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Mémoire de fin d'études et de recherche

Section Cinéma, promotion 2009 / 2012 Date de soutenance :

La nuit dans la ville Un motif esthétique boulversé par les évolutions techniques

Simon Noizat 21 rue sedaine, 75011 Paris 06 88 33 85 02 [email protected]

Ce mémoire est accompagné de la partie pratique intitulée: "Hémisphère"

Directeur de mémoire interne : Tony GAUTHIER Co directeur de mémoire : Jacques PIGEON Président du jury ciné : Gérard LEBLANC Coordinateur des mémoires: Frédéric SABOURAUD Coordinateur de la partie pratique : Michel COTERET

1 Resumé

Dans le cadre de ce mémoire j'ai voulu m'intéresser à l'extérieur nuit en milieu urbain en considérant ce motif esthétique comme très évolutif et représentatif des développements techniques des supports de prise de vues.

Alors que ce milieu est très riche et hétérogène, l'intervention du chef opérateur se fait dans un champ de possibilités extrêmement vaste. Mais c'est sa connaissance précise du milieu qui va lui permettre de remodeler et d'interpréter cet environnement dans le sens du récit.

Nous verrons que du fait d'une réelle dépendance vis à vis des moyens techniques, les visions de nuits proposées ont beaucoup évolué depuis l'apparition des premières pellicules sensibles jusqu'à aujourd'hui avec l'essor du cinéma numérique.

Aussi une nouvelle nuit urbaine peut maintenant être captée telle qu'elle grâce aux nouvelles sensibilités des dernières caméras à grands capteurs. Le parc d'éclairage de cinéma connait aussi un glissement vers des puissances plus faibles de projecteurs alors qu'il devient aussi possible d'utiliser les lumières praticables comme sources.

Ces évolutions amènent à un questionnement nécessaire sur le métier de chef opérateur et l'exclusivité de son rapport à l'image.

2 Abstract

This paper is a reflection of my interest for night urban exterior, considering this esthetic environment as rapidly evolving as a result of technical developments enhancing filming equipments.

Because the urban night is such a rich and diverse habitat, a cinematographer’s work addresses a very wide range of possibilities. Only a precise knowledge of this habitat will enable him to reconfigure and shape this environment to benefit the flow of the narrative.

We will discover that the experience of the urban night in movies, bound to the limitations of the technical means, has changed significantly over time, from the inception of the first high sensitivity films up to the digital era.

A new urban night can now be captured in its full essence through the latest «large sensors» cameras. Simultaneously, the lighting equipment is also shifting to lower power consumption lights and to the use of practical lights as light sources.

These changes are challenging the previously held beliefs about a cinematogra- pher’s work and exclusivity of his relation to image.

3 Sommaire

Résumé p.2 Abstract p.3 Avant-propos p.5

I - Connaître la nuit urbaine p.7

1 - La vision face à l'obscurité... et aux lumières urbaines p.7 2 - L'image de la ville p.10 3 - La nuit en ville, un monde à part p.11 4 - Un foisonnement de signes lumineux p.13

II - Analyse esthétique p.18

1 - La nuit noire p.19 2 - L'intèrieur voiture de nuit p.27 3 - Dévoiler ou laisser dans l'ombre p.35 4 - La nuit transfigurée p.38

III - La technique au service de la nuit p.51

1 - Sensibilité et dynamique p.51 2 - Les limites des capteurs p.53 3 - La vague des caméras à capteurs super 35 p.55 4 - L'éclairage de cinéma en question p.59

IV - Partie pratique de mémoire p.64

1 - Repérages p.65 2 - Prise en main de la Alexa et choix techniques p.68 3 - Tournage p.72 4 - Compte rendu et étalonnage p.75

Conclusion p.80 Bibliographie p.83 Filmographie p.86 Table des illustrations p.88 Annexe - Entretien avec Yves Angelo p.89 Remerciements p.97

4 Avant-propos

La nuit au cinéma semble être un des motifs esthétiques traité par les chefs opérateurs le plus sujet aux modes, aux évolutions techniques et aux interprétations. L'interprétation et les choix de lumière d'un chef opérateur autour d'une séquence nocturne seront plus manifestes et analysables à première vue, au contraire d'une séquence de jour ensoleillé où l'on ne peut imaginer de traitement avec des variations et de libertés aussi diverses. La nuit, surtout en milieu urbain, les directions, les contrastes, les couleurs, le nombre de sources, les niveaux paraissent pouvoir accepter une infinité de modulations. La perception du spectateur face à ce motif évolue avec le cinéma lié à sa propre expérience nocturne et aux codes cinématographiques accumulés, détruits ou transformés au cours du temps .

Les particularités de la vision humaine en condition scotopique ("dans l'obscurité") modèlent les codes et la représentation que nous avons et que le cinéma nous donne de la nuit. L'éclairage public urbain évoluant avec la technologie et les politiques d'aménagement, il participe aussi à conditionner notre perception de la nuit. Une observation rigoureuse de ce qui constitue cet environnement lumineux foisonnant permettra d'appréhender et d'analyser les méthodes le travail des chefs opérateurs au sein d'un corpus de films choisi subjectivement mais le plus démonstratif possible.

La période actuelle, de par un nouveau basculement technologique, pose une question fondamentale qui bouleverse le métier de chef opérateur. Les nouvelles caméras de D-Cinéma à grands capteurs, Epic et Alexa offrent la possibilité, grâce à leurs nouvelles sensibilités, de capter ce qui est vu à l'œil et même plus. Une tendance amorcée avec les DSLR et l'accès au grand public à la fabrication d'une image enfin cinégénique sans moyens voudrait qu'il n y ait plus besoin d'éclairer

5 pour créer une image. Ce discours plutôt servi par les constructeurs de caméra et soutenu par les productions est cependant vite balayé par les chefs opérateurs qui sont avant tout là pour créer une image de cinéma et donc modeler la lumière pour les besoins d'un récit et non capter la réalité telle qu'elle est vue. Le basculement s'opère plutôt avec l'industrie de l'éclairage de cinéma qui tend à réduire les puissances de ses projecteurs et à recentrer son développement sur l'amélioration des technologies de lumières "froides", plus confortables, moins gourmandes et mieux adaptées aux faibles puissances.

Les dynamiques et les sensibilités de ces nouveaux capteurs ont aussi fait basculer l'option numérique comme choix premier dans le cas des images nocturnes, la profondeur des noirs dépassant ce qui était connu en film à des niveaux de bruits très faibles. Nous tacherons de voir ce qui fait l'amélioration apportée à ces nouveaux capteurs et son résultat sur les images captées. Le fort contraste de la nuit en ville, du noir profond des ombres jusqu'au blanc des multiples lumières praticables, est un bénéficiaire indéniable de ces nouvelles capacités de captation.

J'ai dans la partie pratique de mémoire voulu travailler autour de ce motif de la nuit urbaine, m'efforçant d'expérimenter ses paramètres les plus représentatifs: les mélanges de températures de couleurs, les intérieurs voiture, la gestion de la profondeur de champ et la qualité de flous lumineux, le besoin de rééclairer ou de soutenir une lumière praticable... A partir d'une histoire incorporant toutes mes envies visuelles et pour dépasser les simples essais techniques, j'ai souhaité créer un produit homogène avec des partis pris assumés, avec comme idée de base que le caractère de l'image nocturne passe par un repérage précis et une envie de réinterpréter la nuit, sans seulement la laisser vivre.

