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AU REVOIR LES ENFANTS de : UN ADIEU À L’ENFANCE, par Nicole Sizaret Nicole Sizaret est docteur en études cinématographiques, membre du comité de rédaction de la revue Contre Bande, collaboratrice de CinémAction ; elle a publié des articles consacrés notamment à Buster Keaton, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, Alain Resnais, François Truffaut, Claude Chabrol, Jacques Demy, Sydney Pollack, Nanni Moretti, Amos Gitaï.

PLAN

I- Deux désirs contradictoires chez le personnage de Julien :

a) rester dans l’enfance et dans un rapport fusionnel à sa mère b) grandir, quitter l’enfance, transgresser les lois

II- Faire l’expérience de la connaissance

III- Faire l’expérience de la différence

IV- Faire l’expérience du deuil

a) une amitié condamnée à ne pas durer b) le deuil de l’amour exclusif des parents et de leur toute puissance c) le deuil d’un monde simple et juste

Extrait commenté : la séquence de la lecture des Mille et une nuits

Proposition d’un exercice à réaliser avec les élèves 2

I- Deux désirs contradictoires chez le personnage de Julien

a) rester dans l’enfance et dans un rapport fusionnel à sa mère

-Ce thème est, dans le film, à la fois central et traité de façon discrète, subtile. Le film ouvre, avec la séquence de la gare, sur un enfant pensionnaire qui ne veut pas quitter sa mère, une mère qui elle aussi a du mal à le voir partir. Elle lui dit ainsi : « J’aimerais me déguiser en garçon et te suivre dans ton collège ; on se verrait tous les jours. Ce serait notre secret. » Cette phrase, quand on connaît la suite du récit, résonne comme un effet d’annonce, ou un appel que la fiction va dans un sens exaucer, puisque le soir même un nouvel élève arrive au collège et s’installe dans le lit voisin de celui de Julien. Cet élève, Bonnet, va progressivement figurer cet être dont la compagnie adoucit et enrichit les journées de Julien au collège. Leur relation sera d’ailleurs à bien des égards placée sous le signe du secret ; même si c’est un autre secret que celui évoqué par la mère de Julien, un secret lié cette fois essentiellement à la confession juive de Bonnet. Or si son amitié avec Bonnet va combler le manque affectif de Julien, à la fin du récit, au contraire, la perte et la mort de son ami vont également entériner pour lui la séparation mère-enfant, par la maturité que lui apportera ce qu’il vient de vivre.

D’autres séquences que celle de la gare, au long du film, insistent sur cette relation de Julien à sa mère. La première phrase de la lettre qu’il reçoit d’elle au collège, et que nous entendrons en voix off, est : « L’appartement me paraît vide sans toi ! ». Voilà Julien rassuré sur l’amour de sa mère puisque la séparation est douloureuse pour elle aussi. Julien va jusqu’à respirer la lettre à la fin de sa lecture. En écho à ce détail, lorsque peu de temps après, dans la même séquence, il fouille le placard de Bonnet, l’un des livres qu’il en sort est Le parfum de la dame en noir. Dans le roman de Gaston Leroux, le héros découvre à la fin que cette dame en noir dont il a gardé le souvenir olfactif depuis sa petite enfance était sa mère. Puis, le jour de la visite des parents, lors de leur promenade après le déjeuner, Julien tente encore d’échapper à cette vie au collège loin de sa mère : « Si je rentrais avec vous à Paris… Papa ne le saurait pas ! ». Une autre séquence, en apparence quotidienne et naturaliste, inscrit plus métaphoriquement le désir de Julien. Aux bains municipaux, comme beaucoup de ses camarades d’ailleurs, Julien réclame une baignoire et non une douche. Dans cette baignoire, il se laisse aller à une douce rêverie, avant de totalement s’immerger. L’image est évidemment régressive et évoque le liquide utérin. Cette connotation est renforcée par l’intervention du surveillant, le Père Michel, qui précisément sort Julien de l’eau, le sort de cette régression qui a quelque chose de mortifère, pour au contraire le remettre debout. Le surveillant tient donc ici symboliquement la place du père, non plus au sens religieux, mais la place du tuteur masculin qui pousse l’enfant à grandir en l’éloignant du contact maternel. De nombreux dialogues, tout au long du film, nous indiquent que le père de Julien est très absent de la vie de ses enfants. Par conséquent, sans doute n’a-t-il pas tenu cette fonction nécessaire à l’évolution de Julien. La gêne du Père Michel devant la nudité de Julien confirme, au passage, que celui-ci n’est plus vraiment un enfant, même si le détail de l’énurésie, entre autres, le rattache encore à l’enfance.

