Musée-Conservatoire du Patrimoine ethnologique de la Haute-Provence Prieuré de Salagón - 04300 Mane

LES NOUVEAUX HABITANTS ET LEUR RAPPORT À LA NATURE

UN EXEMPLE, LES PRATIQUES DE CUEILLETTE ET DE RAMASSAGE

Rapport final Août 1999

Ministère de la Culture Association Alpes de Lumière (Mission du Patrimoine ethnologique) CONTENU DU RAPPORT FINAL

- Introduction et synthèse, Danielle Musset (37 pages)

- Pratiques de cueillette des nouveaux habitants en Haute-Provence, Magali Amir (114 pages + annexes)

- La cueillette néo-rurale : de la nécessité économique à la reconnaissance culturelle, Jean-Marc Mariottini (74 pages)

- Bibliographie générale (6 pages) NOTE D'INTRODUCTION ET DE SYNTHÈSE

Danielle Musset Ethnologue départementale

Mane, 29/08/99 INTRODUCTION ET SYNTHÈSE

SOMMAIRE

Résumé de la problématique

Etudier la campagne et ses mutations : état des connaissances sur le sujet

« Nouveaux habitants », quelques éléments de définition

Le choix du terrain : de Lure au Luberon, une grande richesse végétale - Une certaine idée de la Provence

Pratiques de cueillette des nouveaux habitants : deux points de vue complémentaires - Question de l'échelle d'enquête - Le choix des informateurs - Deux regards sur une même réalité

Un premier bilan - Savoirs et savoir-faire concernant la cueillette - La transmission des savoirs - L'apprentissage volontariste - Le savoir des nouveaux habitants

Le rapport au milieu naturel - Le rapport à la propriété - Quelle nature pour les nouveaux habitants ? - Prendre racine dans un pays

Conclusion LES NOUVEAUX HABITANTS ET LEUR RAPPORT À LA NATURE

INTRODUCTION ET SYNTHÈSE

La recherche a été effectuée par le Conservatoire ethnologique de Salagón dans le cadre de sa labellisation comme ethnopôle en octobre 1996. Elle repose sur les enquêtes ethnographiques de Magali Amir, qui a bénéficié d'une allocation d'études et de recherches du Ministère de la Culture. Le rendu de ces enquêtes a donné lieu à un rapport (joint en annexe), « Pratiques de cueillette des nouveaux habitants en Haute-Provence » ainsi qu'au décryptage intégral des entretiens1. Les travaux de Jean-Marc Mariottini, ethnologue à l'IDEMEC (Aix-en-Provence), sont présentés dans le document (joint en annexe) : « La cueillette néo-rurale : de la nécessité économique à la reconnaissance, sociale ». Cette recherche a bénéficié des conseils de Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste attaché au Museum d'histoire naturelle, et de Martin de la Soudière, ethnologue au CETSAH.

Résumé de la problématique

Après une période d'exode rural massif qui a commencé au milieu du XIXe siècle pour atteindre son maximum dans les années 1950, la Haute-Provence connaît, depuis une trentaine d'années, un phénomène d'installation de populations nouvelles, le plus souvent d'origine urbaine, qui, après la première vague du retour à la terre des années 1970, semble s'être diversifié et accru dans les années 1990. Ce phénomène est représentatif d'un mouvement plus vaste qui investit les campagnes françaises et dans lesquels certains chercheurs ont vu le signe d'une «renaissance rurale » (Kayser, 1990). On peut supposer que ces populations nouvelles, dont nous verrons plus loin les catégories qu'elles recouvrent, ont apporté avec elles, entre autres, une conception de la vie à la campagne et de l'usage de ses ressources qui n'est pas forcément celle des populations plus anciennement enracinées dans le pays. En particulier, nous nous sommes penchés sur la façon dont ces populations pratiquent, gèrent ou perçoivent la nature.

1 Disquette informatique conservée à Salagón

i En effet, à côté des populations paysannes qui ont un rapport à la nature inscrit dans un système d'appropriation (propriété foncière et ses modes de transmission, connaissance des noms de lieux et de l'histoire de ces lieux, repérage des sites de production), et un certain nombre de pratiques matérielles ou symboliques relativement bien étudiées (pratiques agricoles, chasse, cueillette, parcours cérémoniels, etc.), qui se traduisent par un ensemble de savoirs et des systèmes de valeur relativement homogènes, les populations nouvelles développent aussi des activités concernant ce même milieu naturel : activités ludiques, économiques, contemplatives, esthétiques, prédatrices, etc. On peut se demander si ces pratiques s'inscrivent dans la continuité des précédentes, avec une transmission possible des connaissances entre ces diverses populations et des projets communs concernant la gestion du territoire, ou si elles sont différentes, provoquant des ruptures, voire des conflits avec la population locale d'origine.

Il s'agit donc de comprendre, à terme, comment de nouveaux habitants construisent et investissent leur espace et comment cette inscription dans l'espace est aussi une façon de s'insérer dans la société locale. Cela n'est pas sans conséquence sur les choix de gestion effectués localement en matière d'environnement, la définition du territoire, l'évolution ultérieure des paysages, les relations au sein de la société entre les divers groupes sociaux. Il s'agit par là de comprendre des évolutions en cours susceptibles d'affecter le pays dans son devenir environnemental.

Afín d'examiner le rapport à la nature mis en œuvre par ces populations nouvelles, nous avons privilégié une entrée : celle des pratiques concernant la cueillette et le ramassage des végétaux, en faisant nôtre le propos de Bromberger et Lenclud (1982) à propos de la chasse et de la cueillette : « Ces deux activités [...] se superposent aux usages productifs de la terre et composent avec eux un système feuilleté et complexe, révélateur des grandes mutations de l'espace rural et, partant, des sociétés et des cultures modernes ».

o ETUDIER LA CAMPAGNE ET SES MUTATIONS : état des connaissances sur le sujet

La question des migrations contemporaines vers le milieu rural, en relation avec la recherche de nouveaux modes de vie et de nouvelles valeurs se pose au plan national, voire international (mouvements engagés dans les années 1970 au niveau mondial). En , elle a suscité l'intérêt de chercheurs (sociologues surtout, géographes) tels Bertrand Hervieu et Daniele Léger qui, dès les années 1978, se sont intéressés au phénomène du « retour à la terre » qui a touché la génération d'après 1968 ; Bernard Kayser qui étudie les évolutions contemporaines du monde agricole ; Nicole Mathieu, avec, en particulier, ses travaux récents sur les migrations d'exclus à la campagne. Parmi les études qui concernent à la fois notre sujet et son cadre géographique, celle de Marié et Viard (1977) a porté sur un groupe de communes de Provence afin de tenter d'expliquer les permanences et les changements dans le regard porté sur le monde rural en relation avec une société urbaine de plus en plus présente. Pour l'heure, on est loin d'avoir mesuré toutes les implications de tels mouvements. Ces populations nouvelles, les « étrangers à la campagne»2, interviennent sur le territoire et sur ses ressources à divers niveaux : comme producteurs, comme utilisateurs, comme aménageurs, en fonction de logiques organisées et d'opportunités propres à chaque groupe. Cela se traduit aussi bien en termes d'emploi que de projets de développement, de relations à l'environnement et au patrimoine, ou de sociabilité locale.

Par ailleurs, dans les années 1980, un certain nombre de recherches ont pris pour objet les relations hommes/milieu naturel à partir de l'étude de pratiques particulières, des systèmes cognitifs ou des modes de fonctionnement des écosystèmes. Ces travaux mettent l'accent sur les interactions entre pratiques et représentations comme constituant la base de ces relations au milieu naturel et sur leur incidence sur les relations des hommes entre eux. De nombreux travaux ont pris ce parti, dont on trouvera l'écho dans plusieurs ouvrages ou revues cités en annexe.

2 suivant le titre du numéro d'Etudes rurales qui leur est consacré, et comme les définit l'appel d'offres 1994 de la Mission du Patrimoine ethnologique sur les nouveaux usages de la campagne.

^ Nous pensons en particulier à l'étude de J.L. Coujard (1982), qui écrit à propos de la cueillette : « activité économique de base, même si une telle qualité lui est déniée, la cueillette se manifeste, en tant qu'activité originelle, comme une pratique symbolique d'affirmation et de revendication du territoire où elle est exercée. Elle s'accompagne en outre d'une exploration concrète qui est une connaissance pratique de l'espace ». Et, plus loin , il précise qu'elle est l'objet d'une « revendication particulièrement perceptible de la part des agents dépourvus de tout lien historico-familial avec l'espace considéré ».

Pour la Haute-Provence, l'étude des relations hommes/nature s'est faite surtout par le biais des inventaires des savoirs populaires concernant la flore, et en particulier des savoirs médicinaux, menés par Pierre Lieutaghi et l'association EPI. Plus récemment, au sein du Parc naturel régional du Luberon, a été conduit un inventaire des usages traditionnels de la flore (Amir, 1998) qui devrait se poursuivre au sein du Parc régional du Verdón. Divers travaux d'étudiants sont venus compléter ces données (Hostingue, 1997). Mais malgré l'abondance apparente des inventaires et des études sur les pratiques autour des végétaux, il n'existe pas de véritable synthèse sur la question.

Plus récemment, c'est autour de la question des paysages que ces travaux se sont davantage orientés (Paysages au pluriel, 1995). Pour l'ethnologue, le paysage « est le résultat d'une perception culturellement informée » (Lenclud, 1995) ; ou encore il est « un donné construit par une perception, elle-même informée par des schemes conceptuels. Le paysage désigne à la fois une réalité, l'image de cette réalité et les références culturelles à partir desquelles cette image se forme » (Dubost et Lizet, 1995). Bien que notre démarche concerne davantage le rapport au milieu naturel et à l'espace, catégories que les auteurs se sont attachés à distinguer de la notion de paysage, l'étude tiendra compte des réflexions menées autour de cette notion car le paysage est devenu un enjeu majeur de nos sociétés, en particulier pour les zones concernées par notre étude où il sert de réfèrent à tout projet de développement économique et touristique.

Ces réflexions sont à la base d'une étude qui prend en compte un rapport différencié au milieu naturel en relation avec la présence *• sur un même territoire de populations diverses, considérant, comme l'exprime Sergio Dalla

A Bernardina (1996), qu' « il n'existe pas de nature au singulier : il existe autant de natures, d'idées de nature, qu'il y a de groupes qui se partagent le globe terrestre. La nature, du point de vue des sciences sociales, est un produit humain ».

«NOUVEAUX HABITANTS»: QUELQUES ÉLÉMENTS DE DÉFINITION

Il s'est agi, dans un premier temps, de mieux cerner la catégorie dite des « nouveaux habitants », en essayant de distinguer et de définir les populations qui la composent : néo-résidents, néo-ruraux vivant de la terre, retraités, « rurbains » habitant la campagne mais travaillant dans les villes, résidents secondaires, « migrants du chômage », « étrangers à la campagne», urbains « reruralisés», etc. Un certain nombre d'études récentes ont essayé de catégoriser cette population de nouveaux habitants. Mais en fait, elle s'avère difficile à définir et encore plus à chiffrer, les recensements ne tenant pas compte des données qui permettraient d'en faire une analyse fine (par exemple, lieu de provenance -ville ou campagne- et lieu d'arrivée, activité, taille des. familles ayant migré entre deux recensements). Seules des enquêtes finalisées, sur des populations limitées ou des secteurs géographiques précis peuvent permettre d'affiner cette analyse3.

Nouveaux habitants en Haute-Provence : un phénomène récent ?

La Haute-Provence a connu un fort exode rural qui a commencé au milieu du XIXe siècle pour culminer dans les années 1950. En même temps que les populations autochtones prenaient le chemin de la ville, d'autres habitants les remplaçaient. Depuis les Auvergnats venus travailler en forêt. jusqu'aux emigrants italiens arrivés du Piémont tout proche, puis aux Espagnols, Portugais, Maghrébins, voire Albanais (en 1962), le phénomène d'arrivée de populations extérieures n'est pas nouveau. Mais ces populations venaient alors de la campagne pour reprendre les mêmes activités que délaissaient les gens du pays : activités agricoles surtout, élevage, exploitation forestière.

3 Voir entre autres les actes du colloque « Les nouveaux départs de la ville vers la campagne », 18 et 19 octobre 1996 et Debroux (1993).

<; Dans les années 1960, avant même la vague du « retour à la terre », l'arrivée de populations urbaines est encouragée pour faire face à la désertification des villages. L'association « Alpes de Lumière », entre autres, lance l'opération « Villages à vendre » et propose de « dresser la liste, non seulement des hameaux abandonnés mais aussi des fermes et des maisons à vendre », et crée à Mane un comité local de l'habitat rural et du logement4 Le mouvement d'installation qui en découle est difficile à quantifier de même qu'il est difficile de donner des chiffres pour la vague suivante des années 1970. Dans la mouvance de 1968, on voit alors arriver toute une population qui s'installe dans des villages à l'abandon ou dans des maisons isolées et entend vivre de la terre. Ce phénomène, qui va de pair avec la remise en cause de la « société de consommation », une idéologie du retour à la nature et un certain hédonisme, sera analysé, en particulier, par B. Hervieu et D. Léger (1979) qui en montreront également les évolutions - en particulier, pour ceux qui restent - les formes d'intégration, voire d'institutionalisation.

Mais, pendant longtemps, ce mouvement de la ville vers la campagne restait déficitaire face au mouvement inverse, de la campagne vers la ville. Ce n'est que plus récemment que ce mouvement d' « exode urbain » est devenu massif. Comme le précise Nicole Mathieu5, « depuis le recensement de 1975, il y a plus de gens qui partent de la ville vers les campagnes que de gens qui partent des campagnes vers les villes ; le mouvement est positif, d'où le terme d' « exode urbain ». C'est un phénomène massif. Entre 1982 et 1990, il y a eu 3,8 millions de gens qui sont partis de la ville [...] ». L'importance de ce phénomène doit être notée, même si l'appellation « campagne » peut recouvrir des réalités diverses : tous les urbains ne vont pas s'installer dans le rural profond ; pour beaucoup, il s'agit de partir vivre dans la périphérie de grandes villes. Autour des années 1990, les gens qui s'installent à la campagne ne sont plus dans le courant du retour à la terre mais obéissent à des motivations multiples : crise de l'emploi, recherche d'un habitat bon marché, de la qualité de la vie, de conditions économiques favorables, etc.

4 voir revue Alpes de Lumière n'5. février 1956 et numéros suivants. 5 Op. cit., 1998, p. 74

£ Dans les statistiques démographiques, ces populations n'apparaissent pas en tant que telles. On trouve seulement une catégorie « migrants» (populations ayant changé de département de résidence entre deux recensements). Cela ne nous permet pas d'affiner et de quantifier nos catégories. Le département des Alpes de Haute-Provence, qui est notre terrain de référence, apparaît en croissance démographique (+ 1,2 % entre 1982 et 1990 et 0,7% entre 1990 et 1999) au sein d'une région également attractive (Provence-Alpes-Côte d'Azur : + 0,7 %). Mais «Vanalyse des immigrants infirme l'image d'une région accueillant surtout des personnes âgées et des chômeurs»6. Dans la zone définie comme « Pays de Giono »7, et qui correspond grosso modo au terrain d'enquêtes, en 1990, les immigrants représentent plus du tiers des résidents. D'autre part, au delà des chiffres globaux (nombre d'immigrants entre 1968 et 1982 ou entre 1982 et 1990), les relevés par commune, permettent d'identifier celles qui ont vu leur population augmenter dans les plus grandes proportions ces dernières années, et donc celles où l'on peut supposer que le nombre de nouveaux habitants sera le plus important. Certaines de ces communes, comme , sur les contreforts sud de la montagne de Lure, ont été privilégiées dans nos enquêtes.

En fin de compte, nous avons défini les nouveaux habitants comme non originaires du lieu où ils vivent toute l'année et ayant vécu l'essentiel de leur vie ailleurs que dans leur commune de résidence actuelle. Et nous avons croisé cette définition avec les représentations autochtones qui catégorisent les gens comme «du pays», « du cru » ou pas, avec toutes les nuances possibles du plus au moins étranger. Comme le décrit Bernard Kayser, « L'origine fait distinguer les moindres nuances de situations qui vont du travailleur immigré au natif enraciné, en passant par tous les types d'histoires de vie et de relations familiales. La présence au village identifie, à côté des sédentaires, les résidents temporaires des différentes catégories : migrants quotidiens et migrants hebdomadaires, mais aussi résidents secondaires qu'on ne voit qu'aux vacances ou lors de circonstances exceptionnelles. Les résidents

6INSEE, .Recensement Général de la population de 1990, Alpes de Haute- Provence et recensement 1999. 7 Appellation retenue par les élus locaux dans le cadre de la définition d'un projet de pays, récemment remplacée par Pays de Haute-Provence. Cette zone comprend le bassin de , la vallée du Jabron et une partie du Val de Durance autour de .

7 secondaires se différencient en outre en fonction de leur origine et du caractère que le sentiment-jugement de la collectivité assigne à celle-ci » [...]8.

Quand on parle de « nouveaux habitants », on peut aussi se poser la question de la durée de cette catégorisation : combien d'années reste-t-on un nouvel habitant ? Installés depuis 25 ans ou plus dans un village, les néo-ruraux sont- ils encore des nouveaux habitants ? « L'adhésion volontaire à la ruralité et la pratique d'une activité professionnelle locale, généralement agricole ou artisanale » suffit-elle à les définir 9 ?

Il s'agit donc d'une catégorie hétérogène, y compris dans son mode de vie ou d'inscription géographique : les références spatiales des néo-ruraux semblent se définir davantage en terme de réseau ; les retraités se réfèrent à leur ville d'origine et au village d'accueil ; les rurbains semblent se situer entre leur lieu de travail, leur ville d'origine, leur village de résidence.

Le travail d'enquête mené par Josette Debroux sur la région proche du Diois, qui a tenté de cerner les nouveaux actifs dans le monde rural, a pu nous servir en partie de référence10. La recherche menée par Marie-Hélène Guyonnet11 («Ethnologie parallèle et sauvegarde du patrimoine ethnologique en Haute- Provence») tente également de mieux définir ces populations nouvellement investies dans la vie des villages.

Enfin; nous disposons, en complément de ces recherches, de plusieurs travaux d'étudiants de l'Université de Provence qui ont enquêté dans le cadre de maîtrises ou DEA sur des terrains ou des thématiques proches ( en particulier :

8 Kayser, 1990, p.168. 9id., p. 170 10 Voir son intervention au « Séminaire interdisciplinaire de recherche sur les sociétés rurales » (EHESS, Paris), le 20 novembre 1997, sur « les nouveaux actifs dans l'espace rural, l'exemple du Diois ». Voir aussi J. Debroux, Problèmes paysagers du massif de Belledonne, discours, pratiques et représentations, Ministère de la Culture (Mission du Patrimoine ethnologique) et Ministère de l'Agriculture, janvier 1993,121 p. 11 GUYONNET (Marie-Hélène), 1998, Chercheurs de patrimoine en Haute- Provence, in Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, sous la direction de Christian Bromberger, Paris, Bayard éditions, coll. Société, p. 139-132.

« Marielle Cros, Histoires d'anciens hippies : Ethnographie d'une population néo-rurale des rives du Verdón* DEA d'ethnologie, Université de Provence, 1997). Le phénomène « nouveaux habitants » et son impact sur le milieu sont devenus suffisamment visibles ces dernières années pour faire l'objet d'articles dans la presse nationale : « Quand les urbains rêvent de redevenir des ruraux » ou encore : « La crise de l'emploi alimente une migration vers le milieu rural » 12. C'est également une des préoccupations d'organismes comme la Fédération nationale des Foyers ruraux qui, dans sa revue Animer (mars 1999), consacre un dossier à l'installation des nouveaux résidents en milieu rural et s'associe à l'université Paris VII (DESS « aménagement, animation et développement local ») pour étudier ce mouvement et y apporter des réponses pratiques. Dans le compte-rendu d'un colloque organisé par ces deux structures en octobre 1996, Nicole Mathieu définit quatre grands profils qui caractérisent les départs de la ville vers la campagne : - profil délibérément politique (la génération d'après 68), - réfugiés ou exclus des villes, - bourgeois ou « cols blancs » ou « urbaux » pour qui la « ruralité est un confort », - néo-paysannisme13.

Une tentative de catégorisation de ces nouveaux habitants a également été faite par Jean-Marc Mariottini (rapport ci-joint) qui distingue : - les néo-ruraux qui vivent à la campagne et de la campagne, - les néo-résidents qui s'installent à la campagne sans en vivre directement, - les rurbains qui vivent à la campagne tout en travaillant à la ville, - les marginaux de la campagne caractérisés par la précarité de leur condition socio-économique14, - les résidents secondaires qui n'habitent qu'occasionnellement la campagne. On a donc affaire à une population extrêmement hétérogène et, bien souvent, très difficile à définir autrement que par des critères très généraux. Si nous

12 Successivement, Le Monde du 7 mai 1999 et du 16 avril 1996. 13 In De Felice et Le Calvez, 1996, p. 75 14 Les marginaux ont toujours existé dans les campagnes, souvent ils en étaient issus mais ils pouvaient aussi arriver d'ailleurs ; souvent aussi, ils subsistaient de petits boulots, dont la cueillette.

Q prenons, par exemple, le groupe « résidents secondaires », il recoupe d'autres catégories et ne forme pas un tout cohérent : on peut être résident plus ou moins temporaire, être en même temps originaire du pays, propriétaire ou locataire tout à fait épisodique, de passage ou avec des habitudes sur la longue durée, etc. Nathalie Ortar qualifie les résidents secondaires « d'habitants introuvables » et précise : « Plusieurs catégories furent cependant difficiles à trouver ou à définir : les éternels absents, les « originaires », les trop présents et les locataires de gîtes ruraux »15

Nous n'avons pas distingué les étrangers (Allemands, Anglais, Belges...), nombreux dans la région, comme un groupe à part mais, selon leur mode de résidence, nous les avons intégrés au groupe des néo-ruraux, à celui des résidents secondaires, etc., le propos de l'étude - les pratiques de cueillette et de ramassage- n'impliquant pas, de notre point de vue, une telle catégorisation16.

Une catégorie de nouveaux habitants n'a pas été retenue par Jean-Marc Mariottini, celle des retraités, car, là aussi, elle ne peut être complètement assimilée à un sous-groupe de nouveaux habitants. Si, pour les statistiques, la catégorie « retraité » est clairement identifiée, il n'en va pas de même pour notre étude où la pertinence de cette notion est sujette à caution. On peut être retraité résident une moitié de l'année à la ville et l'autre à la campagne, retraité totalement étranger à la région ou retraité originaire du village ou de la région proche, retraité et ancien résident secondaire, retraité et néo-rural, etc.

Enfin, il nous a paru intéressant de mieux cerner la catégorie « Marseillais », terme qui revient souvent dans les discours des enquêtes, généralement pour les stigmatiser, mais à laquelle nombre de nouveaux résidents appartiennent. Jean-Marc Mariottini en fait une catégorie de résidents secondaires. Mais on peut se demander si ce cadre n'est pas trop étroit et si « le Marseillais » ne pourrait former une catégorie à lui seul : il peut être effectivement 1' « estivant » (comme on disait autrefois), habitué d'un village où il possède ou loue année après année une petite maison ; se transformer avec l'âge en

!5 Ortar, N., 1998, p. 39 et 41 16 Pour une étude des groupes d'étrangers à la campagne, et en particulier des Anglais, nous renvoyons à l'ouvrage de J. Barou et P. Prado, 1995.

in retraité et par là en « nouveau résident », voire devenir habitant permanent du lieu à la faveur de la crise économique. Il est généralement présenté comme l'envahisseur épisodique du territoire: c'est le Marseillais chasseur, le Marseillais cueilleur de champignons, prédateur qui ne respecte ni le milieu ni les propriétés, qui ramasse en grosses quantités (« au râteau » pour ce qui est des champignons, « à pleines cagettes » pour les châtaignes), saccage et vandalise tout sur son passage. Le personnage du Marseillais nous semble intéressant à plus d'un titre et mériterait une étude particulière. Le Marseillais est souvent voué au rôle de repoussoir, de contre-modèle d'une société rurale idéale. En même temps, force est de constater que, s'il est un étranger proche de l'autochtone, entre autres dans la connaissance qu'il peut avoir de la nature, nous le verrons plus loin, c'est bien le Marseillais au sens strict. L'étude de Magali Amir montre bien ces Marseillais, amoureux de la Haute-Provence, où souvent ils ont leurs plus lointaines racines et sont souvent même insérés dans des réseaux familiaux (les Bas-Alpins, à la fin du siècle dernier, ont d'abord émigré à Marseille), fins connaisseurs d'asperges sauvages, de plantes aromatiques et de champignons, qu'ils ont souvent appris-à identifier et à récolter dans les collines proches de la grande ville, avec lesquelles ils ont un rapport de proximité évidente17. Et Jean-Marc Mariottini va dans le même sens quand il les montre fortement intégrés au milieu local, avec lequel il y a des connivences culturelles manifestes. On peut donc se demander si on peut vraiment mettre les ex-Marseillais, installés dans les villages de Haute- Provence, dans le même panier que les autres nouveaux habitants pour ce qui concerne le rapport à la nature.

Enfin, ces populations ont pour point commun qu'elles comprennent des individus peu organisés, voire isolés en dehors des néo-ruraux pour lesquels l'existence de .réseaux est fondamentale dans leur mode de fonctionnement et d'identification, et où existe une forte sociabilité intra-communautaire.

17 Voir à ce propos l'ouvrage Les Buveurs d'air (Archives de la ville de Marseille, 1998) qui présente la Société des excursionnistes marseillais, créée en 1897, et en particulier le chapitre « De la nature méritée à la défense de l'identité provençale», où l'on voit les excursionnistes se passionner pour les sciences naturalistes mais aussi, au long de l'année, pratiquer diverses cueillettes (les violettes, le gui, le mimosa, la bruyère, etc.) et, en dehors des massifs de la région marseillaise, fréquenter les massifs de Lure, du Luberon, du Ventoux.

il L'enquête doit donc s'adapter à cette structuration (ou absence de structuration), ce qui en est une des difficultés.

En résumé, on pourrait dire que le point commun à tous ces nouveaux habitants est qu'ils ont choisi un jour de s'installer en Haute-Provence dont ils ne sont pas originaires.

En contrepoint à cette population « nouvelle », on évoquera la population locale, sans forcément arriver à la définir avec beaucoup de précision : les autochtones, les « gens du pays », les « gens du cru », etc. diverses façons de parler de ceux qui sont là depuis longtemps, qui ont à la fois leurs racines, sur plusieurs générations (réelles ou supposées), leur lieu de vie et de travail dans le même village, parfois même y sont nés et ne l'ont jamais quitté. Mais nous sommes bien sûr conscient que cette population n'est pas homogène - et en particulier pour ce qui nous préoccupe, les pratiques de cueillette et de ramassage - ne possède pas elle non plus un savoir unique, qu'il y a en son sein des savoirs spécialisés (paysan, éleveur, garde forestier, instituteur ou postier, rebouteux, jardinier, etc.) et même des personnes indifférentes aux végétaux et à leurs usages.

LE CHOIX DU TERRAIN : DE LURE AU LUBERON, UNE GRANDE RICHESSE VÉGÉTALE

Le terrain d'enquête, la Haute-Provence dans une zone comprise entre la vallée du Buech et le Luberon, nous semblait tout naturellement désigné du fait de plusieurs facteurs : • d'une part l'ancienneté et l'importance des enquêtes sur les usages des végétaux qui y avaient été conduites par Pierre Lieutaghi et l'association EPI (Etudes populaires et Initiatives) à partir des années 1980, • la grande richesse végétale du milieu, entre autres en plantes aromatiques, • enfin, une activité de cueillette très anciennement ancrée dans les pratiques locales et qui a contribué à forger une image de cette région comme terre privilégiée d'une relation forte hommes/végétaux.

i? Les enquêtes sur les usages des végétaux, quoique incomplètes, ont le mérite de faire une sorte de bilan du savoir des autochtones. Elles ont été conduites sous la direction de Pierre Lieutaghi dans les années 1980 et ont donné lieu à plusieurs publications, en particulier le catalogue de l'exposition « Les simples entre nature et société» et «L'herbe qui renouvelle», (Lieutaghi, 1983 et 1986). On pourrait leur adjoindre des rapports de recherche comme celui de P. Lieutaghi, Les plantes médicinales de la Haute-Provence occidentale : connaissance et gestion, 1984, introduction à la partie floristique de la recherche de l'EPI sur les usages des plantes et outil de travail pour les cueilleurs à qui elle fournissait, outre des informations botaniques et écologiques, des recommandations pour la cueillette. Le bilan de ces recherches donne l'image d'une grande richesse floristique de la Haute-Provence : « Entre Durance et Lure, des garrigues aux pelouses subalpines, il pousse au moins 1700 plantes à fleurs et fougères, autant que dans Vensemble du Massif armoricain »18, dont plus du dixième connaît ou a connu des emplois médicinaux populaires. On aurait donc là un milieu qui, traditionnellement, a pu favoriser une grande proximité entre les habitants et les plantes, même si on sait qu'il n'y a pas une stricte corrélation entre quantité de végétaux disponibles et importance des usages de ces végétaux.

Une certaine idée de la Provence

Du fait de cette richesse floristique et surtout de l'abondance des Labiées aromatiques (thym, sarriette, lavandes, etc.) on est en présence d'un pays fortement marqué par une tradition de cueillette. La montagne de Lure, en particulier, fait figure de haut lieu pour ce qui la concerne. Il s'agit d'une réalité attestée historiquement. Des documents d'archives témoignent, entre autres, de l'activité des marchands droguistes, suffisamment importante aux XVIIe et XVIIIe siècles pour que ceux-ci colportent leurs produits dans toute la France et même au delà des frontières, et fondent des commerces florissants dans de nombreuses grandes villes comme Lyon, Nancy, Toulouse, etc. Dans Lure, toujours, on ramasse pour le commerce framboises, fraises et champignons (lactaires, cèpes...) jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Une conserverie est alors installée à Saint-Etienne-les-Orgues. Des colporteurs

18 P. Lieutaghi, in brochure Salagón, Alpes de Lumière, 1995, p.ll.

i^ basés dans ces villages de montagne proches, cueillent et vendent l'hysope jusque dans les années 1960. La cueillette de la lavande sauvage qui connaîtra son âge d'or dans les années 1930, avant de s'effacer derrière son extension en cultures, restera longtemps le modèle et la référence de cette exploitation du milieu sauvage par une population locale développant un rapport étroit au végétal et à sa transformation. La récolte des truffes dans les truffières sauvages puis cultivées, l'existence de cueilleurs professionnels contemporains, fortifient encore cette image d'un pays où l'on peut vivre de l'exploitation directe de la nature. Des pratiques domestiques toujours vivantes — la sarriette sur la tomme de chèvre, l'infusion de thym qu'on boit à 5 heures comme du thé, l'eau de sauge qui soigne tout ou presque, et Yaigo boulido19 dès qu'on se sent « patraque », l'essence de lavande pour chasser les poux, soigner une piqûre de guêpe ou sur un sucre pour les maux de tête—, tout cela fait partie d'habitudes fortement ancrées et restées bien actuelles.

La littérature à usage touristique contribue à donner plus de poids à ces réalités : «La Provence est la région la plus parfumée de France : des champs de lavande des Alpes méridionales à la garrigue semée de thym et de romarin qui recouvre les collines provençales, jusqu'aux champs de marjolaine de Saint- Rémy de Provence » G..)20, ou encore : « Le département des Basses-Alpes se distingue parmi les plus riches de France par l'abondance et la variété des espèces végétales qui le peuplent » (...)21 Aujourd'hui, il n'est pas un dépliant touristique qui ne vante cette qualité propre à la Haute-Provence, et les herboristes de Lure, entre autres, prennent valeur d'emblèmes pour les petits villages du piémont du massif de Lure. A Saint-Etienne-les-Orgues, chaque année, en juillet, se tient une « foire à. l'herboristerie » (qui peine cependant à prouver son authenticité ...). Dans un dépliant, « Les Routes de la Lavande » (1999), on trouve même cette affirmation : « La montagne de Lure est le grenier des plantes médicinales de l'Europe ».

19 Décoction de sauge à laquelle on rajoute de l'huile d'olive et du sel et, suivant les versions, du pain, du fromage, etc. 20 Louis Perrein, cité par J.Y. Royer, p.9 21 Georges Aufrère, cité par J.Y Royer, p.10

14 Le jardin ethnobotanique de Salagón est-il étranger à ces représentations ? Non, bien sûr, car quand bien même s'appuie-t-il sur un travail scientifique rigoureux, il contribue, aux yeux du public à étayer ces images. A cela, il faut ajouter d'autres initiatives, trop nombreuses à énumérer, qui vont d'un Parc des senteurs au Revest-des-Brousses22 à des « Stages de plantes sauvages comestibles et médicinales » (organisés par François Couplan, à Bárreme, en rive gauche de la Durance) et à bien d'autres manifestations qui vont dans le même sens. On peut aussi rappeler la « mémoire centenaire » de la Distillerie de Lure laquelle joue aussi sur l'image de la saveur inimitable de l'herbe du terroir...23

En contrepoint de ce terrain provençal, et en guise de bémol à l'unanimité que suscite la richesse botanique locale, quelques enquêtes ont pu être conduites dans les Cévennes. Des contacts avec l'Ecomusée de la Margeride ont permis également d'évoquer d'autres types de cueillettes, toujours d'actualité et donnant lieu à une économie locale importante, et d'établir des comparaisons. Si la Haute-Provence bénéficie toujours d'une « image florale » forte, c'est certainement en raison de l'ancienneté des pratiques et de sa grande richessee n végétaux « de caractère » que sont les aromatiques, au puissant pouvoir évocateur. C'est sans doute aussi en raison de la forte présence, largement médiatisée, des champs de lavande (cultivée) qui marquent le paysage. Par contre, en terme de chiffre d'affaires, notre région (et ses cueilleurs) arrive bien loin derrière le Massif Central et même la région Rhône-Alpes24. Si l'activité de cueillette est perçue comme importante en Haute-Provence, c'est donc en vertu de sa profondeur historique plus que de sa réelle valeur économique. Le secteur qui a fait sa notoriété, la lavande, n'est plus aujourd'hui de l'ordre de la cueillette, mais du domaine des cultures intensives.

22 Village du pays de Forcalquier 23 VoirJ. Y. Royer, 1998. 24 Voir le rapport 1997 de l'ONIPPAM (Office national interprofessionnel des plantes à parfum, aromatiques et médicinales), carte de la répartition en valeur des plantes à parfum, aromatiques et médicinales issues de cueillette qui fait apparaître le Massif central pour une valeur de 47 millions de francs face à Provence-Alpes-Côte d'Azur avec 3 millions de francs.

i^ On est donc en droit de se demander si la richesse des images associées à une Haute-Provence où la lavande, le thym et le romarin25 fleurissent à tout bout de champ et de colline, n'occulte pas une réalité un peu différente : celle d'un pays où les savoirs traditionnels sur les plantes sont en voie de disparition, où les agriculteurs qui continuent à vivre de ces végétaux le font sur un mode de mise en culture et, surtout, en grandes cultures, dans lequel le savoir des techniciens agricoles a pris depuis longtemps le pas sur les savoirs transmis traditionnellement à l'intérieur du groupe. Les cueilleurs qui continuent à prélever les plantes dans le milieu naturel ne sont plus qu'une poignée, et l'on peut s'interroger, comme le fait Jean-Marc Mariottini dans sa conclusion, sur ce qu'il adviendra à la génération qui va leur succéder car, visiblement, il n'y aura pas de relève.

D'après les enquêtes qui fondent notre recherche, tout ce savoir, fruit de siècles de familiarité avec la nature environnante, semble en effet aujourd'hui à l'état relictuel, voire parfois même révolu (on pense en particulier aux savoirs vétérinaires). La question est donc de vérifier si ce savoir a été transmis. A qui et comment ? Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Sous quelle forme a-t-il pu être réactualisé ? Cette question de la transmission des savoirs, qui court en filigrane dans les deux enquêtes, nous apparaît comme centrale et méritera d'être développée plus longuement.

PRATIQUES DE CUEILLETTE DES NOUVEAUX HABITANTS : DEUX POINTS DE VUE COMPLÉMENTAIRES.

Question de l'échelle d'enquête

Au regard de la diversité des terrains abordés dans la première phase de l'enquête (trente communes), on s'est posé la question de l'échelle d'enquête : extensive (large), à l'image des réseaux qui relient certains des nouveaux habitants, ou intensive à l'échelle du village où l'on peut mener une observation ethnographique fine des pratiques chez les différentes catégories d'habitants et pour différents usages ?

25 En fait quasi-exclusif des coteaux de la Durance la plus chaude.

1£ On plaidera, comme le préconise Christian Bromberger26, pour une analyse à échelles multiples.

L'enquête auprès des néo-ruraux nous a amenés à une extensivité obligée du fait du fonctionnement en réseau de ce groupe d'habitants, réseau qui dépasse le village pour couvrir une micro-région (un «pays»), voire plusieurs vallées sur deux ou trois départements. Elle nous a permis de préciser les différentes catégories de végétaux cueillis, en fonction des milieux écologiques divers prospectés par les cueilleurs, qui couvrent la zone concernée. En effet, lorsque les cueillettes ne sont pas destinées à l'autoconsommation mais à la vente, il s'agit bien souvent de répondre à la demande de tel laboratoire qui commande telle quantité de telle plante précise. Ceci implique de rechercher l'espèce dans le milieu où elle pousse, indépendamment de l'appartenance territoriale du cueilleur.

Il s'agit moins alors, pour le cueilleur, de parcourir et connaître un lieu proche dans tous ses détails que d'acquérir des clefs de connaissance valables pour des régions entières. A l'aide d'ouvrages de botanique ou d'écologie, de manuels de cueillette, de cartes, cette connaissance est acquise assez vite. «Ils en savent plus que les gens du coin», dit-on, et certains « néo-ruraux » revendiquent un savoir plus vaste et plus précis que bien des ruraux "du pays" du fait de leur plus grande érudition ou de leur faculté à utiliser des outils de recherche pour identifier les végétaux ou les milieux.

Le territoire de référence de ces nouveaux habitants est donc beaucoup plus vaste que celui des ruraux "autochtones" qui cueillent habituellement sur le territoire de leur commune, limité parfois aux seules zones connues

26"Ie débat sur les échelles d'analyse en sciences sociales a connu un vif regain sous l'impulsion des "micro-historiens" italiens [...]. Faut-il cependant rappeler que l'analyse par "degrés du fait" est le socle heuristique de l'étude des techniques chez Leroi-Gourhan [...] ? Faut-il aussi rappeler les réflexions critiques sur les unités d'étude en ethnologie de la France (notamment la communauté rurale et le quartier de ville) et le plaidoyer, il y a déjà une décennie, pour les analyses à échelles multiples qui en découlait [...] ? C. Bromberger, 1997, Fthnnlngip française, XXVTI, 3, p. 305.

17 par l'activité agricole ou appropriées d'une façon ou d'une autre (propriété réelle ou d'usage, "là, c'est mon coin" ; "là c'est communal, mais je n'y vais pas parce que c'est le coin de X").

Mais, très vite, on s'est aperçu que l'extensivité de la cueillette et donc de l'enquête ne permettait pas l'observation détaillée de pratiques, ni de répondre aux questions qui ont orienté la recherche au départ (modes d'apprentissage des savoirs ; sites précis, techniques et rythmes de cueillette ; rapport à la santé et au corps ; système des échanges ; connaissance des plantes et des pratiques associées, etc.). La suite de la recherche a donc été consacrée à une enquête intensive sur une ou deux communes privilégiées, afin de pouvoir mieux observer les différentes catégories d'acteurs dans leurs pratiques. Ce choix de conjuguer enquête extensive et enquête intensive a donc décidé des terrains mais aussi des informateurs à rencontrer.

Le choix des informateurs

La question du choix des informateurs est déterminante pour les résultats de l'enquête, en particulier du fait que la population définie par le concept de « nouvel habitant » est très vaste et hétérogène. Magali Amir a mené ses enquêtes auprès de personnes contactées à l'occasion de sorties « salades » à Salagón, donc de personnes motivées par le sujet, ainsi qu'auprès d'amis à la sensibilité proche de la sienne, si ce n'est en ce qui concerne les plantes, au moins dans leur rapport à l'environnement, à la nature et à la santé. L'intérêt de son approche réside, en particulier, dans le contrepoint qu'ont pu lui fournir ses précédentes enquêtes auprès de la population autochtone en Luberon et dans sa capacité à mesurer, dans les discours, la part des savoirs locaux, transmis oralement, ou acquis dans des livres, voire à vérifier la circulation d'informations à l'intérieur de sous- réseaux. L'étude d'un groupe réduit, dans une aire géographique restreinte, Simiane et quelques communes proches, lui a permis de décrire de façon précise le type de rapport établi par ces nouveaux habitants avec les végétaux.

Jean-Marc Mariottini, par contre, a choisi ses informateurs d'abord en fonction de leur investissement professionnel dans le domaine du végétal (cueillette,

i» transformation et parfois mise en culture) et, à l'autre bout de l'échelle des savoirs supposés, a interrogé des personnes installées dans le pays qui n'ont, a priori, aucune disposition particulière vis-à-vis des plantes (retraités, emigrants du chômage, etc.). Là encore, il a été directement confronté à l'existence de réseaux, entre autres chez les néo-cueilleurs, réseaux qui parfois poussent à porter l'enquête au loin.

L'un comme l'autre ont forcément privilégié les informateurs sensibles à la question du végétal. Les nouveaux habitants, dans leur hétérogénéité, ne semblent pas tous concernés par cette question. D'autres enquêtes ont pu faire apparaître combien certaines populations de nouveaux arrivants pouvaient être totalement indifférentes à leur environnement naturel proche27. Enfin, il était important pour l'un comme pour l'autre de prendre du recul par rapport à un milieu très proche de Salagón, manifestant a priori un intérêt pour la Haute- Provence et sa culture et également pour l'ethnobotanique au sens le plus large, et en particulier d'évaluer le rôle et l'influence du réseau des proches de Pierre Lieutaghi.

Deux regards sur une même réalité

Les deux rapports ont donc abordé la question sous des angles et à des niveaux d'analyse différents. Pour Magali Amir, il s'agit d'une enquête ethnographique minutieuses centrée sur un village privilégié, auprès de personnes qui ne pratiquent la cueillette que pour un usage domestique, voire même comme un loisir annexe.

Jean-Marc Mariottini, lui, a mené son enquête sur un territoire plus large auprès d'une population impliquée à titre professionnel dans des activités de cueillette et s'est davantage intéressé aux néo-ruraux ainsi qu'à leurs manières de vivre, leurs relations à l'espace et au territoire plutôt qu'aux pratiques de cueillette proprement dites. Il a surtout fait porter sa réflexion sur le rapport global à la nature que ces populations pouvaient établir et sur les évolutions

27 On pense plus particulièrement aux travaux réalisés lors d'un stage par les étudiants en licence d'ethnologie de l'Université de Provence (1997) qui ont enquêté sur des retraités en résidences à Saint-Etienne-les-Orgues ou auprès d'habitants de lotissements à Cruis.

1Q constatées ainsi que sur les représentations liées à la campagne et à l'environnement, en fonction des groupes d'appartenance.

Ces deux démarches complémentaires ont le mérite de permettre d'affiner ou même de remettre en cause un certain nombre de présupposés de départ, par exemple, les conflits potentiels avec la population autochtone quant à l'utilisation de l'espace. Mais en même temps, elles posent les limites d'une comparaison possible entre diverses populations qui n'ont pas forcément les mêmes intérêts ni les mêmes pratiques.

Au terme de ces deux rapports, plusieurs points nous ont paru mériter l'attention : la question des savoirs et savoir-faire concernant la cueillette et leur transmission au sein de ces populations nouvelles ; le rapport au milieu naturel que reflètent ces pratiques de cueillette ; la part de la cueillette et de la connaissance du milieu naturel dans le processus d'intégration ou d'enracinement de ces populations.

UN PREMIER BILAN

Savoirs et savoir-faire concernant la cueillette

Les principaux produits cueillis ou ramassés

Nous ne reprendrons pas ici la distinction établie par certains auteurs entre cueillette et ramassage, certains la faisant reposer sur une différence entre végétaux utiles (ramassés) et comestibles (cueillis), d'autres, comme B. Meilleur, associant les termes de « ramassage » et de « collecte » à l'économie traditionnelle, et celui de « cueillette » à l'économie moderne.28 Les deux termes concernent le prélèvement dans le milieu naturel de végétaux spontanés. Nos informateurs, bien souvent, ne font aucune distinction entre les deux termes: on ramasse les champignons, on cueille le millepertuis... La différence se situerait plutôt dans le geste (ramasser au sol, prélever une baie, couper une tige) et la quantité du produit recueilli (on cueillerait au détail, on

28 Meilleur, B., 1982, p. 165.

on ramasserait en gros). Les deux sont par contre différenciés de la récolte, terme qu'on emploie pour les végétaux cultivés ou pour certaines productions à forte valeur marchande : on récolte les truffes ou plutôt on les « cave »29

Du point de vue légal, la cueillette obéit à un certain nombre de règlements, entre autres les arrêtés parus au Journal officiel pour ce qui concerne les plantes protégées nationalement et les arrêtés préfectoraux pour les plantes protégées à l'échelle du département, ainsi que la réglementation appliquée par l'Office national des forêts pour « les produits tarifés domaniaux », ou même les délibérations des conseils municipaux pour certains végétaux comme le houx, les champignons, etc. Il semble que ces textes soient largement ignorés du grand public. Cependant, les cueilleurs professionnels sont avertis de ces questions, entre autres par l'édition de petits guides donnant des conseils pour la cueillette.30

Jean-Marc Mariottini a répertorié 67 plantes, Magali Amir 113. Au delà de ces chiffres, et en comparant ces listes, il nous paraît intéressant de noter plusieurs faits : d'une part, la difficulté à faire des catégories associant les plantes à un usage donné. On sait qu'une même plante peut être à la fois médicinale et alimentaire (par exemple, le sureau ou l'ortie) ; aromatique, médicinale, à parfum, ornementale (la lavande) ; alimentaire et ornementale (la carline), etc. D'autre part, on constate parfois la difficulté à isoler ce qui est cultivé de ce qui est sauvage. Dans les deux rapports, apparaissent, au titre des cueillettes, les amandes, les figues, les coings, les châtaignes ou le laurier, dont on sait qu'il s'agit de plantes cultivées et non spontanées. Celles-ci relèvent donc de la récolte plutôt que de la cueillette, mais les informateurs ont tendance à les associer à leurs cueillettes du fait que ces végétaux poussent aujourd'hui dans des lieux parfois à l'abandon ou peu entretenus, voire aux abords de fermes en ruines. On a donc le sentiment, en les prélevant, de ne pas porter atteinte à la propriété d'autrui, qu'on est autorisé, de fait, à les récolter. De plus, toutes les plantes ne sont pas égales : certaines possèdent, aux yeux des nouveaux

29 On creuse pour les trouver. 30 On fait ici allusion au Guide technique de la cueillette de plantes sauvages, réalisé par SOLAGRO à la demande du Ministère de l'Environnement (DPN) en 1990 ou à l'ouvrage de L Noll et A. Sieffert, Cueillir la friche, Mens, Terre vivante, 1997.

o\ habitants, une épaisseur symbolique (richesse de l'histoire, des usages...) qui a certainement à voir avec le statut de ces plantes dans la société traditionnelle. C'est le cas, par exemple, de la sauge. La liste des plantes donnée dans chacun des rapports ne reflète pas les quantités ramassées, qui peuvent être infimes, ou au contraire participer d'un commerce important (thym, lavande), suivant que l'on cueille pour son usage ou pour en faire commerce. Mais on voit clairement que certains végétaux mentionnés par J.M. Mariottini n'apparaissent pas dans le dossier de M. Amir : il s'agit de plantes ramassées uniquement pour le commerce (cyprès, pin sylvestre), dont certaines sont des espèces méditerranéennes qu'on ne trouve pas sur place (lentisque, mimosa, ciste) ou des montagnardes (busserole). On comprend par là que le rapport à l'espace et aux végétaux se module suivant que la cueillette est liée à la vie quotidienne ou qu'elle est partie prenante d'une activité professionnelle.

La transmission des savoirs

La transmission orale

Comme l'a bien montré Magali Amir dans son rapport, une bonne partie des savoirs mis en œuvre par les nouveaux habitants provient d'une transmission orale. Elle établit dans son rapport une typologie de ces sources d'acquisition du savoir en distinguant : - le savoir familial et/ou régional de la famille, - le savoir venu de la population des implantés, - la part du savoir traditionnel, provenant des autochtones. Elle va dans le sens de ce que dit P. Lieutaghi concernant les savoirs traditionnels qui s'enracinent dans une histoire complexe qui « se fonde pour l'essentiel sur des héritages multiples, sur la transmission et rechange »31 Il s'agit de connaissances dont la provenance est souvent assez imprécise : savoir familial avec rôle prépondérant d'une personne de référence, souvent un des grands-parents ; savoir d'une voisine ; d'un ami. Il s'agit aussi de savoirs échangés au sein du groupe d'appartenance, entre pairs, qui conjuguent la multiplicité des origines familiales et des autres sources de savoirs. S'agit-il de

31 P. Lieutaghi, préface à l'ouvrage de M. Amir, Les cueillettes de confiance, p.8.

oo savoirs traditionnels transmis par les autochtones ? Lors des enquêtes de l'association EPI, dans les années 1980, il s'agissait d'inventorier auprès de la population locale les savoirs populaires en matière d'usages des végétaux. Ces enquêtes ont mis en évidence la grande richesse des savoirs locaux en ce domaine et ont montré un ensemble de pratiques encore vivantes. Quinze ans plus tard, à la lumière des enquêtes faites par M. Amir pour le PNR du Luberon auprès des mêmes populations, force est de constater que s'il y a toujours savoir concernant les plantes, il s'agit plus de mémoire d'un savoir que d'un savoir toujours actif. Le domaine des usages vétérinaires, en particulier, semble être totalement relictuel, même si on note des pratiques encore actives telles que l'emploi de l'huile de cade pour éloigner les mouches des chevaux. Il n'est donc pas étonnant de constater que s'il y a transmission d'informations concernant les plantes entre « gens du pays » et nouveaux habitants, cela concerne essentiellement les néo-ruraux, arrivés dans les années 1970, qui ont pu, à l'époque, bénéficier des connaissances de telle ou telle personne au moment où la pratique était encore vivante.

A ce sujet, deux remarques. Comme cela a pu être constaté par ailleurs32, les relations entre autochtones est néo-ruraux ont longtemps étaient distantes, voire parfois hostiles. Mais il y a toujours eu une personne du pays pour servir de passeur, en même temps que de caution à une certaine forme d'intégration et qui sera celle auprès de qui on apprendra tel ou tel usage, qui montrera une plante, donnera une recette. En même temps, cette sorte d'introduction n'est que très partielle : on indique l'usage d'une plante sans forcément fournir les clefs d'une compréhension globale de son utilisation dans le contexte culturel local. On pense par exemple, à l'usage des aromates dans la cuisine locale. Les nouveaux habitants, lorsqu'ils utilisent les plantes aromatiques dans leurs salades, sont tout à fait persuadés de se rattacher à une pratique locale bien enracinée et, quelque part, de s'ancrer ainsi dans les usages du pays. Bien sûr, la cuisine provençale utilise la sauge, le basilic, le thym, le romarin, etc., mais chaque plante a une place particulière, correspond à des associations précises (on ne les utilise pas toutes en même temps), à des quantités précises. On ne les met pas fraîches dans la salade. Si la sauge s'utilise bien avec le porc, elle n'est pas l'aromate compagnon de l'agneau. Quant à l'utiliser dans la soupe au

32 Entre autres, M.H. Guyonnet, (rapport à paraître) ou M. Cros, 1997 .

il pistou à la place du basilic, c'est carrément inqualifiable33 au regard des usages locaux. On pourrait étendre ces remarques à l'ensemble du domaine d'utilisation des plantes, qu'il s'agisse des médicinales qui impliquent un rapport spécifique au corps et à la santé34 ou des ornementales qui ne sont pas sans lien avec le domaine du symbolique et de la magie. Si on apprend la plante, on n'apprend pas forcément le contexte d'usages et de connaissance qui va avec. De la même façon, si les nouveaux habitants ont une connaissance précise des lieux où pousse la plante qu'ils cherchent, ils donnent assez peu de précisions sur les milieux, les modes de repérage en fonction des associations végétales, les relations aux espaces cultivés, les évolutions que connaissent les végétaux en fonction de l'évolution du milieu, éléments qui correspondent à une connaissance fine de ce milieu dans sa globalité, qu'on peut noter lorsqu'on enquête auprès des habitants du pays. Enfin, il faut noter que si, dans la société traditionnelle, le temps du ramassage s'inscrivait dans le quotidien et correspondait au temps du travail (on cueillait en gardant les brebis, en allant à la chasse...), les cueillettes d'aujourd'hui sont extérieures à la vie quotidienne et s'inscrivent dans le temps des loisirs. Seuls certains cueilleurs professionnels retrouvent le calendrier traditionnel des cueillettes avec un temps fort autour de la Saint-Jean d'été.

Savoirs refusés ou interdits : la truffe

Si peu d'informations circulent des anciens habitants vers les nouveaux, on peut même repérer des savoirs retenus voire même refusés. L'accès à la connaissance des lieux où poussent les champignons est réservé. Les autochtones en gardent jalousement la connaissance, d'autant plus que le champignon est rare (on livre plus volontiers les coins à petits gris que ceux à cèpes ou à morilles). Mais l'on notera aussi le relatif désintérêt des néo-ruraux pour les champignons face à la passion qu'affichent certains autres des nouveaux habitants (les Marseillais, par exemple), dans laquelle on pourrait

33 Voir les enquêtes de M. Amir. 34 Voir par exemple l'ouvrage de Pierre Iieutaghi, L'herbe qui renouvelle, sur la vision du corps et de la santé en relation avec l'utilisation de plantes « dépuratives ».

OA déceler une forme d'atavisme, une culture régionale du champignon très profondément ancrée sur laquelle il faudrait certainement revenir. Quant à la truffe, c'est par excellence le domaine du non-dit, du savoir réservé. On remarquera d'ailleurs que si les nouveaux habitants interrogés semblent très prolixes à son sujet, bien peu, en fait, sont ceux qui ont accès à la connaissance des sites et des moyens de récolte. Même s'il y a quelques cas remarquables de néo-ruraux qui ont réussi, après de nombreuses années d'implantation, leur entrée dans ce domaine (récoltant pour le compte de propriétaires ou ramassant pour eux-mêmes, avec des bénéfices substantiels), la truffe reste un peu « le monde du silence » et de la désinformation, non seulement entre nouveaux habitants et autochtones, mais entre autochtones eux-mêmes.35

Sans dire qu'il n'y a pas, sur un mode général, transmission des locaux vers les nouveaux habitants, on peut cependant constater que celle-ci est très limitée, voire marginale. Ceci tient aux raisons de déperdition de savoirs évoquées plus haut, sans doute aussi à l'absence de véritables relations de confiance entre les deux populations, mais également, comme l'évoquent les deux chercheurs, parce que le savoir « « traditionnel » est sans statut légitime aux yeux de ceux qui le détiennent encore, et qu'il a besoin, pour se faire reconnaître, du truchement du savoir savant. La référence très fréquente, dans les enquêtes, au savoir de Pierre Lieutaghi ou à celui d'autres professionnels du végétal, même si elle est le fait surtout des nouveaux habitants, n'échappe pas non plus aux autochtones -« si c'est dans le livre, c'est que c'est vrai », entend-on souvent dire - et ceux-ci, plutôt que de livrer eux-mêmes l'information, préfèrent souvent renvoyer à l'ouvrage savant, « où tout est écrit ». Comme on le verra plus loin, c'est plus souvent par l'intermédiaire des livres que par une transmission orale directe, que le savoir autochtone traditionnel est diffusé auprès de la population nouvellement implantée.

L'apprentissage volontariste

Utiliser des livres pour apprendre ou confirmer un savoir n'est pas spécifique au groupe des nouveaux résidents. Dans les savoirs populaires traditionnels, on

35 Voir Mariottini, 1996.

os a pu repérer ici ou là des éléments de savoirs livresques et l'on connaît la diffusion de tel ou tel manuel dans les campagnes (type « Le médecin des pauvres ») par l'intermédiaire des colporteurs. P. Lieutaghi insiste ajuste titre sur les circulations des savoirs dans les sociétés traditionnelles et sur « la diversité des sources et des formes du savoir traditionnel » s'élaborant à partir de livres, mémoire familiale, recettes de quelques guérisseurs, médecins, voisins, etc.36 Des enquêtes effectuées par ailleurs montrent bien, par exemple, le rôle de l'instituteur dans l'apprentissage de la nature et même dans l'acclimatation de certains végétaux au village. Cependant, on peut considérer que l?usage massif et prioritaire de l'écrit est une caractéristique de cette population nouvelle : c'est le signe d'une volonté d'acquérir tel ou tel domaine du savoir. J.M. Mariottini comme M. Amir ont fait un repérage des ouvrages présents dans les bibliothèques : ceux de Pierre Lieutaghi y sont en bonne place ainsi que les flores qui permettent d'identifier les plantes mais aussi, suivant la philosophie de chacun, tel ouvrage anthroposophique, tel traité de médecine « douce » ou de médecine chinoise, etc., qui donne la clef de leurs usages. Les nouveaux habitants font souvent référence dans leurs discours à ces livres et, du fait de leur formation intellectuelle, certains n'hésitent pas à les valoriser davantage que le savoir autochtone qu'ils traitent parfois avec ironie, lui déniant tout caractère scientifique37. D'autres moyens sont mis en œuvre pour acquérir un savoir concernant les végétaux : visites de jardins, sorties d'initiation à l'ethnobotanique locale, organisées à partir de Salagón ou d'autres lieux, stages de découverte de plantes, « stages de survie », conférences, foires aux plantes, etc., les occasions sont nombreuses dans la région de s'initier au domaine du végétal, et sont privilégiées par ces populations nouvelles pour qui l'initiation au pays passe aussi par une découverte de sa végétation. Dans la diffusion de ces savoirs, le rôle de P. Lieutaghi, est central : référence majeure pour les habitants du pays de Forcalquier, il a joué et continue de jouer le rôle de passeur entre les différentes populations. Ses livres participent d'une diffusion du savoir en boucle qu'il faudrait analyser : les savoirs locaux, entre autres, qu'il a recueillis au cours de ses enquêtes, sont rediffusés par l'intermédiaire de ses livres ou

36 P. lieutaghi, préface à Amir, 1998, p. 8. 37 H est intéressant de souligner cette forme de « néo-scientisme » manifesté par une catégorie sociale qui, par ailleurs, fustige volontiers la science (remarque de Pierre Lieutaghi en marge du rapport).

Ofk des autres moyens de médiation qu'il utilise (conférences, sorties) auprès de la population locale (nouvelle et ancienne), et parfois même rediffusés par les nouveaux habitants à des autochtones qui, soit en avaient perdu la mémoire, soit ne les considéraient plus comme valides au regard du savoir savant, et peuvent ainsi se les réapproprier. Parmi les exemples qu'on pourrait citer, on pense à l'usage de l'ortie comme alimentaire ou médicinale, au « badasson »38 souvent cité par les nouveaux habitants comme emblématique d'un type de savoir local sur les végétaux et qu'ils s'approprient dans une démarche d'intégration à la culture locale.

On pourrait représenter comme suit, la circulation du savoir entre les différents acteurs :

Population autochtone

Enquêtes de l'EPI

Livres de Pierre Lieutaghi •*= savoir savant population nouvelle => population autochtone

Le savoir des nouveaux habitants

Il nous faut sans doute distinguer ici entre les artisans cueilleurs, qui sont souvent des « néo-ruraux », et les autres nouveaux habitants. Les néo-ruraux artisans cueilleurs ont un rapport à la plante aussi bien dans son mode de cueillette (récolte) que dans son mode de transformation induit par

38 Plantago sempervirens, anciennement Plantago cynops. Ce plantain, que les enquêtes de l'EPI ont permis de connaître, est considéré comme une véritable panacée par les Haut-Provençaux, tout en étant totalement absent des ouvrages de médecine par les plantes.

on une philosophie du rapport à la nature et à l'environnement, qui pourrait se résumer en terme de respect et de bonne gestion. Bonne gestion du milieu qui implique des pratiques de cueillette contrôlées. Bonne gestion du corps et de la santé qui induit un soin particulier dans le mode de séchage, de distillation, de conditionnement et de diffusion du produit. On pourrait aussi dire volonté d'autonomie de l'individu, prise en charge directe de son rapport à la santé. Dans ce groupe, la circulation du savoir se passe à l'intérieur d'un réseau : trucs, expériences, relations, recettes, etc., y sont échangés et l'on arrive parfois à repérer comment le savoir circule à l'intérieur du réseau. On pourrait reprendre ici ce que dit Anne Luxereau à propos du jardinage : « A partir de ce qu'on pourrait qualifier de degré zéro de la pratique, ces nouveaux jardiniers ont développé des stratégies de recherche de « trucs » et d'expérience qui tiennent autant à leur insertion locale qu'à leurs désirs » (p.49) On pourrait prendre l'exemple des cornouilles dont l'usage alimentaire a été diffusé par Pierre Lieutaghi auprès des néo-ruraux du pays de Forcalquier, mis en pratique et commercialisé sur les marchés par une cueilleuse professionnelle, (re)découvert à cette occasion par les habitants du pays. La cueillette des cornouilles ne semble pas être une pratique autochtone.

Pour les néo-ruraux comme pour les autres nouveaux habitants, on note également cette part importante de la notion de plaisir (face aux cueillettes de nécessité de la société traditionnelle), du ludique, de l'esthétique, même lorsque la cueillette est une profession. L'acte de cueillir lui-même est présenté comme source de joie, plaisir d'être dans la nature. Il est longuement commenté, expliqué, théorisé. La douleur même, due au travail, est souvent valorisée. On note également une tendance à la séparation entre les fonctions médicinales des plantes et leurs fonctions alimentaires. N'est-ce pas, dans le même ordre d'idée, séparer l'utilitaire de ce qui relève aujourd'hui d'abord du plaisir ? Avec les plantes, on fera surtout des liqueurs, des vins, des confitures, etc., sans considérer les fonctions médicinales liées traditionnellement à de telles préparations. On grignotera les plantes au hasard de la promenade non parce qu'on a faim ou soif mais « pour le plaisir », etc. Cette différenciation nouveaux habitants/autochtones se fait donc sur la base de grands principes (comme la notion de plaisir/nécessité), mais aussi, comme nous l'avons vu plus haut, pour les usages alimentaires des aromates, au travers de façons de

9« faire parfois de l'ordre du détail, dans la mise en pratique, qui en dénoteront l'origine locale ou non. Cette relation au végétal, chez les nouveaux habitants, n'est pas non plus dépourvue d'aspects symboliques et rituels, comme le montre ce bel exemple rapporté par Magali Amir où une personne parle de deux noyers jumeaux qu'on garde tous les deux au jardin car, dans la famille, il y a deux filles jumelles.

Le savoir des nouveaux habitants est-il clos sur lui-même ? Un des faits les plus intéressants mis en lumière par les enquêtes est la diffusion de certains éléments de savoir des nouveaux venus vers les anciens : mettre des fleurs dans les salades, comme le proposent les ouvrages qu'on trouve dans les bibliothèques des nouveaux habitants, faire de la confiture de cynorrhodons ou de cornouilles, manger des orties, utiliser la sarriette en cuisine (les Provençaux ne s'en servent que pour les tommes de chèvre et le lapin), faire du vin de cerise, de la limonade de sureau, etc., autant d'éléments parfois mineurs mais qui témoignent d'une relative perméabilité du savoir local aux apports «étrangers ».

Ainsi, on constate que la cueillette actuelle est un lieu de confrontation et d'addition de savoirs multiples : celui des autochtones, transmis ou non aux nouveaux habitants ; celui des néo-ruraux qui fonctionne à l'intérieur d'un réseau et qui provient souvent de lectures ou d'un bouche à oreille informel et qui peut être parfois diffusé hors du groupe vers les autochtones eux-mêmes, celui des autres nouveaux résidents. On pourrait même ajouter que circule aussi un savoir technique ou pseudo-savant que nous avons choisi de ne pas prendre en compte dans cette étude mais qui mériterait d'être examiné : celui des techniciens agricoles qui ont un rôle de conseil dans le domaine des « plantes aromatiques, médicinales et à parfum », celui des techniciens forestiers, des guides techniques de cueillette rédigés par des spécialistes (voir plus haut note 27). Dans les années 1980, par exemple, on a vu paraître nombre de rapports sur la cueillette et la mise en culture de végétaux dans un but de revalorisation économique de la région, qui correspondaient à une idée

?Q répandue alors qu'on pouvait vivre de la cueillette.39 La récolte actuelle de l'argousier montre qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait une tradition au départ d'une pratique de cueillette, et que la loi du marché peut induire cette pratique et susciter un savoir-faire nouveau là où il n'existait pas. La société Weleda, en créant un marché, crée une « tradition » dans un secteur donné. En même temps, les techniciens agricoles interviennent pour perfectionner voire réglementer la pratique. Aujourd'hui, la culture de l'argousier est à l'étude à la Chambre d'Agriculture des Hautes-Alpes. Un arboriculteur de Tallard en a planté 7 hectares40. Peut-on, dans ce cas, parler de rapport à la nature de populations non autochtones? Doit-on n'y voir que simple cueillette de rapport ou d'opportunité ?

Les va-et-vient entre ces divers ordres de savoirs participent en fait de la construction d'un savoir sur le végétal en Haute-Provence qui semble s'enraciner au départ dans un ensemble de connaissances locales sur les plantes et leurs usages, bien mis en évidence par les enquêtes de F EPI, enrichi du savoir savant détenu, entre autres, par les spécialistes, réinterprété par les nouveaux habitants à la lumière de leurs propres connaissances et de leur idéologie, complétés d'apports divers (sources écrites surtout) et repris parfois par la population locale.

Si, aujourd'hui, on est capable de repérer dans le discours de telle ou telle personne des citations directes voire des filières de circulation de l'information, un enquêteur, dans cinquante ans, saura-t-il faire le tri entre ces divers éléments ? Nous mêmes, pouvons-nous le faire lorsque nous rendons compte des savoirs botaniques populaires ? Ne peut-on imaginer qu'on a là un phénomène du même ordre que celui qui a dû se produire, par exemple, à partir de l'intégration des écrits savants de l'école de Salernes, du Grand Albert, de la littérature de colportage ? L'enquête sur les nouveaux habitants pourrait fournir des éléments d'analyse sur la manière dont se constitue un savoir à partir de sources multiples.

39 Idée qui n'est pas abandonnée. En 1999, un projet d'insertion imaginé par une association de Banon (04), repose sur la connaissance et la récolte des végétaux spontanés. 40 Information donnée par P. Lieutaghi.

in exemple contemporain d'un processus qu'on a pu seulement imaginer pour d'autres époques.

LE RAPPORT AU MILIEU NATUREL

Le « milieu naturel » est une notion très large qui, dans le cas présent, recouvre plusieurs catégories : - la campagne, espace cultivé, - le territoire, ensemble de l'espace approprié, - la nature, définie par les informateurs comme l'ensemble de l'espace non cultivé, terme abstrait remplacé parfois par les termes de milieu sauvage, environnement, - le paysage, « projection mentale sur une portion de territoire ». Il y a mouvement permanent des différents acteurs entre ces différents espaces et ces différentes notions en fonction de leurs activités et des représentations qu'ils ont du milieu environnant. La question est de comprendre comment se forme le savoir sur un milieu qu'on ne connaît pas, dont on n'est pas originaire, qu'on a souvent découvert par hasard plus que par choix

Le rapport à la propriété

La propriété est fondamentale dans les sociétés paysannes. Liée directement à la parenté et à la transmission de l'héritage, elle contribue à structurer le groupe. Pour les autochtones, le rapport au milieu naturel est d'abord un rapport à la propriété. La connaissance que les autochtones ont du territoire de leur commune est d'abord fonction des propriétés et de leurs modes propres de fréquentation de l'espace (élevage, chasse, exploitation de la terre ou des bois, etc.). On connaît d'abord ce qu'on possède et ce qu'on parcourt. Cette connaissance est parfois démultipliée du fait que l'on possède des terres disséminées sur l'ensemble du territoire. En même temps, du fait de la régression actuelle des activités agricoles, beaucoup de ces terres ne sont plus utilisées, et leur connaissance doit s'appuyer aussi sur la mémoire et le cadastre autant que sur un parcours effectif. Aussi, les pratiques de cueillette

-*i ne peuvent-elles être analysées en dehors des modes d'appropriation des terres, des récoltes, etc. De leur côté, les nouveaux habitants achètent le plus souvent des propriétés d'un seul tenant, autour de leur maison d'habitation, terres dont il est facile de connaître les limites, qu'on peut contrôler et parfois aussi clôturer aisément. Ils connaissent donc eux aussi leur propriété, mais elle n'est pas a priori un mode d'accès à l'ensemble du territoire. De plus ils n'ont pas la connaissance des autres propriétés, du fait de leur absence d'intégration au groupe, du non partage de la mémoire de ce groupe avec toute sa profondeur historique et bien souvent, lorsque certaines propriétés privées sont ensauvagées, ils sont les premiers à les considérer comme vacantes et disponibles pour tous. Ce qui n'exclut pas d'autres formes d'appropriation, par la toponymie locale, par exemple, que certains nouveaux habitants connaissent bien ou dont ils font un sujet d'études41 ; par la gestion de stations végétales (« ma » station) ; par la promenade, etc.

Il est d'ailleurs frappant de voir que parmi les nouveaux habitants, ceux qui s'efforcent de connaître et respectent la propriété sont ceux qui ont des activités agricoles proches du monde paysan, entre autres les artisans cueilleurs. Par contre, le souci de la propriété privée est rarement exprimé quand il s'agit de cueillettes de loisir, à usage domestique. Les entretiens montrent bien que « mon » territoire, pour les nouveaux habitants, est celui que l'on connaît, tandis que pour l'autochtone, il est celui qu'il possède.

Ces différences de point de vue sur un même espace engendrent-elles des conflits ? D'après nos enquêtes, assez peu. Plus que de conflits réels, il s'agit tout au plus de rumeurs, de rancœurs (« ils cassent tout », « ils ramassent au râteau », « s'ils ne trouvent pas de champignons, ils. prennent les choux dans les jardins »), qui concernent pour l'essentiel des secteurs limités de la cueillette, les champignons en particulier. Les seuls végétaux pour lesquels on ait tenté une réglementation (achat obligatoire de cartes autorisant la cueillette) et pour lesquels, les habitants des villages s'étaient organisés en association42, sont le houx et les champignons. Mais, visiblement, ces tentatives sont restées

41 Voir le public des stages « toponymie » organisés par l'association Alpes de Lumière. 42 Autour de 1990.

'vy sans véritable efficacité. S'il y a conflit entre anciens et nouveaux habitants, il se manifeste bien davantage autour de cette autre activité de fréquentation du milieu naturel qu'est la chasse (mise en réserve des propriétés par les uns face à la prétention des chasseurs à passer partout) que de la cueillette, qui apparaît aujourd'hui, aux yeux des habitants « du cru », comme une activité marginale.

Quelle nature pour les nouveaux habitants ?

J. M. Mariottini avance l'hypothèse que la nature des nouveaux habitants est une nature-concept, dégagée de ses limitations territoriales, « délocalisée » . Une nature abstraite donc, dont on a davantage une connaissance intellectuelle que physique ou en terme d'histoire, de mémoire et d'appropriation juridique et mentale. Les nouveaux habitants ne voient pas l'espace comme un territoire, approprié matériellement et symboliquement, mais davantage comme un paysage, un cadre de vie, un espace esthétique, un espace qu'ils considèrent comme le lieu d'une liberté physique et spirituelle. C'est un rapport « beaucoup plus universel à la nature » que le nouvel habitant va engager. Des sociologues ont d'ailleurs parlé de. cette campagne qui, aujourd'hui, est « un paysage avant d'être un lieu de production »43. C'est aussi une nature dont on parle beaucoup plus qu'on ne la pratique réellement, dont on a une vision esthétique (elle doit être propre, la saleté étant aussi bien celle des déjections animales que des pollutions plus importantes, Tchernobyl, les automobiles, etc.). Elle est support à l'expression de nombreuses passions ou sentiments : plaisir, jeu, découverte, recherche de communion se mêlent pour en former, souvent, une vision assez romantique.

Cependant, cette vision n'est pas non plus totalement homogène. Le rapport à la nature est complexe, source de contradictions dont on relèvera quelques exemples dans les deux études qui suivent. On peut penser, par exemple, que le passage de la cueillette à la mise en culture de certaines plantes par les artisans cueilleurs (néo-ruraux) va induire un nouveau rapport à la nature (non plus spontanée, offerte à l'imagination,

43 Hervieu et Viard, 1996, p. 27.

^ mais ordonnée, contrôlée), un nouveau rapport à la récolte, à l'économie de la plante, comme le signale J.M. Mariottini. La nature deviendra-t-elle moins abstraite, moins délocalisée et davantage appropriée ? Y aura-t-il alors émergence possible de conflits avec la population locale (ce sont les autochtones qui possèdent les terrains nécessaires aux cultures ?). Il nous semble que se dessine là un point de rupture important mais les enjeux économiques sont encore faibles.

Prendre racine dans un pays

Un constat s'impose : l'apprentissage des plantes semble participer d'un projet de vie. Il y a, chez nombre de ces nouveaux habitants, une espèce de volontarisme dans l'acquisition du savoir sur les plantes, de la connaissance fine de leur propre environnement. Ces habitants sont les premiers à participer aux sorties proposées autour des jardins de Salagón, à acheter des ouvrages. Apprendre les plantes, introduire des espèces sauvages dans son propre jardin, c'est prendre possession de son espace, c'est tenter de coller à la réalité la plus banale de la vie des villages, c'est intégrer des éléments de territoire à la vie quotidienne. Ce projet de vie va de pair avec une certaine idéalisation de la vie à la campagne, une relation rêvée au local, faite de « partages », d'échanges, de convivialité, d'adéquation avec un milieu naturel et humain. C'est renouer avec ses aïeux, avec leur vie supposée, retrouver un peu des racines perdues. Comme le montrent les enquêtes de Magali Amir, on tente ainsi de s'inventer une ruralité idéale, à base de cueillettes, de confitures et de vins de plantes. Souvent, ces pratiques trouvent leur justification dans la référence à des savoirs qu'on qualifie de traditionnels. C'est l'exemple du vin de thym, fait par les nouveaux habitants et présenté par eux comme typiquement local, Iocalisme qu'on renforce en utilisant le nom de farigoule. En fait, si le thym est largement consommé localement, c'est soit comme aromate de la cuisine, soit en tisane. Le vin ou la liqueur de thym sont loin d'être fabriqués et consommés par tous. Mais les circuits qui commercialisent produits du terroir et autres spécialités locales font la promotion de ce genre de productions en les associant directement à une certaine Provence imaginée. Et pour ce qui est du thym, il acquiert le statut de symbole d'une certaine « provençalité » recherchée.

1A Cet effort pour coller à une certaine Provence est aussi le reflet du désir d'enracinement. On parle, longuement, de truffes ; on cueille la « farigoule » (les Provençaux, quand ils parlent français, disent le thym), on dit Basses- Alpes plutôt que « Alpes de Haute-Provence »**, on fait son « huile rouge » au printemps, etc. « Façon de vivre à la provençale », dit l'un, « On est devenu comme les Provençaux, des fainéants », disent les autres, reprenant une imagerie à la Peter Mayle45 pas forcément goûtée des Provençaux en question. Beaucoup de nouveaux habitants sont venus en Haute-Provence sur la base de clichés (le soleil, l'art de vivre...) qui se révèlent souvent trompeurs, et affichent, malgré leur bonne volonté, une grande méconnaissance de la culture et du mode de vie locaux. Mais peut-être, là encore, est-il nécessaire d'isoler le groupe des « néo­ ruraux » des autres nouveaux habitants. Présents dans le pays depuis près de 30 ans pour certains, ils se perçoivent aujourd'hui comme appartenant à ce pays, n'ayant aucun désir d'aller ailleurs. Leurs enfants y sont nés, n'ont vécu que là et ne peuvent plus être rangés dans la catégorie néo-ruraux. On pourrait peut- être les qualifier de « néo-autochtones », comme le proposent deux jeunes ethnologues qui enquêtent sur ce groupe46. Ils ont établi une relation forte au pays, sont partie prenante des choix de gestion ou de développement, sont très attachés aux paysages qui le définissent, à la nature qui souvent a contribué à fixer leur choix pour tel ou tel site. Ils sont les plus attachés à s'y créer des racines, entre autres, en investissant et apprenant à connaître le milieu qui les entoure. En fait, comme le montrent les recherches menées par Marie-Hélène Guyonnet auprès des associations de sauvegarde du patrimoine, les nouveaux habitants, par désir de légitimer leur présence dans ce pays, sont les premiers à

44 « Basses-Alpes » est la dénomination du département jusqu'en 1973. Beaucoup de personnes continuent à utiliser ce nom. Il s'agit soit de personnes âgées, soit de Bas-Alpins qui refusent la connotation touristique du nouveau nom. 45 Ecrivain américain résidant dans le Luberon qui s'est rendu mondialement célèbre par la publication d'ouvrages sur la vie quotidienne en Haute- Provence. 46 Anne Attané et Katrin Languevitch, étudiantes en DEA d'ethnologie, effectuent une enquête sur les néo-ruraux du pays de Forcalquier, en accompagnement d'un travail photographique de Frank Pourcel. Ce travail sera exposé à Salagón, dans le cadre de la 2ème Biennale « Photographie et ethnologie » (octobre 1999).

^ s'intéresser à son patrimoine, à sa langue, et à sa nature. A Salagón, par exemple, ils fréquentent les stages de toponymie, suivent les sorties de découverte du patrimoine ou participent aux sorties « salades ». Car, à travers les pratiques de cueillette, et à la différence des autochtones pour qui les plantes ont une valeur d'usage, ne s'agit-il pas d'abord, pour ces nouveaux habitants, d'une nature patrimoine ? Patrimoine, avec toute sa charge de mémoire, de valeurs, de savoirs, de volonté d'intégration, d'affectivité, dont l'engouement semble bien caractériser la Haute-Provence et ses nouveaux habitants.

CONCLUSION

Si les détenteurs traditionnels du savoir sur les végétaux en gardent la mémoire, ils le mettent de moins en moins en pratique47. Seuls les savoirs d'usage courant se maintiennent (la tisane de thym ou de tilleul, les trois herbes qu'on frotte sur une piqûre de guêpe, etc.). Par ailleurs, aujourd'hui, la cueillette intéresse de moins en-moins les professionnels (en Haute-Provence) qui procèdent de plus en plus à des mises en culture. Quant à la transmission de ces savoirs à caractère « patrimonial » aux jeunes générations, elle paraît plus que problématique. Pour les nouveaux habitants, la cueillette acquiert un statut d'activité ludique, voire de passe-temps à visée culturelle. C'est ce que résument nos deux chercheurs en parlant de « passage de la nécessité au plaisir » (Amir) ou de « passage de la nécessité au culturel » (Mariottini). Mais le savoir et l'usage de la nature ne disparaissent pas pour autant. On les voit se recomposant, s'actualisant, s'élargissant à d'autres apports. A l'observation, on a le sentiment d'un savoir en train de se déconstruire et de se reconstruire. Mais on peut se demander sous quelle forme il perdurera. Pour qu'un savoir se fixe, il faut qu'il soit mis en pratique. La pratique des nouveaux habitants actuels sera-t-elle la même dans les années à venir ? Comme le dit J.M. Mariottini, il faut se poser la question des enfants des nouveaux habitants et du rapport qu'ils continueront d'établir avec le pays, la nature, voire (pour les cueilleurs) avec les activités professionnelles de leurs parents.

47 L'âge contribue, bien sûr, à cette désaffection : la « mémoire traditionnelle » s'éteint sous nos yeux.

if* En attendant que se recrée un ensemble de savoirs et de pratiques sur un milieu qui n'est plus seulement celui d'une production agricole et des activités paysannes associées, et dans le contexte énoncé ci-dessus, il nous semble important de continuer à recueillir les savoirs de la nature qui ont été forgés par la population rurale au fil des siècles et de voir dans quelle mesure ils peuvent concourir à une réflexion sur le devenir de ces régions. A l'heure où la question des changements d'usages que connaît le monde rural, de moins en moins paysan, de plus en plus offert comme cadre de vie à des populations nouvelles, est au centre de nombreux débats, il semble important de continuer cet inventaire de pratiques et de savoirs sur un même milieu, en fonction des différentes populations qui en sont porteuses. Si, globalement, la cueillette n'apparaît plus aujourd'hui comme un enjeu notable, d'autres domaines d'activités, au centre de récents conflits, seraient à examiner car ils sont révélateurs de ces nouveaux rapports à la campagne qui sont en train de se mettre en place. S'y révèlent, par exemple, des jeux d'oppositions : amateurs de moto-trials (souvent ruraux) contre randonneurs pédestres, partisans du loup contre éleveurs, chasseurs et ceux qui ne le sont pas, etc. La liste pourrait encore s'allonger. En fait, il s'agit d'observer des changements en cours et de mener une réflexion de fond sur la gestion de l'espace rural et ses enjeux.

D.M. 08/99

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PRATIQUES DE CUEILLETTE DES NOUVEAUX HABITANTS EN HAUTE-PROVENCE Enquêtes réalisées entre avril et août 1998

Magali Amir

sous la direction scientifique de Danielle Musset et de Pierre Lieutaghi

Mission du patrimoine ethnologique Conservatoire de Salagón (Ministère de la Culture) 04300 Mane TABLE DES MATIÈRES

Les enquêtes p i Les modalités de la rencontre avec les informateurs p 1 Les questionnements de l'enquête p 3 Les informateurs P 4 Le territoire concerné p 4 L'âge des informateurs p 5 L'arrivée p 5 Catégories socio-professionnelles p 7 Les informateurs et les plantes p 8 Les données p 9 L'aliment p 10 Les champignons pli La truffe p 16 Les salades sauvages p 19 Les fleurs décoratives p 26 Les "herbes cuites" p 28 Les confitures et autres douceurs p 36 Les vins et les liqueurs p 46 Les aromates p 56 Le grignotage p71 Le remède p 72 Les soins externes p 74 La digestion p 77 Les voies respiratoires p 79 Le territoire de la cueillette p 83 Les motivations de cueillette p 89 Les sources du savoir p 99 Annexes pi 15 Carte de la localisation des informateurs Liste des informateurs Liste des plantes ramassées Liste des plantes citées Cartes des lieux de ramassage Liste des livres cités par la population enquêtée. Le projet de cette étude consistait à cerner le rapport d'une population, celle des "nouveaux habitants" de la Haute-Provence occidentale, avec leur environnement, par le biais de la cueillette des plantes sauvages, pour un usage personnel ou familial; à évaluer également la circulation et les modes d'apprentissage des savoirs concernant le végétal et ses usages; à repérer, dans ce domaine précis, quelle peut être l'influence de la connaissance traditionnelle autochtone dans cette population non-originaire de la région.

Les enquêtes : Les modalités de la rencontre avec les informateurs. La problématique évoquée plus haut, celle qui touche plus particulièrement l'éventuelle transmission de savoirs autochtones, m'a tout d'abord incitée à retourner voir des personnes que j'avais déjà rencontrées lors des enquêtes conduites en 95-96 à l'intention du Parc du Luberon1. Ces informateurs/trices, je les ai choisis selon deux critères : — leur important savoir concernant les usages de la flore; — leur lieu de résidence, dans 1'epicentre de ces nouvelles enquêtes : ayant enquêté plus particulièrement dans le périmètre du Parc, je me trouvais là en limite de "ma zone" précédente d'information. Le but des entretiens préalables avec ces informateurs était de me renseigner sur des "nouveaux habitants"2 susceptibles de connaître et de ramasser des plantes. Je pensais en effet que certains pourraient être connus de ces personnes, grâce à des échanges sur la flore. Ces entretiens se sont révélés plutôt infructueux, dans la mesure où il a semblé, dès l'abord, qu'il n'y avait eu aucun partage effectif dans ce domaine avec cette population des nouveaux venus. Seules m'étaient indiquées alors d'autres personnes "autochtones"3 , soit de la même génération (60-70 ans), soit plus jeunes (30-40 ans). Ou bien encore, on m'invitait à rencontrer des personnes/références certes venues d'ailleurs, il y a de nombreuses années. 1 Un livre en a été issu : M. Amir, Les cueillettes de confiance, Alpes de Lumière, 1998 qui rend compte d'enquêtes menées auprès d'une centaine d'habitants du Luberon détenteurs de savoirs multiples sur les végétaux et leurs usages. 2 Ce terme de "nouveaux habitants" désigne les personnes non originaires du pays, qui se sont implantées à la campagne. Nées ailleurs, elles sont arrivées il y a plus ou moins longtemps. Elles peuvent travailler ici, ou en ville, être en recherche d'emploi ou à la retraite. Le terme de "néo- ruraux" a été gardé ici dans son sens de "retour à la terre", c'est-à-dire avec un lien manifeste avec la vie rurale proprement dite, qui permet de subvenir dans une large mesure aux besoins. 3 Ce terme quelque peu colonialiste a le mérite d'éviter le recours à des périphrases comme "gens originaires du pays"... -1 - P. Lieutaghi, M. Ciaessens ou D. Dore, en particulier, se sont fait connaître dans le domaine des plantes, parce qu'ils ont initié ou participé à des enquêtes auprès des autochtones, ou parce qu'ils se sont chargés de la diffusion de ce savoir (transmission orale ou livresque). Les noms de ces personnes reviennent souvent comme références au savoir local traditionnel, d'une manière paradoxale puisqu'elles font partie de la population des nouveaux-habitants. Souvent, dans le savoir des nouveaux habitants sur les plantes, ce qui vient de ces personnes-là est transmis avec le nom de la personne-source. Les choses se compliquent quand on rapporte ces informations comme provenant d'un savoir autochtone par voie directe, c'est-à-dire que le passage par P. Lieutaghi ou D. Dore est tout bonnement oublié*. Parallèlement, mes recherches s'orientaient vers la population des nouveaux habitants de mon lieu d'habitation (Simiane) ou de mon cercle de connaissances, et j'ai pu rencontrer des personnes qui, me connaissant, avaient la bonne volonté de se prêter à ces questions. Au sein de cette population, le "fil en aiguille" a très bien fonctionné, tel informateur me parlant d'un voisin, d'une amie, avec qui il y avait eu partage, échange de recettes, pratiques de cueillette en collaboration, etc. (20 personnes). La deuxième source principale de prises de contact a été une liste, fournie par Salagón, d'inscriptions à une sortie "salades sauvages", qui devait avoir lieu en mars 98. Si les personnes inscrites n'ont pas pu, en fin de compte, participer à cette sortie (pour cause de conditions particulièrement défavorables pour les plantes concernées), elles ont eu droit à ma visite et à mes questions (8). A ce niveau de la présentation de la population de l'enquête, je dois signaler que, faisant moi-même partie de cette population de "nouveaux habitants", il m'a été relativement facile de pénétrer ce milieu. Cet avantage s'est plus ou moins retourné en inconvénient, quand il s'est agi de faire l'analyse des données. Il m'a été parfois difficile de conserver un oeil scientifique, et de ne pas projeter mes propres représentations sur les informations obtenues. A ce moment-là, j'ai pu aussi m'impliquer personnellement dans l'interprétation de ce qui était dit, perdant alors mon rôle de témoin. Malgré la vigilance de D. Musset, il a pu en rester quelques traces. En ce qui concerne les informateurs, il a été intéressant de constater alors que, malgré une bonne volonté manifeste de leur part, ils faisaient montre, d'une manière générale, et bien-sûr avec des exceptions, d'une plus grande retenue et d'une moins grande patience que les personnes âgées de la société autochtone rencontrées lors des enquêtes précédentes en Luberon. On peut évoquer ici, la différence d'âge de ces deux populations, associée à une différence d'activités et donc à une moindre disponibilité. J'ai pu ressentir aussi une moins grande attention aux plantes, domaine qui paraît être plus marginal dans leurs vies. Les enquêtes auprès des personnes âgées donnaient parfois l'impression de pouvoir rebondir indéfiniment, par l'émergence d'une autre plante ou d'un nouveau souvenir, —une interrogation exhaustive aurait été trop longue. Au contraire, avec les nouveaux habitants, je rencontrais assez rapidement une limite, qui correspond sans doute au nombre relativement restreint de plantes sauvages connues et reconnues, et aussi à 4 II faut signaler que ces personnes se trouvaient, de fait, soit en dehors de l'enquête, soit interrogées par J. Marc Mariottini. Par ailleurs, P. Lieutaghi est l'un des directeurs scientifiques de cette étude. -2- une moins grande utilisation, passée ou présente, de celles-ci (voir plus loin, le taux d'ethnobotanicité).