6 I - Connaître la nuit urbaine 1. La vision face à l'obscurité

L'oeil humain est un outil relativement complexe qui nous permet plus que n'importe quel instrument de prise de vue une adaptation sensible au milieu observé. Les mécanismes et les récepteurs mis en jeu suivant que l'on est soumis à un fort éclairement ou pas sont très différents. Il est donc intéressant de s'attarder un peu sur les capacités et les mécanismes d'adaptation de l'oeil humain pour mieux appréhender les choix opérés par le directeur de la photographie et la portée des dernières avancées technologiques des systèmes de prise de vue.

La rétine est la zone située à l'arrière du globe occulaire qui se charge de récupérer les informations lumineuses et de les transmettre au cerveau sous forme d'influx nerveux. Deux types de cellules photoréceptrices complémentaires tapissent cette zone: les batonets et les cônes.

Les cones, assez peu sensibles à la lumière, sont les repsonsables de notre vision diurne. Ils existent sous trois formes sensibles au rouge au bleu et au vert. Notre perception fine des détails et l'identification des couleurs est possible grace à eux. Ils sont essentiellement placés au niveau du centre de la rétine proche de la fovéa.

Les batonnets sont les cellules responsable de notre vision scotopique (en faible lumière). Ils sont beaucoup plus nombreux que les batonnets et sont disposés partout sur la rétine autour de la fovéa. Ils ne percoivent quasiment pas

7 les couleurs d'ou l'impression monochromatique donnée par la nuit sombre (un décalage de la sensibilité spectrale des batonnets vers les bleus est aussi notable, expliquant ce code cinématographique de la nuit bleue).

L'activité de l'une ou l'autre de ces types de cellules bascule avec une inertie temporelle assez importante mais une très forte amplitude. Pour une efficacité maximale des batonnets, il faut attendre environ 25min sans éblouissement ou parasitage lumineux entre temps. En milieu nocturne urbain la lumière est bien présente et les flashs lumineux ou les éblouissements sont présents partout. L'activité des batonnets n'est donc jamais totale.

L'oeil possède aussi, en plus de mécanismes physiologiques, un système "mécanique" d'adaptation lumineux avec la possibilité de réduire ou d'augmenter la pénétration de lumière vers la rétine grâce à l'iris et cela quasiment instantanément. L'image qui se forme sur l'arrière de l'oeil occupe donc une plus grande surface lorsque la pupille est ouverte en faisant donc appel au photorécepteurs situés au dela de la fovéa et de l'axe optique, les batonnets.

8 Nous en venons donc à parler de la dynamique de l'oeil humain. Nous voyons bien que l'oeil dispose avec ces deux mécanismes de la possibilité de capter et d'interpréter de forts écarts de lumière. Pratiquement il est admis que l'oeil grâce à son mécanisme pupillaire peut voir des écarts de 14 IL et jusqu'à 24 IL1 avec le temps d'adaptation nécessaire au passage de l'activité des cônes à celle des batonnets. Le milieu nocturne urbain est en cela un milieu difficile pour l'oeil humain car constament soumis à des écarts lumineux forts, de la pénombre et des éblouissements.

L'oeil possède aussi une adaptation chromatique à l'environement lumineux. Lorsque un observateur est plongé dans une atmosphère monochromatique l'oeil et le cerveau s'adaptent en diminuant la sensation colorée. L'effet est d'autant plus important de nuit lorsque les batonnets, peu sensibles aux couleurs entrent en action. C'est ce que l'on peut observer lorsque l'on reste suffisament longtemps sous un éclairage exclusivement sodium par exemple. C'est par l'apport d'un contraste de couleur que l'oeil réinterprète l'information colorée. Nous verrons plus loin comment les chefs opérateurs gèrent ces mécanismes perceptifs de l'oeil et aussi en quoi de nouvelles technologies de prise de vues permettent un rapprochement vers la captation de ce que l'oeil est capable de voir la nuit.

Alors que l'extérieur nuit en milieu urbain est une figure bien particulière au cinéma, il semble d'abord important d'essayer de voir en quoi la ville prise seule est déja un élément cinématographique qui a un rapport fort avec le spectateur. Nous verrons ensuite en quoi la nuit prend une dimension sociologique particulière en milieu urbain.

1 http://www.arnaudfrichphoto.com/gestion-des-couleurs/gamma.htm

9 2. L'image de la ville

"La réalité? Elle marche à la fiction. C'est la fiction qui crée la réalité." Apollinaire

La ville au cinéma est une représentation du réel fantasmé, digéré par notre cinéphilie. L'image que nous avons de nombreuses villes, sans même y avoir été, provient de l'image que des cinéastes nous ont donné à voir d'elles dans leurs films. Le cadre d'un film est d'autant plus important quand il s'agit d'une grande ville parce qu'il est coutume de penser que les grandes agglomérations façonnent les habitants à leur image. Le caractère fort d'une grande ville pèse sur le souffle, le rythme et les habitudes des individus. L'habitant d'un grande ville est lié à son décor. Ces décors, ancrés dans le cinéma, se retrouvent ensuite eux mêmes liés par certains aspects à l'imaginaire du spectateur qui s'approprie une réalité fictionnée dans son rapport quotidien à la ville.

"Il est aujourd'hui des villes, réelles parce qu'elles minéralisent la fiction cinématographique et tentent - déséspérement? - de solidifier ce halo, cette haleine qui flotte sur ces villes de cinéma où nous avons tous habité."2

La ville de New York ne sert pas seulement de décor à Manhattan ou Taxi Driver, elle est un personnage filmé à part et en lien étroit avec le récit et les personnages.

2. Francois Barré, La Ville, Collection de DOCUMENTAIRES, p20

10 "La ville au cinéma est comme un « trajet anthropologique » ; et dans ce trajet s’offre un territoire à explorer dans lequel on peut expérimenter et vérifier les codes de la reproduction visuelle qui tendent vers une symphonie, vers une fluidité d’espace-temps, le symbolique et le quotidien."3

Le cinéma a à son commencement été témoin de la révolution industrielle, il a plus tard fait le constat de l'évolution de la société vers un monde entièrement urbanisé. Des concepts de villes aussi, celle de la ville du futur, se sont ancrés dans nos imaginaires grâce au cinéma avec des films comme Blade Runner, Metropolis, Brazil ou Alphaville.

3. La nuit en ville, un monde à part

La nuit telle que nous la connaissons dans les grandes villes n'est pas forcément celle qui est vécue à la campagne ou dans de petites agglomérations. Luc Gwiazdzinski, géographe, parle des "pressions" qui s'exercent sur la ville la nuit, listant une série de transformations voulues par notre société en développement amenant à une "diurnisation" de la nuit urbaine.

