philosophie, de longue date, herméneutique et phénoménologie mêlées, se dispose en son centre même.

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James D. Frankel, Rectifying God’s Name. Liu Zhi’s Confucian Translation of Monotheism and Islamic Law Honolulu, University of Hawai’i Press, 2011, XXII + 249 p.

Françoise Aubin

RÉFÉRENCE

James D. Frankel, Rectifying God’s Name. Liu Zhi’s Confucian Translation of Monotheism and Islamic Law, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2011, XXII + 249 p.

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1 Curieusement, Liu Zhi (ca. 1660-ca. 1730), un grand penseur et auteur musulman chinois des XVIIe-XVIIIe siècles, est de nos jours très à la mode en milieux sinophone et sinophile. On ne compte plus les articles qui lui sont consacrés dans les revues chinoises spécialisées, qui aiment à démontrer, à juste titre d’ailleurs, que, grâce à la personnalité éminente de Liu Zhi, l’islam est une religion bien chinoise. Et, en Occident, deux ouvrages éblouissants, par Mme Sachiko Murata et son mari William C. Chittick, analysent, à partir des œuvres de l’auteur, le contenu de sa pensée et ses modes d’expression : Chinese Gleams of Sufism (Albany: State Univ. of New York Press, 2000) et surtout le volumineux The Sage Learning of Liu Zhi. Islamic Thought in Confucian Terms (Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press, 2009).

2 James Frankel entre donc ici dans un marché déjà bien rempli. Alors que Mme Murata avait choisi, comme base de sa deuxième étude, un grand classique de l’islam chinois, le Tianfang xingli, « Nature et principe en islam », c’est-à-dire une philosophie de l’islam, J. Frankel a judicieusement jeté son dévolu sur l’œuvre que Liu Zhi avait jumelé à son Xingli : le Tianfang dianli [zeyao jie], « [Explications choisies des] Normes et rites de l’islam ». C’est là un ouvrage typique de la littérature dite des han kitāb (han = chinois, kitāb = « livre » en arabe), c’est-à-dire des ouvrages musulmans rédigés en chinois par des « ulamā » chinois de haute culture entre le XVIIe et le XIXe siècle : le seul han kitāb qui a eu l’honneur d’être inclus dans le grand catalogue de l’empereur Qianlong (r. 1736-1795), le Siku quanshu ; le seul han kitāb, selon Frankel, à être uniquement consacré aux rites et aux règles de l’islam (une affirmation un peu exagérée).

3 L’auteur manie bien le chinois classique et sa connaissance de l’arabe lui permet de placer comme il faut les signes diacritiques dans les transcriptions de cette langue, ce qui est agréable pour le lecteur averti. Hélas ! Les a priori favorables tombent dès les premières pages, lorsqu’il apparaît que l’objet déclaré du présent travail, et constamment rappelé de page en page, est l’analyse d’un « syncrétisme » islamo- chinois. Les connaisseurs de l’islam ne vont pas manquer de sursauter, d’autant plus que notre auteur n’explique pas ce qu’il entend par syncrétisme. Qu’est-ce à dire ? Un islam primitivement pur est-il censé s’être mêlé aux religions chinoises pour donner un « hybride » ? Mais alors quel est l’étalon de la pureté originelle supposée ? L’islam en Indonésie ou en Asie centrale est-il aussi un hybride ? Absurde de traiter de syncrétiste la plasticité de l’islam pour s’adapter à chaque contexte culturel dans lequel il se trouve plongé.

4 Le premier chapitre retrace la biographie de Liu Zhi, insistant sur l’ambiance culturelle intense de Nanking, le lieu où il a vécu et qui a été le berceau de plusieurs auteurs musulmans éminents, le choc qu’avait représenté la prise de la ville par les Mandchous

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en juin 1645 et le fait que presque toute la vie littéraire du personnage s’est déroulée sous le règne de Kangxi (r. 1662-1722).

5 Le chapitre 2 traite des traditions littéraires musulmanes en chinois, en arabe et en persan qui l’ont formé, le soufisme qui l’a imprégné n’étant, dit Frankel, que le reflet d’un phénomène universel dans la culture islamique de ce temps. Selon son analyse, le soufisme que l’on est en droit d’attribuer à Liu Zhi, surtout après la lecture de The Sage Learning par Murata et Chittick, ne viendrait que des sources que le penseur musulman ne pouvait éviter de citer : voilà une vue fort politiquement correcte en Chine contemporaine ! Ce chapitre sur l’intégration de l’œuvre de Liu Zhi dans la tradition islamique chinoise aurait gagné à être épaulé par une belle thèse parue en allemand – mais la bibliographie de J. Frankel n’intègre des titres qu’anglais et chinois : par Barbara Stöcker-Parnian, Jingtang Jiaoyu – die Bücherhallen Erziehung. Entstehung und Entwiklung der islamischen Erziehung in den chinesischen Hui-Gemeinden vom 17.-19. Jahrhundert, Frankfurt am Main, Peter Lang (« Europäische Hochschulschriften, Publications Universitaires Européennes, European University Studies », Reihe XXVII, Asiatische und Afrikanische Studien, Bd 88), 2002 – un travail qui mériterait une traduction anglaise (si Frankel avait consulté des travaux japonais, il aurait aussi pu citer l’étude de Satô Minoru sur les éditions de l’ouvrage de Liu Zhi ici concerné, dans Tôyô gakuhô, 82, no 3, déc. 2000, p. 57-88). À côté du syncrétisme, le second thème constamment sous-jacent chez Frankel est la supériorité de Liu Zhi, premier et unique parmi les auteurs de han kitāb ; mais le lecteur qui a fréquenté les écrits d’autres « ulamā » chinois, sans nier les qualités de Liu Zhi, ne peut se retenir de se demander si Frankel a lu autre chose que le Tianfang dianli.

6 Les vues de l’auteur s’affirment au chapitre 3, portant sur les concepts et la terminologie de Liu Zhi. Sans doute la théorie du « syncrétisme » m’avait-elle mise de mauvaise humeur, mais j’ai trouvé l’argumentation lourdement indigeste. Frankel fait un cours, mais on peut se demander à qui il le destine. Sans doute pas à des sinologues, car il ne donne pas les caractères chinois des termes essentiels (une page photocopiée en index final est pourtant à la portée de tous les éditeurs). Le point crucial d’où aurait dû partir la démonstration est que le chinois est une langue sans alphabet, la seule expérience de ce genre qu’ait connue l’islam dans un pays de haute culture (Frankel ne mentionne ce fait essentiel qu’incidemment p. 156-157). À défaut de transcrire, il fallait traduire, et le prétendu syncrétisme est, en fait, une adaptation des concepts et des expressions islamiques en la terminologie usuelle dans la Chine de ce temps : celle du néo-confucianisme – lequel constitue, selon Frankel, un autre exemple de syncrétisme.

7 Certains concepts fondamentaux, tel sharī’at, ont été effectivement translittérés à l’aide de caractères chinois (la phonétique d’un caractère chinois étant formée d’une consonne suivie d’une voyelle et parfois d’une autre consonne, la restitution du terme originel est souvent hasardeuse), mais le plus souvent les concepts des textes arabes et persans étaient rendus par des termes chinois, néo-confucéens le plus souvent, que le traducteur jugeait équivalents. L’auteur en donne des exemples au chapitre 4, traitant du rituel « comme expression de la simultanéité sino-islamique » et du Tianfang dianli comme manuel ritualiste, sans préciser que les concepts arabes qu’il mentionne sont ses hypothèses personnelles (ou partagées avec Mme Murata). Ainsi il consacre un long développement (p. 105-109) à deux termes arabes « ’ibadāt » et « ādāb » en contrepartie du mot chinois li signifiant « les rites, le rituel, la bienséance ». Si l’on vérifie dans l’Encyclopédie de l’islam2/Encyclopaaedia of Islam2 ou EI2 – un titre qui ne semble pas faire

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partie des lectures de Frankel –, on voit que ‘ibadāt, pluriel de ‘ibadā, désigne l’obéissance au maître et la pratique de la religion, c’est-à-dire le rituel de la loi musulmane, donc un équivalent possible pour li. Pour ādāb, pourquoi avoir choisi une forme plurielle (le singulier étant adab) qui désigne à l’époque moderne « la littérature » ? Singulier ou pluriel, une équivalence directe avec li ne paraît pas aussi assurée que le prétend l’auteur : le sens originel de adab est « la norme pratique de conduite, la coutume, la sunna », d’où plus tard un sens dérivé de « bonne éducation, urbanité », puis de « somme des connaissances » (EI2, vol. I, fasc. 4, 1955, p. 180-181 dans l’éd. franç.).

8 Avec le chapitre 5, nous entrons enfin dans le vif du sujet : « l’esprit du rituel et la lettre de la loi ». Seize des vingt chapitres (juan) du Tianfang dianli sont en effet consacrés, dit l’auteur, à la loi rituelle et à son accomplissement pratique. S’il y a du syncrétisme, c’est bien ici qu’on en doit trouver. Pourtant Frankel reconnaît que dans les rites nuptiaux et funéraires les quelques pratiques autochtones qui ont cours sont tout juste marginales, comme cela se voit dans le reste du monde musulman (p. 153). Mais mise à part cette brève remarque, le chapitre est, comme les précédents, tourné vers la terminologie chinoise.

9 C’est ici qu’il faut lire ce qui apparaît être le bon travail sur le Tianfang dianli, celui qui pose correctement les questions et y répond : par Roberta Tontini, « Tianfang dianli : A Chinese Perspective on Islamic Law and its Legal Reasoning », dans Ming Qing Studies, 2011, p. 491-531 et présentation de l’article par l’éditeur du volume, Paolo Santangelo, un spécialiste du non-conformisme en Chine, p. 12-14 (les caractères chinois sont donnés in texto, y compris les nombreuses citations du texte de Liu Zhi ; malheureusement les mots arabes manquent de signes diacritiques). Puisque le caractère dian de Tianfang dianli signifie « normes » et que son contenu, ainsi que l’annonce Frankel, est la loi islamique, il faut se placer au niveau du droit et de la légitimité juridique pour juger cet ouvrage de Liu Zhi. C’est précisément ce que fait Tombini, qui commence par exposer la place que tient la tradition légaliste en Chine et celle que le cas chinois propose au débat sur la loi islamique (dian « normes [de la sharī’at] », plutôt que fa, « droit basé sur la loi étatique ou la jurisprudence ») dans un milieu politique non musulman – dans l’un et l’autre cas la continuité étant la preuve de la légitimité. Les croyants chinois se situent dans la tradition hanéfite de la jurisprudence sunnite et ils respectent leur souverain, l’empereur mandchou, comme étant la projection de Dieu sur terre ou son ombre. Un musulman ne peut être tenu en esclavage, les femmes ne doivent pas être exclues de l’héritage paternel et si un homme a plusieurs épouses, celles-ci sont toutes du même rang et font l’objet d’un traitement identique, bien que le code Qing alors en vigueur établisse impérativement une hiérarchie entre la première épouse principale et les concubines. Les cinq obligations du croyant, qui concernent l’aspect social de la loi islamique, sont assimilées aux cinq relations sociales du confucianisme, ce qui représente une remarquable stratégie de réinterprétation culturelle, etc. Mais on le voit, aucun « syncrétisme » ne se profile là.

10 Cette convaincante analyse factuelle rend-elle le travail de Frankel totalement démodé ? Non ! D’abord parce que Tombini s’y réfère occasionnellement (sous la forme de la thèse qu’il a soutenue en 2005) ; et surtout parce que l’originalité du chapitre 6, sur « Allah’s Chinese Name », rachète les insuffisances des cinq autres chapitres : Liu Zhi a visiblement recherché, pour dénommer Dieu, les solutions adoptées en chinois par les autres traditions monothéistes, c’est-à-dire hébraïsme et christianisme. Ce qui permet

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de mettre à jour les similarités dans la méthodologie et la terminologie des trois traditions abrahamiques transposées en Chine. Voici une façon nouvelle d’aborder l’intégration de l’islam dans la culture chinoise, même si Frankel n’envisage la littérature sino-chrétienne des XVIIe-XVIIIe siècles que comme du « syncrétisme » dû à des étrangers (pauvre Ricci !), en omettant les œuvres des convertis chrétiens.

11 Finalement le travail de Frankel souffre de la date de sa publication : 2011, soit deux ans après le travail définitif de Murata et Chittick sur The Sage Learning of Liu Zhi et simultanément à l’étude de Tombini. Serait-il paru plus tôt, on aurait apprécié son originalité. Pour l’heure, il est principalement une étude d’adaptation terminologique de l’arabe en chinois dans une vision de « syncrétisme » qui ne touche en rien le fond du message religieux. Il est la preuve qu’une bonne thèse de PhD ne donne pas forcément un succès de librairie.

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Robert Eric Frykenberg, Christianity in India. From Beginnings to the Present 8 cartes, 13 illustrations, bibliographie, glossaire, index New York, Oxford University Press, 2010, 564 p.

Catherine Clémentin-Ojha

RÉFÉRENCE

Robert Eric Frykenberg, Christianity in India. From Beginnings to the Present, 8 cartes, 13 illustrations, bibliographie, glossaire, index, New York, Oxford University Press, 2010, 564 p.

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1 Robert Eric Frykenberg, professeur émérite de l’Université du Wisconsin, historien spécialiste de l’Inde coloniale, a consacré sa carrière à l’étude de deux grands sujets : les politiques de réforme foncière conduites par les administrateurs britanniques et les processus d’évangélisation de la société indienne. Quoique ces deux sujets présentent un grand nombre de différences, ils sont l’un et l’autre traversés par le même constat : celui de l’inévitable adaptation aux conditions de l’Inde d’idées et de méthodes d’organisation à l’origine étrangères à son sol. Le spécialiste d’histoire économique et sociale de l’Inde a ainsi montré que les administrateurs britanniques n’avaient pas fondamentalement révolutionné le régime de propriété foncière. Ils avaient ainsi permis aux vieilles élites foncières de continuer à prospérer dans les nouvelles conditions économiques et sociales qu’ils avaient créées (Guntur District, 1788-1848 : A History of Local Influence and Central Authority in South India, 1965).

2 C’est une continuité de même nature que l’historien des missions met en lumière dans ses études sur les chrétiens de l’Inde. Ainsi dans un ouvrage récent (voir mon compte rendu dans ASSR, 144), il montrait que le processus d’évangélisation ne devait être envisagé ni du seul point de vue des missionnaires – comme un transfert – ni du seul point de vue des populations évangélisées – comme une réception – mais comme le résultat de l’interaction continue entre missionnaires occidentaux et missionnaires indiens. Dans l’ouvrage présenté ici, l’auteur propose une réflexion d’ensemble sur la nature des changements sociaux qui ont surgi et ont été négociés dans les situations d’interactions interculturelles que l’évangélisation a générées en Inde. Suivant l’ordre chronologique, même s’il introduit des chapitres thématiques qui exigent de fréquents retours en arrière, il couvre deux mille ans d’histoire et un espace géographique non moins vaste, celui du sous-continent indien.

3 Quoiqu’il paraisse dans l’Oxford History of the Christian Church, qui en vingt volumes entend couvrir l’histoire du christianisme sous toutes les latitudes, ce très ambitieux travail ne peut être considéré comme un manuel de référence sur le christianisme en Inde. Cela tient d’abord à ce que l’extraordinaire diversité des situations comme la richesse et la complexité du matériau ont obligé l’auteur à être très sélectif. Cela tient aussi aux propres convictions, religieuses et historiographiques, de l’auteur. Celles-ci ne sont pas non plus étrangères à ses choix et elles donnent souvent à son ouvrage un caractère militant. Frykenberg a pris le parti d’aborder les grandes questions à travers l’examen fouillé de situations particulières, qu’il traite comme autant d’exemples significatifs, en s’appuyant sur ses propres travaux ou en livrant une synthèse de ses nombreuses lectures. Pour tout ce dont il ne traite pas, il guide le lecteur vers des

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ouvrages plus spécialisés (la bibliographie est copieuse et n’omet pas les recherches les plus récentes), vers les volumes publiés par la Church History Association of India ou vers la History of Christianity in India en deux volumes de Stephen Neill, auteur qui a ouvert la voie à tous ceux qui comme Frykenberg sont soucieux de rendre compte du versant indien du christianisme en Inde, et non de son seul versant missionnaire comme l’ont fait longtemps les histoires classiques. Quoique restée inachevée (elle ne va pas au-delà de 1857, année charnière qui marque la fin de la East India Company et celle de l’Empire moghol), la somme de Neill reste un indispensable outil de travail en raison de sa vision synoptique. On ne trouve pas cette vue d’ensemble dans l’entreprise éditoriale de la Church History Association of India, dont les volumes sur les différentes communautés et Églises chrétiennes, au demeurant de très bonne qualité, ont été écrits par différents auteurs.

4 Parmi les choix de l’auteur est celui de traiter principalement de l’Inde du Sud. Cela se comprend puisque « presque toute l’histoire du christianisme [y] a pris place » (p. 169). La christianisation de l’Inde commence en effet avec l’installation sur la côte du sud-est d’une communauté de chrétiens qui se réclament de l’apôtre Thomas (intéressante discussion au chapitre 4 sur l’impossibilité de parvenir à quelque certitude sur la date de ces premiers chrétiens), et elle s’y poursuit plusieurs siècles plus tard quand, par un curieux hasard dont l’histoire abonde, le navigateur Vasco da Gama débarque sur cette même côte en 1498, donnant le point de départ de l’entreprise coloniale portugaise et des missions catholiques qui l’accompagnent. De nouvelles chrétientés voient alors le jour à Goa et au pays tamoul (très brève présentation des missions jésuites p. 137-140) tandis que la vieille communauté de saint-Thomas se divise, une partie passant sous la coupe de Rome, l’autre fondant une Église indépendante (dont on poursuivra l’histoire aux chapitres 9 et 12). Cela explique que, dans les décennies qui suivent, les chrétiens de Saint-Thomas sont confrontés à la puissante Église de Rome puis, en 1599, en partie soumis à sa juridiction. C’est toujours en Inde du Sud que, à partir du début du XVIIIe siècle, les évangéliques piétistes puis, au XIXe, les anglicans s’installent. Aujourd’hui encore l’Inde du Sud reste un terrain d’évangélisation de choix, même si désormais les missions pentecôtistes ont pris le pas sur les missions catholiques, évangéliques et anglicanes, et n’hésitent pas à attirer à elles leurs ouailles.

5 En fait, l’évangélisation reste impossible au Nord tant qu’y domine l’Empire moghol dont, autre coïncidence historique, la puissance s’est affirmée à peu près au moment même où les premiers Européens débarquaient en Inde du Sud. Elle ne commence à y gagner du terrain qu’à partir XIXe siècle quand les Britanniques, qui depuis la fin du XVIIIe siècle ont évincé les Portugais et les autres puissances européennes et fortement ébranlé le pouvoir moghol, en prennent le contrôle politique. Des missions européennes et américaines s’implantent alors au Panjab, en Inde centrale, et au Bihar. Mais c’est surtout chez les groupes tribaux de l’Assam et du Nord-Est, que la conquête britannique a sortis de leur isolement géographique et culturel, qu’on observe un nombre significatif de conversions (la majorité de la population de ces régions est aujourd’hui chrétienne).

6 Plutôt que tenter de résumer cette gigantesque synthèse, qui elle-même condense une très riche matière, il me paraît plus intéressant de mettre en lumière sa principale thèse. Frykenberg l’énonce nettement dans sa conclusion : les chrétiens de l’Inde sont à tous égards indiens et partout leur religion a pris des traits indiens et porte le cachet des cultures nationales. Il faut donc voir leurs diverses communautés « comme de

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nombreux exemples de découvertes et d’appropriations indigènes du christianisme et non simplement comme des exemples de découverte et d’exploration chrétiennes des cultures autochtones (native) par des missionnaires ou par des savants étrangers à l’Inde. » (p. 454). L’ouvrage s’emploie à démontrer ce caractère indigène, à en exposer les traits saillants et à en tirer les conséquences. Retenons les principaux points de l’argumentation avant de nous interroger pour conclure sur le sens de cette démarche.

7 Le premier est d’ordre sociologique. Si le christianisme en Inde est éminemment indien, c’est parce qu’il a été entièrement façonné par ces deux modes d’organisation sociale que l’on rencontre en Inde, le système des castes (jāti, litt. « naissance ») d’une part, le système des tribus (ādivāsī – et non adivāsi comme l’écrit l’auteur – « les habitants originaires ») d’autre part. Les traits spécifiques de ces deux systèmes (longuement expliqués aux chapitres 2 et 3) doivent être gardés à l’esprit si l’on veut comprendre la sociologie du christianisme en Inde. Si l’on veut comprendre plus particulièrement le fait que la plupart des chrétiens appartiennent à des castes inférieures ou à des groupes tribaux qui n’avaient été ni hindouisées ni islamisées. Le mode d’organisation sociale spécifique du système des castes, qui classe, hiérarchise et exclut les êtres humains selon qu’ils sont nés dans tel ou tel groupe, ainsi que les conceptions hindoues de la pureté sont en effet directement responsables du nombre infime de conversions parmi les castes supérieures. La majorité des chrétiens viennent de castes « intouchables », c’est-à-dire de groupes ostracisés parce que situés à l’extérieur des quatre classes (varṇa) de la société brahmanique – que dans son souci de faire une présentation « indo-centric » (p. 6) Frykenberg choisit de désigner par le terme savant sanskrit avarṇa [sans varṇa] (écrit āvarna dans tout l’ouvrage). Le grand problème de l’auteur, après avoir été celui d’autres historiens du christianisme indien, est d’expliquer l’échec de l’évangélisation auprès des castes supérieures, ou, ce qui revient au même, les raisons de son succès auprès des castes inférieures et des tribaux. S’agissant de ces derniers, leur conversion au christianisme tiendrait selon Frykenberg à ce que leur religion (dite « primal religion ») était en affinité avec la foi chrétienne et leur permit d’adopter cette dernière sans perdre leur identité culturelle (p. 10, 13).

8 Le deuxième point de l’argumentation est d’ordre missiologique. Si le christianisme est éminemment indien, ce n’est pas seulement qu’il s’est adapté à la société indienne, c’est aussi que les Indiens eux-mêmes ont joué un rôle déterminant dans sa propagation. L’auteur ne démontre nulle part mieux ce point que dans le chapitre 6 consacré à la mission fondée au début du XVIIIe siècle à Tranquebar (pays tamoul), en décrivant les missionnaires du courant piétiste évangélique (de Halle) et leurs collaborateurs indiens comme des « go-betweens » (dubashis, littéralement « qui a deux langues ») et l’évangélisation comme un processus d’appropriation mutuelle des deux cultures. Aussi n’y traite-t-il pas seulement de la carrière de Ziegenbalg et de ses successeurs (Schultze, Fabricius, Schwartz), comme on pouvait s’y attendre, mais aussi de celle des disciples indiens de Schwartz, ce qui est à relever car ils sont peu connus en dehors des cercles de spécialistes : Nellaiyan Vedayakam Sastriar, Sathyanathan Pillai, Sundaranandam David, Rasa Clorinda. Ce sont ces derniers qui pour une large part ont suscité les conversions, et non les missionnaires étrangers qui les avaient formés, parce que « les chrétiens de l’Inde, en fin de compte et par consensus, ne pouvaient être autre chose que profondément indiens » (p. 168). Frykenberg offre d’autres exemples d’évangélisation en dehors du contrôle direct des missionnaires étrangers.

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9 Mais pour démontrer le caractère indien du christianisme en Inde, il ne suffit pas de montrer qu’il ne saurait être réduit à la saga missionnaire, il faut encore dire qu’il ne peut être davantage assimilé à la colonisation en faisant quelques rappels historiques. À cela il y a déjà une raison indéniable : la communauté des chrétiens de Saint-Thomas était installée en Inde dès les premiers siècles de notre ère, sinon dès le tout premier siècle (comme en sont convaincus les intéressés qui attribuent la conversion de leurs ancêtres à l’apôtre lui-même). Cela signifie, et là est l’argument décisif pour la démonstration recherchée, que ce ne sont pas les Européens qui ont apporté le christianisme en Inde. Autre argument : même une fois bien présents sur le terrain indien, les missionnaires ne furent pas des agents de la colonisation, le soutien des autorités coloniales, qui contrôlaient les territoires sur lesquels ils œuvraient, ne fut jamais inconditionnel. Au demeurant, à partir du XIXe siècle, la puissance coloniale n’aurait pu asseoir son pouvoir ni le maintenir sans la collaboration des Indiens, ni sans faire de larges concessions aux hindous, qui forment la vaste majorité de la population : le Raj britannique lui-même fut « une entité hybride », « autant indienne que britannique » (p. 204), et il ne fut pas seulement indien, mais hindou, assure l’auteur. (p. 205)

10 En s’attachant à démontrer que l’histoire du christianisme en Inde ne se résume ni à l’histoire des missions, ni à celle de la colonisation, que les Indiens christianisés étaient ceux que le système social autochtone avait laissés en marge, ce qui ne les a pas conduits pour autant à renoncer à leur identité de caste, l’auteur ne révolutionne pas le domaine : il livre une synthèse des travaux les plus sérieux (dont les siens propres). Mais il fait davantage et adopte un ton plus personnel lorsqu’il écrit, de manière répétitive, qu’à toutes les raisons qui expliquent que le christianisme indien soit indigène, il faut encore en ajouter une autre, fondamentale celle-là, qui réside dans l’essence transculturelle du christianisme lui-même (Frykenberg dit plus volontiers « la foi chrétienne »). Le christianisme a toujours et partout « été capable de transcender les barrières ethniques, nationales et culturelles » (p. 454).

11 Si tel est le cas, ne manque pas de se demander le lecteur, pourquoi s’attacher avec tant de ferveur à démontrer que le christianisme a pris en Inde des formes distinctivement indiennes ? Qui n’admet en effet que le christianisme en Espagne soit espagnol, en Russie russe, au Liban libanais, en France français, etc., qui n’admet qu’il ait été décliné différemment selon les Églises, les rites et les théologies catholiques, protestants, orthodoxes, etc. ? Écrirait-on un tel livre sur le caractère français du christianisme en France (question bien différente de celle du gallicanisme) ? C’est donc que la situation du christianisme en Inde est plus complexe qu’il n’y paraît. Elle est plus complexe en effet, car les liens des missionnaires occidentaux avec les évangélisateurs indigènes furent foncièrement ambivalents, comme furent foncièrement ambivalents les rapports des premiers avec l’entreprise coloniale. Frykenberg ne l’ignore pas ! S’il choisit de mettre l’accent sur les traits indigènes du christianisme en Inde, c’est qu’il écrit à une époque où dans le sous-continent d’aucuns opposent à l’autochtonie des hindous (83 % de la population) une vision occidentalo-centrée de l’évangélisation. Cette vision expose à d’incroyables violences la petite minorité chrétienne (entre 2,3 % – chiffres officiels – et de 6,2 à 7,3 % – selon certaines officines –, p. 464) parce qu’elle fait d’elle un implant étranger, un épiphénomène de la colonisation qui n’a plus sa place dans l’Inde indépendante. Voilà pourquoi Frykenberg se laisse parfois entraîner sur un terrain apologétique qui n’est pas celui de l’historien.

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Jean-Pascal Gay, Charles-Olivier Stiker-Métral (Dir.), Les Métamorphoses De La Théologie. Théologie, littérature, discours religieux au XVIIe siècle Paris, Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès, conférences sur le Classicisme », 2012, 304 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Jean-Pascal Gay, Charles-Olivier Stiker-Métral (Dir.), Les Métamorphoses De La Théologie. Théologie, littérature, discours religieux au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès, conférences sur le Classicisme », 2012, 304 p.

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1 Le XVIIe siècle ne fut pas seulement le siècle des mystiques et de leur diffusion en tous ordres religieux et écoles de spiritualité. Il fut aussi – ou, plus exactement, par cela même – le siècle où la théologie, considérée comme source et construction d’un savoir au service d’une fonction institutionnelle, ne put plus prétendre n’être que la seule parole légitime sur Dieu. L’affluence de la spiritualité n’a pas eu cependant pour seule conséquence le dessaisissement de la légitimité théologique. Elle a favorisé l’émergence de la « littérarisation » d’un discours religieux dont l’énonciation individuelle se confrontait à l’impersonnalité d’une dogmatique théologienne. Robert Descimon dira que celle-ci fut « la grande perdante de l’affirmation des pouvoirs de la littérature ». Tout ce qui se produit aux marges de la théologie comme narration, controverse, écriture poétique, discours, témoignage met en jeu une expérience singulière dont le langage entre en tension avec la tradition théologique et son langage propre, qui est sa raison. À terme, le « discours spirituel » déporte la théologie « hors les murs », selon l’expression très heureuse des auteurs, et l’engage en des bouleversements qui sont autant de métamorphoses.

2 Il faut bien prendre la mesure de ce qui se joue ici, en cette « invasion » d’un discours religieux fondé sur la nécessité d’un langage libéré de sa rhétorique scolastique. Rien moins que « l’évincement de la théologie en tant que science du christianisme ». Dans les douze discours du Socrate chrestien de Guez de Balzac (1652), Sophie Hache relève la puissance subversive de ces réflexions et considérations morales et littéraires. Loin de dogmatiser, elles instruisent en une langue de grande qualité, diverse et épurée. Langage d’humaniste, objecté à la théologie, ses fondements philosophiques et ses catégories du savoir. À la raison faible et faillible de la compétence théologique, et des « figures d’autorité » qui en usent, répond la foi fondée sur l’expérience singulière du Dieu caché. G. de Balzac : « L’ignorance toute pure est beaucoup meilleure que cette science de faillir ». Un fidéisme se déclare, qui tend à l’effacement de la langue des théologiens et à l’émergence d’un courant apophatique s’accomplissant dans la kénose chrétienne. Il ne s’agit pas d’une dissidence d’auteur, mais, par la complicité que le « discours » balzacien engage avec son lecteur, présent dans le texte même comme interlocuteur essentiel, d’une alternative globale opposée à la science instituée de Dieu. Toute controverse, par l’espace public où elle intervient, porte atteinte aussitôt à l’autorité du dogme.

3 Le pouvoir de « lier et délier les pécheurs » et les modalités de la sanction, constituent ce « pouvoir des clés » qui fut au XVIIe siècle un enjeu majeur de querelle sur fond de Réforme et de polémiques entre jésuites et jansénistes. Il fallait examiner de quelle raison relevait la « vérité » de la faute et de quelle autorité, sacerdotale ou morale,

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dépendaient la peine et le « salut » des hommes. La Réforme ayant supprimé la confession auriculaire, rappelle Christophe Angebault, « tout cet édifice doctrinal » fut mis en crise. Non seulement le principe de confession, mais surtout le régime des peines, et leur rigueur. La querelle de la pénitence va déplacer cette question proprement théologique dans « l’arène politique », dans la mesure où le pouvoir sacerdotal est confronté à une divergence fondamentale entre les tenants – jésuites – d’une théologie morale « éclairée », et les partisans – jansénistes – d’une pénitence rigoureuse et publique. Arnaud et Pascal participent de cette ouverture de la théologie hors de son espace propre. Arnaud, en la soumettant, par la publication de La fréquente communion, à « la lecture et au jugement du plus grand nombre ». Pascal, par ses Provinciales, en la métamorphosant en controverse publique. Rompant avec un exposé doctrinal pour traiter un point de doctrine, et mettant la question en débat, il se livre à une « appropriation symbolique » du « pouvoir des clés », et pense la contrition, cette pièce capitale de la confession, comme « travail de transformation subjective ».

4 De l’irruption de l’espace public dans le traitement d’un argument théologique, à l’affirmation d’une expérience subjective comme moment central de la controverse, la théologie est ainsi mise en défaut. De même dans le grand débat qui s’instaure sur la nécessité de penser à nouveaux frais les modalités de la prédication. Qu’il faille au XVIIe siècle en finir avec l’outrance exégétique et ses « performances rhétoriques », Simon Icard en atteste, qui rappelle la nécessité de « restaurer en chaire une véritable élégance chrétienne ». Élégance vaut sans doute éloquence, l’une et l’autre supposant un régime d’écriture « clairement esthétique ». Un retour à la source pure du texte s’impose, en son verbe naturel, dont La Bruyère magnifie la capacité de conviction. Sans doute les pères de l’Église ont-ils usé et abusé du répertoire allégorique. Mais ils étaient ces fondateurs indépassables et si sacrés qu’on ne saurait y toucher. Aujourd’hui, il convient de purger son style de toute ornementation précieuse et étrangère au style nu de la Bible, seul à même, au demeurant, de valoir un mystère. Si l’on recourt à l’allégorie, que ce soit comme simple figure de style. Et style, donc, plus que figure. Mais peut-il y avoir style sans le sujet qui s’y accomplit ? Et l’impératif du sujet menace-t-il la raison théologique ? Le discours spirituel de Surin, qu’analyse Patrick Goujon, livre une première réponse à cette double interrogation. Si Ecce Homo est prononcé par Pilate « au moment où l’humanité de Jésus était au comble de son anéantissement », Dieu est alors cet homme, et cet homme est Surin – Surin, qui s’identifie au « Christ bafoué ». Singularité absolue du mystique. Mais qui ne se résorbe pas en elle-même : qui se dispense, au contraire, qui se donne en écriture, en poèmes, en correspondances, en témoignages, en prédications. Toutes posant le récepteur en « position de sujet spirituel, et sujet responsable ». Ainsi opère la spiritualité de Surin, allant du plus intime du chrétien intérieur, au plus exposé de l’espace public. De la subjectivité, à tout autre que soi. Ceci est affaire d’expérience existentielle, et c’est pour cela que telle expérience entre dans le jeu de la communication. Et, avec elle, la théologie, désormais adossée à la conception mystique de l’existence, qui la sature et la déporte hors d’elle-même.

5 Aux prises avec le pouvoir de la littérature, la théologie tend à perdre son autorité et sa légitimité de science de Dieu. Non seulement parce qu’une « norme esthétique » s’introduit au cœur de son discours, mais parce que ce discours est soumis au tribunal de l’espace public, et à son autorité spécifique. Les multiples Théologies françoises du XVIIe siècle, présentées par Jean-Pascal Gay, si elles ne parviennent pas à proposer une

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alternative franche à la théologie en matière de référence stabilisée et de corpus doctrinal univoque – mais ce n’était sans doute pas leur dessein – n’en produisent pas moins une théologie adaptée aux « nouvelles formes socioculturelles » du temps : nécessité d’une écriture qui participera à ce que l’on nommera plus tard le triomphe du classicisme ; constitution d’un « public de curieux », et d’un acteur nouveau, l’écrivain. Jacques d’Illaire (1630), François Garasse (1625), N. Coëffeteau (1607), L. de Marandé (1646), et, dans une moindre mesure, J.-P. Camus (1645) évitent la facilité de la vulgarisation pour s’en tenir à leur seul projet de débarrasser la théologie de son « aspreté ». La mettant ainsi au goût du jour, ils l’affectent d’une nouvelle disposition sociale, l’intégrant pleinement au monde des Lettres, dans lequel peuvent se consommer les noces de l’écrivain et du théologien.

6 À défaut de toute théologie explicite, Madame Guyon est sans doute la plus illustre figure féminine, au XVIIe siècle, de telles noces d’écriture et de passion de Dieu. Dinah Ribard et Xenia von Tippelskirch en proposent une lecture renouvelée. Parce qu’elle ne traite pas de questions théologiques et n’a pas vocation pédagogique, l’écriture de Mme Guyon se présente comme un don d’au-delà d’elle-même, gratuit et fulgurant, incoercible, impératif. Cette écriture « donnée » livre un savoir « donné », comme si la mystique était de toute urgence la parole de Dieu ici et maintenant, énoncée « sans y prendre garde » en cette femme, et lui permettant d’atteindre aux vérités profondes, venues d’un « ailleurs du savoir ». Ainsi de son explication du Cantique, sans fioritures, sans excès, mais en toute compétence spirituelle, seul le sens mystique ayant valeur véritablement cognitive. La lettre, à proprement parler, est, sans médiation, esprit. Et de cette connaissance intime Mme Guyon est la dispensatrice et le sujet, l’auteur et le bénéficiaire. Cette doctrine est totalement sienne parce qu’elle n’y prend aucune part. Paradoxe de la mystique : être d’autant plus soi-même que l’on est l’autre (Dieu). En ce sens, de nouvelles « figures d’autorité » sont sollicitées, qui doivent garantir la véridicité de cette écriture et de ses effets dans la connaissance de Dieu, élargissant ainsi « l’espace de la théologie hors d’elle-même » par l’inscription revendiquée du genre en son centre.

7 Madame Guyon écrit en fin de siècle. Aux premières décennies du XVIIe, Claude Hopil compose une œuvre poétique majeure, fondée sur ce que Audrey Duru nomme la « défaillance de la raison », cette brèche par laquelle il est possible de dire Dieu en sa négativité. Son absence. Son « Rien », au risque, assumé par le poète, de produire « un énoncé athée ». Ce n’est qu’apparent paradoxe. Car tout se joue dans une écriture qui ne relève plus du savoir, mais de la contemplation, et qui se déploie en oraison mentale. Une véritable « poétique de l’extase » se livre au lecteur, en même temps que l’ordonnancement du langage propose un ordre du cosmos. Cette contemplation est sans image et sans concept : elle se soutient de la seule valeur du signe verbal, libéré de toute signification rationnelle, et ne s’énonçant que comme verbe de Dieu. Mais Dieu est indicible. Le verbe sera cette abstraction. Il en ira dès lors de la poésie qui en procède comme il en va de l’abstraction de la musique, langage des dieux. Toute l’œuvre de Cl. Hopil – Les œuvres chrestiennes (1604), Les Divins eslancemens d’amour (1628), Les Doux vols de l’ame amoureuse (1629), etc. – se fondent sur « la récusation systématique des concepts », dans l’héritage des rhéno-flamands, et de la « théologie négative » de Denys. De cette éviction globale des concepts, ou, selon la formule d’Audrey Duru, de cette « désémantisation », procède la spiritualité abstraite du pur amour, qui s’épandra tout au long du siècle. La poésie de Cl. Hopil, cette expérience spirituelle radicale, n’est pas seulement « émancipation de tout esprit de système ». Elle

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est cet acte de création qui fait éclater la langue de la théologie en en bouleversant la science et le dogme, et dispose en son centre la question fondatrice de la poésie : toute signification épuisée, Dieu ne se nomme plus, il s’énonce. Toute abstraction assumée, le signe verbal est aussitôt signe de Dieu. Tout signe de Dieu peut être alors formalisé. En 1621, la décennie même où Cl. Hopil rédige ses chants de pur amour, Otto Van Veen (Vaenius) publie un traité que l’on pourrait dire de pure vision de Dieu, articulant théologie et art géométrique, « conclusions » théologiques et modèles physiques ou mathématiques. Qu’ils soient modèles géométriques ou figurations iconiques, ces tableaux énoncent explicitement que l’on ne peut tenter de dire Dieu, toute représentation récusée, que par la seule « figure diagrammatique », cette abstraction parvenue à sa formule exacte. Là se propose une nouvelle façon de spiritualité abstraite, lorsque de l’image toute représentation est chassée. Alors l’universalité du signe qui dit le sacré renvoie à ce qu’Agnès Guiderdoni et Ralph Dekoninck nomment « le lieu d’émergence du sujet et de rencontre entre l’homme et Dieu ». S’il n’était géomètre, ou poète, l’homme serait-il capable de Dieu ?

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Claudio Giuliodori, Roberto Sani, Scienza, Ragione, Fede. Il genio di P. Matteo Ricci 2 DVD Macerata, EUM, 2012, 436 p.

Michel Ostenc

RÉFÉRENCE

Claudio Giuliodori, Roberto Sani, Scienza, Ragione, Fede. Il genio di P. Matteo Ricci, 2 DVD, Macerata, EUM, 2012, 436 p.

1 Ce volume contient les actes des colloques de Rome et de Macerata (mars 2010) dédiés au père jésuite Matteo Ricci à l’occasion du IVe centenaire de sa mort. Les communications ont montré que le mouvement missionnaire des XVIe et XVIIe siècles était imprégné de l’esprit créateur de l’époque post-tridentine. Identité et confrontation furent les deux caractéristiques de la mentalité de « l’homme baroque » en Orient comme au Nouveau Monde. Le catholicisme européen en plein renouveau générait de nouvelles expériences dans de nouveaux horizons. Il s’agissait d’une religion de l’Incarnation parce que l’histoire du christianisme dans sa version tridentine est Incarnation continuée.

2 La lente élaboration du « ratio studiorum » des collèges européens s’inscrivait dans une perspective de retour à l’esprit du patrimoine scientifique et littéraire des humanités classiques. Les missionnaires ont cherché à reproduire en Chine ce modèle didactique où la philosophie aristotélicienne occupait une place essentielle. Ces études mathématiques des phénomènes servaient de propédeutique à la théologie au même titre que ses spéculations métaphysiques. Les pratiques herméneutiques appliquées à l’étude de la tradition païenne furent également utilisées pour les textes de tradition confucéenne afin de valoriser les éléments qui pouvaient servir à la diffusion du

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message chrétien. Héritiers de l’optimisme humaniste et de sa confiance dans la nature humaine, les Jésuites croyaient à une révélation primitive dont les peuples païens conservaient des éléments et ils apercevaient des similitudes entre les croyances chinoises et l’Ancien Testament. Le catholicisme chinois va superposer aux pratiques anciennes des rites chrétiens susceptibles d’ouvrir vers la spiritualité.

3 Matteo Ricci a introduit une existence spirituelle particulière dans l’obéissance à l’esprit du Christ et à l’expérience ecclésiale tirée de son ordre religieux. La force mystérieuse du Saint-Esprit l’a aidé à réaliser l’unité de la vie spirituelle et de la mission d’évangélisation en lui inspirant une méthode missionnaire novatrice. En ce sens, il a également rempli un devoir théologique en prenant conscience de la nécessité d’adapter le message chrétien à la situation concrète de celui qui est disposé à l’entendre. Matteo Ricci acquit une connaissance de la Chine, de ses traditions et de ses religions à travers la culture confucéenne avec laquelle il était en contact étroit. Les limites de sa connaissance du taoïsme et du bouddhisme furent également imputables aux informations disponibles dans la classe des lettrés confucianistes qui occupait une place éminente dans la société chinoise de l’époque. Chez Matteo Ricci, la supériorité intellectuelle et religieuse céda ainsi le pas à une admiration croissante pour la pensée philosophique et la religion naturelle de la Chine antique. Le missionnaire jésuite s’adressait à la classe dirigeante chinoise des mandarins qui formait l’élite du pays et l’ossature d’une bureaucratie à laquelle on accédait par des concours difficiles. Il correspondait avec elle dans une langue qui lui était familière et avec des arguments convaincants. Il entendait respecter les classiques du confucianisme et voulait proposer les fondements de la doctrine chrétienne à travers des anecdotes exemplaires empruntées à la littérature gréco-latine et aux thèses philosophiques européennes ; mais sa culture humaniste lui permettait de réfuter certaines doctrines du confucianisme et de combattre les tendances diffuses de la Chine de son époque à un syncrétisme néo-confucéen. Matteo Ricci a sorti beaucoup d’intellectuels chinois de l’isolement culturel dans lequel ils vivaient en leur donnant l’occasion de s’ouvrir à la pensée occidentale et d’y rencontrer l’Évangile. Il a présenté son message religieux sous une forme morale en utilisant une terminologie empruntée à une sagesse classique de marque stoïcienne qui s’alliait au confucianisme contre le bouddhisme et le taoïsme. Si des théories philosophiques et religieuses préexistantes dans la tradition chinoise n’avaient pas facilité l’acceptation des idées chrétiennes, les missionnaires jésuites auraient probablement rencontré de grandes difficultés dans la diffusion de leur message. La conjoncture historique de la fin de la période Ming, faite d’une grande anxiété et de soif intellectuelle, offrit des conditions idéales à la réception des conceptions catholiques.

4 La grammaire riccienne de l’évangélisation des cultures et de la diffusion de la foi était en perpétuelle évolution, non seulement dans son argumentation théologique, mais aussi dans ses analyses des expériences ecclésiales et missionnaires. L’évangélisateur devait acquérir une connaissance critique du monde auquel il s’adressait et servir de médiateur entre des cultures différentes. Cette communication réclamait une attention particulière pour le langage et les symboles caractéristiques d’une identité. L’expérience du don constituait un élément décisif de cette démarche sur le plan anthropologique aussi bien que théologique. Elle permettait une interrogation mutuelle sur les origines de l’être et le sens du réel. L’exorcisme de la peur de la mort fut une des caractéristiques essentielles du catholicisme pratiqué dans la Chine de la fin de l’empire Ming. Les pratiques funéraires occupaient une place importante dans les rites,

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confirmant le caractère central du culte des ancêtres et du traitement spirituel des âmes défuntes pour les chrétiens chinois. Jusque-là, les pratiques de préparation à la mort restaient une prérogative des membres les plus éclairés du clergé bouddhiste et de ses disciples qui ne leur accordaient qu’une valeur civile et politique ; mais la pratique religieuse catholique, avec ses livres de prières à caractère populaire, son iconographie spécifique et ses associations de pénitents toucha un public chinois appartenant à des couches sociales et à des niveaux culturels très différents. Ils étaient tous désireux de transformer le moment de la mort en une promesse de vie éternelle. Les convertis avaient compris la morale des enseignements relatifs à la mort, mais aussi les dimensions spirituelles offertes par l’Église. Les missionnaires jésuites distribuaient des croix aux convertis en leur demandant de ne pas les exposer dans les moments de persécution antichrétienne pour garantir la continuité d’une présence ; mais le nombre de martyrs chrétiens en Extrême-Orient au XVIIIe siècle montre la sincérité des conversions.

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Anne Gotman, Ce que la religion fait aux gens. Sociologie des croyances intimes Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, 292 p.

Pierre Lassave

RÉFÉRENCE

Anne Gotman, Ce que la religion fait aux gens. Sociologie des croyances intimes, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013

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1 Quelle place occupe encore la religion dans la vie quotidienne des fidèles ? À quel genre d’activités donne-t-elle lieu et selon quelles modalités ? De quelle manière ces activités interviennent-elles dans les différents moments de la vie ? Jusqu’à quel point engagent-elles les individus ? C’est à ces questions que tente de répondre cet essai à partir d’une enquête approfondie auprès d’une dizaine de personnes qui livrent dans le détail la nature et les formes de leur vie religieuse. Des Français contemporains, catholiques et juifs essentiellement, racontent ainsi par le menu leur vie spirituelle et cultuelle avec ses hauts et ses bas. Nous sommes loin de la comptabilité des appartenances déclarées ou des sondages à large échelle sur l’évolution des croyances.

2 Sociologue des modes d’habiter, de la transmission patrimoniale et des formes de l’hospitalité, Anne Gotman est connue pour la finesse de ses analyses d’entretiens en profondeur qui révèlent l’enchevêtrement de processus mentaux et d’institutions sociales majeures. Elle applique ici sa « méthode casuistique » (partir d’études de cas individuels sur ce que disent les gens de la religion à laquelle ils déclarent souscrire) aux idées, sentiments, souvenirs voire anecdotes qui composent le discours sollicité de croyants ordinaires. Plutôt que de partir d’une définition préconçue de ce qu’est la religion, l’auteur s’intéresse à ce que la référence religieuse induit en termes de pratiques quotidiennes et de représentations du monde. Dans les pas de William James, il s’agit de reconnaître l’arbre à ses fruits.

3 La préface aux allures de confession personnelle donne d’emblée les raisons de ce nouveau terrain d’enquête. Née dans une famille juive de l’Est décimée par les déportations et la Shoah, la collégienne au prénom bien français et au patronyme germanique a d’abord pris son empreinte culturelle sous l’angle objectif du drame historique. Bien que non pratiquants, ses parents ne lui ont pas moins donné à assister aux fêtes rituelles chez des amis, à apprendre l’hébreu et à entrer dans une synagogue. Éduquée à l’école publique, entraînée au raisonnement cartésien et rompue aux valeurs humanistes, ce n’est qu’à l’université que le poids de l’héritage judaïque a dévoilé pour elle sa dimension universelle. Mais ce n’est que tardivement, au moment d’ailleurs où la religion préoccupe l’espace public, que la sociologue se retourne sur la dimension religieuse de son propre héritage et en fait un objet d’enquête.

4 Elle revisite pour cela ce que sa discipline universitaire dit de la religion en ses définitions extensives (diffusion du sacré) ou restrictives (croyance en des êtres surnaturels), substantives (nature irréductible du religieux) ou fonctionnelles (ce que la religion fait socialement parlant). Mais il semble que la philosophie soit plus utile à la définition de son approche. Avec Jacques Bouveresse, elle constate par exemple l’écart entre sa religion plus ou moins faite et les doctrines et traditions célébrées ; avec

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Jürgen Habermas, elle s’assure que les fidèles peuvent aujourd’hui parler de leur religion dans le langage commun des bonnes raisons ; avec Ludwig Wittgenstein, elle ne préjuge de la religion qu’aux airs de parenté entre les innombrables formes de vie à laquelle elle donne lieu.

5 Il serait fastidieux de résumer ici les portraits successifs des interlocuteurs mis à contribution. Cela risquerait d’ailleurs de gâcher le plaisir de lire une analyse de contenu dont la pertinence sociologique s’associe heureusement à une rare qualité littéraire. Évoquons seulement cette fidèle assidue depuis la petite enfance, cadre d’entreprise passée à la retraite et de plus en plus engagée dans la vie de l’Église quelles que soient ses réserves sur certains points de doctrine dépassés et surtout en dépit pour elle d’un dieu trop souvent muet et absent. Lui fait écho à fronts renversés cet autre jeune retraité qui s’ennuyait enfant à la messe mais dont les exigences morales de la paternité, puis un divorce et une nouvelle union n’ont cessé de provoquer en lui le dialogue intime avec le divin. À l’instar d’un autre parcours, celui d’un chef d’entreprise qui réinvestit son savoir-faire dans l’émancipation de ses proches, les « exercices spirituels » d’Ignace de Loyola s’avèrent encore très utiles à l’approche volontaire de ce qui dépasse l’entendement et fait entrevoir la paix de l’âme. Les mêmes péripéties de la foi se retrouvent dans les récits marqués au sceau du judaïsme avec toutefois une mention spéciale pour l’ancrage des gestes et des sentiments dans le foyer familial, véritable base matérielle de l’observance. Souvent proches du premier cas évoqué dans l’écart qui subsiste entre le divin et la religion, ces récits s’en distinguent cependant par la dimension collective de la pratique. Les petits arrangements avec la règle occupent une grande part des dépenses d’énergie pour prolonger l’héritage reçu au gré des aléas de l’histoire. Les situations de mariage entre conjoints de religions différentes sont à cet égard éclairantes. On suit ainsi les interrogations d’un couple qui se forme en Israël entre une jeune femme belge qui s’est rendue quelques années à Jérusalem pour « devenir juive sans y penser » et un étudiant allemand en théologie protestante, connaissant mieux qu’elle l’hébreu et le Talmud. Une fois de plus l’éducation à donner aux enfants suscite des négociations serrées : juifs par la mère, ils seront éduqués dans des institutions juives libérales tout en participant également aux fêtes chrétiennes de leur pays, la France, fêtes observées par les parents de la branche paternelle. L’analyste note avec son interlocutrice que cette alliance a été rendue possible et durable parce que le mari n’est pas devenu pasteur mais historien des religions. Le mariage des dieux impose des limites à ne pas franchir.

6 Dans la complexité des situations relatées et des raisons invoquées par les acteurs, le lecteur se surprend parfois à se demander quel est au juste le sujet de l’énoncé. Le style indirect libre qu’emploie Anne Gotman pour nous faire comprendre les choses de l’intérieur exige d’ailleurs parfois quelque mise au point en note de bas de page pour savoir qui parle (p. 162). L’énoncé chemine pourtant dans un balancement équilibré entre les inférences générales et les illustrations factuelles. Mais parfois une certaine symbiose semble s’installer entre le récit recueilli et celui de l’analyste. C’est un peu le cas à propos de cette femme devenue rabbin en suivant un parcours de formation et d’expérience relativement linéaire malgré la nouveauté historique de sa condition. Le judaïsme n’existant que des multiples obligations qu’il exige, tout ce parcours est animé par le service rendu à cette fin à la communauté. La préférence donnée par l’interlocutrice aux actes par rapport aux discours débouche ainsi côté analyse sur une

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sorte d’éloge d’une forme de vie consistant à mieux penser ses actes en les accomplissant.

7 Cette traversée des formes ordinaires de la vie religieuse dans la société européenne contemporaine ne s’appuie pas moins sur de solides références théoriques, telles par exemple les réflexions de Georg Simmel sur la transfiguration religieuse d’activités profanes associées par la tradition. Mais plutôt que d’inférer de ses récits situés, choisis et limités, des traits trop généraux sur le devenir religieux à l’âge séculier, l’auteur construit soigneusement son objet à l’écart des considérations macrosociologiques sur les conflits et les compromis entre modernité et religions. Elle ne se contente pas de faire état de la variété des formes d’appropriation d’héritages plus ou moins prégnants selon les histoires personnelles mais insiste sur l’indissociation des croyances et des pratiques. Au point de remplacer l’usage savant de ces deux derniers mots par la notion d’activité qui les réunit. Celle-ci « permet d’appréhender ce qui agit dans la transmission de la religion, la manière dont les gens la font, l’état d’esprit dans lequel ils y consacrent du temps et y font vivre leurs convictions » (p. 269). Autant d’activités ordinaires aussi, telles celles de chanter, de danser, de boire ou de lire qui n’ont rien de religieux en elles-mêmes, mais dont l’alchimie particulière qu’opère entre elles une signification transcendante fabrique une religion ainsi que Simmel l’avait déjà montré. Une particularité qui doit beaucoup à l’intention continuée comme l’avait également noté James réfléchissant sur la « volonté de croire ». Grâce à elle en effet les contemporains des temps séculiers continuent à s’affranchir des contraintes et des limites de la simple raison lorsque la situation de peine ou d’enthousiasme impose de bouleverser ses cadres de pensée et de vie.

8 Prolongeant à sa manière de trop rares études de cas qualitatives sur les formes banales de l’activité religieuse dans nos sociétés, comme celle de Robert Wuthnow aux États- Unis (Growing up Religious. Christians and and their Journeys of Faith, 1999), cette enquête exploratoire réussit à convaincre de ce que l’approche compréhensive peut apporter à la connaissance de processus intimes pour le moins complexes. Loin donc des « métanarrations universalisantes » sur la modernité religieuse et loin également de la comptabilité nécessaire mais forcément réductrice des pratiques et des opinions. On ne peut que souhaiter que cet essai réussi et fort bien écrit suscite des vocations pour porter un regard attentif à d’autres traditions religieuses (on pense tout particulièrement à l’islam en France dont la connaissance ordinaire est noyée sous les clichés) et à d’autres sociétés (dans un esprit comparatif).

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Gilles Grivaud, Alexandre Popovic (Dir.), Les conversions à l’islam en Asie mineure et dans les Balkans aux époques seldjoukide et ottomane. Bibliographie raisonnée (1800-2000) Chronologie, cartes, index, présentations d’auteurs. Athènes, École française d’Athènes, coll. « Mondes Méditerranéens et Balkaniques », 2011, 904 p.

Hamit Bozarslan

RÉFÉRENCE

Gilles Grivaud, Alexandre Popovic (Dir.), Les conversions à l’islam en Asie mineure et dans les Balkans aux époques seldjoukide et ottomane. Bibliographie raisonnée (1800-2000), Chronologie, cartes, index, présentations d’auteurs. Athènes, École française d’Athènes, coll. « Mondes Méditerranéens et Balkaniques », 2011, 904 p.

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1 Comment ne pas saluer ce monumental ouvrage qui réunit, autour de Gilles Grivaud et Alexandre Popovic, respectivement professeur des universités (Rouen) et directeur de recherche au CNRS (CETOBAC, Ehess), une quinzaine de chercheurs sur un sujet qui fut et reste sensible, sinon explosif ? Dans leur introduction générale, les deux directeurs précisent bien que « la violence, la contrainte sociale ou les catastrophes militaires » sont des faits majeurs à prendre en considération dans l’analyse de la conversion des populations chrétiennes ou juives à l’islam, mais qu’elles ne sauraient en constituer les seules clefs explicatives. Il importe, en effet, de lire les « changements d’affiliation religieuse » en rejetant « les théories fondées sur l’existence de cloisonnement étanche entre communautés rivales » et comprendre les conversions, qui ont des conséquences considérables sur la doctrine, les rituels, l’idéologie et l’organisation sociale, également à partir des « contradictions internes aux sociétés dominées » et des « capacités fluctuantes des sociétés musulmanes à ouvrir leurs rangs aux convertis » (p. 2). Une telle approche qui admet, d’emblée, que le phénomène de conversion n’obéit pas aux modalités uniques et linéaires permet aussi d’ancrer le changement d’affiliation religieuse dans une histoire sociale et culturelle, attentive à l’« affaiblissement des structures ecclésiales chrétiennes » et à l’« attraction des institutions religieuses musulmanes ». Il importe, enfin, de prendre en compte les échelles micros (les Balkans, contextes multiples micrasiatiques) sans négliger les périodes de franches intolérances et prosélytisme musclé comme sous le règne de Mehmed IV (1648-1687).

2 Les 821 titres (ouvrages, articles, recueils de documents...) publiés dans un nombre impressionnant de langues sont présentés à partir d’une classification propre : après une première section consacrée à l’Empire ottoman d’une manière générale, les autres parties concernent plus spécifiquement l’Asie Mineure arménienne et grecque, la Bulgarie et l’actuelle République macédonienne, l’espace serbe monténégrin et croate, la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie et l’espace albanophone, la Hongrie et les communautés juives et dönmes. Chaque section est introduite par un chapitre faisant utilement le point sur l’historiographie, insistant notamment sur les moments de bifurcations interprétatives. L’usage des mots, matières simples portant sur l’espace et le temps concernés, ainsi que les thèmes et les matériaux originaux utilisés par chaque auteur, permet des croisements très fructueux entre ces titres qui ne sont très souvent connus que des seuls spécialistes.

3 On espère que d’autres auteurs prendront l’initiative d’élargir cette entreprise à d’autres régions de l’islam, à commencer par le monde arabe.

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Mohamed Guenad, Sayyid Qutb. Itinéraire d’un théoricien de l’islamisme politique Paris, L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 2010, 135 p.

Brahim Labari

RÉFÉRENCE

Mohamed Guenad, Sayyid Qutb. Itinéraire d’un théoricien de l’islamisme politique Paris, L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 2010, 135 p.

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1 Mohammed Guenad, enseignant- chercheur en sciences politiques, renoue dans cet ouvrage avec une démarche bien rodée, mais un tantinet marginale de la politologie, à savoir l’analyse d’un mouvement politico-religieux à l’aune de l’une de ses figures de proue.

2 Sayyid Qutb, né en 1906 et exécuté par pendaison en 1966, fait partie de ces penseurs au parcours dense qui a toutes les allures d’un touche-à-tout (il était tour à tour poète, éducateur, journaliste et critique littéraire) pour finir en dernière instance sur la voie d’un islam radical, étant enrôlé de son plein gré dans la confrérie des Frères musulmans fondée en 1926 par Hassan Al Bana. À cet égard, il est considéré par l’histoire des idées religieuses comme l’un des principaux théoriciens de l’islamisme politique en Égypte et dans le monde arabe.

3 L’objectif proclamé de l’auteur est « d’entreprendre une étude d’ensemble sur la vie et les idées de Sayyid Qutb ». M. Guenad s’assigne comme tâche d’expliquer et d’analyser les différentes étapes de la vie de Sayyid Qutb, de sa pensée et son évolution au cours du temps et des tensions qui ont pu accompagner ou orienter sa dynamique. Ainsi, il identifie différentes situations sociales et politiques des diverses époques dans le seul souci de clarifier une pensée, une prise de position ou la nature d’un engagement politique ou social.

4 Comment Sayyid Qutb s’est-il mué en idéologue islamiste dans les années 1950 ? Quels sont les facteurs l’ayant amené à changer de vision en maintes circonstances ?

5 Pour instruire ces interrogations de taille, l’auteur s’est employé à reconvoquer le contexte social et politique de l’Égypte d’avant la révolution de juillet 1952 au cours de laquelle les officiers libres mirent fin à la monarchie en Égypte. Et ce, pour décrypter cette mutation. Un tel contexte était tellement marqué par une ébullition socioculturelle que des penseurs, bons orateurs à la plume dénonciatrice, réussissent à s’engouffrer dans l’antisystème et à remplir cette fonction tribunitienne chère à Georges Lavau. En effet, le parcours de Qutb est emblématique d’une vie dédiée à la lutte dans la foulée des guerres d’indépendance dans les pays arabes et contre les régimes politiques considérés comme impies. La persistance dans cette fonction tribunitienne lui a valu une popularité chez ses coreligionnaires, voire de la vox populi et le coup de grâce, sa condamnation à mort dans l’Égypte nassérienne. Plus même, une certaine postérité voit en lui le digne théoricien des mouvements islamistes « modernes ». Que ce soit Khomeyni en Iran chiite, le Soudan actuel ou les mouvements islamistes transnationaux, les connexions avec quatre mille pages de production idéologique, que l’on peut résumer que tout doit être rapporté à la loi divine pour être validé, se font jour.

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6 L’auteur, ayant manifestement le goût de la synthèse, résume le parcours de Sayyid Qutb à l’aune des positions successives contenues dans ses écrits. En premier lieu, il s’est employé avec brio à faire une présentation du cadre sociohistorique qui a fait émerger la pensée islamiste radicale de Sayyid Qutb, en tant qu’idéologue du mouvement des Frères musulmans.En second lieu, par une analyse du discours de Qutb, l’auteur s’intéresse aux modalités de la radicalisation de la pensée du courant réformiste en Égypte et comment le contexte politique de l’époque participe de ce processus de radicalisation.

7 L’action de Sayyid Qutb a été décryptée en quatre moments spécifiques : 1. sa vie et son engagement ; 2. sa conception de l’Islam ; 3. les modalités et l’avenir du rapport à l’Occident ; et enfin, 4. son idée sur la société dite jâhilite (ère de l’ignorance) et sur la hâkimiyya (la gouvernance). Sa ruralité originelle, ses voyages, notamment en Amérique, qu’il exécrait comme étant un pays sans spiritualité – une sorte de nomadisme religieux – l’expérience carcérale, son combat contre les pouvoirs constitués ont forgé chez lui une personnalité charismatique et fort dogmatique.

8 Extrêmement documenté, car la bibliographie de Sayyid Qutb est des plus fournies (« L’Amérique que j’ai vue », « Repère sur le chemin », « Problèmes de civilisation »...), le livre est un condensé sur le parcours politicoreligieux de Sayyid Qutb, de son enfance paysanne à son initiation au savoir religieux, sans oublier son combat politique dénotant clairement, selon l’auteur, « la longue et laborieuse marche d’une société vers l’échec politique et culturel, notamment au plus fort de la transition de la société égyptienne vers le modernisme ».

9 Sayyid Qutb incarne parfaitement les aléas de cette période transitoire : entre 1920 et 1940, des forces contradictoires de la tradition et de la modernité dans la société égyptienne ont convergé à former sa personnalité et sa vision du monde. Nonobstant, force est de relever l’impact profond de la vie traditionnelle sur l’esprit et la vision du monde de Sayyid Qutb par la grande place qu’il consacre dans sa biographie aux pratiques religieuses populaires, à son éducation islamique et aux coutumes de son village. À un âge précoce, Qutb a acquis la maîtrise de la culture arabo-musulmane traditionnelle, telles la mémorisation du Coran et l’excellente connaissance de la langue arabe, facteurs qui ont préparé le terrain pour être un membre très en vue dans le monde littéraire. Dans cette période transitoire, il faut relever également la rupture qui se développait dans le système éducatif égyptien entre ceux qui avaient reçu une éducation religieuse (kutâb) et ceux dont elle était résolument laïque (madrasa).

10 Dans les années 1920, après avoir quitté son village pour vivre chez son oncle, ses capacités à « imaginer » la nation égyptienne furent renforcées par ses expériences dans les institutions scolaires de la capitale qui lui fournirent l’occasion de forger des liens avec de nombreuses autres personnalités instruites et avisées en politique à l’instar de ‘Aqqâd. À ce moment-là, Qutb a cultivé l’idée de la séparation entre la religion et la littérature qui s’exprimera dans ses écrits des années 1930 et des années 1940. Peut-être au prétexte que toute littérature dérive du péché...

11 Pendant le milieu des années 1930, il y avait une réaction répandue en Égypte contre l’occidentalisation effrénée et l’échec à réaliser l’indépendance de la nation. Cette réaction étendue de la prolifération des clubs et des associations musulmanes exprime des positions antioccidentales. Les écrits de Qutb ont bien restitué les incertitudes de cette période-là en dénigrant l’occidentalisation de la société égyptienne. Il a particulièrement usé de cet argument dans sa réfutation de Tâha Hussein, penseur à

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tendance modernisante, et de son ouvrage « L’avenir de la culture en l’Égypte » édité en 1938. En cette période, Qutb a commencé à s’intéresser sérieusement au Coran en tant que révélateur de l’harmonie entre le spirituel et le temporel tant il est vrai que l’islam « est un ordre intégré complet, dit-il, un axe fixe autour duquel tourne la vie dans un ordre précis [...] s’appliquant au mariage, à la nourriture, à l’habillement, aux contrats, à toute activité et travail, à toutes les relations sociales et commerciales, à tous les us et coutumes ».

12 Une raison presque certaine de la répugnance de Qutb pour la culture occidentale fut l’influence profonde qu’eurent sur lui la religion et les coutumes au cours de sa socialisation primaire. Les références dispersées dans les travaux qu’il a publiés suggèrent que, sous le vernis de la culture occidentale, les attaches et l’instruction modernes qu’il avait reçues, Qutb était un traditionaliste dont les sensibilités culturelles étaient ancrées dans l’univers de l’Égypte « villageoise » (aryâf). « Étant donné cette structure identitaire préexistante, il était peut-être naturel pour Qutb d’être hésitant face aux aspects culturels de la civilisation occidentale », argue M. Guenad. Mais peut-être un autre facteur fut davantage décisif, lié aux crises politiques et économiques qu’affrontât l’Égypte dans les années 1930 et 1940.

13 Le résultat fut l’apparente incapacité des politiciens égyptiens à satisfaire les aspirations nationalistes qui se propageaient dans le peuple, au cours de la lutte contre les Anglais dans les années 1919-1922, aspirations qui restèrent profondément ancrées dans la conscience collective durant les années précédant la Seconde Guerre mondiale. Le contexte a été aussi reconnaissable à l’incapacité du régime en place à débarrasser l’Égypte de l’influence britannique et à entraver l’abîme entre les riches propriétaires qui dominaient au parlement et la masse des paysans et citadins pauvres dont la condition devenait de plus en plus criante.

14 Au début de 1948, Qutb commence à exprimer ses sentiments nationalistes en mettant fortement en avant le Coran, dont le contenu est remodelé en une discussion théologique autour du contexte égyptien contemporain de tensions politique et sociale, et spécifiquement la condition des inégalités sociales qui affectaient la société naissante. La solution, selon Qutb, est le retour à un ordre politique et légal inspiré du Coran, en réponse à la crise politique permanente en Égypte. Dans cette perspective, Qutb aurait participé à l’opposition dès la fin des années 1940, à la recherche d’une solution idéologique pour l’ordre économique et politique défaillant de l’Égypte. Qutb se rapproche du discours islamiste, déjà tenu vigoureusement par les Frères musulmans d’Égypte.

15 Il est clair que Sayyid Qutb adopta une position islamiste de façon progressive et tendit initialement à soutenir le concept laïc de la différence nationale (qui avait dominé ses écrits depuis les années 1930), plutôt que de le supplanter pour un ordre islamique pur et dur. Malgré son puissant appel à une autorité scripturaire et prophétique, l’intérêt premier de Qutb restait le même : améliorer l’identité d’une nation virtuelle contre les modèles différents et concurrents de l’Occident.

