art press 295 photographies l'autobiographie dans l'œuvre de Rodney Graham

SHEP STEINER

En art contemporain, l'un des clichés actuels les plus restrictifs, quoique révélateur, prétend que la question de la réalité et de la fiction est nécessairement cadrée par l'ensemble des enjeux ayant trait à la nature indexiale de la photographie. L'affirmation de réalité du médium est si puissamment contraignante que tout type de relation entre réalité et fiction – opposition, en fait, sensiblement sujette à mutations, dérivée d'un certain nombre de traditions discursives – est invariablement codifiée par les oppositions fixées et stables du front et du centre photographiques. L'engouement actuel pour la photographie et le film documentaires ne vient en rien améliorer la situation. Il en résulte un terrain fertile pour la lecture erronée de nombreuses pratiques distinctes. Le travail de l'artiste conceptuel Rodney Graham en est un parfait exemple. Depuis une bonne trentaine d'années, celui-ci s'attache à explorer les limites d'une pratique qui mêle une sorte de réalité/fiction autobiographique à la maîtrise technique d'une variété proprement sidérante de langages (ou médiums), dont il parvient systématiquement à miner l'affirmation de réalité, à la fois de l'intérieur et par l'usage qu'il en fait. Dans le travail de Graham, la «vérité» du médium (que ce soit la photographie, le film, la vidéo, la sculpture, le texte ou la musique) est directement confrontée à la «sincérité» d'une voix autobiographique. À cet égard, le pouvoir qu'a la photographie de nommer le réel, ou de donner un accès direct au réel, aussi bien que de remettre en question cette relation apparemment non arbitrée, oblitère l'utilisation par Graham d'une variété de genres, médiums, rhétoriques et conventions pour obtenir un effet similaire. Le sens – qui, sinon, est réécrit, tracé, ou objectivement organisé par le discours critique de la photographie – est donc validé par un ensemble sévèrement contrôlé d'associations métonymiques, expériences et thématiques axées autour de la signature, du visage, de la marque ou de la présence de Rodney Graham. Ce qui complique les choses est la proximité de Graham avec la scène artistique photo-conceptuelle pendant la fin des années 1970 et les années 1980 à . Pis encore, le rôle génératif joué par la photographie dans l'ensemble de son corpus étouffe les bizarreries de sa pratique et masque les véritables singularités de cette œuvre incroyablement diversifiée. Un exemple par excellence du travail de Graham – un film en boucle intitulé Vexation Island (1997) dans lequel l'artiste, habillé en naufragé, reçoit une noix de coco sur la tête – peut être relié de façon tentante, à travers les thématiques récurrentes de la répétition, de l'aveuglement et du fait de voir trente-six chandelles, à l'un de ses travaux antérieurs, une série d'illuminations de nuit titrées 75 Polaroids (1976). De plus, une partie substantielle de son œuvre est basée sur ses investigations à l'intérieur de la chambre noire. Ainsi, Oxfordshire Oaks, 1990, est une série de photographies d'arbres inversées ; Millenium Project for an Urban Plaza (with Capuccino Bar), 1992, un modèle architectural ; Camera Obscura Mobile (1996) est la réplique d'un chariot postal de l'US Mail datant de 1904, de l'intérieur duquel on voit défiler des images d'arbres inversées, montrant ainsi ce que Graham décrit comme le «pré-requis cinématique du mouvement». De même que dans un travail plus récent comme l'autoportrait Fishing on a Jetty (2000), ces travaux, ainsi que nombre d'autres, se gratifient d'une sorte d'incertitude, plongeant le spectateur dans le doute : soulèvent-ils de grandes questions ayant trait à l'objectif et aux paramètres instrumentaux de vision ou bien sont-ils en fait, tout simplement, la marque d'un point de vue personnel et étrangement subjectif ?

