Études de lettres

3 | 2016 Les voies contemporaines de l'oralité

Camille Vorger (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/929 DOI : 10.4000/edl.929 ISSN : 2296-5084

Éditeur Université de Lausanne

Édition imprimée Date de publication : 15 septembre 2016 ISBN : 978-2-940331-49-9 ISSN : 0014-2026

Référence électronique Camille Vorger (dir.), Études de lettres, 3 | 2016, « Les voies contemporaines de l'oralité » [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2019, consulté le 15 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ edl/929 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.929

© Études de lettres Les voies contemporaines de l’oralité ETUDES DE LETTRES no 301 Revue de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne fondée en 1926 par la Société des Etudes de Lettres

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Les voies contemporaines de l’oralité

Volume édité par Camille Vorger

Revue Etudes de lettres Comité éditorial et scientifique de ce numéro Camille Vorger, Université de Lausanne

Nous remercions chaleureusement les recenseurs anonymes pour leurs expertises.

Couverture Ivy © Christina Alonso Photographies

Rédaction et mise en pages : Catherine Chêne, avec la collaboration de Gabriel Dubois

Achevé d’imprimer en offset sur les presses des PCL Presses Centrales SA à Renens en septembre 2016

ISBN 978-2-940331-49-9 ISSN 0014-2026

© Université de Lausanne, Revue Etudes de Lettres, Lausanne 2016. Bâtiment Anthropole, CH-1015 Lausanne www.unil.ch/edl [email protected]

Tous droits réservés. Réimpression ou reproduction interdite par n�importe quel procédé, notamment par microfilm, xérographie, microfiche, microcarte, offset, etc. Imprimé en Suisse TABLE DES MATIÈRES

Ivan Bielinsky (Ivy) Nuit et jour de la poésie de bouche à oreille 7 Camille Vorger Mot d’en-voix 13 Camille Vorger De slam en chanson. Entretien avec Frédéric Nevchehirlian 19 Raphaël Baroni, Gaspard Turin Playa Blanca : performance musicale et voix d’auteur 37 Denis Saint-Amand « Morts, avec supplément frites ». Invectif et logique conflictuelle dans le champ du rap français 57 Mari-Hélène La Rochelle Le « pendule vernaculaire » ou faire parler Arvida 73 Martine Hennard Dutheil de la Rochère « La magie des voix dans la nuit » : « transcréation » des contes de Perrault chez Angela Carter 87 Danielle Chaperon Au royaume des sourds... Esquisse d’une histoire des points d’écoute au théâtre 109 Camille Vorger Vers un théâtre graphique : les jeux de l’amour et du football dans les BD de François Bégaudeau 129 Jérôme Meizoz, Camille Vorger Littérature à l’état oral : présence, corps, posture. Oralité de la littérature : performance, physicalité, vocature 153 Adresses des auteurs 169

NUIT ET JOUR DE LA POÉSIE DE BOUCHE À OREILLE

Dire directement sans salmigon… DIRE Avant que la mort vienne nous rai… DIRE Ce que la vie aura voulu nous DIRE Du tout au tout sans jamais défaillir (…) La fin du MOI Et le début de NOUS-rire 1.

Depuis longtemps, le spectacle attire la foule. Autrefois cantonné à des lieux de représentations spécifiques, il déborde aujourd’hui jusqu’à enva- hir l’espace intime de la maison – radio, internet, télévision. Néanmoins, le spectacle en salle ou à l’extérieur mobilise encore la foule. On comprend que les poètes, sans doute lassés des coteries et des réunions mondaines, aient tenus à monter sur scène pour partager le poème au-delà du seul lectorat. De toute façon, voilà bien longtemps que les amateurs du genre invitent des poètes dans une pléthore d’évènements littéraires – rencontres, discussions, récitals. Il va de soi qu’à un moment donné, les poètes eux-mêmes aient voulu présenter des spectacles de poésie – entendez par là, des récitals de poèmes plus ou moins mis en scène. Au Québec, jamais rien n’a atteint en succès la mythique Nuit de la poésie. Présentant la crème des poètes contemporains et réservant une place de choix à la relève, cet évènement historique mis en images par Jean-Claude Labrecque a fait date. Le poème et les gens, pour une fois, étaient au même endroit. Une grâce qui n’arrive que trop rare- ment. Depuis, de nombreux excellents recueils ont paru, des maisons d’édition ont vu le jour et des dizaines d’évènements à teneur poétique

. 1 Ivy, Slamérica (ensemble multi-supports), Montréal, Le lézard amoureux, 2008, p. 13. 8 ÉTUDES DE LETTRES sont nés sans pour autant «augmenter» de façon significative le degré de poétisation de la société. Faut-il en conclure que la société se montre réfractaire à la poésie ? Non, à condition d’éviter l’amalgame poème et poésie. Et s’il apparaît que les gens se montrent peu intéressés par la production littéraire poétique contemporaine, il en va autrement de la poésie elle-même, comme en témoigne le succès du slam. Le slam de poésie (traduction libre de poetry slam), par son impertinence – il précipite ni plus ni moins les poètes dans l’agora (d’aucuns diront «l’arène») – contraint l’albatros claudiquant à se tenir debout. Sans gêne ni manière, il se prête avec complaisance au jeu du spectacle, transformant le poète de l’ombre en tribun éclairé. Qui plus est, il n’orchestre aucune sélection chez les participants, pas plus que dans le public. Candidement, le slam dit : « Vous avez écrit des poèmes ? Très bien, venez les dire… et le public décidera ». Leurre ? Absolument. Mais au passage, pendant le processus, des gens qui n’auraient jamais mis les pieds dans un récital de poèmes se font injecter de la poésie (une énergie, une atmosphère, un regard, une fièvre) à leur insu. Et en rede- mandent. En vingt-cinq ans, le slam a fait bien plus pour la poétisation du monde qu’un siècle de poésie littéraire. Non par la richesse de ses trouvailles langagières, mais par son désir de communiquer, de partager. Avec lui, la poésie s’affranchit du livre et revient à la vie. L’oralité constitue l’enjeu du slam. Le poème, le slameur et l’auditoire s’y rapportent. Hors de cette modalité, pas de slam possible. Ancré dans la réalité, au présent de ce qui est, le slameur parle et les vibrations de sa parole pénètrent en même temps des dizaines de cortex cérébraux. Les gens ne font pas qu’écouter : ils respirent et réagissent. Ils s’érigent en faux contre le caractère définitif de l’œuvre. Le livre, le Mp3 ou le clip vidéo n’offre pas de telles ouvertures. Toutes sortes d’événements se produisent dans la réalité : quelqu’un tousse, une porte claque, un téléphone sonne. Déclamer sur scène, conduire une automobile, faire l’amour exigent la même disponibilité, le même degré de concentration et de souci de l’autre. Le poème joue sur le fil de l’attention. Triompher dans ce contexte tient de l’exploit. Le slameur comme le public ne dispose pas du poème à sa guise. Un vers dit, un vers disparu. Le train du présent ne s’arrête jamais. Alors le poème revient sur ses dires, ressasse des formules pour mieux se faire comprendre. Les rimes, les vers métriques, les jeux de sonorités, autant d’appuis pour escalader le poème en marche. Un moment de flottement NUIT ET JOUR 9 et le public bascule ! Le poème bien en sécurité dans la chaleur des pages n’endure jamais pareille pression. Si quelque chose dérange le lecteur, il y reviendra plus tard ; si un passage lui échappe, il peut à loisir le relire. Les poètes qui critiquent l’apparente facilité des poèmes oraux devraient s’estimer heureux : aucun slameur ne peut sans risque se réfugier derrière l’incommunicabilité du poème. En revanche, la déclamation a ses avantages : la griserie créatrice se partage, les fruits sont palpables – et goûteux. On parle à des gens et les gens répondent. Ainsi va la communication. Déclamer, certes ; parler directement aux hommes et aux femmes de son époque, encore mieux. Voir une métaphore éclater au visage d’un auditoire n’a pas son pareil. Je deviens une sorte de magicien, de créateur en cours (comme on dit téléchargement en cours)… Je constate de visu les effets de mon travail. Et cela m’inspire pour la suite. Chaque performance remodèle le poème : les salles et les auditoires varient, les sentiments que je souhaite évoquer aussi. Sans cesse remis sur le feu, le poème se transforme : des vers disparaissent, des formules s’im- posent. L’oralité se soucie moins de l’objet que de l’effet. Le poème doit s’adapter. L’écrit devient vassal de la parole. La vie l’emporte sur la mort. C’est de prime abord ce qui m’a frappé dans le slam : l’effet du poème oral sur une foule hétéroclite. Cela m’a profondément marqué. J’ai senti à ce moment-là que la poésie avait techniquement trouvé le moyen de se révéler au monde. Si la Nuit de la poésie a su démontrer la coïncidence extraordinaire des poèmes et d’une certaine frange de la population à une époque donnée, le slam de poésie, lui, renouvelle à chaque fois le miracle de la poésie partagée par tous. En créant la première scène de slam francophone à Montréal en octobre 2006, mon intention avouée était de donner une corde de plus à l’arc des poètes. L’idée d’ouvrir la scène à n’importe qui n’avait pas fait son chemin de la France jusqu’ici, en Amérique, où la scène ouverte, couramment appelée «micro ouvert» (traduction littérale de Open Mic), prospérait depuis des décennies. Fidèle au poetry slam nord-américain – comme je le suis toujours –, j’avais l’ambition de canaliser notre génie poétique dans une entreprise d’évangélisation de masse. Par le recours à la mécanique du slam (autrement dit : les règles), je voyais les poètes renouer avec leurs fonctions ancestrales en communiquant leurs visions, leurs prophéties, leurs sortilèges à une foule envoûtée. La réalité, on s’en doute, fut quelque peu différente. 10 ÉTUDES DE LETTRES

D’une part, l’engouement des poètes fut de courte durée. En moins de deux ans, la plupart de ceux qui avaient manifesté de l’intérêt non seulement ne fréquentaient plus la scène de slam, mais passaient le plus clair de leur temps à la dénigrer. D’autre part, le succès de Grand Corps Malade aidant, beaucoup de gens en vinrent à penser que le slam était une nouvelle forme de poésie de style urbain, hip-hop, le condamnant à un effet de mode. Les définitions que donnent du slam les dictionnaires Larousse et Robert vont encore en ce sens. Dans ce contexte, la popularité de notre Grand slam québécois ne cesse de m’étonner. Près de 400 personnes s’y déplacent à chaque année pour venir entendre les slameurs des quatre coins de la province. L’atmosphère unique, la ferveur et la réponse enthousiaste du public a même fait dire à Marc Smith (fondateur du slam) qu’il retrouvait chez nous la passion des Allemands – qui vouent au slam un véritable culte. A plus petite échelle, c’est ce que je vis à chaque mois sur ma bonne vieille scène à Montréal. J’entends des novices et des plus expérimentés rivaliser d’adresse pour séduire un public chaque fois différent. Je les accompagne depuis le début, je les vois se remémorer inlassablement leurs poèmes avant que le spectacle ne commence. Nous manifestons le même respect envers ceux qui sont venus nous écouter. Nous sommes à leur service. Le slam est un événement collectif où l’on soumet toutes les formes de poé- sie à l’approbation de la foule. C’est un pari risqué. Mais nous sommes les missionnaires de la poésie. Ni les prêtres (entre convertis), ni les théo- logiens. Simplement des slameurs : porteurs de parole. Créatures du spec- tacle, éphémères et si humaines. Nous quittons les palais, les temples, les bibliothèques pour marcher parmi nos semblables, les païens. Et nous les convertissons. Une nuit de la poésie dure ce qu’elle dure. Les écrits s’envolent au lever du jour. Etrangement ensuite s’élèvent des murmures, puis des voix qu’on ne soupçonnait pas. C’est un garagiste, un comptable, un serveur, un médecin, un chômeur. C’est un enfant qui s’exclame, un amoureux qui s’emporte. Une fois le livre écrit et refermé, le vaste univers nous fait signe. L’émotion affleure les lèvres, une image en jaillit. Tout se ramasse soudainement en quelques portions du langage et se transmet. S’intéresser au slam au-delà des effets de mode, des slogans et des mésinterprétations, c’est faire face à l’enjeu même de notre époque : la parole, la communication. Certes, la poésie n’arrêtera pas la fonte des glaciers. Pourtant, elle seule saura nous donner l’heure juste au moment NUIT ET JOUR 11 des choix à faire. Un homme, c’est un corps, un esprit, mais aussi et surtout une sensibilité – un cœur, dirait-on métaphoriquement. Je travaille pour que cette sensibilité prenne la place qui lui revient dans toutes nos activités : qu’elle participe au débat public, qu’elle s’assoie même à la table des décideurs. Le but du slam est que la flamme de la poésie se propage, qu’importe le porteur ou la porteuse : car, à chaque fois qu’on la passe, elle renaît.

Ivan Bielinsky (Ivy) Montréal, 15 août 2015

MOT D’EN VOIX

Qu’attends-tu Slame ! Et montre dents pointues Slame! A tombeau ouvert Slame ! Comme slamait Jacques Prévert 1.

Ivy – dont le nom de scène désigne métaphoriquement le lierre et qui nous a fait l’honneur d’ouvrir la voie au présent ouvrage – s’inscrit dans une longue lignée de paroliers, de « diseurs ». Il suit, pour mieux les tis- ser, les fils de l’oralité tendus depuis les lointains aèdes ou rhapsodes, rhéteurs et autres tribuns dont les slameurs contemporains apparaissent comme les héritiers, aux côtés des auteurs-compositeurs-interprètes de chansons, comédiens, conteurs, poètes dits « sonores » et fabulistes 2. C’est sur ce fil qu’il nous emmène, comme y invite l’album Funambule de Grand Corps Malade. Ainsi que le souligne Ivy, le slam a quelque chose d’aérien et de mouvant, emblématique d’une sorte de « change- ment d’état de la matière verbale ». Grand penseur de l’oralité, Valère Novarina n’a de cesse d’insister sur le passage, la présence scénique, le mouvement des corps, des mots et des textes :

. 1 Ivy, « Slam à toi », Slamérica, 2008. . 2 Ivy a remis au goût du jour « La cigale et la fourmi ». Voir son site Internet : https ://ivyslam.bandcamp.com/ 14 ÉTUDES DE LETTRES

54. Le livre et la scène sont deux espaces hétérogènes, constitués d’une autre texture, tissés d’une autre matière. Passer de la lecture au plateau, c’est comme passer de l’air à l’eau […]. 127. Sur scène la lettre respire et c’est le souffle qui écrit 3.

C’est à ce passage d’un état à un autre que nous nous intéressons ici. A la fameuse formule Scripta manent, verba volant, nous serions tentés de répliquer à l’inverse que les écrits s’envolent quand les paroles demeurent, que « la poésie écrite n’a plus lieu d’être », disait Heidsieck. Dans la lignée de nos recherches sur le slam et la chanson, le présent ouvrage se propose de mettre au jour (et à jour) les fils et les trames qui constituent la toile de fond d’une oralité contemporaine dont les formes diverses – trop souvent occultées jusqu’alors, mais gageons que le succès mondial du slam pourra contribuer à les mettre en lumière – nous per- mettront d’aborder le slam (Ivy, Frédéric Nevchehirlian), mais aussi le rap (Denis Saint-Amand), la chanson, la poésie déclamée voire chantée (Raphaël Baroni et Gaspard Turin), le conte dans ses adaptations trans- médiales (Martine Hennard Dutheil de la Rochère), le théâtre (Danielle Chaperon) et la BD envisagée comme « théâtre graphique » (Camille Vorger), ainsi que la représentation de la langue orale chez un auteur québécois (Marie-Hélène Larochelle). A l’image du slam, notre volume se montre résolument ouvert à la Francophonie à travers la diversité de ces formes qu’elle révèle. Il invite des auteurs à apporter leur témoignage – leur « voix vive », pour ainsi dire – afin de rendre compte de cette viva- cité. A l’orée de ce voyage « au pays des voix », dressons un premier tour d’horizon des concepts et notions qu’il convoque. Raphaël Baroni et Gaspard Turin nous rappellent, dans leur article sur les poèmes de/par Houellebecq, l’exigence platonicienne « que le poète parle en son propre nom, avec sa propre voix », tandis que pour Barthes, « l’écriture est destruction de toute voix ». Notons que le même Barthes, dans Le Plaisir du texte, évoque dans la lignée de l’actio de la rhétorique, « l’écriture à haute voix » qui fait entendre « le langage tapissé de peau » :

. 3 V. Novarina, Lumières des corps, p. 32 et 72. MOTS D’EN VOIX 15

Cette écriture vocale (qui n’est pas du tout la parole), on ne la pratique pas, mais c’est sans doute elle que recommandait Artaud et que demande Sollers. Parlons-en comme si elle existait 4.

Mais elle existe bel et bien, et existait d’ores et déjà parmi les poètes dits « sonores », contemporains de Barthes, rétorquera Jean-Pierre Bobillot, dénonçant précisément la « surdité » de Barthes dans son introduction à l’œuvre de Bernard Heidsieck 5. Grand nom, grande voix de l’histoire de la poésie sonore que ce poète récemment disparu, invoquant une lutte physique du poète debout « avec son texte, seul face à son public » (1982) 6. Une poésie vive qu’incarne à merveille le slam contemporain dont le porte-voix le plus médiatisé en France – médiatisation qui condi- tionne, comme le déplore Ivy, l’image du slam – illustre précisément cette verticalité de la posture : Grand Corps Malade se distingue en effet par sa voix grave, ce flow, mais aussi ce corps, cette stature imposante qui la porte et tranche avec l’horizontalité symbolique de son rapport au public : « C’est décidé ma voix est libre / Et son timbre va résonner », slame-t-il dans un texte au titre aussi éloquent que paradoxal : J’écris à l’oral (2008). Voilà qui n’est pas sans évoquer les « criées de l’encrier » chères à Bobillot, poète et poéticien : « Dans la voix l’encre y est », affirme le slameur. Il va de soi que la voix est le medium privilégié du slam, poésie scénique qui apparaît comme un lointain écho au club des Hydropathes datant de la fin du XIXe siècle 7 :

La poésie dans les bars ne sort que de nos voix, / Le concept même de ces soirées est un poème qui s’entrevoit (Grand Corps Malade). Ainsi va le slam, comme un poème qui « s’entre-voix », semble-t-il, tant la polyphonie et le featuring 8 sont des pratiques fréquentes dans le slam et le rap. Rappelons cependant que ces deux mouvances se dissocient culturellement et artistiquement : en témoignent les textes d’Ivy et Nevché, pionniers du slam francophone à Montréal et à Marseille, et

. 4 R. Barthes, Le Plaisir du texte, p. 104. 5. J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck Poésie action, p. 15. 6. B. Heidsieck, cité par Patrice Beray dans son article paru à l’occasion de la disparition du poète (https://blogs.mediapart.fr/patrice-beray/blog/261114/il-pleut- autour-de-vaduz-bernard-heidsieck.) 7. J.-P. Bobillot, C. Vorger, « Hydroslam ». 8. Pratique consistant à inviter un autre artiste sur un titre de rap ou de slam. 16 ÉTUDES DE LETTRES qui, pour flirter avec la chanson, n’entretiennent aucun lien avec le rap. Au-delà de cette acception d’une voix envisagée dans son sens plein et étymologique de vox (désignant le « son de la voix », le « ton »), dans sa réalité physiologique, le présent ouvrage nous permettra d’entrevoir que le concept est problématique, voire équivoque, qu’il donne lieu à des redéfinitions au fil des réflexions et des champs dans lesquels il est utilisé, ouvrant à de multiples déclinaisons auxquelles notre titre invite allégrement. Dans cet ouvrage, il sera aussi question de « performance » dont nous rappellerons ici la définition du médiéviste Zumthor comme « une action orale-aurale complexe, par laquelle un message poétique est simulta- nément transmis et perçu, ici et maintenant » 9. Performance vocale traduisant aussi ce que Christian Prigent appelle la « voix-de-l’écrit » :

Il y a un rapport entre l’excentricité « écrite » et sa performance « vocale » : c’est le pari des lectures publiques. C’est aussi leur paradoxe : que la propulsion sonore touche à quelque chose de fondamental dans l’écrit et son silence particulier. On voit bien qu’il existe un tissage sonore spécifique à ce qu’un style a de plus étroitement déduit de l’expérience intime du sujet qui s’y engage 10. Performance scénique qui peut être rapprochée du théâtre où « le langage se précipite dans le corps de l’acteur » selon Novarina 11, où le corps se joint à (et joue de) la voix :

L’oralité ne se réduit pas à l’action de la voix. Expansion du corps, celle-ci ne l’épuise pas. L’oralité implique tout ce qui, en nous, s’adresse à l’autre : fût-ce un geste muet, un regard 12. Performance « immédiate », appréhendée dans l’instant dans le cas du slam et du théâtre, ou « médiate »/médiatisée, s’agissant de performance radiophonique ou télévisée comme pour Barbara Carter. Adaptations « transmédiales » qui touchent aussi la BD, si l’on en croit les récentes pratiques de mise en espace/en voix auxquelles donne lieu ce 9e art que

. 9 P. Zumthor, La lettre et la voix, p. 248. 10. Article disponible ici : http ://www.le-terrier.net/TxT/spip.php ?article79 11. V. Novarina, Lumière des corps, p. 12. 12. P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, p. 193. MOTS D’EN VOIX 17 nous analysons comme « théâtre graphique » 13. De fil en aiguilles, on assiste ainsi, selon la formule de Baroni et Turin, à une « extension du domaine de la performance ». Domaine qui se trouve désormais au cœur d’un champ de recherche en plein développement – dans la lignée des performance studies aux Etats-Unis où le slam est d’ailleurs né –, ce dont témoignent les récents colloques et journées d’étude consacrés au sujet 14. Gageons que le présent ouvrage contribuera, à son tour et dans le champ francophone, à faire avancer l’étude de la littérature hors-du-livre, une littérature vive qui tend à déborder de l’objet-livre, à le faire entendre, quitte à le dévoyer.

Camille Vorger Université de Lausanne

. 13 Voir par exemple L’Arabe du futur de Riad Sattouf, interprété dans le cadre d’une performance orale lors de la fête du livre de Saint-Etienne, en octobre 2014. 14. Lausanne en juin 2013, Lyon-Grenoble en décembre 2014, Albi en mars 2015. 18 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Barthes, Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, collection « Tel quel », 1973. Bobillot, Jean-Pierre (éd.), Bernard Heidsieck Poésie action, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1996. Bobillot, Jean-Pierre, Vorger, Camille, « Hydroslam. Pour une approche médiopoétique des poésies scéniques et sonores contemporaines », in Slam. Des origines aux horizons, Lausanne, Editions d’en bas & La Passe du vent, 2015. Novarina, Valère, Lumières des corps, Paris, 2006. Vorger, Camille (éd.), Slam. Des origines aux horizons, Lausanne, Editions d’en-bas, 2015. Zumthor, Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983. —, La lettre et la voix : de la « littérature médiévale », Paris, Seuil, 1987. DE SLAM EN CHANSON

ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC NEVCHEHIRLIAN PAR CAMILLE VORGER

Frédéric Nevchehirlian, ex-membre du groupe « Vibrion », devenu « Nevché », était l’invité du festival genevois « Voix de fête » et il a été notre hôte dans le cadre du séminaire de Master intitulé « Du livre au live : poésie chantée, clamée, slamée » en mars 2015. Nous en avons profité pour lui poser quelques questions sur le parcours emblématique de ce « poète rock », qui figure parmi les pionniers du slam marseillais 1.

CV : Pourrais-tu décrire en quelques mots ton parcours depuis Vibrion ? Quels sont les jalons du chemin qui t’a amené à ce nouvel album Rétroviseur ?

FN : Vibrion, c’était le premier album, donc évidemment j’y ai mis beaucoup, beaucoup de cœur. C’étaient mes premiers textes. Un peu un album manifeste, quoi. Je l’ai vécu comme ça, c’était presque une note d’intention : « Nous voulons être des poèmes qui se disent, des poèmes qui se lisent fort ». C’était scandé, on voulait exister, c’était un disque existentialiste ! (Rires)

CV : Cette phrase était dans l’un des textes de l’album ?

. 1 Voir le site officiel de l’artiste : http ://nevchehirlian.com 20 ÉTUDES DE LETTRES

FN : Oui, dans « Fusées », qui emprunte son titre à un recueil de Baudelaire et aussi à un poème d’Allen Ginsberg, « Poem Rocket » 2. C’était à la sortie d’une exposition de photographies autour d’Allen Ginsberg où on le voyait avec ses amis, ils faisaient les fous avec des bagnoles, la drogue… J’avais écrit un poème qui s’appelait « Fusées » en sortant de là. Parce que le mot « Fusées » s’était imposé à moi. En fond, il y avait cette référence à Baudelaire, je trouve magnifique le titre de ce recueil 3. Après j’ai découvert dans une librairie d’Aix-en-Provence appelée « Vent du sud » le poème de Ginsberg : en ouvrant le Kaddish, le premier poème sur lequel je suis tombé c’était « Poem Rocket » – et il y avait une fusée. Et au lieu de fermer le livre de façon un peu orgueilleuse comme on peut l’être quand on est un étudiant et qu’on pense qu’on va tout révolutionner, je me suis dit : « C’est fantastique, cette image subliminale qui m’est venue avec cette exposition de photos, cette image qui est si importante pour Ginsberg. Donc j’ai décidé de retraduire le Kaddish ».

CV : C’était l’objet de ton travail en DEA, c’est bien ça ?

FN : Oui, et tout cela est arrivé en même temps, avec Vibrion. Ce disque était donc super important, mais je crois que j’ai toujours imaginé, d’abord avec humour, qu’un seul disque suffirait. Je disais à mes copains : « Tout ce qu’on a à dire, on le dit ici, d’emblée… ». C’était vrai, c’est ce qui s’est passé au final, on n’a fait qu’un seul disque avec « Vibrion ». Ensuite, j’ai recommencé à écrire des choses mais j’ai bien vu qu’au sein du groupe, ce n’était plus le lieu pour l’expression de ces nouvelles choses. Alors j’ai décidé de partir dans une aventure plus personnelle. J’avais écrit des poèmes pendant la tournée de « Vibrion », notamment à Kinshasa, comme « L’Univers parmi nous », « Dans le stade », « Où vont- elles », etc. J’avais donc écrit là-bas pas mal des poèmes qui sont devenus l’album Monde nouveau monde ancien. Il y a eu cette étape identitaire, puisque j’ai décidé de garder mon nom de famille sur les conseils de

. 2 Enregistrement disponible ici : https ://diva.sfsu.edu/collections/poetrycenter/ bundles/191191 . 3 Charles Baudelaire, Journaux intimes. Fusées, mon cœur mis à nu, texte réimpr. sur les manuscrits originaux avec une préface par Ad. Van Bever, Paris, 1920 : http://gallica. bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206339d DE SLAM EN CHANSON 21

Fig. 1 — Monde nouveau Monde ancien, couverture. quelques amis très proches. J’en étais content parce que je le trouvais très beau, très fort, très mystérieux et que, écrit sur une affiche, pour un groupe de rock, je trouvais ça étrange. J’aimais cette dimension d’étrangeté que pouvait porter mon nom, dans tous les sens du terme, l’étrange et l’étranger. C’est toujours ce que j’ai cherché et que je cherche dans ma façon d’écrire. C’est la langue étrangère qui est perdue en moi puisque ma mère est espagnole et mon père arménien. Et je pense, avec les années qui passent, que cette quête de la langue étrangère en moi perdure, au-delà de cette langue maternelle qu’est le français pour moi – même si ce n’est pas la langue de ma mère, je pense que c’est ça ma quête. D’aller retrouver, par la musicalité et le rythme, des étrangetés. Donc voilà, Monde nouveau monde ancien (fig. 1), avec cette pochette où nous sommes tous habillés en Arméniens, avec moi habillé en blanc, la dimension messianique et romantique, chevaleresque. Rimbaldienne aussi avec cette photographie où l’on voit un soldat étendu, mort, à côté 22 ÉTUDES DE LETTRES de moi. On ne sait pas s’il dort ou s’il est mort. Je suis content d’être allé au bout de mes idées… Ensuite, il y a eu la rencontre avec la petite fille de Jacques Prévert. Enfin, d’abord avec Camille Clavel qui m’a demandé de mettre un poème en musique. Et puis cette aventure incroyable, un disque enregistré en cinq jours, avec des perles. La musique coulait de nos doigts, c’était fantastique. Il y avait une énergie folle autour de ce projet. Ce disque a été une belle aventure contre toute attente. Mon envi- ronnement professionnel était plutôt opposé à ce que je travaille sur ce projet parce que c’était déjà suffisamment difficile de faire connaître un artiste comme moi dans sa singularité, vu la non commercialité de ma musique et de ma poésie, comme pour mon nom d’ailleurs. Comment faire de points faibles des points de force… Avec ce projet, j’ai eu la reconnaissance des professionnels puisque j’ai obtenu le prix Charles Cros et surtout la rencontre avec le public, grâce à France inter, FIP, des radios comme ça et aussi toutes les petites radios, toutes les associa- tions, les petits et gros festivals. On a réussi à faire une quasi-unanimité avec ce projet qui était fantastique par la fraicheur qu’il apportait dans le monde de la prise de parole. Avec ses propos si véhéments, si crus, si forts. Et moi j’avais tout à fait conscience… Je tiens à dire que je détestais l’écriture engagée. C’est quand même terrible pour moi qui suis devenu le chantre de la chanson engagée. Quelque chose s’est déplacé. Ce qui m’intéressait, c’est que ce n’est pas moi qui avais écrit ces textes-là.

CV : C’est cette double voix qui t’intéressait ?

FN : C’était fantastique, c’est Jacques Prévert, qui a écrit « Citroën », qui est vraiment virulent et moi je ne savais quoi répondre à ceux qui trou- veraient ça trop virulent. Je me suis servi de la renommée, de la popu- larité de Prévert pour ce petit éclairage supplémentaire qu’on a apporté sur le personnage avec Camille Clavel. C’était vraiment quelqu’un d’en- gagé, en colère, violent, qui s’en prenait constamment à l’exploitation de l’homme par l’homme, à la bourgeoisie ostentatoire, etc. Tout ce que j’ai écrit dans la préface. Voilà, c’était audacieux et concevable de la part d’un grand poète, pas d’un petit poète. J’en avais conscience et ça ne m’a jamais gêné. Je n’ai pas spécialement d’ego par rapport à ça, c’était déjà assez incroyable de voir mon nom écrit à côté du sien sur un disque. Il y a des gens qui m’ont dit « Pour qui tu te prends ? » A ces gens-là, je dis : « Appelez la petite fille de Jacques Prévert, c’est elle qui m’a demandé… ». DE SLAM EN CHANSON 23

J’ai pris énormément de soin à le respecter. C’est quand même une histoire fabuleuse pour un petit poète des quartiers nord de Marseille de se retrouver à faire un disque avec des poèmes inédits ou peu connus de Jacques Prévert. Rien que ça, c’est fantastique. Ce sont mes amis qui m’ont sensibilisé à cette dimension de patrimoine, en me disant que mon nom serait associé ad vitam aeternam à celui de Prévert ou au moins à un moment donné. Pour moi, ce projet était vraiment mon deuxième album, j’ai toujours estimé que c’était aux poètes qu’il revenait de rendre hommage aux poètes. Alors si j’ai pu prêter ma voix à celle d’un grand poète, j’ai fait mon devoir de poète quelque part, voire de poète soldat ! Après, il m’est venu l’envie de retrouver ma propre voix – enfin je ne l’ai jamais quittée, je l’ai retrouvée, disons l’envie de faire un disque avec mes poèmes, quoi. D’où Rétroviseur, et la tentation de s’aventurer sur de nouveaux territoires musicaux, et aussi avec la voix : de parler, de chan- ter, de déployer toute une palette autour du parlé-chanté pour essayer d’y trouver ma place au fond. Je trouve que c’est le fondement même de la langue française. Des gens comme Gainsbourg, qui fait du talk over, chantent très peu, ils chantonnent – ou Bashung qui a réussi lui aussi à synthétiser une forme de parlé-chanté à sa façon. Brel l’a fait aussi. J’ai l’impression que les grands chanteurs français, ceux qui ont marqué avec force l’histoire de la chanson française, se sont posé cette question-là. Le français n’est pas l’anglais, ça se parle…

CV : Ils ont exploré cette zone intermédiaire…

FN : Oui, et moi il me semblait que c’était là-dessus que je devais travailler parce que je me sentais à l’aise en déclamant des textes qui ne pouvaient pas être mélodisés. Et puis petit à petit, je me suis rendu compte qu’il y avait quand même de la mélodie derrière ces phrases, que je la faisais sourdre. On m’a beaucoup encouragé à chanter même si c’est très récent. C’est avec la tournée Prévert que les gens ont commencé à me dire que j’avais une belle voix. Avant, on ne me parlait que de mes textes !

CV : Oui, je crois qu’on est d’autant plus sensible à la matérialité de la voix qu’elle porte des textes autres, comme pour « Le Cancre » par exemple que tout le monde connaît. On l’a redécouvert à travers ta voix. D’ailleurs, les premiers mots de ton dernier album sont « Tu attendais ma voix. La voilà ». C’est une sorte de palindrome, cette formule… 24 ÉTUDES DE LETTRES

FN : Oui, c’est une facétie. Ma voix en est encore au début de son aventure, je crois que c’est très relié à mon histoire ancestrale. Je suis un peu mystique en ce moment !

CV : C’est la voix de tes ancêtres ?

FN : Oui, je le crois profondément. Je me suis rendu compte à 41 ans que mon nom de famille était le nom d’un village turc, du bourreau de mes grands-parents en un sens. Et j’ai fait de ce nom celui de mon groupe. On est parfois aveuglé : quand on est dans la forêt, on ne voit pas les arbres ! Mes grands-parents se sont arrachés à la mort là-bas, ils ont donc rendu possible ma vie. Ma mère s’est aussi arrachée à l’Espagne fran- quiste. Je suis reconnaissant envers mes ancêtres de s’être battus pour tout ça. Ma voix s’est alors timbrée du tréfonds de mon âme. C’est pour ça qu’aujourd’hui, j’écris vraiment des chansons. J’écris des comptines et des airs traditionnels qui sortent de moi, mais dont je me demande d’où ils viennent. Des histoires de traversées, de fugitifs, d’exilés. J’essaie de me laisser aller, traverser par tout ça, c’est quelque chose de pur. Je chante comme je peux et me sens de plus en plus heureux que cette voix sorte et je sais à qui je la dois. Pour en revenir à Rétroviseur, « Tu attendais ma voix, la voilà », c’est une facétie à la Gainsbourg. C’est un jeu, quand je dis ça le morceau a déjà commencé depuis 1 minute 20 !

CV : C’est aussi un clin d’œil au temps imposé dans le slam ? Au fait que les 3 minutes doivent être 3 minutes de voix, sans silence ni musique ?

FN : Oui, je m’inscris en faux par rapport à tout ça. Je suis un slameur sensément, alors tout le monde m’attendait au tournant, attendant ma prise de parole. J’ai voulu jouer avec cette attente. C’est un pied de nez. Je trouvais que l’ouverture était belle, c’est un générique.

CV : Ton répertoire se caractérise par une alternance de modalités vocales (chanté, chantonné, parlé-chanté, parlé voire scandé) selon les albums, les textes et chansons, mais aussi au sein d’une même chanson. A quel moment décides-tu qu’un texte sera chanté ou déclamé ou les deux ? Est-ce que cela se décide ? Si c’est le cas, est-ce dès la genèse ? DE SLAM EN CHANSON 25

FN : J’écoute et je procède de façon empirique. Par exemple, pour le premier morceau, au début il y avait une mélodie, mais je ne l’ai pas assumée. Je vais te le faire vite fait (il joue les premiers accords et chante pour me faire écouter l’autre version). Voilà, mais je me suis dit que ça n’allait pas, que ça devait être chuchoté.

CV : Et pour d’autres textes comme « Les régimes à la mode » qui est plus scandé ?

FN : Dans mes premiers albums, je m’interdisais de chanter. Cette chanson-là (« Les régimes à la mode »), je l’ai faite pour Clara (i. e. sa compagne), j’avais pris une voix assez féminine au début, pour mimer sa voix et me mettre dans l’esprit. Pour qu’elle comprenne bien où je voulais en venir d’une certaine façon ! Et finalement, on n’a pas retenu cette version-là pour son spectacle, mais je l’ai quand même gardée. Je ne pouvais pas chanter ça, je voulais contraster entre la froideur déclama- toire des couplets et l’hyper sensualité du refrain qui est ultra chanté (il chante le refrain). Il fallait que ce soit dégoulinant, too much quoi ! C’est du baroque (Rires).

CV : Il t’arrive d’interpréter des textes d’autres auteurs, assez variés, de Prévert à Ronan Chéneau : comment les choisis-tu ? A moins qu’on ne te les offre…

FN : La seule personne qui m’ait offert un texte, c’est Marcel Kanche. Il m’a offert « L’Homme troué » et c’était magnifique. Il l’avait écrit pour M, mais finalement il ne l’a pas donné à Mathieu Chédid et je suis venu un jour chez lui, j’ai chanté cette chanson et il l’a trouvée lumineuse. Il m’a dit : « Garde-la, elle est pour toi ! » C’était un cadeau magnifique, je l’ai accepté. Ronan Chéneau, ça a été une rencontre, une belle rencontre. On avait remarqué qu’on avait des phrases en commun dans nos carnets respectifs : c’était stupéfiant ! Un peu comme avec Ginsberg, quand je l’ai ouvert et que je suis tombé sur ce titre. Plutôt que de fermer le livre, je suis allé à la rencontre de Ginsberg. Avec Ronan Chéneau, on a été à la rencontre l’un de l’autre et on a eu envie d’écrire ensemble. Quant au choix des textes, c’est comme quand on fait une reprise et Bashung l’a dit beaucoup mieux que moi. Il faut que quelque part, la chanson vous ait interpelé. Il faut être touché, ou plutôt qu’il y ait un problème dans la 26 ÉTUDES DE LETTRES chanson et que la résolution possible de ce problème soit de lui donner une autre direction.

CV : De lui donner voix !

FN : Oui, une autre direction en tout cas ! C’est très difficile de faire une reprise.

CV : Et pourtant, tu as bien repris « les Feuilles mortes » !

