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Perspective Actualité en histoire de l’art

2 | 2020 Danser

Annette Michelson : eros et mathesis Annette Michelson: eros and mathesis Annette Michelson: Eros und Mathesis Annette Michelson: eros e mathesis Annette Michelson : eros y mathesis

Enrico Camporesi

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/perspective/21981 DOI : 10.4000/perspective.21981 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2020 Pagination : 275-286 ISBN : 978-2-917902-90-5 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Enrico Camporesi, « Annette Michelson : eros et mathesis », Perspective [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 30 juin 2021, consulté le 01 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/perspective/21981 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.21981 Annette Michelson : eros et mathesis

Enrico Camporesi

– michelson, 2017 : Annette Michelson, On the Eve of the Future: Selected Writings on Film, Cambridge, Mass. / Londres, MIT Press, 2017. – michelson, 2020 : On the Wings of Hypothesis: Collected Writings on Soviet Cinema, Rachel Churner (éd.), Malcolm Turvey (préface), Cambridge, Mass. / Londres, MIT Press, 2020.

VariaVaria 275 « Mais qu’est-ce que la duchesse est en train de faire à sa 1. École de Fontainebleau, Portrait présumé de Gabrielle sœur ? » Annette Michelson rapporte une scène de visite au d’Estrées et de sa sœur musée du Louvre. Une amie – ou un ami – qui l’accompagne la duchesse de Villars, vers 1594, lui pose cette question alors qu’elles regardent ensemble le Paris, musée du Louvre. double portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur, la duchesse de Villars, au bain. L’observation de ce geste énig- matique – celui de la Duchesse qui « indique et encercle le mamelon du sein de sa sœur1 » – et le questionnement qui en découle occupent une place centrale dans l’essai intitulé « On the Eve of the Future » (1984). L’auteure ouvre celui-ci par une analyse du texte de Baudelaire « Morale du joujou » (1853), pour se concentrer ensuite sur la nouvelle éponyme de Villiers de L’Isle-Adam (c’est bien son Ève future, publié en 1886, qui donne son titre à l’essai), en passant par l’école de Fontainebleau, les vénus anatomiques du XVIIIe siècle et la statue de Condillac. Cette rapide évocation des références contenues dans l’article suscite immédiatement une sensation de désorientation chez le lecteur, qui grandit lorsque l’on s’aperçoit que le texte endosse par ailleurs un rôle emblématique : il donne son titre au premier recueil de son auteure. Publié en 2017, un an avant la disparition de Michelson, le volume en question porte le sous-titre « Écrits choisis sur le film ». Mais quel rapport entre le contenu de l’article et celui, général, de l’ouvrage ? Que représente cette « Ève future » pour Annette Michelson ? Comprendre cette articulation, à première vue peu évidente, peut permettre, en préambule, de déchiffrer le sens de la vaste opération intellectuelle entreprise par Annette Michelson dès les années 1960 et jusqu’aux années 2000. Dans son introduction au recueil, l’auteure précise ce qui relie l’essai aux enjeux du volume : l’attention portée au corps de Hadaly, l’androïde féminin décrit par Villiers dont Michelson retrace la généalogie, fait apparaître, tel un récit d’anticipation, l’effet des stratégies de tournage et de montage du corps féminin au cinéma. Pour reprendre les mots de l’article de 1984, ce corps serait non pas « l’objet d’une iconographie cinématique de répression et désir […] mais plutôt le terrain fantasmatique du cinéma en tant que tel2 ». La distinction est fondamentale car elle fait glisser l’attention du simple plan de la représentation à celui des stratégies formelles du film. C’est par ailleurs ce même déplacement de point de vue qui éclaire le choix des objets considérés dans le volume – essentiellement des films d’avant-garde ou expérimentaux, voire des films d’artistes qui ne partagent pas forcément les structures de signification du cinéma industriel et dont l’analyse nécessite, par conséquent, un renouvellement de l’appareillage théorique. C’est grâce à ces objets aussi qu’on parvient à entendre le double sens du titre du recueil : en anglais, the Eve of the Future pourrait évoquer non seulement « l’Ève » de Villiers, mais également « la veille du futur ». Les artistes considérés par Michelson (à l’exception de Martha Rosler3) travaillent en 16 mm dans une période qui précède l’adoption générale de la vidéo. Ce terrain de recherche représente, selon les mots de l’auteure, « une avant-garde historique et récente à la veille du futur4 », avant une bascule technologique majeure.