Mimésis vs mimétique

Face à de telles difficultés d'interprétation, le meilleur moyen d'accéder aux idiosyncrasies de la pratique de Graham est peut-être de la considérer comme une tentative subtile de modifier ou reconfigurer les termes et conventions d'une conception photographique largement répandue de mimesis vers une version beaucoup plus personnelle de la mimétique. En effet, dès le tout début, avec ses travaux livresques et suppléments de la fin des années 1980, Graham a créé une tension entre réalité et fiction, généralement en tentant de modifier son identité par l'usurpation de la signature d'un autre auteur (de à Ian Flemming). En d'autres termes, au début de sa carrière, Graham jouait à être un autre en imitant son travail, c'est-à-dire en usurpant l'affirmation de réalité créée par le nom lui-même et en en jouant contre la présence de l'objet d'art lui-même. Reading Machine for Lenz (1993) est un exemple représentatif. Cette œuvre s'articule sur l'appropriation des 1 434 premiers mots de la nouvelle de Georg Büchner, Lenz. De même pour le travail sur Freud, il semble que l'artiste soit attiré par les plus autobiographiques des écrits de Büchner. On sent ici une certaine délectation pour la littérature obscure ; cependant, si l'on aborde la lecture du travail sans connaître Büchner, on en retire une expérience et des attentes au moins aussi importantes. La lecture nous arrache aux plaisirs raffinés du bibliophile, parce qu’elle ressemble à un test d'endurance. On recherche ce que Graham décrit dans sa Note de l'artiste comme la «deuxième occurrence de l'expression “through the forest” (à travers la forêt) dans des contextes grammaticaux mutuellement compatibles». Mais Graham est si habile que le moment vient, et passe sans effort, comme si de rien n'était. Et l'on continue encore et encore, passage après passage, cherchant à distinguer la parodie stylistique de son original. L'arrangement typographique minutieux de l'expression «through the forest» est depuis devenu l'une des marques de fabrique de la pratique de Graham. Clairement précurseur des films en boucle de Graham, ce travail élégant et séduisant se drape de la puissance de la fiction de Büchner, et, tour à tour, de la facticité (présence) de la perspective parodique, distanciée, de Graham sur le style. La signature elle-même – indication véridique de la provenance de l'œuvre, pivot crucial de toute stylistique, et timbre légal fournissant un gage d'authenticité – est dynamitée par un air «mi-cuit» de fiction. Ce que Graham décrit comme du plagiat dans un autre contexte est ici un terrain privilégié qui met en valeur la tension entre l'ontologie du langage et la profondeur ou le caractère vrai de l'expérience. Reading Machine for Lenz (1993) est paradigmatique à de nombreux égards. Principalement en ceci que Graham voile moins la frontière entre réalité et fiction qu'il n'implique une condition de seuil agissant simultanément sur la réalité et la fiction. Chez Graham, on est toujours à la fois en présence d'un personnage artistique qui, sans le savoir, utilise un texte existant ou une convention artistique, et d'un personnage qui, en toute conscience, s'approprie le motif ou le trope en lui faisant subir une distorsion. En règle générale, on s'en remet à l'œil critique de Graham pour nous guider à l'intérieur du travail, tout en admettant son numéro de petit parodiste.

Dédoublement baudelairien

Considérons les Oxfordshire Oaks, qui s'articulent clairement autour de ces deux registres. Nous lisons ces images comme des photographies de paysages grand format, même si elles en inversent totalement la convention. Le spectateur retourne mentalement ces images inversées d'arbres, et, ce faisant, est forcé d'adhérer à l'un ou l'autre de deux registres rhétoriques possibles. Ainsi donc, confronté aux Oxfordshire Oaks, comme c'était le cas avec Reading Machine for Lenz, on peut se ranger à la fois aux côtés de la voix d'auteur de Graham, avocat sophistiqué de la chambre noire, et/ou de l'autre personnalité qu'il endosse, celle d'un romantique désespéré obsédé par une image de nature. Cette situation de type palimpseste est un dilemme que Baudelaire connaissait bien, et qu'il a décrit en termes de dédoublement : c’est ce que nous appelons aujourd'hui l'ironie. Les aimables ironies inhérentes à la performance vidéo plus ancienne de Graham, Halcion Sleep (1994), et à Aberdeen (2000), présentation diapo musicale en hommage au lieu de naissance du chanteur/compositeur Kurt Cobain, montrent clairement cela. Dans chacun de ces travaux, un dialogue «ou»/«ou bien» fait apparaître une sorte d'autoportrait simple, dans lequel la présence de l’auteur est plus complexe et plus distanciée. Dans Aberdeen, cet effet est produit par une sorte d'humour «flasque». En effet, même si la photographie dans ce travail ressemble à l'œuvre d'un technicien de l'école documentaire, la conception originale et l'expérience totale de l'œuvre vécue à l'aide d'un casque audio (diffusant un son de guitare, boîte à rythmes, Minimoog et sampler digital) font penser à un fan adorateur, ou peut-être légèrement obsédé. En d'autres termes, le son low-tech mixé artisanalement et l’aspect légèrement bâclé de l'installation font émerger (par un procédé d'aparté relevant de la synecdoque) un personnage de fiction (qui se prendrait peut-être pour Nirvana), en même temps qu'un personnage artistique ou d'auteur, à la faveur d'un ensemble familier de thématiques freudiennes et d’un usage réfléchi de langages spécifiques. Dans Aberdeen, l'indétermination à garder intactes ces deux lectures mutuellement incompatibles est primordiale. Il se dégage de Halcion Sleep une personnalité semblablement partagée, bien que ce travail mette en évidence de façon plus aiguë la conscience divisée caractéristique des travaux filmiques plus récents de Graham.