FN : Oui, mais personne n’aurait jamais dû entendre cette version. Je me suis trompé quand j’ai gravé le disque pour Eugénie, la petite fille de Jacques Prévert. Elle a entendu cette version et elle m’a dit, au télé- phone, qu’elle la trouvait magnifique. J’en ai fait une reprise très person- nelle. Faire une reprise, c’est tenter de faire se rejoindre la chanson écrite par quelqu’un d’autre et notre réécriture de la même chanson. J’ai repris aussi « La nuit je mens » avec L (i. e. la chanteuse Raphaële Lannadère) et je trouve que c’est une réussite. En tout cas, on s’est aventuré et on est sorti pas trop malheureux de cette balade (ballade) en terre inconnue ou justement en terre ultra connue !

CV : Il me semble que cela relève du palimpseste, d’un palimpseste qui serait sonore... Est-ce que cette image te parle ?

FN : Oui, c’est passionnant ! Cette idée d’aller faire apparaître une écriture plus ancienne cachée dessous. Oui, en quelque sorte, ça pourrait être une voix palimpsestique…

CV : Ou palimpsestuelle ! Par exemple, pour « Notre fuite en avant », je crois qu’il y a aussi quelque chose qui est de cet ordre.

FN : Au départ, il y avait le poème et la musique. J’ai écrit le poème sur la musique (il chantonne et joue de la guitare pour retrouver la mélodie). J’avais utilisé cette chanson pour un spectacle puis, sur l’album, on a mis la version instrumentale. Ce spectacle m’a un peu déstabilisé dans mon intégrité vocale, je ne savais pas chanter. Je trouvais qu’il y avait des choses fortes dans ce texte, donc j’ai trouvé judicieux de le réinté- grer dans « Rétroviseur ». J’aimais bien les images, par exemple celle des DE SLAM EN CHANSON 27 noyaux d’abricot 4. Pour moi, ça renvoyait au quotidien marseillais avec cette violence. Il faut savoir que je me relis énormément, je procède par relectures successives. Je passe les mots au tamis pour que le noyau de la phrase s’affermisse.

CV : C’est donc une image emblématique que celle du noyau ! C’est une forme de palimpseste aussi… qui va dans le sens de l’épure.

FN : Oui, j’efface beaucoup et je numérote les différentes versions. Je passe, puis je repasse, rerepasse, etc.

CV : Tu gardes les traces 5.

FN : Oui, c’est important pour moi. Sur l’ordinateur, c’est le seul moyen. Il n’y a plus, comme sur les carnets, la possibilité de raturer, de faire apparaître les différents états du texte. Dans l’idée de palimpseste, la dimension sacrée est importante aussi. Par exemple, dans « Khora » sur l’album Vibrion, il y a cette dimension spirituelle. Je pense que je tiens ça de Jacques Derrida. C’est très important pour moi ces différentes couches : ce sont mes strates ancestrales aussi…

CV : Tu as aussi interprété un texte intitulé « J’ai des milliers de gestes », pourrais-tu préciser en quoi ce choix illustre (ou pas) ton attention au geste et ton travail (le cas échéant) sur la gestuelle, bien différent selon qu’il s’agit de lecture, de déclamation ou de chanson 6.

FN : Oui, j’avais écrit à Eric Vuillard pour lui demander l’autorisation de mettre en musique son texte pour un spectacle que j’avais fait avec Nathalie Négro.

CV : Et pourquoi ce texte-là ? La déclamation-lecture que tu en faisais était particulière.

. 4 « C’est une fusillade de souvenirs dans les rues de Marseille / On dirait des noyaux d’abricot tellement c’est gros ces impacts d’amour en pleine poitrine ». 5. Frédéric Nevchehlirlian écrit sur des carnets et de petits papiers qu’il garde précieusement. Il nous a donné accès (qu’il en soit ici remercié !) à son trésor de notes préparatoires et autres avant-textes (voir ci-après, fig. 2-3). . 6 Voir l’enregistrement vidéo de sa performance : https ://vimeo.com/8231102 28 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — « Rétroviseur », in Rétroviseur, 2014.

FN : Oui, il y avait un rythme effréné.

CV : Et quelques gestes, très localisés, qui fusent.

FN : Oui je me suis calmé depuis ! C’est complètement intuitif : j’ai une pratique archaïque de l’utilisation de mon corps. Je le laisse s’exprimer, j’essaie d’être à l’écoute et de me laisser traverser. La chorégraphe améri- caine Susan Buirge m’a expliqué cela. Elle m’avait demandé de mener un atelier sur le chœur antique avec ses danseurs. Je n’étais pas sûr d’avoir bien compris ce qu’elle attendait de moi, alors j’ai écrit des poèmes… Elle m’a dit « C’est fabuleux, vous allez nous les lire ! » J’ai lu et elle a dit à ses danseurs : « Vous voyez, c’est comme ça que vous devez danser, de la même façon qu’il lit ses poèmes, en ne faisant pas attention au fait que vous êtes en train de danser ». Du coup maintenant, je fais attention à ne DE SLAM EN CHANSON 29

Fig. 3 — « Vas-tu freiner », in Rétroviseur, 2014. pas faire attention ! Je me laisse porter, traverser par une émotion qui me semble juste, mais c’est nouveau à chaque fois.

CV : Alors, du corps, j’ai envie de passer au rythme, puisqu’on peut définir, à la suite de Meschonnic, le rythme comme la trace du corps dans le langage : comment conçois-tu les effets de rythme dans ta poésie, notamment a capella ? Je pense par exemple à « Dans le stade » 7. Il y a beaucoup de corps, d’énergie dans ce texte…

. 7 Voir le texte en annexe. 30 ÉTUDES DE LETTRES

FN : Oui, il y a déjà la présence des éléments du corps (il cite des passages). C’est une course poursuite, une course effrénée pour traverser le stade…

CV : Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi du corps dans le sonore ?

FN : Oui, le rebond du ballon et de la course… c’est très organique en effet.

CV : Mimétique en quelque sorte. C’est lié au rythme, ou à la rythmique.

FN : La rythmique, c’est musical, ici la batterie. Il y a du rythme partout, dans la parole aussi. Comme c’était un flux de conscience, je le lis différemment à chaque fois. J’aime bien démarrer sur un rythme nouveau qui va me permettre de retrouver un rythme haletant, le plus juste possible, en partant ailleurs pour retrouver ce rythme-là, retomber dessus un peu par hasard. Il y a là une vérité de l’instant qui tient à la rencontre du rythme des mots et du rythme de la voix, de mon rythme à moi et de celui du public qui est à l’écoute… Il faut aller en quête de cette rencontre-là, sans être sûr de son effet. Par contre, il y a des pas- sages que je dis toujours de la même façon : « le ballon file (il accentue ce mot) 8 devant la ligne de but ».

CV : C’est une balise !

FN : C’est musical. Peu importe que je le dise avec une voix triste ou enjouée, c’est toujours le même rythme. Par contre, au début, je m’autorise plus de liberté (il reprend le début sur un rythme très lent et posé). Je cherche jusqu’à ce que je trouve. C’est un ruisseau qui m’amène vers le fleuve qui est le rythme du refrain. Cela dit, j’ai composé mes a capella comme des chansons. L’enjeu, c’était qu’on considère ma poé- sie déclamée comme des chansons parce que j’estimais qu’il y avait une musicalité à l’intérieur même des mots, qu’il y avait des refrains, des accroches, des ponts… Tout était très musical.

. 8 Nous pouvons voir là un jeu d’homophonie, car la trajectoire du ballon et le mimétisme sonore qui restituent son rythme constituent précisément le « fil » de ce texte. DE SLAM EN CHANSON 31

CV : Il me semble qu’il y a une prégnance de l’élément aquatique dans ton univers : j’imagine que c’est lié à ton ancrage dans une ville-port (Marseille) mais aussi, peut-être, à une recherche de musicalité, de fluidité, plus généralement liée à l’oralité ?

FN : Aujourd’hui oui, c’est le cas. Avant, c’était la recherche du chaos total. Noircir la page et faire de ce noir quelque chose d’un peu apoca- lyptique d’où allait émerger une image. Et cette image devait être prise comme au flash à la fin. C’était un peu ça. Quand j’étais adolescent, j’avais inventé un courant littéraire – je rêvais beaucoup – que j’appelais la fulguration…

CV : La fusée, déjà.

FN : Voilà, la fulguration parce qu’il fallait que ça tombe comme un coup de tonnerre. Le poème, c’est le souvenir de l’image de l’éclair dans le ciel. Quand l’éclair lui-même a déjà disparu.

CV : La trace encore…

FN : Le souvenir de la trace de cette explosion.

CV : Dans ton album sur Prévert, c’est le soleil qui est mis en avant, un soleil symbolique… Il y aurait beaucoup à dire, mais je vais cibler sur deux questions parce qu’on a peu de temps.

FN : Ne t’inquiète pas, je réponds avec plaisir et intérêt. Cela me permet de formuler des choses que je n’avais jamais formulées. D’une certaine façon, je vis l’expérience de l’interview un peu comme une expérience poétique. Avec cette même idée d’une rencontre hasardeuse. Chaque question est une occasion, une chance de formuler quelque chose de nouveau, de faire émerger des choses… Dans la prise de parole, ce qui compte c’est d’être dans l’instant et c’est du plaisir.

CV : Parfait ! Que dire de la « Lettre à Janine » ? Est-ce difficile de mettre en voix/musique une lettre ? C’est un écrit qui relève de la sphère de l’intime et pourtant, beaucoup de chanteurs se sont essayés à mettre en voix et en musique des lettres… 32 ÉTUDES DE LETTRES

FN : Oui je faisais une blague récurrente quand je chantais cette chanson sur scène à propos de la « Lettre à Elise »… Un peu d’humour et d’autodérision sont toujours bienvenus ! Pour la « Lettre à Janine », je l’ai posée sur la table, j’avais quelques accords, une boucle (il la joue). Ce que je trouvais sublime dans cette lettre, c’est qu’il y a tout Prévert contenu en une seule lettre. L’amour d’abord, mais comme il est incapable de s’en tenir à ça, il parle aussi de la guerre : « Je ne peux rien faire à moi tout seul pour arranger tout cela ». Et tout à coup, il redevient l’homme en colère, engagé, même au cœur de cette lettre d’amour, de ce moment d’intimité.

CV : Il y a une forme de condensation dans cette lettre.

FN : C’est ça ! Alors j’ai pris cette lettre et je me suis laissé traverser par les choses, c’est mon intuition qui m’a guidé, là encore. La beauté de la musique m’a énormément porté aussi, la douceur de la batterie de Tatiana, l’élégance des guitares de Christophe, la justesse du violoncelle de Julien. La délicatesse de Christophe Paulin quand il a enregistré tout ça, quand il a fait respirer tous ces instruments ensemble. C’était magnifique, simple, simplement beau et désengagé, car ce n’était pas mes textes. Ça m’a servi de leçon !

CV : Alors pour finir, il me semble que tu as choisi d’ajouter un point d’interrogation au titre « Le soleil brille pour tout le monde » : quel en est le sens, la portée ? Dans le livre issu de ma thèse 9, j’arrive à l’idée, qui fait écho à la définition du lyrisme par Valéry 10, que le slam est « développe- ment d’une interrogation » : qu’en penses-tu ? Est-ce que tu te reconnais dans cette approche ?

FN : Complètement. Pour moi, la poésie n’est qu’interrogation. Je le dis souvent quand je fais des interventions en classe. Je dis aux élèves que j’écris des poèmes pour me poser des questions, pour me formuler des questions… Et ça prend la forme de « Où vont-elles », par exemple. Avec cette cascade de questions, mais cela peut aussi prendre la forme de « Dans

. 9 C. Vorger, Slam, une poétique. De Grand Corps Malade à Boutchou, à paraître en 2016 aux Belles Lettres/Presses Universitaires de Valenciennes. 10. Celui-ci définissait le lyrisme comme « le développement d’une exclamation » (Tel quel), 1941. DE SLAM EN CHANSON 33 le stade ». Au-delà du questionnement existentiel, il y a ici cette question latente qui est : comment parler du racisme ? Parce que dans le poème, il y a, au premier degré, des images ultra racistes. J’ai découvert la peur, en Afrique, enfin je l’ai vécue par procuration : ce sont mes amis qui sont allés acheter des cigarettes en traversant le stade. Quand ils sont revenus, ils étaient blancs ! Tout concourt ici à aborder cette question du racisme, à mots couverts. Dans le slam, il y a beaucoup de médiocrité parce que les choses sont souvent brutes. La médiocrité pour moi, ce serait de dire : « C’est pas bien d’être raciste ». Moi j’ai juste voulu dire : « J’ai eu peur, j’ai eu une grande frayeur, ce jour-là je me suis senti raciste ». C’est ça que raconte ce texte. Au moment même où j’ai vu ma limite et où je l’ai formu- lée, elle a disparu. C’est vraiment cette question qui est derrière, latente : dans les stades de foot, les rouges contre les bleus, etc., il y a énormément de racisme, surtout dans les années 80, mais encore aujourd’hui. Et puis, le stade renvoie aussi au stade mythique, c’est-à-dire aux jeux « à la vie à la mort ». La tête tranchée, cette image finale, le coup – soleil, coup, coupé, tout cela est assez violent. Ma poésie regorge d’influences (ici Apollinaire). Mon image, c’est la tête tranchée qui roule… Mais ça veut surtout dire ce que les gens veulent y voir.

CV : Oui, l’image questionne forcément l’auditeur.

FN : Oui, on parlait du point d’interrogation… Pour Prévert, je l’ai mis pour insister sur cette question purement rhétorique : « Le soleil brille pour tout le monde ? ». Evidemment non ! Prévert le dit d’ailleurs : « Le soleil brille pour tout le monde… Il ne brille pas dans les prisons… ».

CV : Oui, c’est de l’antiphrase, ce titre.

FN : Oui, et pour moi c’est une référence directe à « War is over (if you want it) » signé « John and Yoko » 11. Je voulais que mon affiche soit le pen- dant de celle-ci (fig. 4). Je voulais qu’on comprenne le message politique de cette phrase. Je me suis beaucoup inspiré du travail que je faisais avec mes élèves, et je tiens à dire combien ce travail est important, ce que je fais dans les ateliers que je mène. C’est là où je réfléchis avecd’autres gens, comme un laboratoire, même si je ne prends jamais les textes qui

11. Voir ici l’affiche et le film : http ://imaginepeace.com/archives/3587 34 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 4 — Le soleil brille pour tout le monde ? (2011). ont été écrits. Cela pourrait arriver, c’est sur le point d’arriver d’ailleurs, avec quelqu’un qui est devenu un ami et à qui je voudrais proposer de cosigner quelque chose pour mon prochain disque. Donc j’ai voulu cal- quer sur cette affiche : le fond blanc est devenu rouge – le rouge Prévert qu’il avait choisi pour Paroles, on a repris exactement ce même rouge. Bref, avec les élèves j’avais fait un travail un peu typographique, avec des phrases écrites en gros et d’autres en petit, par exemple « SILENCE » en gros, avec des contradictions. J’étais intéressé par ce jeu de contraste : « LE SOLEIL BRILLE (en gros) pour tout le monde (en petit, au-dessous) ». C’est vraiment un miroir de l’affiche « WAR IS OVER (if you want it) ».

CV : Eh bien, ce sera une belle conclusion, merci !

FN : Merci à toi.

Université de Lausanne, le 10 mars 2015 DE SLAM EN CHANSON 35

ANNEXE

« Dans le stade » et maintenant je les vois partout dans le stade autour de nous on se tient par la main pour acheter des cigarettes il fallait s’accompagner de la main et du regard s’accompagner sous la pluie et l’obscurité ma plus belle silhouette frotte d’autres silhouettes mais à ton bras je ne crains rien traverser le stade c’est de l’autre côté je dois avoir assez d’argent dans mes poches qui ne vaut rien mais pas pour leur donner j’ai peur qu’ils me prennent tout et les cheveux mouillés dans la nuit je sens la trace et le vide m’accorde un répit promis à ceux qui n’ont pas de revenus ici décide pour nous je le sens je les sens qui sont là tout autour prêts à jaillir pour nous enlever le sang du coup le ballon file devant la ligne de but qui reprend le ballon de la tête accroché à ton bras à ta hanche tout à l’heure toi depuis tout à l’heure tu ne te méfies pas et les croire invisibles est une grande erreur ils sentent l’alcool la bière et la grive morte ils s’occupent de toi ne t’inquiète pas ils s’occupent de moi aussi c’est l’usine et ils savent les rouages la machine en plein jour des cadavres suspendus dont on confond les branches dans l’arbre et les bras et les filles qui dorment nous attendent de l’autre côté devant l’hôtel de l’autre côté du stade qui nous abordent et je les vois partout ma tête mon lit dans ma chambre pour la nuit déjà prise de rêve du coup qui reprend après moi le mélange des rêves le tout c’est de rester proche il ne se passera rien la nuit nous frôle et les vautours endormis je sens l’eau qui ruisselle de mes cheveux et se confond à la sueur sur mon front on est comme passés à la machine et non pas sur le stade c’est pas qu’on accélère c’est pas ça mais je les vois partout autour de nous nos semelles qui s’épaississent nos semelles et la boue la terre mouillée maintenant mes yeux discernent mal le ballon qui file devant la ligne de but du coup qui reprend le ballon de la tête du pied du coup qui reprend la ballon dans le stade et maintenant je les vois partout dans le stade autour tout autour de nous tout autour il y a tout tout autour il y a autour tout autour il y a et bien d’autres encore lorsqu’elles s’habillent de blanc encore on peut les distinguer la silhouette comme des mammifères regarde elle est comme un mammifère elles veulent te détrousser elle veulent ceux qui veulent ceux 36 ÉTUDES DE LETTRES qui veulent te détrousser c’est la même chose mais toi tu es là la main humide proche de moi tu connais l’histoire tu connais la piste et les moindres recoins qui l’entourent même si elles sont gentilles on ne sait jamais j’imagine la poursuite et dans l’arbres ses seins étaient lourds et bons pas énormes tout le monde s’entasse des gueules de boxeurs des mecs qui envoient des muscles rouges au siège du monde et de la chute d’univers lavés de néons de pannes électriques dans le stade moi je les vois partout se pendre au luminaire dévastés d’une autre époque ma peur ma peur des autres a comme enveloppé d’un voile le ballon qui file devant la ligne de but du coup qui reprend le ballon de la tête du pied du coup qui reprend le ballon dans le stade et maintenant je les vois partout dans le stade autour tout autour de nous dans le stade tout autour il y a tout autour il y a autour tout autour il y a et bien d’autres encore à la périphérie de l’hôtel sur un building et plantés là entourés de militaires on ne sait pas sortir on ne sait pas marcher seuls dans la rue qui désire notre blancheur d’argent ils attendent le miracle avant qu’il ne vienne et étouffe et maintenant je les vois partout partout dans le stade autour de nous le ballon file devant la ligne de but qui reprend le ballon de la tête du pied du coup qui reprend le ballon dans le stade ma tête roule devant le ballon frappe ma tête frappe. PLAYA BLANCA : PERFORMANCE MUSICALE ET VOIX D’AUTEUR

Comment le disque de Michel Houellebecq et Bertrand Burgalat, Présence humaine (2000), est-il susceptible d’affecter la manière dont est perçue l’œuvre littéraire de cet écrivain ? Nous partirons, pour répondre à cette question, d’une observation moins simple qu’il n’y paraît : nous entendons la « voix » de Michel Houellebecq quand nous le lisons. Il ne s’agira pas uniquement d’affirmer que cette «voix » rend l’auteur responsable de ses écrits, mais aussi qu’elle lui permet d’habiter son texte, de manière quasi char- nelle, les dimensions sensibles et éthique nous apparaissant intimement liées. Nous ver- rons que cette perception imprime à la lecture de Houellebecq une « présence humaine » particulière, alors même que la réception médiatique des romans aura pu nous faire douter de cette présence. En somme, si Houellebecq a pu se montrer pris au piège de sa surmédiatisation, il est aussi capable d’en faire un usage maîtrisé afin de présenter un autre visage, plus subtil, à ses lecteurs.

I’m not present – I’m a drug that makes you dream. Neil Young

— Là, j’ai l’impression que vous jouez un peu votre propre rôle… — Oui, c’est vrai » convint Houellebecq avec une spontanéité surprenante. M. Houellebecq, La carte et le territoire, p. 146.

Qu’entend-on lorsqu’on lit du Michel Houellebecq ? Est-ce sa « voix » ? Et que dire d’une telle lecture lorsqu’elle est parasitée par les nom- breuses occurrences permettant à la voix enregistrée de Houellebecq de parvenir à nos oreilles ? Nous tenterons de répondre à ces questions en interrogeant l’effet sur la lecture du disque Présence humaine, réalisé en 38 ÉTUDES DE LETTRES

2000 par Houellebecq et Bertrand Burgalat. Nous découvrirons, dans cette perspective, un autre Houellebecq, moins tapageur que celui des romans et de leur réception médiatique. Une « présence humaine » d’un autre type, qui s’exprime à travers un medium sonore et un genre (le rock’n’roll) traditionnellement associé au vacarme. Peut-être doit-on aujourd’hui faire de la musique si l’on veut être moins – et mieux – entendu…

Y a-t-il une voix dans ce texte ?

La voix, quand on applique cette notion à l’analyse des œuvres littéraires, est sujette à de nombreuses interprétations métaphoriques et à des usages divergents. A première vue, ainsi que le concède Mieke Bal, d’un point de vue purement sémiologique, il pourrait sembler absurde d’utili- ser ce terme pour décrire un quelconque aspect des textes écrits, qui se manifestent d’abord par leur caractère silencieux :

Qu’est-ce qu’une « voix » quand il s’agit d’un objet sans voix justement, un objet muet, texte dont seule la lecture peut faire un objet esthétique ? Une voix est corporelle, trace de la personne qui parle, moulage, miroir, index du sujet. Métaphore, le concept de voix mérite un examen critique 1.

Face à ce texte silencieux, il arrive pourtant que l’on mobilise cette « voix métaphorique » pour répondre à la question : qui parle ici ? Dans un pre- mier temps, les narratologues ont défini la «voix » comme étant la source des énoncés littéraires telle qu’elle est désignée, plus ou moins explicite- ment, par les structures narratives 2. La « voix » du récit renverrait ainsi, trivialement, à la figure du narrateur, que l’on distingue soigneusement du point de vue de l’auteur ou de celui des personnages. Dans une telle approche, la voix se trouve réduite à une fonction relativement neutre, inscrite dans le texte et généralement dépourvue d’ambiguïté, à moins de s’interroger sur l’existence de « récits sans narrateurs » 3.

. 1 M. Bal, « Voix/voie narrative », p. 9. 2. G. Genette, Figures III, p. 225-267. 3. S. Patron, Le narrateur. PLAYA BLANCA 39

Il y a cependant d’autres manières d’utiliser la métaphore de la « voix » pour désigner des phénomènes plus complexes, de nature morale, voire charnelle. C’est du moins ce qu’affirme Mieke Bal, qui souligne que « pour rendre compte que le récit ne vient pas de nulle part et que quelqu’un en est responsable, le concept [de voix] paraît indispensable » 4 :

C’est autour de la notion de responsabilité sémiotique formulée dans les questions de base, introduites, puis désavouées par Genette : « qui parle ? » et « qui voit ? » que j’ai fini par développer toute une théorie du texte narratif contre le grain de l’entreprise genettienne. La question « qui » n’est pas seulement une personnification, sans doute probléma- tique, d’un aspect textuel, mais aussi un début d’enquête, une question whodunnit, qui a commis ce crime, qui indique que s’il y a paroles qui portent, qui font acte comme nous l’a appris la théorie des actes du langage, il y a responsabilité pour ces actes 5.

Pour Bal, l’enquête sur cette voix a donc pour origine un questionnement éthique portant sur l’origine du discours et impliquant la responsabilité morale de l’écrivain, au-delà du filtre que peut constituer la «voix » du narrateur. De manière semblable, l’approche rhétorique de Wayne C. Booth (1977) souligne l’importance, pour le lecteur, de construire la figure d’un « auteur implicite », qui peut se confondre avec le narrateur ou, au contraire, s’en distancier. Lorsque nous entendons de l’ironie dans un récit de fiction, il nous faut rendre au texte son caractère plurivoque, voire équivoque : il nous faut reconnaître l’intention d’un auteur qui s’ex- prime silencieusement derrière le discours de ses personnages. Une telle interrogation remonte bien plus loin que la période structuraliste : avant même le mouvement romantique, la question trouve son actualité dès le XVIIe siècle, si l’on en croit Marc Fumaroli, pour qui cet intérêt pour la voix se rapporte également à l’héritage antique de Platon. Ainsi que le souligne Fumaroli, « pour toute la tradition qui remonte à l’Antiquité, la voix est le domicile naturel et libéral de la parole. C’est là que la parole est chez elle, c’est là qu’elle peut véritablement s’adresser d’une façon vivante et libre à l’Autre » 6.

. 4 M. Bal, « Voix/voie narrative », p. 9. 5. Ibid., p. 9 sq. 6. M. Fumaroli, « La parole vive au XVIIe siècle », p. 8. 40 ÉTUDES DE LETTRES

Platon estimait quant à lui que les poètes sont condamnables lorsqu’ils avancent masqués dans leur dialogue avec leur auditoire, c’est-à-dire lorsqu’ils dissimulent leur voix derrière celles des personnages de leurs fictions. Ainsi, « lorsqu’il rapporte un discours particulier comme s’il était d’un autre, le poète calque, autant que possible, sa façon de s’expri- mer sur celle de chacun de ceux à qui, nous prévient-il, il va donner la parole », et dès lors, il faut admettre que « se conformer soi-même à un autre, soit par la voix, soit par l’apparence extérieure, c’est imiter celui auquel on se conforme » ; par conséquent, « si le poète ne se camouflait jamais, toute sa composition poétique et tout le récit seraient exempts d’imitation » 7. On remarquera l’importance de l’élocution contrefaite dans cette condamnation de l’imitation, Platon exigeant que le poète parle en son propre nom, avec sa propre voix, sans chercher à tromper l’auditoire en se dissimulant derrière un narrateur ou un personnage. Cette voix auctoriale filtrée par le récit de fiction, ou plutôt cette voix qui s’infiltre en son sein, que l’on parvient malgré tout à reconnaître der- rière ses mises en scènes et ses déguisements, ne saurait se réduire à un problème purement éthique. Les recherches menées dans le champ de la psychologie cognitive – notamment les travaux portant sur les neu- rones miroirs – ont montré en effet que la lecture silencieuse n’était pas dépourvue de « voix », qui sont perçues sous la forme d’une simulation mentale. Ainsi que le résume Anežka Kuzmičová :

La lecture silencieuse d’un récit active la zone temporale de la parole associée à la perception des discours […]. En d’autres termes, la lecture silencieuse implique la présence de « voix » dans le cerveau du lecteur 8. Kuzmičová souligne que, suivant la forme que prend le texte, cette propriété peut aussi bien concerner les dialogues ou les monologues intérieurs des personnages, que la voix d’un narrateur impersonnel, qui peut être plus ou moins audible suivant la scénographie textuelle :

Le lecteur […] peut même avoir l’impression que la voix du narrateur possède effectivement un ton, un timbre, un volume, un rythme et ainsi de suite 9.

. 7 Platon, La République, p. 175 sq. 8. A. Kuzmičová, « Literary Narrative and Mental Imagery », p. 277, n. t. 9. Ibid., p. 284 sq., n. t. PLAYA BLANCA 41

Cette manière que nous avons de percevoir mentalement, à un niveau quasi-sensoriel, différentes voix, explique la déception si souvent res- sentie lors d’adaptations de romans ou de bandes dessinées au cinéma, les incarnations vocales paraissant souvent très éloignées de celles que nous avions « entendues » dans notre imagination. Par ailleurs, la sépa- ration théorique entre auteur et narrateur apparaît bien mince lorsque cet effet de voix se reporte sur un narrateur extra-hétérodiégétique, car nous sommes souvent tentés de reconnaître les intonations caractéris- tiques d’un écrivain dans le style de son écriture et, par conséquent, dans les modulation du discours tenu par un narrateur impersonnel 10. Ainsi que l’affirme Christian Boix, dans son actualisation du texte, le lec- teur peut ainsi être sensible à la présence de ce qu’il définit comme une « loquence », c’est-à-dire un ton propre à l’écrivain inscrit dans le texte :

Les modalisations articulatoires en phonétique sont repérables et identifiables, elles finissent par former des sous-systèmes locaux et/ ou individuels stables : rien n’empêche de postuler qu’il existe dans le discours écrit une série d’éléments homologues qui créent des miroirs d’oralité spécifiques. De la même façon que le style vocal mis en lumière par Fonagy constitue un message permanent grâce à des « gestes vocaux » qui se détachent de l’attitude émotive et sont direc- tement rattachés à la personne du locuteur pour faire partie de son signalement, les modes d’effectuation des discours écrits pourraient construire le signalement d’un locuteur (au sens de Ducrot : figure théorique en charge de l’énonciation). […] Pour toutes ces raisons et quelques autres développées par ailleurs, nous postulerons que la voix telle que nous l’entendons forme autour du corps de la voix narrative telle que l’entendait Genette […] un autre corps, une autre bouche à laquelle il faut prêter l’oreille 11.

Il faut ajouter que des phénomènes contextuels peuvent venir accentuer la reconnaissance de ces « gestes vocaux » caractéristiques d’un auteur, qui permettent d’associer un « corps » ou une « bouche » à un texte imprimé sur une page. En effet, à côté des discours et des lectures publiques, qui demeurent des phénomènes marginaux, les possibilités techniques

10. Ici encore, selon la théorie du « narrateur optionnel » (S. Patron, Le narrateur), une telle « voix » est susceptible de renvoyer directement à l’écrivain, faisant ainsi l’économie de la médiation d’un personnage fictif prenant en charge le discours. 11. Ch. Boix, « Les outils d’analyse de la voix narrative », p. 163 sq. 42 ÉTUDES DE LETTRES de l’enregistrement et de la diffusion ont renforcé, dans la culture médiatique contemporaine, les liens qui peuvent être tissés entre un style textuel et son incarnation charnelle : depuis Apollinaire au moins, le disciple en littérature peut retrouver la voix de son maître, et l’on peut postuler que cette expérience auditive, voire audio-visuelle, vient inter- férer, sous l’effet d’une résonnance intertextuelle, avec la perception des textes, rendant ainsi plus prégnante la manière dont l’auteur s’incarne dans son œuvre. Pour résumer ce qui précède, au delà d’un usage étroitement narratologique, la notion de « voix » en littérature engage des questions éthiques portant sur l’origine des énoncés fictionnels et sur la responsabilité de l’écrivain. Ces questions apparaissent par ailleurs indissociables de la perception par le lecteur d’une présence vocale de l’auteur, qui peut s’incarner dans le texte à travers ce que Boix définit comme une « loquence », l’effet étant exacerbé lorsque le contexte média- tique multiplie les mises en scènes sonore ou audiovisuelles de l’écrivain. Le cas de Houellebecq apparaît exemplaire de ce phénomène, dans la mesure où son omniprésence sur la scène publique, qui inclut une acti- vité de chanteur et d’acteur, ne permet pas au lecteur de se constituer une image unitaire de l’écrivain, qui garantirait une certaine autono- mie du texte. Nous essaierons de montrer comment une « performance musicale » 12 peut dès lors apparaître comme un facteur (parmi d’autres) modulant la perception de l’œuvre et influençant le jugement éthique que l’on peut porter sur elle.

Entre compétence et incompétence, entre performance et présence

Avant d’entrer dans le détail de la chanson qui nous servira d’argument, nous aimerions rappeler que le caractère provocateur des romans de Houellebecq a conduit de nombreux lecteurs à se poser la question de la responsabilité de l’écrivain, et notamment à se demander quel rap- port il est possible d’établir entre ses opinions personnelles et celles exprimées par ses narrateurs et ses personnages 13. D’un côté, ceux qui

12. Nous prenons ici le terme performance dans son sens anglo-saxon (to perform a song ) et non dans son sens linguistique (lié à l’opposition compétence/performance). 13. L. Korthals-Altes, Ethos and Narrative Interpretation. PLAYA BLANCA 43 le condamnent, dénoncent, à l’instar de Platon, le discours sérieux tenu par l’écrivain, qui se dissimule derrière la scénographie de ses romans. D’un autre côté, ses défenseurs soulignent son humour, une tonalité iro- nique, voire une sensibilité ou une lucidité que les lecteurs trop pres- sés seraient incapables de percevoir. En d’autres termes, l’enjeu de la lecture de Houellebecq réside principalement dans la question « où est Houellebecq ? », « quelle est la tonalité de son discours ? », « parle-t-il en son nom ou est-ce quelqu’un d’autre qui s’exprime ? ». Ces questions se posent d’autant plus aisément que son œuvre, aussi bien romanesque que poétique, est émaillée d’aphorismes et de réflexions à valeur de vérité générale 14. Un tel discours exige si urgemment d’être confirmé – on voudrait, enfin, se donner les moyens d’y croire ou de le congédier – que l’on pourrait voir là une grande partie de la fascination des médias pour Houellebecq et l’un des piliers de la construction, qui lui est inhérente, de sa « posture ». A la question « où est Houellebecq », l’écoute de Présence humaine a tendance à fournir une réponse fuyante, du type : « jamais au même endroit ». En effet, si le lecteur peut être tenté de dresser un parallèle entre les modulations de la voix enregistrée de Houellebecq et les « effet de voix » qui se font entendre dans ses romans, ces deux phénomènes, que l’on peut rattacher à la même origine auctoriale, demeurent mal- gré tout insaisissables, difficilement situables. La prestation vocale de Houellebecq-chanteur correspond certainement à une forme d’enga- gement, à un certain type d’être-là 15. Mais il faut aussi préciser que cette présence n’est pas sans poser quelques problèmes à l’auditeur. Houellebecq, tout d’abord, ne chante pas – tout au plus son parlando anémié respecte-t-il la métrique régulière de ses poèmes (octosyllabes, alexandrins). L’ensemble, prétend Bertrand Burgalat, tient du « rap mou » 16. L’aspect particulier d’une telle réalisation vocale méritait d’être souligné : Houellebecq ne récite pas, comme le ferait un acteur ; ni ne chante, comme le ferait un chanteur, qu’il admet ne pas être : « Je continue de penser que j’aurais dû prendre quelqu’un qui sache

14. Cf. R. Baroni, « La guerre des voix » ; B. Jeffery, Anti Matter. 15. Sur cette question, voir G. Turin « “ Il faudrait que je meure ou que j’aille à la plage ” ». 16. Ibid. 44 ÉTUDES DE LETTRES chanter » 17, déclare l’écrivain – à tort selon nous. Mais la remarque épitextuelle confirme le malaise (fécond) qui aura présidé à cet enregis- trement. La présence du sujet parlant/chantant semble révoquée aussitôt qu’elle s’affirme, dans un travail vocal qui se fonde plus sur l’incompé- tence que sur la compétence du chanteur, mobilisant des techniques qu’il ne maîtrise que mal. Sa compétence, Houellebecq l’affiche pourtant, de loin en loin, à propos du genre musical dans lequel il s’illustre. En témoigne notamment une collaboration avec Michka Assayas dans son excellent Dictionnaire du rock, où il signe l’article portant sur Neil Young. Un autre exemple de cette compétence se trouve dans le film L’enlèvement de Michel Houellebecq de Guillaume Nicloux. Le début de ce film, juste avant qu’advienne le principal (voire le seul) des événements qui le com- posent, à savoir ledit enlèvement, montre Houellebecq (ou plutôt un personnage répondant au nom et possédant les traits de Houellebecq 18) en train de vaquer à diverses occupations parfaitement ordinaires ; il ne parle que peu et n’engage pas grand-chose, dans son discours, que l’on pourrait relier à la personnalité de l’écrivain. Survient une discussion avec une amie à propos de musique. Ce qui n’était alors qu’un échange des plus banals se transforme en une petite démonstration de compé- tence : après avoir précisé que Mozart était « surfait », et alors que la conversation passe sur Janis Joplin, Houellebecq déclare : « Quasiment tout ce qui a été enregistré entre 1966 et 1970 est bon » 19. En elle-même, cette déclaration n’a pas tellement d’importance pour le sujet qui nous occupe, si ce n’est dans la mesure où ce passage, par le symptôme de compétence dont il témoigne, aiguillonne le spectateur dans la question sous-jacente qui le taraude depuis le début du film : est-ce Houellebecq que j’ai sous les yeux ? Une question si centrale qu’elle déborde même de la séquence où elle se présente : Houellebecq existe-t-il ? Se peut-il qu’il ne

17. S. Bourmeau, « Houellebecq ». Il faut ici préciser que cette observation apparaît dépourvue de tout contexte, dans une interview portant sur la sortie de Configuration du dernier rivage en 2013. Il nous semble qu’elle ne peut que se rapporter à Présence humaine, bien que très elliptiquement. 18. A ce propos, il est à noter que les articles critiques de réception du film, listés par son article Wikipédia (Télérama, Le Nouvel Obs, Les Inrockuptibles, Arte), témoignent tous d’une assimilation indiscutée entre le personnage du film et l’écrivain dans son identité civile, comme s’il s’agissait en réalité d’une interview déguisée en fiction. 19. G. Nicloux, L’Enlèvement de Michel Houellebecq, 2014, 7’39’’-8’30’’. PLAYA BLANCA 45 soit que ce que je vois ? Faut-il que je l’enlève, que je me l’approprie, pour enfin avoir une réponse à cette question ? Et une fois enlevé, l’espace qu’il occupait a-t-il changé pour autant ? Où, enfin, est Michel Houellebecq ? Ces questions sont centrales, parce que ce sont les mêmes que se posent son lecteur et son auditeur. Voyons maintenant avec plus de pré- cision en quoi l’analyse d’une chanson particulière peut nous aider à y répondre.