b) grandir, quitter l’enfance, transgresser les lois

En fait, Julien, comme la plupart de ses camarades, est encore partagé entre deux aspirations : la tentation de ne pas grandir ET le désir de grandir. Le goût pour les échasses, 3 un jeu présent à de nombreuses reprises, illustre littéralement ce désir de se faire plus grand qu’on ne l’est. Un autre comportement montre chez Julien une envie de quitter l’enfance. Les provisions alimentaires confiées par les parents, et les lettres, pour Julien comme pour ses jeunes compagnons, fonctionnent comme une sorte de cordon ombilical maintenu malgré la distance. Or, Julien prend d’une certaine façon lui-même son indépendance puisqu’il préfère échanger ses confitures contre des timbres. Par ce trafic, qui plus est, il agit comme son frère aîné, il copie les “grands”, et traite avec un “grand” puisque Joseph aussi est plus âgé que lui. Établir un trafic avec Joseph, c’est s’affranchir à la fois de l’autorité des parents et de celle du collège, ce qui constitue en soi un plaisir : le plaisir de la transgression. En effet, nous ne verrons pas Julien contempler les timbres obtenus ou les montrer fièrement à ses amis. Il n’y a pas de traduction en image de ce bénéfice. Alors que plus tard, en revanche, nous verrons quand même Julien se délecter des confitures partagées avec Bonnet, de même qu’il lui arrive de piocher un morceau de sucre dans la réserve de son placard, de manger une tartine de pâté offerte par Joseph, ou de se faire griller des marrons en cachette avec Bonnet. On ne peut ainsi pas dire que Julien n’est pas gourmand… C’est donc bien que le gain du marché noir réside, pour lui, ailleurs que dans le troc des vivres contre des timbres. Ce gain repose avant tout sur la transgression en elle-même et sur l’idée de maturité qui s’y rattache sûrement dans son esprit. La transgression s’avère un thème cher à Louis Malle, qui traverse toute sa filmographie. Elle est encore présente dans Au revoir les enfants dès la première séquence, où Julien déclare à sa mère : « Papa j’men fous. Vous, je vous déteste. » Ici, Julien n’exprime pas ses sentiments véritables, il s’agit précisément de les nier et de provoquer sa mère, sans efficacité d’ailleurs, dans la mesure où celle-ci ne vient pas sanctionner ces transgressions verbales. François, le frère aîné de Julien, joue également avec les lois dans cette séquence. Il fume de la barbe de maïs sous les yeux de sa mère en prétendant que « ça ne compte pas » puisque ce n’est pas du tabac. « Soyez sage ! », lui lance-t-il enfin en montant dans le train, se permettant ainsi d’inverser les rôles avec une certaine audace. Puis, toutes sortes de transgressions ponctuent la vie de Julien et des autres élèves au collège : voler une lettre ou une photo, s’automutiler (Julien se blessant volontairement la main avec son compas), lire des livres interdits, lire au lieu de suivre le cours, ne pas se réfugier dans l’abri pendant l’alerte, se moquer des professeurs ou des religieux (par des surnoms, des mimiques), embêter Joseph. Pourtant, on peut noter que beaucoup de ces transgressions, à part le marché noir, ne seront pas sanctionnées par les prêtres. Julien, par exemple, ne prend pas la peine de cacher son exemplaire des Mille et une nuits à l’infirmerie. Sans doute cela vient-il de ce que les prêtres en question, et le cinéaste lui-même à travers eux, font de la transgression un exercice nécessaire, un passage obligé vers l’autonomie et l’âge adulte. « L’éducation consiste à vous apprendre à faire bon usage de votre liberté. » dira le Père Jean aux élèves qu’il sermonne. Sa conception de l’éducation ne s’avère pas régressive mais vise plutôt à responsabiliser les enfants qu’on lui a confiés. Les lois du collège semblent faites pour être testées. Louis Malle prône à certains égards la désobéissance, puisque le Père Jean, en cachant des enfants juifs, enfreint les lois du régime de Vichy. L’homme de la qui dirige les arrestations à la fin du film dira d’ailleurs que le Père a commis « une faute très grave vis-à- vis des autorités d’occupation ». Julien lui aussi mentira aux soldats, à l’infirmerie, quand Négus se cache dans un des lits. Mais en mentant à cet instant il accomplit un acte de courage. Le bien, le mal, l’honnêteté et la malhonnêteté sont parfois affaire de contexte. Dans la dernière séquence du film, quand le gestapiste fait l’éloge de la discipline, Louis Malle, à l’inverse, lui, par le personnage froid et inquiétant auquel il confie ce discours, semble appeler en définitive à une possible remise en cause de l’autorité, une possible désobéissance. (La 4

Résistance, à laquelle appartient le Père Jean, naît en quelque sorte de la désobéissance). Notons que lors du violent sermon du Père Jean durant l’office, le jour de la visite des parents, un homme se permet de remettre en cause son autorité, en quittant ostensiblement la chapelle. L’autorité du Père Jean supporte le désaccord, ce qui n’est sûrement pas le cas de celle du gestapiste. Enfin, bien que la transgression puisse être un ressort salutaire, le film n’en fait pas non plus une valeur absolue. L’une des actions de Julien se voit ainsi sanctionnée, non pas par un des représentants de l’autorité du collège, mais par la narration elle-même, ce que l’on peut appeler « l’instance narrative ». En effet, quand Bonnet fait tomber par terre, en étude, la lettre de sa mère, celle-ci, récupérée par un élève, passe de main en main. Mais Julien est le seul à se permettre de déplier la lettre et de commencer à la lire. Or, après seulement quelques phrases, il est interrompu par le surveillant qui, sans même savoir ce que Julien était en train de faire, lance à haute voix : « Quentin : confesse ! ». C’est bien ici le cinéaste, en définitive, qui nous signifie avec un certain humour que son jeune personnage a quelque chose à se reprocher, que son geste est moralement condamnable. Et si Julien repose la lettre sur le pupitre de Bonnet en lui disant plein d’aplomb : « Elle n’a pas la conscience tranquille, ta mère. », c’est bien lui que, dans la séquence suivante, nous retrouvons se confessant.