Un personnage à l’écran

Cette vidéo est un documentaire dans lequel l'artiste dort paisiblement à l'arrière d'un van, qui le conduit d'une chambre de motel anonyme de la banlieue de Vancouver à son domicile au centre ville, sous l'influence d'une «double dose du sédatif/hypnotique (Halcion) choisi pour les plaisants souvenirs du passé que son nom évoque». Il est prostré, vêtu d'un pyjama rayé, le visage écrasé dans les mains ; le plan séquence de 26 minutes dresse un portrait assez intime, plutôt peu flatteur et même un peu potache de l'auteur en jeune homme. C'est une pièce humoristique : une contemplation sur le souvenir, le temps, l'autoportrait, les plaisirs hypocondriaques, le langage filmique, ainsi que sur les propres travaux passés de l'auteur. Ce qui est crucial, c'est que même si Graham est représenté comme une grande chose molle incapable de pensée, il y a ici une sorte de côté intentionnel qui incarne l'ironie implicite de travaux précédents. En un coup d'œil, on rit du Graham mystifié, montré profondément aux prises avec l'illusion et le rêve ; et on rit de ce portrait, avec le Graham réveillé ou éclairé – une présence d'auteur, distanciée et immobile, semblant observer toute la performance depuis le siège du conducteur. Pour polariser notre attention, les exigences du langage filmique de l'autoportrait, dans Halcion Sleep (1994), rivalisent avec ce que Graham décrit comme son tout premier souvenir d'enfance : «celui de, pour un bref instant, un bref instant seulement, me réveiller d'un sommeil confortable et protégé à l'arrière de la voiture de mes parents, roulant vers chez nous au terme d'un voyage familial». Je considère cette œuvre comme un tournant décisif dans la pratique de l’artiste : c'est la première fois que le visage de Rodney Graham apparaît à la place de la signature ou de la marque stylistique de l'artiste. Dans Halcion Sleep par conséquent, la fiction de la présence est soulignée et rendue tangible par un personnage à l'écran. Pour moi, cela verrouille la boucle autobiographique autour de laquelle toute l'œuvre tourne de façon très serrée. De même que dans un travail plus récent comme How I Became a Ramblin' Man (1999), vidéo musicale dans laquelle l'artiste joue un cowboy qui interprète une chanson composée par lui spécifiquement pour la pièce, on ne peut que se demander si une vie ainsi vécue donna lieu à l'art, ou si le genre et les conventions spécifiques du travail donnèrent vie au souvenir. Il est intéressant de noter, dans ce contexte, le manque de plus en plus flagrant de caractère critique dans les travaux plus récents, particulièrement ceux ayant trait à la pop musique. Par exemple si, dans Halcion Sleep, l'image ultra-référencée du film noir prête au médium vidéo une sorte d'authenticité originaire qui rivalise aisément avec l'affirmation de réel du souvenir autobiographique, dans un travail comme Ramblin' Man, la frontière entre langage et expérience devient beaucoup plus glissante et floue. Comme dans le cas de Phonokinetoscope (2001), travail dans lequel on voit Graham «tripper» à l'acide sur une bande-son de rock planant classique qu'il a lui-même composée, il est parfaitement impossible de décider si la vie résulte de l'art ou l'art de la vie. Que l'art puisse être le simple dérivatif d'une vie vécue, que la bande-son de Phonokinetoscope ne soit pas précisément coordonnée avec la narration du film, ou que nous soyons en présence d'un artiste préférant simplement gratouiller sa guitare plutôt que d'entretenir de hautes pensées, l'effet est celui d'un fléchissement dans la rigueur. Sans aucun doute, de telles appréhensions sont liées à nos conceptions et méprises sur l'autobiographie, de même qu'à l'emprise puissante que le trope a sur nous tous, en dépit du fait que le discours photographique l'a largement retiré de ce qui peut être considéré comme critique. En règle générale, je dirais qu'au fur et à mesure que le travail de Graham se focalise de manière obsessionnelle sur la musique contemporaine, on en arrive également à penser qu’il évolue dans cette orbite précisément parce que le genre et ses conventions sont intensément personnels. En conséquence, si le fait que Graham ait été un membre fondateur du UJ3RK5 – groupe punk de Vancouver qui comprenait , Ian Wallace et l'écrivain William Gibson – ne peut qu'apporter de l'eau au moulin, le flot d'associations métonymiques qui constituent la «Note de l'artiste» pour Phonokinetoscope vient confirmer le contraire. Dans tous les cas, la primauté du langage se heurte toujours à celle de l'expérience.

Quelle est cette identité ?