" la mise en lumière des villes. D’une mise en lumière sécuritaire, on est passé à une mise en lumière pour l’agrément, qui va jusqu’à la cacolumie, l’excès de lumière. Trop de lumière tue la lumière ; le développement d’une industrie en continu, qui cherche à optimiser ses moyens de production ; la banalisation des services 24h/24. Aujourd’hui, n’importe quel artisan affiche la mention « 24h/24 » sur son véhicule professionnel - même s’il ne se déplace pas toujours de nuit ;

3. Fabio La Rocca, Séance GRIS 28 janvier 2005, http://www.ceaq-sorbonne.org/node.php? id=1121&elementid=798

11 le développement des distributeurs automatiques accessibles vingt- quatre heures sur vingt-quatre. Des épiceries automatiques s’installent auprès des points de flux proposant cent ou deux cents références, de la boisson au papier toilette et faisant jusqu’à 60 % de leur chiffre d’affaires en pleine nuit ; la fin du couvre-feu médiatique. Lorsque nous étions enfant, la fin des programmes était annoncée par une mire, puis la neige sur l’écran après l’intervention de la speakerine. Aujourd’hui, la télévision et la radio émettent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. le développement du travail de nuit. En Europe, 18 à 20 % de la population active est concernée par le travail de nuit. Tous les secteurs sont touchés, y compris le monde agricole, avec des moissons ou des labours de nuit ; le développement des commerces de nuit, et aussi des bars, des discothèques, des lieux de nuit ; le développement des nuits thématiques - Notte bianca (à Rome), la Nuit des musées, etc. -, symboles de la nouvelle ville événementielle qui connaissent un succès fou ; le développement des services de mobilité nocturne "4

L'attractivité des grandes villes est souvent portée par son activité nocturne. De nos jours une ville moderne est une ville qui vit la nuit. L'impression de nuit ne doit cependant pas forcément etre gommée par un suréclairement abusif des espaces urbains comme on peut le voir à Tokyo ou Paris dans certains quartiers. Berlin, réputée pour son activité nocturne sans équivalent en Europe respecte la nuit en éclairant assez peu ses rues et ses espaces publics la nuit tombée. Mais

4 Luc Gwiazdzinski, La nuit, dèrnière frontière de la ville, http://www.cafe- geo.net/article.php3?id_article=996

12 peut être n'est ce du qu'au retard d'une ville en mutation qui va plus vite que ses politiques publiques.

4. Un foisonnement de signes lumineux

Avant de décortiquer les nuits urbaines de chefs opérateurs, il convient soi même de s'astreindre à une analyse approfondie de tout les éléments lumineux visibles en ville la nuit. Mon analyse se concentrera sur Paris, qui constitue dans sa diversité un panel presque complet de tout ce que l'on peut trouver dans les grandes agglomérations mondiales. Pour établir des parallèles et élargir mes observations j'ai aussi en tête mes expériences nocturnes de New York et Tokyo. J'ai en effet eu la chance de parcourir longuement New York la nuit en assistant un réalisateur dans son projet de documentaire sur les taxis new-yorkais. Aussi, j'ai pu observer et filmer la nuit Tokyoïte dans le cadre d'un projet personnel. Pour mettre en place ce décryptage des phénomènes lumineux, et pour le faire méthodiquement, je vais établir une segmentation des sources de haut en bas: Lister ce qui illumine la ville depuis le haut, jusqu'au plus bas.

La lumière lunaire éclaire très faiblement de manière générale (>1 lux). Elle ne permet pas de lire des petites lettres ou de voir les couleurs (voir partie 1) mais pour un œil qui a eu le temps de s'habituer à l'obscurité, dans un milieu très sombre, l'impression que la lune éclaire est cependant réelle. En ville, face aux autres lumières que nous allons décrire son influence est quasi nulle. (cinématographiquement par contre sa représentation est bien plus forte que dans la réalité).

13 Le halo lumineux urbain, présent dans toutes les grandes villes, recouvre le ciel dans son ensemble. L'atmosphère chargée en particules (pollution, eau...) reçoit la lumière de la ville et la diffuse dans toutes les directions. Le 20ème siècle a en effet vu la consommation électrique des pays développés exploser avec comme nouvelle utilisation l'éclairage urbain. L'homme est naturellement demandeur de lumière, particulièrement la nuit, pour des raisons de sécurité. Les politiques d'aménagements urbains suivent donc cette demande alors que l'offre des équipements d'éclairage se développe. Des luminaires mal conçus (et peu écologiques) qui éclairent le ciel, l'activité commerciale qui s'étend à la nuit, un suréclairement général, participent entre autres à créer ce couvercle lumineux au dessus des villes. Il est principalement orange du fait du sodium majoritairement employé pour l'éclairage des chaussées. Mais la diffusion de Rayleigh participe aussi à cette couleur jaune orangé du ciel lorsque qu'il est pur et dégagé.

Les fenêtres des bâtiments, dont les intérieurs sont allumés constituent des petites sources lointaines, des taches ou des carrés de lumière suivant la distance d'observation, dont les variations colorées peuvent nous apparaître aussi diverses que le mélange lointain d'un choix de luminaires et d'une couleur qu'un mur peut donner.

L'éclairage public, constitue la lumière principale, celle qui donne une texture, une couleur et une forme à la ville. Différentes technologies de lampes sont employées sur une variété très diverse de luminaires dans une ville comme Paris. Couramment le sodium haute pression est utilisé pour éclairer la chaussée. Des lampes à vapeur de mercure sont utilisées pour les trottoirs. En réalité et en observant bien la nuit parisienne on se rend compte qu'il n y a pas de règle stricte et que l'aménagement de l'éclairage public urbain est extrêmement varié suivant la largeur de la chaussée et du trottoir.

14 Dans le cas où la rue est de largeur réduite des lampadaires unique accrochés assez haut sur les immeubles et en alternance de chaque coté de la rue suffisent pour éclairer rue et chaussée. Dans ce cas les lampadaires sont généralement équipés de lampes sodium, plus économiques (le meilleur rendement lumineux) et les plus répandues à Paris. Les places et grands boulevards ont plutôt leurs trottoirs éclairés aux lampes mercure qui donnent un meilleur rendu colorimétrique et une sensation visuelle plus agréable et proche du blanc. Dans certains quartiers comme Montmartre, certaines rues alternent entre sodium et mercure dans une logique un peu aléatoire... Le contraste coloré amène alors d'autres nuances au sodium qui semble tirer vers le jaune et au mercure qui parait nettement verdâtre. Dans certains nouveaux quartiers, comme dans le Sud Est de Paris, le long du boulevard Massena, il est rare de trouver de l'éclairage sodium. L'éclairage quasi exclusif au mercure fait ressortir le vert de la pelouse plantée le long du boulevard sur le trajet du tramway et participe à une impression globale de modernité.

Devantures et enseignes commerciales sont le symbole de la ville active. L'activité commerciale nocturne, et donc sa force luminescente sont un bon indicateur du niveau d'animation d'une grande ville. Les emblèmes de ce foisonnement lumineux nocturne, jusqu'à effacer l'obscurité, sont le Times Square new-yorkais et le Shibuya tokyoïte. Les façades des immeubles sont recouvertes de bas en haut de publicités et de panneaux lumineux pour donner un niveau d'éclairement tel que l'impression de nuit est modifiée. Le clignotement et les couleurs vives sont aussi majoritairement employées pour attirer l'œil du passant et participer à une effervescence artificielle censée inciter à la consommation et prolonger aussi tard que possible l'animation et le pouvoir attractif de la ville.