Dans le traitement du désir de grandir, il y a aussi pour Julien l’approche – plus que la découverte véritable – de la sexualité, avec là aussi le besoin de se donner des airs de “grand”. Mais une sorte de progression s’opère au cours du film. Dans la première séquence au dortoir, devant une photo plus ou moins grivoise – que le spectateur ne verra même pas –, photo « piquée » par des camarades qui eux sont sous le charme (« Elle est vachement bien roulée ! »), Julien, pour paraître blasé, dit avec mépris : « elle a même pas de nichons ! ». Dans la dernière séquence de lecture, au dortoir toujours, séquence d’amitié “consommée” (comme on pourrait le dire d’un amour) entre Julien et Bonnet, la scène érotique que lit Julien a quelque chose d’un aboutissement. À la simple contemplation d’une photo se substitue, d’une part, le récit d’un acte sexuel. D’autre part, par les qualités littéraires du texte, une majoration esthétique se produit. Le truchement de la littérature permet aux deux enfants de s’éloigner enfin de la misogynie qui semble régner en maître au collège. La violence et la vulgarité verbales, présentes dès qu’il est question des femmes, trahissent sans doute une fascination et une méfiance, une attirance et une agressivité mêlées chez les adolescents qui en font preuve. Mais l’apprentissage de Julien en ce domaine n’est évidemment pas terminé. Quand Joseph dit de la femme du Docteur qui lui rachète les confitures : « Ça lui cale les ovaires ; tu vois ce que je veux dire… », précisément Julien n’a pas l’air de comprendre. Même chose lorsqu’il lira dans Les mille et une nuits l’expression : « à l’exiguïté des organes des chinoises ». Le jeune garçon s’interrompt alors pour adresser un petit regard perplexe à son ami Bonnet, auquel cette fois il semble avouer son ignorance.

II- Faire l’expérience de la connaissance :

De la même façon que Julien peut vouloir à la fois grandir et ne pas grandir, il est pris le plus souvent par la tentation de savoir, de connaître, mais aussi quelques fois par la tentation de rester dans le confort de celui qui ne sait pas. Ainsi, dans la séquence nocturne où Julien surprend la prière de Bonnet, il referme assez rapidement les yeux, avant de les rouvrir. Julien pressent sans doute que le savoir peut être encombrant, pesant, et que la fin de l’ignorance sonne aussi la fin de l’innocence. 5

D’ailleurs, la connaissance, dans le film, passe aussi par la transgression. En fouillant le lit puis le placard de Bonnet, Julien commet un acte susceptible de choquer la morale du public, même si notre curiosité élémentaire de spectateur rejoint la sienne. Julien, lui, ose. On peut d’ailleurs noter que s’il y avait davantage de plans sur Bonnet durant cette séquence, une fois qu’il est revenu dans le dortoir et que Julien a précipitamment refermé le placard, le public éprouverait vraisemblablement un sentiment plus critique à l’égard de Julien. Mais ce n’est pas le cas, et Louis Malle paraît insister plutôt ici sur le regard neuf que Julien porte sur Bonnet après ce qu’il a découvert. Lors de la séquence de l’arrestation de Bonnet, dans la classe, le spectateur lui-même peut ressentir cette dimension de la connaissance comme fin de l’innocence. Nous avons partagé tout au long du film le désir de savoir et de voir de Julien, nous l’avons accompagné dans ses découvertes. En conséquence, son regard furtif vers Bonnet, inquiet et maladroit – qui va attirer l’attention du gestapiste et accélérer les choses – nous implique nous aussi spectateurs, davantage que si le récit n’avait pas été filmé du point de vue de Julien. Nous sommes forcément solidaires de son regard, et d’autant plus sensibles à la culpabilité qu’il éprouvera. Et d’ailleurs, Julien reproduit presque aussitôt après la même imprudence lors de la fuite de Moreau, le pion. Son attitude témoigne de son attention et de son intérêt envers ceux qu’il tient à suivre des yeux, mais il s’en faut de peu que son regard en l’air, vers le toit, n’attire la curiosité du gestapiste qui le surprend dans la petite cour. Évidemment, Au revoir les enfants, en tant que récit d’enfance autobiographique, est aussi en l’occurrence le film d’un cinéaste qui revisite la naissance de sa vocation. On peut constater que l’enfant que fut Louis Malle, par la suite, devenu adulte, n’a pas renoncé à exercer son regard, bien au contraire. Cependant le cinéaste semble avoir gardé à l’esprit que ce regard, ce désir de voir, conserve une ambiguïté fondamentale, représente un danger éventuel pour l’objet observé, et réclame par conséquent une vigilance sans cesse renouvelée. De nombreux metteurs en scène ont ainsi, de manière critique, réfléchi à l’intérieur de leurs films sur l’essence de leur art. Alfred Hitchcock, notamment, dans La Corde ou encore dans Fenêtre sur cour, explore à sa manière les vertus et les travers de la curiosité de ses personnages, mais aussi de ses spectateurs. Dans son film, Louis Malle ne se prive pas, par exemple, de montrer la mauvaise foi éventuelle de Julien. Dans la séquence où lui et Bonnet sont restés dans la classe pendant la récréation, après que le Père Hippolyte les a surpris et leur a ordonné de sortir, Julien critique le religieux auprès de son camarade, cherchant à regagner sa complicité : « Il est salaud Hippo, toujours à fouiner !… ». Or, le collégien est naturellement très mal placé pour faire ce genre de reproches. La séquence de la fouille du placard précède juste celle-ci. Et dans cette classe, quelques secondes auparavant, Julien lui- même harcelait Bonnet de questions insidieuses : « T’es marseillais ? T’as pas l’accent… ». Et plus tôt encore, dans la séquence aux bains municipaux : « C’est pas un nom protestant Bonnet... ».