De Moroder à Nirvana

On pourrait comparer notre lecture des prestations vocales de Houellebecq dans le film de Nicloux et sur Présence humaine à un sis- mographe très sensible installé quelque part dans l’Oberland ber- nois. L’aiguille bouge peu, mais la moindre variation fait sens ; toute perturbation de la ligne vocale est un signal potentiel. A cet égard la chanson « Playa Blanca » présente un intérêt multiple. Dans un premier temps, on remarque une adéquation intime entre le texte (voir annexe) et son instrumentation. Pour résumer à grands traits celui-ci, il s’agit de la description d’un lieu de vacances un peu minable, mais qui constitue pour le descripteur un havre de paix opposé à la vio- lence du monde extérieur. Les vers centraux « Playa Blanca, comme une enclave / Au milieu du monde qui souffre » en résume assez bien la subs- tance. Quant à l’instrumentation, on peut y observer une traduction assez nette de la polarité qui organise le texte, à travers l’opposition de deux instruments : le moog et la guitare électrique. Le moog est un orgue électronique, facilement identifiable à sa grande capacité de modulation, à sa ductilité acoustique, qui lui vaut d’être aujourd’hui catalogué parmi les instruments typiques des années 1970 (parmi ses utilisateurs, il faut compter Wendy Carlos, Kraftwerk ou encore Giorgio Moroder). Dans le confort un peu veule qu’il procure à son auditeur, dans son accommode- ment à la rythmique mid-tempo du morceau, dans sa connotation cheap (c’est un instrument que l’on peut associer à de la musique d’ascenseur ou de supermarché), le moog devient ici l’instrument emblématique du club de vacances pour classes moyennes. Il permet d’imaginer un tel endroit, légèrement en décalage dans ses prestations avec des lieux de séjour 46 ÉTUDES DE LETTRES plus luxueux ou plus modernes 20, mais à la désuétude attrayante : si les femmes que l’on y rencontre ne sont pas de toute première fraîcheur, qui sait, peut-être ces « estivantes », ces « Allemandes » possèdent-elles encore ce sens de l’« échange » qui a fait les beaux jours de la libération sexuelle post-1968. Le contraste a lieu durant un court moment du morceau (1’08’’- 1’26’’), comme une enclave dans l’enclave : c’est l’apparition de la guitare électrique, au son aigu et agressif, au jeu arythmique et dishar- monique, instant de chaos au sein d’un univers sédaté. Figuralement, ce passage correspond à une intrusion de la « souffrance » du monde au cœur d’un morceau à l’ambiance globalement lénifiante – un peu de la même manière que, pour support des « girandoles » annonçant le début d’une soirée festive, apparaît un « palmier mort ». Historiquement aussi, il y a correspondance : le son mordant de la guitare grunge correspond à un réancrage dans le contemporain de la sortie du disque, ces années 1990 que l’on vient à peine de quitter – celles de Nirvana, des Pixies, de Pavement, de My Bloody Valentine. D’autre part, la performance de Houellebecq est révélatrice. Car performance il y a, et dans cette chanson, elle apparaît de manière plus évidente qu’ailleurs. Les modulations, les changements de hauteur ou de timbre de la voix ne sont pas fréquents dans Présence humaine, et parfois, de tels changements semblent induits par des facteurs exté- rieurs, tels le besoin de se faire entendre par dessus le bruit de l’orchestre. C’est le cas par exemple de l’essentiel du texte de la chanson « Les Pics de pollution », à l’instrumentation résolument rock. Dans l’un des rares moments calmes de ce titre, deux vers – « Les lumières du bar tropical / S’éteignent. On va fermer la salle » – pourraient présenter un intérêt, parce qu’on peut y percevoir l’ajout tonal d’une nuance pathétique (comme si le narrateur s’adressait alors à un ami plus saoul que lui, dont il anticiperait la déception de devoir quitter l’endroit). Mais cette nuance est-elle produite par la performance de l’auteur ou par le texte

20. « Playa Blanca » est une plage de Lanzarote, île à laquelle Houellebecq a consacré un récit dans lequel cette désuétude se confirme : « Si elle peut difficilement rivaliser avec Corfou et Ibiza dans le segment des vacances crazy techno afternoons, Lanzarote peut encore moins, pour des raisons évidentes, se prêter au tourisme vert. […]. Compte tenu de la faiblesse de ses atouts, il n’est guère surprenant de voir Lanzarote fréquen- tée par une population équivoque de retraités anglo-saxons, flanqués de fantomatiques touristes norvégiennes […] » (M. Houellebecq, Lanzarote et autres textes, p. 15). PLAYA BLANCA 47 lui-même ? C’est difficile à dire, tant globalement le choix d’une diction plate l’emporte sur l’ensemble des énoncés. Alors que dans « Playa Blanca », il n’y a pas de doute possible. Une séquence comme « Les girandoles / Entourées sur le palmier mort / S’allument » – symétrique dans sa dénotation à l’extrait précédent – bénéficie quant à elle d’un traitement vocal dépassant le simple respect métrique qui caractérise la majorité des textes de l’album. Il y a, ici, modulation : usage différencié des hauteurs de la voix, et par ce choix, il y a démonstration de compétence d’interprétation. Dans la première strophe, c’est encore plus visible :

Playa Blanca. Les hirondelles Glissent dans l’air. Température. Fin de soirée, villégiature. Séjour en couple, individuel.

La séquence « Température. / Fin de soirée » présente deux groupes de quatre syllabes très modulées, presque chantées par Houellebecq, à quatre hauteurs de ton différentes, formant une quasi mélodie. Mais en réalité, ce n’est pas le rappel d’une mélodie – auquel cas la modulation serait à porter sur le compte d’une influence extérieure – mais bien un choix de l’énonciateur, car l’effet qui en résulte est un effet de discours, un effet d’ironie. On sait à quel point cette figure est difficile à défi- nir objectivement, puisque, par définition, elle doit se faire entendre sans se dire explicitement. Mais des moyens formels, textuels ou pro- sodiques, existent pour la souligner : les italiques (dont Houellebecq use abondamment dans ses romans) font ainsi écho à l’intonation dans la chanson. Le résultat d’une telle performance vocale, la distinction de l’ironie qui se présente à l’écoute, s’accorde avec l’effet général de l’instrumen- tation tel qu’on l’a constaté plus haut : le discours (sur la station bal- néaire, sur le confort de la température, la douceur de l’air, la possibilité d’une aventure, etc.) est profondément équivoque, et se maintient dans l’équivoque. On est ici aux antipodes de la récente collaboration entre Houellebecq et Jean-Louis Aubert, qui s’inscrit dans un désir très visible d’unification entre texte et musique, où les deux artistes se présentent comme deux amis, où l’univocité, enfin, est recherchée sur toute la 48 ÉTUDES DE LETTRES ligne 21. A faire de ses textes une performance personnelle, Houellebecq y gagne en profondeur. Playa Blanca, dans ses arrangements, ressemble à de la muzak ou à de l’easy listening, mais, du fait de ses ruptures, elle ne pourrait pas figurer dans la playlist d’un ascenseur, ou en attente d’un interlocuteur au service téléphonique des sinistres d’une assurance. Au niveau des textes, le sujet de ce discours apprécie autant de voir la giran- dole s’allumer pour donner à la soirée un peu d’ambiance, qu’il désespère de constater qu’un palmier mort la soutient. Et ce sujet – pour synthé- tiser les niveaux d’analyse un peu rapidement – correspond bien à une voix d’auteur, pour autant que l’on admette que cet auteur cultive l’équi- voque au point de ne jamais se maintenir là où on prétend l’avoir vu, entendu ou lu.

Comment la performance vocale transforme la lecture et redéfinit la posture

Michel Houellebecq apparaît comme un cas exemplaire de confusion possible, voire intentionnelle, entre les figures de l’écrivain, des narra- teurs ou des personnages qui peuplent ses romans, le choix du genre autofictionnel apparaissant comme symptomatique d’un tel phénomène qui reflète ce que Bakhtine définirait comme un problème de polypho- nie. Il est remarquable de constater que dans cette œuvre, cette confusion est entretenue par des facteurs qui débordent la scénographie textuelle, et qui impliquent le paratexte dans toute la diversité qui peut le carac- tériser. Ainsi que le note Jérôme Meizoz, il est arrivé à Houellebecq de reprendre publiquement, lors d’entretiens, certains propos tenus par les personnages de ses romans 22, contribuant ainsi à nourrir la polémique concernant la portée morale de son œuvre. On peut ajouter à cela que ses performances d’acteur et de chanteur contribuent elles aussi à faire entendre la « voix » personnelle de l’écrivain dans ses poèmes et romans,

21. Le clip d’« Isolement » est à cet égard très frappant : on y voit Houellebecq et Aubert assis à la même table, le second chantant « Je vais vous embrasser » et se penchant pour effectivement embrasser l’écrivain, demandant ensuite «Etes-vous mon ami ? », par quoi Houellebecq opine très visiblement du chef tout en prononçant qu’il l’est : symé- trie, équivalence, immanence – « et l’infini du monde est conjuré, tout est ramené dans un ordre court, mais plein […] » (R. Barthes, Mythologies, p. 736). 22. J. Meizoz, L’œil sociologique et la littérature, p. 31. PLAYA BLANCA 49

à travers la reconnaissance par le lecteur d’une tonalité spécifique. Ainsi, lorsque se pose la question « qui parle ici ? », le lecteur peut être amené à répondre : c’est peut-être l’auteur qui s’exprime dans ce texte, avec sa voix caractéristique, avec cette tonalité que je retrouve dans ses chansons ou dans son jeu d’acteur, et il peut donc être tenu pour responsable de ce qui est exprimé. Certes, cette superposition de states différentes qui se rattachent, peu ou prou, à la notion de « voix », relèvent de logiques distinctes, en l’occurrence sonores, quasi-perceptive, ou simplement interprétative, mais leur rattachement à une même origine lointaine, à un même horizon, explique que ces niveaux puissent s’interpénétrer et se contaminer. Reste que l’origine de toutes ces « voix » demeure, dans une large mesure, insaisissable, parce qu’elles reconduisent à la pluralité irréductible d’un être. Il faut, en effet, assez nettement différencier le travail du Houellebecq romancier, déjà en plein succès à l’époque de la sortie du disque (Les Particules élémentaires date de 1998, Plateforme de 2001), de celui de Houellebecq dans la musique. Comme le montre Meizoz, ce qui pousse Houellebecq sur les rails de la « posture » médiatique dans laquelle il est aujourd’hui confiné, est un corollaire de son activité romanesque. Une sorte d’effet boule de neige se joint en effet à cette posture, obtenu par le couplage du personnage de fiction et de l’auteur, celui-là sommé de s’expliquer médiatiquement sur les propos de celui-ci ; l’occasion faisant le larron, le romancier adopte publiquement le point de vue sulfureux de certains de ses personnages, et se trouve dès lors pris par la nécessité de nourrir la polémique dans les livres qui suivent. « L’option littéraire pré- cède et commande alors, en quelque sorte, le comportement social » 23. Houellebecq a fini par se sentir prisonnier de cette posture, et il apparaît évident qu’il tente aujourd’hui de s’en affranchir. Lors de la sortie de son dernier roman, Soumission (2015), il a plusieurs fois défendu l’auto- nomie des opinions de ses personnages, qui ne sauraient se limiter au rôle de porte-parole de l’écrivain. Alors que le journaliste David Pujadas l’interroge, en janvier 2015, sur les liens qui existent entre ses opinions personnelles et celles de ses personnages, Houellebecq tente de botter en touche :

23. Ibid., p. 64. 50 ÉTUDES DE LETTRES

Pujadas : Il y a une question simple qu’on se pose en lisant le livre. Ce nouvel ordre religieux, la hiérarchie homme-femme, et ce que vous… tout ce que vous décrivez, le retour de la polygamie, est-ce que vous l’approuvez ? Est-ce que vous approuvez votre héros lorsqu’il se convertit ? Houellebecq : Euh, ni l’un ni l’autre. Pujadas : C’est ce qu’on sent dans le livre mais c’est troublant. Houellebecq : Oui, c’est troublant, je sais bien, mais il y a une espèce de relativisme généralisé, qui s’empare du personnage, et de l’auteur aussi à la suite, quoi ! On… c’est vrai qu’il faut… Pujadas : Et ce relativisme, vous le partagez ! Houellebecq : Oui, je sais pas, je sais même plus. Mais il faut pas… Il faut pas juger les gens quand on écrit. Enfin, il faut que tous les personnages aient raison. C’est-à-dire celui qui le convertit à l’Islam, le professeur d’université qui s’est lui-même converti, il est important qu’il soit séduisant et convainquant, tant qu’il parle. Ça veut pas dire que je l’approuve, mais il faut qu’il soit séduisant et convainquant. Et il l’est 24.

Si, dans cette courte étude, nous nous sommes focalisés sur la production musicale de Houellebecq, c’est parce que la fusion entre l’œuvre littéraire et la voix de l’auteur n’apparaît nulle part plus évidente que dans l’album Présence humaine. En même temps, cette fusion, en se plaçant sur un plan essentiellement prosodique, en rendant audible une certaine tona- lité (ironique, détachée, fragile, triviale), s’oppose à la confusion entrete- nue par les médias à propos de la persona de Houellebecq, comme si sa voix, visiblement très audible dans ses œuvres, devait se limiter à la (re) connaissance de ses opinions personnelles. Dans un contexte de performance musicale, l’effet est beaucoup plus saisissant que lors d’une simple lecture publique, comme les écrivains en accomplissent régulièrement lors de la promotion de leur livre, car la per- formance devient alors une œuvre en soi, elle peut faire l’objet d’écoutes multiples et implique une attention de nature spécifiquement esthétique.

24. Transcription du journal télévisé de France 2, le 5 janvier 2015, trois jours avant la parution du livre (https ://www.youtube.com/watch ?v=8E-lkVp8oHY&feature=youtu. be). PLAYA BLANCA 51

Quant aux interprétations musicales des poèmes de Houellebecq par Carla Bruni ou Jean-Louis Aubert – sans parler de l’album d’Iggy Pop Préliminaires (2009) inspiré par sa lecture de La Possibilité d’une île –, elles conduisent à une multiplication des personnes impliquées dans les adaptations qu’elles constituent. Une extension du domaine de la per- formance, en somme. Mais singulièrement, ce jeu de l’interprétation a tendance à rendre univoques les textes retenus, pour une raison simple : les chanteurs se retrouvent dans ces textes qu’ils n’ont pas écrits. Leur voix se fait porte-parole de ce qu’ils estiment être un sentiment com- mun. Jean-Louis Aubert, à travers la sélection des textes qui composent son album (Les Parages du vide, 2014) choisit principalement de traiter la dimension lyrique des poèmes de Houellebecq, en relation avec les thé- matiques de l’amour, de la souffrance ou de la mort, alors que les choix de sélection et de performance de Houellebecq dans Présence humaine mettent davantage en évidence la tonalité humoristique et sociologique de son écriture, liée notamment à un mélange des registres et à une représentation parfois grotesque et triviale de la vie quotidienne. En cela, Houellebecq fournit une exécution de ses textes qui ne se réduit pas à une simple paraphrase, mais répond à la complexité, voire aux contra- dictions internes de sa poésie, et que l’on retrouve également dans la scé- nographie de ses romans. On pourrait ainsi étendre aux performances musicales de Houellebecq ce qu’Agathe Novak-Lechevallier affirme au sujet de ses poèmes qui, selon elle :

viennent apporter un démenti cinglant à toutes les théories qui voudraient résumer son œuvre à la patiente et méticuleuse construction d’une posture sans plus de profondeur que celle d’une marque médiatique facilement identifiable et donc immédiatement rentable. […] Michel Houellebecq élude le stéréotype et refuse ostensiblement de se laisser manufacturer 25.

Présence humaine laisse voir le travail concret d’une performance vocale qui va à l’encontre de la marque. Houellebecq apparaît là où on ne l’at- tend pas ; il fournit une prestation qui ne lui vaut pas le journal de 20 heures, parce face à un tel objet, le journaliste sait qu’il ne parviendra pas à réduire Houellebecq à Houellebecq, via le démantèlement d’instances narratives qui, selon lui, ne trompent personne. La performance de l’écri-

25. A. Novak-Lechevalier, « Là où ça compte », p. 11 sq. 52 ÉTUDES DE LETTRES vain dans ses poèmes mis en musique correspond à une autre formule – au sens chimique, à un autre précipité – celle d’un Houellebecq non soluble dans lui-même. Et peut-être aussi aux ambitions d’un autre fameux alchimiste, Baudelaire, qui proclamait au seuil de son journal intime : « De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là » 26.

Raphaël Baroni Université de Lausanne

Gaspard Tur in Université de Lausanne

26. Ch. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 676. PLAYA BLANCA 53

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Travaux

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ANNEXE

Playa Blanca. Les hirondelles Glissent dans l’air. Température. Fin de soirée, villégiature. Séjour en couple, Individuel.

Playa Blanca. Les girandoles Enroulées sur le palmier mort S’allument, et la soirée décolle, Les Allemandes traversent le décor.

Playa Blanca comme une enclave Au milieu du monde qui souffre, Comme une enclave au bord du gouffre. Comme un lieu d’amour sans entrave.

Fin de soirée. Les estivantes Prennent un deuxième apéritif Elles échangent des regards pensifs Remplis de douceur et d’attente.

Playa Blanca, le lendemain, Quand les estivants se dévoilent. Seul au milieu des êtres humains, Je marche vers le club de voile.

Playa Blanca. Les hirondelles Glissent au milieu de la nature. Dernier jour de villégiature, Transfert à partir de l’hôtel ; Lufthansa. Retour au réel.

« MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES ». INVECTIF ET LOGIQUE CONFLICTUELLE DANS LE CHAMP DU RAP FRANÇAIS

Lorgnant vers le modèle américain, le milieu du rap français ne se fonde pas sur l’opposition est/ouest qui a dynamisé le champ étatsunien durant les années 1990. Comment en vient-il à développer une logique conflictuelle similaire ? Celle-ci n’est-elle pas l’un des constituants majeurs d’une illusio spécifique ? Comment se manifeste-t-elle dans les discours des acteurs ? Le présent article cherche à la fois à cerner les rouages d’un état du champ et à mesurer comment celui-ci infléchit une poétique de l’invectif 1.

« Cache-toi, guerre ». Isidore Ducasse, Poésies II

Querelle et invectif

On sait le rôle structurel fondamental joué par la querelle qui, intervenant sur les logiques de sociabilité, permet, au cœur d’univers plus ou moins autonomes (c’est-à-dire de « champs », selon le concept de Bourdieu), de mettre en lumière les tendances et les valeurs qui dominent et s’opposent. Dans les domaines artistiques en particulier, la querelle se révèle un moyen efficace, pour un agent ou un collectif, de garantir sa visibilité, de favoriser son émergence et de se doter d’une identité posturale forte. Elle est également l’un des effets collatéraux

1. Je tiens à remercier Florent Nottet pour sa relecture et ses conseils avisés sur les milieux du rap français et américain. 58 ÉTUDES DE LETTRES du succès : Victor Hugo, devenant de son vivant l’auteur le plus moqué de France, ne fait que préfigurer la charge contemporaine et systéma- tique de l’artiste confirmé qui incarne le modèle à dépasser autant que le repoussoir 2 ; ces saillies font partie des rouages du champ et participent à la logique de comble par laquelle les modernes s’opposent aux anciens qu’ils visent à supplanter 3. Concrètement, la querelle s’incarne à la fois dans des genres et des formes particuliers qui s’étendent du pamphlet au manifeste, de l’insulte à la parodie, de la pointe à la satire. Dans ses réa- lisations frontales et virulentes, elle peut également s’envisager à l’aune du régime de l’« invectif », comme le propose Marie-Hélène Larochelle :

On entend [l’invective] comme un dire violent et comme le vecteur (vectum) d’une créativité verbale. Il a été montré que l’invective est un acte performatif qui implique un pathos et/ou un éthos agressifs. Autrement dit, une invective s’avère une parole intentionnellement agressive et/ou une parole entendue comme une agression. […] L’invective participe d’un événement, comportant une phase explo- sive dont le déroulement même représente l’action. Aussi est-elle envi- sageable comme une performance […] parce que sa production est une forme qui fait de l’ostentatoire une dynamique d’élocution et de réception. Son dire est tout entier au service de l’événement agres- sif – comme l’est le coup de poing ou le tir de revolver, de sorte que la décharge produit l’événement invective. Autrement dit, il y a une simultanéité entre l’énonciation et l’événement violent, ce qui fait penser à ce que John Austin définit comme les énoncés performatifs 4. L’auteure précise toutefois que « cadré dans les écrans du littéraire, le performatif souffre une définition diluée qui en fait une notion peu opérante » 5 et préfère, pour l’analyse, forger le concept d’« invectif » qui « implique un combat bien réel, au moins une expérience vécue comme telle et des convictions absolues, mais il supporte également une posture

. 2 Il est évident que les marques de discrédit formulées à l’encontre d’un artiste confirmé ne viennent pas uniquement d’individus moins bien cotés : les innombrables attaques contre le groupe Coldplay, émanant des frères Gallagher (Oasis), de Bono (U2) ou de Johnny Rotten (The Sex Pistols) suffisent à en témoigner. 3. Pour une étude du rôle institutionnel de la querelle dans le cadre du champ littéraire, voir J.-P. Bertrand, D. Saint-Amand et V. Stiénon, « Les querelles littéraires ». 4. M.-H. Larochelle, « La chasse au monstre », p. 32. 5. Ibid., p. 33. « MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES » 59 qui tient du jeu de rôle et respecte la fiction » 6. Ce modèle de l’invectif permet d’appréhender les répercussions poétiques de l’état du champ du rap en France – qui s’auto-désigne volontiers sous la métaphore du « jeu » 7 –, en grande partie fondé sur une adhésion à une fiction réflexive chargée en violence.

Le rap français : un espace conflictuel

Dans l’épilogue de son excellente Histoire du rap en France, Karim Hammou souligne le tournant provoqué par la sortie du titre « J’t’emmerde » de MC Jean Gab’1 8 en 2003, qui met en lumière des cli- vages alors euphémisés au sein du milieu, en dénonçant une série d’inco- hérences entre les paroles de certains rappeurs à succès et leur situation effective. Prenant un malin plaisir à imiter le flow 9 respectif de chacune des cibles qu’il vise et à livrer une réécriture parodique de leurs paroles,

6. Ibid., p. 44. 7. Les acteurs liés à l’univers du rap français mobilisent fréquemment, pour désigner ce dernier, l’expression « rap game ». Importée du champ américain, elle permet de qualifier l’entour de la musique, c’est-à-dire l’ensemble des règles, valeurs et postures qui tendent à singulariser le rap, à le distinguer des autres univers artistiques et, en particu- lier, des autres sphères fondées sur un genre musical (comme le rock ou la techno, dont les acteurs se définissent également par une culture – fondée sur des codes axiologiques, langagiers, vestimentaires, comportementaux, etc. – plus encore que par une seule pra- tique musicale). Signalons que le sociologue Bernard Lahire a lui-même proposé de substituer au concept de « champ » celui de « jeu » (voir notamment son ouvrage Franz Kafka). Si Lahire justifie notamment cette préférence en relativisant l’autonomie des univers sociaux (relativisation déjà opérée par Bourdieu lui-même et par Gisèle Sapiro à sa suite), le choix de la métaphore du « jeu » implique la perte de la dynamique inhérente à la métaphore électromagnétique du « champ » comme champ de forces et en développe en réalité l’une des logiques fondamentales, que Bourdieu nommait illusio, voir ci-après. (Sur l’autonomie du champ, voir également G. Sapiro, « L’autonomie de la littérature en question ».) 8. Né Charles M’Bouss en 1967, MC Jean Gab’1 était l’un des meneurs des Requins Vicieux, gang des années 1980 connu pour son activisme hip-hop et ses penchants cri- minels. Après des années de prison consécutives à plusieurs braquages, il sera invité par Doc Gynéco sur la compilation Les Liaisons dangereuses (1999). Voir K. Hammou, Une histoire du rap en France, p. 242 sq. 9. Emprunté à l’anglais (et traduisible par « flot » ou « flux »), le terme désigne la partie de l’idiolecte d’un rappeur relative à ses choix en matière de modulation phonique – soit ce qui est de l’ordre du rythme, du ton et de l’accent. 60 ÉTUDES DE LETTRES le rappeur dénonce, entre autres, l’imaginaire propret de la rue relayé par la Fonky Family dans le titre « Art de rue » (« Marseille, ça pue, c’est sale, pas vrai ? / Et ton art de rue est bien propre, doudoune au soleil »), le pseudonyme enfantin de et son manque de street créd 10 (« Booba, Booba, mon petit ourson / Et nique sa mère la réinsertion, même pas re-noi même pas rabza / Juste un jaune d’œuf mal sé-ca »), le passé skin- head de Pierpoljak 11 (« J’en place une spéciale pour toi, Pierpoljako / J’sais pas chanter, mais j’sais bien ratonner / Car tatoué tu l’es encore, et v’là l’envers du décor / hé, le comble du racisme, c’est de tringler ce qui l’rebute ») et l’instrumentalisation de l’Islam par Kerry James (« La première qualité d’un muslim c’est d’être humble et tu l’es pas /, sache que la religion n’est pas un sprint, mais une course de fond, / alors pense à ceux qui pratiquent depuis 20 ou 40 ans, et qui n’en font pas tout un boucan »). Hammou montre que l’exposition dont ce titre a bénéficié dans les médias a largement contribué à infléchir les logiques de l’uni- vers rap. Les mouvements d’opposition qui dynamisaient le champ dans les années 1990 se fondaient sur un clivage économique comparable à celui que Pierre Bourdieu observait dans le champ littéraire français

10. Karim Hammou, pour définir l’expression, reprend l’analyse de Pierre-Michel Menger selon laquelle, dans les arts du spectacle, « le comportement d’attente et de pari prolongé sur une réussite à venir est soutenu par la logique réputationnelle du système d’embauche » (Une histoire du rap en France, p. 236.) Dans le champ du rap, cette répu- tation, qui fonde la légitimité de l’artiste, se fonde sur un double critère d’authenticité (être « un vrai ») et d’anomie. La street cred est également fonction de la capacité du sujet à développer ce que Marie-Hélène Larochelle qualifie d’ethos agressif. Ancien braqueur, pionnier militant de la cause hip-hop en France et « mec de la rue », MC Jean Gab’1 se révèle un parangon en la matière. On notera au passage que cette stratégie d’énon- ciation renverse l’ethos aristotélicien : contrairement à la logique de l’orateur visant à donner une image positive de lui-même pour favoriser l’adhésion de l’auditoire à son propos, le milieu du rap privilégie le sujet capable de construire et diffuser une image de lui-même en individu dangereux et instable. La bonne réputation dans le champ, de cette manière, est partiellement fonction d’une mauvaise réputation dans l’espace social. 11. Représentant d’une forme de reggae destiné au grand public et éloigné de la mouvance rap, l’artiste jure au sein de cette manière de liste des Têtes Molles : il y est évoqué à la suite de sa collaboration avec La Brigade sur le morceau « Opération coup de poing » (le collectif est d’ailleurs épinglé par MC Jean Gab’1 pour cette trahison inté- ressée : « Douze, et pas un cerveau, / fallait qu’on revienne, quitte à collabo avec l’autre facho »). « MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES » 61 du XIXe siècle 12, entre une sphère de grande production – développant des produits accessibles à un large public et visant un profit immédiat – et une sphère de production restreinte – favorisant une production plus exigeante, dont la qualité est régie par des critères internes plutôt que par l’exigence du public, et préférant miser sur l’accumulation de capital symbolique. Si elle ne disparaît pas dans les années 2000, cette opposition structurelle se prolonge par « une profusion de conflits dans lesquels les normes de la rue sont explicitement invoquées et dont les enjeux implicites ont souvent partie liée à des conflits économiques directs entre protagonistes, qu’il s’agisse de relation de production jugées préjudiciables ou de rivalités commerciales » 13. Si la confrontation est fondamentale dans le milieu du rap – lequel participe d’une plus large culture hip-hop, née dans le Bronx en tant que moyen de résistance à une domination économique et raciale –, c’est avant tout contre les mécanismes et instances contribuant à la margi- nalisation de certaines minorités (ce que Foucault appelait « institutions disciplinaires » et qu’Althusser désignait comme des « appareils répressifs d’Etat ») que les artistes de la mouvance prennent position 14. Le phé- nomène d’opposition interpersonnelle entre acteurs du milieu procède de toute évidence du champ américain, qui demeure l’horizon de réfé- rence plus ou moins assumé du rap français et nourrit largement son imaginaire 15. La querelle qui a opposé, au milieu des années 1990, les rappeurs Tupac Shakur et The Notorious B.I.G. constitue à ce titre un

12. P. Bourdieu, Les règles de l’art. 13. K. Hammou, Une histoire du rap en France, p. 243. 14. L’exemple le plus frappant, dans le domaine français, est sans doute offert par la dénonciation fréquente des abus policiers livrée par le groupe NTM (en particulier dans le titre « Police »). Sur le traitement de l’institution policière dans le rap et dans la chanson, voir B. Ghio, « “ Mort aux vaches ! ”, “ Mort aux keufs ! ” ». 15. En témoignent à la fois des paroles nourries par le rêve américain (échappatoire idéalisée et contrastive à l’ici-maintenant décevant dont l’évocation demeure nécessaire pour garantir l’authenticité de l’individu), le choix fréquent de tourner les clips vidéos sur le territoire étatsunien et l’installation des rappeurs Booba, La Fouine et Rohff à Miami – logique entriste visant à investir effectivement et complètement la Côte Est, où s’est développée l’une des mouvances rap les plus légitimes (de The Notorious B.I.G. à Jay-Z, en passant par le Wu-Tang Clan, Nas ou Public Enemy), de manière à augmenter le prestige aux yeux du public français périphérique (sans pour autant que ce démé- nagement ne s’accompagne d’une quelconque reconnaissance américaine). Participe également de ce mouvement la volonté affichée par les Français d’inviter des artistes américains à figurer sur leurs disques (IAM s’assurant les services de Method Man et 62 ÉTUDES DE LETTRES

événement majeur de l’histoire du rap. A travers ces deux figures, ce sont deux zones revendiquant l’hégémonie hip-hop qui s’opposent, la West Coast (représentée par Tupac) et l’East Coast (The Notorious B.I.G.). Nourrie par plusieurs morceaux déployant une poétique de l’invectif (« Hit’Em Up » du premier cité ; « Who Shot Ya » du second 16), la que- relle se conclut par l’assassinat des deux protagonistes. Elle a suscité une véritable fascination, de nombreux amateurs se décidant, bien au-delà des frontières étatsuniennes, à prendre parti pour l’un des deux réseaux et à idéaliser une logique conflictuelle perçue comme inhérente au rap, tenu davantage comme un mode de vie que comme un genre musical. Dans le champ français, la médiatisation des oppositions personnelles a directement contribué à leur accumulation : relayées par la télévision, la presse spécialisée et les radios, ces querelles – à l’image de celles qui maintiennent l’intérêt des spectateurs pour les émissions de téléréalité et que les producteurs de ces dernières encouragent artificiellement –, sont en outre largement commentées sur les réseaux sociaux, où elles trouvent aussi un support d’émergence idéal (comme en témoignent les innombrables prises de position vindicatives qui naissent sur les comptes Twitter et Instagram des différents acteurs du rap français). Alors qu’il tend à disparaître dans le champ américain 17, le phénomène se

Redman sur le titre « Noble art » ; La Fouine recrutant The Game pour « Caillra for life » et Joke conviant Pusha T sur « Black Card »). 16. La pratique du morceau invectif, visant spécifiquement une cible, est désignée par l’expression diss song (de dissrespecting), aux Etats-Unis – la lexicalisation témoignant de l’institutionnalisation de la tendance. En parallèle à celle-ci, il faut souligner le déve- loppement du battle rap, véritable joute verbale fondée sur un clash fictionnel, opposant deux sujets s’affrontant dans une mise en scène inspirée de la boxe (rounds successifs, présence d’un public réactif, vote d’un jury, organisation de championnats régionaux, etc.). 17. L’opposition West Coast/East Coast s’est atténuée après la mort traumatique de Tupac et Notorious B.I.G. L’album posthume du second cité (1999) présente de cette manière des collaborations avec des artistes appartenant au « camp » de Tupac, à l’image de Snoop Dogg et Eminem. Des conflits ont par ailleurs pu opposer des rappeurs issus de la même côte : Eazy E et Dr. Dre se sont affrontés par textes interposés alors qu’ils appartenaient tout deux à N.W.A., l’un des premiers groupes de la West Coast. Nas et Jay-Z, tous deux de la East Coast, se narguaient régulièrement entre 2001 et 2005. Cette rivalité s’est déployée dans des morceaux comme « Ether » du premier (dont le refrain est ponctué de « Fuck Jay-Z ») et « Takeover » du deuxième. A l’époque, Nas avait prévu de pendre un mannequin représentant Jay-Z lors d’un concert. Les deux rappeurs se sont finalement réconciliés sur scène : Nas fut invité à un concert de Jay-Z, et ils écrivirent « MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES » 63 traditionnalise progressivement (voire se routinise) et en vient à participer directement de l’illusio du champ français : c’est-à-dire, suivant le concept théorisé par Bourdieu 18, que la querelle interpersonnelle devient l’un des présupposés de ce milieu particulier, l’une des manières de jouer le jeu, faisant sens en elle-même comme moteur du champ permettant à celui-ci de se maintenir et d’assurer la reproduction de ses produits. Ce principe infléchit autant la structure du champ qu’il contribue à orien- ter ses rites : l’omniprésence de la querelle et sa valeur dynamique ato- misent logiquement les forces en présence (ce ne sont plus uniquement les groupes qui se trouvent délités au profit d’une activité en solo de leurs membres, ce sont aussi, de façon plus générale, les réseaux qui éclatent : tel collaborateur de la veille se mue en ennemi et en cible à la moindre occasion, afin de convenir à un impératif de visibilité), tandis que le clash 19 entre artistes, riche en sous-entendus et private jokes, trouvant à se concrétiser à la fois dans les titres livrés par les rappeurs et dans les ensemble le titre désormais classique « Black Republican ». Depuis lors, les querelles se sont largement apaisées, en raison, notamment, de l’éclatement des deux pôles et de la diversification des tendances : les mouvances rap se distinguent à Atlanta (T.I., Ludacris, Gucci Mane), Miami (DJ Khaled, Rick Ross, Ace Hood) ou en Louisiane (Lil Wayne, Currensy, Birdman), mais leurs acteurs ont tendance à collaborer. Sur le premier album d’A$AP Rocky (originaire de Harlem), on trouve de la sorte deux col- laborations avec Kendrick Lamar (Los Angeles). La relation entretenue par ce dernier et Kanye West (considérés en 2015 comme les deux porte-drapeaux du rap américain) est emblématique de l’atténuation des oppositions : loin de se disputer la souveraineté – comme l’aurait voulu la dynamique à l’œuvre dans les années 1990 –, les deux artistes préfèrent vanter les mérites de l’autre, ce dont témoignent les tweets dithyrambiques adressées par Kanye West à son confrère le jour de la sortie de son album To Pimp A Butterfly (2015). 18. Bourdieu emprunte le concept d’illusio à Huizinga : chez le sociologue, il en vient à désigner « le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer ». (P. Bourdieu, Raisons pratiques, p. 151.) L’étymologie (in ludus) implique de garder à l’esprit que le concept est plus proche de la notion d’« investissement » que de celle d’« illusion ». Voisine de l’« intérêt » – à entendre comme une amphibologie (dési- gnant à la fois les idées d’avantage et d’attention) –, l’illusio est elle-même biface, à la fois synonyme d’adhésion, souvent aveugle, à un espace dont les règles font sens et de capacité à intérioriser les règles et les enjeux de ce jeu. Voir à ce sujet D. Saint-Amand, D. Vrydaghs (éds), Nouveaux regards sur l’illusio. 19. Au sens strict, on pourrait définir le clash comme héritier du genre de l’épigramme, soit une forme brève et satirique, s’achevant sur une pointe. Au sens large – et par métonymie –, le terme désigne une altercation. 64 ÉTUDES DE LETTRES discours périphériques qu’ils sont amenés à produire (interviews, tweets, publications sur Instagram, etc.), apparaît si fréquemment qu’il finit par tenir du « marronnier ». Dans les textes, cette dynamique oppositionnelle se traduit à la fois par un durcissement de l’ego trip, visant à assurer la distinction du sujet en radicalisant son anomie, et par une omniprésence de la poétique de l’invectif, fondé sur une prédilection pour la punchline – « phrase-choc » dont la puissance de percussion est fonction de sa capa- cité à s’imposer comme aphorisme ou, plus simplement, de sa virulence.

Sevran morne plaine : l’exemple de Kaaris.