Prenons Fishing on a Jetty (2000), un autoportrait de Graham posant clairement sous une autre identité. La question est : quelle est cette identité ? Celle de Joseph Beuys ? Dans sa «Note de l'artiste», Graham n'en finit pas d'expliquer comment le sujet de l'œuvre tient entièrement au film d'Alfred Hitchcock la Main au collet ; comment un monte-en-l'air reconverti du nom de John Robie «est accusé d'une série de vols de bijoux dont il est innocent, mais qui portent tous son irréfutable signature» ; comment le rôle joué par Cary Grant «faisait incroyablement écho à sa propre vie (celle de Graham)» ; comment Graham «voulait depuis longtemps faire un film sur la pêche avec (lui-même) comme sujet» ; comment «Robie ne pêche pas, mais fait seulement semblant de pêcher» ; comment «le plan est une plaisanterie typique d'Hitchcock», etc, etc. Face à l'insistance insouciante et brouillon que Graham met à dire que l'œuvre est entièrement dédiée à un sujet et à ses dimensions associatives pour l'artiste, on se trouve confronté aux thèmes et aux problèmes soulevés par l'autobiographie. Ce qui est intéressant, c'est que la première fois que j'ai vu cette œuvre, j'ai éclaté de rire à cause de l'usage que fait Graham du langage. Ainsi, le critique Anthony Spira a reconnu que «le style maniéré et la pose du sujet offrent une parodie de photographie narrative en général et des tableaux minutieusement composés de son compatriote de Vancouver Jeff Wall». Dans Fishing on a Jetty, une déclaration d'auteur certifiée vraie se présente comme une débauche d'âneries, favorisant une lecture spirituelle du travail comme appropriation critique de la photographie narrative. Pour l'interprète du travail de Graham, ce n'est qu'un dilemme trop familier. En riant de l'œuvre, notre propre connaissance de la photographie contemporaine se trouve projetée dans cette œuvre, et automatiquement alignée avec ce qu'on suppose être la perspective distanciée de Graham sur le médium. En effet, les deux faces du personnage de Graham conduisent un dialogue actif dans notre tête, la perspective critique de Graham sur la photographie se perdant du fait des motivations humoristiques qui l'ont poussé à réaliser l'œuvre. Cette voix d'auteur devrait être reconnue comme de la fiction, comme un langage figuré qui a peu ou pas de prise sur les certitudes relatives au sens du travail. Mais c'est également le cas pour la ligne narrative de Graham orientée vers sa propre autobiographie. En fait, le travail installe des conditions de vision dans lesquelles les deux interprétations sont à la fois valides et invalidées. Bien qu'il soit beaucoup plus facile pour le spectateur éduqué de tomber dans le piège consistant à s'identifier au rôle de la présence distanciée de l'auteur Graham et à supposer que ceci soit la signification véritable, l'œuvre laisse ouverte la possibilité que le commentaire autobiographique de Graham soit également présent. Dans City Self/Country Self (2000), troisième volet de ce que Graham a appelé ses short costume pictures (Court- métrages en costumes), il est impossible de passer à côté de cette double structure. Un Graham chic et cosmopolite frappe à coups de pied dans le pantalon un Graham provincial et plouc. Quelque satisfaction que le spectateur puisse tirer à identifier cette dualité au niveau narratif, il est bon de se souvenir que l'ironie de Graham doit toujours être rapportée aux dynamiques de la narration ou de la lecture. Pour parler plus généralement, chez Rodney Graham, une perspective orientée vers l'autobiographie vient déstabiliser ce qu'on suppose être une perspective critique (ici, articulée autour du sosie), ou un usage critique de la langue (ici, le rire provoqué par les coups, typique de la comédie de cinéma). L'ironie porte toujours sur ce qui est présent ou expérimenté ; c'est-à- dire, ce que l'on croit fermement être l'intention, le sens, la réalité, ou la vérité.

Traduit par Marianne Groves

Shep Steiner est critique d'art, vit au Canada. Ses écrits sur Rodney Graham comprennent X, The Island Tale of a Sylvan C. Farer, Book Things, Rodney Graham : Au-delà des principes de la blague, Anomalies of the Phenomenal: A 'Close' Reading of Rodney Graham's Joke-Works.

RODNEY GRAHAM Né en/born 1953 à/in Vancouver / Vit à/lives in Vancouver Expositions récentes / Recent shows: 2001 Galerie Micheline Szwajcer, Anvers ; 303 Gallery, New York ; Galerie Nelson, Art Basel, Bâle ; Hamburger Bahnof, Berlin ; Lisson Gallery, Londres ; Art Gallery of Calgary, Toronto ; Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf ; Milwaukee art Museum ; Donald Young Gallery, Chicago 2002-2003 Rétrospective. Whitechapel Art Gallery, Londres ; Kunstsammlung, Düsseldorf ; Mac, Marseille 2003 University of British Columbia, Vancouver 2004 Art Gallery of Ontario, Toronto ; Museum of contemporary Art, Los Angeles ; , Vancouver