Dans ce trajet de Julien vers la connaissance, il faut noter que le personnage de Joseph jouera un rôle important, à plusieurs égards. Joseph fait d’abord partie de ceux, comme son frère aîné François, qui décryptent le monde pour Julien, qui répondent à ses questions « Qu’est-ce qu’ils sont venus faire les miliciens ? », « C’est quoi un réfractaire ? ». Puis Joseph, le dernier matin, lui apprend la trahison. Le plan où Julien aperçoit Joseph dans la petite cour, où son profil se détache petit à petit du mur est un plan fort, car la révélation, la désillusion, passe en premier lieu par un choc visuel. On peut se demander également si le prénom de Joseph n’a pas été choisi notamment parce qu’il renvoie au père “substitutif” de Jésus. En tant que référent masculin, parmi d’autres, pour Julien, Joseph jouerait dans une certaine mesure le rôle d’un père qui fait grandir son fils du fait même de la déception qu’il suscite en lui, cette déception le confrontant à la cruauté potentielle du monde. Ne plus 6 idéaliser ses parents, c’est commencer à devenir adulte. L’exploitation symbolique de ce prénom est d’autant plus plausible que la figure de Marie – la Vierge Marie, comme archétype de la mère – est elle aussi présente dans le film comme nous le verrons plus loin. Enfin, ce trajet vers la connaissance qu’effectue le personnage principal est en quelque sorte résumé dans le film à travers trois regards emblématiques de Julien. Ces trois regards sont situés respectivement au début, au milieu, et à la fin du film, ce qui favorise l’idée d’évolution qu’on peut y lire. -Il s’agit d’abord d’un plan dans le train, durant le générique, et plus spécialement du dernier des trois champ-contrechamp entre Julien et le paysage qui défile. Julien est filmé derrière la vitre, une vitre épaisse et assez sale. Dans ce plan il finit par fermer les yeux. La vitre et les paupières closes constituent un double obstacle, un double écran entre lui et le monde. La petite taille de l’enfant est soulignée par la barre transversale qui passe devant sa bouche. La trace du baiser de sa mère sur son front le tire aussi du côté de l’enfance. Il n’y a pas encore ici pour Julien de véritable confrontation à la réalité. -Le deuxième plan est celui où Julien regarde Bonnet jouer du piano devant le professeur, Mademoiselle Davenne, admirative et attendrie. Là encore Julien nous apparaît derrière une vitre. Mais le montant du carreau ne barre plus son visage. Julien garde les yeux ouverts, mais il dénie par la parole la réalité qu’il a sous les yeux, et ce qui lui déplaît en elle : « Quel lèche-cul ! ». Ce qui déplaît ici à Julien, de façon immédiate, c’est le don de Bonnet, ses qualités de pianiste que lui ne possède pas. Plus symboliquement, le plan sur Bonnet de dos, c’est-à-dire le contrechamp du regard de Julien, semble aussi destiné à représenter la fin de l’amour exclusif de la mère, par ce corps féminin tourné vers un autre que soi, ce regard féminin posé avec affection sur un autre que soi. Les dialogues nous ont en effet précisé que c’est la mère de Julien qui le force à faire du piano, que c’est donc un instrument investi de son désir à elle. (La séquence suivante, liée par un fondu sonore, est justement celle où Julien lit le début de la lettre de la mère de Bonnet. Il peut constater là aussi que d’autres garçons s’avèrent être le « petit chéri » de leur maman ; ce qui prolonge et confirme l’enseignement plus inconscient de la scène précédente.) -Le troisième plan qui nous intéresse ici est le tout dernier regard de Julien, sur lequel s’achève le film, après le départ du Père Jean et des trois enfants juifs. Il n’y a plus cette fois de vitre et donc d’écran ou de filtre entre Julien et la réalité. Il n’y a plus, non plus, de paroles qui lui permettraient une certaine mise à distance, mais une sorte de sidération (Julien reste muet, tandis que Louis Malle clôt le récit en voix off). Le contrechamp précédent, où Bonnet disparaît à jamais du champ visuel de son ami, n’a rien à voir avec le paysage désolé, certes, mais familier et vaste, que Julien voyait à travers le train au début du film. Ici, une fois que Bonnet est sorti du cadre, le plan désormais “vide” se prolonge quelques secondes. Il ne s’agit plus que d’une composition abstraite et plate, sans perspective. C’est un mur, au propre comme au figuré, un espace bouché et dénué de sens contre lequel le regard et la pensée butent.