15 La signalétique de circulation, constituée des feux et des signaux pour piétons. Le rouge et le vert de ces signaux doivent être bien vus pour des raisons évidentes de sécurité. Alors que la journée ils sont seulement visibles, la nuit ils deviennent des sources importantes aux croisements et aux passages piétons. L'éclairage LED employé sur les feux les plus récents est encore plus visible et éclairant dans l'axe optimal d'observation.

Les phares de voitures. Les voitures constituent une présence constante dans les grandes agglomérations. La moitié - au moins - de l'espace circulatoire urbain ouvert des villes est occupé par la circulation automobile. Une présence qui se traduit en bruit, en pollution et en lumière. Les phares des automobiles aide le conducteur à être vu, à voir la nuit et plus encore. Les lumières des phares de voitures sont assez puissantes pour surpasser l'influence lumineuse de l'éclairage urbain. Les dernières technologies employées par les constructeurs sont aussi cause d'éblouissement - même réglés à bonne hauteur. Les lampes au Xenon beaucoup plus lumineuses que les lampes traditionnelles à halogène sont particulièrement incriminées (3000 lumens et 90 mcd/m2 pour une lampe Xenon, 1400 lumens et 30 mcd/m2 pour une halogène). Les lampes à LED se développent aussi mais sont pour le moment surtout employées pour les feux arrières et les clignotants. Les couleurs des lampes équipant les véhicules ont évolués du jaune pour les modèles anciens à une tendance bleutée pour les plus récents. La mobilité, par définition, de cette lumière urbaine est ce qui fait selon moi son charme quand elle balaie un visage ou reporte des ombres mouvantes sur une surface.

Les réflections. L'asphalte urbain, aussi sombre soit il, quand il est éclairé par des lumières puissantes la nuit, est une surface réfléchissante indéniable. La lumière des phares de voitures, dont la caractéristique est principalement d'être

16 pointée vers le bas, constitue la source réfléchie la plus visible. justifie par cette source l'éclairage par en dessous des comédiens au volant de voitures. Lorsque le sol est mouillé, le facteur réflectif est d'autant plus important. Nous étudierons plus loin l'utilisation de sols mouillés par les chefs opérateurs dans les extérieurs nuit urbains.

Chaque ville a cependant ses particularitées. Ainsi, à New York, les quartiers centraux et les grands axes commerciaux sont quasi exclusivement éclairés avec des lampes à mercure donnant une impression brillante et neutre pour un rendu colorimétrique assez bon. Les quartiers périphériques, plus populaires sont éclairés au sodium avec le rendu qu'on lui connait. Dans le futur imaginé par Andrew Niccol dans In Time, la ville est divisée en zones fermées séparant les riches des pauvres. Dans la zone "pauvre" la lumière est exclusivement sodium alors que dans la zone "riche" tout n'est éclairé que par le blanc de lumières LED. A Tokyo, l'influence des lampadaires est quasi nulle face à l'omniprésence et l'intensité de la signalétique commerciale LED, Neon ou fluo. L'atmophère est donc essentiellement colorée ou blanche plutôt que marquée sodium ou mercure (ce n'est évidemment pas le cas dans les quartiers résidentiels) John Alton, maître de la lumière, note aussi dans Painting with Light l'importance de l'heure et donc l'ordre d'allumage et d'extinction des différentes sources de lumière de la ville au cours de la nuit.

"Les premières lumières à s'allumer sont les lumières des boutiques suivies par celles de la ville, les lampadaires aux coins des rues. Puis viennent les lumières des fenêtres des habitations, des entrées d'appartement, bars, cafés, néons et autres signaux publicitaires, les phares de voiture, l'effet d'une allumette, la lumière d'une voiture de police..."5

5 John Alton Painting with Light p 57. "The first lights to go on are the store lights followed by the city lights, the street lamps on the corner. Then come the lights of private residence windows, apartment house entrances, bars, cafes, neon and other advertising signs, automobile headlights, the street-cars, light effect of matches, the cop's flashlight, and others"

17 II - Analyse de films

Ces différents signaux lumineux sont la base de ce qui constitue la lumière nocturne en ville. Chacun de ces éléments lumineux ouvre un domaine d'intervention pour le chef opérateur qui doit s'approprier, remodeler et transformer ces signaux dans le sens du récit. Le spectre des possibilités est marqué par les goûts, les modes et les moyens techniques mis à disposition du chef opérateur au moment ou le film est tourné. Dans un panel de films choisis subjectivement pour ce qu'ils ont à mon sens de représentatif de la nuit urbaine à telle ou telle période, je vais m'efforcer de mettre en avant les évolutions et les récurrences de la nuit urbaine comme motif esthétique.

Je vais aussi restreindre mon propos aux films en couleur en commencant au début des années 80, juste avant qu'apparaissent les premières pellicules négatives couleur haute sensibilité (plus de 250 ASA). Les pellicules négatives noir et blanc disposaient déjà de hautes sensibilités dans les années 60 et c'est ce qui a permis à la nouvelle vague de sortir dans la rue la nuit et tourner sans éclairage additionel. Mais dans le cas de ce mémoire mon analyse se focalisera sur la continuité chronolgique de l'évolution esthétique de la nuit urbaine en couleur jusqu'au numérique et ses nouvelles caméras haute sensibilité et grandes dynamiques..

18 1. La nuit noire

Un film me semble emblématique de la nuit urbaine et d'un travail d'éclairage anticonformiste fondateur d'une esthétique nouvelle: The Warriors (1979). Dans Every Frame a Rembrandt Andrew Laszlo son chef opérateur décrit avec détail son travail sur ce film. L'histoire se déroule le temps d'une nuit à New York où un gang de rue est pris en chasse par tous les autres gangs de la ville. Cette traversée nocturne de la ville a posé beaucoup de problèmes à Andrew Laszlo en préparant le film. D'abord il prit la décision de tourner avec la pellicule Kodak 5247 avec laquelle il était familier. Cette pellicule introduite en 19746 est la plus sensible des pellicules négatives 35mm couleurs de l'époque. Kodak et Fuji développent ensuite durant les années 80 des pellicules de plus en plus sensibles (Fuji lance sa 8514 500EI en 1985 et Kodak sa 5296 500Ei en 1989)7. Bénéficier seulement de 100 asa pour un film tourné entierement de nuit dans les quartiers sombres de New York paraissait donc être une mission compliquée pour Andrew Laszlo.

"Je me suis doucement éloigné du standard des belles images éclairées façon studio, vers une photographie plus brute et techniquement imparfaite"8.

Il a basculé dans ses partis pris esthétiques à l'opposé de ce que Hollywod considérait à l'époque comme de la "bonne photographie".

Ces choix techniques et ses décisions artistiques ont directement donné au film ce qui en fait sa singularité et son caractère visuel étonnant.