Les questionnements de l'enquête. Ils couvraient : — le parcours de chacun, avant l'installation dans la région : d'où venez-vous ? Comment êtes-vous venu ? Pourquoi ? A quel moment ? — les pratiques de cueillettes, actuelles et éventuellement anciennes, de l'informateur lui-même, ou des membres de sa famille, associées à quelles plantes ? Dans quelles intentions ? Pour quels usages ? Sans oublier l'intérêt propre de ces cueillettes, dans l'ordre de la rencontre avec la plante et son milieu. — Complètement entremêlés aux interrogations précédentes, des questionnements ont intéressé les origines de ce savoir, qu'il soit associé aux plantes elles-mêmes (détermination, noms, lieux, etc) ou à leurs utilisations; ceci afin d'essayer de discerner des fils conducteurs dans un dédale de provenances très diversifiées. Excepté ces quelques lignes directrices, l'enquête s'est déroulée à bâtons rompus, de file n aiguille5. Souvent à la fin, je posais des questions sur des plantes précises (la mauve, le plantain "badasson", la germandrée "petit-chêne", l'arnica, la pariétaire). Elles avaient à mes yeux le rôle, au même titre que les salades des champs, "d'indicateurs de transmission de savoirs", dans la mesure où elles reviennent fréquemment dans la connaissance autochtone.

5 Les données d'enquêtes totales (décryptage complet des cassettes, classement par informateur et par plante), font l'objet d'un rendu particulier. -3- Les informateurs : J'ai effectué 37 enquêtes6, dont 32 parmi la population des nouveaux habitants (Voir en annexe 1 la liste précise). Les cinq enquêtes relatives à des autochtones avaient pour but de compléter les précédentes enquêtes du Luberon, non au niveau des savoirs, mais afin de mesurer, dans un même village, les possibilités de transmission de savoirs d'une population à l'autre. Ainsi, lorsqu'un "néo-rural" mentionnait, dans la conversation, le nom de quelqu'un originaire du village, il m'a paru, dans certains cas, intéressant de le rencontrer. En ce qui concerne la population des nouveaux habitants, le premier critère de définition était que le lieu d'origine —naissance et enfance— soit situé en dehors de la région. Dans tous les cas, à l'exception d'un seul, il s'agit d'une venue à l'âge adulte, par hasard, par choix délibéré ou par le biais de relations. Au plus proche, ces personnes sont originaires de Marseille, au plus loin, elles viennent de Belgique, d'Allemagne, ou elles sont nées dans les pays d'Afrique du nord, français à l'époque. Le deuxième critère concernait les pratiques de cueillette. A partir du moment où il s'agissait de cueillettes domestiques7, une des difficultés était de savoir, à l'avance, si une personne qu'on me signalait comme informateur possible avait effectivement une pratique de cueillette. Dans ce domaine, le "relatif devient une donnée importante. Ainsi, une personne de Simiane m'a conseillé d'aller voir un couple voisin, qui, d'après elle, ramassait beaucoup de salades (elle, n'en connaissant absolument aucune). Il s'est avéré que le couple en question, d'origine familiale arménienne, ramassait seulement le pourpier, devant sa porte, dans son jardin, et ce d'une manière assez intensive.

Iss territoire concerné : Sur les 37 enquêtes, 5 ont été faites dans le Vaucluse, et 32 dans les Alpes de Haute-Provence. Avec les quelques enquêtes vauclusiennes, je voulais prendre une mesure plus exacte des passages de savoir des autochtones déjà rencontrés, à la population des nouveaux habitants. Parmi celles des Alpes de Haute-Provence, je

6 Ce qui ne veut pas dire 37 personnes. Il m'a fallu, par parti pris, et pour garder une cohérence lors du décryptage, regrouper les enquêtes concernant les couples. La plupart du temps, l'un des deux est plus engagé dans la conversation, l'autre intervient à certains moments, pour préciser, donner son point de vue, ou ajouter de l'information. Dans trois cas sur cinq, le discours, à deux voix, peut pratiquement être considéré comme d'une seule voix : origine commune ou similaire, rapport relativement équilibré au savoir sur les plantes, et ce qui est dit par l'un pourrait, dans une large mesure, venir de l'autre. Dans deux cas, par contre, les couples réunissent des personnes d'origines et donc de "statuts d'informateurs", différents. Ainsi, chez VB. et DC, elle, a passé son enfance dans la région, sa famille est originaire d'ici et elle ne s'est éloignée du pays que pendant quelques années d'études. Lui, par contre, est originaire du Jura et n'habite là que depuis sept ans. L'un et l'autre connaissent bien les plantes, mais ramassent peu. Durant l'enquête, c'est surtout elle qui s'est exprimée, lui étant plus réservé. Son domaine de cueillette à lui est pratiquement de façon exclusive celui des champignons. Chez M. et Mme D., venus il y a trois ans passer leur retraite dans le pays, le cas est autre : lui a passé, enfant, tous ses étés dans la propriété qu'ils habitent maintenant. Elle ne connaît la région que par les vacances qu'il passaient ici, adultes, venant de Paris. Cela fait donc pour elle seulement trois ans qu'elle rentre dans l'intimité de la région, alors que lui en est imprégné. 7 C'est à dire ne faisant a priori pas l'objet d'une vente, et ne constituant pas un revenu, mais à destination personnelle ou familiale. Seul, un cueilleur de thym, rencontré dans les Craux de St Michel, a accepté d'interrompre son travail quelques instants pour répondre à mes questions. me suis consacrée plus spécialement, d'abord par opportunité, puis par choix délibéré, à une commune particulière, sans cependant en faire l'étude exhaustive parmi la population des nouveaux arrivants. Dix personnes ont donc été rencontrées à Simiane, les autres éparpillées entre et Forcalquier. Quelques incursions m'ont entraînée aussi dans la vallée du Jabron (voir carte).

L'âge des informateurs : Parmi les néo-ruraux, la grande majorité des personnes rencontrées ont entre 30 et 70 ans (27), avec 3 de moins de 40 ans, et 2 de plus de 70 ans. La moyenne d'âge augmente sensiblement si l'on tient compte des autochtones, puisque une informatrice a 91 ans, 3 ont entre 70 et 80 ans et une a 60 ans.

tranche d'âqe nouveaux habitants autochtones total moins de 30 ans _ _ « entre 30 et 40 ans 3 _ 3 entre 40 et 50 ans 10(2) _ 10 entre 50 et 60 ans 8(1) _ 8 entre 60 et 70 ans 9(3) 1 10 entre 70 et 80 ans 2 3 5 plus de 80 ans _ 1 1 total 32 5 37

Le nombre d'hommes rencontrés par classe d'âge : ils sont minoritaires, 7 seulement, 3 qui m'ont reçue seuls, 4 autres en couple, où ils ont pris plus ou moins fréquemment la parole. Ce déséquilibre important pourrait montrer, une fois encore, combien les plantes et leur cueillette constituent un domaine réservé aux femmes. L'intérêt que les femmes portent aux plantes, que ce soit par la simple connaissance ou par un usage direct8, semble être d'une manière général plus actif et vivant. Par contre, le ramassage des champignons reste toujours une pratique presque exclusivement masculine —avec bien-sûr des exceptions manifestes, comme Mme M., de Forcalquier, ou Mme R., de Saumane, qui courent l'une et l'autre les bois à la recherche des champignons9 . Les femmes peuvent y avoir plaisir; elles suivent volontiers, ou moins volontiers, leur mari ou leurs amis, mais elles partent rarement seules pour en trouver.

L'arrivée : Les néo-ruraux rencontrés sont venus s'installer ici, de Paris et de sa banlieue (11), de Marseille (7), des quatre coins de France (10) ou de l'étranger (4), il y a très longtemps, il y a quelques mois. Chacun possède son parcours, son expérience de vie, riche de déplacements, de voyages, de tentations, de choix et de hasards. Il est impossible ici d'en faire une synthèse. L'un se sent depuis toujours "rural", avec pourtant une enfance passée dans une banlieue parisienne. Une femme, qui a vécu 8 Je fais la distinction ici entre le fait de connaître et de reconnaître une plante, et le fait de la toucher, de la cueillir, de l'utiliser, voire de la transformer (séchage, tressage, préparation culinaire, etc.). 9 Ces deux femmes sont également chercheuses de truffes. Au contraire des champignons, les truffes attirent autant les femmes que les hommes. Voir plus loin, les paragraphes traitant plus particulièrement ces ramassages, et aussi l'étude de Jean-Marc Mariottini, 1996. -5- la plus longue partie de sa vie à Boulogne, est surtout sensible à la lumière de la Provence, et à sa chaleur. Elle y vit depuis 20 ans. L'une en Allemagne, a toujours habité une grande ville, mais en restant proche, par ses cueillettes, des bois et des champs. L'autre, à 50 ans, découvre l'espace campagnard, et voit s'ouvrir un horizon jusque là uniquement parisien. Une autre encore rentre au pays de ses grands-parents, après vingt ans de voyages sur tous les continents. Un couple ne s'est installé à demeure que depuis huit ans; depuis 35 ans, ils venaient ici régulièrement en vacances, achetant leur maison et préparant leur retraite, patiemment. Un banlieusard de cité HLM, ne connaissant d'autre plante que le forsythia, venu par hasard, en suivant des copains jusqu'ici, s'est posé entre Vachères et Carniol depuis 16 ans. Une femme s'est arrêtée dans tel village, sur le chemin du sud, un jour de décembre, par la grâce d'une panne de voiture. Celui-là, originaire de Lyon, revient, après quelques années d'absence, passer sa retraite dans la vallée où il a déjà travaillé vingt quatre ans comme boulanger. Enfin, cette autre informatrice allemande, venue vivre enfin son rêve d'une année sabbatique en Provence, repart chez elle, la tristesse au coeur, avec ses tresses d'ail, ses bouteilles d'huile d'olive et de vin d'orange en guise de soleil, choisissant la sécurité d'un travail qui l'attend dans son pays. Plus de la moitié des "nouveaux habitants" rencontrés se sont installés dans la région il y a moins de dix ans. Une personne seulement est ici depuis 47 ans. Venue à son adolescence en suivant ses parents, elle est restée, s'est installée au pays, y faisant sa vie, se mariant avec un homme d'ici, agriculteur. Leurs enfants ne sont pas partis. Trois personnes sont arrivées il y a moins d'un an.

A écouter ces témoignages, rien ne paraît simple quant au fait de se sentir rural ou citadin; provençal, ou, après vingt ans, encore étranger à ce pays. Et il ne semble pas que ce soit forcément question de temps passé dans l'un ou l'autre espace, ni de racines retrouvées, ni d'éducation plus ou moins favorable. Mais ce qui rassemble toutes ces personnes dans cette région semble bien être pour la grande majorité, l'attrait exercé d'une part par le soleil, sa chaleur et sa lumière, d'autre part par la campagne et la beauté de la Provence. Pour la plupart, ils viennent du nord, nord de la France, ou pays "nordiques" (Allemagne, Angleterre, Belgique). Ils arrivent le plus souvent de la ville, qu'ils y soient nés, ou qu'ils y aient eu un passage obligé. Dans le cas des Parisiens, l'attrait est double. Dans celui des Marseillais, joue surtout l'attirance de la campagne10. Deux informatrices qui sont nées en Afrique du Nord, ont retrouvé ici un pays qui ressemble au plus proche à celui de leur enfance. D'autres motivations s'ajoutent encore aux deux principales : suivre ou rejoindre un mari, une épouse (4), et retrouver le pays des vacances de son enfance et les racines familiales (3).

10 Seule, une femme ayant vécu sa jeunesse à Marseille, s'est déracinée pour suivre son mari, lui- même originaire d'ici, et n'arrive pas à aimer ce pays. moment d'arrivée moins de 5 ans 9 de 5 à 10 ans 8 de 10 à 20 ans 4 de 20 à 30 ans 7 de 30 à 40 ans 3 plus de 40 ans 1 total 32

Catégories socio-professionnelles :

Activité Néo-ruraux Autochtones retraités 14 5 artistes, artisans 6 0 Gîte, cultivateurs 5 0 Autres 5 0 "A la maison" 2 0 total 32 5

Ce sont les retraités qui ont le plus souvent été rencontrés au cours de l'enquête (19, dont 5 autochtones). Ces implantés sont tous venus dans la région auparavant, qu'ils s'y soient installés antérieurement à leur retraite, ou qu'il soient venus la passer ici. Ceux-là l'ont découverte par des voies diverses, le plus souvent grâce à des amis vivant ici, ou y passant leurs vacances. Ils ont décidé, de longue date, de s'y installer, lorsque leur travail ne les retiendrait plus ailleurs. Ils ont alors acheté ou fait construire une maison dans cette perspective. Les artistes et artisans (peintres, potière) avaient la même activité avant leur venue, en tous cas pour quatre d'entre eux. Habitant Paris, ils ont certes été attirés par la lumière de ce pays, mais aussi par les possibilités immobilières qu'il pouvait leur offrir, relativement accessibles comparées aux prix parisiens. Ainsi d'un couple de peintres qui devait agrandir son atelier, et ne pouvait le faire dans la capitale, faute de moyens. En vacances dans la région, il a eu l'opportunité d'acheter une maison plus vaste et peu chère, et s'y est installé. Les deux autres, dans la recherche d'un travail susceptible d'assurer leur vie matérielle dans la région, outre l'élan de créativité offert par le pays et le partage facilité avec d'autres créateurs, ont découvert leur voie en arrivant ici. Cette préoccupation d'un travail et de la sécurité matérielle domine souvent, très vite après leur installation ici. Ces "nouveaux habitants" ont quitté Paris, la ville, pour vivre à la campagne, dans les échos des turbulences et de l'idéologie de mai 68. Les 50 ans et plus, qui avaient donc 20 ans à cette période, en parlent, de cette évidence d'un changement de vie et de valeurs. Certains se sont installés ici tout de suite après "les événements", encore dans le tourbillon des idées neuves, d'autres sont partis voyager, pour venir s'établir dans la région ensuite. Les plus jeunes, les moins de 50 ans, s'ils n'évoquent pas ce temps héroïque, en sont pourtant directement issus. Mais, en arrivant, il a fallu quand même assurer le quotidien, trouver des possibilités d'emploi et d'autonomie. Certains (surtout ceux qui en avaient les moyens) ont trouvé une grande maison et organisé des gîtes, -7- assumant alors une activité dépendante du tourisme (3). Une seule famille est venue vivre de la terre et de l'agriculture, après bien d'autres périples, et raconte, un peu amusée, les premières péripéties du labour et de la culture, sous l'oeil goguenard des autochtones. Ceux que j'ai classés dans "autres", ont des activités du secteur tertiaire. Ils ont trouvé des opportunités de travail sur place (chantiers, médecine alternative), ou bien ailleurs. Un enseignant de cinéma retourne périodiquement en Suisse pour assurer ses cours. Et certains commencent à mettre à profit les nouvelles techniques (informatique, internet) qui offrent la possibilité de vivre loin du monde urbain tout en y restant relié. Ainsi, une architecte a son bureau à Marseille, mais s'y rend le moins possible.

Les informateurs et les plantes : Les informateurs nouveaux-venus citent chacun en moyenne 28 plantes. Un cueilleur de thym intercepté sur la route et une femme, peintre à Simiane, le premier pour des raisons de temps, la deuxième par manque effectif de connaissance, n'ont parlé que de 8 et 11 plantes. A l'inverse, deux femmes particulièrement intéressées par ce domaine, dont l'une a fait des enquêtes ethnobotaniques pour une association, en Belgique, où elle a ramassé de nombreuses plantes, ont cité 57 plantes. Mais ce chiffre moyen de 28 plantes correspond en gros à la réalité de la connaissance individuelle dans la population considérée : la majorité des gens interrogés citent entre 24 et 36 plantes (21). Comme je l'ai déjà dit plus haut, sans prétendre conduire une interrogation exhaustive, j'ai souvent, avant d'interrompre le dialogue, fait plusieurs allusions à des plantes très courantes (mauve, pariétaire...), qui ne provoquaient aucun écho chez mes interlocuteurs. Ceci semble montrer, en tout cas en ce qui concerne les plantes sauvages, qu'on arrive alors à une sorte de limite du savoir. Ce qui se confirme, d'une certaine manière, quand on considère la nature des plantes citées, la plupart communes et largement connues.

J'ai réparti les plantes citées lors des enquêtes en trois listes distinctes : — plantes ramassées et utilisées actuellement. — plantes ramassées auparavant, soit par l'informateur, soit par un membre de sa famille ou de son entourage. — plantes non ramassées. Voir les listes jointes en annexe 2 et 3. Je me suis intéressée aux plantes sauvages de la région, pour établir certaines comparaisons. La première liste (plantes ramassées) comprend 108 plantes en tout, dont 15 cultivées et 4 exogènes, c'est à dire 89 plantes sauvages de la région. La deuxième (plantes ramassées auparavant, soit par l'informateur, soit par une personne de sa famille) en compte 56, dont 5 cultivées et 8 exogènes. Dans la troisième liste (plantes citées mais non ramassées), seules la rue et le bifora poussent par ici. C'est à dire qu'il m'a été cité en tout 100 plantes sauvages de la zone considérée, avec au moins une donnée, mais pas forcément un usage. Ce chiffre

-8- m'a permis de déterminer un "taux d'ethnobotanicité"11 de la population étudiée (fût-il quelque peu arbitraire). Comme la flore régionale compte à peu près 1600 espèces sauvages, ce taux s'élève à 6,25%, alors qu'il atteignait exactement le double dans les enquêtes en Luberon (12,5%). Bien-sûr, le nombre d'enquêtes total est moindre (le tiers environ), mais il semble que, moins que le nombre de personnes enquêtées, est intervenue ici la moins grande connaissance de la flore et, d'une manière générale, de l'environnement. A part quelques exceptions, le nombre de plantes connues et reconnues est moindre, les descriptions plus approximatives, les données écologiques moins précises.

Les données : Les enquêtes auprès des nouveaux habitants ont permis de recueillir un grand nombre de données12, 1400 en tout13. Sur ce chiffre, 231 se rapportent à des descriptions de plantes, perception du milieu, informations écologiques, pratique et motivations de cueillette. J'y reviendrai d'une manière plus approfondie, en fin d'analyse. J'ai séparé les données d'un autre ordre (1165) en plusieurs groupes : — Les données qui concernent les soins des maladies14 : usages des plantes à des fins thérapeutiques, dans quelles indications, par quels procédés, etc. On trouve ici 556 données, soit 47,7% des usages recueillis. — Les données du domaine alimentaire : c'est tout ce qui touche au végétal destiné à l'alimentation. Elles sont classées en 5 catégories : compléments de nourriture (champignons, salades sauvages...; dans cette rubrique, j'ai aussi inséré les fleurs décoratives des plats). Aromates culinaires. Fruits à confitures ou fleurs qui aromatisent les desserts, tout ce qui est sucré, d'une manière générale. Plantes servant aux liqueurs, et à tout ce qui est alcoolisé. La dernière catégorie, très ténue, est celle du "grignotage", quand, en promenade, la main se tend vers une feuille, un fruit, une fleur. Les plantes, alors, ne sont pas ramenées à la maison mais consommées sur place. Réminiscences de petites gourmandises enfantines, échos de lointaines disettes, ces pratiques peu courantes m'ont cependant amenée à leur consacrer une classe particulière. Dans mes enquêtes en Luberon, je les avais classées dans des pratiques de jeu. Dans le cas présent, il s'agit moins de souvenirs 11 C'est-à-dire le pourcentage de plantes connues et reconnues, sinon utilisées, en regard de la flore locale disponible, qui permet de définir un niveau de connaissance de la flore chez une population donnée. Il est calculé selon la formule de P. Lieutaghi, dans L'herbe qui renouvelle, comme le nombre des plantes sauvages connues par la population concernée / nombre total des plantes sauvages d'une région). Même si elle est à manier avec précaution, cette notion permet de faire des comparaisons entre différentes populations. 12 Ce découpage en "données" permet de classer tout ce qui est dit dans les enquêtes, en fonction d'une part de la plante, d'autre part en fonction de l'usage (médicinal, culinaire, alimentaire, ludique), ou aussi en terme de perception, de description de cette plante ou du milieu. Ce découpage est issu d'un essai de mise en place et d'utilisation d'un logiciel, qui permettra d'aborder ces enquêtes par l'entrée plante ou par l'entrée usages, eux-mêmes soumis à une deuxième classification. Bien-sûr, dans cette enquête qui est moins une étude des usages de la flore que de sa perception, par l'intermédiaire des pratiques de cueillette, ce découpage peut sembler arbitraire. Je l'ai néanmoins gardé, pour des raisons pratiques : il permet en effet de rechercher rapidement tout ce qui est dit sur une plante, ou sur une utilisation, sans avoir à lire la totalité des enquêtes. 13 II s'agit uniquement d'analyse des enquêtes effectuées auprès des nouveaux habitants. 14 J'ai repris, pour la classification de ces données, les mêmes codes élaborés par P. L., pour "L'herbe qui renouvelle", dont je me suis déjà servie pour les enquêtes du Luberon, et pour classer les enquêtes encore inédites de l'EPI (association Etudes Populaires et Initiatives). -9- d'enfance, que de création d'une pratique nouvelle, ou d'un transfert d'une habitude enfantine acquise dans un espace végétal distinct, dans les deux cas adaptées à la flore d'ici (la femme du Nord de la France, qui cueille en passant la sarriette, quand elle a soif, n'a pas pu le faire dans son enfance). Ce domaine regroupe 469 données, c'est-à-dire 40,3%. —Les données d'ordre domestique sont principalement représentées ici par l'art du bouquet ou du tressage des fleurs, en passant par la création de bonzaïs. Tandis que, dans les enquêtes consacrées à la société traditionnelle, elles ont trait aux "plantes de la maison", celles qui servent à faire des balais, des outils, la lessive, à l'entretien des vêtements, au ramonage, à confectionner des bouquets secs et autres décorations, etc.; non sans se retrouver aussi à l'extérieur, par exemple au jardin, comme engrais ou tuteurs. Personne, dans la population considérée, ne fait de balais en bruyère, ou sa lessive avec la saponaire15 (5,6%, 65 données). —Les données relatives aux jeux d'enfant rassemblent tout ce qui est en rapport avec les instruments de musique et les jeux inspirés par la flore. Dans notre temps d'hyper consommation, où les catalogues de jouets inondent les boîtes aux lettres, surtout à la période de Noël, où le jouet est plus facilement acheté que fabriqué, elles ne sont pas vraiment actuelles, même pour les parents d'enfants jeunes (16 données, 1,3%). Seul un homme m'a montré un avion qu'il avait fait en bois d'essences différentes. Les autres données sont des échos de la période d'enfance des informateurs et restent rares. — Quelques indications vétérinaires sont parfois apparues dans la conversation (11 données, soient 1%). L'aliment ; C'est au domaine alimentaire, que se rapporte le gros de la connaissance de la flore parmi cette population de nouveaux-ruraux16. Il semble qu'on peut en conclure, face en particulier au peu d'éléments qui ont trait à la médecine humaine que toute la connaissance, et avec elle toute la pratique de la flore, n'est plus le reflet d'une absolue nécessité, mais traduit plutôt un rapport dominé par l'idée de plaisir. Plaisir de cueillir, de découvrir des saveurs, des goût nouveaux, plaisir, dans une certaine mesure, de la rencontre avec le "sauvage". Ce qui reste des anciens usages alimentaires des plantes parmi la population âgée n'est plus de l'ordre des nécessités de la disette. C'était déjà vrai lors des enquêtes en Luberon. C'est encore plus visible ici. Même si j'ai entendu parler de personnes qui, en arrivant dans le pays, dans des conditions économiques difficiles, ont eu besoin de recourir à la flore sauvage pour se nourrir, je n'ai pas eu l'occasion d'en rencontrer. Elles avaient déménagé, on avait perdu leur trace. Il reste ce qui est bon, ce qui fait plaisir, les plantes qui n'exigent pas trop de travail fastidieux au ramassage ni à la préparation, celles qui se situent dans un équilibre acceptable entre la corvée et la délectation, équilibre déterminé, bien entendu, sur un mode très subjectif. L'un trouvera éprouvant de se piquer aux ronces pour y récolter les mûres; pour l'autre, cette cueillette est une telle joie, qu'elle y retourne plusieurs fois pendant la saison. Celle-ci a essayé une seule fois la gelée de cynorrhodons, et ne s'y laissera plus prendre; celle-là attend avec impatience les premiers gels.

15 Même si une ancienne Parisienne a évoqué son désir d'essayer la cendre, "pour voir". 16 Rappelons que le pourcentage correspondant, dans les enquêtes en Luberon, auprès d'une population âgée, était de 8,4%. -10- Les champignons. En ce qui concerne les aliments, les champignons tiennent le haut du panier. Même si le nombre de données recueillies à ce sujet est relativement faible, en regard d'autres secteurs, (36 données, soit plus de 7% de l'aliment), la grande richesse d'information qui s'y rapporte permet de placer ce domaine avant tout autre. Les vingt six personnes qui en parlent deviennent tout à coup très prolixes, que ce soit à propos des espèces ramassées ou de la façon dont ils les ont connues, et, par là- même, se les sont appropriées, que pour ce qui est de la joie de les chercher, de la fierté de les trouver, de cette quête, de cette "chasse" dans les bois, seuls pour certains, pour d'autres en groupe, puis du plaisir de les manger, de les partager, de les offrir. Peu d'hommes ont été interrogés lors des enquêtes, et, sur les sept que j'ai rencontrés, six vont chercher des champignons. Trois sont vraiment des passionnés, (l'un d'entre eux, assez timide, ne s'est réellement détendu qu'en en parlant), les trois autres, sans être à ce point "mordus", s'y intéressent aussi. Les femmes qui en parlent, excepté quelques passionnées, font plutôt intervenir leur mari. Tout se passe comme si ce domaine était plus spontanément du ressort des hommes. Très rares sont les femmes qui vont seules aux champignons. Alors que d'autres pratiques de récoltes sont, par contre, plus spécifiquement féminines17. Ce n'est pas seulement le fait de se retrouver seule dans la nature qui intervient ici; on va bien seule aux salades. Peut-être faut-il invoquer la peur de la forêt, cette peur profondément ancrée d'un milieu sombre, refuge des bêtes sauvages, pouvant être perçu comme inhospitalier, voire dangereux; lieu-symbole où s'affirmerait la faiblesse de la femme18. Il serait aussi possible de s'interroger sur le rapport du végétal-champignon à la femme, par essence perçue comme celle qui nourrit. La relation à un végétal "à risques", susceptible d'empoisonner d'un coup toute la famille, semble dans ce contexte plus difficile que pour l'homme. La responsabilité de cueillette lui incomberait donc tout naturellement (la sorcière étant la seule dans le passé à transgresser les interdits qui s'attachent aux poisons). Les champignons sont donc beaucoup ramassés, surtout les espèces les plus connues, le pinin (lactaire délicieux) ou le lactaire sanguin, le cèpe, le griset (tricholome terreux), la girolle, et, par certains initiés, l'oronge. Quelques passionnés en récoltent de moins connus (voir la liste générale des plantes), mais ce sont des exceptions. On en ramasse beaucoup. Je pense que sur le terrain, je connais environ 200 espèces, mais en fait on ne ramasse que les bons. On ramasse ce que tout le monde connaît, le bolet, la girolle, le cèpe, les amanites vaginées, les amanites vineuses, les têtes de mort (on n'en trouve pas beaucoup ici). On 17 Cette différenciation par sexe apparaît en filigrane dans la cueillette de salades sauvages, où c'est plus souvent la femme (dans un couple) qui en parle, où c'est la femme encore qui va plus volontiers la faire. Très nette dans les enquêtes auprès des personnes âgées en Luberon, cette préférence est là aussi parmi les nouveaux habitants. Un des informateurs en parle alors de manière explicite : toutes ces choses là, ça s'est fait par l'intermédiaire d'une copine, qui partageait plus de choses avec les paysans du coin, elle se liait plus facilement que moi. Elle a appris plein de choses comme ça, surtout dans le domaine des salades. Aussi, c'est une histoire de femme, il me semble que c'est plutôt la femme qui connaît et qui ramasse les salades, ça se transmet plus facilement entre femmes (84GOUMORC). L'espace des salades est un milieu ouvert, plus clair que les bois sombres où l'on ramasse les champignons. Comme sont plus clairs les bois où l'on a des chances de trouver la truffe, cherchée elle aussi par les femmes. 18 Voir les contes (Boucle d'Or, Blanche-neige, etc.). fait des desserts aussi. Ce sont mes grand-parents surtout, ils en connaissaient quelques uns, ils m'ont donné envie. Après, il faut des bons bouquins (Heim, Jacottet, moins connu parce qu'il vient de Suisse). Il y a deux mille espèces. Ici, il y a des espèces qu'il n'y a pas dans le Jura. [Par exemple, le pinin, tu le connaissais?]19. Je connaissais le délicieux, mais on ne le mange pas là-bas. L'oronge, je l'ai découvert ici (04CARBARV20 ). La peur du vénéneux est très présente, on ne ramasse que ce qu'on connaît de façon sûre, on ne s'aventure pas. Dans l'immense variété des champignons, quand, seuls, des signes infimes séparent le plaisir de l'indigestion, avec en filigrane, la peur de la mort, la prudence est de mise. Les gens du coin, méfiants eux aussi, rejettent systématiquement tout ce qui est douteux quand on vient leur demander conseil. C'est depuis que je suis ici, que je ramasse les champignons. Avant, je ne connaissais rien du tout. C'est les voisins qui m'ont montré. Au début, je ramassais les pissacans, les bolets jaunes, il y en avait plein, j'étais contente. C'est elle qui m'a dit que ça ne se mangeait pas, à la limite, les tout jeunes, et encore. J'en avais ramassé trois caisses. J'étais très contente de moi. Le voisin avait bien ri, et il m'a montré les cèpes, les pinins. Des cèpes, j'en avais déjà vus, mais je n'en avais jamais ramassés. Les rosés, au printemps, il y en a. Il faut les ramasser quand ils sont très frais, et ne pas les confondre avec les amanites. Je ne ramasse que ce queje connais, en champignons. Il y en a beaucoup de bizarres, je ne prends pas de risques. Les petits gris, sous les pins, un peu. Les girolles, on n'en a pas. Une ou deux fois, j'en ai trouvé, un tout petit peu plus bas. Mais je ne suis pas fan au point de partir des heures pour chercher (04MOSDESD). Souvent, c'est en arrivant ici, que les nouveaux habitants ont découvert les champignons, grâce aux autochtones, avec qui ils ont discuté, qui les leur ont montrés, mais qui, en général, gardent jalousement leurs coins. Dans les cas de "grande générosité", de relations marquées d'intimité et de confiance, et aussi en terme "d'échange de bons procédés", les nouveaux habitants peuvent être emmenés à la cueillette. Je les ai connus par les gens du coin, mais ils sont un peu récalcitrants. Ils nous font voir ce qu'ils ramassent, ce qui est bon, mais ils ne donnent pas les endroits, bien entendu. A force de ramasser et de savoir ce qui est bon, on ne ramasse que ce qui est bon (04NOYBEYA). C'est H. M., le mari de Lucette, qui me les a montrés. Mais c'est dur, de savoir les reconnaître. Eux vont directement dans les endroits qu'ils connaissent. S'il y a trois arbres qui donnent, ils vont directement aux trois arbres. Si on est avec eux, ils nous font tourner, on tombe sur l'arbre, mais c'est pas direct. Alphonse, il est à l'hôpital maintenant, quand il vous mène aux champignons, il vous mène à un endroit, et puis il disparaît. Vous ne le voyez plus. Il revient, il a le sac plein. Jamais il ne montre d'endroits. Mais il me les a montrés sur place, quand même, pas dans le panier (04MOSBLAJ). Les champignons, c'est Gilbert. Il m'a montré d'abord les pinins, les

19 Les [...] dans les citations, correspondent à mes questions, ou remarques. 20 Les noms des informateurs ont tous été codés comme suit : n° du département, premières lettres du nom du village, premières lettres du nom de l'informateur. -12- sanguins, et puis les grisets, et les girolles. En rentrant. Après, il m'a montré des endroits. Je l'avais amené, en sachant qu'il y avait de la girolle, je leur avais proposé de venir avec moi, dans un endroit, du côté de Roussillon, où il y en avait énormément. On en avait ramassé des paniers pleins. Après, il a bien voulu me montrer ailleurs, où il y en avait. C'était un échange (84GOUSALC). La récolte des champignons est un des domaines où la communication "nouvel-habitant—autochtone", autour des savoirs relatifs à la nature, est, somme toute, la plus réelle, la plus effective, malgré les réticences. Le facteur "temps passé dans la région" y a certes son importance, mais, peu à peu, les portes s'ouvrent. Et là, il semble bien que l'intérêt porté par les gens d'ailleurs ait un effet déterminant. Une des personnes rencontrées, arrivée très récemment, a bien essayé de se faire montrer "des coins". Mais c'est seulement avec d'autres nouveaux venus qu'elle a pu commencer son apprentissage. Il faut ajouter qu'aucune des personnes rencontrées ne fait commerce de champignons, n'a aucun des travers des "Marseillais" perçus par beaucoup comme saccageurs, et largement dénoncés par eux. C'est un facteur sans doute primordial dans l'examen de passage implicite qui précède la transmission, celle-ci fût-elle partielle. C'est pas pareil si je vais sur le Plateau de St Christol, je sais que je vais rencontrer plein de clampins qui viennent avec leur cageots, des Marseillais, entre autres, des familles, qui font du bruit. Ce n'est pas récolter qui m'intéresse. Quand je vois que j'en ai assez pour faire une poêlée, j'arrête. Eux, ils prennent tout. Ça ne leur viendra jamais à l'esprit de laisser les petits pour les laisser grandir. C'est comme dans les Alpes Maritimes, les Italiens venaient avec des râteaux, pour le sanguin. Il y en a beaucoup, ils sont sous la mousse, alors, ils passent le râteau. Ça se vend bien, en Italie (84GOUMORQ.

Pour certains, c'est dès l'enfance qu'est venue la connaissance des champignons, recherchés avec les parents ou les grand-parents. La pratique, plus ou moins abandonnée pendant les périodes citadines, a été reprise en arrivant ici, revue et enrichie auprès des autochtones, mais la base en est familiale. J'ai pris le goût des champignons avec mes parents qui aimaient les ramasser, mais ils ne ramassaient que les girolles, les rosés des prés, ce qu'ils connaissaient. Les cèpes, il n'y en avait pas, les trompettes de la mort, ils connaissaient, mais il n'y en avait pas non plus. Mes parents n 'étaient pas de milieu rural. Ma mère était une pure Parisienne, mon père, Breton né à Rennes. Ils connaissaient les champignons de mémoire, de leurs enfances (84GOUMORC). La même prudence s'exprime dans des témoignages de plus lointaine mémoire. Quand j'étais petite, ils allaient ramasser des champignons, des cèpes, des girolles, ils étaient très prudents, au niveau des champignons —il y avait moins d'empoisonnements que maintenant, mais on comprend. Ils n'y allaient pas avec des livres, mais avec leur savoir, ils ramassaient que ce qu'ils connaissaient... Les trompettes de la mort, un jour, en me baladant, parce queje les ramassais en forêt parisienne. C'est d'ailleurs un vieux gitan qui me les avait montrées —il ramassait plein de champignons—, qui habitait près de Versailles. Il connaissait tous les champignons. Un jour, donc, en me baladant dans les bois en Dordogne, j'en trouve une plaque énorme, et je les ramasse, je rentre avec ça, et mon père me dit, "tu les manges si tu veux, -13- mais moi, je n'en mangerai pas." Je les ai mangés et comme il a vu que sa fille était toujours en vie, il s'est dit qu'il pouvait lui faire confiance (04FORMEYS). Je me rappelle très bien que, pour savoir s'ils étaient bons, je ne sais pas ce que vaut cette méthode, une fois que ma mère les avait mis dans la poêle, mon père mettait son crayon, son stylo bille à mine, en argent, dans la poêle. Si l'argent tournait mal, s'oxydait, les champignons étaient mauvais. Je ne l'ai entendu dire que par lui (04SAURIVF). Quand ils ramassent les champignons, les nouveaux habitants se transforment en chasseurs, certes inoffensifs, mais plusieurs parlent sur le mode du récit de chasse de la relation particulière avec le champignon "qui se cache", se camoufle, ne se laisse voir et attraper que s'il le veut bien, tout en évoquant aussi sa beauté, son mystère. C'est le plaisir de chasser, de découvrir. De chercher, de trouver leur écologie. [Chasser, vous avez l'impression qu'ils se cachent ?]. Ils ont leurs coins, ils ont leurs secrets. Je ne dis pas, "il n'y a pas de champignons", je dis, "je ne les vois pas". Mais eux, ils m'ont vu passer. [Elle] : souvent, ils se confondent avec leur environnement. Dans les bois de chênes, ils sont de la couleur des feuilles de chênes qui les recouvrent. Il y a un exercice de l'oeil (04BEVDAVP). C'est découvrir un cadeau de la nature, dans leur milieu, c'est le plus miraculeux, le plus magique. Au croisement d'un sentier, dans un sous-bois, apercevoir une girolle, ou un cèpe, triomphant, tellement beau, c'est merveilleux. Dans mon assiette, je l'apprécie aussi. Ça prolonge le plaisir de la découverte. C'est rare, et puis il y a toute la magie du champignon, qui n'était pas là la veille, et qui est là maintenant, qui ne va pas durer, qui est là, dans des conditions précaires, fragiles. C'est ça qui me touche, ce côté fugitif, qui va disparaître. Et il y a l'esthétique, aussi, la couleur, dans les champignons particulièrement, les saveurs, les odeurs (84GOUMORÇ). Quand on y va et qu'on trouve rien, on est un peu déçu. On a fait une balade, mais on y va dans un but précis, c'est excitant, c'est l'inconnu. Quand on arrive et qu'on trouve, c'est une joie immense, c'est indescriptible. C'est très égoïste, comme bonheur, parce que c'est des moments où j'aime être seule. J'ai l'impression queje vais être dérangée, queje ne vais pas être en osmose avec les champignons queje vais peut-être trouver, parce que c'est très souvent, c'est comme s'il y avait un appel. Je me balade dans le bois, je suis concentrée sur ce queje suis en train de chercher. A un moment, je vais prendre une direction, sans savoir ni pourquoi, ni comment. Il y a un appel entre lui et moi. C'est très curieux, comme sensation. Si je suis avec quelqu'un, je ne suis pas tendue de la même façon. Je vais en trouver, ceux qui sont sous mon nez. C'est un état solitaire, pour moi. Je crois que le champignon, c'est bête, va être heureux d'être ramassé par moi. Je le regarde avec des yeux... Je suis très déçue, parce qu'il y a un endroit que j'aime beaucoup pour les cèpes. Il y a beaucoup de gens qui viennent à cet endroit, il n'est pas interdit. Je me dis, "ils ont peut-être poussé et je n'ai pas été là au bon moment. C'est quelqu'un d'autre qui les a ramassés. Mais ça méfait un peu mal au coeur (04FORMEYS).

La notion de territoire apparaît à chaque détour de chemin, de récit. Les plus

-14- respectueux ne vont que sur leurs terres, ou chez un voisin, avec qui un accord tacite a été passé (une seule personne a acheté une carte de ramasseur). La plupart partent de chez eux à pied, notifiant par là qu'ils ne font pas des champignons une affaire de rentabilité (le panier plein est le signe du retour), mais plutôt un but de balade. Quand ils prennent, rarement, leur voiture, c'est que les coins qu'ils connaissent sont un peu trop éloignés pour une rentrée tardive, et peut-être chargée, après les détours dans les sous-bois. Finalement, une quinzaine de kilomètres seront bien le trajet maximum effectué alors21, et tous avouent une grande préférence pour le départ à pied, panier au bras. J'aime connaître mon territoire, et par bonheur, il y a des champignons tout près... Mon territoire, c'est ce que je peux connaître intimement. Je sais que je peux avoir une intimité avec 5 kilomètres autour de chez moi (84GOUMORC). Il arrive que cette conscience du territoire soit tout bonnement celle du propriétaire, lorsqu'on a le privilège d'avoir un vaste domaine à soi : On les ramasse sur notre terrain, c'est chez nous. On a 150 hectares, on a des chênes, on a des pins. On part d'ici, on ne prend jamais la voiture, on a énormément de pinins. Quand il y en a, il y en a beaucoup ici, je ne peux pas ramasser tout ce qu'il y a (04MOSDESD). Si pour certains, la "chasse" aux champignons représente un plaisir essentiellement solitaire, en grande partie gâché par la présence d'autrui (voir plus haut 04FORMEYS), ou à la rigueur, une affaire de couple (on aime bien partager ça ensemble, avec ma femme (04BEVDAVP), d'autres ne pourraient pas envisager de partir seuls. La cueillette des champignons devient alors un acte de convivialité avec des amis, prélude au partage, le soir, de la poêlée.

C'est que, une fois cuisiné, le champignon n'est plus guère approché en solitaire. Quelques recettes, simples, circulent. Le griset, aussi, c'est délicieux. On m'a donné une recette, c'est presque une anti recette, ça consiste à jeter son panier dans la poêle, avec les aiguilles de pins, les feuilles de chêne, et tout ça. Après, ça fait une poêle avec plein d'arêtes, mais c'est la meilleure façon de manger les grisets. Il y a toutes les odeurs de résineux, de chênes, d'humus, c'est un bonheur (84GOUMORC). Des pinins, on en mange beaucoup, on les fait au four, à l'huile. Ce sont des recettes que j'ai prises chez la voisine. Elle en faisait, des pinins, elle coupait la queue et les mettait dans un plat au four, avec juste un peu d'huile d'olive et du sel. C'est très bon, je les fais souvent comme ça, quand j'en ai beaucoup (04MOSDESD).

Si la récolte est trop importante, on en donne : Quand je trouve des girolles, j'en donne un peu à tout le monde. Je les prépare déjà à moitié, elles sont triées, presque cuites, on me dit. J'en portais quand j'allais à Montélimar, à mes collègues (04SAURIVF). Si on les fait peu sécher, on les prépare pour les conserver (surtout les pinins à l'huile et au vinaigre), et on en distribue les pots. Certains racontent les récoltes miraculeuses, évoquées avec la nostalgie d'un temps passé, où l'abondance était habituelle : Une fois, on en avait ramassé, avec la deux-chevaux fourgonnette. On avait 21 L'un des informateurs, toutefois, est parti pour la journée chercher des cèpes dans sa région d'origine, la Lozère, un jour de grande poussée. -15- des caisses à raisin, qu'on faisait dans le temps. On est revenus, les caisses étaient pleines, les seaux étaient pleins, de cèpes, d'oronges. On a tout fait sécher. Ça remonte en 73-74 (04FORSAVT). Quand j'étais à Carniol, au début, il me semble que les endroits étaient beaucoup plus abondants. Je me souviens d'une fois, c'était peut-être la saison, mais il y en avait, en veux-tu, en voilà. C'est un endroit difficile d'accès. On y allait à pied, il fallait bien marcher 20 mn, mais on en ramenait 3-4 cageots (04SIMBLLQ.

La truffe. Bien que peu des personnes rencontrées ramassent régulièrement la truffe (seulement trois), c'est encore un domaine où beaucoup est dit par les nouveaux habitants. Ceux qui la cherchent en parlent, bien-sûr22; ceux qui l'ont cherchée, à un moment donné, régulièrement; ceux qui, grâce à des amis, ont eu, une fois au moins, l'occasion de vivre cette expérience; ceux qui aimeraient apprendre; ceux enfin, qui sont sensibles au secret, au "tabou" qui environne le ramassage de la truffe (17 données, 3% de l'aliment). Parmi les vrais chercheurs de truffes, deux en parlent abondamment et en évoquent la vente (même si la commercialisation semble loin de constituer pour eux l'aspect le plus intéressant de cette récolte); le troisième restant plus secret23 . Les deux "ramasseurs-conteurs" sont des femmes, et cherchent les truffes en solitaires. Il semble bien que, si l'on classe la truffe, au niveau botanique, parmi les champignons, les milieux où on la trouve et la façon de la chercher en donnent une perception différente. D'où une sorte de retournement par rapport à ce qui se passe au niveau des champignons : le ramassage des truffes semble attirer aussi bien les femmes que les hommes, on ne note pas de séparation sensible des rôles en fonction des sexes. Parmi les personnes qui ont déjà expérimenté la recherche des truffes (6), deux l'ont pratiquée régulièrement à une période de leur vie, parce qu'elles habitaient alors dans un lieu plus propice et qu'elles y avaient été amenées, tout naturellement, par les circonstances, aidées en l'occurrence par l'esprit de curiosité. C'est quand on est arrivé à la Fernere, les gens qui nous vendaient la maison, nous ont montré. Ils nous laissaient leur petite chienne truffière, alors ils nous ont montré comment nous en servir (04SIMMUTS). Cinq autres informateurs racontent comment, avec un (des) ami(s), ils ont eu l'opportunité d'en trouver. L'un d'eux parle avec enthousiasme et gratitude de ce cadeau merveilleux qui lui a été fait, et des découvertes associées à cette expérience qui n'avait rien à voir avec ce qu'il pouvait imaginer. Je trouvais que c'était un cadeau de trouver quelque chose qui a l'air d'être très cher, très important, encore avec la terre, ça sentait bon, c'était un 22 Sur les trois, deux en parlent spontanément, et avec force détails, voir 04FORMEYS et 04SAURIVF. 23 II semble y avoir corrélation entre la liberté d'aborder le sujet de la truffe et le "détachement" par rapport au revenu qu'elle apporte. Cette liberté paraît être aussi nettement l'apanage des nouveaux habitants, peut-être pour des raisons de légèreté par rapport à la notion de territoire. Les deux qui en parlent avec légèreté ne sont d'ailleurs pas propriétaires des terrains truffiers qu'elles exploitent. Il est d'ailleurs intéressant de sentir que le ton change quand 04SAURIVF évoque les terres de sa soeur, situées sur le Plateau des Claparèdes. -16- bonheur, quelque chose comme une grâce (04FORSTOS). Les autres sont plus pudiques, ou discrets, et révèlent, éventuellement, qu'ils aimeraient y retourner, seuls.

Que ce soit "à la mouche", ou avec un chien, c'est d'abord avec des autochtones que les nouveaux habitants ont appris à chercher les truffes. Excepté dans un seul cas où l'informateur a été guidé sur le terrain, l'apprentissage s'est fait sur la base des conseils verbaux —comment reconnaître la mouche, comment dresser le chien—, suivis d'une bonne dose de persévérance et d'essais. Une femme, revenue au pays, avait déjà vu sa grand-mère chercher la truffe, a voulu retrouver cette pratique, puis a transmis son savoir à son mari. Mais même si les informateurs viennent d'une autre région truffière comme la Dordogne, l'impulsion a souvent été donnée par une personne du pays, beaucoup plus rarement par un nouvel habitant. Il n'y a, dans les enquêtes, aucun exemple d'une pratique faite ailleurs, auparavant, et qui aurait été poursuivie ici. C'est mon beau-père qui m'a appris, c'était un passionné, qu'est-ce qu'il les cherchait! (04FORSAVT). Il y a un berger, juste à côté de cette propriété, qui cherchait régulièrement les truffes, sur le terrain —il y a environ 35 ha, et il y a des truffiers sauvages. Il y en a qui se perdent et d'autres qui s'ouvrent. Et il nous a montré. On a pris l'habitude de chercher à la mouche. Lui, cherchait avec un chien, mais il savait comment on cherchait à la mouche. Au début, c'était assez folklorique, parce qu'il nous a dit, "vous tapez, vous verrez une mouche". Il ne nous avait pas bien expliqué. Il a cru qu'on savait, alors il ne nous a pas expliqué, comme tous les gens un peu frustres, qui peuvent être intelligents, d'ailleurs. Pour lui, c'était évident, donc, pour nous, ça devait l'être. La première fois, ma soeur et moi, nous nous sommes mises sous un arbre et nous avons attendu, et la mouche n 'est jamais venue (04SAURIVF). C'est venu alors queje vivais avec un gars du pays, qui un jour, a ramené un monsieur d'ici, qui est mort maintenant, et qui nous a parlé des truffes, qui était lui-même un grand rabassier, comme on dit ici, et qui avait des chiens. C'est lui qui nous a expliqué comment on dressait un chien (04FORMEYS). J'ai un copain (le fils de Lars) qui m'a expliqué comment ça se faisait avec la mouche. Il n'est pas d'ici, il est originaire de Suède, mais sa mère est de la Côte, il a dû naître là-bas. Il m'a montré qu'avec un petit bâton on tapotait, et qu'à un moment donné, il y a une mouche qui sort, il faut bien regarder d'où elle sort, et là, on creuse (84SATBELK).

Enfin, quelqu'un dont la famille est originaire de la Haute-Provence, regrette que son grand-oncle qui ramassait les truffes, n'ait transmis ni la technique, ni les "endroits", à son fils —qui a maintenant 70 ans— avant de disparaître. Et puis il y a le problème du lieu de ramassage. La propriété privée est très respectée —encore plus que pour les champignons—, même si une informatrice avoue en toute simplicité Quelles sont meilleures chez les autres!. Avoir des truffes sur son terrain donne souvent aux nouveaux-habitants l'élan initial, c'est évidemment l'entrée en matière la plus favorable. C'est souvent la raison qui va inciter à l'apprentissage de la technique de récolte. Dans certains cas, plus rares, les propriétaires de terrains productifs les font chercher pour eux par quelqu'un d'autre.

-17- Nous avons appris, quand ma soeur et mon beau-frère ont acheté ce mas, qu'il y avait beaucoup de truffes (04SAURIVF). Quelqu'un vient les ramasser chez nous. C'est un ami. Il est italien, il habite à Venise et depuis 20 ans, il a une passion pour les truffes (04SIMRIDB). Parce que, à Vévouil,je n'ai pas un très grand jardin, mais il y a beaucoup de sangliers. Ils viennent retourner la terre. Il m'a dit, "je suis sûr que dans ton jardin™, il y a de la truffe" (84SATBELK). Pour ceux qui n'ont pas cette chance, il y a une façon de s'arranger entre voisins, avec les propriétaires de terrains où les truffes poussent, ceux qui, pour une raison ou une autre, ne les cherchent pas eux-mêmes. Il y aun chêne, là-haut, à Saint Bouvier, et comme le propriétaire est mort, personne n'y passe. Sa femme n'y va pas. Elle m'a dit, "tu sais tu peux y aller, parce que plus personne ne va y aller", les gens sont paresseux, il faut quand même une heure et demie pour y aller. Moi, ça ne me gêne pas. Lui avait un tracteur, il pouvait monter par des chemins par l'Hospitalet. Mais pour y monter maintenant! Les chasseurs ne marchent plus... Je fais très attention, je sais à qui appartient la truffière, parce que c'est passible de correctionnelle. Les biens de la terre! Le propriétaire ne va pas dire, "oui, oui, allez chercher des truffes, s'il sait qu'il a des truffes, il les cherche lui- même. Là, les voisins m'avaient demandé, parce qu'ils ne savaient pas les chercher (04SAURIVF). Il reste à parler d'un autre aspect de la truffe, rencontré seulement chez ceux qui ne la ramassent pas, il s'agit de cette sorte de tabou, qu'on ressent en particulier quand on aborde le sujet avec les autochtones. Là, le climat change tout d'un coup, des relations amicales deviennent tendues, des silences soupçonneux répondent aux questions. Ces interdits implicites sont reconnus et respectés, non sans un certain amusement parfois et un peu d'étonnement, comme le montrent plusieurs anecdotes. Tout se passe comme s'il y avait à ce sujet, entre "gens d'ici" et "gens d'ailleurs", une distance somme toute incompréhensible pour ces derniers, tant ils se sentent éloignés d'un enjeu qui leur reste étranger; comme si dans cet écart creusé par la truffe, était résumé un écart culturel profond entre ces deux populations; comme si enfin le fait de ramasser la truffe pouvait constituer, encore plus que d'autres cueillettes, une sorte d'initiation à ce pays d'accueil. Quand je vais me promener, je ne veux surtout pas qu'ils pensent que je les suis. C'est dangereux. Ça ne leur plaît pas du tout. Ça m'est arrivé de les voir, mais je change de direction. Qu'ils ne s'imaginent pas que je vais voir où ils vont chercher la truffe (04MOSBLAJ). J'ai l'impression qu'il y aun enjeu assez important, avec la truffe. Si on en parle, ouh la, je sens qu'en face, les cheveux se dressent sur le tête. C'était quelque chose qu'ils respectaient et qu'ils voulaient qu'on respecte (84GOUSALC). Un jour, j'ai rencontré les A., je me demande s'il ne ramassaient pas des truffes. Ils avaient l'air bizarre, tu sais, ils ont toujours l'air bizarre, les gens, quand ils ramassent des truffes. Et moi, comme une imbécile, je leur dis, "ah, vous êtes en train de ramasser des truffes?". Ils n'ont pas répondu. Ils ne veulent pas montrer les endroits où il y en a (84SATBELK).

24 Le terme de "jardin" est pris, ¡ci, dans le sens de propriété close. Il va de soi que la truffe, champignon associé à des arbres forestiers, ne peut croître dans un jardin au sens strict. -18- Les salades sauvages25. C'est un domaine un peu plus important que celui des champignons, en tous cas en nombre de données (46 en tout, c'est-à-dire presque 10% de l'aliment). Vingt trois personnes vont chercher des salades des champs, ou sont allées en ramasser, à un moment ou à un autre de leur vie ici. Mais paradoxalement, elles en parlent moins, d'une façon moins précise et surtout moins détaillée. Pourtant, au cours de l'entretien, j'ai systématiquement abordé la question, qui devait constituer à mes yeux l'un des repères de la transmission des savoirs entre autochtones et nouveaux habitants. En effet, la région se trouve être particulièrement riche en salades des champs, tant au niveau de la variété que de l'abondance26. Les gens d'ici en ont une connaissance très approfondie, et une pratique bien souvent encore vivante27. D'autre part, je suis allée voir un bon nombre d'informateurs qui s'étaient inscrits à la "sortie salades" de Salagón, ce qui nous a amenés à évoquer plus particulièrement ce domaine de cueillette. Comme pour les champignons, il est remarquable de voir qu'une ancienneté de la connaissance, quand elle date par exemple de l'enfance, est le garant d'une pratique encore actuelle. Les nouveaux habitants originaires de Marseille sont représentatifs de cette tendance. Us ont appris, tout naturellement, à l'occasion des promenades familiales dans les Calanques, qui sont riches en salades sauvages. Celles-ci étaient alors ramassées à l'occasion. Ce n'est pas le cas le plus courant. Mais d'autres informateurs, venus du nord, ont cherché les pissenlits avec leurs parents, et en ont gardé l'habitude. En général, ceux-là continuent, non pas à partir au premier printemps en quête de la salade des champs, mais tout au moins, par goût, par fidélité, à avoir le regard chercheur et à les ramasser s'ils en trouvent. Et puis il y a aussi les personnes qui ne connaissaient rien aux salades sauvages avant leur arrivée, et qui en ont fait l'apprentissage ici. Souvent, sans en faire cependant une règle immuable. Plus la date de l'installation dans le pays est ancienne, plus la variété de salades connues est large, et plus l'habitude, et même ce que je pourrais appeler le "réflexe salades des champs"28, ont eu des chances de se cristalliser. Ainsi, j'ai pu rencontrer quelques très rares personnes, parmi ces "nouveaux habitants", qui ont effectivement acquis ce réflexe après leur arrivée. C'est le cas de cette informatrice venue à quinze ans, et qui a ramassé les salades sauvages dès son mariage, vers 18 ans. On peut évoquer, pour la cueillette de salades sauvages, l'importance des "bons yeux" de la jeunesse, mais davantage

25 Cette partie englobe toutes les salades des champs traditionnellement consommées par ici, mais aussi, d'une façon plus générale, toutes les feuilles qui sont mangées crues. Les fleurs consommées crues, les plantes qui le sont cuites (feuilles, bourgeons et autre), font l'objet de deux paragraphes distincts. 26 Exceptées les mauvaises années, comme le printemps 98! 27 C'est en tout cas ce qui ressortait des enquêtes effectuées en Luberon. Ce qui me paraît moins évident maintenant, parce qu'en échangeant, lors de ces nouvelles enquêtes, avec des personnes originaires d'ici, je me suis rendue compte qu'elles ne ramassaient pratiquement plus et qu'elles connaissaient très peu les salades sauvages. Suis-je mal "tombée" ? Cette pratique est-elle réellement moins vive dans les Alpes de Haute-Provence qu'en Vaucluse ? Ou bien ma perception et mon souvenir des anciennes enquêtes du Luberon ont-ils été modifiés par la rencontre avec quelques informateurs de très grand savoir, en tous cas dans le domaine des salades? 28 C'est-à-dire, le fait de savoir quand elles vont apparaître; de prendre un couteau et un panier, au moment où elles sortent; d'aller plutôt se promener dans les zones où on peut en trouver; de marcher avec les yeux qui balayent la terre, etc. -19- encore l'existence d'une mémoire sélective inconsciente29, qui permet de repérer très vite les bonnes salades. Pour cela, plus l'apprentissage se fait jeune, plus il a des chances de rester ancré30. La grande majorité en est cependant au début de cet apprentissage, même s'il est relativement ancien. C'est-à-dire que ces informateurs, qui ont été aidés dans leur découverte de certaines espèces, en étant accompagnés sur le terrain par d'autres personnes (autochtone ou nouvel habitant), ne cueillent maintenant, seuls, qu'une diversité restreinte, et encore, quand ils y pensent. On peut voir là comme une stagnation, ou même une régression de la connaissance. Ce qui n'est pas forcément étonnant, si l'on considère la difficulté de relever, dans la complexité des signes, ce qui est bon, de ce qui ne l'est pas31. Et puis d'un printemps à l'autre, les repères s'oublient. Dans le dédale des rosettes printanières, il semble ne rester souvent, pour les informateurs, qu'une ressemblance avec la plus connue, celle du pissenlit. Beaucoup ne connaissent et disent ne ramasser que lui, tout en ajoutant souvent que les salades qui leur ont été montrées en étaient très voisines, avec des petites différences. Il est difficile de dire si la salade ramassée alors est effectivement un pissenlit, ou une rosette relativement proche, comme celle du "mourre de porc" ou de la chicorée. Elles sont toutes à peu près pareilles, elles se présentent toutes comme le pissenlit, même morphologie. Après, c'est une question d'odeur, ou sur la plante, il peut y avoir des dessins avec des petits ronds, des poils, ou du duvet, ou c'est tout lisse. C'est la même morphologie de base, un coeur couché, après, c'est question de détails (04SIGGENN). En tout cas, tout ce qu'elle a ramassé, moi, j'avais tendance à les confondre avec le pissenlit. (04BEVDAVP). C'est tout ce qui ressemble à des pissenlits (04OPPKREH).

Quelles salades sont connues et/ou ramassées par cette population de nouveaux habitants ? Je fais ici la distinction —même si elle paraît arbitraire dans une certaine mesure— entre les salades des champs cueillies traditionnellement par les gens d'ici, et celles dont la récolte semble originaire d'ailleurs, que l'on connaît par les livres, les échanges avec des amis nouveaux habitants eux aussi, ou encore par l'héritage familial. La première catégorie comprend le pissenlit32 (ramassé par 17 informateurs), la doucette {Lactuca serriola L.; 8 personnes la cueillent), l'autre doucette, dite encore mâche sauvage par certains, ou mousselet (Valerianella carinata Lois.; 8), 29 Davantage que pour les champignons, par exemple, où l'observation peut tenir un plus grand rôle. 30 II suffit, pour s'en convaincre, de suivre dans sa cueillette une personne âgée d'ici. Elle file, s'arrête tout à coup et se baisse vers quelque chose, une rosette comestible, que le néophyte n'a pas encore aperçue. 31 Le même problème se pose avec les champignons, avec plus de dangers. Dans le doute, on laisse le bon, au même titre que le mauvais. Ne sont ramassés que ceux qui présentent des signes distinctifs très nets, qui les empêchent d'être confondus avec d'autres (girolles, cèpes, sanguins, etc.). Voir plus haut, le chapitre sur les champignons. 32 Dans cette liste, j'ai gardé les noms cités par les informateurs eux-mêmes, quand ils s'en souvenaient. On y trouve un mélange de noms français (pissenlit, mâche sauvage, chicorée, laiteron et petit cresson), de noms provençaux (mousselet, laurige, sautolame, rabeto, coustelino et barbabou), et de noms provençaux francisés (chantelame, doucette, mourre de porc). Pour le premier de ces noms, celui qui fait "sauter la lame" s'est transformé, dans la bouche de l'informatrice, en celui qui la fait chanter. Je n'ai jamais entendu ce terme lors des enquêtes en Luberon. Mais c'est peut-être un nom plus local. -20- le mourre de porc {Crépis îaraxacifolia L., 3), la chicorée {Chicorium intybus L., 3), la laurige {Lactuca perennis L., 2), le sautolame ou "chantelame" {Chondrilla juncea L., 2), le laiteron {Sonchus asper L., 1), le petit cresson {Nasturtium officinale R. Br., 1), la cousteline {Reichardia picroïdes L., 1), la rabette {Campanula rapunculus L.,1) et le barbabou {Podospermum laciniatum L., 1). Si elles n'ont pas toutes été nommées, j'ai pu néanmoins, dans une certaine mesure, en écoutant les descriptions, savoir de quelles plantes il s'agissait. Par contre, dans d'autres cas, les signalements donnés étaient trop imprécis pour que je puisse les déterminer, et l'époque de l'enquête défavorable pour les voir in situ. Au sujet de ces noms, il est intéressant de remarquer la prédominance des noms provençaux. La deuxième catégorie regroupe la pimprenelle {Sanguisorba minor Scop., 6), le pourpier {Portulaca olerácea L., 5), le coquelicot {Papaver rhoeas L., 2), l'oseille sauvage {Rumex acetosa L., 2), la roquette {Diplotaxis tenuifolia L., 2), l'ortie {Urtica dioica, 2), la jeune feuille de mauve {Malva sylvestris L., 2), celle du hêtre {Fagus sylvatica L., 1), et celle du plantain {Plantago media L., sans doute, 1), la ciboule {Allium sp, 2) et le fenouil {Foeniculum officinale Miller, 1), ces deux derniers finement ciselés, ajoutés encore aux salades. Ces onze feuilles différentes, prises comme "salades" ont cependant deux points communs. D'une part, elles se distinguent facilement les unes des autres, soit par le goût (celui de l'oseille, de la roquette ou du fenouil ne se confond avec aucun autre), soit par leur allure générale (la pimprenelle et le pourpier, de même que le coquelicot jeune, quand on l'a repéré, sont très reconnaissables). D'autre part, leur cueillette est plutôt exogène (très peu d'autochtones ramassent pour leurs saladiers la pimprenelle ou le pourpier; parfois, mais rarement, l'oseille ou la roquette)33. Dans le cas du pourpier, le témoignage de M. et Mme F., d'origine arménienne, vivant à Simiane, est exemplaire : il y a la plante qu'on appelle le "pourprier", c'est une plante un peu grasse. Quand elle est nouvelle, bien fraîche, fin juin, c'est vraiment délicieux. Ça pousse tout seul. Chez nous, mes parents considéraient que c'est une bonne plante, ça faisait une bonne salade. En plaisantant, je dis, "c'est la mâche arménienne", et c'est très bon pour la constipation. On la fait de plusieurs façons. Toute seule, avec du persil et des oignons. Soit crue, avec une sauce normale, avec de l'huile d'olive et un peu d'ail, soit on la fait blanchir, et on la mange avec du yaourt, éventuellement un peu d'ail. Elle pousse dans le jardin, toute seule, on ne l'a jamais plantée, et même on est envahi. Dès qu'il y a la graine, enfin la fleur, on s'arrête. Il y a une petite fleur jaune. On se régale. On mange aussi la tige. [Pourquoi la mâche arménienne ?]. Des fois, le nom ne nous vient pas, j'ai nommé ça comme ça... Pendant la guerre, nous étions privés de pas mal de légumes, et nous étions heureux d'avoir ça dans nos jardinets. C'est d'eux, qu'on a appris, on n'a pas inventé. C'est oriental, ça venait d'Orient, les Grecs aussi le faisaient. Chez moi, c'est comme ça qu'on le faisait, avec du yaourt. Quand on est allé en Amérique, on a vu des cousins qui habitent près de Chicago, et qui le mangeaient cru. Depuis, je trouve que c'est encore meilleur, cru. Vous allez aux quatre coins du monde, tous les Arméniens en mangent, parce que ça vient des parents. En arménien, on appelle ça le "perper". C'est proche du mot pourprier (04SIMFRAO).

33 Même si, dans d'autres régions, quelques unes de ces plantes —la pimprenelle, la roquette et le coquelicot—, sont couramment ramassées par les autochtones en tant que salades sauvages. Communication de D. Musset (enquêtes dans la vallée de la Roya (06). -21 - Une autre histoire vaut aussi d'être reportée ici, presque dans son intégralité, car elle montre comment une plante peut être "découverte", sans aide extérieure, mais plutôt par recoupements avec une plante déjà connue34. C'est Mlle F., allemande, qui explique : La roquette, je l'ai trouvée ici. [la vraie roquette ?]. Je ne sais pas. La roquette. Il y en a partout au printemps... Je la connaissais, mais achetée, parce que chez nous, elle ne pousse pas. Je ne l'ai jamais ramassée sauvage. [Comment vous l'avez reconnue ?]. Je me suis promenée, entre Forcalquier et Mane, et j'en ai trouvé tout plein. Je l'ai reconnue, aux feuilles, je l'ai frottée dans mes doigts, et j'ai reconnu l'odeur. [Et le goût ?]. Le goût, il a changé, pendant le temps queje l'ai ramassée, deux-trois mois. Au début, il était très fin, après, il est devenu beaucoup plus fort, piquant. Je trouvais que c'était encore mieux de le trouver à l'état sauvage, que de l'acheter (04FORSTOS). Quant aux très jeunes feuilles du hêtre, elles étaient ramassées par une informatrice alors qu'elle vivait dans le Massif Central. Les pousses d'orties, quand elles viennent d'apparaître, et qu'elles ne piquent pas encore, sont consommées par deux informatrices. Rien n'est sûr quant aux origines de ces cueillettes, mais on peut supposer qu'elles sont pour la plupart livresques, de même que celles des fleurs décoratives qui rentrent dans la composition des salades. Au printemps, on peut faire des salades de feuilles d'arbre, vous avez le hêtre, qui est très bon, dès que les feuilles commencent à sortir, elles sont tendres. Ça, je l'ai lu... En Auvergne, je ne vivais pas comme ici, je n'avais pas de jardin, parce que c'était en montagne, c'était trop pénible, ça commençait très tard, on n'avait pas forcément les choses mûres à temps. J'ai toujours aimé manger des choses fraîches, on avait trouvé l'histoire de prendre les feuilles d'arbre, au printemps, d'en faire des salades (04SIGGENN). Quand les orties démarrent, je les ramasse, pour les faire en salade, comme les épinards frais, crus, ça ne pique pas tant qu'il n'y a pas les fleurs. Les toutes jeunes orties qui poussent, elles ne piquent pas, elles piquent à la floraison. Il ne faut pas prendre les vieilles orties, mais les jeunes pousses, c'est très bon, très fin, ça ressemble un peu à l'épinard, j'en mange dans les salades. Je l'avais lu, dans les livres sur les petites salades sauvages (04MOSDESD). La première liste montre que, d'une manière globale, 13 salades différentes sont citées et ramassées. Dans les enquêtes en Luberon, j'avais recueilli des données relatives à 17 espèces différentes. C'est-à-dire qu'à peu de choses près, les mêmes salades, et la même diversité, sont connues des deux bords. Cependant, pris individuellement, chaque informateur n'en cueille que 2 ou 3 sortes, et là se situe sans doute la grande différence. Car les autochtones, s'ils n'ont pas la mobilité nécessaire pour aller les chercher, en nomment souvent beaucoup plus35. Dans une large mesure, c'est pourtant grâce aux gens d'ici que les nouveaux habitants ont été initiés à l'art des salades sauvages. Onze informateurs ont appris 34 Car la roquette dont elle parle ici, est celle qui couvre de blanc le sol des vergers au printemps (Dipîotaxis tenuifolia L.), et non pas la vraie qu'on trouve parfois à acheter sur les marchés, au goût plus fin, et qui ne pousse pas par ici (Eruca vesicaria L.). 35 Bien-sûr, tous ne sont pas, et loin s'en faut, comme cette dame de Vitrolles, grande adepte des salades sauvages, qui en ramasse 13. -22- par cette voie là, tandis que six l'ont fait avec d'autres personnes d'ailleurs. Pour quatre encore, certaines salades ont été montrées par des autochtones, et d'autres par des gens originaires d'ailleurs, comme eux. Si la cueillette des salades des champs reste relativement marginale, pour les raisons évoquées plus haut, il semble bien que le passage de connaissance d'une population à l'autre se fasse assez volontiers, et soit en tout cas plus libre qu'avec les champignons, ou, a fortiori, avec la truffe. Quand on est venu au mois de mars (normalement, on ne vient pas en hiver, et là, comme on s'était inscrit, on est venu), on lui a dit qu'on allait à cette sortie. Elle m'a dit, "oh, en ce moment, il y a plein de doucettes". Le jour où elle est venue cueillir la doucette, je l'ai rejointe et elle me l'a montrée (04BEVDAVP). On en a ramassé il y a un mois. J'ai appris à reconnaître avec Lucette M., mais il faut y aller plusieurs fois. Mon mari y est allé plus souvent que moi (04MOSBLAJ). C'était cette chevrière qui me les avait montrées. Elle n'était pas du coin, quoique sa famille était de la Côte. On était ensemble, elle les ramassait, elle me les a montrées (04OPPKREH). Outre ces salades, qu'on trouve dans les champs cultivés. C'est à Carniol qu'ils m'ont montré ça. Quand je suis arrivé, j'étais vraiment novice. Ils ne m'ont pas donné de noms, je ne crois pas. On allait la ramasser avec eux, et puis on la mangeait, c'est tout. On apprenait plutôt à la reconnaître. Je crois que j'ai mangé trois espèces, que je reconnais maintenant, sans compter le pissenlit (04SIMBLU). Il y a une petite dame sur le marché d'Apt qui en vend, on regarde un peu ce qu 'elle a. Après, on se dit, en se promenant, tiens, celle-là, elle ressemble, mais est-ce vraiment la même ? (04CARBARV). C'est Linda, elle est américaine, qui nous les a faites connaître. Elle connaît bien. Elle nous les a montrées, un jour. Le pissenlit, la feuille, bien-sûr, pas la fleur. Elle m'en avait montré d'autres, mais j'ai oublié, comme je ne ramasse pas tout le temps (04SIMRIDB). C'est Laura, de Saint Véran, qui m'a fait connaître les salades sauvages. Depuis qu'elle n'est plus là, j'y vais symboliquement une fois par an, mais c'était lié à Laura (84GOUSALC). Ainsi, les origines de savoir sont diverses, le plus souvent orales, et l'on peut en suivre les fils, parfois en amont de la personne "source"36. Il semble bien que, parmi les personnes qui ont appris aux "informateurs des informateurs", les autochtones soient en première place37. C'est eux qui ont tout d'abord enseigné les salades aux nouveaux habitants anciennement arrivés, qui transmettent à leur tour leur connaissance à ceux dont l'installation est plus tardive38. Le fait que la plupart des noms cités soient provençaux en est une preuve supplémentaire. S'il paraît normal que les nouveaux-habitants ne parlent pas de chicori pour la chicorée, ou qu'ils nomment cousteline ou sautolame des plantes qui n'ont pas d'équivalents français, il semble plus étonnant qu'ils gardent les noms provençaux pour des salades comme la mâche ou la laitue sauvages. Le nom d'apprentissage, qui est

36 J'entends par là celle qui a appris à l'informateur. 37 Comme on le verra plus loin pour certaines confitures ou liqueurs. 38 C'est ce qui s'est passé avec les enquêtes de l'EPI, où P. Lieutaghi et D. Dore ont appris des gens d'ici, et le retransmettent par des sorties et des partages. -23- provençal, est alors gardé et c'est lui qui est transmis39. Pour les salades sauvages, quand j'allais avec ma belle-soeur, elle me disait, "je crois que c'est ça". En fait, pour moi qui connaissais la plante qu'elle me montrait, ce n'était pas possible. Moi, si vous me montrez un truc, je le cueille, je le fais sécher, et l'année prochaine, je le reconnaîtrai. Je note quelques caractéristiques. Elle a appris beaucoup de choses, mais elle est incapable de le retransmettre parce qu'elle n'a pas mémorisé. Elle a appris avec des dames d'ici qui étaient très intéressantes, mais qui sont mortes (04REISCHL). Parmi les huit personnes que je suis allée voir, et qui s'étaient inscrites à la sortie organisée par Salagón, deux voulaient renouveler une expérience déjà faite auparavant. Ces deux femmes amies, du même village, ramassent déjà des salades, elles ont eu leur premier apprentissage dans leur enfance marseillaise, et notent au passage les espèces courantes ici, et plus rares ailleurs, celles qu'elles trouvent facilement dans les Calanques, mais jamais par ici. Et si elles se sont réinscrites à cette sortie, pour la deuxième ou la troisième fois, c'est parce qu'elles oublient, et n'ont plus la certitude, quand elles se retrouvent seules dans les lisières ou les parcours, là où elles trouvent les salades, que c'est bien les mêmes qu'elles ont déjà vues en étant accompagnées. Dans mon jardin, je ramasse la chicorée, le coquelicot, une autre, on appelle ça la laitue, elle pousse très plate, avec des feuilles découpées, je ne me souviens plus du nom. Le pissenlit, aussi, bien-sûr. La doucette, je ne l'aime pas trop. Mais j'en ai dans mon jardin. [La rabette ?]. Peut-être que je la ramasse, mais je ne connais pas le nom. Ma mère ramassait beaucoup le pissenlit, et puis la laitue, qu'elle appelait "lachugueto". Je ramasse aussi l'oursin, celle qui se retourne, mais ça, c'est Salagón, qui me l'a apprise. [Le sautorame ?]. Le sautorame, je ne le connais pas. Je sais que quelqu'un tire la vieille tige, dessous, quand elle est encore dans la terre, il paraît qu'elle est bonne. Mais je ne l'ai jamais trouvée. Il y avait des dames qui ramassaient beaucoup la salade, Mme Jouvet, la petite Irma Moute, là où il y a des moutons, alors maintenant...C'est au dessus du village. Toutes les après-midi, elles partaient et revenaient avec leurs paniers de salades. C'était des personnes originaires d'ici. Après, le temps passe. La laurige, je ne sais pas trop comment elle est mais je sais que je l'ai ramassée avec Salagón. Il y en a une qui est rare par ici, et une amie m'a dit qu'autour de Lincel, il y en avait plein. Mais je ne sais pas son nom, c'est pareil. Le mourre de porc, je la ramasse aussi. On a l'impression qu'elle va piquer, et quand on la touche, elle est douce. Le pissenlit, bien-sûr. Des sorties salades, j'en ai fait deux ou trois, je m'étais inscrite à celle-ci, parce qu'après, je ne me rappelle plus, dans la nature. C'est un peu le problème de ces sorties. Ça revient quand même un peu. Mais de toute façon, Pierre Lieutaghi m'avait dit qu'il y a très peu de plantes qui sont toxiques. Il nous avait dit de goûter. Si c'est infect, vous ne ramassez pas, si c'est bon, vous ramassez. Celle qui ressemble au persil, la ciguë, il nous avait dit de faire attention, de ne pas la confondre avec le persil, de ne pas la ramasser (04SEOTURC). J'ai rapporté intégralement cette longue citation, car cette personne est de celles qui ramassent le plus de variétés, et en connaît encore plus. A travers son 39 On retrouve le même phénomène pour le "pinin", qui est très rarement appelé lactaire délicieux, et seulement par ceux qui ont complété par des livres ce qu'ils avaient appris par "le bouche à oreille". -24- témoignage, on peut voir combien les sources de connaissance sont diverses, de l'origine familiale, amicale, en passant par l'échange avec des voisines, jusqu'aux sorties de Salagón où P. Lieutaghi aurait tout loisir d'empoisonner un bon nombre de Haut-Provençaux! Les autres inscrits à cette sortie avaient trouvé là le meilleur moyen de connaître mieux et plus (c'est bien-sûr la première motivation), en étant guidés d'une manière plus vivante que par les livres40. Quelques uns abordent à ce sujet le fait que cueillir des plantes est une façon d'apprendre mieux un pays, de s'y fondre, de s'en imprégner, et aussi pour certains, de renouer plus intimement avec leurs racines, par le biais des cueillettes que pouvaient faire leurs parents ou grands- parents41. C'était l'opportunité pour voir ce qui était consommable. Je l'ai vu sur le journal, et je me suis dit, "tiens, ce serait bien!". Quand vient le printemps, au lieu de ramasser toujours les mêmes salades, aller voir si on peut trouver autre chose, d'autres goûts, de la variété dans ce qu'on ramasse. Découvrir, apprendre autre chose (04NOYBEYA). Pour apprendre plus. Il y a eu toute une période où j'ai laissé tout ça. Je me suis mariée, j'ai eu mes enfants, je n'avais plus le temps de chercher des salades. J'ai trouvé que c'était une bonne idée pour connaître les salades de la région, puisque j'ai plus de temps, je voulais m'y remettre. J'avais acheté le livre pour ça, d'ailleurs. Pour redécouvrir ce plaisir de découvrir des salades. Ce livre, il est bienfait. [Vous avez pu ramasser d'autres salades, grâce à ce livre ?]. Non, franchement, je ne l'ai pas encore fait. J'attendais cette sortie. Parce qu'un livre, c'est bien mais rien ne vaut la découverte sur le terrain . Chez moi, c'est profond, ce n'est pas une fantaisie comme ça. C'est peut-être un retour parce que mon père nous y emmenait, c'était agréable. Maintenant, il y a le désir d'apprendre, d'approfondir, d'utiliser plus. (04SVJWATT). C'est une façon d'être quelque part. Je trouve qu'il faut connaître ce qui se passe autour, au niveau des plantes, au niveau de l'habitat. Pendant ces deux ans de chantier, je me suis plutôt consacrée à l'habitat, j'ai développé un savoir sur les pierres locales, les carrières locales, les tailleurs de pierres, les gens qui travaillent là-dedans. Maintenant, j'ai envie de comprendre un peu mieux la nature. C'est quand même l'intérêt d'être ici (04LIMBOVM). Je sais que ma grand-mère ramassait plein d'herbes, elle faisait des salades avec. C'est pour ça queje m'étais inscrite à cette sortie (04REISCHL). Un autre thème qui sera approfondi en fin de parcours, mais que j'aborde dès maintenant parce qu'il concerne particulièrement les salades, est celui de la propreté. On sait que c'est l'un des grands inconvénients de ces plantes, consommées crues, et qui peuvent transmettre à l'homme, si l'on n'y prend garde (soit en veillant à l'endroit où on les récolte, soit en les lavant très minutieusement), de graves maladies. Ce problème, étrangement, n'est évoqué que par deux personnes, et de manière plus ou moins sous-entendue (voir plus-haut 04SÈOTURC et plus bas 04SVJWATT). Par, contre certains notent systématiquement, dans le domaine des salades comme dans d'autres, les problèmes de pollution ou de pipis 40 Deux informateurs emploient ce mode d'apprentissage, tout en notant bien qu'il a ses limites, mais que, faute de mieux, le livre et ses dessins présentent aussi des avantages. 41 Je reviendrai en dernier chapitre sur ces deux derniers thèmes, qui appartiennent aux motivations de cueillette. -25- de chiens, qui les dérangent plus que celui des moutons. On les connaît un peu mais on a un problème. On est à côté d'un champ de lavande et l'agriculteur met des produits. Alors, dès qu'il est passé, au mois de mars, on ne peut plus cueillir. Il y a la doucette, le pissenlit... Le problème avec la roquette, c'est que soit ça pousse dans les vignes où on met des produits, ou au bord de la route où les chiens font pipi. C'est vraiment un problème, les animaux (04SIMDEWD). Comme les pissenlits, que je ramasse quelquefois, mais plus très souvent, parce queje me méfie des chiens. Les orties, je vois où ça pousse, je peux les ramasser, mais je le fais deux fois par an, c'est symbolique (04MOSDESD).

Dans ces salades des champs, c'est le goût qui attire d'abord dont l'amertume et la sauvagerie séduisent ces (souvent) anciens citadins. Deux mentions seulement sont faites par les nouveaux habitants, de leur vertu dépurative42. Je les aime. Et je sais qu 'au printemps, les salades sont dépuratives. Et je les adore. Il y a de grandes différences de goût (04SEOTURC). Je ramasse les salades, pour les manger, je les aime bien... Il y a aussi le plaisir du goût, parce qu'une salade des champs, j'adore ça. [Vous trouvez que c'est meilleur que la laitue ?]. Nettement. Le goût. Et les laitues sont poussées aux engrais. Les salades, il peut y avoir des moutons qui sont venus faire pipi dessus, et ça peut être plein de microbes, mais il y a quand même le goût et surtout ce plaisir de chercher (04S VJWATT). On attendait la salade pascale avec impatience, avec les pissenlits, les oeufs durs, les anchois. Maintenant, les premiers pissenlits, ce n'est plus une tradition. [Vous savez pourquoi, cette tradition ?]. Je ne sais pas trop. J'aurais tendance à dire, c'est le début du printemps, il y a un côté épuration (sic) par cette petite plante qui commence à pousser, il y a beaucoup d'oeufs. Les anchois, je ne sais pas, on va dire, c'est un transfert de technologies [Rires] (04LIMBOVM).

Les fleurs décoratives. De nombreuses fleurs sont utilisées pour rendre belles et appétissantes les salades estivales et printanières, sauvages ou cultivées, sur les tables des nouveaux habitants. On en parle souvent (29 données, plus de 6% de l'alimentation) et la liste que j'en ai établi ci-après montre bien la variété et le succès de cette pratique. Poussent sauvages dans la région la plupart de ces neuf plantes. Deux seulement doivent être cultivées, la capucine et le souci. Ce dernier se ressème très facilement et s'échappe souvent des jardins, mais c'est quand même l'espèce cultivée qui est employée pour cet usage; il est en effet très improbable que des informateurs se servent du souci sauvage, aux capitules beaucoup plus petits. Les fleurs de bourrache sont citées 8 fois, six informateurs consomment au présent ses étoiles bleues, et deux en ont entendu parler. La mauve a aussi ses adeptes (5) qui cueillent ses jolies fleurs43 mauves. Celles de la capucine (3), de la violette (1), du souci (3), de la pensée sauvage (1), de la pâquerette (1), de la primevère (1) et du coquelicot (1) 42 Rappelons que la consommation des salades des champs amorce souvent, dans la société traditionnelle, la cure dépurative de printemps. 43 On a déjà vu ses feuilles dans les salades sauvages, on les verra plus loin parmi les "herbes" cuites. -26- se parsèment en touches orangées, rouges, jaunes ou violettes, dans le vert dominant des saladiers. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que les salades quotidiennes des informateurs sont multicolores. Si une ou deux informatrices jettent régulièrement des fleurs dans leurs entrées quand des invités sont là, il semble bien que pour les autres, ce soit plutôt une fois de temps en temps, quand elles y pensent, quand le jeu les tente (on sait comment la cuisine jour après jour peut devenir routinière, et les nouvelles rurales n'y échappent pas). J'aime préparer des plats, bien sûr qu'ils soient bons, mais j'aime aussi qu'ils soient beaux. J'aime décorer. Je mange aussi des fleurs et des feuilles de capucine. Je ne les ai pas trouvées sauvages, j'en ai semé dans mon jardin. J'aime décorer avec ces fleurs, elles sont tellement jolies. Je mets aussi pour la décoration, des fleurs de pâquerette (elles sont blanches, avec au milieu un bouton jaune) (04FORSTOS). Le souci, je l'utilise dans les salades (04OPPKREH). Les fleurs de mauve, je les mets souvent dans la salade, mais je me suis aperçue que mes invités les enlèvent. Alors, maintenant, je les présente à part, sur la table. Je ne les mets plus dans la salade, parce qu'ils ne savent pas, ils craignent (04SEOBENR). La primevère, je l'utilise aussi. On en a pas mal, on peut la faire en salade, aussi bien les feuilles que les fleurs. La bourrache, aussi. Je ne connais qu'un endroit, par ici, c'est sous le petit village de Lurs, en montant. C'est une belle fleur. J'ai essayé de la déraciner pour la mettre ici, mais elle n 'aime pas, elle est morte44. C'est bon dans les salades, et c'est joli, en plus. Pour épater les clients, de temps en temps, j'utilisais les fleurs, parce qu'il y a très peu de gens qui mangent des fleurs. Sur une salades verte, composée de différentes sortes de feuilles, je mettais des feuilles de mauve, de pissenlit, des mariages de feuilles différentes, et je mettais quelques fleurs dessus pour faire joli. C'est tout bête, mais les gens qui viennent de la ville sont épatés (04SIGGENN).