Cette logique du combat se déploie tout particulièrement sur le premier album de Kaaris, , sorti en 2013 sur AZ (label appartenant à Capitol, possédé par Universal). Kaaris est le pseudonyme de Okou Gnakouri, né en 1980 à Abidjan ; l’artiste s’est fait remarquer en par- ticipant au titre « Criminelle League » sur la mixtape Autopsie 4 (2011) du rappeur Booba – considéré comme la figure de proue du rap français depuis le début des années 2000 20 –, puis en sortant sa propre mix- tape intitulée Z.E.R.O. Une nouvelle collaboration avec Booba, sur le titre « Kalash » contenu dans l’album Futur (2012), lui donne une plus grande visibilité et lui permet de poser les bases de l’identité auctoriale qu’il va tenter d’imposer dans le milieu du rap. Le refrain pris en charge par son hôte se conclut sur l’évocation, classique sinon clichéique, de la richesse atteinte par le sujet : « Ma question préférée : qu’est-ce j’vais faire de tout cet oseille ? ». Kaaris, dans le couplet qui lui est confié, riposte en filant la problématique et en offrant un changement de sujet radical sur un mode invectif : « Mes deux questions préférées : / Qu’est-ce que j’vais faire de tous ces deniers ? / Si j’te fends le crâne en deux, quel œil va s’fermer le premier ? ». Le rappeur amorce là une stratégie posturale qu’il

20. Né Elie Yaffa en 1976, Booba est un rappeur français. Ancien membre du groupe Lunatic, il est progressivement devenu le principal animateur du milieu du rap fran- çais : ses productions, vendues à des millions d’exemplaires, comptent parmi les plus légitimes du milieu, à l’image de l’album Temps mort (2002), fréquemment tenu pour l’album de référence du rap français contemporain. Dans le même temps, l’artiste a multiplié les conflits et les polémiques (avec des rappeurs comme Sinik, Joey Starr, Rohff et La Fouine), s’érigeant simultanément en professionnel du clash et en cible de prédilection pour tout nouvel entrant dans le champ. « MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES » 65 va développer sur la totalité de son premier disque et qui se construit sur une fascination pour la dépense, sur un goût prononcé pour la sordidité et sur une exaltation d’une violence gratuite permettant de renforcer une position présentée comme dominante. C’est que, contrairement au domaine littéraire, où il est désormais bien établi que l’écrivain ne doit pas être confondu avec l’énonciateur de l’œuvre 21, le rap favorise l’assimilation du discours de l’œuvre à la parole de l’artiste : le « je » du titre rappé n’est pas censé être « un autre », mais s’envisage en accord avec un critère d’authenticité qui contribue à définir la légitimité au sein du milieu. A l’opposé de ce qui se déploie dans l’espace littéraire, où la fiction est aujourd’hui appréhendée pour la relation qu’elle ouvre sur des mondes possibles, le texte du rap est censé refléter la pensée de son auteur, le public adhérant de la sorte à un artiste capable de mettre son cœur à nu (rejouant en cela l’idéal romantique du poète-citoyen prenant position dans l’espace social). Questionner la stratégie d’émergence d’un artiste rap implique de poser un choix chronologique : au-delà des premières collaborations, mixtapes et autres manifestations plus ou moins remarquées, faut-il appréhender le moment-clef que constitue le premier album en appré- hendant ce dernier dans sa linéarité (c’est-à-dire en suivant la tracklist) ou en questionnant d’abord les titres présentés au format single, avant la sor- tie du disque ? Or noir a vu le jour en octobre 2013, largement précédé par les titres « Zoo » (janvier 2013) et « Binks » (mai 2013), qui tendent à renforcer l’horizon d’attente développé par les collaborations avec Booba. Les deux morceaux, faisant sens isolément, participent toutefois d’un ensemble qui les dépasse et auquel ils s’intègrent pour former une mosaïque cohérente. Le premier album de Kaaris s’ouvre sur « Bizon », titre fonctionnant comme une dédicace à un ami du rappeur désigné par son pseudonyme et dont la libération de prison est réclamée ponctuellement tout au long

21. Il n’y a théoriquement aucune raison de confondre l’écrivain Michel Houellebecq (pseudonyme de l’individu Michel Thomas) avec le narrateur du roman Plateforme (2001), qui s’appelle également Michel, mais dont le discours est inscrit par son auteur dans le cadre fictionnel d’un roman : c’est-à-dire qu’il est défini comme une histoire possible, vraisemblable, mais ne s’étant pas effectivement déroulée. Dans les faits, les amalgames émanant des lecteurs et de la critique sont toutefois fréquents, suscités en partie par des écrivains qui se plaisent à brouiller les frontières des niveaux du pôle émetteur de la communication littéraire. Voir sur le sujet, J. Meizoz, Postures littéraires. 66 ÉTUDES DE LETTRES du disque. L’incipit du morceau, « 2.7, 2.7 / 93 j’ai la recette », permet au rappeur d’inscrire l’énonciation dans un contexte précis, de situer la posi- tion d’où il construit son discours : 93270 est le code postal de Sevran, commune de Seine-Saint-Denis dans laquelle a grandi l’artiste et qui occupe une place importante dans son discours (le titre « S.E.V.R.A.N. », présent sur la réédition du disque, Or noir II, suffit à en rendre compte) ; ce positionnement lui permet de définir son identité en se plaçant dans la filiation des aînés de NTM, qui ont fait du département la capitale du rap français (en témoigne, notamment, le titre « Seine Saint-Denis Style »). Après ce passage déictique qui l’inscrit dans une lignée – non désignée explicitement, mais connue de tous les amateurs du genre –, Kaaris poursuit pourtant sa présentation de soi sur le registre résolument classique de la tabula rasa, visant à effacer, sans les nommer précisément, ceux qui l’ont précédé et ceux qui lui sont contemporains, en s’affirmant supérieur à tous les niveaux. Le principe participe des rouages du rap où l’individu, assumant une position toujours pensée comme margi- nale et exposée comme telle (là encore, à la manière de ce qui se jouait dans la poésie romantique française, au XIXe siècle), estime ne pouvoir obtenir de légitimité que de lui-même – le nombre de fans, de followers sur les réseaux sociaux, l’argent amassé et la crainte inspirée aux concur- rents n’étant perçus que comme des adjuvants (ou des conséquences) de cette autolégitimation. Chez Kaaris, toutefois, la distinction s’opère à la faveur du mode ultra-violent sur lequel se déploie cet ego trip : dès le titre liminaire d’Or noir, le principe créatif s’articule à une attirance pour les armes à feu et l’univers guerrier (« J’dois finir ma cassette, vider le AK-47 » 22), et l’attaque des adversaires se double volontiers d’une saillie misogyne (« Z’ont du retard sur le flow, z’ont du retard sur les instrus / Et j’leur baise tellement leur daronne qu’elles ont même du retard sur leurs menstrues » 23). En guise de démonstration de sa prééminence, l’artiste

22. L’évocation de l’arme à feu constitue un véritable lieu commun du rap, mais on remarquera que Kaaris, comme d’autres artistes contemporains, contribue à renforcer leur effet de menace en nommant des armes de guerre particulières : là où le rap français des années 1990 usait plus volontiers d’hypéronymes (« gun », « flingue »), il est désor- mais question de « kalash’ » et d’« AK-47 », la précision contribuant à une radicalisation des clichés du genre. 23. On peut associer, à la violence antiféministe qui domine sur le disque, les fréquentes prises de position homophobes, telles « MC tu m’as pas l’air si auch’, t’as une drôle de gestuelle / Le Sheitan qui t’conseille sur ta gauche doit être homosexuel » « MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES » 67 accélère alors le rythme – déjà très soutenu – en livrant un exercice de style tourbillonnant fondé sur une poétique métaplasmique 24, où se mêlent, outre les habituelles suppressions syllabiques inhérentes à l’argot des cités, un ensemble de paronomases, allitérations et assonances :

J’veux la gagne, macaque sur le macadam / J’suis pas glam’, pas glam’, j’râpe mon arme sur la colonne vertébrale / De la came, de la came, au gramme, au gramme je la crame, je la crame / J’balance du Napalm ou ma tatane-tatane / Frappe sale dans la transversale, j’suis de Paname comme Zlatan, Zlatan.

L’extrait se conclut par une comparaison du sujet avec Zlatan Ibrahimovic, attaquant suédois emblématique évoluant alors au Paris Saint-Germain : l’analogie permet une quasi-assimilation de l’énoncia- teur avec un individu aussi réputé pour ses qualités footballistiques que pour son arrogance, et indexe le motif de la compétition inhérente au rap sur la compétition sportive. Les motifs déployés sur « Bizon » se systématisent dans la totalité d’Or noir et des titres qui, en mars 2014, étoffent la réédition de l’al- bum. Kaaris se donne à voir comme en expert ès provocations, assumant volontiers la sordidité des images qu’il déploie : « J’rappe sale tellement avarié / Que même ces putains de rats attrapent la diarrhée », clame-t-il dans « Zoo » ; réaffirmant plus simplement « J’suis venu faire du sale et j’ferai ce qu’il faut », sur « Pablito ». Le single « Binks » poursuit de cette manière le jeu invectif, d’une part, en suggérant au détour d’une anti- thèse le déclassement de l’ancien et l’avènement de l’énonciateur (« J’ai liasses d’oseille à brasser / J’suis dans le futur, t’es dans le passé ») ; d’autre part, en associant la menace physique à l’insulte au confrère (toujours non nommé), dont la musique produit l’hilarité (l’expression argotique trop des barres) et qui est à la fois défini comme dépassé et trépassé :

J’écoute tes couplets, ta ‘sique : trop des barres J’t’apporte des gobelets en plastique pour ton pot d’départ

(« Bouchon de Liège ») et « Ça m’débecte / Quand j’vois Cupidon lancer ses flèches sur deux mecs » (« Je remplis l’sac »). 24. Le groupe µ définit le domaine des métaplasmes comme « celui des figures [de style] qui agissent sur l’aspect sonore ou graphique des mots et des unités d’ordre inférieur au mot ». (Groupe µ, Rhétorique générale, p. 33). 68 ÉTUDES DE LETTRES

Ne crois pas qu’j’éprouve de la douleur quand je me recueille J’me demande juste quelle serait la bonne couleur pour ton cercueil Y’a pas d’trêve, je n’signe pas la Convention d’Genève J’lève mon glaive, ouvre ta gueule : j’te fais un bec de lièvre.

Registre identique sur « Bouchon de liège », dont le refrain synthétise la constante promesse d’agression (« On t’pète comme un bouchon d’liège »), et qui multiplie les saillies subversives. Se succèdent de la sorte l’évocation cynique des coups portés par le rappeur américain Chris Brown à son ancienne compagne, la chanteuse Rihanna (« On te boit, on te biberonne / Si je t’aime comme Chris Brown / J’t’arrache la gueule comme un piranha / Tu reviens à chaque fois comme Rihanna »), l’idéa- lisation de la drogue et du luxe (« J’veux la coke et j’veux Cali, le roro, j’suis à bord du rallye / Négro j’suis là pour le khalis, ‘koro comme le nord du Mali », où la cocaïne est associée à une ville de Colombie qui abritait un puissant cartel et où l’or et l’argent convoités sont exprimés par le verlan et l’argot – roro, khalis) et une cristallisation provocatrice de violence, d’adhésion à l’imaginaire du crime colombien et d’identifica- tion de la femme à une handicapée (« On joue pas de la mandoline, j’ai le glaive de la garde prétorienne / J’te fume comme à Medellín et j’soulève deux, trois mongoliennes »). L’ensemble, on le voit aisément, fait tourner l’invectif à vide : le « rap sale » de Kaaris érige la violence et la sordidité en vecteurs de provocation, sans objectif autre que la distinction, qui mène au profit (« J’suis coté comme l’or noir, ça vous les brises / J’prends le biff et j’me casse, j’vous dis même pas au revoir, je vous méprise », sur « Tu me connais »). Encore faut-il sans doute nuancer la valeur de cette poétique de la violence : si le champ du rap français est un espace dominé par la querelle interpersonnelle (auquel Kaaris participe lui-même activement, en ayant notamment fini par prendre position contre Booba après être passé pour l’un de ses disciples 25), le discours véhiculé par les œuvres, fréquemment

25. Outre les collaborations susmentionnées, Booba a posé sa voix sur le titre « L.E.F. » figurant sur Or noir. Kaaris et lui se sont ensuite violemment disputés, et entretiennent depuis plusieurs mois une querelle nourrie par des fréquentes menaces et injures diffusées sur les réseaux sociaux. Dans une longue interview (« Le vrai visage de Kaaris », sur le site de cultures urbaines Clique ; http ://www.clique.tv/le-vrai-visage-de- kaaris-part-1/), Kaaris expliquait que l’origine de cette querelle remontait à son refus d’effectuer un clash de commande pour Booba : il s’agirait d’analyser les motifs, effets « MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES » 69 assimilé à un témoignage du sujet qui l’assume, doit être tenu pour une construction fictionnelle. Les invectives virulentes proférées par Kaaris participent certes de la construction d’une identité auctoriale, mais celle- ci, dans le domaine du rap, penche plus volontiers vers le personnage que vers l’artiste. La posture adoptée par le rappeur de Sevran est, à ce titre, celle du cynique revendiquant une axiologie fondée sur le mépris et la saleté, mais elle est aussi, à bien des égards, celle d’un rappeur tenant sa propre activité à distance critique. Les innombrables hyperboles qui rythment Or noir suffisent à en témoigner, qui se déclinent fréquemment sur le mode d’une auto-ironie délibérée : Kaaris surjoue de la sorte l’ego trip jusqu’à la caricature délibérée, poussant la démonstration de viri- lité à la parodie (« Même si je perce y’aurait pas assez d’cire pour faire mes couilles au Musée Grévin », sur « Binks »), convoquant des grandes références culturelles pour les dépasser (« J’écris mieux que Zola », sur « L.E.F. » ; « Léonard De Vinci est très préoccupé par mes travaux », sur « Comment je fais »), exagérant la tabula rasa et légitimant son statut de rappeur via des associations symboliques à la culture légitime (« Que ça te plaise ou pas on te baise / Du rap je suis la genèse / Avec une main je rédige ma thèse / Dans l’autre main je tiens le crâne de Louis XVI », sur « A l’heure ») et multipliant paradoxalement les traces d’autodérision, en jouant notamment sur sa calvitie (« Chez nous, l’animal dominant est un Noir chauve », sur « Zoo »). Les vers conclusifs du titre liminaire d’Or noir visent en réalité à nouer ce contrat d’écoute de l’album, en adoptant une forme d’humour noir via l’association du graveleux à la désinvolture et en dévoilant, au détour d’un chiasme efficace, l’apparent second degré d’un mode d’énonciation : « J’veux les voir ramper, en me suppliant, j’kiffe / Nan, en fait, je les veux morts, avec supplément frites / J’suis capable du meilleur, comme du pire / Et c’est dans l’pire que j’suis le meilleur ». Considérés en ce sens, les textes de Kaaris se révèlent des productions plus complexes qu’elles n’y paraissent du fait de leur ambi- valence : proclamant un éloge de la délinquance (des armes et des nar- cotiques), un mépris des femmes et des homosexuels, elles manifestent dans le même temps un si grand nombre de marqueurs auto-ironiques qu’elles semblent inciter à tenir l’ensemble à distance. Si le hiatus entre cette lecture de l’œuvre de Kaaris et la manière dont l’intéressé adhère, et enjeux de ces querelles entre acteurs du milieu, qui contribuent largement à leur visibilité et reposent en bonne partie, elles aussi, sur des rouages fictionnels. 70 ÉTUDES DE LETTRES en pratique, à la logique conflictuelle inhérente au champ nécessite sans doute de nuancer son geste réflexif, la multiplication d’artistes français jouant le jeu musical sur un mode invectif et critique nourri par une forte tendance satirique – de Sexy Sushi à en passant par le Klub des Loosers ou Orelsan – doit impliquer une réévaluation des logiques propres à cet univers particulier, où l’une des stratégies d’émer- gence pourrait tenir à feindre d’en adopter les codes pour mieux en saper les fondations.

Denis Saint-Amand Université de Liège « MORTS, AVEC SUPPLÉMENT FRITES » 71

BIBLIOGRAPHIE

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LE « PENDULE VERNACULAIRE » OU FAIRE PARLER ARVIDA

Notre article propose d’interroger la représentation de la langue orale québécoise dans le recueil de nouvelles Arvida (Boréal compact, 2014/Quartanier, 2011) de Samuel Archibald. Chargée d’émotion, et porteuse d’une mémoire spécifique, la voix de Samuel Archibald est aujourd’hui considérée comme l’une des plus solides dans la littérature québécoise contemporaine. La présente étude se veut originale dans sa forme puisqu’elle fera directement dialoguer le critique avec l’écrivain, qui a eu la générosité de répondre à nos questions afin d’éclairer certains aspects de son écriture. Ces fragments servent ensuite de tremplins pour produire une analyse de l’oralité dans l’écriture des récits qui composent le recueil Arvida.

Dans Le roman sans aventure, Isabelle Daunais déplore la portée limitée des romans québécois et considère que le premier problème serait l’« absence de rayonnement » 1 de la littérature québécoise. Elle précise : « [...] aucune de ces œuvres n’a marqué durablement l’histoire générale du roman, aucune n’est devenue, pour les lecteurs du grand contexte de l’art romanesque, une œuvre éclairante pour la compréhension de l’aven- ture humaine » 2. Trop idylliques et trop étroits, les lieux narratifs de notre littérature ne permettraient pas « de révéler et d’explorer la façon dont nous habitons le monde, dont nous l’affrontons et le concevons, dont il nous emporte » 3. La présente étude ne souhaite pas accorder trop d’importance au jugement d’Isabelle Daunais. Néanmoins, gardons en tête ses

. 1 I. Daunais, Le roman sans aventure, p. 7. 2. Ibid., p. 8. 3. Ibid., p. 8. 74 ÉTUDES DE LETTRES déclarations comme postulats avant de nous concentrer sur l’espace spécifique que constitue l’oralité, quand elle trouve sa place dans le littéraire. Il s’agira moins de s’appliquer à renverser ses hypothèses que de questionner à notre tour les possibilités de rayonnement qu’offre l’écriture québécoise. Sous-titré « Histoires », Arvida n’est pas un roman. Il se compose de quatorze pièces, dont deux triptyques (Arvida I, II, II et Sœurs de sang I, II, III). Ces divers fragments se répondent et se complètent. L’unité s’établit tant grâce aux motifs privilégiés, que grâce aux personnages dont les noms et la personnalité se recoupent d’une nouvelle à l’autre. La chasse, la pêche, le bois, la bière et les automobiles les lient, animent leurs histoires, et surtout constituent des espaces de communication, des sujets de conversations qui les inspirent et les invitent à prendre la parole pour se raconter. Plusieurs Jim, Michel, se juxtaposent, sans se confondre, alors qu’une Rose-Anna fait écho à celle de Gabrielle Roy. Des Québécois, moins types humains que gens d’ici. Une cohérence se crée surtout dans les choix énonciatifs, dans la langue revendiquée, ou plutôt préférée, par les protagonistes. Français québécois, certes, mais d’abord langage comme pratique, comme travail de conversion des codes du discours, raconte Arvida. * MHL : A quel besoin de communication répondent vos textes ?

SA : Il y a un personnage dans Arvida qui dit que le secret pour se souvenir de tout, c’est de ne jamais rien noter nulle part. C’est l’inverse exact de mon rapport à l’écriture. J’écris pour me débarrasser d’idées et d’histoires qui me collent aux parois crâniennes comme de la mélasse tant que je ne les écris pas. Quant au besoin de communication, je dirais qu’il répond à un besoin, en l’endos de ma pratique de professeur et de communicateur public, de produire des messages ambigus, équivoques. C’est ma vision profonde de la littérature que de la considérer, essentiellement, comme l’art de concevoir des propositions paradoxales, qui ne peuvent se constituer réellement que dans un dialogue, en partie agonistique, avec son destinataire. Une littérature qui aurait pour but de produire des messages clairs et limpides serait pour moi, au mieux, divertissement et, au pire, propagande. * LE « PENDULE VERNACULAIRE » 75

Cette torsion imposée au message serait donc le propre du littéraire tel que l’écrit Archibald. Prise de liberté par rapport aux exigences du schéma de la communication, l’équivoque devient le moteur de son écri- ture. Proche du quotidien et respectant avec une grande délicatesse les lieux du banal, Arvida n’est pourtant pas hermétique. L’ambigu, si on l’observe d’abord dans les lieux de l’oral, y est subtil, prenant souvent la forme de l’hésitation, du bégaiement, propre au discours spontané. Ce naturel est une construction ciselée, une poétique qui participe au singulier Arvida. Les trois textes sous-titrés « Arvida » I, II et III placent, par exemple, dans l’incipit la même formule d’identification «Ma grand-mère la mère de mon père » dans laquelle l’absence de ponctuation n’isole plus la pré- cision génétique mais reconnaît plutôt le souffle de l’affection familiale. L’identité de la grand-mère est claire, tous y reconnaissent une désigna- tion familière et d’autant plus pertinente. Cette grand-mère-ci et pas l’autre, c’est bien évident, nous sommes tous d’accord. Car, en effet, en aval de l’écriture de l’oralité il y a le consensus. Et de ce point de vue, l’écriture d’Archibald est attachante, en ce sens qu’elle crée des liens, construit une fraternité, une amitié dans le dis- cours. Les effets de familiarité sont essentiels puisque dans le narratif la parole ne peut être une énonciation impulsive : il faut mimer le spontané, fantasmer l’incarnation d’un sujet de l’énonciation. La fabrication du langage narratif est un art, comme l’a établi Louis- Ferdinand Céline :

Encore est-ce un truc pour faire passer le langage parlé en écrit – le truc c’est moi qui l’ai trouvé personne d’autre – c’est l’impressionnisme en somme – Faire passer le langage parlé en littérature – ce n’est pas la sténographie – Il faut imprimer aux phrases, aux périodes une cer- taine déformation un artifice tel que lorsque vous lisez le livre il semble qu’on vous parle à l’oreille – cela s’obtient par une transposition de chaque mot qui n’est plus tout à fait celui qu’on attend une menue surprise – Il se passe ce qui aurait lieu pour un bâton plongé dans l’eau pour qu’il vous apparaisse droit il faut avant de le plonger dans l’eau que vous le cassiez légèrement si j’ose dire que vous le tordiez, préalablement 4.

. 4 L.-F. Céline, « Lettre à M. Hindus », p. 111. 76 ÉTUDES DE LETTRES

Pour Céline, l’écriture consiste à réinventer le spontané de l’oral, à le tordre. C’est ainsi que nous lisons également l’« équivoque » d’Archi- bald, moins comme une obstruction que comme l’établissement d’un mouvement dans le discours écrit. Chez Louis-Ferdinand Céline, c’est la ponctuation sous forme de suspension qui s’est révélée un outil essentiel :

Mes trois points sont indispensables !... indispensables bordel Dieu !… je le répète : indispensables à mon métro ! me comprenez-vous Colonel ? – Pourquoi ? – Pour poser mes rails émotifs ! 5

Dans Arvida, la ponctuation fait aussi l’objet d’un travail d’épuration particulier ; ainsi, comme à l’oral, la conjonction est préférée à la virgule dans le récit qui ne veut pas reprendre son souffle de peur de perdre son tour de parole. Prenons le cas de ce récit très masculin d’une visite dans un club de danseuses, extrait de la nouvelle intitulée « América » :

On a bu des rhum and coke pis de la bière pis des shooters de Jameson. Lé m’a payé une danse dans l’isoloir avec la danseuse que j’avais trou- vée la plus belle à date. Je sais pas combien il lui a donné, mais elle est restée avec moi au moins six chansons. J’aurais aimé ça qu’elle se frotte le cul sur moi ou qu’elle me serre la face entre ses grosses boules, mais elle arrêtait pas de me montrer sa chatte. Elle avait les petites lèvres plus grosses que les grandes pis elle arrêtait pas de jouer après pis de les étirer comme si c’était une fierté ou je sais pas quoi. A la fin, ça m’a écœuré pis j’étais gêné de regarder 6.

La virilité du discours est évidente à bien des niveaux, et l’urgence du discours semble être un de ces traits essentiels. Histoire d’argent faci- lement gagné, histoire d’immigration illégale, mais surtout d’alliance mal organisée, la mésaventure se divise en fonction des cinq erreurs commises par la bande. L’écriture du souvenir répond dans ce récit à des conditions de réception que dévoile l’analyse de l’oralité. Au-delà du vocabulaire proprement québécois, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, c’est le rythme du récit qui nous intéresse ici, car l’oralité se définit comme une dynamique, une performance 7. La prise

. 5 L.-F. Céline, Entretiens avec le professeur Y, p. 114. 6. S. Archibald, Arvida, p. 97. 7. C. Vorger, Slam. LE « PENDULE VERNACULAIRE » 77 de parole dans l’extrait du club de danseuse est de l’ordre du rapport de force : le protagoniste s’adresse dans le contexte à un public d’abord mas- culin dont l’intérêt est fragile, il faut maintenir leur attention au risque de ne pas avoir voix au chapitre. La parole est donc idéalement énoncée d’un seul trait pour éviter d’être interrompue. La situation de communi- cation représentée exige le flot discursif. La virilité du discours n’est donc pas un stéréotype sexuel, mais plutôt une émotivité, un rythme dont on reconnaît les réflexes. * MHL : Votre écriture s’imposerait donc comme une forme d’archive personnelle ?

SA : Comme archive personnelle et, très rapidement, communautaire. C’est bien davantage les fragments de la vie des autres, que la mienne, qui me titillent au final.

MHL : Concernant cette communauté : quelle représentation de la langue orale (québécoise, française) souhaitez-vous rendre ? Quelle conscience avez-vous de cette démarche au moment de l’écriture ?

SA : Il y a une partie importante de ma démarche qui consiste à me reposer constamment la question de la langue. Durant l’édition d’Arvida, j’utilisais l’expression de « pendule vernaculaire » pour désigner l’oscillation dans le recueil entre la langue blanche et très peu marquée géographiquement de certains textes, et l’oralité très très locale d’autres textes. Je pense qu’il est révélateur que mon premier livre ait été ainsi un recueil de nouvelles, qui me permettait ainsi de proposer une sorte de panorama d’usages de la langue. Dans ma petite mystique personnelle, j’aime à me répéter que chaque histoire contient en elle-même sa propre façon d’être racontée. Je pense que c’est un trait très « québécois » que de se reposer constamment la question de la langue et d’avoir du mal à y trouver une réponse défini- tive. Barthes a écrit dans Critique et vérité qu’un écrivain « est quelqu’un pour qui le langage fait problème. » C’est une définition qui me semble très juste. * 78 ÉTUDES DE LETTRES

La communauté qu’il met en scène, celle de la ville d’Arvida, est une communauté fantôme. Arvida est une ville industrielle fondée en 1926 qui disparaît en se fusionnant à Jonquière en 1975, qui elle-même se perdra dans la ville de Saguenay en 2002. Il y a sans aucun doute célé- bration d’une mémoire dans Arvida, mais plus encore, il s’agit de raviver des histoires, de les rendre actuelles et toujours pertinentes. S’il raconte des histoires qui portent l’héritage de la Révolution tranquille, il serait réducteur de dire que Samuel Archibald écrit en joual. D’abord, parce que, comme il l’affirme lui-même, ses textes ne sont pas tous écrits dans une langue lisse et unique – certains sont très marqués par l’oralité québécoise, d’autres, peu – mais également parce que l’intégration de l’oralité qu’il privilégie est profondément moderne, actuelle, et s’écarte ainsi du débat sur la langue qui a animé les pre- mières années de la littérature québécoise. Nous entendons par là qu’il dépasse dans une certaine mesure la « surconscience linguistique » 8 iden- tifiée par Lise Gauvin comme une préoccupation qui influence de façon particulièrement aiguë le travail des écrivains québécois. Constamment, et surtout depuis le milieu du XXe siècle, l’auteur québécois dose la part d’oralité dans ses écrits, s’interroge sur les proportions idéales dans le contexte spécifique de son écriture, de son époque, selon un questionnement qui serait propre à la littérature québé- coise. Cette sensibilité quant à la représentation de la langue orale dans la littérature touche de même le lecteur qui apprécie, et évalue, les choix de l’auteur. La littérature québécoise obligeait ainsi son récepteur à inter- roger le processus et les enjeux même de l’écriture de la langue française, l’invite à faire preuve d’une exigeante lucidité, voire l’inclut dans un débat perpétuellement renouvelé. Arvida va rarement dans cette voie. Si ce n’est dans « L’animal », où survient un rare moment explicatif :

- Voulez-vous voir un our, mes bébés ? On prononçait à l’envers sur les terres du Seigneur. On disait un our et des ourses 9. Il faut néanmoins préciser que, dans cette histoire, plusieurs strates sémantiques s’additionnent, et l’explication linguistique n’est qu’une part

. 8 L. Gauvin, Langagement, p. 8. 9. S. Archibald, Arvida p. 134. LE « PENDULE VERNACULAIRE » 79 d’un processus de dévoilement plus global. « L’animal » raconte comment un chasseur adopte un ourson et s’attache à la bête qui ne peut plus le quitter. Epargnant la vie de l’ourson, il s’avère que le chasseur abuse de son pouvoir : il ne pourra le protéger qu’un temps, celui de l’enfance ; ensuite, devenu grand, l’ours sera forcément trop sauvage pour demeurer dans le village, et il faudra l’abattre. En parallèle, est racontée l’histoire d’une famille où un père aimant divertit ses filles, avant qu’on comprenne qu’en amont de cette affection, il y a une agression. Le vice-versa conditionne toute l’histoire, et l’expli- cation de la prononciation inversée n’est qu’une mise en abyme d’une pratique autrement plus perturbante. Dans Arvida, l’oralité québécoise est d’abord un accent, une intonation, une diction, et peut donc difficilement être réduite à une liste de patois propres au Saguenay ou au Québec en général. La fonction phatique domine le discours parce que le texte est un appel : le sens établit la communauté de sa réception, sans que ce lectorat ne soit exclusivement, ni même d’abord, québécois. Ponctuellement représenté par une adresse directe, plus proche du réflexe discursif que du véritable vocare, le narrataire est un ami. Dans « Cryptozoologie », entre autres, le protagoniste raconte ses histoires de chasse et de pêche :

Leurs mordées n’ont rien de comparable avec les secousses électriques que les petites truites de ruisseau impriment sur la ligne. Au début, tu jurerais qu’un plongeur caché dans le lac a enroulé la ligne autour de son poing avant de tirer un bon coup dessus 10.

Dans « América », c’est une histoire de hold-up :

Demande-moi pas comment, il a réussi à se sauver d’eux autres une demi-heure avec son vieux Topaz qui faisait le 0-100 km/h en douze minutes à peu près. Ils ont été obligés de mettre les tapis à clous sur le boulevard des Saguenéens à la hauteur du dépanneur 247 11.

Si ces deux narrateurs peuvent être identifiés comme québécois par leur syntaxe et leur vocabulaire, le narrataire qu’ils interpellent ne l’est pas forcément. Loin d’être obscure, l’oralité représentée ne pose

10. Ibid., p. 46. 11. Ibid., p. 85. 80 ÉTUDES DE LETTRES pas de problème de réception, ne cantonne pas le texte dans des lieux québécois. Au contraire, les formules réflexes reproduites, «tu jurerais » « demande-moi pas », créent l’amitié dans le discours, forcent la conni- vence, et rendent le propos irrésistible selon une affection qu’on voudrait bien québécoise. Oui, dans Arvida, ou à Arvida, on met les enfants « en pénitence » 12, les femmes ont des « grosses boules » 13, les enrhumés ont la « guédille au nez » 14, on photographie au « kodak » 15, on coince son « char » 16 dans « le trafic » 17, on se « chèck[e] » 18, on fume « une smoke » 19, on sort les « vidanges » 20 et on s’« enfarg[e] dans [les] planche[s] à ours » 21 ; mais le rapport à la langue orale est chez Archibald beaucoup plus riche qu’une liste d’expressions sympathiques ou exotiques. * MHL : Quel rapport entretenez-vous avec le débat sur la langue au Québec ? Est-ce pour vous un combat ? Une façon de représenter une vérité ? Une émotion (comme chez LF Céline par exemple) ?

SA : J’ai été très surpris, après la publication d’Arvida, de certaines réactions, à droite et à gauche, quant à l’utilisation de la langue orale. Pour moi, c’était une affaire entendue ; on peut se servir de la langue orale comme matériau de création, et c’est tout. Mais le rapport émi- nemment coupable, complexé et colonisé (pour employer un mot passé de mode) à la langue au Québec fait que certaines personnes voudraient sans cesse fermer le couvercle de la marmite vernaculaire sur la littérature québécoise. On semble dire « PARTI PRIS l’ont fait, Michel Tremblay l’a fait, c’était l’époque, c’était politique, maintenant, vous, les jeunes, essayez donc d’écrire comme il faut ». Ça m’agace énormément, cette idée

12. Ibid., p. 13. 13. Ibid., p. 19. 14. Ibid., p. 142. 15. Ibid., p. 59. 16. Ibid., p. 94. 17. Ibid., p. 94. 18. Ibid., p. 89. 19. Ibid., p. 92. 20. Ibid., p. 137. 21. Ibid., p. 44. LE « PENDULE VERNACULAIRE » 81 assez insidieusement inscrite dans la conscience nationale que l’oralité soit la manifestation d’une pauvreté (intellectuelle ou sociale). Pour un écrivain, la langue est un instrument dont il faut savoir jouer. Il y a une volonté d’affirmation chez moi, c’est sûr. Une volonté de conservation, aussi. Et j’aime beaucoup l’idée de l’émotion (au sens célinien). Je me rappelle d’avoir pris une bière l’été dernier avec l’écrivain Patrick Nicol, que j’adore. Une partie de sa famille vient du Saguenay, du côté de sa mère, je pense. A un moment, j’ai évoqué un « saguenéisme » assez rare et difficile à écrire : un « skwâre » pour désigner un orage sou- dain (sans doute une déformation de l’anglais « squall »). Patrick a eu tout à coup pratiquement les larmes aux yeux et on a dû marquer une pause dans la conversation. Il n’avait pas entendu ce mot-là depuis 40 ans, dans la bouche de sa grand-mère. Il y a des vieux mots de fond de ruelle ou de fond de rang, comme ça, qui sont comme des petits mondes à eux tout seuls. J’adore m’arroger leur force d’évocation. * L’expression de la métaphore mérite une attention particulière. Plus que le vocabulaire, ce sont les images que construit Archibald qui font voir et entendre le Québec. Dans « Antigonish », le narrateur voyage sur des routes sans intérêt et aboutit à l’Est sur l’océan :

Les nuages étaient gorgés d’eau comme les bâches en plastique qu’on tend au-dessus du bois à sécher, pleins d’électricité aussi. J’ai entendu un vacarme qui ressemblait plus au tonnerre qu’au ressac, j’ai vu les vagues s’entrechoquer et exploser contre les rochers dans un mouve- ment qui n’avait rien de doux ni d’harmonieux, j’ai vu l’océan comme une immense masse noire striée d’écume et j’ai compris que toutes les fois où j’avais vu la mer avant cette nuit-là, sur le pont d’un traversier, au phare de Pointe-au-Père ou sur la plage, à Cape Cod, j’avais vu une carte postale, j’avais vu un mensonge 22.

Dans « Au milieu des araignées », il pleut également :

Derrière les grandes parois vitrées de l’aéroport, il pleuvait à boire debout. On se serait cru dans un lave-auto 23.

22. Ibid., p. 29. 23. Ibid., p. 72. 82 ÉTUDES DE LETTRES

Dans ces deux extraits, la langue est familière, particulièrement dans le second où « il pleuvait à boire debout » (et le Québécois entend claquer le [t] final ici). Mais ce sont surtout les comparaisons qu’établissent les protagonistes qui créent une communauté de pensée. Les « bâches en plastique » gorgées d’eau, et le déluge du « lave-auto » construisent un imaginaire familier qui est moins québécois que quotidien, populaire dans une certaine mesure, et représentatif du lectorat envisagé. Ailleurs, le lyrisme découle du choc de la langue soutenue et d’un éclat de banal. « Sur les terres du Seigneur », Rose-Anna rêve : « Ce n’était qu’une idée, une de ces idées baroques dont sont faites les insomnies et dont il ne subsiste au matin qu’une enveloppe desséchée, écorce de chêne et mue de couleuvre » 24. L’imaginaire naturel et animalier par- court toutes les histoires d’Arvida, et ses plus belles métaphores en sont teintées. Dans « Un miroir dans le miroir », « Les pièces étaient plongées dans l’obscurité depuis si longtemps que la lumière, presque gazeuse, y péné- trait avec lenteur, en roulant sur elle-même comme une goutte de sang tombée dans l’eau » 25. Les figures d’Archibald ne sont pas spécifiquement québécoises. Le Québécois les reconnaît comme le Français ou l’Antillais. Chacun pou- vant par ailleurs teinter ces images de l’accent qui lui est propre. C’est davantage un état d’esprit qu’un contexte spécifique qu’elles évoquent. L’oralité, telle que nous voulons la voir dans Arvida, naît donc moins d’une accumulation de régionalismes que de l’addition de lieux communs, dont Archibald parvient à tirer les effets les plus poétiques. Nous reconnaissons dans cette écriture la posture de l’écrivain québécois d’aujourd’hui. Jérôme Meizoz entend par « posture » l’examen des « actes énonciatifs et institutionnels complexes, par lesquels une voix et une figure se font reconnaître dans le champ littéraire » 26. L’image de soi qui est donnée dans le discours respecte une mythologie populaire québécoise sans que ce contexte ne limite la réception de l’écriture. Si Samuel Archibald fait parler Arvida et entendre sa région, c’est pour que se crée une communauté de réception qui fait dialoguer le Québec avec une francophonie accueillante.

24. Ibid., p. 105. 25. Ibid., p. 123. 26. J. Meizoz, Postures littéraires, p. 11. LE « PENDULE VERNACULAIRE » 83

* MHL : Comment souhaitez-vous être lu dans le reste de la francophonie ? Quel lecteur fantasmez-vous en écrivant ?