6 http://motion.kodak.com/motion/Products/Chronology_Of_Film/1960-1979/index.htm 7 http://www.fujifilm.fr/www/professionnels/cinema/fujifilm-et-cinema/les-grandes-dates-de- fujifilm.jsp 8 Every Frame a Rembrandt. Andrew Laszlo. p. 59 "I slowly gravitated away from the standard, studio-type lighting of pretty, pleasant images, and towards a technically imperfect, at times rough photography"

19 photogramme extrait de The Warriors 1979

On remarque dans ce film de nombreux plans qui semblent sous exposés ou plutôt exposés pour les hautes lumières. De fait, les forts constrastes de la ville plongent ce qui est peu ou pas éclairé dans le noir profond. Les arrières plans et les ciels semblent aussi particulièrement noirs. Les taches lumineuses, les textures des décors éclairés ainsi que les directions de lumière adoptées n'en prennent que d'avantage de force. C'était cependant une des inquiétudes du chef opérateur avant le tournage:

"Je savais que j'allais et que je devrais suppléer les lumières existantes de la rue, mais savais aussi qu'en faisant cela les arrières plans dans la profondeur allaient souffrir, en perdant des détails jusqu'à la sous exposition. Dans la plupart des cas il serait possible d'éclairer l'avant plan et une portion d'arrière plan, mais quand de larges portions de la ville seraient visibles, je savais que cette technique ne marcherait plus."9

9 Every Fram a Rembrandt. Andrew Laszlo. p. 58 "I knew that i could and would supplement the light comming from the existing street lighting, but i also knew that by doing so the background in the distance would suffer, losing detail to underexposure. In most instances it would be possible to light the foreground and some limited background, but in situations where large portions of the City were visible, I knew this technique would not work"

20 Au final ce qui paraissait être une complication inextricable pour le chef opérateur s'est transformée en une empreinte visuelle marquante autour de ce film. Les arrières plans sombres ou plongés dans le noir profond rendent la ville inquiétante et semblent compliquer encore plus la mission de ce gang qui est de réussir à traverser la ville vivant.

Andrew Laszlo à aussi réussi à convaincre la production de la nécessité de se couvrir en cas d'intempéries. Plutôt que d'être victime d'éventuelles averses et de briser les raccords sur certaines séquences ou perdre du temps à attendre que le sol sèche, il a convaincu la production et son réalisateur de systématiquement arroser les sols visibles dans le cadre. Cela étant justifié par une courte séquence d'intempérie rajoutée au scénario et visible au début du film. L'apport esthétique des sols mouillés réfléchissant les sources de la ville - supplé par des projecteurs placés hauts pointés vers le sol et dans l'axe de la caméra - créent des textures, du contraste lumineux et des silhouettages intéréessants à partir de zones initialement censées être de vagues applats noirs.

photogramme extrait de The Warriors 1979

21 Pour donner de la profondeur à une image de cinéma il est intéressant de créer ou de se servir d'arrières plans et d'écarts lumineux importants, surtout dans le cadre d'une séquence nocturne. Des ciels ou des fonds très noirs associés à des taches lumineuses vives et colorées donnent cette profondeur et ce caractère nécessaire dans certains plans, notamment les portraits. Une séquence au début du film est caractéristique de cet usage et du motif de la nuit urbaine au cinéma en général. Pris par l'impossibilité de tourner dans les décors prévus du fait d'une météo calamiteuse, Andrew Laszlo a proposé le tournage de portraits dans un décor neutre pour la séquence d'introduction avec les membres des Warriors en train de parler du chef des gangs. Ne voulant pas éclairer les arrières plans jugés inintéressants de ce lieu couvert, il s'est efforcé d'éclairer les acteurs par en haut au minimum de sorte de ne pas éclairer les fonds. Il a ensuite demandé à son électro de placer des projecteurs dans le champ le plus loin possible de la caméra et dirigés vers l'optique. Placant aussi des gélatines de couleur differente d'un plan à l'autre, il a créé artificiellement une sensation d'extérieur et de vie urbaine sur ces plans portraits tournés en longue focale béneficiant d'un flou important et transformants ces projecteurs en taches lumineuses.

photogramme extrait de The Warriors 1979

22 Dans une séquence de course dans un parc, Andrew Laszlo devait aussi éclairer les comédiens sur un long trajet. Deux choix conventionels se présentaient à lui: diriger une source puissante lointaine vers le comédiens pour un rendu selon lui irréaliste et inesthétique ou placer une source proche de la caméra sur une voiture travelling et suivre le comédien pour un rendu plat et tout aussi inesthétique. Il a plutôt décidé de placer des sources accrochées au arbres le long du trajet donnant une direction plus dramatique et créant des entrées et des sorties de lumière pour un rendu dynamique. Il confie dans son ouvrage que ces sources sont visibles dans le champ à travers les arbres sur de courtes durées et dans le flou du fait de la contre plongée de l'axe caméra. Il est cependant impossible d'y prêter attention dans le feu de l'action et il parait tout à fait naturel de voir ces taches lumineuses dans le haut du cadre. Ces lumières sont interprétées par le spectateur comme les lumières de la ville, lampadaires ou activité urbaine lointaine.

"Plutôt que de créer et contrôler tout les aspects de l'éclairage, la plupart du temps a été passé à se conformer et travailler créativement avec les situations existantes ce qui a établi les standards concernant les niveaux lumineux et l'ambiance des plans concernés." 10

Cette philosophie de travail d'opérateur est à mon sens remarquable à une période où les pellicules ne bénéficaient pas encore des sensibilité connue actuellement et avec lesquelles on peut se permettre l'usage des sources praticables comme sources principales.

10 Every Frame a Rembrandt. Andrew Laszlo p. 70 "Instead of creating and controlling every aspect of the lighting most of the time was spent conforming to and working creatively with existing conditions wich set the standards as far as lighting levels and the mood of the shots were concerned."

23 After Hours de sorti en 1985 a vraisemblablement pu être tourné avec une ou des pellicules plus sensibles. Mais pour éclairer cette comédie noire, s'est inscrit dans un style assez similaire à ce qui a été fait pour The Warriors. L'approche théatrale et colorée de sa technique developpée aux côtés de Fassbinder s'inscrit parfaitement dans l'histoire de ce rêve éveillé. Il s'agit aussi ici d'une chasse à l'homme hallucinée, basée sur un malentendu, à travers les quartiers sombres de New York, le temps d'une nuit. Et comme dans The Warriors la pluie joue un rôle important dans le récit tout en donnant à Ballhaus les moyens de faire vivre le bitume avec de fortes sources placées en contre jour et piquées vers le sol.

photogramme extrait de After Hours 1985

Les positions des projecteurs sont le plus souvent identifiables et placées en limite de cadre ou en bordure d'un batiment dans le champ. Une légère diffusion ou une sorte de halo entoure la source à distance proche dévoilant sa position exacte. L'effet est peu décelable car nous sommes habitués à trouver des lumières hautes et plongeantes dans cet environnement nocturne. Quand la source est placée plus bas ou à hauteur d'homme l'effet parait plus artificiel.

24 Sur le photogramme suivant une source placée hors cadre à gauche sert à donner de la texture au décor en briques et des brillances sur les stores métalliques. Il détoure aussi en 3/4 contre les deux personnages qui marchent vers le "diner". Cette source donne un semblant d'équilibre lumineux à la composition avec ce "diner" et son reflet dans la partie droite de l'image mais ne parait pas réaliste.

photogramme extrait de After Hours 1985

Cette esthétique de la nuit profonde et brillante (par contraste dans les réflections et les zones de décors éclairés) liée aux sensibilités de pellicule et à l'ouverture utilisée, fait que l'on ne donne jamais à voir completement la ville. L'échelonnage des densités se fait dans la distance pour souvent atteindre des noirs enterrés où on ne distingue aucun détail. Or il est très rare, voir quasiment impossible de trouver un tel cas de figure d'une zone "invisible" plongée dans le noir dans la vie réelle de nos grandes villes. Dans le cas d'images filmiques, cette délimitation artificielle de l'espace de jeu déréalise et nous ramène à la théatralité du cinéma.