Les informateurs, parmi ceux qui se souviennent de la provenance de cette pratique, ne parlent jamais des gens d'ici. Ils peuvent évoquer parfois le "mesclun" de la Côte, cette salade composée de différentes feuilles, à l'origine sauvages45. Il est maintenant largement cultivé, et en dehors de son lieu de naissance. On trouve même des mélanges de graines à semer dans les potagers. Mais ce mesclun fait plutôt partie des modes introduites dans le pays par les néo-ruraux. Il semblerait que la bourrache ait été ajoutée aux salades en Belgique, si l'on en croit une informatrice belge qui a elle-même conduit des enquêtes

44 Ce qui n'est pas étonnant, c'est une annuelle. Mais on peut remarquer que l'informatrice donne ici la situation de la plante, dans le village près duquel elle habite, ce qui prouve un regard intéressé, sinon une recherche délibérée. Les données sur le milieu où pousse une plante, et sur la perception de l'un et de l'autre, sont disséminées tout au long des entretiens avec les nouveaux habitants rencontrés, tout en étant rarement aussi précises. C'est pourtant avec elles qu'on peut repérer une connaissance approfondie de la flore et d'une manière générale, d'un environnement. Ces remarques étaient couramment exprimées par les personnes âgées du Luberon, qui faisaient d'une plante, et de son milieu, des descriptions remarquables par leur justesse et leurs détails. 45 H s'agit ici soit d'une confusion, soit peut-être d'une extension d'un terme, le mesclun, qui désigne au départ une salade de feuilles mélangées, et qui se retrouve, dans l'esprit des informateurs, garnie de touches colorées des fleurs. -27- ethnobotaniques dans son pays46 (mais est-ce vraiment une coutume de là-bas?). La capucine, elle, vient du Pérou. On la plante en ornementale dans les jardins d'où elle s'échappe de temps en temps. Même, dit une informatrice, au Maroc, on avait beaucoup de capucines qui poussaient, comme du chiendent (04MOSDÉSD). Les amateurs de cette plante, qui apprécient la beauté de sa fleur en salade ou en palissade, ont essayé de l'acclimater ici, avec des résultats divers, mais pas réellement probants. Tous les ans j'essaie d'en mettre dans mon jardin, mais elles poussent très tard. C'est magnifique, j'adore la capucine (04SIMDAVP). J'en ai fait pousser, ça pousse bien , mais j'en ai vu des plus jolies. Elles étaient un peu déplumées, peut-être parce que je les ai mises en graines. C'est plus difficile. J'en rachèterai, ça dure longtemps. C'est plein de pucerons, mais en même temps, s'ils sont là, ils ne sont pas sur les rosiers (84SATBELK). La fleur décorative de salades est le type même d'un savoir livresque, qui se transmet entre nouveaux habitants. Il n'y en a pas d'exemple au niveau traditionnel régional. Très rares sont les personnes âgées autochtones qui l'utilisent47, et il semble qu'elles suivent à ce moment là une mode introduite par les "étrangers", ou par les livres. Car les savoirs peuvent se diffuser aussi dans ce sens là, de nouveaux habitants à autochtones, même si ce sont des cas relativement rares48. Il y a Jacqueline P., aux Orner gués. J'avais fait une salade, elle l'avait parfumé avec des fleurs de violette. Jacqueline, ça fait 25 ans qu'elle est là (04SVJWATT). Ma fille rajoute des fleurs de bourrache, de pensées, elle fait des mélanges, le mesclun, comme on appelle (04FORSAVT).

Les "herbes" cuites. Je regroupe dans ce paragraphe tous les végétaux qui se mangent cuits, dans un plat salé49. Cela regroupe 61 données, soient 13% de l'aliment. Neuf plantes sauvages, dont huit poussent dans la région, sont parfois récoltées et consommées, 45 Je me rappelle vaguement qu'il y avait une bonne femme qui en mettait dans ses salades. Les gens devaient la manger en salade. Je l'ai fait peut-être (04DAUDOTG). 47 Je mange la pimprenelle, ça donne un petit goût de noisette, la pâquerette, le pourpier, c'est drôlement bon (je l'ai lu et je l'ai essayé). La pimprenelle et la pâquerette, on la ramassait quand on ramassait la salade des champs. Les fleurs de capucine aussi, on les mangeait en salade, dit Mme V., de Bras d'Asse (Enquêtes 95/96). 48 Cela se passe parfois, même si c'est assez rare. La personnalité des autochtones rencontrés est alors déterminante quant à la possibilité de telles transmissions : et puis les paysans sont têtus avec ça, avec l'alimentation en général. Même, tu leur fais goûter une espèce de courge, c'est pas évident. Alors, les champignons! Ça m'est arrivé de leur apporter des choses nouvelles de mon jardin. Mais ils ont des habitudes alimentaires, je crois plus les paysans que les citadins qui sont prêts à découvrir des choses différentes. On ne peut pas leur faire manger des litchis ou des papayes, comme aux Parisiens. Ils n'ont pas le goût de l'exotisme. Ça m'est arrivé avec plusieurs paysans. [Même des gens plus jeunes ?]. Oui, même (84GOUMORC). Quand on se voit, avec Rosette A., on en parle, et j'aime bien l'écouter, parce qu'elle a un certain savoir. Je lui ai passé aussi, des livres. Par exemple, j'ai un livre sur se débrouiller tout seul dans la nature, où il y a des recettes pour laver son linge avec de la cendre, par exemple. Elle, ça l'intéressait, parce qu'elle savait que ça se faisait, de ses parents, mais elle ne savait plus les proportions. Un jour, j'étais montée à Paris, et je lui avais laissé au moins quatre livres (84SATBELK). 49 Pour les plantes à confitures et desserts, voir plus loin. -28- plus ou moins régulièrement, avec plus ou moins de bonheur (asperge, poireau, ortie, pissenlit, mauve, etc.). Ce chapitre comprend en outre les boutons de fleurs en succédanés de câpres (4 en tout). En entrée, une plante dont on ne consomme pas les feuilles, mais seulement les turions : l'asperge sauvage. J'ai dû souvent poser la question lors des enquêtes, parce que très peu de personnes en parlent spontanément, encore moins que du poireau sauvage ou de l'ortie. Six personnes ne la connaissent pas, n'en ont jamais mangé. Quatre la connaissent par des amis, ou des voisins qui leur en ont donné, mais ils ne la ramassent pas. L'un des témoignages est évocateur de la distance qui peut séparer parfois l'assiette de la plante à l'état naturel, du réel apprentissage que requiert le fait de cueillir et de tous ses pièges, comme nous l'avons déjà vu pour les salades sauvages. Cela peut prendre du temps, et l'on ne s'improvise pas, du jour au lendemain, expert en plantes sauvages comestibles, malgré une bonne volonté manifeste. On fait la mesure aussi du gain de temps que représente le fait d'être accompagné par une personne autochtone, ou en tous cas, qui connaît, comme cela se passait très naturellement dans la société traditionnelle entre les parents, ou les grands-parents, et les enfants. Je ne connais pas très bien, parce que, finalement, je me demande, on les cueille avant que la tige soit verte, comme Vasparagus. Des fois, je vois de Vasparagus, avec une petite tige qui est verte, que je cueille en pensant que c'est ça, l'asperge sauvage. L'autre jour, j'étais avec le père de Line, et il trouvait des asperges sauvages qui étaient droites, debout, à côté du bois. C'est plutôt ça, hein ? Mais j'en ai déjà ramassé et fait cuire, c'est bon, la petite pousse. [C'estpas trop dur ?]. Si tu prends vraiment le bout, non, c'est pas dur. Je fais une omelette. [Il les a ramassées devant toi ?]. Oui, elles étaient droites, comme les asperges poussent, avec la tête en haut, alors que moi, je ramassais le bout du bois. [En fait, les asperges sauvages, tu en a entendu parler comment ?]. J'en ai vu sur le marché, et toujours par cette amie, Anne-Marie, de Saignon, qui est une très très bonne cuisinière, et qui connaît assez bien les plantes, surtout pour la cuisine. C'est elle qui m'en a parlé, qui me les a montrées; mais elle ne m'a pas vraiment bien montré, elle m'a dit, "ça, c'est les asperges sauvages", et j'ai pensé que c'était le bout (84SATBELK). Si peu de nouveaux habitants disent ramasser encore l'asperge sauvage (seulement 3), d'autres, plus nombreux (6), en ont fait la récolte auparavant, en particulier quand ils vivaient dans un lieu plus propice. Car c'est vrai, et plusieurs le notent, l'asperge sauvage n'est pas très courante dans la zone d'enquêtes. Elle a besoin de davantage de chaleur et de soleil. Les informateurs qui ont habité les Alpes Maritimes, l'Aveyron ou Marseille, parlent de leurs cueillettes d'alors. Quand ils ont l'occasion d'y retourner, certains renouent avec cette ancienne pratique. Mais ils ne feront jamais beaucoup de kilomètres pour aller la chercher. Même pour ceux qui la ramassent au présent, c'est toujours à l'occasion d'une balade qu'ils la cueilleront s'ils la rencontrent, mais ils n'en font pas un but, comme pour les champignons. Ainsi, les personnes originaires de Marseille ne se rendent plus dans les Calanques pour les y chercher. J'en ai surtout ramassé, des asperges sauvages, dans les Alpes Maritimes. Ici, il y en a moins. Je ne fais jamais de grosses récoltes, je ne connais pas

-29- d'endroits à asperges sauvages. J'adore ça, mais je ne ferais jamais la démarche défaire des kilomètres pour en trouver (84GOUMORC). On en trouve par ici. On ne prend pas la voiture pour aller les ramasser, non. Mais en cette saison, quand on passe en voiture à proximité d'un endroit où on sait qu 'il y en a, on va voir (04CARBARV). Des asperges, il y en avait à Viens, non pas chez nous, mais de l'autre côté du village. C'est beaucoup plus sablonneux, et il y en a (04SIMMUTS). Les asperges, je les ramasse s'il n'y en a pas qui sont passés avant moi. Il y en a beaucoup autour de Marseille, il faut repérer quand ça a brûlé, dans les vallons. Quand je fais des randonnées autour de Marseille, je suis avec des personnes qui sont intéressées, alors on s'arrête. Mais bon, c'est pas au point d'en faire des orgies (04SEOBENR). [Ça ne vous dit pas de retourner à Marseille, pour aller en chercher ?]. Oh non. Si j'étais sur Marseille et queje sois dans la colline au printemps, je suis persuadée queje chercherais. Le plaisir de trouver (04SVJWATT). Cette personne, quand elle habitait Viens, allait donc en chercher "de l'autre côté du village". Elle vit maintenant à Simiane, et n'y retourne plus. Se précise ainsi le fait que la cueillette d'asperges se fait plutôt dans l'occasion d'une promenade. Elle constitue rarement son objectif. Les personnes qui ne vivent pas proches d'un coin à asperges, ne pourront en trouver que lors d'une balade un peu plus éloignée de chez elles. C'est donc la distance qu'elles sont prêtes à effectuer dans le but d'une simple promenade qui déterminera si elles en ramassent, ou pas. Ainsi, une informatrice de Forcalquier en a ramené de Saint Saturnin d'Apt, bien plus éloigné de son lieu de départ que ne l'est Viens de Simiane. Les asperges sauvages, je savais qu'il y en avait en France, mais je ne les connaissais pas. Et c'est cette amie qui habite à Manosque, pendant une balade, elle me les a montrées et me les a faites goûter. J'ai trouvé ça très bon. J'aime beaucoup les asperges, mais là, j'ai trouvé ça plus doux, ça a vraiment un goût, on a l'impression d'avoir la colline sur la langue. Elle l'avait fait en omelette, et moi aussi. Et puis avec une copine, on en a trouvé deux grosses poignées, on a fait une tarte avec. C'était dans les alentours de Forcalquier et une fois, on a fait une balade vers St Saturnin les Apt, et on en a ramassé en grandes quantités. C'était une tarte avec de la crème fraîche et des oignons. Et puis une fois, toute seule, j'en ai ramassé, et encore chaudes, je les ai ajoutées à la salade (04FORSTOS). Si l'asperge se mange principalement en omelette, et par une seule informatrice, crue, sur place, ce que raconte Mlle S., de Forcalquier montre comment on peut exercer sa créativité. Mais c'est la seule à évoquer de tels essais. Certains l'adorent, comme elle. D'autres n'en font pas grand cas, ou surtout, considèrent que le plaisir de les manger ne vaut pas le temps passé à les chercher, les ramasser et les préparer. Je n 'ai pas le temps défaire mon marché dans la nature (04SIGGENN). Je pourrais les ramasser, mais je trouve que c'est beaucoup de travail pour pas grand chose, parce que c'est très fin, il en faut énormément pour avoir un plat. Je suis un peu paresseuse (04REISCHL). Et puis, comme pour les salades, il faut un oeil expert, qui s'habitue peu à peu à voir cette tige cachée dans la broussaille de la plante-mère, et dont la beauté

-30- est évoquée par une des informatrices, qui notait déjà, pour elle, le côté esthétique que revêt la recherche de salades. C'est beau, une asperge qui sort de terre. Il y ala touffe de V ancienne plante, et puis au milieu, cette petite hampe, c'est très joli. Il faut arriver au bon moment (04REISCHL). Dans les groupes, j'ai remarqué qu'il y a toujours des personnes âgées qui les voient, qui ont une grande habitude, l'oeil qui repère. Il y en a qui sont plus forts que moi (04SEOBENR). Quand j'étais gamine, à Château Gombert, le boucher avait une petite colline, pleine de pins. Il y avait des asperges sauvages. On avait une amie, quand elle venait, elle ramassait tout. Ma mère nous disait, "allez vite ramasser les asperges, avant qu'elle arrive". On y allait, on ramassait, elle y allait après nous, elle revenait avec un paquet d'asperges. Elle avait l'oeil, elle aussi (04SEOTURC). Des descriptions, en général succinctes, des milieux où on rencontre l'asperge parsèment le discours des informateurs. On a pu les repérer dans les témoignages cités. On y rencontre aussi quelques évocations nostalgiques d'un temps où l'asperge, tout comme le champignon mais dans une moindre mesure, s'offrait en abondance, restait loin des modes qui en ont suscité le saccage. Des asperges sauvages, il n'y en a pas ici. Dans les Calanques, oui. Quand on est à Marseille, on va marcher à Lumigny, on allait aux asperges. Mais maintenant, il n'y en a plus, elles sont ravagées (04MOSBLAJ). Ce qui les déboussole (les gens d'ici), ce qui les rend un peu plus hargneux, c'est qu'il y a des gens qui sont venus d'ailleurs, qui se sont intéressés à ces collines qui sont finalement pauvres, c'est pas des terres grasses... Petit à petit, ils se rendent compte qu'il y a des gens qui viennent, qui cueillent et qui en font commerce (04FORMEYS)50. C'est essentiellement par les gens d'ici51 que les nouveaux habitants ont connu les asperges sauvages, ou bien par leur famille, quand celle-ci était originaire du coin. Sept sont dans ce cas là. Deux personnes seulement disent les avoir connues grâce à d'autres nouveaux venus. Les asperges sauvages, on en ramassait beaucoup autour de Marseille, avec mon père. Dans les collines. C'était une recherche, ça, au printemps (04SVJWATT). Voir aussi plus haut 04FORSTOS et 84SATBELK. L'ortie. Les informateurs l'ont bien repérée, et pour cause : on ne peut guère la confondre

50 Je rapproche cette citation de ce qui m'a été dit dans les enquêtes en Luberon : ici, on les mangeait beaucoup. Il y en avait beaucoup. Maintenant, il y a beaucoup de personnes qui viennent en chercher. Dans les restaurants, on trouve au menu n omelette d'asperges sauvages9... Quand je partais avec une musette, je la ramenais pleine. On faisait presque un repas d'asperges, avant, se souvient M. M., qui a toujours vécu à Vitrolles (84). 51 Ou bien, plus largement, par les autochtones des régions où l'apprentissage a été fait. Par exemple, c'est une personne aveyronnaise qui les a fait connaître à M. D., alors qu'il vivait là-bas. Les fils de savoir s'embrouillent vite en écheveau inextricable, se perdent dans l'expérience de vie, s'effacent au cours du temps. Il est alors difficile d'être sûr des origines de ce savoir. -31 - avec une autre plante. Pour ceux qui en ont parlé (14 personnes52), c'est une évidence qu'elle est comestible. Elle se laisse manger en potage, seule ou en mélange avec d'autres légumes, crue en salade (voir plus haut), et en tartes. Tous, à une exception près, l'ont déjà goûtée, cuite, chez des amis venus d'ailleurs comme eux, ou l'ont essayée à la maison. La majorité d'entre eux sait donc qu'on peut consommer l'ortie —-certains même l'ont cuisinée avant, car ils viennent de régions où elle est plus abondante—, mais n'en a pas, ou plus, la pratique (11), et cela pour diverses raisons. D'abord, parce qu'on ne la trouve pas facilement; et puis parce que, quand on n'a pas une plante sous les yeux ou à chaque pas, on a tendance à l'oublier; et aussi parce qu'au printemps, au moment de la cueillir, on est trop occupé dans son propre potager. Je l'ai eu ramassée, pour faire du potage. C'était en Ardennes, ça se faisait. Je ne Vai pas refait depuis queje suis ici (04DAUDOTG). On en fait des soupes, de V ortie. Moi, je n'en ai jamais fait, parce qu'il faut le cueillir jeune. Mais j'en ai mangé souvent, chez des amis, dans le Jura, c'est très très bon. J'aurais dû le refaire, mais je n'y pense pas. A chaque fois, je me dis que je le referai, quand il y aura de petites orties, mais j'oublie (04SAURIVF). Je ne fais pas la soupe d'ortie. Je pourrais, si j'avais le temps... Les orties poussent quand il y a énormément de travail dans le jardin, alors je ne peux pas. Parce que j'adore, au début du printemps, toutes les petites pousses, c'est comme un renouveau, on sent que ça fait du bien, peut-être les vitamines. En Angleterre, les gens qui s'intéressent aux plantes, faisaient de la soupe d'ortie. Mon papa en faisait. (04SIMDEWD). C'est très rare, ici. J'ai des amis qui en font des tartes, très bonnes. Quelqu 'un pas d'ici (84GOUMORC). Pour deux personnes seulement, la soupe d'ortie est une réalité actuelle, une ou deux fois par an, dans le meilleur des cas. Elle n'est pas suffisamment appréciée des informateurs pour les attirer à des kilomètres de chez eux53. Si elle pousse assez proche de la maison, elle a plus de "chances" d'être coupée et passée à la casserole. Par contre, une amateur l'a ramenée chez elle, l'a accueillie dans son jardin, à ses dépens. L'ortie, j'en ai beaucoup, ici. Je mélange un peu, dans la soupe; mélangée avec des feuilles de radis, des fanes de carottes, des salades. Je l'ai faite toute seule aussi, mais vraiment, je n'aime pas, c'est difficile à passer (04SEOBENR). La soupe d'ortie, je la fais de temps en temps. A un moment, j'aimais bien; et là, j'ai planté un ou deux plants d'ortie, parce qu'il n'y en avait pas, près de la maison. Et pendant des années, elles sont restées sagement dans leur coin. Et puis il y a eu ces années pluvieuses, ça s'est répandu. Maintenant, 52 Malheureusement, je n'ai pas posé la question à chacun. Mais on peut supposer que d'autres n'ont pas forcément pensé à l'évoquer, parce qu'ils n'en ont pas un usage régulier. Il faut aussi dire que l'ortie ne peut pas être considérée, dans le pays, comme faisant partie de l'environnement familier, elle n'y est pas très courante, comme elle peut l'être dans des régions plus humides. Par contre, comme la plupart des informateurs viennent du nord, ils l'ont souvent connue avant leur installation ici. 53 Beaucoup aimerait aussi essayer de fabriquer le purin à base d'orties, mais si elle ne pousse pas aux environs, cela en décourage plus d'un. Là encore, plus une plante est voisine, plus elle a des chances d'être proche dans la vie de l'homme. C'est ce qui ressortait nettement des enquêtes auprès des gens âgés du Vaucluse. Même avec les facilités de locomotion accrues, on retrouve la même préférence. -32- chaque année, il faut se taper des journées d'arrachage d'orties, c'est une invasion, c'est épouvantable, on n'arrive plus à s'en débarrasser. Alors du coup, je n'ai plus envie défaire la soupe d'ortie. C'est bon, c'est aussi bon que la soupe de cresson (04OPPKREH). La soupe d'ortie est dans "l'air du temps", c'est-à-dire qu'on ne sait plus vraiment d'où on la connaît. Aucun informateur ne l'a apprise par quelqu'un d'ici. Pourtant, l'ortie est traditionnellement consommée dans la région54. Mais une seule personne originaire du pays l'évoque. Elle ne l'a jamais goûtée, mais en a entendu parler par une nouvelle habitante. Certains, comme elle, l'ont découverte grâce à d'autres néo-ruraux. Deux femmes se rappellent avoir vu l'ortie préparée en potage par un membre de leur famille, la tante de l'une, le père de l'autre. Mais il semble bien que, pour la grande majorité, les informateurs soient venus ici avec ce savoir niché dans leur mémoire inconsciente, sinon avec la pratique régulière. Ou bien ils ont déménagé avec des livres qui l'expliquent. Car l'écrit est le lieu où l'on puise le plus facilement l'idée et la recette de la soupe d'ortie. Quatre personnes le disent explicitement. Mais même s'ils ne se souviennent pas forcément que le point de départ est la recette d'un livre, c'est probablement le cas pour d'autres informateurs. On fait la soupe. Qui nous a dit ça ? Je ne sais plus. Ça doit être sur un bouquin, j'ai des bouquins de cuisine (04SIMRIDB). On a une recette de soupe d'ortie, dans le recueil, que je n'ai jamais faite (04SVJWATT). Je sais qu'on peut faire de la soupe avec, j'ai toujours eu envie d'en faire, mais je n'ai jamais eu l'occasion. Je l'ai lu aussi sur le livre (84SATBELK). Le poireau et l'artichaut sauvages. Même s'il est courant dans les prés et les vignes au printemps, le poireau sauvage {Allium polyanthum Schultes) est en fait assez peu récolté par les nouveaux habitants. Deux informateurs en ont mangé par le passé, et cinq le consomment à l'heure actuelle. Ce qui ne veut pas dire qu'ils en font la base de leur alimentation, loin s'en faut, ni même qu'ils le ramassent chaque année, mais c'est une possibilité connue d'eux, évoquée sur un mode léger. On le sert en vinaigrette, très simplement. Seule, une personne l'a goûté chez une amie qui l'avait fait "confit, cuit très très longtemps". Ce légume sauvage n'inspire jamais de grands discours lyriques, même si une informatrice le préfère à l'asperge, parce qu'il est plus abondant, et plus proche. Cette personne, pour qui il est impossible de voir mourir une plante —son jardin s'est peu à peu transformé en Société Protectrice des Plantes (SPP), elle y recueille tous les végétaux en perdition, et les y fait revivre—, a parsemé sa pelouse des petits bulbes collés à la plante-mère, arrachés en même temps qu'elle. Le poireau sauvage prolifère ainsi à proximité d'une pivoine sauvée des travaux ou d'hibiscus malades, qui étaient destinés à la décharge. Mais ce n'est pas dans son jardin qu'elle va prélever les poireaux quand elle en veut. 54 Les informateurs du Luberon en parlent, mais la pratique a, semble-t'il, complètement disparu. Elle était assez courante pendant les temps de vaches maigres de la guerre, faisant écho à des disettes plus lointaines. Mais au cours de ces enquêtes, la part d'un savoir récent n'était pas négligeable : ils ont pu goûter la soupe d'ortie dans des restaurants au cours d'excursions plus ou moins lointaines (Gers, Aveyron), en lire la recette et les bienfaits dans un livre, en entendre parler par d'autres personnes, en particulier des néo-ruraux. Ainsi, M. J., à Mérindol, a entendu dire il y a peu de temps, dans les années 68, qu'on pouvait manger l'ortie. Il paraît que c'est bon. Les jeunes en mangeaient pas mal. J'en ai goûté deux fois, je n'en ai pas raffolé, je trouve qu'il y a meilleur ailleurs. -33- Quant à l'artichaut sauvage (Carlina acanthifolia AIL), trois mentions en sont faites au cours des enquêtes, deux informateurs ayant eu l'occasion de le ramasser et de le goûter. Ce sont des expériences anciennes, et personne ne le ramasse plus55. La première est évoquée par une personne qui vient depuis 30 ans dans le pays (elle y vit six mois par an). L'artichaut sauvage, je l'ai découvert ici, au Contadour. Je ne savais pas ce que c'était. C'était il y a un paquet d'années. Je vois un berger, qui, à coup de pied, même pas au couteau, il les sortait. Il fallait avoir de grosses chaussures. Ça m'a intéressée. Il m'a dit, "C'est l'artichaut sauvage". "On peut le manger?". "Et bien sûr!". C'est grâce à lui que je l'ai connu (04SEOBENR). Après cette découverte, elle y est retournée une fois. Mais elle note aussi que, même si elle en a fort apprécié le goût, maintenant elle ne le ferait plus, parce qu'elle sait que c'est interdit. La deuxième donnée relative à l'artichaut sauvage est encore plus ancienne. Elle est émise par un homme qui a passé toutes les vacances de son enfance dans le pays (il y est revenu au moment de sa retraite). C'est ce temps qu'il évoque. Ah, les "chardouilles", ça, c'est un grand souvenir avec mon père56, quand on allait à Lure. Il y en a beaucoup. Ces chardouilles qui sont affreusement piquantes, mon père sortait son couteau, c'était délicieux. On les mangeait nature, sur place, en enlevant tous les piquants. C'était comme ça, en passant. Il n'en a jamais ramené, pour les faire cuire. On le respectait.... C'est gaspiller la nature. Une fois de temps en temps, pour s'amuser, pour goûter l'artichaut sauvage (04BEVDAVP). Les autres herbes cuites. Dans cet usage d'herbes à cuire, quatre plantes sauvages régionales ont encore été citées par les nouveaux habitants rencontrés. Trois autres ont un statut un peu différent, parce qu'elles ne sont pas spontanées dans les Alpes de Haute-Provence : — la vraie roquette (voir la note 27), est semée pour la salade, mais elle a été essayée cuite par une informatrice, qui l'a appréciée. -— la vigne de Mme F. a été plantée, moins pour le raisin, que pour en faire des feuilles farcies à la mode arménienne. Sa mère en installait une dans leur nouveau jardin, après chaque déménagement, près du rosier à confiture. Cet indispensable culinaire arménien, avec le pourpier, suit la famille dans tous ses déplacements. — la bette maritime, a été rencontrée par une informatrice lors de l'une de ses excursions en allant vers Toulouse, alors qu'elle était avec le père d'une amie, ancien berger au Maroc. Il la lui a montrée, ils l'ont cueillie et préparée ensemble en gratin. Du fait de la nouveauté de la rencontre avec cette plante qu'elle a trouvée bonne, l'informatrice m'a racontée longuement et la découverte in situ, et sa préparation, et m'a dit la chercher par ici. Le pissenlit, la mauve, le pourpier et l'oseille ont servi et servent parfois 55 Rappelons que c'est maintenant une plante protégée, interdite de cueillette, du fait de sa raréfaction. Dans la société rurale traditionnelle, on en mangeait le "coeur", comme l'artichaut cultivé, c'est-à-dire le réceptacle charnu, blanchi d'abord puis ajouté à l'omelette. Hie a été aussi abondamment ramassée comme ornementale et protectrice, et pour sa fonction de baromètre. Ces cueillettes massives, associées à la raréfaction des troupeaux, qui entretiennent les milieux favorables à cette plante, ont entraîné dans certains endroits sa quasi-disparition. 56 Lui-même originaire d'ici. -34- encore à des plats rustiques qui, s'ils enchantent les informateurs par leur nouveauté et leur originalité, plus que par leur goût, n'en sont pas pour autant renouvelés. Une recette de gratin de pissenlit a été donnée, au cours d'une enquête sur la cuisine régionale57, à l'une de "mes" informatrices de la vallée du Jabron, par quelqu'un du pays. Elle me l'a communiquée intégralement, en la lisant sur le livret qu'elle était allée chercher. Voilà le cas d'une transmission tout d'abord directe, d'un autochtone à un nouvel habitant, médiatisée par la suite. La mauve58 n'est consommée en aliment cuit par aucun informateur. Deux personnes l'ont pourtant évoquée, l'une parlant d'une amie Israélienne en visite chez elle, ayant à cette occasion cuisiné de la mauve qu'elle avait trouvée au jardin. Elle a cuit ça avec des oignons, elle a fait un plat de légumes, délicieux. Je ne l'ai pas refait, mais éventuellement, je le referai (04OPPKREH). L'autre en a mangé au Maroc, ils la cuisinent beaucoup, cuite, chaude ou froide... Là-bas, ils la soignent pour développer la feuille, justement. Elle a des belles feuilles. Je ne veux pas les cultiver plus, parce que déjà, c'est embêtant dans le jardin (84GOUMORC). Il n'a pas réitéré l'expérience chez lui. Avec le pourpier, le cas est encore différent. Chez M. et Mme F., d'origine arménienne, la tradition familiale perdure, et la consommation de pourpier, cru ou cuit, tient lieu d'identité culturelle (Voir le chapitre sur les salades sauvages 04SIMFRAO). Une autre informatrice raconte aussi comment, alors qu'elle était enfant, elle a vu sa grand-mère, réunionnaise de naissance, cuisiner l'amaranthe59. Par contre, ma grand-mère connaissait beaucoup de plantes. Elle faisait une cuisine de plantes sauvages, et je regrette vraiment, je n 'ai pas apprécié à l'époque. Je sais, il y en a beaucoup queje crois reconnaître, mais je ne suis pas sûre... Elle disait, la pariétaire. Quand je vois ce que c'est la pariétaire, je n 'ai pas du tout envie de la manger. [Elle la mangeait ?]. Oui, mais je pense que ce n'était pas ça. Je pense qu'elle appelait pariétaire une autre plante. Je me rappelle très bien du nom qu 'elle donnait, et de la façon dont elle la cuisinait. Mais je ne reconnais pas la plante. Elle appelait ça des "brèdes", c'était toujours le même principe. La base, c'est toujours de l'ail, de l'oignon, des tomates, et la verdure qui à mesure, rend son jus. On ne met pas d'eau, on laisse cuire à petit feu. On met du gras, mais on peut le faire sans gras. [Et la verdure ?]. C'était des plantes de la Réunion, après, elle a dû adapter en venant ici. Là bas, dans la base, il y a toujours du gingembre, du piment, ce plat était assez relevé, avec du riz blanc à côté. La verdure, c'était souvent des plantes sauvages, des fois achetées, mais elle ramassait des herbes. Quand on était gosse, il y avait un jardin. Le nom, elle disait le 57 qui a d'ailleurs fait l'objet d'une publication. 587e mets des feuilles de mauve dans ma soupe des fois. J'avais lu sur le livre de Mességué que c'était bon pour le mal au ventre. Ça m'a fait du bien. Et les poireaux sont tellement traités III Les Marocains, ils la ramassent quand elle est bien belle et ils la font cuire comme des épinards. C'est très bon, c'est doux (Mme F., de Goult). C'est la seule mention que j'ai récoltée dans mes enquêtes en Luberon, de l'usage culinaire de la mauve. Si cette plante est traditionnellement une des herbes à cuire, son emploi est trop lointain pour parvenir jusqu'à nous, en tout cas dans le Vaucluse. Je peux supposer qu'il n'en est pas de même dans d'autres régions plus pauvres. "La soupe aux herbes sauvages" de Mme Carie en est la preuve. 59 Renseignements pris auprès de Patrice Cohen, anthropologue, auteur d'une thèse sur l'alimentation à l'Ile de la Réunion, il ne s'agit ni de la pariétaire, ni du pourpier, comme je l'avais supposé initialement, mais bien de l'amaranthe, utilisée d'ailleurs aussi en France, dans des usages similaires de feuilles cuites. Le nom utilisé en créole est bien une variation de "priater", "paillater", "pariétaire", etc. repris sans doute du nom français de la pariétaire, mais désignant une autre plante. -35- "priater", pariétaire, mais je ne suis pas du tout sûre (04SEOBENR). Par contre, il n'y a eu aucune mention, lors des entretiens avec les nouveaux habitants, relative à l'emploi des patiences en guise d'épinard sauvage {Rumex obtusifolius et R. pulcher), qui, si elles ne sont plus consommées à l'heure actuelle, l'étaient parfois de manière assez intensive autrefois. Nombreuses sont les personnes âgées qui s'en souviennent. Il semble qu'aucune personne parmi cette population récemment installée n'en ait entendu parler. Une seule donnée, très floue, se rapporte à un souvenir d'enfant d'une des informatrices revenue au pays. [En la lui montrant]. Oui, je connais cette plante, avec des grandes fleurs marron, comme l'oseille. Je ne la ramasse pas, je ne me souviens pas que ma grand-mère la ramassait (04CARBARV).

Quant aux boutons de fleurs qui servent de succédané de câpres, c'est-à-dire qu'on cuit au vinaigre, quatre plantes ont été mentionnées par les nouveaux habitants. La pâquerette, le pissenlit et la capucine sont utilisés ou ont été utilisés de cette manière par deux informateurs. La première qui en parle en préparait en Allemagne avant de venir ici. Le deuxième a tiré la recette d'un livre. Je fais aussi des câpres, (avec la pâquerette)/£/a/s cuire un peu les boutons, et aussi de capucine, dans du vinaigre avec de Veau. Ça se conserve et ça se mange comme des câpres. Ça aussi, je faisais en Allemagne (04FORSTOS).

La dernière informatrice, en évoquant les câpres que sa belle-soeur prépare avec les boutons de l'euphorbe épurge, a surtout insisté sur le fait qu'elle ne peut croire comestible une plante à laquelle elle est allergique.

Les confitures et autres douceurs. Il s'agit d'évoquer ici les plantes, fruits et fleurs, qui servent de base à la fabrication de confitures et de gelées, à la préparation de desserts ou de sirops, celles auxquelles on ajoute du sucre pour plus de douceur. C'est un domaine important dans l'usage du végétal par les nouveaux habitants. Nombreuses sont les données recueillies à ce sujet, 86 en tout, ce qui correspond à plus de 18% du domaine alimentaire. Les confitures constituent la grande spécialité de ce chapitre. Dans cette population de toutes origines, la différence culturelle se dessine nettement au sujet de leur consommation et de leur fabrication. Les informateurs français semblent souvent rester très attachés à ces préparations. Alors que, parmi les personnes rencontrées, les Anglais par exemple, s'ils sont fidèles à la "marmelade" d'oranges amères, ne fabriquent pratiquement aucune autre confiture. Et une informatrice allemande, qui est par ailleurs une spécialiste de préparations en tout genre, n'en fabrique pas du tout. Les confitures, ce n'est pas mon truc. J'aime quand on m'en apporte un pot, je ne réussis pas bien. Il me manque des idées, la patience. Ça m'est arrivé d'en faire quand quelqu^un m'a donné des fruits, mais pas avec la même patience, la même satisfaction que faire des choses salées, ou aigre-doux, ou alcooliques. C'est pas moi, c'est peut-être trop proche de l'ordinaire. En Allemagne, on en mange moins. Au petit déjeuner, on mange du fromage, fromage blanc, des tomates, du jambon, de la charcuterie. Je ne connais personne qui mange seulement des tartines de confiture (04FORSTOS).

-36- Vingt six personnes parlent des confitures et des fruits qui leur sont associés, mais aussi de leurs préférences, de leurs déceptions, des essais et des projets d'essais. Car, s'il y a, dans l'ordre du sauvage, les grands fruits classiques qui se proposent comme des valeurs sûres, d'autres moins connus essaient de se faufiler aussi. Pour qu'un fruit ait sa place en pot dans l'armoire à confiture des nouveaux habitants, il faut qu'il remplisse trois conditions essentielles : que la cueillette ne soit pas trop ardue, autrement dit, qu'il vienne en abondance et assez proche de chez soi, que la préparation ne soit pas trop longue, et surtout que le résultat final soit à la hauteur des espérances. Bien-sûr, ce sont des données très subjectives, mais c'est en regard de ces conditions particulières qu'un fruit sera recalé ou accueilli en pot sur la table du petit déjeuner. De nombreuses plantes se prêtent à la tentation du sucre. Ronce, églantier, sorbier domestique, cornouiller, sureau, pissenlit, framboisier, alisier, cognassier, figuier et prunellier offrent leurs fruits, et parfois leurs fleurs à ces confitures-maison. Certaines de ces plantes sont sauvages (ronce, sureau, etc), d'autres ont un statut intermédiaire de semi-sauvages, c'est-à-dire qu'on peut les trouver à l'état naturel dans la région, mais qu'elles sont parfois plantées au jardin60, ou simplement favorisées aux abords des maisons (figuier ou cognassier). D'autres poussent ailleurs, parfois assez loin en France, et même à l'étranger, comme la myrtille, la canneberge ou l'orange amère. C'est souvent par fidélité aux confitures d'enfance que certains informateurs parcourront des kilomètres afin de s'approvisionner en fruits inexistants dans la région. Quand j'étais petite, j'ai vécu en Suède, on allait aux canneberges. Ils en faisaient de la liqueur. Ça ressemble à l'airelle, il y en a en Suisse, je crois. C'est un peu acre, ils le servent avec de la viande, et ils en font des liqueurs. J'en ai ramené des États Unis, mais sèches. Je rêverais d'y aller à la bonne saison, pour en cueillir, en faire des confitures (04SIMMUTS). Quand je retourne en Lozère, c'est les myrtilles, l'airelle. C'est la même chose. Eux, ils appellent ça l'airelle. Il y a deux catégories, la rouge et la noire. L'airelle, c'est la rouge, la myrtille, la noire. Il y a les deux. La rouge est moins goûteuse, la noire, c'est le top. C'est fabuleux. J'y vais une fois par an... On a toujours un peu de famille, ça permet d'aller les voir. Et puis on a une maison familiale, ça fait un point de chute (04NOYBEYA). Deux dernières plantes encore, cultivées au jardin, sont citées ici parce qu'elles sont moins connues en confiture que pour d'autres usages. La tomate verte a quelques adeptes parmi les nouveaux habitants, et un rosier, planté exprès dans ce but par M. F., fournit les pétales à la gelée. Ce qu'on aime aussi, ce sont les pétales de rose en confiture. C'est nous qui la faisons, mais il faut des roses spéciales, des roses sauvages, en quelque sorte. Qui sentent très bon. Nous avons d'autres roses, mais qui n'ont rien à voir avec la confiture. Des roses anciennes. Les nouvelles roses d'aujourd'hui, elles ne sentent pratiquement plus. On a réussi à ramener de Marseille un rosier que nous avions. Ma mère la faisait. Elle enlevait le blanc au bout de "la" pétale. Il faut l'enlever parce que c'est très amer. C'est long à faire ça. Il faut autant de sucre que de pétales. Il faut peser les pétales (04SIMFRAO). Parmi les fruits sauvages, la mûre est de loin la préférée des nouveaux 60 Je n'ai pas insisté sur les fruits cultivés à cet effet. -37- habitants. Douze informateurs en font régulièrement de la confiture, et trois Ton préparée auparavant. Il faut dire qu'elle répond favorablement aux trois conditions citées plus haut. Elle pousse en abondance, dans les haies qui bordent les chemins, très proche des hommes, et la saveur de sa gelée fait à peu près l'unanimité. La mûre attirent de grands amateurs dans les buissons —qui acceptent de piquer leurs doigts aux épines—, parfois même plusieurs fois au cours de la saison, au fur et à mesure de la maturité. Le plus souvent, on va la chercher au plus proche, mais quelquefois, on en fait provision un peu plus loin, là où l'on sait qu'elle est belle, indemne de tout traitement chimique. La récolte est alors le but d'une sortie familiale, avec le pique-nique en point d'orgue. On ne va pas forcément dans un endroit très éloigné, on ne prend jamais la voiture. Et le panier n'est jamais assez lourd, au retour, pour justifier un déplacement motorisé. Là, les mûres, il n'y en a peut-être pas assez. On va aller, avec ma nièce, ramasser des mûres dans d'autres champs, pour faire la confiture, parce qu 'elle n 'aime que celle là. Si on y va, on y va pour ça. A ce moment là, je sais où je vais, et j'y vais dans ce but (04REISCHL). La cueillette, si elle n'est pas en grande quantité, c'est un plaisir, ce n'est pas une obligation économique. C'est la transformation des choses pour en faire quelque chose d'autre. C'est la valoriser. L'année dernière, j'ai fait goûter à plein de gens, des bavarois à base de mûres, des tartes à la mûre, de la glace à la mûre. Pourquoi la mûre, parce que je pourrais aller chercher des framboises à Lure ? C'est pas à côté, tandis que là, on s'en va, au moment où elles mûrissent. Certainement parce que c'est à proximité, il suffit d'aller à trois cents mètres. Et la notion de partage, c'est important, aussi. J'aime la transformation, mais le consommer, ça m'est un peu égal. Par contre, le consommer avec d'autres, faire goûter à partir de ce que j'ai trouvé (04LIMBOVM). On va les ramasser là-haut, comme ça on sait qu'elle n'ont pas eu de produits. Là, on y va intentionnellement, mais c'est une promenade. Parce que la mûre, on ne la trouve pas de partout. Ici, quand il n'a pas plu l'été, la mûre sèche, on n'en trouve pas. Alors, là-haut, on sait qu'il y en a, et qu'elles sont à l'abri de la pollution. On y va avec un pique-nique (04SVJWATT). Par contre, quelques personnes n'apprécient guère la confiture de mûre à cause de la quantité de graines qu'elle recèle et qui les dérange. Cet inconvénient pousse certains à ne plus la préparer, ou à se servir de variétés plantées au jardin, plus grosses et sans graines, dont le goût, disent-ils, vaut celui des fruits sauvages. Et puis la récolte en est encore facilitée —peut-être ces variétés-là sont-elles en plus sans épines— par la proximité de la maison. J'aime pas trop la mûre, à cause du grain. Je l'aime vraiment bien mûre... Par contre, mon beau-frère en cultive, et il n'y a pas de grains. Elles sont énormes, quand on la prend dans la bouche, ça fait un fruit mou, comme un bonbon chamallow. C'est pas bon nonplus (04NOYBEYA). Pour la confiture, on cueille des mûres. Je suis feignant, je préfère les cultiver chez moi, elles sont plus grosses, c'est moins de travail (04SIMDEWD). La tradition familiale est souvent à l'origine de cette pratique actuelle des nouveaux habitants. La ronce pousse dans la France entière, toujours à profusion, et ces personnes qui viennent d'ailleurs n'ont pas attendu d'être en Provence pour la découvrir. Elle fait partie de la base traditionnelle rurale, et même les habitants des

-38- villes, certains dimanches d'automne, sortent à la campagne la cueillir. Que ce soit à partir de formules familiales, c'est le cas le plus courant, ou de celles tirées des livres (seulement deux personnes), il n'est pas besoin d'être grand sorcier pour savoir comment préparer la confiture de mûre. Elle est tellement appréciée qu'elle circule facilement, par la recette ou par les pots. Car c'est une des confitures de fruits sauvages qui s'offre le plus généreusement, dans la mesure où l'abondance de la mûre permet d'en préparer en —relativement— grande quantité61. La mûre, je l'utilise en grande quantité, beaucoup plus que dans les confitures. Je fais des gâteaux, des crèmes, des glaces. Ça passe bien au niveau familial. C'est très familial. Ma grand-mère en faisait, mais elle ne faisait que de la confiture (04LIMBOVM et voir plus haut). Des confitures, j'en fais beaucoup, parce que j'aime bien, et que mes fils aiment bien. Quand ils viennent, ils en ramènent toujours plusieurs cageots. Je fais des confitures d'abricots. Je vais chercher des mûres (04SIMBITN). Les mûres, ma mère faisait de la confiture. C'était pourtant très près de Paris. Il y avait une grande familiarité avec la campagne. Ils étaient de la ville, mais sans jamais vraiment avoir une vie de ville (84GOUMORC).

Jamais n'a été mentionnée, au cours des enquêtes, une quelconque propriété de la gelée de mûre. Elle n'est pas utilisée, par aucun nouvel habitant, dans un but médicinal62. Ici, se définit bien la participation de la plante dans l'ordre du plaisir, et uniquement dans celui-ci, jusqu'à occulter totalement ses autres aspects. Il y a là comme un morcellement d'usage et de savoir, où ne reste présente et effective que la tentation de délectation et de joie.

L'églantier est la seconde des plantes sauvages évoquées par les informateurs, à propos des fruits transformés en confiture. Même si pour seulement trois personnes, la gelée de cynorrhodons est une préparation actuelle, neuf autres informateurs en parlent au passé, et quatre en ont entendu parler, ou l'ont goûtée chez des amis. Le fruit lui-même est très fréquent, on le trouve à profusion dans les haies et le long des chemins. Mais le côté fastidieux de la récolte, puis de la préparation, en a rebuté plus d'un, pourtant parmi les plus tenaces. Et puis souvent, le résultat final déçoit, on ne trouve pas le goût enchanteur, il ne justifie pas tant de labeur. La cueillette, la majorité des informateurs le notent, doit avoir lieu après les gelées, quand le froid a attendri ces fruits auparavant très durs63. Après cette règle affirmée et très généralement suivie, les avis divergent. Si personne n'indiquait la recette de la confiture de mûre, tant celle-ci paraissait évidente, excepté un mouvement tournant de l'avant-bras à l'horizontale mimant le passage à la moulinette, différentes formules de la fabrication de la gelée de cynorrhodons sont proposées. Pour les uns, il faut enlever le duvet, à l'intérieur des fruits, en les 61 Ce qui n'est pas le cas pour d'autres, comme la gelée de cynorrhodons, ou de cornouilles. 62 Alors que, dans les enquêtes en Luberon, elle était régulièrement citée contre les aphtes et dans les cas de mal de gorge et d'angine. 63 Une informatrice donne même un "truc", qu'elle a entendu dire par d'autres néo-ruraux : mettre les cynorrhodons, cueillis avant les gels, dans le congélateur, afin qu'ils sentent le froid malgré tout. Si on ne parle pas, au cours des enquêtes, de technologies très sophistiquées dans les préparations culinaires avec les plantes sauvages, —le moulin à légumes reste bien, le plus souvent, l'outil basique de ce genre d'activités— on le voit à cet exemple, les néo-ruraux ne dédaignent pas pour autant tout progrès. -39- ouvrant un par un; pour les autres, il suffit de les passer, entiers, au moulin à légumes. Quelques informateurs les font macérer dans du vin blanc; d'autres suivent la recette de la gelée de mûre, et font au plus simple. Quelle que soit la méthode adoptée, c'est un consensus général : c'est long à préparer. Et très souvent, le premier essai, initié par une bonne dose de curiosité, n'est pas renouvelé. On a fait une fois, une seule, de la confiture de cynorrhodons. C'est depuis qu 'on est dans la région. Il fallait une petite équipe de ramasseurs. Il faut ramasser toutes ces petites graines qui mesurent à peine un centimètre, il faut les couper dans le sens de la longueur, enlever le poil à gratter qu'il y a à l'intérieur, le faire macérer, je crois dans du vin blanc. Après, tu le passes, ça, c'est la partie la plus agréable, et tu fais cuire dans le sucre et puis il faut encore le passer à la moulinette pour que ce soit bien onctueux. Avec 5 kilos de cynorrhodons, il te reste un petit pot de confiture (04SIMRIDB). Le cynorrhodon, je sais qu'on peut en faire de la confiture. [Tu les ramasses ?]. Oui, oui, j'en ramasse, j'en fais des centaines de pots, tous les hivers. [Rires]. Non, on en a fait une fois, pour goûter, c'est bon, mais on ne savait pas s'il fallait enlever les poils (04SIMBLIJ). Il y a eu aussi le cynorrhodon. Ça, je connaissais, mais je ne le ramassais pas vraiment, et maintenant, je le ramasse, pour me faire des confitures, et des infusions aussi. Bon, c'est toujours un peu délicat, parce qu'il faut attendre que ça gèle. De temps en temps, j'attends trop, et puis après il est sec, ou j'attends pas assez et il est trop dur. L'année dernière, j'avais fait plein de confitures, c'était très très bon, en essayant de pas trop le faire cuire, pour ne pas qu'il perde trop ses propriétés. Il y a beaucoup de vitamines C, dedans, et je crois que si ça cuit trop longtemps, ça perd sa vitamine C. J'ai fait cuire les petits boutons rouges, les cynorrhodons, je les ai mis dans de l'eau, je les ai fait cuire, mais très peu, 4-5 mn, et puis je les ai pressés dans un presse- purée, et tout ce qui coulait, je l'ai ramassé. Je l'ai refait chauffer, avec du sucre, et j'ai même gardé l'eau qui avait cuit avec, parce que je me suis dit qu'elle avait les mêmes propriétés. Je m'en suis servie de tisanes. J'en ai mis un peu dans la confiture, mais pas trop, pour que ce soit quand même assez épais. Je l'avais fait cuire peut-être dans un petit peu trop d'eau, je n'ai pas su bien doser. Le reste, en tisane, c'était délicieux. Ça, c'était pas l'hiver dernier, mais l'hiver d'avant, parce qu'entre temps, j'ai déménagé, et ça m'a déréglée. Ça, aussi, il y en a à profusion (84SATBELK).

Et puis, et certains le mentionnent, la baie de l'églantier, dans la région, n'est pas des plus charnues. Si l'automne a été sec, la quantité de pulpe est bien maigre. Quelques amateurs vont faire la récolte plus loin, dans les hauteurs, repérant au cours d'une promenade le coin et y retournant à la bonne saison. S'ils sont là. S'ils y pensent. S'ils ont le temps. Ce qui fait beaucoup de conditions qui doivent être favorables. Certains en ramènent d'expéditions plus lointaines. Les personnes originaires des pays du Nord en parlent aussi, car là-bas, le cynorrhodon gorgé d'eau se prête plus facilement à la gelée. Ce qu'ils ont préparé, ou vu préparer par leurs parents, quand ils étaient petits, il peuvent le reproduire ici, ou tout bonnement l'abandonner. Et puis ceux qui en aiment vraiment le goût ont toujours l'ultime solution d'en acheter quelques pots au supermarché, quand ils en trouvent. C'est plus simple, et plus rapide. J'avais trouvé ça bon, mais je ne le fais plus, c'est trop long à faire. Ma fille a eu descendu des baies de montagne, qui sont plus grosses que celles d'ici.

-40- Ici, elles sont petites et sèches (04FORSAVT). Chaque année, je me dis que je vais le refaire, et puis... quand la saison arrive, le temps passe. C'est au mois de décembre. [Et à ce moment là, vous partez d'ici, vous y allez en voiture ?]. Ça dépend. Par exemple, des cynorrhodons, il y aun endroit, à , où il y en a beaucoup. Là, on y va en voiture. Ou des fois, je vais au Contadour, là aussi, c'est en voiture (04SEOTURC). C'est le côté anglais de la famille, c'est très prisé en Angleterre, la confiture de cynorrhodons. J'ai toujours connu. Et puis les infusions. Ils vendaient des tablettes de cynorrhodons. Maintenant on en trouve en France. On les faisait fondre dans de l'eau, on pouvait les mâcher. Les enfants aimaient bien. Je la fais chaque année, la confiture, sauf si je n'ai pas le temps (04SIMMUTS). On avait trouvé ça délicieux, maintenant, on en trouve au supermarché, alors qu'avant, non. Et elle est très bonne (04SIMRIDB). [Le cynorrhodon ?]. On en faisait beaucoup de confitures, quand j'étais petite. C'était une confiture qui était la base de toutes les confitures qu'on avait. C'était maman, et on les faisait ensemble, tous les sept. Si je me souviens bien, on ouvrait le fruit, et on enlevait les graines, on ne mettait que l'enveloppe, on en faisait des quantités, on y allait tous ensemble, pour ramasser. Les fruits étaient mous, après, on faisait cuire avec le sucre. Ici, je suis malheureuse, parce qu'on ne trouve pas de confiture d'églantier. Là-bas, ça se vendait. Je me souviens que maman nous disait que c'était la confiture qui était la meilleure pour tout. Elle agissait pour tout, pour bien faire pipi, pour ne pas avoir de rhume, ça nous donnait de l'énergie. C'était une plante qui avait mille vertus, qu'est ce qu'on a pu l'entendre. Défaire les confitures, ensemble, ça fait partie de mon histoire (84GOUSALC). Avec ce dernier témoignage, et aussi celui de 84SATBELK, cité plus haut, on a là les seules mentions de propriétés médicinales de cette confiture. Surtout riche en vitamine C, pour l'une, qui n'en précise pas l'emploi, elle est, pour l'autre, diurétique, énergétisante, et utile dans la prévention des rhumes64. Mais cette dernière informatrice n'en fabrique plus quand même. Car pour elle, la confection de confitures n'a de sens que dans le partage. Sans doute par nostalgie du temps où toute la famille, les parents et les cinq enfants se rassemblaient, d'abord dans les buissons à la cueillette des fruits, puis, autour de la table, pour leur préparation, la cuisson de la confiture et sa mise en pot, elle ne peut imaginer une fabrication de confitures en solitaire. Elle a pu recréer, à certaines époques de sa vie, un contexte similaire avec des amis ou des voisins, qui se prêtaient alors au jeu de la préparation collective des confitures. Ne pouvant plus le faire sur ce mode, elle en a tout simplement arrêté la fabrication. Il s'agit là d'un cas extrême de l'importance du partage dans les motivations de cueillette65. Très souvent est indiqué, comme pour les champignons, le rôle essentiel de la recherche avec des amis. Pour d'autres, comme le souligne Mme B., à Limans, il s'agit surtout de faire goûter à d'autres ce qui a été accompli seule (voir plus haut 04LIMBOVM). Les actes de donner 64 Ce qui apparaissait dans les enquêtes en Luberon, c'est que les autochtones qui fabriquent la confiture de cynorrhodons, la font dans un but essentiellement médical, la réservant aux cas de rhume et d'angine : c'est très bon pour le rhume et pour se protéger contre le rhume. Ma mère en faisait, on avait toujours la réserve à la maison. On le faisait en décembre, on en avait jusqu'en mars, dit M. J., de Mérindol. Il est intéressant de noter que la richesse en vitamine C et l'action diurétique du "gratte-cul" ont aussi été mentionnées. 65 J'y reviendrai en fin d'analyse. -41 - (quelques champignons, un pot de confiture, une bouteille de liqueur "maison"), participent de la même notion. Parmi les origines des recettes de gelée de cynorrhodons, la famille tient une place importante, comme nous venons de le voir. Les partages avec d'autres nouveaux venus apparaissent dans deux cas. Mais c'est surtout dans les livres que les informateurs se procurent les conseils nécessaires à cette préparation. Six d'entre eux ont puisé la recette dans l'écrit. J'ai essayé défaire la confiture de "cynodendrons". C'est casse pied. C'est la recette d'une amie de Tours, qui est originaire de Carcassonne. On les fait tremper plusieurs jours dans du vin blanc, après on les passe à la moulinette, et on fait comme une gelée. Mais je n 'ai pas trop aimé (04SIMBITN). J'ai une cousine qui est en Haute Loire, qui en fait. [Vous l'avez goûtée ?]. Non. Mais un jour qu'elle se promenait ici, elle a vu qu'il y en avait plein. Elle m'a demandé si j'en faisais. Et puis elle m'a dit que de toute façon, on n 'est pas là au moment où il faut les cueillir. Mais si je veux en faire, je regarde dans mes livres, j'ai tout dans mes livres (04BEVDAVP). Je fais des confitures de cynorrhodons, de cornouilles, les trucs qui poussent. Ça, c'est à travers un bouquin. Je savais que ça se faisait. Je savais reconnaître le cynorrhodon, comment ? Je ne saurais vraiment pas dire. Je n 'en faisais pas plus jeune, c 'est quelque chose qui est venue assez tard. Il y a trois ans, je me suis mise à en ramasser à l'automne, pour faire de la confiture (04LIMBOVM).

Enfin, il reste à signaler la tentative, unique, d'une informatrice de Simiane d'employer les fleurs de l'églantier : Une année, j'avais ramassé des pétales d'églantier, pour faire de la confiture. C'était délicieux, mais je l'avais tellement bien faite, une fois refroidie, je ne pouvais plus enlever la cuillère du pot, c'était du bonbon. J'avais ramassé je ne sais pas combien de pétales, et j'avais un petit pot. C'était sympa comme expérience, et on m'avait dit que c'était bon pour la santé, pour le coeur (04SIMDAVP).

La cornouille a quelques amateurs aussi. Elle est peu ramassée, seulement trois personnes la préparent au présent. Deux autres ont entendu parler de sa gelée, et une informatrice l'a faite il y a quelques années, quand les conditions s'y prêtaient. Pour les personnes qui la connaissent, la distance ou la proximité de la plante est une des raisons essentielles qui empêche ou au contraire favorise sa récolte. On ne fait pas de grands trajets pour aller en chercher, et si elle pousse à côté, ou dans un endroit facilement accessible, elle a plus de chances d'être jugée digne d'intérêt. [la cornouille, vous allez la ramasser où]. Très près, à pied, il y a un cornouiller à deux cents mètres. Je ne prendrais pas la voiture pour aller chercher des cornouilles. La première fois, je l'aurais peut-être fait, pour voir à quoi ça ressemblait (04LIMBOVM). Je ramasse des cornouilles pour faire des confitures. Ça, je le fais encore, cet hiver, je l'ai fait. Il n'y en a pas tout le temps. Cette année, il y en avait beaucoup. J'y vais en Septembre, il faut surveiller, parce qu'après, elles tombent d'un coup. C'était en revenant de chez ma fille, qui habite à

-42- , en passant sur le petit chemin par derrière, il y en a plein. C'est Monique Claessens qui me l'avait dit, elle l'avait connu par Pierre66. On en avait un arbre, mes beaux-parents ne les ramassaient pas, oui, ça doit être Pierre ou Monique qui me l'avait dit (04FORSAVT). C'est par les livres queje sais ce que c'est. J'en ai vu vers Forcalquier, mais à chaque fois que je vois un arbre, je suis en groupe, je le repère, je passe. Mais je ne vais pas revenir pour ramasser. J'y ai pensé, mais je ne l'ai jamais fait. Il y en a un sur le sentier balisé qui part de Forcalquier. Je sais qu 'on en fait de la confiture, mais je ne l'ai jamais goûtée (04SEOBENR). Excepté pour cette dernière informatrice, la connaissance et la recette ont été transmises par les nouveaux habitants. Monique Claessens a commencé à fabriquer cette confiture en arrivant ici, sur la suggestion de Pierre Lieutaghi, et en la vendant sur le marché de Forcalquier, elle en a initié la propagation et l'extension. Voilà bien un exemple d'une pratique introduite en Haute-Provence par des personnes étrangères au pays. En effet, à ma connaissance, aucun autochtone ne connaît traditionnellement la gelée de cornouille. // _y en avait beaucoup sur Simiane, chez une amie qui habitait dans le vallon du Pommier. Chez elle, il y avait beaucoup, beaucoup de cornouillers, des noix, aussi. Elle faisait des confitures, qu'elle vendait sur le marché67. Je suis allée plusieurs automnes de suite pour ramasser avec elle de quoi faire la confiture. Elle est partie, à Manosque, elle n'en fait plus. C'est elle qui m'avait appris : je le faisais à la moulinette, ça va très bien. J'en ai jamais retrouvé. C'est fin septembre, début octobre. On les cueillait sur l'arbre, bien rouges, ça fait une confiture plus rouge que la framboise (04OPPKREH). En ce qui concerne le sureau, l'histoire n'est pas tout à fait la même. Très peu d'autochtones en parlent68, mais il semblerait cependant qu'il y ait une tradition, liée essentiellement aux temps de disette. On mélangeait parfois les baies avec les mûres pour augmenter la quantité de gelée, ou on la faisait avec le sureau seul, mais ce fruit a été totalement abandonné. Une seule personne l'emploie encore, et il est intéressant de mentionner son témoignage, et de le rapprocher de ce qui a pu être fait auparavant dans le pays69. Pour la confiture de mûres, je mélangeais avec du sureau. Mes parents habitaient dans la banlieue de Paris, à Meudon. J'avais une tante, on ramassait des mûres, et des fruits de sureau, il y avait encore des bois. Elle faisait une espèce de soupe, un mélange de mûres et de sureau. [En dessert ?]. Non, une soupe un peu épaisse, sucrée, et ça faisait un dîner. C'est ça qui m'a donné l'idée défaire la confiture70 (04OPPKREH).

66 Pierre Lieutaghi. 67 Même s'il ne s'agit pas de Monique Claessens, on peut supposer que la personne "source" est bien elle. 68 Dans les enquêtes en Luberon, ils sont trois à la mentionner. 69 Des personnes âgées du Nord de la France, interrogées par C. Crosnier, signalaient le fait que la consommation de baies de sureau a été introduite par les prisonniers allemands, pendant la deuxième guerre mondiale. Il est possible que les informations recueillies en Luberon proviennent de la même source. 70// y en avait beaucoup qui en faisaient de la confiture. On mélangeait avec la mûre, se souvient M. M., de Castelet (enquêtes 95/96). En Piémont (Val germanasca), la gelée de mûre et sureau est aussi une pratique courante (communication D. Musset). -43- Par contre, dans les régions d'où viennent certains informateurs, elle peut être encore fabriquée et appréciée. Dans ce cas là, la tradition a été parfois perdue, et remplacée par une gelée plus régionale. Ma tante faisait des confitures au sureau. Ça, je fais toujours, comme elle faisait. C'est à dire, je fais une confiture au sureau, et puis je mets de l'orange, parce que c'est un peu fade, de l'écorce, du jus (04SIMMUTS). Avant, je faisais la confiture de sureau, ça se faisait là-bas. Ici, c'est plutôt les mûres. Ça, je le fais. C'est ma confiture préférée (04SIMDAVP).

On va chercher parfois les framboises à confiture, dans la montagne de Lure, ou même plus loin, comme cet informateur qui retourne régulièrement en Lozère, et cueille là-bas cèpes, myrtilles et framboises. Mais pour ceux qui ne vont pas si loin, la framboise est trop rare, et précieuse, pour la transformer en gelée. On en déguste sur place, on en ramène un peu pour le repas du soir. Il y en a rarement en quantité süffisante pour la mettre en pots. Je fais avec des framboises, aussi, queje vais ramasser dans la montagne. Les sauvages, elles sont plus petites, mais elles sont délicieuses. Margareth et David me donnent de grosses framboises, cultivées. Elles sont bonnes, la confiture est bonne, mais elle a un peu moins de goût. Il n'y en a pas toujours, il y a beaucoup de gens qui les cherchent (04SAURIVF). Une fois, on était allé ramasser des framboises sur la montagne de Lure, on y était allé pour ça, on avait repéré un coin. Pour manger comme ça, il n'y en ajamáis assez pour de la confiture (04SIMRIDB).

Enfin, le sorbier et l'alisier sont encore mentionnés au sujet des confitures. Un informateur a essayé une fois, par hasard, la sorbe blette en marmelade. Il l'a trouvée bonne et il n'est pas impossible qu'un jour, il recommence l'opération. Je cite son témoignage en entier, car il me semble instructif quant à la façon de découvrir un fruit, et plus tard, de se l'approprier. Ce que j'ai découvert aussi, c'est la confiture de cormier, les cormes. Quand elles sont blettes. C'est très bon, pour mettre sur les tartes, au lieu de la compote de pomme. C'est assez compact, c'est assez rugueux, tu ne peux pas la manger telle quelle. Je passais tous les matins devant, et tous les matins, il y avait des fruits qui tombaient. Forcément, c'était tentant. Une fois, j'en ai écrasé un, il n'était pas marron, il était comme une poire. J'ai senti, ça sentait bon, je me suis dit, "ça ne doit pas être mauvais". Je ne connaissais pas. Après, j'ai regardé dans les bouquins, j'ai vu que ça s'appelait le cormier. J'ai goûté, j'en ai mangé cinq ou six, j'ai attendu l'après-midi pour voir si ça se passait bien. Et après, j'en ai fait de la confiture. Quand il mûrit, ce fruit, il y a trois étapes. Au début, il est très âpre, il colle presque à la langue. Il est immangeable. Après, il commence à se ramollir, à avoir la texture d'une poire. Là, il est à manger comme ça. Après, il devient marron, c'est bien pour la confiture. C'est rapide à faire. Tu les écrases dans tes mains, il y a toute la chair qui vient (04SIMBLIJ). Quant à l'alise, un autre informateur a le projet de s'en servir, parce qu'on lui en a parlé. Il a même effectué des repérages d'arbres en vue de la récolte.

-44- Les desserts au goût sauvage retiennent beaucoup moins que les confitures, l'attention des informateurs. Quelques recettes circulent néanmoins, connues ou plus originales. Bien sûr, la mûre a sa place privilégiée ici encore, en sorbets, bavarois, tartes, etc (voir 04LIMBOVM). On utilise la framboise et la myrtille aussi en vue de préparations analogues. L'acacia et le sureau sont cités, et quelques personnes ont converti parfois leurs fleurs en beignets. En beignet, j'ai fait les fleurs de sureau, comme les fleurs d'accacia, ou les fleurs de courgette. [On vous l'a dit ?]. Non, on ne m'a jamais rien dit. C'est par les livres, par moi-même (04SIGGENN). J'ai fait des beignets de fleurs de sureau, et de fleurs d'accacia. Je l'ai su en arrivant ici, mais je ne sais plus qui (04SIMDAVP). L'amélanche est récoltée par deux informatrices amies de Saint Etienne les Orgues. L'impulsion a été donnée par l'une des deux, et chaque année, elle essaie de les repérer pour en faire sa provision ensuite. C'est une exposition à Toulon sur les plantes comestibles qui lui a donné l'idée de les employer comme elle le fait. Nous ramassons des amélanches, mais comme nous ne sortons pas toutes seules, c'est long à ramasser, et ça fait des plaisanteries, dès qu'on voit un amélanchier. On a une amie qui n'aime pas s'arrêter pour les cueillir, et puis elle trouve que ce n'est pas bon, elle est de mauvaise foi. En fait, les années où il y en a —parce qu'il n'y en a pas toujours—, c'est très agréable, et puis je fais des biscuits avec, c'est comme les raisins secs. Et même si je ne les utilise pas tout de suite, je les fais sécher, c'est sucré. C'est en juillet, ou août, ça dépend de l'altitude, si on monte à Lure. D*ailleurs, il faut monter parce qu'autrement, elles sont trop sèches (04SEOBENR).

La fleur de violette passée au sucre à la mode toulousaine, en décoration, est évoquée par trois informatrices. L'une l'a fait alors qu'elle habitait en Allemagne, les deux autres en ont simplement l'envie, et peut-être, le projet. Je les ai aussi trempées dans du jus de citron et roulées dans le sucre, pour faire des décorations pour les tartes. Je le faisais en Allemagne (04FORSTOS).

Quelques uns des nouveaux habitants confectionnent des sirops avec les plantes sauvages, ou semi-sauvages. Le sureau, le lilas, le prunellier sont ainsi requis pour ces boissons. Le cerisier et la rose ont été aussi cités en sirop, mais ce sont plutôt alors des excédents de la cuisson des confitures. Les sirops à base le fleurs de lilas et de prunelles gelées proviennent sans doute de recettes livresques. Le sirop de fleurs de sureau, s'il ne semble pas être traditionnel en Provence, l'est dans d'autres régions. Ici, je ne le ramasse pas (le sureau), mais avant je faisais de la confiture avec les fruits et du sirop avec les fleurs. [Ça se faisait traditionnellement par chez toi ?]. Il me semble, oui (04CARBARV, vient du Jura). J'ai aussi la recette d'un sirop de fleurs de sureau et on peut faire comme un kir, on met du sirop et du vin blanc, c'est vraiment délicieux : 50 têtes de fleurs de sureau, 3 citrons, 3 kilos de sucre, il faut beaucoup de sucre, et 3 litres d'eau qu'on a fait bouillir pour stériliser. On coupe les citrons en morceaux, on dissout le sucre dans l'eau et on ajoute les fleurs qu'on a lavées un peu, secoué les insectes, on laisse 3 jours, et on remue tous les jours, s'il fait très chaud, seulement deux jours. On met dans des bouteilles. Cette recette

-45- vient d'Angleterre, d'une amie anglaise, de sa famille, elle s'est installée dans la Drôme (04SIMDEWD). Cette recette de "sirop" de sureau ressemble beaucoup à celle de la limonade, connue aussi d'autres informateurs, qui ne la font pas. Là encore, ce sont des formules étrangères, et jamais on ne les rencontre dans la population "indigène". On faisait du vin de sureau, c'était pas alcoolisé, on appelait ça vin de sureau, par analogie avec le champagne. J'ai ma recette quelque part. Je n'en ai jamais fait, j'en ai goûté, c'était très très bon (04DAUDOTG). Avec la fleur du sureau, j'ai une amie qui fait une boisson gazeuse; c'est quelqu'un de Saint Michel, ils en ont chez eux, ils le font. Je ne le fais pas. A vrai dire, c'est bon, mais je n'en ferais pas des folies (04OPPKREH).

Les vins et les liqueurs. Ici sont présentées les plantes qui servent aux nouveaux habitants à aromatiser les vins et alcools, pour les transformer en "apéritifs" et en liqueurs "digestives". Ce domaine comprend aussi certaines boissons alcoolisées, qui proviennent de la fermentation de plantes. Les informateurs parlent abondamment de leurs fabrications, associées aux recettes qui circulent, mais aussi de leur liberté d'adaptation de ces recettes, de leur capacité d'invention, de leurs essais et de leurs formules préférées, celles qui constituent la base de leur placard à vins et liqueurs. Que ce soit le nombre de données : 89 concernent ce sujet, ce qui correspond à près de 19% du domaine alimentaire; ou celui des plantes utilisées à cette fin : 28 végétaux offrent leurs fleurs, feuilles et fruits à l'imagination des nouveaux habitants71, tout montre l'intérêt de ceux-ci pour ce domaine. Avec ces chiffres, comme avec ceux du domaine des douceurs, on mesure encore l'importance du plaisir dans l'utilisation des plantes par les nouveaux habitants. La majorité de leurs savoirs sur les usages alimentaires de la flore, près de 40%, se regroupe autour de ces deux pôles, qu'on ne peut guère considérer dans l'ordre de l'indispensable, mais plutôt dans celui du superflu agréable. Aucun des informateurs ne mentionne en effet qu'il préfère fabriquer vins et confitures par économie par rapport aux produits achetés. C'est le plaisir de cueillir et surtout celui de fabriquer, et aussi la joie, la fierté d'offrir à ses amis sa propre production qui semblent les moteurs essentiels de cet intérêt72. Parmi les vingt huit plantes qui vont macérer dans le vin ou l'alcool, dix sept 71 Dans ce même domaine, les autochtones du Luberon avaient cité vingt six plantes, dont vingt trois étaient uniquement réservées aux liqueurs, et seulement quatre aux vins (noyer, pêcher, oranger et sureau). 72 Le témoignage de Mme S., de Reillanne, fait sentir comment ce fait peut être nouveau, en tout cas par rapport à la société nouvellement bourgeoise et citadine des années d'après guerre, où nombreux étaient les anciens ruraux qui essayaient par tous les moyens de cacher la glèbe qui pouvait encore coller à leurs nouvelles chaussures : "mon grand-père avait une compagnie d'assurance, et sortir sa production familiale, ça faisait paysan. Quand il recevait, il mettait les petits plats dans les grands, on ne sortait pas les bouteilles maison. Maintenant, c'est le contraire. On revient à la campagne, à l'écologie, aux valeurs de la terre. On se faisait traiter de paysan. Ma grand-mère était institutrice, fille de deux instituteurs. C'était l'époque de Mme Carie. Mon arrière grand-mère était institutrice, sage-femme, elle faisait tout dans le village, surtout en Italie. Je suis sûre que ma grand-mère savait beaucoup plus de choses que ce qu'elle m'a appris. A ce moment là, elle devait plutôt cacher qu'elle savait cultiver les pomme de terre ou je ne sais quoi." -46- sont sauvages ou semi-sauvages et poussent naturellement en Haute Provence (aubépine, cognassier, églantier, figuier, framboisier, genévrier, lavande, noyer, pissenlit, prunellier, romarin, ronce, sarriette, sauge, serpolet, sureau et thym), six sont cultivées (abricotier, cassis, cerisier, géranium, pêcher et verveine). Enfin cinq viennent d'autres régions (canneberge, citron, génépi, gentiane et orange). Cette liste montre bien d'une part la variété d'inspiration des nouveaux habitants, d'autre part, que c'est essentiellement la flore sauvage, surtout d'ici, mais aussi d'ailleurs, qui est requise par eux.

En ce qui concerne les vins, la préférence va encore, et toujours, au vin de noix. C'est la référence, et même ceux qui n'y connaissent rien en parlent, parce qu'ils l'ont goûté chez des amis. Sept personnes le fabriquent régulièrement, trois autres l'ont fait à un moment ou à un autre de leur vie. Il faut dire que dans toutes les régions où pousse le noyer, on le connaît, et ce n'est pas vraiment un arbre que l'on peut considérer comme rarissime en France. Le vin de noix jouit donc d'une popularité certaine, même en dehors des pays où le noyer est cultivé en grand, où il peut être considéré comme support d'identité régionale, là où la vie rurale s'organise principalement autour de lui. Ce qui veut dire que les informateurs qui sont nés dans ces régions, par exemple en Isère ou dans certaines parties du Sud ouest, y ont vécu ou les ont simplement traversées, connaissent forcément le vin de noix. Mais ce ne sont pas les seuls, bien-sûr, et en arrivant ici, ceux qui ne l'avaient jamais goûté l'ont découvert. Mais l'on peut suivre, aux différentes façons de faire évoquées, d'où viennent les recettes et les habitudes. Car souvent, dans les pays où le noyer est Parbre-roi, on emploie parfois, pour préserver les futures noix, la feuille ou même le chaton, dans la fabrication du vin de noix. Ailleurs, et en particulier en Haute-Provence, ce sont surtout les noix vertes, cueillies à la Saint Jean, qu'on utilise alors. On peut les mettre directement dans le vin, ou les faire macérer dans de l'alcool, et mélanger avec du vin, au fur et à mesure des besoins, on peut ajouter des épices, ou le faire nature. Les nouveaux habitants comparent les recettes, font des essais, marquent leur préférence. Le vin de noix, j'ai appris tôt à le faire. Dans mon pays, on fait le vin de noix avec les feuilles, ici, avec les noix vertes, à la St Jean. [Quel est le meilleur, pour vous ?]. Avec les noix vertes. Ici, il y a deux écoles. Il y a celle qui se fait à la St Jean, avec les noix vertes, et qui tire 40 jours plus tard. Cette vieille dame le fait au mois d'août, avec les noix presque formées, dures, et elle laisse macérer un an, elle le tire l'année suivante. J'ai essayé les deux. Faire macérer une année, je trouve ça très long, pour un résultat pas vraiment différent. Il y en a qui rajoutent de la cannelle, de la muscade. Moi, je rajoute des clous de girofle et un bâton de vanille. Il y en a qui préfèrent sans rien. Quand je suis arrivée en 69, j'ai appris à faire le vin de noix et le vin d'orange, par des gens d'ici, qui habitaient tout près de chez moi (04FORMEYS). Le vin de noix, je l'ai déjà fait en Allemagne. Avec des noix vertes, mais j'ai aussi une recette avec des feuilles. Je n 'ai pas encore essayé, mais je vais le faire, pour savoir s'il y a une différence, quand on prend les fruits ou les feuilles (04FORSTOS).

Excepté une personne qui a puisé la formule dans un livre, tous les informateurs ont suivi la filière classique, qui consiste d'abord à goûter chez un ami, et ensuite à recevoir la recette, de lui ou de quelqu'un d'autre. Cette personne peut

-47- être alors originaire du pays, ou d'ailleurs. Il est parfois difficile de le savoir tant le vin de noix (recette et bouteille) se propage aisément. Il apparaît aussi que, dans l'esprit des nouveaux habitants dont l'arrivée est récente, les "anciens arrivés" peuvent faire figure d'autochtones (ce qui ne plairait sûrement pas aux vrais!). En ayant plus de temps, j'en ferais peut-être, du vin de noix. J'ai goûté, ici, et surtout dans la région grenobloise. Ici aussi, il le font. Et puis avec un nom pareil, Noyers-sur-Jabron, j'ai toujours dit que ça devrait être une ville de noyers... [Vous savez comment le faire, le vin de noix ?]. Je sais qu'il faut des noix vertes. C'est des recettes que les gens donnent. Quand on le goûte chez eux, ils disent, "je le fais comme ça, comme ça, comme ça", on relève. On compare des fois avec d'autres recettes qu'on nous a données, mais ça se tient à peu près. [C'est plutôt des gens de la région, ou des gens venus d'ailleurs ?]. Plutôt des gens de la région, je trouve, du terroir. Les gens qui ont l'habitude de faire ça, et qui sont là depuis des lustres. Ça fait trente ou quarante ans qu 'ils sont dans la région, ils ont appris pas mal de choses, ils en ont entendu, ils connaissent, ils font avec ce qu'ils ont sur place ((MNOYBEYA). Le vin de noix, c'est la première année que je le fais. Je l'ai goûté chez des gens de la vallée, à , qui le font eux mêmes, et aussi chez ces amis de St Vincent. Ils sont venus récemment, et ils m'ont parlé des noix qu 'on cueille à la St Jean, chose que j'ignorais. Là, dans le livre, ils ne le disent pas. Elle venait de le faire, alors elle m'a donné la recette. Je l'ai divisé en trois, en me disant que si ça ne me plaisait pas, j'en aurais sept litres, c'est trop. 36 noix, 21 de vin blanc, 21 de vin rouge, 11 d'eau de vie de fruits ou 112 l d'alcool à 90°. On peut mettre de la cannelle et de la muscade. J'en ai mis. Il faut faire macérer 6 semaines. Vous filtrez et vous ne buvez que trois mois après. On rajoute le sucre, un kilo, après la macération. Elle m'a dit, ça fait environ sept bouteilles. J'ai pris 14 noix, une bonne bouteille de Cotes du Rhône, de 1993, un Bourgogne Alligoté, de la cannelle et de la muscade. Mais là, pareil, je ne savais pas combien. Alors j'ai goûté, mais on ne sent rien du tout, avant macération. C'est un essai (04BEVDAVP). Le vin de noix, je ne le fais pas. Mais c'est ici qu'on m'a dit, je crois que c'est au moment de la Saint Jean, on ramasse les noix vertes, on les écrase un peu, et je crois me rappeler que c'est quarante noix, quarante sucres, il faudrait que je retrouve. Ma belle-soeur le fait, elle est Marseillaise, mais c'est quelqu'un d'ici qui lui a dit (04REISCHL).

Rien n'est dit sur le ramassage des noix, sauf qu'on l'effectue bien-sûr à la Saint Jean, ou un peu après selon l'altitude. Une informatrice dit aussi sa joie d'avoir pu mettre cet été, dans le vin de noix qu'elle a préparé comme chaque année, les noix de son jardin. C'est ma première année que je fais le vin de noix avec mes noix, et jusque là, j'allais les chercher chez mon cousin qui a un gros noyer. On a un noyer qui a poussé dans le jardin, comme ça. Il y a eu deux arbres. Comme on a des jumelles, on n'a pas voulu en couper un73. On les a transplantés. Cette année, c'est la première année qu'il a donné des noix. C'est encore mieux, les noix de son jardin. Il y a la joie de manger ce qu 'on produit (04SVJWATT).

73 Ce bel exemple de l'arbre comme symbole de membres de la famille n'est pas sans rappeler l'arbre qu'on plante lors d'une naissance. -48- Parmi les autres grands classiques74, les vins avec les feuilles de pêcher ou de cerisier, et le vin d'orange, ont leurs adeptes. Quatre informateurs parlent du premier, l'un le connaissait d'avant {les feuilles de pêches, ou de cassis, ça se fait vers Gex (04CARBARV), les deux autres l'ont appris ici, par l'intermédiaire de nouveaux habitants, à qui des autochtones avaient donné la recette, ou par voie directe. Quant au vin de cerisier, ce sont à peu près les mêmes personnes qui le fabriquent, et les sources sont identiques, excepté pour une informatrice qui l'a découvert par une amie parisienne originaire de Champagne75. Le guignolet, avec les feuilles de cerisiers, c'est délicieux. J'ai essayé le vin de pêches, c 'est pas génial, ça a trop le goût du noyau, mais pas de la pêche. Le guignolet, c'est fabuleux. C'est une amie qui m'a donné la recette. Elle même vient deje ne sais où. Peut-être de la vieille grand-mère, Blanche, qui a 95 ans. Peut-être, ce n'est pas certain. C'était la recette du vin de citron, qui venait d'elle, elle ne voulait pas que je la diffuse. C'est très bon (04FORMEYS). Notre voisine nous a montré comment faire du vin avec des feuilles de cerisier et aussi de pêcher. Mme S., qui est juste là-bas, elle est d'ici (04SIMDEWD). Je fais du vin de cerises. C'est la mère d'une copine de Paris qui me l'avait fait goûter, un jour. Et comme ici, j'ai beaucoup de cerisiers, je l'ai rappelée, elle a demandé la recette à sa mère, qui est du côté de la Champagne, elle me l'a donnée, mais je l'ai retrouvée après dans d'autres livres. Elle est facile à faire, avec les feuilles des cerisiers. J'en fais régulièrement. Je mets 40 feuilles, pendant 40 jours, avec 40 morceaux de sucre, dans un litre de bon vin rouge, avec un verre d'alcool blanc, et puis une gousse de vanille. Je connais la recette par coeur. C'est assez sucré, ça fait un genre de vin pour vieilles dames. Je pense qu'on pourrait mettre moins de sucre, ça serait aussi bon (84SATBELK). Le vin d'orange peut-il être considéré comme traditionnel à la région ? Il est connu par tous les gens d'ici, et sans doute fabriqué depuis longtemps par eux. Jean-Yves Royer (1998) signale que les oranges sont cultivées sur la côte depuis au moins le XHIe siècle. Et si le vin d'orange est d'usage courant en Provence depuis au moins la fin du XIXe siècle, on peut penser que sa perception comme produit associé à la Haute Provence par les populations nouvelles est liée à divers facteurs plus récents. Il y a d'une part l'attirance pour une certaine Provence rêvée et d'autre part la vogue pour la recherche de pratiques traditionnelles76. Il semble qu'il puisse y avoir parfois création ou relance de traditions locales, certes à partir d'un 74 Le vin aromatisé aux fleurs de sureau est assez couramment fabriqué en Haute-Provence. Par contre, aucun des néo-ruraux rencontrés ne le fait. Quand ils en parlent, ils ont tendance à confondre les fleurse t les fruits. Les baies du sureau ont parfois servi à colorer le vin, et aussi de base à un vin fermenté. Elles n'ont jamais été utilisées, à ma connaissance, dans le procédé de macération. 75 Au cours des enquêtes menées auprès des personnes âgées en Luberon, six informateurs ont évoqué la fabrication de vin avec les feuilles de pêcher. Par contre, dans ce pays de cerisiers qu'est la plaine du Calavon, où a été effectuée la grande majorité des enquêtes, aucune mention du vin de cerisier n'a été faite. 76 Cela touche d'autres pratiques d'ordre culinaires et/ou cérémonial, considérées à l'heure actuelle comme faisant partie de la Tradition provençale, et reprise par les Provençaux comme telle, même s'ils ne l'ont pas forcément connu dans leur enfance. Ainsi des treize desserts ou du "repas blanc" de Noël. On pourrait imaginer ainsi la création d'un traditionnel repas jaune de la Saint Jean, porté par quelques magazines régionaux. -49- point de départ réel. La publicité de vins à base de fruits77 présentés comme typiquement provençaux peut être à l'origine de cette perception du vin d'orange, "provençal", comme peut l'être le vin de noix. On peut aussi concevoir un concept de tradition régionale élargie, qui comprendrait la Côte où les orangers arrivent à pousser dans les jardins, et où le vin d'orange est peut-être davantage traditionnel. Cette image élargie est ce qui ressort en tout cas du témoignage d'une informatrice allemande qui associe dans son esprit, vin d'orange et Provence, comme symbole de ce pays, au même titre que l'huile d'olive ou l'ail. Le vin d'orange, pour moi, c'est typiquement provençal. Ça m'a fait encore un autre effet que de faire du vin de noix, que je peux faire en Allemagne aussi. Le vin d'orange, je me suis dit, "il y a l'odeur, la lumière, la chaleur de la Provence", je peux les conserver là-dedans, et dans les hivers froids, en Allemagne, je pourrai en boire un peu, et revivre cette période que j'ai vécue en Provence. Comme quand on s'achète de l'huile d'olive ou une tresse d'ail. Pour moi, ça aussi c'est la Provence que je vais emmener avec moi quand je retournerai, mais ce vin d'orange, j'ai l'impression queje vais avoir le soleil de Provence avec moi (04FORSTOS). D'autres nouveaux habitants soulignent que le vin d'orange est souvent fabriqué "ici", ce qui peut être compris "par les gens d'ici", même si ce n'est pas eux qui leur ont remis directement la recette. Là encore, comme pour le vin de noix, les courroies de transmission du savoir restent assez floues. C'est assez courant, par ici, défaire ça, comme le vin d'orange, aussi... Mais je ne sais pas où ils trouvent les orangers, ici (04SIMRIDB). Ici, on fait beaucoup le vin d'orange. J'aime bien, ça, un peu (04MOSBLAJ). Quoiqu'il en soit, de la même façon que les autochtones sont arrivés à se procurer des oranges en vue de la confection de leur vin, les nouveaux habitants se débrouillent, ils connaissent toujours quelqu'un qui en ramène de la Côte ou ils en achètent. Ils signalent simplement leur vigilance par rapport aux traitements chimiques. Les recettes, quand leurs origines sont clairement dites, viennent surtout d'autres nouveaux habitants avec lesquels l'échange, là encore, se fait le plus facilement. Pour le vin d'orange, j'ai regardé dans des livres et je me suis renseigné auprès des gens, d'ici, ou qui sont en Provence depuis longtemps, pour savoir comment ils le font, s'il y a vraiment une recette spéciale. J'en ai fait deux avec du rouge et des oranges et des épices, et avec du rosé... Il y a une amie qui fait du vin d'orange, qui connaît quelqu'un à Menton, ou à Nice, qui a acheté des oranges amères en grandes quantités, elle m'en a donné un kilo. Et une copine, elle est Provençale, elle travaille à la biocoop à Manosque, elle m'en a donné aussi. J'ai voulu mettre l'écorce aussi, et il ne faut pas qu'elles soient traitées. [Comment vous l'aviez découvert ?]. Je l'ai goûté d'abord chez cette copine qui travaille à la biocoop, elle m'a donné la recette (04FORSTOS). Je faisais du vin d'oranges, parce qu'à ce moment là, elles n'étaient pas trop traitées (04FORSAVT). Margareth fait du vin d'oranges amères. Il en faut 5, pour 5 litres. On coupe tout... En Angleterre, le vin d'oranges ne se fait pas... Ce vin d'oranges est excellent, et c'est le premier essai de ma femme. Depuis 30 ans, c'est toujours 77 En particulier de la part des distilleries et domaines de Provence à Forcalquier. -50- moi qui le fais. [Margareth] : là, j'ai mis de la vanille. C'est dans du vin blanc, c'est une dame de Nice, qui fait du patchwork, qui m'a donné les oranges. C'est encore moins de sucre que la recette... Dans la recette, c'est 1,250g de sucre pour 10 litres, j'ai mis 400g pour 5 litres. On l'a laissé 1 ou 2 semaines, 40 jours c'est trop, c'est déjà fait au bout de 15 jours, ce n'est pas la peine d'attendre. Toujours avec les recettes traditionnelles, mais ce n'est pas obligatoire de suivre à la lettre, si on suit le bon principe, c'est l'essentiel. La vanille est très importante. Là, j'ai mis la vanille à la fin. Je n'ose presque pas te dire, mais ce n'était pas un vrai bâton de vanille, c'était de l'extrait, parce que j'ai goûté et j'ai trouvé que ça avait besoin de quelque chose, alors, j'ai mis de la vanille. La prochaine fois, je mettrai le bâton. C'est la recette de la dame de Nice (04SIMDEWD). L'histoire du vin à base de serpolet vaut la peine, à mes yeux, d'être racontée ici. Elle illustre bien la transmission de savoir-faire au sein d'une même population de nouveaux habitants, où l'amitié joue un grand rôle. Le fait d'avoir enquêté d'une manière assez approfondie sur une commune (Simiane), et d'avoir rencontré alors les amis d'amis d'amis, m'a permis de suivre de façon particulière cette fabrication connue et exécutée par plusieurs d'entre eux. L'histoire a commencé, il y a une vingtaine d'années, par la recette du vin de serpolet donnée à une informatrice de Saumane, par une de ses collègues, elle- même de la Drôme. Depuis ce moment-là, cette femme, chaque année, va chercher les fleurs dans la montagne, les fait macérer dans du vin, et en remplit de nombreuses bouteilles. Elle le fait goûter à ses invités, elle offre des bouteilles en cadeaux à ses amis, elle en donne la recette. Ses amis suivent à leur tour cette recette, l'essaient, l'adaptent selon leur goût, la transforment et la passent à leurs connaissances. Cette personne de Saumane peut toujours dire alors que la "vraie" recette n'est pas respectée, alors qu'elle l'a elle-même transformée dès le départ, s'insurger contre le fait que les proportions ne sont pas suivies au gramme près, qu'on y met plus de sucre ou plus d'alcool, qu'on emploie d'autres plantes à la place du serpolet, qu'on fait des essais tout à fait fantaisistes. Voilà bien pourtant un exemple de savoir vivant qui est transformé au fur et à mesure de sa transmission. Voilà son témoignage : J'en fais du vin de serpolet. Vous pouvez demander à tout le monde à Simiane, tout le monde le connaît. Celui de Margareth et David, Nicole B., et d'autres, c'est ma recette . C'est une amie, que je ne vois plus, c'était une collègue, il y a 20 ans, elle m'avait donné sa recette, je ne sais plus d'où elle l'avait. Plusieurs années après, je lui ai demandé, elle m'a dit, "non, non, je n'en fais plus jamais". La tradition du vin de serpolet a été transmise, et je l'ai transmis, et maintenant, tout le monde fait du vin de serpolet. C'est un peu ennuyeux, parce que chacun fait comme il veut. C'est pas la vraie recette. Margareth et David font la vraie recette. Les autres font à peu près. Or, il faut les proportions. Autrement, ça ne fait pas la même chose. Pour un grand verre de fleurs de serpolet, relativement tassé, un bon verre, un verre un peu plus grand qu'un verre à moutarde, trempé dans un litre d'eau de vie, d'alcool de fruits. Si on a de la bonne eau de vie, c'est meilleur, pendant 40 jours, ça mijote. Au bout de 40 jours, on filtre, mais moi, je presse. Je mets pour un litre d'eau de vie et un verre de fleurs, 4 litres de vin à 12,5°. Pas forcément un très bon vin, mais il faut qu'il ait suffisamment d'alcool. Du rouge. La vraie recette, c'est 750g de sucre pour tout ça, mais là, réellement,

-51 - c'est trop sucré. Je mets 600g, mais je donne la recette à 750g, parce que si je dis 600g, on ne va mettre que 400g, et à ce moment là, ça ne se conserve pas. 600g, ça suffit, je le fais depuis très longtemps comme ça, ça se conserve très bien. Je le fais en août, parce que je vais le chercher dans la montagne, je sais où il n'y a pas eu de produits, vraiment, je veux du serpolet très sain, et je ne le bois pas avant fin décembre. Bien-sûr, plus on attend, meilleur il est. [Pourquoi 40 jours ?]. Toutes les liqueurs, il faut que ça prenne vraiment le goût, qu'il n'y ait plus le goût de la plante, que ce se soit tout transmis à l'alcool. Pourquoi a-t-on dit 40 jours ? Peut-être 30, ça suffirait, mais il faut attendre. Il y a une macération qui se fait, au bout de huit jours, ça ne suffit pas. J'ai goûté le vin de serpolet chez une amie, à Sault, à qui j'avais donné la recette. Elle m'a dit, "tu sais, finalement, je ne l'ai pas fait au serpolet, ton vin de serpolet, je l'ai fait avec de la lavande", ou je ne sais plus quoi, elle s'était trompé. "Oh, mais c'est aussi bon!". Mais non, ce n 'estpas du vin de serpolet. Ou bien, "oh, j'ai mis plus de ceci, moins de cela". Non. Ce n'est pas mauvais, mais qu'on ne dise pas que c'est du vin de serpolet (04SAURIVF).