Que faut-il entendre par « terrain de recherche » ? Plus qu’un domaine dans lequel Michelson se serait spécialisée, il faut peut-être se figurer quelque chose comme un périmètre qui se serait dessiné au cours de (et grâce à) quelques rencontres spécifiques. En ce qui concerne le film, on pense à certaines œuvres (impossible de sous-estimer l’impact du long zoom avant de Wavelength de Michael Snow, 19675), à certains textes (la découverte, au milieu des années 1970, du projet d’adaptation par Sergeï Eisenstein du Capital de Marx6) ou encore à quelques interlocuteurs essentiels (des artistes comme le photographe et cinéaste Hollis Frampton7).

276 PERSPECTIVE / 2020 – 2 / Danser Au moment où Michelson commence à écrire sur le film, elle est déjà critique d’art depuis une quinzaine d’années. Installée à Paris dès 1950 et correspondante pour Arts Magazine et Arts International, ainsi que pour l’édition européenne du New York Herald Tribune 8, ce n’est qu’à son retour à New York qu’elle rencontre le cinéma expérimental qui est en train de s’y fabriquer, et qui va constituer son terrain d’élaboration théorique. Elle publie alors essentiellement ses textes dans deux revues : Artforum à partir de 1966 et jusqu’en 1976 – elle quitte alors la rédaction avec Rosalind Krauss pour fonder, avec cette dernière, la revue October. La complicité entre Krauss et Michelson ne repose pas sur une congruence absolue de positions intellectuelles, bien que les points de rencontre soient flagrants – notamment sur l’importation de ce qu’on appellera la French Theory aux États-Unis. Les deux femmes partagent sûrement plus d’un terrain d’entente ; pourtant leurs méthodes respectives diffèrent de manière significative, une divergence qui ne peut être réduite ni à l’écart entre leurs formations respectives (alors que Michelson est diplômée du Brooklyn College, Krauss est alumna de Harvard), ni à leur écart générationnel (Michelson, née en 1922, est de presque vingt ans l’aînée de Krauss). Comme l’a noté Malcolm Turvey, et contrairement à certains de ses contemporains, Michelson ne choisit jamais une école ou une grille de lecture à partir desquelles analyser ses objets9. On retrouve plutôt, chez elle, une sorte de méthode inductive qui pose l’objet au centre de la réflexion pour mobiliser ensuite les références nécessaires au travail analytique. La théorie comme boîte à outils : son activité critique pourrait presque être assimilée à une forme de bricolage, au sens que lui donne Lévi-Strauss10 et à l’instar des programmes artistiques de ses contemporains. La métaphore apparaît d’ailleurs explicitement en 2001, lors d’une relecture des textes fondateurs de la cinéaste :

La théorie et la pratique de Stan Brakhage, Paul Sharits, Hollis Frampton, Peter Kubelka, Malcolm LeGrice et Peter Gidal, entre autres, nous pouvons désormais nous en saisir comme d’un corpus extraordinairement puissant et proleptique que l’on pourrait appeler une pensée sauvage, produit d’un brillant bricolage accompli dans le cadre général d’une esthétique moderniste11.

En appliquant le terme de « bricolage » à la poétique des artistes qui l’entouraient dans les années 1970, elle suggère que son propre parcours a, lui aussi, emprunté quelque chose à cette « pensée sauvage ».

Que dire, alors, de sa propre boîte à outils ? C’est la cinéaste et photographe Babette Mangolte qui a su, de manière iconique, la rendre visible. Dans une célèbre photographie prise dans l’appartement de Michelson en 1976, elle restitue la présence imposante de sa bibliothèque, littéralement bourrée de livres et de revues. Cet espace désigne un périmètre de travail, mais non pas nécessairement un lieu d’écriture. La photographie offre, in absentia, un portait de Michelson comme lectrice. Et si, comme l’a récemment affirmé l’un de ses anciens étudiants, Allen S. Weiss, « la bibliothèque est une forme de l’inconscient12 », au vu de l’exigence intellectuelle de sa propriétaire, la bibliothèque représente peut-être également une configuration du surmoi : l’étendue de ses lectures et l’hétérogénéité de ses sujets de recherche sont peut-être responsables de son perfectionnisme dans l’écriture. Durant les cinq dernières décennies de sa vie, notamment, elle était devenue « notoirement capricieuse comme écrivaine […] au point d’être réticente à s’engager à publier quoi que ce soit13 ». On the Eve of the Future ne permet pas de mesurer l’amplitude du travail de Michelson – il semble en effet difficile d’imaginer qu’une publication puisse un jour tenir cette promesse. Durant plusieurs décennies, la publication de ce recueil a été régulièrement