25 Une de mes scènes de film préférées est justement assez emblématique d'une vision de la ville personnelle grace à une technique d'éclairage particulière. Dans Mauvais Sang de Léos Carax, nous voyons Denis Lavant courrir dans la rue, presque dansant, sur une chanson de David Bowie. Cette séquence découpée en 3 plans est un long travelling où l'on suit Denis Lavant de profil depuis la route. Jean Yves Escoffier à éclairé le comédien et le décor avec un projecteur unique en déplacement face à lui ce qui donne une impression très artificielle et déréalisante.

photogrammes extraits de Mauvais Sang 1986

Mais c'est aussi ce qui fait la magie de cette séquence où l'impression est donnée qu'il court vers la lumière. Cette source blanche, puissante, à hauteur d'homme et mouvante n'est justifiée que par un impératif technique (éclairer le comédien sur tout le trajet) et un parti pris esthétique d'opérateur. Cette façon d'éclairer ce travelling, sans aucun souci de réalisme, est aussi à l'image des ambiances des rues nocturnes de ce Paris fantasmé par Leos Carax. La nuit y est dure et

26 expressioniste, rigoureusement blanche, et il y a toujours deux directions très marquées sur les visages avec un keylight très doux. Jean Yves Escoffier a donné à ce film une réprésentation de la nuit urbaine comme on ne l'avait jamais vu avant, en construisant ses propres codes et en inventant une esthétique nocturne sublime et étrange.

photogrammes extraits de Mauvais Sang 1986

Nous verrons plus loin l'importance du basculement opéré avec l'arrivée du numérique et l'idée que l'on peut tout voir dans la nuit pour un rendu qui n'est pas pour autant plus réaliste.

2. La nuit en intérieur voiture

Il est une configuration que l'on retrouve systématiquement dans tout film se situant en ville et qui bénéficie de traitements très différents en séquence de nuit: l'interieur voiture. Il est un bon indicateur technique sur le travail du chef opérateur car facilement décryptable et la plupart du temps dépendant des

27 lumières extérieures (il est très rare de voir un chef opérateur modifier tout les lampadaires d'une route).

A cet emplacement, dans la circulation, l'influence lumineuse de la nuit urbaine est totale et exclusive sur un visage si l'on observe précisement ce qui "joue" dans la vie réelle. Le tableau de bord n'éclaire aucunement le conducteur d'une voiture en situation urbaine. Dans la nuit noire aussi, devant l'effet des feux de route éclairant le bitume et donnant un niveau continu sur les passagers avant, le tableau de bord et ses signaux lumineux sont négligeables. Pourtant le chef opérateur se doit d'éclairer les visages du conducteur et des passagers au risque de ne rendre visible les comédiens que lors de passages lumineux furtifs des lumières de lampadaires, vitrines ou autres véhicules. De nombreuses techniques sont utilisées pour éclairer les visages dans une voiture, et nous pouvons nous rendre compte que ces techniques dépendent des periodes, des modes et des moyens.

Dans , nous raconte cinq histoires dont l'action se déroule dans des taxis à New York, Los Angeles, Paris, Rome et Helsinki. Ici le défi consistait pour Frederick Elmes, le chef opérateur, à donner une identité à chaque intérieur de taxi. La lisibilité et la beauté plastique semblent être ici les lignes directrices de ce travail dans le cadre d'un dispositif assez radical. Autour de chaque voiture, chaque ville, était construite une structure pour éclairer l'intérieur en fonction de l'atmosphère adaptée et définie par Jim Jarmusch et Frederick Elmes.

28 "Dans Paris nous avons choisis d'utiliser la couleur et de beaux endroits de Paris qui étaient colorés. Il y avait du néon, nous avons plus de lumière au dialogue dans le taxi quand il circulait. A Rome, on a fait l'inverse, en laissant tel quel et en restant presque monochrome et terreux, avec des jaunes et des marrons. Nous avons travailler autour de cette palette"11

photogramme extrait de Night on Earth 1990

Les comédiens ne traversent jamais de zones noires. Dans certains cas, le niveau lumineux intérieur est tellement important que l'influence des lumières extérieures est considérablement minimisé. Dans le cas du taxi parisien, on remarque que certaines lumières extérieures colorées sont créées artificielement. Un source accrochée sur la structure du taxi est dimée pour faire croire au balayage d'une lumière urbaine. Mais l'artifice se ressent puisque typiquement la source ne balaie pas le visage et l'intérieur du taxi mais augmente et diminue en niveau sur le visage uniquement et cela sans déplacement. Néanmoins l'effet crée un rythme et anime ces séquences de dialogue.

11 http://www.jim- jarmusch.net/films/night_on_earth/read_about_it/interview_with_cinematograp.html "In Paris, we chose to use color and play off areas of the city that were colorful. So there was neon, we added more light to the dialogue inside de the cab when they were moving. In Rome, we did the opposite, we just took it all the way and kept it all almost monotone and earth tone - yellows and browns. We were working in that palette"

29 Dans Taxi Driver de Martin Scorsese ou Taxi Blues de Pavel Lounguine l'éclairage est neutre en terme de couleur, fixe et purement pratique. Michael Chapman explique12 que pour Taxi Driver, et pour filmer dans New York en général et en dégager toute son essence le meilleur moyen est d'utiliser un "style documentaire" en utilisant le minimum nécessaire pour imprimer la pellicule et ensuite laisser les lumières de la ville faire leur effet. Dans Taxi Blues le niveau lumineux est plus important et réduit assez fortement l'influence des lumières extérieures. Aussi les ombres marquées donnent une idée de la position de la source.

photogramme extrait de Taxi Blues 1990

Dans Crash de David Cronenberg, a du composer avec les lumières praticables de la route pour éclairer ses comédiens.

"Sur l'autoroute, certaines sections étaient si longues que je savais que je n'allais pas pouvoir les éclairer avec notre budget, alors j'ai pris ma chance et décidé de n'utiliser que les lumières disponibles: les lampes à vapeur de sodium sur l'autoroute, les lumières de la voiture et les lumières de la rue".13

12 http://www.webofstories.com/play/13498?o=MS 13 http://livedesignonline.com/mag/lighting_collision_course_crash/ "On the freeway, some of the sections were so long that I knew I wouldn't be able to begin lighting them with our budget, so I took a chance and decided to use only available lighting: sodium-vapor lights on the highways, headlights, and street lights."

30 Les faces sont quand même éclairées avec un niveau minimum constant comme dans Taxi Driver et Taxi Blues (Il faut savoir relativiser la parole d'un chef opérateur qui dit qu'il n'a pas rééclairé...).

photogramme extrait de Crash 1990

Avec ces différents exemples, nous sommes face une volonté du chef opérateur de suppléer les lumières extérieures ou de les remodeler (Night on Earth) ou bien face au parti pris d'un niveau d'éclairement non justifié pour le niveau dont la source est à hauteur de regard du comédien (Taxi Driver, Taxi Blues, Crash).