SA : J’ai composé Arvida en prenant le parti de me foutre royalement de la France et de la francophonie en tant que surmoi littéraire (« mon Dieu, les Français vont-ils comprendre ? »). En même temps, j’ai vécu assez longtemps là-bas pour savoir, instinctivement, jusqu’où aller trop loin dans la manifestation de la langue. Aussi, l’inscription du vernaculaire, l’ère Google, permet de transformer notre égarement en jeu de piste (j’ai beaucoup de lecteurs français qui m’ont dit s’être amusés à chercher sur Internet la signification de tel mot ou telle référence culturelle). Je pense qu’à terme, j’ai l’objectif de dialoguer globalement avec la francophonie at large, en encourageant les usages du local au sein de la République mondiale des Lettres. Le narrateur que j’ai inventé pour mon petit roman noir Quinze pour cent manifeste bien cette volonté. J’essaye d’une certaine façon d’y mettre de l’avant une sorte de narrateur balza- cien, plus modeste métaphysiquement (il se contente la plupart du temps de regarder par l’œil du personnage principal), et moins imperméable linguistiquement : à travers la conscience de Leroux, il se met souvent lui-même à inventer de nouveaux mots ou à en consigner d’anciens, et laisse parfois sa syntaxe académique être contaminée par l’oralité ; tout ça, en demeurant très « lisible ». Les Français trippent beaucoup sur Quinze pour cent. J’aimerais, de plus en plus, attaquer la francophonie comme lectorat sans renoncer à mon rapport archivistique et joueur à la langue parlée. Petite note :Une chose que m’ont apprise de longs séjours en France : il n’est pas propre au Québec d’avoir un patois ou un joual. Chaque petit recoin de la francophonie a les siens. Et souvent, ils se ressemblent. C’était un grand plaisir, surtout pour les grand-parents de mes amis dans le Poitou ou le Deux-Sèvres, de m’entendre dire « barre la porte », « astheure » ou « y va mouiller tantôt ». Ils disent la même chose. Ce qui est typique au Québec, c’est de croire à l’existence d’un français neutre, non marqué, radio-canadien et universellement intelligible. Ce français- là nous « trahit » autant que l’autre. * Le combat contre les attentes de l’académisme n’a plus aujourd’hui les mêmes enjeux qu’il a pu avoir pour Michel Tremblay ou Marie-Claire 84 ÉTUDES DE LETTRES

Blais. Le « droit de mal écrire » 27, pour reprendre une formule de Jérôme Meizoz, est à peu près acquis. La richesse et la polyphonie que porte l’oralité animent des écrits comme Arvida sans qu’il ne soit plus nécessaire de défendre ce choix, ou même l’usage de ce matériel. Aussi la rencontre métadiégétique que favorisaient les écrits animés d’une « surconscience linguistique » s’est-elle transformée. La voix francophone est dorénavant représentée comme un effet de présence et d’accent. Dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler une philosophie de la parole, le dialogisme sert de substrat pour une représentation du langage que la pragmatique nous a rendu familière : primat donné à l’énoncia- tion, interaction discursive, rapports entre sens et contextes, historici- sation radicale de la linguistique, fondement intersubjectif de l’acte de parler 28. Sortie des lieux de l’actuel, la parole devenue écriture entretient un fantasme de performance, tout en jouissant de la distance que permet le texte. Un auteur comme Archibald entretient un rapport décomplexé à l’oralité, en joue pour que résonne la dynamique alors que s’apaise le combat. Espace de voix plurielle, Arvida est ce lieu où les May West, les grilled cheese et les gâteaux usinés chantent une poétique du quotidien, libre d’un combat linguistique qui freinait aussi les possibles. Si Isabelle Daunais regrette que « l’expérience québécoise du monde » 29 n’ait pas été définie par le narratif ici, qu’il nous soit main- tenant permis de déplacer son hypothèse principale pour placer « l’aven- ture », soit « le fait pour ces derniers [les personnages] dans une situation existentielle qui les dépasse et les transforme, et, par cette expérience, de révéler un aspect jusque-là inédit ou inexploré du monde » 30, au plan second pour faire primer la place de l’oralité, de l’identité linguistique, dans les représentation de l’identité québécoise dans le littéraire. Au terme de la conversation que nous avons initiée avec Arvida, nous avons le sentiment que Samuel Archibald fait partie d’une nouvelle géné- ration d’écrivains québécois, héritière des acquis de la Révolution tran- quille, du féminisme et de la contre-culture tels qu’ils ont influencé la littérature québécoise, génération qui peut désormais jouir du dialogue

27. J. Meizoz, Le droit de « mal écrire ». 28. D. Rabate, Poétique de la voix, p. 227. 29. I. Daunais, Le roman sans aventure, p. 10. 30. Ibid., p. 15. LE « PENDULE VERNACULAIRE » 85 qu’initie le narratif avec la parole énoncée, sans avoir à s’embarrasser du poids des processus de provocation avec lesquels devait composer la génération précédente. L’oralité représentée dans Arvida produit du sens en inscrivant les valeurs d’une communauté québécoise dont l’isolement ne s’oppose en rien au « grand contexte » ; au contraire, c’est cette parole spécifique qui lui donne une épaisseur et lui permet d’y trouver sa place, sa voix.

Marie-Hélène Larochelle Université York

Samuel Archibald Université du Québec à Montréal 86 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Archibald, Samuel, Arvida, Montréal, Boréal compact, 2014 (2011). Céline, Louis-Ferdinand, « Lettre à M. Hindus », in Michel Beaujour, Michel Thélia, Louis-Ferdinand Céline, L’Herne, 1972. —, Entretiens avec le professeur Y, Paris, Gallimard, 1995 [1955]. Daunais, Isabelle, Le roman sans aventure, Montréal, Boréal, 2015. Gauvin, Lise, Langagement. L’écrivain et la langue au Québec, Montréal, Boréal, 2000. Meizoz, Jérôme, Le droit de « mal écrire ». Quand les auteurs romands déjouent le « français de Paris », Genève, éd. Zoe, coll. « critique », 1998. —, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur. Essai, Genève, Slatkine, 2007. Rabate, Dominique, Poétique de la voix, Paris, José Corti, coll. « les essais », 1999. Vorger, Camille (éd.), Slam. Des origines aux horizons, Lausanne, Editions d’en bas, 2015. « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » : « TRANSCRÉATION » DES CONTES DE PERRAULT CHEZ ANGELA CARTER

Cet article propose une lecture comparative des enjeux de l’oralité dans les contes de Perrault et leurs « reformulations » radiophoniques par Angela Carter (1940-1992) dans le but d’éclairer la démarche de « transcréation » propre à l’auteure féministe britannique qui endosse avec humour le rôle d’une nouvelle « ma mère l’Oye ». A partir de sa tra- duction des contes de Perrault pour les enfants dans The Fairy Tales of Charles Perrault (1977), Carter a exploré la textualité et l’intertextualité des contes dans The Bloody Chamber (1979), un recueil de réécritures destinées à des lecteurs adultes. En contre- point de ces nouvelles en prose, elle a mis en évidence la dimension orale des contes pour la radio, puis leur dimension visuelle au cinéma. Chez Carter, le conte devient un objet d’expérimentation poétique, générique et médiatique au service de l’émancipation des femmes et de leur contribution à l’histoire culturelle. L’exemple développé ici est celui de Vampirella (1976), un « radio play » qui inspirera aussi à l’auteure une nou- velle intitulée « The Lady of the House of Love ». Vampirella revisite « La Belle au Bois dormant » sur le mode gothico-parodique afin de recréer pour ses auditeurs l’expérience archaïque du conte raconté au coin du feu et « la magie des voix dans la nuit ».

Open any page and a full score rises from its word-notes, of winds howling, teardrops falling, diamond earrings tinkling, snapping teeth, sneezing, and wheezing. Storytelling for Angela Carter was an island full of noises and sweet airs, and like Caliban, who heard a thousand twangling instruments hum about his ears, she was tuned to an ethereal universe packed with sensations, to which she was alive with every organ. M. Warner, « Marina Warner on why Angela Carter’s The Bloody Chamber Still Bites ». 88 ÉTUDES DE LETTRES

Le propre du conte est de se réinventer dans le jeu sans fin de la répétition et de la différence. Tout l’art de raconter une histoire consiste à raviver une mémoire collective au gré de l’inspiration, des circonstances et de l’auditoire : le sens du conte est donc inséparable de sa ré-énonciation et de sa performance, invitant aux improvisations, variations, détours voire détournements. Les contes littéraires gardent la trace de leurs lointaines origines orales, même si l’histoire du genre montre bien que l’écrit n’est jamais une simple retranscription de la tradition orale mais plutôt sa mise en scène et son imitation souvent parodique. Du Pañcatantra indien au Pentamerone de Giambattista Basile, des Histoires ou contes du temps passé de Charles Perrault aux Kinder- und Hausmärchen des frères Grimm, ces histoires ont traversé les époques, les continents, les langues et les cultures en mêlant des sources très diverses, tant populaires que litté- raires 1. La tradition écrite fait référence à une culture orale associée aux femmes pour mieux s’en distancier, depuis Platon qui recommande de rejeter les contes de nourrices au profit des récits d’Hésiode et d’Homère dans l’éducation des enfants, jusqu’à Perrault qui se réclame de la figure emblématique de « Ma mère l’Oye » représentée sur le frontispice des Histoires ou contes du temps passé (1697), mais de façon assez ambiguë 2.

. 1 La distinction entre les Volksmärchen (contes populaires) et les Kunstmärchen (contes littéraires) est apparue à l’époque romantique avec les frères Grimm et l’émer- gence de la folkoristique comme discipline visant à préserver et valoriser un héritage oral et populaire en voie de disparition. Paul Zumthor invite cependant à ne pas pla- quer le couple oral/écrit sur celui de populaire/savant (ou littéraire) dans Le masque et la lumière. A son tour, l’historienne de la culture Marina Warner a documenté les interac- tions complexes entre des traditions orales, populaires et littéraires dans From the Beast to the Blonde, qui met en évidence comment le conte a été associé aux femmes depuis l’Antiquité. Sur les stratégies de représentation de l’oralité dans les contes littéraires français de la fin du XVIIe siècle, voir la préface au volume dirigé par A. Defrance et J.-F. Perrin, Le conte en ses paroles, et notamment l’excellent article de L. Seifert, « Entre l’écrit et l’oral ». Jean-François Perrin rappelle que dans le milieu des salons mondains où évolue Perrault, « l’on écrit d’abord pour l’oreille » (Le conte en ses paroles, p. 14), avant que les contes, sous des formes diverses (imprimé, livre illustré, pantomime...), se diffusent auprès de publics toujours plus larges. 2. Voir Le conte en ses paroles, p. 90-103 ; J. Perrot (dir.), Les métamorphoses du conte, en particulier l’article de M. Manson sur « Platon et les contes de nourrices ». « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 89

Charles Perrault et la parole feinte : le clin d’oeil à la tradition orale

Puisant dans les collections italiennes de Straparola et de Basile (entre autres), la mode du conte de fées qui voit le jour dans les salons parisiens à la fin du XVIIe siècle a donné à un genre longtemps méprisé ses lettres de noblesse et sa légitimité littéraire. Comme l’ont bien montré les spé- cialistes de la culture mondaine à l’époque de Louis XIV, les conteuses et les conteurs de l’Ancien Régime échangent leurs créations dans les salons. Ils mettent en scène ce mode de transmission oral dans le récit-cadre de leurs recueils, les frontispices, les préfaces ou les contes eux-mêmes, et se réclament d’une oralité qui recouvre des formes et des sens divers. Lewis C. Seifert souligne à juste titre que l’« oralité » « peut désigner à la fois une tradition narrative, la voie de transmission de celle-ci, une situation de contage, sinon l’énonciation au niveau de la narration ou de la diégèse. Et si, de surcroît, nous considérons les champs sémantiques que cette oralité peut évoquer par connotation ou par métonymie – l’enfance, le peuple, la culture populaire, et de façon floue, le passé – nous prenons conscience alors de la complexité de cette notion » 3. Charles Perrault fréquente les salons où les aristocrates pratiquent l’art de la conversation en « mitonnant » des contes, comme Marie-Catherine d’Aulnoy, Charlotte-Rose de Caumont de la Force, Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon et Catherine Bernard. Ce divertissement raffiné et galant permet d’exercer son esprit et sa plume sur un thème donné, tout en abordant des sujets controversés tels que l’éducation des filles, le bon ou le mauvais usage de la parole, l’importance des sentiments et les rapports de classe. Le genre naïf et enfantin du conte est ici un « masque » qui permet de manier l’ironie et de formuler une fine critique sociale dans les limites de la bienséance tout en exerçant une relative liberté. La démarche poétique de Perrault s’inscrit à dessein dans une recherche du « naturel » qui cultive la spontanéité, la naïveté et l’ingé- nuité attribuées à l’oralité. L’écrivain français marque ainsi son apparte- nance aux « Modernes », et raille l’esprit de sérieux attribué aux doctes, érudits et pédants imitateurs des « Anciens » dans la fameuse Querelle 4.

. 3 L. Seifert, « Entre l’écrit et l’oral », p. 21. 4. Voir les travaux pionniers de Jacques Barchilon, et plus récemment ceux d’Anne Defrance, Marc Escola, Donald Haase, Jean Mainil, Sophie Raynard, Raymonde 90 ÉTUDES DE LETTRES

Perrault était en effet un membre éminent de l’Académie et il a occupé, comme son frère, des charges importantes à la cour avant de tomber en disgrâce après la mort de Colbert. Il est indéniable que des contes circu- laient dans la culture orale et les classes populaires en Europe, dont les emblématiques « contes de Peau d’Ane » consignés dans la Bibliothèque bleue. Mais ils ne sont pas valorisés comme tels avant l’époque roman- tique et l’intérêt pour la Volkspoesie 5. Si Perrault se réclame des « contes de vieilles » et des « contes de nourrices », ce n’est pas parce qu’il est un folkloriste avant la lettre, mais parce que la culture populaire liée à l’enfance et aux femmes devient chez lui l’emblème d’une poétique « moderne » incarnant la culture française : raffinée et élégante, mais plai- sante, enjouée et sans prétention. Comme il le déclare dans sa préface aux Contes en vers de 1695, les contes sont des « bagatelles » qui ne sont pas pour autant dépourvues de « Morale ». Pour citer Marc Escola à pro- pos des vers de L’Héritier soulignant le plaisir inoffensif procuré par les contes entendus dans l’enfance, que reprend Perrault dans la préface à son propre recueil :

Au fond, sous couvert de « naïveté » et au bénéfice de la simple « douceur », trois traditions se trouvent tout à la fois assumées et subverties : la tradition orale, la tradition satirique, la tradition morale. Et à qui sait être plusieurs lecteurs à la fois, le vers final parle clair : on ne trouvera rien à redire de ces narrations qui redisent le conte oral sans le répéter 6.

Le conte de nourrice, genre féminin sans prestige ni autorité, se réinvente ainsi dans la reprise, le dédoublement, et la différence joueuse et railleuse mais « sans fiel et sans malignité » (L’Héritier citée par Perrault dans la

Robert, Lewis C. Seifert, Jean-Paul Sermain, Catherine Velay-Vallantin et Marina Warner. 5. Un vieux débat oppose les défenseurs de l’origine populaire des contes aux tenants d’une tradition littéraire et savante comme source de créativité à travers l’histoire. Cette querelle révèle des présupposés méthodologiques et des intérêts disciplinaires spécifiques, mais aussi des positionnements politiques, sociaux, idéologiques et même philosophiques distincts (phonocentrisme vs scriptocentrisme, intérêt pour l’art populaire vs art des élites etc.). Il est aujourd’hui admis que les cultures orales et écrites sont inséparables et complémentaires, et qu’elles s’inspirent l’une de l’autre depuis la plus haute Antiquité. 6. M. Escola, Marc Escola commente, p. 42. « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 91 préface aux Contes, p. 53). De même, la dédicace des contes en prose de Perrault à une princesse invitée à produire sa propre interprétation du texte, et le choix d’un frontispice représentant une « instance d’énon- ciation orale, celle d’une voix du conte » sont les aspects d’une « straté- gie à double face », pour emprunter l’heureuse formule de Louis Marin 7 (citée par Escola p. 72), dont la portée est à la fois politique, éthique et esthétique. Celui-ci a d’ailleurs observé une modification subtile dans le manuscrit des contes de Perrault, où la référence à ceux qui « écoutent » ces histoires naïves est remplacée par « ceux qui les lisent » dans l’édition imprimée de 1697. Cet effet de doublure et l’injonction faite au lecteur – ici à la lectrice – de chercher un sens « qui se découvre plus ou moins selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent » (« A Mademoiselle », Contes, p. 127) sont autant d’invitations à déployer de multiples niveaux de lecture. Selon Jean-François Perrin, la mise en scène de l’oralité dans les contes de Perrault participe ainsi d’une « poétique de la parole et de la voix figurée » 8. Puisant dans les arts du discours de l’époque, cette poétique prend comme modèle la « simplicité » de la parole vive. Elle joue sur la tonalité et le volume des voix, les styles et les registres de langue (y compris le parler populaire), le rythme et la ponctuation des échanges verbaux (pour dire la menace, la surprise, l’émotion, etc.), ce qui explique sans doute le succès des contes de Perrault auprès d’un large public, leurs adaptations sur la scène de théâtre (théâtre comique, pantomime, etc.), et plus récemment à la radio et au cinéma.

L’oralité figurée dans « Peau d’Ane », « La Belle au bois dormant », « Le Petit chaperon rouge », « Les Souhaits ridicules » et « Le Chat botté »

Sans surprise, la plupart des contes de Perrault traitent du pouvoir de la parole et célèbrent l’art de dire, tout en se proposant de (re)créer un « style oral » par l’écriture. Le conte en vers de « Peau d’Ane », dédié à Anne- Thérèse de Marguenat de Courcelles, elle-même salonnière et auteure de traités de morale, en donne un bon exemple. Perrault propose de se lais- ser bercer par les « agréables sornettes » que sont les « contes d’Ogre et de Fée » plutôt que les récits ennuyeux que préfèrent les « Anciens » (Racine,

. 7 Citée par M. Escola, Marc Escola commente, p. 72. 8. A. Defrance, J.-F. Perrin, Le conte en ses paroles, p. 9. 92 ÉTUDES DE LETTRES

Boileau…), admirateurs inconditionnels et imitateurs de la culture antique. Il reprend donc cette histoire emblématique du genre (« conte de Peau d’Ane » est alors synonyme de « conte populaire ») et raconte à son tour l’histoire de cette jeune princesse qui parvient à échapper aux visées incestueuses de son père en se dissimulant sous une peau de bête. L’histoire familière (et audacieuse par son thème) se voit « élevée » dans une forme raffinée et versifiée, même si Perrault achève son récit par un retour au souvenir d’enfance et à la scène emblématique du contage fémi- nin « naïf ». Le conte de « Peau d’Ane », dit-il, persistera dans les mémoires « tant que dans le Monde on aura des Enfants, / Des Mères et des Mères- grands » (Contes, p. 115). Perrault fait référence à la scène du frontispice où une femme raconte des histoires à un jeune public rassemblé autour d’elle, qui constitue la « doublure » populaire et féminine de sa propre entreprise littéraire et subtilement parodique. De la même manière, un autre conte en vers drôlatique, « Les Souhaits Ridicules », relate « La folle et peu galante fable » (Contes, p. 119) de Jupiter accordant trois souhaits à un bûcheron et sa femme qui s’empressent de les galvauder. L’épouse se retrouve avec une saucisse suspendue au bout du nez et ne s’en débarrasse qu’au prix du dernier souhait. Le prologue s’adresse à la destinataire du conte, la très aristocratique « Mademoiselle de La C*** », qui elle aussi sait « charmer en racontant, / Et dont l’expression est toujours si naïve, / Que l’on croit voir ce qu’on entend » (Contes, p. 119). Le dernier vers joue sur le double sens du mot « entendre » : l’art de conter « charme » l’auditoire en stimulant l’imagination de celles et ceux qui écoutent, mais il fait aussi appel à l’intelligence et sollicite la capacité interpréta- tive de l’auditoire, puisque « entendre » signifie également « comprendre ». Le jeu des rimes fait ainsi « entendre » un rapprochement comique entre « l’Achéron » des anciens et le « bûcheron » des modernes, et les lecteurs avisés sauront y voir un clin d’oeil burlesque à la Querelle. Dans tous les cas, Perrault loue l’effet de présence qui fait tout l’art paradoxal du conteur ou de la conteuse mondaine qui imite la « naïveté », la simplicité, la fantaisie et l’humour des contes populaires, mais en y insufflant un esprit de cour qui évoque la reine Marie-Antoinette jouant à la bergère. Les contes en prose de Perrault déplacent les prologues ou épilogues des contes en vers, mêlant galanterie et auto-référentialité ludique, dans des moralités versifiées. La dimension orale du conte est intégrée au récit lui-même, qui devient le lieu où l’auteur témoigne de son rapport distancié à la tradition populaire. Le conte littéraire permet-il à son tour « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 93 de « faire voir » ce que l’on dit ou ce que l’on lit ? Tel est l’enjeu d’un conte comme « Les Fées », où les paroles d’une jeune fille serviable et aimable se transforment en perles et diamants lorsqu’elle raconte « naïvement » (Contes, p. 166) à sa mère sa rencontre avec une fée, alors que les paroles de sa méchante sœur se changent en vipères et crapauds. Marie-Jeanne L’Héritier, nièce de Perrault, a elle aussi proposé une version de cette histoire dans « Les Enchantements de l’éloquence ou les effets de la dou- ceur », dont le titre programmatique résume bien la poétique du conte merveilleux comme art de la parole et éthique de la civilité. Le célèbre conte de « La Belle au bois dormant » thématise lui aussi les pouvoirs de la parole, qui déploie toute son efficacité performative quand les sept fées marraines se penchent sur le berceau de la princesse et lui accordent divers dons, dont celui de chanter « comme un Rossignol » (Contes, p. 132). Ces dons sont aussitôt suivis de la malédiction de la vieille fée (« elle dit […] que la princesse se percerait la main d’un fuseau, et qu’elle en mourrait » p. 132), atténuée par une jeune fée prévoyante cachée derrière la tapisserie, « qui dit tout haut ces paroles : “ Rassurez- vous, Roi et Reine, votre fille n’en mourra pas. […] Elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquel un fils de Roi viendra la réveiller. ” » (p. 132). La malédiction se réalise malgré les précautions du roi, car la parole des fées est « reine » si l’on peut dire. Cent ans plus tard, un prince aperçoit les tours du châ- teau par delà la forêt infranchissable. Le pouvoir de la parole est réaf- firmé quand le prince s’enquiert de l’histoire du lieu. Cette fois-ci, il ne s’agit plus des puissantes fées de cour, mais de simples gens du peuple : « chacun lui répondit selon qu’il en avait ouï parler. Les uns disaient que c’était un vieux Château où il revenait des Esprits, les autres que tous les Sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu’un Ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu’il pouvait attraper, pour pouvoir les manger à son aise. » (p. 134). C’est le récit d’un vieux paysan qui se souvient d’une histoire entendue « il y a plus de cinquante ans » qui provoque l’effet le plus spectaculaire sur le jeune prince : « Le jeune Prince, à ce discours, se sentit tout de feu » (p. 135). Il s’identifie aussitôt au héros capable de réveiller la belle prin- cesse endormie, et l’histoire racontée par le paysan a suffi à donner au jeune homme le goût de l’aventure romanesque et à tomber amoureux de la jeune fille à sa seule évocation. Comme les cent ans sont révolus, le prince franchit la forêt sans difficulté et trouve la princesse endormie ; 94 ÉTUDES DE LETTRES elle se réveille spontanément (il n’y est pour rien), le baiser « romantique » n’apparaissant que bien plus tard chez les Grimm. La prédiction des fées ne peut se réaliser qu’avec la collaboration d’un simple paysan, dont le récit fait advenir la romance improbable 9. La scène de la rencontre galante met en scène une princesse pleine d’esprit (le narrateur soulignant avec malice qu’elle a eu beaucoup de temps pour préparer sa répartie) et un prince un peu empoté qui maî- trise mal l’art de la conversation : « Ses discours furent mal rangés, ils en plurent advantage ; peu d’éloquence, beaucoup d’amour » (p. 136). La condition amoureuse transcende heureusement ces maladresses, et donne lieu à un échange verbal nourri (« il y avait quatre heures qu’ils se parlaient… », p. 136). Le reste est vite expédié : repas et cérémonie religieuse font place à une longue nuit de noces sans sommeil (les jeunes époux ayant semble-t-il encore beaucoup de choses tendres à se dire, comme le souligne le narrateur indiscret et malicieux). La deuxième partie du conte fait résonner très différemment le sens du mot « tendre ». La mère du prince est en effet une ogresse qui, en l’absence de son fils, cherche à dévorer la princesse et ses deux enfants. Ces derniers échappent de justessse à la voracité de leur mère-grand grâce à un subterfuge du maître d’hôtel qui prend pitié de la princesse, de la petite Aurore et du petit Jour. On notera que la monstruosité de la belle-mère ogresse est « audible » plutôt que visible, comme dans cet échange avec le cuisi- nier : « Je veux manger à mon dîner la petite Aurore. – Ah ! Madame, dit le Maître d’Hôtel. – Je le veux, dit la Reine (et elle le dit d’un ton d’Ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche), et je la veux manger à la Sauce-robert » (p. 137-8). La comédie macabre qui se joue ici, entre raffinement gastronomique et cruauté proverbiale des ogres, déploie tous ses effets piquants (comme la sauce) dans la mise en scène des voix des personnages du conte, et dans le décalage entre le récit des événements et le commentaire « naïf » du narrateur 10. Le conte du « Petit Chaperon Rouge » avertit pour sa part des dangers de la voix déguisée et de la parole trompeuse. Ce conte célèbre entre tous est composé de plusieurs dialogues entrecoupés de brèves séquences

. 9 Voir M. Hennard Dutheil de la Rochère, V. Dasen (éds), Des Fata aux fées, et en particulier l’article « Kiss and Tell » de D. Haase. 10. On note aussi que la reine et ses enfants sont trahis par leur voix : « L’Ogresse reconnut la voix de la Reine et de ses enfants… » (Ch. Perrault, Contes, p. 139). « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 95 narratives. L’oralité y est figurée par les paroles échangées entre l’enfant et sa mère, l’enfant et le loup dans la forêt, le loup et la grand-mère, et enfin le loup et le petit chaperon rouge. Même le bruit des coups frap- pés à la porte sont transcrits par une onomatopée : « Il heurte : Toc, toc. “ Qui est là ? ” – C’est votre fille le petit chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) » (p. 144). La scène se répète avec le petit chaperon rouge « qui entendit la grosse voix du Loup, [et] eut peur d’abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit […] » (p. 144). Le Loup s’efforce alors d’adoucir sa voix grave : l’enfant ne reconnaît pas celle de sa grand-mère, mais trouve une raison logique à son altération. Ayant rejoint le Loup dans le lit, elle s’étonne alors de la métamorphose physique de sa mère-grand dans le célèbre échange final fait de reprises et d’échos, avant d’être dévorée dans un dénouement brutal et dramatique : « “ C’est pour te manger. ” Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le petit chaperon rouge, et la mangea » (p. 145). Perrault semble même avoir ajouté une indication de lecture incitant le conteur à joindre le geste à la parole (à l’instar du loup du conte !) en se jetant sur l’enfant qui écoute, même si cette note manuscrite est sans doute apocryphe. La morale du conte enjoint les jeunes filles à ne pas « écouter toute sorte de gens », surtout si elles sont « belles, bien faites, et gentilles » (p. 145). Car le « Loup » de Perrault emprunte à la fable : la morale fait « entendre » que les « Loups doucereux » sont des libertins qui exercent leur art de la séduction par la parole, et le conte souligne le danger de se laisser « conter fleurette ». « Le Maître Chat ou le Chat Botté » présente lui aussi de nombreux dialogues où le « Chat » fabulateur intimide et manipule ses interlocu- teurs à sa guise. De fait, la morale du conte ne peut être qu’ironique. Dès le début du conte, le chat répond à son maître, qui menace de le manger, avec aplomb et sang-froid, et il expose « d’un air posé et sérieux » (p. 157) la première mesure à adopter pour les sortir tous les deux de la misère. C’est parce qu’il est autorisé à parler au roi qu’il parvient à le convaincre de l’existence du fictif, puissant et richissime « Marquis de Carabas » – car, nous dit le narrateur dans une parenthèse qui sou- ligne toute la fantasie de l’animal, « c’était le nom qu’il lui prit en gré de donner à son Maître » (p. 158). Plus tard, il fait répéter aux paysans son propre mensonge en les menaçant de représailles (« vous serez tous hachés menu comme chair à pâté », p. 159), et joue enfin magistralement de la flatterie avec un ogre vaniteux doué du pouvoir de se métamorphoser 96 ÉTUDES DE LETTRES avant d’arriver à ses fins. Après avoir feint ( ?) d’être effrayé par l’ogre changé en lion, il le met au défi de se changer en souris en jouant sur la réputation de ce nouveau Protée :

On m’a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits Animaux […] » (p. 160). Joignant le geste à la parole, l’ogre se transforme en souris … et il est aussitôt dévoré par le chat. Ainsi, la parole produit des effets fabuleux et permet de changer l’ordre des choses en transformant un miséreux fils de meunier en beau-fils de roi grâce aux ruses et à la faconde de son chat.

Angela Carter, ou la radio au service de la tradition orale

A la suite de Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe (1949), de nombreuses féministes ont dénoncé l’influence pernicieuse sur les jeunes filles des contes glorifiant la beauté et la passivité féminine dès leur plus jeune âge. L’écrivaine anglaise Angela Carter (1940-1992) a pris part à ce débat en soulignant pour sa part l’infinie capacité de métamor- phose des histoires familières, tant formelle que structurelle, stylistique, sémantique ou générique. Ce qu’elle a brillamment illustré à travers sa démarche de « transcréation » et de « transmédiation » des contes, qui reflète un projet esthétique d’une grande audace, inventivité, originalité et liberté, mais aussi l’engagement politique de l’auteure en faveur de l’émancipation des femmes et la mise en évidence de leur contribution à l’histoire culturelle et littéraire. Carter donne une nouvelle actualité aux contes de Perrault dans The Fairy Tales of Charles Perrault (1977). Ce projet de traduction et les recherches qu’elle entreprend sur le genre deviennent le matériau à partir duquel elle élabore ses propres variations sur les contes dans plusieurs genres et mediums. Suite à sa traduction pour les enfants, Carter revisite les « vieilles histoires » pour des lecteurs adultes. Rassemblées dans The Bloody Chamber and Other Stories (1979), ces réécritures en prose du « Petit Chaperon rouge », de « La Belle au Bois dormant » et du « Chat Botté » (entre autres) sont désormais célèbres. Les versions radiophoniques de ces réécritures, en revanche, sont beaucoup moins connues. Elles s’élaborent pourtant en contre-point des nouvelles, Carter mettant cette fois-ci en évidence l’héritage oral et populaire « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 97 du conte. Alors que les nouvelles s’attachent à la dimension textuelle et intertextuelle des contes conformément au projet de l’auteure selon lequel l’émancipation des femmes passe par la relecture critique et créa- tive des textes du passé, la radio permet de valoriser l’art du contage comme le nouveau lieu de « la magie » 11. Cette démarche fait écho à un regain d’intérêt pour l’oralité comme forme d’expression pivilégiée de la culture populaire et pour l’héritage méconnu du conte féminin qui allait faire l’objet de plusieurs études dans les sciences humaines et sociales à partir des années 1960. Plusieurs nouvelles parues dans The Bloody Chamber ont ainsi leur « doublure » radiophonique dans les radio plays réalisés par Angela Carter entre 1976 et 1984, réunis dans Come Unto These Yellow Sands : Four Radio Plays (1985). Carter collaborera ensuite avec le cinéaste Neil Jordan sur le scénario du film The Company of Wolves (1984), qui s’inspire de plusieurs réécritures du « Petit Chaperon Rouge » réunies dans The Bloody Chamber. Les pièces radiophoniques reprennent trois contes qui présentent une forte dimension orale et jouent sur les voix : « Le Petit Chaperon Rouge » dans The Company of Wolves, « La Belle au Bois dormant » dans Vampirella, et « Le Chat Botté » dans Puss in Boots. Carter explore les potentialités thématiques, structurelles et formelles qui se révèlent lorsque l’histoire est transposée dans un nouveau medium. La réécriture en prose et la pièce radiophonique servent à explorer la subjec- tivité et le désir féminins à partir de diverses stratégies narratives, stylis- tiques, métatextuelles et intertextuelles d’une part, et la dimension orale des contes à travers les voix et la musique, ainsi que l’utilisation d’effets spéciaux (bibliothèque sonore) d’autre part. Plus tard, l’adaptation ciné- matographique va donner lieu à des expérimentations de plus en plus audacieuses dans le cadre de nouveaux projets collaboratifs. Carter réa- lisera notamment un documentaire controversé pour la télévision, « The Holy Family Album » (1991), un livret d’opéra inspiré de Virginia Woolf,

11. Voir M. Hennard Dutheil de la Rochère, Reading, Translating, Rewriting. Sur l’imaginaire des langues étrangères et le jeu sur leurs sonorités chez Carter, voir aussi M. Hennard Dutheil de la Rochère (éd.), Angela Carter traductrice – Angela Carter en traduction, p. 1-12. On note que l’intérêt de Carter pour l’oralité s’étend au théâtre de Shakespeare qui joue un rôle central dans son dernier roman, Wise Children (1991). Dans un entretien accordé à John Bailey quelques mois avant sa mort, Carter déclare : « One of the things that I’ve deeply respected about Shakespeare was that […] he was actually writing for the voice » (http ://www.bbc.co.uk/archive/writers/12245.shtml). 98 ÉTUDES DE LETTRES

« Orlando : The Enigma of the Sexes », et d’autres projets restés inachevés qui témoignent de son intérêt pour l’intermédialité. Dans ses pièces radiophoniques, Carter cherche à renouveler le sens du conte pour des auditeurs et auditrices modernes qui, comme elle, sont des « enfants de la radio », comme elle le dit dans la préface à Come Unto These Yellow Sands (« Born in 1940, I was a child of the Radio Age », p. 8). L’idée est de diffuser les contes à travers ce medium popu- laire et démocratique par excellence, en accord avec l’engagement social et politique de l’auteure. Carter cherche ainsi à reproduire l’expérience « archaïque » associée au genre par le biais des technologies modernes qui permettent de retrouver « la magie des voix dans la nuit » 12. Elle évoque dans la préface à Come Unto These Yellow Sands l’expérience universelle et intemporelle que représente le fait d’écouter une histoire, et questionne la valorisation de l’écrit et de la vision dans la culture occidentale :

For me, writing for radio involves a kind of three-dimensional story- telling. Anyone, anywhere, who sits down to tell a story, from the narrator of fabulous epics in a pre-literate African community to a tra- velling salesman embarking on an anecdote in a bar, does so without the help of visual aids […]. Yet, as with all forms of story-telling that are composed in words, not in visual images, radio always leaves that magical and enigmatic margin, the space of the invisible, which must be filled in by the imagination of the listener 13.

12. A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 13. L’intérêt de Carter pour la technologie et l’influence des media de masse sur les modes de perception (et donc sur l’éducation) se retrouve dans les travaux de M. McLuhan. The Gutenberg Galaxy postule que la culture occidentale a passé par plusieurs stades en sollicitant d’abord la vue, puis l’ouïe (qui caractérise l’époque moderne selon lui) et enfin le système nerveux central par la télévision, le cinéma, et les media électroniques. La célèbre formule de McLuhan « The medium is the message » a peut-être joué un rôle dans la démarche de transcréation de Carter. Je remercie Jean-Pierre Bobillot d’avoir attiré mon attention sur ce lien. L’archive de Vampirella (Carter Papers, MS 88899/1/47, British Library) contient des notes et plusieurs versions préparatoires tapuscrites annotées qui montrent comment Carter élabore la nouvelle « The Lady of the House of Love » à partir de la pièce radiophonique (« Change of emphasis – concentrate on erotic relation between Hero and Countess »). 13. A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 7. « Pour moi, écrire pour la radio implique une sorte de narration tridimensionnelle. N’importe qui, n’importe où, celui ou celle qui s’assied pour raconter une histoire, du narrateur d’épopées fabuleuses dans une communauté africaine pré-littéraire au vendeur itinérant qui se lance dans une anecdote de bar, le fait sans l’aide de supports visuels […]. Cependant, comme pour « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 99

La radio permet ainsi de faire revivre un art qui échappe au biais « masculin » du mode visuel vivement critiqué à cette époque, et le medium sollicite l’imagination des auditeurs en adéquation avec la conception active et participative de la création prônée par l’auteure :

It is the necessary open-endedness of the medium, the way the listener is invited into the narrative to contribute to it his or her own way of « seeing » the voices and the sounds, the invisible beings and events, that gives radio story-telling its real third dimension, which is the space that, above all, interests and enchants me 14.

Ses expérimentations ultérieures avec le medium cinématographique s’attacheront plutôt à la dimension iconique du Petit Chaperon Rouge filtrée à travers la culture populaire. Comme l’a bien montré Michelle Ryan-Sautour dans son article sur les trajectoires intermédiales de ce conte dans l’œuvre de Carter, la transposition à l’écran permet à l’écri- vain et au cinéaste de travailler sur le « choc » des images et des couleurs (avec le rouge comme fil… rouge), de réaliser des métamorphoses spec- taculaires grâce aux effets spéciaux, et de multiplier les points de vues sur cette histoire familière par le décadrage et la mise en abyme, dans un film d’horreur « postmoderne » qui suscite une réflexion sur la politique de genre du régime visuel. Carter termine la préface à Come Unto these Yellow Sands en insistant sur l’importance que revêt pour elle son travail pour la radio dans sa démarche d’écrivain, chaque adaptation constituant une oeuvre à part entière, tout en étant liée à un projet plus vaste qui explore les possibilités de chaque medium :

Indeed, radio remains a challenging medium, because so much is possible in it. I write for radio by choice, as an extension and toutes les formes de narration composées de mots et non d’images visuelles, la radio laisse toujours cette marge de magie et d’énigme, l’espace de l’invisible, qui doit être rempli par l’imagination de l’auditeur » (les traductions de Carter sont de Julie Sîrbu, révisées par l’auteure de l’article). 14. A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 7. « C’est l’adaptabilité nécessaire du medium, cette façon d’inviter l’auditeur à contribuer à la narration avec sa propre manière de “ voir ” les voix et les sons, les êtres et événements invisibles, qui donne à la narration radiophonique sa véritable troisième dimension, et c’est cet espace qui m’intéresse et m’enchante par-dessus tout ». 100 ÉTUDES DE LETTRES

an amplification of writing for the printed page ; in its most essential sense,even if stripped of all the devices of radio illu- sion, radio retains the atavistic lure, the atavistic power, of voices in the dark, and the writer who gives the words to these voices retains some of the authority of the most antique tellers of tales 15.

Le travail effectué par Carter sur la dimension orale des contes est mis en évidence dans la pièce radiophonique intitulée Vampirella. A la dif- férence des deux autres « radio plays », Vampirella a été d’abord imaginé par Carter pour la radio. Je m’attacherai en particulier à la façon dont les voix humaines sont agencées comme une partition musicale à travers la diction particulière, le rythme et l’accent des personnages à la manière d’une sonate de chambre. Par ailleurs, cette version gothico-parodique du conte de « La Belle au bois dormant » va durablement influencer le tour « sombre » pris par les adaptations de contes contemporaines, au cinéma comme ailleurs 16.