16 La poursuite de cet objectif apparaît dans la première partie du premier travail important de Qutb concernant l’Islam : « la Justice sociale en Islam » al-’Adâla al- Ijtimâ’iyya fî al-Islâm, publié en 1949. Son intérêt pour le Coran n’était pas purement intellectuel, mais plutôt une nécessité « psychique et intellectuelle ». Ses souffrances étaient beaucoup plus évidentes dans ses écrits journalistiques et sa poésie. La disparition de sa mère, sa relation amoureuse brisée et sa santé précaire, tous ces

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facteurs l’ont conduit à s’intéresser de plus en plus à la religion pour des raisons personnelles et afin de trouver des réponses aux problèmes dont souffrait sa société. Ce n’est qu’au milieu des années 1950, quand Qutb fut prisonnier politique, qu’il commença à faire siennes des idées rigoureusement théocentriques qui firent sa renommée en tant qu’idéologue islamiste. Tout se passe finalement comme si une véritable force créatrice émanait de la vulnérabilité de notre théoricien.

17 Sayyid Qutb. Itinéraire d’un théoricien de l’islamisme politique est assurément une lecture dans la vie et la pensée de Sayyid Qutb. Le moins que l’on puisse dire est que cette vie est plurielle et diffuse. L’ouvrage jette la lumière sur les facteurs de transformation intellectuelle de Qutb avant la révolution 1952 et son apparition comme l’un des principaux idéologues des Frères musulmans. Une vue d’ensemble de la vie de Qutb est présentée, ou plutôt son itinéraire. Ce qui a amené l’auteur à conclure que Qutb était un produit d’une société qui était passée par des dislocations politiques et culturelles à un moment où se produisait la transition de l’Égypte d’une société traditionnelle à une société moderne. À suivre M. Guenad, Sayyid Qutb était l’archétype du résistant au « désenchantement » du monde dans le contexte égyptien. Mais son radicalisme religieux l’a entraîné loin d’un débat contradictoire rationnel.

18 Deux formes d’objections peuvent être formulées à la lecture de ce livre. La première est que l’auteur aurait pu justifier plus avant son choix de Sayyid Qutb à un moment où l’Égypte des Frères musulmans comptait une pléiade de zaïms religieux. On appréciera que l’auteur, armé du bon sens et de la maîtrise de son sujet, retienne que tout parcours politicoreligieux est tributaire du contexte et en cela les hommes font l’Histoire sans avoir prise sur aucune de ses lois, car rien n’est écrit à l’avance. C’est justement ce point qui me semble d’un intérêt certain dans cet ouvrage. Tout se passe finalement comme si les pesanteurs de toutes sortes avaient eu raison de la liberté de l’acteur à façonner, y compris sa propre histoire. La seconde objection est que l’articulation entre l’histoire de vie de Sayyid Qutb avec le mouvement des Frères musulmans n’est pas suffisamment étayée : les différents écrits de Sayyid Qutb ne recoupent pas clairement les grands principes de la confrérie (lesquels par ailleurs ? Qui les a théorisés ? À quelles fins ?...).

19 On doit savoir gré à M. Guenad de livrer un travail dépassionné à l’heure même où un certain discours mène à des condamnations tous azimuts sans prendre le recul nécessaire et examiner avec rigueur les petites histoires qui font l’Histoire.

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Sylvaine Guinle-Lorinet, Libérer le prêtre de l’État clérical. Échanges et dialogue (1968-1975) Paris, L’Harmattan, coll. « Le monde en transition », 2008, 298 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Sylvaine Guinle-Lorinet, Libérer le prêtre de l’État clérical. Échanges et dialogue (1968-1975), Paris, L’Harmattan, coll. « Le monde en transition », 2008, 298 p.

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1 L’ouvrage se divise en deux principales parties. La première est une histoire bataille du mouvement, de sa création (le 3 novembre 1968) à sa disparition (16 février 1975). Histoire-débat plutôt tant le mouvement apparaît comme un groupe de pression ou d’interpellation dont la puissance dépasse largement les effectifs. Le mouvement se réclame en effet d’un collectif de mille prêtres à ces débuts, il en compte réellement 609 en janvier 1969, sur environ 40 000 prêtres séculiers. Ce mouvement de prêtres, au départ, permet l’expression du malaise de certains clercs sur la nature, la fonction et le rôle du sacerdoce ministériel au moment où la crise des vocations s’amplifie et les départs de prêtres se multiplient (voir Martine Sevegrand, Vers une Église sans prêtres (1945-1978), Presses universitaires de Rennes, 2004). Le mouvement veut répondre à cette crise d’identité.

2 L’auteur procède donc à une analyse factuelle et textuelle du mouvement. Échanges et dialogue aspire à obtenir un nouveau statut du clergé qui permettrait à celui-ci de travailler, se marier et militer politiquement et syndicalement. Mais minoritaire, sans relais épiscopal, le mouvement se radicalise. Les aspirations passent progressivement d’une « déclergification » de l’Église à un programme révolutionnaire au sein de l’institution et de la société.

3 Le livre montre que le mouvement est divers et éclaté. L’auteur affirme que les aspirations des jeunes prêtres en voie d’émancipation par le mariage et le travail ne correspondent pas toujours avec celle de prêtres plus anciens « gauchistes » (p. 68) qui mettent l’accent sur les luttes politiques. Le marxisme est pour eux une grille de lecture dont il dégage deux notions qui lui semblent opératoires dans leur combat pour la déclergification : la lutte des classes et l’aliénation.

4 L’auteur insiste sur le fait que le mouvement est une réponse soixante-huitarde à une ancienne question. L’aspiration à la libération qu’exprime le manifeste du 3 novembre 1964 s’inscrit parfaitement dans l’air du temps : « dans la société actuelle où la grande majorité des travailleurs est l’objet d’exploitation [...], cette décision conduit à rejoindre le mouvement pour la libération de tous et de chacun ». Ce qu’Échanges et dialogue promeut d’abord est la fin de la distinction entre Église enseignante et Église enseignée. Il n’apparaît néanmoins pas comme créateur de théologie même s’il défend avec ardeur des théologiens menacés. D’inspiration évangélique, le mouvement s’oriente alors naturellement vers le marxisme. Il passe d’un mouvement de prêtres à une association de chrétiens critiques. Celui-ci démontre une capacité d’activisme tous azimuts impressionnante fondée sur une présence militante, pas si nombreuse (une dizaine de militants, deux ou trois chefs) mais extrêmement engagée. L’auteur insiste

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sur la capacité de mobilisation médiatique d’Échanges et dialogue. Peut-on pour autant parler de « vedettisation » pour évoquer le rôle de Robert Davezies ? Le terme est un peu fort. En tout cas, grâce à la tribune offerte par les médias, Davezies popularise les buts du mouvement et offre un visage à un groupe constitué en réseau plus qu’unifié.

5 La seconde partie montre l’échec du mouvement qui ne parvient pas à modifier l’ecclésiologie. Échanges et dialogue développe une vraie critique de l’appareil ecclésial et affirme un idéal révolutionnaire, empreint de tiers-mondisme. Néanmoins, il ne suscite pas un vrai mouvement d’idées au sein de l’institution. Jésus et les Évangiles sont au cœur de leurs engagements, mais ses conceptions apparaissent comme un bricolage fait d’emprunt divers tant chez des théologiens allemands qu’anglo-saxons, patiné de quelques français.

6 Jamais mouvement n’a d’ailleurs aussi mal porté son nom selon l’auteur, inspiré par une utopie révolutionnaire, s’inscrivant dans un prophétisme ardent, il se veut à l’avant-garde de la contestation en faveur d’une Église réformée. Il rêve d’un prêtre serviteur et prophète au sein d’une Église servante et pauvre. Il faut insister sur cet aspect essentiel de nombre de tentatives de réforme du XXe siècle, elles se situent toutes, au départ, dans l’institution qu’il ne s’agit pas de quitter, mais de changer. « Les hommes et les femmes d’Échanges et Dialogue se veulent d’Église » (p. 278). De façon significative, la situation de l’Église réformée ou celle des pasteurs ne sont jamais évoquées malgré la présence de Georges Casalis en son sein. Preuve que l’alternative réformée n’existe pas aux yeux des membres.

7 Le bilan est celui d’un échec collectif selon Sylvaine Guinle-Lorinet. Sans théologie structurée, le mouvement ne parvient pas à fonder son ecclésiologie d’autant qu’il laisse de côté des questions essentielles. Ainsi s’il défend le mariage des prêtres, ni la sexualité ni, et encore moins, l’homosexualité ne sont l’objet d’aucune réflexion, de débat ou de propositions. De même, le groupe ne s’est ainsi jamais interrogé sur la place des femmes en son sein. « Échanges et Dialogue en reste à des conceptions cléricales ou néo-cléricales sur la femme ou sur la sexualité ; il perd une opportunité de poser les vraies questions, à la hiérarchie d’une part, aux laïcs d’autre part » (p. 272).

8 L’ouvrage apparaît alors plus comme un seuil de sortie individuel pour des clercs en déshérence. Il y perd une partie de ses forces vives, d’autant que les sortants ne deviennent pas pour autant des soutiens. Ils s’éloignent silencieusement.

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Roberte Hamayon, Jouer. Une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens Paris, La Découverte, coll. « Bibliothèque du Mauss », 2012, 369 p.

Nathalie Luca

RÉFÉRENCE

Roberte Hamayon, Jouer. Une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens, Paris, La Découverte, coll. « Bibliothèque du Mauss », 2012, 369 p.

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1 On connaît Roberte Hamayon pour ses remarquables travaux sur le chamanisme, dont elle a écrit la première théorie sous le beau titre de La chasse à l’âme (1990), ouvrage qui traite plus largement, à partir de l’exemple sibérien, de la gestion de l’aléatoire liant « la “chance”, en tant que bien symbolique, le “jeu” comme technique d’obtention de ce bien, et la “croyance” comme attitude mentale qui conditionne cette obtention » (Buffetrille, Lambert, Luca, de Sales, Études mongoles et sibérienne, centrasiatiques et tibétaines, 2013, hors série, 14). Ayant de ce fait travaillé de longue date sur la notion de jouer, dont elle remarque qu’elle est étrangement restée le parent pauvre de l’anthropologie, on ne s’étonnera pas qu’elle lui consacre aujourd’hui la première théorie dans ce champ disciplinaire. Sa préférence pour la forme verbale plutôt que nominale le jouer indique que sa réflexion ne s’attache pas à dégager des catégories ou à réaliser une typologie des activités ludiques, mais à mettre au jour un processus, une façon d’agir intrinsèque au jeu. Ce faisant, elle reprend sous un angle différent la combinaison déjà posée entre chance, jeu et croyance. Aucun doute qu’il manque encore un opus sur le croire pour clore ce triptyque...

2 Roberte Hamayon s’attache déjà à expliquer l’intérêt de constituer le jouer en objet de recherche, et plus encore, en concept générique apte à englober des thèmes proches mais jusque-là traités à part comme le sport, le rituel, le combat ou la danse dont elle explique qu’ils ont été détachés de leur matrice originelle en même temps qu’ils ont été chassés de l’église. Dès le départ en effet, l’existence d’une dimension sacrificielle, attachée aux jeux romains, a fait craindre à Tertullien leur caractère trompeur et idolâtre. Par la suite, la condamnation des jeux par l’Église a reposé sur deux arguments : « l’exhibition de mœurs dissolues et le divertissement théâtral, qui soustrait du temps à la prière » (p. 61). Dans les deux cas, la réprobation portait sur la dimension corporelle de ces conduites, en particulier le saut et la danse sautée, diabolisée pour son aptitude à évoquer l’animal. Il fallut cependant attendre la fin du XVIe siècle pour que le chrétien parvienne à laisser l’expressivité de son corps à la porte de l’église afin d’y mieux pénétrer en esprit. Le corps fut alors « dressé » au sein de structures laïques de plus en plus spécialisées, où jeu et sport se dédoublèrent au détriment du caractère totalisateur et sacré que possédait le premier à l’origine. Les jeux ont continué d’être utilisés comme technique d’obtention de la chance, laissant au jouer son « rôle préparatoire » tout à fait primordial, c’est-à-dire sa capacité de « mobiliser le sens de la temporalité et d’ouvrir sur l’avenir » (p. 141), de déconnecter l’action faite durant le jeu de ce qui en est attendu dans la vie réelle. Tout au contraire, le sport, par le renforcement de sa dimension compétitive, en est venu à représenter la

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force de l’homme, du groupe ou de la nation, accompagnant « le processus de centralisation hiérarchique au sein de la société [...] la construction du pouvoir politique emportant l’identité collective » (p. 172-174), tout en abolissant la distinction entre l’action préparatoire et l’action préparée : « Le jouer, alors, ne prépare que lui- même ; il se rationalise sur la base de critères mesurables à la poursuite du perfectionnement perpétuel. [...] C’est l’un des signes du passage du jeu au sport. » (p. 142-144) Tout ce qui n’est pas sanctionnable, tels la danse et autres jeux mixtes reposant sur la complémentarité des rôles, est bientôt rejeté aux marges de la société moderne, dans ses pratiques folkloriques, tandis que la lutte et l’ensemble des jeux masculins de compétitivité et d’opposition incarnent ses valeurs.

3 Tout en posant les conditions historiques du rejet progressif du jeu, Roberte Hamayon essaie d’en extraire la structure active en partant de la notion de cadre fictionnel empruntée à Gregory Bateson. Celui-ci l’a utilisée pour expliciter ce que peut représenter « la morsure ludique » de deux singes s’amusant à se défier dans un zoo. Cela ressemble à une morsure, mais ce n’en est pas vraiment une. Pourtant, à l’intérieur du cadre, il constate qu’elle est considérée comme telle : « J’ai vu jouer deux jeunes singes ; autrement dit, deux singes engagés dans une séance interactive dont les unités d’action, ou signaux, étaient analogues, mais non pas identiques à ceux du combat. [...] Il était évident que, pour les singes eux-mêmes, ceci était “un jeu”. » (Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome 1, Paris, Le Seuil, « Essais », 1977, p. 249) Bateson en déduit que la capacité même de jouer passe nécessairement par un degré de métacommunication indiquant aux acteurs qu’ils sont dans une séquence de jeu.

4 Le cadre fictionnel, tel qu’il l’a défini, avait déjà inspiré plusieurs anthropologues. Parmi eux se trouve notamment Albert Piette : « Dans le même sens selon lequel il n’y a pas de morsure dans le jeu des animaux, remarque-t-il, Jésus n’est pas réellement présent (au sens dur, factuel du terme) à la messe, comme le reconnaîtraient la plupart des chrétiens et, de la même façon, l’opposition entre les deux villes n’est pas réelle dans le match de football qui les oppose. Dans ces deux exemples, il y a extraction de deux types différents de données, une situation historique qui a eu lieu (la Cène) et l’opposition, en tout cas la différence entre deux cités (deux pays) ; ensuite recontextualisation de ces données sous un cadre ludique. » Mettre une action dans un cadre fictionnel revient ainsi, pour Piette, à indiquer que « ce qui est dit ou fait ne peut pas être pris littéralement : l’arrivée du Christ n’est pas attendue le dimanche à 11 heures, et il n’y a aucune stratégie géopoliticomilitaire entre les équipes de football ». Pour autant précise-t-il, cela ne veut pas dire non plus que « le Christ est absent » du culte et que les matchs de football se déroulent sans agressivité aucune. Cependant, à l’intérieur du cadre, on ne risque pas les conséquences concrètes qu’auraient ces situations si elles se produisaient vraiment (Piette, « Pour une anthropologie comparée des rituels contemporains », Terrain, 29, 1997, p. 139-150).

5 Reprenant à son tour une lecture de ce cadre fictionnel à partir d’exemples prélevés chez les Bouriates, dans le chamanisme, Roberte Hamayon apporte pour sa part une distinction entre ce qui se passe dans le jeu, qui relève de l’imitation, ce qui se passe dans le rite chamanique, qui relève de la simulation et dans la performance épique, qui « substitue la forme intellectualisée de la narration chantée à celle de la simulation gestuelle » (p. 145). Elle admet, comme Piette, que les joueurs imitent certaines attitudes tout en étant exemptés des suites que les actions imitées impliquent dans la vie réelle. Cependant, dans le rite, il en va autrement. Les acteurs simulent dans le

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cadre fictionnel des actions censées se passer vraiment à un autre niveau, celui du monde des invisibles, dans lequel elles ne sont nullement exemptées des suites qui en sont attendues. Elles sont de surcroît supposées avoir des répercussions, d’un autre ordre cette fois, sur la vie ordinaire, réelle de la communauté : « Alors que le lutteur donnait réellement des coups de tête à son rival dans un cadre impliquant qu’il ne combattait pas, le chamane fait l’inverse : il donne des coups de tête en l’air et le cadre rituel impose de comprendre qu’il se bat vraiment, et cela contre un rival invisible dans le monde des invisibles. » (p. 127) En définitive, le rite apporte au jeu une structure d’interaction sur deux plans interdépendants : entre humains d’une part, et entre monde humain et monde spirituel d’autre part. C’est ainsi par la plus grande complexité de sa dimension interactive qu’il se caractérise. De là surgissent d’autres compléments. Ainsi, si le jeu comporte une dimension imitative (le joueur imite des gestes qui existent hors du cadre du jeu), une dimension préparatoire (le joueur apprend des gestes qui lui serviront dans la vie ordinaire, ce qui suppose une interférence du jeu avec la vie de tous les jours), une dimension cognitive et interactionnelle (le joueur découvre des rapports d’identité et d’altérité ; de complémentarité – pour ce qui est de la danse – et d’opposition – en ce qui concerne la lutte), une dimension d’agentivité (les objets devenant dans le jeu des partenaires vivants, à part entière), le rite y ajoute une dimension simulative (distinction entre ce que le chamane fait dans le cadre fictionnel du jeu et ce qu’il réalise vraiment dans la surnature), une dimension préparatoire différenciée (distinction entre ce qui est attendu du rite dans la vie ordinaire – de la chance à la chasse, notamment – et ce qu’il accomplit dans la surnature – un mariage), une dimension performative essentielle (puisqu’il est donc attendu du jeu rituel un « effet » sur la réalité) et finalement une dimension cognitive qui relie le jouer au croire (le rite assurant l’apprentissage des signes de la présence de l’invisible). Plus encore, le rite apparaît en dernière instance comme une façon de se jouer des esprits, car il est construit de sorte à donner l’avantage aux humains, et cela vaut peut-être plus encore pour les épopées que pour les jeux rituels chamaniques : « chants épiques et histoires à rire ont beau ne pas faire partie du “jouer”, ils se présentent comme des extensions de ce jouer et se situent dans la continuité : ils visent également à donner l’avantage à l’humain qui y a recours, confirmant l’orientation active de l’acte de jouer et le privilège de celui qui en a l’initiative. Que les humains jouent, chantent ou rient, ils “se jouent” des esprits » (p. 186).

6 Dès lors se pose une nouvelle question : celle de la différentiation entre jeu rituel et autres modalités du rituel (prière, sacrifice, etc.). La réponse se trouve précisément dans la centralité de la simulation du premier : « les prières (chantées) et les sacrifices et offrandes (libations et aspersions) rendent les ancêtres directement “présents” en tant que destinataires » (p. 203). Il n’est donc pas besoin de les représenter. Même si les gestes des fidèles laissent percevoir le type de relations qu’ils entretiennent avec eux, personne ne prend en charge leur réaction : elle n’est pas donnée à voir. Tout au contraire, quand le chamane chamanise, il montre qu’il implique l’esprit sur le moment même de l’action. Ainsi faut-il encore souligner la dimension représentative essentielle du jeu rituel.

7 C’est arrivé à ce niveau de définition du jouer qu’une réflexion sur le croire devient incontournable. Roberte Hamayon présente ainsi la question qui se pose : « quelle validité, quelle portée [les joueurs] accordent-ils aux actions en train de se faire que les jeux représentent ? » (p. 206) Cela suppose, remarque-t-elle, de faire sciemment le

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choix d’être dupe, d’adhérer sciemment à l’univers fictionnel, et par conséquent, de ressentir sincèrement les émotions qu’appellent les actions qui y sont accomplies. Ainsi jouer, c’est avant tout commettre un acte de croyance, se conformer à une attitude de croyance ; jouer, c’est cet acte, cette attitude, qu’ils soient accompagnés ou non d’un contenu de croyance. C’est de l’attitude même qu’est attendu en retour un « effet » sur la réalité, une attitude positive, joyeuse, confiante permettant d’anticiper positivement l’avenir et de lui permettre alors d’advenir : « en ce sens, jouer apparaît comme un pari sur une hypothèse heureuse [...] en dépit d’une irréductible indétermination. [...] Cette incertitude attachée au jouer fonde la présence d’un enjeu au cœur de l’acte de jouer » (p. 224). Cette incertitude est responsable de la progressive valorisation des jeux à sanction interne et de la généralisation de leur orientation compétitive au fur et à mesure de la centralisation des sociétés et de l’installation de pouvoirs centralisés en recherche de stabilité et de sécurité maximale.

8 Au Jouer et au Croire, dont on aura compris que l’adoption de leur forme verbale vient de la centralité mise sur les attitudes, il faut encore ajouter, comme troisième élément indissociable des deux autres, le Métaphoriser. Les références à cette action essentielle au croire sont nombreuses. Pour ma part, je suis sensible à celle de Paul Ricœur. Il utilise ce verbe pour faire ressortir la dynamique propre de l’action métaphorique qui consiste tout autant à transgresser l’ordre catégoriel établi qu’à l’engendrer. Ricœur ne définit pas la métaphore comme étant liée à un sens figuré du mot, car le mot n’est qu’une pluralité de sens figurés. De fait, il considère inutile de chercher un sens propre originel du mot : le mot n’a pas d’essence. Utiliser une métaphore, c’est commettre un acte de transformation de l’ordre institué. La métaphore ne vaut qu’en contexte. Métaphoriser, c’est déclencher un processus dynamique capable de transformer l’appréhension de la réalité. Ainsi écrit-il, « présenter les hommes “comme agissants” et toutes choses “comme en acte”, telle pourrait être la fonction ontologique du discours métaphorique ». Il est « expression vive » qui dit « l’existence vive » (Ricœur, La métaphore vive, Paris, Le Seuil, « Essais », 1975, p. 61). Le métaphoriser entretient avec le jouer et le croire la même relation ambiguë à la réalité. Elle participe, écrit Ricœur, « d’une double tension entre soumission à la réalité et invention fabuleuse ; restitution et surélévation » (idem, p. 57). Le discours métaphorique est donc, fondamentalement, interactionniste et contextuel. Il assure une transaction entre contextes par sa capacité à projeter et révéler un monde que sa performance même a transformé : la métaphore vive est nécessairement performative. Par la tension qu’elle pose entre le « n’est pas » et le « est », elle est créatrice à sa manière d’un cadre fictionnel dont il est attendu en dehors une transformation de la perception du monde. Cette tension, conclut Ricœur, a pour conséquence une « vision stéréoscopique » de la réalité. R. Hamayon fait également le lien entre cadre fictionnel et structuration métaphorique, qu’elle articule avec la notion de marge, s’intéressant à la dimension organisationnelle, active et performative du processus métaphorique, « qui guide l’interprétation de l’expérience et façonne le comportement » (p. 305). Elle préfère cependant l’approche de George Lakoff (un linguiste) et de Mark Johnson (un philosophe). Ils inscrivent le métaphoriser dans un processus cognitif et non plus rhétorique, réservé aux mots : un geste ou un objet, sélectionné pour telle ou telle autre particularité, peuvent tout aussi bien devenir le support de la transformation relationnelle à une autre chose abstraite, invisible ou inconnue, qui ne peut être pensée directement.

9 En conclusion, dans cet ouvrage qui fait déjà référence, Roberte Hamayon a fait un triple choix : celui de s’interroger sur le processus du jouer, de considérer son unicité et

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finalement de « caractériser ce processus par l’existence d’un écart ou d’un décalage par rapport à ce qui pourrait être dans un autre ordre de réalité » (p. 320). Ce triple choix l’amène à lier l’acte de jouer, de croire et de métaphoriser et ce faisant, définissant le premier, elle participe simultanément à la construction conceptuelle des deux autres.

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Constant Hamès (Dir.), Coran et talismans. Textes et pratiques magiques en milieu musulman Paris, Karthala, coll. « Hommes et Sociétés », 2007, 416 p.

Jean-Louis Triaud

RÉFÉRENCE

Constant Hamès (Dir.), Coran et talismans. Textes et pratiques magiques en milieu musulman, Paris, Karthala, coll. « Hommes et Sociétés », 2007, 416 p.

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1 Il existe depuis longtemps une petite confrérie discrète qui s’est passionnée à contre-courant pour la magie et les talismans islamiques. À contre-courant par rapport aux sciences humaines, où longtemps un rationalisme de bon aloi écartait le chercheur de telles superstitions. À contre-courant, ensuite, de l’orientalisme bon teint, attaché à l’étude des grands textes normatifs. À contre-courant, enfin, par rapport aux gardiens du dogme, pour qui ces pratiques représentent des déviations blâmables. Le terme « magie » lui-même est si connoté qu’il paraît étranger aux catégories scientifiques. Dès la première page de l’introduction, par Louis Brenner, il figure entre guillemets pour mieux conjurer tout reproche en la matière. On retiendra la définition opportune donnée pour couvrir ce champ miné : « ensemble d’idées et d’actions qui modifient le cours naturel des événements ».

2 Constant Hamès, qui en est l’auteur et dirige ce volume, est, de longue date, un des adeptes reconnus de cette confrérie de chercheurs. L’Afrique subsaharienne et Madagascar constituent leur espace commun. Des observateurs hâtifs voient volontiers dans ces pratiques une simple contamination du message islamique par des imprégnations animistes africaines. Or il n’en est rien. La magie islamique est saturée d’écrits, d’écrits coraniques principalement, qui la placent en rupture avec les différentes formes de sorcellerie subsaharienne. La demande sociale de protection et de guérison est partout la même, les moyens ne le sont pas. Cette fonction de l’écrit est centrale dans la composition des formules, mais c’est l’énergie qu’on lui attribue qui compte, non sa lecture. Cette énergie ne peut elle-même être transmise que par un rituel où l’oral prend toute sa place, si bien qu’il est impossible de séparer le texte qui mobilise les forces et la parole qui les insuffle.

3 La racine s-h-r et tous ses dérivés, désignent, en arabe, les opérations de type magique. Le Coran et la Sunna les condamnent et tout l’art des exégètes va être d’établir une distinction entre une magie licite et une magie illicite. C. Hamès ouvre le volume par un chapitre consacré à la « notion de magie dans le Coran ». Francesco Zappa l’illustre par l’examen d’un commentaire coranique d’al-Qurtubî (XIIIe siècle). Face à la condamnation sans appel qui figure dans un hadith transmis par Tirmidhi : « La peine établie contre le magicien est la peine de mort », on peut admirer la manière dont al- Qurtubî contourne l’obstacle. Déjà, le juriste malikite Ibn Abî Zayd al-Qayrawânî (Xe siècle) avait affirmé qu’« il n’y a pas de mal à se préserver par des charmes contre le mauvais œil et autres choses de ce genre » – les formules coraniques qu’ils contiennent suffisant, à ses yeux, à en garantir l’orthodoxie.

4 Un hadith affirme que « le rêve est une partie de la prophétie ». C’est dire son importance dans la tradition musulmane comme le montre Pierre Lory qui étudie « l’interprétation des rêves dans la culture musulmane » et rappelle la place qu’occupe cette discipline dans le corpus islamique. On pourrait y ajouter un lien particulier avec le soufisme. « Le point de vue d’Ibn Khaldoun » (Abderrahmane Lakhsassi) introduit

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une clef supplémentaire. Pour Ibn Khaldoun, qui peine à élaborer des critères clairs permettant de définir la magie licite, c’est finalement l’intention morale qui va déterminer la nature de l’action. Mauvais œil et talismans, karâmât et mu’jizat sont ainsi passés au crible. Globalement, seule la magie qui est agie par la puissance divine est licite. Un bon discernement est donc nécessaire à cet effet.

5 Après l’étude des textes de référence vient « l’étonnante pléthore des pratiques magiques » (L. Brenner), qui échappent largement aux tentatives normatives. La contribution d’Ahmed Rahal sur « la tradition talismanique en Tunisie », à partir d’un manuel du XIXe siècle, est à la charnière de la théorie et des exercices pratiques. Il y est question de la confection d’amulettes à usage thérapeutique et propitiatoire. Diagnostics, numérologie et carrés magiques y prennent toute leur place. Ce sont ensuite l’étude de ces objets étonnants que représentent les tuniques talismaniques au Sénégal (Alain Epelboin, Constant Hamès et Anne Raggi), protections réputées très puissantes dont l’une d’entre elles, couverte d’écritures, illustre magnifiquement le volume. Ces objets et beaucoup d’autres du même type proviennent des dépôts d’ordures aux limites de Dakar et sont conservés à Paris dans la collection ALEP (Alain Epelboin), véritable mine d’objets de protection abandonnés. Yahya Ould El-Bara traite des « morsures de serpent chez les Bidân de Mauritanie ». Il montre comment, à côté d’une puissante tradition savante dans ce pays, tout un secteur de « marabouts- guérisseurs, charismatiques ou besogneux » s’est institué pour répondre à la demande, face au serpent, « la créature qui résume le mal », véritable « hantise pour l’éleveur nomade » qui marche pieds nus. Techniques de prévention et de guérison, formules, incantations, carrés magiques composent cet arsenal. Benjamin Soares considère l’activité d’un fabricant et commerçant d’amulettes au Mali, disciple et assistant d’un cheikh tijani. Il cite aussi plusieurs pratiques de consultation et de protection : nasi (l’eau qui a lavé une formule écrite), sadaqa (aumône/sacrifice), hijâb (nom générique pour les amulettes et talismans), khalwa (retraite), istikhâra (technique de recherche d’inspiration divine). C’est ainsi un florissant marché des ressources occultes qui surgit, lequel répond à une demande omniprésente. Philippe Beaujard présente le dossier des « manuscrits arabico-malgaches (sorabe) du Sud-Est de Madagascar ». Il montre comment ces manuscrits « restent largement hermétiques », tant il est vrai que ces textes « sont inséparables d’une connaissance transmise oralement ». L’astrologie y tient une place majeure. L’étude d’un « charme de guérison Antemoro » complète le dossier. Sophie Blanchy, qui traite des « textes islamiques protecteurs aux Comores : transmissions et usages », passe en revue les ouvrages de référence en circulation, dont le fameux Shams al Ma’ârif de l’Algérien al-Bûnî (al-Malikî al-Amazighî), m. au début du XIIIe siècle, puis elle dresse des portraits de spécialistes et commente des exemples de pratiques, où se combinent la « récitation » et le « remède ». Anne Regourd présente « deux coupes magico-thérapeutiques » au nord du Yémen, biens waqf conservés dans une mosquée et confiés aux fidèles à des fins thérapeutiques. Elle procède à une analyse savante des textes gravés et traite du mode d’emploi de ces objets. Liliane Kuczynski analyse le parcours d’une jeune consultante parisienne, désespérée par la perte de l’aimé, confrontée aux marabouts de toute catégorie qu’elle a été amenée à consulter. C’est le récit d’une aventure où le décalage culturel entretient quelques malentendus. L’auteur commente plusieurs amulettes conservées par la consultante. Enfin, en dépit des spéculations habituelles qui entourent ce chiffre, le dernier chapitre porte le chiffre 13. Moussa Khedimellah y étudie le recours à la ruqiya, technique de traitement d’une maladie par la récitation de versets du Coran, qui est utilisée par un imâm guérisseur

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en Lorraine, et il pose des questions théoriques sur la fonction de ce personnage. Rien d’occulte dans une telle démarche, puisque celle-ci se veut héritière de la médecine prophétique, al-tibb al-nabâwî, et qu’elle s’exerce dans une mosquée.

6 L’auteur de ces lignes s’interroge, pour conclure, sur les rapports entre magie islamique et soufisme. Ces deux disciplines comportent une forte dimension secrète et, sauf dans des versions « sauvages », exigent une chaîne de transmission de maître à disciple pour un exercice autorisé. Nombre de cheikh de tariqa et leurs disciples, au sud comme au nord du Sahara, donnent des consultations, interprètent les rêves et fournissent des protections. La guidance du fidèle dans la voie vers Dieu ne peut donc être séparée de ces moyens habiles qui constituent l’arsenal de la magie islamique. Soufisme et magie islamique composent un imaginaire partagé et répondent à une demande de surnaturel, de merveilleux et de guérison de l’âme.

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Michel Hastings, Loïc Nicolas, Cédric Passard (Dir.), Paradoxes de la transgression Paris, CNRS Éditions, coll. « Philosophie et histoire des idées », 2012, 300 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Michel Hastings, Loïc Nicolas, Cédric Passard (Dir.), Paradoxes de la transgression, Paris, CNRS Éditions, coll. « Philosophie et histoire des idées », 2012, 300 p.

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1 Comme toute notion utilisée et travaillée par les sciences sociales, la transgression ne définit pas une situation, ou une action, univoque. Disposée à juste titre en cet ouvrage au centre du jeu social, elle joue aux – et avec les – limites du tolérable, bouleverse frontières et normes, entretient un rapport ambivalent avec ce que toute société produit comme instance du sacré. Elle ne pose pas en permanence la question de la frontière entre ce qui est légitime et ce qui est interdit, sans aussitôt refonder limites et ordre social. Mais dès là apparaît une divergence dans la « fonction » de l’acte transgressif. Construction sociale de la limite sans cesse maintenue, parce que questionnée sans cesse par tel acte : la société en use comme sa plus belle chance de demeurer en passion d’ordre. Dans le même mouvement, cependant, Georges Bataille soulignait que s’il n’est pas, par la transgression, d’abolition de l’interdit, il n’est d’interdits que sous condition de son dépassement même. D’où cette tension irréductible de l’événement transgressif : réamorcer l’ordre au moment où il le brise ; demeurer scandale au moment où il refait société. Double profit, que les auteurs ne manquent pas de souligner : gagner un surcroît d’ordre par l’objection qui le transgresse – constituer l’interdit, et le sacré comme sa modalité la moins négociable, non plus comme cible, mais comme matrice même de toute transgression.

2 Dépassement de l’ordre social, la transgression est, selon l’expression de G. Balandier, « mise à mal radicale » de cet ordre. Plus grand est l’impératif d’ordre, plus nécessaire est le désordre somptuaire et maîtrisé. Les « maîtres du désordre » sont ceux-là – trickster [tricheur], Legba le vodoun, clowm cérémoniel – qui poussent « la transgression au maximum de son extension » et, par sa ritualisation, recomposent un ordre. Toute transgression est chemin de liberté, avec le risque qui en est l’accompagnement obligé. On ne fréquente pas les zones sacrées – racines du pouvoir, raisons de créance – sans se mettre en jeu soi-même, en son intégrité corporelle ou mentale. Car il en va de la transgression comme de la réalisation d’un désir : « L’ordre est désiré, le désordre doit être fait pour qu’il y ait renforcement du désir d’ordre ». On ne peut dès lors ignorer de quel engagement personnel se paie la contribution transgressive à l’ordre social. Il y faut des individualités d’exception pour que soit rétabli le groupe en la maintenance banale de son existence collective. La désorceleuse du bocage, qu’a si magistralement étudiée Jeanne Favret-Saada, en peut être ici la figure capitale : elle fait récit du mal et bricole à son revers un récit improvisé/canonique de la guérison.

3 C’est à coup sûr l’inscription du sujet au principe de la transgression, qui me paraît donc constituer le fil rouge de cette interrogation plurielle. Quand déviance et délinquance sont qualifiées par Albert Ogien comme conduites non conformes, exigeant à toutes fins utiles que soient respectées les convenances d’un système social organisé,

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la transgression, inscrite également « dans le déroulement de l’activité pratique », se déploie en un au-delà d’une norme, faisant du même coup éclater la notion d’identité. « Simultanéité des identités », écrit A. Ogien. Mais surtout, et là me semble l’essentiel, acte transgressif assumé par le sujet comme délibéré, transparent à qui s’y livre, et, en quelque sorte, irrémissible. « Inexcusable », et acte singulier d’un « individu seul » venu à ce que l’on pourrait nommer sa souveraineté et la pleine conscience et responsabilité de son agir. Si la transgression est bien cet « acte qui vise ostensiblement et délibérément à choquer en brisant un tabou », d’être une décision d’un seul, elle ne peut engendrer une sous-culture, sauf à se commettre comme geste à vocation politique explicite (déchaînement de barbarie, génocide, etc.). Mais on sort de la transgression pour entrer en infamie.

4 Pour bien marquer l’imputation personnelle à la racine de la transgression, cet « état émotionnel caractérisé d’abord par une ivresse de la surpuissance », Philippe Braud propose qu’on la lise comme fondée en raison sur « la souveraineté d’un Moi », coupable dès lors, et assumé comme tel. « Forme audacieuse d’affirmation de soi », elle est agence de liberté profanatrice et, par le délitement des frontières du sacré, fondatrice potentielle d’un ordre nouveau. Mais cela ne vaut que sous condition de définir l’Interdit comme « rigoureuse restriction de la liberté d’interprétation ». Tout viol est alors immédiatement libérateur. Il est cependant, je l’ai évoqué, une autre lecture de la transgression, qui, loin de la penser comme ce qui porte atteinte à l’univers du sacré, fonde celui-ci en site propre du transgressif. Ce qui, avec Philippe Roussin, peut s’entendre, par exemple, de l’art en son versant tragique dionysiaque, dépense improductive parce que non référée à une économie marchande. Pure perte, selon R. Caillois et G. Bataille. Ainsi en va-t-il de la fête, de la guerre. De la poésie : s’il n’est plus de limite à la figuration ou à l’écriture (Nathalie Heinich qualifiera ainsi l’art contemporain, tout contenu et contenant dévergondé), c’est que le poète (ou l’artiste aujourd’hui) « dispose tout à coup seul de toutes les convulsions humaines qui sont possibles, et il ne peut pas se dérober devant cet héritage de la puissance divine – qui lui appartient ». C’est le sacré qui est instance de transgression. C’est donc aussitôt le profane qu’il convient de réenchanter. Telle est la condition de « l’individu moderne sans Dieu ».

5 Il était entendu, au XVIIe siècle, qu’il n’était de salut que dans l’excès. Affaire de mystique. S’il n’est pas aujourd’hui question de salut, est-il encore question d’excès ? La leçon emblématique de Bartleby peut valoir « figure limite de la privation radicale ». « Je préfèrerais pas », objecte-t-il à qui le somme d’agir. Faut-il encore qu’il soit présent au monde, quand il est au contraire en son avers, sinon son aversion. Son néant. Sa transgression. Homme « en train de s’inachever », selon la précieuse expression de Michel Hastings, qui s’appliquerait au grand œuvre de Pessoa. Sortir du monde, s’exiler du siècle : « trahir l’idéal de participation », « être incrédule aux règles du jeu social ». Voici désenchantée la « figure du citoyen ». Transgression capitale contre un monde qui tient le tout politique pour le principe même de l’ordre social. L’on peut alors, avec Loïc Nicolas, parler de « déclôture du sens », par la capacité à « composer, tailler et façonner des discours » à la façon des sophistes, dont l’art de la parole fait éclater les conventions langagières. Ainsi devient-il un instrument capable « d’arpenter le monde des possibles » par le travail même de l’argumentation. « Face à une parole sans souplesse et sans fragilité », le sophiste, récusant toute inscription philosophique, « émancipe le sens » de ses contraintes normatives. Le monde proposé est alors tissu de précarités et d’incertitudes, et le rhétoricien, homme de nulle part. Où l’on retrouve

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l’économie de la déperdition des frontières et de la « déprime du sens » dont relèvent les événements transgressifs portés au plus haut degré de leur violence symbolique.

6 Il est des transgressions de pure stratégie « politique ». Ainsi la trahison, ce viol de confiance et de loyauté qu’analyse Sébastien Schehr. Elle brise l’unité et l’homogénéité du groupe, en révélant ses failles intimes, proposant un sens immédiat à toute menace d’« inquiétante étrangeté ». Ainsi, selon Jean-Vincent Holeindre, la ruse, qui fait vaciller le rapport du vrai et du faux, perturbe les hiérarchies et les frontières du pensable. Quant au pamphlet, cette « escrime langagière » présentée par Cédric Passard, s’appropriant une parole d’exacte liberté, il use de la parole comme performance et mise en scène tragique, agissante par le seul fait d’être prononcée, et réceptacle d’émotions par la seule gravité de son verbe.

7 Questionner les limites du « tolérable » est, pour Christelle Reggiani, s’interroger sur les ruptures linguistiques et esthétiques expérimentées par des acteurs majeurs de notre « modernité » littéraire. Hugo, bien sûr, mettant « un bonnet rouge au vieux dictionnaire », et Céline, cela va de soi, ou Guyotat. Et l’OuLiPo (Queneau, Pérec, Roubaud), ce laboratoire qui voulut mettre l’écriture au défi de la mathématique. Soit trouver l’équivalent littéraire « d’un texte mathématique formalisable selon la méthode axiomatique ». Transgresser l’usage normé des mots en les soumettant à des contraintes autrement plus exigeantes que simplement syntaxiques ou grammaticales. Renoncer « à l’héroïsme individuel ou collectif de la narration moderne », pour accéder à une écriture qui soit une « harmonie » contre « la contingence calamiteuse de l’histoire ». L’écriture contre le désastre : une écriture enfin venue à sa raison, qui est son nombre. À l’autre extrémité du spectre transgressif, la pornographie. L’acte, sans doute, mais, plus encore, sa représentation. Il convient, écrit Ruwen Ogien, de distinguer très rigoureusement ce qui relève de l’offense (faite aux « bonnes mœurs ») et le préjudice (dommage grave porté à quiconque). De l’offense, on ne peut, on ne doit, rien en conclure sur le plan moral : ceci est affaire de jugement personnel. Le préjudice seul peut être soumis au jugement « civil » et faire l’objet de sanction. Les frontières du tolérable sont ainsi qualifiées à nouveau frais : « ce que nous faisons de nos propres vies, tant que nous ne causons pas de tort à autrui, n’a pas d’importance morale ». Ainsi R. Ogien peut-il proposer une « éthique minimale », qui excepte de tout interdit ce qui relève de la seule morale personnelle, sous réserve que nul préjudice public n’en vienne dévoyer l’accomplissement. Sans la liberté d’offenser, il n’est pas de transgression possible. L’ordre social dépend très précisément de cette capacité à admettre le déploiement d’un désordre et dérèglement généralisé de toutes les instances et normes, afin que soit éprouvée en permanence sa capacité à réengendrer sa formule et sa loi. Ultime paradoxe, en effet, de la transgression.

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Paul d’Hollander (Dir.), Abbé Hippolyte Delor. Carnets (1837-1885) Notes bibliographiques, index, illustrations, arbre généalogique, CD- Rom. Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. « Matière à Histoire », 2012, 286 p.

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Paul d’Hollander (Dir.), Abbé Hippolyte Delor. Carnets (1837-1885), Notes bibliographiques, index, illustrations, arbre généalogique, CD-Rom, Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. « Matière à Histoire », 2012, 286 p.

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1 Si l’on ne trouve pas toujours tout dans les archives, si l’on n’y trouve parfois rien, on y découvre aussi régulièrement des documents inattendus, arrivés là on ne sait comment, mais pour le moins à la plus grande satisfaction des historiens. C’est le cas avec les pièces 4935 à 4950 de la Bibliothèque universitaire de Limoges. Ces 3 200 pages manuscrites représentent les carnets des mémoires-coutumier-journal de l’abbé Hippolyte Delor, passés on ne sait comment, des mains de ses héritiers à la bibliothèque du grand séminaire de Limoges puis à celle de l’université.

2 Né en 1810, mort nonagénaire et alors honoré d’une nécrologie par L’Univers, l’abbé Hippolyte Delor eut un parcours sacerdotal d’une simplicité redoutable : issu d’une famille commerçante peu religieuse, petit séminariste de 1824 à 1827, diacre en 1832 et professeur de rhétorique au collège diocésain de Felletin, prêtre en 1833, en 1844 déchargé du professorat au profit des catéchismes et conférences, activité conjuguée avec celle de prédicateur, en 1847 curé de Saint-Pierre de Limoges, la plus grosse paroisse de la ville. Ajoutons un canonicat, des responsabilités diocésaines, et le tout est dit.

3 À partir de 1837, il commence à prendre des notes plus ou moins espacées, qui finiront donc par former un ensemble conséquent dont certains éléments ont été malheureusement perdus (octobre 1847-mars 1854, février 1859-mars 1863, novembre 1870-mars 1873). Ce sont ces carnets que Paul d’Hollander retranscrit et éclaire. Ayant présenté le curé et sa production littéraire intime, dont il précise le statut et les modalités matérielles de la réalisation, il en propose ensuite une série de longs extraits, organisés en plusieurs thèmes : l’homme, la famille, le collège de Felletin, le curé de Saint Pierre, le prêtre, la prédication, les pèlerinages, les admirations (Montalembert, Veuillot, l’évêque de Tulle et ancien limougeaud Mgr Berteaud), la vie locale. Un CD- Rom joint à l’ouvrage permet d’accéder à l’intégralité des carnets transcrits (format pdf), une table des matières de chaque carnet permet d’y effectuer un premier repérage.

4 Des éléments que souligne Paul d’Hollander, on en retiendra un : l’appartenance de l’abbé Delor à un catholicisme d’affirmation, qui, entre le versant libéral et le versant intransigeant, choisit le dernier et se romanise avec lui. Cependant, l’intransigeance n’est point chez lui polémique. Il est radicalement longanime, d’où peut-être son affection indéfectible pour Montalembert, son calme lors de la promulgation du Syllabus, son souci de ne pas mettre ses confrères prêtres en porte à faux lorsqu’il est question de manifester en corps l’appui au projet de proclamation de l’infaillibilité pontificale comme dogme, sa correspondance avec George Sand et une lettre de consolation à Paul Bert après la mort de Gambetta. Alors qu’on est plus habitué à

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rencontrer des intransigeants de combat, polémistes en diable et batailleurs au possible, la chose mérite d’être relevée. Est-ce une irréductible individualité qui joue, son milieu familial, sa formation sacerdotale, ses choix spirituels (il admire Mgr Charles Gay, dont la spiritualité s’accompagne sans difficulté de la proximité avec le cardinal Pie) ? Il est difficile de répondre, mais creuser ce cas particulier pourrait donner de mieux approcher l’articulation entre l’individualité et l’habitué, ou, pour le dire autrement, la manière dont les particularités de caractère et de tempérament s’expriment malgré, ou par, ou à travers, les habitus.

5 Indéniablement, l’auteur donne là une utile édition de source, dont on aimerait qu’elles se multiplient. Car elle offre un dépaysement plus important que ce que l’on pourrait penser, tant ce curé du XIXe siècle est en fait bien éloigné de notre XXIe siècle commençant, le sentiment d’exotisme se nourrissant de l’indéniable proximité. En effet, la vie quotidienne d’un prêtre d’autrefois, de temps révolus, surgit ici avec son étrangeté. Les horaires sont calqués sur ceux du soleil et articulés aux impératifs pastoraux. On ne compte plus les levers à trois, quatre, cinq heures du matin, les premières messes à cinq heures trente et ainsi de suite (p. 45-46, 48, 80). Les voyages durent longtemps, très longtemps, en première, seconde ou troisième classe, avec des changements au milieu de la nuit, des wagons et des compartiments sans communication entre eux (p. 46-48, 172-173, 177). Les confessions, pascales notamment, s’étalent sur des journées entières, sans interruption ou presque, au chœur de l’église pour les hommes (un enjeu ! mais traité en quelques six minutes, c’est-à-dire la durée accordée à chacun des pénitents – un enjeu, tout comme la mort chrétienne de ces mêmes hommes, p. 120-129) et au confessionnal pour les femmes (expédiées plus vite semble-t-il, p. 92-94). La prédication (p. 155-168) est fondamentale, dans sa durée, son contenu, ses modalités : point trop longue (au-delà d’une heure, c’est beaucoup), usant correctement des méthodes rhétoriques, s’appuyant sur des techniques corporelles opportunes (voix posée, jeu sur le volume et les émotions, la rapidité du débit...).

6 Ajoutons-y, en ce qui concerne l’identité masculine, la présence de l’émotion, par le biais des amitiés (p. 37), des larmes (p. 37, 39, 65-66, 78-79, 207, 209), de la poésie (p. 180) et des impressions religieuses (p. 57, 136, 169, 187), notamment lors des pèlerinages. En ce qui a rapport avec l’identité sacerdotale (notamment p. 91-94), relevons la performance physique que peut représenter le travail pastoral (écouter des confessions, prêcher, organiser des cérémonies, célébrer le culte – messes et offices), les contraintes canoniques (obtenir les pouvoirs dans les diocèses que l’on traverse pour pouvoir y exercer son ministère), la relative facilité à dire la messe dans les multiples institutions religieuses parsemant le territoire (p. 46, 176), et la sociabilité sacerdotale (p. 200-211), notamment en se servant réciproquement la messe (p. 175 – il n’y a pas de concélébration). L’ensemble donne l’image d’une véritable livraison des prêtres à leur fonction, d’une profonde incorporation et « impsychation » de l’identité sacerdotale, sans que paraisse de distance entre l’acteur et le rôle – sans que, justement, l’acteur semble se penser et se vivre comme acteur et non comme agissant, ce qu’il est. Bref, les carnets d’Hippolyte Delor sont une source à travailler, et à travailler en profondeur. Grâces soient donc rendues à Paul d’Hollander et aux institutions qui les rendent disponibles.

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Bernard Hours, Histoire des ordres religieux Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2012, 127 p.

Bertrand Marceau

RÉFÉRENCE

Bernard Hours, Histoire des ordres religieux, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2012, 127 p.

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1 Dans l’histoire du christianisme, la recherche de la perfection évangélique a produit des formes de vie originales et éloignées du siècle. En tant que partie de l’Église reconnue et sanctionnée légalement par celle-ci, les moines puis les ordres religieux ont acquis, depuis leur naissance au IVe siècle sur les rives de la Méditerranée orientale, une renommée qui a suscité des synthèses anciennes et récentes : l’ordre désigne d’abord un mode de vie, puis l’association d’établissements religieux pratiquant ce même mode de vie. Reprenant en abrégé un titre qui est en usage depuis la fin du XVIIe siècle au moins (J. Hermant, Histoire des ordres religieux et des congrégations régulières et séculières de l’Église. Avec l’éloge et la vie en abrégé de leurs saints patriarches, & de ceux qui y ont mis la réforme, t. I, Rouen, Chez Jean-Baptiste Besongne, 1710, 428-IV p. Une première édition a paru en 1697 sous un titre légèrement différent) et succédant à Jacques Dubois, mort en 1991, dans la même collection « Que sais-je ? » (J. Dubois, Les ordres monastiques, Paris, 1985, 7e éd. 2005, 128 p. Le titre de dom Dubois peut lui-même se rapprocher d’un classique de l’historiographie monastique du XVIIIe siècle, rédigé par le P. Pierre Hélyot et continué par le P. Maximilien Bullot, la volumineuse Histoire des ordres monastiques religieux et militaires et des congrégations séculières de l’un et l’autre sexe, qui ont été établies jusqu’à présent, Paris, 1714-1719, 8 vol.), Bernard Hours relève dans son Histoire des ordres religieux le défi de réécrire et d’actualiser dans un mince ouvrage clair et nuancé l’histoire du monachisme catholique. Bien que ce dernier n’épuise pas toutes les formes de monachisme, ni dans ni en dehors du christianisme, l’auteur explique fort bien ce choix, déjà large au vu de la chronologie longue. La définition du moine comme un renonçant séparé des voies sociales ordinaires permet d’écarter l’étymologie parfois trompeuse : celui-ci ne vit pas toujours dans la solitude, bien plutôt la vie communautaire ou cénobitique domine-t- elle dans l’histoire du monachisme catholique. Sur le modèle des pratiques érémitiques des pères du Désert, et notamment celles de saint Antoine en Égypte dans la première moitié du IVe siècle, se développe en Italie, en Gaule ou dans la péninsule ibérique un premier monachisme à partir de fondements ascétiques (virginité, pauvreté, prière ou encore jeûne).

2 La floraison des modes de vie régulière en Occident appelle la rédaction de règles, afin de fixer le sens et le cadre communautaires. Certaines sont appelées à un succès durable, comme la règle de saint Benoît, formant ce que l’auteur appelle « le paradigme bénédictin », qui « constitua la référence majeure de l’univers monastique » (p. 18) de la chrétienté médiévale. La liste des communautés prestigieuses influencées directement ou non par la règle bénédictine est longue, des premiers essais où elle n’occupe qu’une place parmi d’autres, comme à Luxeuil ou à Bobbio, jusqu’aux foyers

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majeurs du Mont-Cassin (718), de Cluny (910) ou de Gorze (933). Composé de plus de mille établissements, l’Ecclesia cluniacensis achève de constituer son puissant réseau quand la concurrence, sur le même modèle bénédictin, apparaît avec la fondation de Cîteaux (1098). Fort de plus de 350 maisons au milieu du XIIe siècle et de plus de 700 monastères à la fin du XIIIe siècle, l’ordre cistercien offre une relecture de la règle bénédictine, à la recherche de la pureté originelle. L’importance du charisme du fondateur et le renouveau de l’érémitisme produisent concomitamment des formes intermédiaires de vie entre la solitude et la communauté, comme celle de Bruno de Cologne à la Chartreuse (1084). Le milieu régulier ne demeure pas non plus indifférent au mouvement des croisades intérieures et extérieures, donnant naissance aux ordres hospitaliers et militaires. Dans la mesure où leur succès grandissant donne richesse et puissance aux ordres monastiques, une réaction se produit avec la fondation des ordres non rentés. Certains de ces premiers mouvements sont hétérodoxes, mais les Franciscains et les Dominicains illustrent respectivement la pauvreté et l’orthodoxie des nouveaux ordres mendiants au XIIIe siècle. Au service de la prédication, les mendiants actifs dans le siècle se séparent de la voie contemplative : « Ainsi à partir du milieu du XIIIe siècle, la vie régulière s’organisa selon deux polarités non exclusives » (p. 42).

3 Après des pages mesurées et bienvenues sur « la thématique de la décadence » (p. 46-50), Bernard Hours marque les avancées de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne : revalorisation du travail intellectuel malgré les polémiques, progrès de l’observance chez les Mineurs, ou extension de la devotio moderna sans structures bien établies, le tout préparant « un nouvel âge des réguliers » dans la première modernité marquée par les tensions eschatologiques (p. 61-80). De cette période riche et contradictoire, B. Hours fait ressortir l’intérêt en partant de la qualité de moine augustinien de Luther. La réforme se déplace de celle d’un ordre à celle de l’Église et rencontre le soutien de nombreux réguliers. Cette ébullition prélude tout à la fois à la fermeture et à la sécularisation partielle ou complète des abbayes dans l’Empire, en Angleterre ou en Scandinavie, mais aussi à la rénovation des chanoines réguliers et des religieux bénédictins, cisterciens ou mendiants en France, dans les péninsules ibérique et italienne, ou dans les pays germaniques demeurés catholiques. Lié à la confessionnalisation, ce double mouvement occasionne là des retraits durables de la vie régulière et produit ici à l’inverse des créations pérennes comme la Compagnie de Jésus, société de prêtres unis par des vœux et formant ainsi un ordre de clercs. Bien caractérisé comme ambivalent (p. 86-91), le Siècle des Lumières forme ensuite une période charnière. Se développent d’une part une critique du monachisme qui n’est pas sans rappeler la virulence des polémiques du XVIe siècle, et qui se fonde à la fois sur la satire des philosophes et sur la politique de restriction de plusieurs États catholiques, et d’autre part une série de mutations et de renouveaux qui préservent les traditions régulières et préparent les communautés religieuses à l’approfondissement de la sécularisation. La sociologie du recrutement des congrégations féminines, notamment hospitalières, offre en ce sens un exemple de dynamisme. Se comprennent alors les racines de l’essor du monde des réguliers au XIXe jusqu’à la moitié du XXe siècle : « Jamais les religieux n’ont été aussi nombreux qu’au début des années 1950, en proportion du clergé comme en valeur absolue » (p. 92). Tombés à quelques centaines vers 1815, les moines bénédictins sont presque 1 600 en 1850 et 6 000 en 1900 ; supprimés ou bannis à plusieurs reprises, les Jésuites quant à eux sont 2 000 en 1820 et 17 000 en 1914. Si l’on ajoute les fondations nouvelles, masculines comme les Salésiens

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ou féminines comme les Petites Sœurs des Pauvres, le phénomène régulier marque à nouveau plusieurs nations catholiques. Contrôlés plus étroitement par Rome, qui veut encadrer et centraliser le gouvernement des établissements, les religieux participent pleinement aux évolutions du catholicisme contemporain, représentés par des profès célèbres (Thomas Merton ou Jean-Baptiste Chautard) ou des théologiens réputés (Henri de Lubac). Face à la modernisation technique et à certaines propositions irréfragables du monde extérieur, les ordres religieux sont devenus protéiformes et n’ont pas achevé encore leur mutation.

4 Cet opuscule, qui n’oublie pas le versant féminin de la vie régulière (vierges et moniales des premiers siècles, béguines nées à la fin du XIIe siècle, ou visitandines au début du XVIIe siècle), qui donne une bibliographie brève, mais à jour, ainsi qu’un petit glossaire, forme en conséquence une introduction solide à l’histoire monastique en Occident, intégrant finement les derniers apports de l’historiographie. Les esprits chagrins regretteront certes l’absence de tel ou tel point particulier, puisque l’on ne trouve pas, par exemple, de long développement sur l’Hôpital du Saint-Esprit in Sassia de Rome, transformé en ordre mixte au début du XIIIe siècle ; les autres apprécieront dans ce volume un bel exemple de synthèse utile à l’historien néophyte ou confirmé.

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Martin Hurcombe, France and the Spanish Civil War. Cultural representations of the war next door, 1936-1945 Farnham, Ashgate, 2011, 245 p.

Michael Löwy

RÉFÉRENCE

Martin Hurcombe, France and the Spanish Civil War. Cultural representations of the war next door, 1936-1945 Farnham, Ashgate, 2011, 245 p.

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1 Cet intéressant ouvrage utilise le concept d’utopie selon Mannheim pour examiner les représentations culturelles – en fait littéraires – de la Guerre d’Espagne en France. L’utopie, rappelle-t-il, n’a pas besoin d’être pratiquement réalisable, elle a simplement besoin d’être considérée comme telle pour mobiliser vers l’action politique. Les utopies en question, aussi bien en Espagne qu’en France, peuvent être révolutionnaires ou contre- révolutionnaires, nationalistes ou socialistes, athées ou croyantes. Les travaux de sociologie de la littérature de Lucien Goldmann et Georg Lukacs – incorrectement orthographié, de forme systématique, comme « Luckaks » – sont aussi mobilisés. Des romans fascistes, comme ceux de Drieu La Rochelle et Brasillach, ou antifascistes – notamment L’Espoir de Malraux – occupent une place centrale dans les analyses du livre.

2 La religion n’est pas absente de cet affrontement entre utopies antagoniques. Déjà Paul Claudel, dans son poème « Aux Martyrs Espagnols » (1937) célébrait ces combattants chrétiens contre l’athéisme de « Voltaire, Renan et Marx ». Plus étonnant, dans le roman El Requeté (1937) d’un écrivain réactionnaire bien oublié aujourd’hui, Lucien Maulvault, à la gloire de la milice catholique monarchiste – les carlistes – on trouve ce commentaire peu religieux : « Qu’importe, au fond, leur Dieu, leurs convictions étroitement dévotes. Une seule chose suffit à nous unir : cette conscience infuse de la prépondérance des choses de l’esprit... ». Inversement, la dimension religieuse n’est pas absente de l’autre côté de la barricade. Ainsi, dans L’Espoir de Malraux, un officier républicain catholique, Hernandez, décrit les miliciens révolutionnaires comme des « demi-chrétiens » motivés par le « goût du sacrifice ».

3 Cependant, le chapitre le plus intéressant de ce livre, du point de vue de l’histoire de la culture religieuse en France, c’est sans doute celui dédié aux Grands Cimitières sous la lune (1938) de Georges Bernanos. Comme l’on sait, Bernanos, écrivain catholique fervent, partisan de la restauration de la monarchie absolue – et donc proche de l’Action Française – va dénoncer, avec une totale intransigeance, les atrocités des nationalistes espagnols (les partisans de Franco) auxquelles il a assisté dans l’île de Majorque en 1936-1937. Pour lui, la soi-disant « Croisade » des nationalistes n’est qu’un masque occultant les intérêts de l’ordre bourgeois établi, de la classe des propriétaires, motivés par « l’esprit de Peur et l’esprit de Vengeance ». La plus grande trahison spirituelle est, pour l’écrivain catholique français, la complicité de l’Église espagnole avec la terreur nationaliste, et la tentative de lui attribuer un caractère religieux. Il n’hésite pas à parler, à propos de ce pouvoir corrompu, d’« ordre satanique fondé sur une force illégitime », et donc, une expression de « l’anti-Christ ».

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Satsuki Kawano, Nature’s Embrace. Japan’s Aging Urbanites and New Death Rites Illustrations Honolulu, University of Hawai’i Press, 2010, X + 20 p.

Françoise Aubin

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Satsuki Kawano, Nature’s Embrace. Japan’s Aging Urbanites and New Death Rites, Illustrations, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2010, X + 20 p.

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1 Dans cette fine analyse des rites funéraires japonais, Mme Kawano (une anthropologue japonaise maintenant enseignante au Canada) centre son propos sur un rite nouvellement apprécié par les citadins : la dispersion de leurs propres cendres décidée à l’avance de leur plein gré par les futurs défunts. Et son appréciation sociologique de cet état de fait va à l’encontre de l’opinion commune déplorant la disparition des rites coutumiers en faveur de nouvelles créations.

2 Une rétrospective du cadre rituel dans lequel l’aïeul se transforme en ancêtre est d’abord focalisée sur les « acteurs » (chapitre 1). L’élément essentiel qui a métamorphosé la question de la protection des vieillards et des ancêtres a été la révolution démographique que le Japon a été le premier pays au monde à expérimenter aussi rapidement entre 1955 et 1990 : d’une société à haut taux de mortalité et haut taux de natalité, il est passé à une société à bas taux de mortalité et bas taux de natalité (selon une statistique récente, les personnes âgées de plus de 65 ans formeraient un quart de la population globale) ; la bulle économique a favorisé en outre la mise en place d’un système étatique d’aide aux personnes âgées (assurance médicale universelle en 1959 et retraite généralisée en 1961, p. 43). Le développement de la famille nucléaire a été la conséquence de la migration vers les villes des jeunes en recherche de travail. Le système ancien d’une famille souche où un fils – l’aîné en général – prend soin des parents vieillissants et où trois générations vivent sous le même toit s’est cependant maintenu dans les campagnes.

3 Une perspective historique des conditions matérielles dans lesquelles on a disposé du corps révèle la variété des solutions selon les époques et les lieux, jusqu’à la promotion de la crémation, avec inhumation des cendres, comme mode le plus hygiénique et surtout censé être le plus authentiquement japonais (face aux pratiques bouddhistes) à la fin du XIXe siècle, dans le mouvement de valorisation, voire de création idéologique du shintô par le gouvernement de Meiji (chapitre 2). Puis la crémation l’a lentement emporté sur la mise en terre jusqu’à devenir de nos jours une pratique quasi exclusive au nom de la santé publique. Le second volet du traitement du défunt est la mémorisation de son souvenir, éternellement si possible. Là encore le gouvernement de Meiji a encouragé une standardisation des rites. Par une série de lois en 1884, la piété filiale a été valorisée et le système de la famille souche (ie seido), une relecture de la famille du samurai, est devenu le système légal : l’aïeul bénéficie d’une belle tombe en pierre dont héritera le fils qui prend soin de lui dans ses dernières années et dont l’entretien sera à la charge de la lignée ininterrompue de ses descendants. Le système a été aboli en 1990 et la variété réintroduite par suite du manque tant de descendants que d’espaces mortuaires. Il faut savoir, à ce propos, que l’entretien des tombes

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familiales est coûteux et que celles qui restent à l’abandon sont récupérées, sans dédommagement financier, par le propriétaire du cimetière – un temple bouddhique ou, de nos jours, une entreprise privée.

4 Dorénavant l’éparpillement des cendres est devenu un scénario post mortem possible et qui s’exerce en règle générale dans le cadre de la « Société de promotion de l’affranchissement de la tombe » (The Grave-Free Promotion Society, GFPS, Sôsô no jiyû wo susumeru kai). C’est justement le fonctionnement quotidien de cette société de bénévoles, fondée en 1991 par son actuel président, le journaliste Yasuda (Yasuda Mutsuhiko), qui est au cœur de la réflexion de Mme Kawano (chapitre 3). En effet, elle y a pris un service actif pendant quelque temps à partir de 2001, sans cacher son objectif académique (p. 19-22). Elle est frappée par l’égalitarisme qui règne entre les bénévoles en service, à l’opposé de l’accent mis sur la hiérarchie par l’âge dans la société globale.

5 La GFPS n’a pas pour tâche d’encourager l’incinération, comme les sociétés crématistes chez nous, car le fait est bel et bien acquis au Japon, mais de pousser les personnes âgées à s’émanciper de leur dépendance matérielle et rituelle à l’égard des générations plus jeunes et à affirmer leur individualité (récits de nombreux cas d’espèce au chapitre 4). Le rôle des bénévoles du GFPS est d’assister les parents endeuillés à accomplir le rite, parfois un certain temps après la crémation, comme un acte de retour à la nature, et de créer à cette occasion un nouveau rituel cérémoniel.

6 Quels sont les rapports à la famille dans un tel cadre opposé à la tradition (chapitre 5) ? La dispersion des cendres décidée de son vivant n’est pas, pour la personne âgée, la contestation du système traditionnel de la famille souche avec une tombe héritée par le fils aîné, mais une stratégie d’autosuffisance posthume notamment en cas d’absence de descendants ou de descendants inaptes à assurer le coût d’une tombe. En conclusion, les adeptes de la dispersion des cendres ont réécrit le contrat générationnel du soin à accorder à la mémoire du défunt, en réduisant son poids matériel et social, sans donner dans un individualisme à l’occidentale.

7 Cette étude d’un aspect important de la nouvelle culture urbaine d’un Japon en perte de natalité engage à une réflexion générale sur les rapports entre les rituels funéraires et les changements sociaux et sur le sens de la dispersion des cendres (avec peut-être un peu trop de répétitions). Deux regrets, à la lecture de ce travail attachant : d’abord l’absence des caractères d’écriture des noms et mots japonais, qu’une page finale aurait facilement pu donner sans frais éditoriaux supplémentaires en notre âge de la digitalisation généralisée ; puis le défaut d’attention portée à la Japan Society for Dying with Dignity (Nihon Songenshi Kyôkai) – l’équivalent de notre « Société pour le droit de mourir dans la dignité » – tout juste citée dans l’introduction p. 10. On aurait aimé connaître, même brièvement, les rapports structurels et individuels de cette société, établie en 1976, donc bien avant la GFPS, et riche, dit l’auteur, de quelque 120 000 membres (alors que la GFPS revendique 11 000 adhérents). Espérons que ce sera là le thème d’un prochain travail de l’auteur.

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Yves Krumenacker, Marie- Frédérique Pellegrin, Jean-Louis Quantin (Dir.), L’Oratoire de Jésus, 400 ans d’histoire en France (11 novembre 1611-11 novembre 2011) & Rémi Lescot, Pierre de Bérulle, Apôtre du Verbe incarné. Ses intuitions les plus lumineuses, ses textes les plus audacieux Préface de Dominique Julia Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cerf-Histoire », 2013, 190 p. & Préface de Jean Dujardin, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Épiphanie », 2013, 160 p.

Willem Frijhoff

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Yves Krumenacker, Marie-Frédérique Pellegrin, Jean-Louis Quantin (Dir.), L’Oratoire de Jésus, 400 ans d’histoire en France (11 novembre 1611-11 novembre 2011), Préface de Dominique Julia Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cerf-Histoire », 2013, 190 p.

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Rémi Lescot, Pierre de Bérulle, Apôtre du Verbe incarné. Ses intuitions les plus lumineuses, ses textes les plus audacieux, Préface de Jean Dujardin, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Épiphanie », 2013, 160 p.