Mais en changeant cette hauteur et donc cette direction de lumière, l'effet est tout autre. Une rééclairage par en dessous donne cette sensation tableau de bord pas toujours très subtile et réaliste mais efficace pour illuminer les yeux. Roger Deakins a l'habitude de placer un court tube fluo au loin sur le capot avant pour justifier les phares de voiture se reflétant sur le bitume, comme visible sur le photogramme suivant extrait de The Big Lebowski.

31 photogramme extrait de The Big Lebowski 1998

Dans Collateral, sur lequel nous reviendrons plus tard, la lumière principale sur le conducteur vient d'en haut. Les yeux sont plus creusés et l'effet est plus dramatique. De plus, ici, le choix de teintes verdatres ancre un peu plus les personnages dans l'urbanité des décors de Los Angeles.

photogramme extrait de Collateral 2004

Pour éclairer Ryan Gosling au volant lors des nombreuses séquences en voiture de Drive, Newton Thomas Siegel a profité d'une voiture équipée de speedgrip14

14 Système de machinerie à ventouses servant à créer des espaces de fixation pour lumières ou caméra sur un véhicule

32 pour monter différents projecteurs LED et des Arri 150w reliés sur dimmer et corrigés pour suppléer les lumières des lampadaires à vapeur de sodium ou à vapeur de mercure. L'artifice de Newton Thomas Siegel pour recréer ces passages de lampadaire est précisement décelable dans le dernier plan du film. L'axe de caméra, derrière Driver, montre une route dont on voit qu'elle n'est pas éclairée sur une longue distance. Le plan, qui dure assez longtemps, nous laisse le temps de nous rendre compte que les flashs lumineux colorés sodium venant d'en haut ne sont que les projecteurs fixés au dessus de la voiture et manipulés sur dimmer. Pour l'intérieur de la voiture et pour créer ce leger éclat sur le visage et dans les yeux du comédien, il a placé une bande de LED sur le tableau de bord. Cette source se remarque d'ailleurs sur certains plans puisque le volant et la main du conducteur, proches de la bande lumineuse, sont trop éclairés.

photogramme extrait de Drive 2011

Il fixait aussi ces bandes de LED sur le pare brise pour suppléer l'effet des feux de signalisation mais précise que il lui arrivait aussi de tout éteindre pour capter l'effet naturel du passage d'un feu rouge à un feu vert sur le visage de l'acteur15. Ce film tourné en Arri Alexa est un des premiers à montrer les capacités

15 http://www.theasc.com/ac_magazine/October2011/Drive/page2.php

33 étonnantes de cette caméra pour les prises de vues nocturnes en ville. Sorti plus récemment, In Time est la première expérience en numérique de Roger Deakins. Il a choisi de tourner ce film en Alexa. Grâce à la grande sensibilité de cette caméra (800 ISO), il a pu éclairer certaines séquences de façon particulière, et comme il n'aurait pas pu le faire avec du film. Une poursuite en voiture conduit les deux héros sur un pont. Le toit ouvert de la voiture rend certes l'apport de lumière nécessaire moins important sur les comédiens, mais cette séquence témoigne quand même de nouvelles possibilités offertes par cette caméra. Roger Deakins et le réalisateur Andrew Niccol ont trouvé un pont à Los Angeles dont ils appréciaient le rendu des nouveaux lampadaires à LED.

“Nous avons ajouté des Litepanels 1x1 aux lumières de rue existantes pour booster un peu leur intensité, et cela nous a donné une belle continuité de lumière dans la rue. Nous avons tourné toute la séquence d'action avec uniquement ces 1x1 sur les lampadaires - c'était tout."16

photogramme extrait de In Time 2012

16 American Cinematographer. Novembre 2011 p. 43 "We added Litepanels 1x1 fixtures to the existing streetlights to boost their intensity a bit, and they gave us a nice line of extended light into the street. We shot the whole action sequence with just those 1x1s on the streetlamps — that was it.”

34 Tournée à 1,8 et à 800 ISO, les visages restent tout à fait lisibles dans les zones d'ombres entre deux lampadaires. Bien que Roger Deakins ait pu se permettre de réhausser le niveau des lampadaires en placant des litepanels sur chaque lampadaire, cette séquence reste un bon exemple de l'adaptation à un décor et l'utilisation des capacités de l'outil de prise de vue.

3. Dévoiler ou laisser dans l'ombre

Dans un long plan séquence du film Shame de Steve McQueen, on suit le personnage principal et sa conquête du soir marchant et discutant jusqu'à la station de métro. Ils passent devant de multiples devantures de magasins éclairées de néons, de fluos et de lampes diverses. Ils passent tantôt devant des lumières colorées (rouge, vert, bleu, rose, jaune) tantôt dans des zones d'ombres qui les font disparaître complètement dans le noir, simplement silhouettés par les lumières au loin. Le chef opérateur a choisi dans cette séquence d'utiliser seulement ces lumières de devantures sans éclairer à la face. On imagine qu'il a peut-être réhaussé ou supplé certaines sources mais cela dans un esprit de respect de l'ambiance lumineuse existante. De plus, ce sont ces zones d'ombres qui donnent leur force aux couleurs qui suivent ou qui précedent. La partie centrale de ce plan, environ 30 secondes, se déroule quasiment dans le noir total à la face. Les voitures qui passent derrière viennent créer un beau contre jour sur les corps et des reflets sur le mur en brique gauche cadre. Des textures et des formes apparaissent furtivement.

35 photogramme extrait de Shame 2011

Dans une autre scène remarquable de ce film, Michael Fassbinder part pour un jogging dans les rues de Manhattan. Filmé de profil en plan séquence depuis une voiture travelling, on le suit dans sa course éclairé par les lumières existantes de la rue. De la même façon que pour la séquence de marche le comédien se retrouve souvent dans une obscurité telle que l'on ne distingue plus que la forme de son corps.

L'usage des phares de véhicules (en déplacement ou non) comme source est un moyen subtil de placer une source puissante dans le champ sans gêner le spectateur. Dans In Time, Roger Deakins place aussi des phares de voiture dans le cadre pour rendre ses silhouettes inquiétantes et menacantes (aidé par un peu de fumée). Dans un milieu intégralement éclairé au sodium, la lumière froide des phares crée aussi ce contraste coloré qui redonne de la vigueur à l'orange des lampes sodium (l'oeil s'habitue sinon à cet environement monochrome). L'effet sur les stores métalliques est le même que pour l'exemple repéré plus haut dans After Hours. La profondeur et les textures du décor sont renforcées.