Et voilà ce qu'il en est advenu, avec toutes les transformations dont les informateurs gardent conscience : Je ramasse le serpolet, pour faire le vin de serpolet dont mon amie, Françoise R., m'a donné la recette. Elle vous a raconté tout ça... [Cette recette, vous l'avez donnée ?]. Oh, je l'ai donnée à je ne sais pas combien de personnes. Des gens d'ici. Margareth, ça vient de Françoise. A des amis qui habitent à Sault. Je l'ai donnée à plusieurs personnes, mais je ne sais pas s'ils la font. [Vous faites la recette exacte que Françoise vous a donnée ?]. Oui. Je mets peut-être un peu plus de sucre qu'elle. Elle aime les choses un peu fortes, moi, moins (04SIMBITN). On le fait avec les fleurs, un grand verre, un litre d'eau de vie, on fait macérer, et puis au bout de quelques semaines, on filtre et on mélange avec 5 litres de vin rouge et un peu de sucre. Les français disent 40 jours, nous on trouve que 15 jours suffisent, après, c'est vraiment trop fort. On garde 3 mois et après, il est bon. Celui-là, il a 18 mois. On ne le fait pas trop sucré, c'est pour ça qu'on a mis un peu plus d'alcool. Moins de sucre que la recette de notre amie. On trouve très souvent que les recettes traditionnelles ont beaucoup de sucre. Cette amie est une amie de Saumane, qui habite là depuis 15 ans (04SIMDEWD). Ce vin de serpolet en a engendré de nombreux autres, avec des plantes différentes, quand celles-ci présentent une certaine ressemblance avec la fleur initiale. C'est ainsi que la lavande et la sarriette ont été essayées dans un premier temps, parce qu'au moment où la recette a été donnée, la fleur de serpolet était passée. Puis les autres "grandes aromatiques" provençales se substituent à leur tour au serpolet dans des formules très proches : thym, romarin et sauge, et aussi verveine. Outre le fait qu'on suive cette formule avec la sauge, il semble que pour certains, ce vin fait avec les fleurs de sauge, vienne de recettes autochtones78. Ce que j'avais fait, sur une recette de Mamie Rose, c'est du vin de sauge. 78 Je n'en ai eu aucun écho. Peut-être que dans la masse d'informations recueillies sur la sauge —c'est une des plantes chéries par les gens d'ici, ce vin ait été oublié. Ou peut-être que la formule "eau de sauge" n'ayant pas plu, les nouveaux habitants l'ont transformée en "vin de sauge". -52- Toujours pareil. De la sauge en fleurs, marinee dans du vin, là, avec juste un verre de marc dedans. Ça fait un vin apéritif qui n'est pas mauvais. Il faut vraiment les fleurs de sauge (04MOSDESD). Il y a une dame, Mme C, avec qui on est partis en promenade —on fait partie d'un groupe de marche—, qui a fait de la liqueur de sauge. Elle prend un vin, comme Monbazillac, elle met une dizaine de feuilles de sauge, du sucre. Je lui ai demandé la recette exacte, mais elle fait ça au pif. Tout le monde en a bu, sauf moi, qui ne bois pas d'alcool, et il parait que c'était très bon. Elle a expliqué comment elle fait. Elle est native de Grenoble, mais son mari est d'ici, ils ont toujours vécu ici. C'est une recette qu'elle a eue ici (04REISCHL). Tout ce qui tombe sous la main est testé, et finalement ne reste et n'est transmis que ce qui est bon. Tout semble se passer, pour ces personnes étrangères au pays, comme si elles recommençaient les différents essais faits avant elles par les autochtones, sans doute de la même manière, comme si elles éprouvaient le besoin, peut-être dans une façon inconsciente de s'approprier cette région où elles arrivent, de reprendre tout "à zéro".

Les liqueurs constituent elles aussi un grand domaine, où l'imagination et l'invention des nouveaux habitants trouvent un beau terrain d'expérimentations. C'est souvent en regardant leur environnement, les plantes qui poussent près d'eux, qu'ils ressentent l'envie d'en faire quelque chose, de les utiliser. Ils peuvent alors en parler à des amis, souvent étrangers au pays, comme eux, ou bien chercher dans les livres les recettes qui vont confirmer et concrétiser leur inspiration. C'est ainsi que prennent place sur leur table, en bouteilles79, les plantes aromatiques de Provence qui les entourent au quotidien, qu'ils rencontrent en quantité, dont ils sentent les parfums dès qu'ils passent le pas de leur porte. La liqueur de thym a été essayée par quelques informateurs. Certains l'appellent "farigoule", du nom provençal de la plante. C'est dire comme ils peuvent la relier à ce pays, avec la ferme conviction que cette liqueur est traditionnelle80. Le fait de l'avoir vu proposer dans un restaurant confirme l'une des informatrices dans cette croyance81. A partir de cette recette, qui ne vient pourtant pas d'une personne de la région, mais d'un livre, d'autres plantes sont testées, le romarin, la sarriette, la sauge et la verveine, d'une manière analogue à ce qui se passe pour les vins. On fait la farigoule, aussi. Un jour, on nous en a parlé, une amie, et puis on nous a donné la recette, on l'améliore. Maintenant on essaie avec d'autres plantes. On a dû trouver la recette dans un bouquin. On cueille les fleurs, on les laisse deux mois dans l'eau de vie, on filtre et on fait le sirop. On a essayé avec la verveine, la feuille, et le romarin, les fleurs. C'est aussi bon. La verveine, je l'ai plantée, la sauge, elle était déjà là. Une fois, j'ai essayé de faire de la liqueur de sauge, avec les fleurs. C'était un essai comme pour la 79 Le même phénomène a lieu pour les plantes à usage d'aromate. J'y reviendrai plus loin. 80 Bien-sûr, certains autochtones (3) en parlent (je me base toujours sur ce que j'ai recueilli en Luberon). Mais on ne peut pas dire que cela tienne du raz de marée d'informations, comme pour l'alcool de sauge. 81 Comme si le fait que le sorbet à la lavande soit servi dans certains restaurants, lui donne le statut de dessert traditionnel, au même titre, peut-être, que les treize desserts de Noël (qui ne sont guère traditionnels non plus)! -53- verveine et le romarin (04MOSPIEC). Là, je voudrais aller ramasser le thym en fleur, parce qu'un jour, j'avais fait une boisson, genre une liqueur de thym, il appellent ça comment ici, déjà ? Lafarigoule, un nom comme ça. Mais il faut beaucoup de thym, il faut déjà 200g de thym, que des fleurs, pour en faire un litre. Je mets dans de Valcool. Si j'achète de l'alcool de fruits, il est déjà coupé. Si j'en achète en pharmacie, je le coupe. Il faut le laisser mariner assez longtemps, je crois que c'est deux mois. Et puis après, je rajoute du sucre, ou un sirop de sucre, je ne me souviens pas très bien. En fait, j'avais pris toutes ces recettes dans un livre que j'aime bien, qui s'appelle, "Nos grand-mères savaient", un petit livre de poche. Je l'avais acheté à Paris. Il y a plein de recettes, sur toutes les plantes. J'ai fait de l'alcool avec ça, avec de la sauge, un peu de la même façon. Et puis l'année dernière, j'ai fait avec de la verveine, ça, c'était vachement bon... C'est pas vraiment une liqueur, c'est un alcool, il y a moins de sucre que dans une liqueur. Je suis exactement les proportions de la recette. Avant, je ne savais pas que ça s'appelait lafarigoule. Après, je suis allée dans des restaurants, et il y a un alcool qui s'appelle comme ça. J'aimerais bien arriver à le refaire, parce que les proportions sont bonnes. Parce que des fois, c'est trop fort, ou pas assez sucré. Quand je suis ce bouquin, ça va, mais une fois, je ne t'avais pas, j'ai essayé, pour la verveine, c'était un peu trop fort, pas assez sucré. Un autre fois, j'ai rajouté un sirop, j'avais mis un peu trop d'eau, c'était trop doux. C'est à ajuster. J'aime bien tous ces alcools. Avec le romarin, je n'ai pas essayé (84SATBELK).

La liqueur de sauge n'a pas reçu une approbation générale. On l'a essayée à la suite d'autres recettes, ou goûtée chez une personne d'ici, mais elle n'est pas passée dans l'ordre du quotidien. Il faut rappeler que les fleurs de sauge sont mises dans l'alcool par les autochtones, non pour en faire une liqueur, mais dans un but essentiellement médicinal, en cas d'indigestion. Bien-sûr, entre cette eau de sauge que l'on prend sur un sucre quand on est malade, et la liqueur qui viendrait en fin de repas, "pour le plaisir", il y a une grande différence, celle entre la potion et la douceur. Et c'est vrai qu'il paraît difficile de donner ce nom là à la liqueur de sauge, malgré l'ajout de sucre. On ne peut donc pas vraiment tenir rigueur aux nouveaux habitants d'avoir abandonné la sauge sous forme de liqueur82 , puisque les autochtones eux-mêmes ne la tiennent pas en haute estime. La sauge dans l'alcool est trop liée à l'indigestion. Et quelles que soient ses vertus, une liqueur au goût moyen ne sera pas adoptée. Bien d'autres sont meilleures et digestives83, elles aussi. Du vin de sauge, ou plutôt de la liqueur, j'en ai bu chez la vieille dame. Mais j'ai trouvé que c'est un peu fadasse, ça fait un peu trop pharmacie (04SAURIVF). Le genévrier est un des autres cas typiques d'offrandes de la nature provençale, auxquelles ne peuvent rester insensibles les nouveaux habitants, surtout quand ils viennent d'arriver et qu'ils sont submergés par des plantes inconnues qui les environnent avec tant de présence. Dans cette envie de s'en servir, ils cherchent des recettes dans des livres, quitte à les transformer à leur manière, et à se les

82 Très peu d'autochtones l'emploient sous cette forme, on m'en a parlé deux fois lors des enquêtes en Luberon. 83 J'évoquerai plus loin, dans les usages médicinaux, le cas particulier de "l'eau de sauge". -54- approprier ainsi. Je fais ma liqueur de genièvre. Ici, il y a beaucoup de genièvre par ici, j'ai eu envie de Vutiliser. Comme je l'ai vu sur le livre [de Mabey], c'est trop compliqué, je n'aime pas quand c'est compliqué. Il faut des grains d'anis, de l'angélique, de la vanille, il ne reste plus de genièvre, il y a trop de choses. J'ai pris une autre recette de liqueur. Je mets les grains de genièvre dans l'eau de vie, avec du sucre, et je laisse macérer, comme ils le disent, un mois (04BEVDAVP). Je ramasse aussi des prunelles, pour faire de la liqueur, pour mettre dans le kir. Je prends un grand bocal, je mets mes prunelles, de l'alcool de fruits, je laisse macérer un bon moment. Je rajoute le sucre. Alors, j'ai mis de la cannelle, de la vanille, un peu d'écorces d'orange, etc. Ça, c'est pour faire des kirs. J'ai essayé défaire la confiture, mais c'est vraiment très rasoir. Il y a trop de noyaux. [Cette idée de liqueur, ça vient d'où ?]. Je me suis dit qu'on faisait de la liqueur avec du cassis, pourquoi pas avec de la prunelle (04SIMBITN). Il y a des prunelliers, je vais essayer cette année de faire de la liqueur de prunelle, je vais me faire donner la recette. Je pense que Mme C. doit l'avoir (04REISCHL).

Un dernier écho d'une pratique, non pas acquise sur place, mais qui vient d'ailleurs, transportée par une informatrice dans ses bagages, celle qui souhaite fabriquer aussi la liqueur de canneberge de son enfance : La prunelle, je ne m'en sers pas, sauf dans le gin. On achète de gin, on y met une trentaine de prunelles piquées dedans, et il vire au rouge, Ça fait un gin rose, c'est typiquement anglais (04SIMMUTS). Parmi ces savoir-faire que les nouveaux habitants peuvent évoquer, parce qu'ils les pratiquaient auparavant, celui des boissons fermentées de M. D., de Simiane, est typique. II était spécialiste, en Angleterre, de ces préparations à base de plantes et de sucre qui donnaient une boisson alcoolisée. En arrivant en Provence, il a découvert la manière française d'aromatiser les vins, et l'a adoptée. On peut aussi faire une boisson avec les fleurs de sureau. On ramasse les fleurs de sureau. Je faisais déjà ça en Angleterre, j'avais l'habitude de faire mes vins apéritifs. Le vin de sureau, c'est connu en Angleterre, soit avec les baies, soit avec les fleurs, les deux. C'est tout à fait traditionnel, il y a une tradition, en Angleterre, de ce qu'on appelle country wine, des vins qu'on fait à partir de fruits, de légumes, de fleurs, de n 'importe quoi, même de panais, de carottes. J'ai fait un vin de panais. Je n'ai pas essayé la carotte, parce que l'essentiel est de partir d'un jus qui est déjà bon. Il y a toujours un travail énorme pour rectifier le jus qui a du sucre mais qui n'a pas bon goût. Pour le panais, par exemple, il faut faire bouillir le panais, on peut le manger et on garde le jus, on rajoute du sucre et de la levure et ça fermente. Toute plante où il y a du sucre est capable d'être fermentée. Il y avait des bouquins avec des recettes. Moi, j'ai trié pour choisir. Surtout avec des baies, des racines. Ce qui réussissait le mieux, pour moi, c'était les fleurs de pissenlit, les fleurs de sureau, et les fruits comme les mûres. J'ai fait de très bons vins avec des épluchures de pommes. Pour la plupart, il fallait rajouter beaucoup de sucre. On avait le goût des fleurs, ou des fruits, mais pour avoir l'alcool, il fallait ajouter un kilo de sucre pour un gallon, 4 litres et demi. Ça faisait à la fin un

-55- vin de 10°. La fermentation durait 3 mois, dans des bonbonnes en verre. Ça nous intéresse beaucoup la façon dont les gens d'ici le font. On a dû s'adapter, on a préféré. C'est plus rapide, ça coûte plus cher... On ne le fait pas ici, avec cette méthode, parce que c'est fastidieux. On est devenu comme les Provençaux, des fainéants (sic). C'est tellement plus facile et rapide (04SIMDEWD).

Les aromates. Il s'agit dans ce chapitre, de s'attarder sur les plantes qui servent d'aromates aux nouveaux habitants, c'est à dire celles qui entrent, en petites quantités, dans la composition d'un plat pour le parfumer. La Haute-Provence est réputée pour la diversité de ses plantes aromatiques, et pour sa cuisine, riche en saveurs. C'est le domaine le plus important de tout ce qui touche à l'alimentaire (25%), il regroupe 118 données. Vingt sept informateurs évoquent, souvent avec précision, les plantes qu'ils vont cueillir dans ce but, les endroits et les moments où ils s'approvisionnent, les préparations éventuelles, les alliances privilégiées de tel plat avec tel aromate, enfin, les origines de ces pratiques culinaires. Dix huit plantes offrent leur parfum à la cuisine des nouveaux venus, dont la grande majorité fait partie de la flore sauvage, quelques unes étant cultivées dans les jardins. Parmi les sauvages, le thym, le romarin, la sarriette, le fenouil et l'origan figurent bien-sûr en première place. D'autres sont moins utilisées par les informateurs, mais elles apparaissent de-ci de-là, en cours de conversation : mélisse, menthe, calament népéta, sarriette annuelle, hysope et genévrier. Parmi celles qui viennent du jardin, c'est surtout de la sauge qu'on se sert, mais aussi du persil, du laurier, du basilic, de l'estragon, de la ciboulette et de la marjolaine. Certains aromates, comme le thym ou le romarin, parfument de nombreux plats, on les retrouve un peu partout, dans la cuisson de la viande84, des légumes, des céréales, etc., mais aussi crus dans les salades. D'autres au contraire sont hautement spécialisés. L'origan se parsème sur les pizzas, très rarement ailleurs. Le fenouil est particulier aux poissons, tandis que le genévrier entre essentiellement dans la fabrication des pâtés. Souvent aussi on les associe, en dosant chacune des plantes, de façon à ce que le résultat soit harmonieux et qu'une saveur n'y soit pas dominante. Ainsi thym, romarin, sauge, sarriette, origan, persil et laurier entrent dans la composition de bouquets garnis ou dans les mélanges de poudres d'herbes, selon les goûts et les habitudes de chacun. Le thym, le romarin, la sarriette, je les ramasse aussi pour la cuisine. Je fais des bouquets. C'est tellement bon de retrouver les goûts de la colline. J'adore faire la cuisine, et j'adore quand les gens me disent, "mais qu'est ce que vous avez mis dedans?". Je n'aime pas qu'un goût soit trop dominant, le romarin, c'est très fort, il faut en mettre très très peu, par contre, le persil, il faut en mettre pas mal pour qu'on le sente. C'est l'alchimie de la cuisine (04SIMBITN). Et puis on ramasse le thym, on ramasse du pèbre d'aï, du poivre d'âne, la 84 H m'a paru intéressant de voir que, dans les emplois de plantes aromatiques au niveau de la cuisson des aliments, 47 concernent exclusivement celle de la viande, et 32 se rapportent à tous les autres aliments cuits, légumes, céréales, féculents, poissons et oeufs. Comme si l'ancien usage d'aromates pour, d'une part, masquer le goût, et d'autre part, rendre plus aisée la digestion des viandes avariées, se prolongeait jusqu'à nous de manière inconsciente. -56- marjolaine aussi, on les passe à la moulinette, et on fait des poudres comme Ducros, on mélange, avec du romarin (04MOSBLAJ). Je fais sécher du laurier, de la sarriette, de l'origan, de la marjolaine, quand c'est sec, je pulvérise, j'en fais une poudre, au petit moulin électrique. Je mets de tout un peu dans mes plats (04SEOTURC).

Dans tout ce qui touche à l'aliment, les habitudes ont une grande part, souvent acquises dès l'enfance, en voyant la mère préparer la nourriture. On ne les change souvent qu'avec de sérieuses motivations. Ajouter des herbes aromatiques dans les plats n'est pas un fait forcément évident dans toutes les cultures. Chaque région a ses traditions culinaires, et l'usage des aromates y participe, tant au niveau des quantités, que de la variété ou des plantes utilisées. On n'utilise pas les mêmes herbes en Haute-Provence et en Normandie. L'usage, dans la région, de l'estragon, de la coriandre et des épices, est exogène. L'informatrice de Simiane, dont l'un des grand-parents était asiatique, et qui se rattache beaucoup à cette branche de sa culture par la cuisine, utilise souvent la coriandre. Cette femme de Limans, qui a parcouru le monde en a rapporté l'emploi des épices. De façon moins nette, on peut dire que l'habitude d'ajouter de l'oseille, et même, dans une moindre mesure, du persil, n'est pas une tradition typiquement provençale, mais s'assimile plus ou moins à la cuisine au beurre des régions du nord. L'huile d'olive s'associe plus souvent à l'ail, et au thym, au romarin ou à la sauge, ces herbes aromatiques qu'on dit "de Provence", et qui rappellent les vacances à ceux qui n'y vivent pas. Changer d'aromates dans la cuisine, comme échanger le beurre contre l'huile d'olive ne se fait pas en un jour, et l'apprentissage d'un pays passe parfois par ces transformations qui peuvent sembler anodines, mais qui dénotent une réelle adaptation à un nouvel environnement. Ce fait apparaît en filigrane dans ce que raconte Mme F., à Simiane, au sujet du pourpier85. De plus, ce qui a été souligné par deux des personnes interrogées, c'est la difficulté, pour les gens qui n'habitent pas les régions où poussent ces plantes, et quand les habitudes n'ont pas été acquises dès l'enfance, de les utiliser hors de leur contexte. Il me paraît intéressant de retranscrire ici leurs témoignages. La première se sent avoir une affinité particulière avec la Provence, même si elle est née en Allemagne. Cela émerge de tout ce qu'elle dit. C'est ce qui explique que, même dans son pays, elle cuisinait avec les plantes d'ici, rapportées des vacances. La deuxième a fait des tentatives pour initier sa famille ou ses amis à ces habitudes différentes. En Allemagne, je les connaissais, ces plantes, parce que ça pousse, mais ça ne pousse pas partout, ni si grand, et ça n 'a pas le goût d'ici. Et ça ne pousse pas à l'état sauvage. [On s'en sert, dans la cuisine ?]. Il y a des gens qui ont beaucoup voyagé, dans le sud, qui s'en servent. Mais autrement, non. Ma mère ne s'en sert jamais. Elle trouve que c'est bon, mais elle ne s'achètera jamais un pot de sauge ou de romarin. A la limite, de basilic. Moi, je les utilise beaucoup. Avant d'habiter ici, j'avais toujours mes petits pots, ou mes plantes dans le jardin. J'ai toujours fait le pistou moi même. Chaque fois que je venais ici, j'achetais 20 litres d'huile d'olive, des grandes tresses d'ail, des pots de basilic et en Allemagne, je fais le pistou moi même. Je peux dire que je continue à manger ici, comme j'ai déjà mangé en Allemagne. Il n'y a pas de changement, sauf que c'est plus facile ici, et qu'on mange sur la terrasse, avec le soleil, c'est encore autre chose (04FORSTOS). Chez nous, on utilisait surtout du laurier. Il y a quelques années, j'ai voulu

85 Voir plus haut, le paragraphe sur les salades sauvages. -57- faire plaisir à mes amis, qui habitent un peu partout en France. J'ai fait un mélange d'herbes, j'ai passé au moulin à café, et j'ai fait des petits pots, je les ai distribués, lors des mes voyages, à ma famille, à mes amis, qui habitent en Bretagne, le Sud-ouest, Paris. Je me suis rendue compte, les années suivantes, que le petit pot était tel quel. Je me suis rendue compte, à ce moment là, que chaque région avait vraiment ses traditions. Et il est difficile des les changer. On a beau dire, "vous verrez, c'est très très bon, vous en mettez sur les pommes de terre sautées, vous les digérerez mieux. Ce n'est pas les habitudes (04FORMEYS). Dans ce chapitre, j'ai donc choisi d'aborder plus spécialement les aromates d'ici, ceux qui signent la cuisine provençale, en essayant de cerner le rapport que ces gens venus d'ailleurs entretiennent avec eux, de mesurer à travers eux ces changements d'habitudes culinaires.

Le thym d'abord. Il pousse partout dans ce pays, et c'est impossible de faire trois pas en dehors de la maison sans marcher dessus, sans en sentir le parfum puissant en été, plus doux l'hiver. Qu'ils l'aient connu "en vrai" avant de venir ici, ou qu'ils l'aient découvert à ce moment là, tous les informateurs en parlent, de cette abondance du thym, continuelle, quotidienne, de son arôme tout le temps présent qui semble s'offrir à ce pays comme à ses habitants. Pour ceux qui le connaissaient d'avant, il continue d'être l'hôte incontournable de toutes les cuisines. Ceux qui ne l'employaient pas, ou très peu, avant d'arriver dans ce pays, s'y sont mis très vite. Le thym, par sa profusion et par sa façon de happer, presque à leur insu, tous ceux qui viennent dans la région, peut apparaître comme le médiateur d'une initiation à ce pays, d'un passage obligé qui se fait avec évidence, rapidité et facilité, sans volonté manifestée86.

Certains en évoquent, en connaisseurs, les différentes nuances selon les endroits, selon les moments. On peut avoir sa préférence, qui n'est pas étrangère à sa propre histoire. Ainsi cette femme qui, loin d'aimer cette région, garde la nostalgie de sa ville, Marseille : elle trouve le thym meilleur là-bas. D'autres Marseillaises au contraire, ont adopté le thym d'ici en même temps que le pays. Dans ce cas, le thym, comme symbole d'une région, devient aussi support d'émotion, celle qui peut exister dans la relation à un pays, aimé ou haï. On peut faire ici un lien avec la philosophie chinoise, qui conseille dans l'alimentation les plantes du pays où on habite, et selon laquelle une plante poussée sur une terre nourrit mieux celui qui y vit, que celui qui n'y vit pas— et par extrapolation, peut- être celui qui n'aime pas y vivre. Le thym, on va commencer par ça, parce qu'il y en a partout. On le connaissait déjà parce qu'on avait été en Espagne, on le connaissait bien. Ce qui est intéressant, c'est que le thym de Ménerbes n'est pas le même, il est tout à fait différent de celui d'ici. Ça a un autre goût, c'est difficile à dire (04OPPKREH). J'ai habité là, au milieu du thym, et j'ai commencé à le ramasser, tout naturellement ((HDAUDOTG). Par contre, le thym, ils marchent dessus, ils sont obligés d'en ramasser (04SIGGENN). Je préfère le thym de Marseille. Pour la cuisine, c 'est meilleur. Il doit y avoir 86 Différemment de ce qui peut se passer pour la truffe, voir plus haut. -58- différentes variétés. J'en ai acheté un pour mon jardin, il est encore différent (04SEOTURC). Il y a beaucoup de Marseillais qui viennent ramasser le thym ici, le vrai thym, ils trouvent qu'il sent beaucoup plus. A Marseille, nous étions en banlieue, à Plan de Cuques. A cent mètres, nous avions la colline, nous allions le ramasser là. Mais c'était pas le même. Il était moins bon (04SIMFRAO). Si certaines personnes ont plutôt tendance à cueillir le thym au fur et à mesure de leurs besoins, la plupart en font une réserve. Il choisissent le moment, souvent ils préfèrent le thym quand il est en fleurs, mais ils peuvent aussi y aller avant, ou après la floraison. Ils choisissent aussi l'endroit, qu'ils ont repéré, où ils savent que le thym pousse en quantité, qu'il y est beau et sain. Ils peuvent alors parcourir une grande distance en voiture pour aller le chercher. Ce peut être l'opportunité d'une balade, ou encore à l'occasion d'un déplacement. Ils le font sécher, et si la plupart l'utilisent ensuite tel quel, certains informateurs le broient pour l'avoir en poudre, et le mélangent, ou non, avec d'autres plantes aromatiques. Quand le stock est épuisé, on se sert du thym planté au jardin, ou bien on va se fournir dans la garrigue juste à côté, au plus proche. Le thym, je vais le ramasser quand je vois une thymaie en bonne santé, qu'il a bien poussé, qu 'il est beau, par exemple quand je monte dans le Luberon, il est très fort. Quand je le sens en bonne santé, qu'il a poussé avec enthousiasme. [C'est toujours à l'occasion d'une balade, ou tu peux aller quelque part pour en ramasser ?]. Ça m'arrive aussi. C'est des endroits pas très loin de chez moi, mais je suis souvent obligé de prendre ma voiture, et je sais que si je vais là, il sera comme je l'aime. J'aime bien quand il est en fleur (84GOUMORQ. Là, j'ai ramassé du thym, parce qu'il est en fleur. En fait, j'ai changé d'endroit pour le ramasser, parce qu'ici, je trouvais qu'il n'était pas assez vert, assez fort. J'ai observé les différents thyms selon les régions, selon les endroits, et là, je l'ai ramassé dans les Alpilles, je l'ai trouvé beaucoup plus dense, et la rocaille, beaucoup plus propice. C'est le thym, plus fort, plus poivré. Je préfère les plantes plus poivrées. C'était à l'occasion, j'étais par là-bas, et comme j'ai toujours un sécateur et un petit sac dans ma voiture, et je me suis fait plaisir à le ramasser. [Pourquoi en fleur, c'est mieux ?]. C'est mieux, parce que j'ai l'impression qu'il est plus complet, quand il y a la fleur, et que la fleur apporte quelque chose en plus, mais je ne sais pas quoi. C'est instinctif Quand je ramasse le thym, je le ramasse vraiment en grosses quantités (84GOUSALC). Le thym, on le ramasse au mois de mai. Mais je vais plutôt le chercher dans le midi, parce que quand il pousse dans les rochers, il est plus odorant, il est plus fort. Dans les collines de Marseille. Là, on y va exprès, parce que je m'en sers pas mal dans la cuisine (04SVJWATT). Le thym, on le ramasse vers le 15 août, quand il est chargé d'essence. [Elle] : on en a cueilli en fleurs, cette année, pour faire un essai, parce que j'ai vu qu'il y avait des décoctions et des infusions, de fleurs, dans certains cas. J'ai voulu en faire une petite provision. On est arrivé en juin, on l'a cueilli à ce moment là (il n'y avait pas d'élections, cette année, on a pu venir plus tôt). On est allé le ramasser juste en face, il y en a partout. On fait notre provision d'hiver, on le remonte (04BEVDAVP). Mais il en faut, du thym, des cagettes. On le ramasse après la floraison, on

-59- nous a toujours dit que c'est mieux à ce moment là. Et pourtant, la mère de Lucette dit que c'est la fleur du thym qui est la meilleure. Mon mari est assez minutieux, c'est un collectionneur, il met des petites étiquettes sur les pots. C'est mixéfln, il le fait deux fois, au hachoir à viandes (04MOSBLAJ). Ces citations le montrent bien, le lieu du ramassage du thym revêt beaucoup d'importance aux yeux des nouveaux habitants. Ils notent bien qu'ils veulent un thym poussé dans les meilleures conditions, dans des stations exemptes de pollution et de passage d'animaux. La radio-activité due à l'accident de Tchernobyl est signalée à plusieurs reprises, même si elle est rarement une motivation suffisante pour ne plus utiliser le thym, en tout cas dans la cuisine. Son emploi en infusion semble cependant avoir été modéré par certains87. La colline est chez nous. Lorsque le thym est en fleur, on en fait la récolte. Plutôt fin de printemps. On le ramasse dans la colline, chez nous, on ne le ramasse pas ailleurs. On ne veut pas que les animaux viennent pisser dessus. Ici, il y a pas mal de troupeaux On a clôturé, pour ne pas se faire envahir par les troupeaux. Comme ça, on est sûr de notre thym, enfin avec Tchernobyl, on est sûr de rien. D'après les grands spécialistes, c'est quand il est en fleur qu'il est le plus parfumé. [C'est qui les spécialistes ?]. Les anciens. C'est du bouche à oreille (04NOYBEYA). Il faut trouver un endroit où il n'y ait pas de voiture, pas de moutons. C'est de plus en plus difficile. On monte dans Lure, à pied, il faut qu'il y ait une clairière, parce que le thym ne pousse pas sous les arbres. En plus, il y a Tchernobyl. J'en mets beaucoup dans la cuisine, et en infusion. On a une amie commune qui ne veut pas entendre parler du thym, même quand elle est malade, à cause de Tchernobyl. Par contre, on a une Belge, elle a eu un cancer de la mâchoire, elle dit que c'est le thym, et elle continue. Ma foi, on n'a pas moyen de savoir. L'année de Tchernobyl, on avait déjà ramassé le thym, jamais le thym n'avait été si parfumé. J'ai tout jeté, avec beaucoup de regret (04SEOBENR). Il y a une dame, à Limans, qui le ramasse avec l'appareil Geger. Dès que ça sonne, elle ne ramasse pas. Elle dit qu'il y a des coins où c'est très radioactif (04SEOTURC). Le thym, présent partout dans la nature, trouve naturellement sa place dans tous les plats. Vingt trois informateurs disent explicitement qu'ils l'utilisent en cuisine, et donnent parfois les emplois particuliers. Le thym parfume les viandes, surtout celles qui se mijotent, daube ou lapin, plus rarement celles qui se font griller (11 citations en tout). Il vient aussi se mélanger aux légumes qui cuisent, ratatouille ou soupe (5). Oh, pour tout en cuisine. Enfin, pour relever un plat. Je fais toute l'année des ratatouilles, ou bien dans les rôtis de porc, dans les tians, dans les plats provençaux. Quand je fais une blanquette, j'aime bien en mettre (04BEVDAVP). On le faisait sécher, et puis on le mettait dans le lapin, dans les viandes en sauce, dans la daube (04MOSBLAJ). Je le fais sécher, et une fois qu'il est sec, je le mets pour la nourriture, pour les aliments, pour cuisiner les pommes de terre, sautées, à l'eau. Je le mets à ce moment là un peu partout. C'est une plante qui m'accompagne, pendant 87 Sept informateurs m'ont parlé de ce problème au niveau du thym. Il est à noter qu'aucun ne l'a évoqué quand il s'agissait des champignons. -60- quelques mois, tout le temps. J'ai envie de thym (84GOUSALC). Peu d'informateurs disent d'où leur vient cette habitude d'employer le thym en cuisine. Ce qui apparaît surtout c'est que c'est une évidence liée au lieu où ils vivent. Comme s'il était impossible pour eux d'habiter la région, et de ne pas mettre cette plante-symbole de la Provence dans leurs plats.

Le romarin est beaucoup moins présent dans la nature que le thym, surtout dans la zone des enquêtes effectuées dans le département des Alpes de Haute Provence. Il est plus abondant dans le Vaucluse. Les informateurs ne s'y trompent pas, ils signalent très souvent sa rareté, et même son absence à l'état naturel88. Ce qui ne les empêchent pas d'en parler, et d'être nombreux (19 le spécifient) à l'employer dans leur cuisine. Ils ont contourné le problème en plantant un jeune romarin acheté, ou plus souvent, en transplantant un petit pied sauvage dans leur jardin, où ils vont s'approvisionner au fur et à mesure. // n'y en a pas ici, il faut aller un peu plus bas. On en a dans le jardin (04CARBARV). Du romarin, il n'y en a pas à l'état sauvage, par ici, par contre, on en a planté tout une rangée dans le jardin (04MOSBLAJ). Le romarin, aussi, on l'a planté. [Vous êtes allés le chercher ou vous l'avez acheté ?]. On l'a acheté tout petit (04SIMRIDB). Je ramasse du romarin, que je plante dans mon jardin. Je l'ai pris en face, sur la colline. J'ai pris un pied, et il a poussé. [Il y en a qui sèche. D'où vient-il ?]. Il est de chez moi, on a taillé celui de devant... Celui-là, je l'ai acheté, Vautre de devant je l'ai déplanté de là-haut (04REISCHL). Très rares sont ceux qui vont le chercher dans la nature. Une seule informatrice note qu'elle le préfère quand il est fleuri, et va en faire la cueillette exprès. Pour les autres, c'est à l'occasion, quand ils en trouvent, ils en ramassent et en ramènent chez eux. Ils n'en font jamais non plus une grande réserve. Le romarin, on en ramasse, toujours à Marseille, quand il est en fleur, en mars. Je l'utilise un peu, mais moins que le thym. On retourne à Marseille parce que j'ai ma mère qui y habite. On la garde, et ça nous donne l'occasion d'aller ramasser (04SVJWATT). Le romarin, je vais le chercher à ma porte, j'en ai un dans mon jardin, je l'ai planté. Mais en fait, je préfère celui queje trouve dans la garrigue, qui a poussé tout seul. Il est meilleur, il est plus riche en essence, il a plus de mérite que Vautre. Dans mon coin, il n'y en a pas, je dois prendre la voiture, je n 'habite pas dans la garrigue. Je fais 5-6 kilomètres. Je peux aller le chercher spécialement, mais c'est souvent à l'occasion d'une balade, j'ai toujours un sac en plastique, et si je n'ai pas de sac, je fais un bouquet. Si je vais me balader dans le Luberon, ce n'est pas forcément pour aller cueillir du thym ou du romarin, mais si je trouve, j'en ramasse systématiquement (84GOUMORQ. Le romarin, il n'y en a pas trop par ici. On va le chercher. Mon frère est du côté de Marseille, il m'a dit qu "il y en avait autant que du thym ici, dans la montagne (04MOSPIEC).

88 Une informatrice de Simiane, depuis vingt ans dans la région, avoue même qu'elle ne l'a jamais vu à l'état sauvage. -61 - Il faut dire aussi qu'on n'en met jamais en grande quantité, tant son parfum est fort, et qu'il assourdit vite tous les autres. On l'utilise donc plutôt avec parcimonie, à part quand on le jette dans les braises du barbecue et du feu de bois, en branches entières, ou qu'on le met sur les grillades. C'est surtout ainsi qu'on l'emploie, son goût prononcé s'accommode mieux de la cuisson brève des grillades, beaucoup moins des cuissons plus lentes. Pour la cuisine, dans les plats en sauce, le "pestou", les sauces tomate, dans les sauces de salades, parce qu'au lieu de faire de la vinaigrette, je fais une base d'anchoïade, avec du romarin haché (04CARBARV). Quand je fais des grillades, d'agneau, par exemple, je mets des tiges de romarin, ou je mets du romarin dans la braise, ça donne un goût (04FORSTOS). Le romarin, sur la viande, les pommes de terre, aussi. Les tranches de gigot. C'est surtout mon mari qui ramasse les plantes aromatiques, qui s'en occupe, mais je vais l'aider, quand même, pour le thym (04MOSBLAJ). Ce romarin, c'est pour le barbecue, j'en mets beaucoup dans les rôtis. J'en mets un peu partout, je suis très "herbes de Provence", très Ducros. Je fais sécher le romarin et quand il est bien sec, je le mets dans des bocaux. Je le mets sur les grillades, en feuille, comme ça (04REISCHL).

II entre aussi dans la composition des bouquets garnis de certains plats de légumes et de céréales. Une informatrice en assaisonne ses salades. Les origines d'usage du romarin sont diverses. Il n'y a pas de mention d'autochtones dans ces savoirs. Par contre, on a souvent puisé des recettes dans des livres de cuisine, ou bien, pour les personnes qui viennent de régions où le romarin est fréquent, ce sont des traditions familiales qu'ils ont simplement transportées ici. Le romarin, je le mets avec le chou, et puis le genièvre. C'est des recettes de livre (04SEOBENR). Le romarin, je le ramasse, plutôt pour des tisanes, ou pour mettre dans des ragoûts, mais comme je ne fais pas beaucoup de viande, c'est bon avec le veau, je crois, avec des viandes blanches. [C'est Anne-Marie ?]. Non, je l'ai vu dans des recettes, j'ai des bouquins de recettes, de cuisine végétarienne ou normale, j'ai repéré avec quoi ça allait (84SATBÉLK). On utilise beaucoup le romarin en cuisine, presque autant que le thym. Ma belle soeur est Éthiopienne, elle met du romarin dans tout. Il paraît qu 'en Ethiopie, il y en a partout, et dans beaucoup de plats, elle en met. C'est fort, il ne faut pas en mettre trop (04MOSPIEC). Je suis orientale sans l'être. Je suis aussi Marseillaise. On adore les escargots et les limaçons. C'est là qu'on met du romarin, de l'écorce d'orange, et du /

La sauge est, elle aussi, un emblème de la Provence. Même si elle ne pousse pas à l'état sauvage en France, elle est fréquente dans les jardins. Sa renommée de plante salvatrice lui donne une place partout, et elle reste près des maisons abandonnées, après le départ des gens qui y ont habité. Ainsi, les nouveaux habitants qui ont acheté une vieille ferme la trouvent souvent déjà là, et quand elle n'y est pas, c'est une des premières plantes qu'ils adoptent près de chez eux. Ils l'achètent rarement, on leur en donne une bouture ou bien ils en prennent un

-62- morceau quelque part, qui va prendre racine dans leur terre. Ils vont ensuite la cueillir au jardin, dès qu'ils en ont besoin, même s'il leur arrive d'en avoir une petite provision en cuisine. J'ai planté cette sauge devant chez moi, elle est très belle maintenant. Je l'ai plantée, c'est une bouture que j'ai trouvée dans une ferme abandonnée (04SIMMUTS). J'en ai planté, elle vient du Château des Graves. En me promenant, je l'ai vue, j'en ai tiré un morceau (04SVJWATT). Deux personnes disent qu'elles ont vu de la sauge sauvage, près de ruines. Il s'agit sans aucun doute de pieds plantés il y a longtemps, mais il est intéressant de constater qu'aux yeux de ces informateurs, le fait que la sauge continue à se déployer seule, sans l'attention des hommes, lui permet de s'assimiler à une plante sauvage. La sauge, à Vévouil, il y en a de la sauvage, mais qui est assez petite, sauvage, petites feuilles. Elle n 'est pas loin de mon cabanon, dans un petit champ, je ne sais pas si c'est quelqu'un qui l'a plantée, ou si elle est venue naturellement. [Tu l'as vu d'autres fois en sauvage ?]. Oui, il me semble, mais je ne sais plus où. En tout cas, pour ici, j'en ai acheté, et je l'ai mise dans le jardin (84SATBELK). La sauge, j'en ai ramassé une seule fois, il n'y a pas longtemps. J'étais avec Mme M., c'était à . Je ne sais pas si elle était plantée, elle était autour des maisons, près de l'école. Elle m'a dit, "tu veux un peu de sauge", c'est la première fois que j'en ai ramassé à l'état sauvage. Autrement, il y en a dans son jardin, qu'elle a plantée (04MOSBLAJ). La sauge est respectée par les nouveaux habitants. A des degrés divers, ceux- ci marquent leur estime, souvent dès leur arrivée par ce premier geste de l'accueillir chez eux. Ils répètent aussi les noms donnés dans la région, même s'ils n'utilisent pas alors le provençal89 et ils reprennent des gens d'ici le concept d'une plante aux multiples vertus, de panacée. Une informatrice de Goult va plus loin. Elle ressent des affinités particulières avec la sauge, qu'elle honore et sacralise, en usant avec parcimonie. On en a un peu derrière la maison, qu'on n'a pas planté, qui était là quand on est arrivé, parce qu'il y en avait toujours près des maisons, des fermes. La sauge, c'est l'herbe qui sauve (04MOSDESD). La sauge, j'en ai vu près des vieilles maisons abandonnées. Dans le vieux village de Redortiers, tu vois qu'il y a toujours de la sauge au pied des maisons. J'en ai un pied chez moi. Il paraît que ça porte bonheur, pour la santé. Il paraît que c'est un trésor, ça fait partie des plantes-miracle. C'est quelquhin d'ici qui me l'a dit, il y a très longtemps, je ne sais plus qui. Je l'ai fait en arrivant, d'en mettre une (04SIMDAVP). J'ai lu sur plusieurs bouquins, ils l'appellent la reine des plantes. [Tu sais son nom, en provençal ?]. Et non. Je crois que c'est la salvia (84SATBELK). La sauge, c'est une plante qui m'a toujours inspirée. C'est une plante, pour moi, qui est magique, complètement transformatrice, comparée au thym, qui est plus médicinal... C'est une plante qui est sacrée, qui a besoin de beaucoup de respect, comparée au thym, que je coupe vulgairement. La sauge, pas du tout. Je la couve plus dans l'état précieux, de ce qu'elle peut me représenter, 89 Même si l'une d'entre eux fait la confusion avec le romarin :je crois qu'il y avait une histoire avec la Reine de Hongrie, aussi, qui l'utilisait (84SATBELK). -63- à mon regard... J'en ai planté dans mon jardin, en arrivant ici. C'est une amie, j'en ai pris une petite racine, et depuis quinze ans, elle pousse. Après, j'ai fait la relation, ce plant de sauge est au milieu, sur ma petite bordure, comme si elle me protégeait en même temps. Elle a quelque chose de protecteur (84GOUSALC). Dans la cuisine de ces personnes venues d'ailleurs (qui sont 16 à dire qu'ils l'emploient dans cet usage), c'est surtout avec les viandes, en particulier celle du porc, que la sauge fait alliance. Traditionnellement en Provence, un morceau de cochon ne sera jamais préparé sans quelques feuilles de sauge. Cet aromate sert alors, en même temps qu'il la parfume, à aider la digestion de cette viande grasse. Les nouveaux habitants font de même. Certains aiment simplement le goût de la sauge associé au porc, d'autres peuvent évoquer son aspect de plante médicinale digestive. La sauge, j'aime bien le rôti de porc avec, je trouve que ça va bien (04NOYBEYA). La sauge, j'en mets dans les rôtis de porc, j'en froisse quelques feuilles, ça aide à digérer la viande, parce que c'est un digestif, et que le porc est un peu plus gras (04REISCHL). Bien-sûr, on l'utilise en cuisine, dans le rôti de porc surtout, où on met toujours un peu de sauge (04SVJWATT). La sauge, j'en fais surtout un usage médicamenteux parce qu'autrefois, quand je mangeais plus de viande, j'appréciais avec des côtes de porc, avec de la moutarde et de la sauge. C'était très bon. Mais la sauge, c'était plutôt lié à la viande... [Pourquoi c'est associé au porc, d'après toi ?]. Oui, pour moi, la sauge a un côté décapant. Donc avec une viande un peu grasse, ça s'associe bien, ça compense (84GOUMORC). En voyant cette association privilégiée de la sauge et du porc, de la part des informateurs, j'ai eu envie de pousser les investigations un peu plus loin, et de savoir d'où leur venait l'idée de les assembler à la cuisson. C'est en effet une grande évidence pour les autochtones, et je voyais là une piste de passage possible des savoirs, des gens d'ici vers ceux venus d'ailleurs. Or, les origines de cet usage sont apparues être diverses. Les origines familiales sont le mieux représentées, mais les familles de ces nouveaux habitants sont elles-mêmes d'horizons différents. Elles peuvent être de la région, quand les informateurs sont revenus au pays, après une ou deux générations qui ont vécu au loin, ou d'une région que l'on peut assimiler à la Haute Provence, par exemple les environs de Marseille ou d'Arles. Elle peuvent avoir leur berceau tout à fait ailleurs, dans un autre pays par exemple. [Votre grand-mère ne l'utilisait pas ?]. Si. Je me souviens comme aromate, avec du porc, pas en grande quantité (04LIMBOVM, grand-mère de Limans). Ma grand-mère avait de la sauge dans son jardin. Je ne la revois pas, mais il y en avait certainement, parce qu 'elle en mettait dans le manger, dans le rôti de porc (04REISCHL, grand-mère d'origine italienne, ayant vécu depuis son enfance à Arles). Pour le cochon, mais je n'en fais pas souvent. Une côtelette, de temps en temps. Ça, c'est de ma mère, que ça vient (04MOSBLAJ, mère d'origine Corse, est née et a vécu à Marseille). Bien-sûr, dans la cuisine, avec le porc, parce que ça va toujours avec le porc, en Angleterre. On fait une farce avec de l'oignon haché, qu'on fait revenir, de la mie de pain et de la sauge et on mélange ça avec un peu de lait et de -64- beurre et on met ça dans le rôti de porc (04SIMDEWD, anglais). Par contre, les deux informatrices qui sont nées dans des pays où l'on mange beaucoup de porc, l'Alsace et l'Allemagne, n'en ont jamais entendu parler là-bas. En Allemagne, on mange souvent du porc. Avec toute la viande grasse, la sauge va parfaitement, au niveau goût, et y ai l'impression qu'on digère mieux. [Ça ne se fait pas en Allemagne, le porc avec la sauge ?]. Non, ça, c'est moi qui le fais. Par exemple, là-bas, on fait du porc comme de la daube (04FORSTOS). [Et la sauge avec le cochon, même si tu n'en manges pas beaucoup, ça correspond à quelque chose, pour toi ?]. La sauge avec le cochon ? Non, pas particulièrement (84GOUSALC). Cette façon d'accommoder le porc provient, pour certains nouveaux habitants, d'échanges au sein de cette même population. [Comment tu l'as su, cette histoire de sauge avec le porc ?]. Tout le monde connaît. Mais c'était une dame, quelqu'un qu'était pas d'ici, bonne cuisinière et qui s'intéressait à tout ce qui se passait ici, qui habitait aux Grands- Cléments, une dame qui nous a quittés depuis. C'est assez connu (84GOUMORC). La sauge, c'est pour le rôti de porc; je le faisais avant de venir. C'est une amie, on allait en vacances chez elle, à Toulon. Elle cuisinait son rôti avec des feuilles de sauge, j'ai continué à le faire. Elle n'est pas de Toulon, mais sa famille avait une maison à Toulon (04OPPKREH). La sauge, je sais, parce que ces amis de St Vincent, à l'Assemblée Générale d'Alpes de Lumière, où on apportait son pique nique, avaient apporté un rôti de porc, qui était très bon, il avait quelque chose que je ne connaissais pas. Elle m'a dit qu'elle l'avait fait macérer dans de la sauge, avec du vin blanc. Maintenant, comme on a un pied de sauge qui pousse dans le jardin, j'y pense. Ces amis, {ceux du vin de noix), aiment la vie d'ici, les traditions d'ici, ça fait trente ans qu 'ils viennent et qu "ils sont impliqués dans la vie du pays (04BEVDAVP).

Enfin, le livre fait circuler, au travers de recettes de viande de porc, cette association avec la sauge. J'ai des recettes, quand je faisais plus de viande, je la mettais dans une sauce, avec de la saucisse, pour aller avec des pâtes. J'ai une autre recette où je la mangeais en apéritif, grillée, c'était très bon. Il fallait prendre des feuilles de sauge, l'enrouler avec un bâton et mettre quelque chose à l'intérieur. C'était assez fort, avec de l'anchois, je crois, un truc qui était aussi assez fort, du fromage, c'était une bouchée, en entrée, il fallait des grosses feuilles, je n'y arrivais pas avec des petites feuilles (84SATBELK). Dans deux cas seulement, le mariage de la sauge avec une autre viande est célébré par les nouveaux habitants. Une informatrice l'allie avec l'agneau, c'est sans doute par une autre néo-rurale que l'idée est venue, ou par expérimentation personnelle. L'autre recette est tirée d'un livre. J'ai trouvé une recette, dans un livre que j'ai pris à la bibliothèque, d'un restaurateur de la région, qui fait du veau aux olives vertes avec de la sauge, mais vraiment beaucoup de sauge. C'est très très bon, c'est notre dernière -65- découverte. C'est juste veau, tomates, olives et une grosse poignée de sauge. Mais il ne faut pas mettre la sauge au début, mais la mettre après 3/4 d'heure de cuisson, autrement, le parfum s'évapore (04SIMDEWD).

La sauge est associée aux oeufs, par une seule informatrice d'origine marseillaise. Dans sa famille, on faisait les oeufs au plat en en ajoutant quelques feuilles. Elle continue de pratiquer de la même manière. Cette combinaison est tellement inscrite dans ces papilles que maintenant, si les oeufs cuisinés de cette façon n'ont pas de sauge, ils n'en sont pas. Cette même informatrice met de la sauge dans un plat de fenouils et carottes, ça je l'ai lu dans un livre, ça s'associe très bien (04SÉOBENR). Une autre remplace le basilic du pistou par de la sauge. Elle en ajoute aussi, crue, finement ciselée, aux salades variées. Sans qu'elle l'ait vraiment dit, mais en faisant quelques recoupements avec d'autres habitudes qu'elle a, je suppose que cette façon de faire est personnelle. Elle aime le goût de la sauge, et choisit d'en mettre assez souvent dans sa cuisine (04CARBARV).

Et puis il y a l'aïgo boulido. C'est la soupe de sauge, que tous les anciens de la région connaissent, même s'ils ne la font plus. Traditionnellement, on la préparait souvent les soirs de grandes agapes, quand estomac et foie demandent grâce. On leur fournissait ainsi un soutien, tout en évitant de se coucher le ventre vide. C'est en fait une décoction d'ail et de sauge, présentée avec croûtons et huile d'olive. Cette base à usage très largement médicinal peut devenir une version plus alimentaire, une soupe rapide certain soir de lassitude de préparation culinaire. On l'agrémente alors de petites pâtes, de fromage râpé et parfois d'oeufs. Certaines personnes âgées la préparent encore, mais les plus jeunes l'abandonnent petit à petit. Elle est tellement connue ici de façon traditionnelle90, que j'ai souvent essayé de savoir qui, parmi les nouveaux habitants rencontrés, l'avaient apprise et la pratiquaient. Il me semblait y avoir en effet, à travers elle, une autre possibilité d'ancrage des traditions de Haute Provence dans la population des nouveaux venus.

Deux personnes seulement la préparent, deux ou trois fois par an. Quatre autres l'ont évoquée, parce qu'ils l'ont goûtée à leur arrivée au pays, sans toutefois l'apprécier suffisamment pour l'adopter, ou bien encore parce qu'on la mangeait chez eux, quand ils étaient enfants. Mais la plupart n'en ont jamais entendu parler. Trois informateurs ont été initiés à cette soupe par des autochtones, au tout début de leur installation ici, qui remonte à de nombreuses années. L'un a commencé à venir ici il y a 35 ans, l'autre s'est installée voilà plus de 20 ans, la troisième est ici depuis 15 ans. Une autre encore l'a tirée d'un livre de P. Lieutaghi. Elle est venue il y a 23 ans. Les deux dernières qui en parlent sont des informatrices dont la famille est originaire de Marseille. L'une d'elle s'en est rappelé, ce qui a fait renaître chez l'autre un souvenir très ancien, et jusqu'alors perdu91. Excepté les deux femmes qui la mangent en soupe de temps en temps, c'est l'aspect médicinal qui est le plus mis en valeur, comme cela se passait d'ailleurs avec les autochtones. Très rares sont les réels amateurs qui la boivent par plaisir, que ce soit chez les autochtones ou les nouveaux-venus.

SOL'alliance de l'ail et de l'huile d'olive la circonscrit forcément au bassin méditerranéen. Mais à ma connaissance, il n'y a pas d'autres pays où l'on fait cette soupe. 91 L'entretien s'est déroulé avec les deux amies ensemble. -66- Parlent d'abord celles qui la font encore. Le premier témoignage montre bien comment, parallèlement à la simplicité de fabrication de l'aigo boulido, la prononciation de son nom a fait l'objet d'un véritable apprentissage. Il est intéressant aussi parce que cette informatrice a adapté la formule initiale, pour la rendre meilleure, de la même façon que les Provençales. Je fais quelquefois Vaigo-boulido, la soupe de sauge. C'est une vieille provençale, une amie qui est morte il y a quinze ans [qui me l'a appriseJ. Elle m'invitait toujours chez elle, elle avait 75 ans. Elle faisait toujours ça. J'ai eu du mal à savoir comment c'était, "l'aigo", je ne savais pas ce que ça voulait dire, alors je le disais mal. J'ai un peu amélioré la recette selon mon goût. La vraie, c'est : on fait bouillir de la sauge, avec pas mal d'ail coupé fin, on met cette eau, quand c'est bien cuit, sur des biscottes et arrosées d'huile d'olive. J'ai amélioré. Petit à petit, j'ai mis du gruyère, c'était meilleur. J'ai remplacé la biscotte, parce que le pain trempé, je n'ai jamais aimé, j'ai remplacé par un peu de vermicelle. Ça m'arrive de manger cette petite soupe (04SAURIVF). [Vaigo-boulido, vous connaissez ?]. C'est la soupe qui réconforte, je le fais quelquefois, deux trois fois par an, je l'ai lu dans un livre, de Lieutaghi, peut-être (04MOSDESD). Et puis ceux qui l'ont goûtée, et l'ont appréciée à des degrés divers. [Vaigo-boulido, tu la fais ?]. Ça, c'est avec de l'ail, de la sauge, et puis il y a encore autre chose, non ? Je l'ai appris ici, c'est Eliane [famille de Bonnieux, vit à Lacoste]. Quand je faisais les allers-retours avec l'Afrique, j'étais très malade, j'avais beaucoup de mal à manger, à digérer. Et un temps où j'allais vraiment mal, je suis allée un mois chez elle, et elle me faisait tous les jours de la sauge avec de l'ail, elle me disait que ça allait me faire du bien. Je le connais depuis quinze ans (84GOUSALC). [La soupe de sauge, tu la fais ?]. Vaigo-boulido, je la connais, mais on ne l'aime pas. C'est Josy qui nous l'a fait goûtée. Elle nous a dit, c'est pour maigrir. Mais c'est peut-être aussi pour la digestion. Mais on a trouvé ça pas bon. On préfère ne rien manger, boire de l'eau (04SIMDEWD). Enfin, celles chez qui elle était parfois préparée. [Vaigo-boulido, vous la faites ?]. Je sais la faire, mais non. A la maison, on la faisait après les réveillons, quand on mangeait trop. On mettait de la sauge, de l'ail écrasé, les gousses, on les mettait entière, avec un coup dessus, pas épluchées. On mettait sur du pain. Je ne me rappelle plus bien. On faisait ça les lendemains de grandes bouffes. Comme je n'en fais plus, des grandes bouffes (04SEOBENR). [Vaiguo-boulido, vous la faites ?]. Non. Qu'est ce que c'est ? [Mlle B. explique]. Maman la faisait souvent, avec du pain grillé. J'avais oublié. Ça devait pas trop m'emballer (04SEOTURC). Même si d'autres informateurs, dans la région depuis très longtemps, n'en parlent pas, et même répondent négativement à la question posée, il semble bien qu'il existe un lien entre la connaissance de cette soupe et la date d'installation. Les derniers arrivés parmi les implantés n'en ont jamais entendu parler. Sans doute parce que la pratique vivante est plus ou moins abandonnée par les autochtones eux-mêmes, et que seuls les plus âgés d'entre eux en ont encore une certaine

-67- habitude. C'était il y a plusieurs années qu'on pouvait avoir la chance de la goûter chez un voisin qui la faisait régulièrement. J'ai posé la question à trois autres personnes installées aux pays depuis longtemps (47 ans, 30 et 20 ans). Voici leurs réponses . [Et Vdigo boulido, vous la connaissez ?]. Ah oui, l'ail bouilli, j'en ai entendu parler. Je ne l'ai jamais faite. Je me souviens que mes beaux parents92, et des cousins, plus âgés, la faisaient. Mais moi, je ne l'ai jamais faite (04FORSAVT). [Vaigo-boulido, ça vous arrive de le faire ?]. Je ne connais pas. C'est un nom provençal. Je ne m'attache pas vraiment à ce qui a été autrefois (04FORMEYS). [Vaigo-boulido, tu en as entendu parler ?]. Non, pas vraiment. [Une soupe de sauge, d'ail...]. Oui, ça me dit quelque chose. J'ai entendu parler il y a longtemps d'un mélange avec du vin blanc, de l'ail et de la sauge, en macération. Je crois que la sauge, c'était très utilisé dans la médecine traditionnelle. [C'était médicinal ?]. Oui, oui. Quand ça n'allait pas, il fallait prendre un petit verre. Je crois que c 'était un reconstituant général, une sorte de panacée. C'est une vieille dame d'ici qui me l'avait dit, qui est décédée aussi (84GOUMORQ. Il est difficile de dire, à travers ce dernier témoignage, ce qui était fait par cette dame. Je n'ai jamais entendu parler, par aucun des autochtones que j'ai rencontrés, d'une mixture de vin blanc, d'ail et de sauge. Il y a peut-être là une confusion entre l'aïgo-boulido (ail et sauge), et le vin ou l'alcool de sauge.

La sarriette est la quatrième des grandes aromatiques provençales. Les informateurs en parlent, moins cependant que des trois précédentes. Ils sont moins nombreux aussi à l'utiliser en cuisine (12 personnes). Il faut dire que la sarriette ne pousse pas partout. Elle fréquente plutôt les lieux d'altitude, où elle est alors abondante, et on la rencontre moins en plaine. Selon l'endroit où habitent les nouveaux habitants vus lors des enquêtes, la sarriette fait plus ou moins partie de leur environnement familier. Ceux qui n'en sont pas entourés auront moins tendance à l'employer, et jamais ils ne se déplaceront dans le but d'aller en cueillir. S'ils en trouvent lors d'une promenade, si elle est fleurie, sans doute en ramasseront-ils un petit bouquet pour le ramener chez eux. Par contre, les personnes qui la voient autour d'eux, en feront usage plus naturellement. Les informateurs, en général, la connaissent bien, ils ont repéré où elle pousse, ils savent où la trouver. Ceux qui viennent de Marseille notent aussi qu'elle n'y est pas, ils l'ont découverte ici et ont appris à s'en servir. J'adore tomber dessus lors d'une balade. C'est à une altitude déjà différente. Là où je suis, je n'en trouve pas. La sarriette, je ne marche pas dessus tous les jours, elle ne m'est pas familière, elle habite à un autre étage que moi, nous ne sommes pas voisins de palier (84GOUMORQ. [La sarriette ?]. Il y a longtemps, j'étais ici en vacances à St Etienne les Orgues, j'avais bien aimé. Mais je ne l'utilise pas trop parce qu'on en trouve pas (04FORSTOS). La sarriette, non, parce qu'on est dans un coin où il n'y en a pas énormément

92 Famille de la région de Forcalquier. -68- (04LIMBOVM). De la sarriette, parce qu'à Marseille, il n'y en a pas, et ici, beaucoup (04SEOBENR). [La sarriette ?]. Ça, c'est les Alpes de Haute Provence, il n'y en a pas dans le midi, je n'en ai jamais ramassé autour de Marseille. Ici, ça faisait partie des vacances, il y avait les tommes sur lesquelles on mettait de la sarriette. On en faisait des bouquets pour les ramener à Marseille. Cette odeur, c'était l'odeur des vacances, on l'appelle le pèbre d'ail... Par contre, j'en ai pas planté. On le ramasse quand il y a les petites fleurs blanches (04SVJWATT). La sarriette n'est pas une plante assez précieuse pour qu'on la plante au jardin, même pour les informateurs qui en sont éloignés93. Si on n'en a plus, on s'en passe facilement. On ne l'utilise pas énormément, et pas non plus en grande quantité. Plusieurs nouveaux habitants évoquent son côté piquant, au niveau physique, qui les rebute. Dans un cas extrême, on ne s'en sert pas à cause de cet inconvénient, mais le plus souvent, on le contourne en broyant la plante, ou en la mettant dans un "oeuf en grillage". L'informatrice qui a adopté ce système, l'explique elle-même. La sarriette, je n'utilise pas beaucoup, parce que ça pique, si on l'a trouve dans les plats, ça pique (04SAURIVF). Je la broie, parce que ça sèche vite, alors c'est piquant. C'est une question physique, je préfère qu 'elle soit broyée (04SEOBENR). La sarriette, je mets dans les plats. Je fais sécher ... quand c'est sec, je pulvérise, j'en fais une poudre, au petit moulin électrique.... Des fois, je mets dans les oeufs en grillage, vous savez, comme la boule à thé. Ils en vendent au marché de Forcalquier. Il y en a de toutes petites pour le thé, un peu plus grosses pour l'infusion, et plus grosses pour les plantes, pour la soupe, ou les sauces. La dame m'a dit qu 'il y a beaucoup de gens qui se plaignent que la sarriette fait plein de petits bouts piquants, qu'on retrouve dans la sauce. C'est désagréable. Dans l'oeuf, ça tient bien. La branche de thym, on peut la mettre directement dans la sauce, la branche reste entière, et puis c'est plus souple. La sarriette, c'est vraiment raide (04SEOTURC). C'est en accompagnement des fromages de chèvre que la sarriette est le plus citée. Crue encore, elle parfume parfois les salades. On la signale plusieurs fois dans la cuisson des haricots, ou du chou, qu'elle aide à digérer. En ce qui concerne cette dernière pratique, relativement nouvelle et liée plutôt à la phytothérapie savante, c'est grâce à des indications de livres de recettes, ou des conseils d'amis, eux- mêmes venus d'ailleurs, qu'elle circule. Les gens d'ici, même ceux des régions où la sarriette est abondante, l'utilisent rarement dans cet emploi. Quand ils le font, ils signalent souvent qu'ils l'ont lu94. Car de ce que j'ai pu voir lors de mes enquêtes, il ne s'agit pas d'une habitude traditionnelle, et la sarriette n'est pas bue en infusion en relation avec des vertus digestives possibles. Là, dans le livre, je vois qu'on peut en mettre dans les choux, et tous les 93 Comme ça se passe pour le romarin. Voir plus haut. 94/'ai lu dans un livre qu'il faut en mettre quand on fait cuire les haricots ; les haricots, après les avoir mangés, c'est désagréable. Je l'ai essayé, c'est vrai, raconte Mme A., la voisine de Mme B., (celle qui fait la salade de haricots). Cette dernière lui a passé des livres, c'est fort possible qu'elles l'aient vu dans le même. On voit là encore un exemple de transmission de savoirs du nouvel habitant vers l'autochtone. Et Mme L., de Sault : pour les gaz des pois chiche, j'ai lu que la sarriette, c'était bien ;pour lespétaradié, les haricots (enquêtes 95/96). -69- féculents. Ils disent que les Allemands l'appellent l'herbe aux haricots (04BEVDAVP). Je la ramasse, je sais que c'est une herbe qui est très bonne pour tout ce qui est flatulence, qui peut accompagner des légumes secs. Par exemple, l'été, j'aime bien faire des haricots cocos, roses et blancs, et je mets de l'oignon cru, et du thon en boite, j'aime bien faire une salade comme ça. J'en mets toujours dedans, parce queje suis assez fragile de ce côté là. Dans la salade, crue, et je lapasse au moulin, pour pas que ce soit piquant. Ça s'appelle du pèbre d'âne, hein, c'est fort, des fois, j'ai essayé de la manger comme ça, c'est vrai que ça fait comme du poivre. Je la ramasse du côté de Vévouil, il y a des endroits où il y en a beaucoup. [A quel moment ?]. Je crois que c'est au printemps, par là. [Tu n'attends pas qu'elle soit en fleur ?]. Des fois, oui, quand ça se présente. Je ne l'utilise quand même pas très souvent, alors j'en prends pas énormément. C'est au printemps, ou en été, parce que c'est là que je fais ce plat. Et de temps en temps, j'en mets pour faire cuire un légume sec, quand ça peut provoquer ce genre d'inconvénients. [Et ça, comment tu le sais ?]. Je crois queje l'ai lu aussi dans ce petit bouquin, ou dans un autre livre, mais je l'ai lu (84SATBELK). La sarriette, je trouve que c'est bien avec le lapin, ou avec les légumes secs. On m'a dit que ça les rend plus digestes. Je crois que c'était une ami chevrière, qui habitait tout près d'ici, qui me l'avait dit, ou peut-être dans le magasin diététique (04OPPKREH).

Ce qui est plus régional, par contre, c'est de parfumer le civet de lapin avec cet aromate. Peu de nouveaux habitants l'emploient avec cette viande, mais une informatrice de Reillanne, suivant la recette de sa grand-mère, la prépare de cette façon. En poussant une peu plus loin l'investigation, il est apparu que, si elle utilise maintenant la sarriette des montagnes, la plus courante dans la région, c'est peut- être la sarriette des jardins qu'elle a connue quand elle était enfant. Sa grand-mère vivait à Arles, et la description que Mme S. fait de cette plante, et les endroits où elle l'a rencontrée plus tard dans sa vie, laisse supposer qu'il s'agit bien de l'espèce annuelle95.

La sarriette, j'en mets quand je fais du lapin rôti, du thym et de la sarriette. La sarriette va très bien avec le lapin. Ça aussi, ça vient de ma grand-mère, parce que tout ce queje sais faire vient d'elle, c'est elle qui m'a élevée. Je ne l'utilise que pour ça, la sarriette. J'en ai un plant. C'est une plante qui pique assez, je ne sais pas ce qu'on en fait d'autre. Dans le lapin, ça donne un parfum délicieux. Les gens ne mettent pas de sarriette, en principe, dans le lapin. [C'était cette sorte de sarriette, c'est sûr ?]. Non, c'est pas sûr. [Elle allait la chercher où, dans le jardin, dans la colline ?]. Non, elle devait aller vers Les Baux. Je pense que c'est la même que ça. Il en existe d'autres ? [Je lui décris la sarriette annuelle]. J'ai vécu pendant trois ans dans le Gard, on en trouve sur les bords de la Cèze. Ce n'est pas la même, elle ne pique pas. Je 95 La sarriette des jardins {Satureja hortensis L.), pousse en effet dans les terres sarclées régulièrement, et aussi dans les graviers des rivières. On la rencontre en Haute-Provence, où on l'appelle parfois "le serpolet", et les autochtones qui la connaissent aromatisent le lapin avec cette plante au parfum plus fin que l'autre. Il y ace serpolet qui ne sent rien. On ne s'en sert pas. Tai un autre serpolet, dans un pot, qui pousse dans les champs sauvages après le chaume, qui ne ressemble pas à ça, et qui s'appelle aussi le serpolet. Il a un parfum, on s'en sert dans les civets (Mme V., de Bras d'Asse, enquêtes 95/96). -70- suis en train de me souvenir où j'ai utilisé de la sarriette qui ne pique pas, c'est à Bagnols-sur-Cèze. Ça fait plus brin d'herbe. Je l'ai trouvée tout à fait par hasard, parce queje trouvais que ça ressemblait à la sarriette, à l'odeur. Mais effectivement, elle est plus parfumée que celle-là, et surtout, elle ne pique pas, elle est plus agréable. Elle fait plus herbe. C'en était plein sur les bords de la rivière. [Et vous l'avez utilisée ?]. Oui, j'en ai mis dans les lapins (04REISCHL). Quant à une autre informatrice, c'est le mouton qu'elle cuisine en ajoutant un peu de sarriette. C'est une amie à elle, venue d'ailleurs et installée depuis longtemps dans la région, qui lui a donné ce conseil. Un jour, une amie m'a appris à le mettre dans le ragoût de mouton, ça va très bien. Tout seul, sans thym. Si je mets de la sarriette, je ne mets pas de thym... Bien-sûr, ma grand mère étant marseillaise, elle n'utilisait pas de sarriette, ni ma mère. Même ici, je n'ai jamais trop vu la sarriette utilisée en cuisine, c'est cette amie qui me l'a dit, mais elle n'est pas d'ici ((MSVJWATT).

Le grignotage. J'évoque ici les végétaux que l'on grignote en passant, quand on les rencontre lors d'une promenade. Ceux que l'on ne ramène pas chez soi, que l'on consomme sur place, juste après la cueillette et après, parfois, un épluchage rapide, qui permet d'enlever le gros de l'immangeable. La main se tend, la bouche se fait gourmande vers la saveur la plus vivante, la plus condensée de sauvagerie, au plus proche de l'état de nature. Souvenirs collectif ou individuel d'enfance courant les haies et les buissons, vers la douceur de la mûre ou l'âpreté de la prunelle, cueillant la vrille acide de la vigne ou le bourgeon rafraîchissant de la ronce, butinant la goutte sucrée du trèfle et de l'aphyllanthe, décortiquant les épis duveteux de l'avoine sauvage. Réminiscences aussi des temps lointains de disettes, quand l'affamé faisait taire son estomac avec quelques feuilles sauvages et quelques maigres fruits. Le grignotage dont je parle ici est seulement plaisir, né d'une relation particulière à une plante, bonheur de retrouver celle qu'on aime, parmi toutes les autres. C'est d'abord le fruit vers lequel on étire le bras, parfois à travers les branchages pleins d'épines ou de piquants, sur lequel la main se referme et qu'elle porte à la bouche pour le mordre. La sorbe, la cornouille, le cynorrhodon de l'églantier, la prunelle, la mûre, la baie de genièvre et la cenelle de l'aubépine sont souvent grignotés de cette façon par les nouveaux habitants, quand le courage ou le temps leur manquent pour les transformer en confitures96. Il reste alors la récolte du goût au bout de la langue, les pépins qu'on crache tout de suite ou le gros noyau gardé longtemps sous le palais. Je mangeais les fruits (de l'aubépine) avec Guillaume. On en mange encore de temps en temps. C'est bon (04SIGGENN). [La prunelle?]... Comme ça, c'est acide, ça fait saliver, ce n'est pas désagréable (84GOUSALC). [Et la confiture de cynorrhodon, le fruit de l'églantier ?]. Ça demande une telle patience à préparer, que en dehors d'en manger 3 ou 4 comme ça au passage (04CARBARV). Je préfère les manger comme ça, après les premières gelées. On crache les

96 Sauf les deux dernières, bien-sûr. -71 - pépins poilus, c'est bon. Je n'ai pas trop la patience d'en faire la confiture (04MOSDESD). C'est pareil pour le thym, quand il commence à être très printanier, qu'il n'a pas encore fleuri, j'aime manger un peu de feuilles, comme le romarin. Quand je me balade. C'est comme les baies de genièvre, tout l'hiver, j'en mange en me baladant. Ce sont des choses que j'aime consommées sur place, beaucoup plus qu'à la maison, en infusion par exemple. C'est un de mes plaisirs, ça (04FORMEYS). [La sorbe ?]. Quand j'en trouve, je la mange. Il y en a à Revest Saint Martin. Mais je n'ai jamais fait de confiture (04SEOTURC). Et puis il y a les feuilles et les fleurs. La plante préférée des informateurs à manger sur ce mode léger, est sans conteste la sarriette. Beaucoup en aiment la saveur piquante, et comme ils la mettent finalement assez peu comme aromate en cuisine, parce que ce n'est pas seulement son goût qui pique, ils aiment la grignoter quand ils la rencontrent dans la nature. La sarriette, c'est très fort, pour moi, elle m'agresse un peu, elle me fait développer les papilles gustatives. Rien que d'y penser, j'ai la salive qui monte dans la bouche. Elle me fait rire, parce que j'ai l'impression qu'elle menace. Elle est forte. De temps en temps, quand je marche, j'en prends une brindille, parce que j'ai soif et que je n'ai rien pour boire. Ça donne un bon coup de fouet (84GOUSALC). La sarriette, je l'adore... Quand on marche, j'aime bien en mâcher comme ça ((MBEVDAVP). Ce que je fais en cette saison, où les herbes sont tendres, comme la sarriette, qui est toute tendre en ce moment, j'aime en manger, comme ça, sur place (04FORMEYS). Enfin, les tendres feuilles du fenouil, d'autres qui le sont un peu moins, celle de l'armoise et de l'ortie, et encore les fleurs de romarin, sont mâchouillées ainsi. Le témoignage de Mme G., de Sigonce, est très représentatif de ce lien particulier avec certaines plantes. A travers lui, apparaît encore, en filigrane, un autre but à ces "croqueries". C'est celui né de la relation intuitive que l'homme peut entretenir avec le végétal, lorsqu'il est attiré par une plante dont il a besoin, à un moment donné, pour se guérir ou se nourrir de façon subtile. Le fenouil sauvage, oui, au bord des routes, j'en ramasse, j'aime beaucoup. Je le mange comme ça, quand il est jeune (84SATBELK). L'ortie ça m'est arrivé d'en manger comme ça, sèche. C'est très bon, c'est un peu poivré, c'est fort, comme plante. Quand je peux, mon principe, c'est : je sors dehors, s'il y a une plante qui me dit, je la croque. Si je vois l'armoise, "ah oui, tiens, pourquoi pas", j'ai envie, je la prends, je la croque, je la mange telle qu'elle est. Même pour le romarin, par exemple, quand il est en fleurs, c'est formidable, vous croquez les petites fleurs, sans dégarnir l'arbuste, bien-sûr. J'en prends, et c'est tellement sucré, c'est tellement subtil, comme goût, que c'est formidable (04SIGGENN). Le remède : Même s'il regroupe près de la moitié des données, ce domaine apparaît comme mineur en regard du pourcentage obtenu lors de mes précédentes enquêtes (plus de 71%). Il semble que, grâce aux progrès de la thérapeutique, au nombre -72- accru des médecins, au remboursement des médicaments, même si nombreux sont ceux parmi les nouveaux habitants rencontrés qui ont tendance à avoir recours aux médecines parallèles pour se soigner, il soit de moins en moins nécessaire de prendre appui sur les plantes. Souvent même, en les écoutant, on peut imaginer que l'aide demandée auparavant à la flore, pour une alternative aux remèdes de laboratoires, a glissé peu à peu vers une pratique régulière d'auto-médication ou de prévention par l'homéopathie, l'aromathérapie et autres "nouveaux recours de santé". On essaie de se soigner avec ce genre de choses, ou avec l'homéopathie (04MOSDESD). Je me suis tournée vers Vhoméopathie, la naturothérapie. Quand je vais voir le docteur, je lui fais marquer. Il me dit, "vous me faites marquer des choses, je ne sais même pas ce que c'est". Mais il pense que j'ai raison. Je prends de l'homéopathie, des huiles essentielles, des teintures-mère; c'est pas les plantes au naturel, mais c'est pas chimique (04SEOTURC). Est-ce un effet d'une bonne hygiène de vie, en particulier à la campagne, d'une alimentation équilibrée, et souvent à caractère biologique, peut-être aussi de la relative jeunesse des personnes interrogées : beaucoup avouent bien se porter, et même, quelques uns, n'être jamais malades. Je n'ai jamais de rhume, c'est extraordinaire, je ne suis jamais, jamais malade. Ça m'arrive, une indigestion, un peu mal à l'estomac. Je ne prends pas de plantes, c'est idiot, mais je prends des médicaments; ou du Vichy Saint Yorre (04SAURIVF, 71 ans). Ce sont les remèdes de la médecine externe qui sont les plus représentés; tout ce qui touche à la peau : blessures, brûlures, piqûres, etc. (26,4%). Puis viennent les plantes digestives, au sens large, qui améliorent les problèmes de foie, d'estomac ou d'intestin (15%). Enfin les plantes relatives aux voies respiratoires, prises pour les bronches, la gorge, contre rhumes, toux, angines et grippes (13,5%)97. Ces chiffres correspondent simplement à un niveau de connaissance quelque peu abstrait, sans qu'il y ait correspondance avec une pratique effective de soins, ni avec une pratique de cueillette pour ces soins. Il m'a toutefois paru intéressant de compléter ces informations en explorant ces deux dernières notions, complémentaires puisque c'est à travers elles qu'on peut le mieux définir une application vivante du lien avec la flore. Les trois domaines que j'ai cités et queje vais maintenant développer sont en quelque sorte progressifs au niveau de leur gravité. Les coupures, brûlures et autres blessures peuvent en général être soignées en auto-médication, et les plantes trouvent là un débouché majeur. Les problèmes digestifs sont aussi, pour la plupart d'entre eux, résolus de manière douce, pour ceux qui le souhaitent. Par contre, tout ce qui est rhumes, angines, grippes est susceptible de dégénérer, de devenir plus grave. A ce stade s'arrête la confiance, déjà réduite, dans les plantes. On n'est pas 97 Respectivement, 25%, 22% et 13%, correspondent aux pourcentages dans les mêmes domaines des enquêtes en Luberon. Les chiffres correspondant aux domaines des soins externes et des voies respiratoires présentent des similitudes. Par contre, ils sont plus éloignés quand ils concernent la digestion. Pour mémoire, une autre rubrique très largement représentée auprès des personnes âgées, celle de la dépuration, ne comprend ici que quelques données très succinctes (19 données pour 9 plantes). Tout se passe comme si ce domaine particulièrement riche de la médecine populaire, dans la finesse des indications et le nombre des plantes, et qui donne une image exemplaire du soin préventif, avait été totalement oublié ou occulté, non seulement des pratiques, mais aussi du savoir. -73- prêt, dans la mesure où l'on a d'autres alternatives, à prendre des risques. Les soins externes. Dans le registre des soins externes, et parmi les plantes qui font l'objet d'un savoir médicinal, et aussi lié à une pratique effective de cueillette98, le millepertuis vient en premier. Les bénéfices de son huile de macération sont très connus des nouveaux habitants. Celle-ci est citée par dix sept personnes qui la fabriquent, l'ont fabriquée, s'en servent régulièrement, ou l'ont essayée à un moment donné, ou encore en ont simplement entendu parler. La recette est en général bien expliquée; on s'en sert en cas de brûlures, coupures mais aussi, pour certains, en cas de piqûres d'insectes. Je ratnasse les sommités fleuries, je les mets avec de Vhuile d'olive dans un flacon à grande embouchure, et je mets au soleil tout l'été. En septembre, soit je filtre, soit je laisse comme ça. Une année, j'avais oublié, et j'ai vu que ça ne rancissait pas, et que le principe était plus actif. Peut-être qu 'en trois jours, c'est fait, mais je trouve qu'il devient de plus en plus rouge, et je crois que plus il est rouge, plus il est actif, mais c'est peut-être une impression [rires]. J'oublie au soleil, intentionnellement, et après, je mets dans des petites bouteilles (04MOSDESD). Elle est aussi beaucoup utilisée dans les coups de soleil, en particulier parmi cette population de personnes souvent venues du nord, et dont la peau est peut-être moins habituée au soleil que celle des gens d'ici. Trois de ces femmes, —puisque ce sont essentiellement elles qui la fabriquent (aucun homme ne la cite)— s'en sont enduites ou s'en enduisent encore en guise de protection solaire, parfois même abondamment. J'ai commencé à l'utiliser pour tout. Avant, je prenais des coups de soleil, et depuis que je me mets ça, je n'ai plus de coups de soleil, les moustiques, les bêtes ne viennent plus vers moi. Parce que je mélange avec un peu de lavande. Je suppose que c'est le mélange. On peut mettre de la lavande en écrasant les fleurs, ou mettre un peu, à la fin, d'essence. [Vous, vous faites comment ?]. Je mets un peu d'essence de lavande. J'aime bien, parce que Vodeur du millepertuis, je ne trouve pas que ce soit particulièrement agréable, et la lavande sent bon. J'ai donc découvert que les bestiaux ne viennent pas vers moi. Ça m'a beaucoup aidé à avoir une belle peau... Quelqu'un d'autre m'a dit que si on mélange trois huiles, ça protège des rayons nocifs du soleil. C'est des trucs, je n'ai pas vérifié, mais comme c'est facile à faire. Je ne sais pas quelles huiles, alors j'ai fait des expériences. J'avais beaucoup de coups de soleil, et je n'en ai plus (84RUSTORL). Quand j'ai évoqué auprès de cette informatrice, les problèmes de peau qui découlaient de l'exposition au soleil avec cette huile, elle a été très réticente à me croire, tellement son expérimentation personnelle est contraire à ce que je disais, et seulement bénéfique. Quant à Mme M., elle en a eu connaissance grâce à P. Lieutaghi. [Le millepertuis ?]. Ah, quelle aventure. Là, oui. J'ai fait une faute grave, avec le millepertuis. J'ai fait de l'huile de millepertuis, j'ai cru bon de m'en enduire contre les coups de soleil. Mais en fait, c'est très mauvais, il ne faut 98 La lavande est aussi citée, mais dans une bien moindre mesure —9 personnes, qui emploient surtout l'huile essentielle. L'arnica est surtout utilisé sous forme de granules homéopathiques, ou acheté en pommade. L'inule des montagnes, appelée ici "arnica", n'est pratiquement pas connue des nouveaux habitants. Ni, d'ailleurs, le plantain badasson (voir plus loin ces quelques plantes détaillées dans le chapitre sur les origines du savoir). -74- pas Vutiliser au soleil. Comme une crème avec une protection solaire. Je l'ai fait sur mes bras, sur mes jambes, partout. J'ai eu des tâches brunes, beaucoup plus que prévu. Elles ne s'en vont plus... C'est parce que Pierre Lieutaghi nous a dit qu'il ne fallait pas le faire. Moi, j'ai fait ça au moins deux ans. Au lieu d'acheter de l'ambre solaire, avec une protection je ne sais combien, je mettais ça. [Qui est-ce qui vous avait dit, pour l'huile de millepertuis ?]. C'est Annick. Elle en faisait tous les ans des petites fioles. C'est pour les brûlures. J'en ai fait des tonnes. Je m'en enduis tout l'hiver, ça remplace une crème pour le corps. L'hiver, pour ne pas que la peau se dessèche, j'en mets. [C'est mieux que l'huile d'olive pure ?]. On peut aussi. Mais je pense que l'huile de millepertuis a des vertus, peut-être pour les rhumatismes, pour des choses comme ça, et ce n'est pas mauvais. Cette année, je me suis dit que je n'en ferai pas. J'ai des grosses réserves, mon huile va devenir un peu ranee. Je vais avoir du mal à voir le millepertuis, sans le ramasser. On le fait à la Saint Jean, on le fait macérer au soleil. J'en faisais, je le donnais autour de moi. En disant, "si vous avez des brûlures, si vous voulez vous enduire la peau", et maintenant, pour le soleil, je dis, "non, surtout pas!". Parce queje l'ai dit au début (04FORMEYS).