1 Ces deux petits volumes, ainsi qu’un troisième sur Les Grandes Figures de l’Oratoire dont il sera rendu compte ailleurs dans cette revue, font partie d’une série de publications réalisées à l’occasion du quatrième centenaire de la fondation du premier Oratoire de Jésus par Pierre de Bérulle et ses compagnons. On y ajoutera la grande édition critique des Œuvres complètes de Bérulle en douze volumes, inaugurée aux Éditions du Cerf en 1995 et maintenant presque achevée. Institution hésitant depuis toujours entre la formule de la congrégation en bonne et due forme, soumise à Rome ou du moins contrôlée par elle, et celle de l’institut redevable en premier lieu de la hiérarchie locale et capable d’attirer aussi bien des pasteurs, éducateurs et meneurs d’hommes que des intellectuels et scientifiques de haute stature, l’Oratoire a connu dans son histoire bien des vicissitudes. Il a parfois difficilement navigué entre l’engagement au service de la monarchie, la crise janséniste, les velléités révolutionnaires, le renouveau spirituel et intellectuel au XIXe siècle conduisant à différents engagements sociaux au XXe, et le service éducatif dans quelques-uns des plus importants collèges de France, parmi lesquels celui de Juilly, où grandit Montesquieu, a certainement tenu la palme jusqu’à sa fermeture toute récente (2012) après quelque 375 ans de fonctionnement sans interruption. Les noms du cardinal de Bérulle lui-même, de Jean Eudes (avant que celui- ci ne fonde sa propre congrégation), du cartésien Bernard Lamy, du philosophe Nicolas Malebranche, du prédicateur Jean-Baptiste Massillon, de l’exégète Richard Simon, de l’historien Louis Thomassin, du janséniste Pasquier Quesnel, puis après la restauration de l’Oratoire au XIXe siècle, d’Alphonse Gratry, Lucien Laberthonnière, voire du cardinal John Henry Newman, sont gravés dans l’histoire de France et parfois jusque dans celle de l’Europe entière. D’autres, tels Charles de Condren, François Bourgoing (le second fondateur, connu pour ses méditations sur Jésus Christ), l’exégète Charles-François Houbigant, les évêques jansénisants Jean de Neercassel et Jean Soanen, ou plus récemment l’aumônier Pierre Dabosville et le scientifique Pierre Costabel, sont moins connus de nos jours, mais ils n’en ont pas moins marqué leur époque et les communautés qu’ils servaient.

2 La continuité institutionnelle suggérée dans le titre du recueil commémoratif n’est cependant qu’apparente, car l’Oratoire, supprimé comme tous les instituts religieux à la Révolution (au cours de laquelle un certain nombre d’anciens oratoriens ont par ailleurs joué un rôle de premier plan, tels Daunou, Primat, Lebon ou Fouché), ne fut refondé qu’en 1852, et si les écrits fondateurs de Bérulle continuaient de l’inspirer, la double dérive vers une congrégation enseignante purement séculière et une empreinte janséniste qui avait progressivement marqué l’Oratoire au cours de l’Ancien Régime, sans même parler de la concurrence parfois violente avec les instituts concurrents, en particulier la Compagnie de Jésus, avait dès lors disparu. L’Oratoire tel que conçu par Bérulle et ses amis était avant tout un institut de prêtres tourné vers une idéologie réfléchie et socialement fertile du sacerdoce, une proximité voulue de la société contemporaine exprimée dans la soumission aux évêques locaux, une spiritualité vécue profondément christocentrique, et un parti-pris humaniste et positif à l’égard du monde moderne et des sciences. En cela, il se démarquait aussi bien de la plupart des congrégations religieuses que des réformés, en devenant un concurrent redoutable de la Compagnie de Jésus qui avec l’Oratoire, installé au Louvre même (non sans ironie,

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l’église de l’Oratoire est devenu le premier temple réformé de Paris), tour à tour eut la faveur de la royauté. Après les crises intellectuelles du tournant du XVIIe siècle, dans lesquelles plusieurs oratoriens jouèrent un rôle prépondérant, la congrégation sombrait progressivement dans une semi-léthargie spirituelle doublée du développement prodigieux de son caractère de congrégation enseignante, au point de mettre les oratoriens prêtres dans une situation de minorité par rapport aux confrères laïcs, professeurs de collège. En supprimant l’institut, la Révolution l’a en même temps libéré de ce douteux fardeau. Aussi, lors de la restauration de l’institut soixante ans plus tard pouvait-il redémarrer en pur institut de prêtres en se réclamant de l’inspiration originelle de Bérulle et en remodelant ses engagements sociaux et éducatifs dans un esprit intellectuel et religieux nouveau.

3 C’est cette inspiration sacerdotale fondamentale qui, dans la crise actuelle de l’institution ecclésiale et de la prêtrise, risque de conduire la congrégation de nouveau à l’extinction, le nombre de membres ayant chuté dangereusement (mais les deux volumes en question n’en parlent guère et ne proposent pas non plus une perspective alternative). Car le volume commémoratif dont il est rendu compte ici montre bien que c’est la spiritualité du sacerdoce qui est le vrai fil conducteur de l’histoire de la congrégation. Quelques-uns des plus beaux textes de Bérulle fondent cette spiritualité. Plus important, et plus caractéristique encore de l’Oratoire, est l’accent mis sur le Christ, la personne de Jésus et l’incarnation, conditions mêmes d’une vision humaniste et optimiste du monde moderne, et le prolongement de cette intuition première dans l’eucharistie. Là encore Bérulle a donné le ton dans ses Discours des grandeurs de Jésus dont, avec quelques autres écrits bérulliens, Rémi Lescot fournit une belle analyse précédée d’une mise en perspective intellectuelle et ponctuée de citations copieuses et bien choisies. L’écriture même de Bérulle approche sans arrêt d’un haut niveau mystique, et dans sa relecture la surenchère menace constamment, comme on a pu le voir à maintes reprises dans le passé. Pourtant, comme le souligne Lescot, Bérulle était en tout très proche de la culture de son temps, et c’est en restituant cette relation féconde qu’on saisit mieux ce que Bérulle a voulu exprimer dans ses notions clé d’Incarnation, de Verbe incarné, d’État (spirituel), et de Grandeurs de Jésus (en y joignant plus tard Marie), ou une formule énigmatique comme le Vœu de servitude, qui n’est autre qu’une expression du retour à la relation christocentrique pure, en se passant de l’intermédiaire institutionnel du vœu d’obéissance aux supérieurs d’une congrégation. En lisant ces textes, on est saisi par l’impression que Bérulle réinventait le rapport entre l’homme, la société et le sentiment religieux, en le recentrant résolument autour du Christ et de l’incarnation et d’une acceptation sans réserve de la création. À cet égard, Lescot parle non sans raison d’une vraie révolution copernicienne.

4 Le second Oratoire allait de nouveau être un institut de prêtres tel que Bérulle l’avait prévu, même s’il portait davantage que le premier Oratoire les caractéristiques d’une véritable congrégation religieuse, celles précisément que Bérulle pour son premier institut avait essayé d’éviter en mettant ses prêtres directement au service des évêques locaux, mais qui assez rapidement n’avaient pu être réalisées – à l’exception peut-être des Provinces-Unies, où l’Église catholique et ses structures organisationnelles étaient interdites et les prêtres séculiers relevaient directement des vicaires apostoliques, dont trois avaient d’ailleurs été des oratoriens eux-mêmes. Apparemment, l’Oratoire de France a maintenant oublié ces branches flamande, wallonne, néerlandaise et allemande, ainsi que sa filleule portugaise, dont la réminiscence a disparu du volume

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commémoratif. Il y a bien quelque rappel de ses inspirations italiennes, par le renvoi à la pensée et aux actions de l’inventeur romain de son nom, saint Philippe Neri, mais pour l’essentiel l’Oratoire y est ramené à un institut quasiment national, en négligeant la conviction fondamentale de Bérulle qu’il fallait missionner au-delà des frontières.

5 Dans sa longue préface qui relie heureusement les intuitions et engagements du passé à l’Oratoire du présent, Dominique Julia souligne à raison que l’identité d’une congrégation ne se résume pas dans son histoire. Elle se place plutôt dans une continuité narrative qui peut être composée d’approches diverses et d’éléments discontinus, d’un poids scientifique et d’une charge émotionnelle variables, mais cimentant le récit autour d’un concept unifiant. Cette continuité-là est bien rendue dans ces volumes, le concept unitaire sous-jacent étant celui de la spiritualité essentiellement sacerdotale prônée par les oratoriens au cours des quatre siècles de leur existence – concept auquel le premier rédacteur du volume commémoratif, Yves Krumenacker, avait jadis consacré un livre fondamental. C’est autour de cette intuition de base que le volume commémoratif est structuré en trois parties. Tout d’abord le temps des commencements, la réforme du clergé à l’époque de Bérulle et la fondation de l’Oratoire, traité par Yves Krumenacker lui-même qui insiste sur la pensée de Bérulle comme un retour au christianisme vivant sans vrai plan de réforme, mais dans l’intuition spirituelle de l’incarnation et de la dignité du sacerdoce. Cette analyse est suivie par trois textes clé du fondateur et par le seul hymne produit par l’Oratoire qui soit chanté dans l’Église universelle, le Rorate caeli desuper. Dans la deuxième partie, Jean-Louis Quantin analyse l’évolution de l’Oratoire jusqu’à la Révolution et ses rapports avec la culture française, y compris la spiritualité et le domaine éducatif. Marie-Frédérique Pellegrin se penche ensuite sur le rapport entre l’Oratoire, le savoir profane et la philosophie, en joignant quelques extraits de Massillon et de Malebranche. La troisième partie est consacrée à l’Oratoire restauré d’après 1852, mais ne comporte malheureusement pas de narratif continu. Il consiste en quelques témoignages et textes d’oratoriens, et en une table ronde de cinq participants discutant de la question « Pourquoi des prêtres ? » Contrairement aux deux premières parties, qui respirent un Oratoire présent partout dans la société, cette troisième partie montre plutôt un Oratoire tourné sur ses propres valeurs, même si elles conduisent certains de ses membres à se placer activement au centre des préoccupations actuelles. Le livre se termine par le texte de l’homélie du cardinal André Vingt-Trois lors de la messe du quatrième centenaire – un acte de piété, sans doute.

6 Si le volume fournit quelques analyses historiques solides et bien documentées pour la période de l’Ancien Régime, on regrettera malgré tout le caractère discontinu de son contenu, ainsi que l’absence d’une analyse quelque peu approfondie des 160 dernières années et d’une vraie réflexion sur l’avenir. Il est dommage que l’on n’ait pas non plus saisi l’occasion d’explorer plus avant les liens complexes, mais durables entre l’inspiration de Bérulle et celle, antérieure et fondamentale, de saint Philippe Neri. Son Oratoire demeurait longtemps un exemple et un miroir pour le Bérulliens. Dernier regret : ces volumes ne sortent pas de France, alors que l’Oratoire, en particulier par l’orientation augustinienne et janséniste d’une considérable partie de ses membres, a joué un rôle prépondérant dans l’évolution religieuse des Pays-Bas méridionaux, l’actuelle Belgique, aussi bien dans sa partie flamande que dans sa partie wallonne. Il y a donc lieu d’espérer une suite à ce volume.

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Olivier Landron, 1875-1970, L’Université catholique de l’Ouest. Enracinement et ouverture & Catherine Masson, La Catho. Un siècle d’histoire de l’Université catholique de Lille 1877-1977 Paris, CLD éditions, 2012, 264 p. & Villeneuve-d’Ascq, Septentrion, 2011, 559 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Olivier Landron, 1875-1970, L’Université catholique de l’Ouest. Enracinement et ouverture, Paris, CLD éditions, 2012, 264 p. Catherine Masson, La Catho. Un siècle d’histoire de l’Université catholique de Lille 1877-1977, Villeneuve-d’Ascq, Septentrion, 2011, 559 p.

1 Bien que ces deux livres soient des œuvres de commande auprès de deux historiens « maison » comme le reconnaît Guy Bédouelle dans son introduction à l’ouvrage sur l’UCO (p. 19), ils apparaissent comme de solides bases historiographiques qui donnent accès à des archives inédites et offrent, quoique de façon inégale, bien des éléments de comparaison pour cerner le profil de ce pari catholique d’un enseignement supérieur confessionnel.

2 Ces ouvrages concernent deux des cinq universités catholiques fondées en France dans les années 1870, Angers et Lille. Leurs buts de fondation sont de faire « pénétrer dans toutes les matières de l’enseignement, dans les lettres et dans les sciences, les vrais

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principes de la foi » (Lettre de Philibert Vrau à Pie IX, Masson, p. 38) et de défendre la foi grâce à l’encadrement des jeunes pour les protéger des mauvaises influences de l’enseignement public. Le livre de Catherine Masson est une somme richement illustrée. L’apport iconographique est important, même si les sources sont rarement précisément indiquées. Les tableaux, cartes, images sont très nombreux tant sur les effectifs étudiants que sur le programme iconographique des bâtiments par exemple. Celui sur l’UCO ne comporte qu’un cahier photographique central de quatre pages essentiellement composé de portraits.

3 Ces deux universités partagent une chronologie comparable : une période de fondation largement impulsée par un milieu légitimiste et intransigeant (1875-1914), la consolidation entre les deux guerres, l’essor après 1945 (ils se fondent alors au sein de la Catho de Lille plus d’écoles tel l’IESEG, institut d’économie scientifique et de gestion, et l’EDHEC, école de hautes études commerciales du Nord, que dans les quatre-vingts ans précédents), les crises à partir des années 1960 et la refondation après 1970. Elles diffèrent profondément par leur taille. À la fin des années 1960, la Catho de Lille est la plus importante de France avec 6 266 étudiants en 1968 dont 881 dans les facultés alors qu’Angers compte 941 étudiants de lettres en 1966, la moitié des effectifs de l’ensemble de l’UCO.

4 La question de l’identité catholique des enseignements est essentielle. Ces fondations sont définies comme des missions : à la fois dispenser un enseignement de qualité équivalent à celui de l’État, mais de le faire dans le cadre des principes de la foi catholique. Immédiatement on comprend les difficultés posées par ces conditions tant au niveau du recrutement des enseignants, de la délivrance des diplômes que sur les thématiques de recherche. Afficher son catholicisme fait partie intégrante du programme de fondation, ce catholicisme est perçu « comme un rempart contre certaines évolutions du monde moderne qui semblaient saper les fondements du message évangélique » (Landron, p. 27). Au même moment, bien des catholiques tentent de répondre à la sécularisation de la pensée en construisant une « science catholique » (François Laplanche), un savoir scientifiquement fondé et respectueux du dogme et des croyances. Ils veulent constituer une véritable alternative à la science réputée matérialiste à un moment où son magistère est croissant dans la société, d’autant qu’une « production catholique » même scientifique ne s’isole pas de sa réutilisation par des clercs et religieux dans un but apologétique. Ce projet « catholique » répond par une production scientifique au processus d’autonomisation des sciences ou des esthétiques (pour la littérature ou les arts sacrés). Il s’inscrit donc dans une tension entre la validation catholique accordée par l’Église et la reconnaissance scientifique désormais indépendante de l’institution ecclésiale. La fondation des universités catholiques s’inscrit dans ce contexte plus large de tentatives de construction d’une médecine catholique (voir Ruth Harris, Hervé Guillemain), d’une conception catholique du droit (voir Revue française d’histoire des idées politiques, 2008/2, no spécial « Les juristes catholiques »), d’une écriture littéraire catholique autour de la figure de l’écrivain catholique (Voir Alain Dierkens et alii, La croix et la bannière. L’écrivain catholique en francophonie, 2007). Angers est le projet personnel de Mgr Freppel, qui voulait contrebalancer la fondation parisienne, perçue par lui comme trop libérale autour de Mgr Dupanloup. La prière de Mgr Freppel pour la consécration à la Vierge de l’Université témoigne de cette orientation : « Faites, par votre glorieuse intercession, ô Mère admirable, que l’œil fixé, d’une part, sur la vérité de l’Immaculée Conception et, d’autre part, sur le Siège de Pierre qui par la bouche infaillible de Pie XI

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a défini cette vérité comme révélée par Dieu, que les élèves présents et futurs de l’Université d’Angers, combattent avec énergie et persévérance les erreurs qui contredisent le dogme » (Landron, p. 39). La faculté de théologie semble indispensable à l’existence d’une université catholique. Elle n’est pourtant pas première dans les fondations et elle est particulièrement surveillée. Ainsi en 1964, le cardinal Pizzardo, préfet de la Congrégation pour les séminaires et les universités catholiques, exige que le père Paul de Surgy soit éloigné de l’établissement. Deux ans plus tard, il en devient pourtant le doyen. Alors que les effectifs baissent fortement, le recteur Mgr Honoré et les institutions catholiques perçoivent la faculté de théologie comme « progressiste ». Celle-ci s’engage d’ailleurs en faveur de la déconfessionnalisation de l’université (Landron, p. 196). De Surgy démissionne deux ans plus tard. La théologie disparaît de l’horizon d’identification des universités catholiques.

5 Des moments historiques apparaissent plus propices à l’essor des universités catholiques : la fondation se place dans un moment de la majorité monarcho-cléricale de l’Ordre moral dans les années 1870, puis Vichy qui donne un cadre juridique favorable à l’existence de ces universités et des subventions financières. Le régime du Maréchal Pétain reconnaît en effet l’utilité publique des universités catholiques de Lille, Angers, Lyon et Toulouse en 1941. Paris l’avait obtenu en 1940 (Masson, p. 358) et Angers reçoit des subventions d’État entre 1942 et 1944 (Landron, p. 102). Un troisième moment ne figure pas dans les deux ouvrages, qui s’arrêtent en 1970 pour Angers et 1977 pour Lille. En 2009, le président Sarkozy signe un décret très favorable à la reconnaissance des grades et diplômes des universités catholiques au moment où l’État et le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche versent, en 2011, plus de 42 millions d’euros aux institutions d’enseignement privé catholique. Le diplôme et l’argent sont en effet les principales difficultés auxquelles elles se heurtent au cours de leur siècle d’existence.

6 Le grand souci des universités catholiques est la quête incessante d’argent. La souscription de naissance permet à Lille la collecte de six millions et demi de francs auprès de huit mille donateurs, dont deux mille membres du clergé. Des campagnes de soutiens sont organisées, des clercs se spécialisent dans le ratissage des paroisses à l’exemple à Angers des Missionnaires de l’UCO qui prêchent dans les paroisses du Grand Ouest (Landron, 132-133). En 1959, leur action permet de récolter six millions de francs sur un budget total de soixante millions. À Lille, le vice-recteur Henri Barbeau lance des « Campagnes d’information et de propagande » pour promouvoir la Catho avec une tournée des collèges privés de la région Nord et, dès mai 1948, il visite pendant un mois une moitié de la France puis l’autre l’année suivante, et cela, pendant douze ans. Ces universités bénéficient de l’appui des milieux économiques et, de ce point de vue, une vraie différence existe dès l’origine entre Lille et Angers. Le terreau économique du Nord, et en particulier le soutien constant et important de la famille Feron-Vrau, qui pendant trente ans garantit le financement de l’institution, permet à Lille de disposer de ressources conséquentes et continues bien plus importantes que celle d’Angers. D’autant que l’implantation à Angers d’une Université d’État en 1971 limite les subventions des collectivités territoriales qui, avec les droits d’inscription et le produit des quêtes, sont les principales ressources. Néanmoins, « nous vivons d’expédients sans lesquels il nous faudrait fermer les portes », avoue André Sander, le président du CA de Lille entre 1954 et 1960 (Masson, p. 433). L’évêque d’Arras, Mgr Huyghe, dénonce dans une lettre au recteur, Mgr Leclercq, des opérations qui « se moquent de l’honnêteté » pour faire face aux difficultés financières (Masson, p. 456). Angers souffre de l’absence

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d’un réel soutien du clergé angevin et encore plus breton. Le rattachement des diocèses bretons, contre leur volonté, à Angers plutôt qu’à Paris, est une lutte de tous les instants. L’assise lilloise est aussi de ce point de vue plus solide comme le concrétise la création d’un diocèse à Lille en 1913.

7 Les établissements dépendent donc largement de l’appui des fidèles pour leur financement. Le soutien des familles catholiques n’est néanmoins pas acquis. Ces facultés sont constamment confrontées à la question de la reconnaissance des formations, elles peuvent délivrer des diplômes canoniques non reconnus, et/ou opter pour des diplômes d’État dont celui-ci a le monopole. Dans ce cas, elles doivent faire valider leurs formations par des universités publiques ou des jurys rectoraux selon les époques. Or les familles doutent de la qualité des enseignements et se heurtent à l’absence ou aux difficultés de délivrance des diplômes d’État. Ce refus de la collation des grades freine le recrutement. Bien des familles et des étudiants catholiques choisissent l’Université d’État, pourtant « plus exigeante » (Masson, p. 267), car elle détient la délivrance des diplômes. Ainsi la faiblesse de leur formation et les réticences de l’Université d’État de Lille imposent aux étudiants de médecine de la Catho de passer leur examen à Nancy. Au moment de la crise des équivalences de 1969, des étudiants sont contraints de repasser une deuxième fois des examens. Ils manifestent et certains participent à une grève de la faim (Landron, p. 226-231 – Masson, p. 469-475).

8 Les deux fondations sont confrontées au difficile recrutement des étudiants mais aussi des enseignants. La question salariale est constante. À Angers comme à Lille, les enseignants constatent la réelle différence de traitement avec le public. Il est vrai que longtemps les formateurs cléricaux ont assuré une main-d’œuvre peu couteuse et corvéable à merci. Angers compte quarante ecclésiastiques sur cinquante-deux enseignants à la faculté des lettres de 1870 à 1940. Ils cumulent d’ailleurs de nombreux enseignements. Mais le besoin de recruter des chercheurs de qualité et des enseignants de référence se heurte aux bas salaires. Ainsi l’UCO n’hésite pas à tricher sur le nombre de doctorants qui enseigne les sciences afin de répondre aux contraintes imposées par l’État pour justifier l’ouverture d’une faculté de sciences, des professeurs fictifs sont aussi nommés (Landron, p. 75-76 : « prêts de titres de docteurs »). Si l’argument catholique joue parfois et permet d’imposer des sacrifices, l’attrait du public reste fort. Les autorités s’inquiètent donc de façon récurrente du faible engagement des enseignants, du turn-over des professeurs, de l’insuffisance des publications. La solution est un fort recrutement endogame au sein en particulier des anciens élèves. Il existe, comme dans le public, des dynasties professorales : à Angers, Ferdinand Hervé- Bazin voit son beau-frère et ses fils le rejoindre. Pour les étudiants, leurs origines sont largement régionales. Angers comme Lille sont d’abord des « université[s] de proximité » (Landron, p. 107-121). Ces deux établissements ne pourraient d’ailleurs survivre sans les recteurs, les clercs et religieuses, les animateurs, les enseignants, les étudiants aussi. Des figures se détachent, Mgr Freppel évidemment pour Angers ou Norbert Segard pour Lille. La somme d’engagements et de dévouements que cristallisent la fondation et le développement de ces universités catholiques, que l’on retrouve dans nombre d’autres associations, syndicats, mouvements, est un trait et une force du catholicisme français au XXe siècle. Sa capacité mobilisatrice peut ainsi orienter vers de tels projets à la fois financement et énergie.

9 La crise des années 1960 n’épargne pas les universités catholiques. Malheureusement, Catherine Masson passe très rapidement et Olivier Landron n’use que du prisme de la

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crise générale de l’autorité, qui ne pouvait que remettre en cause les modes de fonctionnement de ces institutions, pour évoquer les événements de 1968. On regrette que seules les réactions de Mgr Honoré nous permettent de saisir l’ampleur et les formes de la crise à Angers. D’autres sources, d’autres témoignages auraient peut-être permis de nuancer ou de contredire la vision du recteur. Les universités catholiques avaient déjà été confrontées aux phénomènes de politisation avec l’Action française dans les années 1920 avant le « gauchisme » dans les années 1960. Les autorités s’opposent dès le début des années 1960 à ce qu’ils appellent la « politisation » des étudiants, qui ne concerne sur le plan actif souvent qu’une minorité. Une contestation estudiantine de gauche se développe en effet autour de la Guerre d’Algérie. En 1962, une grève se déclenche contre les attentats de l’OAS. Le mode de gouvernance, la confessionnalisation des établissements sont contestés. À chaque fois, les autorités tentent d’en limiter l’expression : « La politique distrait et divise. Les étudiants doivent s’abstenir d’apporter les préoccupations politiques dans les études qui ne peuvent qu’en souffrir. » (Instruction épiscopale du 16 janvier 1928, Masson, p. 314). En fait le courant des catholiques sociaux et des démocrates-chrétiens est plus facilement accueilli à Lille. Les engagements de nombreux enseignants et les options des évêques du Nord sont très favorables aux problématiques de l’Action catholique et la Catho est un vivier de militants chrétiens.

10 Ces deux universités trouvent des solutions salvatrices proches qui passent essentiellement par la multiplication des écoles ou instituts. Elles démontrent une réelle réactivité par rapport aux demandes économiques et sociales. Lille fonde dès 1924 une école de journalisme, la première de France, qui devient indépendante en 1960. Les liens avec le tissu économique local sont forts. Dès 1895, Lille ouvre un Institut technique roubaisien qui au départ forme des techniciens supérieurs textiles et à partir de 1935 aussi des ingénieurs. En 1956, Thomson-Houston implante une usine à Angers au moment même où l’UCO ouvre une École supérieure d’Électronique de l’Ouest, la même année d’ailleurs que Lille. Elle ouvre en 1961 une quatrième année qui oriente vers le titre d’ingénieur alors qu’est annoncée l’ouverture en 1963 de l’usine Bull-Anjou. Cette réactivité par rapport aux demandes professionnelles explique l’inventivité et la multiplication des formations qui ouvrent aussi facilement qu’elles ferment. La faculté de droit d’Angers, la première à ouvrir à l’origine avant les lettres, sciences et théologie, ferme en 1968 faute de financement alors que celle de Lille est mise en sommeil en 1961 et ne rouvre qu’en 1993. Angers compte dès 1898 une École supérieure d’agriculture et en 1909 une École supérieure de commerce. Lille ouvre une école des Hautes Études industrielles dès 1885, des Hautes Études agricoles dès 1887-1897. Après une interruption, l’ISA (Institut supérieur d’agriculture) est créé en 1963. L’Université d’Angers s’est profondément transformée en instituts professionnalisants au point que s’estompe l’aspect universitaire classique. Le 29 mai 1970, l’ensemble des enseignants est licencié, 120 personnes dont 80 prêtres. Cette action solde la crise de 1968, des contestataires ne sont pas réembauchés et des clercs sont éloignés tel le père Joseph Traineau (Landron, p. 240). Le 21 octobre, l’UCO rouvre sous la forme de quatre instituts : Formation des professeurs, Mathématiques, Langues vivantes et Psychologie sociale appliquée. Seule subsiste la faculté de théologie. Les étudiants de la FEUCO s’en inquiètent dès 1964 : « Il faut aussi noter l’autonomie que les écoles prennent de plus en plus vis-à-vis de l’Université catholique au point que certaines d’entre elles tendent à s’en détacher complètement. Cet état de fait peut, à l’avenir, modifier totalement leur orientation : les écoles risquent, en effet, de se limiter à former des techniciens

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auxquels il manquera la dimension universitaire et chrétienne. » (Landron, p. 212-213). Si la déconfessionnalisation ne se produit pas au niveau des titres et des structures, elle se réalise largement par l’acquisition de l’autonomie des écoles et instituts périphériques. La dimension spirituelle et morale des universités catholiques s’estompe avec leur prise de distance administrative et financière. Ces deux universités connaissent un identique processus de décléricalisation que symbolise l’élection en 1970 du premier directeur laïc de l’ÉSA d’Angers et l’arrivée d’un recteur laïc, en 1979 à la Catho de Lille. Ce processus est aussi celui d’une dissociation lente des formations intellectuelles et chrétiennes pourtant au cœur du projet d’origine des universités catholiques. La transformation d’Angers en instituts et la création à Lille d’une structure fédérative, la Fédération universitaire et polytechnique de Lille, ambitionnent de sauvegarder ces universités tout en reconnaissant le développement des écoles alors que les facultés déclinent. Elles marquent néanmoins la mise en sommeil du projet catholique.

11 Nées dans un même contexte, sous une même impulsion, les universités catholiques d’Angers et de Lille évoluent selon des traits proches, à des moments identiques et sous les mêmes contraintes (financement, validation catholique, recrutement des enseignants et des étudiants...). Leur destin est pourtant bien différent. Angers est constamment en difficulté et ne parvient pas à subsister comme une université alors que, malgré les soubresauts, la Catho de Lille maintient et développe sa vocation universitaire. Pourtant aux origines, Angers est sans concurrence, car il faut attendre 1971 pour qu’une université d’État s’installe dans la même ville. Le problème est donc bien celui du bassin de recrutement et de rayonnement d’autant qu’elles dépendent largement de la générosité des catholiques.

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Claire Le Ninan, Le Sage Roi et la clergesse. L’Écriture politique dans l’œuvre de Christine de Pizan Paris, Honoré Champion, coll. « Études Christiniennes », 12, 2013, 440 p.

Dominique Iogna-Prat

RÉFÉRENCE

Claire Le Ninan, Le Sage Roi et la clergesse. L’Écriture politique dans l’œuvre de Christine de Pizan, Paris, Honoré Champion, coll. « Études Christiniennes », 12, 2013, 440 p.

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1 Christine de Pizan (v. 1365-1430) est, au moins depuis le début du XIXe siècle, l’objet d’un intérêt soutenu dans le cadre d’études diverses sur la naissance de « l’esprit laïque » et ses racines médiévales. Au XXe siècle, les gender studies et l’attention portée à l’écriture des femmes n’ont fait que stimuler l’étude de son œuvre. L’ouvrage de Claire Le Ninan, issu d’une thèse soutenue en 2004 et publié dans la série des « Études Christiniennes », s’inscrit dans cette tradition d’études mais sous l’éclairage original de « l’écriture politique ». Travail centré sur la forme littéraire, Le Sage Roi et la clergesse, vient heureusement compléter les travaux plus ou moins récents d’historiennes de la pensée politique dans la France de la fin du Moyen Âge : Claude Gauvard et Françoise Autrand (C. Gauvard, « Christine de Pizan a-t-elle eu une pensée politique ? », Revue historique, 508, 1973, p. 417-429 ; F. Autrand, Christine de Pizan, Paris, Fayard, 2009).

2 D’origine vénitienne, Christine vient, dès sa petite enfance, vivre à Paris, où son père Thomas de Pizan, médecin et astrologue, a été appelé au service du roi Charles V. Mariée toute jeune à Étienne de Castel, notaire et secrétaire du roi, qui la laisse veuve à 25 ans, en 1389, Christine passe l’essentiel de sa vie auprès de la cour royale et des hôtels princiers, sous le règne troublé de Charles VI, le roi fou, pendant des années particulièrement agitées sur fond de guerre de Cent Ans et de guerre civile. Christine est aujourd’hui surtout connue comme poète, mais ses traités de morale sont aussi de première importance. Porte-voix de la cause des femmes dans Le livre de la Cité des Dames, elle mérite d’être comptée parmi les penseurs politiques du XVe siècle, à la fois pour un grand texte allégorique qui prend la forme d’un songe, le Livre de l’Advision Cristine (1405), et la biographie idéale du roi « sage » Charles V, Le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V le sage (1404), qui forme une trilogie avec Le Livre du corps de policie (1406-1407), manuel de bon gouvernement destiné au prince héritier, Louis de Guyenne (1397-1415), et Le Livre de paix, rédigé en pleine guerre civile (1412-1413) pour revenir sur l’exemplarité de Charles V au point de passer pour « un autre Charles V ».

3 Écrivain politique de poids, Christine incarne, parmi les auteurs de l’héritage aristotélicien, une figure doublement paradoxale, comme laïque et comme femme. Laïque, elle se place dans la mouvance de figures d’écrivains non clercs, qu’il s’agisse d’autorités du passé, tels Ovide et Valère Maxime, ou de l’autorité plus récente de Dante, qui marque, au tournant des années 1300, la sortie du binôme clerc/laïc référé à l’opposition literatus/illiteratus, avec l’émergence, en milieu urbain, de la figure du laïc lettré et de l’« humanisme laïque ». Femme de lettres, Christine doit par ailleurs s’imposer, entre monde d’Église et milieux de cour, dans le champ des savoirs intellectuels, qui est le périmètre fonctionnel des clercs. Usant fréquemment du

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discours à la première personne – « Je, Christine » –, elle écrit pour se poser « en instance énonciatrice et pouvoir d’autorité ». Légitimée par son appartenance à la cour royale et par les commandes princières, elle se démarque des clercs et de leur misogynie tout en se construisant une « identité cléricale » dans l’appropriation des techniques savantes héritées du monde des clercs – compilation, récit exemplaire, allégorie – pour accéder à la fonction de passeuse, de médiatrice, d’interprète, et d’exégète, qui institue l’autorité du locuteur savant au Moyen Âge. Voix prophétique à l’heure de défendre l’inspiration de Jeanne d’Arc et l’avènement d’un « roi parfait » œuvrant à la renaissance de la France, dans le Ditié de Jehanne d’Arc (1430), Christine est bien une « clergesse » au sens de la sagesse qui s’emploie, au service des princes, à scruter de haut l’art et la manière de gouverner les hommes.

4 L’ouvrage de C. Le Ninan est organisé en deux parties. La première est consacrée à la représentation de l’écrivain en « clergesse » et à la construction d’une figure d’autorité féminine issue des milieux laïques. La seconde se concentre sur « la clergesse et son texte » afin de cerner les techniques à l’œuvre dans la « leçon politique » que Christine élabore par touches successives, en son nom propre de visionnaire ou à travers le portrait de Charles V, sur le mode de l’allégorie et de l’exemplum. Cette étude fouillée des choix d’écriture a le grand intérêt de montrer quelles voies inattendues peut prendre la littérature politique en dehors des grands traités contemporains dans la veine de l’aristotélisme politique, du type du De Regimine principum de Gilles de Rome, dont Christine s’inspire d’ailleurs. La réflexion de Christine sur la « sagesse » du prince porteur des aspirations de la communauté chrétienne à une « vie vertueuse » intéressera tout lecteur s’interrogeant sur les phénomènes de « sécularisation latente ou interne » et des transferts de sacralité de l’Église à l’État dans le long terme de l’histoire occidentale.

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Johanna Lehr, La Thora dans la cité. L’émergence d’un nouveau judaïsme religieux après la Seconde Guerre mondiale Paris, Éditions Le Bord de l’eau, 2013, 200 p.

Mira Niculescu

RÉFÉRENCE

Johanna Lehr, La Thora dans la cité. L’émergence d’un nouveau judaïsme religieux après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Éditions Le Bord de l’eau, 2013, 200 p.

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1 Quel est le visage du judaïsme dans la France d’après-guerre ? Après le cataclysme non seulement humain, mais aussi théologique de la Shoah, comment enseigner le judaïsme à une communauté tout juste renaissant de ses cendres ?

2 C’est à ces questions que s’attelle La Torah dans la cité. Le point de départ de la réflexion de la thèse de sciences politiques dont est tiré cet ouvrage, est donc d’abord un point de rupture. Pour Johanna Lehr, 1940 a mis fin sans appel au paradigme du « franco judaïsme » qui présidait dans la France moderne. En 1791, dans le sillage de la philosophie universaliste des Lumières qui révolutionnait alors le paysage philosophique européen, l’émancipation politique des Juifs de France avait donné naissance à un nouveau mode de judéité : l’israélisme français. Comme l’avait préconisé Clermont-Tonnerre, par contrat explicite avec l’État, le Juif français se voyait doté d’une double identité : citoyen de l’État français d’une part, individu de « confession israélite » de l’autre. Or pour Johanna Lehr, en retirant aux Juifs de France leur citoyenneté en 1940, l’État français avait rompu sa part du contrat. C’est pourquoi l’auteur focalise sa thèse sur l’existence d’un lien direct entre la Seconde Guerre mondiale et la « sortie du franco-judaïsme ». L’ouvrage vise donc à décrire le nouveau paradigme qui s’est dessiné selon Lehr dans la France d’après-guerre : un paradigme décidé cette fois par les intéressés, c’est-à-dire par la communauté juive. Ce nouveau paradigme signerait à la fois la fin du clivage théologicopolitique entre « homme juif et citoyen français » et le début d’une nouvelle approche de l’éducation juive, à la fois plus séculière et plus centrée sur la Torah.

3 L’auteur situe le point de départ de cette reconstruction-réinvention du judaïsme français au cœur de la guerre, dans la forme particulière qu’a prise la résistance juive en s’articulant doublement autour d’un patriotisme français sans faille d’une part, et d’un réinvestissement de l’étude de la Torah d’autre part. Les situations extrêmes, on le sait, tendent à provoquer deux effets contradictoires : elles éloignent les uns de la religion, tandis qu’elles en approchent les autres. C’est sur le deuxième aspect que J. Lehr a choisi de se pencher. En adoptant une démarche historiographique principalement basée sur la recherche d’archives et sur les entretiens, l’auteur situe le « retour » de Juifs français vers l’étude de la Torah dès le cœur de la guerre. Le « nouveau » judaïsme religieux français aurait donc pris naissance dès le début des années 1940, à travers la constitution de cercles d’études clandestins adjoints aux réseaux de résistance juive.

4 Dans un premier temps, l’auteur se penche donc sur cet effet « contre-intuitif » – en apparence seulement – de la guerre et de la persécution juive : sur un mouvement de réappropriations individuelles de la Torah, et par là de l’identité et de l’appartenance

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juive. L’émergence de la « résistance biblique » aurait constitué selon elle la forme embryonnaire du nouveau modèle éducatif juif déployé après après-guerre. Mais les effets de la résistance biblique iraient beaucoup plus loin : ce mouvement, selon Lehr, aurait préfiguré la définition du « judaïsme français » qui a émergé pour se substituer au « franco-judaïsme » d’avant 1940.

5 Dans un second temps, l’auteur montre comment ces cercles d’étude ont donné naissance aux premières institutions éducatives juives françaises d’après-guerre. La majeure partie de l’ouvrage consiste donc à dresser le portrait de ces dernières, à travers une chronologie de la constitution de nouvelles institutions éducatives (de l’école d’Orsay à l’Université du Judaïsme en passant par l’École Normale Israélite Orientale), une présentation de leurs principales figures fondatrices (de Robert Gamzon et Jacob Gordin à Léon Ashkenazi en passant par Emmanuel Levinas et André Neher), et une description de leurs orientations théoriques.

6 La narration historiographique proposée par Lehr suit la cristallisation institutionnelle de ces groupes au départ informels et affinitaires pour montrer leur évolution structurelle, mais aussi idéologique. C’est sur le virage vers le sionisme religieux de la nouvelle École juive française à la fin des années 1960, virage inattendu au regard de leur contexte politico-idéologique de départ, que se conclut l’ouvrage.

7 De telles observations auraient gagné à être développées, notamment au regard du reste de l’ouvrage, qu’elles semblent contredire d’une manière qu’il aurait été très intéressant de chercher à comprendre. Car ce que l’ensemble de l’ouvrage décrit, c’est bien la sécularisation de l’enseignement religieux juif dans l’immédiat après-guerre en France. Or, au regard de telles conclusions, mais aussi plus largement au regard de l’objet de la recherche elle-même, qui porte spécifiquement sur les institutions éducatives plutôt que religieuses, le sous-titre de l’ouvrage ne peut qu’étonner. En effet, d’une part, en se focalisant sur l’éducation, Johanna Lehr passe complètement sous silence la reconstruction de la « religiosité » juive en France à proprement parler. Or si elle clame la fin absolue du modèle du franco-judaïsme d’avant-guerre, force est de constater qu’au niveau purement religieux, le judaïsme français demeure régi par la même organisation consistoriale centralisée mise en place sous Napoléon. Il semblerait donc qu’il faille nuancer la thèse de la « rupture ». D’autre part, ce que cette recherche met en évidence sans le formuler comme tel, c’est précisément un processus de sécularisation interne de l’enseignement juif : « ni yeshiva ni lycée », les nouvelles institutions éducatives, nous apprend l’auteur, mettent le bémol sur la question de la pratique religieuse, s’ouvrent aux matières séculières, et dans leur lecture des textes juifs, se concentrent sur les aspects philosophiques et éthiques plutôt que théologiques ou homilétiques. L’auteur met en évidence le début d’un double mouvement de repositionnement de l’éducation juive par rapport à la culture occidentale : ouverture de l’éducation juive à des sujets séculiers et occidentaux comme la philosophie et la psychologie d’une part, et recentrage des textes juifs sur eux-mêmes plutôt que sur la référence hétéronome à la rationalité occidentale, comme c’était le cas du modèle israélite français d’autre part : dans le sillage de la pensée de Gordin, l’innovation des fondateurs de l’École de Paris est de revendiquer le texte biblique comme source légitime pour penser le monde. S’ensuit une double conséquence : d’une part l’exégèse biblique n’est plus seulement un exercice religieux, mais philosophique ; d’autre part la pensée occidentale n’est plus la seule référence intellectuelle légitime. La Torah, affirment des penseurs d’après-guerre comme Levinas et Askénazi, est une source de

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pensée aussi pertinente que la philosophie gréco-latine de l’antiquité ou classique de l’Europe de l’Ouest, et elle doit retrouver ses lettres de noblesse. C’est le temps du développement de la philologie et de la philosophie biblique et talmudique, de l’ouverture à la Torah de nouveaux publics moins religieux, et de la multiplication des cercles d’étude. Le judaïsme après-guerre que décrit Lehr est donc celui d’un retour au texte et à la « judéité » comme identité et positionnement intellectuel et éthique légitime, plutôt qu’au « judaïsme » comme religion, et c’est une distinction qu’il aurait valu la peine de mettre davantage en valeur.

8 Il semble donc difficile de parler de « judaïsme religieux » lorsque c’est précisément la description d’un réinvestissement intellectuel plutôt que religieux de la Torah qui fait l’objet de cette thèse. C’est pourquoi s’il fait sens d’évoquer l’émergence d’un « nouveau judaïsme », on voit plus difficilement en quoi celui-ci est « religieux », ou en quoi le « judaïsme religieux » est représenté dans cette recherche. Le sous-titre de l’ouvrage semble donc contredire ce qu’il a pour vocation d’annoncer, à savoir comment la Torah est réinvestie de manière séculière, comme ressource intellectuelle et identitaire – et c’est la description de ce processus qui fait l’intérêt de cette recherche.

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Marc LEVATOIS, L’espace du sacré. Géographie intérieure du culte catholique Paris, Éditions de l’Homme Nouveau, 2012, 148 p.

Philippe Martin

RÉFÉRENCE

Marc LEVATOIS, L’espace du sacré. Géographie intérieure du culte catholique, Paris, Éditions de l’Homme Nouveau, 2012, 148 p.

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1 Le livre de Marc Levatois s’inscrit dans un courant historiographique qui, depuis le début du XXe siècle, s’est lentement imposé : l’approche spatiale de la religion. Se concentrant sur le christianisme, plus particulièrement sur le catholicisme, l’auteur pose immédiatement une question : en quoi le sacré est-il chrétien ? Pour y répondre, il convoque un grand nombre de références, présentées dans une bibliographie (non exhaustive et surtout francophone) qui occupe près de 8 % des pages, et de longues citations insérées dans le texte même. Les premiers chapitres sont une occasion de présenter l’émergence du sujet et ses inflexions actuelles ; l’auteur en profite pour souligner l’importance de la pensée géographique, modelée en particulier par les travaux de Yi-Fu Tuan. Cette présentation débouche, parfois, sur des discussions précises, spécialement à propos des écrits du médiéviste Dominique Iogna-Prat sur la mise en place d’une organisation hiérarchisée des églises. Insensiblement apparaissent des définitions. La première met en place l’opposition et la complémentarité entre le « lieu saint », comme le pèlerinage, et le « lieu sacré », tel un sanctuaire paroissial. À partir de là, Marc Levatois envisage l’espace sous toutes ses formes, n’hésitant pas à replacer le corps ou l’ouïe dans une économie générale de l’édifice de culte. Celui-ci se vit selon deux normes : la délimitation et l’orientation. Cette seconde notion tient à cœur à l’auteur. Il explique que le christianisme, en tournant édifices et rites vers le soleil levant, se distingue d’autres religions qui cherchent un point précis, que ce soit Jérusalem ou La Mecque. En se servant abondamment d’auteurs anciens (Durand de Mende ou Honorius d’Autun) et d’écrits de théologiens contemporains, il veut mettre en évidence l’existence d’une dynamique visant à imposer ce qu’il appelle l’« orientation effective stricte » (p. 102) : un édifice avec une abside tournée vers l’Est ; des fidèles et un prêtre situés du même côté de l’autel regardant dans la même direction. Les variations qui existaient, en particulier à Rome durant l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, auraient finalement été graduellement gommées, le Concile de Trente confirmant cette évolution. Cette spatialisation ordonnée du sacré se réaliserait pleinement dans la « messe dos au peuple ». Prenant le contre-pied de ce mouvement séculaire, le concile Vatican II aurait engendré une rupture fondamentale, favorisant une « atténuation du sacré » (p. 122). Mais son influence aurait commencé à décliner avec la réorientation du dialogue œcuménique par Jean-Paul II. Au lieu de discussions privilégiées avec le monde protestant occidental, qui, depuis le XVIe siècle, aurait une conception peu sacralisante de l’espace, il se serait rapproché des Églises orientales qui auraient conservé une certaine pureté de l’orientation.

2 L’auteur, selon ses propres termes, nous livre une « réflexion » (sic p. 131). Le lecteur qui cherche une approche chronologique globale du phénomène sera déçu par cet ouvrage qui se penche essentiellement sur les premiers temps du christianisme et le Moyen Âge pour arriver au monde très contemporain, sans avoir le temps de mesurer la profondeur des changements intervenus après le Concile de Trente. Il pourra aussi

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être surpris de ne pas voir développer différentes alternatives rituéliques, que ce soit la question de la célébration à l’extérieur d’un édifice, les réflexions liturgiques menées au sein de l’Église dans une perspective missionnaire outre-mer ou les recherches liturgiques à la suite des travaux de Pius Parsch. Sont aussi négligés de beaux textes spirituels qui donnent du souffle à ces questions. Lorsque, dans La messe sur le monde, Teilhard de Chardin assure à Dieu « je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière », il développe une vision de l’espace sacré bien éloignée des problématiques d’orientation ou de délimitation. Études historiques ou anthropologiques ont déjà abordé ces points, prouvant que l’analyse de l’espace sacré est une des catégories fondamentales des sciences religieuses, comme l’a montré en 1987 Alphonse Dupront dans Du Sacré.

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Gabriel De Llobet, Mgr de Llobet. Un pasteur intransigeant face aux défis de son temps (1872-1957) Notes bibliographiques, illustrations hors-texte, index, Limoges Presses universitaires de Limoges, Cahiers de l’Institut d’Anthropologie juridique, 32, 2012, 260 p.

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Gabriel De Llobet, Mgr de Llobet. Un pasteur intransigeant face aux défis de son temps (1872-1957) , Notes bibliographiques, illustrations hors-texte, index, Limoges, Presses universitaires de Limoges, Cahiers de l’Institut d’Anthropologie juridique, 32, 2012, 260 p.

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1 En 2003, Gabriel de Llobet avait publié et annoté un ensemble de documents sur la Première Guerre mondiale provenant de Mgr Gabriel de Llobet. L’évêque de Gap avait alors été mobilisé comme aumônier, alors qu’il venait d’accéder à l’épiscopat, et en avait relaté l’expérience. À partir d’un ensemble de sources archivistiques variées, essentiellement ecclésiastiques, il donne désormais une biographie de l’archevêque d’Avignon, qui consonne avec l’attachante notice que Jacques Prévotat avait consacrée à Mgr de Llobet dans le Dictionnaire des évêques de France (Paris, Le Cerf, 2010, p. 422-423).

2 Le travail est de facture fort classique, dans son déroulé et dans sa méthode, qui n’est pas sans rappeler ces biographies que produisit l’érudition ecclésiastique et universitaire tout au long des XIXe et XXe siècles. Il fait une large place aux citations des documents utilisés : souvenirs et mémoires, pièces administratives, correspondance. Il prend l’archevêque à sa naissance (1872) et le situe dans son milieu familial, replacé dans son contexte local et socio-économique. Il le suit dans son éducation, sa formation ecclésiastique, puis sa carrière : ordination en 1896, secrétaire de l’évêque de Montpellier, Mgr de Cabrières, en 1897, curé puis vicaire général de Perpignan, en 1907, évêque de Gap en 1915, coadjuteur avec droit de succession de l’archevêque d’Avignon en 1925, archevêque d’Avignon en 1928, avec un coadjuteur à partir de 1955, décès et obsèques en 1957. Il s’attarde sur les points plus saillants : la Première Guerre mondiale et son ombre portée (mission officielle en Orient au nom de la France en 1919-1920), la condamnation de l’Action française, le rapport à Vichy. Il donne enfin à voir l’activité pastorale de l’évêque et de l’archevêque, du point de vue de la prise de décision et de l’orientation de l’action, et n’oublie pas le portrait humain et spirituel, que la correspondance et les notes de Mgr de Llobet permettent d’approcher d’assez près.

3 Une ligne directrice structure ce parcours biographique : comment la fidélité voulue aux traditions reçues permet-elle de s’insérer dans des temps fondamentalement changeants ? Cette interrogation commande le travail, en partie parce qu’elle s’impose d’elle-même. En effet, Mgr de Llobet participe d’un milieu qui a fait de la fidélité indéfectible à ce qui fut le paradigme de son existence. De plus, il a lui-même voulu faire de cette conformité à ce qu’il avait reçu l’élément structurant de sa vie, choisissant d’être ce que ses racines l’avaient fait. Aristocrate légitimiste et catholique intransigeant, ces deux réalités furent pour lui matricielles. Or, comme tous ceux qui se réclamaient de ces éléments, il dut faire face aux transformations de ces réalités selon leur logique interne et leurs interactions entre elles et avec le reste de la société. L’affirmation de l’Action française dans la République anticléricale puis victorieuse ; le choix romain de la défense religieuse puis de l’entente avec la République et de l’Action catholique ; ce furent les données qu’il eut à assumer. Comme évêque, il s’en tira bien, globalement. S’il fut le dernier évêque français à manifester sa soumission à la condamnation de l’Action française en 1927, pour des raisons qui ne relèvent pas du maurrassisme mais assez largement des modalités d’exercice de l’autorité papale dans

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l’affaire et de la difficulté des évêques à comprendre clairement ce qui était attendu d’eux, il fut aussi un évêque qui n’ignora pas l’Action catholique, y compris dans ses transformations d’après 1945, et sut s’appuyer sur son clergé et ses collaborateurs pour la développer de manière structurelle. S’il conserva viscéral son royalisme, il sut entretenir des relations paisibles avec la Troisième République, cordiales avec Vichy, aimables avec la IVe République.

4 À partir des éléments apportés par G. de Llobet, quelques points plus particuliers peuvent retenir l’attention. Tout d’abord, la carrière de Mgr de Llobet doit beaucoup à son enracinement familial et religieux. Ses racines familiales le mettent en relation avec Mgr de Cabrières, ce qui lui permet d’être, dès après son ordination, initié aux responsabilités administratives diocésaines, échappant ainsi à son diocèse d’ordination (Perpignan) et tissant des relations utiles. Ainsi peut-il être promu rapidement curé- archiprêtre à Perpignan, malgré une certaine opposition locale, puis vicaire général de son diocèse. Son expérience héraultaise lui donne alors une force non négligeable. Sa promotion à l’épiscopat s’appuie quant à elle non seulement sur ce passé d’administrateur, mais aussi sur l’inscription au sein des réseaux intransigeantistes. Formation au Séminaire français de Rome, adhésion à la défense religieuse, Gabriel de Llobet a tout ce qu’il faut pour correspondre au profil de l’évêque majoritairement choisi depuis les années 1906-1910. Relevons au passage que le choix du Séminaire français de Rome, au terme des études secondaires, relève bien de ces vocations d’élites sociales décidées au début de l’âge adulte en partie par le biais de retraites d’élection : le sacerdoce est aussi une profession choisie. Enfin, le transfert de Gap à Avignon s’inscrit dans l’apogée de la poussée intransigeantiste dans les nominations épiscopales, juste avant que la condamnation de l’Action française ne bouscule profondément les critères de choix.

5 En ce qui concerne le portrait du prêtre, puis de l’évêque, G. de Llobet apporte des éléments fort intéressants. Je relèverai ici la pratique de l’ascèse de l’archevêque. En deux temps, il abandonne sa fortune à son évêché, en échange d’une rente annuelle. Loin de tout décorum, il mène une vie austère, dans une chambre simple contrastant avec le luxe relatif des pièces de réception de l’archevêché, s’abstenant de chauffage, faisant raccommoder ses vêtements. Cette ascèse personnelle s’accompagne de celle qui est directement suscitée par le ministère épiscopal, notamment les tournées de confirmation. La vie personnelle et spirituelle des évêques est encore difficilement intégrée par les universitaires, sauf exceptions. Elle manque encore d’un traitement dédié et visant à produire une signification historique. On ne peut que donc se réjouir de ces ouvertures et souhaiter un élargissement, à l’image de ce qu’avait ébauché le père Dominique-Marie Dauzet dans sa contribution au colloque consacré au Dictionnaire des évêques de France, et récemment publié (Frédéric Le Moigne, Christian Sorrel (dir.), Les évêques français de la Séparation au pontificat de Jean-Paul II, Paris, Le Cerf, « Histoire », 2012, p. 173-184).

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Andrew Louth, L’Orient grec et l’Occident latin. L’Église de 681 à 1071 Paris, Éditions du Cerf, coll. « L’Église dans l’histoire », III, 2013, 464 p.

Bénédicte Sère

RÉFÉRENCE

Andrew Louth, L’Orient grec et l’Occident latin. L’Église de 681 à 1071, Paris, Éditions du Cerf, coll. « L’Église dans l’histoire », III, 2013, 464 p.

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1 Troisième volume d’un projet de six, le livre d’Andrew Louth prend place dans la collection « l’Église dans l’histoire » publiée en anglais par les Presses du Séminaire Saint-Vladimir de New York et initiée par Jean Meyendorff. Dans les années 1980, en effet, le père Jean Meyendorff avait imaginé une histoire de l’Église écrite par des historiens orthodoxes, dont il rédigeait lui-même deux tomes : le premier volume paraît en 1989, est traduit en 1993 et s’étend sur la période de 450 à 680. Le quatrième volume paraît en 1994, est traduit en 2001 et porte sur la période de 1071 à 1453. Outre le présent volume (III) assumé par Andrew Louth en hommage et dans la lignée de l’œuvre de Jean Meyendorff, les volumes I, V et VI restent encore en préparation. Par les bornes chronologiques ainsi que par l’intitulé du projet, on aura compris le dessein de l’entreprise : écrire une histoire de l’Église d’un point de vue oriental, c’est-à-dire grec ou orthodoxe : « L’histoire de l’Église est le plus souvent exposée selon les rythmes de l’Occident, il y a donc de la place pour une histoire de l’Église qui définit ses périodes selon les rythmes de l’Orient » (p. 15). Certes, les titres peuvent simuler la narration de cette histoire à l’échelle de l’œkouménè du temps, « Orient grec et Occident latin », mais, de fait, l’œcuménisme n’y est pas vraiment réalisé. Les chapitres concernant l’Occident latin font figure de pendants symboliques aux chapitres plus fouillés, plus techniques, plus précis et plus érudits concernant l’Église byzantine. Le parallélisme présenté reste donc une façade plus qu’un véritable comparatisme tant il est avéré qu’à cette période la vraie complexité est celle du monde oriental que l’on ne peut réduire au monde grec. Il fallait ainsi rendre compte de cette complexité en incluant les Églises linguistiquement définies par leur usage du syriaque, du copte, de l’éthiopien, du géorgien et de l’arménien, sans oublier la chrétienté arabe émergente dans les pays conquis par l’islam, ni les versions slaves du christianisme byzantin que l’on voit émerger à partir du IXe siècle.

2 Quatre tranches chronologiques découpent le livre, approximativement par siècle, mais dont les bornes restent dictées par l’événementiel de l’Église grecque : I. 680-800 (pour le VIIIe siècle) ; II. Le IXe siècle ; III. Le Xe siècle ; IV. 1000-1071 (pour le XIe siècle). Ces pages correspondent à ce que l’on pourrait appeler la grandeur de Byzance et la date qui clôt l’ouvrage en sonne le terme (1071, bataille de Manzikert). Au fil de son écriture, l’auteur entend construire sa narration en ciblant les synchronismes des deux Églises de la chrétienté : il repère ainsi au IXe siècle les phénomènes de renaissance, carolingienne, d’une part, byzantine, d’autre part ; il pointe l’expansion missionnaire chez les Slaves de part et d’autre de la Chrétienté (mission de saint Anskar en Suède, conversion de la Bulgarie, de la Scandinavie et de la Rous’ ; première histoire de la

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mission écrite par Bède le Vénérable au VIIIe siècle) ; il souligne les contacts mutuels qui ont pu présider à l’idée de réforme monastique, chez Saint-Théodore le Studite dans l’Église grecque et chez Benoît d’Aniane dans l’Église latine au IXe siècle et, au siècle suivant, le renouveau monastique qui avance au même rythme en Orient et en Occident – Cluny et le mont Athos – ainsi que les tendances réformatrices des deux Églises au XIe siècle, quoique le sens du mot réforme soit différent dans les deux aires géographiques. Sur la période pourtant, du VIe concile de Constantinople (681) à l’invasion des Turcs seldjoukides (1071), l’histoire de la Chrétienté reste l’histoire d’une divergence, d’un éloignement, disons-le, irrémédiable. Lent, progressif, ponctué par des événements de non-retour, le processus par lequel l’Orient et l’Occident s’éloignent se joue tant sur la plan théologique et religieux que culturel et politique. Écrire cette histoire, c’est retracer la genèse d’un fossé devenu infranchissable même si, aujourd’hui, l’unité reste le mot d’ordre d’une prière œcuménique et d’un idéal asymptotique que les années 1980 ont contribué à rendre plus tangible.

3 Dans l’ensemble, le volume peut donc s’appréhender comme un manuel d’une histoire de l’Église, avec toutes les précautions que l’on a signalées quant à son projet et son dessein. L’abord y est simple. L’écriture est celle d’une traduction. Les notes de bas de page sont limitées. On regrettera que la bibliographie, abondante il est vrai, reste exclusivement anglo-saxonne sans aucun titre d’auteur français, reflet éloquent d’une appartenance linguistique. Quelques cartes soutiennent le propos. On sourira – sans malveillance – sur les insistances à définir la papauté romaine comme une invention tardive – invention du terme papatus en 1047 (p. 341) –, sur la simonie et le nicolaïsme rangés dans la catégorie des « hérésies » ou encore sur la narration du « schisme » de 1054 encore marquée de la susceptibilité qui en a fait l’ampleur (les Latins y sont fauteurs et les Grecs victimes).

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Cardinal Henri De Lubac, Aspects du Bouddhisme. I. Christ et Bouddha. II. Amida Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », 21, 2012, 599 p.

Mira Niculescu

RÉFÉRENCE

Cardinal Henri De Lubac, Aspects du Bouddhisme. I. Christ et Bouddha. II. Amida, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », 21, 2012, 599 p.

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1 Le cardinal français Henri de Lubac est l’un des premiers Occidentaux à avoir écrit sur le bouddhisme. En 1930, pris d’intérêt pour ce système de pensée qu’il découvre à travers les textes, il participe de l’effervescence intellectuelle orientaliste succédant alors à des siècles d’ignorance, voire de mépris occidental, pour la culture asiatique, son art, et ses religions. Profitant des découvertes sans cesse renouvelées d’explorateurs, archéologues, historiens et traducteurs, le cardinal publiera entre 1951 et 1955 un grand nombre d’articles, ainsi que trois volumes importants consacrés aux doctrines et aux pratiques bouddhistes dans différentes cultures asiatiques – principalement en Chine et au Japon.

2 Sa contribution principale réside sans doute dans son deuxième ouvrage – encore cité dans les milieux universitaires, La rencontre du bouddhisme et de l’Occident. Il y décrit les conditions et mentalités qui président à cette rencontre et critique la partialité et l’inexactitude de réceptions occidentales teintées d’ethnocentrisme comme d’agendas intellectuels et croyants. Non que le cardinal n’ait lui-même son propre agenda. Au contraire, fidèle à sa fonction, il revendique son travail comme « apologétique » et ne manque pas de souligner, dans chacune de ses conclusions, les lacunes du bouddhisme et la supériorité du christianisme comme voie de salut unique et comme unique vérité divine ultime. Mais le bouddhisme, en tant que « spiritualité » qu’il tient en grande estime, constitue selon lui une émanation comme toute autre de la même lumière christique qui baigne l’univers et, à ce titre, vaut d’être étudiée.

3 De Lubac préfigure ainsi l’initiative de Vatican II dans l’entreprise théologique, intellectuelle et éthique du dialogue interreligieux, qui deviendra le mode relationnel officiel de l’Église catholique pour le tournant du XXIe siècle.

4 Sans surprise, ses autres recherches portent principalement sur des exercices comparatifs et analogiques entre christianisme et bouddhisme. C’est le cas de Christ et Bouddha originalement publié en 1951 et de Amida originalement publié en 1955, que les Éditions du Cerf réunissent en 2012 pour une réédition travaillée sous le titre Aspects du bouddhisme.

5 Le premier ouvrage, plutôt hétéroclite dans ses objets, se concentre sur une comparaison entre notions éthiques et symbolisme visuel dans le bouddhisme et dans le christianisme : de Lubac, qui n’a pas encore atteint la maturité dans son approche du bouddhisme dont font preuve ses deux ouvrages suivants, y examine comparativement l’éthique de la « charité », la notion d’« arbre cosmique », et le « symbolisme » artistique dans ces deux traditions.

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6 Le second ouvrage, nettement plus volumineux, consacre une étude extensive à une autre figure de bouddha moins connue en Occident, mais très répandue en Asie : Amida. L’amidisme ou « bouddhisme de la terre pure » est une forme de bouddhisme apparue un siècle avant l’ère commune pour se développer surtout en Chine et au Japon. Il consiste en un culte dévotionnel au bouddha (« éveillé ») Amida, ce qui fait parler à Lubac d’un bouddhisme proche « d’un vrai théisme et d’une religion de grâce » (p. 200).

7 On ne s’étonne donc pas que le cardinal ait tenté de comprendre en détail cette forme de bouddhisme populaire, qui se focalise sur la figure d’un « sauveur » à prier et d’une « terre pure » paradisiaque à atteindre. Il souhaite donc faire connaître cette forme de bouddhisme particulière à un public occidental, notamment pour le mettre en perspective avec une culture monothéiste sotériologique qui est la sienne. N’étant pas traducteur lui-même, et conscient de ses lacunes et possibles erreurs, le cardinal affiche dans cette entreprise une prudence et une humilité qui ne contredisent pas son ambition généreuse de proposer à l’Occident le premier ouvrage extensif sur le bouddha Amida.

8 La contribution principale du cardinal de Lubac, à l’époque de la première publication de ces travaux, réside d’abord dans leur exhaustivité : utilisant tous les travaux et traductions disponibles à son époque, il désire offrir au public occidental une vision aussi complète et documentée des bouddhismes asiatiques tels qu’ils sont alors en découverte continue, au fil des traductions et des découvertes archéologiques. Si l’essentiel de son texte consiste en un travail de description et de théologie comparative engagée, le cardinal propose aussi une véritable réflexion sur la nature de l’amidisme : il se demande si le culte d’Amida peut encore être considéré comme un bouddhisme, ou s’il n’a pas évolué vers une forme théiste de sotériologie de la grâce. Il mentionne non seulement les affirmations chrétiennes qui vont dans ce sens, mais aussi celles qui prétendent que l’amidisme serait, en tant que produit d’un contact de civilisations en Asie, un fruit du christianisme. Pourtant, pénétré de rigueur scientifique et d’honnêteté intellectuelle, le cardinal balaye de telles hypothèses – pour néanmoins affirmer que les évolutions progressives du bouddhisme ancien vers une religiosité de grâce sont sans aucun doute à attribuer à une influence chrétienne ultérieure en Asie.

9 Après une description extensive de la dimension sotériologique et dévotionnelle de l’amidisme, la conclusion du cardinal peut étonner : il estime que contrairement à toute apparence, l’amidisme ne saurait être comparé à la sotériologie chrétienne, mais serait en réalité conforme à l’« orthodoxie bouddhiste ». En réalité, affirme-t-il, tout, dans l’amidisme, contredit les fondements chrétiens : Amida n’est pas un dieu, la « terre pure » n’est pas un paradis, et surtout la doctrine du karma (des causes et des effets) ôte toute possibilité de « Pardon », qui est la clé du système chrétien.

10 De telles conclusions sont certes contestables : tout d’abord le fait d’adhérer à la doctrine du karma ne suffit nullement à être conforme à celle du dharma. Ensuite et surtout, les prémisses de l’amidisme contredisent le dharma : d’une part, le bouddha postule – comme le rappelle le cardinal lui-même – qu’« on est son propre refuge », ce qui exclut toute idée de « sauveur » ; et d’autre part, le dharma ignore toute notion de « terre pure » où aller après la mort. Malgré ces critiques, l’on peut néanmoins reconnaître aux réflexions de Lubac l’intérêt d’offrir des analyses comparatives qui stimulent le débat.

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11 La présente réédition de ces deux ouvrages sous le titre Aspects du bouddhisme apporte une plus-value à l’œuvre qui en rehausse la lecture : dirigée par Denis Gira et Paul Magnin, deux théologiens catholiques spécialistes du bouddhisme, elle met non seulement à jour de manière systématique les traductions et sources parfois obsolètes ou erronées – en raison de l’état des connaissances à l’époque de sa rédaction – utilisées par l’auteur ; mais aussi, elle est précédée d’une présentation critique de Paul Magnin, dont l’intérêt ajoute beaucoup à cette édition.

12 Les corrections et critiques formulées par Magnin témoignent de l’avancement des connaissances sur le bouddhisme dans les milieux chrétiens, mais également de l’évolution des postures : alors que Lubac, qui demeure représentatif du style apologétique classique de son temps, n’hésite pas à affirmer la supériorité de l’église, Gira et Magnin apparaissent moins préoccupés par les comparaisons concurrentielles que par l’exactitude des analyses et la justice faite aux concepts bouddhistes. Tout en louant l’intuition et la pertinence avant-gardistes du cardinal dans son approche de la doctrine bouddhiste, ainsi que la finesse d’analyses qui évitent certains pièges d’analogies faciles, ils critiquent néanmoins son entendement de certains concepts bouddhistes, comme celui de « vacuité », de « charité », de « corps » du bouddha, ou des « six perfections ».

13 Pourtant, pour spécialistes éclairés et emprunts de neutralité bienveillante qu’ils soient à l’égard du bouddhisme, les directeurs de cette réédition n’en sont pas moins des théologiens chrétiens. Et cela est visible dans les limites dont ils font preuve dans leur description du bouddhisme. Ainsi, Paul Magnin affirme que l’enseignement du bouddha repose « sur la praxis [...] et non pas sur un système philosophique » (p. XXXIV). L’on pourrait dire au contraire que l’enseignement bouddhiste repose non seulement sur une articulation entre philosophie et praxis, mais sur une articulation dans laquelle la philosophie – qui n’est autre ici que le dharma, l’enseignement du bouddha – est le point de départ : il n’y a pas de « pratique » bouddhiste sans la prémisse doctrinale des « quatre nobles vérités » qui sont le cœur du dharma.

14 Par ailleurs, en le décrivant comme un « athéisme » plutôt que comme un « non- théisme », Magnin créée l’image d’un bouddhisme qui « rejette l’idée [de] dieu » (p. XXXVI). Or le bouddha ne « rejette » pas cette idée ; il ne s’en occupe pas, ce qui est très différent. Cette position est clairement exprimée dans la fameuse parabole bouddhiste de la « flèche empoisonnée » : si quelqu’un a été atteint d’une flèche mortelle, commence le récit, il peut poser mille questions pour savoir comment cette flèche est arrivée dans sa chair. Pourtant ce qui peut le sauver n’est pas de répondre à ces questions, mais d’ôter la flèche au plus vite. Ainsi le Bouddha, ne se prononce pas plus « contre » que « pour » la question de Dieu. Il la laisse de côté, car « cela n’est pas utile à la libération », qui est l’objet unique de son dharma.