Du corps du texte aux voix dans la nuit : Vampirella, ou comment échapper à la voix de son maître

Comme d’autres féministes de la « deuxième vague », Carter se souciait de la dimension politique et idéologique de la culture visuelle et de ses implications pour les femmes, à la suite des travaux de John Berger (Ways of Seeing, BBC series, 1972) et de Laura Mulvey sur le regard mas- culin dans Visual Pleasure and Narrative Cinema (écrit en 1973 et publié en 1975 dans la célèbre revue de théorie du cinéma Screen) 17. Cette

15. A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 13. « En effet, la radio reste un medium qui représente un défi, parce qu’il rend possible tant de choses. J’écris pour la radio par choix, pour prolonger et amplifier les écrits imprimés sur la page ; dans son sens le plus essentiel, même lorsqu’elle est dénuée de tout dispositif d’illusion radiopho- nique, la radio conserve l’attrait atavique, le pouvoir archaïque des voix dans l’obscurité, et l’écrivain qui met des mots dans ces voix retrouve quelque chose de l’autorité des conteurs les plus anciens ». 16. Voir l’ouvrage pionnier de Ch. Crofts, “ Anagrams of Desire ” Angela Carter’s Writing for Radio, Film and Television. 17. Laura Mulvey connaissait Angela Carter, comme elle me l’a confirmé lors d’un récent colloque à l’Université de Lausanne (Scopophilia, 4-5 juin 2015). « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 101 recherche d’une alternative à la culture visuelle se double chez Carter d’un intérêt pour la culture populaire, la musique et les traditions orales. Cherchant à recréer la voix du conte dans un contexte contemporain, Carter écrit et réalise son premier « radio play », Vampirella, diffusé par Radio 4 le 20 juillet 1976, rediffusé le 29 mai 1977 sur Radio 3, et très récemment sur Radio 4 18. Carter explique dans la préface à Come Unto These Yellow Sands comment cette pièce radiophonique est née du son « métallique et presque musical » de son crayon d’écrivain courant sur un radiateur dans un moment de rêverie 19. Ce son évoque des ongles longs et pointus glissant le long des barreaux d’une cage ; aiguisés comme les serres d’un oiseau de proie, ce sont ceux de la Comtesse Vampirella qui séduit les hommes et les tue d’un baiser mortel avant de se gorger de leur sang. L’auteur procède par allitération pour recréer le personnage de « La Belle au bois dormant », issue des sonorités liquides de la langue (lovely, lady, sleeping, last, line, locked, castle…) :

I alliterated her. A lovely lady vampire. […] A lovely lady vampire ; last of her line, perhaps, locked up in her hereditary Transylvanian castle […] 20. A partir de cette genèse musicale lointainement inspirée du conte de Perrault, c’est le son des mots qui guide Carter dans l’élaboration du récit. Plus précisément, l’auteure met en évidence ce qui, dans le conte qu’elle traduit à la même époque, ressortit spécifiquement au medium radiophonique et à la sonorité des mots anglais (un « syndrome » thématisé dans le vampirisme qui affecte son héroïne dotée d’une bouche sensuelle et monstrueuse) :

18. http ://www.bbc.co.uk/programmes/b06tfv03 et http://www.bbc.co.uk/ programmes/b01by8n1 19. « But I started writing for radio, myself, because of a sound effect. I made it quite by accident. Sitting in my room, pencil in hand, staring vacantly into space instead of getting on with whatever it was I was supposed to be doing, I ran the pencil idly along the top of the radiator. It made a metallic, almost musical rattle. It was just the noise that a long, pointed, fingernail might make if it were run along the bars of a birdcage » (A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 9). 20. Ibid., p. 9. « Je l’ai allitérée. Une jolie lady vampire. […] Une jolie lady vampire, dernière de sa lignée, peut-être, enfermée dans son château héréditaire de Transylvanie […] ». 102 ÉTUDES DE LETTRES

I never thought of any other medium but radio all the time I was writing the script of the play, Vampirella. It came to me as radio, with all its images formed, in terms of words and sounds 21.

La dimension dramatique du conte se prête évidemment à l’adaptation radiophonique, mais pour Carter la radio offre surtout un espace privilé- gié pour créer des récits complexes « en trois dimensions » qui permettent d’entrecroiser les récits des divers protagonistes et leurs temporalités propres :

This is, just, the way I like to use radio, not for creating dramas on a theatrical model so much as to create complex, many-layered narratives that play tricks with time 22. Carter va puiser les effets sonores dans les archives de la BBC avec la complicité de la productrice Glyn Dearman, et jouer sur la riche gamme d’intonations de la voix humaine (« the human voice itself imparts all manner of subtleties in its intonations », p. 10), du murmure amou- reux au cri d’agonie, en passant par les soupirs, sanglots, gémissements, rires et hurlements. Davantage que l’écrit, la matière sonore des mots et le grain de la voix humaine dans ses infinies modulations deviennent des instruments qui stimulent la mémoire sensorielle des auditeurs, et rendent sensibles les ambiguïtés du conte :

The rich textures of radio are capable of stating ambiguities with a dexterity over and above that of the printed word 23. Carter joue en particulier sur l’ambiguïté générique du conte de Perrault, qui hésite entre la comédie noire et le pathos bizarre, selon ses propres termes. Elle compose ainsi autour de la figure de la Comtesse Vampirella, en proie aux remords et à un spleen baudelairien, une gallerie de portraits sonores de personnages à la fois grotesques et monstrueux associés à des

21. A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 10. « Je n’ai jamais pensé à un autre medium que la radio en écrivant Vampirella. Elle m’est venue en tant que pièce radiophonique, avec toutes ses images déjà prêtes, sous la forme de mots et de sons ». 22. Ibid., p. 7. « C’est ainsi seulement que j’aime utiliser la radio, pas tant pour créer des drames sur un modèle théâtral que pour créer des récits complexes à couches multiples qui permettent de jouer avec la temporalité ». 23. Ibid., p. 10. « Les riches textures de la radio permettent d’exprimer l’ambiguïté bien plus habilement que l’écrit ». « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 103 identités linguistiques marquées, comme les anthropophages Mr. et Mrs Beane, dont l’accent écossais s’accorde avec le son de la cornemuse, ou le nécrophile parisien Henri Blot avec son fort accent français. Mais surtout, le conte produit une autre figure familière par homophonie en français (comme Carter l’avait sans doute noté en traduisant les contes de Perrault) : celle du comte Dracula avec son accent des Carpathes. Le personnage de Dracula évoque l’ogresse monstrueuse de Perrault et son goût immodéré pour la chair fraîche à la Sauce Robert. Il est aussi une créature littéraire anglo-saxonne par excellence (issue du Dracula de Bram Stoker en 1897) et cinématographique (Dracula de Tod Browning, 1931) dont l’acteur fétiche, Béla Lugosi, était célèbre autant par son phy- sique d’outre-tombe que pour son inimitable diction mêlant l’anglais aux accents hongrois. Vampirella a pour sa part une prédilection très aristocratique pour le français, alors que la population environnante parle une langue « full of Ks and Ts » qui bruit autour du Héros anglais égaré dans les Carpathes (p. 88). La pièce radiophonique témoigne de la fascination de l’auteure pour les variétés linguistiques, la gamme des accents et des registres, les inflections, tonalités et modulations de la langue qui révèlent l’origine sociale et géographique, mais aussi le carac- tère et la nature des personnages. L’activité de traduction fait entendre la gamme des sonorités et invite à jouer sur les mots, y compris entre les langues, comme matrice de création. De nombreuses voix, langues et langages se bousculent ainsi dans l’anglais de Carter, qui a trouvé dans leurs sonorités particulières la possibilité de nouvelles histoires, et fait du mélange des sons et des sangs la source vive de sa créativité.

Transmission, répétition, variation, subversion : « Can a bird sing only the song it knows, or can it learn a new song ? »

La pièce radiophonique s’ouvre d’ailleurs sur le personnage principal, Vampirella, qui s’interroge sur la possibilité d’échapper à la fatalité et à la répétition du même par la reprise du motif du chant d’oiseau, empruntée au conte de Perrault, qui devient ici un refrain mélodique à la dimen- sion métafictionnelle évidente. On s’en souvient, les fées qui se penchent sur le berceau de la Belle au bois dormant lui accordent de nombreux dons, et en particulier celui de chanter « comme un Rossignol », avant que la vieille fée fâchée de ne pas avoir été conviée à la fête condamne la 104 ÉTUDES DE LETTRES petite princesse à mourir jeune, une malédiction transmuée en sommeil de cent ans. Carter s’empare du motif sonore du rossignol pour en déployer les résonances à la fois littéraires et musicales en anglais à travers les célèbres poèmes romantiques de Percy Bysse Shelley, « To a Skylark », et celui de John Keats, « Ode to a Nightinghale », où le poète addresse son poignant appel à l’oiseau invisible (« My heart aches, and a drowsy numbness pains […]. ») Chez Carter, le chant mélodieux de l’oiseau est interrompu par un cri de chauve-souris, qui fait basculer la poésie lyrique dans l’univers gothique, et la mélodie dans le mélo. Le rire musical de la Comtesse est repris par des notes de harpe qui soulignent la proximité de la voix humaine et de l’instrument de musique : « The Countess laughs : and her laughter is picked up by a harp that mirrors her laughter » (p. 84). Carter souligne par divers procédés l’imitation du réel par l’artifice (comme le conte imite l’oralité) et joue avec dextérité et humour sur le pouvoir évocateur des bruits caractéristiques de l’univers gothique : outre la diction artificielle et le style affecté de son héroïne, le grincement sinistre qui marque l’ouverture du tombeau de Dracula, les hoquets de stupeur et d’effroi des spectateurs qui découvrent le vampire gisant dans la tombe, et la voix caverneuse du Comte recréent tout un monde imaginaire par la magie des effets sonores. Les soupirs appuyés de la Comtesse mélancolique, ses accents mélodramatiques et sa prose scandée d’artistocrate contribuent à porter l’attention de l’auditeur sur le rythme, la cadence et les sonorités de la voix humaine comme musique :

COUNTESS : I am the lady of the castle. My name is exile. My name is anguish. My name is longing. Far, far from the world on the windy crest of the mountain, I am kept in absolute seclusion, my time passes in endless revery, a perpetual swooning. I am both the Sleeping Beauty and the enchanted castle ; the princess drowses in the castle of her flesh 24.

24. A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 90. « Je suis la dame du château. Mon nom est exil. Mon nom est angoisse. Mon nom est désir. Loin, très loin de ce monde sur la crête venteuse de la montagne, je suis retenue dans un isolement absolu, mon temps s’écoule dans une rêverie sans fin, une pâmoison perpétuelle. Je suis à la fois la Belle au bois dormant et le château enchanté ; la princesse somnole dans le château de sa chair ». « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 105

Cette figure qui vit dans la nuit est à la fois un leurre et la formule symbolique (a symbolic formula, p. 93) qui donne le ton de la pièce radiophonique. Vampirella disparaît lorsque le jeune touriste anglais dont elle est tombée amoureuse l’embrasse innocemment sur le front pour lui souhaiter bonne nuit, et par ce geste (qui fait écho à celui des parents de la jeune princesse endormie dans le conte de Perrault) la condamne à mort – et le récit de vampire avec elle. Ce changement inattendu dans l’intrigue précipite la chute de la maison Dracula et tout son théâtre sonore. Le père de Vampirella ne s’y trompe pas. Il s’écroule dans un cri, suivi d’un râle prolongé : « COUNT. … aaargh… » (p. 114). Le conte de fée comme genre pour les enfants reprend ses droits, et la romance (« I always knew that love, true love, would kill me », p. 114) vient mettre un terme au grandguignol vampirique. Du moins jusqu’à la prochaine fois. Le chant matinal de l’alouette est interrompu par le son du tambour militaire, et le Comte a le dernier mot, glaçant, en voix off, en nous ren- voyant à la réalité sanglante du monde :

COUNT : The shadow of the Fatal Count rises over every bloody battlefield. Everywhere, I am struck down ; everywhere, I celebrate my perennial resurrection 25.

Le travail expérimental de Carter sur le conte traverse les frontières entre les genres, les arts et les media (radio, télévision, film). Il met aussi en évidence l’intérêt manifeste de l’auteur pour le travail collaboratif avec les responsables du programme de la BBC et l’équipe de techniciens et d’acteurs impliqués dans la production de pièces radiophoniques. Cette démarche de « transcréation » et de « transmédiation » met délibérément en questions les hiérarchies entre les genres et rend manifeste le goût de Carter pour les langues étrangères comme façon de moduler sa propre langue et d’en rendre sensible la matière sonore. Ainsi, Carter a souhaité faire revivre une tradition orale archaïque et universelle par la « magie » des technologies modernes. Mais la réflexion qu’elle élabore sur le merveilleux technologique a aussi sa part sombre et tragique, symbolisée

25. A. Carter, Come Unto Those Yellow Sands, p. 116. « L’ombre du Comte Fatal s’élève au-dessus de chaque champ de bataille sanglant. Partout, je suis abattu ; partout, je célèbre ma résurrection à jamais recommencée ». 106 ÉTUDES DE LETTRES par la première guerre mondiale – première guerre industrielle marquée par une véritable « technique de la mort ». La musique du monde (le chant d’oiseau à l’aube) s’interrompt à la fin de Vampirella, quand le bric-à-brac gothique incarné par Vampirella fait place au spectre de Dracula qui hante les tranchées. La véritable horreur n’est pas dans la fiction (conte d’ogre ou récit de vampire) mais bel et bien dans le réel et l’Histoire (« avec sa grande hache », pour citer Georges Perec) où la guerre fait couler le sang et tomber les morts.

Martine Hennard Dutheil de la Rochère Université de Lausanne « LA MAGIE DES VOIX DANS LA NUIT » 107

BIBLIOGRAPHIE

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L’article s’inscrit dans la périphérie des Sounds Studies développées depuis le début du XXIe siècle. Il prend en compte non seulement le spectacle comme phénomène audible, mais également l’imaginaire du son mis en œuvre dans les textes dramatiques. Ainsi les personnages classiques semblent-ils entendre autre chose que les lecteurs/spec- tateurs. La conscience d’un tel écart est à la fois centrale et problématique dans le cadre de l’esthétique classique ; elle aboutit à une forme particulière de refoulement de l’oralité et de l’univers sonore en général dont les réformes dramatiques et théâtrales qui sui- vront ne viendront pas à bout aisément. L’analyse de Toi partout, un spectacle de Denis Maillefer, sur des textes de Charles Ferdinand Ramuz, permet d’aborder la situation actuelle par un exemple.

A l’orée d’un numéro de Théâtre/Public consacré à la présentation d’un ambitieux projet de recherche sur « Le son du théâtre », les préfaciers rap- pellent que l’« “ ocularocentrisme ” a dominé et domine encore largement les études théâtrales » 1. Prisonnières de la rivalité entre l’univers poé- tique des textes et l’univers plastique des spectacles, les études théâtrales négligèrent en effet la matérialité, la temporalité et la spatialité propres aux sons produits sur scène. Les récentes Sound Studies, développées au début du XXIe siècle dans les pays anglo-saxons, s’efforcent de réparer cette injustice en s’intéressant résolument au théâtre comme « événement audible ». Les réflexions qui suivent sur la question des «points d’écoute »

. 1 M.-M. Mervant-Roux, J.-M. Larrue, « Un dossier en deux volets », p. 5. Les recherches en question ont été entreprises dans le cadre du Laboratoire ARIAS (Atelier de recherche sur l’intermédialité et les arts du spectacle) du CNRS. 110 ÉTUDES DE LETTRES

(ou des « points d’ouïe ») ont l’ambition de prendre en compte la dramaturgie des textes autant que celle des spectacles. Une interrogation théorique sur les « points d’écoute » est évidemment liée à la notion narratologique de focalisation On rappellera que cette dernière, bien que formalisant les questions de perspective et de point de vue, s’étend au champ de la perception en général (extéroception, proprioception, cœnesthésie et même conscience de soi). En termes genettiens, le texte dramatique pourrait être dit génériquement voué à la focalisation externe. Le témoin 2 de l’action est en effet situé à un point de vue qui ne coïncide en principe ni avec la perception de l’un des per- sonnages, ni avec celle d’une instance omnisciente 3. En ce qui concerne la dimension auditive, le lecteur/spectateur n’a donc accès qu’aux dis- cours que les personnages s’adressent les uns aux autres 4. Il y a toujours eu, au principe de cette focalisation auditive externe, des infractions – tout à fait conventionnelles au demeurant – que Gérard Genette aurait appelées des paralepses 5 ; ainsi en est-il des monologues et des apartés qui simulent momentanément une manière d’omniscience en donnant accès à une intériorité ordinairement inaccessible au lecteur/spectateur. On aura aussi reconnu, en arrière-fond de ce dispositif, le modèle de la « double énonciation » popularisé par Anne Ubersfeld 6. Ce dispositif valorise la production discursive (bien que les didascalies puissent, au même titre qu’à d’autres éléments contextuels, faire allusion à des phé- nomènes sonores) et permet de différencier les situations d’énonciation qui affectent l’interprétation des énoncés, selon que l’on considère le contexte fictionnel (la diégèse) ou le contexte variable de la représenta- tion théâtrale. Tout cela est bien connu, comme l’est le rôle majeur que ce modèle, emprunté à la linguistique pragmatique, a joué dans la stra- tégie de légitimation de l’art de la mise en scène dans les grandes années du structuralisme, qui furent historiquement aussi celles de « l’ère de la

. 2 Je propose d’appeler « témoin », l’instance fictive, comparable au narrataire romanesque, désignant la place où le lecteur/spectateur est invité à s’installer. 3. Comme l’avait déjà remarqué J. Pouillon, Temps et roman, p. 22 sq. 4. Le théâtre est à cet égard – comme l’être humain en général – « voco-centriste » (M. Chion, Le son, p. 166). 5. Paralepse que, pour rappel, Gérard Genette décrit ainsi : « une incursion dans la conscience d’un personnage au cours d’un récit généralement conduit en focalisation externe » (Figures III, p. 213). 6. A. Ubersfeld, Lire le théâtre I, p. 228. AU ROYAUME DES SOURDS... 111 mise en scène » 7. Contrastant avec ce succès, l’importation des modèles narratologiques – et donc de la notion de focalisation – a fait long feu 8. La double énonciation néglige par exemple le plan du témoin fictif, ainsi que celui de la perception des personnages, rendant difficile à pen- ser la « restriction de champ » au théâtre (que Jean-Pierre Sarrazac a nom- mée, semant quelque trouble, le « monodrame » 9). Tout porte à croire en effet qu’au cœur de la double (ou triple 10) énonciation, il n’y a pas tout à fait le même énoncé – ou plus précisément qu’il n’y a pas le même énoncé en tant qu’il est audible. Il n’y aurait donc pas seulement deux (ou trois) situations d’énonciation, mais imaginairement deux (ou trois) énoncés dont l’un au moins se trouverait en quelque sorte escamoté. Or, ce qui est escamoté de l’énoncé audible est de l’ordre de l’oralité – c’est du moins notre hypothèse. Qu’est-ce que les personnages entendent de ce que les autres (leur) disent ? Nombre de phénomènes bien identifiés dans l’histoire du genre dramatique relèvent de cette question. Pensons par exemple à la conven- tion classique qui veut qu’un personnage ne peut pas entendre par accident un monologue et qu’en revanche il peut entendre – mais non pas comprendre – un aparté :

Arnolphe Hom chienne. Horace Qu’avez-vous ? Arnolphe Moi ? rien ; c’est que je tousse. (Molière, L’Ecole des femmes, Acte II, Scène 4) Arnolphe, bas. Tout cela n’est parti que d’une âme innocente ;

. 7 A. Coulon (dir.), L’ère de la mise en scène. 8. Malgré l’exemple de M. Pfister, Das Drama, p. 90-102. 9. J.-P. Sarrazac, Théâtres intimes, p. 10 sq. Voir J. Danan, « Monodrame (polyphonique) », p. 123-125. Joseph Danan ne distingue pas la « focalisation interne » de la « narration homodiégétique », c’est-à-dire, la question du « mode » de la question de la « voix ». Voir aussi J. Danan, Le Théâtre de la pensée, p. 75-119. Par la bande, cette question devient principale chez P. Bayard, Enquête sur Hamlet. Voir D. Chaperon, « Le travail de la lecture dans la mise en scène contemporaine ». 10. Si l’on prend en compte le plan du témoin fictif, indépendamment de la question du monodrame. 112 ÉTUDES DE LETTRES

Et j’en dois accuser mon absence imprudente, Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs, Exposée aux aguets des rusés séducteurs. Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires, Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les affaires. Agnès Qu’avez-vous ? Vous grondez, ce me semble, un petit. Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ? (Molière, L’Ecole des femmes, Acte II, Scène 5)

L’analyse historique de ces phénomènes qui (dés)articulent « ouïe », « écoute », « entente » et « compréhension » (pour reprendre les catégories du Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer) pourrait être passion- nante ; l’œuvre de Molière, qui paraît exploiter toutes les variantes pos- sibles de la mésentente, se révélerait à coup sûr pleine de surprises. Nous nous contenterons dans ce qui suit de placer quelques repères utiles à la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui, à cet égard, sur les scènes contemporaines 11.

1. Ce qu’ils entendaient

Dans la dramaturgie classique, destinée à un public d’« auditeurs », plusieurs conventions portent sur ce que l’on ne veut pas entendre ou sur ce que l’on ne veut pas savoir qu’on l’entend. Les plus importantes concernent l’intangibilité de l’unité et de la continuité du poème drama- tique. Tout ce qui interrompt ou trouble, au plan sonore, la perception de cette unité 12 doit donc être évité. Il en est ainsi par exemple du

11. Certaines citations ont déjà fait l’objet d’une analyse dans un article précédent (voir D. Chaperon, « Voix plurielles et voix populaires au théâtre »). 12. Cette unité est conforme à l’idée classique de la « belle nature » appliquée aux échanges interpersonnels : « Tous les thèmes de l’art dramatique s’exprimèrent à l’inté- rieur de cette sphère intersubjective. (…) Or le terrain linguistique où peut être média- tisé le monde de l’interhumain était le dialogue. A la Renaissance, lorsque le prologue, chœur et épilogue furent supprimés, il devint, peut-être pour la première fois dans l’his- toire du théâtre (avec le monologue, qui resta épisodique et n’était donc pas constitu- tif de la forme du drame), la seule composante de la texture dramatique » (P. Szondi, Théorie du drame moderne,p. 13 sq.). AU ROYAUME DES SOURDS... 113 silence 13 : sur scène comme sur la page, le poème et sa déclamation se présentent comme un flux continu ; sur la page, un d’Aubignac n’admettait qu’à regret la présence des didascalies d’attribution (et des sauts de paragraphe) et, sur scène il n’était pas question qu’un personnage prenne le temps de la réflexion avant de répondre à son interlocuteur ou qu’il s’interrompe rêveusement au milieu d’une réplique. Ce n’est, on le sait, qu’avec le XVIIIe siècle, et l’intérêt porté par un Diderot à la « pantomime », que la prononciation du poème pourra être suspendue sur scène par le jeu muet (et sur la page par une didascalie descriptive). De même, les ruptures formelles – telles que le changement de mètre 14 – ont été honnies par le classicisme parce qu’elles perturbaient la régularité du flux poétique (l’abbé d’Aubignac condamna pour cette raison les stances du Cid). Un paradoxe sous-tend ces condamnations qui se fondent sur des arguments apparemment contraires : la continuité sans heurt du dialogue est manifestement peu naturelle alors que le changement de mètre est rejeté par d’Aubignac pour des raisons de vraisemblance :

Pour rendre donc vraisemblable qu’un homme récite des stances, c’est- à-dire qu’il fasse des vers sur le théâtre, il faut qu’il y ait une couleur ou raison pour autoriser ce changement de langage. Or la principale et la plus commune est, que l’acteur [i.e. le personnage], qui les récite, ait eu quelque temps suffisant pour y travailler, ou pour y faire travailler ; car certes il est bien peu raisonnable qu’un prince, ou une grande dame au milieu d’un discours ordinaire, s’avise de faire des vers lyriques, c’est- à-dire s’avise de chanter ou du moins de réciter une chanson ; ce qui est d’autant plus insupportable, que souvent nos poètes ont mis des stances dans la bouche d’un acteur parmi les plus grandes agitations de son esprit, comme s’il était vraisemblable qu’un homme en cet état eût la liberté de faire des chansons 15. Houdar de la Motte témoignera un siècle plus tard de la même répugnance envers les « odes régulières, comme dans Polyeucte et dans Le Cid, où le personnage devient tout à coup un poète de profession, non seulement par la contrainte particulière qu’il s’impose, mais encore

. 13 Voir le beau livre d’A. Rykner, L’envers du théâtre (Première partie : écriture du silence à l’âge classique). 14. On se souviendra qu’Aristote, le premier, sembla préconiser l’unité du poème en n’accordant pas une phrase, dans La Poétique, aux chants du Chœur tragique. 15. F. d’Aubignac, La pratique du théâtre, p. 263. 114 ÉTUDES DE LETTRES en s’abandonnant aux idées les plus poétiques et même en affectant des refrains de ballade, où il fallait toujours retomber ingénieusement » 16. Pour Voltaire, mêmement, les « stances donnent trop l’idée que c’est le poète qui parle » 17. C’est que la question du mètre relève d’un phéno- mène plus global, pourchassé au XVIIIe comme au XVIIe siècle, qui s’apparente dans ses descriptions à une ventriloquie 18. Corneille comme Houdar de la Motte conseillent ainsi de dissimuler « sous des couleurs » l’artifice qui consiste à prêter aux personnages des paroles du poète qui sont directement destinées au lecteur/spectateur, par exemple les mono- logues et les expositions.

Ce n’est pas que je veuille dire, que quand un acteur parle seul, il ne puisse instruire l’Auditeur de beaucoup de choses ; mais il faut que ce soit par les sentiments d’une passion qui l’agite, et non par une simple narration. […] Surtout le poète doit se souvenir que quand un acteur est seul sur le théâtre, il est présumé ne faire que s’entretenir en lui- même, et ne parle qu’afin que le spectateur sache de quoi il s’entretient, et à quoi il pense. Ainsi ce serait une faute insupportable, si un autre acteur apprenait par là ses secrets 19. Beaucoup d’expositions de nos tragédies [la Rodogune de Corneille, en l’occurrence] ressemblent beaucoup moins à une partie de l’action qu’à ces prologues des anciens, où un comédien venait mettre le spectateur au fait de l’action qu’on allait lui présenter, en lui racontant franche- ment les aventures passées qui y donnaient lieu ; de sorte que le poète s’affranchissait par là de l’art pénible de mêler, si je puis parler ainsi, les échafaudages avec l’édifice, et de les tourner en ornements 20.

On remarquera que le monologue ne peut être « entendu » par un autre personnage (puisqu’il s’agit d’une voix intérieure qui n’est audible que par le lecteur/spectateur), alors qu’au contraire l’exposition doit pou- voir – par la grâce d’un prétexte vraisemblable – être « écoutée » par un autre personnage. Lorsque la « couleur » est mal choisie, voilà en effet que l’on reconnaît une autre voix dans la bouche des personnages, une

16. A. Houdar de La Motte, « Plusieurs discours sur la tragédie », p. 638. 17. Voltaire, Commentaires sur Corneille, p. 103. 18. Plus sérieusement, un linguiste pourrait reconnaître dans ce phénomène une « hétérogénéité énonciative ». 19. P. Corneille, « De l’utilité et des parties du poème dramatique », p. 89. 20. A. Houdar de La Motte, « Plusieurs discours sur la tragédie », p. 590. AU ROYAUME DES SOURDS... 115 voix bannie de la scène : celle du « poète ». La sensibilité à cette voix indésirable ira croissant au fil des décennies. Marmontel ou Voltaire, qui ont l’oreille fine, l’entendront plus souvent que de raison, en particulier chez Corneille et Racine. Ainsi Marmontel pourra-t-il écrire, à propos du récit de la mort d’Hippolyte dans Phèdre :

Ces vers sont très beaux, mais ils sont déplacés. Si le sentiment dont Théramène est saisi était la frayeur, il serait naturel qu’il en eût l’objet présent et qu’il le décrivît comme il l’aurait vu ; mais peu importe à sa douleur et à celle de Thésée que le front du dragon fût armé de cornes et que son corps fût couvert d’écailles 21.

Le poète dramatique doit également brider sa propension à vouloir commenter l’action et à en tirer des leçons générales. Le conseil est ici commun à D’Aubignac et à Houdar de la Motte :

[L]e théâtre doit être instructif au public par la seule connaissance des choses représentées, et j’ai toujours remarqué qu’on ne souffre pas aisé- ment sur le théâtre qu’un homme égaré du droit chemin de la vertu, rentre en son devoir par de beaux préceptes qu’on lui vient débiter ; on veut que cela soit par quelque aventure qui le presse, et qui l’oblige de reprendre des sentiments raisonnables 22. Les auteurs s’efforcent quelquefois d’embellir une tragédie de maximes générales et raisonnées avec étendue. Mais ce n’est là d’ordinaire qu’un ornement ambitieux, qui ne sert qu’à rendre le dialogue moins naturel et moins vrai. Les personnages tragiques sont presque toujours agités de passions violentes. Eh ! Comment s’étudieraient-ils alors à arranger des réflexions générales, au lieu de sentir vivement ce qui les touche en particulier ? 23

Ainsi les critiques du XVIIIe siècle renchérissent-ils par rapport à des préceptes émis déjà au XVIIe, par exemple à propos du découpage des répliques dont Marmontel estime qu’il doit éviter d’être trop voyant (sur la page) ou trop audible (sur la scène) :

21. J.-F. Marmontel, « Narration », p. 341 sq. 22. F. d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 319. 23. A. Houdar de la Motte, « Plusieurs discours sur la tragédie », p. 648 sq. 116 ÉTUDES DE LETTRES

Parmi nos anciens tragiques, Garnier affectait un dialogue extrêmement concis, mais symétrique et jouant sur le mot ; ce qui est absolument contraire au naturel. Corneille se reproche à lui- même,ainsi qu’à Euripide et à Sénèque, l’affectation du dialogue trop symétriquement découpé vers par vers 24.

La diversité des registres de langue est une autre menace pour l’unité du poème. La dramaturgie classique fait peu de place aux contrastes stylis- tiques : les confidents, les messagers et les rois font montre des mêmes aptitudes linguistiques – seuls leurs valeurs, leurs vertus et leur degré d’engagement dans l’action devraient les distinguer. C’est à cette aune que Voltaire discerne un défaut d’unité dans le Cinna de Corneille et relève que le personnage de Maxime confine par sa langue à un registre comique. Dans la comédie, qui pourrait paraître plus permissive, ces sin- gularités sont dûment thématisées : nombre de comédies de Molière sont ponctuées par des scènes dont l’effet comique n’est dû qu’à une manière de parler ou dont l’intrigue est entièrement fondée sur un débat linguis- tique. Si la diversité linguistique est comique, c’est bien parce qu’elle est déviante poétiquement autant que socialement. Cette série de tabous révèle systématiquement une tension entre deux familles d’exigences : celle qui réclame une version embellie et raisonnée de la nature (en l’occurrence celle des affaires et des échanges humains) et celle qui recherche une vraisemblance « interne » des actions et des paroles. L’équilibre de l’œuvre dramatique et théâtrale est toujours fra- gile entre les éléments qui visent la maîtrise cognitive et le plaisir du lec- teur/spectateur, et ceux qui favorisent son immersion fictionnelle. Pour surmonter cette tension et atteindre cet équilibre, l’un des artifices prin- cipaux utilisés par les auteurs classiques a été de rendre les personnages obtus à tout ce qui, dans leurs échanges, est adressé au lecteur/spectateur. Si le personnage ne s’étonne pas d’une interminable exposition, pourquoi le lecteur/spectateur le ferait-il ? Si Thésée, soucieux du destin de son fils, ne demande pas à Théramène d’en venir au fait, pourquoi le spectateur se lasserait-il ? Mais il y a plus que cette surdité partielle, virtuellement choquante. Il semble qu’il a fallu – pour estomper ce que cette sur- dité partielle pouvait avoir d’invraisemblable – frapper les personnage d’un manque de sensibilité quasi total au registre sonore : la plupart des

24. J.-F. Marmontel, « Dialogue », p. 147 sq. AU ROYAUME DES SOURDS... 117 personnages tragiques et comiques ne perçoivent pas les timbres et les inflexions des voix de leurs interlocuteurs. Que penser, par exemple, du paradoxal avertissement de Néron adressé à Junie (je souligne) ou de l’étonnante confusion des yeux aux oreilles dans la réplique de Junie adressée à Britannicus dans la scène qui suit?

Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame. Renfermez votre amour dans le fond de votre âme Vous n’aurez point pour moi de langages secrets : J’entendrai des regards que vous croirez muets, Et sa perte sera l’infaillible salaire D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire. (Racine, Britannicus, Acte II, Scène V) Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance. Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux, Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux. (Racine, Britannicus, Acte II, Scène VI) Tant de contraintes pèsent sur la parole des personnages, qu’il en résulte que les personnages eux-mêmes font le moins possible référence direc- tement à ce qu’ils entendent. Faut-il rappeler enfin que les personnages classiques ne comptent pas les syllabes de leurs interlocuteurs et n’en- tendent pas les rimes qui rythment leurs échanges ? Dans la mesure où ils ne doivent pas se rendre compte qu’ils parlent en vers, il est difficile aux personnages dramatiques de se citer formellement les uns les autres. A-t-on jamais vu ou entendu un personnage citer la réplique d’un autre sous la forme d’un alexandrin ? Les personnages classiques semblent se comprendre sans s’écouter. Le malentendu même – si utile à une dra- maturgie du quiproquo – est toujours un problème de mécompréhension et jamais un phénomène auditif 25 (les personnages de sourds ou de malentendants sont rares, au contraire des aveugles). L’apparente surdité des personnages est ainsi une manière de faire accepter la plus grande partie des invraisemblances énonciatives par le lecteur/spectateur. Il faut pourtant admettre que les personnages, dans l’univers de la fiction, écoutent et entendent quelque chose sans en faire

25. La surdité des personnages, et le peu d’appui qu’ils prennent sur la « réalité » de la parole des uns et des autres, est peut-être l’une des sources de la sanction de Bakhtine qui privait le théâtre de réelle « dialogie ». 118 ÉTUDES DE LETTRES part : quoi d’autre que l’oralité en vigueur dans l’univers diégétique ? Progressivement, dès le XVIIIe siècle, le public voudra pourtant y avoir accès. On peut interpréter dans ce sens le tournant que vivra l’art drama- tique et théâtral à partir des années 1750 : au fur et mesure que l’iden- tification « pathétique » aux personnages s’affirme comme une donnée majeure de la réception, on voudra pouvoir se placer au point d’écoute des personnages et entendre ce qu’ils entendent. On comprend pour- quoi cette évolution va de pair avec une éradication de plus en plus vigoureuse de la « voix du poète ». Le silence, l’interruption, la diversité des parlers, et en général un registre de langue courant, favorisent un rapport nouveau à l’univers fictionnel. Ce n’est certes pas un hasard si le XVIIIe siècle s’impose peu à peu une nouvelle règle et une nouvelle unité : « l’unité d’intérêt ». Une œuvre dramatique devrait en effet, si l’on en croit Houdar de la Motte, désigner quel est le personnage auquel il est invité à s’identifier.

Si plusieurs personnages sont diversement intéressés dans le même événement, et s’ils sont tous dignes que j’entre dans leurs passions, il n’y a alors unité d’action, et non pas unité d’intérêt, parce que souvent en ce cas je perds de vue les uns pour suivre les autres, et que je sou- haite et que je crains, pour ainsi dire, de trop de côtés. Une femme disait un jour d’une tragédie qu’elle lui paraissait belle, et qu’elle n’y trouvait qu’une chose à reprendre : c’est qu’il y avait trop de héros. Cette expression singulière renfermait une pensée fort raison- nable. Elle entendait par ce mot de héros des personnages qui attiraient son admiration et sa pitié ; et ne sachant pour qui prendre parti, l’émo- tion qu’elle recevait de chacun d’eux n’était ni assez distincte ni assez suivie pour l’attacher autant qu’elle l’eût voulu. Mais en quoi consiste l’art de cette unité dont je parle ? C’est, si je ne me trompe, à savoir dès le commencement d’une pièce indiquer à l’esprit et au cœur l’objet principal, dont on veut occuper l’un et émouvoir l’autre […] 26.

Cette exigence est proprement révolutionnaire. En effet, elle introduit dans le genre dramatique l’idée que le lecteur/spectateur est invité à suivre l’action à partir d’un point de vue privilégié 27. Partant, l’« auditeur » peut rejoindre imaginairement un point d’écoute fictionnel correspondant à

26. A. Houdar de la Motte, « Plusieurs discours sur la tragédie », p. 557. 27. A la même période se développe, on le sait, l’utilisation de la narration homo- ou autodiégétique dans le corpus romanesque (mémoires, correspondances, journaux fictifs). AU ROYAUME DES SOURDS... 119 l’endroit où se tient le personnage qui retient l’intérêt. Dès lors que le poème dramatique doit favoriser l’installation du lecteur/spectateur à un point de l’univers de la fiction, tout ce qui l’en détourne pour le (re) placer face à un « poème » est gênant. Le débat sur l’alexandrin et sur la diversité des registres langagiers est dès lors inévitable. En somme, ce n’est qu’à ce moment que le modèle de la « double énonciation » (et de la double écoute) peut-être appliqué sans amendement.