Varia 277 2. Babette Mangolte, Annette Michelson’s évoquée par Michelson elle-même comme un travail Bookshelves on the Upper West Side (1976). en cours. Au moment où il est publié, en 2017, on y discerne moins la systématisation d’un certain nombre de questions qu’une tentative de réunir en un seul volume quelques investigations saillantes sur un seul médium, le film. Unique en son genre, cet ouvrage est le seul qu’Annette Michelson imagina de son vivant, avec l’aide de Rachel Churner, éditrice indépendante (no place press) et chargée d’édition d’October dans les années 200014. Il est désormais accompagné d’un second volume posthume, publié en 2020. Ce dernier, On the Wings of Hypothesis, bien que sous-titré « recueil d’écrits sur le cinéma soviétique », tourne essentiellement autour de deux cinéastes, Sergeï Eisenstein et Dziga Vertov. La relation entre ces deux volumes est bien plus étroite que ce que leurs sommaires respectifs donnent à voir ; considérés dans leur ensemble, ils ne paraissent pas si cloisonnés que cela et le lecteur y trouve, au contraire, une forme de porosité. Comme tout recueil, ils invitent à une lecture partielle qui privilégierait tel ou tel texte, selon une logique d’échantillonnage. Mais si l’on envisage les deux volumes dans une continuité, les essais qu’ils contiennent, bien que de nombreuses années séparent souvent leur rédaction, laissent apparaître un certain nombre de thèmes et variations communs. Le travail de Michelson est simultanément diversifié du point de vue du choix des objets (les œuvres et les textes théoriques mobilisés) et traversé par une série d’obsessions récurrentes. Ce dernier point – la présence d’obsessions – est probablement commun à de nombreux auteurs – a fortiori pour quelqu’un qui fait de l’analyse (dans toute la polysémie du terme) sa stratégie d’écriture principale. Toutefois, chez Michelson, ces obsessions offrent également un point de vue idéal pour observer les qualités littéraires ou stylistiques de l’auteure. Elles permettent d’entrevoir quelque chose comme

278 PERSPECTIVE / 2020 – 2 / Danser un questionnement récurrent, décliné selon des manifestations différentes. On y trouve surtout le témoignage sensible de l’ancrage d’une théorie dans un véritable projet d’écriture. Le regard critique de l’auteure n’a jamais visé l’exhaustivité, et le choix des objets, des œuvres et des artistes apparaît comme délimité de manière précise. Selon cette logique, par exemple, On the Eve of the Future revient sur quelques épisodes marquants de l’histoire du film expérimental, mais la structure du volume signale immédiatement la volonté de s’affranchir d’un projet historiographique. De son côté, On the Wings of Hypothesis se présente comme un recueil d’écrits sur le cinéma soviétique, alors qu’il s’agit plutôt d’une investigation autour d’une seule et unique question, celle du montage, à travers les positions tantôt conflictuelles, tantôt convergentes de Vertov et Eisenstein dans les années 1920 et 1930. Annette Michelson n’est pas véritablement historienne, et pourtant on serait tenté de dire qu’une histoire s’esquisse tout de même en creux, au cours de la lecture de ces deux recueils. Mais de quel type d’histoire s’agit-il ? Véritable tour de force stylistique, un paragraphe du texte dédié à l’analyse des Trois chants sur Lénine (1934) de Vertov, dans lequel Michelson s’éloigne provisoirement de l’objet principal de son texte pour offrir une considération plus générale sur l’histoire de l’image en mouvement, en donne un exemple éloquent :

Roland Barthes a remarqué que l’histoire est divisée en deux, non pas par l’invention du cinéma, mais par celle de la photographie [still phototograph] ; on aurait plutôt envie de dire que l’histoire a été divisée (et que le monde est fini) plusieurs fois, et que l’avènement du cinéma représente une de ces divisions profondes : l’euphorie que l’on éprouve à la table de montage est celle d’une intensification cognitive aiguë et d’une souveraineté ludique, fondée sur cette satisfaction profonde d’un fantasme d’omnipotence infantile ouvert à ceux qui, depuis 1896, ont joué, comme jamais auparavant dans l’histoire du monde, avec le continuum de la temporalité et la logique de la causalité15.