15 Magnin peut donc se voir reprocher d’avoir à son tour distordu la conception bouddhiste de la question des « causes premières de l’existence » en confondant non- théisme et athéisme, faisant preuve des écueils possibles d’une approche théologique du Dharma. Malgré ces quelques limites dans la relecture critique de Lubac par ses pairs, la remise à jour et en perspective proposée par cette réédition complète enrichit la pensée du cardinal. Elle poursuit la construction d’une étude catholique éclairée du bouddhisme et témoigne de l’évolution de l’approche comparative interreligieuse entre christianisme et bouddhisme depuis un siècle : alors que, jusqu’au tournant du XXe siècle, les auteurs chrétiens n’hésitaient pas à vilipender le bouddhisme comme

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Culte du néant, comme le rappelle l’ouvrage de Roger-Pol Droit, aujourd’hui, la rencontre entre bouddhisme et christianisme semble être devenue un véritable dialogue, pour ne pas dire dans certains cas une union : à côté de la multiplication de publications sur christianisme et bouddhisme et de l’apparition d’un journal académique, Buddhist-Christian studies, on voit se multiplier les rencontres monacales interreligieuses et les pratiques hybrides. Il existe aujourd’hui un véritable phénomène appelé familièrement « catho-bouddhiste », souvent porté par la hiérarchie sacerdotale même : pour ces prêtres et religieuses qui méditent et proposent la méditation à leurs paroissiaux, le bouddhisme offre une pratique préparatoire enrichissant leur expérience de la prière et de la foi. De Lubac avait en quelque sorte préfiguré une telle évolution, qui voyait dans l’examen du contraste entre bouddhisme et christianisme « l’une des voies qui peuvent donner accès à l’intelligence réfléchie du Fait chrétien » (p. 16).

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Cardinal Henri De Lubac, Jacques Maritain, Correspondance et rencontres. Tome L. Préface par le cardinal Philippe Barbarin Notes bibliographiques, index, texte établi, annoté et présenté par Jean- Michel Garrigues et René Mougel Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », 50, 2012, 144 p.

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Cardinal Henri De Lubac, Jacques Maritain, Correspondance et rencontres. Tome L, Préface par le cardinal Philippe Barbarin, Notes bibliographiques, index, texte établi, annoté et présenté par Jean-Michel Garrigues et René Mougel, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », 50, 2012, 144 p.

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1 La publication des œuvres complètes du cardinal Henri de Lubac suit son bonhomme de chemin. Elle prend ici la forme de l’édition de 17 lettres échangées entre le jésuite et Jacques Maritain (p. 43-80). Celle-ci est encadrée en ouverture d’une courte préface du cardinal archevêque de Lyon Philippe Barbarin (p. 9-12) et d’une longue introduction du fr. Jean-Miguel Garrigues, « Jacques Maritain et Henri de Lubac : distance, convergences et rapprochement » (p. 13-42, parue précédemment dans la Revue théologique des Bernardins, no 4, février 2012, p. 65-96, http://www.revuedesbernardins.com/ spip.php?article334). Elle est fermée par une « Note sur les renvois à l’œuvre de J. Maritain dans l’ouvrage Sur les chemins de Dieu » (p. 83-84) ; la reprise (p. 85-114) d’une communication de René Mougel, « La position de J. Maritain à l’égard de Surnaturel : le péché de l’ange, ou esprit et liberté » (donnée au colloque « Surnaturel, une controverse au cœur du thomisme au XXe siècle » organisé par l’Institut Saint- Thomas-d’Aquin de Toulouse les 26-27 mai 2000, publiée dans la Revue thomiste, 2001/1-2, p. 73-98) ; et un inédit de Florian Michel, « Jacques Maritain et Henri de Lubac en dialogue sur les traductions liturgiques (1965-1970) » (p. 115-130 – signalons au passage l’intérêt des publications de F. Michel consacrées à la liturgie catholique au moment de sa réforme duovaticane : il a eu accès à des archives peu ouvertes...).

2 Soit donc 17 lettres, 17 petites lettres, correspondant à 35 pages (dont une partie parfois non négligeable d’annotation), et une introduction et trois études totalisant en tout 78 pages. Faut-il le dire ? On a l’impression d’entrer, en pleine histoire contemporaine, dans des pratiques dont on pensait qu’elles étaient réservées surtout aux antiquisants et autres médiévistes, qui, se fondant sur un faible voire minime matériau, réussissent à produire des analyses défiant toute imagination de contemporanéiste, et avec une pertinence toujours stupéfiante – enfin, nuançons : les publications de sources même en histoire contemporaine nécessitent toujours un appareil critique, qui peut parfois être abondant, et dont les introductions peuvent atteindre des proportions conséquentes. Aboutit-on pourtant au même résultat avec ce qui reste essentiellement des félicitations, des remerciements, des mots aimables, des manifestations d’accord ou de proximité, avec seulement deux lettres dépassant les deux pages imprimées au format 15 × 20 cm ? La chose reste à voir.

3 D’emblée, relevons que les deux annexes s’attachent à deux points qui ne sont pas forcément l’essentiel de la correspondance. R. Mougel met en valeur le rapprochement entre Maritain et Lubac sur des questions de théologie et d’anthropologies fondamentales, la théorie de la nature pure, le désir naturel de Dieu, la peccabilité angélique, points qui relèvent de la querelle de la « nouvelle théologie » qui déchira

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violemment le catholicisme français en 1946-1950, alors que seules deux lettres évoquent la question. F. Michel, partant d’un échange entre Lubac et Maritain dans la première moitié d’août 1969 évoquant la question des traductions en français des textes liturgiques, présente en fait plus largement les positions de chacun des deux hommes avant de conclure sur leur rapprochement sur cette question et le sens que ce fait peut avoir dans l’histoire du catholicisme français – on y reviendra.

4 Pour aborder l’ouvrage, on conseillera de débuter par les lettres. Leur chronologie n’est pas insignifiante, quoique le point ne soit pas assez mis en avant. Six lettres sont échangées de 1937 à 1963, puis onze de 1967 à 1972. Les six premières marquent des rapprochements entre un des maîtres du thomisme et un ténor du « tiers parti réformateur » (tel qu’étudié par Étienne Fouilloux dans Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, compte rendu ASSR, 106-26), à partir du moment où Maritain est perçu comme un des théoriciens d’une action catholique ne visant pas la restauration d’une chrétienté, ce qui lui vaut des attaques de plus en plus fortes, notamment de la jésuite et romaine Civiltà cattolica en 1956. Lubac et Maritain se retrouvent ainsi dans une commune situation, d’où l’expression d’une forme de solidarité et d’accord. Les victimes possibles ou désignées de mes censeurs d’autrefois sont potentiellement mes amis, telle pourrait être l’idée... Plus importante est la lettre de 1961. Lubac y affirme sa satisfaction de se trouver d’accord avec Maritain sur une thèse essentielle de Surnaturel, soit la peccabilité de l’ange, que le dernier vient de soutenir dans un volume collectif (Le péché de l’ange) qu’il a fait expédier au premier. Ou plutôt, il faudrait comprendre que Lubac se réjouit en fait que Maritain se rallie aux positions que le premier avait défendues dans Surnaturel en 1946. Mais Lubac marque malgré tout les limites d’un possible rapprochement : « Maintenant, ces questions sont bien loin de moi. [...] il y a bien longtemps que je n’ai plus étudié la question, et maintenant toutes sortes d’autres petites besognes, accordées à mon âge et à mes forces, m’en détournent » (p. 54). À croire que les 24 ans de moins que Lubac affiche au compteur et son état de santé l’empêchent de traiter une question qu’il reprendra ultérieurement, qui a été fondamentale dans son itinéraire intellectuel et pour laquelle il a été violemment attaqué au sortir de la guerre... Bref, comme fin de non-recevoir, il paraît difficile de faire plus jésuite. La question revient d’ailleurs dans la lettre suivante, en 1963, lorsque Lubac se félicite de nouveau, après que Maritain lui a fait de nouveau parvenir un ouvrage, Dieu et la permission du mal, que le philosophe tienne la peccabilité de l’ange.

5 Si convergence il y a, elle demeure réellement limitée. À moins qu’il ne faille absolument se rallier à l’idée sous-tendue par R. Mougel et le p. Garrigues, que, dans l’équilibre général de la cosmologie thomiste et de l’anthropologie chrétienne, la possibilité du péché de l’esprit créé est un point fondamental. Certes, Lubac a passé toute une partie de Surnaturel à l’établir, mais la controverse s’est essentiellement développée sur d’autres points de l’ouvrage. Faudrait-il donc croire que l’essentiel peut se dire en peu de mots, et que les remarques dubitatives que l’on a émises plus haut ne sont pas pertinentes ? À défaut d’être certain, c’est au moins possible. Mais, malgré tout, cela laisse au moins de côté toute la question de la nature pure, qui fut au cœur des débats entre Lubac et ses détracteurs – et que Pie XII traita dans Humani generis, la peccabilité de l’ange n’ayant pas cet honneur.

6 En matière de rencontre, le dossier est donc maigre avant 1964. Les choses changent après Vatican II. Maritain et Lubac partagent les mêmes inquiétudes sur l’« esprit du

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concile », l’écrivent, se découvrent l’écrivant et finalement se l’écrivent. Cependant, il demeure entre eux des divergences, même si leur expression va aller en s’atténuant, et dans des formes qui se font plus délicates. Deux points entraînent des désaccords, l’un mineur, en 1969, l’autre majeur, en 1967. Le premier est la traduction de l’article du Credo « Et in unam sanctam catholicam et apostolicam Ecclesiam ». Lubac rejette la version française, « Je crois en l’Église », qui, pour lui, met la foi en Dieu et en l’Église sur le même plan et casse la structure trinitaire de la profession de foi. Maritain est moins critique, estimant que la « grammaire a une majesté très relative » (p. 69), même s’il comprend les inquiétudes théologiques exprimées par le jésuite. Le second point de désaccord concerne le P. Teilhard de Chardin. Maritain met en cause son influence dans la manifestation brutale d’une « apostasie immanente » dans le catholicisme, comme il l’affirme dans Le Paysan de la Garonne. Mais, sur Teilhard, Lubac demeure intraitable (il y aura sans doute un jour à s’interroger sur le teilhardisme de Lubac, et il serait opportun que ce ne fût ni un teilhardien, ni un lubacien, ni un antiteilhardien, qui s’attache à cette question). Cependant, Lubac met les formes dans la manifestation de son désaccord : rejet d’un teilhardisme frelaté, regret que Teilhard ne soit pas compris par le cardinal Charles Journet et Maritain, mais louanges au Paysan de la Garonne.

7 Bref, il n’est pas sûr que ces lettres soient, autant que les commentateurs l’écrivent volontiers dans cette édition, des pierres milliaires pour marquer la convergence entre Lubac et Maritain. L’accord sur la peccabilité de l’ange est acté en 1961-1963, mais aucune conséquence n’en est largement tirée. La défiance perdure, et un certain nombre de données parsemant le texte et les notes de l’introduction et des études le montrent : regard fort critique de Maritain sur l’équipe présidant à la fondation de Concilium en 1965, à laquelle appartient Lubac (note 3 p. 15-16) ; dévalorisation de Maritain par Lubac dans les Mémoires sur l’occasion de mes écrits (1976, 1981, publié en 1989) et l’annexe de l’édition des Lettres de monsieur Étienne Gilson au P. de Lubac (1986) (p. 15 et note 1 p. 111). Cependant, la deuxième époque de la correspondance montre au moins que, face à une situation imprévue, un brutal bouleversement intellectuel, Maritain et Lubac se retrouvent subitement sur une ligne commune. À ce titre, la finale de l’étude de F. Michel prend toute son importance, lorsqu’il pointe la recomposition en cours dans les années 1965-1970, recomposition qu’il faut observer finement pour ne pas durcir les positions ni les caricaturer en fonction de ce qui sera plus tard (p. 129).

8 Oui, il faut le poser fortement : les années 1965-1970 furent celles de la découverte réelle par deux des courants du tiers parti réformateur, le courant de la « nouvelle théologie » et les maritainiens en rupture avec le thomisme romain et éloigné du thomisme historicisé du Saulchoir, qu’ils avaient des points communs et qu’ils devaient se rapprocher s’ils voulaient que subsistât ce à quoi ils tenaient fondamentalement par- delà leurs désaccords théologiques et pastoraux. La manifestation brutale d’autres positions transforme le paysage théologique au point de faire passer pour de moindre importance les divergences antérieures, car, en fait, elles se situaient dans un univers théologique commun qui n’est plus partagé avec les autres manières de faire de la théologie. D’une certaine manière, le thomisme maritainien et la théologie lubacienne d’inspiration patristique et blondélienne sont bien deux paradigmes, confrontés donc à une logique d’incommunicabilité. Mais, avec les transformations intellectuelles, ils découvrent qu’ils partagent en fait un métaparadigme, mais que celui-ci ne peut communiquer (dans une mesure qu’il faudrait aussi peser) avec les paradigmes alternatifs qui se développent. Sur ces questions, des travaux ont déjà été menés en français, en particulier par Étienne Fouilloux, qui fut un précurseur pour poser les

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bases de la compréhension de la situation post-conciliaire, Michel Fourcarde, et, du point de vue du théologien engagé, Christoph Theobald, sans oublier Un nouvel âge de la théologie ? 1965-1980. Colloque de Montpellier, juin 2007, Paris, Karthala, coll. Signes des Temps, 2009 (recension par Sabine Rousseau, ASSR, 152). On ne peut que souhaiter que ces recherches se poursuivent.

9 De manière fort satisfaisante pour l’analyste, l’introduction du fr. Garrigues et l’étude de R. Mougel confirment bien que s’est réalisée la recomposition voyant la convergence entre maritainisme et lubacisme. Avec leur vocabulaire et leur cadre d’analyse, ils affirment qu’elle a eu lieu, prenant comme exemple canonique Fides et Ratio de Jean- Paul II, fruit notamment du travail conjoint du p. Georges Cottier, héritier du cardinal Journet, et d’héritiers de la « nouvelle théologie » (note 2 p. 41 – voir aussi la reprise par le cardinal Barbarin p. 11). Cependant, faut-il le dire ? La divergence paraît malgré tout perdurer, dans chacune des deux branches ayant participé à la recomposition. Toute l’étude du p. Garrigues vise à montrer que, in fine, Maritain a fini par trouver dans Thomas d’Aquin des éléments pour converger avec Lubac qui avait foncièrement raison sur la querelle du surnaturel. L’affirmation renouvelée de la page 36 est trop insistante pour ne pas manifester que le p. Garrigues tend à préférer théologiquement le jésuite au laïc : « Maritain va converger de plus en plus avec Lubac dans le souci de conduire l’homme moderne à la vérité en la lui faisant chercher librement. [...] Nous voudrions relever les étapes successives du chemin par lequel Maritain a convergé vers l’intuition maîtresse de Lubac sur le surnaturel. » Cependant, la finale de l’introduction est plus mesurée : c’est une convergence commune qui s’observe. Chez R. Mougel, la position est différente. Maritain y a un rôle plus fort : « [...] la philosophie thomiste de Jacques Maritain a apporté à la grande intuition théologique – et blondélienne aussi – du P. de Lubac dans son combat contre le système du parallélisme nature-surnature [...] un puissant renfort puisqu’elle pulvérisait, en métaphysique, ce système, sur le double sujet de la peccabilité naturelle de l’esprit créé et de la vie unitaire de la Fin ultime dans sa moralité. Leur concours laissait ainsi la place pour une grande théologie du surnaturel, trinitaire et christique, qui retrouverait chez saint Thomas ses principes [...], libérée des embarras faussement “métaphysiques” que des théologiens avaient conçus [...] » (p. 113-114). Ainsi, l’importance de l’accord paraît donc finalement limitée, et c’est peut-être avoir beaucoup écrit pour aboutir, in fine, à un résultat relativement réduit. Mais n’est-ce pas souvent, aussi, le propre de la vie intellectuelle ?

10 À moins qu’il ne faille ouvrir une autre piste d’interprétation de cette proclamation incessante d’une convergence. Car, sur tout ceci, ces tensions, recompositions, désaccords, retrouvailles partielles, convergences incomplètes, la préface propose de jeter désormais un regard de charité en argumentant à partir de l’existence de polarité dans la pensée (en utilisant Erich Przywara et son travail sur l’analogie). Le cardinal Barbarin est ici, indéniablement dans son rôle. Et il l’est peut-être encore plus qu’il ne pourrait le penser. Car il théorise, pour les théologiens au pouvoir dans les instances hiérarchiques du catholicisme contemporain, au moins ceux de la Curie et ceux qui s’inscrivent dans leur paradigme, la validité de la recomposition théologique qu’ils ont produite entre 1965 et 1975. Ces dix-sept lettres auraient donc une fonction sociale très nette, qu’on ne saurait occulter. Mais il est vrai que la mesure épiscopale et théologique est spécifique, et qu’elle n’est pas celle d’un recenseur. Celui-ci pourra alors au moins conclure, dans une dernière pirouette, qu’il n’est pas négligeable, d’un point de vue

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historique, qu’un prince de l’Église, après Vatican II, justifie, dans une mesure relative, la pluralité des paradigmes théologiques.

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Nathalie Luca, Y croire et en rêver. Réussir dans le marketing relationnel de multiniveaux Paris, L’Harmattan, coll. « Religions en questions », 2012, 224 p.

Nadia Garnoussi

RÉFÉRENCE

Nathalie Luca, Y croire et en rêver. Réussir dans le marketing relationnel de multiniveaux, Paris, L’Harmattan, coll. « Religions en questions », 2012, 224

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1 La « vente directe », qui repose sur la formation pyramidale de vendeurs de marchandises variées (« produits d’entretien », « esthétique », « bien-être », etc.) dont les fabricants ont choisi de passer par des circuits indépendants, est une pratique bien connue. Toutefois, ses origines, ses modalités d’organisation et ses valeurs le sont beaucoup moins. À l’appui d’une enquête ethnographique menée dans plusieurs pays du Nord et du Sud, Nathalie Luca nous propose une plongée dans l’univers de ce mode de vente, plus précisément du « marketing relationnel de multiniveaux ». Il apparaîtra immédiatement au lecteur l’originalité de l’objet traité par une anthropologue du fait religieux et spécialiste de la question des sectes. Or, l’auteur va démontrer l’intérêt de ce type de phénomène pour l’analyse du croire contemporain, le multiniveau étant appréhendé ici comme un système de croyances à part entière dont seront identifiées trois composantes essentielles : le « contexte de croyance nationale », le « corpus de croyances tolérées » et les « attitudes de croyances usuelles » (p. 93). Chacune de ces composantes est interrogée dans les différentes sociétés où le multiniveau s’est installé et développé de façon plus ou moins prospère. En outre, le multiniveau ne se présente pas simplement comme une organisation dont les caractéristiques actuelles justifient l’analyse en termes de croyances, dont Nathalie Luca souligne qu’elles sont nécessaires à l’effectivité d’une telle entreprise. En effet, le multiniveau a émergé dans les années 1960 aux États-Unis dans le giron de la religion, au sein du mouvement pentecôtiste, se plaçant dans la droite ligne de la « théologie de la prospérité » circulant dans le protestantisme évangélique. Car c’est sans doute l’un des aspects les plus intéressants du multiniveau : tout en reposant sur un idéal de réussite et d’enrichissement accessible à tout individu s’engageant à être un distributeur engagé et volontaire, le multiniveau se veut une alternative éthique à l’économie capitaliste visant le seul profit. Cet ancrage dans le champ religieux est précisément explicité dans la première partie avec une attention particulière prêtée au statut du « capital social » dont l’auteur rappelle que Bourdieu n’y voyait que le corollaire du capital culturel et du capital économique. Or, dans le cas du multiniveau, le capital social apparaît au contraire être le plus déterminant dans la mesure où celui-ci n’est pas « hérité », mais qu’il repose entièrement sur les résultats de l’effort individuel et plus globalement sur la personnalité même de chaque acteur. Ne requérant aucun diplôme spécifique, le multiniveau se distingue donc par l’hétérogénéité des profils sociaux des individus. Et s’il a tout d’abord puisé parmi les classes laissées de côté par l’économie de marché, il s’est dans plusieurs pays étendu aux classes moyennes et supérieures, les activités généralement considérées comme du « sous-emploi » (tout particulièrement en France) se banalisant, devenant dès lors plus acceptables.

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2 La place du capital social viendra éclairer l’organisation et le fonctionnement des réseaux, mais aussi leur socle éthique. L’auteur dégage ainsi trois principaux types de réseaux, dont celui par « affinités », résumant bien la vision du monde et des relations humaines portée par le multiniveau. Car c’est bien une manière de croire et de faire société que ce dernier défend. Or cette vision s’avère finalement très en conformité avec la culture individualiste de la performance où la recherche de mieux-être prend une place privilégiée. C’est ainsi qu’est mis en évidence l’autre véhicule, avec le pentecôtisme, du multiniveau : celui, plus diffus et débordant largement les frontières du champ religieux, des réseaux de santé et de bien-être, que l’auteur identifie à la mouvance New Age. Nous noterons ici que ce terme souffre d’une certaine imprécision, servant souvent et commodément à nommer une diversité de bricolages psychospirituels partageant certes un noyau dur de conceptions communes, mais qui toutefois sont plus typiques d’une tendance générale à l’individualisation de la spiritualité que d’une culture croyante spécifique. D’ailleurs Nathalie Luca souligne à l’appui de travaux sur l’entreprise de professionnalisation d’activités comme la naturopathie que la référence au « bien-être » est première dans le discours des acteurs. Quoi qu’il en soit, le multiniveau, en ayant largement investi le marché des biens de santé et de bien-être, est interconnecté avec ces réseaux qui valorisent une philosophie holiste voulue alternative au modèle dualiste de la médecine occidentale classique.

3 La seconde partie porte sur les réseaux internationaux, nous amenant à découvrir les stratégies de construction et de diffusion du multiniveau dans les différents pays du Nord et du Sud retenus par l’enquête. Cette partie est donc fort éclairante quant au statut et à l’état de la religion dans ces sociétés, au style de croire qui y prévaut, et aux négociations particulières entre les réseaux en place et le multiniveau. En Corée du Sud, les réseaux de distributeurs se sont « superposés » aux réseaux pentecôtistes « en incarnant le bras par lequel Dieu tendait la richesse aux fidèles » (p. 87), jusqu’à ce que la crise décrédibilise, à la fin des années 1990, la théologie de la prospérité. En Haïti, l’implantation du multiniveau obéit à une tout autre logique, concurrentielle, de substititution au religieux, car cette théologie y est justement fortement contestée, les « Haïtiens [voyant], dans la pauvreté et les souffrances endurées par leur pays, le signe même de son élection » (p. 88). En France, le lien du multiniveau avec le religieux aura été un obstacle plus qu’un atout, d’autant qu’il a pu être identifié à un mouvement de type sectaire. Il est dès lors très intéressant d’apprendre qu’il s’est, tout à fait stratégiquement, approprié une « mythologie sportive » dont l’auteur explicite le « style d’action », fondé sur les valeurs d’optimisme, de persévérance, d’esprit d’équipe, à l’appui des travaux d’A. Ehrenberg.

4 La troisième partie exploite l’enquête ethnographique menée au sein d’un dispositif majeur du multiniveau : les congrès « lieu par excellence où s’inscrit l’[...]identité » (p. 137) des distributeurs venus valoriser leurs produits et où le témoignage des « leaders », les « têtes de réseaux », est décisif. Plusieurs études de cas nous sont présentées, dans des pays européens, dont la France, qui nous plongent dans l’ambiance de ces manifestations d’ampleur, où la mise en scène des émotions participe de la consolidation de l’utopie du multiniveau. À ce sujet, N. Luca exploite la notion d’« hétérotopie » empruntée à M. Foucault, pour désigner « un lieu dans lequel une utopie prend corps, se réalise » (p. 176). Les relations humaines prônées par le multiniveau sont également saisies au prisme de la théorie de l’identité de J. C.

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Kaufmann, qui voit derrière la concrétisation d’une identité « rêvée » une « énergie émotionnelle » à l’œuvre. Le multiniveau en serait une illustration forte puisqu’il met au premier plan et comme condition de toute réussite les valeurs de confiance et d’estime de soi. Cela nous conduit à remarquer que les analyses de N. Luca évoquent la prégnance d’une culture de développement personnel qui s’est considérablement étendue, et dont on sait qu’elle a été très utilisée dans le champ des ressources humaines. Ainsi, même si le multiniveau se définit du côté des propositions sociales « alternatives », il renvoie à une tendance très large traversant la modernité avancée, que résume le paradoxe entre recherche de profit et recherche de « sens ». Ce constat vient souligner tout l’intérêt que les sciences sociales du fait religieux ont à se saisir d’objets d’études au croisement de plusieurs sphères d’activité. L’ouvrage, particulièrement clair, de Nathalie Luca, contribue très directement à cette ouverture sur des croyances et des pratiques dont la capacité d’adaptation à la demande détermine leur position sur le marché des biens économiques et symboliques.

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Philippe Mabiala, Le Congo- Brazzaville et son Église : le défi de la démission Préface de Dominique Ngoïe-Ngalla Paris, L’Harmattan, coll. « Églises d’Afrique », 2012, 203 p.

Isabelle Jonveaux

RÉFÉRENCE

Philippe Mabiala, Le Congo-Brazzaville et son Église : le défi de la démission, Préface de Dominique Ngoïe-Ngalla, Paris, L’Harmattan, coll. « Églises d’Afrique », 2012, 203 p.

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1 C’est un regard lucide, incisif et sans pitié – mais non sans compassion – que Philippe Mabiala, prêtre et sociologue de son état, nous livre sur la situation de l’Église de son pays, le Congo-Brazzaville. L’intérêt de cette fine analyse est de poser les difficultés de l’Église congolaise au regard de la société dans laquelle elle se trouve et de montrer que l’ensemble des institutions, que sont la politique, la famille, le travail, l’éducation ou encore l’Église, forme un système interdépendant dont les difficultés se répercutent sur cette dernière.

2 Le titre peut à première vue surprendre ou intriguer. De quelle démission s’agit- il ? Prône-t-il une démission de l’Église au Congo-Brazzaville devant l’ampleur de la tâche à réaliser ? Certes non, ce défi auquel il engage est d’une autre nature : celui de savoir se retirer d’une position de responsabilité lorsque l’on se reconnaît incapable de la mener à bien ou que l’on a dépassé la période décente d’occupation d’un poste. La démission est en effet « soit l’acte par lequel quelqu’un est démis d’une fonction, d’un emploi ; soit l’attitude d’une personne qui, de son plein gré, renonce à un poste ou à une fonction » (p. 15). La seconde serait une vertu tandis que la première serait un défaut. Le Congo-Brazzaville selon l’auteur est en proie à une inclinaison dangereuse du côté du premier type de démission : démission des parents vis-à-vis de l’éducation de leurs enfants, des prêtres ou évêques vis-à-vis des défis de leur Église ou des politiques vis-à-vis de leur peuple. Mais de l’autre, la vertu de se retirer lorsqu’il en est temps ferait cruellement défaut à nombre de personnes occupant des fonctions importantes, que ce soit dans l’Église ou en politique.

3 Bien que présenté par Dominique Ngoïe-Ngalla, préfacier, comme un ouvrage sociologique, le but de l’auteur n’est pas seulement d’observer la situation et d’en comprendre ou expliquer les mécanismes, mais bien d’entrer dans une démarche active pour « passer de l’indécision à la résolution, de la résignation à l’espérance » (p. 15). Il s’agit bien d’un livre engagé de la part d’un prêtre indigné de la situation de l’Église et de son pays en général. Divisé en trois parties que sont tout d’abord « Voir le Congo et son Église », puis « Juger » et enfin « Agir », ce livre propose en effet une analyse pertinente de tous les atouts et obstacles de ce pays ainsi que des clefs d’action pour tenter de construire un nouvel avenir autour de la « culture de la démission ».

4 Selon Ph. Mabiala, le problème essentiel auquel est confronté le Congo n’est ni économique, ni social, ni politique, mais culturel, c’est-à-dire siégeant dans les mentalités, ce qui en réalité recoupe un peu tout à la fois. Parmi les points à améliorer, l’auteur en souligne notamment cinq : les cicatrices laissées par la guerre ethnique, les inégalités dans l’emploi des langues locales, le manque d’échange Nord-Sud, l’attrait de la carrière pour « se faire un nom et amasser de l’argent » (p. 47) et enfin l’absence de

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culture de la démission. Il rappelle en effet tout d’abord que le Congo-Brazzaville vit encore sous l’emprise de la psychose de guerre laissée par les conflits internes de 1993, 1997 et 1999. La plaie est encore loin d’être cicatrisée, ce qui ne permet pas des relations véritablement pacifiées entre le Nord et le Sud du pays. Pour y remédier, l’auteur prône donc la diversité notamment dans l’emploi des langues locales, mais aussi en favorisant les échanges entre le Nord et le Sud, par exemple dans les séminaires ou l’affectation des prêtres. Le recrutement des prêtres, puis leur affectation, pâtissent des mêmes difficultés que l’on peut observer dans d’autres secteurs. Si les séminaires n’ont a priori pas de problème pour attirer des jeunes, ceux-ci ne viennent cependant pas toujours « pour les bonnes raisons » (p. 47). Il est en effet connu que dans les pays pauvres, la prêtrise ou les ordres attirent par la situation souvent meilleure et stable qu’ils peuvent offrir. Ainsi dit-on qu’au Congo, il n’y aurait « plus que deux métiers : l’armée et la prêtrise » (p. 43). Le risque encouru et qui recoupe la question centrale de la démission est de se retrouver, alors, avec les personnes qui ne seront pas compétentes pour la mission qui leur sera donnée.

5 De la même manière que dans la fonction publique au sein de laquelle celui qui n’a pas déjà des « relations » a peu de chance d’obtenir un poste élevé, l’affectation des prêtres sera sensiblement différente pour les « fils à papa » ou les jeunes issus des milieux moins favorisés (p. 43), sans oublier le facteur ethnique qui jouera souvent un rôle important. L’auteur dénonce alors le pouvoir des évêques qui est presque « de vie et de mort sur leurs prêtres et les fidèles laïcs » (p. 60) et qui serait surtout déplacé par rapport au sens de leur fonction. Les luttes de pouvoir prennent aussi souvent le pas sur les questions religieuses. Les zones d’ombres sont ainsi nombreuses dans l’Église congolaise : « 1) soif de pouvoir pour se servir au lieu de servir ; 2) des affectations décidées sans discernement ; 3) la paroisse devenue une source de revenus ; 4) la prêtrise, tremplin vers un statut social ; 5) la longévité anormale dans les responsabilités ; 6) le déficit de la culture de la démission ; 7) la peur du changement ; 8) l’ambiguïté dans le rapport avec le politique. » (p. 57). Nous renvoyons pour l’approfondissement de chaque point à la lecture du livre qui expose de manière puissante les enjeux et petites luttes internes qui viennent brouiller la carte religieuse.

6 Mais, parallèlement, la situation religieuse du Congo présente des aspects positifs comme notamment ce que l’auteur désigne par une « recherche fiévreuse de Dieu » (p. 75) qui se traduit notamment par une pratique parfois assidue, notamment dans la fréquentation élevée de la messe quotidienne, mais aussi l’enthousiasme dans la liturgie et les différentes actions d’Église. Contrairement donc à l’Europe, les chiffres, que ce soit dans la pratique des fidèles ou le recrutement des prêtres ou religieux, ne sont pas un problème de l’Afrique. Finalement, Philippe Mabiala s’interroge sur le type de figure que doit incarner le prêtre au Congo et sur le rôle qu’il doit plus spécifiquement occuper. « Sera-t-il facilitateur, animateur, solidaire de l’Église-famille de Dieu ou bien sera-t-il homme d’autorité, incarnation pure et simple de la figure d’un pater familias traditionnel ? » (p. 117). Ce livre interroge en effet, par ce que l’on pourrait aussi appeler une sociologie de l’intérieur, les fonctions des clercs – prêtres et évêques – dans la société congolaise, dans un contexte spécifique qui n’a rien à voir avec le contexte européen et qui peut donc renouveler les approches sociologiques de la fonction de prêtre effectuées par Albert Piette ou Céline Béraud.

7 Ce livre présente donc une analyse riche en informations et fine en compréhension de la situation de l’Église – encastrée dans le politique et le social – au Congo qui sera d’un

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apport précieux pour les sociologues s’intéressant aux Églises africaines. Et il est en effet important de s’y intéresser pour élargir les problématiques de la sociologie du catholicisme aux autres continents que l’Europe prise souvent comme réalité absolue et universelle. L’Église d’Afrique présente en effet d’autres types de problématiques souvent liées à la jeunesse de cette Église alors que la sociologie européenne s’attarde au contraire plutôt sur les questions liées au vieillissement de la sienne.

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Philippe Martin, Le théâtre divin. Une histoire de la messe du XVIe au XXe siècle édition de poche Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2010, 383 p.

Claude Langlois

RÉFÉRENCE

Philippe Martin, Le théâtre divin. Une histoire de la messe du XVIe au XXe siècle, édition de poche, Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2010, 383 p.

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1 « Il est surprenant qu’une religion profondément historique, comme l’est le catholicisme, ait parfois du mal à penser l’historicité » (Introduction, p. VI). Et d’abord sa propre historicité. Occasion de ce jugement judicieux : la perception de la messe au Concile de Vatican II comme une réalité immuable. Cette remarque incidente explique une surprenante absence d’histoire à mettre au compte de l’incuriosité ou plus exactement sa longue localisation dans ses origines comme en témoigne la somme classique de J. A. Jungmann, Missarum sollemnia. Explication génétique du missel romain (Aubier 1951-1954, pour la traduction française). Il faut dire aussi que Vatican II a fourni le terme commode à une histoire de ce qui n’est plus. P. Martin n’entend pas dirimer une querelle toujours actuelle, mais user de ses compétences pour écrire une histoire infaisable, en prenant la messe comme objet singulier.

2 Cette synthèse est d’abord, il faut le souligner, une œuvre de maturité. Un simple compte rendu ne peut être l’occasion de rappeler toute la production scientifique qui l’a précédée, mais il n’est pas interdit de l’évoquer quand elle éclaire une synthèse accessible maintenant en édition de poche. Philippe Martin présente comme historien deux caractéristiques singulières. La première est son enracinement lorrain, même s’il est professeur maintenant à Lyon. Son admirable connaissance du terrain a trouvé son aboutissement dans la direction d’une publication collective, l’Atlas de la vie religieuse en Lorraine à l’époque moderne (sous la direction de Fabienne Henryot, Laurent Jalabert et Philippe Martin, Metz, éd. Serpentine, 2011, 320 p.), qui montre la fécondité de recherches menées souvent sur plusieurs générations. La seconde caractéristique renvoie à ses terrains successifs, qui eux-mêmes rendent compte de la dualité foncière du catholicisme, jouant des registres, distincts jusqu’à l’écartèlement, et du faire et du dire. Anthropologie religieuse, notamment à partir des pèlerinages, mais aussi enquêtes fructueuses sur l’abondante production du livre catholique. Et à la jointure quasiment, de l’un et de l’autre, cette toute récente enquête sur les Ephemera catholiques, dont les ASSR ont rendu compte, ensemble improbable d’un éphémère constitué de ces feuilles volantes que les bibliothèques ne conservent que rarement mais dont l’historien fait son miel pour mieux restituer l’événement qui les suscite.

3 Cette dualité d’approche de l’auteur est essentielle pour comprendre la manière d’aborder la messe, comment passer, pour le dire autrement, du « livre de messe » au « théâtre divin » selon le titre hardi d’un ouvrage qui se déploie en quatre parties, correspondant elle-même à deux registres : le premier prolonge le titre (le scénario, la scène), l’autre suggère une approche plus classique (la société et la messe, la communauté et la messe). Mais la notion première de spectacle demeure fortement présente, comme le

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montre l’attention à toute sollicitation des sens, voir, entendre, sentir (odeur évidemment d’encens), toucher.

4 Comme on l’entrevoit, cette approche quasi structurale paraît bannir l’histoire comme vecteur du changement, bien que le déploiement dans le temps soit présent à l’intérieur de chaque chapitre. L’auteur en effet embrasse résolument trois siècles d’un seul tenant, d’un XVIe résolument postconciliaire (le Concile de Trente) à un XXe préconciliaire (Vatican II). La messe, si l’on veut, d’un Concile l’autre. Histoire immobile de nouveau revisitée ? Temps restitué plutôt d’une longue altérité, minutieux déchiffrage d’un ailleurs qui est aussi un autrement. En décrivant par le menu un catholicisme centré sur « le sacrifice de la messe », il parvient dans le même temps à nous faire voir un comportement idealtypique, quintessence de l’agir catholique, diffractée de mille façons par les modulations sociétales, l’exhibition des autorités, les manières encore de se saisir du quotidien. Ce livre s’appuie sur une information très variée tout en proposant une lecture aisée où les références sont toujours illustratives. D’où la stimulation qu’il offre à son lecteur de poursuivre l’enquête à son propre compte. Ainsi les pages éclairantes du chapitre 4 concernant les lieux qui conviennent à la messe, introduisent de manière fort concrète au rapport entre normativité (la messe dans une église) et contingence. En identifiant les possibilités de dire la messe en extérieur, en pays de mission, dans les voyages au long cours, à l’armée, durant les grands rassemblements de foules, il pousse un meilleur connaisseur des siècles récents à mettre en perspective, à partir des années 1850, couronnements marials, congrès eucharistiques, rassemblements de l’Action catholique, Journées mondiales de la jeunesse. Mais alors comment faire coïncider ce temps long de la messe avec la probabilité d’une modernité, inaugurée autour de 1850, dans laquelle ladite messe deviendrait le moyen privilégié de rassemblement de foules mobilisables au gré des progrès techniques ? Sauf à comprendre que la messe comme spectacle catholique total demeure à l’écart des changements, notamment liturgiques, intervenus dans son histoire.

5 Ce livre ample et aventuré – non aventureux – permet de s’interroger plus au fond sur les pratiques historiennes. Comment aussi marier approche anthropologique et connaissance théologique ? En effet, si la messe est le lieu par excellence du sacrifice, comment peut s’entendre l’unicité du salut en Jésus-Christ avec la prolifération de sa réitération symbolique ? Plus encore, c’est au cœur de la messe que s’opère la transsubstantiation (le changement du pain et du vin en corps et sang du Christ). Mais la symbolique de la communion comme partage s’y atrophie à cause de la maigre participation eucharistique des fidèles, occasionnée par le lien grandissant fait entre comportement moral (confession) et accès à l’eucharistie (communion). La théâtralisation de la messe, comme pour l’opéra baroque, ne signe-t-elle pas le long retrait des fidèles assignés au rang de spectateurs ? Et ne suscite-t-elle pas un autre rapport d’immobilité et d’attention toutes matérielles au divin ? La consécration en effet a produit le concept de présence réelle, la présence réelle a fait surgir des figurations propres, le salut du saint sacrement, les Quarante heures, l’adoration perpétuelle... La messe elle-même n’est-elle pas devenue matrice de cérémonies qui s’y substituent en la prolongeant, tout en demeurant cette fois à l’intérieur du cadre post- tridentin ?

6 On le voit bien, on bute sans cesse sur la difficulté, dans une telle approche globale, de prendre aussi en compte l’innovation, qu’elle se manifeste dans le dialogue discret des

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clercs avec la congrégation des rites pour identifier le permis et l’interdit dans les nouveaux « objets » du culte (le vin chaptalisé, le coton, l’électricité, la sonorisation) comme Michel Lagrée l’avait magistralement exploré dans sa Bénédiction de Prométhée, ou qu’elle se manifeste sur la place publique avec la querelle sur l’introduction de la liturgie romaine en France à partir de Dom Guéranger, moment que Vincent Petit a retravaillé avec bonheur dans la petite patrie bisontine comme dans l’espace français. Mais aussi quelle place faire au hold-up bénédictin sur l’innovation liturgique avec l’introduction du grégorien et plus encore la diffusion des nouveaux livres de messes (le fameux Dom Lefebvre) à l’usage des fidèles ? Or comme Maria Paiano l’avait justement montré (Liturgia et società nel novecento, Rome, 2000), le mouvement liturgique du début du XXe siècle a été l’occasion d’affrontement de stratégies pastorales, notamment entre jésuites et bénédictins, à forte connotation idéologique.

7 Ces interrogations montrent sans aucun doute qu’une synthèse comme celle de Philippe Martin, qui offre l’incomparable avantage d’avoir identifié un objet central dans toutes ses facettes, ne peut toutefois pas enclore l’histoire sur un objet, aussi ample soit-il, tel qu’il a été identifié plutôt à son point de départ qu’à son terme. À chacun donc de retailler, à son goût et à sa manière, mais en partant d’un ouvrage qui fera longtemps référence. Et encore fort utile pour comprendre ce schisme qui s’est nourri de la volonté de changer la liturgie dite de Saint Pie V.

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Michel Maslowski (Dir.), Religion et identité en Europe centrale Paris, Belin, coll. « Europes Centrales », 2012, 346 p.

Michael Löwy

RÉFÉRENCE

Michel Maslowski (Dir.), Religion et identité en Europe centrale, Paris, Belin, coll. « Europes Centrales », 2012, 346 p.

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1 Ce recueil de travaux très divers tente de cerner les rapports entre religion et nation, pas tellement au niveau de l’État nation que dans celui de la « nation culturelle », concept qui trouve son origine chez Herder et le romantisme allemand, et que Michel Maslowski reprend à son compte. La plupart des travaux sont classés par pays : le rôle du catholicisme et du protestantisme en Pologne (Michel Maslowski, Jadwiga Wala- Menou, Kinga Siatkowska-Callebat), Hongrie (Ignac Romsics, Ildiko Szabo), les pays Tchèques (Daniel S. Larangé, Petr Kolar, Marie-Élisabeth Ducreux, Xavier Galmiche, Antoine Marès), la Slovaquie (Josanna Goszczynska), l’Ukraine (Teresa Chynczewska-Hennel) ; avec une section à part pour les Juifs.

2 On est frappé par le peu de place pour des études comparatives, sauf une brève esquisse sur la Pologne et la Bohème (Jerzy Kloczowski) et une étude plus fournie de Patrick Michel, qui sert, en quelque sorte, de cadre général pour l’ensemble. On peut aussi s’interroger sur la pertinence du concept d’Europe centrale, qui désignait, au début du XXe siècle, la Mitteleuropa germanique, mais semble, après 1989, substituer le terme, devenu désuet, « Pays de l’Est », sans qu’on puisse discerner une quelconque unité linguistique, culturelle ou historique entre ces pays.

3 Patrick Michel constate tout d’abord la grande diversité du rôle des Églises à l’époque du communisme officiel : opposition en Pologne, compromis avec le régime en Hongrie, etc. Mais quel qu’ait été ce rôle, toutes les Églises sont confrontées, après la sortie du communisme, avec la question du pluralisme, non seulement religieux mais aussi moral, politique et culturel. Une fois terminée la fiction unanimiste de l’unité de toute la nation, derrière l’Église, dans la résistance au régime en place, la pluralisation de l’espace public est inévitable. La tentation est grande, notamment en Pologne, d’imposer par en haut les « valeurs chrétiennes », sous des formes plus ou moins tolérantes, ou au contraire, comme dans le cas de Radio Maryja, par la disqualification des Juifs, des ex-communistes et autres francs-maçons.

4 L’identification entre la nation et la religion, dans le cas de la Pologne, remonte, comme l’observe Michel Maslowski, au XIXe siècle quand se forme, autour d’écrivains comme Adam Mickiewicz, éxilé à Paris, le « paradigme romantique du croire ». Après la défaite du soulèvement de novembre 1830 – condamné par le pape Grégoire XVI, qui soutient le Tsar russe – le nouveau paradigme identitaire va se cristalliser dans l’exil. Mickiewicz, son principal inspirateur, va proposer un prométhéisme chrétien, une renaissance morale et spirituelle universaliste, hors de l’Église institutionnelle. Quel est l’héritage de ce paradigme romantique, national et religieux à la fois ? Selon Maslowski, il peut prendre des formes nationalistes et antisémites dangereuses, instrumentalisant

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la religion à des fins politiques, comme dans Radio Maryja, ou alors des formes plus sociales, comme dans les écrits de Jean-Paul II. On peut s’interroger cependant si le Pape Woytila, la personnification même de l’Église comme institution, peut être effectivement l’héritier du paradigme romantique du croire de Mickiewicz, qui se situe clairement hors de l’institution...

5 Quelques mots sur les deux derniers essais, dédiés aux Juifs de l’« Europe centrale » – en fait, comme on verra, de l’Europe de l’Est, de la Pologne à la Russie. Dans un passionnant essai sur « religion et identité dans la culture yiddish socialiste (1890-1930) », Delphine Bechtel montre la prédominance, dans cette partie de l’Europe, d’options culturelles « nationalitaires », autour de la langue yiddish et du socialisme, en contraste avec la confessionalisation du judaïsme en France et Allemagne. C’est le cas, bien entendu, du Bund, le grand parti ouvrier juif fondé dans l’Empire russe en 1897, partisan de valeurs laïques, qui préfère célébrer le Premier Mai plutôt que les fêtes juives. De même, les Sionistes Socialistes (Jacob-Wolf Latski-Bertoldi) qui s’opposent au « rabbinisme » et célèbrent la tradition juive d’athéisme (apikorses) ou d’hérésie (Spinoza) ; tout au plus certains non-croyants comme Moyshe Zilberfarb, fondateur du parti juif territorialiste SERP, admettent que la kehilah, la traditionnelle communauté juive religieuse, puisse, une fois sécularisée, devenir une forme laïque d’auto- administration juive. Les exceptions, c’est-à-dire les penseurs qui ont un rapport profond à la religion, sont rares : Khaym Zhitlovski, yiddishiste et adhérant du parti « populiste » russe SR, propose une « renaissance nationale-poétique de la religion juive » et définit le Shabbat comme une « fête sociale sacrée », « la première manifestation de l’idéal socialiste moderne » ; Isaac Nakhman Steinberg, lui aussi partisan des SR, combine adhésion stricte aux lois religieuses juives avec soutien à la Révolution d’Octobre. Il sera Commissaire du Peuple à la Justice pendant l’éphémère gouvernement de coalition entre les bolchéviques et les SR de gauche (décembre 1917- mars 1918), et profitera de ce bref séjour au pouvoir pour abolir la peine de mort et libérer des centaines de prisonniers politiques...

6 Le dernier texte du recueil est consacré à l’écrivain juif polonais Bruno Schultz, assassiné par les nazis en 1942. Comme le montre très bien Malgorzata Smorag- Goldberg, la prose poétique, « réaliste magique », de Schultz fusionne le messianisme romantique de Mickiewicz avec celui de la tradition juive, dans un « bricolage » ironique et irrévérencieux avec les débris de textes sacrés juifs, où la place du Messie est occupée par l’Artiste moderne.

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Catherine Maurer, La ville charitable. Les œuvres sociales catholiques en France et en Allemagne au XIXe siècle Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire religieuse de la France », 2012, 416 p.

Katrin Langewiesche

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Catherine Maurer, La ville charitable. Les œuvres sociales catholiques en France et en Allemagne au XIXe siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire religieuse de la France », 2012, 416 p.

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1 « En ce temps où il est de bon ton d’être “compassionnel” mais non “charitable”, il ne nous a pas paru inutile de revenir sur cette tradition et sur ces œuvres que le XIXe siècle ne craignait pas de nommer “de charité” ». C’est ainsi que Catherine Maurer place, dès l’introduction, son étude historique sur les œuvres sociales catholiques en France et en Allemagne au XIXe siècle au centre des débats actuels sur la (ré-)émergence d’acteurs religieux dans l’espace public. Au cours de quatre chapitres, elle décrit et analyse l’apparition d’un secteur privé, essentiellement confessionnel, face à l’affirmation de l’intervention publique, des catégories qui commencent à se définir dans le dernier tiers du XIXe siècle autant en Allemagne qu’en France. Dans ces deux pays, comme ailleurs en Europe ou hors du continent, la ville était un lieu d’élection des pratiques caritatives spontanées et organisées, ce qui explique tout l’intérêt de focaliser l’analyse sur les articulations entre le phénomène urbain et le facteur confessionnel, notamment catholique.

2 L’auteur appuie ses analyses sur une démarche comparative, particulièrement bien documentée et explicitée au cours du premier chapitre. Sur la base des enquêtes publiées entre 1880 et 1906 elle compare huit villes françaises (Angers, Elbeuf, Lyon, Nancy, Neuilly, Orléans, Rouen, Saint-Étienne), sept villes allemandes (Berlin, Bochum, Breslau, Köln, Frankfurt, Königsberg, Würzburg) et une ville « franco-allemande » : Strasbourg. Peu exploitées jusqu’à présent par les historiens, les enquêtes témoignent de l’intérêt des élites catholiques de la fin du XIXe siècle pour une approche systématique et non hagiographique des œuvres charitables et sociales. Catherine Maurer les analyse avec toute la prudence nécessaire en rappelant que ces enquêtes avaient avant tout une valeur de persuasion permettant de soutenir les fidèles et pour les plus démunis, de les convaincre de leur utilité ou encore une valeur de combat contre les séductions de la doctrine socialiste et la politique laïque des républicains. L’exploitation quantitative de ces sources permet à l’auteur de proposer, malgré des informations lacunaires, une estimation globale des œuvres sanitaires et sociales catholiques, une évaluation du nombre de congrégations intervenant dans les villes en question, ainsi qu’une chronologie des fondations. La description quantitative des œuvres caritatives souligne les différences de comportement des catholiques selon les villes et soulève le fait qu’une communauté catholique importante ne correspond pas forcément à un grand nombre d’œuvres de charité dans la même localité. L’étude chronologique confirme que « l’œuvre de charité » est bien un produit du XIXe siècle. Le nombre d’œuvres ayant survécu à la Révolution française est faible. En France, les créations s’échelonnent sur une période allant de 1811 aux années 1890 tandis qu’en

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Allemagne elles connaissent une première intensification dans les années 1850, puis une seconde à partir du début des années 1880 jusqu’en 1895. Ces évolutions sont sans doute en lien avec les histoires d’urbanisation et d’industrialisation des deux pays. Les conséquences de l’industrialisation sont plus tardives en Allemagne qu’en France : sensibles surtout à partir des années 1840, elles s’accompagnent d’une urbanisation galopante.

3 Après cette approche générale du phénomène, Catherine Maurer décrit au cours des deuxième et troisième chapitres des histoires particulières de certaines œuvres, leurs fondateurs, leurs itinéraires de formation et leur travail spécifique. Ces chapitres nous livrent des informations concernant l’histoire religieuse des villes concernées, mais aussi des renseignements précieux de portée plus générale sur l’histoire des élites et des réseaux catholiques français et allemands, sur les évolutions de l’action sanitaire et sociale et sur l’histoire de l’éducation et des genres. La démarche comparative adoptée par l’auteur permet de mettre en évidence les circulations de modèles entre l’Allemagne et la France et le caractère international du catholicisme.

4 La formation des œuvres caritatives est étroitement liée à l’émergence des congrégations à supérieure générale qui, à la différence des anciennes communautés monastiques, possèdent une organisation réticulaire. Les réseaux qui se constituent entre les maisons-mères et les communautés périphériques sont sans doute l’une des clés de succès congréganiste au XIXe siècle. Catherine Maurer présente dans ce livre la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon-Pasteur d’Angers et la Société de Saint- Vincent-de-Paul et leurs réseaux nationaux et internationaux ainsi que des congrégations de rayonnement uniquement allemand ou français. L’historienne consacre quelques pages à la question, peu étudiée, de l’économie et du financement des œuvres. Plusieurs techniques de collecte de fonds, en dehors des dons et des legs privés, sont utilisées, entre autres les lancements de souscriptions, les fondations de lits dans des orphelinats ou hôpitaux, des créations d’associations spécifiques, les ventes de charité et quelques subventions publiques. Cependant l’émergence des nouvelles œuvres caritatives n’est pas seulement liée à l’existence de réseaux catholiques, mais aussi à la demande des municipalités et de l’État. À côté de ces incitations, c’est « l’émulation confessionnelle » qui joue un rôle de catalyseur pour la création de nouvelles œuvres catholiques. Cette notion a été choisie par Catherine Maurer pour décrire d’une manière neutre une concurrence naissante entre les deux confessions chrétiennes et un prosélytisme actif par les œuvres de la part des catholiques et des protestants. Elle décrit ces rivalités autant en France qu’en Allemagne où elles prennent cependant plus d’ampleur.

5 La nature des œuvres caritatives catholiques est extrêmement variée. Néanmoins, elles peuvent être regroupées selon trois principaux champs d’intervention : l’aide à l’enfance, l’aide à la jeunesse, en particulier aux jeunes filles, et le soin aux malades. L’attention à la petite enfance est en phase avec un souci spirituel ancien de préserver des innocents afin qu’ils puissent recevoir le baptême le plus tôt possible en cas de décès prématuré ou devenir des bons chrétiens à l’âge adulte. Cette préoccupation connaît des évolutions nouvelles dans le contexte de l’industrialisation. « Pour certains catholiques, la création de crèches, écrit Catherine Maurer, est révélatrice d’une attitude pragmatique face à une évolution sociale qu’ils n’approuvent pas nécessairement [...] : le développement du travail des mères en dehors de leur domicile. » Les catholiques de part et d’autre du Rhin n’ont pas les mêmes pratiques et

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idées, comme l’indique la réticence des catholiques allemands à créer des institutions dédiées à la petite enfance.

6 La jeunesse, en particulier la jeunesse féminine, est prise en charge par des institutions catholiques diverses de « préservation », de « protection », de « redressement », mais aussi de divertissement et de formation professionnelle. Cette focalisation sur la jeune fille a contribué, argumente Catherine Maurer, à la constitution de l’adolescence comme notion et réalité désignant un âge intermédiaire entre l’enfance et la jeunesse de l’adulte. Tandis que la littérature scientifique a soulevé la dimension moralisatrice de ces institutions, leur rôle dans une segmentation plus fine des âges de la vie et dans la construction de la spécificité de l’adolescence féminine a été négligé. Les initiatives catholiques envers les jeunes filles s’adressent à la fin du siècle au nombre de plus en plus important de jeunes migrantes qui partent travailler loin de chez elles, souvent comme domestiques. Ces œuvres sont destinées à la fois à accueillir les migrantes de façon convenable et à édifier spirituellement les acteurs et les destinataires.

7 Le troisième champ d’intervention des catholiques est celui des soins aux malades organisés autour des hôpitaux généraux (publics et privés), des établissements spécialisés et des œuvres de gardes-malades. En France, le modèle dominant est celui de l’hôpital municipal ou public desservi par une congrégation. En Allemagne, toutes les villes étudiées disposent d’un ou de plusieurs hôpitaux confessionnels catholiques. L’auteur interprète ces divergences entre les deux pays au niveau des liens entre communautés religieuses et hôpitaux municipaux par une industrialisation et urbanisation plus galopante en Allemagne qu’en France. Les initiatives privées sont alors bienvenues pour combler les lacunes du secteur public face à la demande de santé exponentielle, notamment au sein de la population pauvre. Les différences s’expliquent aussi par des dispositions légales concernant la propriété des hôpitaux plus favorables en Allemagne ainsi que par la confrontation entre confessions plus importante pour l’espace germanique que français. À côté de l’engagement traditionnel au sein des hôpitaux généraux, certaines activités sont plus ciblées, par exemple, le traitement des maladies mentales, l’accompagnement de femmes atteintes de maladies incurables, les soins aux aveugles ou la prise en charge des sourds-muets. Mais quel que soit le domaine d’intervention, les différentes formes de soins sont conçues avant tout comme une manière d’évangéliser et une façon d’édifier spirituellement à la fois les « assistants » et les « assistés ». Si la dimension prosélyte reste essentielle et primordiale au cours de la période étudiée, d’autres préoccupations (hygiénistes, scientifiques, patriotiques) ainsi qu’une ouverture vers d’autres religions apparaissent à la fin du siècle.

8 Le dernier chapitre étudie en détail cette rencontre de l’action caritative catholique avec d’autres logiques d’intervention, en particulier celle des politiques municipales d’assistance. Il se dessine au cours de ce chapitre les différentes étapes de l’émergence d’un véritable secteur « privé » face à l’interventionnisme publique. Dans plusieurs villes allemandes et à Strasbourg naissent des centrales d’information associant assistance publique et bienfaisance privée. D’une manière générale, en France comme en Allemagne, les liens s’inscrivent plutôt dans le cadre d’une tradition ancienne de collaboration qui peut revêtir plusieurs formes. En France, on rencontre d’abord l’utilisation par les institutions municipales d’un personnel catholique (congréganiste ou laïc). En Allemagne, certaines villes gèrent des fondations pour nécessiteux institués par des catholiques pour des catholiques. Le dernier tiers du XIXe siècle fait apparaître

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des litiges et conflits entre assistance publique et bienfaisance privée catholique qui se manifestent différemment en France et en Allemagne. Malgré ces conflits circonscrits dans le temps ou dans certaines villes, un nouveau type de relations entre assistance publique et bienfaisance catholique s’impose à la veille de la Première Guerre mondiale : elles travaillent de concert, quasiment sur un pied d’égalité. À l’entrée de la guerre en 1914, nous rappelle Catherine Maurer, douze mille religieuses servent dans des hôpitaux publics français. Même si les catholiques ne sont pas les seuls acteurs dans le domaine sanitaire et social, ils restent incontournables, y compris dans des régions allemandes majoritairement protestantes.

9 Les analyses présentées dans cet ouvrage montrent qu’à la fin du XIXe siècle les initiatives catholiques caritatives franco-allemandes se mêlent peu à peu aux préoccupations hygiénistes et au souci du bien public. Elles se présentent, au moins pour partie, comme les prédécesseurs de certaines ONG tournées vers l’aide humanitaire internationale d’origine confessionnelle ou nées avec l’appui de réseaux chrétiens. D’où l’intérêt de ce livre, non pas seulement pour les historiens, mais aussi pour les anthropologues ou sociologues travaillant sur les articulations entre le fait religieux et l’action publique dans nos sociétés contemporaines.

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Roland Minnerath, L’Église catholique face aux États. Deux siècles de pratique concordataire, 1801-2010 Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Droit canonique », 2012, 656 p.

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Roland Minnerath, L’Église catholique face aux États. Deux siècles de pratique concordataire, 1801-2010, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Droit canonique », 2012, 656 p.

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1 En 1983, Roland Minnerath publiait sa thèse sous le titre L’Église et les États concordataires (1846-1981). La souveraineté spirituelle. Émile Poulat en avait assuré la recension dans les ASSR ( 59-2). C’est l’actualisation de ce travail que propose aujourd’hui l’auteur, devenu entre-temps archevêque de Dijon, après avoir été diplomate du Saint-Siège et professeur à la Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg. Les mauvaises langues considèreraient que la charge épiscopale est suffisamment légère pour permettre la poursuite de travaux universitaires. La connaissance des habitus scientifiques permet de répondre que Mgr Minnerath, fort de ses compétences, de son expérience universitaire et de l’efficacité croissante due à une quarantaine d’années de travail, capitalise ses acquis, et renouvelle ainsi les figures de l’évêque érudit du XIXe siècle et de l’évêque publiciste du XXe siècle.

2 Le changement de titre du travail n’est pas sans attirer l’attention. L’élargissement du cadre chronologique, en amont et en aval, intègre bien sûr les évolutions récentes, mais surtout incorpore explicitement à la problématisation le rapport aux États libéraux issus de la Révolution française. Choisir 1801, soit le concordat avec la République française, c’est bien considérer que le Saint-Siège s’inscrit dans des relations internationales où les États ignorent ex se la question de la vérité religieuse. C’est d’une certaine manière accentuer la dimension agonistique des rapports entre la tête de l’Église romaine et l’institution souveraine qui s’est imposée définitivement au XIXe siècle. Le passage de « la souveraineté spirituelle » à « L’Église catholique face aux États » rend d’ailleurs bien compte de cette mutation, dont on peut se demander si elle ne traduit pas un saut direct de la conception peccienne du Saint-Siège à l’autocompréhension qu’il peut désormais avoir dans un monde où l’effondrement communiste réactive la confrontation directe avec l’État libéral contemporain – à moins que l’influence de l’éditeur n’ait déterminé le titre.

3 Quoi qu’il en soit de ce rôle du contexte récent sur l’orientation de l’ouvrage, il faut souligner l’abondance des informations qu’il contient. Sont ainsi mises à disposition, dans un accès plutôt rapide – la table des matières est très détaillée, suivant la construction en usage dans le monde juridique de scinder le travail en de nombreux paragraphes, correspondant aux cas d’espèce ou aux variations – des données extrêmement variées sur la situation juridique de l’Église catholique dans les États qui ont signé avec elle un concordat ou un accord global ou technique sur certains points particuliers (enseignement, forces armées, mariage...). Après une courte première partie (100 pages, 5 chapitres) qui étudie « Deux siècles de concordat », de 1801 à 2000, l’ouvrage se penche plus longuement sur « Le statut juridique de l’Église dans le droit des États » (230 pages, 5 chapitres). Une utile synthèse sur la souveraineté spirituelle de l’Église catholique ouvre la partie (avec au passage une étude particulière du cas de la Cité du Vatican). Les quatre chapitres suivants abordent le droit à la liberté religieuse, la relation entre droit commun et immunités, et les libertés fondamentales

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revendiquées par l’Église pour accomplir sa mission (propriété, congrégations, formation du clergé). La troisième partie, tout aussi conséquente, en cinq chapitres également, est consacrée aux « Libertés communautaires de l’Église » : autonomie interne, droit d’assistance (un très court chapitre), nominations épiscopales, mariage, éducation. Quatre annexes suivent le court épilogue, avec spécialement une liste complète des « Concordats et accords » signés depuis 1801.

4 La distribution spatio-temporelle de ces derniers n’est d’ailleurs pas inintéressante. Trois grandes vagues d’accords peuvent ainsi être repérées. Après la Révolution et la diffusion de l’État libéral en Europe et en Amérique latine, les relations entre l’Église catholique et la puissance publique sont encore peu revisitées à l’aune des temps nouveaux. Il faut attendre en fait les années 1847-1890, avec une concentration dans les années 1851-1862 et 1881-1892, pour voir s’épanouir largement la pratique concordataire. Que Pie IX lui-même, et non seulement Léon XIII, pratique ainsi l’entente juridique avec les États, permet de souligner combien l’Église, dans la longue durée, est loin d’être insensible à la garantie juridique et à ses avantages. Si certains de ces concordats correspondent à des situations locales particulières jouant en faveur des intérêts de l’Église, les pouvoirs publics entendant s’appuyer sur elles ; si d’autres manifestent la renégociation des situations anciennement coloniales (Amérique latine) dans un cadre d’avancée du libéralisme ; tous témoignent du souci presque obsidional de l’institution romaine : pouvoir s’appuyer sur une base solide qui assurera un cadre stable permettant de déployer la pastorale tout en étant en même temps une garantie juridiquement certaine en cas de contestation ou de remise en cause. Dans les relations avec les puissances publiques, qu’elles se modèlent ou non sur le libéralisme politique, l’incertitude juridique, plus que toute autre réalité, paraît bien être la grande inquiétude de l’Église en son centre. Aussi le souci permanent de la recherche de la stabilité conduit-il à transiger si nécessaire, non sur le fond des incompatibilités catholiques avec l’État, mais sur l’étendue des concessions possibles, souhaitables, tolérables, acceptables. La deuxième grande vague est celle, bien connue, de l’entre deux-guerres, lorsque Pie XI mène une politique active en direction spécialement de l’Europe centrale où viennent de naître de nouveaux États. La dernière vague lui ressemble, des années 1980 aux années 2000, avec l’explosion du monde soviétique. Cependant, une certaine originalité se manifeste désormais, d’abord avec le recul de l’appellation concordat, mais surtout avec une certaine extension géographique, encore timide : Tunisie (dès 1964), Maroc (1983), Kazakhstan (1998), OLP, Israël (1993, 1997), Gabon (1997), OUA (2000). L’absence massive de l’Asie et de l’Afrique témoigne bien d’un enracinement catholique encore récent ou faible en ces continents, et, par conséquent, d’une appréciation encore limitée par les États de l’intérêt d’un accord avec le Saint-Siège.

5 Le véritable tournant de cette histoire biséculaire se situe cependant fort tardivement, en 1984, avec la renégociation du concordat de 1929 avec l’Italie. C’est à ce moment-là que se trouve traduit juridiquement l’autocompréhension partiellement nouvelle de l’Église telle qu’exprimée dans Vatican II et l’appréciation nouvelle portée par cette même Église sur l’État de droit. Ce changement, ligne rouge de tout l’ouvrage qui en commande même la construction interne (balancement très régulier entre concordats du XIXe et du premier XXe siècle, et accords d’après les années 1960), est bien sûr analysé selon le statut de l’auteur et de sa discipline : à la fois étude scientifique de la pratique

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concordataire et justification théologique du positionnement du Saint-Siège – le droit canonique est droit certes, mais canonique, c’est-à-dire articulé à une théologie.

6 C’est ainsi que la balance est soigneusement tenue entre deux exigences constitutives du catholicisme contemporain, parfaitement perçues par ses instances dirigeantes même si jamais formulées brutalement. Cela se voit spécialement dans le début du chapitre VII, « Le droit à la liberté religieuse » (p. 165-167, dont on extrait les citations qui suivent). La première exigence consiste à assumer le changement qu’a représenté Vatican II sans affirmer l’existence d’une rupture. On saluera ici l’utilisation de la notion de paradigme, qui, si on la prend dans le sens que lui donne Thomas Kuhn et, à sa suite les philosophes des sciences, ouvre une voie pour penser la continuité dans l’altérité, voire dans l’incompatibilité des systèmes intellectuels : « Pour l’Église catholique, le Concile Vatican II a été le moment d’un changement de paradigme dans l’élaboration doctrinale des relations Église-État. Sur le socle immuable de la revendication de la liberté de l’Église, le Concile a estimé que cette liberté corporative était garantie lorsqu’était correctement appliqué le droit civil à la liberté religieuse. Vatican II passe à cette nouvelle approche sans renier les principes défendus précédemment. [...] En faisant sien le discours sur la liberté religieuse, l’Église prenait un risque, celui d’être comprise comme se ralliant aux conceptions relativistes qui font de la volonté individuelle ou collective la référence ultime en matière de vérité religieuse. [...] Jusqu’à Vatican II, l’Église catholique revendiquait seulement des droits corporatifs dans et par rapport à l’État. [...] Maintenant la dimension corporative et institutionnelle de la liberté religieuse tire ses droits des droits de la personne [...] ». La justification vise ici, bien entendu, les critiques traditionalistes et intégristes de Vatican II, qui accusent le concile d’avoir abandonné toute revendication de vérité et de reconnaissance sociale de cette vérité.

7 La deuxième exigence, qui redouble en fait la première, est celle de l’accommodement avec un État libéral assez largement honni en ses fondements jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Aussi un double rappel est-il effectué : la réinterprétation positive de l’État libéral en tant qu’État de droit, à la lumière de l’horreur totalitaire, et la nécessaire conformation de ce même État de droit à la loi naturelle : « [les] États d’après-guerre [...] se disaient États de droit [...] s’autolimitaient dans leur domaine de compétence. L’État se mettait au service des droits de la personne [...] L’État n’est plus supposé être confessionnel, mais il n’est pas délié pour autant de l’éthique naturelle qui le fonde. Il est tenu de conformer sa législation au droit naturel, c’est-à-dire de ne pas franchir la ligne qui protège l’humanité de l’homme. » En conséquence, la liberté religieuse, dans son interprétation catholique, peut ainsi être posée comme norme absolue du comportement étatique : « L’État doit créer les conditions de l’exercice de la liberté religieuse. Celui-ci ne peut être soumis qu’à des limitations extrinsèques pour lesquelles l’État a une compétence propre [...] Autonomie et coopération adaptée [de l’Église et de l’État] sont les deux principes indissociables. Ils impliquent de la part de l’État une laïcité ouverte, une disponibilité à permettre au fait religieux de jouer son rôle dans la société dans le respect des lois. »

8 C’est donc bien à un ouvrage de droit canonique que l’on a affaire : étude juridique sous-tendue par des principes théologiques, étude de dispositions de droit manifestant des prises de position de foi. Cela n’obère pas son intérêt, ni son utilité, voire sa nécessité, pour tous ceux qui ont à comprendre le fonctionnement international de l’Église catholique, surdéterminé non par la recherche de la puissance ou la

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perpétuation de soi, mais par la création de conditions lui permettant de réaliser la finalité qu’elle estime la déterminer et par l’affirmation toujours implicite d’une relativisation par l’eschatologie de la fort transitoire réalité étatique.