2. Ce que nous entendons

Les tabous classiques ont toutefois survécu et ne furent pas sans conséquences sur l’écriture dramatique et sur la mise en scène du répertoire au XXe siècle. « [P]eu de metteurs en scène ont conscience du son et particulièrement de la place qui lui revient et qu’il faut lui attribuer pour lui permettre de s’insérer convenablement dans la créa- tion », écrit en 2011 Daniel Deshays, ingénieur du son de son état, qui ajoute : « Qui considère la voix dans son aspect sonore ? » 28 Est-ce à dire que si l’on a totalement assimilé, dans le jeu d’acteur, les ressources du silence et des variations de tonalité, de vitesse et d’intensité de l’émis- sion de la voix, on s’accommode encore fort mal d’une certaine diversité ? Ainsi, particulièrement en ce qui concerne l’alexandrin, et bien que toute option en la matière semble permise, les choix en matière de diction se doivent aujourd’hui encore d’être « unifiés ». Pas question semble-t-il que les personnages se distinguent entre eux par leur diction ou par leur accent : le feraient-ils que le spectre de l’unité poétique se réveillerait pour condamner le metteur en scène, sa direction d’acteur et sa distribution. Quand bien même le metteur en scène aurait-il voulu signifier la sin- gularité de chaque personnage (son éducation, son rang, son acquiesce- ment au rôle voire son adhésion au registre tragique), que les spectateurs et les critiques lui reprochent les discordances et le manque d’har- monie. On se souvient quelles foudres a attirées en 2000, au Festival d’Avignon, la Médée de Jacques Lassalle et le choc auditif que celui-ci avait organisé entre Isabelle Huppert et Jean-Quentin Châtelain : choc de deux voix énormes et incommensurables, de deux dictions, de deux

28. D. Deshays, « Les mises en forme plastique et structurelle du sonore théâtral », p. 46. 120 ÉTUDES DE LETTRES rythmes, de deux adresses au public, de deux accents. Ce choc passa dans la Cour d’Honneur – on s’y attend – pour comique alors qu’il ne devait manifester que l’incompatibilité des univers d’une Médée exal- tée et d’un Jason aspirant à une tranquillité bourgeoise. Il en fut de même de la réception de la Phèdre de Luc Bondy (créée au Théâtre Vidy- Lausanne en 1998) qui avait voulu représenter sur scène les différences de générations, d’origines et de classes par l’engagement de comédiens issus de traditions différentes (en particulier de Sylvain Jacques dans le rôle d’Hippolyte, dont la sauvagerie et la naïveté se manifestaient par des embarras de diction, et contrastaient avec le métier de Valérie Dréville et de Didier Sandre). Voilà pour ce que le public ne veut pas entendre. Parfois, il est invité – comme au XVIIe siècle – à faire mine de ne pas savoir qu’il entend. Chez Peter Brook (par exemple dans La Tempête créée aux Bouffes du Nord en 1990), le refus d’entendre les effets d’une distribution internationale relève d’un parti pris éthique : le spectateur doit souffrir stoïquement des accents et des difficultés de compréhen- sion que celle-ci provoquent, sous peine d’être soupçonné ne pas être en phase avec les idéaux humanistes du metteur en scène. Il en résulte plus généralement qu’il est difficile aujourd’hui de savoir à quel point le choix d’un comédien étranger doit faire sens. La plupart du temps, les accents semblent relever du détail impertinent : que faire en effet des intona- tions anglaises de la Comtesse (Jane Birkin) dans La Fausse Suivante de Chéreau (créée à Nanterre-Amandiers en 1985), alors qu’aucun person- nage sur scène ne semble le remarquer (pas plus qu’ils ne remarquent le timbre féminin du Chevalier) ? Que penser de l’accent polonais de Dom Juan (Andrzej Seweryn) chez Jacques Lassalle (Festival d’Avignon 1993) ? La diversité – par sa proximité avec le comique – fait toujours problème, et les auteurs dramatiques du XXe siècle – de Claudel à Novarina – ont plutôt cherché à imposer une écriture, une langue. En revanche, et ceci dès la fin du XIXe siècle, le tabou de la ventriloquie a non seulement été surmonté 29, mais a stimulé l’inventivité des auteurs : de nombreux auteurs contemporains dotent leurs personnages de capacités narratives qui transcendent leur situation et leur inscription dans l’action.

29. Voir ce que J.-P. Sarrazac, dans L’Avenir du drame, a appelé le développement, au sein du naturalisme comme du symbolisme, d’un théâtre « rhapsodique » dans le cadre de la « crise du drame » de la fin du XIXe siècle. AU ROYAUME DES SOURDS... 121

Cette évolution coïncide avec la levée d’autres tabous qui ont commencé à s’imposer au cours du XVIIIe siècle : ceux qui portent sur les bruits et les sons non-diégétiques. Car de même qu’on exigea que le poète soit inaudible – masquant ainsi la « fabrique du poème » – de même voulut-on que disparaissent les bruits de la « fabrique théâtrale » et progressivement ceux de la salle. Au fur et à mesure qu’une forme de « réalisme » s’est imposée, la tolérance envers tout ce qui n’émargeait pas à l’univers de la fiction s’est amoindrie. On sait que Voltaire parviendra à chasser les spectateurs de la scène. Pour calmer le brouhaha dans la salle, il faudra généraliser les places assises, puis éteindre les lumières de la salle. Il ne faut donc pas sous-estimer la part de la convention dans la formation de la sensibilité auditive. Aujourd’hui, par exemple, les bruits du plateau et des coulisses font l’objet d’une forme inédite de fétichisme. Il ne s’agit plus de s’en accommoder ni de les atténuer. Le théâtre, à la recherche de son essence (la « Théâtralité »), s’attache à tout ce qui garan- tit la coprésence spatio-temporelle des comédiens et des spectateurs. Dans ce contexte, les bruits de pas, le frottement des textiles et le souffle des respirations sont souvent hyperbolisés. Cependant, ce fétichisme s’est longtemps accompagné d’une étrange méfiance envers les manipula- tions techniques du son ; une nouvelle forme de refoulement contraint en cette matière l’ouvrage de l’ingénieur du son à « l’imperceptibilité ». La discrétion en matière d’amplification et de traitement électronique du son et particulièrement de la voix 30 a été la trace d’une forme singulière d’angoisse acousmatique 31. C’est l’un des traits remarquables du spec- tacle du tournant des XXe et XXIe siècle que la volonté de surmonter cette angoisse et de s’attaquer aux fétiches comme aux tabous, moins dans un vain désir de transgression que d’une exploration de nouvelles dimensions de la dramaturgie. Le spectacle est enfin conçu comme un « tableau acoustique ». Les techniques du son ont fait, au tournant du XXIe siècle, l’objet d’une forme d’apprivoisement qui passe par un phé- nomène que tout spectateur a pu constater : l’exhibition sur scène de la technologie du son et en particulier des micros. Non sans paradoxe, on

30. On se souviendra des débats autour de cet objet honteux : le micro-cravate ou le micro-tête… 31. M. Chion parle de « doute acousmatique même » à propos des sons dont la source est invisible (Le son, p. 97). 122 ÉTUDES DE LETTRES dissimulait les micros qui appareillaient les comédiens et on exposait avec grandiloquence les micros sur pieds. Aujourd’hui, la schizophrénie fait place à la subtilité de spectacles qui reposent sur un travail du son assumé et thématisé, comme dans le récent The Encounter de Simon Mac Burney (présenté au Théâtre de Vidy Lausanne en automne 2015) ou dans le spectacle de Denis Maillefer dont il sera question dans ce qui suit.

3. Toi partout, de Ramuz à Maillefer

En 2010, Denis Maillefer présente Toi partout au Théâtre de Vidy- Lausanne, un spectacle basé sur deux nouvelles de Charles-Ferdinand Ramuz, « L’amour de la fille et du garçon » et « Salutation paysanne » 32. Denis Maillefer articule chronologiquement les deux nouvelles comme deux épisodes d’une intrigue, mais n’effectue nullement une adaptation dramatique du texte : les comédiens sont donc confrontés à la voix du narrateur. Cette voix fait sur scène l’objet de toutes sortes d’explorations et de commentaires, auxquels s’ajoutent des investigations pratiques sur les « sons intradiégétiques ». La narration des deux nouvelles est en focali- sation interne, le récit à la troisième personne adoptant la perspective du « garçon » ; le texte a la particularité de faire une grande part au paysage sonore, par le truchement de ce garçon qui entend, interprète, traduit : voix de l’orchestre, voix du ruisseau, voix des abeilles et des insectes, voix du chemin et de la forêt. A ces voix du paysage, le garçon répondra dans « Salutation paysanne ». Chaque comédien et comédienne entre sur scène en poussant un caisson à roulettes. Viviane [Pavillon] arrive la première sur une scène ponctuée de « servantes » ; elle sort de son caisson un micro et une petite cloche. En heurtant les flancs de la cloche, elle explique : « C’est les vaches ». Alors qu’on entend le bruit des autres caissons qui entrent sur scène, elle présente successivement ses camarades : « C’est Aline [Papin] », « C’est Nathalie [Kuttel] », « Ça, je pense que c’est Simon [Guélat] ». « Derrière Simon, c’est près de Moudon », ajoute-t-elle quand sur l’écran du fond de la scène apparaissent les images du film d’une campagne vue

32. Respectivement le septième et le premier des douze « morceaux » qui composent le recueil. AU ROYAUME DES SOURDS... 123 d’avion. Enfin, elle annonce : « et Baptiste [Gillièron] ». Nathalie sort un pick up de son caisson et y fait jouer un disque de bruitages : « Et c’est les oiseaux » (« et puis moi, c’est Viviane », glisse Viviane en guise d’ultime présentation). Baptiste sort à son tour un disque et un tourne-disques de son caisson : « C’est l’Ensemble romand d’instruments de cuivres », précise-t-il alors que la musique se fait entendre. Tous ces bruits (vaches, oiseaux, orchestre) persisteront un temps, accompagnés par le gratouillis des aiguilles sur les microsillons avant d’être insensiblement relayés et mixés par la régie. L’annonce suivante est partagée entre les comédiens :

Ce n’est pas une pièce, Mesdames et Messieurs, c’est une histoire. C’est une histoire que l’on raconte, et il y a des moments où l’histoire s’ar- rête, alors les personnages viennent, mais l’histoire repart et les person- nages s’en vont. On ne cherche pas à faire oublier que ce qui se passe sur scène n’est pas vrai. C’est seulement pour le plaisir, parce qu’on y a pris plaisir à cette histoire. Et aussi parce qu’on a été des amis. Et cette amitié, il faudrait qu’elle se sentît. Il faudrait que ce fût devant vous, comme une amitié de plaisir. Enfin, il faudrait qu’elle fût partagée par vous, Mesdames et Messieurs, cette amitié. Comme on va essayer de faire en sorte que cela soit le cas. Et rien de plus. Rien de plus. Rien de plus.

« Ah oui, c’est du Ramuz, ce qu’on vient de dire », précise Viviane, « un bout de L’Histoire du Soldat que lui, il a coupé » (manifestant que la syn- taxe de Ramuz n’est pas sans contaminer les commentaires apparemment libres des comédiens). Les parties « jouées » et les parties « racontées » alterneront sur le plateau – bien que les deux nouvelles de Ramuz ne soient en rien bâties comme le livret de L’Histoire du soldat. Un disque est posé par Viviane sur la platine qu’elle a extraite de son caisson, un 45 tours avec la voix de Ramuz lisant le début d’« Une fille et un garçon » :

Il pensa qu’ils seraient mieux dans le bois et c’est en effet ce qu’il lui a dit, ayant d’abord suivi avec elle la grande route. Le cornet à piston venait de se taire, elle n’a dit ni oui, ni non ; c’est une fille avec un garçon. Le cornet à piston a été celui des instruments qui s’est fait entendre le plus longtemps dans le fond de l’air, derrière eux : on ne parle pas de la clarinette. 124 ÉTUDES DE LETTRES

Le disque est « scratché » par Viviane, et les cinq comédiens prennent alternativement le relais de la narration. Ils s’interrompent une première fois, lorsque Simon, qui a déjà revêtu la chemise blanche et le gilet noir du garçon, s’interroge : « Moi, il y a un truc qui n’est pas très clair, c’est l’histoire du cornet à piston. Et j’ai peur que si moi-même, je comprends pas, je pense pas que les gens ils… ». Baptiste entreprend de lui expliquer la scène à l’aide de son disque : « Attends, voilà, ça c’est l’orchestre dans le bal, euh, et toi t’es un garçon, et t’es dans le bal et tu t’amuses […] et puis tu t’amuses avec une fille […], et puis au bout d’un moment t’en as marre, parce qu’il y a tes parents, je sais pas, et donc tu t’en vas du bal, tu pars, vas-y, vas-y pars ! » Simon marche vers l’avant-scène ; Baptiste baisse lentement le son. « Ah, du coup la musique elle euh… » comprend Simon ; « “ Les instruments se sont tus dans le fond de l’air derrière eux ” », cite Baptiste. Il s’est agi pour Simon de comprendre ce qu’entend le garçon, de trouver le « point d’écoute » interne à la fiction. C’est à par- tir de ce « point d’écoute », découvert à l’avant-scène, que l’incarnation commence pour lui et pour Viviane (la fille) qui l’a rejoint. Simon inter- rompra le jeu à de nombreuses reprises, car il ne sait comment réali- ser vocalement les phrases que le garçon se formule intérieurement, ou que parfois le narrateur formule à sa place. Le discours indirect libre est plein de pièges. A qui attribuer : « Cette chaleur qu’il fait, le talus est tout blanc ! », et comment le dire ? Les machines à sons, le texte haché menu, le 45 tours qui gratte, l’accent de Ramuz, tout contribue à maintenir une distance ludique entre les comédiens et le texte. Une petite musique extra-diégétique s’insinue pourtant, bientôt lancinante, qui ne provient pas du plateau mais de la régie et qui signale l’emprise progressive du jeu et des personnages. Bientôt, les caissons sont repoussés dans les bords. La « Salutation paysanne » sera quant à elle jouée et non plus « citée » et commentée. Tour à tour, chacun sera le garçon ou la fille, chacune sera la fille ou le garçon ; les vêtements masculins et féminins (décrochés à vue d’une armoire) se dépareillent, s’échangent. Le garçon, dont la voix inté- rieure s’est déliée avec la possession de la fille, adresse un salut au paysage qui a comme absorbé la fille de part en part, toi partout. Le texte est réparti entre les comédiens, mais il ne s’agit plus de s’amuser, de prendre de la distance, de mesurer les écueils. Tous et toutes partagent l’adresse émue : les larmes coulent le long des joues, les tonalités sont exaltées. Le spectacle commence avec de nombreux sons décalés – bruitages parodiques, citations (L’Histoire du Soldat), voix et musique enregistrées, AU ROYAUME DES SOURDS... 125 traductions (en suisse-allemand), exhibition des micros, des microsillons, commentaires, hésitations, explications, avant que ces bruits et ces mots ne puissent entrer dans une composition. Tout se passe comme s’il avait d’abord fallu exhiber la machine avant d’assumer la fiction mais aussi la naissance de la parole poétique dans « Salutation paysanne ». L’intrigue qui est mise en scène raconte donc moins les étapes de l’aventure amou- reuse d’une fille et d’un garçon que celle qui conduit un groupe de jeunes comédiens d’aujourd’hui (qui portent sur scène leur propre prénom et appartiennent à la même volée de la Manufacture 33), jusqu’au moment où ceux-ci parviennent à intérioriser le point d’écoute du garçon, à entendre ce qu’il entend, à entendre ce qu’il pourrait entendre, ce qu’il se dit ou pourrait se dire, à accueillir en eux les différents plans d’une écoute où se mêlent monologue intérieur, sensations et peut-être rumi- nations narratives anticipées. Le chemin est d’autant plus difficile que le texte est énonciativement complexe et qu’il faut progressivement appri- voiser la voix du narrateur afin de trouver une forme de présence ; qu’il faut faire aussi le sacrifice du point de vue et d’écoute de la fille – sans renoncer à représenter le processus de sublimation qui déploie son corps sur le paysage. Sur scène, se constitue ainsi l’étonnant déploiement, à plusieurs, d’un paysage acoustique intérieur.

Danielle Chaperon Université de Lausanne

33. Haute Ecole des Arts de la Scène (Lausanne). 126 ÉTUDES DE LETTRES

Bibliographie

Textes

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Travaux

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VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE. LES JEUX DE L’AMOUR ET DU FOOTBALL DANS LES BD DE FRANÇOIS BÉGAUDEAU

Dans cet article, notre propos est d’étudier deux BD de l’auteur contemporain François Bégaudeau en mettant en lumière la théâtralité qui leur est inhérente. Nous parlons en ce sens de « théâtre graphique » comme pendant de l’appellation « roman graphique ». Notre approche se veut originale en ce qu’elle rapproche la BD du genre dramatique alors que la plupart des études mettent en relation le 9e art avec le 7e art. Dans cette perspective, nous analysons de nombreuses cases et planches des deux BD constituant notre corpus, en étayant notre propos d’un entretien avec leur scénariste et d’extraits du tapuscrit qu’il nous a transmis.

Viens petite fille dans mon comic strip Viens faire des bulles, viens faire des WIP Des CLIP ! CRAP ! des BANG ! des VLOP ! et des ZIP ! SHEBAM ! POW ! BLOP ! WIZZ ! N’aie pas peur bébé, agrippe-toi CHRACK ! Je suis là CRASH ! Ferme les yeux CRACK ! Embrasse-moi SMACK ! SHEBAM ! POW ! GLOP ! WIZZZZZ ! 1

Dans la rencontre amoureuse, je rebondis sans cesse, je suis léger 2.

1. Chanson créée et interprétée par Serge Gainsbourg sous le titre « Comic trip » en 1967. 2. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 235. 130 ÉTUDES DE LETTRES

Tous les jeux sont permis

Le jeu, dans tous les sens de ce terme, apparaît comme un fil rouge dans l’œuvre de François Bégaudeau où tous les jeux sont permis, semble- t-il 3, ce qui sied particulièrement à la BD, espace de jeu pour l’auteur comme pour le lecteur : « La page est un échiquier, un jeu de go […]. Moi la BD, j’élabore les mouvements des corps » 4. Notons d’emblée que l’écriture théâtrale occupe une place nodale chez cet auteur, déjà contenue dans son roman Entre les murs (2006) qui a fait l’objet d’une adaptation cinématographique 5. De fait, sa façon de traiter les dialogues, ainsi que les descriptions très précises qui les accompagnent – et qui s’apparentent parfois à une voix didascalique, nous reviendrons sur cette notion –, évoquent une esthétique théâtrale. Ainsi, d’emblée et de bout en bout, cette œuvre nous apparaît traversée par la théâtralité. Même s’il est surtout connu pour ses romans, François Bégaudeau est dramaturge, journaliste, essayiste et scénariste de BD. Nous pouvons alors émettre l’hypothèse que ces différentes voix/voies s’entremêlent et interagissent au sein d’une œuvre plurimédiale. Comme en témoignent certaines convergences lexicales, le lien est patent entre théâtre et BD et l’œuvre de Bégaudeau – dont l’homophonie patronymique avec Godot ne nous a pas échappé et dont la parenté avec le théâtre de l’absurde reste à approfondir – semble représentative à cet égard, tout en étant emblématique du concept de « médiaculture » 6, non en tant qu’auteur médiatisé mais parce qu’il passe d’un medium à un autre avec dextérité et créativité. Son œuvre se caractérise en outre par une esthétique du fragment dont les vignettes d’une BD sont éminem- ment révélatrices. Ainsi l’écriture (au sens Barthien) est ici fortement marquée par l’oralité et le dialogisme, ancrée dans la voix et le corps qui se traduisent par des jeux de rythme – empreintes de musicalité

3. Le jeu dramatique, mais aussi sportif : le football était au cœur de son premier roman Jouer juste (2003) et a fait l’objet d’un récit de littérature jeunesse récemment réédité, intitulé L’invention du jeu (2014). 4. Article de G. Lascaut in B. Eizykman (éd.), Plates bandes à part, p. 24. 5. Le film, réalisé par Laurent Cantet, a obtenu la palme d’or au festival de Cannes en 2008. 6. Nous employons ce terme au sens de E. Maigret et E. Macé dans Penser les médiacultures avec l’idée de « décloisonner études des médias, de la culture et des représentations». VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 131 et de corporéité dans le langage – empruntant aussi à une esthétique cinématographique et musicale. Le 9e art, auquel l’auteur s’est déjà adonné par deux fois 7, apparaît donc comme l’autre face, le pendant graphique de son théâtre qu’elle rejoint par une mise en scène de la parole, une projection du vocal et du corporel dans l’espace de la page, là où le théâtre projette ces voix/corps dans le double espace, sonore et visuel, de la scène. De fait, dans la BD Mâle Occidental Contemporain (MOC), Bégaudeau semble s’inspirer de la comédie de mœurs, voire de la comé- die romantique hollywoodienne : c’est une vision du jeu et du dialogue amoureux qui se dessine et s’incarne au fil des planches, celles de la BD devenant précisément le lieu où la métaphore théâtrale est filée. C’est le devenir d’une rencontre, d’un couple, qui est ici au cœur du Problème 8. MOC, dont le titre suggère, là encore, un jeu d’homophonie 9, met en abyme le jeu de la séduction, avec tout ce qu’il comporte de théâtralité et de potentialités comiques, de rebondissements. Il semble d’ailleurs que la BD ait été conçue d’emblée comme une forme de comédie, certaines planches s’apparentant clairement à une scène, au sens théâtral de ce terme. Il s’agit d’une première BD pour l’auteur qui semble avoir à cœur de déployer les possibles d’un tel dispositif :

Un dispositif n’est pas une forme qui sait, mais une forme qui essaie. A défaut de maîtriser un matériau, je le dispose. Je le pose devant moi, dans une configuration dont je gage qu’elle lancera des lignes de sens. J’entrelace deux fils comme Godard colle deux images : pour voir ce que ça fait 10.

Dans cette communication, notre propos est de développer la théâtralité inhérente à cette BD. En quoi ces deux media peuvent-ils entrer en dialogue et en résonance ? Comment un troisième medium, voire un quatrième, à travers les expériences cinématographiques et musi- cales de l’auteur, ont-ils pu influer sur l’écriture de la BD, sa poétique ? Nous prolongerons cette étude en abordant la deuxième BD qu’il a

7. Une nouvelle BD est parue sous le titre Petite frappe (2014). 8. Titre d’une autre pièce de l’auteur (2008). 9. Le verbe homonyme « moque » nous rappelle, par là-même, la vocation originellement comique voire moqueuse/parodique de la BD. 10. F. Bégaudeau, « Mort et vif », p. 8. 132 ÉTUDES DE LETTRES scénarisée. Ainsi, après avoir exploré les relations entre théâtre et BD, nous envisagerons MOC comme une mise en scène de la rencontre amoureuse, puis Petite frappe qui traite du football et met en jeu une forme de théâtralité propre à cet univers. Pour ce faire, nous nous appuierons sur un entretien avec l’auteur et sur l’étude du scénario tapuscrit de la première BD 11.

1. La BD, théâtre graphique ?

Les BD scénarisées par Bégaudeau s’apparentent à une forme de « romans graphiques » – tout en étant nettement distinctes de l’œuvre romanesque de cet auteur – en tant que « BD d’auteur » qui déroge aux règles de la série et se distingue par un format intermédiaire entre roman et album BD 12. Au-delà du rapprochement avec le roman graphique et avec le cinéma (cadrages, effets travelling, etc.), le lien avec le théâtre s’avère porteur de pistes d’analyse intéressantes et potentiellement inno- vantes. Aussi reprendrons-nous volontiers à notre compte, appliquée à cette œuvre, la remarque suivante de Blutch : « Contrairement à ce qu’on entend souvent, j’ai toujours trouvé la bande-dessinée plus proche du théâtre – ou du ballet – que du cinéma (…). Car la bande-dessinée, c’est l’art du dialogue – encore un point commun avec le théâtre ». 13 Partant, nous proposons l’appellation de « théâtre graphique » afin d’appréhender la théâtralité inhérente à ces scénarios de BD qui offrent le cadre d’une véritable dramaturgie. Nous préférerons cette formule à celle d’« album- théâtre » qu’a proposée Marie Bernanoce, essentiellement appliquée au champ du théâtre jeunesse, tout en empruntant un concept développé par cette dernière, spécialiste d’études théâtrales, à savoir celui de « voix didascalique ».

11. Gracieusement transmis par l’auteur – qu’il en soit ici remercié – afin d’étayer notre propos de quelques réflexions d’ordre génétique. 12. Sur la notion de « roman graphique », voir Baetens dans E. Maigret, M. Stefanelli (éds), La bande dessinée. 13. Cité par J. Dürrenmat, Bande dessinée et littérature, p. 100. VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 133

1. 1. Liens a priori et rapprochements sémantiques

Si la BD a pu être mise en relation avec l’esthétique cinématographique, son rapprochement avec le théâtre a été moins étudié, à l’exception de quelques études portant par exemple sur la transposition (ou transmé- diation) du théâtre de Marivaux par Yvan Pommaux 14. Or de nombreux points communs nous apparaissent, à commencer par les termes « trans- fuges » 15 qui s’appliquent à l’un et à l’autre de ces deux champs : ainsi avons-nous pu lire dans un article de presse consacré à MOC qu’« au fil des planches, la femme moderne prend corps » 16. Or il va de soi que l’on retrouve ledit corps incarné « sur les planches », c’est-à-dire sur une scène théâtrale ! Voilà qui ne manque pas d’attirer notre attention sur la fausse linéarité de la BD (« au fil ed ») qui confine, dans la première BD étudiée comme dans certaines pièces de théâtre de Bégaudeau (voir infra), à la circularité : « Dans la vie, ça tourne en rond. Faudrait toujours que ça tourne en rond, une œuvre, pour être tout à fait juste » (entretien du 18/04/14) De la case à la scène, au sein de la structure même, le parallèle se confirme, le terme de « scène » étant d’ailleurs utilisé pour regrouper les cases selon l’unité de lieu.

1. 2. Observation du tapuscrit

La structure narrative de la BD pourrait en un sens s’apparenter à celle d’une pièce de théâtre : en effet, le scénario a été composé de façon linéaire, et non avec des cases prédessinées. Notons que, dans le tapus- crit, les pages sont numérotées et les planches réparties en « mouve- ments », séparées par des planches-cases que l’on serait tenté de nommer « tableaux » – pour reprendre cet autre mot transfuge qui s’applique à la peinture autant qu’au théâtre – offrant une sorte de respiration visuelle à travers un espace ouvert, non compartimenté. Certains passages (les scènes de manifestations) sont d’ailleurs appelés « intermèdes » dans le tapuscrit, terme qui s’applique essentiellement au domaine des arts

14. Collection « Rue Marivaux », voir notamment les travaux de Marie Bernanoce à ce sujet. 15. Nous faisons ici référence au magazine culturel au sein duquel François Bégaudeau écrit des critiques cinéma et littéraires. 16. next.liberation.fr/sexe/2013/08/27/deboires-du-male-contemporain-ou-les-fan- tasmes-de-begaudeau-et-oubrerie_927480 134 ÉTUDES DE LETTRES du spectacle. L’ensemble est structuré par des séries de huit répliques destinées à être associées dans une même planche en une rythmique régulière : « J’étais très soucieux de m’adapter, de penser dans le support. C’est la forme qui pense » (entretien cité) 17. Sur un plan génétique et épitextuel, il semble évident que la rédaction d’un scénario de BD étant peu codifiée, Bégaudeau – plus familier d’autres genres tels que le théâtre et reconnu en tant qu’auteur, ce qui lui confère sans doute une certaine liberté dans ses choix – a utilisé les outils méthodologiques et terminolo- giques à sa disposition (y compris des termes relevant du champ cinéma- tographique dans lequel il exerce comme critique), mais l’analogie nous semble aller bien au-delà de cette seule correspondance terminologique. Il va de soi que, sur le plan du mode de réception, le public diffère assez fondamentalement de l’un à l’autre de ces deux univers : la BD relève de la « bibliosphère » (Bobillot 18) et s’adresse a priori à un lectorat individuel, là où le théâtre s’adresse par essence à un collectif. Cependant, l’adresse fondamentale et les multiples points de rencontre que nous développerons ci-après nous ont confortée dans l’idée de ce rapprochement :

Dans un espace abstrait, Thomas porte loveless comme dans un rock acrobatique Elle porte Thomas comme dans un rock acrobatique Lui à quatre pattes et elle debout sur son dos, salue un public imaginaire Elle à quatre pattes et lui debout sur son dos, salue un public imaginaire 19.

Il y a là une forme de mise en scène avec une double adresse : le public imaginaire coïncide, en l’occurrence, avec le lectorat de cette BD qui revêt ici une dimension proprement spectaculaire. Or c’est bien une voix didascalique qui se développe dans les passages descriptifs, au sens où l’entend Marie Bernanoce dans ses recherches visant à montrer que le texte didascalique relève d’une forme discursive. De même que cette

17. On aura reconnu ici l’allusion à la formule emblématique de Marshall Mac Luhan : « The medium is the message » (1964). 18. Terme qui prend sens dans la réflexion de ce poète et poéticien sur poésie et medium. Voir ici www.akenaton-docks.fr/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/ BOBILLOT_F/TXT_F/Doc(k)s-Bob.htm 19. Extrait du tapuscrit transmis par l’auteur, p. 78 (nous soulignons). VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 135 voix didascalique « oriente complètement la lecture et l’imaginaire de la scène » 20, la voix du scénariste informe la mise en images du scénario. D’une certaine façon, l’image apparaît comme une seconde voix résul- tant de l’appropriation et de la traduction graphique de la première 21, d’où une polyphonie immanente à ce « théâtre graphique ».

1. 3. Scénario et mise en scène : une polyphonie en acte

Cette mise en scène finale (avec salutations du « public imaginaire ») n’a cependant pas été mise en image telle quelle. En effet, les images théâtrales que l’auteur avait en tête ne se sont pas toujours concrétisées sous cette forme au sein des planches de la BD. La parole – en l’occur- rence celle du scénariste – fait voir selon un régime de sous-détermina- tion, là où le dessin (sur)détermine et délimite dans l’espace de la case. Le dessinateur est alors l’interprète d’un scénario dont il fait jouer (au double sens de ce terme 22) les acteurs :

Un dessinateur de bandes dessinées fait jouer ses acteurs de papier à sa manière, il a sa propre rhétorique du cadre et ses propres concep- tions en matière de mise en page et de couleur ; il cumule les rôles d’éclairagiste, de costumier, de décorateur et de metteur en scène ; bref, il est véritablement l’interprète, au sens le plus plein de ce terme, du scénario, il l’infléchit dans une direction où il est le seul à pouvoir aller 23 .

De fait, la BD offre un spectacle autant qu’un récit, une représentation plus qu’une narration, et permet paradoxalement de « sortir du cadre », du despotisme d’un narrateur en donnant lieu à plusieurs voix/voies, ce qui va dans le sens de la vision démocratique de Bégaudeau, manifeste dans son œuvre à travers un souci constant de polyphonie exprimée sous diverses formes :

20. M. Bernanoce, « La didactique du texte de théâtre », p. 231. 21. Philippe Marion parle de « graphiation » pour désigner cette forme d’énonciation graphique : http ://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/article/viewFile/1251/1101 22. Nous pensons ici au sens d’« avoir du jeu » (i. e. de la marge, de la liberté). 23. T. Groensteen, La bande dessinée mode d’emploi, p. 87. 136 ÉTUDES DE LETTRES

Il y a un truc qui me déplait dans le roman et Dieu sait si c’est ma forme de base où j’essaie de créer des contre-pouvoirs, c’est que le narrateur est omnipotent : c’est un monarque (entretien cité).

Ainsi la BD, à l’instar du théâtre, représente-t-elle le lieu idéal pour une mise en œuvre – en discours et en images, « en scène » donc, d’une certaine façon – de cette polyphonie.

2. MOC ou la mise en scène de la rencontre

2. 1. La métaphore théâtrale

Comme évoqué précédemment, la BD se répartit en séquences, délimitées par des tableaux (vignettes en pleine page). Notons que l’unité de lieu est prégnante sur un certain nombre de planches. La métaphore théâtrale chère à Shakespeare est présente dès l’incipit :

A un homme qui vivait là, il ne restait qu’à se tenir en bord de scène… simple spectateur aux abois. Et s’il venait à l’homme l’idée saugrenue d’entrer en scène… d’entrer dans le jeu et dans la case… il semblait qu’il en chassait immédiatement l’actrice principale (p. 3-4) 24.

2. 2. La mise en espace

On observe d’emblée une opposition entre activité (acteur ou comédien) et passivité (spectateur) : qui mène le jeu/la danse ? Le narrateur se pose en spectateur, semble hors-jeu, ce qui favorise l’identification du lecteur/regardeur avec cet anti-héros au prénom neutre, « passepartout », de Thomas, sorte de Tom Pouce tel qu’il se présente sur la première de couverture (fig. 1).

24. Notons que ce texte qui correspond en fait au « récitatif » des six premières cases – réparties sur deux planches – n’est nullement délimité par un encadré mais inté- gré à l’image, ce qui en fait une sorte de « récitatif » au sens où l’on emploie ce terme dans l’opéra, impression qu’accentue l’usage des points de suspension soulignant la continuité. VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 137

Fig. 1 — MOC, première de couverture. 138 ÉTUDES DE LETTRES

Cette opposition se double d’une tension entre horizontalité et verticalité, très nette à la page 3 (fig. 2) ou encore à la page 26 où Thomas est allongé sur le sol, le regard tourné vers le lecteur (« regard caméra » accentuant l’effet d’adresse) au sein d’un plan horizontal :

C’était à se demander si on était à la hauteur… ou si on était en dessous de tout ? Au-delà du jeu sur les phrasèmes (être aux pieds de, à la hauteur... 25), il semble que l’horizontalité et le cadrage adopté tendent à renforcer la connivence avec le lecteur, son identification avec cet antihéros. Cyril Lepot a pu souligner la primeur de l’horizontalité dans la BD, du fait de

Fig. 2 — MOC, p. 3.

25. Notons en passant l’homophonie « auteur/hauteur » qui nous permet de souligner que cet auteur cherche à se mettre « à hauteur » de ses personnages et de son lectorat avec lequel il entretient un rapport horizontal et interactif. VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 139 la prégnance de la bande, traduisant un mouvement vers le lecteur dont on sollicite la participation active 26. Il semble que ce mouvement soit ici particulièrement – graphiquement – mis en relief. A l’opposé, à la page 51, la Norvégienne qui escalade la Tour Montparnasse est montrée selon un plan en « radicale plongée », ce qui fait apparaître Thomas telle une fourmi au pied de la tour : « peut-être fallait-il se réjouir de n’être plus qu’un petit point du passé qui bientôt s’effacerait totalement », dit le récitatif. De même, la première de couver- ture montre un héros lilliputien aux pieds d’une géante et dont le regard est tourné vers celle-ci (fig. 1). La page 66 représente une chute de notre antihéros (« La question, c’est à quoi je sers ? ») – dont l’image est reprise sur la page de titre alors que le final matérialise l’envol métaphorique du couple (p. 80) en un mouvement inverse d’ascension souligné par un oiseau. Il en résulte une forme de mise en scène doublée d’une mise en espace questionnant l’équilibre des rapports homme-femme, question que l’on retrouve au cœur du théâtre de Bégaudeau : d’abord dans Le Problème, puis dans Un deux un deux 27.

2. 3. Les mises en abyme et citations graphiques

Dans MOC, le roman Belle du seigneur est graphiquement cité comme un appât pour séduire : échec cuisant, fin de non recevoir qui flirte avec le burlesque (fig. 3-4). Or cette œuvre magistrale de Cohen nous apparaît éminemment significative d’une mise en scène de l’histoire d’amour, de la théâtralité qui lui est inhérente dans ses différentes étapes, du jeu de la séduction à la passion qui s’ensuit. Le thème du livre-appât évoque déjà une mise en scène, un jeu. Si Bégaudeau reproche à ce roman sa vision misogyne de la relation amoureuse, il semble que son personnage masculin se situe dans un rapport de domination inversé, victime d’une mise en scène qui lui échappe. La planche suivante laisse entrevoir le titre du livre qu’elle est en train de lire et qu’elle lui conseille : il s’agit de MOC et Thomas découvrant l’album dans l’album semble de plus en plus abattu au fil de sa lecture. L’avant-dernière page laissera apercevoir un album intitulé FOC (i. e. « Femme Occidentale Contemporaine »).

26. G. Lascaut, in B. Eizykman (éd.), Plates bandes à part, p. 33. 27. Pièce inédite, transmise par l’auteur : http ://www.theatredebelleville.com/ prochainement/item/97-un-deux-un-deux 140 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3 — MOC, p. 11, vignettes 5 et 6.

Une autre scène présente une sorte de mise en abyme : une jeune femme déguisée en soubrette aborde Thomas à la terrasse d’un café et l’embrasse de façon impromptue (voir infra, fig. 7). Il s’agit en fait d’une mise en scène factice et burlesque dans le cadre d’un enterrement de vie de jeune fille, comme on le comprend à la planche suivante (p. 76). Le lecteur, par identification à Thomas, se trouve ici pris dans une forme d’illusion dramatique, au sens étymologique de « jeu » (ludus).

2. 4. L’importance du corps ou le narcissisme amoureux

Le corps revêt une importance certaine dans l’œuvre de cet auteur (voir sa pièce intitulée Le Foie) qui reconnaît cependant que son théâtre est relativement dénué de gestes (entretien cité). De fait, Thomas est sou- vent représenté avec les mains dans les poches, ce qui illustre une diffi- culté à se positionner dans l’espace. Celle-ci sera verbalisée à la page 58, notre antihéros se posant en Narcisse des temps modernes face à son miroir (fig. 4) : « Je ne sais pas comment me tenir. Je ne sais pas com- ment me positionner. Je ne sais pas quoi faire de mon corps. Je ne sais pas où me mettre. Qu’est-ce que je vais faire de moi ? ». En un mouve- ment réflexif, cette scène nous invite à envisager la BD comme miroir : « Je suis un miroir à alouettes, un miroir à humains, Je multiplie les embuscades » 28. Une dizaine de pages plus loin, il tentera de se travestir (p. 70) : « Moi la BD, je suis un agent double. […] Je suis toujours un autre et je suis plurielle » 29.

28. G. Lascault, in B. Eizykman (éd.), Plates bandes à part, p. 22. 29. Ibid., p. 21. VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 141

Fig. 4 — MOC, p. 58, vignette 6.

2. 5. Les banderoles ou le comique de situation littéralisé

Les slogans des manifestations nous parlent aussi du corps : « Les machos, on en a plein les couilles » clament les féministes (p. 27). « Mon clitoris m’appartient » figure ironiquement sur une banderole que Thomas bran- dit. (p. 46). Les banderoles se trouvent ici mises en relief par une sorte de cadre dans le cadre, qui se substitue presque aux dialogues, révélant une ironie mordante : « Je déteste les faux féministes » / « Je suis juste venu pour draguer… » (p. 27, reprise sur la page intérieure de l’album). Il s’agit là, au sens propre, d’un dialogue de sourds matérialisé par l’écrit. C’est encore les rapports homme-femme et une forme de malentendu qui sont interrogés : « Moi je dresse un inventaire des femmes. […] Je multiplie les déboires sentimentaux sans pathos » 30 (fig. 5).