C’est une histoire qui s’ouvre à l’exégèse de textes théoriques et qui se livre volontiers à l’analyse. L’auteure procède, le plus souvent, selon une logique de rapprochements qui s’émancipent de la progression linéaire pour favoriser des rencontres inédites.

Dans cette tentative d’aller au-delà de la logique des régimes d’influence entre artistes, une place particulière est occupée par quelques topoï récurrents, voire parfois par de véritables syntagmes, qui reviennent régulièrement et qui produisent, à la lecture com- binée des recueils, une impression de familiarité. De même qu’elle refuse de produire une histoire systématique du film expérimental et d’avant-garde, Michelson ne délivre pas de véritable programme théorique, ce dernier se construit plutôt par l’accumulation d’indices qui surgissent dans les différents textes. Parmi les exemples aux résonances les plus significatives, on trouve l’expression « mépris du mimétique » [disdain of the mimetic], que Michelson emploie à deux reprises pour désigner d’abord les positions de Vertov sur le montage16 et, par la suite, celles de Theodor Adorno sur l’image en mouvement17. Que faut-il voir dans ce copié-collé ? Trente ans séparent la première occurrence de la seconde – mais la répétition n’est pas causée exclusivement par un effet d’oubli dû à la distance temporelle entre les deux parutions. Si Michelson fait converger ces deux positions théoriques, c’est parce que se trouve dans cette expression quelque chose de crucial, symptomatique de toute une ligne de réflexion structurante dans ses écrits. « J’aime aller au cinéma ; la seule chose qui me dérange est l’image à l’écran18 », déclarait – prétendu- ment – Adorno, et l’aphorisme paraît attirer la sympathie de Michelson. L’un des points

Varia 279 problématiques qu’elle remet sans cesse en cause est l’implicite de ce jugement négatif, c’est-à-dire le postulat de la nature essentiellement mimétique de l’image photo-filmique. Pour comprendre cet aspect, il faut rappeler que le premier article qu’elle publie sur le cinéma dans Artforum est une longue critique de la traduction américaine de Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin19, dans laquelle elle conteste sa valorisation du plan long et de la profondeur de champ, au détriment du montage. L’apothéose stylistique de ces procédés est, pour Bazin, le néo-réalisme, qui devient à son tour capable de porter une véritable ontologie cinématographique. Michelson se détache soigneusement des conclusions tirées par le critique français : pour s’opposer au réalisme mis à l’honneur par Bazin, elle ne cesse de démontrer que le film n’est pas nécessairement de l’ordre de la mimêsis – ou, plus précisément, que s’il y a mimêsis, elle se situe à un autre niveau. Il y aurait ainsi un cinéma dont la relation mimétique ne relèverait pas de la relation entre le réel et son rendu photographique. Le film, affranchi de son ancrage réaliste, concernerait autant le processus de « vision » que celui de la « pensée ». Lorsque, en 1973, Annette Michelson prépare le numéro monographique d’Artforum « Eisenstein Brakhage », elle paraît faire précisément de ce rapport chiasmatique la grille de lecture du double hommage. Sur le rapprochement entre les deux cinéastes, elle écrit : « Les formes de leurs cinémas seront, alors, respectivement épiques et lyriques, engagées, également respectivement, dans une rencontre avec […] le dramatique et le mythique20. » De manière contre-intuitive, ce n’est pas le voisinage des solutions formelles des cinéastes qui prime (elles sont « générées par des postures antithétiques21 »), mais l’enjeu totalisant de leur conception du film. Chez Eisenstein, l’outil principal est le montage, conçu comme l’« instrument de la révolution filmique, l’agent de la conscience révolutionnaire à l’intérieur et à travers le film22 ». Chez Brakhage, en revanche, la question n’est pas tellement de faire du film un outil cognitif qui reflète les processus de la pensée, mais plutôt de faire correspondre l’espace visuel du film à l’acte de la vision au sens large, qui va du rêve à l’imagination en passant par l’observation. Ainsi, l’hypothèse théorique inaugurale de Brakhage, formulée explicitement dans son ouvrage Métaphores et vision (« Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme […] mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive23 ») dessine une alternative au cinéma intellectuel d’Eisenstein, alternative que Michelson qualifie de « cinéma de la vision24 ». Vision et pensée : l’entreprise théorique de Michelson paraît se situer entre ces deux pôles, antithétiques à la tradition (bazinienne) de la mimêsis photo-filmique. Pour Michelson, en effet, si imitation il y a du côté des œuvres qu’elle travaille, elle est d’un autre ordre. D’un côté, en suivant Eisenstein, « le dernier mot du montage est l’imitation du processus de la pensée 25 » ; de l’autre, le film n’imite plus mais se substitue concrètement au phénomène de la « vision ». C’est sans doute pour cette raison que ses textes sont traversés, alternativement, par deux exemples extrêmes : le gros plan et l’écran vide. Dans l’oscillation entre ces deux pôles, on peut lire l’histoire et la théorie du film selon Michelson : d’un côté, la survisibilité du corps ; de l’autre, son effacement. L’Ève future et l’énigme du corps féminin n’annonçaient pas autre chose. Cette « cartographie du corps en morceaux26 » – en gros plan –, aux résonnances érotiques prononcées, est à inscrire sous le signe du fétichisme. De l’autre côté du spectre, à 3. Dziga Vertov, Tchelovek s l’opposé de la perversion, on trouve un moment d’ascèse kinoapparatom [L’Homme visuelle extrême : l’écran intégralement privé d’images. C’est à la caméra], 1929, photogrammes, dans ce deuxième cas de figure, sublimation de l’érotique du film 35 mm noir et blanc, muet, 71 min 59 s, Paris, Musée national film, que l’on trouve peut-être l’exemple le plus clair de sa d’art moderne – Centre Pompidou.