9 On regrettera seulement quelques points, par déformation professionnelle en quelque sorte – non qu’il faille regretter dans toute recension, mais parce que les spécialisations conduisent à lire les ouvrages suivant des perspectives que leurs auteurs n’ont pas forcément prévues. On aurait aimé avoir davantage d’informations sur les modalités de négociation des accords. Quelle place les épiscopats nationaux y ont-ils ? Dans quelle mesure leur situation particulière, leurs attentes, leurs angoisses, sont-elles prises en compte ? Car c’est bien la particularité d’un concordat : il est signé entre le Saint-Siège et un État, mais concerne l’Église qui vit sur le territoire de l’État signataire. On aurait aimé aussi que soit davantage exposée la situation de la France concordataire après 1801 et 1905, et non simplement dans deux notes rapides. Ce même cas français aurait permis d’évoquer cet accord particulier qu’est le compromis des Diocésaines (1923-1924), qui rentre bien dans la catégorie des accords diplomatiques entre le Saint- Siège et les États. On peut d’ailleurs se demander, à voir cet accord, par échange de lettres, si les relations entre la France et le Saint-Siège ne sont pas ici aussi matricielles, les accords diplomatiques aux formes variées prenant de plus en plus la place des concordats en bonne et due forme (échanges de lettres souveraines avec le Maroc en 1983-1984, échanges de notes avec l’Estonie en 1998 et 1999) – et même si la valeur des accords ne dépend pas de la qualification qu’on leur donne. Mais l’on tend peut-être à surinterpréter ce qui fut la conclusion pratique d’un conflit de fond et dont la forme souple n’était peut-être que la seule manière d’arriver à un accord.

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Aurélien Mokoko-Gampiot, Les kimbanguistes en France. Expression messianique d’une Église afro-chrétienne en contexte migratoire Paris, L’Harmattan, coll. « Théologie et Vie politique de la terre », 2010, 360 p.

Sandra Fancello

RÉFÉRENCE

Aurélien Mokoko-Gampiot, Les kimbanguistes en France. Expression messianique d’une Église afro-chrétienne en contexte migratoire, Paris, L’Harmattan, coll. « Théologie et Vie politique de la terre », 2010, 360 p.

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1 Cet ouvrage est le second volet d’une thèse de doctorat en sociologie soutenue par l’auteur en 2003 et qui avait donné lieu à un premier ouvrage intitulé Kimbanguisme et identité noire (L’Harmattan, 2004). Alors que le premier ouvrage retraçait l’histoire de l’Église dans le contexte colonial congolais, celui- ci ouvre d’emblée sur la présence africaine en France avant d’embrayer sur les enjeux de l’implantation de l’Église en France. Pour cet auteur, c’est « dans une dialectique des attitudes du passé franco- africain que nous pouvons saisir aussi bien les conditions d’entrée du kimbanguisme en France que l’attitude de rejet et d’exclusion de la France contemporaine à l’endroit des Africains » (p. 26). Soucieux de décrire la condition des kimbanguistes soumis aux tensions contradictoires de la fidélité à leurs pratiques et de l’intégration dans un paysage français peu ouvert aux formes de religiosités inédites, l’auteur met sur le même plan le sentiment de rejet des kimbanguistes – qu’il assimile au rejet de la religion kimbanguiste – et la condition des migrants congolais confrontés au racisme européen. Les deux niveaux s’entrecroisent régulièrement, non sans raison, puisque nous savons que les chrétiens africains en Europe souffrent d’un double rejet en tant que migrants et en tant que chrétiens. D’autant plus que pour les kimbanguistes, « la dimension migratoire participe à la réalisation de leur projet identitaire et messianique [...] c’est en émigrant qu’ils trouvent les moyens nécessaires, par le recours aux collectes, pour construire leur Église établie au pays d’origine » (p. 30).

2 Les enquêtes de l’auteur se situent à Rennes, alors qu’il poursuivait sa thèse de doctorant à l’Université de Rennes II, et en banlieue parisienne entre Saint-Denis, Saint-Ouen, Laumière et Viroflay depuis le début des années 2000. L’histoire des personnages et des relations de ces paroisses avec l’Église mère, tiraillée par des conflits de succession, est restituée ici de manière détaillée. Comme dans d’autres cas de figure observés, les Églises africaines implantées en Europe ne sont pas seulement le réceptacle des rivalités entre dirigeants, fondateurs et successeurs à la tête de l’Église mère : les conflits récurrents au sein des paroisses européennes se répercutent à leur tour dans le pays d’origine de l’Église centrale (p. 76), inscrivant l’histoire de l’Église dans un mouvement circulaire entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques. De ce point de vue, l’étude restituée ici manque singulièrement d’approche comparative.

3 La partie la plus innovante sur le plan sociologique porte sur les données relatives aux mariages mixtes et la rencontre des Français(e)s avec la religion kimbanguiste de leur conjoint(e), ainsi que sur les tensions dues à ce décalage aussi bien culturel que religieux, et les modes d’accommodement qui s’en suivent. Ici l’auteur explore le statut et le vécu des femmes kimbanguistes en France, à l’écoute d’une parole que

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l’expérience de la migration a libérée. De même les aspirations de la jeunesse kimbanguiste, ou comment « vivre le kimbanguisme loin des lieux saints » sont des thèmes récurrents dans l’angoisse combinée du vécu de la migration et de l’altérité religieuse face à un impératif d’intégration sociale et culturelle auquel l’auteur répond : « la voie kimbanguiste ne semble pas y conduire » (p. 201). Une exclusion réciproque, qui se construit donc à plusieurs, depuis les clichés racistes nourris de « l’image de l’Africain religieux ou non dans l’imaginaire français d’aujourd’hui [qui] est encore celle d’un musulman, polygame, exciseur ou sorcier... » (p. 208), à la suspicion des migrants Africains à l’égard de « Blancs » perçus comme unanimement individualistes, antireligieux et racistes, globalement hostiles aux mariages mixtes : « quand j’étais à l’école primaire [...] je voulais saluer une amie blanche, une blonde, elle a mis sa main dans son pull pour ne pas me toucher » témoigne une adolescente (p. 236).

4 L’ouvrage présente ainsi des données inédites, où les kimbanguistes de France ont la parole, des données restituées souvent de manière trop anecdotique, sans confrontation avec l’avancée des travaux sur la dimension identitaire des religions africaines ou les enjeux de l’implantation des Églises africaines en Europe, y compris sur le kimbanguisme (voir les travaux de Anne Mélice au Congo et en Belgique). On peut regretter l’absence d’une approche comparative avec les conditions d’implantation d’autres mouvements prophétiques africains, comme l’autre Église de la mouvance kimbanguiste angolaise, le Tokoisme (étudié par Ramon Sarró à Lisbonne), ou encore les implantations européennes de l’Église du Christianisme Céleste d’origine béninoise. Le kimbanguisme en Europe offre cependant l’occasion privilégiée d’une étude portant sur le suivi de la transmission religieuse et culturelle sur plusieurs générations de familles migrantes, à l’image des communautés des Églises nigérianes ou ghanéennes implantées de longue date à Londres (voir notamment le remarquable travail de Hermione Harris). Dans tous les pays, les Églises prophétiques subissent fortement la concurrence de l’attrait exercé par les Églises pentecôtistes sur les jeunes générations.

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Pascal Morand, Les religions et le luxe. L’éthique de la richesse d’Orient en Occident Paris, Éditions du Regard, 2012, 244 p.

Isabelle Jonveaux

RÉFÉRENCE

Pascal Morand, Les religions et le luxe. L’éthique de la richesse d’Orient en Occident, Paris, Éditions du Regard, 2012, 244 p.

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1 L’ouvrage de Pascal Morand est presque un manuel pour qui s’intéresse à l’éthique économique des religions. Dix chapitres, relativement courts, sur dix grands courants religieux que nous pouvons citer : le catholicisme, le protestantisme, l’orthodoxie, le judaïsme, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, le confucianisme, le taoïsme et le shintoïsme. Ce panorama des plus grandes dénominations religieuses mondiales n’est pas exhaustif, mais offre une approche satisfaisante des attitudes religieuses possibles vis-à-vis de la richesse. Nous ne referons pas ici le tableau complet des différentes éthiques religieuses possibles concernant le luxe, nous renvoyons pour cela au passionnant ouvrage de Pascal Morand.

2 L’intérêt de ce livre est donc de proposer de manière relativement condensée une approche générale sur dix courants religieux qui en feront une excellente introduction. Ainsi que le rappelle Yves Hersant, auteur de la préface, « on ne soulignera jamais assez l’influence [de la religion] – souvent invisible, il est vrai – sur les représentations et les comportements humains » (p. 13) et donc notamment sur les comportements économiques. Max Weber est naturellement l’auteur incontournable concernant les liens entre économie et religion et c’est dans cette même veine que Pascal Morand étudie aussi, pour reprendre le même titre qu’un chapitre de Weber « L’éthique économique des religions du monde ». P. Morand cependant centre ici son propos non pas sur la performance économique en soi ou sur une approche générale de l’éthique économique, mais bien plus sur ce qui touche au luxe et à la richesse. Pour cela, il distingue deux acceptions du luxe : un « luxe extériorisé » (p. 16) qui correspond à l’ostentation et l’utilisation de la richesse comme distinction sociale et un « luxe intériorisé » (id.) qui renvoie à une certaine aspiration au raffinement et à la volupté qui ne concerne que soi. La richesse n’est donc pas une simple question d’argent et elle va en cela au-delà de la sphère économique pour toucher aussi à l’esthétique. Ainsi que le montre Morand, le passage par l’esthétique sera dans le cas de plusieurs confessions, dont le catholicisme, une manière de purifier et donc d’accepter la richesse matérielle. Car l’attitude des religions vis-à-vis de la richesse ont aussi fortement à voir avec leur éthique générale vis-à-vis de la matérialité et finalement de la dialectique entre extramondanité et intramondanité selon les concepts de Max Weber. Il ressort en effet des différentes études de cas proposées par Pascal Morand un schéma relativement comparable entre ces différentes dénominations.

3 De manière générale, il est rare que l’attitude d’une religion (ou confession) soit univoque. Que ce soit le bouddhisme, par exemple, qui pose l’opposition au luxe comme consubstantielle pour reprendre le terme de l’auteur à sa définition, mais qui parallèlement considère la sécurité financière comme une forme de joie, ou l’islam dont le Coran met en garde contre l’aspiration à l’argent et à la possession tout en

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présentant des prescriptions tout à fait compatibles avec l’esprit de richesse, ou enfin l’hindouisme où le maharaja est l’incarnation du luxe et de la volupté tandis que l’ascète en est son envers exact. L’éthique économique des religions du monde semble d’une part présenter des spécificités fortement culturelles comme, selon Morand, le catholicisme héritier de la latinité, le protestantisme de l’hellenité, l’orthodoxie marquée par la culture byzantine ou encore le shintoïsme qui est une part de l’identité japonaise. Mais d’autre part, de grandes tendances semblent cependant se dessiner avec, au départ, une attitude d’emblée souvent négative ou méfiante vis-à-vis de la richesse ou au contraire conciliante ou indifférente, mais qui finalement s’accordent dans une éthique de la mesure qui justifie la richesse par sa juste utilisation, que ce soit la charité, l’équité ou le refus de l’ostentation. La richesse présenterait toujours un versant condamnable si elle écarte de la vertu et la mesure permettrait de la maintenir dans le juste chemin. Même dans le judaïsme où la richesse est pour ainsi dire encouragée, l’impératif de charité demeure une constante. Le but de la richesse comme telle est rarement approuvé par les éthiques religieuses, elle sera souvent le signe d’autre chose.

4 Mais il ressort aussi dans un certain nombre de confessions ce que nous pourrions appeler selon Ernst Troeltsch une « double éthique » qui peut être associée à deux groupes différents ou des temporalités différentes. Le bouddhisme, l’hindouisme ou enfin le catholicisme se fondent en effet sur la différence entre virtuoses, auxquels la richesse est strictement interdite, et les laïcs, pour lesquels elle sera justifiée, acceptée ou tolérée. Dans un cadre religieux qui présente cette distinction laïcs/virtuoses, le schéma sera donc toujours le même avec un refus de la richesse pour les virtuoses, ce qui signifie donc que la dépossession et l’ascétisme seraient effectivement des caractéristiques de la virtuosité religieuse. Parallèlement, on peut aussi trouver une « double éthique » temporelle, par exemple, dans l’islam, où « l’ascétisme “passager” ou “périodique” [est] destiné à se rappeler que la privation existe, et le fait de profiter – raisonnablement – du confort et des plaisirs “autorisés”, issus d’une fortune honnêtement gagnée. » (p. 117)

5 Un dernier élément récurrent, mais pas nécessairement constant, est la justification de la richesse à condition qu’elle serve le rite ou le Dieu lui-même. L’idée que « rien n’est trop beau pour Dieu » se retrouve en effet dans différents courants religieux, qui peuvent aussi varier selon les époques.

6 Au terme de ces dix études de cas, claires et concises, Pascal Morand actualise son propos au cadre actuel de la mondialisation. Il pose en effet la question de savoir que deviennent ces éthiques économiques religieuses différentes en système de globalisation. Si une tendance à l’homogénéisation du luxe peut alors s’observer, celle- ci s’accompagne nécessairement d’une permanence de types de raffinement propres à chaque culture et de l’apparition de nouveaux lieux de différenciation dans les sources de luxe et l’aspiration à l’esthétique.

7 L’ouvrage de Pascal Morand présente donc l’avantage de proposer un panorama varié de différentes confessions religieuses dans leur rapport à la richesse et au luxe, ce qui ouvre sur de possibles comparatismes relativement peu effectués dans ce domaine depuis Max Weber.

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Peter Nynäs, Mika Lassander, Terhi Utriainen (Eds.), Post-Secular Society New Brunswick, NJ, Transaction editors, 2012, 282 p.

Mira Niculescu

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Peter Nynäs, Mika Lassander, Terhi Utriainen (Eds.), Post-Secular Society, New Brunswick, NJ, Transaction editors, 2012, 282 p.

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1 Post-Secular society est un ouvrage collectif coédité par Peter Nynäs, professeur de religion comparée, Mika Lassander, post- doctorant penché sur le rapport entre valeurs et changement religieux, tous deux de l’Université Äbo Akademi à Tulku, et Terhi Utriainen professeur de religion et « gender studies » à l’Université d’Helsinki. Cet ouvrage s’inscrit dans le sillage d’une production académique finlandaise très dynamique depuis plusieurs années – au point que l’on peut se demander si l’on ne serait pas en train d’assister à l’émergence d’une « école finlandaise » focalisée sur les renouvellements contemporains des rapports au croire, au corps et à leur gouvernance, dans des sociétés occidentales régies par le néo-libéralisme, la globalisation et la culture médiatique.

2 Dans cette veine, Post-Secular Society a pour double objet à la fois d’offrir une réflexion théorique sur la notion de religieux « postséculier », et de dresser un portrait multifacette des formes que prend ce paradigme dans les sous-cultures concrètes qui traversent les sociétés occidentales contemporaines.

3 À la suite des réflexions d’Habermas, l’ouvrage prend pour paradigme dominant le concept de « postsécularité » comme nouvelle analytique du contexte culturel actuel des sociétés occidentales « postmodernes ». En effet, entre les renouveaux fondamentalistes et les développements des « spiritualités » du bien-être, les thèses d’une sécularisation « totale » et définitive des sociétés occidentales comme compagne inévitable de leur modernisation apparaissent incontestablement dépassées. Ni totalement areligieuses, comme le prédisaient les sociologues dans les années 1960, ni totalement inondées par les revivalismes religieux récents dont l’impact est augmenté par les dynamiques de la globalisation et des réseaux virtuels, comment décrire la place du religieux dans les cultures occidentales actuelles ?

4 La postsécularité est décrite par Habermas comme une « conscience publique accrue du religieux », visible à travers trois phénomènes sociaux particuliers : l’immigration, les conflits globaux et les débats socio-politiques nationaux.

5 Les auteurs de cet ouvrage, tout en se basant sur cette prémisse, voient deux faiblesses dans la théorie habermassienne : d’une part, le manque de support empirique d’une vision trop « intellectualisée et rationaliste » de la religion, d’autre part, une description impuissante à rendre compte des tensions créées par le paradoxe entre une idéologie de la pluralité des discours croyants et celle d’un langage universel qui permette la communication et la cohabitation pacifique entre ces différents discours.

6 L’ambition de Post-Secular Society est donc d’offrir une gamme conceptuelle apte à décrire la situation postséculière contemporaine tout en s’extirpant de ce qui est considéré comme l’aporie de la théorisation habermassienne.

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7 Le point de départ reste le constat général d’un socle culturel séculier des sociétés occidentales contemporaines, pour mieux accentuer la dimension concomitante de « contre-développements dans des formes postinstitutionnelles de religion et de spiritualité ».

8 Ainsi, dans son article d’ouverture, à la suite de Charles Taylor (A Secular Age, The Belknap Press of Harvard University Press, 2007), José Casanova qualifie le paradigme culturel séculier qui sert de toile de fond aux dynamiques religieuses « postséculières » actuelles, d’« expérience phénoménologique axiomatique ». Cette expérience serait celle d’une immanence culturelle procurant une autonomie sémantique aux trois ordres présidant à l’expérience humaine : cosmique, scientifique et morale.

9 Le langage de cette immanence axiologique, semblent argumenter les différents contributeurs, est celui du néolibéralisme ; son échelle, le transnationalisme, et son vecteur, la culture médiatique. Ainsi pour deux autres contributeurs, Moberg et Granholm, la religion devient partie intégrante d’un nexus qui la conjugue avec trois autres domaines appartenant a priori au domaine purement séculier : les médias, la culture populaire (Popular Culture), et la culture de la consommation (Consumer Culture).

10 Ce nouveau paradigme serait notamment caractérisé par le déclin des religions et identités nationales, au profit de dynamiques séculières, transnationales et d’hybridité du croire et de ses pratiques. C’est ce que souligne Tuomas Martikainen dans son article sur les métamorphoses des acteurs religieux d’une part, et de leur gouvernance étatique d’autre part, dans un contexte néolibéral ou la présence accrue des médias engendre un nouveau « marketing religieux » : appelant à une réflexivité terminologique, le sociologue finlandais suggère que les termes de « société », « d’État- nation » et de « religion » appartiennent autant à un paradigme « moderne » aujourd’hui dépassé, que ceux de « capital social », « gouvernance » et « transnationalisme » semblent relever de notre ère.

11 De son côté, Lassander propose une déconstruction de l’objet « religion » au profit d’une vision dynamique et contextuelle, sur le modèle Latourien des théories « acteur réseau ». Cette nouvelle posture théorique est selon lui un produit de la « modernité liquide » tel que la décrit Zygmunt Baumann.

12 Le champ lexical de la fluidité marqué, comme ceux de « postmodernité » et « postsécularité », par la perméabilité des frontières et la circulation entre les différentes catégories sociales, représente donc l’orientation théorique générale de Post-Secular Society. Pour Lassander, comme pour les autres contributeurs, il dicte la fin d’une conception essentialiste des « religions mondiales » au profit de l’approche intersubjective d’une « religion vernaculaire » ou « vécue », penchée sur les expériences et les constructions de sens individuelles.

13 L’appel à la prise en compte des idéologies au principe des théorisations académiques semble être un enjeu épistémologique récurrent dans Post-Secular Society : dans leur analyse des « nouvelles religiosités non institutionnelles », qu’ils préfèrent au terme « New Age » et à toute catégorisation « religieuse » essentialiste en général – qu’ils estiment obsolète dans le contexte de globalisation actuelle – Frisk et Nynäs appellent à la « réflexivité conceptuelle » et à la « sensibilité éthique ». Tout en se basant très largement sur les travaux de Heelas et Woodhead sur la « révolution spirituelle occidentale » contemporaine, ils critiquent une thèse de « subjectivisation du religieux », qu’ils estiment justement « chargée de jugement subjectif ». Pourtant, leur

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typologie des « processus interconnectés du changement religieux contemporain liés à la globalisation », est très fortement basée sur cette même idée d’individualisation du croire. Au point d’affirmer que « l’individu peut sélectionner selon son choix personnel » ou que « les éléments » empruntés au religieux « migrent librement avec comme seule limite le choix individuel ». Alors même que ses auteurs appellent à la distance idéologique, une telle perspective ultraindividualiste paraît fortement affinitaire avec l’idéologie néo-libérale. Surtout, elle semble trop optimiste, ignorant les appels à la prudence face à l’illusion de choix croyants « absolus », sans préconditions culturelles ni contraintes sociales (Danièle Hervieu-Léger, ˍ« Bricolage vaut-il dissémination ? Quelques réflexions sur l’opérationnalité sociologique d’une métaphore problématique », Social Compass, 52-3, 2005, p. 295-308 ; André Mary, « En finir avec le bricolage… ? », ASSR, 116, 2001, p. 27-30).

14 Un autre piège dans les tentatives de distinction théorique est celui des tentatives d’innovation conceptuelle « à tout prix ». Cela peut aboutir à simplement choisir de nouveaux mots pour des concepts préexistants. L’on pourrait considérer que c’est le cas de la notion d’« innovationisme » proposée par Katja Valaskivi : la définition qu’offre l’auteur de ce qu’elle estime être un nouveau « système de croyances intramondain » – assimilant au passage les notions de « croire » et de « religieux » au point d’estimer que l’on peut considérer « l’innovationisme comme religieux » – correspond très exactement à l’éthique de la modernité, que l’on est précisément censés avoir dépassée dans un contexte post-moderne.

15 Ces discussions ont cependant le mérite de s’atteler à la question de la définition de la « religion », exercice auquel beaucoup de sociologues semblent avoir renoncé en vertu de l’insaisissabilité de son objet. Au contraire, tout au long de ses contributions, Post- Secular Society offre des exercices de redéfinition et des re-conceptualisation du croire contemporain. Ainsi, dans leur réflexion sur la relation entre choix et agentivité dans les « pratiques du bien-être » contemporain, Utriainen, Hovi et Broo reviennent sur la définition de concepts comme « religion vécue » et « pratique » pour examiner les parallèles, superpositions et tensions existant entre pratiques « spirituelles » et scientifiques dans le champ de la guérison.

16 Le souci commun de la plupart de ces chercheurs du postséculier semble donc être de trouver des signes de religiosité dans des formes sociales a priori areligieuses – y compris, par exemple, chez les membres non pratiquants de groupes religio- identitaires : ainsi Pessi et Jeldtoft se penchent sur « le rôle que joue la religion » chez des individus « passifs », non impliqués dans leur groupe religieux d’appartenance. Dans toutes ces approches du religieux dans les interstices du religieux institutionnel traditionnel, on peut regretter alors de ne pas voir citer des auteurs comme Albert Piette qui a abordé ces questions du « mode mineur » du religieux dans les vies quotidiennes. Il reste que seule la contribution de Pessi et Jeldtoft, en concluant que « les vies religieuses individuelles ne sont pas aussi individualistes » qu’on a tendance à le supposer, tempère le sens d’une indépendance absolue des religiosités individuelles qui ressort de l’ensemble de l’ouvrage.

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Jean-Jacques Olier, Tentations diaboliques et possession divine. Édition critique d’après les manuscrits. Suivie d’une étude sur la spiritualité d’Olier : « Les petits mots d’un aventurier mystique » par Mariel Mazzocco Paris, Honoré Champion, coll. « Mystica », 2012, 312 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Jean-Jacques Olier, Tentations diaboliques et possession divine. Édition critique d’après les manuscrits. Suivie d’une étude sur la spiritualité d’Olier : « Les petits mots d’un aventurier mystique » par Mariel Mazzocco, Paris, Honoré Champion, coll. « Mystica », 2012, 312 p.

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1 Si l’on connaît bien l’engagement de Jean- Jacques Olier (1608-1657) contre les libertins, les huguenots et les jansénistes, les fondements de sa spiritualité demeurent largement méconnus, ou sous- estimés, et sa contribution au déploiement de la mystique du pur amour, diluée dans une affiliation à une contestable « école française de spiritualité » sous influence bérullienne. Henri Bremond ou Louis Cognet n’ont pu décisivement se libérer de ce qui apparaît aujourd’hui comme travestissement dommageable. Il fallut attendre l’ouvrage de Michel Dupuy, Se laisser à l’Esprit : itinéraire spirituel de Jean-Jacques Olier (1982) pour que soit pleinement reconnue la personnalité mystique du fondateur de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice. Il manquait encore une analyse en profondeur de ses manuscrits – ici proposée par Mariel Mazzocco – où se livre une spiritualité tourmentée, exigeante, radicale, pleinement participante de « l’invasion mystique » du XVIIe siècle. Tel est en effet ce parcours des violences et désordres d’un corps possédé des démons, à une vocation d’amour pur pour un esprit possédé de son dieu – qu’Alexandre Piny, dans la décennie 1675-1685, mènera à son plus haut défi.

2 De la lecture de L’âme cristal. Des attributs divins en nous (éd. 2008) et Des Anges. Fragrances divines et odeurs suaves (éd. 2011), manuscrits présentés et annotés par M. Mazzocco, – et des traités livrés aujourd’hui au public (notamment Traité des tentations diaboliques ; De la possession divine, rédigés dans les années 1643-1644), se dégage la figure d’un homme « tout tremblotant de la créance de [sa] réprobation », assailli des tourments intérieurs assez puissants pour être attribués aux démons, ces « anges déchus ». Épreuves longuement convenues en territoire de spiritualité, qu’Olier traverse à son tour comme témoignage d’une culpabilité originelle. D’une damnation qu’il faudrait aimer si elle était « glorieuse pour Dieu ». François de Sales avait dit cette « supposition impossible », – ce désir de demeurer en abjection et en une éternité d’enfer si tel était le prix à payer pour être habité de Dieu. Olier inscrit cette épreuve dans cette même logique de pureté d’amour, la créature pouvant aller jusqu’à sacrifier son salut si Dieu en fait la condition d’aimer. Cette première confrontation à ces « invisibles témoins » de ses drames intérieurs, – dont il ne se relève que par un travail obstiné et souvent pathétique de désappropriation de tout amour-propre et de toute institution du « moi » – met Olier sur la voie de l’anéantissement, seule capable de le faire « entrer en Dieu en pureté sublime », une fois dépourvu de toute qualité et de toute intention qui n’aurait pas Dieu comme seul principe. Dieu possède la « créature » dans « le vide de l’âme », une fois vaincu le démon du moi, cette instance « haïssable » en l’homme.

3 D’autres chemins eurent été possibles, d’illuminations et d’extases, de délires christiques ou de visions mariales, etc. Rien vraiment de tel chez Olier, non plus qu’une

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spiritualité plus tempérée, et quiète, privilégiée par Jean-Pierre Camus, évêque de Bellay, en sa Théologie mystique (1640). Pour autant que ces termes ne soient pas incompatibles, il n’est selon Camus de théologie mystique que sous condition d’un sujet présent au monde, et maître de sa volonté. Contre ce plaidoyer pour une transfiguration de l’homme par l’assomption de sa banalité, Olier oppose une spiritualité de « séparation » : « Soyons séparés de nous-mêmes, habitant dedans Dieu » et « soyons dans le monde sans être du monde ». Et une tonalité spécifique sature ce que M. Mazzocco appelle très judicieusement ce « champ sémantique de l’anéantissement » : s’il faut que « Dieu agisse en nous et par nous comme si c’était lui- même », alors peut nous dévorer « le feu de justice en son immense rigueur ». Spiritualité fondée sur la perte, la possession divine « en vertu pleine et absolue », et sur la « nudité de la foi [cette] révélation de Dieu en lui-même sans signe, sans forme et sans figure ». À l’opposé des élans affectifs ou des langueurs nuptiales : la mystique abstraite comme « religion » venue à son accomplissement – son désenchantement.

4 M. Mazzocco invite à penser plus avant encore. D’un texte mystique, d’une « fable », il faut, propose-t-elle, « faire bouger les mots, les animer pour les faire sortir de leur silence ». Olier note en ses Mémoires qu’une écriture est « une tapisserie de brocatelle », où s’entre-tissent « mille figures différentes en leur conception ». Il faut pousser les mots dans leur retranchement, les faire aller jusqu’à l’extrême pointe de leur valeur, et d’un texte à l’autre définir les résonances et correspondances, les harmoniques et les fugues. Par là, l’itinéraire linguistique est cheminement d’un désir, et celui-ci oblation de pur amour. Qui « prend corps dans l’écriture ». Ici l’œuvre d’Olier acquiert son sens le plus radical. De l’anéantissement, il hérite des rhéno-flamands, dont La perle évangélique (rééd. 1997), en sa mystique de l’essence, est sans doute l’aboutissement le plus achevé. De la conception qui s’y livre du néant – de la créature, au néant de Dieu – on a pu dire qu’elle était un hymne au néant, à la pauvreté, à la réduction impitoyable de tout ce qui pourrait rappeler qu’un moi rôde encore en tout temps de la quête de Dieu, cette aventure majeure du sujet. Et que l’on doit comprendre cet impératif de nudité, cette supplique d’annihilation, comme opération inséparable de toute formule du for intérieur. À Saint-Sulpice, à coup sûr, l’ouvrage était connu (trad. franç. 1602). S’il est par ailleurs avéré qu’Olier ne fut pas dans la filiation directe de ses contemporains ou des maîtres anciens – Bérulle, Jean de la Croix, Charles de Condren, Benoît de Canfield, mais aussi Bonaventure, saint Denys, etc. – il entre de plein droit, et comme acteur majeur plus qu’il ne pouvait apparaître jusqu’ici, dans la constitution du pur amour, avant que cette spiritualité ne devienne « doctrine » et ne se déploie en l’espace politique. Au milieu du XVIIe siècle, Olier prolonge la mystique du néant et de la perte exposée dans La perle jusqu’à la formulation de la loi du pur amour, dont Alexandre Piny sera, selon H. Bremond, « le maître ».

5 Olier vient très vite à la racine de l’amour pur, la créature délestée de tout amour- propre, de toute valeur à son propre regard. Cela se dira, en ses ultimes ouvrages, passion d’humilité, « amour de sa propre abjection, en sorte que peu à peu l’on devienne si amoureux de la vileté, de la petitesse et de la bassesse, que l’on ayme partout et en tout [...] L’âme en cet état proteste qu’elle n’est rien qui vaille [...] Connoistre qu’on ne vaut rien, qu’on ne sçait rien, qu’on ne peut rien, et se plaire dans cette veüe et dans cette connoissance » (Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes, 1657) Raison d’humilité, passion du rien : « Qu’est-ce que le rien mérite ? – Rien du tout, le rien mérite le rien, le mépris, l’abjection, le délaissement et l’oubly de toute créature ; le rien ne peut être regardé, car il n’a rien sur quoi l’on puisse arrester ses

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yeux » (Catéchisme chrétien pour la vie Intérieure, 1655). Mais au cœur de cet homme de rien, de ce rien de l’homme, ceci : « L’homme n’est rien en son fond : il a bien quelque chose d’autruy, mais il n’est pas moins le néant par luy-mesme » (ibid.). Le pur amour portera à son expression optimale cette raison de l’autre : il faut entrer en dépossession de soi pour qu’autrui en ce « vide » puisse faire demeure. Autrui suppose la déception de la créature, sa donation totale, son abandon. Les traités présentés par Mariel Mazzocco frémissent de cet appel à néant, et de cet « élan vers l’Autre », cette « exploration vers l’Ailleurs », cette attestation de Dieu. Dieu serait-il le nom de cet autrui généralisé qu’une pensée profane privilégierait ?

6 Peu importe, à vrai dire : il suffit de lire en la spiritualité d’Olier et dans son « expérience savoureuse du divin », un moment essentiel dans l’affirmation de l’altérité comme condition du sujet, sur les ruines de la créature. « Pour découvrir Dieu au fond de l’âme, il faut d’abord creuser le néant de l’homme », écrit M. Mazzocco. Alors de l’homme à son dieu, du sujet à autrui, il est un pur rapport de désir. Non un désir comme il en irait d’une relation à un objet en défaut, mais un « désir blanc », sans objet, sinon lui-même, désir se désirant insiste l’auteur : « N’ayant plus rien à désirer, l’âme se transforme en désir ». Olier franchit d’un coup la limite des mots, et des concepts dont ils sont porteurs. Libéré de tout objet, le désir se fait alors tension pure, comme l’amour. Comme la volonté. « Je veux vouloir », sans nul pourquoi, et, comme le désir sans objet, le vouloir sans attribut, « cri de liberté ». Le « volo », dont Michel de Certeau a dégagé toute la puissance de l’abandon à Dieu et de la souveraineté du sujet qui s’y ploie, est bien à la fois le signe de la possession divine et de la liberté ultime du mystique dans la relation singulière à son dieu. M. Mazzocco analyse avec pertinence le dépassement de la volonté qui s’affirme dans les traités d’Olier, car il est en cette spiritualité un au-delà du vouloir comme tout à l’heure au-delà du désir, « à la recherche d’un lieu sans limite ». Voilà, me semble-t-il la force même de la mystique du prêtre de Saint-Sulpice, que l’historienne nomme « l’ouverture d’un autre lieu au- dedans de l’âme ».

7 On pénètre en un univers spirituel où nul n’accède qui ne se plie à la loi du désir, à l’impératif du vouloir, à la nécessité de la perte, à l’obligation d’altérité, à l’injonction d’abstraction. Ainsi s’énoncent les réquisits du pur amour, et de la « vision nue de Dieu » qui s’y offre – dont Olier précise le double accomplissement : en la plus haute cime de « l’esprit » ; en le plus profond de « l’âme », « par essence et par esprit ». Il est alors un « vide spacieux », écrit Olier, où sans médiation, sans image, Dieu se rencontre. La mystique du pur amour trouve ici un point d’appui remarquable, en ce qu’elle ne pourra plus se concevoir que sous garantie d’une observance stricte de cet amour fait loi irrécusable et sans transgression possible, qu’A. Piny objectera à toute « créature » faisant illusion dans le « monde ». Sous le régime de cette loi d’amour pur, « l’âme perd quelque chose », c’est-à-dire soi-même, écrit M. Mazzocco, et c’est pour « trouver quelque chose d’autre ». Et dans cet « Autre », elle vit. Si dans la langue de telle spiritualité, l’auteur peut conclure qu’« une âme perdue dans l’essence divine ne s’évanouit pas, elle change de sujet » – dans une langue différente, il serait dit qu’ici, en ce moment où l’altérité est la condition absolue de l’identité, en un sujet toute « créature » se change.

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Edmond Ortigues, Le temps de la parole Présenté par Dominique Berlioz, Pierre Lequellec-Wolff, Jean-Yves Marquet Presses universitaires de Rennes, coll. « Philosophica », 2012, 212 p.

Jean Lambert

RÉFÉRENCE

Edmond Ortigues, Le temps de la parole, Présenté par Dominique Berlioz, Pierre Lequellec-Wolff, Jean-Yves Marquet, Presses universitaires de Rennes, coll. « Philosophica », 2012, 212 p.

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1 Pour qui ne connaîtrait pas Edmond Ortigues (1917-2005) voici un brillant échantillon de ses approches comparatives intempestives. Et pour les autres, le bonheur de retrouver un instant ce ton puissant, qui balance entre l’érudition multiple et la fulgurance oraculaire, comme il était en ses cours, comme il était dans la vie. Comme il pense. On ne « raconte » pas ce recueil : il n’est qu’à le lire, et le relire... en commençant par l’excellente préface des éditeurs.

2 Comment marche l’œuvre Ortigues ? Plurimodale, elle s’écrit toujours entre, dans « l’inter-dit ». Rappelons une dizaine de meta-logia... Entre théologien et linguiste, et sa querelle fondatrice (cf. Lettre à Rome, 1952 in La Révélation et le Droit, 2007) sur l’incompréhension de l’Église face à ce qu’il a compris du rapport de la révélation au langage : « Vous osez dire Dieu ? », Le temps de la parole, 1954 (rééd.). Entre philosophe et historien : Le monothéisme, 1999 (rééd.), et La foi kantienne, inédit. Entre anthropologue et analyste, et sa comparaison des états limites avec La mystique : trois conférences, 1998, 1984, 1977 (rééd.). Entre historien des religions et juriste : 3 conférences, 2002, 1985, 2005 (rééd.).

3 En apparence, les éditeurs cèdent un peu au pathos (cf. le Jésus Emmaüs de Rembrandt en couverture, ou l’exergue tirée des Carnets inédits) qui peut saisir à l’approche de l’œuvre Ortigues, parce qu’elle est tragique, et parsemée d’incisives adresses comme autant de fenêtres qui claquent : « Retrouverai-je au ciel l’enfant que j’ai perdu ? » (p. 194)... « Vous vous adressez à moi comme si j’étais professeur ou curé, athée ou croyant, mais je suis né, je mourrai comme vous et tout ce que l’on ajoute vient du malin » (p. 49)... Mais le travail de l’œuvre est là, rigoureux, structural, économe et en tension permanente. Comment le désigner ? Il fait penser à Georges Canguilhem, son aîné (1904-1995) : tant d’intelligence et de nouveauté en si peu de mots et de rares textes. Et avec le même arc-boutant : la philosophie ne se nourrit pas d’elle-même ! Là, médecine et sciences exactes, ici, théologie et sciences humaines.

4 Comprendre, c’est comprendre un geste, éprouver une manière de faire, entre la pratique confirmée du spécialiste (exégète, théologien, linguiste, historien, juriste, anthropologue, philosophe), et la ruse innovante du chercheur. Que fait Ortigues ? Il sort, il sort sans cesse.

5 Des disciplines bien sûr, des chapelles, des clans. Mais bien davantage, de soi. Il vit comme advient l’esprit : de l’extériorité. Comme surgit le prophète, l’oracle ou encore le vrai, ou le monde enfin. Comme l’enfant vient à la conscience de soi. Ou comme survient le Voleur.

6 Un travail de titan parfois, un travail de sage-femme sûrement, un art, un artisanat qui d’un feutre sait coiffer un chapeau (E.O., Camps-la-Source, pays des chapeliers, 1993). Les

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appuis sont à chaque fois désignés (les deux meules de pierres, comme dit la Bible), et la brèche, la sortie, l’expulsion, toujours surprend.

7 Le texte Ortigues fait ce qu’il dit : il s’échappe. Comme Itzaâq-le-drôle (Ysraâq signifie « il a ri ») échappe à Abraham le ritualiste, comme l’événement échappe à l’histoire, selon Péguy ou Deleuze. Plus généralement, comment les Euménides sortent-elles des Errynies ? Comment le droit échappe-t-il à la tradition coutumière ? Comment l’État sort-il de la possession ? Comment l’enfant africain émerge-t-il de ses lignages ? Comment l’intelligence structurale sort-elle du Moyen Âge ? Comment un clerc sort-il de l’Église ? Comment Dieu sort-il des représentations, et le sens de la transcendance ? Comment la foi sort-elle de la religion et comment la charité, enfin, sort-elle de l’agnosticisme du signe vide ?

8 Il ne s’agit pas d’évolutionnisme. Pasolini dans son Electre en Afrique compare la modernité des capitales africaines voisinant et émergeant des sorcelleries de la brousse, à cet immense effort grec pour tirer les Bienveillantes civilisées des Furies sauvages de la tragédie.

9 La Coutume c’est l’indifférenciation de la religion et du droit. Elle assigne à chacun son statut et prescrit ses comportements. L’interdit de l’inceste ou du parricide, c’est l’interdit de tuer un parent. Tandis que la République, une souveraineté qui n’appartient à personne, « est le primat de la loi sur les actes. Il n’y a pas de souverain derrière elle. Il n’y a de souveraineté qu’en elle » (p. 204). L’absolu, condition de l’émergence du sens, se dissout dans la relation à l’autre. Dieu dans sa parole renvoie l’homme à sa condition d’homme et à son autonomie. C’est pourquoi il faut sans cesse décrire, comparer : un culte, pour identifier un dieu ; l’histoire des religions, pour comprendre la théologie ; la philosophie du droit, pour tempérer la violence du sacré. Il faut contextualiser les désignations, sinon on ne sait plus de quoi on parle. Ce souci de logique accompagne toute l’œuvre d’Ortigues, et va de pair avec la quête dramatique de qui joue sa vie sur les questions qu’il examine.

10 Le fil conducteur de cette dizaine de textes, leur élément commun, est ce qu’on peut considérer comme la proposition majeure d’Ortigues aux sciences des religions : un différentiel, une tension bipolaire entre l’oracle et la généalogie, entre le prophétisme et la tradition, entre la révélation et le droit. Cette structure en tension fait écho à celle que Péguy puis Deleuze montrent entre l’événement et l’histoire. La question est de savoir si un tel différentiel est local, propre aux monothéismes comme je l’ai montré dans le Dieu distribué (1995) sans comprendre alors mon héritage, ou global, concernant toute forme religieuse, comme je l’ai évoqué depuis (« Religieux (fabrique du) » in Dictionnaire des faits religieux, 2010).

11 Mais ce que montre de façon tout à fait nouvelle, à mon sens, ce recueil, par les rapprochements historiques qu’il impose entre Le Temps de la Parole de 1954 et des articles ou des textes qui courent jusqu’en 2005, c’est le fondement philosophique de cette structure. Lisez la fin du Temps de la Parole, « Révélation de Dieu et conscience de soi » (p. 58) et tout devient clair. Cette figure du prophète ou de l’oracle en tension avec la généalogie et le culte, cette révélation qui surgit en écart au droit et à l’institution, cet événement qui ouvre le temps de l’histoire et rompt les idéologies, qu’est-ce d’autre à tout prendre que « le Sujet sans recours » que nous sommes, « ce redoublement de l’être sur lui-même qui fait que ciel, terre, maison, apparaissent comme tels ». « Est-ce que vous vous sentez préalable par rapport à tout ? » « Comment toutes ces choses existent pour vous ? Si c’est la conscience originaire de soi, le sujet, qui accomplit

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l’exégèse de la réalité quelle qu’elle soit, alors la vérité est la loi génératrice du sens de cette réalité ». « L’esprit ? Cette initiative chaque fois unique en chacun, bien qu’elle soit pour tous la même ouverture de l’être, son redoublement universel dans le verbe, un verbe qui est la forme de notre être au monde, et en qui le sujet se présuppose toujours lui-même comme sujet agissant, liberté qui en transformant le donné naturel apprend à se chercher elle-même ». L’esprit ou le Sujet est le lieu du surgissement du sens, sans cesse repris, jamais donné. Il est la condition de possibilité de l’ouverture oraculaire, de la prophétie ou de la brèche, par lesquels existent et durent les institutions, le droit et l’histoire comme paysages de nos existences humaines et de nos cultures mosaïques qui se déploient dans le temps de l’histoire. À partir de cette clé, les religions sont les métaphores du rapport créateur du Sujet au monde.

12 Ortigues réalise le pont de l’anthropologie à la philosophie, par le biais de toutes les sciences qu’il articule. Il montre le fondement de nos descriptions de plus en plus comparables, par cette béance toujours re-née et reprise de la vie de l’esprit.

13 Alors qu’il s’agisse des fondamentalismes, et en particulier de l’islamisme qui sacralise la question du droit ; de l’athéisme, de l’humanisme et de la laïcité qui se comprennent d’abord à partir de ce fait que « tout homme doit prendre sur lui son destin » ; qu’il s’agisse de comprendre à nouveaux frais la question du monothéisme dans le rapport de la prophétie à la tradition, l’articulation des rites et des signes car « tous les dieux sont révélés » ; qu’il corrige Kant de son agnosticisme rassuré ( !) ou qu’il éclaire la guérison rituelle par la fixation d’un esprit à un autel ; qu’il parcoure à nouveau les chemins de la mystique, son rapport au délire et au vide essentiel, Ortigues ouvre avec vigueur la brèche vitale dans nos idées sédimentées. Il fait sortir des répétitions et des routines, quand nous prenons religions ou cultures déjà constituées dans le monde comme des dominos avec lesquels jouer, sans comprendre que « le sujet ne peut consentir à Dieu, se convertir, sans être appelé à se ressaisir dans son activité génératrice de toute signification, formatrice de sa présence au monde comme telle. »

14 Et d’Ortigues, comment vous sortez-vous ? Un jour à Dakar il nous donna cet objet de dissertation, non, ce sujet plutôt, resté mémorable, sur la spaltung selon Hegel : « Une chaussette reprisée vaut mieux qu’une chaussette déchirée, il n’en va pas de même de la conscience... ». Aloÿse, Grégoire, François, Andràs, Jacqueline, Anne, Anne-Marie, Dominique..., et tous les amis d’autrefois, salut ! Et à lui, Respect... comme ils disent !

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Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2012, 220 p.

Daniel Vidal

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Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2012, 220 p.

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1 Du plus haut Moyen Âge occidental jusqu’au seuil du XVIIIe siècle, la mystique, tout ensemble expérience et narration, a tant bouleversé le régime de la représentation et du langage qu’elle ne cesse de poser à la philosophie la question de leur fondement respectif et de la capacité de celle-ci à entendre, ou non, sa leçon. Tel fut l’objet, dans la dernière décennie, du livre de Ph. Capelle, Philosophie et expérience mystique, 2005 (ASSR, 136), et de l’ouvrage collectif Les enjeux philosophiques de la mystique, 2007, dir. D. de Courcelles (ASSR, 142). Qu’en est- il, au XXe siècle et en ses marges, de la mystique quant au champ littéraire et à la création artistique ? On soupçonne que le grand dérangement du langage dont la mystique se fonde, ainsi que l’a qualifiée M. de Certeau dans La fable mystique (1982), n’a pu laisser indifférentes cette littérature – théâtre et narration mêlés – et ces œuvres d’art moderne et contemporain. D’emblée, entre mystique et poésie, une intrigue se noue, qui fait de tout énoncé de spiritualité l’occasion d’un verbe venu à son accomplissement poétique. Les intervenants aux rencontres de l’Université de Toulouse-le-Mirail en novembre 2011 – dont les actes sont ici repris en volume – en font le constat de principe. Comment pourrait-on, en effet, disjoindre mystique et poésie en L’ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck ou à la lecture du Cantique de Surin ? L’une et l’autre, à la vérité, ne sont ici qu’une seule et même « ronde nocturne autour d’un silence », pour reprendre l’expression de Carlo Ossola. Si bien que l’on peut affirmer que, des rhéno-flamands au XVIIe siècle, la mystique a constitué, par sa poétique même, le moment chaque fois réinventé de la modernité.

2 Mais il convient d’aller au plus près des conditions et formes de l’expérience mystique. Et d’abord, cette capacité à trouver « dans les chausse-trappes du langage de quoi dire le néant », comme il en allait, pour Annie Le Brun, de Victor Hugo (Les arcs-en-ciel du noir – Victor Hugo, 2011) – que l’ouvrage ne sollicite que marginalement. Car la question – et la raison – de mystique sont bien d’exprimer ce qui ne peut se dire, de signifier ce qui incréé, invisible, ne peut se penser, se voir ni s’atteindre. Lydie Parisse situe parfaitement ce défi, d’avoir à « dire » ce « déficit d’être » en des mots entrés en « déficit ». Le néant, donc, cette « kénose » dont ne peut témoigner qu’une négativité fondamentale, à l’œuvre au plus profond de l’intériorité. Tout mystique est d’abord cet être qui se perd en l’impossible quête d’un dieu qui n’a nom que d’absence. L’énonciation mystique s’inscrit immédiatement dans la tradition apophatique dont Pseudo-Denys l’Aréopagite a proposé la première et plus rigoureuse expression. Il faut être d’absolue « nudité » pour participer de cette « pure nudité qui est Dieu », rappelle C. Ossola. Ablation, peut-on dire, de ce retranchement et dépossession de soi-même et de tout ce qui constitue son « propre », et oblation, de cette créature en effacement, à

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cela même de quoi Dieu est le nom. De la fresque de Giotto représentant François d’Assise prêchant aux oiseaux, aux Fioretti de Rossellini, toute chose est rendue à sa pauvreté, sa nudité, qui n’est autre que « la puissance de leur apparition », souligne Valérie Deshoulières. Mystique : une poétique de la simple vertu des choses ? « Montrer la force de l’innocence », expliquait le cinéaste – et proposer ainsi des images épurées, « sans effets rhétoriques ». Précis de déconstruction.

3 Ou de désenchantement, dont la mystique est sans doute l’opérateur le plus radical. Soit, au début du XIXe siècle, l’œuvre d’Étienne de Senancour, trop méconnu, alors qu’il fut considéré par les Romantiques comme ayant ouvert la voie vers leurs « abîmes ». En son ouvrage emblématique, Oberman, en ses Libres Méditations, Patrick Marot note une écriture dissociant « l’individu de toute transcendance », et la conception tragique qui s’en dégage, comme il en va d’une mystique éperdue en un monde hors de dieu. Plus encore : dans cette négativité fondamentale, le statut du sujet bascule, « appelé à se dissoudre dans l’œuvre ». Ainsi se déploie un processus « délibérément déceptif de dé- symbolisation et d’évitement ». On reconnaît la grammaire de toute haute spiritualité, jusqu’à cet absolu don de soi qu’un pur amour engage, et l’offrande féminine qui s’y inscrit, comme tout à l’heure chez François d’Assise l’impératif de « faire la femme », ou « la mère », qu’avait relevé Jacques Dalarun. L’écriture de Senancour reprend ainsi le schème mystique où tout apophatisme est aussitôt épiphanie : il n’est de révélation que dans le temps même de l’occultation, et de lumière vive qu’au creux de la ténèbre. Telle littérature se décline alors en « poétique du sublime », où se conjuguent le verbe en son expressivité, et la dissolution du référent.

4 Au tournant des XIXe et XXe siècles, le champ littéraire est acquis à la mystique, considérée comme « ce génie absolu » qui hante Léon Bloy, J.K. Huysmans, Villiers de L’Isle-Adam, etc. Et les conduit à (re)découvrir Ruysbroeck, Angèle de Foligno, Marguerite Porète, etc. et le grand œuvre de Maître Eckhart, et Mme Guyon, et Surin, François d’Assise, Jean de la Croix, Thérèse... Le théâtre n’est pas insensible, tant s’en faut, à cette séduction. Qu’il observe en sa radicalité : « mise en question du langage et de la faculté de représentation », écrit L. Parisse à propos de Maeterlinck – « creuset de l’image spirituelle » note Flore Garcin-Marrou. Le théâtre doit être le témoignage d’une expérience singulière authentique, comme l’est un texte mystique. Nommer donc, avec Maeterlinck, « amour absolu » ce nœud gordien qui fait de la joie et de l’effroi ce couple de malédiction et de plénitude. Écrire ce renoncement et cette dépossession de soi et du langage. Représenter l’irreprésentable en usant de tous les impropriétés et déficits de la langue, jusqu’à tenter de retrouver quelque langue des origines pour fonder ce « théâtre de l’âme » ainsi défini par E. Schuré au début du XXe siècle. De Maeterlinck à Artaud, de la nécessité, pour le premier, « d’écarter l’être vivant de la scène », à l’urgence, pour Artaud, de considérer la scène comme lieu « de la transfiguration du quotidien en une cruauté sublime », selon la formule de F. Garcin-Marrou, la filiation s’impose. La dé-représentation exige la résurrection du banal. Beckett viendra à son tour, l’attente vide, le cap toujours au pire.

5 Cette expérience mystique de « remontée vers le principe », étant exclue toute élaboration conceptuelle de Dieu, Bergson la fonde en intuition et surgissement. Elle ne peut se dire que par métaphore, cette véritable trans-substantiation du verbe, familière aux mystiques, ou, par antithèse, « cette faculté souveraine » de voir les deux côtés des choses (V. Hugo). Seules capables de rendre compte de ce « je ne sais quoi » que Bergson, rappelle Ghislain Waterlot, loge au centre de l’expérience intime de soi et de

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l’altérité. Là cependant où le philosophe conçoit la mystique comme ce « surcroît d’énergie », cet « acte inaugural qui pousse l’espèce humaine au-delà d’elle-même », la conciliant avec l’élan qui porte toute vie – la littérature et le théâtre qui nous concernent ici exposent, selon la formule d’Aby Warburg, le « nihilisme religieux » qui en procède. On peut à l’évidence qualifier ainsi l’œuvre de Baudelaire ou de Bataille, définie par Maurice Blanchot, selon l’analyse proposée par Tomasz Swoboda, comme révélation toujours négative : « c’est une découverte de l’absence de la source, une confusion, une dissolution ». Aussi bien l’esthétique qui se réclame de la « voie négative » porte-telle critique de la visibilité. De Boehme et Angelus Silesius aux maîtres de l’abstraction, Malévitch, Kandinsky, Mondrian, une même « grammaire des images » se décline, capable de définir de nouveaux cadres de signification. Il s’agit non seulement de rechercher le sacré dans les formes profanes, analysent Amador Vega et Sébastien Galland, mais plus encore de permettre l’émergence de « processus négatifs de défiguration de l’image ». Pureté, ascétisme, création « sacrificielle », détachement : en témoignent à l’envi Duchamp, Tapiès, Rothko, et tout créateur attestant, comme il en va dans l’œuvre de Viola, que « le vide du désert rejoint la vacance que chacun porte en lui ».

6 Mais on sait que cela n’est pas affaire de « personnalité », moins encore d’« état d’âme », mais d’une exigence plus redoutable, qui sollicite chacun d’être à la mesure de la démesure du monde et de son principe – sa vacuité, sa nudité, son unité. De ce point de vue, l’écriture de Valère Novarina est exactement contemporaine de cette urgence et de cette nécessité. Marco Baschera la définit comme « active négation de tout ce qui semble être donné, perçu, compris », quand il faut au contraire « trouer et porter le vide » dans les termes même par quoi l’homme communément se nomme. « Pas d’idées sur la scène, jamais !, écrit Novarina ; et pas non plus d’idées dans la pensée – mais des personnages rythmiques, des instabilités, des bêtes au combat –, pas de substances, ni substantifs, ni adjectifs, ni d’êtres qui tiennent, mais l’acte du verbe, le feu qui souffle, brûlant, ardant toutes les lettres [...] les vraies pensées sont en spirales, en torrents, et en tourbillons – comme autant de combats musicaux [...] ». Des torrents de Madame Guyon aux déstabilisations continues et effondrements des mots en leur tournant mystique, ce théâtre en est la figure aujourd’hui. À la difficile conjonction de la mystique et de la philosophie, qui ne peuvent sans doute s’entendre qu’une fois reconnue leur différence de principe – mystique, écriture, poétique et création artistique, – chacune venue, pour le meilleur, d’une insoumission radicale du verbe, et de la mise en jeu et en cause de la transcendance par le rapatriement de dieu au plus intime de l’homme – pourraient bien au contraire dessiner une configuration du savoir qui définirait, en chaque temps d’histoire, son gradient de modernité.

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Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Les lois Veil. Les lois événements fondateurs. Contraception 1974, IVG 1975 Annexes, illustrations, index, bibliographie Paris, Armand Colin, coll. « U Histoire », série : Les événements fondateurs, 2012, 228 p.

Sophie Nizard

RÉFÉRENCE

Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Les lois Veil. Les lois événements fondateurs. Contraception 1974, IVG 1975, Annexes, illustrations, index, bibliographie,Paris, Armand Colin, coll. « U Histoire », série : Les événements fondateurs, 2012, 228 p.

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1 Les questions de la contraception et de l’avortement ont été en débat dans la société française bien avant les Lois Veil de 1974 et 1975. Ce livre rend compte de manière complète des événements à l’origine de ces lois, de leur généalogie, avec une chronologie extrêmement détaillée, mais il met également l’accent sur la manière dont ces luttes et celles qui les ont précédées sont entrées dans la mémoire collective. C’est donc au croisement de l’histoire du droit, de l’histoire des femmes et du genre, de l’histoire politique et d’une sociologie de la mémoire que s’inscrit ce très beau travail de synthèse. Cette plongée dans l’histoire et la mémoire nous rappelle à quel point des droits que l’on considère aujourd’hui comme fondamentaux ont été acquis de haute lutte et ont mis fin à des lois répressives qui avaient été adoptées au début du XXe siècle. Les auteurs nous rappellent les arguments moralistes, familialistes et démographiques des anti- avortement appartenant à toutes les tendances politiques et religieuses ainsi que les enjeux politiques, médiatiques, médicaux et sociaux de cette histoire complexe.

2 Elles dressent également le portrait de plusieurs figures militantes, hommes et femmes, qui ont participé à ce combat et l’ont porté sur la scène publique. Mais leur analyse permet de dissocier la lutte pour la contraception et plus tard pour l’IVG du seul militantisme féministe.

3 Enfin, les auteurs soulignent que cette « révolution » reste « inachevée » du fait du renouveau depuis les années 1990 d’une hostilité organisée et violente contre le droit à l’IVG, des oppositions à la contraception et à l’avortement des autorités catholiques et du protestantisme évangélique nord-américain, et de la charge négative attachée à l’avortement encore perçu comme un échec et une transgression face à un idéal procréatif.

4 L’ouvrage se divise en trois parties ; une première partie présente la généalogie de la législation sur la contraception et l’avortement, des lois répressives de 1920 et 1923 à la « réforme inachevée » que représente la Loi Neuwirth de 1967, une seconde partie est consacrée aux Lois Veil envisagées comme une conquête progressive et inéluctable dans le paysage social, politique et législatif de l’époque aboutissant au dénouement de 1974-1975, enfin la troisième partie analyse l’impact des Lois Veil et revient sur le processus de « mémorialisation décalée » de l’événement.

5 Reprenons les grandes lignes de cette histoire politique et sociale ; Si depuis 1810 l’avortement est passible de prison, le législateur du début du XXe siècle veut se doter d’un nouvel outil juridique pour interdire les discours et toute forme d’information qui conduiraient au « crime d’avortement » ou propres « à prévenir la grossesse ». Les contraceptifs, jusqu’alors vendus en pharmacie sont dès lors interdits, mais pas les préservatifs considérés comme indispensables à la prévention des maladies

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vénériennes. La loi de 1923 renforce les sanctions contre les avortées, les avorteurs et avorteuses en qualifiant l’avortement non plus de crime (jugé en assise par des jurés trop indulgents), mais de délit (jugé en correctionnelle par des juges professionnels plus sévères). Ce consensus répressif rassemble des courants disparates (familialistes catholiques, moralistes de tous bords soucieux que l’État garantisse les bonnes mœurs) dont les tenants sont partisans d’une vision nataliste de la nation. Seul le courant néomalthusien, d’inspiration britannique, préconise la contraception comme moyen de préserver les moyens de subsistance des populations.

6 Si, après la Première Guerre mondiale, les droits politiques des femmes progressent, « il n’est pas question de lier citoyenneté et libre maternité » (p. 25), les féministes elles- mêmes ne sont pas sensibles à ces problématiques.

7 Ces tendances répressives progressent encore sous Vichy. Ainsi la loi de février 1942 assimile l’avortement à un crime contre « la société, l’État et la race » et les femmes qui pratiquent des avortements encourent la peine de mort : qui sait par exemple que Marie-Louise Giraud a été exécutée le 30 juillet 1943 pour cette raison ?

8 À la libération, le familialisme et le natalisme persistent tout en se différenciant de celui de Vichy par son caractère non racial, et sont portés notamment par les démographes d’un côté (les auteurs soulignent par exemple les positions d’un Alfred Sauvy), par les catholiques de l’autre, et de manière plus surprenante par le Parti communiste français.

9 Mais à partir des années 1950, le débat est relancé, notamment par la création par la gynécologue Marie-Andrée Lagroua Weill-Halé de l’association Maternité heureuse en 1956 qui deviendra en 1960 le Mouvement français pour le planning familial (MFPF). Il s’agit de lever le tabou en luttant contre les avortements clandestins et de sensibiliser l’opinion sur le contrôle des naissances. La presse s’empare du sujet et donne la parole à des femmes ordinaires. Des personnalités issues de la nouvelle gauche soutiennent un projet de réforme de la loi de 1920. La question de la contraception s’invite dans la campagne présidentielle de 1965 au cours de laquelle le candidat de l’opposition, François Mitterrand, préconise la légalisation de la contraception. Les experts s’affrontent dans des débats scientifiques et politiques sur la pilule, dont les enjeux commerciaux sont soulignés.

10 L’État commande des rapports d’experts sur les effets que produirait une légalisation de la contraception en termes de santé publique, de baisse de la natalité et de dépenses publiques (baisse attendue des prestations familiales), mais aussi en termes d’éthique et de libertés individuelles. Alors que ces rapports préconisent une réforme législative, le gouvernement de Georges Pompidou ne présente pas de projet de loi. C’est un parlementaire gaulliste, Lucien Neuwirth, qui en prend l’initiative en 1966. La loi légalisant la contraception est finalement votée le 28 décembre 1967, mais comporte des restrictions en limitant dans les faits l’accès, notamment pour les mineures (p. 57), en outre ni la consultation ni la prescription ne sont remboursées par la Sécurité sociale, et les décrets d’application de la loi tardent à être promulgués.

11 Dès lors, émerge au début des années 1970 un nouveau débat public sur la libéralisation de l’avortement, avec une nouvelle revendication portée par les mouvements féministes : l’avortement libre et gratuit.

12 Les auteurs analysent la complexité des événements et actions militantes ayant conduit aux Lois Veil, et tentent ainsi de « débusquer les remémorations abusives ou déformées

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et les zones d’oublis » (p. 65), chacun des acteurs ayant tendance à s’attribuer la réussite de ce combat (MLF, Mouvement pour la liberté de l’avortement, Choisir sur le terrain juridique, le Planning familial...).

13 Une attention particulière est portée aux mouvements féministes dans leur diversité, portant sur la scène publique des débats sur le corps et la sexualité, militant pour la libéralisation de l’avortement, participant du transfert international de l’action par leurs liens avec les féministes américaines. L’opposition de l’association. Laissez-les vivre prend la forme d’un manifeste signé par 100 médecins, magistrats et généraux et publié dans Le Monde du 27 mars 1971. En réponse, un contre-manifeste de 343 femmes ayant avorté est publié début avril. Les anti et les pro-avortement continuent de s’affronter jusqu’en 1975, mais les auteurs soulignent les scissions au sein même des mouvements pro-avortement et contraception.

14 Sur le front politique, le débat est ouvert à l’Assemblée nationale dès 1972 sans qu’aucune réforme ne se profile. Cependant, dans un « contexte d’intense mobilisation et de forte médiatisation » et face au vide juridique, le premier ministre Pierre Messmer propose une réforme en 1973, sans qu’aucun consensus ne se dégage entre les partis politiques très divisés sur les cas justifiant l’avortement, sur les délais limites d’avancement de la grossesse...

15 D’un côté le Conseil de l’épiscopat rappelle la position de l’Église catholique, de l’autre la présidente de la MLAC (Mouvement pour la libéralisation de l’avortement et de la contraception) dénonce une future loi « injuste, répressive, inapplicable et déjà caduque ».

16 Cet échec constitue néanmoins une première étape décisive, les injustices et les souffrances que subissent les femmes sont enfin dénoncées au grand jour. L’élection de Valéry Giscard d’Estaing (malgré ses promesses plus que mitigées pendant la campagne) va relancer la question de la libéralisation de l’avortement dans un contexte global de modernisation de la société française. Il fait pour cela appel à Simone Veil, nommée ministre de la Santé de son gouvernement. Celle-ci incarne le renouveau politique « de par son sexe et son statut d’outsider de la vie politique » (p. 101).

17 Les auteurs reviennent sur le poids des opinions religieuses dans le contexte de l’époque, encore marqué par une culture et une morale religieuse, en dépit d’une laïcité inscrite comme principe constitutionnel depuis 1946. Pourtant l’individualisation et la sécularisation, y compris interne à certains milieux confessionnels, préparent les mutations en cours concernant l’avortement, le divorce par consentement mutuel, l’éducation sexuelle et les premiers débats sur l’euthanasie. L’avortement est de plus en plus envisagé dans ses aspects sociaux, politiques, économiques et psychologiques, la parole des femmes est enfin entendue.

18 Cependant pour les responsables catholiques, le respect de la vie reste un tabou indépassable, rappelé en 1968 par l’encyclique Humanae Vitae, et les conduit à s’opposer farouchement à la loi. De son côté, la Fédération protestante de France fait connaître ses positions plutôt favorables à la libre contraception et contre la loi de 1920. Certains, comme le pasteur André Dumas, conduisent une réflexion sur l’éthique sexuelle en rupture avec l’héritage du puritanisme et prennent position pour le contrôle des naissances, la contraception et la libéralisation de l’avortement sous certaines conditions, au nom du pluralisme des valeurs, de l’égalité entre les sexes et de la prise en compte de la tragédie subie par les femmes.

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19 La position des responsables religieux juifs, même si elle est très peu médiatisée, est cependant entendue par les parlementaires. Le grand rabbin Ernest Gugenheim insiste sur la diversité des décisions sur l’avortement, au cas par cas, permis si la santé physique, mentale ou morale de la mère est menacée et relevant de la conscience éthique des individus.

20 Dans ce paysage religieux diversifié, des voix dissidentes catholiques s’expriment comme celle du député Claude Peyret, médecin catholique et porteur du projet de loi sur l’avortement thérapeutique en 1970, ou celle d’un autre médecin, plus médiatique, Paul Milliez. Ces positions sont relayées par la revue Études, ou la revue dominicaine Lumières et Vie. Il s’agit de sortir d’une conception « étroitement théologique » de l’avortement et de promouvoir une réflexion en termes « d’éthique relationnelle » permettant une prise en compte des dimensions sociales, physiques et psychiques qui permettraient de rendre l’avortement acceptable dans certains cas sans renoncer à une définition de l’embryon comme humain.

21 Les auteurs soulignent que « quelles que soient leurs nuances, les positions religieuses révèlent combien la question de la procréation est centrale dans le processus de sécularisation et de laïcisation des mœurs » (p. 120).

22 Sur le plan législatif, une première Loi Veil sur la contraception est promulguée le 4 décembre 1974, après quelques débats moins passionnels qu’en 1967, aboutissant à un relatif consensus entre la majorité et l’opposition. Elle permet le remboursement par la Sécurité sociale des contraceptifs modernes et l’accès des mineures à la contraception sans limite d’âge et sans autorisation parentale, ayant pour conséquence de permettre à l’ensemble des Français la séparation de la sexualité et de la procréation.

23 Dans un deuxième temps, il s’agit pour Simone Veil de tirer les leçons de l’échec de 1973 et de trouver un autre consensus sur l’avortement. Pour ce faire, elle lance une large consultation auprès des parlementaires de la majorité, des différentes instances religieuses, des médecins et de Giselle Halimi, partisane de l’avortement libre et gratuit et présidente de l’association Choisir. L’élaboration du projet de loi s’appuie également sur un sondage IFOP rendu public au moment du dépôt du projet gouvernemental et révélant qu’une majorité des personnes interrogées est favorable à « un avortement médicalisé choisi par une femme qui se trouve en difficulté » (p. 127). Le projet de loi repose sur le principe d’une libéralisation fondamentale de la législation sur l’avortement, toutefois contrebalancée par une série de restrictions, afin de rallier une partie de la droite. Il s’agit d’encadrer strictement la procédure d’accès à l’avortement afin de ne pas l’encourager, d’exclure le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale pour des raisons politiques plus que budgétaires, enfin de limiter son application à un délai d’essai de cinq ans.

24 Les réactions hostiles au projet sont attendues (épiscopat, ordre des médecins) alors que les partisans de l’avortement libre et gratuit émettent des réserves, bien qu’ils soient favorables à un projet censé débloquer une situation intolérable. Les débats qui précèdent le vote et qui insistent sur la question sociale sont largement relayés par les journaux et la télévision.

25 En tant que femme et mère de famille, Simone Veil peut se prévaloir d’une expertise sur les questions qui concernent les femmes, même si elle se tient à distance des revendications féministes. Les discussions à l’Assemblée nationale se déroulent du 26 au 28 novembre 1974, jour et nuit, elles sont passionnées et surpolitisées. Simone Veil

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est interpelée par Jean-Marie Daillet, un député centriste, allant jusqu’à assimiler l’avortement aux crimes nazis et à évoquer les fours crématoires. La ministre est agressée par des coups de téléphone, des lettres et des graffitis injurieux. Malgré tout, la mécanique parlementaire conduira au vote de la loi et à sa promulgation le 17 janvier 1975.