III- Faire l’expérience de la différence :

À défaut de pouvoir, par manque de place, développer cette problématique autant que d’autres, donnons-en quand même quelques clés. Ces éléments, bien que condensés, résultent eux aussi d’une analyse minutieuse du « texte filmique », c’est-à-dire de l’ensemble des matières de l’expression dont dispose le cinéma et dont Louis Malle fait ici usage. On pourrait dire qu’au cours du film, Julien va passer du besoin de ressembler aux autres, c’est-à-dire au groupe, à l’envie de ressembler à l’autre, à l’autre en tant qu’étranger cette 7 fois. Dans la classe de Julien et Bonnet se trouvent des jumeaux, qui resteront à peu de chose près de simples figurants, mais qui sont néanmoins visibles à de nombreuses reprises. Leur présence n’est sans doute pas un hasard, et leur duo fonctionne comme une image inversée du couple Julien-Bonnet, couple qui lui n’existe pas d’emblée, et pour lequel la complicité doit s’acquérir. Le film montre que si ressembler aux autres, au groupe, est un désir qui obéit à un instinct de protection, de prudence, ressembler à l’autre, à l’étranger, se rapprocher de lui est au contraire un comportement qui implique une forme d’exposition, de mise en danger. Demander à sa mère, juste après la visite de la dans le restaurant, si leur famille n’est pas juive, comme le fait Julien, l’intervention est quelque peu risquée. Mais Julien veut bien sûr s’identifier ici à son nouvel ami, ce comportement faisant écho à la démarche de Bonnet qui, deux séquences plus tôt, lors de l’office à la chapelle, voulait communier en compagnie de Julien. Jean Bonnet incarne l’étranger, la différence, par sa religion mais aussi par son origine géographique, qui restera mystérieuse jusqu’au bout, ainsi que par son origine sociale, plus modeste à l’évidence que celle de ses camarades. Son attitude heureuse mais intimidée en entrant dans le restaurant en est un indice. Il ne faut pas oublier, enfin, que Joseph aussi incarne cette figure de l’étranger, la plupart du temps maltraité par le groupe, différent par son handicap physique et par sa condition sociale beaucoup plus basse que celle des élèves du collège issus d’un milieu privilégié. La vengeance de Joseph, après son renvoi, retombe donc en premier lieu sur quelqu’un qui, comme lui, a tenu à de nombreuses reprises le rôle de l’exclu. Dans la séquence du jeu scout en forêt, rien n’est fait pour que le public s’investisse dans la compétition entre les deux équipes, les verts et les rouges. Julien, lui, reste d’abord attaché à son camp. Il a un réflexe de clan quand il s’empare du trésor puisqu’il s’écrie : « J’ai trouvé le trésor. On a gagné. Les verts ont gagné ! ». Mais sa joie et sa victoire tombent littéralement dans le vide. Et Julien doit, au sens propre là encore, redescendre de ses hautes sphères, sans flèches pour l’aider cette fois. La route vers le trésor correspondait, spatialement, à une ascension, qui plus est assez aisée. À l’inverse, sa redescente s’apparente par moments à une dégringolade. Dans un style largement différent, ce passage repose néanmoins sur le même principe que la célèbre séquence du Mont Rushmore, dans La Mort aux trousses d’Hitchcock. En confrontant son ou ses personnages à un milieu hostile, à un terrain abrupte sur lequel ils dérapent de façon maladroite, dans les deux cas le cinéaste met à mal le sentiment de puissance et de maîtrise qu’ils ont pu éprouver précédemment et dont le public lui aussi, par identification, avait bénéficié. Après cette redescente, les retrouvailles de Julien et de Bonnet en forêt condensent le chemin qu’ils effectuent l’un vers l’autre pour être amis. Le film ne valorise ni le groupe, ni l’individu, mais la rencontre et la mise en danger qui la rend possible. D’abord cachés l’un et l’autre derrière des rochers, Bonnet ose appeler Julien, l’un et l’autre osent enfin paraître à découvert. Leur réunion procure ici un fort bénéfice affectif au spectateur, par la chanson que les enfants se fredonnent à eux-mêmes pour se réchauffer, par l’absence de conversation qui n’est plus pesante entre eux, enfin par l’ellipse qui nous permet de les retrouver dans la jeep allemande, serrés sous une même couverture, comme un corps à deux têtes ; confort paradoxal mais confort réel et apaisant, alors qu’au plan précédent nous les avions quittés dans le bruit, la panique, la confusion, tentant d’échapper aux soldats.