Six nouvelles habitantes préparent régulièrement l'huile rouge, trois l'ont faite à un moment donné, six autres l'ont vu faire ou en ont entendu parler. Enfin, deux autres considèrent plus pratique et même plus économique de l'acheter que de la fabriquer. Je me passe de l'huile de millepertuis sur le dos. Je l'achète en pharmacie, parce que mettre dans de l'huile d'olive, à 80 francs le litre, vous en avez peut-être trop, ça rancit. Je vais à la pharmacie, j'achète la petite bouteille à 21 francs. [Vous pensez que ça revient moins cher ?]. Si vous êtes une famille, vous en utilisez souvent. Mais là, pour moi...Et puis il faut saisir le moment où c'est le plus efficace. C'est compliqué, je ne l'ai jamais faite. C'est familial, ça. Dans la famille, il y en avait toujours, de l'huile de millepertuis. C'est la pharmacienne qui me l'avait dit, pour le dos, Simone —elle s'y connaît bien en plantes, et puis elle a fait des stages, depuis trois ans, pour être naturopathe—. J'ai des tassements de disques, elle dit que ça les régénère. Ça me calme et puis j'avais toujours des démangeaisons dans le dos, j'en ai plus. C'est peut-être l'huile d'olive, aussi (04SEOTURC).

On peut voir là sans doute un lien direct entre le fait que c'est une pharmacienne qui conseille l'huile de millepertuis, dans une indication très précise, et le fait que l'informatrice préfère l'acheter, même si l'usage et la fabrication dans sa famille en était répandus". Une autre met encore en avant l'intensité de son activité comme raison au fait qu'elle ne la préparait pas. Alors qu'elle faisait par ailleurs vins et liqueurs. Il est possible que la période, fin juin, très chargée en travaux ruraux ne lui en laissait aucun loisir. 99 Cette informatrice a d'évidence remplacé les médicaments allopathiques par des remèdes plus naturels, en homéopathie, phytothérapie, oligomédecine, etc. Mais la dépendance médicamenteuse procède de la même logique (voir aussi un peu plus haut, p78, la citation de cette même informatrice). On peut dire la même chose à propos de l'informateur de Noyers sur Jabron, 04NOYBEYA (voir la totalité de l'enquête). Dans le cas de Mme T., il serait sans doute intéressant d'essayer de mesurer l'impact dans le village de St Etienne les Orgues, de la présence de cette Simone, originaire du pays, mais qui a surtout agrandi sa connaissance des usages des plantes par des études poussées. J'avais rencontré ses parents, à St Martin-les-Eaux, lors de mes précédentes enquêtes. -75- [Et le millepertuis ?]. Oui, ma fille en fait de V huile. Je n'en faisais pas. Avec le troupeau, j'étais tout le temps dehors, et quand je rentrais, je devais encore aider mon mari aux champs (04FORSAVT). D'où vient, pour ces nouveaux habitants, la connaissance de cette huile ? Les quatre grandes sources déjà évoquées dans le secteur de l'aliment apparaissent là encore, mais particulièrement imbriquées cette fois. Le savoir familial est cité par deux informatrices, les deux marseillaises que nous avons déjà plusieurs fois notées comme les plus proches dans leur savoir de la tradition d'ici. Peu d'autochtones, semble-t-il, en ont parlé à ces personnes venues d'ailleurs. Dans un cas même, c'est le contraire qui s'est passé, où l'informatrice a permis, chez des voisins originaires d'ici, au souvenir de remonter. Mais initialement, elle avait trouvé la recette dans un livre. La connaissance par l'écrit apparaît une fois, mais la référence majeure reste, là encore, les échanges au sein même de cette population (y compris ce qui peut venir d'une foire locale, c'est-à-dire sans doute d'une néo-rurale qui ramasse et prépare des plantes). J'avais la traditionnelle recette de l'huile rouge, l'huile de millepertuis, qui revient à la mode, que j'avais lue sur un livre (je crois tout simplement dans un livre d'aromathérapie, peut-être dans celui de Valnet), et j'en avais fait. C'est le père, le mari de la voisine, qui est encore vivant, qui m'avait dit, "c 'est ce que ma mère nous mettait, quand on était petit, quand on se brûlait, qu'on se faisait piquer. Il l'avait oublié, et d'un seul coup, il s'en est souvenu, et elle, elle s'est souvenue qu'elle en faisait, avant... C'était en arrivant ici. Il y avait le livre, mais en même temps, plusieurs personnes m'en ont parlé, y compris des gens d'ici. A l'époque, ça ne se faisait pas beaucoup, alors que maintenant, on en voit beaucoup. Il y a vingt ans, il n 'y avait pas beaucoup de personnes qui connaissaient. En fait, c'est une association des deux, ce que j'avais lu, et après vérification auprès de personnes, des gens qui étaient chez les voisins, qui m'avaient dit de le laisser macérer au soleil (04MOSDESD). C'était une amie que j'avais rencontrée à Bourg la Reine, qui venait déjà ici, qui m'a parlé de cette huile. Après, elle m'a montré la plante. Claude Mabille m'a dit qu'il fallait que la fleur soit bien ouverte, la cueillir à midi, le 24 juin (04OPPKREH). [Ça vous vient d'où, l'huile de millepertuis?]. Depuis qu'on est là. Des pièces rapportées, comme nous (04SIMRIDB). L'huile de millepertuis, j'en ai entendu parler, à la foire d', contre les piqûres d'insectes. Je ne sais pas comment on la fait. On m'en a jamais parlé (04MOSBLAJ). La source livresque, sans être explicitée, est pourtant évidente dans un autre emploi du millepertuis, qui n'a rien, cette fois, de traditionnel. Il s'agit des nouvelles perspectives qu'offre cette plante comme antidépresseur. Cette découverte, relativement récente, a fait d'abord l'objet d'articles dans des revues spécialisées, avant d'être médiatisée auprès du grand public. Trois des informateurs en parlent, ce qui montre en même temps un intérêt vivant dans le domaine des plantes, l'importance de la place de la lecture dans leur mode de vie, et aussi, peut-être, une sensibilité par rapport à cette maladie100 dont on parle de plus en plus.

100 Qui n'a jamais été évoquée lors des enquêtes en Luberon, auprès d'une population plus âgée. -76- Actuellement, ils sortent des capsules de millepertuis contre le stress, on en parle beaucoup dans les journaux, la radio, partout, ce qui fait que tous les vendeurs de capsules, se sont précipités là-dessus. Ils en vendent des tonnes, de capsules. Ils demandent de ne pas s'exposer au soleil. [C'est là que vous avez fait la relation avec vos tâches ?]. Non, pas du tout! (04FORMEYS). [Le millepertuis ?]. Oui, comme je travaille dans le secteur psychiatrique, je sais que le millepertuis est un anti dépresseur biologique. En plus, je sais, je ne l'ai jamais fait, mais j'ai une copine qui met les fleurs dans l'huile d'olive. Quand on a des brûlures de peau, ou des petites coupures, elle s'en sert (04FORSTOS). La digestion. Dans l'ordre digestif, c'est le trio sauge/thym/romarin qui est le plus mis en avant. Dans ces indications, la sauge est citée par douze informateurs, le thym, par neuf et le romarin, par huit. Il n'y a pas grande précision d'emploi ou d'organe selon telle ou telle plante. "C'est digestif, "c'est pour la digestion" sont les expressions qui reviennent le plus souvent. Pourtant, parfois, est précisé : "c'est pour le foie", "pour la vésicule biliaire", surtout pour le romarin et la sauge. Le thym101 peut être aussi prescrit "quand on a mal au ventre", et ce sont les informateurs dont la famille est du pays, ou culturellement proche, qui le disent. On mélange parfois ces plantes dans le but d'adoucir le goût trop fort de l'une ou l'autre, selon les préférences. C'est en général le thym qu'on ajoute de la sorte, il est plus apprécié que les deux autres, qui sont loin de faire l'unanimité en tisane. La sauge, on l'utilise en tisane digestive, c'est un peu amer, alors avec un peu d'anis qui rend la sauge un peu plus douce (04SIMRIDB). [Le romarin], je crois que c'est bon pour la digestion. Je sais que le thym, le romarin, et la lavande, c'est un peu pareil (04MOSPIEC). Il y a les deux aspects, dans le thym, pour le plaisir, et pour les problèmes de digestion. Crise de foie, ou autre : diète pendant deux jours, et tisanes de thym, c'est bien. Il nettoie bien le foie, la vésicule surtout (04MOSDESD). Le romarin, ça peut servir, en tisane, pour soigner les crises de foie. Je n'en ai jamais besoin, mais mon mari, de temps en temps, ça lui arrive. Ça fait du bien (04REISCHL). Si vous aviez mal au ventre, ma grand-mère vous disait, "je vais te faire une infusion de thym" (04REISCHL). Et puis une tisane de thym quand on a mal au ventre, c'est classique. Ça, c'est ma mère. Une mauvaise digestion, mal au ventre (04SVJWATT). Quant à l'origine de ces pratiques, elles sont diverses, mais chaque plante possède une source privilégiée de connaissance102. Avec les deux citations précédentes, on voit la part familiale de ce savoir, exclusivement d'ailleurs quand cette famille est du sud de la France, en ce qui concerne en tout cas le thym et le romarin. L'aire d'utilisation de la sauge est plus large, et monte jusque vers le nord, que ce soit en cuisine, comme nous l'avons déjà 101 Une différenciation était nettement apparue dans les enquêtes en Luberon, au sujet de ces trois plantes digestives. La sauge était réservée à l'estomac, le romarin au foie et le thym était plutôt pour les problèmes intestinaux. Le "mal au ventre", cité ici peut s'en rapprocher. 102 Ces différenciations par plantes sont peut-être tout à fait hasardeuses, tellement l'échantillon est tout de même réduit. Sur la triade, les sources spécifiées donnent : 8 indications viennent des livres, 6 de la famille, 6 "de l'air du temps", c'est à dire non localisées avec exactitude, 5 des autochtones, 0 de la population des nouveaux habitants. -77- vu dans le précédent chapitre, mais aussi dans le domaine médical. Mais ce qui est dès l'abord remarquable, dans l'expression de ces sources de connaissance, c'est le fait qu'aucune des personnes ne semble avoir connu les usages digestifs de ces trois plantes par d'autres néo-ruraux, même pour ceux dont c'est la voie d'apprentissage la plus habituelle. Si personne ne note ce mode, il intervient ici une autre façon —que l'on a déjà vu nettement avec la soupe d'ortie—, c'est la notion d'un savoir qui flotte dans l'air, dont on ne repère plus d'où il vient, mais il est là, quelque part dans la tête, acquis depuis tellement longtemps, qu'on ne peut plus le relier à une source particulière. Et ces usages peuvent à ce moment là venir autant des autres nouveaux habitants, que de la population originaire du pays. C'est surtout le cas du thym. [Pour le thym], j'ai Vimpression queje l'ai toujours su. Quelqu'un me l'a dit, ou je l'ai lu. Je ne sais plus. C'est aussi mon expérience personnelle (04MOSDESD). Ça m'est arrivé d'avoir des amis qui n'étaient pas bien, je fais des tisanes de sauge, thym et sauge. [Pourquoi ?]. Parce que je suppose que c 'est digestif, on l'a toujours dit, on a toujours entendu dire que c'est bon pour le foie, l'estomac, de toute façon, si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal. [Vous vous souvenez qui le disait ?]. Non, c'est dans l'air. Quelqu'un le dit, des vieux souvent. Je vais voir une vieille dame qui a 92 ans, elle dit tout le temps, "hier, je n 'étais pas bien, je me suis fait une tisane de sauge". Petit à petit, je le sais. Elle est d'ici. [Elle connaît bien les plantes ?]. Les trucs comme ça, les remèdes de bonne femme (04SAURIVF). La sauge, par contre, est très nettement connue grâce aux autochtones. Sur les onze notifications d'origine de connaissance, six concernent la population locale. Alors que ce mode n'est jamais cité au sujet des deux autres plantes de la trilogie. Il semble bien, et c'est ce qui est déjà ressorti de l'analyse des emplois alimentaires, que la sauge soit tellement appréciée des gens du pays, qui voient encore en elle "celle qui sauve" —et certains nouveaux habitants rappellent cette notoriété de panacée, même si cette notion peut leur sembler très étrange et que le doute se fait beaucoup sentir—, que même ceux qui sont, parmi cette nouvelle population, les moins perméables à ces savoirs traditionnels, sont comme obligés d'absorber, par osmose, l'information. C'est cette dame qui m'a donné la recette de l'alcool de sauge. Elle en a toujours, ce sont des fleurs qu'on fait infuser dans de l'eau de vie. Quand on a des embarras gastriques, qu'on a trop mangé, qu'on digère mal, des repas trop copieux, trop chargés, on boit un petit verre de cet alcool de sauge. C'est extraordinaire, j'ai vérifié. Je le fais, et je vais bien (04FORMEYS). Autrement, de l'eau de vie de sauge, avec la fleur, c'est digestif. Mon mari disait toujours que ça avait un goût de terre, mais c'était bien pour la digestion. C'était lui qui me l'avait dit (04FORSAVT). Enfin, le livre reste quand-même, là encore, la manière d'apprentissage privilégiée, mais qui s'applique, semble-t-il, surtout au romarin et au thym. La sauge, c'est quand on a mangé très gras, pour la digestion, le romarin, aussi. La sauge, c'est pour la vésicule biliaire. Le romarin , je crois que c'est pour le foie. Tout ça, je crois queje l'ai lu (04FORSTOS). [Et les infusions de thym, c'est pourquoi ?]. Je les prends pour digérer, quand je suis dans un moment où j'ai envie défaire la diète, parce queje sais que ça a des propriétés digestives, antiseptiques, je crois. Tout ça, c'est marqué dans -78- le petit bouquin (84SATBELK). I^s voies respiratoires. Le troisième grand domaine des soins concerne les rhumes et tous les maux de l'hiver, mal de gorge, angines, bronchites, grippes, etc. Sur les dix sept plantes citées et reconnues comme ayant une action dans ces maladies, quelques unes se détachent nettement du lot, par le nombre de fois où elles reviennent en cours de conversation. Mais là encore, le fait que les nouveaux habitants leur octroient un pouvoir dans la guérison ou l'amélioration de ces maux, ne signifie absolument pas qu'ils les utilisent dans ces cas là, et encore moins que dérive alors une pratique de cueillette. Ainsi, si la mauve est citée par six informateurs dans ces indications, cinq fois pour les maux de gorge, rien n'indique que les nouveaux habitants s'en servent d'une manière effective, ni qu'ils vont aller la chercher dans la nature et en faire provision. Une personne, après avoir signalé sa propriété, avouera même qu'en fait, elle ne saurait la reconnaître. Par contre, à l'inverse, une seule personne se souviendra, à partir d'une pratique familiale, que l'infusion de mauve est très bleue. Mais elle ne l'utilise pas non plus. En fait, entre ces deux extrêmes, toutes les solutions sont possibles, mais seulement une, parmi les nouveaux habitants rencontrés, se soigne avec, mais personne ne la ramasse. C'est pour les bronches, c'est la fleur. Je connais mauve et guimauve, mais je ne fais pas la différence entre les deux. Je reconnais la plante, je sais ce que c'est mais je ne sais pas l'utiliser (04SIMDAVP). [La mauve ?]. J'en achète, sur le marché de Forcalquier. Il y a des gens qui ramassent, font sécher, ils font ça très bien. Chez Monique. Un moment, elle venait ramasser des feuilles de châtaignier ici. Pour l'hiver, j'ai toujours dans des pots, de la mauve, des fleurs de coquelicot, pour faire des tisanes pour la toux. A part les choses de proximité que j'ai en abondance, je préfère acheter (04MOSDESD). La lavande est un autre exemple assez frappant : six personnes connaissent son efficacité dans ce genre d'affections de l'hiver. Mais une seule personne ajoute dans sa tisane quelques fleurs ramassées en été. Pour les autres, c'est l'huile essentielle qu'ils utilisent, après l'avoir achetée, sauf pour l'une d'entre elles, qui distille. Par exemple, une vieille dame m'a donné une recette, quand on a une bonne grippe, un bon rhume, un mélange d'herbes. C'est assez efficace, parce que c'est très désinfectant. Il ne faut pas oublier la lavande, aussi, dans tout ça, elle a un rôle important. La lavande, on pense à l'essence, mais dans une infusion, une petite pincée de lavande, j'aime bien. [Lavande ou lavandin ?]. Les deux, suivant ce que je ramasse dans la colline. Je ne fais pas trop de différences entre les deux, pour la pincée dans l'infusion. Ce mélange, c'est une pincée de lavande, de thym, une feuille de laurier, et une pincée de fenouil. C'est une vieille dame de 95 ans, qui a tout le temps vécu ici, qui est née ici, qui m'a donné cette recette. Elle connaît un certain nombre de plantes, et elle les utilise. Je n'ai retenu que ça, c'était à l'occasion d'un rhume. Je la vois assez régulièrement, on parle de choses et d'autres, de la vie d'autrefois, de la façon dont elle a vécu, elle parle beaucoup de son passé, de sa jeunesse. Un jour que j'étais très enrhumée, elle m'a dit, "mais faites donc une infusion comme ça". C'est rare, parce que la lavande, c'est peu employé

-79- en infusion (04FORMEYS). La lavande, pour la gorge, aussi. En inhalations et en gargarismes. Je n 'ai pas envie défaire de l'infusion. C'est de l'essence de lavandin. L'essence de lavande, c'est très dur à trouver. C'est plus cher (04MOSPIEC). L'extrait, par contre, on en a toujours, parce que quand on a un petit rhume, on en met dans un mouchoir, ça évite de s'enflammer le nez (04NOYBEYA). Mais la plante qui fait l'unanimité —presque— auprès des nouveaux habitants dans les rhumes et la toux, c'est sans conteste le thym. Il est cité par douze personnes, et il semble être, lui, le plus utilisé d'une manière concrète, et ce dans des affections très diverses. Le thym, c'est pour faire des tisanes, ça, je m'en sers quand on enrhumé (04SIMDAVP). Le thym, pour des inhalations, pour les rhumes, mais ce n'est pas très efficace. Cette année, j'ai attrapé la sinusite. J'avais commencé à faire ça, et ça n'a pas enrayé la sinusite, j'ai dû prendre des antibiotiques. Par contre, en début de rhume, les inhalations, c'est efficace. Mais si on s'y prend trop tar¿...(04BEVDAVP). Le thym, en tisane aussi. Pour le rhume ou la grippe (04CARBARV). A part le thym, les deux autres grandes aromatiques provençales, romarin et sauge, sont notées aussi comme ayant une action dans ces cas là. Mais comme pour les propriétés digestives, il n'y a pas une grande différenciation entre elles. Une grande préférence va au thym, bien-sûr, mais certains nouveaux habitants octroient aux deux autres des vertus similaires. Ils n'en font pas de mélanges, mais les trois paraissent être plus ou moins interchangeables. La sauge, le thym, le romarin aussi, quand je suis malade de préférence. J'en prends quand je me sens un peu malade, que je couve quelque chose, un rhume, un début d'angine. C'est une sorte de remède, un peu pour tous les maux, à condition de s'y prendre à temps. [Ça, c'est le thym ?]. C'est le thym, la sauge, le romarin, toutes ces choses là. Pour moi, c'est pareil. Le thym, je le prends plus facilement en infusion, parce que j'aime le goût. Alors que les autres sont plus médicamenteux, pour moi (84GOUMORC). La sauge, je crois que c'est un calmant de la toux, des bronchites, comme le thym. J'ai trouvé qu'elles se ressemblaient, si on n'a pas l'une, on prend l'autre, c 'est à peu près pareil (04BEVDAVP).

Les nouveaux habitants, quand ils se souviennent de leurs sources, citent là —une fois n'est pas coutume—, d'abord les autochtones, puis les livres et la famille. Ces trois origines se tiennent à peu de choses près (8,7 et 6 mentions). La population néo-rurale vient en dernier, avec seulement trois mentions. Dans ce dernier cas, il s'agit en général des "grands informateurs" dont nous avons déjà parlé, ceux qui distillent ou ramassent des plantes pour les vendre, par exemple sur les marchés. Dans le domaine des soins, et surtout dans celui des soins de ces maladies là, il apparaît nettement qu'on ne fait pas n'importe quoi, on suit les conseils de spécialistes, qu'ils soient médecins ou non, mais ceux qu'on reconnaît comme ayant un savoir fiable, appuyé sur des bases solides. De toute façon, l'auto­ médication, que l'origine en soit livresque, ou émanant d'autres personnes, d'ici ou venant d'ailleurs, n'intervient là que comme premier recours, quand le mal n'est pas encore vraiment installé. Après, plus ou moins vite selon les personnes, on va

-80- voir le médecin. Dans le domaine de la transmission de la part des autochtones, il me paraît intéressant de noter ici deux indications qui ne relèvent pas des plantes, mais qui concernent une pratique qui m'a été rappelée lors de mes précédentes enquêtes en Luberon, comme presque anecdotique, tant elle semble remonter à un autre temps, signe d'une mémoire de mémoire de savoir : parmi ces nouveaux habitants, on sait aussi que la suie a été employée dans certains cas. Il y avait des trucs anciens qu'on disait; mon mari avait été sauvé grâce à ça. Il avait eu une pneumonie, il avait une forte fièvre, il délirait. Le voisin, qui était boulanger à Mane, lui a apporté un jour un remède qui lui a fait effet. C'était la suie du four. Il brûlait que du bois. Il avait raclé le four, il avait pris de la suie, et dans un verre, il lui a fait boire ça. Il a transpiré, transpiré toute la nuit, et après, ça a passé. Il avait 14 ans, il me l'a raconté. Il m'a dit que c'était très très amer (04FORSAVT). Je connaissais des gens, quand ils avaient pris froid, qu'ils avaient mal à la gorge, ils prenaient le tuyau du poêle, ils grattaient la suie, ils en faisaient une infusion et ils buvaient ça. Il paraît que c'était radical. Il est mort maintenant (04SEOTURC).

Les livres possèdent là encore l'aura de vérité et de sécurité indispensable quand on entre dans le domaine de la thérapeutique. On essaie de se soigner un peu, à partir d'indications livresques, mais dès que "ça ne marche pas", ou s'il n'y a pas d'améliorations visibles très vite, on ne s'appesantit pas dans une pratique qui reste expérimentale. Le recours à la médecine plus officielle intervient à partir du moment où le potentiel de confiance envers les plantes est épuisé, ce qui se fait vite103. J'ai quelques livres. C'est uniquement livresque, parce que je n'ai personne qui puisse me transmettre ce savoir, dans mon entourage. [Et pour vous, Monsieur, ça sert à quoi, le thym ?]. [Lui] : je n'en sais rien. Je peux juste dire que j'ai entendu Anna, la fermière (qui, elle, utilisait les simples), dire qu'elle en prenait préventivement. Personnellement, je n'y crois pas tellement. Je ne me souviens pas bien ce qu'elle disait. Il y avait par contre la plante-miracle, c'était l'hysope. [Elle] : il y a une chose que je n'ai pas expérimentée —c'est le mari de la gardienne qui nous en a parlé. Il a dans sa famille des gens qui sont très plantes, et très guérisseurs aussi. Il m'a dit que pour guérir un rhume, il mettait dans une taie d'oreiller du thym, beaucoup de thym, cueilli comme ça, presque arraché. Il mettait ça dans l'eau du bain, ils prenaient leur bain, et ça stoppait le rhume, net. Il paraît que c'est radical. Lui, l'a expérimenté. C'est difficile à faire parce qu'il faut beaucoup de thym, et aller courir la campagne quand on a le rhume... Dans un livre, j'ai lu qu'on conseillait des bains de décoction de thym. J'imagine que ce qu'il fait, c'est avec une pleine taie d'oreiller, mais si ça se trouve, c'est une poignée. Avec les plantes, on ne sait pas toujours les quantités. Elle n'est pas très précise parce que les gens font ça par habitude, ce sont des traditions orales, c'est un savoir-faire transmis par l'expérience surtout visuelle. Quand 103 Ce qui ne se passe pas du tout de la même façon avec les médicaments : des antibiotiques peuvent être pris pendant une semaine, sans amélioration visible et sans remise en question pour autant du produit Alors que jamais ce ne serait accepté, dans le cas d'auto-médication par les plantes par exemple. Le seuil de tolérance d'inaction semble être bien plus bas pour les plantes que pour d'autres thérapeutiques. -81 - on a vu sa mère, sa grand-mère, faire une tisane, on refait les mêmes gestes. Si c'est quelqu'un qui me dit comment on fait, il y a moins de précisions (04BEVDAVP). [Dominique] : je ne sais pas si c'est pareil pour tous les gens de ma génération, mais ce sont mes grands-parents qui m'ont beaucoup appris, pas directement, mais je me souviens que ma grand-mère faisait des tisanes, ramassait la bourrache ou la reine des prés, mais elle ne m'a pas transmis directement, je l'ai vu faire. Mes parents sont par contre incultes là-dessus, ce sont des citadins, comme si ça avait sauté une génération. La bourrache, je ne sais pas pourquoi elle s'en servait. Il me semble que c'est un pulmonaire, mais je ne suis pas sûr. [Véronique] : c'est pour la toux. [Et ça, par exemple, comment le sais-tu ?]. J'ai lu des livres et c'est le genre d'informations assez vagues qui restent au passage. Mais si je devais me faire une infusion, je crois que j'irais vérifier sur le livre d'abord (04CARBARV). La famille, enfin, est une des sources de base de ces nouveaux habitants, en particulier pour ceux qui habitaient déjà à la campagne, là où tradition rurale et soutien par les plantes pouvaient perdurer. Il ne s'agit pas d'ailleurs forcément des mêmes plantes utilisées, d'où souvent l'abandon de ces pratiques, remplacées par d'autres, plus locales ou plus "modernes"104, celles-là qui n'impliquent pas la cueillette. Mon père m'a guérie d'une coqueluche, en faisant des infusions de lierre terrestre, je m'en souviendrai toute ma vie, parce que la coqueluche, c'est vraiment épouvantable. Nous avions du lierre terrestre dans le jardin. Je ne sais pas d'où il tenait ça, mais il le savait. Il m'a fait des infusions, et ça s'est guéri très rapidement. [Par exemple, si vous connaissiez quelqu'un dont l'enfant a la coqueluche, vous lui diriez ?]. Oui, bien-sûr, mais il en fera ce qu'il voudra (04FORMEYS). [Le coquelicot, tu en fais autre chose ?]. Je le peins, c'est tout. Je ne sais pas s'il a des vertus, si c'est une plante médicinale. Je crois pour la toux, il me semble que ma grand-mère en faisait sécher pour en faire des tisanes pour ça (04SIMGEOM).

Nous venons d'étudier ce que savent les nouveaux habitants sur la flore, dans le domaine de l'aliment et du soin : comment et pourquoi ils se servent des plantes, dans quels buts. Il reste à approfondir trois domaines qui ressortent plus particulièrement des enquêtes. — La notion de territoire de cueillette : où ramassent-ils les plantes qu'ils utilisent ? Quelle est leur relation à l'espace naturel, à l'espace cultivé ? — Les motivations de la cueillette : pourquoi cueillent-ils ? Qu'est-ce qui les motive dans l'acte de ramasser ? — Les origines de leur savoir : d'où provient-il ? Comment ont-ils appris ? Qui les a renseignés ? Comment ont-ils acquis ce qu'ils savent sur les plantes ?

104 J'entends parla l'usage assez généralisé des huiles essentielles, par exemple. -82- Le territoire de cueillette : Les endroits de récolte des nouveaux habitants sont soumis à plusieurs critères de sélection. Entre espace "contrôlé" qu'est le jardin et espace naturel, mais aussi à l'intérieur même de l'espace sauvage, les lieux de récolte sont choisis pour des raisons très diverses. Il y a d'abord tout ce qui tourne autour de la notion de propriété. Il faut séparer ici ce qui concerne la truffe, et les autres plantes. La truffe faisant l'objet d'une vente, le lieu où on va la chercher doit être à soi. La propriété est alors très respectée105; comme d'ailleurs pour toute cueillette procurant un revenu, comme les châtaignes de Mme D., à Montsalier. Et on exige le même respect des gens venus d'ailleurs. Je ramasse aussi les châtaignes chez moi. Il y a des gens qui disent, "on savait pas qu'on était sur un terrain privé", et les Marseillais disent, "ah bon, c'est pas à tout le monde, les châtaignes?". Des fois, ils sont à cinq ou six, avec des caisses (04MOSDESD). En général, les ramasseurs qui vendent les plantes qu'ils cueillent sont attentifs à ce problème. Pourtant, le seul que j'ai rencontré, qui récoltait du thym dans les Craux de St Michel, s'il évoquait la question dans le cas de la plupart des plantes, ne s'en préoccupait pas à ce moment là. // faut avoir des autorisations, pour des parcelles de terrain, pour pouvoir cueillir. Pour le thym, il n'y a pas besoin, c'est des champs. Le thym, ça appartient à tout le monde, n'importe qui peut en ramasser. Il ne faut pas détériorer la plante, il ne faut pas la raser. Il faut préserver l'environnement, il ne faut pas saccager. Il faut pouvoir revenir les années suivantes (04MIOANOQ. , Par contre, dès qu'il s'agit d'autres plantes (y compris les champignons), ramassées par les nouveaux habitants, et dont la récolte n'est pas vendue mais réservée à l'usage familial, la question de la propriété ne se pose guère pour eux. Certains peuvent même, dans le feu de la conversation, avouer un goût pour la maraude, et le ton qu'ils emploient, dans le rire et la facétie, et l'expression qu'ils prennent alors, montrent assez comme il peut s'agir là d'une réminiscence de plaisirs enfantins. Les noix, je les maraude [rires]. Sur la route entre Banon et Revest, sur la droite il y a une ferme, avec les volets souvent fermés. De l'autre côté, il y a un champ de noyer. C'est là que je vais chercher mes 30 noix, quand il n'y a personne (04SIMBITN). Parfois pourtant, ils peuvent noter les réticences qu'ont parfois les autochtones, ou autres propriétaires, quand on vient ramasser sur "leurs" terres. Ce qui les déboussole, ce qui les rend un peu plus hargneux, c'est qu'il y a des gens qui sont venus d'ailleurs, qui se sont intéressés à ces collines qui sont finalement pauvres, c'est pas des terres grasses, il y a du thym et de la sarriette, mais on ne peut pas manger de thym et de la sarriette tous les jours, toute l'année. Petit à petit, ils se rendent compte qu'il y a des gens qui

105 Voir le chapitre sur la truffe. -83- viennent, qui cueillent et qui en font commerce^06. Quelque part, ça les énerve. Eux, ils n'ont pas eu Vidée de le faire. Ça rejoint un peu Vhistoire des maisons, toutes les ruines, ça n'intéressait personne. Ils les ont vendues, et une fois qu'ils ont vu ce que les gens en ont fait, ils en sont jaloux. C'est dans toutes les provinces de France. Mais il y a quelque chose entre les gens d'ici, et ceux qui viennent d'ailleurs. C'est un peu tendu (04FORMEYS). Petit à petit, je plante chez moi ce que j'aime ramasser. Je préfère l'avoir sur place. [Pourquoi ?]. Je ne sais pas. D'abord, parce que c'est difficile de ramasser maintenant. Avant, on pouvait aller n 'importe où. Maintenant, il y a toujours quelqu'un qui vient vous dire, "ne ramassez pas, c'est chez moi". Et je n'ai pas toujours l'occasion d'être libre au moment où il faut ramasser, c'est plus pratique (04SVJWATT). Les salades, il n'y a pas de problèmes, ils montrent plus volontiers. Elle dit, "tu peux y aller", mais quand même, elle fait sentir que c'est chez elle. [Vous n'allez jamais ailleurs ?]. Non, partout, il y a cet engrais qu'ils y mettent; sinon, on irait (04MOSBLAJ). Si la question du terrain privé n'est pas, d'une manière générale, très souvent abordée, l'attention à l'environnement et aussi, dans une moindre mesure, à sa protection apparaît beaucoup plus comme une préoccupation, et une priorité pour ces implantés qui ont fait leur ce pays. On regarde ce qu'on ramasse, et souvent, on reste conscient de l'acte de ramasser. Quelquefois, je trouve que je ramasse trop. Je fais attention, je ne ramasse jamais tout au même endroit. Je ramasse un peu là, un peu là-bas, pour que les plantes puissent grainer. Je sais qu'on pille facilement la nature, et je ne veux pas ça (04SVJWATT). Je n'aime pas abuser de la nature. Si j'ai un stock trop grand, j'attends une année. Il vaut mieux ça, que de tout cueillir, après, il n'y a plus rien qui vient, les abeilles ne peuvent plus butiner. Cette année, j'ai remarqué qu'il y avait plusieurs pousses [de millepertuis] dans mon jardin. L'année prochaine, quand je vais faire la récolte, je vais aller dans mon jardin, pour les cueillir. Ça fait plusieurs années que je la fais. J'en ai encore, et je n'en ai pas fait cette année. Je me suis dit que j'allais laissé la nature faire son travail (84RUSTORL). Ce qui revient maintes fois dans le discours des informateurs, ce sont les risques de pollution, quels qu'ils soient. Dans ces conditions, aller faire sa provision de plantes dans un terrain qu'on connaît donne une sorte de garantie de propreté. Quand c'est un voisin, on sait ce qu'il y fait, s'il traite abondamment, ou s'il met moins de produits chimiques, on voit aussi si le terrain de cueillette n'est pas visité par les bêtes, moutons ou chiens. Ainsi, cette propreté est l'une des préoccupations les plus importantes des nouveaux habitants, qui les conduit souvent à préférer une plante de leur jardin à la plante sauvage. Si certains notent cette inquiétude en passant, en cours de conversation, chez d'autres cela confine à l'obsession. A tel point qu'il ne vont plus cueillir aucune plante dont ils n'ont pas de certitude absolue, et qu'ils n'ont de certitude qu'avec celles qui poussent dans leur jardin. On le ramasse dans la colline, chez nous, on ne le ramasse pas ailleurs. On ne veut pas que les animaux viennent pisser dessus. Ici, il y a pas mal de 106 Les landes "badassières", maintenant grandes pourvoyeuses de plantes aromatiques pour les (meilleurs professionnels, étaient autrefois d'abord parcours pour les troupeaux. En second lieu, on y cueillait les salades sauvages. C'est dire qu'elles n'étaient pas de grand rapport. -84- troupeaux. On a clôturé, pour ne pas se faire envahir par les troupeaux (04NOYBEYA). On le ramasse ici, chez nous. Nous avons 300 mètres de long, vers le haut il n'y a pas de voiture, pas de poussière (04SIMFRAO). On les connaît un peu mais on a un problème. On est à côté d'un champ de lavande et Vagriculteur met des produits. Alors, dès qu'il est passé, au mois de mars, on ne peut plus cueillir les salades... Le problème avec la roquette, c'est que soit ça pousse dans les vignes où on met des produits, ou au bord de la route où les chiens font pipi. C'est vraiment un problème, les animaux. (04SIMDEWD). Et puis, si la floraisono u le moment de la récolte est fugace, il est plus facile que la plante soit proche. On est sûr ainsi de ne pas rater la bonne période et on n'a pas besoin d'aller courir les chemins, panier au bras à la recherche des plantes. Même si, le plus souvent, on a "ses" coins de cueillette, là où l'on sait que les mûres sont belles, que la bourrache revient chaque année, où Ton est sûr qu'on va trouver la cornouille en quantité, ou rencontrer la salicaire. Il est intéressant de voir à ce propos la précision avec laquelle certains des nouveaux habitants rencontrés notent et décrivent leur endroits de cueillette, quand je leur demande plus de renseignements107 (voir les cartes en annexe 4). Avec ces précisions, on peut déterminer trois grandes catégories de lieux de ramassage, plus ou moins représentées ou dominantes dans la pratique de chaque personne. — Le jardin, qui présente deux avantages importants pour certains informateurs : les plantes sont proches, et protégées de la pollution. — Une zone où l'on va à pied, en partant de la maison, qui permet la cueillette à l'occasion d'une promenade, ou qui donne à la balade une autre utilité (par exemple, le chemin des Moulins pour 04SIMMUTS et 04SIMDAVP, ou le chemin des Vignes pour 04SIMDEWD). — Une zone plus élargie, où l'on est obligé de prendre la voiture. Cette dernière catégorie se partage elle-même en deux. Les lieux que l'on atteint en voiture, et d'où l'on ne bouge pratiquement pas pour la cueillette (coquelicot, lavande ou millepertuis au bord de la route, pour 04SIMGEOM ou 04SIMDAVP). Et puis les autres, qui allient promenade et cueillette, comme la deuxième catégorie, mais pour lesquelles on est obligé d'aller en voiture au point de départ (le Contadour pour 04SIMBITN ou les mûres de Valsaintes pour 04SIMMUTS). La représentation de ces catégories varie selon les informateurs. Mme B., par exemple, a un beau jardin, surtout de roses, mais elle n'y cueille pratiquement rien de ce qu'elle peut trouver à l'état sauvage. Bien-sûr, elle s'y approvisionne en persil, ciboulette, estragon et oseille, aussi en romarin et en thym. Elle marche peu, et jamais à partir de chez elle. Par contre, elle prend souvent sa voiture, fait quelques kilomètres pour aller chercher telle ou telle plante. C'est elle qui a la zone de cueillette la plus élargie. Les D. ont une nette préférence pour les "produits" de leur jardin. Malgré 107 En cours de conversation, il était difficile de leur faire spécifier leurs endroits de cueillette. Au delà de l'aspect "secret", qui, bien-sûr, intervient lorsque l'on parle champignons, il semblait exister une sorte d'évidence pour eux, qui les empêchait de s'attarder sur le sujet. En fin de parcours, j'ai rappelé les Simianais, pour approfondir la question. C'est à ce moment là que sont apparues ces précisions, qui m'ont permis de noter les endroits de cueillette sur une carte, pour chacun d'eux. -85- tout, ils ramassent aux environs de Simiane, en partant à pied, les plantes les plus courantes. Pour d'autres, plus spécifiques, ils vont un peu plus loin. Mme M. n'a pas de jardin, elle promène beaucoup son chien aux alentours du village, et le plus souvent, elle part à pied. C'est son terrain de promenade qui devient alors sa zone de cueillette. Plus loin, avec la voiture, elle va cueillir les mûres, les prunelles, etc. Mme F., malade, ne sort jamais de son jardin, ou éventuellement du terrain qui l'entoure. Les R. tiennent un gîte en pleine nature, le jardin est plus ou moins sauvage, c'est lui et ses environs qui pourvoient en plantes sauvages. M B. a habité à Carniol et à Valsaintes. Il est évident, en regardant la carte qui lui correspond, qu'il a gardé là-bas des habitudes de ramassage. Là, apparaissent aussi les plus grandes développements concernant l'écologie des plantes. Une informatrice, qui a l'habitude de regarder plus attentivement la flore, donne alors des renseignements très clairs sur le lieu, la nature du sol et l'environnement qui conviennent à certaines espèces. D'autres peuvent aussi en parler avec une certaine justesse108. (L'inule), il y en a là-haut quand on monte sur VAr amelle, c'est en allant vers la colline. Et puis vers Cheyran, sur la route des Fusées, il y a des endroits de glaise, là aussi. On y trouve des champignons blancs. [C'est comment, Varnica ?]. Ça a une tige épaisse, des fleurs jaunes et des petits machins le long de la tige ...Il n'y avait pas tellement de bourrache, de mauve, oui. La bourrache, je n 'en ai vu qu 'à un endroit, quand on prend le chemin des Moulins, le chemin goudronné, il y aun chemin sur la droite, vers Chavon. J'essaie à chaque fois de prendre des graines, mais elle ne vient pas bien dans ma cour, il faut du soleil, quand même (04SIMMUTS109). [La pariétaire ?]. Oui, ce sont des trucs où il y a des escargots, j'en ai plein mon jardin. Je les arrache, parce que ça envahit, il n'y a plus que ça, et comme je ne m'en sers pas. Et puis il y en a à l'extérieur, queje laisse, alors, ça suffit (04SIMDAVP). Comme on préfère souvent la plante du jardin, on la transplante près de chez soi; celles qui ne poussent pas à proximité, bien-sûr, comme nous l'avons vu pour le romarin ou l'ortie, mais aussi d'autres qui sont tout à côté. Il y en a pas très loin, mais je ne l'ai pas fait encore mais j'ai envie d'avoir du sureau dans mon jardin, parce que ça fait moins de travail, on n 'a pas à ressortir, et le temps du sureau ne dure pas très longtemps, il faut vraiment sortir au bon moment. Il faut un seau plein de fleurs ( 04SIMDEWD). (Le bouillon blanc), c'est une plante, il en a poussé un à côté [V. thapsiformis], je me suis dit, "tiens, je vais le surveiller". La plante était jaune, maintenant, elle a séché. Je ne vais pas l'arracher, je vais le transplanter dans mon jardin. Ou bien, je vais prendre des graines (04NOYBEYA). Ainsi, il est assez courant, chez certains des nouveaux habitants rencontrés, de cueillir les plantes qui, sauvages de nature, se sont installées au jardin —ou qu'on

108 Voir aussi p 29, la citation de 04SIGGENN. 109 Cette informatrice baptise à sa façon certains chemins : le chemin des Poubelles (où il y a la décharge communale), le chemin des Fusées, le chemin des Moulins... -86- a installées au jardin. Celles-ci présentent des avantages non négligeables : pousser là, à portée de la main, et ainsi pouvoir être récoltées juste au bon moment; être surveillées et protégées des pollutions chimiques et naturelles. Et le goût ? Les informateurs ne sont pas unanimes à ce sujet. En général, il ne paraît pas évident que le goût puisse être différent, et en tout cas la variation n'est pas assez nette en regard des autres avantages. Et puis parfois, le parfum du "chez soi" est bien meilleur et plus marqué que celui du sauvage (voir aussi 04SVJWATT, p 50 et 04MOSDESD, p 15). [Ce n'est pas une question de goût ?]. Oh non. Je crois, qu'elles poussent ici ou sur la colline en face, elles ont le même goût. Elles sont peut-être un peu plus sauvages en face parce qu'ici, on les arrose. Mais je ne suis pas puriste à ce point. J'en ai, de thym, deux grosses touffes queje suis allé chercher aussi dans la colline (04REISCHL). Mais là, c'est beaucoup plus facile de sortir, de faire trois pas. Ici, je sais qu'ils n'ajoutent rien comme produits chimiques. Si j'ai du vin [en réserve, pour fabriquer le vin de romarin], du temps, je sors juste sur la terrasse. Sinon, c'est vrai, ce serait beaucoup mieux, c'est beaucoup mieux quand on trouve quelque chose pas hasard. Déjà, aller dans le jardin, c'est bien (04FORSTOS). Par contre, d'autres nouveaux habitants notent nettement leur préférence pour la plante sauvage poussée dans la nature, celle qu'on va chercher ailleurs, hors de chez soi (voir les témoignages de 84GOUMORC ou 84GOUSALC, page 63 et 64), même si la préférence va alors nettement vers des endroits de cueillette, qui, s'ils ne sont pas tout près, ne sont quand même pas très éloignés de la maison. Et plus la valeur accordée à la plante est importante, soit à cause de sa rareté, soit à cause de son goût (champignons, asperge), soit encore très subjectivement, par la place qu'on lui donne et l'intérêt qu'on lui porte110, plus on est prêt à parcourir une longue distance en vue de la récolte. Celui qui n'apprécie pas énormément les salades sauvages trouvera le champ du voisin bigrement éloigné, alors que l'amateur sera prêt à chercher pendant des heures, et peut-être à prendre sa voiture pour aller dans un coin où il sait qu'il en trouvera. Nous avons vu le même type de différences dans le cas des asperges sauvages, mais aussi, des champignons, des truffes, des fruits sauvages, etc. Il est difficile de fixer une règle, si ce n'est celle du prix qu'on donne à la plante, en fonction de la manière dont on l'apprécie, qui va déterminer les kilomètres effectués pour s'approvisionner. Regarder les plantes d'une manière plus attentive, par le biais de la cueillette, c'est souvent, pour les nouveaux habitants, une façon de s'intégrer à un pays111, de le connaître mieux, d'en suivre aussi l'évolution, en tout cas au niveau végétal et paysager. C'est ce qui apparaît à travers de nombreuses remarques de ces gens venus d'ailleurs. En arrivant dans la région, il y a souvent pour eux une période d'intense découverte d'un pays, d'une nature, d'une campagne, d'une flore. Quelques personnes en parlent d'une belle manière, où transparaît, au delà d'un amour pour la Provence, une volonté de compréhension plus approfondie de ce qui peut faire la valeur, la richesse, l'originalité de cette région, en tout cas à leurs yeux. Cet intérêt pour les plantes, ça vient de la vie, pas de ma mère. Voir les 110 Le thym, par exemple, dont personne ne saurait se priver. On a souvent des préférences (quant à son parfum ou son stade de végétation), qui poussent à aller le chercher dans un endroit précis, à une époque déterminée. 111 J'y reviendrai dans le chapitre sur les motivations de cueillette. -87- choses autour de soi. Les plantes, ça a un accès direct à l'oeil, il y a les saisons où elles poussent, il y a beaucoup plus un rythme dans les fleurs, dans les plantes, que dans la terre par exemple. Quand il fait chaud, elle craque, quand il pleut, tu t'embourbes. Mais les plantes, c'est magnifique. Quand tu arrives d'une cité où il n'y a que des touffes jaunes, des forsythias, tu ne fais même pas attention. Quand tu arrives ici, tu découvres un printemps, en Provence, c'est émouvant, c'est un choc (04SIMBLIJ). J'ai passé 20 ans ici, et je découvre toujours les paysages variés, les habitats, des tas d'endroits merveilleux à voir, des tas de balades, des tas d'activités différentes. Habiter un endroit qui me plaît, qui me coûte peu, qui me permet de vivre comme je l'entends, avec un loyer minimal; j'ai un bon rapport avec mes voisins; j'ai de l'espace, une belle tranche de nature, de ciel et de terre. Ma vie est plus facile, tout simplement. [Quelle est la différence entre la campagne d'ici, et d'autres où tu as vécu ?]. Il y a une campagne, c'est à dire qu 'il y a à la fois une terre sauvage et une terre cultivée et des paysans. Ça, il n'y a pas dans les Alpes Maritimes. Il y avait le côté estivants, résidences secondaires avec piscine, la Côte, et puis une nature assez sauvage, mais il n'y a pas de paysans, leur présence qui fait ce côté campagne, le côté cultivé. La campagne, pour moi, c'est tout ça. Ce n'est pas la nature complètement sauvage, ce qui n'est même pas le cas, puisque c'est tout quadrillé par des barrières, des propriétés. C'est pour ça que j'ai quitté ce pays, même si j'y étais très attaché aussi, du fait qu'il n'y a pas de paysages, justement (84GOUMORC).

Quelle que soit la porte d'entrée à ce pays, la triade campagne/nature/flore intervient à un moment ou à un autre de son apprentissage. Une informatrice souligne combien le fait de voir, de porter un regard attentif à la plante, lui permet de suivre plus intensément les saisons, d'être plus présente dans le moment et à l'endroit où elle vit. Elle fait d'ailleurs des comparaisons avec d'autres lieux, l'Est de la France ou l'Afrique, et elle explique comment son lien avec les plantes, l'aide à habiter plus complètement un pays. Suivant la région, je crois qu'on cherche autre chose. Avant, en Alsace, c'était plus dans un esprit médical, parce que c'est un climat froid, difficile, humide. Tandis qu 'ici, je ne ressens pas le besoin de ramasser des plantes pour ma santé. C'est plus par rapport à un état intérieur. On a la chance d'avoir du soleil tout le temps, c'est plus une histoire de climat le vis plus au fil de la saison, ici, c'est plus facile qu'en Alsace. D'être plus proche des saisons, il y a le soleil, et de par mon métier, aussi, de me rendre plus disponible. [Tu sens un lien direct entre être en lien avec les saisons, et avec les plantes qui poussent ?]. Complètement. C'est évident. C'est essentiel. C'est une façon d'être ni hier, ni demain, mais aujourd'hui. C'est vivre avec la plante qui est là, dans cette saison là. C'est normal d'aller vers elle (84GOUSALC). L'observation de la plante, mais aussi des changements qui affectent des lieux particuliers, peut aider à la compréhension d'une région. Les informateurs qui voient se transformer des endroits qu'ils connaissent, par exemple ceux où ils ont l'habitude d'aller faire leur récolte de plantes, deviennent attentifs à des évolutions qui leur resteraient peut-être étrangères dans d'autres conditions. Quand je n'ai plus de sauge dans ma maison, j'y vais, c'est l'occasion d'une -88- balade, de regarder comment le terrain évolue, ce qu 'il y a, les salades qui poussent, etc. C'est à quelques kilomètres. J'en ai un qui est proche, je ne sais pas ce que ça va devenir, parce qu'il a été racheté. Il était à l'état sauvage, les gens qui l'ont racheté sont en train de tout nettoyer, le bois a été coupé, tout a été mis à plat pour faire des cultures nouvelles, peut-être. Ce sont des gens qui s'amusent, parce qu'ils ont de l'argent. Quelqu'un qui a besoin de travailler la terre ne peut pas se permettre défaire ça, s'il doit en vivre (04FORMEYS). Avant, j'allais le cueillir près d'une maison, du côté de St Martin de Castillon, c'était beau, c'était tout un champ de thym en fleur. Je suis passée l'autre jour, elle a été vendue, je ne peux plus y aller (84SATBELK).

Les motivations de cueillette : En s'installant dans ce pays, les nouveaux habitants se sont retrouvés en face de plantes plus ou moins inconnues d'eux, dont ils avaient à faire l'apprentissage. Pour ceux qui venaient de la ville, cet apprentissage s'est associé à la découverte de la campagne. Pour les autres, c'était surtout une flore et un milieu différents qu'ils ont appris à connaître. Le fait d'avoir un usage d'une plante en motive souvent la cueillette. Ces deux actes participent activement à cette exploration. Il semble vite difficile d'acheter des sachets d'une plante aromatique que l'on connaît et qui pousse là, presque à portée de la main. L'exemple du thym est, à mes yeux, des plus représentatifs. L'avoir sous le pied, à chaque pas, constitue, pour ceux qui viennent d'ailleurs, une sorte d'obligation de cueillette. II est difficile de rester indifférent à une telle abondance, liée à un tel parfum. Ramasser une plante apparaît alors comme le premier geste qui permet de se mettre en contact avec elle, qui permet un mode de connaissance et de reconnaissance. C'est le début d'une relation qui se tisse entre l'homme et le végétal, et qui va se poursuivre tout au long des cueillettes successives, au fur et à mesure des saisons, dans le déroulement du temps passé dans la région. Cette dimension de découverte de la flore par les nouveaux habitants transparaît essentiellement dans les témoignages de ceux qui viennent d'arriver ici, ou des plus anciens qui font resurgir de leur mémoire le moment de leur installation. La cueillette de la plante semble faire partie de l'initiation à une région, plus ou moins développée selon la sensibilité de chacun. A une extrémité des possibles, il y a ceux qui ne ramassent rien, ou très peu, qui n'ont qu'un regard très lointain sur la flore, et qui tissent une relation au pays sur des modes totalement étrangers au végétal, par exemple qui s'intéressent à la pierre et à l'habitat, aux relations avec les hommes, etc. A l'autre bout, ceux qui entretenaient déjà un dialogue continu avec les plantes, l'ont simplement poursuivi en arrivant ici, en continuant à repérer celles qu'ils connaissaient déjà, en commençant à découvrir celles qui leur étaient étrangères. Ainsi, l'informatrice de Sigonce qui a découvert, au pied d'un village à quelques kilomètres de chez elle, une touffe de bourrache. Elle la connaissait d'avant, elle l'a reconnue et sait maintenant qu'elle pousse là, et qu'elle peut aller la chercher quand elle en a besoin112. Un simple glissement d'intérêt s'effectue alors, comme cela peut se passer avec les amis d'avant, éloignés géographiquement et les 112 Même si le fait qu'elle ne pousse pas dans son jardin, en limite finalement son usage, en particulier des fleursdan s les salades. Voir aussi p 29, la citation de 04SIGGENN. -89- nouveaux, qui prennent peu à peu leur place dans le quotidien. Cela n'empêche pas d'évoquer ses anciens amis avec tendresse, de retourner les voir à l'occasion, comme cet informateur de Noyers-sur-Jabron qui retourne chercher myrtilles et framboises en Lozère, d'où sa famille est issue.

Entre ces deux pôles, les possibilités sont multiples, mais la cueillette permet toujours une appropriation du végétal, quels qu'en soient les buts, qui sont très divers. J'ai développé, dans les premiers chapitres, les usages plus connus de l'ordre alimentaire au sens large. J'aborderai ici ceux qui sont moins courants, et parfois liés à un seul individu. Il y a toujours eu, chez les nouveaux habitants que j'ai rencontrés, un moment où ils se sont penchés vers les plantes d'une manière plus privilégiée. Ce moment peut varier selon les personnes, se prolonger plus ou moins dans le temps, mais il a toujours eu lieu. Le fait que les enquêtes aient été centrées sur les pratiques de cueillette n'y est d'évidence pas étranger. Cette pratique de ramassage était la première condition à toute rencontre. J'aurais en effet pu aller voir des personnes ne cueillant pas du tout, et essayer de saisir les motivations de cette non-cueillette. Ce qui aurait fait partie intégrante de l'enquête, certes, mais m'aurait entraînée dans des zones de moindre intérêt. Il est plus aisé de parler des élans que des indifférences. J'ai pu rencontrer, "par inadvertance", des informateurs ne ramassant presque pas, ou plus, ce qui m'a permis de déceler quelques-unes des causes de ce désintérêt. En tout état de cause, les informateurs rencontrés ont tous eu, à un moment ou à un autre après leur arrivée, un élan pour la cueillette des plantes. Il semble que cette période que je pourrais appeler d'intense découverte se soit passée, chez la majorité des nouveaux habitants rencontrés, au tout début de leur installation. C'est ainsi que j'ai pu parler d'une initiation au pays, par les plantes et par leur appropriation grâce à la cueillette. Cet intérêt peut être plus ou moins profond selon les personnes, majeur chez certains, plus superficiel chez d'autres. Dans ce cas-là, et à partir du moment où l'initiation a été effective, même à des degrés divers, l'intérêt premier s'amenuise et la connaissance des plantes stagne alors ou même régresse. C'est ce qu'on a vu au niveau des salades sauvages, où, quand le savoir n'est pas entretenu régulièrement, la difficulté de cueillette amène une perte de ce savoir. Mais au moment de l'installation dans la région, cet élan est intact, et il peut prendre différentes directions, se matérialiser sur des modes très diversifiés. Dans cette première approche de la flore, les personnes cherchent tous azimuts113 les renseignements qui leur manquent, les informations qui peuvent les aider à se repérer dans ce fourmillement de signes nouveaux. [C'est nouveau, pour vous, cet intérêt pour les plantes ?]. Oui, j'ai changé de vie, en prenant ma retraite. Je n 'ai pas du tout les mêmes occupations, je me suis créé d'autres centres d'intérêt, avec la vie queje mène. On passe plus de temps ici. Ma mère elle-même a été très étonnée de voir que je m'intéressais aux plantes, aux fleurs, etc. Mon mari a fait beaucoup aussi pour ma culture botanique, il m'a initiée (04BEVDAVP). Quand je suis arrivée en 69, j'ai appris à faire le vin de noix et le vin d'orange, par des gens d'ici, qui habitaient tout près de chez moi (04FORMEYS). Au début queje suis arrivée ici, je voulais connaître les plantes. "Le livre des Bonnes Herbes", pour moi, c'était la bible. Je trouve que c'est tellement bien

113 Ce sera en partie l'objet du chapitre sur les origines du savoir, développé plus loin. -90- expliqué, c'est simple, et précis. C'est un livre de qualité (84GOUSALC). Quand je suis arrivé, j'étais vraiment novice. Ils [les gens d'ici] ne m'ont pas donné de noms, je ne crois pas. On allait la ramasser [la salade sauvage] avec eux, et puis on la mangeait, c'est tout (04SIMBLIJ). •

En observant d'un peu plus près les entretiens avec Mme D., de Bévons ou M. B. de Noyers-sur-Jabron, deux informateurs qui viennent de s'installer, on peut repérer que cet intérêt ne s'est pas encore vraiment concrétisé. La première en est au tout début de cette préoccupation, elle est attirée, elle cherche dans les livres, mais elle ramasse effectivement très peu, excepté les champignons avec son mari, et le thym ou les baies de genièvre. Le deuxième parle au passé de ce qu'il a cueilli quand il était enfant, en vacances avec ses grands-parents, ou au futur de ce qu'il va planter, utiliser ou cueillir. Ce qu'il cueille à l'heure actuelle, c'est surtout des plantes liées à des réminiscences de sa vie passé, et beaucoup moins les plantes de la région, à part les champignons, le thym et quelques salades. Il a pourtant vécu déjà 39 ans dans la vallée, avant de repartir, puis de revenir il y a six mois. L'attirance pour les plantes et les pratiques de cueillette semble être, dans le cas de ces deux personnes, comme un futur d'eux-mêmes qui les interpelle, qui sera, ou ne sera pas. Elles s'étaient inscrites à la sortie "salades sauvages". Cela vient confirmer que pour eux, cet acte de cueillette en est au stade d'avant l'apprentissage, du projet. En effet, même si ce n'est pas forcément vrai pour toutes les personnes qui voulaient suivre cette sortie, s'y inscrire participe de cet élan premier de découverte du pays et de sa flore. Sur les huit informateurs rencontrés par cette voie là, trois sont là depuis six mois, trois depuis trois ans, et seulement deux sont arrivés dans la région il y a plus de trente ans, et avaient le désir de refaire cette sortie pour la troisième fois. Pour d'autres encore, cet appel se fait un peu plus tard, après une période d'adaptation, où d'autres centres d'intérêt plus anciens sont privilégiés, et réactivés par un environnement nouveau. Le cas de Mme B., à Limans, est typique. Elle est architecte, et en arrivant ici, du fait qu'elle était dans le chantier de sa nouvelle maison, elle a commencé par s'informer sur les pierres et l'habitat provençal. Au bout de trois ans, elle élargit ses pôles d'attraction, et se tourne vers la flore de la région. J'ai eu beaucoup d'activités jusqu'à présent, c'est quelque chose qui m'intéresse, ce n'est pas pour en faire une profession. Mais c'est une façon d'être quelque part. Je trouve qu'il faut connaître ce qui se passe autour, au niveau des plantes, au niveau de l'habitat. Pendant ces deux ans de chantier, je me suis plutôt consacrée à l'habitat, j'ai développé un savoir sur les pierres locales, les carrières locales, les tailleurs de pierres, les gens qui travaillent là-dedans. Maintenant, j'ai envie de comprendre un peu mieux la nature (04LIMBOVM).

Et puis, parfois, l'élan se perd, la découverte des plantes devient dès lors plus anecdotique. On continue à les utiliser, à s'y intéresser un peu, mais le mouvement s'inverse. Quand une information vient à soi, par quelqu'un qui passe, qui dit quelque chose, il peut y avoir un regain d'intérêt. Le conseil est engrangé, mais il n'est pas, pour des raisons diverses, réactivé par la pratique. Le témoignage de Mme K., d', est exemplaire dans son ensemble. Elle a connu et pratiqué beaucoup, surtout quand elle est arrivée. Mais presque tout ce qu'elle dit sur les plantes se conjugue au passé. Car cette attention, si elle n'est pas motivée par une -91 - curiosité fondamentale de la personne, ne résiste pas aux vicissitudes de la vie. En arrivant ici, les gens ont souvent une grande disponibilité de temps, qu'ils viennent à la retraite, ou que ce déménagement ait occasionné un changement professionnel. Leur vie s'organise ensuite, ils retrouvent une activité, rentrent dans un cercle de connaissances, créent une famille, etc. Pour Mme G., de Sigonce, le fait de ne pas pouvoir partager son intérêt pour les plantes est la raison première de cet abandon. Mme M. se passionne toujours, sur un autre mode. Mais elle a laissé de côté la cueillette, très exigeante en temps. Pour Mme K., d'Oppedette, tout se passe comme si, cette période d'initiation par les plantes passée, celles-ci ne l'appelaient plus vraiment, même si elle en donne différentes raisons (elle n'a pas le temps, elle ne trouve plus telle plante, elle a été refroidie par l'expérience avec une autre, etc.).

Au début, j'étais très dynamique. Et puis, voyant queje n'avais pas beaucoup de possibilités de partager ça avec des gens autour de moi, j'ai arrêté (04SIGGENN). Je ramassais plus, quand je suis arrivée ici, j'avais plus de temps, je faisais que de la peinture, pas de patchwork, j'avais beaucoup de temps libre (04SIMMUTS). Les prêles, il en pousse beaucoup vers Vachères, sur le long de la route. A un moment, j'en faisais des tisanes. Ça contient de la silice, pour les os. J'en ai pris et puis j'ai arrêté; c'était au début qu'on était là. Je faisais beaucoup plus au début (04OPPKREH). Chez d'autres, la curiosité à l'égard de la flore ne se perd pas, elle se développe au contraire, s'attachant à d'autres aspects, en retirant de nouvelles richesses. C'est un fil qui les relie toujours à cette région, un lien indispensable, qui se recrée à chaque instant, leur offrant des découvertes et de nouvelles joies. Le thym, il y a trois ans, j'ai un ami qui en fait commerce, ça fait partie de son exploitation. Il m'a demandé si je ne voulais pas participer. C'était une très belle année à thym, comme cette année, parce que plus il pleut, plus le thym est beau... Là, j'ai découvert. Il faut que les choses aient de multiples facettes, pour que j'y prenne du plaisir. Donc, le thym se ramasse maintenant, au mois de mai, c'est les premiers soleils. Ramasser du thym, en quantité, c'est à dire 50 kilos, 100 kilos, pour les bons ramasseurs, là, j'ai découvert que je pouvais être au soleil, en pleine nature, et ramasser du thym. Il y en a qui vont passer des heures au soleil, pour avoir une peau toute bronzée, toute belle. Moi, je ne peux pas faire la crêpe, c'est pas mon truc. Et là, début mai, je ramasse du thym, en tenue légère, et d'un seul coup, je prends des belles couleurs, et là, je suis très heureuse. Le matin, j'y suis à sept-huit heures, les matins où il n'y a pas de rosée, je joue avec mon chien, il y a les oiseaux ... [et en parlant des champignons] quelque part, je trouve que ce n'est pas la peine de ramasser pour ramasser. C'est vrai, j'adore ramasser. Mais après, la préparation en cuisine, je suis nulle. Toute ma joie est dans la cueillette. (04FORMEYS). Une journée, j'ai aidé à couper les lavandes. Ça a été un tel bonheur pour moi, d'être vraiment au milieu des lavandes, sentir le soleil sur le dos, la douleur d'être toujours penchée, d'avoir les mains griffées, mais tellement proche, et dans la nuit, je sentais mes mains qui sentaient encore la lavande (04FORSTOS).

L'exploration peut s'effectuer dans une utilisation plus personnelle de la -92- plante, même si cela recoupe parfois des pratiques ancestrales. Cueillir des plantes pour en faire des bouquets, secs ou frais, pour la maison, pour les tresser en couronnes ou en objets divers, dans le but de les peindre ou de les transformer en bonzaïs fait partie de ces multiples usages, qui apparaissent au détour des conversations. Une informatrice de Simiane, peintre, ne ramasse quasiment que dans le but d'effectuer des aquarelles. Le coquelicot est l'une de ses fleurs préférées, aussi parce qu'elle vend aisément ses reproductions. Une autre, qui n'a pas de jardin, peuple sa terrasse de bonzaïs. Je les peins. Je vais les cueillir, mais ça ne tient pas longtemps. C'est toi qui m'avais dit de les cueillir en bouton, et de les laisser s'ouvrir. Ça marche bien. Je fais des coquelicots pendant la saison, j'en fais beaucoup en ce moment. Comme j'en vis, que je les vends, je fais surtout des coquelicots, parce que c'est ce qui se vend le mieux. Je vends à peu près cent coquelicots pour une autre fleur. [Ce n'est pas parce que tu l'aimes plus ?]. Au départ, non. Mais c'est une très belle fleur. Il est assez difficile à rendre (04SIMGEOM). Sinon, on trouve des petits arbres, ou des graines. Comme des arbres, en fait. L'olivier, c'était quand on avait taillé des oliviers, c'est à partir des matesU4 d'olivier. C'est à dire qu'on prend un morceau de tronc, —souvent les petits oliviers qui ont gelé, ils ont une bosse, on enlève la bosse— on mets des hormones de bouturage. On pose sur une terre assez légère, et on espère que ça s'enracinera. J'en ai un comme ça... [C'est quoi votre spécialité ?]. Le hêtre. J'ai deux hêtres qui sont très jolis. C'était à partir de petits hêtres dans la montagne, qui vivent dans les rochers sur les Défends, sur les cailloux, ils font des racines un peu tordues (04SIMMUTS). Je fais aussi des couronnes de fleurs; je fais la carcasse en tiges de lavandin. C'est mon idée, j'ai coupé les tiges pour qu'elles soient souples, j'ai mis de la ficelle autour, je les ai mis sur le seau renversé, pour que ça sèche avec la forme ronde. Pour les couronnes, je mets surtout des fleurs du jardin, dans celle-là, il y a l'achillée, la nigelle, la lavande, les roses séchées. Ça, ça vient d'un champ, le cheveu d'ange; en Angleterre, je ne l'avais jamais vu. La carthame vient du marché. Les immortelles, près de Simiane (04SIMDEWD). Des informatrices cueillent des fleurs, pour le plaisir, ou pour ce qu'elles symbolisent. Les premières fleurs printanières touchent le coeur de l'espérance, et c'est comme une dédicace au printemps, que de se les offrir en bouquet, dans un vase. Ce qui me plaît beaucoup, ce sont les petites jonquilles qui sentent très bon. Je les attends tous les ans, et je vais les chercher vers Cheyran, il y en a plein. Et puis vers la Baume, au bord de la route qui va à Valsaintes. C'est pour les bouquets, je les sens, je les regarde (04SIMDAVP). Par exemple, l'ellébore, qui est une espèce de plante magique, une fleur verte. Chaque année, je vais ramasser un brin d'ellébore, symbole de la première fleur, je la mets dans un vase. On ne sait par pourquoi, on aime plus une plante qu'une autre (04OPPKREH). Une autre pratique, très forte chez deux des personnes rencontrées, mais qui se rencontre chez d'autres, est de transplanter des plantes sauvages dans son espace familier, le jardin. Il ne s'agit pas là, à réellement parler, d'une cueillette, en vue

114 souche. -93- d'un usage précis, mais c'est quand même aller chercher un végétal dans la nature, et le cueillir en enlevant ses racines. Il y a là une appropriation de la plante, une façon de la rendre plus familière alors qu'elle pousse ailleurs. Bien au delà du côté "pratique", qui est souvent mis en valeur, de la facilité que donne une plante au jardin quand on en a besoin, on peut y voir une envie de la connaître mieux, de partager plus d'intimité avec elle. Moi, j'ai fait un petit pas de plus (par rapport à ses parents). Je ramasse pour replanter dans mon jardin, quand je trouve que c'est joli. Mais il y a chez moi, profondément ancré, le besoin de ramasser. Il y a des gens qui par exemple, ne ramassent rien. Mon mari ne ramasse pas. Est ce que c'est parce qu'il vient d'ailleurs, je ne sais pas... [Qu'est ce que vous avez transplanté, dernièrement, par exemple ?]. Je suis allée en Corse, dernièrement. Il y avait tellement de belles fleurs partout, que j'ai ramené des échantillons. IM prochaine fois que nous irons, je m'organiserai encore mieux. Je ne pensais pas trouver une telle variété de fleurs. Au mois de mai, c'est magnifique. C'est presque un besoin, chez moi, de ramasser. Je vois une plante, il faut que je l'emporte avec moi. La trace de ce que j'ai vu. Psychologiquement, ça s'explique peut-être. [Ça représente quoi, pour vous, ce geste ?]. Peut-être d'avoir la nature chez moi, de l'avoir avec moi. J'aime beaucoup la nature. J'ai vécu en ville, mais ça n 'a pas été un plaisir pour moi. Je suis beaucoup plus heureuse ici. Je crois que la nature apporte beaucoup. Un équilibre, un sens des réalités. Attention, la nature ne fait pas tout bien, c'est pas un dieu, je ne sacralise pas la nature. Mais elle apporte une certaine logique, et surtout un équilibre. Ça aide à relativiser. Je crois queje ramasse pour garder la nature avec moi. Ce que je ramasse a un goût différent, et puis il y a le plaisir de le chercher, de le trouver soi-même, de le décrocher soi-même. Un besoin de trouver ce dont on a besoin sans passer par quelqu'un d'autre. C'est possible. [Une certaine autonomie ?]. Voilà. On se débrouille. En allant dans la nature, on a tout ce qu'il faut à portée de la main (04SVJWATT). Dès que je trouve une plante qui me plaît, même si je ne sais pas le nom, il faut que je plante. Mon mari dirait, "ma femme, tout ce qu 'elle trouve, elle plante". Il avait trouvé une racine sur les décombres, quand on a construit le garage. Cette racine était belle, pleine d'yeux, lui l'aurait jetée. Moi, je lui ai dit, "ily a un coin où il n'y a rien, on va voir ce que ça donne". C'est devenu une pivoine magnifique. Elle était sous un mètre de terre, elle ne serait jamais sortie. On se demande comment elle est arrivée là. Dans les pots, j'ai des citronniers, des orangers, c'est des pépins que j'ai plantés. Je ne sais pas ce que ça va donner, j'attends, je verrai. Comme les oliviers, je les ai plantés ce n'est pas pour les olives, c'est pour la beauté. Il m'arrive de garder des mauvaises herbes, parce qu'elles font de belles fleurs, des fleurs bleues... Là, il y a un coquelicot, je ne l'ai pas arraché, parce que ça fait joli. Cette année, j'ai été envahie. J'ai l'impression que quand on donne sa chance à une plante, on est récompensé (04REISCHL). M. B., de Noyers, envisage même de transplanter une molène, venue spontanément à 20 centimètres de son grillage, mais malheureusement de l'autre côté. Quand ils ont mal à la gorge, du côté du Pilât, ils se soignent avec du bouillon blanc. C'est une plante, il en a poussé un à côté [V. thapsiformis], je me suis dit, "tiens, je vais le surveiller". La plante était jaune, maintenant, elle a séché. Je ne vais pas l'arracher, je vais le transplanter dans mon jardin. Ou bien, je vais prendre des graines (04NOYBEYA).

-94- Car toute cueillette de plante est une sorte d'appropriation, même si les buts en sont divers : l'utiliser à des fins alimentaires, culinaires ou médicinales, la reproduire au plus vrai en peinture ou la transformer à son bon plaisir sous forme de bonzaï, la faire revivre dans son jardin et l'avoir ainsi à portée des yeux et de la main, ce sont toujours des manières aussi de la mieux connaître. Une informatrice de Dauphin ne s'y est pas trompée. Elle le dit clairement tout au long se son témoignage qui, à cet égard, est passionnant. Elle a cueilli de nombreuses plantes en Belgique, où elle vivait, dans le but de "faire connaissance avec elles", de rentrer dans leur intimité, de forcer même leur secret. Elle a rencontré à un moment une sorte d'impasse, de frustration par rapport à ce qu'elle cherchait profondément. Elle s'est arrêtée de ramasser de manière intensive, à une période qui correspond à sa venue dans la région, et maintenant elle observe. Un temps de pause est alors nécessaire, pour aller d'une autre manière vers la plante. J'ai cueilli plein de choses, en Belgique, beaucoup, beaucoup. Je ne m'en servais pratiquement pas, mais j'avais un besoin de cueillir. J'avais un grenier, plein de claies. J'en ai encore quelques paquets, que j'ai gardé pour la symbolique. Je ramassais tout ce qu'il y avait autour de moi, et qui n'était pas toxique... Je récoltais à l'époque entre trente et cinquante plantes différentes. [Qu'est ce que tu en faisais ?]. Rien de spécial... J'ai arrêté de ramasser en 95, en fait en venant ici. Les plantes d'ici, je ne les connais pas beaucoup, et je n'ai pas encore cette espèce d'intimité. Le thym, je le cueille comme ça. Mais il n'y a pas encore cet aspect magique, que je pouvais ressentir, dans mon imaginaire, en cueillant des plantes dans les Ardennes. Cueillir les plantes, c'est faire connaissance avec elles. Les faire sécher, les retourner, les mettre en sachet, c'était vraiment faire connaissance. Au niveau des odeurs, aussi. L'aspérule par exemple, il y en a beaucoup dans les bois là-bas. Et en entrant dans le grenier, humm, parce qu'elle ne prend son odeur qu'en séchant. C'est un peu comme les collectionneurs, je pense. Quand tu veux t'approprier quelque chose, une force qui serait dans la plante, c'est enfantin, le premier geste, tu prends la plante, tu la récoltes. Maintenant, ça ne m'intéresse plus... Le comaret, c'est une plante superbe des marécages. Je ne pense pas qu'il ait des usages médicinaux. Mais je ne pouvais pas ne pas croire qu'il n'ait pas de pouvoirs, si on l'utilisait dans l'état d'esprit adéquat. [Mais du coup, tu ne t'en servais pas ?]. Non, parce que j'en étais incapable, mais j'étais attirée par ça, une sorte de besoin d'être là dedans. Et je l'ai toujours. [Sauf que tu ne ramasses plus ?]. Je ne ramasse plus, j'attends de voir un peu plus clair sur comment faire... Maintenant, pour moi, ce serait retrouver un tout autre fonctionnement cérébral. On pourrait l'appeler, pensée sauvage (comme Lévi-Strauss), pensée symbolique, pensée analogique. J'oppose l'analogique au digital. Le digital, ça se suit, c'est comme le langage. Dans le symbolique, c'est l'unité restituée (04DAUDOTG).

D'autres informatrices115 rencontrées semblent en être plus ou moins aussi à cette étape. Leur façon de ramasser semble changer, se développer dans une autre direction, les mots qu'elles emploient signifient des changements de registres. Elles cherchent autre chose, même si leur recherche apparaît maladroite, comme à ses balbutiements. Cette ouverture n'est sans doute pas étrangère aux courants venus 115 Aucun homme n'a abordé la cueillette de cette manière. J'en ai certes rencontré moins que des femmes. Ou bien ces tentatives relèvent de préoccupations plus spécifiquement féminines ? -95- d'Amérique de Nord ou du Sud, d'Australie ou d'ailleurs116. Les pratiques de sorcellerie semblent plus lointaines dans notre culture, elles n'apparaissent pas de manière évidente, elles restent discrètes et ne font pas de publicité. Alors que sur d'autres continents, certaines pratiques chamaniques ont fait l'objet de recherches puis d'un renouveau effectif, par les jeunes générations. Dans ce contexte, en France, on se tourne vers ailleurs, dans d'autres pays, là où cela reste encore vivant et actuel. Ce n'est pas forcément dit, ou seulement à mots couverts, mais il semble bien que ce soit de ça qu'il s'agisse : s'approprier non plus les vertus d'une plante, mais son énergie et ses pouvoirs et être à l'écoute des parties de soi qui résonnent avec elle. La cueillette a lieu, mais elle se fait dans un autre esprit et avec une conscience différente, ou bien elle n'est plus effective, et la relation à la plante, plus subtile, permet de guérir et de nourrir d'une autre manière. Je crois que ce rapport là, avec les plantes, on en a toujours la nostalgie, et qu'on cherche à le retrouver. C'est la même vie qui passe dans les plantes, la même force constructrice, celle qui donne la forme et la couleur, c'est là qu'on peut trouver la théorie des signatures. C'est la même force de vie qui circule dans les plantes et en nous, et qui fait un tout indissociable. Si on saccage le végétal, ou les animaux, c'est comme si on se battait contre soi- même (04DAUDOTG). La sauge, c'est une plante qui m'a toujours inspirée. C'est une plante, pour moi, qui est magique, complètement transformatrice, comparée au thym, qui est plus médicinal. La sauge a, pour moi, différents états, que le thym n'a pas. La sauge officinale, mais aussi toutes les sauges, même si je ne les connais pas toutes. [La sauge sclarée aussi, ou la sauge des prés ?]. Oui, par leurs qualités. Quand elle est en fleur, ou pas en fleur, elle est de qualité. C'est celle qui va le plus à l'essentiel, c'est ce que je ressens, je ne sais pas pourquoi. [Qu'est ce que ça veut dire, transformatrice ?]. Par ses états intérieurs, pour améliorer l'extérieur, qui est relié au sacré. C'est une plante qui est sacrée, qui a besoin de beaucoup de respect, comparée au thym, queje coupe vulgairement. La sauge, pas du tout. Je la coupe plus dans l'état précieux, de ce qu'elle peut me représenter, à mon regard. Elle va me servir à être dans cet état de transformation, comme quand on la regarde. [Presque, il n'y aurait pas besoin de la couper ?]. Tout à fait. Je prends la feuille, ou les feuilles, ce dont j'ai besoin. Je ne la fais pas sécher. [Tu ne la ramasses donc pas particulièrement quand elle est en fleurs ?]. Non. [Et tu t'en sers pourquoi ?]. Déjà pour la beauté. Je peux m'en faire un bouquet, dans ma chambre, une brindille de sauge, même pas en fleur, par son feuillage, sa texture, par ce qu'elle dégage, de sa qualité (84GOUSALC). En fait, la plante est là, tous les remèdes sont là, mais il faut que vous soyez malades. Sinon, ce n'est pas la peine de vous en servir. C'est comme les médicaments qui sont là en puissance, pour vous rendre service. Après, ça ne peut être que des relations au niveau énergie, au niveau vibratoire. Ce n 'est pas la peine de les mettre à l'intérieur, de les manger. Parce que je pense qu'on peut se soigner aussi au contact. Si vous avez des contacts assez forts avec la nature. Ce n 'est pas la peine de toujours manger les plantes, on les mange autrement (04SIGGENN). Vivant ici, dans ce pays, il est important que j'ai cette relation à la nature. Ça me permet de bien vivre. J'en ai besoin. Si je passe plusieurs jours sans me promener, sans aller voir les oiseaux, les arbres, ça me manque. Pas 116 Je pense à tous les livres qui inondent certaines librairies, sur les Indiens, Aborigènes d'Australie et chamans de tous bords. -96- forcément cueillette, mais contact avec la nature. Si je ne suis pas bien dans ma peau, je vais faire une promenade, je suis heureuse, quelque chose s'évacue. C'est presque une thérapie. C'est pas uniquement la cueillette. Il y a ça, et puis tout le reste (04FORMEYS)"7

Dans l'acte de ramasser des végétaux, d'autres aspects se dessinent encore à travers ce que disent les nouveaux habitants. Il semble que les personnes dont les parents ou les grands-parents s'intéressaient aux plantes, renouent avec leurs racines par cette pratique de cueillette, se relient au travers de ces mêmes gestes, à leurs ancêtres, aux membres de leur famille qui leur sont chers. Le lien affectif avec la personne chère est alors comme transposé sur la plante ramassée. De ramasser, c'est presque une tradition familiale. Ça vient de mon père, qui ramassait beaucoup, des salades, des asperges,-beaucoup de choses. Toute petite, il m'emmenait. J'ai suivi, il me faisait ramasser avec lui. Sur Marseille, mais ici aussi. C'était surtout alimentaire, ce qu'il ramassait. Je pense qu'au départ, ce ramassage, c'est un besoin alimentaire, un supplément de nourriture. Ça ne coûtait pas cher. Je pense que ça venait peut-être de mon grand père. Tous mes grands parents viennent de la campagne, du côté de ma mère, ils étaient ardéchois. Mes grand-mères étaient paysannes à Marseille, je pense que c'était des gens qui vivaient sur la nature. La nature leur offrait la nourriture à bon compte... Ça me plaisait beaucoup d'aller avec mon père. Il m'apprenait le nom des plantes, j'avais quand même un besoin de savoir, c'était pour moi un moyen d'apprendre... Chez moi, c'est profond, ce n'est pas une fantaisie comme ça. C'est peut-être un retour parce que mon père nous y emmenait, c'était agréable. Maintenant, il y a le désir d'apprendre, d'approfondir, d'utiliser plus (04SVJWATT). J'essaie d'avoir des plantes de la région provençale, j'ai l'impression que c'est un retour aux sources, inconsciemment, j'imite un peu ma grand-mère qui avait les pouces verts, qui ramassait n'importe quoi et qui plantait. Je crois que j'essaie d'avoir une jungle de plantes pour le plaisir des yeux, pour retrouver des racines (04REISCHL).

Certains informateurs signalent encore le plaisir du goût de ce qui a poussé dans la nature, et qui, ramené à la maison, et consommé plus tard, redonne souvenance de l'endroit où a eu lieu la cueillette. C'est une façon de se souvenir des coins de nature que l'on aime particulièrement. Par sentimentalisme, je vais au Contadour, aux Fr acnes. C'est un endroit tellement beau que quand je bois le vin (de serpolet), j'y repense (04SIMBITN). Le vin d'orange, je me suis dit, "il y a l'odeur, la lumière, la chaleur de la Provence", je peux les conserver là-dedans, et dans les hivers froids, en Allemagne, je pourrai en boire un peu, et revivre cette période que j'ai vécue en Provence. Comme quand on s'achète de l'huile d'olive ou une tresse d'ail. Pour moi, ça aussi c'est la Provence queje vais emmener avec moi quand je retournerai, mais ce vin d'orange, j'ai l'impression queje vais avoir le soleil de Provence avec moi... J'aime beaucoup les asperges, mais là, j'ai trouvé ça plus doux, ça a vraiment un goût, on a l'impression d'avoir la colline sur la /a/zgi/é?(04FORSTOS).