26 Le livre aborde enfin le processus de mémorialisation des Lois Veil. Si la loi de 1974 sur la contraception est généralement oubliée, celle de 1975 sur l’IVG est retenue par l’histoire comme ayant donné aux femmes la liberté d’avorter, malgré ses nombreuses restrictions et les difficultés de son application dont les auteurs traitent largement dans la troisième partie. Elles montrent comment cette loi fragile sera par la suite améliorée en 1982 (remboursement de l’IVG), 1993 (constitution de l’entrave à l’IVG comme délit) et 2001 (allongement du délai légal à douze semaines et amélioration de l’accessibilité). Comment enfin, ces lois ont contribué à transformer les rapports de genre dans un contexte où « l’échange sexuel et le lien amoureux jouent un rôle moteur dans la conjugalité » (p. 170). Cependant, l’éradication à terme de l’avortement, objectif affiché de la loi de 1974, est loin d’avoir été atteint (on compte près de 210 000 avortements par an en France en 2009). D’un autre côté, la fermeture des services la pratiquant et le désintérêt des médecins vis-à-vis de cet acte peu valorisant restent problématiques. Quant à la question du statut juridique de l’embryon, elle reste posée par le Comité national d’éthique.

27 Ces questions non résolues conduisent les auteurs de ce livre à qualifier le droit à la contraception et à l’avortement de « révolution inachevée ». Ce livre est une indispensable synthèse historique et sociologique sur l’émergence complexe et difficile des droits des femmes en matière de sexualité, de contraception et d’avortement, et nous permet de penser, plus que jamais, à quel point « l’intime est politique ».

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Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel (Dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours Paris, Éditions du Seuil, coll. « Histoire », 2012, 614 p.

Étienne Fouilloux

RÉFÉRENCE

Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel (Dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Histoire », 2012, 614 p.

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1 Il existe un mouvement missionnaire dans les zones déchristianisées de Belgique wallonne après la Libération, mais guère de volonté de collaboration catholique avec un mouvement communiste faible. Au contraire en Italie, qui reste largement un pays de chrétienté, pas de mouvement missionnaire, mais une tentation communiste parmi les intellectuels et les militants refusant l’hégémonie de la Démocratie chrétienne. La France est le seul pays d’Europe occidentale dans lequel se conjuguent, sous l’étiquette de « progressisme chrétien », un important mouvement missionnaire à destination du monde ouvrier et un accueil favorable à la « main tendue » par la mouvance communiste. La première phase de l’histoire de ceux qu’on n’appelle pas encore « chrétiens de gauche » occupe la première partie de ce fort volume appelé à devenir un ouvrage de référence. Une multiplicité d’entrées thématiques et d’encadrés ponctuels explore le champ balisé par le récit de Denis Pelletier. Cette structure polyphonique particulièrement bienvenue fait toute la richesse de l’ensemble. La double condamnation par Rome de l’aventure des prêtres-ouvriers (1954 et 1959) blesse durablement le mouvement missionnaire. Quant à la « main tendue », elle pâtit non seulement des interdictions ecclésiales, mais aussi de l’entrée des chars soviétiques à Budapest (1956) ou à Prague (1968). La lutte pour la paix en Algérie donne toutefois un regain de vitalité à une nébuleuse qui s’élargit alors à des intellectuels notoires, comme François Mauriac.

2 Une seconde phase de l’histoire des chrétiens de gauche s’ouvre au début des années 1960, à laquelle introduit le récit de Jean-Louis Schlegel appuyé sur la même structure polyphonique. Le mouvement missionnaire regarde désormais autant vers le tiers monde et ses révolutions que vers l’hexagone où la question ouvrière perd de son acuité. Et la « gauche du Christ » après 1968, moins vers un « socialisme réel » démonétisé que vers la mouvance gauchiste... ou vers le nouveau Parti socialiste. La divine surprise intervient en 1981 avec la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle : nombre de chrétiens de gauche, protestants surtout, mais aussi catholiques entrent alors dans les palais de la République. Il s’agit pourtant d’un succès en trompe-l’œil : faute d’avoir bien compris certains des nouveaux défis lancés à la société française, les vainqueurs de 1981 restent sans autre projet que celui d’exercer le pouvoir et donc sans véritable avenir, comme le prouvent les difficultés récurrentes de leur titre emblématique, Témoignage chrétien. On les cherche d’ailleurs en vain parmi les bénéficiaires de la seconde grande alternance, celle de 2012. Sans postérité politique, ils sont aussi sans postérité religieuse : ardents partisans de ce qu’ils tiennent pour l’esprit de Vatican II, ils sont déçus des tentatives de restauration qui marquent l’Église catholique dès la fin du pontificat de Paul VI, mais plus encore ceux de ses successeurs

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Jean-Paul II et Benoît XVI. Avec fracas ou sur la pointe des pieds, ils quittent une Église dont ils réprouvent ouvertement l’évolution : ils deviennent ainsi des « militants d’origine chrétienne », une origine de plus en plus problématique. Et leurs enfants, qui les ont toujours entendus critiquer les Églises, ne sont guère tentés d’y adhérer, d’autant qu’elles s’opposent bien souvent à leurs nouveaux modes de vie. Cette famille religieuse et politique qui fut l’une des originalités de la France des années 1940 à 1980, comme le prouve éloquemment cet ouvrage, est-elle en train de disparaître sous nos yeux, victime du regain de sécularisation de la société française, du recentrage des Églises et de son impuissance à peser sur leur devenir ? On peut légitimement se poser la question au terme d’un livre qui s’achève de fait en 1981, plus qu’en 2012. Les chrétiens de gauche ou « la beauté du mort », selon l’expression chère à Michel de Certeau, qui fut l’un des plus perspicaces d’entre eux ?

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Vincent Petit, Catholiques et Comtois. Liturgie diocésaine et identité régionale au XIXe siècle Cartes, graphiques, notes bibliographiques, index, cahier photo Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire religieuse de la France », 36, 2011, 720 p.

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Vincent Petit, Catholiques et Comtois. Liturgie diocésaine et identité régionale au XIXe siècle, Cartes, graphiques, notes bibliographiques, index, cahier photo, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Histoire religieuse de la France », 36, 2011, 720 p.

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1 La liturgie est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux mains des liturges. À cette affirmation, tout historien ne saurait que souscrire. En effet, c’est peu dire qu’il nous manque encore en France une histoire de la liturgie catholique des XIXe et XXe siècles digne de ce nom – une histoire qui ne soit pas sainte, mais universitaire, sécularisée, dépassionnée, désacralisée, profane. Aussi faut-il se réjouir que, après Xavier Bisaro qui revisitait l’histoire des liturgies du XVIIIe siècle en se penchant sur la liturgie parisienne (Une nation de fidèles. L’Église et la liturgie parisienne au XVIIIe siècle, Tournai, Brepols, 2006 – recension par Daniel-Odon Hurel, ASSR, 142), Vincent Petit explore la place de la liturgie dans le catholicisme du XIXe siècle.

2 Il avait déjà proposé un cadre interprétatif général dans Église et Nation. La question liturgique en France au XIXe siècle (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010), partie de sa thèse dont le présent ouvrage, bien plus gros, est le complément nécessaire. En effet, après avoir observé la reconfiguration de la liturgie catholique dans un sens intransigeant, centralisateur et unificateur, destiné à permettre à l’Église de faire pièce à une nation démocratique en construction, il déplace l’observation sur un cas particulier, la Franche-Comté. L’objet est particulièrement bienvenu dans la perspective de son projet global visant à comprendre la constitution en des temps démocratiques de communautés culturelles disposant de leurs propres références (Églises, groupes religieux, provinces, pays, départements...), mais ayant toujours à s’inscrire dans une relation complexe avec d’autres communautés relevant d’échelles différentes (nation, Église universelle...). En effet, la Franche-Comté, province viscéralement patriote, mais de tradition romaine dans l’espace français gallican, fut l’avant-dernier diocèse français à adopter la liturgie romaine, en 1874, manifestant ainsi une certaine réticence à la romanisation comprise comme « intransigification » (on m’excusera, je l’espère, ce néologisme) associant centralisation, uniformisation et résistance au libéralisme. L’objectif est donc de comprendre comment ce paradoxe se construit puis se résout, et comment il contribue à la construction d’une identité régionale. Bref, Besançon, Rome et Paris, tel est le triangle de l’étude.

3 Celle-ci est décomposée en trois parties chacune divisée en de courts chapitres de quinze à vingt pages. La première « Une province romaine et patriote », propose en neuf chapitres une lecture de l’histoire des clercs de l’archidiocèse de Besançon de la Révolution à l’arrivée sur le siège de Mgr Clément Mathieu (1834). En ce sens, elle s’inscrit dans le cadre des études diocésaines, pratique ancienne de l’histoire religieuse, mais relue à la lumière de problématiques particulières, orientation plus récente qui a permis de renouveler l’utilisation du cadre diocésain (par exemple Sylvain Milbach et

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ses prêtres historiens du diocèse de Dijon). L’intérêt de l’approche de l’auteur est de mettre en avant combien la fracture révolutionnaire, dans le contexte spécifique de la Franche-Comté, joue, par le biais de réappropriations et réinterprétations successives, jusqu’à la fin des années 1870, en se focalisant finalement sur la liturgie. Réduction à merci du corps ecclésiastique après l’épiscopat du gallican et bonapartiste Le Coz, inculturation mennaisienne du jeune clergé dans les années 1820-1840 (avec les futurs évêques Gerbet, Gousset et Doney), construction d’un groupe clérical mal contrôlé par une faible administration épiscopale (pour des raisons purement circonstancielles, la succession rapide des titulaires du siège : quatre de 1815 à 1834), nomination d’un jeune évêque autoritaire formé à Saint-Sulpice et « plus gallican en pratique qu’idéologue » (p. 137), le diocèse de Besançon voit se mettre en place les éléments de la querelle liturgique qui va le déchirer sous son nouvel archevêque.

4 L’articulation de plusieurs strates d’explication fait tout l’intérêt de cette partie : le bouleversement révolutionnaire et sa réactivation régulière à travers diverses questions en ligne de fond ; un double phénomène générationnel, le romantisme catholique sous sa forme mennaisienne et la reconstruction cléricale d’après la Révolution ; l’importance des circonstances et des personnalités à travers les successions épiscopales. Vincent Petit articule ainsi histoire bataille et histoire de longue durée, pour reprendre des catégories banales, mais en montrant combien les individus, tout particuliers qu’ils soient, sont toujours pris dans des structures qui les marquent et déterminent en partie non seulement ce qu’ils sont, mais aussi ce qu’on veut qu’ils soient ou qu’on dit qu’ils sont – Mgr Mathieu est ainsi nécessairement, pour ses opposants bisontins, un gallican dans le sens le plus détestable qu’il soit : cryptohérétique, autoritaire, administratif.

5 La deuxième partie, « Dispute d’état et controverse publique : la querelle liturgique », se penche en dix chapitres sur les vingt années du conflit autour de la liturgie dans le diocèse bisontin. Le mouvement de romanisation n’est pas sans trouver des défenseurs, qui, en leur particulier, utilisent exclusivement le rite romain, mais tardivement (à partir du début des années 1850). Surtout, ces défenseurs sont partie prenante de réseaux romains déjà constitués qui vont jouer dans les tensions internes à Besançon un rôle non négligeable. Or, ces réseaux sont associés à des pratiques d’influence : médiatisation, circulation d’informations par relations épistolaires, utilisation des relations liées à la sociabilité cléricale... Face à eux, Mgr Mathieu entend conserver son autorité épiscopale tant contre l’intervention directe de Rome que contre les romanisateurs, sans être pour autant gallican en liturgie, et maintenir un certain nombre d’usages bisontins qu’il estime parfaitement justifiés. Cette situation et ces volontés épiscopales expliquent assez largement le développement et les rebondissements de la querelle. Mgr Mathieu s’engage dans la validation romaine d’une liturgie bisontine. Se lançant dans une enquête érudite dont il tire un mémoire adressé à la Congrégation des Rites en 1855, il demande la possibilité de reprendre bréviaire et missel de la fin du XVIIe siècle. Ce choix permet d’articuler particularismes locaux, formes romaines et héritage tridentin. Mais sa demande est refusée en 1856. L’archevêque s’oriente alors vers la construction d’un propre diocésain « romano- compatible » pour lequel il obtient un indult en 1862. Il faudra cependant plus de dix ans pour que la réforme entre en application, puisque Mgr Mathieu, au nom des difficultés à changer des usages fortement enracinés, se hâte fort lentement – l’édition des nouveaux livres prend notamment beaucoup de temps – s’appuyant sur les difficultés du contexte politique pour tergiverser davantage encore. Entre-temps, il a

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dû faire face, de 1856 à 1865, à une très forte polémique diocésaine menée par des clercs romanisateurs, intransigeants et donnant vite un tour personnel à la querelle : les abbés Maire, Mercier, Bergier et le chanoine Thiébaud (trois sont déliés du ministère paroissial et disposent ainsi d’une certaine autonomie). Arguments théologiques, historiques, pratiques, tout est bon pour contester les décisions épiscopales et leurs orientations : gallicanisme larvé contre intransigeance romaine, particularisme régional contre unité universelle, lenteur hypocrite contre ardeur enthousiaste, édition locale coûteuse contre publication industrielle bon marché.

6 À cette exposition chronothématique de la querelle, Vincent Petit associe une sociohistoire de l’échec final de Mgr Mathieu. Il suit au plus près la constitution, au sein du clergé bisontin, de clivages géographiques (conférences ecclésiastiques), générationnels (les plus jeunes sont plus romains), professionnels (le chapitre, les séminaires, la mission diocésaine sont dominés par les romains) autour de la question liturgique. Ils aboutissent à une confusion pratique qui n’est pas sans répercussions visibles (différences d’ornements, de calendrier, etc.), sans compter les répercussions dans le fonctionnement diocésain. Les carrières dépendent de la position prise dans la querelle, les institutions diocésaines se grippent, les séminaristes sont l’objet de pressions. In fine, quoique le cardinal Mathieu défende la souveraineté temporelle du pape et appuie le Syllabus, les « arguments des partisans de l’unité liturgique [...] se muent en doctrine cohérente et agressive, tournée contre le catholicisme libéral et le gallicanisme érigé en hérésie, celle des “libéraux bisontins” » (p. 385). Ainsi, la situation locale est lue à l’aune de la situation universelle, et réciproquement – le tout au service d’intérêts particuliers, ceux des opposants à l’archevêque. L’interaction des échelles est systématique, perdurant jusqu’après la mort du cardinal Mathieu et pesant sur la promotion à l’épiscopat de l’abbé Besson, son ancien collaborateur.

7 De cette partie peuvent être tirées des réflexions nombreuses et variées. Je n’en avancerai ici qu’une seule. Les acteurs de la querelle y ont apporté des explications différentes, selon la position qu’ils y occupaient. Le cardinal Mathieu tend à imputer l’ardeur romaine de ses opposants à leur caractère (p. 253-256), alors que ceux-ci font primer des considérations idéologiques (p. 258-268). Tout compte fait, on retrouverait les prodromes des analyses du P. Yves Congar sur l’intégrisme (« Intégrisme et mentalité de droite », La Vie intellectuelle, 1950), qui insistait sur la structuration psychologique particulière caractérisant un intégrisme qu’il étendait rétrospectivement jusqu’au milieu du XIXe siècle pour y inclure ce qu’on a fini par appeler l’intransigeance. Valorisant le poids du caractère dans l’histoire, le dominicain entendait bien sûr dévaloriser par ce biais ses opposants, mais s’interrogeait aussi en même temps sur la manière d’expliquer en histoire : comment tenir ensemble l’importance des facteurs humains et des conditionnements sociaux, sans verser dans une histoire psychologisante ou tout faire dépendre des structures. À ces questions, les fines analyses de l’auteur, conduites au niveau microscopique, permettent d’apporter des éléments de réponse. Dépassant la simple histoire locale ou érudite, il accède au niveau macroscopique en articulant en fait deux niveaux : l’individualité et l’individu. Il donne à réfléchir sur l’individualité de l’individu. En effet, il montre parfaitement comment, chez tous les acteurs de la querelle, interagissent en permanence, les habitus d’état, propres au monde clérical, les particularités personnelles, notamment de caractère, et les circonstances. La dimension proprement sociale de l’individu, la dimension irréductible de la personne, les conditions qui amènent à les faire jouer sont ici associées de manière fort heureuse. Cela permet de tenir ensemble une analyse

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sociohistorique de fond (les logiques idéologiques à l’œuvre : romanisation, intransigeance romaine, gallicanisme...), une histoire psychologique d’acteurs en interrelation permanente (les traits de caractère : emportement, passion, raideur, certitude de sa valeur...) et le déroulé chronologique des désaccords. Ainsi, le chanoine Thiébaud apparaît comme un Romain passionné violemment hostile à son archevêque, ou comme animé d’une passion romaine tournée contre son hiérarque, de 1845 à 1884 – soit même après la mort du cardinal. La situation sociale (un chanoine), les choix idéologiques (l’intransigeance), le caractère (l’assurance acerbe), la factualité (les choix de Mgr Mathieu, les décisions romaines...) interagissent en permanence.

8 In fine, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la passion intransigeante. Indéniablement, l’intransigeance française (mais elle n’est sans doute pas la seule) a été une pensée foncièrement polémique, dans sa constitution (contre le libéralisme) et dans son fonctionnement (par la dénonciation virulente d’ennemis), au moins jusque dans les années 1870 en ce qui concerne les affaires internes au catholicisme (mais qui sont toujours plus ou moins reliées aux affaires extraecclésiales). Aussi Vincent Petit peut-il la rapprocher de « réactions césaroplébiscitaires » (p. 406). Il y aurait à creuser cette ligne d’analyse, ouverte par Philippe Boutry dans Prêtres et paroisses au pays du curé d’Ars (1986), lorsqu’il montrait l’arrivée dans les années 1850-1860 d’une génération de prêtres populaires affirmant leur autorité face au monde nobiliaire ou notabiliaire. Le parti intransigeant pourrait utilement être rapproché de ces autres partis, qui, plus tard dans l’histoire de France, eurent une fonction tribunitienne. Même fonction de contestation, même obsession unitaire autour d’un centre détenteur de vérité, même fonctionnement par exclusion. À moins qu’il ne faille faire le rapprochement avec cette forme particulière de démocratie qui fut sous la Révolution, celle qui affirme l’unicité du demos composé de membres égaux communiant dans une même volonté en rejetant radicalement tous ceux qui semblent porter atteinte à l’indivisibilité civique. L’intransigeance polémique serait ainsi la forme catholique de la passion démocratique moderne – et j’ajouterais même, dans sa version cléricale, une virilité de substitution : la polémique remplace la violence physique, ce propre viril (théoriquement) interdit au prêtre.

9 La troisième et dernière partie, « Après la Révolution : l’affirmation d’une identité catholique régionale », reprend l’ensemble du dossier en étudiant la création au XIXe siècle d’une identité régionale comtoise. Huit chapitres vont ainsi se pencher sur l’interaction complexe entre particularité comtoise, spécificité cléricale et identité liturgique. Dans tous les cas, l’auteur montre parfaitement comment fonctionne l’invention des traditions, et ce spécialement au niveau ecclésiastique. L’investissement de l’érudition historique par le clergé bisontin est un phénomène qui se retrouve dans d’autres diocèses (on a déjà mentionné S. Milbach, on peut citer aussi François Ploux, « Les curés historiens de village et les tentatives de restauration de l’autorité cléricale après la Révolution », Le Mouvement Social 2008/3, 224, p. 21-33). Elle s’explique par la fonction sociale acquise par l’histoire dans la société française, mais également par l’influence mennaisienne sur l’apologétique catholique. L’histoire sert de preuve et d’argument d’authenticité, de validité, de vérité. Elle est intrinsèquement liée à la dispute liturgique et devient même bientôt un instrument de dispute d’état, en ce sens qu’elle permet l’expression des conflits au sein du monde clérical. La dispute liturgique transparaît dans la pratique historienne des ecclésiastiques qui relisent l’histoire du diocèse de Besançon à l’aune de leur querelle – rapport à l’apostolicité, au siège romain, au Concile de Trente, au jansénisme... Même, les nécrologies, cette forme particulière

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d’histoire, jouent ici un rôle fondamental dans l’expression de la conflictualité, car ces figures imposées n’empêchent pas la manifestation d’appréciations personnelles ou de relectures idéologiques : « Elles sont [...] avant tout un exercice de confraternité, propre à l’état ecclésiastique, dont elles reprennent les codes mais aussi les clivages » (p. 514). Développement d’une compétence de spécialistes des traditions, puis développement d’une histoire idéologisée donc. Enfin, développement d’une justification des changements, des permanences ou des restaurations : le corps clérical appuyé sur sa nouvelle érudition mise au service d’un projet idéologique développe des choix pastoraux en relation avec ses objectifs. Ainsi le cardinal Mathieu entend-il conforter par l’histoire le relatif particularisme bisontin alors que s’imposent l’uniformisation liturgique et l’italianisation de la piété. Reliques, saints, dévotions anciennes sont promus. Mais dans tous les cas, Romains et Bisontins doivent se confronter à la critique historique, dont les règles et les effets sont les mêmes pour tous. Cependant, les premiers s’en sortent bien mieux que les seconds, car pour eux « la liturgie relève d’enjeux ecclésiaux et dogmatiques et d’une ambition englobante, celle d’une nouvelle sacralisation ». Aussi la « défense des rites propres au diocèse ne pouvait qu’échouer » (p. 609).

10 Vincent Petit aboutit ainsi à la fort utile distinction entre une « romanité historique » et une « romanité ecclésiologique considérée comme nouvelle ». Il reprend in fine le point de départ de son travail en montrant, en quelques mots, combien la configuration des XVIe-XVIIIe siècles s’est transformée. En conservant, ou en tentant de conserver, la situation ancienne, celle d’un décalage particulariste au sein du royaume de France exprimé par la liturgie, Besançon aboutit en fait dans les années 1850 à un décalage liturgique au sein du catholicisme français que certains de ses clercs tentent de justifier au nom du particularisme régional historique. Mais ils ne perçoivent pas que ce décalage liturgique devient dissonance ecclésiologique aux yeux de leurs adversaires locaux et nationaux, mais aussi pour le centre romain auquel ils se veulent pourtant fidèlement attachés au nom des anciennes traditions locales. On voit combien le cardinal Mathieu n’a pas compris le changement qui, entre 1750 et 1850, transforme l’articulation des diocèses à Rome, des évêques au pape entouré de la Curie.

11 Le processus d’uniformisation du catholicisme que fut la romanisation intransigeante ne peut ici qu’être mis en parallèle avec l’uniformisation nationale qui s’accentuera dans les années 1880-1900. Que celui-là se soit achevé avant celle-ci explique sans doute pourquoi le catholicisme a pu résister à la vague anticléricale de la République installée, mais aussi pourquoi la République fut anticléricale (les républicains se constituèrent comme anticléricaux précisément lorsque l’imposition de l’ecclésiologie intransigeante triompha) et pourquoi le conflit fut si virulent. Bref, l’intransigification alimentait les conflits auxquels elle dut faire face, en même temps qu’elle permettait d’y faire face. Cette uniformisation catholique manifestait sa capacité d’intégration et d’accueil relatif des pluralités locales, d’où elle tirait sa force. Les diocèses articulaient spécificités régionales et universalité romaine dans un cadre que les réalités politiques, administratives et juridiques imposaient de considérer comme national. Ne retrouve-t- on pas là ce que sut faire également la République, construisant des petites nations au sein de la grande nation ? Et n’a-t-on pas là une des clés de compréhension du catholicisme du XIXe siècle : l’articulation d’une double, voire d’une triple fidélité, à la région, à la nation, à l’Église ? Le parallèle avec cette autre organisation transnationale

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que fut le Parti communiste peut ici être fait et il serait sans doute opportun, un jour, de mener une étude croisée des modalités catholique et communiste d’être français.

12 L’auteur invite ainsi à réfléchir sur les niveaux d’appartenance des individus et sur la capacité des systèmes idéologiques à les prendre en compte pour être efficaces. Nul doute que l’on saisira l’utilité de ces pistes après que Vatican II a partiellement rebattu les cartes de l’uniformisation liturgique, et que les décisions de Benoît XVI ont, depuis quelque peu, de nouveau modifié la donne. Mais l’on observera ici aussi les changements de configuration : les logiques territoriales cèdent désormais le pas à des logiques culturelles déterritorialisées. Le choix de la liturgie de 1962 ou de celle de 1969-1970, en partie en lien avec l’ecclésiologie et l’histoire internationale et nationale qui l’accompagnent, relève de choix individuels d’inscription dans une culture en partie recomposée, ce que nombre de liturges n’ont pas compris. On ne peut finalement s’empêcher de penser qu’il y aurait donc une utilité para-théologique de la pratique historique : poser à nouveau frais des questions que les habitus professionnels tendent à régler trop rapidement comme lors des querelles du XIXe siècle, par la voie de l’imposition implicitement autoritaire, de la dépréciation plus ou moins méprisante, voire de la polémique. Bref, c’est peu dire que le livre de Vincent Petit est utile, tant il donne l’occasion de penser.

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Adam Possamaï (Ed.), Handbook of Hyper-real Religions Leiden, Brill, 2012, 442 p.

Régis Dericquebourg

RÉFÉRENCE

Adam Possamaï (Ed.), Handbook of Hyper-real Religions, Leiden, Brill, 2012, 442 p.

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1 Ce compendium marque la consécration de la notion de religion hyper-réelle qu’Adam Possamaï avait présentée en 2005 dans un ouvrage précédent : Religion and Popular Culture: A hyper-real Testament (Bruxelles, Peter Lang) et que nous avions recensé dans le Bulletin bibliographique des ASSR (2006, 136-89). Pour l’auteur, une religion hyper-réelle est « un simulacre de religion créée ou en symbiose avec une religion populaire qui inspire sur le plan métaphorique et/ou qui est la source de croyances pour la vie quotidienne ». La notion d’hyper-réalité appartient à la pensée de Baudrillard, mais chez Adam Possamaï, elle renvoie à la culture populaire de bande dessinée et surtout aux réseaux qui se forment sur internet. Il s’y forme des communautés virtuelles dont les participants affirment s’inscrire dans une démarche spirituelle. L’auteur distingue trois sous-types d’acteurs des religions hyper-réelles : les consommateurs actifs de culture populaire qui conduisent aux religions hyper-réelles (ce sont les créateurs de religions comme celles du Jedi ou de Matrix ou des gens qui enrichissent des spiritualités existantes comme le paganisme), des consommateurs occasionnels de culture populaire qui se servent de celles-ci pour enrichir leur religion d’origine (comme les chrétiens gothiques), les acteurs religieux ou athées (secular) opposés aux religions hyper-réelles (comme les chrétiens fondamentalistes). Ce troisième sous-type se spécifie donc comme un type en réaction contre les religions hyper-réelles.

2 Il n’est pas possible de présenter la vingtaine de chapitres de ce « Handbook ». Tantôt, ils discutent et tantôt ils illustrent la notion de religion hyper-réelle. Cela va d’une étude du Ramayama revisité par les auteurs d’une série télévisée indienne populaire qui s’inscrivait dans la renaissance du nationalisme hindou (Cuzak) à l’article de Massimo Introvigne qui met en doute la nouveauté du Da Vinci Code en tant que genre littéraire (il appartiendrait à la veine littéraire des feuilletons) en passant par les « jeux informatisés » chrétiens (Bernauer, Walliss), ou encore par une présentation du Hip- hop musulman (Nasir). On trouve aussi des interprétations de l’apparition de ces nouvelles manières de croire comme celle de Stef Aupers qui impute l’origine de ces spiritualités à l’érosion des grands courants chrétiens. Tous les articles sont intéressants et apportent une réflexion utile sur la construction théorique d’A. Possamaï. Vu leur nombre, consacrer quelques lignes à chacun transformerait notre recension en une note de lecture. Nous regrettons donc de ne pas pouvoir les mentionner toutes. Elles présentent l’intérêt de faire découvrir ces spiritualités. Les plus remarquables sont celles qui sont nées grâce à l’internet dont l’utilisation par le public remonte seulement à 1990 avec une expansion commerciale en 1995. De ce point de vue, les séries religieuses télévisées comme le Ramayana apparaissent déjà vieilles par rapport aux réseaux interactifs des disciples du Jedi. Toutefois, leurs publics

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respectifs avouent qu’ils vivent une expérience religieuse. La mise en perspective des nouveaux véhicules de la spiritualité montre que l’imagination religieuse est toujours à l’œuvre dans toutes les cultures et qu’elle est portée par une énergie créatrice. Nous ouvrirons la discussion en reprenant, avec Martin Goeffroy, le lien entre l’auteur et J. Baudrillard. Nous l’avons dit plus haut : pour le premier, les religions hyper-réelles sont des simulacres de religion. Par « religion » il faut sans doute comprendre « Confessions établies et reconnues ». Cette affirmation a sa source dans les thèses de J. Baudrillard sur la culture. Celle-ci serait dominée par la simulation. Cela signifie qu’il n’y aurait plus de différence entre l’objet et sa représentation. La différence entre les deux auteurs réside dans le fait que chez Baudrillard les grandes Confessions sont aussi hyper-réelles. Nous sommes alors conduits à poser en conclusion cette question : si les religions hyper-réelles sont un simulacre de religion, de quoi les grandes confessions considérées comme « authentiques » sont-elles le simulacre ? En quoi les « récits mythiques » qui fondent les « grandes religions » seraient-elles moins mythiques et moins littéraires que les spiritualités fondées sur les écrits de Tolkien, sur Matrix et sur Starwars ? Finalement, la question rappelle celle qui s’est posée à propos du bricolage religieux. Des sociologues ont employé cette expression pour spécifier des idéologies et des pratiques du Nouvel Âge. Mais par comparaison, cela nous a conduits à constater qu’il n’y a pas de religion pure et homogène descendue du ciel et que nous découvrons des bricolages dans lesdites « Traditions religieuses ».

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Ali Rahnema, Superstition as Ideology in Iranian Politics. From Majlesi to Ahmadinejad Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 320 p.

Sabrina Mervin

RÉFÉRENCE

Ali Rahnema, Superstition as Ideology in Iranian Politics. From Majlesi to Ahmadinejad, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 320 p.

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1 Le 17 septembre 2005, Mahmoud Ahmadinejad, fraîchement élu président de la République islamique d’Iran, délivra un discours devant l’assemblée générale des Nations Unies, à New York. À la surprise de son audience, il le conclut par une allusion à la réapparition attendue de l’Imam caché qui remplira le monde de justice et de paix, en priant Dieu qu’il hâte l’événement. La prestation du président et son caractère incongru en un tel lieu furent commentés par la presse internationale et iranienne. Environ deux mois plus tard, à Qom, il en fit le récit devant un ayatollah et quelques-uns de ses proches, expliquant, geste à l’appui, qu’il s’était senti, durant son discours, enveloppé d’un halo de lumière... La vidéo du président racontant son expérience « surnaturelle » circula amplement en Iran, suscita l’enthousiasme de ses partisans, mais aussi les critiques de ses détracteurs et les inquiétudes d’une partie du clergé chiite qui lui retira son soutien. À la veille de l’élection présidentielle de 2009, la vidéo fut ressortie par ses rivaux ; ses partisans déclarèrent qu’il s’agissait d’un faux.

2 Partant de cet événement, Ali Rahnema, professeur à l’Université américaine de Paris, propose une réflexion sur la « superstition » comme idéologie dans l’histoire politique iranienne puisque, relève-t-il, le fait qu’un leader iranien revendique d’être connecté au monde caché n’est pas nouveau. Ainsi, « la résilience et l’endurance d’un ensemble de caractéristiques quasi religieuses et superstitieuses résistantes au temps, attribuées aux leaders politiques iraniens » font l’objet de son étude. Dans la première partie du livre, il expose longuement le cas d’Ahmedinejad et montre comment se mit en place une politique religieuse fondée sur la superstition autour du président associé à l’ayatollah Behjat (m. 2009), pieux, gnostique et populaire mais se gardant de la politique, ainsi qu’au Guide Ali Khamenei. Le tout fut en grande partie orchestré par l’ayatollah Mesbah Yazdi, un clerc néo-conservateur proche du Guide. Ensuite, l’auteur se penche sur les cas de deux autres dirigeants, Mohammad Reza Shah Pahlavi, renversé par la révolution de 1979, et Shah Esma’il Safavi (m. 1524), fondateur de la dynastie safavide. À grand renfort de récits et d’anecdotes rapportés par le Shah lui- même, Rahnema montre comment Reza Pahlavi suggéra qu’il était connecté avec le monde caché depuis son enfance pour accomplir une mission divine et bénéficiait de protections divines et de miracles, comme celui du « 28 Khordad », autrement dit le coup d’État contre Mosadeqq en août 1953. Bien avant lui, Shah Esma’il fut « la quintessence du roi chiite occulte » selon Rahnema, puisque, issu d’un lignage ghollat (i. e. ghulât, ceux qui exagèrent le statut d’Ali), il fut régulièrement conseillé et guidé par l’Imam, en rêve, puis l’aura supranaturelle créée autour de lui passa à sa descendance et « l’idée qu’un prince safavide est un instrument des Imams devint une

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notion généralement acceptée » (p. 155). Elle allait être réactivée par Mohammad- Baqer Majlesi (1627-1660), l’un des plus fameux oulémas de l’islam chiite.

3 Dans la seconde partie de l’ouvrage, Rahnema décrit en détail ce qu’il appelle le majlesisme ou le néo-majlesisme, à savoir « la systématisation et l’institutionnalisation de la tendance superstitieuse du chiisme » (p. 15) mise en place et popularisée par Majlesi. Rahnema reprend d’abord la biographie de ce savant qui exerça de hautes fonctions religieuses officielles, eut du pouvoir, de l’influence et des richesses et fut crédité de grâces divines (karamat). Puis il raconte comment, patronné par les rois safavides, Majlesi dirigea le projet de collecte de hadîth qui aboutit à la rédaction du monumental ouvrage Bahar al-anvar (ainsi transcrit dans le texte). Enfin, il décline les doctrines prônées par Majlesi dans l’ensemble de son œuvre afin d’en faire ressortir les éléments irrationnels et superstitieux.

4 L’exercice, à divers égards, est périlleux. Certes, Ali Rahnema explique, en introduction, ce qu’il entend par superstition et par superstition religieuse, expression qu’il estime s’appliquer plus précisément à son objet et qui traduit certainement le terme persan khorâfat, désignant des récits légendaires ou merveilleux liés ou non aux textes doctrinaux de l’islam. Toutefois, on reste en demande de clarification sur le concept comme sur le rapport entre religion et superstition en islam. Les comparaisons esquissées, à ce sujet, entre l’Iran et d’autres sociétés, et l’islam et d’autres religions, sont bienvenues, mais Ali Rahnema aurait pu s’intéresser de plus près à l’empire ottoman, voisin et rival de l’Iran, avec lequel les parallèles s’imposaient. Par exemple, il analyse le sens de l’expression par laquelle Majlesi nommait le dernier shah safavide, « l’ombre de Dieu sur la terre » qui, créant une connexion entre le roi et le divin, incitait les sujets à obéir (p. 15-16). Il eût été pertinent de noter que l’expression, venant d’un hadîth, était déjà utilisée pour désigner les sultans ottomans. Enfin, et surtout, il est périlleux de mettre ainsi en regard plusieurs périodes de l’histoire dans le but de démontrer une « résilience » et, cela, sans se référer aux travaux des historiens de ces périodes. Ali Rahnema s’appuie principalement sur des sources primaires pour écrire un chapitre très éclairant sur la manipulation des superstitions dites « populaires » à des fins politiques durant les deux mandats d’Ahmedinejad ; il est le premier auteur à s’emparer du sujet dans le cadre d’un ouvrage. En revanche, les sources primaires se révèlent insuffisantes lorsqu’il traite des cas de Reza Shah ou de Shah Esmaïl qui ont fait l’objet de nombreux travaux ou encore lorsqu’il aborde l’histoire des doctrines chiites très travaillées par la recherche ces dernières années. L’étude des œuvres de Majlesi ne peut faire l’économie de solides références et les rares travaux cités ne permettent pas de mettre en lumière la contribution de ce savant, au demeurant fort complexe. L’auteur en arrive à développer un point de vue par trop tranché, voire caricatural sur le savant ou à formuler des remarques déjà établies auparavant. Ainsi de sa conclusion sur la position de Majlesi qui se situerait entre rationalisme et irrationnel, entre les courants usuli et akhbarî du chiisme : le fait a déjà été relevé par Heinz Halm dans son ouvrage de synthèse sur le chiisme. Enfin, les réflexions d’Ali Rahnema sur le savant s’inspirent de celles des penseurs réformistes iraniens qu’il a étudiés auparavant, notamment Ali Chariati. Il peut certes en faire état, mais les reprendre à son compte relève d’un engagement intellectuel qui dépasse celui de l’historien.

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Gaël Rideau, Pierre Serna (Ed.), Ordonner et partager la ville (XVIIe- XIXe siècle) Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2011, 222 p.

Katerina Seraïdari

RÉFÉRENCE

Gaël Rideau, Pierre Serna (Ed.), Ordonner et partager la ville (XVIIe-XIXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2011, 222 p.

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1 Cet ouvrage interroge la construction permanente de l’ordre urbain. Tandis que la préface de Claude Michaud est centrée sur la police de la ville qui, au Siècle des Lumières, était définie comme « la science du bonheur » (p. 9) et dont le fonctionnement était assimilé à celui d’une « machine céleste » permettant aux citoyens de jouir de l’ordre « comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes sans en avoir aucune connaissance » (p. 11), la postface de Michel Pertué examine surtout la notion d’ordre public. Le terme « ordre » est également celui qui domine dans la table des matières, malgré le fait que deux des trois parties portent le mot « partage(s) » dans leur titre. Dans l’introduction générale, les deux éditeurs explicitent ce choix, en l’inscrivant dans une perspective épistémologique : si « durant les années 1960-1980 les préoccupations se portaient sur les mondes à la marge », les travaux postérieurs des historiens « s’intéressent plutôt à la dimension sécuritaire de l’espace commun » (p. 15). L’introduction pose également la question du partage, qui, d’une part, est « à la base même de tout contrat social fondant une quelconque civilisation urbaine » et, d’autre part, « renvoie plutôt à l’idée de la césure, de la division et de la séparation », car on partage « un espace par obligation » (p. 21).

2 Le premier article du volume, de Chantal Senséby, qui analyse l’ordre comtal en Anjou au XIIe siècle, semble être assez décentré par rapport à la problématique générale, à cause du cadre historique médiéval, mais aussi à cause de l’absence d’interrogation sur la ville. Suit la contribution de Nicole Dyonet qui se penche sur le Traité de la police de Nicolas Delamare, écrit entre 1705 et 1719. Ce commissaire s’appuie sur la théorie des deux puissances, temporelle et spirituelle : d’une part, « le roi est le lieutenant de Dieu sur terre » (p. 57) ; et d’autre part, « la religion est la base la plus assurée des États » (p. 58). Dans ce cadre, « les deux puissances ayant la même origine ont la même fin : guider les hommes vers leur salut » (p. 59). L’auteur compare également le langage « historico-allégorique qui a été employé dans la Galerie des Glaces », avec celui du Traité, puisque « dans ces dernières années du XVIIe siècle, la police a été jugée un sujet digne de figurer à Versailles » (p. 63). Jean-Pierre Vittu s’intéresse à la police du livre à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le journal de la librairie parisienne de l’inspecteur d’Hémery, produit entre 1750 et 1769, suggère néanmoins « plus la topographie d’un milieu que le fichage d’individus » (p. 83-84). Le dernier article de cette première partie, qui examine comment « l’écrit constitue un stade de la théorisation de la ville » (p. 25), se penche sur le récit de voyage d’un ingénieur français en 1869. À partir de ce témoignage, Pierre Allorant analyse « l’impression d’inachèvement, de chantier permanent que donnent les villes américaines » de

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l’époque (p. 94), ainsi que « la primauté de l’urgence sur la durabilité et l’esthétique » (p. 96).

3 La deuxième partie, qui pose la question de la sécularisation croissante de la ville moderne, débute avec le texte d’Alain Cabantous sur un document émanant du chapitre cathédral de Metz en 1753. Il traite de la menace produite par les projets de démolition du gouverneur du lieu, qui est soutenu par les autorités épiscopales et celles de la ville et qui veut faire disparaître « la fonction de Metz capitale religieuse pour lui substituer une prégnance militaire de plus en plus exclusive » (p. 109). Les chanoines redoutent également la modification de « cette autre composante de l’atmosphère urbaine qu’est le paysage sonore », à cause de l’intrusion des « sonorités martiales et marchandes » au détriment de « cet environnement salutaire à l’oraison » (p. 111) ; le péril « d’une laïcisation des espaces » (p. 113) constitue, dans ce cadre, une préoccupation majeure. Suit Céline Borello qui signe, à mon avis, la seule contribution qui pose de manière claire la question du partage. Elle montre comment les protestants à Marseille au XVIIIe siècle sont au centre de « la création d’un ordre urbain particulier », entre « ordre légal – national – et ordre légitime – local » (p. 119). Cette communauté protestante « compte en son sein des étrangers, essentiellement des négociants » (p. 122) : « 20 % des effectifs du grand commerce marseillais » font partie de cette confession (p. 124-125). Ce qui explique le « pragmatisme institutionnel » face à la question protestante, ainsi que le fait que les autorités urbaines ne traquent que les nouveaux convertis, c’est-à-dire des Français qui « n’appartiennent pas au milieu du négoce » (p. 131). L’absence de terme adéquat pour décrire le « vivre-avec » marseillais pousse l’auteur à utiliser le terme de convivance : il s’agit d’un « champ du vivre-ensemble diversifié » qui montre l’importance déterminante de la variable économique (p. 134-135). Enfin, dans son article qui analyse les processions à Orléans aux XVIIe et XVIIIe siècles, Gaël Rideau insiste sur leur rôle dans la « mise en ordre de l’espace urbain » (p. 138) : nettoyage des rues, décor et dimension esthétique, querelles de préséances, lutte entre les partisans d’une religion baroque et ceux qui optent pour des formes moins expressives, questions de décence et de commodité (en ce qui concerne, par exemple, l’étroitesse des rues des anciens quartiers), règlement pour restreindre la sociabilité festive et le contact des sexes, mais aussi pour assurer l’unité des ecclésiastiques dans le cortège. Les convois funéraires y sont également examinés, dans la mesure où ils montrent aussi comment « le modèle administratif laïc influence fortement la pratique religieuse et la politique épiscopale » (p. 148).

4 Avec Pierre Serna, qui ouvre la troisième partie, nous restons à Orléans, même si nous changeons de siècle afin de nous plonger dans la période instable du passage de l’Empire à la Monarchie en 1814, puis dans celle de la seconde Restauration. Ce texte, qui nous fait passer de l’échelle européenne à celle de la nation avant d’aborder le désordre local, examine l’action des groupes élitaires corruptibles, ainsi que la « capacité à disposer d’élites efficaces de rechange en temps de crise du régime » (p. 166), ce qui permet de « conserver l’unité de l’appareil d’État » (p. 167). Les espaces de commandement se révèlent potentiellement comme « des lieux de désordre publics » (p. 166) qui orchestrent le remplacement des objets, des prières et des enseignes chaque fois que le régime change. Nous restons dans le XIXe siècle avec la contribution de Noëlle Dauphin sur Versailles (qui devient progressivement une ville de petite bourgeoisie tertiaire) et sur la gestion de son héritage royal. Le tout dernier article, de Bernard Gainot, occupe une place aussi marginale que celle du premier texte

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du volume : d’une part, parce qu’il s’intéresse à la police dans les colonies (tandis que les autres contributions se limitent à la France métropolitaine), mais aussi parce que c’est le seul à ne pas définir la période historique sélectionnée dans son titre ; et d’autre part, parce que la ville se révèle être un espace où les esclaves gagnent en autonomie et où l’accès à l’affranchissement est facilité (p. 202). Le potentiel émancipatoire de la ville, objet de prédilection des études urbaines, apparaît ici en opposition avec l’univers concentrationnaire de la plantation qui est présenté par les jésuites comme « le cadre idéal de la famille patriarcale » (p. 198).

5 La piste de la ville comme espace pluriel et pluraliste n’est pas pleinement exploitée dans ce volume, même si l’article de Céline Borello contient des éléments qui vont dans ce sens : « Marseille est une ville portuaire qui dispose d’une législation spécifique » (p. 125), ce qui pourrait être lié au développement d’une « tolérance urbaine » (p. 133) – terme que l’auteur introduit de manière hâtive, sans réellement poursuivre dans cette direction. De même, la ville est définie dans l’introduction comme un « lieu “rébelliogène” par excellence » (p. 18, note 19), bien que cette perspective ne soit pas réellement développée par la suite. Cependant, cet ouvrage, qui nous fait plonger dans l’espace urbain et « dans un vaste temps chronologique du Moyen Âge au XIXe siècle, mais davantage centré sur le Siècle des Lumières » (p. 21), offre de la matière à penser aux chercheurs de différentes sciences humaines.

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Josiane Rieu, Béatrice Bonhomme, Hélène Baby, Aude Préta-De- Beaufort (Textes Réunis), Échos poétiques de la Bible Paris, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe- XXIe siècles », 2012, 750 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Josiane Rieu, Béatrice Bonhomme, Hélène Baby, Aude Préta-De-Beaufort (Textes Réunis), Échos poétiques de la Bible, Paris, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècles », 2012, 750 p.

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1 Qu’en est-il de la Bible, ce « grand code » de l’art, selon l’expression de W. Blake, reprise par Northorp Frye : doit-on lire et entendre, dans le Verbe divin qui s’y livre, la Parole portée à l’absolu de sa formule, qui est sa poétique ? Et à partir de cette forme inaugurale et son dynamisme propre, peut-on entendre dans les écritures poétiques qui la paraphrasent et l’amplifient, les échos de cette poésie première ? Telles sont les questions soulevées par le colloque organisé à Nice en 2010 par le Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie et de Littérature, dont l’ouvrage regroupe la totalité des contributions. Il faut, dans le contexte de cette sacralité, d’emblée penser la poésie non comme activité productrice, mais comme mise en œuvre d’une inspiration, dont Jacqueline Assaël précise qu’elle requiert le sujet en qualité d’agent, ou acteur, plus qu’auteur. Le poète n’accomplit pas, à proprement parler, « le contenu » de la Parole, mais « il le fait sans cesse advenir comme signifiant vivant ». Posture paradoxale, qui fait du poète l’instrument d’une parole fondatrice, dans le temps même où il la refonde en permanence, se l’appropriant. Ainsi en va-t-il du passage – du saut – du sens littéral du texte à son sens spirituel. En l’Épître de Jacques ou l’Épître de Paul aux Romains, ce double travail du texte sur lui-même s’effectue, qui ouvre la voie à une « poétique de la foi ». Il en est de même pour le Cantique des Cantiques, grand chant de poésie qu’étudie Fabrice Wendling. Tout ici est symbole et métaphore, « mécanisme créateur d’écriture poétique ». Du texte son exégèse, et dans le consentement à la poésie originaire, une même tension poétique s’affirme. Elle permet à l’expérience allégorique du Cantique de se déployer en expérience mystique. L’art de la réécriture tient tout entier en cette aptitude à pallier ce que Grégoire le Grand appelait « l’incapacité radicale des mots humains » à dire le divin et à fonder sur les images, leur rythme propre et tout le poids de leur symbolique, une prose en laquelle convergent mystique, exégèse et poésie. S’y perçoivent en effet, chez Bernard de Clairvaux, ces « échos du style de la Bible » pris en charge en une expérience personnelle et, chez Jean de la Croix, les conditions d’une œuvre littéraire structurée par l’amplification de signes et leur transfi-guration.

2 C’est par l’exégèse et ses contraintes que se déploie l’art poétique, du plus intime de la Bible au plus intime de la personne. Les Théorèmes de La Ceppède ( ca. 1620) en témoignent, qui ne disent le « sacré mystère » qu’à partir du corps même du poète – « corps vide du sujet », note Josiane Rieu. « C’est de l’intérieur de la personne que sont révélés les rapports entre les choses ». Il faut tenir pour décisive cette irruption du sujet dans le travail à même la poétique des symboles. J’y reviendrai. Car « le symbole signifie toujours plus que ce que l’on peut en saisir », et c’est dans cet excès de significations que le poète intervient. D’où, en ce début de XVIIe siècle, cette

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« théâtralisation baroque » de l’intériorité de l’âme, en même temps que cette rigueur d’écriture, dite ici en effet « théorème » quand elle se dit aussi bien « formule » soit une leçon d’abstraction. Il y a plus. La liaison qui s’opère ici entre « défaillance » du corps et défaillance de l’image, entre « les vides laissés par la lecture » du Texte, et le « vide fécond » comme imaginaire de l’intériorité, conduit à voir en la mystique de l’anéantissement (du « vide »), la condition du poétique. Ce que l’auteur nomme « la géographie du silence et du vide interstitiel ». Ce qui se dit ainsi en la mystique du pur amour. Chez Malaval, Surin, Madame Guyon – plus que chez Alexandre Piny, ce « maître du pur amour » qui pourtant ne fut pas « cracheur de vers » – la poésie mystique s’élabore toujours dans la mouvance des textes poétiques de la Bible, mais aussi, précise Benedetta Papasogli, comme tension immédiate vers un dieu sans image. Mystique « abstraite », peut-on dire en ce moment, fondée sur la désappropriation et l’absence, et usant d’un « lexique négatif ». De la théologie positive à la « perspective apophatique », la poésie parcourt tout le régime de la narration. Et son efficacité est redoutable. Plus elle intériorise la lettre, qui est sa seule et première matrice, plus « elle en disloque le sens commun ». Surin, Mme Guyon, d’une certaine façon, font « éclater le texte sacré » et ne peuvent dire le salut que par des images de la perte de soi et du monde, du sens et du Verbe. Par quoi se confirme la subversion opérée par la poésie au plus profond du texte – par ses exégètes même. En ce sens, si l’exégèse biblique se développe bien par déchiffrements cumulés du texte en lui-même, et s’il n’est de poétique que par et dans cette lecture à chaque instant recommencée, et en cette réécriture refondatrice, alors l’Écriture sacrée, conclut B. Papasogli, est condition en Occident de toute poésie.

3 Tout texte biblique est offrande poétique. Mais toute offrande n’est telle que si l’on s’y dispose à son tour. Les Psaumes de pénitence suscitent cette poésie comme écriture du rapport à soi, dans la précieuse analyse proposée par Audrey Duru. Retour donc du sujet, en sa capacité, dans le jeu qu’il introduit entre traduction littérale et commentaires, à livrer une « poésie à la première personne », instituant l’expérience de soi comme « lieu même de la connaissance de Dieu ». S’il s’agit bien alors de la mise en œuvre d’un « discours subjectif », le sujet qui en est l’acteur ne parle pas au nom d’un « moi » ou d’une identité singulière, mais comme le témoin impersonnel d’une expérience collective du malheur, du remords, de la honte, et qui en fait l’aveu. Telle poésie sera pathétique, d’être, par exemple chez Baïf, d’Aubigné, Blaise de Vigenère, Drelincourt, d’exigence et tension éthiques. Poésie de double jeu. Dans l’humanisme des XIVe et XVe siècles, présenté par Dario Cecchetti, l’on exalte la poésie biblique « comme unique modèle acceptable » – mais les références à un imaginaire classique ou mythologique et le recours aux multiples possibilités offertes par la poésie profane en travestissent la fonction et la nature.

4 Dès lors, la poétique biblique nourrit une poétique exégétique qui, par paraphrases, commentaires, métaphores et mobilisation d’un univers d’images et de symboles d’extrême richesse, va peu à peu prendre son autonomie par rapport à sa source testamentaire. En son Job ou De la Fermeté (1592), J.B. Chassignet n’entend pas composer un poème en écho du Livre, mais « le façonner à la française ». Dans cette mise en forme littéraire, qui vaut réélaboration, Michele Mastroianni repère le biais d’une herméneutique qui « altère partiellement la signification du texte biblique » : le mal et la souffrance ne sont point châtiments du péché, ni épreuves divines, mais œuvre de Satan, ce mal radical. De même, Véronique Ferrer rappelle qu’une lecture Réformée de la Bible va évacuer, dans le commentaire des Lamentations de Jérémie, le scandale du

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désespoir pour privilégier une interprétation pénitentielle. Ainsi le propose le pasteur Daniel Toussain (1584) : en situation « d’extrême calamité présente », la plainte doit laisser place à la prière et la détresse à l’espérance. Et telle prière se fait immédiatement poésie – en consonance avec la radicalité du verbe prophétique et l’universalité de la « parole subjective ». Où l’on retrouve le sujet impersonnel des Psaumes.

5 « Théologie en images », selon l’expression de Marie-Madeleine Fragonard, la Bible est à la fois narration, poème et histoire. Sa lecture est d’emblée intratextuelle : d’un Livre à l’autre, des échos se répondent, qui forment un tissu – un texte à vrai dire – où tous comme en un miroir se prolongent et irradient. De cela, « l’écrivain biblique » doit faire « imitation », afin de demeurer en la pure présence de sacré. Mais il est lui-même au cœur d’une intrigue spécifique : son écriture ne peut se concevoir qu’à la lumière d’une intertextualité – la lignée littéraire dont il est l’acteur singulier et l’héritier collectif. La poésie « religieuse » qui en procède relève pleinement de la fiction. Seule celle-ci « autorise la poésie » en même temps qu’elle prend en charge la « vérité » historique ou dogmatique de chaque fragment du Texte. La fiction définit ainsi le seul registre (paradoxal) où puissent s’entendre les échos poétiques de la Bible. Ainsi, on l’a noté, des Psaumes, cette radicalité poétique fichée au cœur des Écritures. Tout un travail exégétique s’y déploie, dans la surabondance des actions et des images, et, par l’amplification du commentaire porté à sa plus haute tension, la paraphrase atteint à ce qu’Olivier Millet nomme le sublime. Chez le pasteur luthérien Flacius Illyricus (1567), la poétique ici à l’œuvre est « une forme supérieure de la parole, humaine », au-delà de toute prose profane et de toute éloquence. Moïse Amyraut, un siècle plus tard, inscrit en sa paraphrase terreur sacrée, souffle émotionnel, bouleversement, éclat, exaltation – ce que Longin avait nommé « sublime » dans le Traité qu’il lui consacra.

6 Si la Bible ne dit rien explicitement de la poésie, remarque Michael Edwards, c’est en son surcroît de sens que l’on peut la saisir dans sa forme aboutie. Jérémie à nouveau convoqué, et le psalmiste, et Ésaïe. Il est ici, et rigoureusement, question du seul acte d’écrire, et du travail qui s’y consomme, il n’est de forme poétique que dans l’espace du malheur, son pressentiment, son effectivité, son actualité. Sur ce réel-là – mais y en a-t- il un autre ? – et contre lui, tout contre, la poésie opère. Elle fait « entrevoir autre chose [qui] surpasse l’exister humain ». Analysant L’art poétique de Claudel, et « l’ontologie réaliste du mot » qui fonde sa lecture des Écritures, Didier Alexandre conclut en même sens au travail doublement poétique de la Bible. Le Verbe est production immédiate de sens – et sa lecture exige que le profane, ce « surcroît » de signification apporté par l’exégète, à son tour, participe pleinement du sacré. En ce point de rabattement du profane dans l’instance du sacré, l’écriture poétique tend à prendre son autonomie par rapport à sa source. L’écho se fait cette Parole même. On ne peut sans doute penser la poésie « spirituelle » de notre temps, semble-t-il, sans la créditer de ce retournement décisif, par quoi le profane devient Verbe. Éloge, écrira Saint-John Perse, cette « parole inaugurale de la création du monde et de l’homme », que définit très justement Henriette Levillain, et dont la Bible serait désormais l’écho lumineux. Et l’on sait que l’auteur de l’Anabase refusait toute lecture « christianisante » de son œuvre. Si Giovanni Dotoli peut attester, chez Léon Bloy, l’urgence de faire « se prosterner toute la littérature sur le chemin de la croix », alors la poésie pourrait bien être cette fusion pleine avec le sacré, et son exact tenant-lieu. Il n’est là nul paradoxe, mais l’aboutissement de la dynamique propre au travail poétique, peu à peu se désengageant de sa raison première. La création poétique, chez Patrice de la Tour du Pin et tout autre

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poète contemporain, précise Isabelle Renaud-Chamska, naît toujours « d’un écho entendu par hasard ou longuement attendu ». Le poète lit la Bible et écrit Une Somme de Poésie, et son Livre est cette « grosse Bible privée » dont la poésie assume tout l’espace de la sacralité, et s’y substitue.

7 Dans la poésie de notre temps, souligne Jeanne-Marie Baude, « le ciel est immanent, situé au plus intime de l’être ». Spiritualisation de l’humain ? Humanisation du spirituel ? Qu’en est-il, désormais, en cette poésie, de l’ange, cet habitant du ciel, et ce gardien de l’homme ? Il figure, pour Michel Serres, ce « va-et-vient entre terre et ciel », sans doute, mais plus généralement ce vaste réseau de communication que tissent entre eux les hommes pour faire société. La poétique de l’ange s’entend alors comme poétique de la communication intersubjective, par quoi chaque sujet à tout autre se lie. L’ange, ou la chair même du social. Ou sa part maudite. Dans les poèmes de Tadeusz Różewicz, témoins de la Shoah, ce bloc d’abîme, l’ange de la poésie et de l’histoire « ne voit qu’une seule et unique catastrophe » (W. Benjamin, cité par Danièle Chauvin). Comble ici d’une poésie qui s’énonce comme profanation sacrée. Les Proses évangéliques de Rimbaud, cet Adieu à l’Évangile présenté par Laure Michel, pourraient en être, dans le dernier XIXe siècle, l’accomplissement, en cet au-delà de la damnation et du salut : en l’espace seul de la chute, cet « état ordinaire » de l’homme. La Bible ? Dans l’œuvre d’André Frénaud, un « livre dévitalisé », commente Catherine Mayaux, « dénervé de sa voix intérieure ». Le poème ? Un contre-évangile ; l’anéantissement du rite. Ou sa réalisation dans la plus extrême nudité, et cruauté. Ainsi Pasolini dans son film L’Évangile selon Saint Matthieu, cette « capture réussie de la poésie propre au réel », selon la très belle formule de Paul Léon, où, contre la sacralité de la Parole, et sa poésie première, la poésie du réel s’insurge et se fait première parole.

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Victor Roudometof, Vasilios N. Makrides (Eds.), Orthodox Christianity in 21st Century Greece. The Role of Religion in Culture, Ethnicity and Politics Farnham, Ashgate, 2010, 258 p.

Katerina Seraïdari

RÉFÉRENCE

Victor Roudometof, Vasilios N. Makrides (Eds.), Orthodox Christianity in 21st Century Greece. The Role of Religion in Culture, Ethnicity and Politics, Farnham, Ashgate, 2010, 258 p.

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1 Cet ouvrage (voir aussi la recension de ce livre par Isabelle Dépret, Religion, State and Society, vol. 40, issue 3-4, 2012, p. 419-422) prolonge le débat inauguré par des textes publiés dans la revue Social Compass en 2004 (vol. 51-4) sous le titre « Controverses religieuses en Grèce orthodoxe contemporaine ». Il examine surtout le rôle ambigu que l’archevêque d’Athènes Christodoulos Paraskevaidis (1998-2008) a joué dans l’Église grecque : caractérisé par les uns comme un modernisateur capable d’introduire dans les institutions ecclésiastiques du pays les changements nécessaires à l’aube du XXIe siècle, il a été critiqué par d’autres pour son traditionalisme et ses dérives nationalistes, comme les éditeurs le signalent dans leur introduction (p. 2). Selon eux, ce débat sur la relation entre religion et modernité doit prendre en compte la spécificité de l’orthodoxie, qui, contrairement aux deux autres confessions chrétiennes, le catholicisme et le protestantisme, n’a jamais fait partie du projet de modernité tel qu’il a été élaboré en Europe de l’Ouest (p. 9). C’est pour cette raison que la notion de « modernités multiples » (introduite par Shmuel Eisenstadt en 2002) est mobilisée dans plusieurs contributions de ce livre. Ainsi, Eleni Sotiriu, dans son article intitulé « Le moderne traditionnel », explique que ce concept de « modernités multiples » permet d’examiner comment des cultures différentes construisent des projets de modernité différents (p. 148). De même, dans leur introduction, Makrides et Roudometof se réfèrent aux discours de l’Église grecque revendiquant un potentiel de modernisation qui ne serait pas orienté de la même manière que le programme laïque et modernisateur de l’État grec ; ils mentionnent aussi des penseurs grecs orthodoxes, comme Christos Yannaras, qui critiquent tant les droits de l’homme que le libéralisme et qui sont censés révéler le clivage entre la culture orthodoxe et les idéaux démocratiques modernes (p. 11).

2 Le premier article, de Victor Roudometof, analyse le passage d’une Église universelle à la formation d’une religion nationale, basée sur le concept d’Ellinochristianismos (Christianisme grec) qui a pris forme au milieu du XIXe siècle (p. 27). L’auteur distingue deux périodes de globalisation : celle d’une globalisation historique (1840-1945), durant laquelle les modernités multiples ont émergé (p. 21), et celle d’une globalisation contemporaine. Comme il le souligne, « l’Église orthodoxe de Grèce est en elle-même le produit de la rencontre entre Orthodoxie grecque et modernité et non la relique d’une Tradition immuable » (p. 35). Suit la contribution d’Anastassios Anastassiadis qui propose une autre approche historique, puisqu’il compare le rôle de l’Église orthodoxe dans les années 1920 (après la Première Guerre mondiale) et les années 1990 (après la fin de la Guerre froide). Il s’appuie sur le concept de « modernisation conservative » (élaboré par Wolfgang Reinhard) afin de décrire comment la transformation

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réformatrice de l’Église, qui est nécessaire afin d’affronter les défis d’une société moderne, peut être basée sur un discours profondément intolérant (p. 45).

3 Si les deux premiers textes du volume privilégient une approche de longue durée, ceux qui suivent traitent de sujets plus circonscrits dans le temps. Vasilios Makrides examine la crise qui a secoué l’Église grecque en 2005, à cause de scandales financiers et sexuels largement médiatisés. Il insiste sur le fait que l’orthodoxie grecque est « un système multidimensionnel », qui inclut tant des courants rigoristes et fondamentalistes que des tendances modernistes et progressistes (p. 79). Dia Anagnostou et Ruby Gropas se penchent sur la question de l’immigration et la promulgation d’une loi en 2006 concernant la construction d’une mosquée à Athènes : si dans d’autres pays européens (comme en France et en Allemagne) c’est la neutralité de l’État qui pose problème et qui empêche les gouvernements de garantir la reconnaissance publique de l’Islam, en Grèce c’est « la partialité inhérente de l’État en ce qui concerne la religion qui est la source des contradictions » (p. 103). Prodromos Yannas s’intéresse au traitement légal des minorités non orthodoxes en Grèce : au statut légal de l’Église orthodoxe, considérée comme une personne morale de droit public, s’oppose celui de toutes les autres églises, qui sont des personnes morales de droit privé, ce qui les empêche de posséder ou d’hériter de propriétés privées (p. 114). Avec cet article, nous sommes dans la longue durée du système légal, ce qui pourrait susciter une réflexion sur la persistance dans la modernité de systèmes de pensée (sous la forme de lois) qui semblent dépassés, injustifiés ou contre-productifs. Le système légal pourrait émerger comme un cadre de réflexion fertile, dans la mesure où il s’interpose entre l’État et l’Église et nous permet de sortir de cette opposition classique. Mais le but de l’article est plus modeste et se limite à nous offrir des éléments sur les politiques de reconnaissance en Grèce.

4 La deuxième partie débute avec Eleni Sotiriu qui étudie les attitudes « post- traditionnelles » des femmes grecques qui sont moins concernées par les droits des femmes que par la possibilité d’exprimer leur identité orthodoxe (p. 132). Elle se réfère aux travaux de théologiens et de prélats grecs en ce qui concerne la position des femmes dans l’orthodoxie, la question de l’ordination des femmes et l’institution de diaconesses. Celle-ci constitue un exemple de la manière dont une tradition ancienne peut paradoxalement devenir un outil moderne (p. 142), puisque « le changement le plus concret, le plus excitant et le plus intéressant qui a eu lieu dans l’orthodoxie grecque ces dernières années est la restauration du diaconat féminin » : c’est pour cela que « l’entrée de l’orthodoxie grecque dans la modernité s’est avérée être féminine » (p. 148). Avec Dimitris Antoniou, nous revenons au projet de la construction d’une mosquée à Athènes, qui est liée à l’opposition traditionnelle à tout ce qui rappelle la Turquie et son rôle dans l’histoire grecque. Avec beaucoup de subtilité, l’auteur montre comment les laïcs peuvent imposer leur point de vue sur l’institution religieuse, en modifiant ainsi la ligne de la politique ecclésiastique. Effie Focas analyse l’absence d’une « doctrine sociale » orthodoxe (p. 177), ainsi que les initiatives entreprises au niveau local par le clergé pour pallier à la crise de l’État providence ; notons que la question de l’œuvre charitable de l’Église depuis 1918 est aussi traitée dans l’article d’Anastassios Anastassiadis. Theoni Stathopoulou signe le seul article du volume qui propose une analyse statistique concernant l’engagement religieux et civique en Grèce et dans les autres pays européens, et qui pose également la question de l’exceptionnalité grecque. Avec Lina Molokotos-Liederman, nous passons dans un nouveau domaine, celui des arts et du « rock chrétien », en particulier : le groupe des

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Free Monks véhicule des messages conservateurs et contre la globalisation au travers de médias progressifs et globaux, comme la musique pop et rock, la culture des jeunes et les nouvelles technologies (p. 228-229).

5 L’ordre des chapitres, qui semble souvent aléatoire, ne permet pas de croiser les différentes approches ; le lecteur se demande, par exemple, pourquoi les deux articles sur la mosquée d’Athènes ne se trouvent pas côte à côte. Certains passages laissent également le lecteur perplexe, comme celui concernant Evgenia Kleidara, l’abbesse du monastère de Saint Raphael à Lesbos (p. 146), qui est présentée comme l’exemple positif d’une mère spirituelle, alors qu’il s’agit d’un personnage très controversé en Grèce, comme Séverine Rey l’a montré (Des saints nés des rêves. Fabrication de la sainteté et commémoration des néomartyrs à Lesvos (Grèce), Lausanne, Éditions Antipodes, Coll. « Regards anthropologiques », 2008 : 295-300).

6 Un autre passage problématique est celui qui soutient que dans le contexte orthodoxe, où il n’y a pas d’espace pour un individualisme religieux, la position d’un individu dans la société est définie par des « hypothèses ontologiques différentes » (p. 199). Une phrase catégorique comme celle-ci contredit la finesse employée tout au long du livre pour relativiser et approfondir les questions sur la modernité et la tradition. Malgré ces critiques, les contributions ici rassemblées offrent un panorama fouillé et stimulant de l’orthodoxie grecque, de son rôle dans la société, de ses rapports avec la sphère politique, mais aussi avec la globalisation et les autres religions.

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Sabine Rousseau, Françoise Vandermeersch. L’émancipation d’une religieuse Préface de Danièle Hervieu-Léger, Paris, Khartala, coll. « Signes des Temps », 2012, 280 p.

Céline Béraud

RÉFÉRENCE

Sabine Rousseau, Françoise Vandermeersch. L’émancipation d’une religieuse, Préface de Danièle Hervieu-Léger, Paris, Khartala, coll. « Signes des Temps », 2012, 280 p.

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1 C’est certainement ses premiers travaux sur les chrétiens et la guerre du Vietnam (voir La colombe et le napalm. Des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam, Paris, Éditions du CNRS, 2012) qui ont conduit l’historienne Sabine Rousseau à s’intéresser à la trajectoire de Françoise Vandermeersch.