280 PERSPECTIVE / 2020 – 2 / Danser Varia tentative de formulation d’une histoire alter- native de l’image en mouvement. L’écran vide parcourt l’un des textes « généraux » qui ouvrent On the Eve of the Future (« Gnosis and Iconoclasm27») mais revient également ailleurs dans l’ouvrage (dans « Frampton’s Sieve and Brakhage’s Riddle28 ») et est, de manière significative, mis à l’honneur dès l’introduction du volume29. L’écran vide serait l’héritier du suprématisme pictural de Malévitch (« Jusqu’ici, il y avait un réalisme des objets […], mais non des unités colorées picturales30 »), dont la postérité est également active chez Ad Reinhardt, Robert Ryman ou encore Agnes Martin31. Dans le domaine du film expérimental, l’écran vide est introduit de manière prépondérante dans le « cinéma métrique » de l’autrichien Peter Kubelka, à la fin des années 1950 (son Arnulf Rainer, 1958- 1960, est un agencement d’images entière- ment noires ou transparentes) et résonnera dans les clignotements de The Flicker (1966) de Tony Conrad, jusqu’aux films de couleurs pures de Paul Sharits.

Cet écran est l’avatar d’un programme théo- rique, une véritable surface de projection intellectuelle32. Toutefois, bien que cette image soit une présence récurrente, elle ne résume peut-être pas entièrement son projet d’écriture. La méthode de Michelson, 4. Peter Kubelka, Arnulf Rainer, 1958-1960, qui se prête volontiers au corps-à-corps photogrammes, film 35 mm noir et blanc, sonore, 6 min 14 s, Paris, Musée national d’art moderne avec les objets, tient en échec tout effort – Centre Pompidou. de systématisation, sans doute parce que la théorie ne peut être, pour elle, que le résultat d’un travail inductif, qui émane de la tension produite entre la confron- tation avec les objets et la restitution de leurs enjeux par le biais de l’écriture. Cette tentative de restitution constitue peut-être l’aboutissement formel le plus remarquable de ses écrits. Observant au plus près un texte ou une œuvre pour en dégager les stratégies formelles, elle imprime inévitablement, à son tour, un style très reconnaissable à son propre travail – et c’est ce dernier aspect que les deux recueils permettent enfin de saisir. L’écriture de Michelson se caractérise par de subtiles modulations rythmiques. En portant une attention spécifique à la cadence de ses phrases, on a l’impression, comme l’a remarqué avec précision Federico Windhausen, que « chaque subordonnée et chaque adverbe d’énonciation ont été conçus pour faire correspondre ses idées aux tempi de l’attention, de l’anticipation et des questionnements du lecteur33 ». Pour ce faire, la syntaxe emprunte des solutions contre-intuitives, reposant souvent sur des inversions ou retardant l’entrée du verbe principal dans la phrase.