1"17 Voir aussi certaines citations sur la pratique du "grignotage". -97- Les pratiques de partage sont encore profondément ancrées dans la vie rurale, liées à des données très subtiles, d'échanges, de dons, de rendus, etc. Ces pratiques sont reprises à leur compte par les nouveaux habitants, même par ceux qui viennent de la ville, là où elles sont beaucoup moins facilement présentes. Ainsi, le partage est souvent considéré par les personnes rencontrées comme une autre motivation du ramassage. Elles aiment donner ce qu'elles ont cueilli, et plus encore ce qu'elles ont fabriqué avec ces plantes. On l'a vu avec les champignons, les vins ou les confitures, ce sont les domaines où ce partage est le plus actif. Les nouveaux habitants ont aussi plaisir à offrir des tisanes à leurs invités, des bouquets parfois, des plantes qu'ils ont récoltées pour telle ou telle personne de leur entourage ou de leur famille. Ce qu'ils ne feraient sans doute pas forcément pour eux seuls, ils le font en pensant à ceux qui leur sont chers. L'idée de partager, d'offrir, les motive dans l'action de cueillir et de transformer. C'est une notion essentielle pour la plupart d'entre eux, et beaucoup cueilleraient moins si cet aspect ne pouvait pas être vécu118. Quelquefois, quand y ai accumulé pas mal de fleurs sèches, je fais des petits bouquets que je donne aux gens quand ils partent de chez moi, en souvenir. C'est typiquement provençal, un bouquet de lavande, ça leur plaît... J'ai évolué dans ma façon d'aborder les plantes. J'en cueille tout le temps, plein, chaque année, pas pour moi, mais pour les autres (04SIGGENN). Mais j'en ramasse (du thym) un bon paquet, pour Vannée. J'en donne pas mal aussi. D'ailleurs, mon fils aîné m'a dit, "tu sais maman, on compte sur toi pour les herbes. Tu ramasses toutes les herbes" (04SVJWATT). J'ai mon frère, qui habite en Suisse, qui est provençal comme moi, quand il vient, il me demande de la verveine... Mon frère fait des provisions de thym, de romarin, parce qu'ils n'ont pas ça, en Suisse, alors, plutôt que de l'acheter, on va se promener avec des sécateurs, et on en coupe (04REISCHL). L'année dernière, j'ai fait goûter à plein de gens, des bavarois à base de mûres, des tartes à la mûre, de la glace à la mûre... Et la notion de partage, c'est important, aussi, j'aime la transformation, mais le consommer, ça m'est un peu égal. Par contre, le consommer avec d'autres, faire goûter à partir de ce que j'ai trouvé (04LIMBOVM). Les raisons économiques ne sont jamais, pour les personnes rencontrées lors des enquêtes, des motivations de cueillette. Pourtant, trois personnes soulignent qu'elle peut présenter, non pour elles, mais pour certains, un avantage dans une situation difficile. La première évoque plutôt le temps de ses parents, où le fait de ramasser entrait dans l'économie familiale, comme supplément bienvenu. Elle en a gardé le goût d'une certaine autonomie, le désir de pouvoir se débrouiller seule. La seconde relie la cueillette au temps actuel de crise, de plus en plus difficile à vivre pour certains, au niveau matériel. La troisième rappelle l'époque où elle ramassait les salades sauvages. Outre le plaisir de la recherche, du goût et du partage, peut être ici sous-entendu l'intérêt économique. Ce que je ramasse a un goût différent, et puis il y a le plaisir de le chercher, de le trouver soi-même, de le décrocher soi-même. Un besoin de trouver ce dont on a besoin sans passer par quelqu'un d'autre. C'est possible. [Une certaine autonomie ?]. Voilà. On se débrouille. En allant dans la nature, on a tout ce qu 'il faut à portée de la main (04SVJWATT). 118 L'informatrice de Goult qui n'aime faire des confitures qu'avec des amis en est l'exemple le plus frappant. Voir plus haut, à ce chapitre (84GOUSALC). -98- Dans la sortie de Chaudière, c'était ce qu'on peut faire de ces plantes. Son discours tournait autour du fait que des gens viennent vivre à la campagne, parce que ça coûte moins cher que de vivre en ville. Et à ce moment là, la cueillette a un motif économique. Ce n 'est pas mon cas, mais je pense que c'est vrai que des gens pourraient subvenir à leurs besoins avec la cueillette (04LIMBOVM). Ramasser des salades, c'était la passion de chercher. La passion de ramasser, de faire profiter les autres, aussi, parce que ça avait une utilité, aussi (04FORSAVT).

C'est comme si, en concentré dans ces enquêtes, se déployait la plupart des rapports de l'humanité avec le végétal. Des variations infinies se font jour, dans les relations de l'homme et des plantes, que ce soit dans l'ordre matériel, symbolique ou sacré. Se soigner avec elles, recourir à elles pour se guérir, et à travers ce geste, chercher plus d'autonomie. Se nourrir dans le plaisir, champignons et plantes "goûteuses", vins, confitures, mais aussi à un niveau plus subtil, celui qu'offre le végétal sauvage, poussé sans aide, sans engrais et sans traitements chimiques. Se relier aux pratiques de ses propres ancêtres, retrouver dans ces gestes des liens affectifs avec des personnes disparues, qui revivent un peu à travers ces actes simples de cueillette, se réapproprier ses racines enfouies sous les immeubles des villes. S'allier la plante, la faire sienne, en la plantant au jardin, en l'ayant chez soi en bouquets, en la dessinant, en la transformant en bonzaïs. On peut voir, à travers toutes ces motivations, une sorte de résumé rapide de tout ce qui a pu déjà être vécu, dans d'autres temps, dans d'autres lieux aussi, de cet accompagnement au quotidien des hommes par les plantes, de ce lien forgé au fil des siècles, et toujours actif. Si des pans de savoir disparaissent, parce qu'ils ne semblent plus correspondre au besoin des gens de notre époque119, ils sont abandonnés au profit d'autres connaissances, de la recherche de liens différents, qui peuvent apparaître comme plus ténus, mais qui n'en sont pas moins effectifs. Les pratiques de cueillette, même si elles ne concernent qu'une minorité, et qu'elles sont portées par des motivations nouvelles, sont pourtant bien vivantes.

Les sources du savoir : Nous l'avons vu tout au long de ces pages, les origines du savoir des nouveaux habitants sur les plantes sont diversifiées. Si l'écrit prend une part très importante, c'est la transmission orale qui est quand même la plus largement représentée. Les nouveaux habitants ont une relation aisée avec les livres (voir la liste en annexe 5), facilitée par un niveau d'études souvent assez élevé. La plupart du temps plus ou moins consciemment, ils ne sont pas loin de penser que l'écrit transmet la connaissance la plus juste. Ce qui est dans les livres n'est pas facilement remis en question, le pouvoir de l'écrit est très présent et très fort. Souvent le premier réflexe des nouveaux habitants, quand ils se posent une question, qu'ils cherchent à savoir le nom d'une plante, comment l'utiliser, consiste à aller voir dans les livres qu'ils possèdent, et ils sont nombreux. Les ouvrages de P. Lieutaghi sont cités les premiers, et certains informateurs en ont la collection complète. Puis viennent les 119 On peut penser, par exemple, aux savoirs concernant les usages vétérinaires des plantes. -99- livres de recettes, classiques, ou à base de plantes sauvages. Ils y trouvent les formules de vins, de confitures, les alliances de plats et d'aromates. Plusieurs ont des livres sur ce qui se faisait autrefois, style "nos grands-mères savaient", qui regroupent toutes sortes de conseils de survie dans la nature. Certains, quand ils ont un intérêt dans un domaine particulier possèdent des ouvrages plus spécialisés, comme des livres de phytothérapie, ou des flores (Bonnier ou livres sur les champignons). Il est très difficile de chiffrer, dans le savoir des nouveaux habitants sur les plantes, la part qui provient des livres120, mais c'est une proportion très importante, si l'on compare à la part du savoir livresque chez les autochtones, qui se fient beaucoup plus aux souvenirs de leurs parents ou grands parents, à ce qu'ils ont appris d'eux directement. En tous cas, il n'était pas rare que, pendant la conversation, une des personnes aille chercher un ou plusieurs livres pour vérifier si ce qu'elle disait était juste, son souvenir, correct, ou encore, devant une question qui la laissait "sèche", pour avoir quelques idées. Le premier geste des personnes intéressées, en arrivant ici, consiste souvent à acheter quelques livres sur le sujet. J'ai acheté des livres qui montrent tout ce qu'on peut faire avec des choses d'autrefois, pas seulement au niveau nourriture, mais aussi produits de soin, de beauté. J'ai dû le lire, que ça existait, dans un de mes livres de recettes provençales. J'ai un livre en allemand, mais de recettes provençales, qui parle du mesclun, et là, c'est écrit les différentes sortes (04FORSTOS). Ce que je sais des usages médicinaux, c'est un mélange d'intuition et de connaissance, bien-sûr. Cette connaissance, elle vient des livres, elle ne peut venir que des livres. Il n'y a pas de problèmes, en ce qui concerne la connaissance des plantes, il y a tous les livres qu'il faut (04SIGGENN). // v avait un livre, d'un gars assez connu, un acteur, c'était "Comment se nourrir dans la nature" (04SIMMUTS). Je me suis retrouvée, venant ici en vacances, et passant de Paris, du coeur de Paris, St Germain des Prés, les Halles, directement dans un endroit où il n'y avait pas d'eau, pas d'électricité, où j'étais entourée de plantes. Et Dieu sait s'il y en a beaucoup ici. Je me suis donc intéressée pour savoir ce que c'était toutes ces plantes. Je trouvais merveilleux qu'on puisse ramasser autant de plantes et s'en servir pour faire des tas de choses. J'ai commencé à acheter des petits bouquins, j'ai aussi acheté, à Paris, —il y a une grande herboristerie, l'herboristerie du Palais-Royal— un livre qu'ils ont fait, mais c'est plus les mélanges de plantes, pour des tisanes. C'est plus difficile, parce qu 'ici, je ne sais pas où trouver un herboriste qui me fasse la composition. Peut-être qu'à Apt, il y a un pharmacien capable de le faire, mais ça me semble compliqué. Tandis que ce livre là, c'est facile. Comme les dessins des plantes ne sont pas terribles sur ce livre-là, j'ai acheté d'autres livres, dans des solderies de bouquins, où il y a des dessins, c'est assez précis pour les reconnaître. Par exemple, le bouillon blanc, ou la bourrache, je ne savais pas ce que c'était. Je les ai repérés sur un livre. Il y a une collection particulière, sur les plantes comestibles, les plantes toxiques, où il y juste une planche avec une description. C'est assez bien dessiné, en couleurs, c'est facile à reconnaître (84SÂTBELK). 120 Si je devais, à vue de nez, donner un chiffre qui rende compte de cette part, je dirais entre 40 et 45%. Le pourcentage du savoir familial pourrait être environ de 20%, celui acquis auprès des autres néo-ruraux serait de 30 à 45%. Le reste (à peu près 10%) proviendrait de partages avec les autochtones. -100- Ça, je l'ai lu sur un livre. J'ai quelques livres. C'est uniquement livresque, parce que je n 'ai personne qui puisse me transmettre ce savoir, dans mon entourage... J'ai quand même gardé quelque chose de livresque, parce que j'ai été documentaliste de métier, j'ai une culture livresque... Étant donné notre formation universitaire, on est très livresque, ce qui fait que tout ce qui repose sur la tradition orale, on y regarde à deux fois (04BEVDAVP).

Quant à la transmission orale, si elle est importante, elle est aussi largement diversifiée. Les savoirs acquis de cette manière viennent de tous bords, et il est parfois bien difficile d'en suivre les fils et les origines.

Elle se scinde elle-même essentiellement en trois sources différentes : — le savoir familial et/ou régional du berceau de la famille. Il peut être multiple, quand de nombreux courants ont traversé et nourri cette ascendance. Les connaissances et les coutumes s'entrecroisent à l'infini, du côté des plantes entre autres domaines. Il y a cependant souvent une seule personne dans l'histoire familiale, qui a été la source de savoir la plus importante. — le savoir venu de la même population, celle des implantés. Là aussi, la richesse est immense, dans la mesure où ces nouveaux habitants viennent de régions, voire de pays, très divers. Ils transportent avec eux, aussi, les habitudes familiales et régionales, et ce qu'ils ont pu lire. — la part du savoir traditionnel, par les autochtones, semble être la moins représentée. Les gens d'ici ont eux-mêmes été soumis à de multiples courants, ils sont loin d'avoir habité sur une île coupée de toute influence extérieure. Ce que j'ai recherché plus particulièrement au cours des enquêtes, c'était ce qui avait pu être appris par les nouveaux habitants, venant des autochtones, dans ce qu'ils détiennent encore de savoirs traditionnels qu'on peut supposer propres à une région. C'est souvent les gens arrivés il y a plusieurs années qui ont pu en bénéficier. Puis ils l'ont transmis à leur tour à ceux venus plus récemment. Mais la voie directe est, dans les faits, assez rare. Il faut dire que les personnes âgées, surtout détentrices de ce savoir, soit ont disparu, soit n'ont guère de relations avec la nouvelle population, ou en tous cas, se lient moins facilement et vite avec les nouveaux venus. Elles ont leur cercle de connaissances, essentiellement parmi la population autochtone, amis d'enfance ou relations familiales.

La part de la source familiale est l'une des moins aisées à repérer. Les nouveaux habitants n'ont pas vraiment conscience de tout ce qu'ils connaissent par leurs parents. Certains peuvent parler d'une grand-mère qui leur a beaucoup appris, ou de leur père qui les emmenait chercher des salades ou des champignons. Mais le plus souvent, c'est en cours de conversation qu'une tante fait son apparition, parce qu'elle faisait la confiture de telle façon, ou qu'un autre membre de la famille, qui allait ramasser une plante dans le but de se soigner, émerge tout à coup d'un passé oublié. Il est intéressant à ce sujet de voir que, dans plusieurs familles, le savoir, et même l'intérêt pour les plantes a sauté une génération. Les grands-mères, souvent encore très proches de la vie rurale, qu'elles aient habité, ou non, à la campagne, avaient des habitudes et des pratiques liées à la flore. Elles ont pu transmettre leurs connaissances directement à leurs petits enfants, en leur racontant ou en ramassant simplement devant eux, qui se sont ainsi imprégnés de ce savoir, souvent d'une manière très inconsciente. Par contre, la génération intermédiaire, celle des parents

-101 - des informateurs, qui, souvent, a effectué le pas vers la ville et la vie citadine, s'est coupée de ses liens avec la terre et la campagne, par une sorte de refus. Comme dans toutes les familles paysannes, il y a un savoir qui se transmet, qui s'effrite, qui se perd, mais dont il reste toujours quelque chose. On a perdu énormément dans la famille, de tout ce qui se savait. Les plantes utilisées par ma grand-mère, ça tournait autour des tisanes le soir, le tilleul, la verveine, la mauve, je crois... Ma mère, c'est vraiment la rupture du savoir, puisqu'elle n'utilise quasiment pas, ni les aromates, je crois qu'elle ne connaît que le thym; dans la cuisine, elle utilise très peu. Je suis étonnée, parce qu'elle vit ici depuis 19 ans en permanence, elle a un savoir très réduit sur ce qui se passe ici. Bon, les plantes, mais aussi ce qu'on peut trouver localement, parce que sur le territoire de Limans, on peut trouver de quoi manger —non pas en cueillant, mais en achetant—, à la fois de la volaille de qualité, du mouton, du lait, des oeufs, des fromages. Elle va plutôt au supermarché. C'est peut-être dans la logique de la vie, mais nous, partout où on s'est trouvé dans le monde, on a essayé d'utiliser ce qui s'utilisait localement. C'est la même démarche qui a fait que, quand j'ai vu qu'il y avait un stage de salades, je me suis inscrite. Moi, je ne connais pas (04LIMBOVM). Mes parents connaissaient beaucoup moins les plantes que ma grand-mère. D'elle, je n'ai pas trop appris, mais j'ai reçu la curiosité (04SIMGEOM). [Votre grand-mère ramassait des plantes ?]. Je n'ai pas de souvenirs de ramassage de plantes, mais je me souviens de la maison de mon arrière grand-mère, où j'allais de temps en temps en vacances. Elle ramassait des choses, mais très classiques, comme le pissenlit pour donner aux lapins. Je suis sûre qu'elle savait pas mal de choses. [Vos parents ?]. Rien du tout. Je suis sûre que ma grand-mère savait plus de choses (04SIGGENN). J'ai été élevée par ma grand-mère, qui était institutrice. Elle était Italienne et en Italie, elle avait beaucoup travaillé dans les champs. Elle s'intéressait beaucoup aux plantes, et son jardin, c 'était une vraie jungle. De toute gosse, je l'ai vu faire, et donc, je sais planter, je sais reconnaître certaines plantes. Mais ce que je ne sais pas, c'est comment on les utilise. [Elle les utilisait ?]. Non, pas vraiment. Elle était Italienne, mais elle parlait français comme vous et moi. Elle était arrivée toute jeune en France. Elle avait vécu en Arles, elle connaissait les plantes de la Provence, elle savait faire des infusions, si vous aviez mal ici ou là (04REISCHL).

Dans certaines familles, le lien avec la vie rurale est tellement ancien que les informateurs n'ont eu aucun contact, enfants, avec le monde rural. Les vacances à la campagne n'étaient pas forcément bien vécues, surtout à la période de l'adolescence. Les grands-parents, déjà citadins, ne leur ont rien appris sur les plantes, les parents non plus. Ils arrivent ainsi dans le pays, vierges de tout savoir, avec cet intérêt tout neuf pour les plantes. [Vos parents, grand-parents, étaient de milieu rural ?]. Non, ni les uns, ni les autres. Ils étaient périgourdins, et de l'Hérault, genre fonctionnaire. Mes grand-parents, du côté de ma mère, lui, était dans l'armée. L'autre, du côté de mon père, il était percepteur, fonctionnaire. Les histoires de plantes, c'est la famille actuelle, ni les parents, ni les grand-parents (04SAURIVF). [Dans la famille, parents, grand-parents, il y avait un intérêt pour les plantes ?]. [Boukie] : non, aucun lien. Je suis d'origine asiatique, j'ai plutôt entendu

-102- parler de gingembre. C'est dans la cuisine que c'est resté, un peu de savoir- faire en cuisine asiatique, la coriandre, le gingembre, Vanis étoile, des choses qu 'on n 'utilise pas vraiment en cuisine française. Pas de tisane, beaucoup de thé. C'est ma grand-mère qui était Vietnamienne. Mes autres grand-parents étaient Normands, mais je n'ai pas eu de relations avec eux. [Tu peux imaginer qu'ils connaissaient les plantes ?]. Oui, peut-être. Mais j'allais là- bas, quand j'étais toute petite fille, et à l'adolescence, je n'y suis plus allée. [Gilles] : On n'en parlait pas dans la famille. Mon père étant Américain, c'était loin de tout ça. Même ma mère, je me souviens qu'elle utilisait pas mal d'aromates dans la cuisine. Elle est née à Marseille. J'ai connu ma grand- mère maternelle, qui était aussi à Marseille, issue de famille rurale, mais pas du sud. Elle ne m'a jamais parlé de plantes (04SIMRIDB). Mes parents ne sont pas très proches de la nature, maman est vraiment quelqu'un de la ville, mon beau-père, à part faire du jogging et monter à cheval... en Bretagne, j'étais jeune, j'aimais bien la campagne, mais j'avais plutôt envie d'habiter en ville. Tu sais, en Bretagne, j'avais entre 10 et 20 ans, mes parents me forçaient à aller me promener avec eux, il pleuvait (84SATBELK).

Même si pour certains donc, le savoir familial restait bien éloigné des plantes, les discours des informateurs sont parsemés de ce qu'ont pu dire leurs parents ou grand-parents à ce sujet, leurs savoir-faire, les recettes familiales, les conseils et les pratiques médicinales. Nous en avons vu de nombreux exemples dans les pages qui précèdent. Voici quelques autres citations, dans des registres un peu différents : Ma grand-mère aimait beaucoup le lait caillé, les caillais. Vous prenez votre lait, vous faites bouillir, et soit vous coupez une figue verte, soit vous mettez un morceau de bâton de figuier, lavé. Automatiquement, le lait caille. Je l'ai vu faire, je l'ai même fait (04REISCHL). Ça me revient maintenant, il y avait une recette de ma grand-mère, quand on avait mal au ventre. Elle cherchait la racine de chiendent. Ça, je ne l'ai jamais vu nulle part. Elle faisait griller le riz, cru, et elle faisait comme du café avec ce riz grillé. Et avec cette eau de riz grillé, elle faisait une décoction de racines de chiendent. C'est horrible à boire. On buvait ça, pour soigner la dysenterie. Le chiendent, je connais. Mais cette recette, je ne l'ai jamais vue autre part. C'était une recette de la Réunion. Je ne l'ai jamais refaite. Quand on est gamin, on a un genre de troubles qu 'on n 'a plus après. Et puis c'était pas bon, alors j'ai oublié (04SEOBENR). Ma grand-mère était malade, elle était asthmatique. Je me souviens qu'elle faisait ses propres mélanges, pour respirer après, dans sa chambre, qui était complètement enfumée, à partir de 4 heures de Vaprès midi. On y allait, c'était le brouillard le plus total, et elle faisait fumer. Elle les faisait sécher, et elle mettait sur de la braise et elle enfumait sa chambre. Elle allait chercher chez l'herboriste de l'eucalyptus. Elle faisait des espèces de poudre, des mélanges, de couleur bizarre, et nous, on disait que c'était la sorcière. Après, elle nous avait expliqué qu'elle était malade (84GOUSALC).

Ce qui est évoqué le plus souvent dans la conversation avec les nouveaux habitants rencontrés, c'est ce qui est issu d'autres nouveaux habitants. Ils ont de nombreux liens avec les autres membres de cette population, c'est avec eux qu'ils partagent d'une manière générale, et sur bien d'autres sujets que les plantes. Ils se reçoivent entre eux, ils parlent de tout, du domaine qui nous occupe en particulier. -103- Les spécialistes, qui ont fait des plantes leur profession, leur activité principale, que ce soit comme cueilleurs ou comme transformateurs, sont leurs références. Quand les informateurs se posent une question, c'est eux qu'ils vont voir en premier, ou parfois juste après la consultation d'un livre, pour obtenir confirmation ou renseignements supplémentaires. Les noms de ces personnes, Monique Claessens, Roselyne Dubois, Pierre Lieutaghi et M. Viaud, sont très souvent cités. Aux yeux des nouveaux habitants qui se sentent plus ou moins novices dans le domaine des plantes, ces personnes sont sans conteste les détentrices du savoir, c'est auprès d'elles qu'ils se rendent pour recevoir des conseils ou tout simplement demander confirmation de ce qu'ils ont pu noter au sujet des plantes. C'est par ces mêmes personnes que se fait, d'une manière très effective, la transmission des connaissances. Les marchés, surtout celui de Forcalquier, mais aussi celui d'Apt, sont les lieux privilégiés de cette transmission. Et comme ces spécialistes, souvent, connaissent dans une large mesure les pratiques autochtones, aussi bien que ce qui vient des livres, les nouveaux habitants reçoivent une information dont ils ne savent pas forcément la source. A ce niveau, il est facile de repérer la présence très forte de P. Lieutaghi dans le discours de certains informateurs, en particulier ceux de la Haute-Provence, qui habitent aux alentours de Mane, et ceux qui sont arrivés plus anciennement dans le pays. En m'éloignant un peu de cet epicentre, dans le Vaucluse par exemple, ou quand je me suis adressée à ceux qui viennent d'arriver, j'ai vu que la notoriété de P. Lieutaghi se fait nettement moins sentir. Mais dans cette zone très précise du 04, là aussi où l'influence des activités de Salagón et d'Alpes de Lumière est décisive, ses livres sont couramment cités, sa façon de voir et d'interpréter la flore et les savoirs naturalistes pèse beaucoup dans la parole des nouveaux habitants. Sans arriver à une conclusion extrême qui serait que cette enquête montre la nature de l'empreinte de Pierre Lieutaghi dans le pays, il est vrai que son influence se révèle être énorme. Là encore, et peut-être plus qu'ailleurs, il semble que ce qu'il dit ou écrit est perçu comme vérité absolue pour tout ce qui concerne le savoir traditionnel d'une région — parfois bien au delà du territoire intéressé— et souvent avec, par rapport à la précision initiale de ses informations, des approximations qui seraient bien douloureuses à son exigence.

On en a entendu parler, par des gens d'ici qui ramassent les plantes. Quand on dit les gens d'ici, ce sont des gens comme nous qui sont venus ici, et qui se sont mis à connaître plus précisément les vertus des plantes. On a des amis qui en ont fait leur activité principale, comme Roselyne et Adrien. Ce sont des gens comme ça qui nous en ont parlé (04SIMRIDB). Pour les vers, les enfants, on les avait traités, c'était pas de la lavande, c'était de la santoline, en extrait. On l'achète à un gars qui fait des huiles essentielles. C'était Monsieur Viaud, qui distille, qui nous avait dit ça (04NOYBEYA). Et puis il y a des gens, au marché d'Apt, qui vendent des plantes, des herbes, je leur demande conseil (84RUSTORL). A une époque, on m'avait dit que pour les puces des chiens, il fallait un mélange de sauge et de lavande, alors, je faisais un peu ça sur mon chien. Il fallait faire bouillir, c'était compliqué. Ça devait être Huguette, d'Oppédette, qui m'avait dit ça. Je crois qu 'elle connaît bien. Il y a des professionnels, aussi, comme Mme Claessens, Roselyne, aussi (04SIMDAVP). L'information ne circule pas seulement à travers ces professionnels des -104- plantes. Il y a un partage très fort aussi au sein de la population des nouveaux venus. Ils s'échangent recettes, comme nous l'avons vu dans le cas du vin de serpolet, conseils, bouteilles. Ils se font connaître certaines plantes, ils ajoutent peu à peu, entre eux, des pierres à 1' édifice de leur savoir sur la flore. Mon fils avait des problèmes de décalcification. J'avais donc demandé à mon ami allemand. Il m'a donné beaucoup de conseils. De temps en temps, je me fais une tisane de ça, une tisane de sauge... C'est beaucoup lui qui m'a parlé des plantes, et des livres que j'ai trouvés, à droite, à gauche... Je n'aime pas les médecines traditionnelles, alors chaque fois que j'ai un petit truc, j'ai mal là, je commence à me demander ce queje pourrais prendre. (84RUSTORL). Les relations les plus approfondies, c'est avec des pièces rapportées, comme nous. Ça passe, avec les gens d'ici, mais ce n'est pas très approfondi. On dirait que chacun reste un peu de son côté. On est plus en accord de pensée, de vie, avec les gens comme nous. Sans qu'il y ait d'animosité, loin de là, au contraire, mais comme deux mondes qui cohabitent de manière cordiale, mais sans trop de passages... (La verveine), il faut la couper à ras et la pailler, l'entourer d'un pneu et remplir de paille. C'est le gars de Montsalier, le cubiténiste, c'est un philosophe local, et sa femme Marie, qui fait des tapisseries. Une fois que tu ne crains plus le gel, tu enlèves tout et ça repart. Il a un pied magnifique. Je ne l'ai pas fait jusqu'à maintenant, alors il repart, mais il n'est pas aussi beau. J'en ai remis un. il faut beaucoup de soleil pour la verveine (04SIMRIDB).

Les relations avec les autres nouveaux habitants semblent faciles, de vrais amitiés peuvent naître. Le cas du vin de serpolet a montré comment, dans le domaine de la connaissance des plantes et de leurs utilisations, cette circulation est aisé. D'autres exemples sont assez typiques de ce transfert de connaissances d'une personne à l'autre, à l'intérieur même de ce microcosme. Je pense en particulier au cas de l'absinthe. Dans "Le livre des Bonnes Herbes"121, l'absinthe est placée dans le chapitre des armoises, et appelée "armoise absinthe". Une informatrice d'Oppedette, qui donne une formule (tirée du livre), contre les puces des chiens, appelle l'absinthe, "armoise" tout court. Une de ses amies de Simiane reprend la recette, donnée par Mme K., mais en parlant de la sauge. Cependant, elle décrit ensuite l'absinthe, en la nommant armoise122, comme Mme K. avait pu le faire. Un autre informateur de Simiane, ami de la deuxième, lui donne aussi le même nom. L'armoise (la vraie) reste alors inconnue. Il n'est pas sûr que les trois personnes aient lu "Le Livre des Bonnes Herbes". Plus vraisemblablement, les deux informateurs de Simiane ont appris de Mme K., la confusion en même temps que le nom. L'armoise, j'ai lu dans Lieutaghi que ça empêche les moustiques de venir. J'ai vu qu 'il y en avait en allant sur le Contadour, j'en ai pris quelques plants là, ils sont très sages. Avoir de l'armoise près de la maison empêche les moustiques... Et puis aussi la faire cuire, dans un bouillon, pendant des heures. Après on lave les chiens avec ça, ils n'ont plus de puces, c'est radical. Je l'ai lu aussi sur Lieutaghi. J'avais une chienne à poils longs, je l'ai fait, on voyait les puces tomber. C'est très très amer, même l'amertume, quand ça cuit, ça sent dans toute la maison. Mais j'aime bien cette odeur. C'est une feuille assez dentelé, gris-bleu, avec une petite fleur jaune. Elle sent très très 121 Deuxième édition, Les Nouvelles Éditions Marabout, 1978. 122 Par contre, quand je lui demande où elle en trouve, elle ne peut me répondre, alors qu'elle passe tous le jours devant un champ d'absinthe en allant chercher son pain. -105- fort, surtout quand on la froisse. Même, il paraît que frotter les chiens avec la plante elle-même, ça marche (04OPPKREH). Il y en a aussi une autre, pas l'absinthe, l'armoise, elle a un peu la même odeur (que la camomille). J'écrase les feuilles, comme ça, parce que je trouve que ça sent bon. [Et l'absinthe ?]. Il parait que ça ressemble à l'armoise, mais je ne vois pas comment elle est. [Comment elle est, l'armoise ?]. Quand je la vois, je le sais. Elle est vert-gris... A une époque, on m'avait dit que pour les puces des chiens, il fallait un mélange de sauge et de lavande, alors, je faisais un peu ça sur mon chien. Il fallait faire bouillir, c'était compliqué. Ça devait être Huguette, d'Oppédette, qui m'avait dit ça (04SIMDAVP). Parmi la population de l'enquête, les personnes qui sont arrivées il y a longtemps semblent servir de relais de connaissance à celles qui sont venues plus récemment. Mais ce qui apparaît à chaque détour de conversation, c'est la perception de deux mondes, celui des autochtones et des nouveaux habitants, qui cohabitent avec des échanges parfois, sur des points précis, mais sans réel partage, sans transmission fluide, comme c'est le cas entre néo-ruraux. Avec les autochtones, donc, le transfert de savoir semble moins facile. Il y faut du temps, et les personnes installées depuis longtemps ont plus de chances d'avoir eu des relations, et des échanges avec ceux qui connaissent les plantes. Sans doute parce qu'il y avait plus, à l'époque de leur arrivée, de vieilles gens susceptibles d'avoir des connaissances dans ce domaine, et d'en parler. Ces dernières années, les personnes détentrices de savoir, âgées de 70 ans il y a vingt ans, ont atteint l'âge de partir. Les personnes qui ont 70 ans maintenant ont davantage la mémoire d'un savoir qu'un savoir actif. Les plantes font moins partie de leur quotidien que pour la génération précédente. Ce sont pourtant ces gens là que les nouveaux nouveaux-venus peuvent rencontrer à l'heure actuelle. Le facteur "temps-passé-ici" est aussi primordial dans la possibilité de rencontre avec les autochtones. Les gens d'ici, malgré un abord chaleureux et facile, ne se livrent pas facilement. Il faut souvent plusieurs années de "conquêtes" et de confiance avant qu'ils se lient dans l'intimité. Les plantes, sans que ce soit réellement conscient, font partie de cette intimité. Il y a la pudeur que certaines personnes âgées peuvent avoir à raconter ce qu'il leur paraît déjà un peu ridicule, qu'il regardent eux-mêmes d'un oeil critique, en chaussant par exemple les lunettes de leurs propres petits enfants, ceux qui tapotent sur leurs jeux électroniques et ont un regard condescendant voire méprisant pour les "trucs" de grand-mères. Il s'y ajoute une autre pudeur, d'autres réticences, car parler des plantes revient souvent à évoquer les maladies, les moments douloureux des familles, l'accident de charrette de l'oncle, la maladie des bronches du père gazé à la guerre, le cancer du fils, et même si ce n'est pas aussi grave, de toutes ces petites misères qu'on n'aime pas forcément étaler au grand jour, dire à l'inconnu, surtout si celui-ci marque une différence culturelle trop évidente. Quant aux ruraux autochtones, ils marquent souvent, parfois même plus que les nouveaux habitants, une distance avec les générations précédentes. Les nouveaux habitants parlent volontiers de leur façon de percevoir les gens d'ici, avec gentillesse et respect, mais aussi avec lucidité.

Ce sont des rapports aimables, gentils, mais pas très profonds. Il faut dire que ce sont des gens d'une autre génération. Mais j'ai peu de rapport avec des jeunes, des paysans qui seraient de ma génération. J'en ai quand même, mais ce sont des exceptions, parce que le contact est beaucoup plus difficile -106- qu 'avec les plus vieux. [En quoi ?]. Il y a une grande différence, c'est difficile de trouver une communication avec eux, ils ont des motivations tout à fait différentes de moi, dans leur vie, des vies complètement différentes. Ils ont une espèce de réflexe par rapport aux gens de la ville, ils sont souvent mal dans leur peau. Je ne sais pas ce qu'ils pensent des gens comme moi, de ma façon de vivre (84GOUMORQ. Les gens sont très réservés, il me semble. Ils sont très gentils, il ne faut pas leur casser les pieds avec des histoires de chasse, ils sont chasseurs, ils sont chasseurs. Bon. Pas leur donner des leçons de morale. Mais ils ont beaucoup de gentillesse et de générosité (04SIMBITN). Quand au domaine spécifique qui nous concerne, les plantes, les échanges, dans le cas de certains informateurs, ne se font pas d'une manière évidente. Ils restent vagues, superficiels. [Est-ce que ça vous est arrivé de parler avec des gens d'ici, des autochtones, des plantes ?]. Non, pas de manière pointue, comme ça, mais bon... On sait que ça fait partie de leurs habitudes quotidiennes, mais on ne peut pas dire qu'on ait eu des conversations là-dessus (04SIMRIDB). [Est ce que vous avez parlé plantes avec les gens d'ici ?]. Je n'ai pas beaucoup de liens avec eux. Ça m'intéresserait, mais je ne connais personne qui puisse me dire (04MOSPIÊC). Pourtant, quand j'évoque une éventualité de partages avec des gens d'ici, les nouveaux habitants sont nombreux à me dire leur envie de tels échanges. Certains autochtones semblent prêts à coopérer, ils sont souvent déçus du manque d'intérêt qu'ils perçoivent de la part des implantés. Tout se passe comme si, malgré une bonne volonté, et un désir de part et d'autre, le pont entre ces deux populations avait du mal à se construire123. En outre, il semble que l'idée même que se font les nouveaux venus d'une rencontre possible, l'empêche d'avoir lieu. Comme si le fantasme qu'ils en ont est si fort qu'il ne laisse aucune chance à la réalité de s'installer. Pendant que je préparais mon année sabbatique ici, je pensais, "ah, j'aimerais bien rencontrer des gens, des vieux qui sont nés ici, qui savent encore les traditions, les fêtes traditionnelles, les rites, les moeurs, la façon de vivre à la provençale. Finalement, c'est plutôt des Français, mais qui viennent d'ailleurs le n'ai rencontré personne... Une fois, j'ai rencontré la femme du monsieur qui vit des truffes, et qui fait des fromages. Mais ça ne va pas plus loin que ça. J'aurais aimé rentrer encore plus dans les familles, où on mange encore à la provençale, où on connaît les fêtes. L'autre jour, c'était la fête de la Saint-Jean, j'ai demandé autour de moi, "pourquoi on fait cette fête, qu'est ce qu'il y a autour?", ils ne savaient pas. Et moi, je 123 Le fait qu'aucun autochtone, quand je cherchais des personnes néo-rurales connaissant les plantes, n'ait pu me citer un nom, à part ceux des professionnels, est assez parlant de ce point de vue. Écoutons aussi ce que dit une informatrice originaire de la région, sur les gens de son village qui viennent d'ailleurs. Quand je vais me promener, j'ai toujours mon panier et mon couteau. Si je trouve des salades, et puis je ramène toujours des herbes pour mes lapins. Mais je ne rencontre jamais personne. A croire queje suis la seule à me promener, dans le village. Il y a des gens dans leur jardin. Il y en a aussi qui restent toute la journée chez eux, avec la télé allumée, qui marche fort. Ils ont des enfants, ils ne les sortent jamais! Dans la campagne, je ne rencontre jamais personne. Ça ne doit pas les intéresser, je ne comprends pas (04MIOMASM). Elles devraient se rencontrer Mme G., de Sigonce, et elle, tant elles parlent de la même chose! -107- n'étais pas contente de ne pas le savoir. J'ai fait la farandole avec les copains, mais je ne savais pas plus (04FORSTOS). [Est ce que vous avez discuté avec les gens du coin, au sujet des plantes ?]. C'est mon désir le plus grand, mais je me suis découragée. Pour être stimulée, il faut des stimulants. Mon stimulant, c'aurait été de rencontrer une vieille femme qui ait des connaissances. Style vieille sorcière [Rires]. Une personne âgée avec cette sensibilité, cette façon de parler de la nature et des plantes. Malheureusement, ça n 'existe pas. Il y a très peu de personnes âgées qui s'intéressent à ça, en tout cas, je n'en connais pas. [Vous avez discuté avec des gens du coin ?]. Non, on n'a pratiquement pas de contacts... [A Sigonce, vous n'avez jamais repéré quelqu'un qui connaisse un peu les plantes ?]. Non. Pourtant, je me promène le plus souvent seule. Si ça avait été mon destin, j'aurais rencontré une personne comme ça. Parce qu'en général, ces gens là se promènent seuls, et on les rencontre un jour. Je me promène seule, et je ne rencontre personne... Si j'avais eu l'occasion de rencontrer quelqu'un, je l'aurais rencontré, parce que cette personne aurait été comme moi. Elle serait partie avec son panier, elle aurait ramassé la lavande sauvage, ou d'autres plantes (04SIGGENN).

La transmission se fait pourtant parfois, dépassant tous les obstacles, les réticences, comme les désirs trop fous (la rencontre avec une sorcière). Encore une fois, ce sont nettement les personnes les plus anciennes au pays qui peuvent en parler, sans doute pour les raisons développées plus haut. Ceux qui sont arrivés il y a quelques mois, quelques années, parlent surtout de l'envie ou de la frustration. Il y aun voisin qui me demandait d'aller lui ramasser de la germandrée petit chêne. Du coup, j'en ai planté, j'en ai là. Il est d'ici. Il a des difficultés à marcher. Au printemps, il me voit partir, il me dit, "ramenez moi du petit chêne". C'est lui qui m'a appris, la "rabatte" [elle cherche le nom], le badasson. J'en ai ramassé pour lui. C'est tout à fait local. Je sais où il y en a. Moi, je ne l'ai pas utilisé. Dans le livre de Pierre Lieutaghi, il en parle. Ce mot, ça va à des tas de plantes, c'est des plantes qui font du bien, badasson. C'est tout à fait local, comme appellation. Je ne saurais plus la retrouver. Peut-être avec le livre, et le dessin. Je sais où il y a la station de plante. [Pourquoi il vous en avait demandé ?]. Parce qu'il avait des démangeaisons. C'était pour la peau... [Vous ne connaissiez pas le badasson, avant ?]. Non. Il m'en a parlé, mais c'est difficile de décrire une plante. J'avais le livre, "Les plantes entre nature et société", avec le dessin, et il m'avait indiqué la direction, "en dessous de la route de Banon" (04SEOBENR). [Ce que vous savez, ça vient beaucoup des gens d'ici, j'ai l'impression ?]. Oui, d'abord avec des gens d'ici, et puis après, avec des gens comme Pierre, Annick, Monique Claessens (04FORMEYS). Mamie Rose, peut-être, elle s'appelait Marie-Rose, et comme on l'aimait bien, on l'avait appelée comme ça. Le plantain, on s'en servait. C'était elle qui me l'avait dit. Pour les piqûres d'orties. Ou les trois herbes, mélanger trois herbes différentes. Surtout le plantain sur les orties, on le fait souvent. Elle m'avait montré ce que c'était, le plantain. Il y a très très longtemps. Maintenant, je le connais bien et je l'ai montré aux enfants. Le peu que je connais en dehors des livres, c'est elle qui me l'a appris. Les recettes traditionnelles. La soupe au pistou, je crois que j'ai trouvé la meilleure recette dans un livre (Les Provençales cuisinent, de Reillanne), je trouve que -108- c'est les meilleures recettes. C'est un cercle de troisième âge. A mon avis, elles ont été abondamment copiées. C'est ce qu'il y a de plus authentiques, comme recettes, il me semble. Quand elle dit, "ma grand mère la faisait comme ça", en général, c'est la meilleure. "Soupe courte, c'est la soupe des jours de repassage ou de lessive, car elle est faite en un tour de main" (04MOSDESD). En cours d'entretien, quand l'occasion s'y prêtait, ou tout à fait à la fin, j'ai souvent posé des questions sur quelques plantes qui me paraissent être de celles qui reviennent très souvent dans le discours d'informateurs autochtones. Certaines, comme la mauve ou le millepertuis, sont connues bien au-delà de la zone des enquêtes. D'autres, par contre, ont un statut particulier ici et n'ont pas forcément d'usages ailleurs. Le plantain "badasson", qui a une aire d'utilisation relativement réduite, faisait pourtant figure ici, dans la société traditionnelle, de panacée. La germandrée petit chêne est LA plante dépurative, que tous les gens d'ici connaissent, même s'ils n'en boivent plus de tisanes. Enfin, l'inule des montagnes124 , appelée en Provence "arnica", qui, lui, n'y pousse pas, remplace celui-ci dans les coups et les hématomes. Les gens d'ici en font de la teinture, de la même manière que les montagnards préparent la teinture avec le vrai arnica. Les réponses à ces questions me paraissaient, là aussi, susceptibles de donner quelques indications de transfert de savoir d'une population à l'autre, en terme d'usage du végétal. En ce qui concerne le plantain badasson, quinze informateurs, sur les vingt huit à qui j'ai posé la question, ne voit pas du tout la plante, ne savent pas de quoi il s'agit, ni même s'il s'agit d'une plante. Six en ont, plus ou moins vaguement, entendu parler, et trois seulement peuvent l'identifier. Deux informatrices seulement l'ont utilisé, à un moment ou à un autre. Dans ces deux cas, ce sont des personnes autochtones qui les ont renseignées. L'une est la plus ancienne dans le pays, l'autre est là depuis 20 ans. [Le badasson, ça vous dit quelque chose ?]. Oui, bien-sûr, pour les panaris. J'en ai eu fait1,25, des tisanes de badasson, quand les enfants avaient un mal blanc, pour faire un pansement. Je crois que c'était les demoiselles du hameau de la Laye. Elles étaient bergères aussi (04FORSAVT). [Et le badasson, qu'est ce que ça te dit ?]. Ça me dit entorse, bobos, ça fait mal. C'est une plante que j'ai découverte il y a dix ans, c'est récent quand même. J'étais allée voir Yvette [famille et vit à Goult, au hameau d'à côté], avec un gros bandage, parce que je m'étais fait une entorse au pouce. Elle m'avait demandé ce que j'avais, ce que je faisais. Elle m'avait dit : "mais pourquoi tu mets pas du badasson?", et moi "qu'es acô126 ?". Elle m'a expliqué, aux Maquignons, où je pouvais en trouver. Et puis elle m'a dit, "si tu n'arrives pas à la trouver, tu me le dis, on ira ensemble". Mais vu les explications qu'elle m'avait données, au niveau de l'amandier, et du piquet, le badasson était là, et il est toujours là. Elle m'avait dit de prendre des brins, de faire une décoction et d'humidifier mon bandage avec, toute la journée. C'est vrai qu'en deux jours, je n'avais plus rien, ça s'était complètement résorbé. C'est un ancrage maintenant. J'en parle à d'autres personnes, par exemple, un jeune homme qui se faisait souvent des entorses. Je lui ai montré la plante (84GOUSALC).

124 Plantago cynops.Teucrium chamaedrys. ínula montana. 125 A remarquer cette tournure tout à fait provençale. l26Terme là encore typiquement provençal dans la bouche d'une alsacienne. -109- Certaines personnes en ont entendu parler, sans forcément savoir de quelle plante il s'agit. C'est un voisin de Mme B., à Saint Etienne les Orgues, qui lui a demandé d'aller en chercher pour lui. Elle a suivi ses indications pour savoir où elle pousse, tout en s'aidant du dessin dans un livre. Mais elle ne l'a jamais utilisée elle- même. Au marché de Forcalquier, on a évoqué le badasson devant une autre informatrice. [Le badasson, ça vous dit quelque chose ?]. C'est une plante. Justement, on m'en a parlé la semaine dernière. C'est une dame, elle l'emploie pour les furoncles, une dame d'ici. Pour les coupures, les furoncles. Je ne sais plus exactement. Elle avait quelque chose à soigner. Elle en cherchait sur le marché. Il y avait une dame qui devait lui en ramener. Moi, je me suis dit qu'on m'avait déjà montré cette plante, mais du fait que je n'en ai pas l'utilité, je ne l'ai pas dans l'oeil (04FORMEYS). [le badasson, ça te dit quelque chose ?]. Ça, c'est un truc d'ici, je l'ai appris par les livres et par Salagón. Je crois l'avoir vu en me promenant dans les éboulis calcaires. Je l'avais vu à Salagón, et j'ai cru le reconnaître. J'ai eu appris que c'était vulnéraire (04DAUDOTG). Pour ceux qui ont entendu le nom —et qui ont sans doute vu la plante, mais ne s'en souviennent pas—, c'est surtout grâce à des sorties organisées par Salagón, et aussi dans des livres, en particulier de P. Lieutaghi127 . [Si je vous dis badasson ?]. C'est un nom que j'ai lu, mais je ne pourrais pas identifier. On a dû me le dire, déjà. Ou peut-être une sortie de Lieutaghi (04MOSDESD). Pierre Lieutaghi en avait parlé, du badasson. A la sortie. Mais je ne me souviens plus (04SEOTURC). D'autres encore, font la confusion avec la germandrée petit chêne, qui à leurs yeux, lui ressemble. Il est intéressant de voir que ces deux plantes majeures dans la pharmacopée traditionnelle de Haute Provence sont confondues, dans la description et dans les usages, par les nouveaux habitants. Bien-sûr, ces personnes ne s'en sont pas servies, depuis qu'on les leur a montrées. Ça, c'est du petit-chêne (en me montrant la plante près de sa maison), c'est pour les entorses, non ? Je crois que c'était une des dames de Carniol, qui s'était tordu la cheville. En gardant les moutons, j'avais vu le voisin, Jean- Claude, ramasser ça. Il m'avait expliqué que cette dame lui avait demandé de ramasser du petit-chêne. Je ne l'ai pas vu faire, je crois que c'était en compresses. Elle m'avait expliqué, mais j'ai oublié. [Et le badasson, ça te dit quelque chose ?]. Ce n'est pas ça ? C'est une petite plante, aussi, fine, non ? Ça me dit quelque chose. C'est le voisin, toujours, qui myen avait parlé, mais pas beaucoup. Il n'y avait que quatre plantes, qu'il utilisait. Je crois que le 127 En général, il semble que les sorties ne laissent pas des traces indélébiles dans l'esprit des informateurs. Ils confondent ensuite les plantes, ne se souviennent plus des usages. Tout semble se mélanger dans un flou généralisé. J'ai eu plusieurs exemples par des personnes qui avaient participé à mes sorties botaniques, et qui ne pouvaient rien dire sur des plantes dont j'avais, alors, abondamment parlé (c'est en tout cas ce qu'il me semblait). J'ai aussi proposé une conférence sur les usages traditionnels des plantes, à Simiane. Je l'avais fait débuter par une diapositive du millepertuis. J'avais ensuite beaucoup évoqué, entre autres, le plantain badasson et le petit chêne. M. F., y était. Il m'a répondu, quand je lui ai posé la question sur le millepertuis, que j'en avais parlé à cette conférence, mais qu'il ne se souvenait plus à quoi la plante sert. Les deux autres étaient totalement absentes de sa mémoire. C'est vexant! -110- badasson, et le petit-chêne, ça pousse un peu en même temps (04SIMBLIJ). Une personne m'a même dit qu'on devait la manger en salade, et une autre m'a demandé si la racine ne se mangeait pas en légume, comme quoi elles n'ont pas dû vraiment voir la plante! La germandrée petit-chêne est plus connue des nouveaux habitants. Même si on la confond parfois avec le badasson, ou si certains la prennent pour une salade des champs, elle aussi, on sait mieux, d'une manière générale, à quoi elle ressemble et quelles sont ses propriétés. Plusieurs personnes ont entendu ce nom, mais ils ne voient pas la plante, et a fortiori, ne peuvent pas la décrire. Quatre informateurs en font une description plus ou moins précise. Quant à ses usages, trois la relient d'une manière explicite à la dépuration, et trois autres lui octroient des vertus d'amaigrissante. Ce qui est la version actuelle des propriétés du petit-chêne, du fait de ses vertus dépuratives128. [Le petit-chêne ?]. Oui, j'ai entendu ça, en pharmacie. J'ai vu ça dans des programmes minceur, chez Blaize129. C'est là que ma mère allait se ravitailler. Elle allait acheter des cataplasmes à la farine..., de quoi déjà ? On y va une ou deux fois par an. Mais je ne connais pas la plante. Il me semble que Mme M. m'en a eu parlé, peut-être. Mais elle ne me l'a pas montrée (04MOSBLAJ). [Le petit-chêne, vous connaissez ?]. Oui, je le connais. C'est une plante basse avec de petites feuilles comme le chêne, c'est pour ça qu'on l'appelle petit- chêne. D'ailleurs, c'est dangereux, je crois qu'il y a eu des problèmes, parce qu'il paraît qu'ils l'ont mis en gélules, et que des femmes l'on prise sans précaution... D'après Lieutaghi —je l'ai su par lui—, il paraît qu'il y a eu des cas de mort, ou qu'elles ont frôlé la mort, c'était très très grave. Parce que ça avait fonction d'éliminer. Elles prenaient ça, parce qu'il y a toujours des femmes qui veulent maigrir, partout en France et ailleurs, chaque année (04SIGGENN). Ce sont les nouveaux habitants qui font surtout circuler l'information. Là encore, il est possible, au sein du groupe d'amis de Simiane, de repérer les cheminements de savoir. La personne initiale semble ici être Brian130, venu dans le pays il y a plus de trente ans, berger pendant plusieurs années à Banon. Il a dû, pendant ce temps, au vue aussi de sa personnalité131, recueillir un grand nombre d'informations. Sa compagne, Martine, si l'on en croit le témoignage de Pascale D., sa collègue, en a une autre version. Deux amies de cette Pascale en parlent ensuite, l'une en particulier qui connaît le petit-chêne par des gens d'ici, en évoquant son aspect fortifiant, déjà mis en valeur par Pascale132. Au delà de tout intérêt thérapeutique, c'est surtout la circulation des connaissances qui nous intéresse ici, ce 128 H faut tout de même noter que les informateurs autochtones ayant pratiqué, ou pratiquant régulièrement la cure dépurative à base de petit-chêne notaient que cette plante ouvre l'appétit. Ce qui n'est pas forcément un avantage quand on cherche à maigrir! 129 Herboriste marseillais très célèbre. 130 Je n'ai pas pu aller le voir, il est décédé en janvier 98. Sa compagne durant plusieurs années, Martine, a fait, au printemps et à l'été, de très brèves apparitions à Simiane. Je n'ai pas pu non plus l'interroger. 131 II se liait très facilement, faisait beaucoup le passage entre les gens d'ici, et les personnes venues d'ailleurs. 132 Ou peut-être ce que dit Pascale est un mélange de deux sources : Martine et la vertu dépurative et Mme M. (04SIMMUTS) et le côté fortifiant. -111 - qui est dit, ce qui est retenu, ce qui se transmet, à qui et de quelle façon. Dans les trois témoignages qui suivent, il est intéressant de voir la déperdition d'information. Le petit-chêne, ça, c'est Brian qui me Vavait fait connaître. Il faisait beaucoup de tisanes de petit-chêne, parce qu'il disait que ça lui faisait pousser les cheveux. Depuis, chaque fois, que j'en vois, je ne le ramasse pas. C'est tout petit, ça a vraiment la forme du chêne, et ça pousse en avril-mai, ça doit commencer à pousser maintenant. Les feuilles sont dentelées, mais c'est plus pointu que la feuille du chêne. [Vous connaissez les fleurs ?]. Non, j'ai jamais vu les fleurs. Après, ça se confond peut-être avec d'autres plantes. Je l'ai fait une fois, mais c'est très amer, j'en ai goûté. [Pour vous, ce n'était pas pour faire pousser les cheveux ?]. Non, ni pour les faire tomber, ni pour les faire friser! C'était pour goûter, parce qu'il m'avait dit de la tisane, et j'en ai fait, c'était pas très bon. C'était digeste, aussi, ça avait toutes les vertus, pour faire grossir les maigres et maigrir les grosses (04SAURIVF). [Le badasson ?]. Ça me, dit quelque chose, mais je ne sais pas ce que c'est. Ce n'est pas le petit-chêne ? C'est un dépuratif, c'est pour reprendre un peu des forces, pour se nettoyer. Je connais la plante, mais je ne la ramasse pas, j'ai horreur de ça, c'est très amer. Même la sauge, je ne supporte pas. Je sais que Martine faisait des cures au printemps (04SIMDAVP). [Le petit-chêne ?]. C'est Pascale de Simiane qui m'en avait parlé. Elle me l'a montré. Elle m'avait dit que c'était bon pour je ne sais plus quoi. Je ne la ramasse pas parce qu 'elle ressemble à une autre qui n 'est pas bonne. Ça pousse assez ras de terre, avec des petites feuilles vertes, un peu rondes (04OPPKREH). [Le petit-chêne ?]. La germandrée, oui, ça se boit en tisane, c'est un fortifiant. C'est ma voisine qui m'en a parlé, d'ailleurs, je vais lui en cueillir, et de la salicaire, aussi. Le petit-chêne, je le ramassais avec elle, elle me l'avait montré, et j'ai lu dessus. Je n'en ai jamais fait d'infusion. C'est elle qui disait que c'était fortifiant (04SIMMUTS). Quand il s'agit de renseignements de la part d'autochtones, le petit-chêne est surtout connu pour son aspect dépuratif, mais c'est le cas de seulement deux personnes. La troisième s'en est servi, sur le conseil de personnes originaires de la région, pour faire tomber la fièvre de ses enfants. [Vous faites des cures dépuratives ?]. C'est pas la germandrée petit-chêne? Il y aun voisin qui me demandait d'aller lui ramasser de la germandrée petit- chêne. Du coup, j'en ai planté, j'en ai là. Il [le voisin] est d'ici. Il a des difficultés à marcher. Au printemps, il me voit partir, il me dit, "ramenez moi du petit-chêne" (04SEOBENR). [Vous faites des cures dépuratives ?]. Oui, avec des plantes. Je les achète à la pharmacie. Des huiles essentielles, des teintures mère. Au printemps, je prends de l'artichaut et Ribes nigrum, parce que j'ai pas mal de rhumatismes. Ça dépend. Mon père en faisait, des cures. De petit-chêne (04SEOTURC133). [Le petit-chêne ?]. C'est une dame des Ibourgues, quand j'y étais, elle avait 80 et quelques, c'est elle qui m'a fait connaître le petit-chêne. Ça fait tomber la fièvre. Je l'ai utilisé, mais c'est amer, comme tisane (04FORSAVT). En ce qui concerne l'arnica, celui qui est le plus connu est, bien évidemment, 133 n est intéressant de noter là le glissement d'une pratique traditionnelle à une autre pratique, initiée par la phytothérapie savante, mais avec le même but. -112- l'arnica des montagnes. On ne voit pas la plante, on ne sait pas, en général, où elle pousse. Mais on sait qu'elle est utile dans les cas d'hématomes, en teinture-mère ou sous forme de granules homéopathiques. De toute façon, on l'achète en pharmacie. [L'arnica ?]. Oui, je connais la pommade, mais je ne vois pas du tout la plante (04MOSBLAJ). [L'arnica ?]. Oui, ça me dit, que quand on prend un coup, mon épouse a toujours des graines d'arnica dans son sac. Si on se cogne. Homéopathique. J'ai vu la plante sur un livre. Quand on était gamin, on s'en mettait quand on s'était fait un coup. C'était marron. [En teinture ?]. Oui, en liquide, pas en crème. [C'est votre grand-mère qui le faisait ?]. Je ne me rappelle plus. Peut-être, mais je ne pense pas. C'est plutôt du côté de mes parents, ils l'achetaient (04NOYBEYA). On l'utilise en granules, ou en pommade, que j'achète, quand on se fait un coup. Je ne sais pas comment est la plante, je ne savais pas qu 'on en trouvait ici. Mais c'est un nom de plante, l'arnica ? C'est le nom de la pommade, mais est-ce que ça a été changé, ou est-ce que c'est vraiment le nom de la plante ? (04SIMRIDB). [L'arnica ?]. Oui, j'en utilisais beaucoup quand mon fils était petit, pour les coups. Je ne vois pas la plante (04FORMEYS). D'autres en ont une idée plus précise, ils savent où on la trouve et à quoi elle ressemble. [L'arnica ?]. On n'en a pas ici. Je m'en sers beaucoup, en granules et en teinture mère. Pour les coups, les fatigues musculaires. Je l'achète toute faite. L'arnica pousse beaucoup plus haut, c'est une plante de montagne. Je la connais, mais ici, je n'en ai jamais vu (04MOSDESD). [L'arnica ?]. L'arnica, pour les bosses, je connais, les fleurs jaunes, je l'ai vu en montagne, mais je ne m'en suis jamais servi (04SAURIVF).

Quant à "l'arnica" d'ici, l'inule des montagnes, certaines informateurs en parlent, la prenant effectivement pour le vrai arnica, ou pour le faux. Ce qu'ils en disent n'est pas très clair, ni la façon dont ils en ont eu connaissance (excepté dans la dernière citation). Personne ne l'utilise. [L'arnica ?]. Ça, oui, on en fait des trucs contre les douleurs. J'ai vu la plante. Il y a le faux arnica, qu'on voit beaucoup. Le vrai, je ne sais pas trop le reconnaître. [Vous trouvez qu'on le voit beaucoup, le faux ?]. Oh oui, on le voit partout. En allant sur Boulinette, ou sur la route de Sault, il y en a plein. J'en ai fait un petit truc et quand je me fais mal, je me frotte un peu (04SIMBITN). [L'arnica ?]. Ça me dit les bleus. Il y en a là-haut quand on monte sur l'Aramelle, c'est en allant vers la colline. [C'est comment ?]. Ça a une tige épaisse, des fleurs jaunes et des petits machins le long de la tige. L'arnica, je connais. Autrefois, quand j'étais petite, il y avait la pommade à l'arnica, quand on avait des bleus et des contusions, et autres. [Elle était achetée en pharmacie ?]. Oui. L'arnica, je trouve ça joli, je n'en fais rien. Ça pousse surtout dans les argiles, avec un capitule assez gonflé. Il y a une autre plante qui ressemble un peu à l'arnica, mais qui est plus pâle, et puis qui n 'a pas des tiges épaisses, mais beaucoup plus fines. Un peu la même fleur. [C'était quelqu'un d'ici qui vous l'avait dit ?]. Non, je ne crois pas. C'était l'arnica. Je le connaissais (04SIMMUTS). [L'arnica, ça vous dit quelque chose ?]. L'arnica, il paraît que ça se trouve,

-113- je ne sais pas comment c'est, mais j'ai une amie (qui n'est pas non plus d'ici, d'ailleurs), qui m'a dit qu'elle avait une recette pour en faire, avec les fleurs, ou les feuilles. [Pour faire quoi ?]. Une pommade, ou une lotion. Elle vient d'une ville, de Lyon (04SIMRIDB). Nous venons de repérer comment s'effectue, en amont, la circulation et la transmission des savoirs sur les plantes. Il pourrait être intéressant d'étudier aussi la transmission en aval, sur la base d'enquêtes d'autres personnes, soit à l'intérieur même du cercle familial, soit venant de l'extérieur, mais faisant partie d'un groupe d'amis ou entretenant des relations de voisinage par exemple.

-114- I

l'*i",//-Ö'*• &£'. syy ANNEXE 1 Liste des informateurs rencontrés Vit dans une maison en ville 04FORSAVT Nom et âge 30 pi, 17C, 13M Lieu d'origine (depuis combien de temps ils sont arrivés). Sabine S., 40 ans Habitation actuelle, date de la rencontre d'Allemagne (- d'1 an) Code 04 Forcalquier, le 8/7/98 Nombre de plantes citées, et pour quels Sortie salades sauvages de Salagón usages; C : alimentaires, M : médicinaux, Vit dans une maison de lotissement aux J: ludique, D : domestique. abords de la ville. Loc. 04FORSTOS Philippe et Brigitte D., 60 ans 31pl,30C,7M De Paris (3 ans) 04 , le 10/07/98 Martine B., 45-50 ans, Sortie Salagón de salades sauvages architecte Vivent dans la propriété familiale, isolée famille originaire de Limans dans un parc. Prop. de Marseille (3 ans), voyageuse 04BEVDAVP 04 Limans, le 9/7/98 26 pi, 19C, 10M, 1J, ID Sortie salades sauvages de Salagón Vit dans une maison du village. Prop. Véronique B., 33 ans, d'ici 04LIMBOVM Dominique COMTAT, 41 ans, 15pl, 10C4M du Jura (7 ans) 04 Carniol, le 27/03/98 Cueilleur de thym anonyme, 40 ans. Vit dans une maison du village. Loc. d'Embrun, 04CARBARV St Michel l'Observatoire, le 25/3/98 46pl,23C, 13M,5J,4D 04MIOANOC 8 pi, 3M, ID Geneviève D., 50 ans de Belgique (3 ans) Mme M., 75 ans 04 Dauphin, le 23/04/98 04 Lincel, St Michel l'O, le 3/4/98 Vit dans une maison du village, après Vit dans une maison du village. Prop. avoir vécu 2 ans dans une maison isolée. 04MIOMASM Prop. 04DAUDOTG Jeanne B., 60 ans 56 pi, 21M, 9C de Marseille (35/3 ans) 04 Montsalier, le 16/04/98 Solange M., 50 ans Vit dans une maison du village. Prop. de Paris (30 ans) 04MOSBLAJ Forcalquier, le 26/5/98 32 pi, 18M, 10C,7D Vit dans une maison de hameau 04FORMEYS Dominique D., 50 ans 31 pi, 16C, 15M de Paris (23 ans) 04 Montsalier, le 25/6/98 Vit dans une ferme isolée sur le plateau. Marie-Thérèse S., 63 ans Prop. de Paris (47 ans) 04MOSDESD Forcalquier, le 26/5/98 32 pi, 19M, 14C Lucette M., 60 ans 04 Montsalier, le 26/03/98 Françoise R., 72 ans Vit dans une maison du village. Prop. du Nord (21 ans) 04MOSMARL 04 Saumane, le 09/04/98 Vit dans une maison du village. Prop. Marie-Pierre M., 35 ans, 04SAURIVF belle-fille de Lucette MARTIN 31pl,25C, 10M, ID d'Avignon (5 ans) 04 Montsalier, le 26/03/98 Renée B., 60 ans Vit dans une maison du village de Marseille (30 ans) 04MOSMARM 04 Saint Etienne les Orgues, le 24/7/98 16 pi, 13M,2C, 1R, 1J Vit dans une maison du village. Prop. 04SEOBENR Catherine P., 40 ans 31 pi, 21M, 16C de Boulogne (9 ans) 04 Montsalier, le 16/4/98 Claire T., 55 ans Vit dans une ferme isolée. Loc. de Marseille (39 ans) 04MOSPIEC 04 Saint Etienne les Orgues, le 24/7/98 16pl, 12C,8M, ID Sortie salades sauvages de Salagón Vit dans une maison du village. Prop. Albert B., 60 ans, boulanger 04SEOTURC de Lyon (24 ans/6 mois) 30 pi, 16M, 11C 04 Noyers sur Jabron, le 10/7/98 Sortie salades sauvages de Salagón Nathalie G., 35-40 ans Vit dans une maison aux abords du Gîte Chante l'oiseau village. Prop. D'Auvergne (10 ans) 04NOYBEYA 04 Sigonce, le 25/03/98 25 pi, 13C, 9M, 3J, 3D Vit dans une maison isolée. Prop. 04SIGGENN Huguette K. (70-75 ans) 36 pi, 17M, 17C,4D, U de Paris (24 ans) 04 Oppedette, le 27/3/98 Nicole B., 60 ans Vit dans une ferme isolée. Prop. De Paris (8 ans) 04OPPKREH 04Simiane,le25juin98 29 pi, 19C, 15M, ID Vit dans une maison aux abords du village. Prop. Laure S., 58 ans, secrétaire médicale à la 04SIMBITN retraite 20 pi, 17C, 2M de Marseille (3ans) 04 Reillanne, le 20/07/98 Jacques B., 40 ans Sortie salades sauvages de Salagón De Paris (16 ans) Vit dans une maison de lotissement, aux 04 Simiane, le 8/7/98 abords du village. Prop. Artiste-peintre en ocres 04REISCHL Vit dans une maison isolée. Loc. 36 pi, 21C, 16M, ID 04SIMBLU 23 pi, 10C, 5D, 2M, 1J Fernande D., 91 ans 04 Saumane, le 25/9/98 Pascale D., potière, 35-40 ans. Vit dans une maison du village. Prop. de Boulogne (20 ans) 04SAUDUPF 04 Simiane, le 7/4/98 25 pi Vit dans une maison du village. Loc. 04SIMDAVP Vit dans une maison aux abords du 28 pi, 14C, 12M,4D,2V village. Prop. 04SVJWATT David et Margareth D., 60-65 ans 24 pi, 13C,9M,5R,3D 04 Simiane, le 27/03/98 D'Angleterre (35/8 ans) Yvette B., 73 ans, agricultrice à la retraite Vit dans une maison du village. Prop. 84 Goult, le 6/6/98 04SIMDEWD Vit dans une maison de hameau. Prop. 34pl,27C,8D,4M 84GOUBRIY 16 pi, 12M,5C,2D Jean et Odette F., 60 ans De Marseille (20 ans) Christian M., 55 ans 04 Simiane, le 8/7/98 84 Goult, le 30/9/98 Vit dans une maison isolée. Prop. Vit dans une maison isolée. Loc. 04SIMFRAO 84GOUMORC 19 pi, 17C,7M,6C,2Q 16pl,9C,8M,4J,2D Michèle G., peintre, 45 ans Christine S., 40 ans Des Vosges (5 ans) D'Alsace (15 ans) 04 Simiane, le 25/06/98 84 Les Maquignons Goult, le 15/04/98 Vit dans une maison isolée. Loc. Vit dans une maison de hameau. Loc. 04SIMGEOM 84GOUSALC llpl,6D,4M,3C 36 pi, 15C, 14M, 2D, 2G Stéphanie M., peintre, 45-50 ans Lynne T., 55 ans, gîte de l'iguane De Paris (née à Hawaï, 27 ans) 84 Rustrel, le 23/7/98 04 Simiane, le 27/5/98 Vit dans une maison isolée. Prop. Vit dans une maison du village. Prop. 84RUSTORL 04SIMMUTS 33pl,22C,9M,4D Katia B., 55 ans De Paris (15/4 ans) Jeanine O., 70 ans 84 Saint Saturnin les Apt, le 15/04/98 04 Simiane, le 30/06/98 Vit dans une maison de hameau. Prop. Vit dans une maison du village. Prop. 84SATBELK 04SIMOGGJ 57pl,32C,21M,4D 36 pi, 20C, 18M, 2D, 2J Gilles (45 ans) et Boukie (43 ans) R. Gîte de Challoux De Paris (16 ans) 04 SIMIANE, le 27/03/98 Vit dans une maison isolée. Prop. 04SIMRIDB 26pl, 16C, 8M Marie-Thérèse W., 62 ans De Marseille, (6 mois), mais a passé toutes ses vacances dans la vallée. Sortie salades sauvages de Salagón Famille originaire de la vallée 04 Saint Vincent sur Jabron, le 10/7/98 eu 3 ÖO O eu co cu CU Cfl 00 > 00 OÛ CO 3 * CO CO •o > co # c X> cu 1 2? 8 CO cu i-i 3 Sí 3 3 o *3^^-Scu,SlÎ3tîîr;ooJ3 S ^öüNÖCcse'eaSeoC'ECO l CO "H .£ 'S a X) cr' 5 I I e -&3^ cü 8 28 ge a.sá« =».2 | ê-1'oii üp&ü s 3 c J3¡ S3 a ¡5 V, Ö •Í5 cu C

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Aux nouveaux-habitants de Simiane, j'ai demandé des renseignements précis sur leurs endroits de cueillette privilégiés. Une carte correspond à chaque informateur : la croix montre son lieu d'habitation. En haut, à gauche, en dessous du code, sont marquées toutes les plantes qu'il ramasse au jardin. Les pastilles indiquent quelles plantes sont cueillies et à quels endroits. ô£f SÍMDAUP il

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ANNEXE 5 LISTE DES LIVRES CITÉS PAR LES NOUVEAUX HABITANTS

— Arkopharma — Bonnier, G., Flore complète de la France, de la Suisse et de la Belgique, Paris, Belin, 1986. — Blarney, M. et Grey-Wilson, G, Flore d'Europe Occidentale, Paris, Arthaud, 1991. — Caron, M. et Claugé, H., Petit guide des plantes médicinales. — Fritzche, E., Les plantes médicinales et condimentaires au jardin, Ulmer Livre de poche. — Futter, Le guide des sauvages, Delachaux et Niestlé — Gardet, G, Toutes les herbes de Provence, Jean Paul Gisserot — Gerbramda, N., Simples Cultures, Les plantes médicinales en agrobiologie, La pensée sauvage — Guende, Georges, Flore du Luberon, 100 p., Aix-en-Provence, Édisud 1993. — Guide pratique de phytothérapie. Gélules 100% végétales. Ed Romard — Guittonneau et Huon, Connaître et reconnaître la flore et la végétation méditerranéenne, West France. — Harant, H., et Jarry, D., Le guide du naturaliste du sud de la France, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1987. — Heine, Guide des champignons. — Jaccotet, J., Les champignons dans la nature, Neuchâtel, Delachaux et Nielstlé. — Koechlin de Bizomont, D. et Grappat, M., Le guide de Vanticonsommateur, Seghers. — Cercle de famille de Reillanne, Les Provençales cuisinent, Reillanne, 1984 — Lieutaghi, P., La plante compagne, pratique et imaginaire de la flore sauvage en Europe occidentale, lème éd., 219 p., Genève, Conservatoire et jardin botaniques, 1991. — Lieutaghi, P., Jardins des savoirs, jardins d'histoire, 148 p., Mane, Revue Alpes de Lumière n°110/lll, 1992. — Lieutaghi, P., L'environnement végétal, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972. — Lieutaghi, P. et Garcin, G., Les simples entre nature et société. Histoire naturelle et thérapeutique traditionnelle et actuelle des plantes médicinales françaises, 159 p., Mane, Association E.P.I., 1983. — Lieutaghi, P., Le livre des bonnes herbes, 2ème éd., 517 p., Arles, Actes Sud, 1996. — Lieutaghi, P., Le livre des bonnes herbes, 1ère éd., 2 tomes, 433p, Verviers (Belgique), Les Nouvelles Editions Marabout, 1978. — Lippert, W., Fleurs des prés et des champs, Miniguide Nathant Tout Terrain. — Mabey, R., La nature dans votre panier, Sélection du Reader Digest. — Palaiseul, J., Nos grand-mères savaient. La vérité sur les plantes et la vie naturelle, 1972 — Plantes toxiques, Griind. — Plantes sauvages comestibles, Griind. — La grande encyclopédie des fleurs sauvages, Griind. — Plantes méditerranéennes, Griind. — Polernin et Huxley, Flore du bassin méditerranéen. — Quelle est donc cette fleur?Paris , Nathan — Résumé pratique de phytothérapie (Laboratoire). — Rytz, W., Fleurs des Alpes, Lausanne, Petit Atlas Payot. — Sauvy A. et B., L'école buissonnière ,Tchou, 1977 — Secrets et vertus des plantes médicinales. Sélection du Reader's digest, 1977. — Valnet, J., Phytothérapie. Traitement des maladies par les plantes, 5ème éd., 941 p., Paris, Maloine, 1984. — J. Valnet, Aromathérapie. Traitement des maladies par les essences de plantes, lOème éd., 544 p., Paris, Maloine, 1983.

LA CUEILLETTE NEO-RURALE :

DE LA NÉCESSITÉ ÉCONOMIQUE

À LA RECONNAISSANCE CULTURELLE

JEAN-MARC MARIOTTINI

Février 1999 Rapport final SOMMAIRE

INTRODUCTION 1) Prélude : le brusque changement p 1 2) Quelles questions et quelles définitions ? p 4 a) Problématique p4 b) Définition de catégories p4 3) Le terrain p 10 4) Informateurs et matériaux pli

PRATIQUES DE CUEILLETTE ET DE RAMASSAGE I- L'ASSISE TRADITIONNELLE p 13 II- PANORAMA DE LA CUEILLETTE ET DU KJ AUJOURD'HUI pl5 1) L'argousier pl5

2) Les champignons P17 3) Autres produits de rapport p20 4) Plantes à manger p21 5) Plantes à travailler et à décorer p23 a) La bruyère p23 b) Le houx et le gui p24 c) Buis, feuilles de hêtre et autres végétaux décoratifs p24 6) Les plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM) p25 III- LA CUEILLETTE NÉO-RURALE p26 1) Pratiques de la cueillette néo-rurale p26 a) La quête des stations p26 b) Calendrier p27 c) La journée de travail, les déplacements p28 d) Gestes, panoplie et partage des tâches p29 2) Destination du produit et ses transformations p30 a) Plantes séchées p31

b) Produits dérivés p 32

IV- LES PLANTATIONS p 33

LE RAPPORT AU TERRITOIRE p 34 I- RELATIONS AU TERRITOIRE p 35 1) L'espace habité p 35 a) Manières de s'installer p 35 b) La maison à la campagne : un espace refuge p 37 2) Terres utiles au travail p 39 a) La question du conflit p 40 3) Terres utiles au loisir p 41 a) La promenade p 42 b) La chasse p 45 4) Une campagne sans limites : perception des territoires p 46 a) Le territoire du clocher p 47 b) De la maison au vaste espace p 48 II- SOCIABILITÉS p 50 1) Les nouveaux face aux anciens p 50 2) Espaces et formes de sociabilité p 52 a) Sociabilité intercommunautaire p 52 b) Les réseaux ou la sociabilité intra-communautaire p 53

III- MODES DE SAVOIR p55 1) Savoir traditionnel et transmission p55 a) La discrétion des autochtones p55 b) La honte du passé p56 c) Limite de l'échange p57 d) Connaissances livresques des néo-ruraux p57 e) Une opposition de styles p58 2) La « traditionmania » p 60 a) Le loisir culturel p 60 b) Motivations possibles p 61

CONCLUSION

1) Question du choix de vie p64 2) « Nouveaux » habitants proches et lointains p66 3) De la nécessité alimentaire au besoin culturel p68 4) Et les enfants des néo-ruraux , p70

ANNEXES

Cartes de situation de la zone étudiée Liste des informateurs p 72 Liste des végétaux cueillis p 73 -1- INTRODUCTION

1) Prélude: le brusque changement Lorsqu'au début de notre siècle 50 % de la population active s'occupait encore d'agriculture la question de l'usage de la campagne - à quoi peut-elle servir? - ne se posait pas. Certes naissaient déjà les premiers clubs de randonneurs - tous des citadins -, certes encore germait ici et là l'idée de parcs naturels, mais la terre, qu'elle fût montagne, plaines, plateaux, vallons ou marécages était encore considérée et exploitée dans sa valeur première: un lieu de production du végétal, de l'animal et du minéral, un espace où par conséquent trouver, plus ou moins directement, de quoi manger, boire et se protéger. Et ce sentiment était bien général. Que l'on aille en effet de Bretagne en Provence, d'Aquitaine en Alsace ou de Picardie en Languedoc, tout ce qui n'était pas ville était donc campagne, une campagne d'abord fortement peuplée et qu'il convenait d'exploiter par le détail. L'exploitation de cette terre devait s'effectuer de manière totale, "tout azimut", dans la mesure où le paysan devait en tirer l'essentiel de ses biens: de quoi se nourrir bien sûr - produits de l'agriculture, de la chasse, de la cueillette, de l'élevage -, s'abriter (pierre, chaux, bois), se chauffer (bois), s'habiller (laine, chanvre, lin), ou se soigner (plantes médicinales). Et là où les conditions s'avéraient difficiles, là où ni les sols, ni le relief ni le climat se montraient favorables, l'habitant de cette terre devait encore déployer des trésors d'imagination pour que de ce peu il puisse néanmoins tirer quelque chose. Exploitation parcimonieuse donc de la ressource terre. Si la civilisation industrielle et urbaine était alors en plein essor, si même ses valeurs triomphaient déjà, le monde rural était encore d'une part assez dominant en nombre d'individus et d'autre part assez refermé sur lui-même pour entretenir sa culture propre. Le paysan de cette époque travaille tout à la fois pour lui et pour les autres. Avec les cultures de subsistance il subvient - on l'a vu - aux besoins les plus fondamentaux de la maisonnée et entretient le bétail domestique, qu'il s'agisse des animaux de travail (cheval, bœuf, mulet...) ou de ceux nourriciers (vache, poule, porc, lapin...). Avec les cultures de rapport, il produit pour vendre et acquérir ainsi l'argent nécessaire pour le loisir, la démonstration, l'agrandissement de sa propriété, l'éducation des enfants, ou l'acquisition des quelques denrées alimentaires (extra) qu'il ne peut produire lui-même. Seul le rapport entre cultures de subsistance et cultures de rapport pouvait varier d'une région à l'autre, d'un -2- exploitant à l'autre. Ceux installés sur une terre particulièrement favorable à la production d'une denrée particulièrement appréciée, parce que centrale dans le système alimentaire - le blé de Beauce ou de Brie -, à haute valeur commerciale donc, allaient normalement tendre vers la spécialisation, l'argent ainsi gagné servant à acquérir - de manière ô combien plus souple - les biens qu'ils auraient pu produire eux-mêmes sans cet engagement dans une spécialité. Les paysans des terres moins riches se devaient, à l'inverse, de mettre l'accent sur les cultures de subsistance et se contenter, pour le rapport, de quelques activités d'appoint (ramassage, chasse, cueillette...). Quant aux plus mal lotis, ils durent se louer, d'abord sur d'autres terres "à la saison" ( moissons, vendanges, charbon de bois...), et ensuite, plus définitivement, à l'usine. On notera qu'ici le produit local nourrissait directement la population locale.

L'histoire agricole du XXe siècle nous révèle une croissance soutenue et continue de la part des cultures de rapport au détriment des cultures de subsistance. La raison de la tendance est probablement à chercher et à trouver dans l'évolution des modèles de consommation que suscite une culture urbaine et industrielle désormais dominante, triomphante même, et très largement diffusée, modèles qui introduisent l'idée de quantité, de qualité mais surtout de variété en matière d'alimentation. En outre, le domaine de la consommation s'élargit, aux loisirs notamment Or, d'une part, l'agriculteur de subsistance se trouve lui matériellement contraint: il ne possède ni le temps, ni la place, ni les connaissances et ni les outils nécessaires pour produire la richesse alimentaire dont il est désormais question et à laquelle il lui paraît alors "normal" de pouvoir accéder. Et quand bien même y parviendrait-il, il est par contre certain qu'il ne pourrait satisfaire les autres besoins dont il est encore question (loisir» santé, éducation...). Le bénéfice monétaire, celui donc réalisé par la culture de rapport, est donc bien devenu cet instrument indispensable, ce moyen incontournable d'accéder au nouveau "standard" du mode de vie. L'aboutissement de la tendance s'exprime, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, par la prédominance d'une agriculture spécialisée: aujourd'hui seulement 20 % des exploitations font de la polyculture ou du poly-élevage1.

C'est l'exode rural. On note qu'à ce stade le produit local ne nourrit plus la population locale, au moins directement. Le paysan se fournit désormais au supermarché local, seul lieu où il trouve la variété alimentaire nécessaire. La production alimentaire locale consommée sur place, par les autochtones mais 11. Albouy-Delponte, 1997. Au contraire 39 % des exploitations se seront spécialisées dans l'élevage d'herbivores, 19 % dans les grandes cultures, et 12 % dans la viticulture. -3- supermarché local, seul lieu où il trouve la variété alimentaire nécessaire. La production alimentaire locale consommée sur place, par les autochtones mais surtout par les nouveaux venus - nouveaux habitants, touristes - tendra à se cantonner à ce qui deviendra les "produits de terroir". Est-ce à dire que la campagne se videra de manière uniforme? Non. On assiste en fait à un recentrage, un recadrement de l'activité agricole. Il se passe que l'espace agricole utile se concentre massivement là où la terre se prête à la spécialisation. Grâce à l'augmentation de la productivité, des surfaces de plus en plus réduites parviennent à nourrir un plus grand nombre de personnes3; et grâce cette fois à l'amélioration des techniques de transport4 et de conservation, il n'est plus nécessaire que la denrée soit produite là - ou près de là - où elle va être consommée. L'activité agricole, et son lien fonctionnel qui l'unit au consommateur, ne se conçoit désormais plus que sur la grande échelle: régionale, nationale, continentale ou mondiale. Que telle denrée particulière ne soit plus produite en tel lieu particulier, peu importe; on l'y trouvera quand même sous forme de produit fini3. Aussi des images telle que "la campagne aujourd'hui est un paysage avant d'être un lieu de production" (Hervieu / Viard, 1996, p.27) mériteraient-elles d'être nuancées. Le blé du pain que nous mangeons, en effet, les viandes, le lait, les légumes ou les fruits continuent d'être tirés de la campagne, d'une terre par conséquent toujours nourricière, et qui conservera nous semble-t-il cette fonction aussi longtemps qu'une nourriture de synthèse n'en viendra pas à être massivement produite et consommée. Il est d'ailleurs probable que cette campagne encore utile à nourrir n'est pas précisément celle qui attire les nouveaux habitants en quête de nouvelle relation à la nature. Les effets de l'exode se font tout particulièrement sentir là où la terre est ingrate, difficilement apte à la spécialisation: zones de propriétés morcelées, de reliefs accidentés, d'amplitude climatique forte et de sols pauvres. Dans cette campagne là le phénomène de déprise se réalise et s'accentue. Mais ici, paradoxalement, le domaine laissé vacant va être réinvesti. En l'espace d'une cinquantaine d'années - de l'immédiat après seconde guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui - nous verrons donc s'accomplir deux flux simultanés et croisés

3 Si à la find u XIXe siècle un actif agricole parvenait à nourrir 2,5 personnes, il pourrait en nourrir près de 60 aujourd'hui. (I. Albouy-Delponte, 1997) 4 On pense en particulier au développement du réseau ferroviaire, qui dans un premier temps contribua très largement à la mobilité des marchandises. 5 Ainsi la France, terre pourtant riche en herbages et en vergers, importe aujourd'hui des viandes et des fruits. -4- d'exodes: des ruraux qui s'en vont à la ville, et des citadins qui s'en viennent habiter la campagne.