2 Née en 1917 dans une famille nombreuse, bourgeoise et catholique pratiquante du Nord de la France, F. Vandermeersch entre dans les ordres à l’âge de vingt ans, chez les auxiliatrices des Âmes du Purgatoire (congrégation apostolique de spiritualité ignatienne). Elle accomplit dans un premier temps des tâches relativement classiques pour une religieuse apostolique de l’époque, principalement auprès des enfants et des jeunes. En 1950, elle se voit confier à Paris par sa supérieure une responsabilité éditoriale. Il s’agit de coordonner la revue nouvellement créée des auxiliatrices. Échanges a pour ambition d’aborder des sujets doctrinaux et sociaux, susceptibles d’intéresser un public plus large que les seules religieuses. C’est ainsi qu’elle fait ses premiers pas dans le monde des médias. En 1966, elle se fait connaître du grand public dans une table ronde organisée par Paris Match à l’occasion de la polémique sur la diffusion du film de Rivette tiré de La religieuse de Diderot, dont elle s’oppose à l’interdiction. Sabine Rousseau voit dans la trajectoire de Vandermeersch une « rupture instauratrice » reprenant ainsi une expression de Michel de Certeau, non seulement parce qu’elle y affirme son autonomie personnelle, mais aussi parce qu’il représente pour elle l’occasion d’une prise de conscience, celle « du traitement différentiel des hommes et des femmes dans l’Église, de l’état d’infériorité dans laquelle les religieuses sont maintenues » (p. 54). En parallèle de la direction d’Échanges, F. Vandermeersch conduit de nombreuses retraites et forme d’autres religieuses à la pratique des Exercices spirituels de tradition ignatienne.

3 La religieuse participe pleinement aux événements ecclésiaux (Vatican II et sa réception) et extraecclésiaux (Mai 1968) de son temps. Elle plaide pour l’innovation et l’expérimentation dans les congrégations religieuses, en prenant appui sur le décret conciliaire Perfectae Caritatis. Dans ses articles et conférences, ses réflexions sur la vie religieuse féminine se font plus critiques. Elle pointe ainsi un devoir d’obéissance sans discernement. Elle souligne la formation insuffisante des sœurs, notamment dans le domaine des sciences humaines. Elle décrit le traitement disciplinaire des corps souffrant des manques d’hygiène et de sommeil. Elle n’hésite pas non plus à parler des difficultés à tenir le vœu de chasteté et à vivre le célibat. L’auteur retrouve dans les décrets provisoires de rénovation élaborés par le chapitre général des auxiliatrices de 1969 « un certain nombre de propositions inspirées de ses positions » : le droit aux relations interpersonnelles au sein de la congrégation mais également à l’extérieur, le respect du secret de la correspondance, le libre choix quant au port de l’habit religieux, l’accès à un budget personnel annuel.

4 Les événements de 1968 la plongent à nouveau au cœur de l’actualité. Françoise Vandermeersch prend en effet part au grand débat organisé par le Comité

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révolutionnaire d’action culturelle à la Sorbonne le 8 juin, dans lequel il est beaucoup question de l’institution ecclésiale. Elle-même ne s’inscrit pas dans les courants religieux révolutionnaires. En juillet, elle se trouve mêlée à « l’affaire des Katangais », ces jeunes eux-mêmes non étudiants, pour certains d’entre eux marginaux, qui avaient constitué le Comité d’intervention rapide à la Sorbonne. Elle en accueille certains et les aide à fuir, ignorant qu’ils viennent de tuer l’un des leurs. Elle contribue à les convaincre de se présenter devant la justice, puis leur rend régulièrement visite en prison et témoigne à leur procès. Soutenue par la responsable de la maison mère, elle est par contre désavouée par la supérieure générale qui lui demande d’aller vivre ailleurs. Ce sera pour la religieuse l’occasion de faire l’expérience d’une communauté de base.

5 Les années qui suivent apparaissent comme un moment de radicalisation. En 1971, elle se déclare favorable à l’accès des femmes à la prêtrise. Elle vient alors de rejoindre Femmes et Hommes dans l’Église (FHE), groupe franco-belge créé un an auparavant pour promouvoir une réelle collaboration entre les sexes dans l’institution ecclésiale. Dans les interviews et les conférences qu’elle donne, elle dénonce la domination masculine qui conduit à exclure les femmes de la liturgie et à les tenir à distance des responsabilités. Elle envisage des modalités alternatives d’exercice des ministères ouverts aux femmes comme aux hommes, célibataires ou mariés, pour un temps qui pourrait être limité. Déçue comme de nombreux catholiques contestataires par les résultats du synode romain de 1971 sur la question de la prêtrise, dont l’accès demeure réservé aux hommes célibataires, elle se trouve exposée par ses prises de position personnelles. Ses relations avec sa hiérarchie vont encore se tendre à l’occasion de son implication auprès de Bernard Besret à l’abbaye de Boquen, qu’elle découvre au printemps 1970. On peut regretter que l’épisode de Boquen ne fasse pas l’objet d’un traitement plus approfondi, alors que Françoise Vandermeersch semble y avoir été une personnalité importante. S’ajoute également la parution de deux numéros d’Échanges (désormais indépendante juridiquement de la congrégation des auxiliatrices) qui font scandale : l’un sur la sexualité en 1971, l’autre sur l’avortement l’année suivante. La liberté de ton des articles lui vaut de nombreuses réactions hostiles. La revue doit revoir à la baisse son tirage et se voit couper ses financements par la congrégation des auxiliatrices.

6 En 1973, un premier voyage au Vietnam lui ouvre la voie d’un nouvel engagement. Si ce périple ressemble par certains aspects à celui que font de nombreux chrétiens venus visiter les implantations religieuses occidentales, il sera pour elle l’occasion d’une prise de conscience politique. Elle dénonce la situation du Sud-Vietnam et pointe en particulier le sort des prisonniers politiques. En 1977, elle adhère à FCV (Fraternité chrétienne avec le Vietnam), dont elle devient la cheville ouvrière (elle laisse au même moment la responsabilité de sa revue). Au fil du temps et de ses voyages, son anticommunisme faiblit et ses prises de position contre l’impérialisme américain s’affirment, ce qui lui vaut des soucis avec Rome et contribue à la marginaliser encore un peu plus dans l’Église. Si elle ne renonce pas à son engagement, elle se trouve mise sous surveillance. L’action humanitaire qu’elle développe au Vietnam, puis également au Laos et au Cambodge, opérée en partenariat avec des organisations chrétiennes comme laïques prend différentes formes : parrainage d’enfants, accueil d’étudiants, coopération médicale, aides d’urgence. Françoise Vandermeersch s’éteint en juillet 1997, alors qu’elle allait fêter ses quatre-vingts ans.

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7 L’entreprise biographique de Sabine Rousseau n’est pas gratuite : si F. Vandermeersch est bien « une religieuse hors norme », son parcours présente d’importantes similitudes avec celui de nombreux « chrétiens critiques » ou « chrétiens en recherche » de cette période. L’auteur nous livre ainsi un ouvrage qui, audelà du cas particulier de cette religieuse, contribue à une meilleure connaissance de la « crise catholique » selon l’expression désormais consacrée de Denis Pelletier. De ce point de vue, l’itinéraire de Françoise Vandermeersch présente un double intérêt. Il conduit d’abord à s’intéresser à ces années de contestation du point de vue des religieuses (dans la tradition ouverte en France par Claude Langlois de la prise en compte d’un catholicisme au féminin) alors que les prêtres ont jusqu’à présent principalement retenu l’attention (il faut signaler l’article d’Anthony Favier qui s’interrogeant sur l’existence de religieuses féministes dans les années 1968 s’est lui aussi intéressé à Françoise Vandermeersch, voir Clio, no 29, 2009, p. 59-77). Il permet ensuite de prendre en considération le cas d’une femme qui, malgré des prises de parole souvent dissonantes par rapport à celles de la hiérarchie catholique, a fait le choix de rester, alors que les défections sont au début des années 1970 particulièrement nombreuses chez les prêtres diocésains (voir Martine Sévegrand, Vers une Église sans prêtre, Rennes, PUR, 2004) comme dans les ordres religieux. De ce point de vue, le coût de la loyauté aurait mérité d’être plus longuement analysé. Comment peut-on être durablement à la fois à l’intérieur d’une congrégation et en rupture de ban ? À quel prix ? F. Vandermeersch n’a certes pas laissé d’écrits personnels sur la question, mais des entretiens avec certains de ses proches encore vivants auraient pu fournir des pistes. Si elle ne quitte pas les ordres (sans condamner ni préconiser les départs, elle plaide pour une rénovation de l’intérieur de l’état religieux), elle n’en effectue pas moins plusieurs reconversions militantes : du changement dans l’Église à l’anti-impérialisme, des questions de genre et de sexualité (ces dernières restent cependant présentes comme en témoigne son engagement en faveur des prostituées vietnamiennes) à l’humanitaire.

8 De ce point de vue, l’ouvrage de Sabine Rousseau constitue également une contribution à une analyse historique et sociologique de la vocation. On y trouve d’intéressants développements sur la façon de mettre en mots sa vocation, qui mettent en évidence la double dimension du phénomène à la fois individuel et collectif. Françoise Vandermeersch a d’abord présenté son entrée en religion comme la réponse à un « appel intérieur » ressenti dans l’enfance, mis en sourdine pendant l’adolescence, puis librement exprimé à l’âge de dix-neuf ans, parcours alors relativement fréquent chez les jeunes gens (garçons et filles) de son milieu social qui constitue « un terreau très favorable » (p. 29) aux vocations. C’est l’entrée au couvent d’une de ses amies qui la conduit elle aussi à franchir le pas. Ce n’est pas un hasard si l’un de ses frères (dont elle sera proche tout au long de sa vie) devient lui aussi religieux chez les jésuites. L’itinéraire de F. Vandermeersch est tout à fait typique comme le souligne justement l’auteur : « Elle fait partie des quelque 1700 jeunes filles qui, chaque année en moyenne, de 1935 à 1939, ont rejoint une congrégation féminine de vie apostolique. [...] La moitié des religieuses entrées entre 1920 et 1939 sont issues de famille de plus de cinq enfants et 82 % ont effectué leur scolarité secondaire dans un établissement confessionnel. L’âge auquel Françoise se décide à entrer au postulat en 1937, vingt ans, correspond à la moyenne. » (p. 29) Plus tard, dans le contexte des années 1970 « à l’heure où le prisme politique domine » (p. 27), Françoise Vandermeersch fait des grèves de 1936 l’élément déclencheur de sa vocation. Alors que les établissements de son père sont touchés comme l’ensemble du secteur par les interruptions de travail, cette jeune bourgeoise,

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fille d’industriel, éprouve une grande empathie pour les ouvriers. Elle va même suivre, sans le dire à sa famille, les manifestations à Roubaix. Dans les années 1970, la mise en avant de « considérations sur le monde » (p. 27) l’emporte sur les influences familiales, dans les motifs d’entrée dans les ordres. Elle développe en outre un discours sur la « crise des vocations » qui frappe les religieuses, tout à la fois crise des recrutements (perceptible dès les années 1930 et particulièrement sensible à partir des années 1960) et vague de départs (dont le nombre reste longtemps tabou, ce qu’elle déplore). Françoise Vandermeersch y voit les effets de « structures qui n’évoluent pas » (p. 96).

9 Doté d’un cahier photographique et de plusieurs annexes, le livre intéressera celles et ceux qui travaillent sur le catholicisme au féminin, la « crise catholique » et les vocations.

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Jeanne Schut (Trad.), Les plus belles paroles du Bouddha. Les versets du Dhammapada Vannes, Sully Éditions, 2012, 175 p.

Mira Niculescu

RÉFÉRENCE

Jeanne Schut (Trad.), Les plus belles paroles du Bouddha. Les versets du Dhammapada, Vannes, Sully Éditions, 2012, 175 p.

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1 « Dhamma » (dharma en sanskrit) signifie en pali à la fois « loi naturelle » et « enseignement ». C’est le nom choisi par le « bouddha » (« l’éveillé ») pour décrire la doctrine sotériologique non théiste qu’il conçut et enseigna dans l’Inde du Nord du VIe siècle avant l’ère commune. La base du dhamma-enseignement réside dans les « quatre nobles vérités » découvertes par le bouddha : la réalité de la souffrance comme constitutive de l’existence, sa source dans le principe de « soif » ou d’« attachement », la possibilité de s’en libérer, et la solution pour ce faire : le « noble octuple sentier ». Les huit dimensions de ce système d’éthique et d’entraînement mental bouddhiste sont définies comme « la perception juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, les moyens d’existence juste, l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste ». Ces principes de pratique une fois définis, le bouddha a délivré son enseignement par oral, qui a été transmis de bouche à oreille par ses disciples et finalement mis par écrit après sa mort.

2 Le Dhammapada ou « versets sur le dhamma », l’un des plus anciens textes bouddhistes, est présenté comme une compilation de l’essentiel de ces enseignements. À ce titre, ce court recueil de philosophie appliquée constitue une source centrale pour les bouddhistes de toutes écoles et de toutes époques. Ces 423 versets sont répartis en 26 thèmes différents consacrés principalement aux qualités à obtenir (« versets sur l’éveillé », « sur le bonheur », « sur les fleurs », « sur le moine », « sur le saint homme », « sur le juste », pour n’en citer que quelques-uns), aux défauts à éradiquer (« versets sur les inconscients », « versets sur la violence », « versets sur la colère », « versets sur les impuretés ») et, dans une proportion moindre, à la « réalité », c’est-à-dire à la condition existentielle (« versets sur le vieillissement », « sur le monde », « sur l’esprit »).

3 Ces versets développent les principes de base du dhamma à travers des exemples et prescriptions spécifiques ancrés dans la réalité. Ils sont développés en courts aphorismes, puisant leurs allégories dans la nature et la culture environnant alors le bouddha : on y voit mentionnés, comme métaphores de qualités mentales ou de processus de transformation, les éléphants, les fleurs de lotus, la lune et les oiseaux, dans des descriptions parfois lapidaires, parfois poétiques, mais toujours frappantes de simplicité et de pertinence pragmatique. Par exemple, dans la suite de « versets sur les nobles êtres », le verset 92 dit à leur propos « Ils n’accumulent rien. Leur désir en nourriture est sagement modéré, ils se nourrissent de vacuité et de liberté inconditionnée. Comme l’oiseau des cieux, ils ne laissent aucune trace derrière eux. » (p. 49) Nous voyons annoncées dans ce verset des règles fondamentales du monachisme bouddhisme : le renoncement à toute possession et la modération des sens, tandis que

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les sages sont décrits à travers les métaphores de la liberté et de la légèreté. Il est cependant préférable pour le lecteur de connaître au préalable les concepts bouddhistes de « vacuité » et de phénomènes « inconditionnés » afin de ne pas mésinterpréter la terminologie bouddhiste et le message qu’elle contient.

4 La traductrice française, Jeanne Schut, est spécialisée dans la traduction d’écrits de moines contemporains de la tradition bouddhiste theravada (le « véhicule des anciens », première école historique bouddhiste, particulièrement présente en Asie du Sud-est) et en particulier d’Ajhan Chah. Elle a souhaité offrir une nouvelle traduction de cet ouvrage fondamental de la pensée bouddhiste, par ailleurs maintes fois traduit dans toutes les langues.

5 Jeanne Schut a pris le parti de développer l’aspect esthétique de l’enseignement du bouddha, et ce choix est visible dès le surtitre qu’elle a donné à l’ouvrage : « Les plus belles paroles du Bouddha ».

6 Dans sa préface, la traductrice insiste sur le caractère « poétique » de l’enseignement du bouddha, et dit avoir choisi de proposer des images pour communiquer encore davantage au lecteur « toute la beauté de ces pages ». C’est en effet un dhammapada illustré que publient les éditions Sully, sans doute pour rendre plus accessible, « imagé » et vivant l’enseignement du bouddha. Encore faut-il apprécier le style en noir et blanc au crayon à papier de l’illustrateur, entre dessin technique et illustration pour enfants. Pour celui qui est sensible aux paroles du bouddha, cet ajout d’illustrations visuelles peut sembler superflu voire indésirable, en ce qu’il interrompt la lecture et le cours des images mentales qu’elle procure pour proposer des images visuelles qui « restreignent » la poésie ou le symbolisme des allégories du bouddha à l’imaginaire proposé/imposé par les choix d’illustration. Peut-être néanmoins qu’un public plus jeune ou féru de propositions visuelles et de ce style esthétique apprécieront le redoublement des images symboliques par des images plastiques.

7 Le style « limpide et poétique » du bouddha, comme le note Jeanne Schut, et la simplicité de la profonde sagesse de son message restent atemporels et gagnent à être consultés à tout moment, à des fins académiques comme personnelles. En effet, la lecture du dhammapada apparaît d’autant plus importante dans les cultures occidentales contemporaines où l’omniprésence diffuse de réappropriations partielles d’un bouddhisme occidentalisé – y compris son utilisation-détournement dans la société de consommation – tend à faire perdre de vue non seulement le message initial du bouddha, mais aussi à lui ôter tout son sens. Cette nouvelle traduction tente de coller à la lettre, mais aussi à l’esprit du texte pali, et communique avec succès le message du dhammapada. Même avec les images.

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Romain Simenel, L’origine est aux frontières. Les Aït Ba’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc) Paris, Éditions CNRS et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Chemins de l’ethnologie », 2010, 328 p.

Zakaria Rhani

RÉFÉRENCE

Romain Simenel, L’origine est aux frontières. Les Aït Ba’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc), Paris, Éditions CNRS et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Chemins de l’ethnologie », 2010, 328 p.

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1 L’ouvrage de Romain Simenel examine la question des rapports entre les représentations du passé, l’origine, et les représentations de l’espace chez une confédération tribale marocaine de l’Anti- Atlas occidental, les Aït Ba’amran. Puisqu’elle est fondée par une tierce partie allogène, les saints en l’occurrence, et leur tracé a anciennement été établi par l’itinéraire de ces personnages exemplaires, la frontière est perçue comme un espace en soi autonome des deux parties qu’elle sépare. Aussi ces frontières ne sont-elles pas tracées dans une intention politique, mais sont-elles avant tout des lieux de religiosité, des étapes d’un parcours sacré, reproduits encore aujourd’hui rituellement en tant qu’itinéraire de pèlerinage. À proximité de ces espaces saints frontaliers, les Aït Ba’amran localisent aussi les vestiges militaires d’une autre présence étrangère, « chrétienne » cette fois. Ce qui fait dire à l’auteur que les frontières des tribus et des fractions représentent d’anciennes zones de conflits contre « l’Autre chrétien » et non contre la tribu voisine. Le jihad, considéré comme la principale raison de l’arrivée des saints dans la région, devient ainsi une explication structurante de l’histoire du territoire. Selon l’auteur, cette référence au jihad est surtout inscrite aux « frontières segmentaires » séparant des parties susceptibles d’entrer en conflit. Ainsi, l’association sur les frontières entre les marques de saints et les traces de chrétiens vient se substituer au passé des guerres tribales. De même, le « rôle pacificateur » des saints est oublié au profit du souvenir du jihad.

2 Dans cette perspective, le discours « mythologique » sur la présence des saints musulmans et des envahisseurs chrétiens prend l’aspect d’un « camouflage de l’autochtonie », puisque tout ce qui est antérieur aux saints combattants est considéré comme bortuguiz, portugais. Et même les populations noires autochtones, les Issuqin, sont assimilées à ces derniers et sont, partant, exclues de l’histoire par l’étiquette de bâtards imputée à leurs descendants. L’histoire de la région commence donc avec le jihad, des saints contre « chrétiens », qui s’impose comme principe d’appropriation foncière aux dépens de l’autochtonie : « le droit de conquête prend le pas sur le droit du sol selon une dialectique historico-spatiale imprimée aux frontières du territoire opposant l’islam aux chrétiens » (p. 105).

3 Par ailleurs, ce métarécit de la fondation sociopolitique du territoire structure aussi l’histoire de la mise en culture des terroirs. Les forêts d’arganiers situées le long des frontières tribales sont gardées par les descendants des saints, les chorfa, qui en contrôlent l’accès. Le caractère sacré de ces arganeries – par la présence des djinns musulmans notamment – empêche toute exploitation abusive de l’écosystème et interdit les revendications d’appropriation. Si bien que la division des terres provoque une sorte de « désanctuarisation » du territoire, interprétée localement par la désertion

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des esprits gardiens, et entraîne la rupture des liens généalogiques avec le saint fondateur et la perte du statut distingué de chérif. Aussi la « pureté » d’un lignage chérifien est-elle estimée en fonction de l’homogénéité de son territoire et non de son sang. La notion d’« endochtonie » – référant à l’absence de transfert foncier interlignager dans les unions matrimoniales – permet ainsi de tenir compte de la dynamique du processus de pratique de l’héritage foncier.

4 Le mariage avec le banni – celui ayant perdu tout lien de parenté avec le groupe dont il a été exilé – serait le mariage idéal, un « subterfuge » permettant de se reproduire dans l’espace et dans le temps. Car il est un type d’alliance à la fois allogamique, puisqu’il s’agit de reproduire le lignage par un étranger, et endochtonique, car il n’induit pas de risque de transfert de propriété vers les affins. Selon l’auteur, l’entrée d’un exilé en pays Aït Ba’amran se traduit souvent par son assignation à résider aux frontières de la confédération, des tribus et des fractions qui la composent et par son accession au « sommet du chérifisme ». Et dans cette logique, les espaces frontaliers « jouent le rôle de plate-forme de l’intégration des étrangers qui en revêtant le statut de chorfa deviennent prisonniers de ces espaces et y endossent le fardeau de l’histoire et du territoire » (p. 301).

5 En somme, l’étude que fait l’auteur de la société Aït Ba’amran s’inscrit dans la lignée d’une vision structuro-fonctionnaliste. Elle est de ce fait guidée, voire encapsulée, par la théorie segmentaire développée par Gellner puis Jamous – qui restent d’ailleurs les seules références majeures de l’auteur sur l’anthropologie du Maroc, même sur des questions dont ils ne sont pas les grands spécialistes – cherchant plutôt à expliquer une exception régionale à ce modèle englobant. Il est vrai que l’auteur tend de se démarquer de la segmentarité gellnerienne, en affirmant que ce ne sont pas les saints qui, par leur installation aux frontières, viennent pacifier les tribus en conflit, mais les territoires des tribus qui prennent forme à partir du tracé initial des frontières par les saints. Aussi prend-il, d’une part, la théorie segmentaire pour une vérité historique et anthropologique, dont les survivances seraient soit maintenues, par la mémoire collective, soit oubliées – sans se demander si ce rôle pacificateur et médiateur du saint était vraiment un fait culturel dominant – et réduit-il, d’autre part, le cycle khaldunien de l’histoire à une mécanique de solidarité territoriale en dehors de toutes dimensions politiques, religieuses et psychiques.

6 Sans doute une telle approche explique aussi pourquoi l’ethnographie passe au second degré. L’auteur érige son modèle à partir d’une seule biographie orale et quelques rumeurs. Ses descriptions et analyses de certains rituels sont très sommaires (certaines sont même fausses, surtout celles concernant les rituels de guérison) et on ne saurait dire s’il s’agissait des propres observations de l’auteur ou seulement de quelques récits qu’il avait recueillis dans la région. Emporté par son modèle, dans lequel frontière et jihad s’imposent comme des concepts structurants, l’auteur confond péchés et malédictions quand il évoque le rituel de purification. Il considère que les personnes engagées dans ces pratiques tentent de soigner les maladies de la honte qui les hantent et d’expurger la part non-musulmane qui existe en eux. Par le traitement rituel des « maladies honteuses aux frontières », la société fait, selon lui, le lien entre le souvenir du jihad contre les « chrétiens colonisateurs » et « le recueillement mystique ». Et la frontière devient ainsi l’espace de convergence de l’idéologie du jihad contre « l’Autre chrétien » et de celle du jihad contre soi. Ces conclusions sont structurées par les clivages nets que l’auteur introduits entre rituels pratiqués dans les lieux de la sainteté

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islamiques (ou canoniques selon ses propres termes) et rituels pratiqués dans les lieux « non musulmans » (les ruines chrétiennes en l’occurrence) et entre djinn païens et djinns croyants. Alors qu’un simple comparatisme avec des rituels semblables observés ailleurs ou la lecture d’une littérature abondante sur la question – que l’auteur ne cite même pas. Pire ! Il ignore son existence – permettra sans doute de nuancer ces visions tranchées, sinon simplistes.

7 Au-delà de ces remarques d’ordre méthodologique et théorique, on regrettera quelques imprécisions et généralités (surtout dans le domaine de l’anthropologie religieuse. En voici, sans commentaire, quelques exemples : « Le saint est une figure religieuse qui ne trouve pas sa source dans le Coran, mais qui est caractéristique de l’islam maghrébin », p. 67 ; « Chaque année, lors de la nuit de Laïlat al-qadr, le vingt-septième jour du Ramadan, il est d’usage pour tous les musulmans du Maroc de réciter collectivement une prière à sidna Bilal », p. 60 ; il prend Ali pour prophète, p. 99, p. 108 ; « N’étant pas des humains, les jnoun musulmans échappent à la répartition des hommes en tribus », p. 151 ; « L’hypogamie, le mariage d’une femme avec un homme de statut inférieur étant désapprouvé par la loi musulmane », p. 282 ; « Dans une société où aucune parole n’est censée échapper aux oreilles de Dieu, la tendance est de ne mémoriser que ce qui est considéré comme vrai, parce que n’est énoncé de manière formelle et unanime que ce qui relève de la certitude du vrai », p. 27 ; « Dans un pays où l’ordre des choses et l’intentionnalité des êtres vivants ne doivent jamais être suspectés, il est ainsi logique de se laisser happer par les préoccupations propres à ceux qui nous ont laissé la possibilité de les écouter », p. 37) qui en ébranlent la crédibilité et en embrument la partie la plus lumineuse, celle réservée à l’anthropologie écologique.

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Flávio Munhoz Sofiati, Juventude Católica: o novo discurso da Teologia da Libertação São Carlos, SP, Brasil, Editora da Universidade Federal de Sao Carlos, 2012, 175 p.

Rodolfo de Roux

REFERENCIA

Flávio Munhoz Sofiati, Juventude Católica: o novo discurso da Teologia da Libertação, São Carlos, SP, Brasil, Editora da Universidade Federal de Sao Carlos, 2012, 175 p.

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1 El autor – profesor adjunto de sociología en la Universidad Federal de Goiás – analiza desde una perspectiva socio- histórica el método de formación utilizado por la Iglesia católica del Brasil en su Pastoral Juvenil y la transformación de las opciones políticas de dicha pastoral en las décadas 1970-1980 y 1990-2000.

2 La primera parte, Gênese do Cristianismo da Libertação (p. 27-72), analiza el hecho de que la actual Pastoral da Juventude do Brasil (PJB) es heredera de las corrientes de Izquierda Católica que surgieron en las décadas de 1950 y 1960. Se subraya particularmente el influjo que tuvieron la JUC (Juventud Universitaria Católica) y la JOC (Juventud Obrera Católica) sobre la PJB.

3 La segunda parte, O método da formação da PJB (p. 73-98), señala la consolidación de la PJB a escala nacional en la década de 1980. Consolidación que fue acompañada de un desarrollo de su método de formación que se procura analizar, lo mismo que se procura comprender la importancia e influencia de la PJB en el Brasil.

4 La tercera parte, As mudanças na Teologia da Libertação (p. 99-157), presenta los factores que llevaron a reevaluar el método de trabajo de la PJB. Entre 1990 y 1995 se dio una fuerte crisis en la Pastoral Juvenil como consecuencia de las transformaciones en la sociedad brasileña y del enfrentamiento de diferentes visiones respecto a la orientación de las pastorales juveniles específicas. Para superar esta crisis se realizó en 1995 una Asamblea Nacional de la que surgió la Pastoral da Juventude do Brasil (PJB) que engloba las diferentes pastorales juveniles de la Iglesia católica : Pastoral da Juventude (PJ), Pastoral da Juventude do Meio Popular (PJMP), Pastoral da Juventude Rural (PJR), y Pastoral da Juventude Estudiantil (PJE). Esta Asamblea de 1995 definió un plan nacional de evangelización de los jóvenes, conocido como Plano Trienal. Dicho Plan, que Sofiati analiza al final de su trabajo, traza el camino que la PJB ha recorrido en los últimos años.

5 El subtítulo del libro puede llamar a engaño pues no se trata de un trabajo sobre la Teología de la Liberación. Pero se justifica en cuanto que Sofiati hace énfasis en la articulación entre la PJB y la Teología de la liberación (TL), y postula que la crisis del proyecto de la TL trajo como consecuencia la crisis del modelo de pastoral juvenil que se había gestado en la década de 1970. Si en la década de 1980 la Pastoral Juvenil privilegió el compromiso político-religioso, Sofiati analiza porqué en la segunda mitad de la década de 1990 la PJB pasó a hacer énfasis en la dimensión espiritual de la formación de los jóvenes y en su formación bíblica y litúrgica. El subtítulo también se justifica por las páginas dedicadas a O novo significado da « opção pelos pobres » na Teologia da Libertação (p. 115-130). En ellas, Sofiati compara algunas afirmaciones del chileno Pablo Richard y del brasileño Leonardo Boff hechas en los años 1970-1990 y luégo en los años 1990-2000. El autor concluye que la ampliación de la noción de « opción

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preferencial por los pobres » para incluir problemáticas ecológicas, étnicas y feministas ha llevado en la TL a un distanciamiento del método marxista de interpretación de la realidad.

6 En un escrito breve pero sustancioso que muestra un sólido bagaje teórico y que se apoya en documentos de la Iglesia católica brasileña, Sofiati ha sabido aprovechar su experiencia como ex-militante de la PJB para hacer un análisis académico y no apologético de la misma.

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Manuel De Souza, Annick Peters- Custot, François-Xavier Romanacce, Le sacré dans tous ses états. Catégories de vocabulaire religieux et sociétés, de l’Antiquité à nos jours Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, 432 p.

Benoît Vermander

RÉFÉRENCE

Manuel De Souza, Annick Peters-Custot, François-Xavier Romanacce, Le sacré dans tous ses états. Catégories de vocabulaire religieux et sociétés, de l’Antiquité à nos jours, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, 432 p.

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1 Toutes les croyances religieuses, écrivait Durkheim, « supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré. » Au-delà des limites de cette formule célèbre (laquelle, malgré son souci d’universalité, restait ancrée dans un contexte historique et culturel donné), l’approche durkheimienne garde l’intérêt d’aborder l’étude des phénomènes religieux par celle des catégories lexicales : celles qui séparent un domaine de la vie humaine d’un autre, et celles qui opèrent à l’intérieur même de chacun de ces domaines. Et elle n’exclue en rien l’intérêt concomitant à porter au « faire » religieux, puisque ces catégories sont intrinsèquement liées aux actions à conduire ou ne pas conduire en tel moment ou en tel lieu, une fois ces moments et ces lieux distingués au travers d’un lexique. Pareil lexique restera souvent assez stable dans le temps, alors même que les réalités sociales et culturelles couvertes par les catégories ne pourront qu’évoluer. Le lexique religieux garde donc mémoire des classifications du passé tout en signalant des ruptures dont son étude seule permet d’établir la nature et l’ampleur.

2 Ce sont donc les catégories du vocabulaire religieux (essentiellement depuis l’Antiquité gréco-romaine jusqu’aux sociétés occidentales contemporaines) qui font l’objet des études rassemblées dans ce livre. Une première partie s’intéresse aux circulations du vocabulaire religieux, à la manière dont ce dernier s’introduit dans des registres discursifs différents, registres diversifiés au cours du temps. Deux études sur le monde grec (Louise Bruit Zaidman et Élodie Matricon) relèvent la fluidité et le caractère englobant de termes dont nos traductions restreignent l’usage. La seconde étude se penche aussi sur la « sacralisation » progressive d’une notion, celle de thérapie, montrant ainsi que le passage ne se fait pas toujours du sacré au profane mais que l’opération lexicale inverse est toujours ouverte. Trois études sur le monde romain prolongent heureusement cette première approche. L’étude de la notion de pietas (Philippe Cocatre-Zilgien) montre qu’une notion religieuse centrale ne trouva pas sa pleine application juridique, limitée en ses effets par le développement d’autres concepts. Manuel de Souza documente les usages spécifiques des termes de « pur » et d’« impur » comme leur entrée progressive dans le vocabulaire du sacré, dont ils n’émanaient pas. Pour sa part, François-Xavier Romanacce livre une très intéressante étude sur l’évolution du terme de « sacrilège », ses effets pratiques en droit, l’élargissement et la redéfinition de son champ d’application dans l’Empire tardif et dans les sources chrétiennes.

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3 Toujours dans cette première partie consacrée aux circulations du vocabulaire religieux, trois études prennent comme champ d’investigation respectivement l’Italie médiévale (Sylvain Trousselard), les marqueurs discursifs empruntant au sacré, au sexe et au scatologique (Jean-Christophe Pitavy) et les notions religieuses dans les cultures médiatiques (Fabien Boully). Sans prétendre rassembler les conclusions émanant de ces trois contextes très différents, on peut noter que le « mélange » du vocabulaire religieux à celui marquant d’autres champs a souvent tant pour objet que pour effet de renforcer la position du sujet parlant dans le discours qu’il produit ou dans la relation qu’il entretient à tel ou tel champ culturel ou social (le public face aux films « cultes » ou « maudits » par exemple).

4 La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse aux représentations que véhicule le vocabulaire religieux. À l’exception d’une seule étude (celle que consacre Régine Azria aux mots de la dispersion diasporique dans le monde juif), toutes les contributions qui la composent sont centrées sur l’antiquité gréco-latine ou l’Occident médiéval. Elles constituent des études de cas attentives, sur le vocabulaire du tombeau à Rome (Nicolas Laubry), la notion de Theion dans l’Anatolie impériale (Nicole Belayche), le destin d’une expression forgée par Martial (Anthony Hostein), un pamphlet antiarien du IVe siècle (Aline Canellis), le lexique du discours sur l’identité chrétienne propre à Augustin (Éric Rebillard), les images très réalistes ayant trait à l’« engendrement par l’Église » vers le IXe siècle (Annick Peter-Custot), et enfin le lexique, les normes et récits relatifs aux « vases sacrés » dans l’Occident médiéval (Michel Lauwers). Toutes ces contributions se recommandent par leur minutie et la richesse de leurs apports factuels. Il reste difficile de les appréhender comme un tout et de donner alors un sens précis à la catégorie un peu fourre-tout des « représentations » du vocabulaire religieux qui est supposée les regrouper.

5 Au premier regard, la troisième partie, intitulée « Les sens du sacré », pourrait sembler ne pas posséder davantage d’unité interne que celle qui la précède ; et cependant, malgré ou peut-être à cause de la diversité des contributions, une problématique plus claire s’en dégage. Le lexique coranique (Mohammad Ali Amir-Moezzi), celui de l’Angleterre de la Réforme (Christian Jérémie) ou celui en usage dans les dossiers de canonisation (Philippe Castagnetti) sont là étudiés en fonction des effets théologiques qu’impliquent leurs usages discursifs. Ces trois études de cas sont complétées par deux essais : celui, théologique, de Grégory Woimbée, qui s’appuie sur l’œuvre de Rudolph Otto telle que prolongée par Romano Guardini, plaide pour une « naturalité » de l’expérience du sacré, dont la reconnaissance tant par les sciences sociales que la théologie limiterait la portée des thèses postulant sa seule inscription dans les réalités sociales. L’essai de Camille Tarot examine les aléas du vocabulaire du sacré dans les sciences sociales en France au XXe siècle. Il analyse les conflits ayant agité les deux courants qui (tout en s’appuyant sur la problématique qu’il avait mise en place) contestaient l’un et l’autre l’héritage durkheimien, soit au nom du caractère subjectif de l’expérience du sacré, soit (à l’opposé) en déconstruisant la notion durkheimienne de sacré, notamment au travers du tournant linguistique et structural. Il note que l’opposition entre les partisans du primat du sacré dans l’expérience humaine, personnelle et collective (d’Eliade à Girard pour faire court), et ceux qui ont vu dans le religieux « une superstructure du phénomène culturel » (p. 345) est allée en s’exacerbant du début des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980, si ce n’est jusqu’à aujourd’hui. In fine, le paradigme proprement durkheimien est resté tout à la fois

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fondateur et isolé. Camille Tarot s’essaie enfin à resituer le débat français dans le contexte européen, suggérant que l’histoire des sciences religieuses en Europe peut largement être comprise au travers du prisme que constituent la réception et la critique du corpus frazérien.

6 La conclusion de François-Xavier Romanacce souligne la cohérence de l’approche essentiellement lexicale du sacré poursuivie au travers de l’ouvrage. Elle note la grande souplesse et la polysémie des termes et notions étudiées au cours des études de cas rassemblées ici. Il remarque aussi qu’en général les termes relatifs au sacré reçoivent concurremment des acceptions « subjectives » ou « objectives », lesquelles coexistent jusqu’à aujourd’hui. Si les mots du sacré ne sont pas forcément ceux de la recherche scientifique, le chercheur qui interroge avec sérieux le vocabulaire ordinaire deviendra du coup plus sensible à « l’intensité préservée du sacré dans nos sociétés européennes, fussent-elles en rupture avec le religieux. » (p. 356)

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Charles Stépanoff, Thierry Zarcone, Le chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale Paris, Découvertes Gallimard, coll. « Religions », 2011, 128 p.

Françoise Aubin

RÉFÉRENCE

Charles Stépanoff, Thierry Zarcone, Le chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale, Paris, Découvertes Gallimard, coll. « Religions », 2011, 128 p.

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1 Dans le dernier numéro Bulletin bibliographique des Archives (160, oct.- déc. 2012, p. 35-61), Bruno Vermander faisait une belle rétrospective de nos connaissances concernant le chamanisme en Asie orientale, assortie d’une riche bibliographie. Le présent petit ouvrage, un bijou de pédagogie sous une forme concentrée, complète le propos par une exposition brillamment illustrée de multiples cas possibles dans le passé et dans l’actualité. Il faut dire que les talents des deux coauteurs s’additionnent heureusement : l’un, C. Stepanoff, est un anthropologue originellement spécialiste du Tuva (entre Sibérie et Mongolie) ; l’autre, T. Zarcone, un historien des religions originellement spécialiste de la Turquie, puis du soufisme centre- asiatique. Tout est dit dans le chapeau d’introduction (p. 11) : « Issu de la langue évenk, adopté par les Russes, puis entré dans la langue française en 1699, le terme “chamane” renvoie à une réalité qui inquiète, mais aussi fascine le missionnaire, le voyageur ou le savant. Devin, thérapeute, intermédiaire entre le monde des hommes et un univers invisible peuplé d’esprits, le chamane de l’Asie septentrionale et centrale s’adapte, sur un mode syncrétique, aux sociétés chrétienne, bouddhique et musulmane ».

2 Le premier chapitre sur le chamanisme dans l’histoire permet de dénoncer et de contrer les vues que les Occidentaux en ont eues au cours des siècles : une mystification, disent les découvreurs du XVIIIe siècle, une technique archaïque d’extase selon la vue très populaire développée par Mircea Eliade en 1950 (p. 12 et 116-117), ou encore une théologie primitive. D’un côté, combattu par le bouddhisme d’origine tibétaine, d’un autre, métissé avec l’islam soufi d’Asie intérieure (p. 24-31), persécuté par le communisme dès les années 1920, il a resurgi sous des formes nouvelles depuis les années 1990.

3 Le plus souvent, on ne devient pas chamane, on naît chamane, et cela par héritage (chapitre 2). Des arbres et des lieux spécifiques participent aussi à la fonction chamanique. Le monde du chamane (chapitre 3), formé d’esprits, principalement animaux et dont certains sont les auxiliaires fidèles du chamane, est un univers hiérarchisé. Le rituel (chapitre 4), diversifié selon la région, est destiné à ouvrir une communication entre le monde des hommes et celui des esprits. Dans le matériel rituel (chapitre 5), essentiels sont le tambour – monture du chamane centre-Asiatique – ou un instrument à cordes en milieu musulman, et le costume qui est, en soi, un univers. Le « néo-chamanisme » occidental qui est, dans la mouvance du New Age, un mode de découverte de soi par une initiation ouverte à tous, se passe, lui, de ces objets rituels au bénéfice de l’introspection.

4 Les quelque 25 « Témoignages et documents » donnés en appendice et souvent traduits du russe (par Stepanoff) animent, de façon souvent inattendue, le contenu théorique

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des chapitres précédents : ainsi un extrait d’une pièce de théâtre écrite en 1786 par la Grande Catherine se moquant de la chamanomanie de ses contemporains. Il ne faudra pas manquer un texte de 1933 traduit du uyghur (ouïgour) par Zarcone et un rituel tajik auquel il a assisté en 1995 (p. 111-115).

5 Car le point fort de l’ouvrage et qui devrait inciter les islamologues à s’y référer est l’accent mis sur le chamanisme islamisé – ou l’islam chamanisé, comme l’on voudra – dont Zarcone s’est fait le spécialiste depuis quelques années (la longueur des passages qui sont consacrés à la question témoigne de l’orientation que les deux coauteurs ont voulu donner à leur travail : p. 26-31, 48-49, 64-65, 77-81, 86-90). Le point faible de l’ensemble en est la contrepartie : le chamanisme primitif des chasseurs est bien négligé (le mot « chasse » n’apparaît d’ailleurs pas dans l’index). Hors un bon exposé sur la cure assumé par le chamane musulman (p. 77-81), seul le mort est cité comme interlocuteur du chamane dans le monde invisible (p. 76). Or l’on sait bien, depuis le livre bouleversant de Roberte Hamayon, La chasse à l’âme de 1990 (cf. ASSR, 74-256), que le chamanisme sibérien le plus anciennement attesté repose sur des rapports réciproques, égalitaires et horizontaux entre le chamane représentant le chasseur et son interlocuteur dans l’au-delà figurant les âmes du gibier, des rapports scellés par une alliance matrimoniale sur le modèle épique et qui donnent accès au gibier. L’introduction de l’élevage et la stratégie d’investissement qui en a découlé ont fait, seulement alors, basculer à la verticale la conception des rapports avec l’au-delà : l’interlocuteur invisible est désormais l’ancêtre.

6 Cet oubli mis à part, l’ouvrage ici recensé est une introduction idéale à un monde de pensée intrigant et toujours vivant.

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Jörg Stolz, Olivier Favre, Caroline Gachet, Emmanuelle Buchard, Le phénomène évangélique. Analyses d’un milieu compétitif Genève, Labor et Fides, coll. « Religions et modernités », 11, 2013, 344 p.

Jean-Louis Ormières

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Jörg Stolz, Olivier Favre, Caroline Gachet, Emmanuelle Buchard, Le phénomène évangélique. Analyses d’un milieu compétitif, Genève, Labor et Fides, coll. « Religions et modernités », 11, 2013, 344 p.

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1 Compétitivité, tel est le maître mot permettant de rendre compte du succès des mouvements évangéliques en Suisse dans un environnement où le christianisme traditionnel connaît, pour l’heure et comme dans le reste de l’Europe, un inexorable reflux. C’est le constat tout à fait convaincant de cet ouvrage écrit à quatre mains aux termes d’une analyse de nombreuses données tant quantitatives (plus de mille questionnaires) que qualitatives (près d’une centaine d’entretiens).

2 En dépit de conceptions communes, l’évangélisme demeure polymorphe. Trois grandes orientations sont ici prises en compte au sein de ce milieu : les conservateurs (environ 11 %), les charismatiques (près de 33 %) et les classiques (plus de 56 %). Ces trois variantes de l’évangélisme se distinguent nettement des autres confessions présentes sur le sol helvétique comme du reste de la population par une conception traditionnelle de la famille (taux de divortialité très faible) et par une forte résistance au processus de sécularisation, comme en témoigne leur progression au détriment des autres religions, notamment le catholicisme et le protestantisme réformé.

3 Élément central de son système symbolique, la conversion demeure le marqueur principal de l’évangélisme. Mais, contrairement à une idée répandue, l’évangélisme, loin d’être une religion traditionnelle, « offre des réponses pragmatiques et adaptées aux questionnements de l’homme de l’ère de l’ego ». Autre dimension confirmée par les résultats de cette enquête, la solidité des liens communautaires qui unissent les membres des Églises évangéliques. Par ailleurs, si le poids de l’autorité du pasteur demeure, l’enquête montre que la cohésion du groupe repose également sur un autocontrôle et sur une interaction entre la figure d’autorité traditionnelle et certains des membres de la communauté.

4 Destinées à maintenir les enfants dans le milieu, les stratégies d’éducation mises en place par les parents contribuent à la reproduction de ces communautés. De même, bien que peu nombreux soient les individus qui s’y investissent résolument, la pratique de l’évangélisation concourt à son identité. La mobilité géographique de ses membres n’empêche pas la plupart d’entre eux de se réaffilier à une nouvelle Église, contribuant ainsi à sa vitalité. Il en va également de la présence de certains d’entre eux dans les Églises réformées ; par cette double appartenance, ils participent à la transmission du message évangélique au sein du milieu réformé.

5 Les difficultés psychologiques de membres ayant quitté une église évangélique témoignent du caractère contraignant et totalisant de ce type de mouvement. Toutefois, et malgré l’accueil réservé par l’évangélisme à certaines tendances individualisantes que véhiculent les sociétés contemporaines, les jeunes générations demeurent sensibles à ce qui demeure le cœur de son identité, ses valeurs conservatrices et sa morale traditionnelle.

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6 Cette étude instructive apporte un éclairage nouveau concernant le phénomène évangélique. La survivance de l’évangélisme dans un monde sécularisé ne s’expliquerait ni par sa capacité à se démarquer du monde en établissant des frontières ni par son aptitude d’intégration et d’adaptation à la modernité. L’une comme l’autre sont importantes, mais ne sont pas exclusives l’une de l’autre pour comprendre son développement dans nos sociétés modernes. Tout en permettant à ses membres de satisfaire l’ensemble de leurs besoins (spirituels, relationnels, psychologiques, de loisirs, etc.) à l’intérieur du même milieu, ces Églises veillent à maintenir une identité forte par des normes qui les protègent des tentations du monde séculier.

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Pierre Teilhard De Chardin, Lettres d’Égypte, 1905-1908. Avant-propos du RP Henri de Lubac, membre de l’Institut & Lettres d’Hastings et de Paris, 1908-1914. Introduction par Henri de Lubac, sj Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », XLIII, 2012, 224 p. Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », XLIV, 2012, 336 p.

Bénédicte Sère

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Pierre Teilhard De Chardin, Lettres d’Égypte, 1905-1908. Avant-propos du RP Henri de Lubac, membre de l’Institut & Lettres d’Hastings et de Paris, 1908-1914. Introduction par Henri de Lubac, sj, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », XLIII, 2012, 224 p. Paris, Éditions du Cerf, coll. « Œuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », XLIV, 2012, 336 p.

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1 Ces deux volumes, XLIII et XLIV, de la dixième section – « Correspondances » – des Œuvres complètes du Cardinal Henri de Lubac, sont consacrés aux lettres de Pierre Teilhard de Chardin dans ses jeunes années de « régence » (au collège du Caire, 1905-1908, 68 lettres) et de « scolasticat » (à Ore Place, près de Hastings, 1908-1914, 158 lettres), avant la Première Guerre mondiale. Au sens strict, elles ne sont pas adressées à Henri de Lubac puisque les deux hommes ne se connaissaient pas à cette date, mais elles sont destinées aux parents de Teilhard de Chardin. Ce qui justifie alors leur insertion dans les Œuvres complètes et dans la section de la correspondance lubacienne, c’est le commentaire qu’en fait le Cardinal sous forme d’avant-propos et d’introduction et, plus fondamentalement encore, c’est la volonté même du Cardinal d’exhumer les moindres écrits de son ami pour le faire connaître et le réhabiliter. Henri de Lubac fut, en effet, rien moins que le meilleur éditeur de Teilhard de Chardin. Mieux peut-être, son historien, car, lorsqu’il décide, en 1963 – un an après son plaidoyer La Pensée religieuse du père Teilhard de Chardin (1962) – de présenter au public ces lettres, il a conscience de remonter à la genèse d’une pensée, celle des années de formation, où Teilhard vit une existence de séminariste, découvre la théologie, reçoit la prêtrise (24 août 1911), côtoie de grands noms (Victor Fontoynont, Léonce de Grandmaison, Guillaume de Jerphanion, Auguste Décisier...) dont certains le suivront tout au long de sa vie (Auguste Valensin). Surtout, il montre un Teilhard qui creuse sa sensibilité scientifique de paléontologue, de géologue, d’entomologiste, de botaniste ou d’ornithologue. Car, il faut bien l’avouer, c’est de sciences naturelles plus que de théologie que le jeune homme est passionné.

2 En soi et bien que d’une grande fraîcheur, les lettres écrites par Teilhard ne sont pas bouleversantes de génie littéraire, d’intuitions spirituelles, d’audaces théologiques ou de confessions intimes comme le seront les lettres plus tardives adressées à sa sœur Marguerite (Guite), d’une part, et plus encore, celles destinées à son directeur spirituel Auguste Valensin ou à ses amis Bruno de Solages et André Ravier, d’autre part. La correspondance de ce volume est principalement marquée du sceau de l’affection filiale, celle d’un jeune séminariste puis d’un jeune prêtre, soucieux d’accompagner ses parents dans la séparation majeure qui est celle de son engagement ecclésial doublé d’un exil géographique. La narration rejoint alors le journal de bord et relate les principaux événements qui ponctuent la vie quotidienne, dans sa régularité (fonctions et offices au jour le jour, nouvelles de la famille, anniversaires, réflexions sur l’actualité) comme dans ses moments plus exceptionnels (réception du sacerdoce, expéditions scientifiques, voyages, rencontres, descriptions pittoresques...). Point d’épanchement, point de confidence, point de complainte, point de signe qui disent les

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mouvements de profondeur de son âme. L’ensemble est mesuré. Le propos est presque banal, dans la lignée d’un genre littéraire traditionnel, celui des Lettres d’édification des anciens missionnaires jésuites, au point qu’Henri de Lubac présente lui-même ces écrits comme étant « d’un intérêt mineur ».

3 Autant dire que pour découvrir et apprécier l’exceptionnelle personnalité du grand homme que fut Teilhard de Chardin, mieux vaut ne pas suivre la chronologie ni commencer par ces écrits de jeunesse mais aborder les lettres postérieures, celle de la maturité et du tourment. Ce n’est qu’à ce moment-là, une fois l’attachement créé avec le jésuite, que l’on pourra se tourner vers cette prose des jeunes années pour y savourer les premières intuitions d’une pensée, les descriptions déjà scientifiques de la nature et des fossiles, les prémices d’une poésie qui ne se connaît pas encore. Car, ce qui se devine ici, c’est la stature scientifique du futur paléontologue autant que la sensibilité spirituelle, voire panthéiste, de l’auteur de Messe sur le monde. Tout déjà dit cet « amour passionné de l’Univers », cette présence, comme il aime à le dire lui-même, indéniablement sensible dès avant 1914. Tout encore dit cette plume, notoire, du grand écrivain que fut Teilhard, « un savant et un peintre » pour Lubac (p. 20). Si elles ne sont pas retranscrites, les impressions de ces années égyptiennes puis anglaises, sont déjà mystiques, qui font l’expérience de cette « Dérive profonde, ontologique, totale de l’Univers », comme il l’écrira plus tard. Ainsi, grâce à cette réédition, sont disponibles toutes les lettres de Teilhard des années 1905 à 1919 et le lecteur pourra ainsi retrouver l’authenticité d’une expérience mystique à l’origine de la cosmogenèse teilhar-dienne.

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Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise Traduit de l’anglais par G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2012, 1 164 p.

Michael Löwy

RÉFÉRENCE

Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Traduit de l’anglais par G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2012, 1 164 p.

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1 La ré-édition en poche du magistral livre de l’historien anglais (paru à l’origine en 1963) permettra enfin à un public plus large de prendre connaissance de son œuvre. Cette édition reproduit la remarquable présentation du livre par Miguel Abensour (déjà publiée dans la première édition française en 1988), précédée d’une intéressante introduction à l’œuvre de l’auteur par François Jarrige.

2 E. P. Thompson est un des plus célèbres historiens du XXe siècle. Selon le Catalogue of Quotations in Arts and Letters, il est un des 250 auteurs les plus cités dans le monde. Ce qui est moins connu c’est que ce monumental ouvrage de 1963, qui a fondé une nouvelle école d’histoire sociale, contient des brillantes incursions dans le domaine des sciences sociales des religions. Ce qui occupe l’attention de l’historien anglais ce n’est pas, comme chez Weber, le rôle de l’ascèse puritaine dans la genèse de la bourgeoisie moderne, mais plutôt la signification de cette éthique, notamment dans sa variante méthodiste un siècle et demi plus tard, pour la conduite de vie des travailleurs. Certes, Weber et Tawney avaient déjà avancé quelques pistes à ce sujet : « Weber et Tawney expliquent que les employeurs avaient de bonnes raisons de trouver utile la propagation de valeurs puritaines ou pseudopuritaines dans la classe ouvrière ». Selon Thompson, le capitalisme n’aurait pas pu se développer sans une forme de « contrainte intérieure », seule capable de « canaliser toutes les énergies vers le travail » ; grâce à l’éthique protestante, « l’ouvrier doit devenir son propre garde-chiourme ».

3 En fait, à la différence de Weber, ce n’est pas tant l’origine du capitalisme au XVIIe siècle qui l’intéresse, mais plutôt le rôle de la religion dans la soumission des ouvriers à la discipline industrielle au début du XIXe siècle. Thompson accorde une importance particulière au méthodisme. Tandis que Weber s’intéressait à la doctrine calviniste de Wesley, le fondateur de cette secte protestante au XVIIe siècle, l’historien anglais s’attaque surtout aux écrits et prêches des pasteurs méthodistes du XIXe, comme Jabez Bunting, qui documentent « la convergence extraordinaire entre les vertus que le méthodisme inculqua à la classe ouvrière et l’utilitarisme de la bourgeoisie » ; ces pasteurs ont contribué, de forme notable à instiller chez les ouvriers la soumission et une attitude psychologique favorable à la « discipline du travail dont les industriels avaient le plus grand besoin ». Pour le méthodisme, Dieu lui-même était le surveillant le plus vigilant de tous, et l’indiscipline au travail serait sanctionnée avec les flammes de l’enfer.

4 En dépit de ces différences avec Weber, cette première partie de l’argumentation d’E. P. Thompson est dans la continuité directe des thèses wébériennes. C’est dans un deuxième moment qu’il va avancer au-delà de ce terrain relativement balisé, pour s’intéresser à une question nouvelle, qui concerne directement la sociologie des religions, et qui n’est pas envisagée dans L’éthique protestante : pourquoi tant d’ouvriers

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ont-ils adhéré à cette secte protestante ? Pourquoi se soumirent-ils, de leur propre gré, à « cette forme d’exploitation psychologique » ? Le méthodisme, observe l’historien, eut le plus grand succès en étant « simultanément la religion de la bourgeoisie industrielle... et celle de larges secteurs du prolétariat. [...] Comment le méthodisme parvint-il à remplir cette double fonction avec tant de vigeur ? C’est un problème que ne se posent ni Weber ni Tawney ». L’auteur se propose donc d’explorer un terrain inconnu, négligé par les « classiques », autour du paradoxe suivant : comment une telle religion bourgeoise, propre à une élite d’entrepreneurs qui se considéraient comme « appelés » ou « élus », « put-elle séduire le prolétariat naissant, à une époque particulièrement difficile, alors que, par leur nombre même, ces prolétaires n’étaient guère prédisposés à se considérer comme un groupe élu [...] ? ».

5 Il va proposer trois hypothèses pour tenter d’expliquer cette énigme : 1) l’endoctrinement religieux ; 2) le rôle de la communauté ; 3) le millénarisme.

6 La première est plutôt descriptive qu’explicative ; Thompson expose en détail les méthodes « pédagogiques » brutales des méthodistes, mais il ne nous apprend rien sur les raisons de l’adhésion à ce courant religieux de tant d’ouvriers adultes.

7 Plus significative à cet égard est la deuxième hypothèse : selon l’auteur de La formation de la classe ouvrière anglaise, le méthodisme et ses chapelles ouvertes « offrirent aux déracinés et aux abandonnés de la révolution industrielle une espèce de communauté de substitution ». E. P. Thompson formule ici un argument de portée générale qui concerne, bien entendu, la sociologie des religions dans ce qui la distingue d’une simple histoire de la théologie ou des doctrines religieuses.

8 La troisième approche explicative est peut-être la plus originale, mais aussi la plus complexe : il s’agit de ce que l’historien désigne par un concept nouveau, le millénarisme du désespoir. Sa principale référence sociologique à ce propos n’est plus Max Weber mais Karl Mannheim, Idéologie et Utopie (1929).

9 E. P. Thompson distingue deux formes du millénarisme :

10 a) ce qu’il appelle « le millénarisme authentique », de tendance révolutionnaire, qui disparaît en Grande-Bretagne à la fin des années 1790 avec la défaite du jacobinisme anglais et le début des guerres avec la France ; le poète William Blake peut lui-aussi être considéré comme proche de ce courant « chiliastique » radical.

11 b) le « millénarisme du désespoir », qui va prospérer au début du XIXe siècle, dans le renouveau du méthodisme, et dans le « fanatisme prophétique » d’une multitude de sectes se réclamant de la « Nouvelle Jérusalem ». Son expression la plus importante a été le mouvement autour de la prophétesse apocalyptique Joanna Southcott, une dissidente du méthodisme, qui avait réussi à rassembler quelques 100 000 fidèles, en proclamant, au nom du Seigneur : « Je briserai l’orgueil des Puissants et exalterai l’Esprit des Humbles ». On peut se demander si l’historien ne sous-estime quelque peu la protestation implicite de ces prêches millénaristes qui dénonçaient, comme il reconnaît, les faux bergers d’Angleterre (propriétaires terriens et gouvernants) qui conspiraient pour élever le prix du pain.

12 Pour rendre compte de l’essor de ces deux formes de millénarisme, l’auteur avance une brillante hypothèse socio-historique : leur alternance correspondrait à « une oscillation entre des périodes d’espoir et des périodes de désespoir et d’abattement ». Chaque fois que renaissait l’espoir d’un changement sociopolitique, « le revivalisme perdit du terrain pour réapparaître, porté par une ferveur renouvelée, sur les ruines du

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messianisme politique renversé ». C’est dans ce sens, ajoute-t-il, que la grand recrutement méthodiste, qui eut lieu de 1790 à 1830, peut être considéré comme « le millénarisme du désespoir ». Analysant en détail l’alternance entre différents moments de lutte politique et de ferveur revivaliste entre 1790 et 1834, il suggère, à partir d’une matrice millénariste commune, « quelque chose qui ressemblerait à une oscillation, le renouveau religieux occupant le pôle négatif, et la politique radicale (teintée de millénarisme révolutionnaire), le pôle positif ». En tout cas, indépendamment du contexte historique anglais en question, avec le concept de millénarisme du désespoir, Thompson a forgé un outil de recherche sociologique d’une portée bien plus générale.

13 Le personnage qui incarne, aux yeux de l’auteur, l’opposition la plus radicale au méthodisme conservateur est l’artiste et poète révolutionnaire William Blake, une des rares figures où la résistance romantique à l’utilitarisme et celle des artisans radicaux contre le capitalisme industriel se sont croisées. Dans ses écrits, on trouve « l’affirmation presque antinomienne de la joie sexuelle et celle de l’innocence ». On peut lire, affirme l’historien, dans presque chaque vers de son Évangile éternel « une déclaration de “guerre mentale” contre le méthodisme et l’évangélisme ». Sans hésitation, Blake a dénoncé l’enseignement puritain de l’humilité et de la soumission – qui à ses yeux « éteint le Soleil et la Lune » et « Déforme les Cieux d’un Pôle à l’autre » – et le pouvoir religieux répressif de l’État : « La Bête et la Prostituée [de Babylone] gouvernent sans contrôle. Défendre la Bible en cette année de 1798 peut coûter sa vie à un homme ». Citant Karl Mannheim – pour le vrai esprit chiliastique, le présent est la brèche par laquelle ce qui était intériorisé éclate soudainement – Thompson situe Blake dans le courant du millénarisme (chiliasm) révolutionnaire qui surgit dans les milieux artisanaux de Londres dans la suite immédiate de la Révolution française. Son image visionnaire d’une « Nouvelle Jérusalem » n’était pas rationaliste et était plus proche du contexte millénariste des années 1793-1794 que ne le pensent la plupart des commentateurs.

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Marie-Claire Tihon, Le Couvent de la Reine. De Compiègne à Versailles Éditions du Cerf, coll. « L’histoire à vif », 2012, 179 p. Illustrations, plans.

Bernard Chédozeau

RÉFÉRENCE

Marie-Claire Tihon, Le Couvent de la Reine. De Compiègne à Versailles, Éditions du Cerf, coll. « L’histoire à vif », 2012, 179 p.

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1 La sœur Marie-Claire Tihon, des chanoinesses de Saint-Augustin, a déjà publié des ouvrages sur S. Pierre Fourier et sur la bienheureuse Alix Le Clerc, fondateurs de cette congrégation. En possession d’archives et de correspondances, elle donne dans ce livre la courte histoire du « couvent de la Reine » depuis les années qui ont précédé la fondation jusqu’à la fin des grandes épreuves révolutionnaires – période qui sera suivie de la longue et riche histoire de l’actuel lycée Hoche, à Versailles.

2 À la fin du XVIIIe siècle, la reine Marie Leszczynska, épouse de Louis XV, décide de fonder une maison pour l’éducation des jeunes filles « tant pauvres que riches » et « singulièrement des filles des officiers attachés à mon service et à celui de la famille royale », avec 25 religieuses, huit converses et cinquante pensionnaires. Louis XV donne à la reine 4,64 hectares proches du palais et en pleine ville. Après la mort de la reine en 1768, l’établissement est protégé avec énergie par les princesses Adélaïde, Victoire et Sophie. Pour tenir la maison, la reine fait venir la congrégation des chanoinesses de Saint Augustin alors à Compiègne. Ce sont d’abord six religieuses, puis 28 en septembre 1772, qui lors de la cérémonie de clôture s’installent dans un très beau couvent construit par Richard Mique, architecte lorrain. Ces religieuses ont choisi de vivre « la vie mêlée », entrelaçant contemplation et action et prononçant quatre vœux (pauvreté, chasteté, obéissance et vœu d’instruction), selon la règle stricte du fondateur.

3 La nouvelle institution est destinée à l’éducation de demoiselles nobles, mais aussi à des enfants de milieux plus modestes, un demi-millier, avec un externat gratuit. Le succès de cette maison s’explique par les conditions matérielles et psychologiques offertes à ses hôtes. L’auteur présente le Suisse, les portières et tourières, les converses, les novices (avec le portrait par l’abbé Bergier « de la parfaite novice, et son antiportrait »), qui n’ignorent pas les défections en chaîne – « on exige des perfections angéliques ». Mais à la Révolution toutes ces religieuses sont « restées fidèles à leur engagement ».

4 Marie-Claire Tihon présente ensuite les religieuses, canonicæ ou femmes consacrées qui sont d’origine bourgeoise, la vie du couvent avec les visites du roi et de la famille royale, seules personnes autorisées à entrer, la participation aux événements importants, grossesses, maladies ou deuils. Elle s’étend sur les questions financières, l’importante pension royale soigneusement versée par Louis XV et Louis XVI (25 000 £ en 1786 venues de la Caisse des Économats), le passage des revenus de Compiègne à ceux de Versailles (2 400 £ en 1786, 3 800 £ en 1790), tenus avec l’aide d’amis bienveillants, la malencontreuse donation des revenus de l’abbaye de Malnoue qui sera une source d’embarras jusqu’à la fin.

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5 Fort intéressantes sont les pages qui présentent une analyse de la chapelle – « l’église » – de style néo-palladien, inspirée à Mique par la Casa rotonda de Palladio à Vicence (très belles photographies d’illustration), mais privée des grandes statues qui l’ornaient au XVIIIe siècle et qui joua son rôle dans la vie de la cité. Comme toujours, cette chapelle de couvent comporte deux parties principales, le chœur des religieuses et la nef ouverte au public ; de fait, de nombreux fidèles s’y sont pressés très tôt. L’église possédait des ornements souvent somptueux, dons de riches particuliers, qui illustraient les piétés christocentrique et mariale et le culte des reliques (en particulier le corps du martyr saint Bénigne). Il est plus difficile de connaître la dévotion des religieuses, que la reine fondatrice organisa autour de sainte Jeanne de Valois et du Sacré-Cœur de Jésus cher aux jésuites.

6 Dans le domaine de l’éducation, la raison d’être de ce couvent, l’auteur souligne les aspects originaux et riches : la qualité du logement, l’« éducation bourgeoise » qui s’y donne pour faire « de bonnes maîtresses de maison et d’excellentes mères de famille », ce qui rompt avec l’éducation aristocratique des autres couvents ; sont surtout retenues les méthodes pédagogiques visant à « construire une personnalité ». L’auteur détaille ces aspects originaux qu’on veut fondés sur la confiance et qui expliquent qu’en 1790 l’école compte quelque 500 élèves.

7 Après la Révolution, la congrégation n’a pas manqué de repartir sur de nouvelles bases et de conserver ses maisons et d’en fonder d’autres. Mais dans les perspectives de cet ouvrage, on retiendra l’installation dans les locaux par Napoléon du prestigieux lycée Hoche (1808, le nom datant de 1888) où se perpétue la tradition d’enseignement héritée du couvent de la Reine et des religieuses de Notre-Dame.

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Shmuel Trigano (Dir.), La fin de l’étranger ? Mondialisation et pensée juive Paris, Éditions In Press, coll. « Pardès », no 52, 2013, 300 p.

Mira Niculescu

RÉFÉRENCE

Shmuel Trigano (Dir.), La fin de l’étranger ? Mondialisation et pensée juive, Paris, Éditions In Press, coll. « Pardès », no 52, 2013, 300 p.

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1 Il est des titres particulièrement prometteurs. « La fin de l’étranger » en est un. Ce numéro de la revue Pardès dirigée par le sociologue français Shmuel Trigano s’est donné pour objectif de mettre en miroir caractéristiques de la « mondialisation » contemporaine et principes multimillénaires de la « pensée juive » biblique.

2 Un tel choix thématique est particulièrement intéressant dans le contexte transnational actuel, où globalisation d’un côté et migrations de l’autre tiraillent à ses deux extrêmes la figure de l’étranger, tantôt pour l’euphémiser tantôt pour la dramatiser. Or la question de l’« étrangèreté », corolaire de l’errance, est au cœur de l’identité juive : des pérégrinations d’Abraham à celles de Moïse, de la rédaction de la Torah dans l’exil babylonien à la diaspora multimillénaire, le nomadisme, l’étrangèreté, et les vulnérabilités qu’ils entraînent semblent avoir été le modus vivendi théologicosocial de la condition juive dans le monde. Avec la création de l’État d’Israël, la stabilisation de l’intégration sociale des Juifs en Occident et la généralisation des phénomènes diasporiques dans un monde globalisé, la question de « la fin de l’étranger » semble donc se poser de manière particulièrement pertinente dans le cas du judaïsme : que devient l’identité juive, peut-on se demander, quand le Juif n’est plus un « étranger » ?

3 Or l’angle choisi par cet ouvrage collectif va dans le sens opposé. Au lieu de s’interroger sur la façon dont le contexte politico-culturel international contemporain a changé la condition d’« étrangèreté » du Juif, cet ouvrage se penche sur les questions, malheureusement trop classiques, de l’« étranger tel que défini par la pensée juive ».

4 Reprenant les thèmes d’un ensemble de colloques ayant eu lieu au Collège des Études juives de l’Alliance israélite universelle entre décembre 2011 et mars 2012, ce numéro de Pardès, qui a la vocation d’être le premier d’une double série, se focalise en particulier sur l’articulation biblique de la distinction entre la posture d’« étranger » et celle de « résident ». Selon Trigano, ces deux postures, exprimées dans deux livres du Tanakh (la Torah au sens étroit du terme), la Genèse et le Lévitique, invitent à se pencher sur la notion de « demeure », et par extension sur la notion d’« identité humaine dans le monde ».