282 PERSPECTIVE / 2020 – 2 / Danser Son style « latinisant » n’avait pas échappé à l’œil critique de son ami historien de l’art Leo Steinberg, qui y discernait l’influence d’Edward Gibbon34. Michelson, de son côté, était plutôt encline à y voir un écho de la redécouverte de Henry James35. Et, pour souligner son choix de privilégier la complexité de l’hypotaxe et de ses subordonnées en cascade, sa collègue chez Artforum, Barbara Rose, a également commenté : « Annette, après tout, avait vécu en France tellement longtemps que sa syntaxe était française36. » Il est quasiment impossible d’extraire de courtes citations emblématiques des textes d’Annette Michelson. Et pourtant, même en se souciant d’éviter des déclara- tions programmatiques, on peut aisément 5. Michael Snow, One Second in Montreal, 1969, photogrammes, film 16 mm noir et blanc, silencieux, reconnaître son style et y discerner quelques 25 min 47 s, Musée national d’art moderne – stratégies récurrentes. D’abord, la structure Centre Pompidou. de ses essais se révèle surprenante. Souvent, elle paraît adopter le simulacre d’une argumentation classique (en calquant la séquence introduction, développement, démonstration, puis conclusion) seulement pour procéder de manière beaucoup plus sinueuse et imprévisible. Pour en prendre la mesure, il suffit de constater l’écart qui se produit entre l’objet de son texte (porté par le titre) et son contenu effectif. Deuxièmement, on peut enregistrer de véritables moments d’interruption dans son argumentation. Il n’est pas rare de la voir se défaire de son méticuleux tissage de phrases par un recours à la métaphore musi- cale, notamment, pour décrire les œuvres. Souvent, sa tentative de description se révèle d’autant plus efficace que l’objet est difficile à cerner, comme pour One Second in Montreal (1969) de l’artiste canadien Michael Snow. Ce film 16 mm, qui fait s’enchaîner une série de vues photographiques de parcs et places à Montréal, s’installe dans une zone grise à la fois technique et perceptuelle, et constitue un terrain d’exercice parti- culièrement important pour l’analyse de Michelson. Pourquoi présenter des images fixes sous forme de film et non comme une simple projection de diapositives ? Avec une concision remarquable, Michelson parvient à discerner la subtile fluctuation entre image fixe et image en mouvement produite par Snow : « La temporalité qui circule à travers le clignotement optique du film projeté ajoute au rythme des images, dans une succession statique, le battement d’un ostinato 37. » Michelson est capable de

Varia 283 restituer, à l’écrit, le battement rythmique de quelques images filmiques. C’est cette habileté qui l’aide par ailleurs, dans ses écrits, à ancrer son expérience concrète, de spectatrice, à une hypothèse théorique. Dans un autre texte autour de Michael Snow, publié quelques années plus tôt dans Artforum, Michelson écrivait : « Enquête épistémologique et expérience cinématographique convergent [...] en quelque sorte dans une mimêsis réciproque38. » Le projet de Michelson pourrait se trouver caché dans cette formule succincte.

Et si l’on relisait, avec un regard renouvelé, l’anecdote de la visite au musée du Louvre qui ouvre ce texte ? Une énigme visuelle s’offrait au questionnement intellectuel. On se demande presque si Michelson ne serait pas un avatar de la duchesse de Villars : d’un geste affectueux, elle nous montre la surface sensuelle de la théorie et nous encourage à accueillir, à notre tour, une théorie suscitée par les sens.