2) Quelles questions et quelles définitions ? Qui sont ces nouveaux arrivants et quel type de nouvelle relation à la campagne vont-ils entretenir?... C'est ce sur quoi nous avons enquêté.

a) Problématique La présente recherche se donne pour objectif la description et l'analyse du rapport au milieu naturel des populations récemment installées en milieu rural, à travers une entrée privilégiée, les activités de cueillette et de ramassage de végétaux. Nous nous demanderons en quoi les pratiques et les représentations mises en œuvre dans ces activités par ces populations diffèrent ou non de celles de la population locale. Nous examinerons en quoi et comment ces activités participent d'une inscription de ces populations dans un espace et un territoire donnés et comment elles contribuent à leur insertion dans la société environnante. Au delà, ce sont des questions de gestion de l'espace, de développement rural et de rapport au paysage qui seront abordées.

b) Définition de catégories Notre premier travail a consisté en quelques tentatives de définitions. Qu'est- ce en effet qu'un "nouvel habitant" (de la campagne), et qui ranger précisément dans cette catégorie? A partir de combien d'années de présence en un lieu n'en est-on plus son "nouvel habitant"?... Et que signifie maintenant "habiter la campagne"? L'habiter de manière pleine et entière, c'est à dire y résider de façon permanente ou au moins principale? Ou nous faut-il élargir le concept à ceux qui ne l'habitent que ponctuellement, pour les vacances ou les week-ends, comme les résidents secondaires qui constituent aujourd'hui c'est vrai la plus grande part de ces nouvelles "figures" de la campagne? Et que faire de ces simples promeneurs du dimanche - là aussi un phénomène massif, caractéristique de l'époque - à pieds ou en voiture mais toujours citadins, qui viennent eux aussi "habiter" la campagne le temps d'une excursion?... La question de la nouveauté ou de l'ancienneté d'une installation en un lieu reste bien sûr éminemment relative, elle est affaire de perceptions, et principalement de la part du groupe autochtone. Or on s'aperçoit vite qu'à ce niveau cette question, précisément, ne se pose pas: ou l'on est du "pays", c'est-à- dire du groupe, né dans le sein de la communauté autochtone, ou l'on n'en est pas, et cela quel que soit le temps passé dans la mouvance de cette communauté. -5- " Je ne me fais guère d'illusion... nous rapporte un néo-rural voilà 23 ans que je suis ici, que je travaille comme eux (la terre), que je me tape l'hiver le déneigement de la commune, mais je suis toujours "un étranger"... Alors bien sûr ce n'est pas comme au début...La réalité des choses, du travail, du voisinage, et le temps ont fait le tri... J'y ai même aujourd'hui des amis.... Mais je suis sûr qu'au moindre accroc on me fera bien sentir que je suis "pas d'icin... En fait, de la part de l'autochtone, le sentiment d'étrangeté ne fait que se moduler selon l'origine du nouvel arrivant (campagne / ville, métier manuel / intellectuel...), son activité une fois installé à la campagne (travailleur / non travailleur de la terre), et avec le temps. Plus que "être né ici", c'est surtout "avoir partagé une même expérience du milieu" qui nous semble compter dans la définition d'une autochtonie. Expérience du milieu donc à une époque où celui-ci était encore très largement replié sur lui-même, en retrait de l'extérieur et de la société globale, à savoir le milieu dit "traditionnel": une population - la société paysanne locale - qui, compte tenu de sa taille et de la faible mobilité géographique d'alors, constituait un milieu d'interconnaissance généralisé - chacun connaît chaque autre, ou presque; et un territoire - espace de l'habitat et des ressources agricoles exploitables - assez restreint et limité lui aussi pour être à la mesure d'une fréquentation régulière par tous, et nous apparaître aussi comme un domaine de connaissances toponymiques généralisé - chacun connaît chaque lieu, ou presque -. pour le travail comme pour la distraction. Communautés de personnes donc, d'intérêts, et d'espaces... Aussi nous a-t-il paru raisonnable de définir comme nouveaux habitants " tous ceux qui n'avaient pas connu cette expérience là", c'est-à-dire ceux arrivés à la campagne après que la communauté villageoise eut déjà payé son lourd tribu à l'exode et que, faute de personnel, donc, l'activité traditionnelle habituelle - de travail comme de distraction - est tombée en désuétude6. Cela dit, l'ensemble de ces "nouveaux habitants" forme un groupe encore assez peu homogène. Il renferme en effet - depuis toujours et de plus en plus -

6 II reste que situer historiquement la "fin de la société traditionnelle" est toujours un problème, tant le changement qui s'opère est progressif et très étalé dans le temps. Il nous faudrait définir d'abord, et convenir des indicateurs les plus significatifs. L'arrivée du moteur au village pourrait en être un. Dans un premier temps, le développement des voies de communication, avec notamment la création de routes carrossables, en ce qu'elle va permettre le déplacement rapide et massif des personnes et des marchandises, nous paraît être un bon signe de l'ouverture du local vers l'universel, autant que la pénétration du local par l'universel. Dans un deuxième temps, le développement de la médiatisation (journaux, radios, télévisions), en ce qu'il permet le contact de plus en plus fréquent et massif avec une image du monde extérieur, nous paraît accentuer encore et achever ce processus d'ouverture. -6- des individus aux statuts multiples et fort différents. Nous avons dû par conséquent y distinguer: - les néo-ruraux. Si par "ruraux" nous comprenons ceux qui traditionnellement vivaient "à" la campagne et "de" la campagne - paysans et artisans -, alors le terme "néo-ruraux" convient tout à fait pour désigner ceux qui, dans les années 1960-1970, participèrent à une première vague de l'exode citadin vers les campagnes. La notion de retour à la nature constituait alors l'une des pierres angulaires des idéologies soixante-huitardes: refus du système, volonté de construire un nouvel espace de relations sociales, de nouvelles manières d'être, de travailler, notamment par le biais d'un contact direct avec la nature, la terre. De fait ces premiers nouveaux habitants de la campagne auront exploité, à un moment ou à un autre de leur existence, les ressources du milieu: élevage de chèvres, cueillette, jardinage, agriculture biologique, coupe de bois, etc. Si pour la plupart d'entre eux - ceux qui n'auront pas résisté, et qui auront repris le chemin de la ville - cette expérience du rapport à la terre ne dépassera jamais effectivement le cadre de la simple "expérience" - moyen momentané de la survie -, elle prit avec le temps un caractère beaucoup plus durable et "professionnel" chez ceux qui parvinrent à passer le cap de la première installation. Qu'ils aient opté pour la cueillette sauvage ou pour l'agriculture biologique, leurs préoccupations sont encore aujourd'hui essentiellement agricoles, d'où la pertinence du concept de néo-ruralité. On pourrait dire que ces néo-ruraux font figure aujourd'hui d'anciens nouveaux habitants de la campagne. La plupart de ceux rencontrés peuvent désormais se targuer, en effet, de quelques vingt ou vingt-cinq années de présence sur le terrain. - les néo-résidents. Nous rangerons là ceux qui comme les néo-ruraux vinrent à la campagne pour s'y installer, y résider de façon permanente et à titre principal, mais qui à leur différence ne vivront pas "de" cette campagne ou, plus précisément - on va le voir -,n'en vivront pas directement. Ils constituent une seconde vague de l'exode citadin, celle des années 1980- 90, période durant laquelle le retour à la terre s'effectua dans un contexte idéologique tout différent Si le fait d'échapper à l'univers urbanisé reste la première des motivations, "68" est désormais bien loin, on bénéficie en outre de l'exemple des échecs des expériences "alternatives", de sorte que l'on s'installe désormais à la campagne sans trop d'illusions excessives, mais plus simplement pour se donner un autre cadre et un autre rythme de vie. Entre autres, les néo­ résidents ne se lancent généralement pas dans le travail agricole. Ils ont souvent bien mûri leur projet, attendu d'en avoir les moyens, et ils s'orientent -7- préférentiellement vers les activités de l'accueil touristique: gîtes ruraux, tables ou chambres d'hôte, auberges, clubs hippiques... C'est une façon aussi exploiter la campagne, certes, mais il s'agit là davantage d'en exploiter l'image, celle dont viennent se repaître précisément les adeptes du tourisme vert. - Les rurbains . Sous cette formule bien trop préfabriquée7, mais aujourd'hui largement usitée, nous rangerons tous ceux qui sont venus habiter la campagne, également à titre principal, mais qui ont conservé leur emploi à la ville: ruraux par la résidence donc, mais urbains par l'emploi. A l'image de la cité périurbaine, l'habitat rural prend alors une allure de "campagne dortoir". Le phénomène nous semble-t-il est en pleine expansion. Il correspond à l'élargissement des agglomérations urbaines, avec notamment la pénétration de la ville par de grands axes routiers qui mettent désormais la campagne, en effet, à quelques minutes de la ville. Il s'agit donc très souvent d'un habitat de convenance. Dans ces cas le temps quotidien passé à la campagne est à la mesure de la distance entre lieu de résidence et lieu de travail: il se limite à la soirée - à partir d'une heure plus ou moins tardive donc - et à la nuit. Il se fixe ensuite aux fins de semaine et aux périodes de congés. En ce qui concerne notre terrain particulier, la question de l'expérience simultanée de deux univers opposés (ville/campagne) doit être cependant nuancée. Les grandes agglomérations urbaines (Marseille-Aix, voire Avignon) étant relativement éloignées, le mouvement s'effectue surtout ici entre la campagne et les petites villes locales: Manosque, Digne, , Château-Arnoux, etc. Le temps consacré aux déplacements reste généralement peu important (une heure au plus), ce qui augmente d'autant celui passé au domicile campagnard. La coupure ville/campagne n'est donc ici pas trop nettement marquée. En outre, dans la mesure enfin où les enfants sont généralement scolarisés au village, on remarque dans ces cas que l'un des deux conjoints - souvent la femme - ne travaille pas, ou travaille à domicile, ce qui le place en situation d'être beaucoup plus "ruralisé" que l'autre. - Les marginaux de la campagne. Sous ce générique - bien trop généraliste, nous en sommes conscients - nous rangerons précisément toutes les populations aux contours assez flous, de statut encore mal défini: elles habitent aujourd'hui la campagne, certes, mais n'y semblent tenues par rien, ce qui en fait des populations potentiellement en transfert, en transit, de passage. Face en effet aux populations phares de la campagne actuelle, qu'elles soient anciennes (autochtones) ou nouvelles (néo-ruraux, résidents secondaires et, à un moindre 7 II s'agit bien sûr de la contraction "rur(al) - (r)urbains". -8- degré, rurbains), populations désormais stables, peu mouvantes et à l'image désormais établie et acceptée 8, on voit évoluer d'autres petits groupes qui n'entrent pas dans le cadre préétabli, que l'on a du mal à situer, peut-être d'ailleurs parce qu'ils ne se situent pas eux-mêmes, entre villes et campagne, entre une activité et l'autre. D'où l'idée de marge, une marginalité qui s'exprime aujourd'hui à la campagne, simplement parce qu'ils y vivent, mais qui pourrait tout aussi bien s'exprimer ailleurs, et notamment en ville. Nous incluons dans cette catégorie ces "migrants du chômage", comme on les nomment volontiers, nouveaux habitants de la campagne peut-être les plus récemment apparus: finde s années 1980 - 1990. S'ils ne sont pas tous chômeurs de longue durée, ils connaissent pour la plupart au moins une situation socioprofessionnelle plutôt précaire ("petits boulots"), précarité qui les a d'ailleurs exclus de la ville, et orientés vers la campagne croyant peut-être qu'elle sera là plus douce à supporter. Les statistiques du service d'aide sociale nous révèlent que le phénomène, dans la région, est d'importance. Ainsi le taux départemental de RMIstes (dans les Alpes de Haute Provence) atteint 14,1 pour mille, ce qui n'est pas négligeable pour un département essentiellement rural 9. Un article du journal "Le Monde"10 nous rappelle que, en ce qui concerne ce type d'exode et pour la France entière, la destination privilégiée reste le sud. De fait une informatrice nous présentera le centre de Forcalquier (habitat ancien non rénové) comme " une véritable pépinière de RMIstes ". Si ces "migrants du chômage" constituent une population potentiellement mouvante - bien qu'ils habitent aujourd'hui la campagne de façon permanente -, c'est que leur présence ici ou là dépend en fait de l'emploi qu'ils trouvent, ou des aides qu'ils peuvent obtenir. Mobiles et mouvants les "gitans" le sont par excellence. C'est sous ce générique que l'on englobe ici les communautés des gens du voyage installées dans la région. On en trouve à St Tulle, à Apt et à Digne. Leur venue à la campagne peut se révéler parfois ancienne (comme à St Tulle), plus ancienne au moins que celle des "migrants du chômage". Mais dans leur cas le temps ne paraît rien y faire; comprenons que la durée de leur présence ne nous aide pas à les percevoir davantage comme habitants de la campagne. De la campagne en effet, on ne peut pas dire qu'il le soient, dans la mesure où ils pourraient tout 8 Qui s'étonne aujourd'hui de trouver sur la place publique d'un même village tout à la fois l'autochtone bougon, le néo-rural "éclairé" et l'étranger en vacances ? 9 En effet, c'est normalement dans des zones fortement urbanisées et industrialisées que l'on trouve le plus de laissés pour compte de la crise de l'emploi. io Du 16-IV-1996, M.P. Subtil -9- aussi bien être installés à la périphérie d'une grande ville. Ils n'ont d'autre part, dans cette campagne, ni résidence fixe - quelle soit principale ou même secondaire -,ni terres. Dans la mesure où ces marginaux de la campagne se caractérisent par la précarité de leur condition socio-économique, ils se trouvent en mesure d'entrer ponctuellement sur le marché des tâches agricoles, de la cueillette en particulier - on le verra -, et d'engager donc une relation avec la nature. - Les résidents secondaires. Nous passons avec eux à une catégorie de nouveaux habitants dont la caractéristique principale est de n'habiter que temporairement, occasionnellement, "secondairement" la campagne, même si dans quelques cas le résident secondaire, à la longue et la retraite venue, se mue volontiers en résident principal. Historiquement ils constituent sans doute le groupe des plus anciens nouveaux habitants de la campagne, puisque le phénomène de villégiature est à situer - dans la région concernée - entre les deux grandes guerres mondiales. Des estivants qui auront donc connu la vie paysanne traditionnelle. Mais le "boom" du mouvement s'effectue véritablement au seuil des Trente Glorieuses, et se sera donc étalé sur pas moins de cinquante années. Le phénomène est aujourd'hui largement institué n, la figure du résident secondaire se trouvant désormais totalement intégrée au paysage campagnard. Si au niveau du mode de résidence - temporaire donc - la catégorie paraît homogène, elle l'est beaucoup moins en termes de pratiques du milieu et d'intégration à la société locale. A un bout de l'échelle on peut en effet trouver un résident secondaire du type "estivant": il vient souvent de loin - de l'étranger ou de Paris12 - ,de ce fait ne vient que rarement, souvent durant les vacances petites ou grandes. Il réside encore souvent à l'écart du noyau villageois, et est enfin d'un milieu - social, économique et culturel - qui ne le porte guère à établir

11 Dans une région PACA déjà largement ouverte aux résidences secondaires (17,5 % de l'ensemble des logements ), elles représentent 35,6 % dans les Alpes de Haute-Provence (04): plus d'un logement sur trois. En prenant par le détail et sur la base des statistiques concernant le "pays de Giono" - un "pays" qui couvre à peu près notre terrain d'enquête: cantons de Forcalquier, de Banon, de Noyers-sur-Jabron, de Reillanne et de St-Etienne- les-Orgues; nous avons seulement excepté la zone de Manosque, la plus "urbanisée"-, on remarque que le taux augmente encore: plus d'un logement sur deux est résidence secondaire!... Ainsi dans certaines communes de cette zone (12 en tout: , Mallefougasse, , , Vachères, Oppedette, , Châteauneuf, Simiane-la-Rotonde, Le Revest-des-Brousses, Montsalier et UHospitalet) on trouve, et largement, plus de résidences secondaires que de principales! (Association "pays de Giono", 1996) 12 L'autochtone désigne volontiers "de Paris" tous ceux venus de n'importe quelle grande ville de la France septentrionale. -io­ des relations suivies avec les gens du cru. Pour toutes ces raisons il est peu intégré au milieu. Il n'en est pas non plus rejeté, certes, mais les autochtones le perçoivent à sa juste place, c'est-à-dire comme quelqu'un avec qui il faut compter, périodiquement, et qui fait surtout partie du décor de l'été. C'est le profil type du "parisien " qui aura acheté dans Lure ou dans le Lubéron. A l'autre bout, nous trouvons au contraire un résident secondaire fortement intégré au milieu: "l'habitué". Venu certes de la ville, mais de la ville proche, capitale locale - Marseille principalement13 -, il est là tous les week-ends ou presque. D'origine souvent populaire - employés, ouvriers -, il est installé là depuis longtemps, souvent dans le village, et souvent encore au gré d'un contact sur le lieu - parent, ami -, et il a pu largement développer une relation au sein de la population locale. Fortement intégré donc, ce résident secondaire là se caractérise par le fait de partager - beaucoup plus que les nouveaux résidents permanents eux-mêmes - la sociabilité notamment ludique du groupe autochtone.

3) Le terrain Les Alpes "sèches", cette Provence alpine formant un véritable dédale de crêtes calcaires et de bassins marneux (Dévoluy, Diois), et encore de barres rocheuses est/ouest (Baronnies, Ventoux, Lubéron) ou nord/sud (Préalpes de Digne, de Nice), constituent par excellence cette campagne aux sols ingrats, difficilement aptes à la spécialisation, où dominait par conséquent la polyculture de subsistance. De fait elle a subi de plein fouet les effets de l'exode rural14, avant d'être progressivement re-habitée par les nouveaux habitants15. Dans cette zone, le jeu particulier de la recherche des informateurs, mais aussi la richesse exceptionnelle du lieu en matière de plantes à cueillir, autant qu'une grande tradition d'activité de cueillette, nous ont conduit à concentrer les 13 C'est bien entendu l'agglomération marseillaise qui a fournit au départ l'essentiel des résidents secondaires dans cette zone, au point que l'autochtone réunit habituellement sous le terme de "Marseillais" toute personne qui arrive de la ville proche. Mais nous ne parvenons pas à décider si cette formule concerne seulement les promeneurs du dimanche (qui viennent aux champignons par exemple), ou si elle englobe aussi les habitués du village, résidents secondaires. 14 En un siècle (1850 -1950) le département des "Basses-Alpes" (04) perdit en effet la moitié de sa population. 15 Les données des recensements 1975 et 1990 nous révèlent précisément le phénomène de réinstallation à la campagne. Pour cette période et la zone concernée, le solde migratoire est en effet largement positif: entre 2 et 187 %, la moyenne étant de 39,44 %. Seules quelques communes - mais très peu, 4 sur les 42 du secteur étudié: Redortiers, les Omergues, Oppedette et Châteauneuf - échappent encore à cet effet de repopulation (Association "pays de Giono", 1996) -11- enquêtes sur la montagne de Lure et ses environs immédiats: vallées du Jabron et de la Méouge au nord, plateau d'Albion et montagne du Ventoux à l'ouest et au sud-ouest, piémont de Lure et "pays" de Forcalquier au sud. L'investigation particulière sur la cueillette de l'argousier nous aura encore poussé vers les "pays" du Buech et de la moyenne Durance, un peu plus au nord et au nord-est. L'ensemble doit représenter une trentaine de commune (cartes pages suivantes). Si nous avons conduit là surtout une enquête de type extensif, nous avons aussi ressenti le besoin de la compléter par une approche davantage intensive de manière à observer avec plus de détail les pratiques des différents acteurs. C'est sur la commune de Cruis,au pied de Lure, que nous avons ébauché ce travail. En ce qui concerne la dimension comparative, et le cas tout particulier de la cueillette néo-rurale, signalons enfin que nous avons approché le terrain des Cévennes gardoises (régions de Lasalle, St-Jean-du-Gard) où nous avons noué quelques premiers contacts.

4) Informateurs et matériaux Conformément au thème principal de l'étude nous devions privilégier le témoignage des nouveaux habitants, en nous servant de l'exemple des autochtones comme repères et contrepoints. Nous avons en tout regroupé une quarantaine d'entretiens (voir annexe I). Le groupe des informateurs "nouveaux habitants" se compose essentiellement de néo-ruraux: 18 sur 24. La région de Lure en compte d'abord beaucoup et, constitués en réseaux, ils étaient pour nous les plus immédiatement accessibles. Mais surtout, étant pour la plupart de véritables cueilleurs professionnels, vivant de la cueillette (12 sur 18), ou au moins agriculteurs biologiques, cultivateurs de plantes médicinales (3) ou de légumes (2), leurs témoignages concernaient tout particulièrement notre thème recherche. Un dernier enfin exploite la campagne de manière plus conventionnelle. La catégorie des néo-résidents spécialisés dans l'accueil touristique est aussi représentée: trois couples qui tiennent chacun un gîte rural autour de Cruis. Nous avons eu plus de mal par contre à entretenir le contact avec les résidents secondaires, les rurbains, et ceux que nous avons appelés les "migrants du chômage"16. Nous avons néanmoins pu recueillir les témoignages de trois résidents secondaires, dont deux, aujourd'hui retraités, sont devenus des résidents permanents, et celui d'une famille originaire du Nord aujourd'hui

16 Les uns et les autres, pour des raisons différentes, sont difficiles à joindre. Les résidents secondaires et les rurbains sont peu sur le terrain et, lorsqu'ils y sont, ils aspirent à la tranquillité; quant aux migrants du chômage, souvent en situation précaire, ils rechignent - et on les comprend - au contact. -12- migrants du chômage. Si pour ces catégories particulières le témoignage direct n'est donc pas très abondant, nous nous sommes aidés bien sûr de témoignages indirects (voisins pour les résidents secondaires, travailleurs sociaux, etc.) afin de reconstituer certains modes de comportement. Le témoignage autochtone, à ce jour, se constitue d'entretiens réalisés auprès de treize personnes nées dans la région de Lure, d'origine paysanne, et pour la plupart aujourd'hui assez âgées. Malheureusement nous n'avons pu inclure dans ce lot de véritables herboristes traditionnels, spécialistes de l'utilisation des plantes médicinales (guérisseurs, rebouteux...), tel que pouvait en connaître la société rurale autrefois. Nos informateurs, parce que paysans, ont néanmoins tous cueilli ou ramassé des produits de rapport comme des plantes à usage domestique, dans le cadre de leurs activités paysannes. Enfin, un couple d'exploitants de Sault occupe une place particulière. Nés au "pays", mais partis vivre pour un temps à la ville, ils ont choisi de se réinstaller sur leur lieu d'origine pour y travailler les plantes (cueillette et culture). Un dernier informateur enfin a le statut du spécialiste. Garde de l'O.N.F, il est un observateur privilégié de ce qui s'opère comme "relations à la nature" sur le piémont de Lure. Si, pour l'essentiel, les témoignages ont été recueillis sur magnétophone, quelques interlocuteurs ont préféré un enregistrement écrit de leurs propos. -13-

ACTIVITÉS DE CUEILLETTE ET DE RAMASSAGE

I- L'ASSISE TRADITIONNELLE Lorsque les néo-ruraux s'installent dans Lure au commencement des années 1970, et qu'ils se mettent à cueillir, semblant réinventer le geste, ils arrivent là sur un terrain qui possède déjà une grande tradition de la spécialité. Selon Raoul Blanchard (1945, p. 362) en effet, dès le XVIe siècle, "les gens de Lardiers cueillaient et distillaient la lavande récoltée sur les pentes de Lure". Marcel Provence . (1918) citant Demanchy JP. nous fait encore part de cette pratique, semble-t-il courante chez les bergers provençaux du XVIÏÏe siècle, de distiller la lavande au moyen de petits alambics qu'ils louaient et transportaient avec eux. Toujours au XVIIIe et toujours à Lardiers, Darluc17 note encore que cette commune "contient une soixantaine d'habitants qui exercent de père en fils, depuis un temps immémorial, la profession de marchands droguistes. La plupart d'entre eux vont vendre leurs drogues dans les diverses provinces du royaume"18. Nous possédons aussi des traces de colporteurs qui commercialisaient les plantes de Lure jusque sur la place d'Istambul. Et dans la littérature romanesque locale, l'image d'ermites de la montagne qui se penchent sur les petites fleurs revient enfin très souvent... Dans ce registre il s'agissait principalement de plantes à vocation thérapeutique19. Plus proche de nos temps il nous faut bien sûr revenir sur et évoquer la cueillette de la lavande fine, à grande échelle cette fois, véritable pôle économique local, qui intéressa l'ensemble des Alpes sèches depuis la fin du XIXe siècle jusqu'au moment où le paysan ne fera plus que la cultiver (de 1920 à 1940 selon les zones). Bien que saisonnière, l'activité occupait une place de choix au sein de l'économie domestique: "une année, c'est avec la lavande que f ai pu acheter ma première voiture ". Le produit - avec la truffe peut-être, mais cette dernière ne concerne qu'un petit nombre de personnes - apparaît comme le premier des produits de rapport.

17 Dans son "Histoire naturelle de Provence" de 1782, cité par Lieutaghi P. (1986, p. 43) 18 Sur ce sujet, voir également l'étude de Gisèle Roche-Gaiopini (1998). 19 Comme le remarque JY. Royer, certaines de ces plantes étaient aussi utiles à confectionner des boissons (Cf. La distillerie dans Lure) -14-

Autres cueillettes traditionnelles, tout aussi insérées dans le système économique familial d'alors, et sources de quelques revenus d'appoint, celles des petits fruits, fleurs ou tubercules de la campagne, cultivés ou redevenus sauvages20: tilleul, amandes, châtaignes, truffes, champignons et, accessoirement, framboises, mûres, genièvre... Le vaste réseau de collectage entretenu par les marchands locaux témoigne de la vigueur de ces activités ponctuelles, de saison, et du commerce qu'elles généraient. Les membres de la famille se penchaient encore vers la plante, habituellement, mais pour subvenir cette fois à leurs propres besoins. Avec une partie résiduelle de certain produits de rapports (châtaignes, amandes, champignons), mais aussi avec quelques salades sauvages, ou quelques petits fruits semis sauvages (poires, pommes, cerises...) ils apportaient quelques fantaisies à une base alimentaire souvent rudimentaire; avec d'autres herbes, la ramée ou les glands, ils parvenaient également à diversifier la nourriture de leur bétail; enfin, avec les plantes de la pharmacopée locale, dont le secret des vertus thérapeutiques se transmettait de génération en génération, ils tâchaient de prévenir la maladie, ou de lutter contre elle, la maladie des hommes comme celle du bétail. Nous tirons de ces témoignages sur les cueillettes d'autrefois quelques bonnes informations utiles à mieux comprendre l'évolution qui s'est produite dans le domaine. La confirmation d'abord de la place qu'occupaient ces activités dans le cadre de l'économie domestique, en système d'autosubsistance. Que cela concerne les produits de rapport ou ceux voués à une utilisation domestique, il s'agissait dans les deux cas de cueillette ou de ramassage de nécessité: nécessité d'acquérir un peu d'argent frais, que l'on ne pouvait obtenir autrement, et nécessité de palier les besoins alimentaires et sanitaires de la famille, faute de variété d'aliments et de médicaments. Us nous renseignent encore sur quelques codes et usages de la cueillette traditionnelle. On distingue à ce niveau un grand principe qui tient principalement à la destination du produit prélevé. Lorsqu'il est destiné à la consommation domestique, l'espace (privé et public) nous paraît toujours assez largement ouvert, chacun semblant pouvoir cueillir partout ou presque: "on ne refuse pas à quelqu'un qui veut se faire une poêlée de champignons, ou qui cherche un peu d'ortie ou de petit-chêne pour s'entretenir ". Quand il s'agit au

20 Le cas de certaines plantes est en effet particulier. Le châtaignier, l'amandier ou le tilleul ont bien été plantés, ou greffés, bref cultivés, de sorte que leurs fruits sont aussi des produits de culture. Mais lorsque ces mêmes plantes ne sont plus entretenues, et cela depuis longtemps, mais qu'elles continuent néanmoins à donner leurs fruits, doit-on encore parler de culture, et de récolte donc, ou de cueillette d'un produit sauvage? -15- contraire de produits de rapport, priment alors le bien propre et l'équilibre des intérêts: on prélève d'abord chez soi, bien sûr, ou on peut le faire chez un voisin mais à condition d'entrer alors dans un système de services prêtés et rendus, ou de dédommager le propriétaire du terrain. Ainsi deux voisins pouvaient "s'arranger" pour la cueillette des champignons, commençant par exemple ensemble sur les terres de l'un - où le produit s'avérait plus précoce - et terminant chez l'autre. Une informatrice du Revest-du-Bion nous dira encore que son voisin ramassait les châtaignes chez elle, et qu'il lui rendait le service en la laissant "faire" ses champignons chez lui. On nous parle encore de tilleuls qu' on loue lorsque l'on n'en possède pas. Dès lors que le produit a valeur commerciale, on le voit, le partage des intérêts se devait d'être précisément équilibré.

H- PANORAMA DE LA CUEILLETTE ET DU RAMASSAGE AUJOURD'HUI L'O.N.I.P.P.A.M21 le reconnaît bien volontiers: "la cueillette - de plantes sauvages - est très difficile à apprécier en raison de sa faible organisation et du caractère souvent marginal de l'activité..." (Rapport annuel, p. 33,1996). Et pour preuve: alors que le rapport 1996 estime "globalement " la production nationale à 6000 T. (p. 33), il propose - à la page suivante - comme "vraisemblable " une fourchette de 5000 à 10000 T. pour évaluer la seule cueillette des myrtilles! Mieux vaut donc ne pas trop insister sur la dimension quantitative de la cueillette pour nous intéresser, à travers les témoignages recueillis, à son aspect qualitatif: qu'est-ce qui se cueille aujourd'hui dans Lure - et alentours -, et dans quelles conditions ?

1) L'argousier Il s'agit d'un arbuste épineux à baies comestibles orange vif que l'on trouve à foison dans les pays du Buech et de la moyenne Durance (au nord de Lure), notamment le long des cours d'eau. Nous somme ici en présence d'un produit qui, semble-t-il, n'avait aucune tradition d'utilisation domestique. "Je n'ai pas le souvenir, avant, d'avoir vu utiliser Vargousier, nous rapporte un vieil autochtone... Une nous servait pas... Je dirais même qu'il nous gênait plutôt (pour la chasse notamment) et Von s'en débarrassait à la moindre occasion... ". Mais voilà que l'on découvre que la

21 Office National Interprofessionnel des Plantes à Parfum, Aromatiques et Médicinales, à Voix, Alpes de Haute Provence. -16- baie de l'argousier est une mine de vitamine "C", peut-être la plus riche en cette substance de tout notre hémisphère. C'est à partir de Tallard, où la société promotrice (Laboratoires Weleda) s'installe chaque année pour la "saison"22, que se développe l'activité. De 1960 jusqu'aux années 1975, la cueillette est prise en charge localement par des ruraux, un collecteur se chargeant, lui, d'alimenter la presse de Tallard. "Durant le mois de la campagne ( mi août/mi septembre), nous confie MB., le responsable de la collecte, je faisais alors quelques 3000 Km de déplacements.!.. C'est bien simple, dans un rayon de 100 Km autour de Tallard falláis partout: des Pilles (Nyons) à , Vif, Digne, St- André-les-Alpes, Saillans, Mont-Dauphin, .... Je partais vers 5h le matin et je rentrais vers 13 h, la voiture pleine à ras bord... Ensuite il nous fallait trier, avec ma femme et les enfants... Mais je faisais le tour: à Veynes par exemple, j'avais 40 bonshommes qui récoltaient pour moi... ". Aujourd'hui, ce sont pour l'essentiel des "Gitans" qui cueillent. En ce qui concerne donc les cueillettes de rapport très spécialisées, et à caractère intensif, nous remarquons ici - et comme nous l'observerons encore souvent - un remplacement de la main d'oeuvre locale et par une main d'oeuvre spécifique, spécificité qui tient non pas à la technique de cueillette du produit, mais plutôt au statut socio-économique des cueilleurs: populations hors cadre stable, de passage, étrangères à la campagne - même si elles y résident -, mais des populations aussi aux liens communautaires forts, travaillant en famille et soumises en permanence à la nécessité de "joindre les deux bouts", ce qui les rapproche en définitive des sociétés paysannes traditionnelles. Avertis par voie de presse ou d'affichage, ces nouveaux cueilleurs accourent de toute la région (communautés de Ste Tulle, d'Apt, de Digne...), voire de plus loin (Haute-Loire, Ain), venant à Tallard proposer leurs services. Fournis en contenants, ils essaiment alors dans toute la région sur les aires de cueillettes (bordures de cours d'eau), où ils campent le plus souvent le temps de la collecte, en famille, pour retourner le produit qu'on leur rétribue au poids (18 Frs le Kg en 1997). Pour ces cueilleurs, le travail de transformation reste peu important; il consiste à effectuer un premier tri visant à séparer les feuilles et les rameaux principaux des baies et du petit bois qui eux seuls devront être pressés.

22 Jusqu'à 1997 la société Weleda utilisait en effet les locaux de la coopérative de Tallard, et principalement sa presse. Mais le contrat n'ayant pas été reconduit, se pose depuis l'année dernière la question d'un nouveau lieu d'installation. -17- C'est ainsi que près de 100 tonnes d'argousier sont aujourd'hui prélevées dans le secteur du Buech et de la Durance (quadrilatère: Nyons, Mont-Dauphin, St-André-les-Alpes, La Brillarme). "C'est que chaque année ce sont trois semi- remorques de jus qui partent pour l'usine de Huningue (68)!...". Le mouvement d'intensification de la récolte - on passe de 9 tonnes/an en 1962 à près de 100 tonnes/an aujourd'hui! -, allié à une évolution du type de main d'oeuvre - des locaux aux "étrangers" - n'est pas sans poser quelques problèmes, notamment au niveau de l'impact sur l'environnement. "Ils cassent tout..." nous dira l'un. Au point que dans certaine communes (Savournon par exemple) la cueillette de l'argousier est désormais interdite.

2) Les champignons Le produit "champignon"23 est sans aucun doute celui qui mobilise aujourd'hui le plus grand nombre et la plus grande variété de cueilleurs. On sait que c'est une denrée fortement appréciée, qui peut être utilisée en l'état, et qui se prête donc autant à une utilisation domestique que commerciale. C'est aussi l'activité, on le verra, qui génère le plus de conflits. Produit de rapport, et même de bon rapport, le champignon intéresse tout d'abord les autochtones et l'on retrouve ici, de manière peut-être encore plus marquée, cette inclination naturelle des gens du cru pour la cueillette de rapport. A vrai dire, avec à un moindre degré celui des châtaignes ou du tilleul, c'est bien le seul domaine où la tradition de la cueillette a su s'adapter et se perpétuer. Recoupements faits, il ressort ainsi que certains cueilleurs locaux du périmètre de Lure parviennent à "gagner pas mal" durant la pleine saison. Sur place et fins connaisseurs du terrain, ils possèdent et posséderont toujours quelques longueurs d'avance sur les cueilleurs venus de la ville. Signe de cette bonne santé d'une économie locale du champignon, l'activité de collectage persiste encore, quelques commerçants locaux jouant, de manière officielle ou non, le rôle d'intermédiaire entre les cueilleurs du cru et les marchés extérieurs. Un rôle qui en effet est beaucoup plus important qu'il n'y paraît à première vue. Lorsqu'on s'étonne par exemple que les autochtones se trouvent autant concurrencés par les cueilleurs extérieurs - on va le voir -, les spécialistes nous expliquent qu'en matière de champignons le problème principal réside moins dans la cueillette que dans son débouché. " Quand vous arrivez à cueillir de 50 à 80 kg de champignons par jour, chose qui n'est pas rare lorsque Vannée est

23 Si le cèpe et le pinin (ou sanguin) sont les espèces les plus répandues dans Lure et ses environs, on trouve également l'oronge, la chanterelle, la pleurote, le "pied bleu", le "pied de mouton", la "trompette de la mort", la "trompette jaunâtre", le mousseron et le rosé des prés... -18- bonne et que vous connaissez les coins... Qu'est-ce que vous en faites ensuite si vous ne savez pas à qui les vendre?...". La connaissance des marchés de gros, tout à la fois comme places et comme pratiques, reste étrangère à la plupart des autochtones. "Mais c'est devenu impossible, nous rapporte l'un de ces cueilleurs par ailleurs tenancier d'une auberge dans Lure... L'autre fois j'ai compté pas moins de 100 voitures qui sont passées là devant, eh bien pas une ne s'est arrêtée pour un sandwich ou un café! ". La différence avec "avant" tient à ce que les cueilleurs autochtones se trouvent aujourd'hui soumis à rude concurrence, une concurrence sauvage, de la part des "forains"34 notamment, ces spécialistes de la cueillette de masse, pour la plupart citadins et étrangers à la commune. Autochtones et "forains" s'affrontent d'autant plus qu'ils rivalisent sur un même terrain: celui du rapport. C'est dans le cadre de cette rivalité qu'il nous faut replacer tous les conflits qui surgissent aujourd'hui ici et là, et toutes les tentatives de réglementation qui concerne la cueillette des champignons25. Dans le domaine particulier de la cueillette pour le rapport, on voit déjà arriver des cueilleurs d'une autre sorte, ceux issus par exemple des populations marginalisées vivant à ou proche de la campagne: pensons à nos migrants du chômage, voire aux Gitans... Tous les autres cueilleurs de champignons seraient à qualifier "d'amateurs" dans le sens où la cueillette s'effectue alors surtout dans le cadre du loisir et du plaisir et où, même si elle peut avoir accessoirement un intérêt économique - compléter la réserve alimentaire familiale - celui-ci n'est pas commercial. De fait, la vocation du produit est ici domestique. Nous rangeons là l'énorme masse des promeneurs du dimanche, les "Marseillais " comme on les nomment ici pour signifier qu'ils viennent de la ville - ils venaient et viennent principalement de Marseille, en effet, mais aussi de bien d'autres villes de la région -, dont les voitures, à la saison, encombrent d'ordinaire les chemin d'accès aux sous-bois du côté de Banon, du Revest, de Cruis ou de

24 Les autochtones désignent sous ce nom les "professionnels" du ramassage, le terme faisant probablement allusion au caractère itinérant de leur activité. En relation étroite avec les marchés des villes qu'ils alimentent donc, ils écument la campagne durant la bonne saison, une campagne qu'ils connaissent bien, et ils cueillent de manière très organisée: en équipe, disposent généralement de véhicules lourds (camionnette), où ils rangent les cagettes... 25 Les propriétaires locaux, comme à Redortiers, tentèrent d'abord de s'organiser en association afin de se protéger de la cueillette sauvage, mouvement qui n'eut toutefois guère de suite. On trouve aujourd'hui dans la plupart des "communes à champignons" (St-Étienne-les-Orgues, Cruis...) des distributeurs de cartes, une solution qui de l'avis de tous n'est guère satisfaisante. -19- St-Étienne-les-Orgues. Ils peuvent être totalement étrangers au lieu, comme ils peuvent y bénéficier de quelques points de chute, de contacts (parents, amis...) avec qui ils vont cueillir ou qui les informent au moins de "quand c*est le bon moment ". On ne manquera pas de noter ici la position particulière des néo-ruraux, surtout quand ils sont cueilleurs. Placés comme ils le sont en effet - sur place en permanence, relativement disponibles, grands connaisseurs du terrain, habitués aux déplacements - ils devraient se montrer très actifs dans la cueillette des champignons. Or ce n'est pas le cas. Ils cueillent certes pour eux, pour la poêlée familiale ou pour mettre en bocaux, mais sans plus. Et on retrouve là cette distance qu'entretiennent les néo-ruraux avec les modes de cueillette autochtones qui, on l'a dit, se fondent principalement sur le rapport. Si nous n'avons pas examiné dans le détail les conditions particulières dans lesquelles se déroule la cueillette des champignons, on notera au moins que, comme certains l'observent au Sud26 et à l'inverse de ce que d'autres remarquent au Nord27, le ramassage paraît être ici plutôt une affaire de femme. Encore nous faudrait-il distinguer entre cueillette "professionnelle" et cueillette "amateur", la première s'ouvrant davantage à une main d'oeuvre masculine. Enfin ne concluons pas cette partie sans dire un mot de la truffe, produit local de plus grand rapport encore que le champignon. Dans la mesure où sa recherche suppose au moins une grande expérience, quand ce n'est pas des moyens (chien, porc) et surtout l'accès à une truffière, dans la mesure aussi où cultiver la truffe suppose encore la possession de terrains, et une possession ancienne - là où l'on aura planté, dix ans plus tôt, les arbres truffiers -, la "chasse " à la truffe s'adresse principalement aux autochtones, du moins à certains d'entre eux qui ont tout à la fois l'expérience et les terrains, et cela depuis plusieurs générations. Si on trouve bien le cas à Redortiers d'un néo-rural qui s'est spécialisé dans la truffe28, la plupart de ces nouveaux habitants - notamment les cueilleurs rencontrés - s'y intéressent certes mais, là encore, n'ont

26 Par exemple Martin De la Soudière en Margeride (1985, p.203): "La cueillette de champignons est un peu aux femmes ce que la chasse est aux hommes.".

27 Comme Fortier A., dans son travail sur les Ardennes (1991, p. 86): "Mais cette crainte transparaît de manière étonnante dans le discours des femmes qui ont témoigné à plusieurs reprises leur aversion pour les champignons... Elle - une femme de bûcheron - parle des champignons sans jamais les nommer, utilisant des expressions du type 'ces machins-là', les 'affreux', 'ces bazars-là de bois', ceux qui ont 'des grandes pattes'..." 28 II s'est fait pépiniériste d'arbres truffiers, élève des chiens truffiers, et est devenu lui- même un bon "caveur". -20- pas franchi le pas d'une exploitation systématique et organisée. Cela dit, la valeur du produit est ici telle qu'elle induit une forte activité de braconnage dans laquelle, si les braconniers sont principalement du cru , il peut entrer aussi des "étrangers" au pays, du type de ceux qui cueillent de manière massive les champignons: "forains" venus de la ville, ou issus des communautés marginales installés à la campagne, comme les gens du voyage.

3) Autres produits de rapport Amandes, tilleul et châtaignes comptent, on l'a vu; parmi ces produits de rapport que le paysan de Lure, traditionnellement, ramassait ou cueillait pour les revendre au courtier local. L'activité était même si vivace qu'elle s'intégrait totalement aux habitudes: enfants qui, à la sortie de l'école, ramassaient châtaignes et amandes; tilleuls communaux que l'on livrait, le jour venu - souvent "pour la Saint-Jean" -, à la cueillette publique; et encore veillées qui se passaient au "dégovage" des amandes... Aujourd'hui le travail des amandes n'intéresse quasiment plus personne. Il faut dire que l'importante réserve en amandiers, qui faisait précisément la caractéristique de certaines zones du "pays" de Lure (Simiane-la-Rotonde, Banon, St-Étienne-les-Orgues...), a véritablement fondu, sous la poussée notamment de la lavande. En outre les transformateurs industriels du fruit préfèrent désormais l'amande "fine"29, on l'imagine d'un rapport beaucoup plus intéressant. Cette activité se limite donc à quelques particuliers, anciens ou nouveaux habitants, qui pour la fantaisie de leur propre table vont ramasser quelques amandes au pied d'arbres devenus presque sauvages. Si le produit "tilleul" a perdu lui aussi son envergure commerciale d'autrefois30, il n'a pas disparu pour autant. Une foire au tilleul se tient encore aujourd'hui, chaque année, à Villefranche-le-Château et à Buis-les-Baronnies. Mais l'apport autochtone n'est plus ce qu'il était. Un témoin du Revest, qui possède six beaux tilleuls, nous avoue rencontrer des difficultés depuis qu'il n'a plus son courtier (local) attitré: "// y a quelque temps, il a bien été question de traiter une ou deux fois avec Ducros31, mais ce n'est jamais allé bien loin ". Le

29 II s'agit d'une variété d'amandes à coquille souple, cassable avec les doigts. Pour les obtenir il convient de greffer les arbres. Que l'écorce soit dure ou tendre, l'obstacle reste bien l'écorçage du fruit, une opération qui prend du temps et dont acheteurs et vendeurs se renvoient la charge. Autrefois les fruits s'écorçaient durant les veillées; pour les grosses quantités, il y eut aussi un cassoir à Forcalquier. Mais il nous faut surtout parler d'une concurrence américaine extrêmement forte sur le marché mondial de l'amande. 30 AH nous rapporte qu'il "servait à payer les impôts". 31 Le célèbre magnat de la plante aromatique, natif d'ailleurs de la région. -21- relais paraît être pris maintenant par les néo-cueilleurs, mais ils s'activent dans ce domaine à leur mesure, c'est-à-dire dans une optique plutôt thérapeutique et vers des débouchés plutôt de détail, ce qui limite beaucoup le volume de production. Le cas des châtaignes est différent. Leur ramassage ne s'effectue plus, bien sûr, dans le cadre de l'économie domestique (de la part des autochtones), mais on note les signes d'un redémarrage de cette économie. Ainsi GB., un néo-rural de Redortiers, a-t-il entrepris de réexploiter la châtaigneraie du plateau d'Albion. Le travail s'effectue dans le cadre d'une association32 regroupant quelques propriétaires du coin, que GB. rétribue33 en échange de la possibilité d'exploiter le domaine. Aux dires de GB. le travail fut difficile au début dans la mesure où il fallut défricher un sous-bois longtemps laissé à l'abandon. Depuis, l'exploitation se résume " à passer un coup de girobroyeur deux fois par an ", et, bien sûr, au ramassage des fruits l'automne venu, travail qui nécessite une forte main d'œuvre: " en général locale, souvent des jeunes RMIstes de Banon... Mais fai eu aussi une fois toute une équipe déjeunes Polonais qui étaient en vacances par ici ". Compte tenu du caractère "industriel" de l'exploitation, le produit récolté ici est bien entendu à vocation commerciale: " les petits fruits partent tous à la confiture **, et les plus beaux sont écoulés sous forme fraîche sur le marché local: petits commerces, marchés, grande surfaces... ".

4) Les plantes à manger Parmi les produits à manger - exception faite des champignons et des châtaignes, que l'on vient d'évoquer -, nous rangerons toutes les salades ou petits fruits sauvages, susceptibles d'être consommés soit en l'état, soit après préparation (confitures, conserves, etc.). On y trouve bien sûr tous les produits habituellement et traditionnellement consommés dans Lure ("doucette", "pied- de-perdrix", pissenlit, ortie... pour les salades; "campanettes"35, mûres, framboises... pour les petits fruits), mais aussi des produits dont l'usage culinaire paraît plus récent et la marque surtout d'un apport néo-rural (le sureau, la cornouille...). Enfin, il y a les cas d'espèces. Tel informateur nous apprend ainsi

32 Association "Les châtaigneraies du Revest-du-Bion et des environs" 33 Soit en argent (1 Franc le kilo de châtaigne ramassées) soit, comme c'est le plus souvent, en nature: confiture de châtaigne. 34 Un produit que GB ne fabrique d'ailleurs pas lui-même, mais qu'il fait fabriquer en fournissant tous les ingrédients. 35 Ce sont de petites poires semi sauvages que l'on faisait traditionnellement confire et que l'on conservait dans de grandes jarres. -22- que sa "mère, à bien tenté un jour de cuisiner la carline ", mais il s'agit là, clairement, de cas marginaux et réservés aux périodes d'exceptionnelle disette. Dans la mesure où effort de cueillette et valeur marchande du produit se trouvent ici tout à fait disproportionnés, ces denrées n'ont jamais pu franchir le seuil de la cueillette commerciale, intensive et systématique. En revanche nous avons vu qu'elles entraient dans le cadre des cueillettes traditionnelles à vocation domestique, la famille paysanne les utilisant de manière tout à fait habituelle pour compléter et agrémenter la nourriture des hommes, comme celle du bétail. Aujourd'hui, chez ces cueilleurs traditionnels, autochtones, la pratique est déclinante: ils n'ont plus leurs jambes d'autrefois et, surtout, ils ne paraissent plus en éprouver la nécessité. Et comme on le verra aussi, parmi les descendants de ces gens du cru, très rares sont ceux qui montrent quelque intérêt pour ce genre de pratique. Dans ce domaine, le flambeau sera donc repris par les néo-ruraux. On serait tenté de dire: une nouvelle fois... Les profils des cueilleurs, leurs motivations et leurs pratiques peuvent se révéler toutefois assez variés. IB., aujourd'hui retraitée, d'abord résidente secondaire au Revest-du-Bion et désormais en résidence principale, a commencé par cueillir la "doucette". Puis ce furent les mûres, avec lesquelles elle confectionne chaque année - et cela depuis vingt ans - une trentaine de pots de gelée. Enfin elle s'est essayée aux "campanettes", des petites poires sauvages, qui font partie ici de la tradition alimentaire, qu'elle prépare en sirop, confites. SL, jeune néo-rurale, se plaît elle à découvrir et à essayer. Au cours de ses promenades, qu'elle accomplit pour le plaisir ou dans le cadre de son travail (guide de pays), elle repère les plantes bonnes à manger, les cueille, et s'empresse une fois rentrée d'inventer de nouvelles préparations culinaires. Avec les tenanciers de tables d'hôtes ou de gîtes ruraux, l'approche est encore plus particulière. Dans la mesure en effet où ils tiennent commerce, où une partie des produits cueillis vont effectivement se retrouver à disposition de leurs clients, cette consommation de produits de terroir faisant précisément partie de l'image qu'ils vendent, nous sommes à mi chemin de la cueillette à vocation domestique et de celle à vocation commerciale. -23- 5) Les plantes à décorer ou à travailler a) La bruyère ML., de St-Maime, confectionne des balais de cantonnier avec de la bruyère qu'il trouve du côté de Vachères et de Château-Arnoux. On a du mal à imaginer combien ce marché put être florissant. "On dirait pas... mais il faut se dire qu'il y a à peine trente ans tous les cantonniers de tous les villes et villages français - au moins - utilisaient pour nettoyer les rues des balais de bruyère... Rendez-vous compte du marché! ". De fait l'entreprise est lancée par son oncle au lendemain de la seconde guerre mondiale, et elle connaît un rapide essor, tout en conservant une petite dimension familiale et artisanale. "// fournissait alors des villes comme Marseille: ( quelques 7000 balais par mois!) ... Le problème aujourd'hui c'est le balai en plastique, que les jeunes préfèrent généralement parce qu'ils s'y sont habitués... Mais vous avez encore des vieux cantonniers, même à Marseille, qui refusent le plastique et continuent à se servir de la bruyère.... Et puis vous avez des villes de la côte, comme Cannes, Antibes ou Cagnes , où tout se fait encore à la bruyère ". Aujourd'hui ML., qui a repris l'activité, continue de fournir Cagnes-sur-mer, Cannes, Beaucaire, St-Rémy-de-Provence, et un peu Marseille, ses clients principaux. S'il est seul sur le département (04), il sont quatre ou cinq à fabriquer de tels balais dans la région, installés principalement dans le Var et les Alpes- Maritimes. D s'approvisionne en matière première sur les communaux des communes précitées, après s'être entendu avec les autorité locales (municipalité, O.N.F), approvisionnement qui s'effectue toujours de manière assez souple. " J'y vais en fait quand je veux, puisqu'il n'y a pas de période particulière pour cueillir la bruyère. J'y vais toujours deux ou trois fois par semaine et je remplis la camionnette. J'ai un tracteur pour débardef. Il lui arrive souvent aussi de confectionner les balais sur place. La fabrication de ces ustensiles ne demande elle-même ni un gros outillage, ni un grand savoir-faire: après que les branches ont séché deux ou trois jours, elles sont coupées à la dimension, assemblées entre elles, puis pressées à l'aide d'un outil tout à fait artisanal - fabriqué en son temps par l'oncle de ML. -, et finalement ligotées de manière à former un balai. Les déchets de fabrication sont généralement réutilisés: le petit bois pourra être donné ou vendu à quelques restaurants voisins comme combustible de four ou de feu de cheminée; quant aux feuilles - qui se répandent dès lors que l'on manipule le produit -, c'est avec elles que se fabrique le terreau de bruyère. Grâce à son expérience du produit, ML. sait qu'il se prête encore à d'autres utilisation. "Les haies d'obstacles sur les hippodromes, c'est aussi de la bruyère... J'ai rencontré aussi quelques Bretons qui m'assuraient se servir de -24- la bruyère comme paravent, ou comme couverture de « ramade », un peu comme les canisses ici...". Nous savons également que la bruyère peut être distillée, et que ses feuilles et ses fleurs - séchées - entrent dans le catalogue de "l'herboriste néo-rural moyen". En outre, bien sûr, sa racine servira à confectionner les pipes36. Ainsi, exception faite d'une utilisation domestique de la bruyère, comme plante à décorer notamment - usage semble-t-il répandu -, on constate que la plante reste principalement à usage professionnel.

b) le houx et le gui " Coupez le gui coupez le houx, c'est la Noël fleurissez-vous ": selon l'un de nos informateurs, telle était la ritournelle qui circulait autrefois à l'école à l'approche de la fin de l'année. Un autre témoin, lui aussi vieil autochtone, nous confirme cet usage traditionnel de ces plantes de Noël. Il ne s'agissait alors, effectivement, que de verdir un peu la maison. Si le gui reste d'un usage plus confidentiel, et à dimension surtout thérapeutique37 , le houx devient produit de bon rapport à la période de Noël sous l'effet des excroissances mercantilistes de la fête traditionnelle." J'ai moi- même pas mal coupé, et apporté le houx sur le marché de Carpentras..." nous rapporte MM., nous fournissant un nouvel exemple d'une exploitation autochtone d'un produit autochtone. Le relais sera pris par la suite par quelques fleuristes de la ville qui venaient s'approvisionner directement sur place et selon les modalités habituelles: entente avec le garde forestier, versement d'une taxe. Mais devant le succès du produit, son prélèvement a du être réglementé. S'il est toléré aujourd'hui de couper quelques branches de houx, "pour la maison", toute cueillette commerciale est interdite, du moins fortement réglementée. L'activité devient alors - comme pour le champignon et, a fortiori, la truffe - affaire de braconnage. Si l'on nous parle ici, encore, beaucoup de "gitans" ou de "forains", gageons que certains locaux y trouvent également quelques bénéfices.

c) Buis, feuilles de hêtre, et autres végétaux décoratifs Si la cueillette de quelques végétaux décoratifs - bruyère on l'a dit, chardons, épis, carlines, branchages... - peut être affaire de tout nouvel habitant, voire de tout citadin dès lors qu'il s'agit de composer le désormais habituel bouquet de fleurs sèches, l'activité peut prendre une tournure clairement commerciale et 36 II s'agit là toutefois d'une autre espèce de bruyère : la bruyère arborescente des massifs siliceux du Var et de la Corse. 37 RL., producteur à Sault, distille aussi le gui pour obtenir de l'eau florale (hydrolat). -25- professionnelle. Ainsi, dans les années 1960, un artisan varois s'approvisionnait en feuillages de hêtre sur la commune de St-Étienne-les-Orgues, produit dont il se servait pour la confection de couronnes mortuaires. Il sollicitait en outre les cultivateurs locaux afín qu'ils le fournissent en différentes sortes d'épis (de graminées), végétaux cette fois utiles à la fabrication de bouquet secs. Quelques premières phases de la transformation de ces produits s'effectuaient sur place, dans un local que ce fabricant avait aménagé et qu'il utilisait à chacune de ses campagnes. Aujourd'hui encore AC. s'emploie dans un même registre mais à plus grande échelle encore. Du cru (plateau d'Albion), il a d'abord mis au point une formule lui permettant de "fixer" correctement la substance végétale, et a développé l'activité de cueillette sur la base de produits locaux - lavandin, hêtre, chêne... - et d'une main d'oeuvre également locale. Ainsi les M, exploitants à Cruis - et notamment cultivateur de P.P.A.M -, ont prospecté cette année pour le compte de AC. en ce qui concerne les branches de pin. Enfin ML, notre cueilleur de bruyère, nous signale la vogue que connaît aujourd'hui le buis auprès des professionnels de l'apparat mortuaire, Allemands notamment, qui l'utilisent dans la fabrication des couronnes38.

6) Plantes à Parfum, Aromatiques et Médicinales (P.P.A.M) Au sein du vaste ensemble des P.P.A.M on remarquera d'abord que si quelques rares plantes sont à vocation unique (aromatique, ou médicinale ou "à parfum"), la plupart d'entre elles sont à vocation double, voire triple. Faisons une autre observation: les "aromatiques" comme le thym ou le romarin, voire le fenouil et le laurier sont désormais si connues, d'une utilisation si simple et si généralisée en cuisine, et d'une implantation géographique si vaste qu'elles sont accessibles au plus grand nombre, spécialiste ou pas, habitant de la campagne comme de la ville... Les autres, bien sûr, sont davantage affaire de spécialistes. Dans ce registre, si l'on excepte quelques anciens qui s'efforcent encore d'aller cueillir leurs propres herbes là où leurs vieilles jambes peuvent encore les porter - de quoi se préparer quelques infusions ou quelques huiles de macération -, si l'on excepte aussi d'encore plus rares enfants ou petits-enfants de ces mêmes autochtones qui, en quelque sorte, ont repris le flambeau39, la cueillette des

38 Toutefois la "cueillette" des buis se cantonnerait pour l'instant aux départements du Var et des Alpes Maritimes, où elle serait prise en charge par des Italiens. 39 Dans cette catégorie des jeunes ou des jeunes adultes du "pays", nous n'avons rencontré en fait qu'une seule personne témoignant d'un intérêt certain pour les plantes à vocation alimentaire ou médicinale. -26- PPAM est aujourd'hui essentiellement une spécialité de néo-ruraux. Le domaine des plantes sauvages est même le seul à donner lieu à une véritable professionnalisation de l'activité de cueillette, c'est-à-dire à une activité soutenue et continue tout au long de l'année, et non ponctuelle comme le sont les cueillettes du champignon ou de l'argousier. C'est pourquoi nous allons l'aborder un peu plus en détail.

m. LA CUEILLETTE NÉO-RURALE Si les néo-cueilleurs travaillent tous plusieurs plantes, le nombre et la variété de celles-ci sont extrêmement variables d'un cueilleur à l'autre: de quatre/cinq à soixante-dix40 selon l'envergure de l'entreprise, le type de débouchés et la spécialisation de chacun. Le thym, la lavande, le romarin, le millepertuis et la sarriette comptent parmi les plantes les plus cueillies, constituant une sorte de base de production commune à tous les cueilleurs. Dans un second groupe nous rangerions l'achillée millefeuille, le cynorhodon41, le tilleul, l'origan, le genévrier, le fumeterre et le buis; et dans un troisième enfin la prêle, le bleuet, le melilot, la bruyère, l'aubépine ou la mauve. Mais certains - ceux notamment qui se spécialisent dans les plantes séchées - accèdent à une variété de produits encore plus importante42 (voir la liste annexe II).

1) Les pratiques de la cueillette néo-rurale a) La quête des stations Dans le cadre de la cueillette néo-rurale professionnelle toute activité a pour préalable la découverte et la disposition d'une station43. Pour nos néo-cueilleurs la première démarche consista donc à trouver de tels espaces, puis à les contrôler, à se les "approprier". La qualité d'une station tient à sa proximité par rapport au domicile du cueilleur et à son abondance en produit

40 A l'époque de la pleine production HV., cueilleur-transformateur dans le Jabron, ne proposait pas moins de 258 huiles essentielles, dont 70 effectivement étaient issues de plantes locales! 41 C'est le fruit de l'églantier. 42 Le catalogue de MC, qui passe pour l'une des bonnes spécialistes de la plante sauvage séchée et qui en travaille une grande variété, compte ainsi 52 végétaux. 43 La station est cet espace, généralement situé dans le saltus - champs ou parcours abandonnés, marges de la forêt -, dans lequel telle plante pousse naturellement en quantité: on parle ainsi d'une station de thym, de lavande, de bleuets... -27- de qualité ; et on imagine là dans quelle quête durent se lancer les (meilleurs afín de découvrir - avant les autres - le bon coin. Le repérage de ces stations peut s'effectuer par hasard - à l'occasion d'une promenade -, mais il se réalise le plus souvent par ouï-dire soit auprès de confrères cueilleurs - s'il ne sont pas concurrents sur le même produit -, soit auprès de personnes du cru (voisins, commerçant...). Si ces espaces de cueillette peuvent se situer dans le domaine privé ou public, dans les deux cas leur accès suppose un arrangement avec le propriétaire: ce pourra être donc un particulier, la mairie ou l'O.N.F. Le repérage systématique des propriétés - à travers par exemple les plans cadastraux - semble peu usité : on préfère se rendre sur place et s'informer. Avec un propriétaire particulier, l'arrangement se fera à l'amiable: celui-ci peut demander un dédommagement - parfois monétaire, mais rarement -, comme il peut ne rien exiger. Mais dans ce cas le cueilleur a tout intérêt à retourner le service rendu, d'une manière ou d'une autre - offrir un peu d'huile essentielle, débroussailler le terrain...-, de manière bien sûr à fidéliser le contact, entretenir la bonne relation, seule garantie pour lui de pouvoir continuer à exploiter la station. Avec les institutions publiques, la négociation prévaut aussi: s'il existe bien une liste officielle des prix (au kilo) pour les végétaux cueillis, ces tarifs semblent si peu adaptés que l'on paye généralement au forfait. Il restera ensuite à gérer "sa" station, c'est-à-dire à l'exploiter de manière à ce que la plante se reproduise correctement d'une année sur l'autre et, de façon plus générale, à ce que la station ait une longue vie. Or à ce niveau nous savons que le néo-cueilleur travaille généralement d'une manière artisanale, respectueuse de l'environnement - par opposition à la cueillette "industrielle" dévastatrice, parfois pratiquée à la moto-faucheuse -, des conditions qui vont effectivement dans le sens d'une préservation de leur matière première.

b) Calendrier En nous fondant sur le témoignage de MC, cueilleuse qui travaille habituellement une bonne variété de plantes, voyons comment se déroule une année de cueillette. " Je démarre en général mon année avec le tussilage, en février, et la termine avec le cynorhodon, en décembre, puisquHl faut attendre les premières gelées pour le cueillir...". L'effort de cueillette s'étend donc pratiquement sur toute l'année, la période de repos étant à situer dans le creux de l'hiver. Entre ces deux limites, MC. passera d'une plante à l'autre en fonction de l'arrivée à maturité de chacune. Exception faite de quelques périodes de temps forts (fin du printemps - été: période de la Saint-Jean), celles où plusieurs plantes seraient simultanément -28- bonnes à cueillir, celles encore de plantes à maturation courte - le tilleul "passe" ainsi en quatre jours -, périodes où le cueilleur doit alors aller vite, il dispose habituellement d'une grande latitude pour aller prélever. Il ne sort pas tous les jours, loin s'en faut, peut se permettre de laisser passer les intempéries (pluie, vent), et attendre le bon moment Le temps passé sur la station, à cueillir, reste globalement très difficile à estimer. "Je m'y suis essayé une fois , nous rapporte AD., et je suis arrivé à un total annuel de 4 à 500 heures de travail effectif ". Compte tenu du fait que cet informateur, néo-cueilleur en Cévennes, ne nous semble en définitive guère installé dans le métier - arrivé depuis peu et pas encore convaincu d'y rester -, et qu'il ne travaille en outre que trois produits (thym, romarin et bruyère "callune"), cette estimation nous paraît toutefois minimale. L'augmenter d'au moins 50 % (600-800 heures) serait une évaluation plus raisonnable du temps passé à la cueillette proprement dite, nous semble-t-il, dans le cas du professionnel qui s'y consacre tout entier.

c) La journée de travail, les déplacements Par contre lorsque le cueilleur sort, il passe généralement une bonne partie de sa journée sur la station, ou en déplacements. Le même AD. par exemple, s'il reconnaît peu sortir, nous avoue " cueillir d'un trait, pendant six heures d'affilée " lorsqu'il va prélever. Il nous faut compter aussi avec les déplacements. Il est bien rare en effet que le cueilleur trouve à proximité immédiate toute les plantes dont il a besoin, de sorte qu'il doit rejoindre des stations parfois fort éloignées. MC, elle, y échappe quelque peu: "je dois seulement, dit-elle, aller chercher la primevère "coucou" du côté de Lus-la-Croix-haute, mais ce n'est pas très loin ". Mais nous verrons GG, du Jabron, aller cueillir le laurier sur la côte varoise, et HV, du Jabron aussi, s'approvisionner en mimosa et en lentisque près de Nice; quant à PP., de Céreste, il part cueillir les premiers thyms près du littoral varois. Même lorsque la station est proche, le cueilleur sort donc souvent "pour la journée", prenant en général son casse-croûte sur place. Parfois, lorsque la destination est lointaine, et surtout le produit à cueillir abondant, ces sorties peuvent prendre l'allure de véritables "campagnes". Ainsi FS., des Cévennes gardoises, vient cueillir ses lavandes en Drôme, où il passe naturellement plusieurs jours sur le terrain. Ces campagnes sont alors l'occasion de retrouver quelques amis qui résident sur les lieux. Si le cueilleur tient généralement un calendrier de ses récoltes, qu'il complète et nuance année après année de manière à prévoir - en fonction du temps, de l'altitude, des produits - la bonne période de maturation, rien ne vaut une -29- évaluation sur place. La nécessité d'un tel contrôle s'impose d'autant plus que le temps de maturation du produit à collecter est court.

d) Gestes, panoplie et partage des tâches " Nous à SIMPLES M ce qu'on a essayé de perpétuer, c'est le vieux geste du cueilleur à la faucille... ". Cette éthique, cette déontologie du métier est en effet très présente et concerne, non seulement les adhérents à SIMPLES, mais encore la plupart des néo-cueilleurs de plantes sauvages. Elle s'inscrit bien sûr dans le droit fil de ce "respect de la nature et de l'équilibre naturel" que revendiquent fortement ces artisans de la cueillette, précepte qui, ne l'oublions pas, les a poussés vers la campagne, et conduits à y choisir telle activité. Aussi le petit matériel de prélèvement se réduit à sa plus simple expression et il reste constant: faucille en ce qui concerne les herbes tendres, sécateur pour les ligneux et épineux, tandis que les fleurs délicates se prélèvent à la main. Même chose pour les ustensiles de portage, une panoplie qui nous renvoie ici directement à l'image du cueilleur traditionnel: "saquettes" et "bourras"45 pour ce qui concerne le stockage du produit durant le temps de coupe et son transport depuis la zone de cueillette jusqu'au véhicule, même si le cueilleur tend aujourd'hui à s'adapter en utilisant, selon sa fantaisie, de nouveaux types de contenants (cartons, bâches imperméables, sacs, etc.). Le volume de la cueillette dépend étroitement de la spécialité du cueilleur: distillateur ou non distillateur. S'il distille, il brasse normalement des quantités beaucoup plus importantes que s'il se limite au commerce de détail des plantes séchées. Voyons le cas particulier d'un cueilleur moyen qui fournit en plantes séchées une coopérative "bio", son propre apport étant fixé par contrat (tacite) à 100 Kg de thym, 300 de romarin, 200 de bruyère et 40 de lavande. Sachant que le rapport produit frais/produit sec est en moyenne de 7 à l45, ce cueilleur devra

44 II s'agit du Syndicat Inter Massifs pour la Production et l'Économie des Simples, le générique "simples" servant lui-même à désigner et à regrouper toutes les plantes de la pharmacopée traditionnelle, d'utilisation directe, "simple". 45 Ce sont les deux contenants de la cueillette traditionnelle. La "saquette" est une pièce de toile qui, pliée et portée en bandoulière, permet au cueilleur de ranger son produit au fur et à mesure qu'il le cueille. Le "bourras" est cette autre pièce de toile, beaucoup plus grande que la précédente (env. 2m x 2m), qui reste elle sur le bord de la station et dans laquelle les cueilleurs viennent déverser leur saquette une fois pleine. Une fois rempli et noué par les 4 coins, le bourras était chargé sur la bête de somme qui acheminait donc le produit vers la ferme. 46 Ce rapport varie évidemment d'un produit à l'autre et, pour un même produit, il dépend aussi de son degré de maturation, du temps qu'il fait, et de la période de la journée durant laquelle on le prélève. -30- donc couper et manipuler environs 700 Kg de thym et 250 de lavande, 2,1 tonnes de romarin et 1,4 de bruyère. Si ce producteur disposait d'autres débouchés ou devait distiller, il devrait cueillir plus. Si au contraire il écoulait son produit en détail, par exemple sur les marchés locaux, il serait tenu à des quantités moindres. De là découle encore le choix du moyen de transport à utiliser entre le lieu de la cueillette et celui de la transformation du produit: camionnette pour les volumes importants, ou simple automobile particulière pour les petites quantités47. Si de nombreux cueilleurs travaillent en solitaire, certains autres le font en couple et il était intéressant là de voir comment s'opérait la répartition des tâches. Nous avions bien sûr l'image d'un femme traditionnellement cueilleuse. MC. et RD. requièrent pour cueillir l'aide de leurs compagnons. On note dans ces cas un retrait sensible de la femme par rapport à la tâche de cueillette, prise en charge plutôt par l'homme. Celle-ci paraît s'orienter davantage vers les activités de transformation du produit, qu'il s'agisse de la distillation, ou simplement de préparations à base de plantes. Signalons enfin que lorsque la collecte doit être abondante (une commande), ou terminée à temps, le cueilleur peut toujours solliciter le concours gracieux d'amis ou de parents.

2) Destination du produit et ses transformations Si tout néo-rural tâche le plus possible de se soigner lui-même par les plantes, puisque c'est là sa philosophie, il est clair que, comme professionnel de la cueillette - devant tirer de là un revenu, donc -, il destine l'essentiel de sa production à la commercialisation. Si la vocation réelle et symbolique du produit est toujours la même - vocation thérapeutique -, on observe néanmoins deux grands types de débouchés, qui définissent en amont des conditions de gestion du produit - volumes, techniques de transformation -, tout à fait différentes: d'une part la vente directe aux consommateurs des plantes séchées, et d'autre part la vente de produits dérivés (huile essentielle, hydrolat...) à des laboratoires pharmaceutiques. La plupart des informateurs rencontrés jouent en fait sur les deux registres; seuls quelques uns - respectivement deux et trois - s'étant spécialisés dans un domaine ou l'autre.

47 Ainsi AD. transportera par exemple dans son "break" environ 350 Kg de marchandise par"voyage". -31- a) Plantes séchées La stricte commercialisation des plantes séchées est plutôt l'apanage de ceux qui d'une part n'ont pas pu ou pas voulu investir dans un matériel de transformation lourd (l'alambic) et qui d'autre part privilégient le contact direct avec le consommateur, par conséquent le suivi de celui-ci et de leurs produits. Dans ce dernier cas, en effet, la phase de transformation se trouve réduite à sa plus simple expression; elle consiste à sécher et à trier le produit de cueillette, ce qui suppose une infrastructure de séchage et de tri qui peut être assez sommaire: claies, tamis, espace sec et aéré. Par contre, dans la mesure même où il ne "fait" que de la plante séchée et où il se confronte directement à la demande des particuliers, le producteur est ici tenu de proposer un grand choix de produits, un catalogue aussi diversifié qu'étoffé, ce à quoi il parvient en traitant en général une grande variété de plantes - mais en petite quantité -, et en confectionnant quelques petites préparations fondées sur la combinaison de ses différentes matières premières: huiles de macération, mélanges pour tisane ou pour cuisine, boissons rafraîchissantes, voire plats cuisinés, etc. Qu'elle s'effectue sur la base d'un contact direct, dans le cadre souvent des petits marchés locaux (Apt, Forcalquier, Manosque, Sault, Carpentras...), ou qu'elle se réalise "par correspondance" - depuis l'amélioration des services postaux -, il s'agit toujours ici d'une relation directe entre le producteur et sa clientèle de consommateurs particuliers. Aux dires de nos informateurs, voilà le marché le plus rentable et donc celui vers lequel il conviendrait de tendre et qu'il faudrait développer. Un mode d'écoulement du produit plus gratifiant aussi, compte tenu de la philosophie de ces "artisans": suivi de leur produit et de leurs clients, rôle de conseil. Cela dit, dans la mesure où le marché est aussi capricieux et la clientèle des particuliers rarement assez stable et étoffée pour absorber une production même artisanale, la solution peut être de s'engager également sur le marché du demi-gros. Les plantes vont alors fournir les stocks des coopératives spécialisées dans les produits biologiques - qui se chargeront elles-mêmes, mais à plus grande échelle, de fournir les commerces de détail -, ou ceux de la petite industrie alimentaire48.

48 Ainsi MC a fourni en thym une biscuiterie locale. Mais devant l'ampleur de la demande -10 KG de thym séché par semaine! - elle ne put tenir ce marché que 3 ans, pour le céder ensuite à une autre cueilleuse. -32- b) Produits derives La confection de produits dérivés tels que l'huile essentielle ou l'hydrolat49 suppose bien sûr une intervention plus lourde de l'homme sur le végétal: sa distillation. Opération qui suppose l'utilisation d'un appareillage lui-même relativement élaboré, et d'un investissement assez important: l'alambic. C'est pourtant - on l'a dit - un mode de production assez largement majoritaire au sein de notre population de référence. Certains de ces cueilleurs possèdent un appareil, les autres opérant "à façon", c'est-à-dire sur l'appareil d'un tiers mais en surveillant eux-mêmes la distillation. Dans la mesure en effet où leur activité repose surtout sur la qualité du produit, ils accordent au processus de distillation une grande attention50, tout comme ils l'ont fait dans le choix de la plante (sauvage). La plupart des plantes aromatiques bonnes à sécher étant aussi bonnes à distiller, on va retrouver dans ce domaine la quasi totalité des produits de grande cueillette ci-dessus évoqués: thym, lavande, romarin, sarriette, achillée millefeuille, millepertuis et genévrier. A cela nous ajouterons des plantes qui restent peu utilisées en l'état - même séchées -, mais qui, à des fins d'aromathérapie, trouvent un intérêt auprès de nos informateurs distillateurs, les conifères notamment: cyprès, cèdre et pins (noir, maritime et sylvestre). Dans le contexte "distillation", si l'on retrouve une variété moindre de produits que n'en nécessite la vente directe de plantes séchées, les quantités de chacun des produits traités - et par conséquent cueillis - s'avèrent en revanche généralement beaucoup plus importantes. La raison tient à un mode de transformation particulièrement contraignant - une grosse quantité de produit pour obtenir un peu d'essence51-, mais surtout au fait que le commerce du produit ne se situe plus ici au niveau du détail, mais du demi-gros, quand ce n'est pas du "gros", où la demande est à la fois régulière et soutenue. En effet, si l'on trouve aussi quelques petits flacons d'huile essentielle dans les points de vente locaux, voire sur l'étal des marchés, l'essentiel de la production s'oriente vers les laboratoires. Et cette relation aux institutions médicinales (pharmacies, herboristeries...) n'est pas nouvelle: "à une époque j'ai beaucoup

49 Sous-produit de la distillation. Solution acqueuse contenant en dissolution des substances extraites des végétaux par distillation. 50 Ils pratiquent en particulier des distillations de longue durée, par opposition aux distillations "industrielles'' qui se réalisent en un temps court. Il faut savoir que 80 % de l'essence "passe" durant les 20 premières minutes; pour obtenir les produits en "queue de distillation", il convient de prolonger le processus. 51 Pour la lavande par exemple on compte entre 100 et 150 Kg de produit pour obtenir un kilo d'huile essentielle. -33- cueilli pour la pharmacie de Manosque" nous dit l'une, et RD., GG. ou MC. ont vendu à Boiron, aux éts. Sibourg, ou à P. Franchome... Il s'est produit depuis un élargissement géographique de la demande (à la Suisse, à l'Allemagne), et ces laboratoires paraissent de plus en plus spécialisés dans les médecines "douces": phyto- et aromathérapie, homéopathie... En général, la chaîne opératoire de transformation s'arrête là, l'huile essentielle - ou l'hydrolat ou l'eau florale - étant donc la forme la plus élaborée sous laquelle le produit végétal quitte son aire de cueillette d'origine. Un seul de nos informateurs - certes bien équipé en matériels de laboratoire - va de plus utiliser ces huiles comme matière première utile à la confection d'autres produits dérivés (gels aromatiques, bains aromathérapiques, huiles de massages, etc.).

IV LES PLANTATIONS Les plantes que travaillent actuellement les néo-cueilleurs ne sont pas toutes des "sauvages". On pourrait même dire que les plantes prélevées aujourd'hui dans le pays de Lure sont de plus en plus des plantes cultivées. La domestication de la plante sauvage - sa mise en culture donc - n'est certes pas ici un phénomène nouveau. Nous avons bien sûr l'exemple de la lavande. Dès les années 1950 les paysans locaux commencèrent en outre à faire quelques petits essais d'estragon, de sauge ou de menthe. Et ce mouvement non seulement s'est perpétué mais il s'amplifie aujourd'hui: à Montlaux par exemple, commune au pied de Lure, 50 % de la surface cultivable se couvre de plantes à parfum, aromatiques ou médicinales: sauge, thym, estragon, menthe, lavande, hysope... Ces cultures sont surtout le fait de jeunes agriculteurs autochtones, les quelques rares à être donc restés au "pays", et qui pratiquent bien entendu une agriculture tout à fait conventionnelle - comprenons non "bio" - suivant en cela l'exemple de leurs aînés: orientés toujours dans le sens du progrès... Le fait nouveau tient sans doute à ce que les cueilleurs néo-ruraux s'y mettent également, us cultivent façon "bio", certes, mais ils cultivent, interrompant ainsi une longue expérience de cueillette fondée seulement sur l'éthique du sauvage et de l'itinérance. Les causes de ce revirement sont à chercher dans la difficulté qu'il y a aujourd'hui à bien gérer une "station": outre les phénomènes purement biologiques (vieillissement, dépérissement du produit), ils doivent faire face eux aussi à une rude concurrence. Bref, se pose le problème du contrôle de la production, et de l'amélioration de la rentabilité. -34- LE RAPPORT AU TERRITOIRE

Pour le nouveau venu à la campagne, après la période de l'installation proprement dite, se pose très vite la question de la relation au milieu. Un "milieu" qu'il conviendra de concevoir ici dans son acception la plus large: le milieu physique certes - un espace, un territoire, un terroir, et l'ensemble de ses ressources exploitables -, mais aussi un milieu humain - la communauté autochtone, ensemble des individus qui habitent ce lieu -, et enfin un milieu culturel - ensemble des savoir-faire, ceux notamment au moyen desquels les autochtones exploitent les ressources de ce terroir et, plus particulièrement encore, les savoirs traditionnels en matière de plantes et de cueillette. Cette (nouvelle) relation au milieu "campagne" prend acte de et se fonde sur la mutation fonctionnelle de la campagne: de milieu de travail elle devient, globalement, un milieu de loisir. Et milieu du loisir, elle va l'être doublement. D'abord comme simple cadre de vie, comme décor résidentiel, en ce qu'elle constitue un environnement plutôt agréable et susceptible surtout de distraire du modèle environnemental dominant qu'est celui de la ville; ensuite comme espace effectivement propice à des pratiques de loisir. Dans ce cadre-là, en outre, la relation se structure autour de deux approches totalement nouvelles du milieu: une approche écologiste, qui vise précisément à la préservation de cet environnement, de sa différence et de sa spécificité, et une approche culturelle qui, en plus d'introduire un nouveau type de loisir, vient nourrir symboliquement le lieu. Nous allons donc voir la campagne être perçue tout à la fois comme domaine de la nature et espace de la tradition, une "nature" et une "tradition" d'ailleurs pareillement considérées comme patrimoine, c'est-à- dire comme des "objets" devant être au moins préservés, et fortement valorisés. On ne manquera de noter ici le caractère contradictoire de cette double orientation: alors que d'un côté on privilégie l'image d'une nature "sauvage", c'est-à-dire non civilisée ou décivilisée, de l'autre on s'intéresse au patrimoine qui est lui, par excellence, signe de culture et de civilisation. -35- I. RELATIONS AU TERRITOIRE (le milieu physique) Lorsque les premiers nouveaux habitants arrivent à la campagne, les trois grands espaces constitutifs de ce domaine campagnard ont déjà, et largement, accusé le coup de la déprise: l'espace habité est en voie de désaffection; l'espace agricole, maintenant délaissé, s'enfriche, paraissant redevenir sauvage; et l'espace sauvage au contraire s'étend, d'une manière donc inversement proportionnelle à ce que se rétrécit l'espace agricole. Or cette situation, si elle désole le paysan local, "correspond" au contraire au attentes du nouvel habitant. D'une manière tout fait pratique, la désaffection de l'habitat local lui assure d'abord les conditions d'une installation "à bon compte" à la campagne. Quant à l'ensauvagement de la nature, outre le fait qu'il va constituer un terrain très favorable pour les cueillettes - pour les quelques uns, donc, qui engageront un rapport de travail à la terre -, il entre tout à fait dans cette logique de la campagne refuge, campagne décor, campagne loisir.

1) L'espace habité Sur 100 logements recensés en 1990 dans les Alpes-de-Haute-Provence, seul un tiers aura été construit avant 1945. C'est dire combien le changement à la campagne se manifeste aussi par une extension du domaine habité, extension qui commence donc au lendemain de la seconde guerre mondiale et qui s'effectue selon un rythme qui paraît même s'accélérer52. Le phénomène touche principalement la périphérie des villages avec la construction de lotissements, et semble être le fait surtout de rurbains, de résidents secondaires, voire d'autochtones53. Comme on va le voir, néo-ruraux et néo-résidents investissent en effet le plus souvent un habitat ancien, qu'ils entreprennent de restaurer.

a) Manières de s'installer Les témoignages recueillis auprès des nouveaux habitants nous révèlent que le lieu particulier où l'on va s'installer tient plus du hasard que de la préméditation. Chez les néo-ruraux en particulier, s'il y a bien choix de venir vivre à la campagne, s'il y a aussi orientation préférentielle vers telle ou telle région, bien sûr, on ne trouve généralement le "Lieu" qu'une fois sur place et qu'au gré souvent d'un concours de circonstances. Ainsi HV. qui a trouvé sa

52 En effet, alors que 47,1 % des logements actuels auront été construits en 30 ans (1949- 1981), 18,9 % l'auront été en seulement 8 ans (1982-1990) 53 En faisant construire la "maison moderne" - généralement sur un terrain qu'il possèdent en périphérie du village - les autochtones participent également à cette extension de l'habitat. -36- maison dans les petites annonces du "Monde": " Compte tenu de ce que je voulais faire (les plantes) je cherchais évidemment plutôt dans le sud de la France... Mais, là, ça aurait pu être partout... J'ai d'ailleurs beaucoup visité, notamment quelque chose dans les Pyrénées qui aurait pu convenir...Finalement j'ai atterri ici, dans le Jabron ". " C'était surtout l'idée du Sud, nous précise encore AL... Lorsqu'on est venu nous, la mode à Paris allait plutôt vers les Cévennes... On y est allé, effectivement, mais on n'y a rien trouvé... C'est par le biais d'un contact que mes beaux-parents avaient par ici qu'on a pu s'installer dans la région...". Les M. eux, sans vraiment connaître, cherchaient plutôt du côté du petit Lubéron " et puis voilà qu'un jour à Lacoste on tombe sur un gars qui ne payait pas de mine, le propriétaire du château... On a parlé des heures... Il nous a expliqué que dans Lure c'était à la fois beaucoup plus sauvage et beaucoup moins cher. On y est passé, et on a trouvé ". Dans le cas de MC, les circonstances de la venue dans la région sont encore plus rocambolesques: " nous pensions d'abord aller à Aubenas, en Ardèche, puisque l'on croyait que c'était là que se trouvait notre contact (un ancien copain de classe de mon mari)... Après une recherche vaine, il s'est avéré qu'il habitait en fait Aubenas-les-Alpes!... Comme il nous assurait en outre que la boîte où il travaillait justement embauchait, on l'a rejoint ici...". Un autre , venu de l'est de la France: " moi je me serais bien vu aller bûcheronner dans les forêts du Canada, mais ma femme y était plus réticente... Cela dit le sud m'attirait aussi. La Provence pour moi, c'était le soleil, et aussi beaucoup le mythe Giono, Bosco... On a d'abord atterri à Céreste, mais la question de trouver quelque chose de plus définitif s'est vite posée. On a cherché dans les Cévennes, en Camargue, puis on est revenu... Le problème, c'est que du côté du Lubéron les prix commençaient à flamber. Pour nous, il fallait donc un peu plus s'enfoncer vers l'intérieur, au nord. On a trouvé dans le Jabron...". Les P., enfin - mais les exemples pourraient être encore nombreux -.n'avaient jamais mis les pieds dans le département des Alpes- de-Haute-Provence. " On s'était fixé comme zone d'installation le 26, de préférence, le 05 ou le 04... On a effectivement commencé par la Drôme, continué par les Hautes Alpes... Ici à Montlaux ça été la dernière maison que l'on a visité, et ça été la bonne! ". Pour ces néo-ruraux, et pour cette période de l'installation, il convient de tenir compte aussi de l'argument économique. Chez ceux de la première vague (années 1970), il ne remet pourtant jamais en cause la venue à la campagne: on y vient de toute façon... On est là pour changer, surtout, pour la nature et non pour le confort. Bien qu'installé de manière précaire, on apprécie quand même: " dès le premier matin, je me suis sentie tellement bien ici, que j'avais le -37- sentiment d'y avoir toujours vécu...". On note d'ailleurs que ces néo-ruraux connaissent tous, au départ, une certaine période d'errance, de flottement: de maison en maison, de location en location. Ce n'est qu'ensuite que la différence s'effectue. Les mieux nantis - comprenons ceux qui ont en ville encore quelques avoirs, ou qui bénéficient d'une aide familiale - en arrivent à acheter et s'installer plus définitivement, même si la propriété acquise reste très souvent à reconstruire. Avec les néo-résidents, arrivants de la seconde vague, le problème est un peu différent. On sent bien que ceux-là n'ont fait effectivement le pas d'une "vie à la campagne" qu'après avoir réuni les moyens de ce projet. De sorte qu'ici il n'y pas ou peu de période de latence. Ils se donnent en général un temps pour trouver la maison imaginée, et lorsque "c'est le coup de foudre " ils sont souvent en mesure de pouvoir se l'offrir. Mais en définitive ce caractère aléatoire du choix du lieu d'installation à la campagne concerne tout autant les autres catégories de nouveaux habitants. IB., Marseillaise d'origine, nous rapporte comment elle a trouvé sa résidence secondaire: " Je cherchais en Haute-Provence, bien sûr, par le biais de la revue "Maisons de France", mais je n'étais pas du tout fixée sur un lieu particulier... J'ai beaucoup visité... Celle-là m'a plu tout de suite parce qu'elle était habitée ". De même pour cet autre informateur, que l'on pourrait ranger tout à fois parmi les rurbains et les migrants du chômage: " On venait en vacances dans la région depuis six ans, et ça nous plaisait bien... J'ai un frère installé à Dauphin, et un autre à ... Quand j'ai perdu mon emploi dans le nord, et qu'il a été question de venir s'installer par ici, j'ai fait quelques démarches à droite et à gauche... J'ai su que j'avais une place dans les H.LMde Cruis seulement la veille du déménagement! ". Seuls en définitive ceux qui possèdent quelques attaches particulières au lieu - autochtones partis en ville, mais fréquentant à nouveau la campagne comme résidents secondaires-, échappent à ces hasards de la localisation. Ce non-choix du lieu particulier nous semble compter pour beaucoup dans la relative indifférence du nouvel habitant - on y reviendra - par rapport à la notion de territoire, de territoire communal en particulier.

b) La maison à la campagne: un espace refuge Nous tirons des témoignages l'impression que la campagne, la nature est avant tout perçue comme un refuge, un espace de l'isolement donc, mais aussi du ressourcement et recommencement, comme un espace protégé favorisant la création de son propre univers. C'est vrai pour les néo-ruraux que nous avons vu rechercher les campagnes les plus reculées afin d'y jeter les bases d'une -38- nouvelle expérience sociale, à l'abri de la ville. C'est vrai pour les néo-résidents qui, avec moins d'illusions certes, firent aussi avec la campagne le choix d'une autre vie. C'est vrai aussi pour les rurbains qui eurent à choisir entre banlieue ou campagne. C'est vrai encore pour les migrants du chômage qui trouvent dans cette "mise au vert" un moyen de masquer l'exclusion de la ville, en même temps que l'espérance d'une vie meilleure. C'est vrai enfin pour les résidents secondaires, bien sûr, qui, ponctuellement, viennent se distraire de l'emprise citadine. On reconnaît cette fonction de la campagne notamment dans les manières d'habiter. Dès le début de cette enquête, par exemple, nous avons été frappés de voir combien les néo-ruraux aimaient à se tenir à l'écart du noyau villageois, un fait que nous constations très amplement sur le terrain au gré des visites rendues chez les uns et les autres. Mais, à la réflexion, c'est bien là un phénomène général, qui concerne aussi d'autres catégories de nouveaux habitants. Ceux qui en avaient les moyens auront acheté une propriété assez vaste pour que l'habitation s'y trouve précisément isolée. Parmi nos informateurs néo-ruraux nous comptons ainsi quelques beaux domaines (200, 60, 50, 40... hectares), qui de plus, au moins au début, furent rénovés, habités et exploités de manière collective ce qui renforce encore l'image de monde "à part". Les néo-résidents, ceux notamment qui s'orientent vers l'accueil touristique, investissent également sur de vastes espaces54. Et, à ce que l'on entend dire, quelques résidents secondaires55 possèdent aussi de belles propriétés. Les autres, contraints de se rapprocher de l'habitat groupé du centre villageois, auront fait néanmoins en sorte de s'en isoler le plus possible: haies, murs, barrières... qui protègent donc la maison et, très souvent aussi, le petit jardin. Comme l'illustre l'exemple de Cruis, le centre villageois regroupe aujourd'hui principalement des autochtones, issus de vielles familles du cru et, au contraire, les tout nouveaux arrivants, population souvent marginalisée, en quête de facilités, que la commune aura réussi à "caser" ici et là, dans le vieil habitat non rénové du village. Nous ajouterons à cette population d'habitat groupé celle des résidents secondaires installés là depuis longtemps, les "habitués", qui n'avaient que les moyens de s'offrir "la maison" - et non "la propriété" - et qui s'avèrent désormais intégrés à la société autochtone.

54 Des maisons assez grandes pour y réaliser plusieurs chambres d'hôte, et aussi, souvent, du terrain (20,30...ha). 55 De riches "parisiens ", ou des étrangers (Belges, Hollandais...) -39- Ainsi dans le refuge "campagne", on s'en crée donc un autre: le refuge domestique. Espace de l'isolement et du ressourcement, on l'a dit, mais aussi espace du recommencement dans la mesure où son choix correspond précisément au projet d'existence nouvelle. Par exemple - mais on y reviendra en conclusion - nous avons été frappé de voir combien l'installation à la campagne coïncidait souvent avec la venue d'un enfant. Ce territoire domestique, qu'il se constitue seulement d'une maison ou qu'il se complète de terres, nous apparaît donc comme l'espace primordial du nouvel habitant. On pourrait dire qu'il s'agit d'une base, arrière ou avancée selon que l'installation est ancienne ou récente, à partir de laquelle il va profiter du plus large domaine alentour. Comme nous le rapporte les P., un couple de Parisiens installés à Montlaux " sans jamais auparavant y avoir mis les pieds: nous on s'est fixé une discipline; tous les mercredis - notre fille ne va pas à Vécole - on part... On part le matin et on revient le soir, on pique-nique en route, et là on découvre, on apprend à connaître le département ".