5 La thèse de Trigano est que dans le contexte socioculturel actuel, ce n’est pas tant « l’étranger », que le « résident », qui est devenu une figure problématique. Pour envisager les différentes dimensions de ce questionnement, la structure de ce numéro de Pardès reprend les thèmes abordés successivement lors des trois colloques qui l’ont inspiré : « mondialisation » et question de « la fin de l’étranger », « l’étranger biblique au regard de la tradition juive », et « les lois de Noé et la condition de l’étranger ».

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6 Cette approche trithématique se veut en outre interdisciplinaire : elle réunit des contributeurs aux profils aussi divers que sociologues (Dominique Schnapper), politologues (Pierre Manent), spécialistes de pensée juive (Mikhaël Benadmon), juristes (Michaël Wygoda) et psychanalystes (Jean-Pierre Lebrun).

7 La qualité des réflexions proposées est incontestable et reflète celle des contributeurs qui ont participé à ce projet. Cependant on ne peut éviter d’être déçus du propos qui ressort de l’ensemble : tout d’abord, contrairement à ce qu’annonce le sous-titre de l’ouvrage, on ne voit pas vraiment « mondialisation » et « pensée juive » mis en lien, mais seulement juxtaposés. Les articles proposés ne dialoguent pas entre les deux termes, mais ceux-ci sont abordés séparément au fil de la structure de l’ouvrage.

8 La première partie se focalise sur les questions d’« hospitalité » et d’« immigration », mais sans les mettre en relation avec la pensée juive. Par ailleurs, si ces thèmes sont passionnants, on peut regretter l’absence de l’invocation de réflexions contemporaines majeures sur la condition de l’humain dans la globalisation, de la typologie de Zygmunt Baumann entre « touriste » et « vagabond », à la redéfinition du « cosmopolitisme » contemporain par des auteurs comme Bryan Turner, Arjuun Appadurai ou Ulf Hannerz.

9 La seconde partie se focalise uniquement sur les textes bibliques et talmudiques pour se concentrer sur deux aspects trop classiques de la pensée juive, et surtout sans les renouveler au regard du thème de l’ouvrage. Sont donc examinés d’une part – encore et toujours – le statut de l’étranger (ger) vis-à-vis d’Israël : le « converti » (ger tsedek) ou le « résident » (ger toshav) ; et d’autre part la législation éthique juive prévue pour les « autres » d’Israël (familièrement appelées goyim, « nations ») : les lois noahides.

10 En plus d’être sans surprises ni quant au thème ni quant à son traitement, ces options thématiques sont ici redondantes : trois articles successifs traitent des mêmes questions, à partir des mêmes textes, et avec les mêmes approches.

11 On a donc d’un côté, des réflexions sur la mondialisation qui sont trop partielles et ne dialoguent pas avec la pensée juive, et, de l’autre des réflexions qui sont trop traditionnelles et qui ne relisent pas les dispositions théologiques au miroir de la mondialisation actuelle.

12 Seul l’article de Zvi Zohar sur le traitement des travailleurs asiatiques « résidents » en Israël, discute l’approche juive traditionnelle de l’étranger au miroir d’un phénomène socioculturel contemporain. Mais c’est encore pour confirmer le positionnement général de l’ouvrage vis-à-vis de la catégorie d’« étrangèreté » : un positionnement qui consiste à rejeter ce questionnement sur « l’autre » de soi plutôt que sur soi.

13 Que la question de l’« étranger du Juif » soit posée est toujours intéressant. Mais qu’elle soit l’unique perspective retenue rétrécit les possibilités ouvertes par le thème général de l’ouvrage, et fait peser sur lui une absence béante : celle de la question du « Juif comme étranger », un stigma théologicohistorique au principe même de la définition de la judéité, et qui demande aujourd’hui à être réévaluée. N’y a-til pas tant à dire sur les façons dont la « mondialisation » transforme l’identité juive et interroge son « étrangèreté » traditionnelle ?

14 Le sens général de l’ouvrage pêche donc par deux bouts : on a d’un côté la pensée juive qui se regarde trop elle-même, en restant uniquement collée aux textes traditionnels sans inviter des réflexions en relation avec les théories contemporaines de la globalisation, de la mondialisation et de l’altérité ; et d’un autre, la pensée juive qui ne se regarde pas assez elle-même, là où cela aurait été intéressant.

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15 L’absence de considération de « ce côté-là » du concept d’étrangèreté fait cruellement défaut à des réflexions dont le thème de départ était pourtant si prometteur. L’ouvrage conserve néanmoins toute sa pertinence et son utilité pour quiconque n’est pas familier avec la perspective juive traditionnelle, tanakhique et talmudique, de l’« étrangèreté », et quiconque souhaite voir juxtaposer dans le même ouvrage réflexions sociopolitiques et sociologiques sur l’immigration, la résidence et l’altérité, et des réflexions théologiques et philologiques bibliques plus traditionnelles sur ces mêmes questions.

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Suzanne Tunc, Ludmila Javorova. Histoire de la première femme prêtre Paris, Temps présent, 2012, 151 p.

Sabine Rousseau

RÉFÉRENCE

Suzanne Tunc, Ludmila Javorova. Histoire de la première femme prêtre, Paris, Temps présent, 2012, 151 p.

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1 Le dernier chapitre éclaire le point de vue et le propos du livre : il s’agit d’un ouvrage militant qui plaide pour l’ordination des femmes dans l’Église catholique romaine. Suzanne Tunc, théologienne membre de Femmes et Hommes en Église, retrace le récit d’une femme ordonnée prêtre en 1970 par un évêque de l’Église clandestine tchèque sous régime communiste. Elle utilise pour narrer cette histoire hors du commun un ouvrage américain de Miriam Therese Winter, Out of the Depths. The Story of Ludmila Javorova Ordained Roman Catholic Priest, paru en 2001.

2 Ludmila Javorova a 38 ans quand l’évêque tchèque clandestin Felix Maria Davidek l’ordonne secrètement selon le rituel d’ordination romain. Très impliquée dans la communauté clandestine fondée par Davidek (après quatorze ans de prison entre 1950 et 1964), la Koinotes, elle fait office de « vicaire apostolique » de l’évêque depuis le milieu des années 1960, partageant les responsabilités avec lui. Convaincu de la nécessité de permettre aux femmes d’accéder au ministère ordonné afin de satisfaire « les besoins de l’Église », notamment des femmes et particulièrement des religieuses en quête de secours spirituel, Davidek n’hésite pas à la faire prêtre malgré l’hostilité de la plupart des membres de l’Église clandestine de Tchécoslovaquie. Pour Davidek, il n’existe aucun fondement théologique ou scripturaire à l’exclusion des femmes du sacerdoce.

3 Cette ordination de 1970 reste secrète (même dans le cercle familial qui l’ignore) jusqu’en 1995 où elle est dévoilée par la presse, six ans après la Révolution de Velours et la chute du communisme. Elle est alors considérée comme invalide par le Vatican qui interdit à Ludmila Javorova, convoquée à Rome, d’exercer son ministère.

4 Au-delà du ton hagiographique qu’il prend souvent en exaltant le caractère prophétique de l’action de Félix Davidek et le courage de Ludmila Javorova, ce récit intéresse l’historien(ne) particulièrement pour le contexte politique et religieux dans lequel il se situe. Il dépeint le fonctionnement d’une communauté clandestine dans le régime communiste, avec son séminaire où sont enseignées en cachette la théologie et l’exégèse marquées par l’esprit du Concile Vatican II, son réseau de candidats au presbytérat qu’il faut faire ordonner en RDA (Mgr Schaffran en ordonne cinq entre 1967 et 1971), son « système D » (dit des « facilités mexicaines ») pour ordonner des évêques « suppléants » sans autorisation du Vatican ni de l’État. Dans cette communauté du « désert », il est intéressant de voir à l’œuvre à la fois des audaces comme l’ordination d’hommes mariés et de femmes sous l’impulsion d’une personnalité comme Davidek très soucieux de participer à l’aggiornamento, et des crispations conservatrices contre toute « aventure théologique ». La question de l’ordination des femmes cristallise ces dissensions au sein de l’Église clandestine :

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quand Davidek convoque un concile clandestin sur ce thème en 1970, des évêques parmi ceux qu’il avait ordonnés font sécession et créent un groupe dissident qui quitte la Koinotes.

5 Après la chute du communisme en 1989, le Vatican trouve des solutions pour réintégrer dans l’Église les prêtres mariés (dans un diocèse de l’Église catholique grecque) ou les évêques clandestins en procédant à des réordinations, mais déclare invalide toute ordination de femmes. La question de la prêtrise pour les femmes constitue un horizon indépassable, une limite infranchissable pour la grande majorité des hommes d’Église au début des années 1970.

6 Ainsi, malgré le rideau de fer, la chronologie de la réception de Vatican II à l’Est semble suivre quelque peu celle de sa réception à l’Ouest. Les expériences novatrices comme celle vécue par Félix Davidek et Ludmila Javorova, une expérience de la collaboration étroite entre un homme et une femme à la direction matérielle et spirituelle d’une communauté religieuse, semblent se concentrer autour de 1968 et avoir suscité un mouvement de réaction qui l’emporte à la fin des années 1970.

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Lucette Valensi, Ces étrangers familiers. Musulmans en Europe (XVIe-XVIIIe siècles) Paris, Éditions Rivages et Payot, coll. « Histoire Payot », 2012, 336 p.

Eva-Maria von Kemnitz

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Lucette Valensi, Ces étrangers familiers. Musulmans en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Éditions Rivages et Payot, coll. « Histoire Payot », 2012, 336 p.

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1 La présence actuelle d’environ dix-sept millions de musulmans en Europe suscite l’intérêt pour un phénomène qui n’est pourtant pas nouveau et qui dans un passé reculé, celui d’avant la colonisation, avait connu une diversité et une distribution géographique différente. C’est à partir d’un remarquable travail « d’archéologie historique » que Lucette Valensi nous fait découvrir leur présence aujourd’hui méconnue en raison d’une mémoire collective sélective.

2 Notons que d’autres publications récentes qui ont essayé de combler cette méconnaissance ont privilégié une perspective historique ou socioculturelle et juridique (Citons Laurens, Henry, Tolan, John et Veinstein, Gilles (2009), L’Europe et l’Islam : quinze siècles d’histoire, Paris, Odile Jacob ; Dakhlia, Jocelyne, Vincent, Bernard dir. (2011), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe I. Une intégration impossible, Paris, Albin Michel ; Dakhlia, Jocelyne, Kaiser, Wolfgang dir. (2013), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe II. Passages et contacts en Méditerranée, Albin Michel.)

3 Outre la présence mieux connue des musulmans en Al-Andalus qui sont passés d’une position de maîtres à celle au fil du temps d’une minorité dont les droits ont été bafoués et les membres persécutés, le présent ouvrage couvre des réalités historiques plus complexes dans un espace devenu très conflictuel opposant une Europe chrétienne et divisée entre catholicisme, christianisme orthodoxe, protestantisme à un monde islamique lui aussi en proie à ses divisions sectaires.

4 Bien que le sous-titre de l’essai propose une réflexion approfondie de la présence musulmane en Europe pour les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, l’enquête porte aussi sur certains épisodes du XIXe siècle et au-delà.

5 Divisé en sept chapitres, l’ouvrage s’intéresse d’abord à la Péninsule Ibérique (Portugal et royaumes péninsulaires), à l’exil de nombreux princes musulmans et aux délicats cas de conversions au christianisme, au sort des esclaves musulmans, en majorité galériens qui s’en sortaient par le rachat, l’échange ou l’évasion. Parmi ces « étrangers familiers », il y a aussi place pour des envoyés ou des ambassadeurs des puissances musulmanes, pour quelques figures de lettrés musulmans et de leur contribution à la diffusion d’une culture islamique en milieu européen. D’origines diverses, Maures, Turcs, Persans et Indiens, l’auteur complète le panorama masculin en esquissant quelques figures de femmes captives ou libres.

6 La géographie de la présence musulmane est essentiellement centrée sur l’espace de la Méditerranée européenne et c’est dans cet espace que l’analyse est la plus détaillée et la mieux documentée. D’autres régions, ou pays européens, bien qu’évoqués, auraient gagnés à être mis en regard.

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7 Ainsi, l’évocation de la Moscovie aurait pu donner lieu à une analyse comparative du recul de l’Islam à peu près en même temps qu’en Europe. L’expulsion des populations musulmanes et la destruction de leur héritage suivent un mouvement de vases communicants : à l’Ouest, en Castille, dans l’Aragon et au Portugal et à l’Est avec la conquête russe des khanats de Kazan (1552), d’Astrachan (1556) et de Sibir (1586-1594).

8 On y constate les mêmes méthodes d’oblitération de l’identité religieuse et culturelle. À l’Est, les mosquées et les madrasas ont été également détruites, la religion orthodoxe et la langue russe ont été imposées à ceux qui sont restés.

9 L’acceptation de la « protection russe » par la Petite Horde, en 1731, par la Horde du Milieu, en 1740, et par la Grande Horde, en 1742, ont permis la poursuite de l’annexion des terres musulmanes au XVIIIe siècle. Les révoltes perdurent jusqu’en 1755, moment où la tsarine Catherine, animée par l’esprit des Lumières, mettra fin aux persécutions religieuses et établira le Conseil des Ulamas. Ce court moment de repli prendra fin au XIXe siècle avec le parachèvement de la conquête russe sur les territoires musulmans.

10 Cependant l’Europe de l’Est, limitrophe du monde musulman, peut fournir un exemple unique d’intégration des musulmans et ceci dans le Royaume unifié de la Pologne et de la Lituanie où des Tartares originaires de la Horde d’Or se sont établis à la fin du XIVe siècle. Bien que l’auteur vante le compromis qui a eu lieu en Pologne, entre les chrétiens de différentes obédiences (p. 50), nous faisons remarquer l’absence des musulmans en tant que bénéficiaires de cette tolérance. Or, ceux-ci, moyennant le service militaire, pouvaient pratiquer leur religion, se marier avec des femmes chrétiennes et avoir des enfants éduqués dans la religion musulmane. La Diète (le Parlement) de Lublin leur a octroyé en 1569, d’importants privilèges : ériger des mosquées, fonder des écoles coraniques, avoir les mêmes droits que les nobles. Dès lors, ils ont adopté des noms de famille polonais tout en conservant leurs noms propres musulmans.

11 Au XVIIe siècle, lors des guerres polono-ottomanes il y avait six compagnies tartares avec leurs uniformes propres. Ceux-ci s’étaient distingués dans la bataille de Vienne en 1683, auprès des troupes polonaises et de ce fait, avaient reçu des terres sur lesquelles leurs descendants vivent toujours et qui représentent près de cinq mille personnes dans la Pologne actuelle.

12 Nous ferons remarquer qu’en Europe orientale, les musulmans faisaient partie d’un paysage visuel familier dans la mesure où les costumes et les armes de la noblesse polonaise et hongroise s’inspiraient des modèles vestimentaires turcs et persans. Le commerce de ces produits de luxe était florissant et il y avait des ateliers sur place qui produisaient des objets façonnés à l’orientale. Nous sommes devant le paradoxe apparent d’une situation où l’appréciation de la culture matérielle musulmane ne faisait aucun doute alors que tout pouvoir émanant du monde musulman était combattu.

13 Parmi les contributions remarquées dans cet ouvrage, soulignons l’intérêt de tout un volet concernant l’histoire diplomatique entre le monde musulman et l’Europe : la description des pratiques de négociations, les réceptions des envoyés et les festivités qui les accompagnaient ainsi que leur « médiatisation », les échanges de cadeaux et leurs significations ; bref, tous ces éléments qui faisaient contrepoids à des relations marquées surtout par les aspects conflictuels. Soulignons également, la sémantique

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divergente entre ce que les chancelleries européennes nommaient des « traités », interprétés du côté des musulmans comme des « concessions unilatérales ».

14 L’auteur aborde le XIXe siècle avec d’illustres exilés dont les destinées du dernier Dey d’Alger, Hussayin (p. 72-73), et de son contemporain Ahmed Bey de Constantine (p. 74), de passage en France. Mais qu’en est-il de l’Émir Abd al Qadir, qui a vécu en France dans un exil forcé entre 1848 et 1851 avant de reprendre le chemin pour un plus long exil vers l’Orient ?

15 Ce travail qui n’est ni purement académique, ni à prétention exhaustive, nous conduit à apprécier la diversité des situations analysées et les zones opaques qui restent à explorer. Il constitue une invitation pour des recherches ultérieures qui pourraient être menées pour construire une histoire des musulmans en Europe. La lecture de l’ouvrage est fluide, suscite la curiosité et trace des perspectives nouvelles. Les chartes et les illustrations permettent une perception palpable des descriptions évoquées. Par son appartenance à un univers méditerranéen partagé et sa posture de chercheuse engagée, Lucette Valensi nous guide dans les méandres de cette présence musulmane en Europe, s’interrogeant sur les analogies entre le passé et la situation actuelle où les offenses verbalisées, parfois même la violence et la discrimination perpétuent les expériences vécues par les musulmans d’autrefois.

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Myriam Vaucher, Dominique Bourdin, Marcel Durrer, Olivier Revaz (Ed.), Foi de cannibale ! La dévoration, entre religion et psychanalyse Genève, Labor et Fides, coll. « Psychologie et spiritualité », 2012, 408 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Myriam Vaucher, Dominique Bourdin, Marcel Durrer, Olivier Revaz (Ed.), Foi de cannibale ! La dévoration, entre religion et psychanalyse, Genève, Labor et Fides, coll. « Psychologie et spiritualité », 2012, 408 p.

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1 « La rencontre de l’homme avec le monde qui s’opère dans la bouche grande ouverte qui broie, déchire et mâche est un des sujets les plus anciens et les plus marquants de la pensée humaine. L’homme déguste le monde, sent le goût du monde, l’introduit dans le corps, en fait une partie de soi ». Commentant l’œuvre de Rabelais, Bakhtine illustre avec bonheur, et précision, le thème central de cet ouvrage collectif, où théologiens, anthropologues, psychanalystes et psychologues explorent les fondements et les aventures de la pulsion dévorante. Quelle relation la dévoration entretient- elle avec le lien social ? À quel interdit est soumis l’acte cannibale ? Et pour quel bénéfice psychique et culturel ? La construction de l’humain passe-t-elle nécessairement par cet impératif de destruction ? Mais tout cannibalisme est-il réductible à cette violence improductive ? Mondher Kilani pose en initiale la thèse du cannibalisme comme « opérateur symbolique de l’identité et de l’altérité, du dedans et du dehors, de l’ordre culturel et de l’ordre naturel, de l’humain et du non humain ». Soit les grandes distinctions/oppositions qui structurent l’avènement de l’homme, sujet personnel ou sujet collectif, au cœur de son monde, et la possibilité de son appropriation. Mais le cannibalisme n’est pas immédiatement opérateur symbolique. La dévoration sauvage est proprement, et uniquement, destructrice : rien en elle qui participe de la constitution du sujet. Au contraire, ce qui est dévoré est maintenu en son caractère de simple objet, indifférencié du monde des choses. De même que la prohibition de l’inceste fait obligation d’exogamie, donc de référence à un principe d’altérité, de même la prohibition du cannibalisme « sauvage » permet-elle d’établir entre celui qui dévore et celui qui est dévoré, une relation d’identification et d’absorption des qualités et puissances de celui-ci par celui-là. Ingérer partie du corps de l’étranger est définir en lui à la fois un principe de similitude et d’altérité, et s’appréhender comme extérieur à soi-même : « L’acte d’ingérer l’autre permet de palper l’extériorité en se voyant du dehors ». Freud et Lévi-Strauss sont ainsi régulièrement convoqués par la plupart des intervenants, pour la compréhension des mécanismes pulsionnels au fondement de la subjectivité, et des structurations élémentaires au principe de la vie sociale.

2 Parce qu’il s’oppose à la dévoration bestiale, le cannibalisme ritualisé est un élément fondateur de la régulation sociale. S’il permet d’abord de traiter les désirs pulsionnels les plus archaïques et d’en proposer les équivalents symboliques, il engage le vivant à penser la mort en d’autres termes que de pur abandon. Contre la volonté de Créon, Antigone supplie que les honneurs funèbres soient accordés à son frère, afin de dérober sa dépouille aux bêtes qui la dévoreraient. Muriel Katz-Gilbert analyse cette supplique comme l’impératif d’en finir avec la dévoration « primitive », et la nécessité de lui

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opposer le pendant prescriptif de la ritualité funéraire. Il en va de même de l’interdit de meurtre, corrélé à la prohibition de la dévoration sauvage : « tu ne tueras point » doit s’entendre ainsi, selon Lévinas, « tu feras tout pour que l’autre vive ». Réversibilité de tout appareillage pulsionnel : le cannibalisme, cette « métaphore de la construction de l’humain », n’est tel qu’au prix d’un retournement/ refoulement de ses orientations premières. L’oralité est réversible : recevoir autrui en soi est se donner à lui. Plus encore : Freud et Winnicott soulignent la transition permanente et bouleversante de l’amour à la haine, de l’absorption au rejet. Dominique Bourdin peut à juste titre évoquer ici la mystique, où l’« amour oral » s’accomplit comme un amour « infiniment avide », amour « impitoyable, vécu dans une réversibilité radicale et non pas dans une réciprocité », amour de pure violence. Sans doute est-ce en cette analyse de l’oralité que Freud a le plus approché des conditions d’une spiritualité dévorante. Mais ce n’est là qu’une variante de l’oralité. L’avidité sans limites porte négation de l’autre : Saturne dévore ses enfants comme autant de séquences de temps qui s’engouffrent en cette « bouche d’ombre » qui vaut éternité. Mais si l’on peut dire que Margery Kempe, mystique anglaise au temps de l’hérésie lollarde, « dévore » le temps, c’est pour marquer qu’en elle le temps de l’histoire est mis en suspens au profit du temps christique, où tout autre temporalité s’abîme. L’avidité cède la place à l’incorporation, identification narcissique à cela – ici temps mythique – qui est consommé.

3 Du mythe, des figures en nombre sont convoquées. Ulysse et son parcours initiatique présenté par Pierre-Yves Brandt, scandé par des étapes où la séduction et la dévoration se répondent comme autant d’épreuves sur le chemin du retour vers son sol, qui est retour vers soi. Médée, mère infanticide, qui sacrifie ses enfants en offrande à sa généalogie solaire (Hubert Auque). Pygmalion, figure du prédateur en telle osmose avec sa proie qu’il rêve celle-ci consentante et jouissante de se faire désirer, et avaler (Sophie de Mijolla-Mellor). Avaler : à nouveau la bouche qui assure une fonction centrale dans l’univers onirique. En elle s’engloutissent des « morceaux d’altérité » comme il en va, selon Monique Schneider, du désir de combler un vide en soi qui fait trauma. Ici, absorption de l’autre en soi, avérant en miroir l’aspiration à être soi-même objet de désir. Là, dans l’offrande plénière de son corps à autrui, comme en ce symbole christique du pélican dévoré par sa progéniture, analysé par Myriam Vaucher, l’affirmation du lien cannibale comme « point originaire du lien à l’autre ». Il est clair, cependant, que si s’établit une relation de dévoration réciproque, si « l’un et l’autre s’avalent indéfiniment », jamais un sujet n’en naîtra, non plus qu’autrui en sa singularité. Aussi bien faut-il qu’à cette fusion diabolique, indifférenciée, d’où peut s’enclencher une relation « mélancolique », soit mis un terme, et que séparation soit établie entre objet et sujet. Alors, écrit Philippe Jeammet, l’on peut devenir soi en « recevant les autres » en tant que tels : autres que soi.

4 Entre biologie et culture, l’oralité ; la bouche dévorante ; la dévoration de l’animal totémique, les troubles anorexiques, la manducation de la parole, dont l’ouvrage étonnamment ne traite pas, et qu’analysait Marcel Jousse dans son anthropologie de la mise en scène gestuelle dans le milieu ethnique palestinien, etc. En régime de chrétienté, l’Eucharistie : ceci est mon corps – ceci est mon sang. Thierry de Saussure invite à déployer plus largement l’argument d’oralité : de la Chute à la Cène. De la perte au Royaume. Du fruit défendu à l’offerte de chair et de sang. Du refus par Adam et Ève de « la limite constitutive de leur identité humaine », et du deuil qui s’ensuit de leur toute-puissance – à « l’intégration symbolique de la personne de Jésus » et la sanctification de son propre corps de communiant. Ainsi va, en religion, l’oralité : de la

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tentation sacrilège et létale, à l’absorption de la grâce et du salut. Sans doute ceci est-il affaire de foi : le credo précède la communion. Si bien que Bernard Pottier peut assurer que « Christ ne disparaît pas quand on le “mange” ; c’est nous qui disparaissons en lui ». Mais cet accomplissement ne se peut que sur les décombres d’une dévoration sauvage, et l’engendrement d’une oralité culturellement ritualisée. Jusqu’à ce que, rappelle Marcel Durrer, la parole rapportée par Marc, disant l’impureté comme venant du dedans de l’homme, inverse la relation de soi-même au monde. L’immonde est en soi, le monde est l’ailleurs, le monde est autrui. « Il n’est rien hors de l’humain qui en pénétrant en lui puisse le souiller ». Par le long détour du cannibalisme, sa violence, sa symbolique, l’humain est rapatrié en sa propre demeure. Et tout ce qui s’effectue de pulsion fantasmatique de dévoration peut s’entendre comme expulsion hors de soi de cet « étranger » qui habite en l’homme : lui-même.

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Catherine Vincent, Jacques Pycke (Dir.), Cathédrale et pèlerinage aux époques médiévale et moderne. Reliques, processions et dévotions à l’église-mère du diocèse Louvain-la-Neuve, Collège Érasme/ Universiteitsbibliotheek, « Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique », 92, 2010, 330 p.

Dominique Julia

RÉFÉRENCE

Catherine Vincent, Jacques Pycke (Dir.), Cathédrale et pèlerinage aux époques médiévale et moderne. Reliques, processions et dévotions à l’église-mère du diocèse, Louvain-la-Neuve, Collège Érasme/ Universiteitsbibliotheek, « Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique », 92, 2010, 330 p.

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1 Il s’agit ici de la publication des actes d’un colloque tenu en 2008 à l’Université de Paris Ouest-Nanterre et organisé par le GDR SALVÉ du CNRS qui fonctionna de 2001 à 2009. Il rassemble seize communications, précédées d’une introduction rédigée par Catherine Vincent, l’un des maîtres d’œuvre de ce livre, et qui sont suivies des remarques conclusives d’André Vauchez. Les deux termes du titre pouvaient apparaître à première vue antinomiques tant le pèlerinage implique rupture avec le quotidien, sortie « hors », effort, voyage (plus ou moins) lointain. Or cet ouvrage démontre qu’il est fécond d’interroger les catégories avec lesquelles les historiens ont l’habitude de travailler. Certes, les cryptes des cathédrales n’abritent pas nécessairement un culte particulier et leur architecture avec déambulatoire et chapelles rayonnantes des cryptes abbatiales ou paroissiales (Christian Sapin, p. 73-88). Certes aussi, toutes les cathédrales ne conservent pas forcément des reliques majeures des saints du diocèse. À la différence de la cathédrale d’Angers, celle de Langres n’est pas le conservatoire de la sainteté du diocèse (Laurent Durnecker, p. 145-159) et les cathédrales lorraines étudiées par Marie-Hélène Colin (p. 219-233) semblent bien pauvres en corps saints, comparées aux abbayes des villes de siège épiscopal. Celle de Rouen, pas plus que celle de Sens, n’avait de dispositif spécifique pour l’ostension des reliques avant les années 1440 (Vincent Tabbagh, p. 161-174). À Rouen, la lutte hagiographique est forte entre l’abbaye Saint-Ouen (qui possède le tombeau du saint évêque éponyme depuis le Xe siècle et celui de saint Nicaise depuis la translation de son corps en 1032) et la cathédrale, où l’archevêque rapatrie, au XIIe siècle les reliques de saint Romain pour en relancer le culte : les programmes iconographiques des deux sanctuaires au XIVe siècle témoignent de cette concurrence pluriséculaire, où la figure du saint évêque est omniprésente (Franck Thénard-Duvivier, p. 295-319). En revanche, certaines cathédrales disposent bien d’images ou de reliques insignes qui attirent les pèlerins au long cours : Notre- Dame du Puy où se trouvent la statue miraculeuse de la Vierge noire, transportée d’Orient selon le légendaire pèlerinage qui, à l’époque moderne, s’affirme symbole d’identité catholique car situé à la frontière des communautés réformées (Bruno Maes, p. 129-144) ; Chartres avec la chemise de la Vierge et la statue de Notre-Dame du Pilier, Besançon avec le Saint-Suaire, Amiens avec le chef de saint Jean-Baptiste, Autun avec le corps de saint Lazare, dont les reliques, arrivées en 972, sont redécouvertes et installées en 1146 dans un mausolée à l’intérieur d’un nouveau sanctuaire (Jacques Madignier, p. 247-260), sans oublier celles qui possèdent les corps des saints évangélisateurs (Paris : saint Marcel ; Noyon : saint Médard ; Clermont : saint Privat). Cette ferveur reliquaire s’inscrit jusque dans le décor monumental des cathédrales puisque

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l’architecture de Notre-Dame de Paris, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, doit beaucoup à celle de la châsse de saint Marcel (Dany Sandron, p. 89-103).

2 L’un des fils qui parcourent les communications est la reviviscence des dévotions à l’intérieur des cathédrales à partir des années 1420-1440, et leur épanouissement au XVe siècle. Jean-Michel Matz fait observer (p. 199-217) qu’une quinzaine d’évêques français ont eu une réputation de sainteté dans les années 1420-1540, réputation qui a donné lieu à des pèlerinages cathédraux, fragiles cependant, puisqu’en définitive non reconnus par la hiérarchie. Pierrette Paravy rappelle que si la cathédrale de Vienne en Dauphiné n’a pas connu de culte civique populaire autour d’un patron prestigieux, elle a été un pôle spirituel novateur à partir du milieu du XVe siècle avec le culte au corps saint de Philippe de Chantemilan, morte en 1451, recluse dans une vie d’oraison au cloître Saint-Maurice : celui-ci rencontre un enthousiasme populaire et suscite de très nombreux miracles ; à Embrun, le pèlerinage autour de l’image de l’Adoration des rois offerte par l’archevêque dans les années 1330 est entièrement renouvelé dans les années 1489 dans un contexte d’angoisse collective révélée par les longs cortèges de malades en proie à des agitations frénétiques, le pourcentage des malades mentaux étant particulièrement élevé (p. 261-276). À Cambrai, c’est un petit tableau byzantin attribué, comme tant d’autres, à la main de saint Luc, apporté de Rome, légué par le chanoine Fursy du Bruille, et placé en 1451 dans la chapelle axiale de la Trinité à la cathédrale qui provoque progressivement l’enthousiasme populaire comme le manifestent les pics d’offrandes dans les troncs : le succès de cette image de Notre- Dame de Grâce concurrence la dévotion à l’ancienne statue de Notre-Dame des Fiertes et entraîne la piété des grands personnages comme les ducs de Bourgogne (qui sont en même temps comtes de Flandre) ou le roi Louis XI (Monique Maillard-Luybaert, p. 175-195). À Reims, la vénération de la Vierge est ancienne mais l’incendie, en 1481, de la cathédrale, fait de la reconstruction de la chapelle Notre-Dame un chantier prioritaire : le témoignage, en 1491, de la visite à Notre-Dame de Reims d’un couple de pèlerins venus du diocèse d’Utrecht avec leur fillette pour rendre grâces, à la suite d’un vœu, d’un miracle qui avait rendu la vie à leur petite fille, témoigne du rayonnement du sanctuaire et, éventuellement, de la réputation des reliques du saint Lait qui y est conservé (Franck Collard, p. 235-246).

3 L’exaltation de la cathédrale comme église-mère du diocèse constitue un autre thème majeur de l’ouvrage : certains statuts synodaux du XIIIe siècle prescrivent aux confesseurs de recommander aux fidèles la visite annuelle de la cathédrale : ainsi à Paris, Angers, Cambrai (Catherine Vincent, p. 9-20). La visite à l’église-mère du diocèse se fait au moins une fois l’an à Tournai, les fidèles bénéficiant d’indulgences du pape et le pèlerinage se déroulant soit à la Pentecôte, soit à la fête de la dédicace, soit à celle de l’Exaltatio Crucis, la cathédrale possédant une relique de la vraie Croix (Jacques Pycke, p. 41-56), et ce type de ferveur est bien présent aussi à Langres comme à Rouen. L’un des aspects les plus intéressants du volume est l’attention portée aux différentes formes et aux parcours des déambulations sacrées. Mireille Vincent-Cassy montre que les visites des rois Charles V et Charles VI à Notre-Dame de Paris s’inscrivent à la suite d’un vœu et s’apparentent à des pèlerinages ; il en va de même des cent soixante-dix processions expiatoires devant l’image de la Vierge, repérées entre 1382 et 1453, qui sont en quelque sorte des pardons, certaines processions collectives ayant toutes les caractéristiques d’un Kirchfahrt (p. 21-39). Panayolta Volti souligne, pour la France septentrionale de la fin du Moyen Âge, l’autonomie des déambulations sacrées des

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frères mendiants : alors que les pèlerinages diocésains sont centripètes, les itinéraires mendiants développent une action centrifuge, dont le pôle est le couvent et est lié à l’ordre tout entier (p. 279-294). Pour les XVIIe et XVIIIe siècles, Philippe Martin étudie les territoires processionnels de la ville de Toul, et leur expansion, notamment à l’occasion des jubilés (p. 57-71). Matthieu Lours s’attache, lui, à la réorganisation de l’espace sacral à l’intérieur des cathédrales de l’époque moderne, du fait des embellissements qui sont apportés à la présentation des reliques et des corps saints lors des reconstructions des maîtres-autels, des armoires-reliquaires, ou des autels de retro : ces réaménagements, effectués dans un souci de plus grande visibilité, n’ont pas forcément attiré une plus grande affluence, ni tissé de nouveaux liens affectifs des fidèles aux corps saints, les supports de la dévotion populaire étant parfois supprimés par les chapitres et la distance du regard s’imposant par rapport au toucher des reliques (p. 105-128). Au total, un livre qui apporte beaucoup d’éléments sur les différentes formes de rapport au sacré de la fin du Moyen Âge à la Révolution.

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François Vouga, La religion crucifiée. Essai sur la mort de Jésus Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 2013, 200 p.

Daniel Vidal

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François Vouga, La religion crucifiée. Essai sur la mort de Jésus, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 2013, 200 p.

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1 « Tout va et vient, comme s’il y avait échange constant d’une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations [...] Le lien par les choses est un lien d’âme, car la chose elle-même a une âme, est de l’âme ». Pourquoi solliciter ici, dans une lecture attentive de l’ouvrage du théologien consacré à la signification de la mort de Jésus, les données élémentaires de l’anthropologie du don présentées par Marcel Mauss ? Sans doute pour célébrer cette rencontre entre le plus profond de la réflexion théologique sur la signification du don gratuit, et le plus avéré de ce que les sciences sociales, avec Maurice Godelier, appellent « l’énigme du don », et qui bouleverse radicalement l’économie de l’échange, de la dette et du salut. Tout sacrifice peut en effet valoir don – don de biens, don de soi. La mise à mort de Jésus relève-t-elle de cette interprétation sacrificielle ? Jésus prenant en charge les péchés des hommes et, se substituant à eux, les libérant de leur poids et les disposant ainsi à la grâce divine ? F. Vouga propose une lecture de cette mort en de tout autres termes. L’événement de la Croix et la personne du Crucifié signent « la fin de la religion comme médiation du salut et de la perdition entre Dieu et l’humanité ». Il faut désengager cette mort de la surimposition d’une « rationalité de la généralité », subordonnée au principe de l’échange – échange du péché contre grâce de Dieu, à chacun selon sa repentance, etc. – et l’ouvrir à un autre ordre de rationalité, fondé sur « l’universalité et la gratuité ». Penser donc la crucifixion hors de toute consomption du péché de l’homme, et comme sa délivrance offerte pour « l’honneur de Dieu » – mais comme cet « événement absolument singulier » qui met en immédiate présence le « Père » et le sujet humain. Celui-ci alors pleinement reconnu responsable et libre, puisque participant de la « grâce divine » au-delà de toute économie de la « faute », et du rachat. Et dans le cadre immédiatement et universellement offert de la foi, cette « confiance gratuite faite de réciprocité et de reconnaissance ». Alors toutes les distinctions et hiérarchies qui régissaient l’ordre de l’humain s’effacent. L’événement de la Croix concerne chacun en sa singularité et sa vocation à universalité. C’est en cela qu’il est écrit que le dieu s’est fait homme, et que tout homme est à raison du divin.

2 Le don ne peut ici s’entendre qu’au rebours de toute inscription marchande. Il est gratuit parce qu’il ne procède pas de la loi de l’échange, mais de la pure oblation de la grâce. Plus précisément, il est gratuit parce qu’il efface le principe même de la dette, et réamorce en permanence « l’obligation » de l’abandon réciproque et constant de dieu en la « créature », et de l’homme en son dieu. Pur don, pur amour. Certes, écrit l’auteur, le « créateur » est le nom de ce « tout-autre » que l’humanité s’est donné pour penser le dehors du monde, ou son fond. Mais il est aussi « puissance transcendante de

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transformation du quotidien ». La mort et la résurrection du dieu « fait homme » signent le basculement décisif du divin au principe même de l’humain. En d’autres termes, que le théologien énonce avec la volonté de bien marquer la rupture avec l’interprétation sacrificielle de la crucifixion, la mort de Jésus « est le fondement de la sécularisation », en ce qu’elle abolit la distinction du sacré et du profane. La laïcité trouve sa raison dans le texte même des Évangiles. Et les églises, leurs rites, leur idéologie de la souffrance salvatrice et de la faute inexpiable, n’ont pu établir leur puissance et leur « centralisme sacerdotal », que sur la négation de « l’universalisme évangélique » qu’il s’agit aujourd’hui de refonder.

3 L’enjeu est considérable et conduit François Vouga à revisiter textes et arguments. S’il rappelle qu’Abélard s’était opposé à l’interprétation de la mort de Jésus comme sacrifice expiatoire, et pour cela condamné comme hérétique, il confirme qu’Anselme de Cantorbéry fonda sa théologie sur l’argument du salut par le sacrifice de la croix. Ce sacrifice concernant l’humanité entière, et l’infini de ses péchés, seul un dieu pouvait l’offrir, s’y livrant. « Un être à la fois Dieu et homme, pour pourvoir lui-même à la réparation nécessaire ». Paradoxe de l’événement, et sa « nécessité rationnelle ». En ce sens, loin d’être cette singularité événementielle qui surgit comme force bouleversante dans l’existence de tout être humain, « le don que Jésus fait de sa vie rétablit au contraire, par une transaction immanente au système, la stabilité d’un équilibre originel ». Si Luther convient en un premier temps que la crucifixion a permis de « régler la facture des transgressions », s’il qualifie d’événement paradoxal la justice de Dieu – « celui qui est justice représente et concentre en même temps en lui tout le péché du monde » – le Réformateur s’écarte de la théologie du « salut racheté par la souffrance volontaire du Fils de Dieu ». La folie de la Croix est cette rencontre absolument gratuite et toujours reconduite de Dieu et de l’universalité des humains, en une présence réciproque et singulière. Plus radical encore sera Calvin. Ce n’est pas la rédemption des péchés qui permet à l’amour divin de se répandre sur le peuple des croyants. L’amour « précède et prévient le péché humain ». L’Incarnation « n’est pas la conséquence du péché, elle est déjà présente dans l’acte de création ». Ainsi se trouve renversée l’image sacrificielle de la relation au divin. Car si le Christ est bien le médiateur entre Dieu et les hommes, ce n’est point comme victime expiatoire, mais au contraire comme « Fils » ouvrant l’accès au « Père ». La mort de Jésus n’a pas pour but de « restaurer l’honneur de Dieu » perdu par le péché des hommes. Toute malédiction « déprimée, rompue et dissipée », écrit Calvin, cette mort fut « pour nous » – chacun, comme personne singulière, et tous, en leur universalité, ayant alors « accès à Dieu ». Cette mort contre toute Église, cette « confiance » contre tout rite, cette transcendance formulée comme « reconnaissance inconditionnelle des personnes ».

4 Contre la théologie sacrificielle de la Croix, François Vouga relit les Évangiles, Paul, Matthieu, Jean, Marc et les autres. Chacun, fragment après fragment, instituant une interprétation de la crucifixion comme récusation de toute médiation institutionnelle, dans cette rencontre de dieu et du sujet humain, cette personne désormais présente et révélée par la mort de Jésus. Une personne « irréductible à toute qualité observable ». D’où se déploie, chez Kierkegaard, le paradoxe de l’incarnation : « l’éternité de Dieu révélée dans une personne singulière ». Et aussi bien, pour F. Vouga, la transcendance comme révélation conjointe de dieu et de la personne humaine. En ce sens, dans l’oratorio Golgotha, « drame sacré » écrit en 1945-1948 par le compositeur suisse Frank Martin, l’auteur écoute/entend « la signification existentielle de la Passion », en quoi la mort de Jésus constitue cet « événement absolu » que le théologien analyse et consacre.

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La transcendance du « Royaume » doit désormais se comprendre comme celle « d’un dieu profane et laïque ». Il n’est alors de croyants que sous condition de s’affirmer « peuple laïque ». Réformation radicale de la théologie, protestation de la personne contre les médiations sacerdotales. Plaidoyer pour un « pur amour », comme un don gratuit. Qui circule dans tout le champ de l’humain, et fait liaison sociale. Religion ? Si l’on veut. Mais en son revers mystique, cet autre nom d’une « laïcité » venue à son accomplissement nécessaire.

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William Watts Miller, A Durkheimian Quest. Solidarity and the Sacred New York-Oxford, Berghahn Books, 2012, XVIII + 257 p.

Philippe Steiner

RÉFÉRENCE

William Watts Miller, A Durkheimian Quest. Solidarity and the Sacred, New York- Oxford, Berghahn Books, 2012, XVIII + 257 p.

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1 Membre très actif du groupe oxonien qui édite les Durkheim’s Studies, commentateur reconnu de l’œuvre de Durkheim, William Watts Miller vient de faire paraître un ouvrage consacré à deux questions centrales de la réflexion du sociologue français : la solidarité (De la division du travail) et le sacré (Les formes élémentaires de la vie religieuse). L’ouvrage offre un peu plus encore au lecteur, puisque les quatre chapitres de la deuxième partie traitent tour à tour des luttes de pouvoir, de l’espoir, de l’art et du capitalisme. Il ne sera ici question que de la première partie qui contient les thèses les plus originales de W. Watts Miller et son étude méticuleuse sur la sociologie de la religion de Durkheim.

2 L’ouvrage est écrit dans une langue précise, recherchée parfois ; la pensée est claire, directe et sans complaisance. L’auteur suit l’évolution de l’œuvre de Durkheim, des premiers travaux de jeunesse aux derniers écrits et projets de 1917 ; mais plutôt qu’une trame historique, l’ouvrage est organisé autour des deux thèmes majeurs déjà mentionnés. Partant des arguments explicites de Durkheim (p. XV), l’auteur n’hésite pas à les dépouiller de leurs effets rhétoriques pour cerner l’essentiel de la pensée (p. 57), et les mettre dans leur contexte intellectuel pour restituer le sens de certaines formules. C’est dire qu’il entend faire une lecture à plusieurs niveaux ainsi qu’il l’explicite au chapitre 5 lorsqu’il mentionne (p. 101) tour à tour l’approche analytique (la conceptualisation mise en place par Durkheim), l’approche stratégique (lorsque Durkheim fait face aux résultats et réflexions de ses collègues), et l’approche structurale (pour rendre compte des mouvements de la pensée de Durkheim). Pour réaliser ce programme W. Watts Miller étudie scrupuleusement les variations de la pensée du sociologue français, suivant le fil des différents types de textes (comptes rendus, cours, articles, livres) pour saisir les inflexions, et les moments de créativité intellectuelle.

3 La science sociale de Durkheim, dit l’auteur, exige une méthode ou une vision de ce nouvel objet qu’est le social ; cela exige également une critique du moment présent, souvent désigné par le terme de capitalisme – pour une fois, l’auteur va un peu vite, car le terme ne se trouve pas sous la plume de Durkheim. L’empirisme rationaliste dont se réclame Durkheim est donc combiné au républicanisme qui anime sa pensée ; aussi la compréhension de ce qui fait autorité dans la société va de pair avec le souhait de voir se former une société d’individus autonomes (p. 43). D’où l’importance qui est ici accordée au thème des groupes professionnels dans le développement de la pensée de Durkheim telle qu’elle s’exprime dans les différentes éditions de La division du travail social, du Suicide et de nombreux autres textes. L’examen de ce premier thème, qui occupe les trois premiers chapitres, est riche de remarques éclairantes ; mais l’essentiel

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se situe sans conteste dans les chapitres consacrés aux Formes élémentaires qui renouvellent le travail antérieur de William Pickering (Durkheim’s Sociology of Religion).

4 Un bref chapitre 4 est chargé de rendre compte de la « crise intellectuelle » qui a fait couler beaucoup d’encre. L’auteur déplace avec subtilité la manière dont cette crise apparaît : c’est moins la lecture de Robertson Smith qui en est l’origine que l’apparition des travaux ethnographiques de Spencer et Gillen et le problème qu’ils posent à Durkheim s’il veut maintenir sa thèse sur l’importance du clan et la centralité de la religion dans les formes élémentaires de la vie sociale (p. 97).

5 Les chapitres suivants montrent comment Durkheim tâtonne pour trouver la réponse qui, finalement, sera donnée dans les Formes élémentaires après que le cours de 1906-1907 en ait fourni une première formulation autour des thèmes de la religion comme force impersonnelle, de l’existence du culte positif, de l’effervescence sociale et des deux temporalités (p. 97). Ce sont les chapitres les plus originaux et les plus stimulants de l’ouvrage. En substance, l’auteur montre que Durkheim passe d’une conception substantielle du clivage entre le sacré et le profane qui formeraient deux modes distincts de la vie sociale, à une conception temporelle selon laquelle la société passe successivement par des phases d’excitation exceptionnelle lors des rassemblements et des phases plus routinières d’éparpillement des individus pourvoyant à leurs besoins matériels (p. 79, 100). La distinction entre les deux temporalités permet à Durkheim de maintenir la centralité des clans et des totems qui leur sont attachés alors même que Spencer et Gillen n’en font pas mention ; cela lui permet également de donner corps à sa thèse sur la centralité de la religion dans la vie sociale (p. 86). Ce faisant, le thème de l’effervescence créatrice prend toute sa place. L’auteur a préparé le terrain en recherchant les différentes acceptions du terme que l’on trouve dans les premiers écrits de Durkheim, notamment lorsqu’il est question de la Révolution française, puis de la pédagogie (avec ce que l’on peut considérer comme le cinquième grand ouvrage de Durkheim, L’évolution pédagogique en France). Il conduit alors une démonstration originale de très grande qualité en montrant comment Durkheim lit les documents ethnographiques de Spencer et Gillen sur les cérémonies de l’Intichiuma de manière à produire la célèbre description – du chapitre 7 du livre II des Formes élémentaires – de l’effervescence sociale au cours de laquelle le social est sublimé sous forme de religion. En comparant le texte de Spencer et Gillen avec celui de Durkheim (p. 123-125), l’auteur est à même de donner à voir un moment exceptionnel de créativité scientifique. Le lecteur peut voir à l’œuvre ce que l’auteur appelle une reconstruction théorique imaginative (p. 113) dans laquelle, tout en s’appuyant réellement sur la documentation ethnographique, Durkheim lui donne un tour que cette dernière n’avait pas et produit ce faisant une théorie originale dont on doit souligner le rapprochement avec la méthode durkheimienne selon laquelle l’interrogation sur les grands problèmes humains doit, en sociologie, s’ancrer dans des faits sociaux concrets : en l’occurrence les phases de rassemblement génératrices de cette effervescence sont le moment empirique de la sublimation du collectif sous forme de croyance en une puissance supérieure. Suivant la formule forte des Formes élémentaires (p. 324), il s’agit certes d’un délire, mais d’un délire socialement bien fondé.

6 L’ouvrage est assurément dense, il réclame une lecture attentive ; mais le lecteur y trouvera amplement la récompense de ses efforts en saisissant ainsi la manière dont procédait Durkheim. Car au-delà des thèses spécifiques sur tel ou tel point, la lecture de l’ouvrage de W. Watts Miller est une des rares occasions d’approcher de cette

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« imagination sociologique » auquel un essai de Charles Wright Mills (1959) a donné ses lettres de noblesse.

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David Gordon White (Ed.), Yoga in Practice Princeton, Princeton University Press, coll. « Princeton Readings in Religion », 2012, XII + 397 p.

André Padoux

RÉFÉRENCE

David Gordon White (Ed.), Yoga in Practice, Princeton, Princeton University Press, coll. « Princeton Readings in Religion », 2012, XII + 397 p.

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1 Dans l’utile série « Princeton Readings in Religion » vient de paraître ce volume de David White à qui on doit déjà plusieurs études sur le yoga dont il est un spécialiste, avec, sur le sujet, des idées originales dont certaines ne font pas l’unanimité chez les indianistes, mais qui sont loin d’être inintéressantes (cf. ASSR, 152-118). Il y fait seulement allusion dans l’Introduction de ce livre (p. 1-23). Celle- ci, claire et bien structurée, présente un bon tableau d’ensemble de cette pratique somatopsychique à visée spirituelle ou salvifique qu’est le yoga, ce qui est méritoire, car si on sait beaucoup de choses sur le yoga, on en ignore aussi beaucoup et ce que l’on en sait ne laisse pas, souvent, de poser problème. David White présente d’abord les points fondamentaux de la théorie et des pratiques de cette tradition millénaire et qui a pris des aspects différents au cours des siècles, en l’envisageant successivement en tant qu’analyse de la perception et de la connaissance, comme une méthode d’expansion de la conscience et comme une voie vers l’omniscience, puis comme un moyen pour pénétrer dans le corps d’un autre (point sur lequel ses vues sont très personnelles). Il en examine ensuite les développements historiques, notamment dans le tantrisme, qui a apporté au yoga des éléments nouveaux qui sont devenus fondamentaux : le rôle des représentations mentales, ceux de la vision du corps yogique imaginal et des mantras. Une section est consacrée aux Nāthas et, avec eux, au haṭhayoga qui est devenu la forme courante du yoga tantrique, avec notamment des pages intéressantes sur les nātha-yogis qui ont été les yogis tenants du haṭhayoga par excellence. (Les yogis en sont d’ailleurs encore les tenants en Inde – mais ils ne sont plus des nāthas.) Il finit par le yoga moderne dont la forme et l’esprit ont été considérablement modifiés sous l’influence de l’Occident.

2 L’auteur ajoute à son introduction une très pertinente « Note for Instructors » visant ceux qui utiliseraient cet ouvrage pour enseigner. Il conseille de tenir compte de l’histoire du yoga, dont le déroulement est généralement suivi dans le plan du volume, ainsi que du caractère de changement dans la continuité de cette évolution. Le yoga, pas plus que l’Inde – elle-même continuelle créatrice – ne forme un ensemble stable et homogène. Il est aussi un des exemples les plus visibles de la continuelle présence vivante du passé en Inde.

3 Chacune des 21 contributions du livre consiste – comme c’est la règle dans cette collection – en la présentation (plus ou moins longue) d’un texte, toujours assez court, suivie d’une brève bibliographie, « Suggestions for Further Reading ». Elles sont réparties en quatre sections qui, sans se vouloir historiques, suivent généralement l’évolution historique du yoga.

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4 La première – « Foundational Yoga Texts » – groupe sept contributions. Elle commence en remontant à haute époque : « The Path to Liberation through Yogic Mindfulness in Early Ayurveda » par Dominik Wujastyk, spécialiste connu de la médecine traditionnelle indienne, qui présente 39 versets d’un chapitre sur l’origine et la structure du corps humain de la Carakasaṃhitā – encyclopédie médicale datant sans doute du IIe siècle avant notre ère – qui décrivent une méthode de yoga menant à la libération et à l’union avec le brahman. Ce yoga, qui est censé conférer des pouvoirs surnaturels, est une pratique en dix points dont l’essentiel est un exercice de concentration remémorative F7 (sm 90 ti-upasthāna) dont le but final est l’affranchissement de la douleur – ce qui ne laisse pas de rappeler la doctrine du bouddhisme originel. La présence ainsi attestée d’une ancienne pratique codifiée du yoga est intéressante.

5 C’est d’un aspect du yoga dans le Mahābhārata que traite ensuite James L. Fitzgerald, « A Prescription for Yoga and Power in the Mahābhārata ». Ce passage (12.289, 1-62) met l’accent sur la force (bala) qu’accumule le yogin, laquelle l’affranchit de toute souffrance et le rend aussi puissant que le Seigneur (īśvara). La contribution d’Angelika Malinar, quant à elle, présente aussi un passage du Mahābhārata, mais tiré du texte le plus célèbre qu’il contient : « Yoga practice in the Bhagavadgītā », dont elle cite plusieurs passages des chapitres 2 à 6. Dans une présentation d’ensemble du yoga on ne pouvait guère faire l’impasse sur la Bhagavadgītā qui forme un moment essentiel (d’ailleurs toujours présent et objet de discussions) de son histoire. Les extraits cités concernent le karmayoga, le yoga de l’action, qui, quand elle est accomplie de façon désintéressée, dans le détachement total, peut mener au salut. De nos jours, des hommes d’affaires ou des industriels indiens adoptent ce yoga pour guider leur conduite professionnelle (cf. ASSR, 160).

6 La quatrième contribution, du professeur Gerald Larson, s’intitule « Pātañjala Yoga in practice », titre ambitieux, car ce qu’était exactement la pratique du yoga selon ce texte classique, fondamental, si l’on veut, n’est pas sans être sujet à discussion. Le passage présenté sont les dernières stances (41-51) du premier chapitre, avec la glose attribuée à Vyāsa, auteur mythique, ce commentaire étant sans doute l’œuvre de Patañjali, personnage lui-même difficile à identifier (s’il a effectivement existé). G. Larson traite d’abord de ces points, puis résume brièvement la philosophie du Sāṃkhya qui est celle du yoga. Il présente ensuite plus longuement l’enseignement du premier chapitre du Yogasūtra qui décrit comment, par la concentration ou « enstase » (samādhi) de l’esprit, celui-ci se vide de ses fluctuations, parvient à l’arrêt de la pensée et arrive à la « coalescence » (samāpatti) qui l’ouvrira au plan divin. Pour faire cela, le yogin doit avoir une posture « stable et confortable ». Le Yogasūtra ignore en effet la multitude des āsanas qui ont formé par la suite un point essentiel de la pratique yogique, comme aussi les conceptions du corps imaginal avec ses centres et ses vaisseaux : tout le côté « psychosomatique » qui forme pour nous un aspect fondamental du yoga. Tout cela est apparu par la suite. Il y a longtemps que le yoga n’est plus celui de Pātañjali.

7 C’est encore à des textes classiques, mais plus récents, que se réfère Jeffrey Clark Ruff, « Yoga in the Yoga Upaniṣads: Disciplines of the Mystical OṂ Sound », qui présente les enseignements de ces textes et de brefs extraits de trois Upaniṣads, Brahmavidyā, F7 Am 90 tabindu et Dhyānabindu sur l’usage du mantra Oṃ pour parvenir au salut. 8 Christopher K. Chapple, lui, présente « The Sevenfold Yoga of the Yogavāsiṣthạ », important texte philosophico-religieux achevé vers le XIIe siècle, qui combine des enseignements bouddhiques et védantins, auquel François Chenet a naguère consacré

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sa thèse. Il reproduit un passage du chapitre 126 du 6e livre exposant une pratique de yoga en sept étapes, qui est surtout une discipline d’ordre moral : le détachement envers toute chose facilitant la concentration et la méditation, dont (4e « stade ») on vante les mérites ; dans la 5e étape, le yogin connaît un sommeil profond, qu’il stabilise – son âme étant dès lors libérée, elle atteint enfin l’état de Śiva ou de Brahmā. Donc un yoga sans pratique psycho-somatique.

9 Quoi de plus propre à l’Inde que le yoga ? pense-t-on généralement. Mais Carl W. Ernst, excellent spécialiste du domaine indo-iranien, nous présente alors « A Fourteenth- Century Persian Account of Breath Control and meditation », qui décrit (sans doute est-il le premier à le faire en Perse) des pratiques yogiques. Il est extrait d’une volumineuse encyclopédie compilée par Shams al-Din ibn Mahmūd Āmulī qui mourut à Shiras en 1353. Ce texte, brièvement présenté, se concentre sur deux éléments : le contrôle du ou plutôt des souffles et les pratiques méditatives associées aux cakras. L’auteur dit tenir ce qu’il dit de deux « Jogis » selon qui il y a cinq souffles aux caractères, emplacement et trajets différents dont la maîtrise donne divers pouvoirs surnaturels. La pratique ascétique consiste à concentrer son imagination sur neuf points du corps, énumérés en allant de la tête au périnée, qui correspondent à peu près aux cakras du haṭhayoga (tête, front, gorge et, en bas, nombril, ventre, organes génitaux et périnée), la concentration sur ces points faisant apparaître des perceptions diverses. Le yoga n’est là que source de pouvoirs, non de cause de progrès spirituel. Mais le fait qu’on ait pu s’y référer en Perse au XIVe siècle mérite d’être noté.

10 La deuxième section, la plus longue, est consacrée au yoga dans les traditions jaines, bouddhistes et hindoues tantriques. Elle groupe six contributions (8 à 13).

11 D’abord, Paul Dundas, « A Digambara Jain Description of the Yogic Path to Deliverance ». Une pratique de nature yogique est en fait étrangère au Jinisme tel qu’il fut fondé cinq siècles avant notre ère. Elle l’était également, dans ses débuts (vers le Ve siècle de notre ère), à la secte des Digambaras (« vêtus d’espace ») dont les moines étaient nus. Elle n’y apparut que plus tard. Le texte ici présenté, une « Instruction sur la Réalité », de Ramasena, datant du Xe siècle, décrit une pratique méditative de concentration sur la pure conscience qui est la nature véritable des êtres humains, monades éternelles, associée à l’usage d’un mantra, pratique qui mène à la libération de toute entrave mondaine, pour demeurer éternellement sous cette forme spirituelle. L’être ainsi délivré du monde y survit toutefois et y jouit de récompenses diverses et de pouvoirs surnaturels : l’esprit du temps – c’était l’âge d’or du tantrisme, avec ses mantras et sa magie – a aussi marqué, dans une certaine mesure, le Jinisme.

12 Avec les trois contributions suivantes (9 à 11) on est dans le domaine bouddhique. Avec Roger R. Jackson (« Saraha’s Queen Dohas »), on aborde une œuvre poétique tantrique attribuée à un certain Saraha (Xe siècle) qui était, dit-on, un Mahāsiddha, un détenteur de pouvoirs exceptionnels, dont les œuvres se retrouvent dans le Canon (Kangyur) tibétain. Les dohas sont des poèmes versifiés de longueur variable. Le Queen Doha compte quatre-vingts stances réparties en dix-huit groupes de longueur variable décrivant le chemin à suivre par le yogi pour aller vers l’état de Bouddha, voie âpre et difficile mais qui, avec l’illumination, donne des pouvoirs surnaturels.

13 « The Questions and Answers of Vajrasattva », dont Jacob P. Dalton présente les 51 groupes de stances, est un texte tibétain du IXe siècle qui expose les questions d’ordre spirituel, vital ou pratique que peut se poser un être qui s’engage dans la voie bouddhique qui,

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tout en lui accordant des pouvoirs, doit le mener, par la méditation et les observances, à l’illumination.

14 « The Six-Phased Yoga of the Abbreviated Wheel of Time (Laghukālacakratantra) according to Vajrapāṇi », dont Vesna A. Wallace présente un long extrait, expose un yoga en six points essentiellement mental (concentration, méditation/dhyāna, fixation de l’esprit/ dharaṇa), avec toutefois le contrôle du souffle, assez « classique », en somme.

15 Tout différent est le texte apporté par Glen A. Hayes, « Eroticism and Cosmic Transformation as Yoga: the Ātmatattva of the Vaiṣṇava Sahajiyās of Bengal », lesquels sont une très intéressante secte tantrique viṣnouitẹ du XVIe siècle (mais qui existe toujours), où l’on adore de façon intensément dévote et affective le dieu Kriṣnạ et sa compagne Rādhā, en vivant intérieurement et en rejouant leurs rapports amoureux sexuels. Le passage cité est longuement présenté par G. Hayes qui connaît particulièrement bien cette tradition.

16 Le texte du XVIIIe siècle présenté par Somdev Vasudeva, « The Transport of Haṃsas: a Śākta Rasalīlā as Rājayoga in Eighteenth Century Benares » est proche du précédent puisque F7 c’est, sous le nom en ce cas inattendu de Yoga Royal, 90 ajayoga, une transposition dans le śivaïsme śaktique Kaula, de l’érotisme mystique, de la rasalīlā des Vaiṣnavạ Sahajiyās, ce qui est vraiment intéressant.

17 La troisième section (14-16) est consacrée au yoga des Nātha Yogis. Elle commence par la contribution de Jim Mallinson, qui est une savante autorité sur le sujet en même temps d’ailleurs qu’un yogin pratiquant dans la réalité de l’Inde. Il présente « The Original Gorakṣaśataka », texte fondamental des Nāthas, qui serait le premier texte sanskrit décrivant une pratique complexe de contrôle du souffle, le prāṇāyāma, ainsi qu’une technique (nommée sarasvatīcalana) pour éveiller la kuṇḍalinī, cette énergie divine présente dans le corps humain. Comme le dit Mallinson, « most of the varieties of yoga practiced around the world today derive from haṭhayoga », dont les Nāthas ont été, en Inde, les premiers et pendant longtemps les principaux pratiquants. Ces cent versets (śataka) sont ici tous traduits et commentés.

18 Des Nāthas deux aspects moins connus sont abordés ensuite. D’abord, « Nāth Yogīs, Akbar, and the Bālnāth Ṭillā » où William R. Pinch rapporte, en citant un assez long texte traduit du hindi, une rencontre, en 1581, entre l’empereur moghol Akbar et un maître Nātha Yogi, qui se passa en un lieu nommé Bālnāth Tillā, situé aujourd’hui au Pakistan. Les Moghols avaient envers leurs sujets hindous (ou du moins envers leurs doctrines) une attitude ouverte que l’on a quelque peine à se représenter maintenant.

19 Ce sont des hymnes dévots, des bhajans, chantés par des Nāthas mariés et vivant dans le monde, dans un village du Rajasthan en Inde du Nord, que présentent assez longuement Ann Grodzins Gold et David Gold : « Yogic Language in Village Performance: Hymns of the Householders Nāths ». Ces hymnes sont chantés comme éléments des rites funéraires (ce sont en principe les plus importants), ou lors de circonstances rituelles diverses, ou sans raison particulière, « out of pure pleasure ». Ils s’adressent à une divinité, Hari (Visnou) ou la déesse Hinglaj, mais aussi parfois à un plan divin transcendant, « sans caractéristiques », nirguṇa, conception qui était déjà celle de Kabir et d’autres « Saints poètes » de l’Inde du Nord.

20 La quatrième section, « Yoga in the Colonial and Postcolonial Periods », nous amène avec cinq contributions (17-21) au monde d’aujourd’hui, mais aussi hors de l’Inde.

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21 Les Josmanīs dont traite Sthaneshwar Timalsina, « The Yoga System of the Josmanīs », forment une secte hindoue présente au Népal où elle a eu un certain rôle social et politique depuis sa fondation au XVIIIe siècle et où elle est toujours présente. Sa doctrine s’inspire surtout de l’Advaita Vedānta ainsi que du Śaivasiddhānta, le śivaïsme dualiste tantrique. La pratique yogique en est marquée de tantrisme (rôle des cakras et de la kuṇḍalinī, concentration sur le son subtil, le nāda, méditation du mantra aham associée au mouvement du souffle respiratoire), mais elle inclut aussi la dévotion envers le Seigneur (īśvarapranidhāna) prescrite par le Yogasūtra (1.23) de Pātañjali. Est donnée la traduction de passages d’un de ses principaux textes, le Vairāgyāṃvara (« Les atours du renoncement »), de Śaśidhara, disciple du fondateur de la secte. 22 L’entrée suivante, « Songs to the Highest God (Īśvara) of Sāṃkhya-Yoga », de Knut Jacobson, traite de la doctrine du Sāṃkhya, qui forme la philosophie du Yogasūtra et qui, selon lui, ne fait pas d’Īśvara un tattva comme les 24 autres, mais lui reconnaît un statut particulier qui le rend digne d’adoration – comme il l’est pour le Yogasūtra, d’ailleurs. Il en donne pour preuve des extraits de trois hymnes qui exaltent Īśvara ou en recommandent la dévotion.

23 Dans la dix-neuvième contribution, « Yoga Makaranda of T. Krishnamacharya », Mark Singleton, qui étudie particulièrement les pratiques de yoga moderne en Occident, présente le premier ouvrage, paru en 1934, de Tirumamalai Krishnamacharya (1888-1989), personnalité éminente du monde du yoga qui fut un pionnier du yoga d’aujourd’hui dont il forma plusieurs des maîtres les plus connus. Dans son œuvre, qui dit se baser sur le Yogasūtra de Pātañjali, il met en fait l’accent sur les āsanas et sur quelques pratiques de haṭhayoga, traits caractéristiques du yoga moderne en Occident (mais aussi en Inde). En cela, Krishnamacharya aurait été largement influencé par les pratiques de gymnastique et de « bodybuilding » en vogue en Inde au temps de sa jeunesse. Cette forme de yoga, qui est la nôtre, n’a rien à voir avec ce qu’est le yoga dans l’Inde traditionnelle (cf. ASSR, 136-6). Les quelques extraits traduits du Kannada, sont consacrés aux principes du yoga tel que le concevait son auteur.

24 Ce n’est plus dans la modification mais dans le travestissement de la tradition indienne que l’on est avec « Theos Bernard and the Early Days of the Tantric Yoga in America », par Paul G. Hackett. Theos Bernard (1908-1947, auquel Hackett vient de consacrer un gros volume), qui était allé jusqu’à Lhasa, et se faisait appeler « The White Lama », fut un des pionniers de la Counter Culture américaine. Fort bel homme, très séduisant, brillant conférencier, c’était un manipulateur qui utilisait la « Sagesse de l’Orient » à ses propres fins de gloire personnelle et d’enrichissement. Il eut nombre de disciples, souvent dans l’élite sociale et politique des États-Unis. Il mourut en 1947, en Inde, dans les désordres de la Partition. Cas typique et intéressant.

25 En dernier, Olle Qvarnström et Jason Birch, « Universalist and Missionary Jainism: Jain Yoga of the Terāpanthī Tradition », présentent un mouvement récent né dans la branche Śvetāmbara Therapanthi du Jinisme, visant à le réformer en en faisant, non plus un austère ordre monastique indien, mais une religion à portée mondiale, toujours fondamentalement non violente, mais mettant l’accent sur la morale, l’éducation et les valeurs du monde moderne. Un des principaux promoteurs de ce renouvellement, sont l’acharya Citrabhanu (né en 1922) et Sushil Kumar (1926-1994) dont le premier fonda en 1971 un « Jain Meditation International Center », à New York et l’autre créa aux États-Unis un Arhum Yoga System en 1975, éléments importants dans cette expansion mondiale nouvelle du Jinisme, expansion dans laquelle le yoga a joué un rôle, les cours de yoga

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attirant un vaste public. Ce nouveau yoga jain est « à huit membres » (aṣtạ ṅga) comme celui de Pātañjali, mais ce sont d’autres membres, le yoga jain, prekṣādhyāna, étant essentiellement basé sur une méditation consistant à tourner le regard vers l’intérieur (« seeing carefully and profoundly »), une concentration sur la respiration et portée sur le corps et le mental, pour s’achever dans la contemplation. Ces pratiques sont décrites par les deux auteurs, avec des conseils de lecture, sans citation d’aucun texte.

26 On voit la diversité des éléments ici rassemblés. Certains auraient pu préférer un autre choix de contributions : il y a tant d’aspects dans le yoga et s’y posent tant de problèmes ! Mais celui-ci, dans sa diversité, est bon, utile et pertinent, en outre structuré et éclairé par l’introduction de David White, excellent connaisseur du sujet.

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