284 PERSPECTIVE / 2020 – 2 / Danser Enrico Camporesi 10. Lévi-Strauss est explicitement présent dans la réflexion de Michelson depuis sa conférence « Art and Enrico Camporesi est chargé de recherche et de the Structuralist Perspective », prononcée au Solomon documentation au service de la collection Film R. Guggenheim Museum de New York en 1969. Publié du Centre Pompidou, où il a notamment conçu en volume l’année suivante (On the Future of Art, New et organisé en 2019 le colloque international York, Viking Press, 1970), le texte est repris dans October, « Annette Michelson, une Américaine à Paris ». vol. 169, été 2019, p. 3-16. Il est l’auteur de Futurs de l’obsolescence, un essai 11. « The theory and practice of Stan Brakhage, Paul sur la restauration des films d’artistes (Éditions Sharits, Hollis Frampton, Peter Kubelka, Malcolm Mimésis, 2018). LeGrice, and Peter Gidal, among others, we may now see as an extraordinarily powerful and proleptic corpus of what one might term une pensée sauvage, the product of a brilliant bricolage accomplished within the general framework of a Modernist aesthetic. » Annette Michelson, NOTES « Poetics and Savage Thought: About Anagram », dans La rédaction de ce texte doit beaucoup à différents michelson, 2017, p. 83 [éd. orig. : dans Maya Deren and séjours effectués au Getty Research Institute de the American Avant-garde, Bill Nichols (éd.), Berkeley, Los Angeles. En 2018 et 2020, j’ai eu l’occasion d’y University of California Press, 2001, p. 21-45]. consulter notamment les archives d’Annette Michelson 12. Allen S. Weiss, Unpacking My Library, or, The qui venaient d’y être déposées. Ces séjours ont été ren- Autobiography of Teddy, Berlin, K. Verlag, 2020, p. 12. dus possibles grâce à la bourse postdoctorale de la 13. Bois, 2019, cité n. 8, p. 38. Terra Foundation for American Art à l’Institut national d’histoire de l’art et à la Getty Library Research Grant. 14. Voir « Annette Michelson talks with Rachel Churner on On the Eve of the Future », dans Artforum, vol. 55, no 7, mars 2017. 1. Annette Michelson, « On the Eve of the Future: 15. « remarked that history is divid- The Reasonable Facsimile and the Philosophical Toy », ed in two, not by the invention of cinema, but by that dans michelson, 2017, p. 11 [éd. orig. : dans October, of the still photograph; one wants, rather, to say that vol. 29, été 1984, p. 3-20]. (Toutes les traductions, sauf history has been divided (and the world ended) many indication contraire, sont de l’auteur.) Le souvenir de times, and that the advent of cinema represents one cette visite au musée du Louvre apparaît déjà dans of those deep divisions: the euphoria one feels at the la chronique « Fontainebleau and After », dans Arts editing table is that of a sharpening cognitive focus and Magazine, avril 1964, p. 62. of a ludic sovereignty, grounded in that deep gratifi- cation of a fantasy of infantile omnipotence open to 2. michelson, 2017, p. 23-24. those who, since 1896, have played, as never before 3. Voir Annette Michelson, « Solving the Puzzle: Martha in the world’s history, with the continuum of tempo- Rosler », dans michelson, 2017, p. 273-289 [éd. orig. : rality and the logic of causality. » Annette Michelson, dans Martha Rosler: Positions in the Life World, cat. exp., « The Kinetic Icon in the Work of Mourning », dans Londres / Cambridge, Mass., Ikon Gallery / MIT Press, michelson, 2020, p. 205 [éd. orig. : dans October, 1999, p. 180-192]. vol. 52, printemps 1990, p. 16-51 ; repris dans October, 4. Annette Michelson, « Introduction », dans michelson, vol. 169, été 2019, p. 87-104]. 2017, p. xxi. 16. Voir son essai sur L’Homme à la caméra (1929) : 5. « J’ai été complétement sidérée par Wavelength, « From Magician to Epistemologist: Vertov’s The Man ce qui est peut-être évident dans ce que j’ai écrit. » with a Movie Camera », dans michelson, 2020, p. 146 o Edward Dimendberg, « A Conversation with Annette [éd. orig. : dans Artforum, vol. 10, n 7, mars 1972, Michelson », dans October, vol. 169, été 2019, p. 31. p. 60-72 ; trad. Georges Dupouy, « L’Homme à la caméra : de la magie à l’épistémologie », dans Cinéma : 6. Voir notamment « Reading Eisenstein Reading théorie, lectures, Dominique Noguez (éd.), Revue d’es- Capital », dans michelson, 2020, p. 59-86 [éd. orig. thétique, no 26, 1973, p. 295-310]. en deux parties : October, vol. 2, été 1976, p. 27-38 ; October, vol. 3, printemps 1977, p. 82-89]. 17. Voir « Gnosis and Iconoclasm: A Case Study in Cinephilia », dans michelson, 2017, p. 61 [éd. orig. : 7. Voir la dédicace à Frampton dans michelson, 2017, dans October, vol. 83, hiver 1998, p. 3-18]. p. 3. 18. La citation d’Adorno revient dans On the Eve of 8. Sur ses années parisiennes, voir Yve-Alain Bois, « Letters the Future à trois reprises. Voir son « Introduction » October from Paris », dans , vol. 169, été 2019, p. 38-64. (p. xviii), l’exergue de « Gnosis and Iconoclasm » (p. 55) 9. « Son écriture critique résiste donc à être étiquetée et l’essai de 1985, « Frampton’s Sieve and Brakhage’s en utilisant des catégories telles que “postmoderne”, Riddle » (p. 241) [éd. orig. : dans October, vol. 32, prin- tout comme elle résiste à une identification discipli- temps 1985, p. 151-166]. Michelson cite Adorno d’après naire et à l’allégeance à une seule école ou tendance Klaus Eder et Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien: théorique. » Malcolm Turvey, « Introduction », dans Reibungsverluste, Munich, Hanser, 1981, p. 48 ; Malcolm Turvey et Richard Allen (éd.), Camera Obscura, repris dans Miriam Hansen, « Introduction to Adorno, Camera Lucida. Essays in Honor of Annette Michelson, “Transparencies on Film” (1966) », dans New German Amsterdam, Amsterdam University Press, 2003, p. 31. Critique, no 24-25, automne 1981-hiver 1982, p. 194.