2. 6. Les dialogues de sourds

Dans la BD, la plupart des dialogues – y compris en chat sur la toile, représentés dans des cadres roses et bleus comme de réels dialogues dont les locuteurs seraient hors-case (p. 53) – tournent court, virant au dia- logue de sourds, voire au monologue (p. 18). Cela renvoie au motif de l’incommunicabilité, qu’on retrouve notamment dans la pièce Le Foie, ou encore du Problème. A contrario, dans la pièce Un deux un deux qui rend compte des étapes ultérieures d’une histoire amoureuse, une réelle conni- vence se manifestera au travers des dialogues. Il nous semble alors que la BD, du fait de sa structure conçue comme un éternel recommencement

30. Ibid., p. 27. 142 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 5 — MOC, p. 18, vignettes 5 et 6. que reflète la fragmentation en planches, mette au jour ce qu’on pourrait appeler un « bégaudage » (en référence au « marivaudage ») qui se caracté- riserait par une entrée en matière aussi timide que directe et maladroite (« Pardon, je crois que je viens de tomber amoureux de vous »), souvent répétitive, dénuée de préciosité et convoquant un humour touchant au burlesque qui traverse les autres écrits de l’auteur : « Pardon, j’imite très bien le cri du pingouin ». Dans le tapuscrit, la répétition du « Pardon » apparaît en gras, comme un ajout, anaphore soulignant la mécanique comique. La répétition est au service de l’humour, reflétant le fameux « mécanique plaqué sur du vivant » de Bergson. Dans cet échange, la suc- cession des lieux que permet la BD à travers la succession de cases met en relief le rebond ironique de la réplique « cool ! » :

L : Tranquille. J’ai un mec depuis six mois. Lui : cool ! L : il veut qu’on fasse un enfant Lui : cool ! Ascenseur L : en plus on sera raccord sur l’éducation, on s’est rencontrés aux Jeunes socialistes. Lui : cool. Rue L : on espère juste que ce sera un trisomique Lui : cool ! Ils se quittent. VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 143

La ponctuation exprime le désarroi mutique du héros dans certaines situations, les ponctèmes remplissant parfois l’espace d’un phylactère et se substituant alors au discours, ou le précédant en une sorte de cataphore (fig. 6).

Fig. 6 — MOC, p. 25, vignettes 3 et 4.

Il serait donc intéressant d’appréhender la BD comme un medium adéquat à évoquer la part de jeu (et de malaise potentiel) initial dans la séduction – jeu qui donne ici à rire à la façon d’une comédie – préalable à la relation en elle-même qui pourrait trouver le cas échéant un medium privilégié dans le théâtre avec le développement d’un dialogue où les voix d’Elle et Lui se conjuguent (voir la pièce Un deux un deux) alors qu’elles se cherchent – et ne se trouvent pas forcément dans la BD. Dans l’entretien qu’il nous a consacré, François Bégaudeau a insisté sur sa recherche des potentialités médiopoétiques propres à une forme/ un support : « je suis relativement plastique d’un art à l’autre parce que je me demande toujours ce que cette forme induit comme mode d’énoncé ». Sémiotiquement, la BD met en relief une superposition de voix de différentes natures mais inscrites simultanément dans un même espace graphique qui entrent – ou non – en dialogue et en résonance. La fin de MOC donne à voir (à entendre) un perroquet moqueur allé- gorisant une « voix intérieure » qui tend vers l’autodérision (fig. 7). Il va de soi que cette voix-ci – certes allégorique mais présentée comme effectivement proférée – prend une tonalité particulière, incarnée par le détour animalier qui accentue la distanciation. 144 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 7 — MOC, p. 76, vignette 4.

3. Petite frappe ou la théâtralité du foot

3. 1. Du marivaudage au bégaudage, l’art de la drague

L’auteur a scénarisé une deuxième BD, récemment parue sous le titre Petite frappe (avec Grégory Mardon qui l’a illustrée), mettant en scène les aventures d’un jeune footballeur (fig. 8). Dans la continuité de l’al- bum précédent, on retrouve une forme de « bégaudage » à travers la mise en scène d’une opération de drague du protagoniste pour son ami. Marivaux n’est pas si loin :

– Y a mon pote Azdine, il t’a élue fille de l’année. – J’suis contente pour lui. – A égalité avec Leila Bekthi. – Pourquoi il vient pas me le dire ? – Les résultats du vote sont encore secrets. – Pourquoi tu les dis alors ? – Ça me fait un prétexte pour te parler (p. 27) (fig. 9).

3. 2. Théâtralité dans le monde footballistique

Ainsi, même si cette deuxième BD s’avère plus résolument narrative que la première qui se caractérise par un faible degré de narrativité, la théâtralité y est encore patente : le terrain de foot représente la scène alors VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 145

Fig. 8 — Petite Frappe, première de couverture.

Fig. 9 — Petite frappe, p. 27, vignettes 1, 2 et 3. 146 ÉTUDES DE LETTRES que les vestiaires constituent les coulisses. La première de couverture (voir fig. 8) suggère la dimension spectaculaire et scénique du football en le reliant à la scène musicale. En outre, certaines planches illustrent par- faitement la mimogestualité dont usent et abusent les footballeurs et dont la coupe du monde nous a offert un nouvel aperçu (fig. 10). Les corps sont magnifiés ainsi que les gestes techniques, l’auteur ayant d’ailleurs coordonné un ouvrage sur le sujet 31. Les planches donnent à voir une sorte de ballet (pour le dire avec les mots de Blutch, cité précédemment), de chorégraphie autour du ballon. Outre cette mise en lumière des corps, les cadres enchâssés dans la BD – qui illustre sémiotiquement une dialectique ordre-désordre – peuvent signifier l’autorité (voire les autorités enchâssées) à laquelle cet ado- lescent rétif est soumis et tend à échapper. Notons que l’auteur est aussi essayiste 32, critique et journaliste sportif. Il a aussi conçu et interprété une pièce sur le foot (Non réconciliés), ainsi qu’une fable étiologique (L’invention du jeu).

Fig. 10 — Petite frappe, p. 7, vignette 5. 3. 3. Œil de lynx et oreille de rocker

L’une des originalités de cette BD – et sans doute l’un des foyers de littérarité – est d’accueillir en son sein un lynx aux échos mythologiques et aux traits féminins, aussi allégorique qu’énigmatique. Celui-ci est

31. Avec X. de La Porte, Le Sport par les gestes. 32. Il est l’auteur, avec Joy Sorman, d’un essai sur la jeunesse: Parce que ça nous plaît. L’invention de la jeunesse, Paris, Larousse, 2010. VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 147 d’abord entraperçu puis rencontré par Jon au cours d’une séquence dont les couleurs rosées et violacées suggèrent l’onirisme. Il vient délivrer un message, tout en délivrant précisément notre héros d’un destin tracé. Et la BD, au delà du jeu amoureux du chat et de la souris illustré par MOC, de se faire récit initiatique au travers de cette voix particulièrement éloquente (fig. 11). En outre, un nouveau medium intervient ici à travers la musique dès lors que la BD est accompagnée d’une bande-son, avec des liens à suivre pour écouter les morceaux sur la toile : il s’agit de la BO de la BD. C’est l’ex-auteur et chanteur du groupe « Zabriskie point » 33 qui exprime son amour infaillible pour le rock en mettant en scène cette expérience à tra- vers un groupe de rockeuses. C’est la musique qui permet métaphorique- ment l’échappée, l’envol, l’émancipation, la sortie du cadre que suggère la dernière image (fig. 12), en un mouvement métaphorique d’ascension, d’envol qui n’est pas sans rappeler celui de MOC.

Fig. 11 — Petite frappe, p. 148, vignettes 1 et 2.

Ecrire à travers les genres

Au vu de tous ces liens intermédiaux qu’éclaire le parcours polyvalent de l’auteur, l’œuvre de ce dernier nous apparaît emblématique du concept de médiaculture. De fait, il ne rechigne pas à aborder par la BD des thèmes qui lui sont chers et qu’il a traités sous d’autres formes médiales : son premier roman Jouer juste entremêlait déjà l’amour et le foot. Dans

33. Notons que ce nom de groupe fait encore référence au cinéma (film d’Antonioni). 148 ÉTUDES DE LETTRES ces conditions, il ne semble pas y avoir de medium privilégié chez Bégaudeau qui s’essaie à tous les media et registres. D’une certaine façon, il œuvre ainsi, et notamment à travers la BD qui n’est pas « casable » (selon le bon mot de Dürrenmatt), à déconstruire la hiérarchie des genres, à déjouer les codes en interrogeant en permanence les frontières intermédiales : son écriture touche à tout, à tous les genres, y compris au sens sexuel de ce terme puisqu’il n’hésite pas non plus à adopter des points de vue féminins par exemple dans Au début (récits sur la maternité) 34 ou encore à travestir son personnage comme dans MOC. Il lui plaît aussi d’intégrer des liens hypertextuels vers des clips musi- caux, constituant par là-même une sorte de BO de ses livres (voir aussi Deux singes ou ma vie politique). L’intermédialité – ou plus précisément, parlons avec Jean-Pierre Bobillot, de « permédialité » avec ce que ce concept évoque de perméabilité, de porosité – apparaissent alors au cœur de son œuvre, comme en témoignent les formes multiples qu’ont pris, prennent et prendront ses travaux : théâtre, BD, films 35, pièce radiophonique, chroniques journalis- tiques… Notons que la dimension participative est ici nodale : l’auteur tient un site internet qui manifeste sa fibre essentiellement démocrate et constitue un prolongement, pour le coup « multimédial », de son œuvre écrite et dra- maturgique, au travers duquel il anime et met en scène sa posture d’auteur 36. Une posture marquée par l’humour, la recherche d’une frappe comique qui se décline différemment selon les espaces médiologiques investis : la BD rend particulièrement lisible/visible le décalage, le malentendu voire la mésentente entre plusieurs voix qui tendent à se superposer plutôt qu’à se croiser ou à se conjuguer, le malaise et la solitude des corps engendrés par certaines situa- tions, la répétition, mise en relief par la succession des cases, d’une même situation ou d’un même schéma dialogique qui tourne en boucle. La BD nous apparaît alors comme un lieu propre aux rebonds comiques comme aux rebondissements théâtraux, aux coups de théâtre, tout en offrant un espace de jeu et de subversion, d’échappée et de délivrance vis-à-vis des codes éprouvés dans le cadre du roman.

Camille Vorger Université de Lausanne

34. Texte qui a fait l’objet d’une lecture à plusieurs voix au théâtre de Dax. 35. Son roman La Blessure, la vraie est en cours d’adaptation par Kechiche et les droits de MOC ont été achetés dans cette même perspective cinématographique. 36. http ://begaudeau.info/ VERS UN THÉÂTRE GRAPHIQUE 149

Fig. 12 — Petite frappe, p. 158. 150 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

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Crédits iconographiques

Bégaudeau, François, Oubrerie, Clément, Mâle Occidental Contemporain. © Editions Delcourt, 2013.

Bégaudeau, François, Mardon, Grégory, Petite frappe. © Editions Delcourt, 2014.

PING PONG

LITTÉRATURES À L’ÉTAT ORAL : PRÉSENCE, CORPS, POSTURE. ORALITÉS DE LA LITTÉRATURE : PERFORMANCE, PHYSICALITÉ 1, VOCATURE

Dans ce texte conclusif à quatre mains, Jérôme Meizoz et Camille Vorger se proposent de saisir les mots-balles au bond 2, pour mieux approfondir la réflexion autour des nouvelles formes que revêt l’oralité contemporaine, en écho à des pratiques qui ont traversé (et rebondi dans) l’histoire de la littérature orale.

Du livre au live, en passant par le CD/DVD

JM : Un marché du livre en crise et en pleine mutation, l’évolution des modes de commercialisation, l’impact des réseaux sociaux ainsi que la spectacularisation des loisirs contribuent à transformer les modes de réa- lisation de la littérature à l’état oral. Depuis plusieurs années, on observe de nouvelles tendances à impliquer le corps et la voix des auteurs, essaimées à partir de pratiques latérales au champ littéraire comme le rap, le slam, le stand-up ou la performance d’art contemporain. Dans ces types d’incarnations orales des textes, les écrivains accompagnent physiquement leurs livres et les investissent d’un effet de présence. En Suisse, le collectif plurilingue Bern ist überall s’est fait un nom sur la

. 1 Néologisme forgé par l’auteur compositeur interprète Bertrand Belin dans une interview (voir par exemple: http://www.franceculture.fr/emission-la-revue-musicale- de-matthieu-conquet-bertrand-belin-ecrit-comme-il-chante-grave-2015-10-12). 2. Ces mots figurent en majuscule dans le texte. Une coïncidence a voulu que ce titre « Ping pong » fasse écho au concept littéraire offert par Brigitte Giraud et Albin de la Simone, auquel Jérôme Meizoz fait allusion ci-après. 154 ÉTUDES DE LETTRES scène littéraire par l’originalité de ses performances collectives, cocasses et créatives. Plusieurs des membres du groupe publient des œuvres impri- mées, mais les créations du collectif en sont distinctes (ils ne viennent pas lire leur texte sur scène, ils écrivent pour la scène). D’ailleurs, c’est sous forme de CD qu’ils pérennisent leurs activités, non sous forme de volumes imprimés. Pensons à la diversités des manifestations qui mobi- lisent l’oralité des auteurs : balades littéraires avec lecture de textes, entre- tiens publics, performances avec musiciens, festivals littéraires à thèmes (Petites Fugues, Banquet du Livre, etc.) mais aussi résidences d’auteur assorties de lectures publiques orientées vers des projets éducatifs et sociétaux.

CV : Ivy, qui est à l’initiative des scènes slam à Montréal et qui nous a fait le plaisir d’apporter sa plume, en ouverture du présent volume, a publié l’album Slamérica (2008) sous la forme d’un livre-CD, objet hybride dont le préambule attire l’attention sur cette bivalence 3 :

Vous tenez entre vos mains un livre et un CD. […] Vous n’êtes en rien tenu d’écouter le disque ; le livre seul suffit. Rien ne vous force à continuer de lire le livre, le disque est un objet en soi. En d’autres mots, livre et disque peuvent se consommer indépendamment l’un de l’autre. […] Toutefois, si vous faites les deux – lire le livre en écoutant le disque – vous découvrirez un troisième objet artistique : VOUS. Et c’est de loin le plus important. Sans vous, le livre reste lettre morte, le disque un vulgaire objet circulaire 4.

Il reste que ce « vulgaire objet circulaire » permet aussi de (re)donner voix à des poètes comme Prévert qui, selon Ivy, était un slameur avant l’heure : « Slame ! Comme slamait Jacques Prévert… ». L’exemple de la mise en voix et en musique de ses poèmes par Frédéric Nevchehirlian s’avère emblématique d’une re-création poétique, à la façon d’un palimpseste sonore. En effet, en reprenant par exemple les « Feuilles mortes » chantées par les plus grands interprètes, le slameur marseillais conçoit la reprise comme la résolution d’un problème, d’une énigme

. 3 Voir aussi le récent album Funambule de Grand Corps Malade qui se présente aussi sous cette forme, avec un format qui accentue cependant la verticalité de la posture de « poète debout ». 4. Ivy, « Terre à l’horizon », p. 5-6, in Slamérica. PING PONG 155 contenue dans la chanson. La nouvelle voix qui porte le poème s’inscrit alors dans une forêt de voix dont on perçoit le lointain écho et offre tout un éventail de modalités : de la voix chantée au « récitatif scandé » (Zumthor) en passant par la « voix chantonnée » (Fonagy), de multiples variations sont possibles au sein de la « vocature » (Bobillot). Il s’inscrit ainsi, d’une certaine façon, non seulement dans l’histoire de la chanson et dans la mouvance du slam, mais aussi dans l’esprit de la poésie sonore, dont témoignent les performances originales d’un Ghérasim Luca ou d’un Heidsieck pour ne citer que ces deux grands noms 5.

Une littérature qui s’expose « hors-le-livre »

JM : On dispose encore de peu de travaux sur ces multiples formes de déclinaison de la littérature « hors du livre », mais la plupart impliquent directement la présence de l’auteur, dès lors support plus ou moins actif d’une posture publique 6. A tel point qu’on a pu parler d’un « tournant festivalier » de la vie littéraire 7. Ainsi, de nouveaux champs de recherche s’ouvrent actuellement aux phénomènes des festivals de littérature 8, des lectures publiques et performances littéraires 9 ; au genre de l’entretien avec l’auteur 10, enfin aux postures des écrivains à la RADIO et à la télévision 11.

CV : Les créations RADIOPHONIQUES et cinématographiques ne datent pas d’hier : celles d’Angela Carter répondent à la nécessité de décliner en trois dimensions l’art de conter. Dans sa contribution, Martine Hennard Dutheil a souligné le pouvoir de métamorphose, de re-création du son. On assiste non seulement à une pluralité de voix dont la rencontre recrée une certaine magie portée par les technologies modernes, mais aussi à une pluralité de co-auteurs avec les intervenants techniques. Outre cette complexification de la notion d’auteur, la

. 5 G. Luca, Sept slogans ontophoniques ; B. Heidsieck, Poésie action. 6. J. Meizoz, La Littérature “ en personne ”. 7. O. Rosenthal, L. Ruffel (éds), La littérature exposée. 8. G. Sapiro, La sociologie de la littérature. 9. C. Vorger (éd.), Slam. 10. O. Cornuz, D’une pratique médiatique à un geste littéraire. 11. F. Vallotton, « Voix et postures du poète ». 156 ÉTUDES DE LETTRES diffusion de masse soulève la question de la hiérarchie entre les genres, ce qui rejoint notre questionnement autour du slam qui se revendique comme un art ou un dispositif « populaire ». L’apparition des « concerts littéraires » contribue aussi à une recréation et à une diffusion scénique des textes, notamment autour de la programmation de la Maison de la poésie à Paris.

JM : Ces phénomènes le mettent en évidence : un caractère scénique, littéral et métaphorique, s’attache ainsi à la vie littéraire, inhérent à sa dimension publique. Autrement dit, dans le sillage de l’actio de l’ancienne rhétorique, la posture d’un auteur engage au moins deux dimensions de l’activité littéraire : elle constitue un effet scénique (une persona) et une activité énonciative (un ethos : ton, oralité, corporalité).

L’art à l’état vif

L’on gagne d’ailleurs à différencier les pratiques et modes d’incarnation de la littérature à l’état oral 12. Ainsi faut-il distinguer une lecture publique d’une performance complexe et ritualisée, comme en propose le slam 13. Lors d’un séminaire donné au printemps 2009 avec le lin- guiste Marcel Burger, nous avions recouru à l’observation ethnogra- phique d’une soirée slam à Lausanne et comparé nos descriptions aux documents conservés sur les performances futuristes et dadaïstes 14. La disposition de la salle, les règles de circulation et d’énonciation, le rôle dévolu au public, les temps de parole, tout cela y participe d’un « art à l’état vif », selon le mot de Shusterman 15, qui excède largement le texte imprimé comme dans la culture RAP 16.

12. Sur la notion d’activité littéraire, voir J. Meizoz, « “ Ecrire, c’est entrer en scène ” ». Le présent article reprend et développe quelques éléments de cet article, issu d’une leçon inaugurale à l’Université de Lausanne (19 novembre 2014). 13. Sur les implications de la performance orale, voir P. Zumthor, Introduction à la poésie orale et du même, Performance, réception, lecture. 14. Pour une approche d’ensemble, voir aussi A. Barras, E. Eigenmann (éds), Textes en performance. 15. R. Shusterman, L’art à l’état vif. 16. A. Pecqueux, Voix du rap. Il est à peine besoin de rappeler que toutes les civilisations n’ont pas le culte du livre comme c'est le cas des trois monothéismes juif, PING PONG 157

CV : Dans l’opus cité, Richard Shusterman a souligné la prégnance du rythme dans le RAP et la nécessité de l’éprouver physiquement : « une appréciation complète des dimensions esthétiques d’un disque de rap exigerait non seulement qu’on l’écoute, mais qu’on le danse, afin de res- sentir son rythme en mouvement » 17. La danse permet en effet d’être en phase, de faire corps avec le morceau, de se laisser traverser par son rythme – les rythmes des mots et de la musique. De fait, le rap est, éty- mologiquement, non seulement bavardage (to rap) mais aussi, et surtout, rythme (Rythm and Poetry). Art où la parole est reine, pour reprendre la formule – appliquée au conte – de Martine Hennard Dutheil, et le beat roi. Dans son article sur l’invectif dans le rap français, Denis Saint- Amand souligne aussi l’importance du « contrat d’écoute » fondé sur l’authenticité, la sincérité de l’artiste qui se met à nu face à son public. Nous avons parlé, en d’autres lieux, de « posture de l’impudeur » 18 pour décrire ce pacte implicite qui se noue au sein d’une communauté de réception. La performance est une co-construction, un partage, un appel à l’auditure.

Des performances « multimédiales » ou « transmédiales »

JM : Dire son texte, assumer l’oralité, c’est renvoyer à l’état non imprimé de la littérature, à une tradition antérieure souvent oubliée mais dont on peut réactualiser les formes : l’écrivain François Bon performe ses textes, accompagné de musiciens, en vue de diffusion filmée sur la toile 19. Progénitures de Pierre Guyotat a été lu en public au Centre Pompidou en 2000, et le volume qui a suivi chez Gallimard s’accompagne d’un CD afin de réaffirmer le primat de la lecture sur le texte fixé. A Montréal, chrétien et musulman. Que le monde hindouiste, par exemple, privilégie l’oral comme mode d’expression et de transmission des savoirs, et que chaque forme artistique appelle des « agentivités » multiples, diverses, selon le dispositif qu’elle propose. A ce sujet, A. Gell, L’art et ses agents. Voir aussi M. Watthee-Delmotte, Littérature et ritualité. 17. R. Shusterman, L’art à l’état vif, p. 206. 18. C. Vorger, Slam. 19. Voir ici les travaux de Camille Vorger sur le slam (Slam, une poétique) et du poète Jean-Pierre Bobillot sur la « lecture/action » : Poésie sonore. Quelques photos de per- formances sur le site animé par Gilles Bonnet (Université de Lyon III), http ://perfor- mance-litteraire.net, consulté le 25 janvier 2013. 158 ÉTUDES DE LETTRES

Jonathan Lamy ne se contente pas de publier des recueils de poèmes, il se met en scène dans une « performance-installation », intitulée « Destruction d’un manuscrit » (2011) 20. La romancière Brigitte Giraud décline actuellement son écriture sous trois formes : après avoir créé une « lecture dansée » avec la chorégraphe Bernadette Gaillard (BG/BG parce que je suis une fille), elle en élabore un roman (Avoir un CORPS, 2013) et prépare un spectacle musical sur le même texte avec le musicien Albin de la Simone, donné dès janvier 2014 21.

CV : Dans la lignée d’un Ghérasim Luca ou d’un Heidsieck, le CORPS demeure central dans la poésie sonore avec des artistes contemporains comme Sébastien Lespinasse (et ses « Bruits de bouche ») ou Vincent Barras (« Découpe ») qui mettent leur corps en jeu/en scène de diverses façons. Outre ces performances poétiques, nombreux et nombreuses sont les auteur.e.s contemporain.e.s qui donnent corps à leurs écrits sous forme de lecture-musicale, lecture performance, etc. Olivia Rosenthal a conçu, avec le musicien Pierre Avia une lecture musicale de Mécanismes de survie en milieu hostile (2014), ainsi qu’une lecture performance de On n’est pas là pour disparaître (2007) dans le cadre d’une exposition du BAL à Paris 22. Maylis de Kerangal a collaboré avec le chorégraphe Sylvain Groud en vue d’une lecture chorégraphiée et dialoguée 23. Edith Azam affectionne les lectures-performances qui donnent l’occasion de « Découdre la parole », de donner à voir/à entendre des fragments d’un work in progress 24. Elle s’attache ainsi à déconstruire la cohérence et la fixité de l’écrit pour mieux en révéler la mouvance – selon le concept forgé par Zumthor – et le potentiel néologène (« je m’haribotise la tête »)

20. Jonathan Lamy, « Destruction d’un manuscrit » (performance-installation), Salon de la marginalité, Montréal, 4-5 février 2011. Voir http ://www.effetsdepresence.uqam. ca/Page/jonathan_lamy.aspx, consulté le 25 janvier 2012. Plus généralement, les « per- formance studies », aux USA et au Canada, portent sur le théâtre et les arts vivants, mais se préoccupent peu de la dimension scénique de la vie littéraire. Je pense aux tra- vaux de Josette Féral et de son groupe de recherche à l’UQAM de Montréal. 21. Ch. Rousseau, « Rechercher l’équilibre », p. 6. 22. Le 2 juillet 2015 (http ://www.le-bal.fr/fr/mh/le-bal-lab/rencontres-performances/ lecture-performance-dolivia-rosenthal/). 23. www.concordanse.com/Sylvain-Groud-choregraphe-Maylis-de-Kerangal- ecrivain 24. Par exemple au Centre Pompidou en novembre 2009 : www.dailymotion.com/ video/xb9d2g_bruits-de-bouche-edith-azam-bouche_creation PING PONG 159

à la faveur de la performance scénique. A travers le jeu des néologismes, l’écriture est ainsi conçue – et exposée – dans sa matérialité et sa plasticité. Elle s’inscrit dans une logique d’hybridation et s’expose « dans tous ses états ».

JM : Ces pratiques sont désormais sur le devant de la scène, en témoignent un éditorial et plusieurs articles du Monde des Livres, célé- brant le fait de « renouer avec une longue période de l’histoire humaine (…) où les textes écrits étaient d’abord les prétextes d’une cérémonie orale » 25. Comme le font les artistes contemporains depuis longtemps, certains écrivains MEDIATISÉS (ou familiers des procédures média- tiques) me semblent désormais intégrer leurs apparitions littéraires publiques à l’espace même de l’œuvre. C’est le cas des lectures à haute voix de Christine Angot, des apparitions télévisées de Houellebecq, Frédéric Beigbeder ou Amélie Nothomb (Saunier, 2012). En 1925 déjà, Henri Roorda avait imaginé donner une conférence sur le suicide, à l’is- sue de laquelle il passerait à l’acte. Edouard Levé l’a fait, ou presque, en publiant Suicide (2008) juste avant de mettre fin à ses jours.

CV : Michel Houellebecq, avant de publier son recueil de poèmes Configuration du dernier rivage (2013) et d’en confier la mise en chan- son à Jean-Louis Aubert sous le titre Les Parages du vide (2014), a par- ticipé à des émissions de radio au cours desquelles il a livré – délivré devrait-on dire, si l’on entend par là « libérer du livre, de l’écrit » – des poèmes inédits portés par sa propre interprétation 26. Expérience de mise en voix à laquelle il s’était déjà adonné dans Présence humaine (2000). L’écrivain hautement MEDIATISÉ – pour ne pas dire surexposé – s’est aussi confronté à de nombreuses expériences cinématographiques, comme scénariste, co-scénariste et/ou comédien 27 alors que ses œuvres romanesques donnent lieu à de multiples recréations transmédiales :

25. J. Birnbaum, « Les noces du texte et de la voix », p. 1. 26. www.franceculture.fr/emission-ca-rime-a-quoi-michel-houellebecq-en-exclusi- vite-2013-01-06 27. Voir par exemple L’enlèvement de Michel Houellebecq de Guillaume Nicloux, 2014. 160 ÉTUDES DE LETTRES en témoigne la récente mise en scène des Particules élémentaires, déjà adapté cinématographiquement, par Julien Gosselin 28.

Un engagement corporel et existentiel

JM : Jacques Dubois a ainsi montré que la démarche de Christine Angot « engage intimement l’être de l’auteur », réservant à celui-ci le pre- mier plan, avant même l’œuvre. L’engagement physique de la personne dans l’œuvre caractérise la démarche controversée de Christine Angot. Celle-ci estime que ses textes autofictifs trouvent leur pleine réalisa- tion non dans l’ouvrage imprimé, mais au cours de la lecture publique, lorsque la voix et le corps portent le texte et assument sa charge intime. Elle en fait une condition de la force provocatrice du récit. La narratrice de Quitter la ville assène par exemple :

Je ne veux plus jamais entendre dire que ce n’est pas important la vie des écrivains, c’est plus important en tout cas que les livres. […] C’est un acte quand on parle. Quand on parle c’est un acte. Et donc ça fait des choses, ça produit des effets, ça agit 29.

Il y a là quelque chose qui rappelle un autre engagement existentiel et corporel dans l’écriture, au ton volontiers assertif voire prophétique, celui de Marguerite Duras 30. Mais plus largement, et quelle que soient les controverses autour de ses autofictions, Angot pose la question d’une littérature qui serait avant tout performance, actualisation directe, communication au public par la voix de l’auteure. La performance engage la question de l’« oralité », non pas au sens de Meschonnic, mais au sens donné à ce mot dans les ultimes travaux de Paul Zumthor :

[…] la notion d’oralité met en cause un caractère remarquable de la civilisation d’origine européenne depuis deux ou trois siècles, la littérarisation de la culture.

28. Avignon, juin 2013, puis en tournée au théâtre de l’Odéon et dans toute la France. 29. Ch. Angot, Quitter la ville, p. 13, citée par J. Dubois, Figures du désir. 30. M. Duras, Ecrire. PING PONG 161

Radicalement sociale, autant qu’individuelle, la voix, en transmet- tant un message, signale en quelque façon la manière dont son émet- teur se situe dans le monde et à l’égard de l’autre à qui il s’adresse. La présence, dans un même espace, des participants de cet acte de communication, les met en position de DIALOGUE (réel ou virtuel), engageant ici et maintenant, dans une action commune, leur totalité individuelle et sociale. L’écriture est inapte à produire de tels effets, sinon de façon indirecte et métaphorique 31. CV : Des auteurs comme Samuel Archibald cherchent à réintégrer une fonction phatique et une dimension DIALOGIQUE dans l’écrit – dans leur écriture. Marie-Hélène de La Rochelle le décrit en termes d’appel : « le sens établit la communauté de sa réception ». En d’autres termes, son écriture traduit le désir de « faire dialoguer le Québec avec une Francophonie accueillante », à l’heure où le slam ambitionne précisément de créer une « famille internationale de poètes ». Quand l’adresse est directe et immédiate dans le slam (qui peut parfois tendre, à l’instar du rap, à la joute), la fraternité, l’amitié sont rendues, mimées, médiatisées par des effets stylistiques de familiarité dans le discours écrit d’Arcim- bald.

De nouvelles voies pour donner vie aux textes

JM : Il faut donc dépasser le « préjugé littéraire » 32 qui identifie abusivement la littérature à l’écrit, en manifestant une conception étroite et historiquement circonscrite de celle-ci. Il n’est pas satisfaisant d’étudier la littérature à partir du seul objet textuel imprimé, sans y ral- lier un ensemble de pratiques. Car le « texte », hors situation, interlocu- tion et ritualisation qui le constituent en activité complexe désignée par le terme de « littérature », n’est qu’un « objet imaginaire, purement théo- rique, que constitue un énoncé dépourvu d’intonation » 33. Dans une perspective pragmatique, Schaeffer notait également :

31. P. Zumthor, « Oralité » (www.erudit.org/revue/im/2008/v/n12/039239ar. html ?vue=plan, §33-34). 32. P. Zumthor, Performance, réception, lecture, p. 12. 33. Avec le linguiste Ph. Martin, définissons le texte comme « l’objet imaginaire, purement théorique, que constitue un énoncé dépourvu d’intonation » (Intonation du français, p. 14). 162 ÉTUDES DE LETTRES

[…] une œuvre n’est jamais uniquement un texte, c’est-à-dire une chaine syntaxique et sémantique, mais elle est aussi, et en pre- mier lieux, l’accomplissement d’un acte de communication inte- rhumaine, un message émis par une personne données dans des circonstances et avec un but spécifiques, reçu par une autre personne dans des circonstances et avec un but non moins spécifiques 34. La constitution d’un corpus écrit de textes littéraires est une opération savante qui tend à grouper en un « espace abstrait » un ensemble de textes référant à des activités très différentes. Claude Duchet le note à propos des MANUELS de littérature :

La poésie chantée du Moyen Age ou du XVIe siècle : une page ; le théâtre du XVIIe siècle classique : un texte découpable à merci. Evacué du même mouvement tout ce qui concerne le fonctionnement des énoncés au sein de pratiques discursives hétérogènes : l’Iliade est trai- tée comme si elle appartenait à la même formation discursive que Le Décaméron, lui-même associé, sans autre forme de procès, au roman naturaliste ou au conte kabyle. Dans l’espace abstrait défini par la notion de texte littéraire, tout est « du texte », et le manuel scolaire qui présente sur ses rayons les pages immortelles de tous les temps ne fait qu’accomplir une opération de muséification dont la critique entière porte la responsabilité 35.

CV : Il serait peut-être temps de concevoir les MANUELS de littérature – dont la dénomination semble suggérer le besoin de matérialité, voire de corporéité – comme des espaces ouverts et interactifs offrant la pos- sibilité, non d’une île, mais d’une rencontre potentielle avec les œuvres et leurs auteurs, en intégrant – le format numérique devrait le permettre aisément – des voix vives et corps en mouvement, soit non seulement des textes écrits mais des « totextes », selon le mot de Jacques Cosnier. De fait, le livre n’est plus le seul et unique lieu de rencontre avec le litté- raire, celui-ci investissant désormais d’autres espaces, explorant d’autres modes d’existence et d’expérience 36, et pouvant s’exposer, à l’image de l’art contemporain, comme processus plutôt que comme résultat. Cela permettrait, à rebours d’une « muséification » voire d’une fossilisation,

. 34 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 80. 35. Cl. Duchet, Sociocritique, p. 212. 36. Voir O. Rosenthal, L. Ruffel (éds), La littérature exposée. PING PONG 163 d’ouvrir à d’autres perspectives, dès lors que le livre n’apparaît plus comme le seul et unique horizon d’écriture.

Postures et signatures

JM : On touche ici à un lieu stratégique, celui des réalisations effectives de la littérature hors du livre dans des contextes divers, d’ordinaire négligés par la critique pour qui le modèle, historiquement relatif et minoritaire, de la lecture privée et silencieuse constitue le mode privilégié d’accès au texte 37. La théorie littéraire demeure inféodée à l’impensé d’une culture graphocentrée, alors que la voix demeure son parent pauvre 38. La perspective adoptée ici se veut toute différente, centrée sur l’état oral (corporel) et non sur la forme imprimée : autant l’activité littéraire peut se décrire à partir de l’engagement corporel des auteurs, autant du côté du public, il vaut la peine d’envisager l’expérience corporelle éprouvée à partir de l’oralité (voix, rythme, vibrations, etc.) 39. Comme le note Jacques Derrida a propos des fameuses hésitations de Patrick Modiano à la télévision :

[…] une parole performative, qui produit un événement, devrait être une parole qui affecte l’espace qui lui est donné de telle sorte qu’à la fin l’espace ne soit plus le même. Par exemple, qu’on accepte que quelqu’un parle mal et lentement, longuement à la télévision. Il y a quelqu’un que j’admire à la télévision, si un jour j’y vais, il fau- drait que je fasse comme lui, c’est Modiano. Voilà, il a réussi à faire accepter que non seulement les gens patientent quand il ne trouve pas ses mots,personne ne peut obtenir cela, mais il arrive que les gens espèrent qu’il va continuer parce que si un jour il parle vite..., ils sont là à jouir du fait qu’au fond il n’arrive pas, non le mot ne vient pas, et le temps passe, alors que d’habitude aucun, ni Anne Sinclair, ni Pivot n’accepte cela, avec lui on supporte. Alors je me dis, voilà

37. « La Lettre a tyrannisé la théorie littéraire », selon Ph. Jousset (« Le ton Stendhal », p. 87), alors que la voix en demeure le parent pauvre. 38. Sur cette question, voir l’étude classique de W. J. Ong, Oralité et écriture, p. 176. 39. Dans la perspective de la « soma-esthétique » proposée par R. Shusterman. 164 ÉTUDES DE LETTRES

quelqu’un qui a réussi à transformer la scène publique et à la plier à un rythme qui est le sien, il a réussi à SIGNER sa scène publique 40.

CV : A cet égard, les récitals de Ghérasim Luca sont particulièrement représentatifs d’une poétique du bégaiement tant ses balbutiements sont devenus une sorte de SIGNATURE vocale et scénique : « Et puis, il y a Luca, sa présence, sa voix. Présence fragile, en rupture, et voix au timbre roulant, venue des confins balkaniques, qui lutte à bout de chant contre une langue par trop commune, jusqu’à reprendre souffle à force d’essouf- flement » 41. Exemple éloquent de cette quête de résistance et d’étran- geté dans la langue dont témoignent aussi les entretiens avec Frédéric Nevchehirlian et Samuel Arcimbald. De voix qui interrogent la langue, la questionnent et la réinventent, répondant à une quête de présence – comme le suggère le très beau titre de Houellebecq « Présence humaine » –, de vie. Pour le dire avec les mots de Meschonnic : « La poésie fait vie de tout. Elle est cette forme de vie qui fait langage de tout » 42. Elle est « un continu du corps au langage et du langage à la vie », le poème étant un acte et la poésie « activité des poèmes », opposée à la notion de pro- duit culturel 43. Ainsi, non seulement « La mort de la littérature n’est pas annoncée » 44, mais je dirais même plus : la littérature est plus vive que jamais, vive la littérature !

JM : Qu’il s’agisse de performer son texte (François Bon, Christine Angot) ou simplement de s’exprimer en public dans le rôle d’écrivain (Modiano), l’auteur signe oralement « sa scène publique ». Autrement dit, l’oralisation est une « incarnation » 45, à la fois un acte énonciatif (ethos, vocalité, ton) et un réglage dramaturgique 46. De par son caractère

40. Jacques Derrida, in Portrait d’un philosophe : Jacques Derrida, in Philosophie, philosophie, revue de Paris VIII, 1997, soirée du 26 février 1996 au théâtre de l’Odéon. 41. G. Luca, Héros-limite, p. IX. 42. H. Meschonnic, La Rime et la vie, p. 247. 43. H. Meschonnic, « Chaque réponse et une question ». 44. Dernière phrase de l’introduction à l’ouvrage cité, par O. Rosenthal, L. Ruffel, La littérature exposée, p. 13. 45. J.-P. Esquenazi, Sociologie des œuvres, p. 121-128. 46. Je réfère ici à l’interactionnisme d’E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne 1, p. 238 sq. Sur les enjeux et limites de la métaphore dramaturgique, voir V. Stiénon, « Filer la métaphore dramaturgique ». PING PONG 165 ritualisé et contextuel, l’oralisation connote tout un procès artistique et affirme un type de positionnement littéraire.

Camille Vorger Université de Lausanne

Jérôme Meizoz Université de Lausanne 166 ÉTUDES DE LETTRES

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