IV- Faire l’expérience du deuil :

a) une amitié condamnée à ne pas durer 8

L’expérience du deuil dans le film, et pour Julien, se réalise d’abord dans son attachement progressif à Bonnet, puis dans la fin brutale de cette amitié, brutale bien que de multiples éléments ne cessent de nous indiquer qu’elle n’est pas faite pour durer, que son temps est compté. Parmi ces indices, on compte d’abord toutes les séquences où l’intrusion ou l’action d’un ou de plusieurs personnages vient séparer les deux enfants : l’équipe des scouts verts dans la forêt quand ils se mettent à les poursuivre ; la bonne sœur à l’infirmerie, puis la mère de Julien dans la cour quand ils se battent ; Joseph qui débarrasse, avant la projection du Charlot, alors qu’ils mangeaient ensemble des confitures ; Joseph de nouveau qui pénètre dans la cuisine où les enfants se croyaient tranquilles pendant l’alerte et interrompt leur tête-à-tête (deux petits épisodes concrets qui préfigurent le rôle que ce même personnage jouera dans leur séparation définitive en dénonçant les actions du Père Jean) ; le Père Hippolyte qui les surprend dans la classe pendant la récréation (ici c’est le lieu de l’action qui fait de cette scène une annonce du dernier matin, dans cette même classe, où la poignée de mains entre Julien et Bonnet sera abrégée par un soldat, sur ordre de son chef). Beaucoup de motifs formels rappellent également la menace qui plane sur tous les moments passés ensemble. La lumière du dortoir s’éteint lors du tout premier dialogue entre les enfants, et c’est dans l’obscurité que Julien répond à la question de Bonnet (« Comment tu t’appelles ? »). Avant même qu’elle ait commencé, le rideau semble donc tomber sur leur relation. Lors du trajet vers les bains municipaux, après avoir accompagné un moment le déplacement des enfants et notamment une petite conversation entre Julien et Bonnet, la caméra cesse de suivre le groupe, reste en place et cadre ainsi une rue qu’ils viennent de traverser, au fond de laquelle on aperçoit une maison à la façade recouverte de tentures de deuil. Bonnet venait d’évoquer son père. Ce motif funèbre, d’une part, peut signifier que celui-ci est déjà mort, sans que Bonnet le sache, mais d’autre part il peut également s’appliquer au devenir de l’amitié des deux enfants. Le son est lui aussi utilisé dans le même sens. Le film contient beaucoup de fondus sonores qui donnent du rythme et une unité au récit. Mais la séquence où Julien et Bonnet, qui n’ont pas rejoint leurs camarades à l’abri pendant l’alerte, jouent un boogie-woogie au piano, se termine au contraire par une coupe franche du son. Or il s’agit d’une des séquences les plus joyeuses pour les deux enfants, qui tout en continuant à jouer sont gagnés par l’hilarité. Le prolongement de leurs rires sur le début de la séquence suivante, à coup sûr, aurait augmenté le plaisir du public, aurait donné de l’ampleur à leur bonheur momentané. Au lieu de cela, le contraste est fort, puisqu’on enchaîne avec le silence glacé de la cour déserte en plan large, Bonnet et Julien n’apparaissant qu’après quelques secondes dans l’image, tout au fond. Enfin, la confidence laconique de Bonnet qui dit avoir « tout le temps » peur achève d’effacer l’impression laissée par la séquence du boogie-woogie. L’ombre placée au-dessus de la tête des deux enfants, c’est aussi le traitement visuel du film en son entier. Bien qu’il ne soit pas tourné en noir et blanc, les couleurs semblent absentes. Tout est noyé dans les bruns, les gris et le bleu marine. Il s’agissait d’ailleurs d’une consigne que Malle avait donnée à son directeur photo, Renato Berta : « Un film en couleurs sans couleur. Je ne veux pas voir le soleil ». De même, le ciel se trouve rarement cadré. Le film, censé se passer en janvier, a bien été tourné à cette époque de l’année. Il en restitue la lumière faible et froide des jours courts. Ces choix radicaux donnent au film une grande unité visuelle, mais aussi une dimension très sombre, crépusculaire.