Varia 285 19. André Bazin, What is Cinema?, Hugh Gray (éd.), Berkeley, University of California Press, 1967. Voir Annette Michelson, « What is Cinema? », dans Artforum, vol. 6, no 10, été 1968, p. 67-71. 20. « Camera Lucida / Camera Obscura », dans michelson, 2020, p. 30 [éd. orig. : dans Artforum, vol. 11, n o 5, janvier 1973, p. 30-37]. 21. Ibid. 22. Ibid., p. 34. 23. Stan Brakhage, Métaphores et Vision (1963), Pierre Camus (trad. fr.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1998, p. 19. 24. michelson, 2020, p. 56. 25. L’affirmation d’Eisenstein (issue d’un manuscrit inédit) est citée dans « Reading Eisenstein Reading Ulysses », dans michelson, 2020, p. 110 [éd. orig. : dans Art & Text, no 34, printemps 1989, p. 64-78], je souligne. 26. michelson, 2017, p. 11. 27. michelson, 2017, p. 55-75. 28. michelson, 2017, p. 226 et p. 232. 29. michelson, 2017, p. xix. 30. Kazimir Malévitch, « Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural », dans Écrits, Jean-Claude Marcadé (trad. fr.), Paris, Allia, 2015, p. 66. Le passage est cité par Michelson via l’édition de Troels Andersen (K. S. Malévitch, Essays in Art (1916), vol. 1, Copenhague, Borgen, 1968) dans michelson, 2017, p. 61. 31. Michelson a par ailleurs écrit sur ces artistes. Voir notamment « Ad Reinhardt or The Artist as Artist », dans Harper’s Bazaar, novembre 1966, p. 176-177 ; « Agnes Martin: Recent Paintings », dans Artforum, vol. 5, no 5, janvier 1967, p. 46-47. 32. Pour prolonger cette investigation de l’écran vide chez Michelson, je me permets de renvoyer à ma contri- bution dans le numéro monographique d’October qui lui est consacré (vol. 169, été 2019, p. 111-113). 33. Federico Windhausen, « Annette Michelson Remembered », dans October, vol. 169, été 2019, p. 160. 34. Leo Steinberg à Annette Michelson, 27 juin 1979, Annette Michelson Papers (Box 61, Folder 10, « October Correspondence 1976-1989 »), Getty Research Institute, Los Angeles. 35. Annette Michelson à Leo Steinberg, 22 octobre 1979, Leo Steinberg Research Papers (Box 9, Folder 4), Getty Research Institute, Los Angeles. 36. Barbara Rose citée dans Amy Newman, Challenging Art: Artforum 1962-1974, New York, Soho Press, 2000, p. 184. 37. Annette Michelson, « About Snow », dans michelson, 2017, p. 206 [éd. orig. : dans October, vol. 8, printemps 1979, p. 111-125]. 38. Annette Michelson, « Toward Snow », dans michelson, 2017, p. 166 [éd. orig. : dans Artforum, vol. 9, no 10, juin 1971, p. 30-37].

286 PERSPECTIVE / 2020 – 2 / Danser