2) Terres utiles au travail (l'espace agricole) Grignoté d'un côté par l'extension du domaine habité, on l'a vu, l'espace agricole traditionnel se rétrécit surtout au profit du domaine "sauvage": la friche puis la forêt gagnent partout où les champs ne sont plus cultivés et où les troupeaux ne passent plus... Si les effets de la déprise se font particulièrement sentir immédiatement après la seconde guerre mondiale, la tendance ne fera que se confirmer par la suite. Ainsi de 1970 à 1988 le "pays de Giono" aura encore perdu, en moyenne, 24,6% de ses exploitations agricoles, mouvement qu'accompagne une baisse de 30% de la surface agricole utilisée56. Cela dit, au moment de la venue des premiers nouveaux habitants, cet espace continue d'être perçu comme un domaine du travail dans la mesure où il est un espace extrêmement favorable aux pratiques de cueillette. Ces territoires de la friche et de la jachère, en effet, ces espaces de champs anciennement cultivés, mais encore trop récemment abandonnés pour que la forêt ait pu véritablement y prendre pied, sont en effet le domaine de prédilection de l'émergence et du développement de la plante sauvage57. C'est aussi le territoire privilégié pour le ramassage des fruits semi sauvages (châtaigne, amande, "campanette"...), comprenons ces fruits anciennement cultivés mais redevenus sauvages sous

56 Source: Recensement Général Agricole 1988; Rapport de l'association "le pays de Giono" Cf. note 1 p.9. 57 Comme nous le dit Lieutaghi "C'est - le saltus: jachères, friches, parcours - l'espace majeur du récolteur de simples." (1986, p. 42). -40- l'effet de la déprise. Ainsi, parmi les rares nouveaux habitants, qui, en plus de vivre "à" la campagne - usage ludique du milieu -.entendaient aussi vivre "de" la campagne - usage économique du milieu -, les néo-cueilleurs notamment et les agriculteurs biologiques trouvèrent dans cet espace agricole un territoire à la mesure de leur activité.

a) La question du conflit Considérant l'importance des différences culturelles de départ, mais surtout la nécessité, néanmoins, pour chacun, de partager un même espace, nous émettions l'hypothèse de l'existence de conflits entre autochtones et néo-cueilleurs. Or à l'examen des témoignages, qu'ils nous viennent des uns ou des autres, nous n'en trouvons pas trace et, à la réflexion, on peut dégager effectivement une longue série de facteurs susceptibles de désamorcer le conflit : - l'état de la campagne à l'arrivée des néo-ruraux (en voie de désaffection); - le fait que les cueillettes s'effectuent principalement sur le saltus, terrain sur lequel les autochtones se montrent bien entendu moins regardants; - la non concurrence entre autochtones et arrivants sur un même produit, les premiers ne s'intéressant aux plantes sauvages que de façon marginale ou résiduelle; - le caractère artisanal des cueillettes d'alors, une exploitation par conséquent non dévastatrice de l'environnement; - et peut-être surtout la nécessité pour les néo-cueilleurs d'entretenir avec les riverains de bonnes relations, seule condition - on l'a vu - pour une "appropriation" des aires de cueillettes. D'une manière plus générale il nous faut encore souligner des différences de perception de la nature entre l'un et l'autre groupe, sujet sur lequel nous reviendrons d'ailleurs un peu plus en détail (Cf. p. 46). Tandis que le paysan d'ici se trouve confiné dans un territoire aux frontières très précises et marquées - d'où la nécessité pour lui, effectivement, de s'approprier et réapproprier en permanence cet espace, puisqu'il est le sien propre -, le nouvel habitant engage lui un rapport beaucoup plus universel à la nature, une nature-concept d'abord, une nature délocalisée, comprenons largement dégagée de ses limitations territoriales. Cette question de l'appropriation/réappropriation de l'espace par les autochtones et/ou les nouveaux habitants nous semble un point clef de la recherche et méritera d'être longuement explicitée par la suite, les enquêtes permettant de nuancer voire de contredire un point de vue de départ, largement renforcé par un certain nombre d'études, attribuant aux populations nouvelles cette volonté d'intégration par l'appropriation du milieu naturel. -41- L'essor des plantations en PPAM - caractéristique forte, on l'a dit, du développement actuel de la cueillette néo-rurale - et le mouvement d'acquisition de nouvelles terres qu'il suscite seraient certes de nature à tendre quelque peu les relations entre des néo-cueilleurs demandeurs d'espaces à planter et des autochtones possesseurs traditionnels de ces espaces. Tous les informateurs concernés sont en effet unanimes pour souligner la difficulté qu'il y a - et que, semble-t-il, il y a toujours eu - à trouver, par exemple, des terrains à louer. "Ils voudraient bien louer, mais sans bail... Alors comment se lancer dans une entreprise qui ne portera véritablement se fruits que dans trois ou quatre ans dans ces conditions? ". Il est vrai que depuis la venue des premiers néo-ruraux les choses ont bien changées. La remise en culture des terres de la part des jeunes autochtones, sensibles peut être à l'exemple néo-rural lui-même, mais surtout conscients désormais de la fragilité de 1'"eldorado" citadin (stress, chômage, insécurité...), relance d'ailleurs permise et largement entretenue par le système des subventions, fait que le bien foncier agricole semble en passe aujourd'hui de retrouver une bonne valeur. Cela dit, entre gens également liés à la terre et respectueux tous de la propriété, il est bien rare que ces différences d'appréciations débouchent véritablement sur le conflit. La question du conflit se pose par contre lorsque autochtones et "étrangers" se retrouvent aujourd'hui rivaux par rapport à un même produit, souvent une denrée de bonne valeur commerciale : c'est le cas exemplaire du champignon - et a fortiori de la truffe - A un moindre degré on pourrait également évoquer l'argousier. Mais le conflit oppose alors les autochtones à des cueilleurs souvent non ruraux - "forains" pour le champignon, "Gitans" pour l'argousier - qui, parce qu'ils sont étrangers à la campagne et qu'ils doivent produire de manière intensive, ne semblent plus en mesure de respecter les codes locaux de cueillette.

3) Terres utiles aux loisirs (l'espace sauvage) Au sein du domaine non habité et non cultivé du "pays" de Lure, on ne compte que deux espaces spécialement aménagés pour le loisir: une petite station de ski sur la commune de St-Étienne-les-Orgues (sommet du versant sud- ouest de la montagne) et, au pied de la montagne, sur la commune de Redortiers, une chasse privée (300 ha. clos ). Pour le reste, à savoir l'essentiel, il s'agit de l'espace non cultivé, un territoire qui, pour n'être pas spécialement aménagé à cet effet, nous apparaît néanmoins aujourd'hui comme le domaine prioritaire du loisir. -42- C'est en effet là que l'on "exploite" le mieux les vertus caractéristiques et attendues de la nature: le vert, le calme, la place, le paysage, le bon air58... C'est en outre ici que l'on profite le plus intensément d'un autre de ses attraits, peut être le plus apprécié par ces populations en quête d'émotions perdues: le "sauvage", comprenons le supposé pur, originel, non civilisé59... Nous voyons s'y dérouler deux activités principales, pratiquées chacune par des groupes relativement homogènes de population (nouveaux et anciens habitants), dénotant ainsi une approche très différenciée du milieu: la simple promenade et la chasse.

a) La promenade " Mes premières expériences de cueillette ce sont en fait de longues promenades à cheval dans Lure... On avait quelques chevaux, et on partait en groupe, comme ça, à la découverte des plantes ". Même les cueilleurs néo­ ruraux donc, les seuls pourtant à avoir engagé par la suite un rapport véritablement économique avec la nature, se vouèrent dans un premier temps aux charmes d'un usage ludique de celle-ci. C'est vrai qu'ils étaient là aussi pour ça. La simple promenade à travers l'espace sauvage est aujourd'hui une pratique dominante, ici comme ailleurs. Sur quel petit chemin de quel coin de campagne pourrait-on aujourd'hui parier de jamais le parcourir de bout en bout sans y rencontrer le fameux randonneur (ou simple promeneur) et de sacrifier ainsi à l'habituel "bonjour" de connivence?... Si l'activité intéresse la plupart des nouveaux habitants, il conviendrait pourtant d'apporter quelques nuances, selon les motivations de la promenade et les manières de la pratiquer. Il y a en effet façon et façon de se promener. " // vous faudrait voir le dimanche dans Lure, nous rapporte le garde forestier, tous ces gens... Oh mais vous savez, Us ne s*éloignent jamais trop de la route... Ils aiment bien avoir toujours leur voitures à portée de vue!". Dans ces cas le besoin paraît donc se limitera "être dans la nature", sans rien y faire de particulier, et y être de façon ponctuelle: pour un moment, et à période fixe, le

58 En effet, comme le souligne Kalaora, "L'attitude contemplative est, de ce fait, devenue la norme du tourisme forestier" (1991, p. 121). 59 Ce qui bien sûr n'a pas toujours été le cas...L'image d'une nature cultivée, domestiquée, a en effet longtemps prévalu: "Car en effet pour André - un héros de Crèvecoeur - en Amérique, le paysage agricole est un paysage riant qui annonce les plaisirs terrestres, qui ne saurait d'aucune manière être obtenus dans la nature sauvage car il n'y a rien à regarder dans une terre inutile, c'est à dire dans une terre qui n'est pas cultivée" (Conan, citant De Crèvecoeur, 1985). C'était alors le spectacle de l'initiative et du travail humains, d'une civilisation en marche, et bien sûr le signe d'une confiance en ce progrès -43- samedi ou le dimanche. Nous rangeons dans cette catégorie la plupart de ces promeneurs du dimanche venus de la ville mais aussi les rurbains qui, installés depuis peu dans leur nouveau décor, profitent de ce temps libre pour découvrir leur nouvel espace de vie, ou le faire découvrir à quelques parents ou amis qui viendraient les trouver. D'une manière générale, on peut être surpris toutefois par le défaut de fréquentation de l'espace sauvage par les rurbains, comme si le fait d'habiter la campagne suffisait en soi. Ainsi SR, pourtant installée depuis un an à Cruis,nous avoue être " monter dans Lure seulement deux ou trois fois ". C'est vrai que dans ces cas la voiture reste l'instrument privilégié de l'accès à l'espace sauvage, le choix particulier de l'endroit où aller ne tenant plus ensuite qu'aux caractéristiques particulières du véhicule; avec un 4X4 on empruntera des chemins escarpés, alors qu'avec une simple voiture on se contentera comme la plupart des routes goudronnées. Avec les néo-résidents, mais aussi avec certains résidents secondaires - les plus sensibles à l'écologie, et lorsqu'ils séjournent longtemps (période de vacances) -, les sorties dans l'espace sauvage sont à la fois plus fréquentes et plus élaborées, tout du moins durant les premières années de leur installation à la campagne. " Lorsqu'on avait encore des chevaux, ils nous arrivait souvent d'aller faire de longues promenades alentours; on allait parfois loin, jusqu'à , et même dans la Drôme ". Mais surtout, dans ces cas, la sortie est motivée, souvent même doublement motivée, d'une manière ou d'une autre. Ainsi, quand ce n'est pas à cheval, on sortira à pied ou à vélo comme si l'effort rendu par l'exercice devait rendre plus cher le plaisir de la promenade. Mais on se lance aussi sur les chemins les plus écartés "pour" quelque chose: découvrir de nouvelles plantes ou panorama, surprendre quelques petits animaux, faire des photos, trouver quelques fossiles, etc. Lorsqu'elles se réalisent avec des enfants, ces sorties prennent d'ailleurs facilement une tournure didactique. S'il s'effectue dans le cadre privé, celui d'une famille de nouveaux habitants, ce type de fréquentation de l'espace sauvage trouve également pour cadre les structures de l'accueil touristique. Ainsi, pratiquement tous les propriétaires de maisons d'hôte nous ont dit organiser à l'intention de leurs clients quelques promenades autour du gîte, comme prise de contact avec le milieu. Et lorsqu'ils ne peuvent accompagner eux-mêmes, ils indiquent au moins à la clientèle quelques circuits pédestres ou l'orientent vers les professionnels de la spécialité comme les guides de pays. Les néo-ruraux de la première heure nous paraissent eux largement en retrait par rapport à ce loisir particulier de la campagne. C'est vrai que ceux-ci, à l'image de MC, ont largement profité de cette sorte de plaisir durant les premières années de leur installation à la campagne; un plaisir dont ils se régalent d'autant -44- plus aujourd'hui, rétrospectivement, que ces espaces étaient alors relativement peu encombrés, parce que délaissés parles autochtones, d'une part, mais encore préservé, d'autre part, de l'affluence des touristes « verts. C'est vrai aussi qu'ils arpentent en permanence cet espace à des fins professionnelles: cueillir et ramasser, ou faire du bois de chauffage. De ce point de vue l'immersion dans la nature est quasi permanente, ils ne manquent pas d'exercice, et on peut effectivement admettre qu'ils n'en redemandent pas. Ils se disposent simplement à accompagner quelques amis ou parents de passage lorsque l'occasion se présente. Une attitude qui commence d'ailleurs à concerner les néo-résidents eux-mêmes, quand ils sont installés là depuis quelque temps déjà: " Bizarrement, depuis que l'on est ici, on se balade moins... Avant d'habiter ici on n'arrêtait pas !.. Mais là non; de savoir que la campagne est là, juste après la porte, ça n'est plus la même chose... En fait, on ne sort plus aujourd'hui qu'avec un motif: cueillir, le bois... ". En ce qui concerne les pratiques des résidents secondaires dans l'utilisation de la campagne comme terrain de loisirs, l'approche, une nouvelle fois, doit être un peu plus nuancée. Il nous faut distinguer d'abord entre les séjours brefs à la campagne (un jour, un week-end) et ceux de plus longue durée (périodes de vacances). Dans le premier cas, on remarque que l'activité se concentre dans un environnement très proche de la maison, pour ne pas dire dans la maison elle- même. Le but principal est ici de rompre momentanément avec les habitudes de la ville, et la jouissance du simple cadre domestique, quand il est à la campagne, paraît y suffire amplement. On vit donc principalement à l'intérieur. Dans le second cas, il y a effectivement matière à fréquenter pour le loisir un territoire plus vaste. Mais à ce niveau il nous faut distinguer encore entre ceux des résidents secondaires qui restent à l'écart des pratiques villageoises autochtones et ceux, au contraire, qui s'y trouvent presque totalement intégrés, les premiers étant effectivement portés vers la promenade, tandis que les seconds partagent le loisir des gens du cru. Le déplacement au sein de l'espace sauvage peut enfin s'effectuer à moto, même si la pratique est ici encore assez peu usitée. Lorsque l'engin est adapté - cross, trial -, il permet de couvrir un domaine aussi large, joindre notamment des coins aussi reculés qu'on pourrait le faire en utilisant le cheval ou le VIT. Mais, comme on pouvait s'y attendre, la pratique se heurte à un problème d'image. Source de pollutions - sonore surtout, en plus des émissions de gaz -, le motocross n'est guère prisé des partisans de l'approche écologiste de la nature, catégorie dans laquelle se regroupent l'ensemble des néo-ruraux mais aussi une grande partie des résidents secondaires: non seulement ceux-là ne pratiquent pas, mais ils se montrent encore très critiques à l'égard de ceux qui pratiquent. -45- De sorte que ce type de loisir concerne principalement la population des jeunes autochtones. Nous trouvons ainsi parmi nos informateurs, un jeune cultivateur de PPAM - méthode conventionnelle bien sûr - qui aime ainsi partir "faire des virées dans Lure ".

b) La chasse Il ne viendrait guère à l'idée de l'autochtone d'aller se promener pour "rien", simplement pour se promener. Déjà le déplacement à pied ne manque pas de l'étonner quand il existe la voiture. De plus, longtemps contraint de rentabiliser le moindre de ses gestes, il considère ce déplacement surtout comme un moyen et non comme une fin en soi, moyen qui pourra à la rigueur prendre une tournure agréable - et ressembler à une promenade donc - lorsque la fin n'est pas d'un caractère trop contraignant. Nous continuons donc de voir aujourd'hui l'autochtone parcourir l'espace sauvage, en voiture jusque là où il le peut, à pied pour le reste, mais il le fait avec un but: surveiller son bien - lorsqu'il a des terres -, repérer quelques coupes pour son bois de chauffage, éventuellement cueillir, ou encore chasser, surtout, une activité ici traditionnelle et qui tout aussi traditionnellement se situe à mi chemin de l'économique et du ludique. Un habitant de Cruis se rappelle avoir " toujours vu les gens chasser ici... Même le sanglier, mais ils le chassaient alors en solitaires, ou en équipes très réduites, de 6 ou 7 personnes, et surtout Vhiver quand il neigeait de manière à le suivre à la trace ". S'il nous fallait schématiser l'évolution de l'activité, notamment celle du rapport entre fonctions économique et ludique de la chasse, nous dirions qu'à une dimension économique autrefois dominante, en particulier au niveau des chasses - des braconnages? - solitaires (revente du gibier aux commerces, aux restaurants...) se sera progressivement substituée une dimension ludique avec l'amélioration du niveau de vie. Cela pour dire que les pratiques de chasse nous paraissent aujourd'hui à ranger, clairement, parmi les utilisations ludiques de l'espace sauvage, même si son bénéfice économique peut dans certains cas ne pas être négligeable60. De la même manière qu'avec l'espace cultivé, que l'on a vu pouvoir être abordé de manière "bio" ou de façon conventionnelle, on pourrait donc distinguer une approche écologiste du loisir dans l'espace sauvage - la promenade - d'une approche plus conventionnelle. L'extension de la dimension ludique de la chasse s'est trouvée accompagnée et renforcée par la politique de reforestation engagée par l'O.N.F au détour des 60 Quelques informateurs font en effet allusion aux profits que générerait notamment la chasse au sanglier, que ce soit par le biais de la revente des prises (aux commerces locaux), ou que ce soit par celui des subventions (en cas de dégâts causés par les sangliers) -46- années 1960, entreprise qui correspond elle-même à l'introduction ou à la réintroduction de gibiers. Ainsi, en même temps que l'on remodelait le terrain de la chasse, l'on a pu varier les plaisirs. Au gibier traditionnel (grive, lièvre, sanglier...), s'ajoutent aujourd'hui faisan et chevreuil. La chasse au sanglier concerne aujourd'hui principalement les autochtones, auxquels se joignent bon nombre de résidents secondaires fortement intégrés à la société locale, une population assez vieillissante toutefois, ce qui fait craindre à CS., chasseur à Cruis, que ces chasses de groupe soient en définitive en voie de disparition: " dans notre équipe aujourd'hui il y a surtout des vieux, et je me dis qu'une fois ces vieux partis, il ne restera plus grand monde... C'est vrai que ce type de chasse suppose une grosse organisation, surtout au niveau des chiens, et je doute que les jeunes trouvent le temps et les moyens de reprendre le flambeau...". Selon ce même informateur les jeunes autochtones s'orienteraient davantage vers les chasses "solitaires" au petit gibier (grives notamment). Si promenade et chasse possèdent bien une même fonction - la distraction -, si elles sont donc bien toutes deux des loisirs, il est clair que le «jeu des viandards » se trouve de plus en plus décalé par rapport à une idéologie écologiste de la nature en passe de devenir dominante. C'est un fait notable, il s'agit par excellence du point sensible de la campagne aujourd'hui, ce point de non rencontre, voire d'opposition, entre anciens et nouveaux habitants. On aurait tort toutefois de croire que la critique de l'activité est unanime et homogène. Là encore il nous faut nuancer. Le positionnement par rapport à la chasse, chez les nouveaux habitants, semble tenir tout à la fois à la qualité du lien qui les lie à la terre et au milieu dont ils sont issus. Ainsi tel informateur, néo­ rural d'origine populaire et très investi aujourd'hui dans le travail agricole (agriculture biologique) " comprend bien que la chasse fasse partie des habitudes locales... On n'allait pas l'empêcher... D'ailleurs depuis le début on a ouvert nos terrains (200 hectares) à la société de chasse... Ce que je conteste moi c'est la politique cynégétique telle qu'elle est conduite aujourd'hui ". À l'opposé, tel autre informateur, néo-résident vivant de l'accueil touristique, très porté en cela vers l'image d'une campagne "propre", " ne comprend pas que l'on puisse encore chasser!... ".

4) Une campagne sans limites Outre un usage du milieu de plus en plus orienté vers le loisir, outre l'approche écologiste du même milieu, la nouvelle relation à l'espace "nature" se caractérise par une délocalisation de cet espace, son élargissement. Contrastant en effet avec l'univers précisément fini de la maison à la campagne, un espace -47- refuge on l'a vu, la campagne elle-même vers laquelle s'ouvre le nouvel habitant va paraître au contraire sans limites. Et nous touchons là, quant à la perception de l'espace, des territoires, à l'une des différences majeures entre ancienne et nouvelle populations.

a) Le territoire du clocher Comme nous l'évoquions plus avant, l'autochtone, surtout quand il est vieux, a une conscience très précise de son territoire et de ses limites. Il les aurait à moins: il y est né et y a grandi, il y a travaillé et s'y est diverti. Il y a son bien propre, un patrimoine dont il a hérité et qui a pu se transmettre sur plusieurs générations. Bref, il y a son histoire61. Que ce territoire se superpose plus ou moins précisément au territoire communal, peu importe; il s'agit au moins toujours - on l'a dit - d'un domaine à la mesure du paysan traditionnel, regroupant les espaces normalement fréquentables pour le travail et la récréation, à la mesure surtout du déplacement à pied, ce qui correspond effectivement à la dimension de la commune, ou du petit groupe de communes. On comprend, bien dès, lors que cet autochtone ait pu éprouver le besoin de s'approprier et de se réapproprier en permanence cet espace, que ce soit à travers ses pratiques domestique ou de loisir (pour l'espace habité), son activité agricole ou d'élevage (pour l'espace cultivé), à travers la chasse et la cueillette notamment (pour le saltus et l'espace sauvage): c'était là son unique univers62... Si ce vieil autochtone a aujourd'hui toutes les raisons de perdre quelque peu la conscience des limites de ce territoire - il ne le travaille plus, le fréquente moins, s'ouvre médiatiquement à un univers beaucoup plus large -, cet espace de l'origine continue malgré tout de compter, comme en atteste l'exceptionnelle richesse toponymique dont sait faire preuve le vieil autochtone lorsqu'il évoque le domaine environnant.

61 Le sentiment d'appartenance au territoire serait encore à corréler avec la pratique de l'école, comme le proposent Hervieu et Viard: "Ainsi tout semble indiquer que le territoire est au fond la possession symbolique première de ceux qui ont un faible bagage scolaire" ( 1996, p. 80). 62 Ou, autrement dit par Hervieu et Viard, "Cette vieille localisation qui semble remonter dans le temps le plus ancien, avant même l'invention des communes, nous montre aussi que le sentiment d'appartenance peut-être le fruit d'une construction par des pratiques rituelles et régulières dans un espace de proximité. À l'inverse on devine bien à quel point la déstructuration de ces pratiques rituelles géographiquement positionnées modifie les sentiments d'appartenance au lieu" ( 1996, p. 80). -48-

b) De la maison au vaste espace On pourrait à la rigueur trouver une même sorte d'attachement au terroir communal dans le cas particulier des néo-agriculteurs, dans la mesure où ils continuent d'entretenir, eux, un rapport étroit à une terre qu'ils cultivent, et cela dans certaines limites, à proximité de leur domicile. De fait, à la question de savoir d'où il se sentait, l'un d'entre eux nous répondra: "je dirai que je suis A. de Grignon, à Montfroc, dans les Basses-Alpes...", formule qui combine astucieusement toutes les dimensions de l'espace, du très local (sa propriété) au régional. Mais la référence aux "Basses-Alpes"63 témoigne déjà de cette volonté à vouloir dépasser les limites de clocher, jugées trop exiguës; et cela d'autant plus que cet informateur nous précisera plus loin qu'il se sent aussi, et peut être avant tout, un "citoyen du monde ". A l'évidence, et dans la mesure même où il y a des intérêts - une maison au moins, souvent du terrain, mais encore une vie familiale, parfois professionnelle -, tout nouvel habitant se trouve nécessairement concerné par le territoire communal et son administration. Nous l'avons vu même prendre une part active à la défense des intérêts communaux lorsque ceux-ci s'accordent avec ses propres valeurs et qu'il les estime menacées. Cela dit, sa propre perception de l'espace "campagne" dépasse largement celle de l'autochtone. Il engage comme on l'a dit un rapport beaucoup plus universel à la nature, espace dégagé de toutes contingences, de toutes limitations territoriales. De la même manière que ce sont bien les caractéristiques globales d'une région qui l'ont attiré ici - le soleil, les paysages, l'histoire, les hommes... de la Haute Provence -, et non un territoire en particulier, il va profiter de cet espace dans sa globalité. Et c'est bien là une disposition que partagent toutes les catégories de nouveaux habitants. Le caractère circonstanciel du choix du lieu particulier de l'installation (cf. p.35) nous paraît largement favoriser dès le départ cette délocalisation et globalisation de l'espace. A partir du moment où, en effet, le nouveau venu aurait pu habiter tant là qu'ici, aussi bien à Cruis qu'à Sigonce, à Montlaux qu'à Banon ou au Revest, on ne peut parler d'attachement préalable à une communauté ou à un terroir particuliers. Ce qui compte avant tout c'est la maison, et de là on s'oriente vers le lointain comme en attestent de façon tout à fait concrète les pratiques. Nous avons vu les néo-cueilleurs parcourir un territoire assez large à la recherche des plantes qui ne poussaient pas près de chez eux, et c'est là une pratique très habituelle. On pourrait même dire que cette itinérance constituait, 63 II s'agit bien sûr du département des Alpes-de-Haute-Provence. -49- au départ au moins, l'un des fondements de leur philosophie de l'activité. Dans ce cas, et en particulier celui de la cueillette sauvage, on remarque qu'ils ont affaire à un espace d'une part sauvage et d'autre part public (communaux, domaniaux), des espaces peut être moins marqués par les limites territoriales. Cet attrait du vaste espace se retrouve également chez les néo-résidents, notamment chez ceux qui sont spécialisés dans l'accueil touristique. A titre particulier, et en famille - et souvent durant les premières années de leur installation -, ils auront fait le tour des curiosités locales, qu'elles soient naturelles (gorges, massifs, vallées, plateaux...) ou culturelles (monuments, musées...). A titre professionnel, et qu'ils les accompagnent ou non, ils conseillent souvent à leurs clients des parcours similaires, très orientés donc vers les lieux les plus symboliquement représentatifs de la région. Ainsi les M., de Cruis, proposent bien entendu les lieux incontournables de la visite de proximité (Salagón, Ganagobie,Sauvan) et " lorsqu'ils ont le temps, qu'ils partent pour la journée, on leur conseille alors les gorges du Verdón et le plateau de ". Les Fr., autres hôtes de Cruis, orientent les randonnées " dans Lure et les Monges Vhiver, et plutôt vers des lieux d'eau (Verdón, Sorgue...) l'été ". La plupart de ces "programmes" proposent encore le marché du lundi à Forcalquier, bien sûr, et celui des P. ajoute la citadelle de Sisteron. Avec les rurbains ou les migrants du chômage, notamment ceux originaires de régions très lointaines, l'attrait des grands repères symboliques régionaux paraît encore plus fort, et pas nécessairement lié à la nature. Ainsi les FI., venus du Nord et installés à Cruis depuis un an, seront allés une fois au lac de Sainte Croix (Verdón), mais surtout " visiter Marseille et Notre-Dame-de-la-Garde ". La position des résidents secondaires est différente. N'étant là que ponctuellement, ils se confinent encore plus volontiers à l'univers domestique. Lorsqu'ils disposent de plus de temps, ou qu'ils doivent la visite à quelques relations de passage, ils entament à leur tour le parcours des curiosités régionales.

L'élargissement de l'espace habituellement fréquenté se retrouve encore au plan des pratiques d'approvisionnement alimentaire qui concernent cette fois l'ensemble des populations, qu'elles soient autochtones ou nouvelles. Nous savons que les courses au supermarché comptent désormais parmi les habitudes des gens de la campagne. Si les supermarchés de Forcalquier permettent déjà un bon approvisionnement d'appoint, c'est vers les "hypers" de Manosque, Apt ou Sisteron que l'on s'oriente de façon prioritaire, et l'on s'y oriente différentiellement selon que l'on se trouve à un point ou à un autre du "pays" de Lure. Comme nous le rappelait une informatrice " on suit toujours la pente des -50- rivières ", chose que nous vérifions grosso modo sur le terrain: l'ouest de la zone (plateau d'Albion) tend vers Apt tandis que le reste tend vers Manosque, la ligne de partage étant semble-t-il à situer précisément sur le Brusquet64. En ce qui concerne toutefois les communes de l'est de cette zone (Cruis, Montlaux, Mallefougasse), l'enquête sur ce point mériterait d'y être approfondie. En effet, alors qu'en distance on se situe ici plus près de Sisteron, un informateur néo­ résident de Cruis nous avoue et s'étonne lui-même de n'y avoir "presque jamais mis les pieds... Je prends tout à Manosque...C'est comme le cinéma; on y est peut être allé 500 fois, toujours à Forcalquier, jamais à Sisteron...Et le marché également. Non, c'est vrai que l'on tend beaucoup plus naturellement vers Manosque et Forcalquier que de Vautre côté. Mais je ne saurais pas vous dire pourquoi ". Peut-être s'agit-il ici d'une question d'image, principalement, la partie sud du "pays" de Lure correspondant sans doute beaucoup plus - en termes de climat, de paysages, de populations, d'activités...- à cette image de la Provence que viennent trouver les nouveaux habitants65. A moins que, plus probablement, ils adoptent de façon plus ou moins consciente les habitudes de circulation des gens du pays.

H. SOCIABILITÉS 1) Des nouveaux face aux anciens Dans ce domaine aussi, les témoignages recueillis nous permettent de revenir sur quelques idées reçues. Si la méfiance des autochtones à l'égard des premiers néo-ruraux a longtemps été de mise - une méfiance curieuse et amusée, mais largement mêlée aussi d'incompréhension: qui sont ces "rigolos" qui viennent entreprendre à l'endroit même que nos propres enfants fuient à toutes jambes? -, nous sommes loin d'une démarcation nette, irrémédiable et généralisée entre les deux groupes. Le fait qu'ils se soient souvent installés à l'écart du noyau villageois, comme on l'a vu, est perçu par les nouveaux habitants eux-mêmes comme un facteur favorisant leur relative acceptation par la communauté d'origine. A cette place en effet, outre que leur présence souvent nombreuse ne pesait pas trop sur les habitudes villageoises, ils se tenaient à l'écart aussi des querelles intestines traditionnelles, en une position neutre.

64 Un petit cours d'eau, perpendiculaire à l'axe Banon/le Revest-du-Bion, qui se jette dans le Calavon (voir cartes p) 65 Ainsi l'austère Sisteron peut paraître plus alpine que provençale. Le même informateur nous dira par exemple que "le froid y est beaucoup plus rigoureux". -51- Cette neutralité du nouvel habitant, qui peut l'amener parfois à jouer le rôle d'arbitre, se retrouve précisément au niveau de leur participation à la vie (politique) de la commune.. Si l'on remarque ainsi que les néo-ruraux s'investissent très tôt dans les affaires de la commune pour y exercer une pression - maintien de l'école par exemple -, on observe encore avec surprise que certains en sont venus à jouer un rôle politique de façon plus régulière et institutionnelle (conseillers municipaux et, dans un cas, maire).

Enfin, en matière d'intégration, ou tout au moins d'acceptation du nouvel arrivant par la société locale, la meilleure des garanties reste encore le temps. Nous avons vu combien, après l'euphorie du départ, la période d'une installation durable à la campagne était difficile, combien elle avait fait figure d'épreuve pour les nouveaux habitants des années 1970 et avait suscité un réel écrémage parmi la grande masse des prétendants à "une vie à la campagne". Et sur ce point l'autochtone n'est pas dupe; il sait reconnaître le "bon" nouvel habitant du moins bon, et celui qui a "tenu" mérite considération. H la mérite d'autant plus que, s'il a passé le cap de l'épreuve, il l'a fait en utilisant les armes du lieu, celles du paysan lui-même, à savoir l'exploitation des ressources de la terre. Illustrons maintenant d'un exemple. Celui des circonstances assez exceptionnelles dont purent bénéficier les néo-ruraux installés sur le piémont de Lure dans les années 1970, en matière d'apprentissage et de découverte du milieu : la présence sur place de deux personnages clefs, qui paraissent avoir joué le rôle de catalyseurs. L'un, néo-rural lui-même, passionné et spécialiste des plantes médicinales, très à l'écoute des savoirs traditionnels en la matière, mais en même temps de formation scientifique, capable donc de diffuser une connaissance assez complète sur les plantes et leurs utilisations ; l'autre à l'inverse, du cru, cueilleur et fils de cueilleur, assez disponible et ouvert toutefois pour s'être intégré au groupe des nouveaux habitants, et capable, lui, de diffuser la connaissance pratique du terrain (lieux de cueillette) et des végétaux locaux. C'est autour de ce duo que s'organisera la première expérience de la découverte des plantes, mais aussi un premier espace de relations privilégiées entre les personnes qui y ont participé (un réseau), marqué par une qualité de relations que l'on perçoit encore très clairement aujourd'hui.

Pour les autres catégories de nouveaux habitants (néo-résidents, résidents secondaires, rurbains) la question de la relation au groupe autochtone se pose de façon quelque peu différente. Ceux-là ne peuvent se targuer ni d'une présence longue sur le terrain, ni d'une relation directe à la terre, à l'activité agricole, ce dernier point ne pouvant que minimiser les risques de conflit. En -52- outre ils seront arrivés, eux, à une époque où le mécanisme de mutation de la société rurale, et en particulier le mélange des populations, se trouvait déjà largement enclenché.

2) Espaces et formes de sociabilité Dans le cas des nouveaux habitants résidant de façon permanente, on pourrait parler d'une sociabilité double, pour une part orientée vers le village et la vie communale, pour une. autre part orientée vers Tailleurs et le lointain, ce qui traduit d'ailleurs l'exacte position de cette population, encore à mi chemin entre ville et campagne. La part relative de chacune de ces orientations tient en fait beaucoup au temps passé sur place: les plus récemment installés étant encore très attachés à l'extérieur, les "anciens" l'étant moins, sans pour autant s'être fondus dans le groupe autochtone. La seconde caractéristique - conséquence d'ailleurs de la première - tient à l'existence d'une forte sociabilité intra­ communautaire qui se développe au sein de réseaux, et cela quelle que soit la catégorie des nouveaux habitants. Seuls les résidents secondaires paraissent échapper à ces règles dans la mesure peut-être où, n'étant là que temporairement, ils éprouvent moins le besoin de s'investir ici dans tel ou tel réseau de relations. Encore qu'il nous faudrait mettre à part - une nouvelle fois - les "habitués" de la résidence secondaire au village, partie presque intégrante ceux-là de la population autochtone.

a) Sociabilité intercommunautaire Côté village, le nouvel habitant dispose souvent d'un ou deux interlocuteurs privilégiés parmi les gens du cru: tel voisin, tel commerçant, tel berger à qui on loue un champ... bref, celui "avec qui tout de suite le courant est passé " ,et qui fait alors office de guide dans la relation avec la communauté autochtone. Aussi bonne que soit la relation, dans ces cas, elle paraît néanmoins se heurter à quelques limites, que l'on peut imaginer d'ordre culturel: elle s'arrête parfois, en effet, au seuil de la maison. Ainsi tel néo-résident, qui entretient un bon contact avec son voisin et qui avait pensé un jour renforcer le lien en l'invitant à dîner, s'étonne encore que l'invitation ne lui ait pas été rendue. Côté village, on s'efforce encore de participer à la vie de la commune et d'entretenir la relation avec l'autorité municipale, un travail de "communication" indispensable même dans le cas de nouveaux habitants impliqués dans le commerce touristique (gîte, club hippique...). Ainsi AP. ira "tous les jours chercher le journal et le pain au village ",de même que M s'enorgueillit d'être devenu - signe d'une plus grande intégration encore - "le Père Noël du village -53- Le rapprochement entre les nouveaux arrivants et la communauté existante paraît s'effectuer aussi et surtout sur le terrain de la sociabilité associative locale. Une vie associative très largement orientée vers le culturel en ce qui concerne la plupart des nouveaux habitants. Nous observons ainsi à Cruis - commune il est vrai particulièrement dynamique en matière d'animations - plusieurs néo- résidents participer à la rénovation des "jas" (bergerie) de montagne ou à l'organisation de la fête de la musique66, du loto villageois ou de la galette des rois. Dans un autre registre, plusieurs résidents secondaires installés là depuis longtemps, et maintenant retraités, font partie- de la société de chasse. D'autres enfin, très récemment installés et encore peu intégrés se demandent en effet si, pour palier ce manque, ils ne devraient pas eux aussi se mettre à chasser...

b) Les réseaux, ou la sociabilité intra-communautaire Cette participation des nouveaux habitants à la "vie du pays" ne doit pas nous faire oublier pourtant que la sociabilité ludique de ces différentes populations "fonctionne" essentiellement sur la base de réseaux, et de réseaux qui échappent largement à la dimension villageoise. Ces cercles privilégiés de la relation regroupent généralement des individus de même statut par rapport à la campagne (des nouveaux habitants), voire de même statut professionnel (néo- cueilleurs, agriculteurs "bio", propriétaires de gîtes...), leurs aires d'extension géographique peuvent être assez larges (le département, la région), et ils s'interpénétrent largement. Voyons par le détail.

Les néo-ruraux (néo-cueilleurs, néo-agriculteurs) forment probablement le réseau le plus compact au niveau de la sociabilité intracommunautaire. S'ils ont par ailleurs de nombreux autres points communs - origine citadine, postsoixanthuitarde... -, leurs relations se fondent principalement sur une même longue présence sur le terrain (20, 25, 30 ans) et surtout sur une même expérience professionnelle de l'activité "plantes". Dans leur cas, les structures professionnelles paraissent en effet jouer un grand rôle: au delà du fait qu'elles créent aussi la relation (les réunions), elles fonctionnent encore comme ciment éthique dans lequel se retrouvent ces néo-ruraux autour de leur manière de concevoir et de militer pour une certaine agriculture. Nos informateurs se partagent ainsi au sein de deux grandes organisations: le syndicat "Simples" d'une part, l'association "Nature et Progrès" d'autre part. Les véritables raisons de ce partage nous échappent. A première vue "Simples" correspondrait à une

66 Qui a lieu chaque année en juin, et qui connaît désormais une grande notoriété régionale. -54- approche davantage "puriste" du travail des plantes dans la mesure où il ne regroupe que des cueilleurs - de plantes sauvages mais aussi cultivées -, et concernés surtout par la vocation médicinale de ces végétaux; en cela il correspondrait à un profil de néo-cueilleurs assez typé: ceux par exemple issus de milieux socio-économiques plutôt favorisés, et qui ont fait de longues études. Le label "Nature et Progrès" nous paraît, lui, davantage généraliste. Y adhèrent certes des cueilleurs de PPAM, mais aussi des agriculteurs "bio" plutôt orientés vers les légumes. En cela, parce que plus ouverte, l'association nous semble s'adresser à une clientèle davantage "populaire", comprenons d'origines et de pratiques assez variées. Cela dit, il ne s'agit bien là que de nuances, ces deux organisations tendant grosso modo vers un même objectif: une agriculture écologique, c'est-à-dire respectueuse du milieu et soucieuse de la qualité du produit.

Dans la mesure où ils sont d'installation récente et où ils s'emploient généralement à des activités très diverses, les rurbains se regroupent eux sur le critère de l'origine. Ainsi, lors de l'enquête à Cruis nous avons assisté aux premiers balbutiements d'une sorte d'amicale, aux formes et aux statuts certes non encore officialisés, celle des "ch'timis de la région". D s'agissait en l'occurrence d'organiser une petite soirée dans un local municipal de Cruis, et en présence du maire de cette commune. " Et ce sera une bonne occasion de leur montrer - aux autochtones - comment on s'amuse dans le Nord!.." nous dévoile l'une de nos informatrices, partie prenante dans cette affaire. On nous cite encore le cas, près de Forcalquier, de nouveaux habitants originaires de l'est de la France qui se retrouvent ponctuellement pour manger et boire... Que ces associations de personnes aient ou n'aient pas de statut officiel, peu importe; ce qui est intéressant, c'est que le phénomène est nouveau, aussi bien dans le temps que dans son principe. S'il est clair en effet que le sentiment d'appartenance au lieu d'origine (ville, région ou pays) peut être un élément moteur de l'affinité, et cela dans tous les cas, c'est bien la première fois que cette communauté d'origine se trouve revendiquée de manière aussi ouvertement expressive, et affichée selon les images les plus stéréotypées: ici bière - et pourquoi pas les moules/frites? -.phrasé et jovialité ch'timi. Si l'on comprend bien que l'on puisse amener toujours un peu de chez soi là où l'on se rend, c'est le signe aussi que la société rurale, désormais fortement éclatée, simple juxtaposition de populations diverses, n'est plus un milieu où l'on doive et où l'on cherche forcément à s'intégrer. -55-

m. MODES DE SAVOIR

Lorsque les premiers nouveaux habitants arrivent dans Lure, ils trouvent une campagne déjà largement pénétrée par la modernité: les quelques paysans qui restent travaillent au tracteur, se déplacent en auto, et regardent la télévision... De ce point de vue, et en ce qui concerne donc les pratiques courantes, autochtones et nouveaux arrivants partagent bien une même culture. La différence entre eux va se faire par rapport au passé, aux cultures passées: alors que l'autochtone cherche résolument à se démarquer de ce passé, signe pour lui de temps difficiles, le nouvel habitant va au contraire le valoriser fortement, à travers la redécouverte d'une histoire et d'une tradition locales et la mise en scène de ce qui fait figurealor s de patrimoine. Le savoir traditionnel en matière de plantes entre tout à fait dans ce cadre-là, et la question de sa transmission nous intéresse bien sûr au premier chef. Mais on verra que cette quête de la tradition dépasse largement le seul domaine des plantes; elle se développe en fait "tout azimut ";une approche "culturelle", donc, qui caractérise fortement la nouvelle relation à la campagne.

1) Savoir traditionnel des plantes et transmission, a) La discrétion des autochtones Si les vieux autochtones ne cueillent aujourd'hui plus grand chose - ce fut déjà une surprise -, nous sommes également étonné de la relative indifférence avec laquelle des gens qui ont cueilli et ramassé durant toute leur vie ou presque évoquent le sujet des plantes, de leur cueillette et de leur utilisation. Le même manque d'intérêt que l'on dévoile devant la chose qui paraît insignifiante... Certes, nous ne faisions pas là une enquête particulière sur les savoirs médicinaux traditionnels et, heureusement, nous savons que ceux qui s'en chargent habituellement, usent de plus de patience pour obtenir un matériaux plus important. Certes encore, on l'a dit, en ce qui concerne les informateurs autochtones nous n'avons pas eu affaire à de véritables spécialistes de la plante médicinale (herboristes, guérisseurs), à savoir ceux qui possèdent à priori l'expérience la plus riche, la plus "professionnelle" de l'utilisation des plantes et dont la connaissance est à priori la plus complète. Tout de même on s'étonne... Nous savons que le simple paysan, non spécialiste, a cueilli et ramassé plus d'une fois, ne serait-ce que les herbes voisines de la maison pour le simple entretien de la santé des membres de la maisonnée (tisanes, cures dépuratives...), domaine qui à lui seul mériterait de sa -56- part de plus amples développements. Or les témoins encore vivants parlent de cela comme s'il n'y avait, précisément, rien à en dire. Une discrétion qui touche parfois même au mutisme67 lorsqu'il s'agit de la transmission de ce savoir entre autochtones et nouveaux habitants, en particulier les cueilleurs néo-ruraux, une question qui nous intéressait bien sûr tout particulièrement. Comme explication, il est ici mis en avant d'une part la peur du ridicule et d'autre part, au contraire, la peur de trahir le dernier savoir qui assure une identité... Soit. Prenons ces idées comme base, et développons.

a) La honte du passé Concernant le ridicule,l a honte même d'avoir eu recours à un moment de sa vie aux herbes sauvages pour manger et se soigner, il nous faut bien comprendre que, pour le paysan des années 1950, pouvoir passer des petites herbes à la médecine du docteur et de la pharmacie fut vécu comme un réel progrès. C'était d'abord disposer d'un produit relativement efficace - à première vue au moins -, d'acquisition facile - apporté par le docteur ou acheté en pharmacie -, produit qui s'inscrivait donc tout à fait dans le sens du progrès; c'était en outre montrer, au sein de la communauté d'origine, que l'on pouvait désormais s'offrir les services du docteur. Par ces deux voies, c'était accéder à un modèle valorisant. Si jusque là la famille se cantonnait à l'utilisation des plantes, c'était plus par nécessité que par choix: sans produits pharmaceutiques, en effet, ils n'avaient que la solution d'utiliser les plantes. Honte d'être restés longtemps aux marges du progrès, donc, d'en avoir été réduits aux expédients. Comme le remarque justement Bertrand Hervieu "... ce qui les - les agriculteurs - réunit fortement c'est une valorisation de Vidée du progrès. De tous les groupes sociaux, ils sont ceux pour qui cette idée est la plus positive. ". Seul un certain recul, rendu souvent par l'expérience de la ville et de la culture citadine - espaces privilégiés pour l'appréhension et la critique des effets néfastes du progrès - aurait pu permettre de considérer ce progrès sous un angle plus négatif, recul dont ne disposait pas bien sûr le paysan de Lure. Si l'accès à la culture dominante - par le biais des médias -, si l'arrivée des nouveaux habitants - qui réexploitent cette même terre que ses propres enfants ont déserté - auront pu permettre au doute de s'immiscer quelque peu dans l'esprit du paysan, ces ouvertures ne nous semblent toujours pas de nature à remettre fondamentalement en cause leur croyance en ce progrès.

67 C'est le mot employé par Magali Amir, qui collabore à cette étude. -57-

c) La limite de l'échange Si "la peur de trahir le dernier savoir qui assure une identité" peut être aussi explicative, on pourrait peut-être y ajouter: "et de le trahir pour rien". L'analyse des modes de cueillette et de ramassage traditionnels nous apprend que l'activité reposait essentiellement sur l'équilibre et le partage d'intérêts: tu cueilles chez moi si je cueille chez toi, je t'aide à cueillir si tu m'aides à cueillir... (cf. p. 13). C'est le principe même du système d'entraide traditionnel, dans lequel tout service prêté sera rendu. Or nous ne retrouvons pas le fondement d'un tel équilibre dans le cas de la transmission du savoir traditionnel. Objectivement, le vieil autochtone est trop souvent rangé aujourd'hui au rang de source patrimoniale que l'on sollicite à l'excès pour qu'elle rende sa substance. Mais les principaux demandeurs de cette connaissance traditionnelle, ethnobotanistes ou néo-cueilleurs, ne se trouvent jamais effectivement en position de retourner le service rendu, tant le savoir qu'ils pourraient donner en échange se révèle - on va le voir - profondément inadapté à la situation. D'une part le cueilleur "traditionnel" ne pratique aujourd'hui plus, ou presque, de sorte qu'il n'aurait même pas l'occasion de mettre en pratique ce qu'il pourrait apprendre de nouveau; d'autre part, quand bien même se lancerait-il dans cette activité - ce que font, on l'a vu, certains jeunes autochtones -, il le ferait d'une manière "conventionnelle", c'est-à-dire dans une logique de progrès toute différente de celle que préconisent précisément les "partisans" de la tradition. La relation de savoir entre autochtones et cueilleurs néo-ruraux nous paraît donc, sur le fond, manquer de réciprocité.

d) Connaissance livresque des néo-cueilleurs En matière d'approche de la plante, nous avons vu plus avant comment les néo-ruraux installés dans le piémont de Lure avaient pu bénéficier d'une initiation particulière. Cela dit, ne voyons là qu'une condition particulièrement favorisante. Plus au fond en effet, le savoir de ces nouveaux cueilleurs se caractérise surtout par une acquisition livresque de la connaissance, que viendra bien entendu compléter au fur et à mesure l'expérience sur le tas. Le va-et-vient entre livre et pratique fut d'ailleurs permanent, semble-t-il, érigé comme un principe d'acquisition de la connaissance, et nous reconnaissons là une manière -58- d'apprendre et de comprendre, une disposition rationaliste et scientiste, héritée bien sûr d'une longue pratique de la ville et de l'école68. Les bibliothèques repérées dans les intérieurs néo-ruraux paraissent de fait largement fournies. S'il ne nous a pas été possible de dresser chaque fois l'inventaire précis de ce qu'elles contenaient, nous tirons néanmoins des différents témoignages une structure type de la bibliothèque du nouvel habitant cueilleur: - des ouvrages à caractère descriptif et encyclopédique, type les "Flores" (et notamment la "Flore" de Bonnier); - d'autres d'auteurs qui versent dans l'analyse "dure" des plantes et de leurs transformations (caractéristiques physico-chimique): Gattefossé, Franchome, Roulier...; - d'autres ouvrages d'auteurs plus sensibles cette fois à la dimension ethno ou philo botanique: Lieutaghi, Steiner... ; - ce que complète enfin une littérature d'appoint à caractère documentaire et périodique, tel par exemple le Bulletin trimestriel des producteurs de plantes biologiques69. Certains de ces ouvrages, les "Lieutaghi" notamment, se retrouvent partout ou presque. Il resterait bien sûr à entrer dans la nuance pour déceler quelques relations significatives entre types de cueilleurs et types de littérature possédés.

e) Une opposition de styles Si nous savons pertinemment que le vieil informateur autochtone dit généralement moins qu'il n'en sait à propos des plantes, il serait aussi exagéré de croire que ses connaissances en ce domaine sont d'une grande richesse. Il ne connaît en fait que quelques plantes, pour les avoir longtemps "travaillées" ou utilisées, dans le cadre des cueillettes de rapport (lavande, tilleul, châtaignes, champignons...) ou pour sa consommation domestique (médicinales, salades...). Et même lorsqu'il les connaît son savoir se limite souvent à quelques phases du travail de ces plantes. Le cas de la lavande reste particulièrement révélateur: si le paysan du cru n'avait pas son pareil pour cultiver la plante, connaître le moment précis de sa maturation, les techniques de sa récolte, voire les secrets de sa distillation, il n'a plus que de vagues idées ensuite quant à savoir ce que le produit devient, ce pour quoi il est si recherché. Bref, la connaissance du paysan moyen semble tout entière contenue dans une seule dimension, celle de l'utilité

68 Même si nous savons que le livre a aussi joué son rôle dans la connaissance traditionnelle en matière d'usages de végétaux, entre autres médicinaux. 69 Bulletin de l'association "La pensée sauvage", branche éditoriale de S.I.M.P.L.E.S -59- économique du produit, son rapport, alors que le «meilleur néo-rural - on l'a vu - fait preuve d'une connaissance davantage cumulative, encyclopédique, et qui ne se veut pas contrainte elle par la seule dimension économique. C'est précisément ce que stigmatise le néo-cueilleur. Lui nous donne une image très contrastée du savoir autochtone: d'un côté une petite poignée de spécialistes, les guérisseurs traditionnels locaux, seuls véritables herboristes devant le savoir desquels il s'incline respectueusement, " mais qui ont aujourd'hui disparu", et de l'autre l'ensemble des paysans "moyens", cueilleurs d'appoint et de nécessité, sur la connaissance desquels il se plaît donc à ironiser. A cette base, il nous faut compter aussi avec les représentations, les justifications, le positionnement des uns par rapport aux autres. Pour le néo­ rural, valoriser autant l'expérience des herboristes traditionnels, les spécialistes guérisseurs locaux - et, par la même occasion, stigmatiser les carences du paysan du cru - est bien une façon de se valoriser lui-même: sa propre production est aussi, pour l'essentiel, à vocation thérapeutique (aroma-, phytothérapie), et il privilégie lui aussi la qualité, le caractère artisanal de la production, le contact au consommateur, et le rôle de conseil. Au delà, ce que le néo-rural met ici en exergue par son discours, c'est une opposition de deux manières de concevoir la gestion du produit, au plan surtout de sa transaction. Celle des paysans, fortement contrainte autrefois par le poids de la société autochtone: " Ils se sont fait grugés sur toutes les coutures... nous dit M., sous prétexte que c'était comme ça depuis toujours et qu'il ne fallait pas faire de vagues, ils passaient tous par l'intermédiaire local qui, lui, faisait la pluie et le beau temps... Une vrai hantise de négocier soi-même son produit, de traiter directement avec le client..."... et la sienne propre, où il se plaît à apparaître comme un être autonome, qui a choisi de venir là, vivant certes comme les culs-terreux mais n'en étant pas, ne nourrissant donc pas ce fameux complexe d'infériorité - face à ceux de la ville et de l'école -, doué au contraire d'une culture certaine, apte à user de la télécopie et du téléphone, susceptible donc de communiquer avec n'importe qui. On reconnaît là le fruit de leur expérience citadine, de leur culture d'origine, une prédisposition qui n'a pu que s'aiguiser en outre dans le contact avec la réalité, notamment celle du marché, cette nécessité à devoir trouver de nouveaux débouchés à leur marchandise. C'est encore le signe évident du mouvement de délocalisation, d'individualisation des activités. La plupart des néo-cueilleurs du pays de Lure traitent aujourd'hui "en direct" avec les laboratoires français, suisses ou allemands, et cela par télécopie ou téléphone ce qui abolit les limites territoriales. La communauté locale, avec son système étroit de relations de dépendances, n'est plus qu'un souvenir. -60-

2) La "traditionmania" " Cette façon de s'intéresser aux vieilleries, c'est assez nouveau... Ici ça a commencé avec Martel et Salagón 70. Mais avant, pensez-vous!... On avait d'autres chats à fouetter! ". Les "vieilleries" auxquelles cet informateur fait ici allusion concernent bien entendu tous ces objets de patrimoine dont la mise en spectacle est aujourd'hui si prisée.

a) Un loisir culturel Dans une intéressante étude sur les "chercheurs de patrimoine en Haute- Provence", MH. Guyonnet (1998) dresse un constat particulièrement clair et édifiant de la situation: les initiatives visant la sauvegarde et la valorisation du patrimoine local fleurissent d'abord un peu partout - associations, écomusées... d'où notre référence à la "traditionmania" - et, paradoxalement, ce sont bien les nouveaux habitants de la campagne qui s'en révèlent les plus ardents promoteurs. C'est bien ce que nous vérifions, et amplement, sur notre terrain d'enquête. Nous avons vu quelques néo-résidents de Cruis collaborer à la rénovation des "jas" de montagne, et participer encore à des associations locales de caractère culturel. Il ne s'agit à ce niveau que des acteurs du mouvement, comprenons ceux qui "travaillent" effectivement à cette reconstitution du patrimoine local, mais, ce patrimoine devant être valorisé et cette valorisation passant par sa mise en spectacle, il nous faut compter également avec tous ceux à qui ce spectacle s'adresse. Or côté public, côté simples spectateurs, nous retrouvons encore une forte majorité de nouveaux habitants. Il ressort en effet clairement des différents témoignages qu'à s'intéresser aux vieilles pierres et aux vieux outils, aux coutumes ou aux recettes "traditionnelles", que ce soit à travers des visites de sites (Salagón, Ganagobie, Notre-Dame-de-Lure...), d'expositions, de musées, à travers l'écoute de conférences ou la lecture habituelle d'une littérature spécialisée - livres, revues... -, ce sont bien une nouvelle fois les nouveaux habitants qui s'y révèlent effectivement les plus enclins.

70 Pierre Martel fondateur (en 1953) et principal animateur de l'association "Alpes de Lumière", dont le siège se fixeraa u prieuré de Salagón. -61- Si nous parlons de paradoxe, c'est que l'on aurait pu s'attendre à ce que le patrimoine local concerne bien sûr au premier chef la seule population véritablement locale, celle des autochtones. Mais force est de constater qu'il n'en est rien; on verra plus loin que, exception faite à la rigueur de quelques autochtones âgés, les gens du cru tendent plutôt à bouder ces différentes mises en scène de la tradition. Mais à la réflexion, le paradoxe s'estompe. La reconstitution d'une histoire et d'une tradition locales, en ce qu'elle suppose de recherche cumulative d'information, est par excellence un domaine où il convient d'avoir un certain penchant pour le culturel, bien sûr, mais encore une bonne pratique du document - livres, archives... -, une disposition à l'approche critique de la connaissance, des "qualités" bien entendu héritées de l'expérience citadine et de la culture urbaine, acquises notamment à travers une longue pratique de l'école. Des dispositions utiles en amont, pour le travail de recherche et de reconstitution proprement dit, mais aussi utiles en aval, en ce qui concerne cette fois la valorisation de ce patrimoine et sa diffusion, domaine où il convient bien sûr de maîtriser le système des "affaires culturelles", avec notamment une bonne connaissance des réseaux du subventionnement. Des dispositions indispensables pour les chercheurs de patrimoine, mais utiles aussi à ceux qui n'en sont que les simples spectateurs. D'une manière ou d'une autre il faut être encore disposé pour le loisir culturel car, nous semble-t-il, il s'agit bien de cela. Toutes les activités qui consistent à fabriquer ou à se prêter le/au spectacle de la tradition, dans la mesure où elles s'effectuent toutes dans un temps hors travail et qu'elles ne servent pas, même indirectement, un objectif professionnel, nous paraissent jouer en effet la fonction de loisir. Un loisir certes particulier, qui ne dit pas vraiment son nom, où notamment la fonction distractive se trouve largement sous-évaluée, voire cachée - parce que perçue négativement - au profit de la notion d'enrichissement de soi - perçue celle-là au contraire très positivement -, et c'est peut-être en cela d'ailleurs qu'il échappe, pour une grande part au moins, à l'autochtone. Cela dit, puisqu'il s'agit de loisir, ce nouveau type de récréation s'intègre totalement à la nouvelle fonction du milieu "campagne".

b) Motivations possibles Au delà de la fonction "loisir" il resterait pourtant à s'interroger sur le sens de cette réappropriation de la tradition, sur les motivations profondes qui donnent prise à cet élan. D'une manière très générale, nous dirions d'abord que le nouvel habitant revalorise le patrimoine tout comme il revalorise l'image d'une nature "sauvage" : -62- par réflexe, un réflexe de citadin qui, ayant fait l'expérience concrète des excès de la modernité71, se replonge dans le spectacle du passé et de la tradition pour s'y repaître - à des fins presque thérapeutiques donc - d'images de stabilité. Plus particulièrement, l'hypothèse selon laquelle le nouvel habitant trouverait là un moyen de se forger quelques attaches au lieu n'est pas encore à négliger. C'est vrai que nous avons ici affaire, et principalement, à une population de déracinés. Qu'ils aient été citadins de naissance ou d'adoption, ces gens ont en effet tous vécu l'expérience de la rupture et de la migration: migration ville -> campagne au moins, quand ce n'est pas campagne -> ville -> campagne72. En outre, dans de nombreux cas, cette rupture géographique se renforce d'une rupture familiale, l'une étant peut-être la conséquence de l'autre. Dans ces conditions on peut en effet estimer que le nouvel habitant, dès lors qu'il a choisi son lieu et s'y est installé d'une façon qu'il pense désormais définitive, se trouve enclin à vouloir y construire quelques attaches solides. Sans même aller jusqu'à parler d'enracinement, on pourrait au moins reconnaître la nécessité pour lui de positiver un choix, celui de s'être installé en tel lieu - qui au départ rappelons-le n'est qu'un décor, un cadre à la nouvelle vie - , et quelle meilleure façon de le faire si ce n'est en donnant à ce lieu une certaine épaisseur historique, culturelle. Dans le cadre maintenant de la petite rivalité qui oppose autochtones et nouveaux habitants pour l'appropriation du site sur lequel ils vivent tous, la revalorisation du patrimoine local pourrait nous apparaître enfin comme un moyen pour les seconds de pouvoir rivaliser, "à armes un peu plus égales" dirons-nous, avec les premiers. Nous avons vu combien en effet il était difficile pour les nouveaux d'accéder à l'autochtonie, l'expérience vécue du milieu traditionnel étant précisément cette limite en deçà ou au delà de laquelle on est ou on n'est pas un autochtone. Or cette expérience traditionnelle du milieu n'est plus représentée aujourd'hui que par quelques personnages très âgés - nés au début du siècle -, une population qui de fait s'amenuise de jour en jour. Les autres autochtones, plus jeunes - de l'âge des néo-ruraux -, enfants des précédents, non seulement n'auront pas vécu ce passé là, mais auront, de plus, tout fait, suivant la logique de progrès de leurs aînés, pour s'en démarquer. Si

71 Weber nous parle des "Effets corrupteurs du progrès et de la société industrielle sur les hommes et sur leur environnement". ( 1989, p. 147). 72 Parmi nos informateurs néo-ruraux, qui viennent de la ville donc, nombreux sont ceux en effet qui avaient néanmoins quelques attaches rurales. S'ils ont fait très tôt l'expérience de la ville, pour y être nés ou pour y avoir très jeunes suivis leurs parents, ces parents étaient eux-mêmes souvent issus de la "province", où résidaient encore d'ailleurs leurs propres parents, de sorte que la famille entretenait encore des contacts avec le milieu "campagne", notamment durant les vacances. -63- bien que pour toutes les générations nées après le premier quart de siècle, anciens et nouveaux habitants confondus, la référence à ce passé ne tient plus aujourd'hui qu'à une opération intellectuelle: pour l'autochtone par le biais des "souvenirs de famille" laissés par un père ou un grand-père; pour le nouvel habitant, on l'a dit, par le biais d'une restitution de la mémoire collective. De ce point de vue les uns et les autres se retrouvent donc presque "à égalité". Se référer à ce passé -et, à fortiori, h un passé plus ancien, celui des pères, grands- pères, arrières grands-pères... des autochtones actuels -, est bien l'occasion pour les nouveaux habitants de tourner et de dépasser la question de l'expérience vécue. De fait nous remarquons sur le terrain que parmi les gens du cru, si les jeunes se démarquent assez clairement de toutes les manifestations visant à mettre en scène la tradition, les vieux, eux, sembleraient davantage concernés. Cette tradition est aussi et avant tout la leur, bien sûr, en ce qu'ils y retrouvent des fragments de leur histoire personnelle. Par ce biais, et dans la mesure aussi où l'autochtone a encore très bien intégré le changement des valeurs de la campagne73, le domaine du patrimoine pourrait nous apparaître aussi comme l'un des espaces privilégiés de la rencontre et de la fusion entre anciennes et nouvelles populations.

73 "Plus surprenant est le fait qu'ils - les agriculteurs - soient quand même plus de 36% à répondre que la campagne évoque pour eux d'abord un paysage (au lieu d'une activité agricole), ce qui montre qu'au delà du poids considérable du métier, ils partagent les valeurs collectives de la société" (Hervieu / Viard, 1996, p. 89). -64-

CONCLUSION

a) Question du choix de vie: du groupe à l'individu Nous avons été frappés tout au long de cette enquête par la relative sérénité dont faisaient preuve les néo-ruraux lorsqu'on les invitait, eux qui figurent parmi les "plus anciens nouveaux habitants de la campagne", bénéficiaires donc du plus large recul, à dresser le bilan de leur propre expérience. S'ils reconnaissent désormais bien volontiers les échecs où auront abouti les expériences alternatives de Taprès 68", notamment celles relatives aux communautés, ils ne regrettent rien car, nous font-ils entendre, il y avait à ce moment là et de toutes les façons une expérience à tenter et eux, et eux seuls en définitive, l'auront tentée. En d'autres termes, s'il était alors beaucoup question de changer la vie, peu ont sauté le pas et s'y sont surtout tenus : ils paraissent tirer aujourd'hui fierté d'un engagement ayant au moins l'assurance d'un accord avec eux- mêmes. Ils auront fait la démarche. Ils auront choisi leur vie. Et dans leur cas, on peut effectivement parler de choix: ils quittèrent la ville de leur plein gré, en connaissance de cause, y abandonnant souvent une activité professionnelle, une famille et des amis, et cela pour s'aventurer un peu dans l'inconnu. Choix encore lorsque se posa très vite la question de renoncer à l'expérience - et de rentrer en ville - ou au contraire d'insister, de confirmer ainsi le premier choix. On peut parler de choix de vie encore dans le cas des néo-résidents, un choix d'ailleurs peut-être plus mûrement réfléchi, parce que plus détaché de l'urgence et de la mode alternative. Chez ces nouveaux habitants74, l'existence et la conscience d'un choix nous expliquent peut-être une certaine inclination pour le militantisme écologiste, et

74 Dans le cas des "rurbains" ou des "migrants du chômage" la question du choix paraît beaucoup moins évidente. La présence à la campagne des premiers peut tenir de la commodité, de la convenance économique: ils trouvent en effet à la campagne beaucoup plus grand, plus beau et plus calme que ce qu'ils pourraient trouver près de leur lieu de travail, en ville; dans la mesure donc où l'éloignement ne s'avère pas trop contraignant ils choisissent la campagne. Quant aux seconds, on l'a dit, ils se trouvent là essentiellement par nécessité, pensant que la précarité sera plus douce à la campagne et, surtout, ils ne sont là que de passage pour la plupart puisque tout va dépendre précisément de l'emploi à venir. Ils rejoignent en cela les résidents secondaires, qui eux-mêmes n'ont jamais fait le choix de -65- la vigueur dont ils y ont fait généralement preuve: lorsqu'on a choisi la campagne en effet, au moins une certaine image de la campagne, on se sent plus facilement concerné par sa préservation. Elles nous explique encore, peut-être, cette tendance à valoriser le site sur lequel ils vivent à travers notamment la réhabilitation du patrimoine local, une manière comme on l'a dit de légitimer a posteriori le choix initial. A l'opposé se tiennent les autochtones pour qui la question du choix, lorsqu'elle se pose, se pose en termes précisément inverses. Eux sont nés ruraux et le seul choix qu'ils auraient pu faire était celui de quitter la campagne. Certains d'ailleurs - et même beaucoup - le firent, participant au grand mouvement de l'exode rural. Mais le changement s'inscrivait alors dans le cadre d'un projet familial, les jeunes s'installant à la ville et les vieux restant à la campagne, comme si le groupe familial réorganisait ses forces de manière à mieux résister, à jouer sur plusieurs tableaux, tout en conservant une certaine cohésion du groupe comme en attestent les relations entre vieux/campagne et jeunes/villes qui se mirent alors en place. Derrière ces choix ou ces non choix de vie, nous semblent se révéler en fait deux conceptions radicalement différentes de la destinée humaine: à une conception de l'existence par rapport au groupe - familial, villageois - et au temps - plusieurs générations -, s'oppose une conception de l'existence à la mesure du seul individu, et de sa propre vie. L'une souligne en effet l'importance du groupe - la communauté autochtone traditionnelle -, où les convenances sociales pèsent très lourdement sur chacun des individus, et la nécessité pour eux de se plier à celles-ci. Une passivité et une soumission aux normes que ne manque pas d'ailleurs - on l'a vu - de souligner le nouvel habitant. Le terme "pingouins", dont use parfois le néo-rural pour désigner l'autochtone, ne réfère-t- il pas d'ailleurs significativement à cette idée de suivisme collectif ? L'autre au contraire insiste sur l'individualité, met en scène cet individu libre de ses choix, ayant l'initiative, maître de sa destinée, qui par exemple n'hésite pas à cumuler les fonctions - on l'a vu avec les néo-cueilleurs: tout à la fois producteurs, transformateurs et marchands de leur produit - afin de préserver cette "autonomie". Cela pour dire que la campagne est aussi une scène où s'évalue très précisément le passage du collectif à l'individuel, du groupe à la personne. En l'espace de quelques décennies en effet nous passons de la société paysanne, communauté forte et homogène, à une simple somme d'individualités. Si, comme vivre à la campagne, mais celui seulement de s'y distraire ponctuellement des habitudes citadines. -66- certains le pensent, le mouvement de "68" fut bien le point de la consécration d'un individualisme triomphant - et cela malgré toutes les formes collectives auxquelles il était alors fait référence -, nous en trouvons là effectivement une bonne illustration.

b) "Nouveaux" (habitants) proches et lointains Nous avons vu combien les perceptions de la campagne et - par conséquent - les manières de l'aborder résultaient d'un ensemble de conditions vécues par chaque individu, conditions tenant tout à la fois au milieu d'origine (social, économique, culturel...) et à l'expérience du terrain, des conditions, en outre et sans doute différemment vécues, nuancées par la personnalité de chacun. De sorte que prétendre ici saisir une réalité, c'est-à-dire découvrir le point précis de l'interaction de ces déterminants et ses effets particuliers à un moment particulier, nous paraît illusoire. Aussi, si nous avons également sacrifié au rituel du classement, de la "catégorie", nous l'avons fait nous semble-t-il en prenant soin chaque fois d'apporter mises en garde et nuances. Sans établir de hiérarchie entre l'un et l'autre de ces déterminants - quant à savoir celui qui jouerait le plus ou le moins -, on peut s'avancer à dire que la dimension culturelle est pour le moins forte. Voyons ce cas particulier. La famille de GB. est arrivée au pied de Lure en 1957, ce qui la fait figurer ici parmi les premiers nouveaux habitants de la campagne, devançant d'une dizaine d'années à peine les premières grandes vagues de l'exode citadin, qui inaugurera l'entrée en scène des néo-ruraux. Si comme les néo-ruraux les B. finirent par s'implanter dans la campagne délaissée de l'arrière-pays, ce fut essentiellement pour des motifs économiques75: ils ne trouvaient que là quelques terrains à la mesure de leur bourse. Comme les néo-ruraux aussi, ils firent donc le pari de vivre de la terre et comme eux encore, ils connurent la précarité et l'incertitude des premiers temps de l'installation: louer de ci de là - plutôt qu'acheter -, rénover l'habitat, défricher la terre... Pourtant à la différence cette fois des néo-ruraux, les B. n'étaient pas néo-, précisément, mais plus simplement des ruraux transplantés, venus d'une campagne beaucoup plus exotique - tunisienne - où ils cultivaient l'oranger et l'olivier. Et, à la différence encore des exilés de la ville, ils n'étaient pas venus ici de façon volontaire et pour "changer de vie"76 , mais sous l'effet

75 Et non, comme les néo-ruraux, pour installer la plus grande distance entre eux et la civilisation. Cela dit on peut aussi se demander jusqu'à quel point, chez les néo-ruraux, la motivation idéologique ne masque pas la motivation économique. 76 Ils seraient bien au contraire restés en Tunisie à développer leur exploitation. -67- d'événements extérieurs qui les avaient poussés au contraire à changer de lieu. Enfin, à la différence des néo-ruraux, parce qu'arrivés ici très jeunes, GB et son frère y ont grandi.

Comme les néo-ruraux, GB. vit encore aujourd'hui de la terre. Après avoir un temps cueilli, lui aussi - du houx, des champignons...-, il s'occupe aujourd'hui d'abeilles, de châtaignes et, avec son frère77, de lavande. Mais à la différence des néo-ruraux, il exploite ces ressources, non pas artisanalement, mais "industriellement", c'est-à-dire d'une manière qui vise la quantité et qui intègre le progrès technique: 500 ruches, une grande partie de la châtaigneraie locale, 200 ha plantés en lavandins et, pour cette exploitation, une unité de distillation peut- être la plus moderne de toute la région78. A la différence des néo-ruraux - et même si " à la moindre occasion on ne manque jamais de lui rappeler qu'il n'est pas du pays "- , GB. se trouve assez bien assimilé par le groupe autochtone pour que celui-ci l'ait choisi pour maire: un des rares cas en effet - au moins dans les communes où le nombre de votants autochtones est encore supérieur à celui des votants extérieurs - où le maire ne soit pas du cru, ou apparenté à quelqu'un du cru. Dans le cadre d'une comparaison entre différents types de nouveaux habitants, et entre anciens et nouveaux habitants, on aura noté la similitude d'origine qui lie GB. à l'autochtone: origine rurale, une culture au centre de laquelle on retrouve la préoccupation de la terre et de son exploitation. En définitive GB. aura exploité la terre comme l'aurait fait n'importe quel paysan du coin dont la famille aurait échappé à l'exode et qui aurait pris l'initiative d'un développement: l'exploiter de manière "conventionnelle", sans retenues particulières à l'égard ce que l'on appelle le progrès. Et le temps aura fait le reste: arrivé à l'âge de six ans, cela fait quarante ans maintenant que GB. est ici. Nous retrouvons une même sorte de connivence culturelle entre autochtones et certains résidents secondaires, ceux que nous avons qualifiés "d'habitués". Là les cultures d'origine, dans leurs formes, sont différentes: rurale d'un côté et citadine de l'autre. Mais les uns et les autres se rejoignent sur le caractère "populaire" de cette culture: paysans d'un côté - le "peuple" de la campagne -, et ouvriers ou petits employés de l'autre - le "peuple" de la ville. De fait nous les avons vus se retrouver sur la manière de concevoir le loisir et de s'y adonner.

77 Frère qui s'occupe en outre d'un troupeau de brebis (500 têtes). 78 L'exploitation est équipée de manière à travailler selon la technique "de l'ensilage", technique aujourd'hui la plus en pointe dans le secteur lavandicole. -68- Dans la mesure où paysans et ouvriers des villes sont, traditionnellement fortement contraints au niveau de l'activité de travail - un travail souvent physique, et qui occupe beaucoup de temps -, et dans la mesure donc où l'intensité de la récréation doit se révéler inversement proportionnelle au temps qui lui est consacré, ils sont les premiers demandeurs d'activités récréatives "fortes", d'un caractère participatif (plutôt que contemplatif), et encore collectif (plutôt qu'individuel), un loisir volontiers débridé et excessif, qui n'a d'autre prétexte que celui de sa fonction première, originelle: se distraire, s'amuser... C'est ainsi que nous avons vu ces résidents secondaires participer à la chasse, à la sociabilité du bistrot et de la place publique, en compagnie des autochtones. Sur ce point nous reprendrons volontiers à notre compte l'hypothèse selon laquelle "face à ces empêcheurs de la 'dépense' et de la 'défonce' - les sauvegardeurs des animaux sauvages, classes moyennes -, les aventuriers de l'exubérance seraient d'un côté 'peuple' (ethos de l'insouciance et braconnage) et de l'autre 'grands seigneurs' (ethos de la désinvolture et chasse à courre ou safari)" (Fritsch, 1993, p. 48).

c) De la nécessité alimentaire au besoin culturel Pour revenir au domaine particulier de la cueillette, au moins - précisons-le - celui de la cueillette non professionnelle, nous aurons été encore particulièrement frappé par la faiblesse de l'intérêt économique que constituent les plantes aujourd'hui et, au contraire, par l'importance de leur intérêt culturel. Alors que doivent se ramasser aujourd'hui quelques "doucettes" de ci de là, pour ainsi dire rien par rapport au volume de la salade achetée, une journée "salades sauvages" organisée par Salagón attire la foule! Toujours à Salagón le jardin botanique, au sein duquel se trouve le carré des simples, connaît une fréquentation régulière . D'une manière plus générale encore la littérature spécialisée que nous repérons ici et là, chez les nouveaux habitants, comme dans les bibliothèques publiques ou dans les librairies, est aussi tout à fait disproportionnée par rapport à l'utilisation réelle qui est faite des plantes dans le cadre privé. Ainsi, la connaissance des plantes suscite beaucoup plus d'intérêt que n'en suscite leur usage effectif. Ce qui contraste bien entendu avec cette époque où tout au contraire le paysan cueillait beaucoup, par nécessité, et n'apprenait des plantes que ce qui pouvait effectivement lui servir. Cette boulimie de savoir79, et en particulier de savoirs traditionnels80, nous l'avons rangée dans le cadre d'un strict loisir culturel; nécessité de se distraire,

79 Encore que, s'il s'agit bien de loisir culturel, l'expression est sans doute mal appropriée... -69- d'occuper son temps libre, et de l'occuper d'une façon que l'on estime positive, "intelligente", et d'une manière qui - on l'a vu - corresponde en outre aux besoins induits par le statut du nouvel habitant: nécessité d'instaurer encore plus de distance avec la modernité, et de se forger quelques attaches au nouveau lieu, de se l'approprier par le biais de sa mémoire. Dans une distraction de ce type, l'émotion est rendue par le spectacle de la tradition, d'un passé idéalisé. Mais encore? Que représente ce déplacement d'intérêts, ce glissement de la nécessité alimentaire (ou sanitaire) vers le besoin culturel? Il marque pensons- nous le fait que le produit local, en tant que production naturelle ou artificielle de telle campagne, n'a plus aujourd'hui de valeur alimentaire (ou sanitaire) et, s'il peut dans quelques cas la conserver encore un peu, elle est devenue secondaire. Nous avancions en introduisant que l'une des caractéristiques du changement à la campagne, surtout du changement de la fonction de cette campagne, tenait à ce que la production locale ne servait plus localement, et que sa valeur (économique) ne s'exprimait plus que dans le cadre d'une économie généralisée et délocalisée. C'est vrai que les agriculteurs de Lure, qu'ils soient cueilleurs de simples ou cultivateurs de P.P.A.M, de légumes ou de céréales, adeptes de la méthode "bio" ou conventionnelle, ne travaillent plus aujourd'hui qu'à l'échelle régionale, souvent nationale, voire internationale, les résidents du lieu ne consommant plus que les produits très standardisés du supermarché. Par contre certaines productions locales possèdent une valeur emblématique forte en ce qu'elles réfèrent au lieu, soit parce que le produit est spécifique du lieu - c'est le cas de la lavande -, soit parce qu'il y est l'objet ici d'un traitement particulier. Mais c'est dans tous les cas une référence au lieu, à la tradition du lieu. N'est-il par révélateur que dans une région largement ouverte aussi à la culture des C.O.P (Céréales-Oléo-Protéagineux), des fourrages ou des fruits81, on parle essentiellement truffes, lavande ou autres plantes de cueillette82? N'est-il pas révélateur encore qu'un syndicat des producteurs du petit épeautre soit en passe de voir le jour alors que cette graminée n'occupe qu'une place infime sur le marché des céréales? La mise en exergue de sa valeur emblématique est un moyen de redonner de la valeur économique au produit lui-même, comme en atteste notamment le phénomène de labélisation des "produits de pays" - c'est "Le" produit de "Ce" pays: ici le "fromage de Banon", la "truffe de Haute

80 "Boulimie" qui dépasse on l'a vu, et largement, le seul domaine des plantes. 81 Ainsi, dans cette zone, l'arboriculture représente 30 % du produit brut agricole. Quant aux C.O.P, ils occupent ici 9200 ha, soit près de trois fois plus de surface que les PPAM (Rapport "Pays de Giono"). 82 Ce sont par exemple les thèmes, en effet, de trois des plus récentes études à caractère ethno-historique supervisées par le Conservatoire Ethnologique de Salagón. -70- Provence" -, et un moyen encore pour renforcer l'image du lieu ce qui, in fine et par le biais du tourisme notamment, permet de retrouver une incidence économique - c'est "Le" pays de "Ce" produit-.

b) Et les enfants des néo-ruraux? Nous pourrions conclure en posant la question du nouveau rapport à la nature sous l'angle de la durée, en terme de transmission d'un modèle vers la génération montante. Vivre à la campagne aujourd'hui, et peut-être aussi de la campagne est-il en effet un modèle valorisant pour la nouvelle génération, et par conséquent un modèle accepté ? En d'autres termes, l'expérience de la vie à la campagne a-t-elle été, ou est-elle facilement acceptée par les enfants de ceux qui un jour ont fait ce choix et qui, en définitive, l'ont imposé à leur progéniture? La question se pose surtout, c'est vrai, pour ceux qui ont fait le choix d'y résider en permanence car c'est bien dans ce cas que le manque de "l'autre monde", celui de la ville, est susceptible d'être ressenti de façon plus aiguë. La question ne s'est posée à nous, pour l'heure, qu'à travers quelques signes fugaces que nous avons cru déceler. Ainsi nous avons remarqué que l'installation à la campagne coïncidait souvent avec la venue d'un enfant, tout spécialement dans le cas des premiers néo-ruraux arrivés dans les années 1970: soit celui-ci était déjà né, mais depuis peu, et il participait donc à l'exode citadin dans les "valises" de ses parents, soit il arrivait très vite, durant les premières années de l'installation à la campagne. Et c'est pour nous la confirmation que ce choix d'une vie à la campagne était bien perçu par ceux qui l'effectuaient, au moment où ils l'effectuaient, comme un moment de la refondation et du recommencement: on vient là pour construire une autre forme de travail, de relations, mais aussi une famille, des enfants. " Je ne voulais pas, nous dira l'un, que mon enfant grandisse au milieu des tours... C'est ce qui m'a décidé ". Or, au cours de nos pérégrinations relatives à l'enquête, nous n'avons pas franchement constaté la présence de ces enfants qui, pour les plus âgés d'entre eux, devraient avoir aujourd'hui entre vingt et trente ans. Surtout nous ne les avons pas remarqués auprès de leurs parents dans le métier - chez les néo- cueilleurs par exemple ou les agriculteurs biologiques - que ce soit comme aides simplement ou, a fortiori, en position de reprendre en main l'activité. Contrairement au modèle traditionnel, selon lequel l'un des jeunes au moins prenait la suite, on ne noterait donc pas de transmission intergénérationnelle du métier, d'une forme par conséquent de relation à la nature. Certes - insistons-y - l'approche n'est pour l'heure qu'intuitive. Mais cette question mériterait d'être fouillée, sur la base d'une enquête tout à fait -71- systématique au sein de cette population, de néo-ruraux arrivés entre la fin des années 1960 et le début des années 198Qv Que sont devenus leurs enfants?... Nous serions à même alors de mettre en perspective leurs différents parcours avec le projet de leurs parents, celui du "retour à la nature", que nous jugions précurseur par rapport au large mouvement de mutation de l'espace rural qui allait suivre, et qui est en plein développement aujourd'hui. *J73 >,--•- N 38 » brian-çon -•>s v v. . ^ 05 26 J gap nyons •

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-72-

ANNEXE I

LISTE DES INFORMATEURS

* Piémont de Lure (sud) C. Monique (Mane) M. et Mme F. (Cruis) L. Annick (Sigonce) M. et Mme H. (Cruis) M. M. (Redortiers) M. et Mme P. (Cruis) D. Roseline (Banon) M. M. (Cruis) B. Gérard (Redortiers) M. et Mme C. (Cruis) M.M. (Saint-Etienne les Orgues) M. et Mme M. (Cruis) M. B. (Montlaux) L. Patrick (Saint-Maime) Mme D. (Villeneuve) J. Aymé (Cruis) RElie(Cruis) M. R. (Cruis) T. Armand (Cruis) * Plateau d'Albion, Pays de Sault M. et Mme L. (Sault) M. I. (Revest-du-Bion) M. J. Jacques (Revest-du-Bion) M. B. Ida (Revest-du-Bion)

•Vallée du Jabron (nord de la montagne de Lure) P. Patrick (Montfroc) Mme G. (Noyers-sur-Jabron) B. André (Montfroc) V. Henri (Saint-Vincent-sur-Jabron) M. Claude (Les Omergues) Mme H. (Les Omergues) •Vallée de la Méouge S. André (Eourres) *Buech et Durance M. B. (Veynes) M. D. (Tallard) R. Patrice (La Cluse) N. Laurence (Chanousse) •Cévennes gardoises D. Arnaud (Saint-Jean du Gard) F. Jean-Louis (Soudprgues) S. Frédéric (Saint-Jean de Buèges) C. Michel (Rouveyrac) -73-

ANNEXE II

LES PLANTES Liste (non exhaustive) des végétaux sauvages ou semi sauvages que les informateurs nous ont dit cueillir (ou avoir cueilli):

1) Dans le périmètre de Lure (montagnes de Lure et du Ventoux, vallées du Jabron et de la Méouge, plateau d'Albion, « pays » de Forcalquier) * Fruits Framboise (Fruit du rubus idaeus) Mûre (fruit du Rubus fructicosus) Amande (fruit de l'Amygdalus communis) Campanette (poire) Châtaigne (fruit du Castanea sativa) * Champignons Cèpe (Boletus aereus) Pinin (ou sanguin : Lactarius deliciosus) Rosé des prés (Agaricus campester) Chanterelle (Cantharellus cibarius) Pleurote (Pleurotus ostreatus) Truffe (Tuber melanosporum) Pied bleu (Lepista nuda) Pied de mouton (Hydnum repandum) Trompette de la mort (Craterellus cornucopioides) Trompettes jaunâtres (?) * Herbes comestibles Doucette (des lavandes) (Taraxacum obovale) Doucette (Laitue sauvage) (Lactuca serriola) Oeil de perdrix ( ?) Ortie (Urtica dioica) Pourpier (Portulaca olerácea) * Plantes à parfum, aromatiques, médicinales et/ou décoratives Thym (Thymus vulgaris) Arnica (Arnica montana) Mélilot (Melilotus officinalis) Hysope (Hyssopus officinalis) Cyprès (Cupressus sempervirens) Plantain « badasson »(Plantago sempervirens) Mélisse (Melissa officinalis) Aubépine (Crataegus monogyna) Genévrier cade Juniperus oxycedrus) Genévrier commun (Juniperus communis) Achillée millefeuille (Achillea millefolium) Grande gentiane (Gentiana lutea) Lavande fine (Lavandula angustifolia) Houx (Ilex aquifolium) Absinthe (Artemisia absinthium) Gui (Viscum album) Sarriette (Satureia montana) Bleuet (Centaurea cyanus) Millepertuis (Hypericum perforatum) Lavande Aspic (Lavandula latifolia) Santoline (Santolina chamaecyparissus) Nielle des blés (Agrostemma githago) Pin sylvestre (Pinus sylvestris) Tilleul (Tilia europaea et Tilia cordata) Cynorrhodon (fruit du Rosa Canina) Cornouiller mâle (Cornus mas) Menthe (Mentha piperita) Bruyère (Calluna vulgaris) Bruyère à balais (Erica scoparia) Sauge (Salvia officinalis) Sureau (Sambucus nigra) .74. Carline (Carlina acanthifolia) Germandrée petit chêne (Teucrium chamaedrys)

2) Hors périmètre de Lare Argousier (Hippophae rhamnoïdes) Busserole (Arctostaphylos uca-ursi) Sumac fustet (Rhus coriaria) Romarin (Rosmarinus officinalis) Laurier noble (Laurus nobilis) Mimosa (Acacia dealbata) Pistachier lentisque (Pistacia lentiscus) Ciste blanc (Cistus albus) Primevère « coucou » (Prímula veris ssp. Columnae)

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