b) le deuil de l’amour exclusif des parents et de leur toute puissance 9

Nous avons déjà en partie abordé ce thème de la fin de l’idéalisation des parents, à travers la trahison de Joseph, à travers le professeur de piano se montrant capable de préférer un autre élève, ainsi qu’à travers la lettre de la mère de Bonnet dont la lecture prouve à Julien que le lien l’unissant à sa propre mère n’a rien d’exceptionnel. L’arrestation et la disparition du Père Jean sont également à rattacher à cette idée, puisque ce personnage constitue l’une des figures tutélaires capitales pour Julien (l’exemple du Père Jean n’est sans doute pas tout à fait étranger à la vocation religieuse dont il se dit animé). Or, tout en conservant bien entendu l’essentiel de sa valeur morale – il reste un modèle de courage et d’engagement –, cette figure tutélaire ne se révèle ni invincible, ni infaillible. Si le Père Jean avoue commettre une injustice vis-à-vis de Joseph, cet aveu lui-même n’annule évidemment pas l’injustice en question, qui aura d’ailleurs d’irrémédiables conséquences. Remarquons enfin que Bonnet et le Père Supérieur, dont les pertes respectives se superposeront pour Julien, portent le même prénom, ce qui est déjà une façon d’unir leur destin. De plus, en donnant à Julien comme à Joseph des prénoms commençant également par la même lettre, Louis Malle – qui est aussi l’auteur du scénario – semble avoir voulu tisser un lien supplémentaire entre ces quatre personnages. Sans rendre interchangeable le rôle que chacun joue dans cette histoire, ce détail réduit en quelque sorte la distance entre les personnages, ainsi qu’entre les comportements, les qualités, les défauts qui s’incarnent en eux. Le Père Jean, figure masculine, se montre donc impuissant à protéger jusqu’au bout Bonnet, un échec d’ailleurs redoublé par l’épisode de Moreau, le pion, qui ne parvient pas non plus à sauver Négus. Un plan inscrit en image le même principe concernant une figure féminine. Durant l’arrestation de Bonnet dans la classe, lorsque le gestapiste vient le chercher à son pupitre, par la fenêtre placée derrière les deux protagonistes on peut apercevoir dans la cour une statue de la Vierge. Sa silhouette n’est pas à la même échelle que celle des comédiens, mais elle s’interpose précisément entre l’enfant et le gestapiste, auquel elle fait face. Par ses mains jointes, elle semble de plus implorer sa clémence. Mais cet ultime rempart dressé entre Bonnet et ses futurs bourreaux s’avère bien sûr insuffisant, inopérant. À un premier niveau, métonymique, la Vierge Marie représente l’institution religieuse venue au secours du petit juif. Cependant, bien entendu, Marie s’entend aussi comme la figure maternelle par excellence, bienveillante, présente également dans le dortoir des enfants, dès le soir de l’arrivée de Bonnet, ainsi que dans la chapelle bien sûr.

c) le deuil d’un monde simple et juste

Si Julien ouvre les yeux et quitte l’enfance, c’est enfin parce que les hommes et la réalité dans leur totalité changent pour lui de visage, deviennent plus complexes. Ce qu’il vit au cours du film l’oblige à renoncer à la vision d’un monde où les valeurs seraient clairement tranchées, où le bien et le mal se reconnaîtraient instantanément, où la justice l’emporterait toujours. Louis Malle a apporté un soin extrême à la répartition des dialogues sur les personnages secondaires des autres élèves. Tous ceux qui ont une réflexion antisémite ou pro-Vichy profèrent plus tôt ou plus tard une phrase en contradiction avec les opinions qu’ils affichent à un autre moment. L’élève qui paraît choqué de voir un jeune homme portant une étoile jaune sortir impunément des bains municipaux (interdits au juifs) est ainsi celui qui, voyant la milice débarquer au collège, s’écrie : « Qu’est-ce qu’ils veulent les collabos ? ». Bien entendu, ces enfants n’ont pas conscience de se contredire, et ce qui ressort en premier lieu de cela est leur immaturité, leur confusion, et leur perméabilité aux discours ambiants, quels qu’ils soient. Mais la contradiction des discours, la fragilité des éléments sur lesquels se fondent les opinions politiques ne sont pas dans le film une spécificité des enfants. La légèreté de la réaction de la mère de Julien, quand son fils aîné l’interroge sur le pétainisme de leur 10 père : « Personne n’est plus pétainiste ! », est assez éloquente. Elle semble en parler comme d’une simple tendance qui serait passée de mode, alors que ces opinions, à défaut de convictions profondes, sont aussi ce qui décide des actes de chaque individu. Au début de la séquence où aura lieu l’arrestation de Bonnet, le vieux professeur de mathématiques, à l’aide de petits drapeaux plantés sur une carte géographique, résume aux enfants les positions de chaque armée sur les différents fronts. Le professeur présente en fait deux versions des faits, l’une donnant nettement l’avantage aux alliés, l’autre aux allemands, et cite successivement ses deux sources, Radio Londres et Radio Paris. Puis il conclut avec sagesse : « La vérité est probablement entre les deux ». Louis Malle place ici un message simple mais très clair, qu’il évite pourtant de rendre pesant par une petite astuce. Le cinéaste oriente en effet à cet instant notre attention sur l’image et non sur le son. Un plan sur Bonnet qui se met à regarder par la fenêtre introduit un second plan qui nous fait découvrir dans la cour une agitation anormale. La fameuse phrase nous parvient donc en voix off, plus discrètement. Mais cette vérité qui serait « entre les deux » constitue un principe que Louis Malle semble avoir appliqué à son système de personnages. Julien au cours du film découvre, incrédule, que le Père Jean peut avoir des mauvaises pensées : « Même vous ? ». Il découvre aussi qu’un « faux cul » peut être « le plus intelligent », comme le lui fait remarquer Bonnet à propos de son mousquetaire préféré, Aramis. Julien paraît très étonné du choix de son ami. Le spectateur d’Au revoir les enfants, tout comme Julien, n’est pas non plus placé devant un tableau manichéen de l’humanité, où certains seraient des saints et d’autres des salauds absolus. Par exemple, Négus n’est pas le dernier à s’en prendre à Joseph. Les persécutés peuvent ainsi devenir persécuteurs. On ne peut pas dire non plus de Bonnet qu’« il ne ferait pas de mal à une mouche » ! (Pour rappel, à l’infirmerie, il en attrape une qu’il démembre aussitôt.) Quant à Joseph, le traître, il a auparavant à plusieurs reprises mérité toute notre compassion. Enfin, l’institution religieuse n’est pas décrite comme vertueuse dans son ensemble puisque la sœur dénonce Négus, tandis que tous les allemands ne sont pas assimilés à la Gestapo ; le soldat qui demande à se confesser ou ceux qui ramènent les enfants de la forêt ne font pas preuve de cruauté.

Par les expériences qu’il traverse dans le film, Julien quitte le cocon de l’enfance pour un monde où il n’y a plus de flèches permettant de s’orienter de façon certaine, un monde où l’on ne peut plus compter à tout jamais sur ses parents, un monde où nos actes ne sont pas gratuits, et un monde définitivement incomplet. Le titre du film est donc aussi à entendre comme « au revoir l’enfance » ou « au revoir mon enfance », un au revoir qui serait plutôt un adieu, à cette nuance près que cet épisode fondateur a laissé l’auteur profondément relié à cet univers disparu et à l’enfant qu’il fut.

Commentaire et analyse d’un extrait : la séquence de la lecture des Mille et une nuits

La nuit, dans le dortoir, au milieu des autres enfants endormis, Julien, assis au pied du lit de Bonnet, tient l’ouvrage et lit à voix haute, tandis que son ami couché un peu au-dessus tient la lampe de poche pour l’éclairer avant d’être gagné par le sommeil. La séquence, courte, s’avère cependant très riche. Elle condense ce qui a constitué l’essence de l’amitié des deux enfants, par l’importance que tient encore ici la littérature, mais également par le sentiment de précarité toujours présent, qui aura fait le prix de leurs moments passés ensemble. La précarité 11 et le plaisir coexistent sans cesse dans ces quelques plans, distillés de manière directe, sensible et subtile à la fois. À l’union physique qui est décrite dans l’extrait que lit Julien, correspond la communion spirituelle des deux amis. Ce moment est comme l’acmé de leur relation, de leur complicité. La jouissance, la plénitude, la fatigue succédant au désir comblé évoquées par le livre trouvent un écho dans ce que vivent à cet instant les deux personnages. Si au début de la séquence les enfants sont filmés de dos, par deux travelling consécutifs la caméra tourne autour d’eux jusqu’à finir par les cadrer de face. Ce mouvement, qui a quelque chose d’enveloppant et de tendre en lui-même à l’égard des personnages, satisfait bien entendu par sa progression le spectateur, toujours avide de contempler le visage de ses “héros”. Il n’est pas anodin que ce soit Bonnet qui éclaire Julien. La formule peut s’entendre de manière métaphorique, dans la mesure où le premier aura fait grandir son compagnon. Lors de la première séquence au dortoir, au début du film, quelques instants avant l’arrivée de Bonnet, deux enfants lisaient ensemble un livre, serrés l’un contre l’autre, et accoudés justement sur ce lit qui sera celui de Bonnet. Ces simples figurants annonçaient évidemment l’amitié à venir de Julien et Bonnet. Mais ce même premier soir, Julien lisait seul dans son lit, à voix basse, tenant lui-même sa lampe. Au cours du cours du film, il ne s’en servait d’ailleurs pas toujours à bon escient, la braquant un peu sadiquement sur tel ou tel élève, dans l’abri, pendant une alerte. On peut aussi songer au faisceau des phares de la jeep allemande, dans lequel les enfants se retrouvaient comme piégés. Dans cette dernière séquence, à l’inverse, la lumière ne sert pas à aveugler mais bien à éclairer. (La lumière était déjà venue du lit de Bonnet, plus tôt dans le film, lorsque deux bougies étaient allumées sur sa table de chevet pour sa prière.) Mais de petits détails viennent écorner ce doux tableau. Pendant que la caméra se déplace pour retrouver les enfants de face et plus proches, les barreaux du lit de Bonnet s’interposent pendant quelques secondes, altérant la relation visuelle que le spectateur peut entretenir avec eux. Cette connotation carcérale, au sein de ce moment de liberté et de plaisir volé à leur emploi du temps supposé, sonne comme une nouvelle limite imposée à leur amitié. S’ajoutent à cela des éléments sonores : le tic tac d’une pendule, évocateur d’un compte à rebours, et des aboiements lointains de chiens, comme une menace là aussi, même si pour l’instant Julien et Bonnet sont à l’abri. Enfin, lorsque Bonnet s’endort, même si c’est avec douceur, l’image ne peut que paraître ambivalente. Elle annonce de façon assez transparente sa mort prochaine (non pas les circonstances de cette mort, mais l’anéantissement futur et définitif des forces de l’enfant), puisque cette séquence précède juste le matin de son arrestation. Par une redondance cruelle, les derniers mots que Julien parvient à déchiffrer sont : « ainsi finit… ».

Proposition d’un exercice à réaliser avec les élèves :

Comment raconter en images ? Explorer cette question en observant l’inscription visuelle de la progression des relations entre Julien et Bonnet, à travers les trois séquences aux lavabos. -D’abord l’indifférence, leur duo n’existe pas à l’écran -Puis l’agressivité, ils sont dans la même image mais un espace est maintenu entre eux, et les autres élèves sont encore présents -Enfin la confiance, l’intimité, ils sont côte à côte et se livrent, tandis qu’il n’y a plus personne autour d’eux.