36 photogramme extrait de In Time 2012

Dione Bebe, dans Collateral, use aussi astucieusement des phares de voitures pour décoller les comédiens des fonds. Dans ce plan ou les valeurs de densité entre les fonds et les comédiens sont relativement proches, cette voiture placée au milieu du cadre sert à détourer et redonner leur importance aux comédiens.

photogramme extrait de Collateral 2004

37 4. La nuit transfigurée

L'exemple de Collateral est à mon avis emblématique de l'histoire esthétique et technique de la nuit urbaine. Il a déja été maintes fois analysé au regard de ce qu'il a offert de nouveau aux spectateurs à cette époque. Néanmoins avec le recul je pense que la paranthèse ouverte par Michael Mann avec certaines séquences nocturnes de Ali, puis avec Collateral s'est reférmée d'elle même après Miami Vice. Ces trois films ont vu le jour avec la volonté d'un réalisateur d'expérimenter et de pousser dans ses retranchements l'outil numérique. C'est la première fois l'on a cherché à capter ce que l'oeil parvient tout juste à voir et même un peu plus.

" J'ai commencé à m'intéresser à la haute définition non pas seulement en tant que technologie, mais avec l'oeil d'un cinéaste. En d'autres termes, les besoins artistiques passent avant la technologie. Je voulais Mohammed Ali en train de courir dans les rues de Miami à 4 ou 5 heures du matin, et je voulais voir ces nuages gris que l'on peut voir dans le ciel noir de Miami en août lors des nuits éclairées par la lune. La pellicule ne peut pas le voir , c'est trop faible. Alors j'ai commencé à m'intéresser à la vidéo, et c'est là qu'a commencé cette aventure" 17

La volonté de Mann a d'abord été artistique: voir dans le noir pour dégager des atmosphères et des visions de ville qui l'ont touché. a tourné les séquences de courses nocturnes de Ali avec la Sony F900, le reste du film,

17 http://articles.chicagotribune.com/2004-12-14/features/0412140030_1_high-def-black-sky- low-light "I started getting interested in high-def not as a technology in itself, but from a question of filmmaker's perception. In other words, the artistic need presents itself before the technology. I wanted Muhammad Ali running through the streets of Miami at 4 or 5 in the morning, and I wanted to see those gray clouds against that black sky that you see in Miami in August on a moonlit night. Motion picture film just can't see it; it's too dim. So I started looking into video, and that's what began this journey."

38 excépté quelques séquences de boxe, à été tourné en 35mm. Le rendu de ces ciels de nuit gris aux nuages teintés d'orange par les lumières de la ville n'aurait pu être capté en film. Film nocturne urbain par excellence, Collateral est la première vraie expérimentation de Michael Mann. Sa volonté était d'éclairer le moins possible et de profiter au mieux des lumières naturelles de Los Angeles. Dion Beebe raconte:

"Michael me disait "transforme l'ambiance en keylight". Nous voulions éviter la sensation d'un direction de lumière. En plus nous tournions souvent à deux caméras ou plus avec beaucoup de mouvements de caméra, ce qui impliquait de ne pas avoir de projos sur le sol et d'utiliser beaucoup l'éclairage existant"18

Michael Mann a été séduit par la capacité de la Viper et la F900 à transfigurer la nuit, à la rendre plus lumineuse qu'elle n y paraît et à percevoir les subtilités que seul l'oeil décèle. Des tests ont été réalisés pour fixer à +9 db le seuil à ne pas dépasser avec la Viper et à +12 db avec la F900 aussi utilisée. A +9 db le bruit est déja très important mais en suréclairant les visages (pour ensuite les redescendre en post production) le chef opérateur camoufle le bruit dans les fonds avec l'idée que le spectateur se concentre sur les visages. La grande profondeur de champ de ces caméras, autre atout selon Michael Mann, donne cependant toujours beaucoup d'importance aux décors en arrière plan et le bruit très fort qui le recouvre crée la désagréable sensation que les plans ne raccordent pas dans la profondeur. Aussi cette volonté de ne pas donner de direction à la lumière et de rester la plupart du temps dans une lueur bleue métallique contraste très fortement avec les séquences intérieures particulièrement soignées et riches en couleurs. Les mélanges colorés en exterieur se limitent à ce bleu et à

18 Sonovision 489 Supplément. p. 35

39 l'orange pâle des éclairages sodium. On remarque souvent des arrières plans assez ternes. Cela est à nouveau du à une volonté de Michael Mann comme l'explique Dion Beebe:

"Notre seule intervention [sur les caméras] pendant le tournage consistait à réduire la saturation d'une manière sélective dans certains extérieurs. L.A a un mélange de couleurs la nuit: sodium, mercure, tungstène, néon, et fluorescent... Et lorsque cela est réuni dans un cadre, cela crée une image que Michael trouvait trop fruitée"19

photogramme extrait de Collateral 2004

Plus que les problèmes de bruit, ce sont les disparités de gamme colorimétriques et la beauté des séquences intérieures qui rendent le film esthétiquement bancal. Dans Miami Vice, réalisé deux ans plus tard avec Dion Beebe de nouvelles questions se posent. Les séquences nocturnes paraissaient très lumineuses, cette fois au delà d'une impression de nuit. Aussi la profondeur de champ très étendue grâce aux capteurs 2/3" et aux focales utilisées sur certains plans crée une impression d'urbanité radicale. La ville est présente comme un personnage, toujours là en toile de fond.

19 Sonovision 489 Supplément. p. 34

40 photogramme extrait de Miami Vice 2006

Mais le bruit visible à l'image sur les séquences nocturnes gache l'impression d'urbanité et bouscule les habitudes visuelles du spectateur au risque de le sortir du récit. Le ciel nocturne est bien là, fait d'un dégradé rose-orangé parsemé de nuages teintés par les lumières urbaines. Au prix d'une couche de bruit inesthétique plaquée sur toutes les séquences nocturnes, on se demande quand même ce qu'apporte cette matière et cette visibilité "extra-ordinaire" au film de Michael Mann.

photogramme extrait de Miami Vice 2006

41 Aussi cette volonté d'éclairer le moins possible rend certaines séquences assez ternes avec une couche brune orangée des lampes sodium posée en applat sur l'image. Roger Deakins dans In Time a justement essayé d'éviter ce look "camp de concentration" (sic) en utilisant lui aussi les lumières existantes mais en les suppléant de ses propres lampes à vapeur de sodium ou de tungstène corrigées (Straw + 1/2 CTO) pour une lumière plus directionelle. Andrew Nichols et lui avaient décidé en amont d'une lumière sodium dure et brillante, soit assez loin du rendu naturel de ce type d'éclairage urbain. La plupart des séquences nocturnes se déroulent dans cette ambiance lumineuse à laquelle Roger Deakins à réussi à donner un caractère, une directivité et un densité saisissante.

photogramme extrait de In Time 2012

Réputé pour ses ambiances nocturnes et son travail sur les couleurs Benoit Debie à l'étiquette du chef opérateur qui n'éclaire pas. C'est en partie vrai pour ses deux films avec Gaspard Noé. Deux déambulations nocturnes à Paris - pour Irréversible - et à Tokyo - pour Enter the Void -. Le mode de travail de Gaspard Noé a influencé sa façon d'éclairer et l'oblige à certaines concessions. Il fallait que Gaspard Noé puisse toujours filmer partout et ait la liberté de tourner autour des comédiens quand il cadrait.

42 Dans Irréversible aucun projecteur de cinéma n'a été utilisé. Des lampadaires de la ville de Paris on été achetés et disposés aux endroits voulus équipés au choix de lampes sodium ou mercure. Gaspard Noé était aussi contre l'usage de gélatines, Benoit Debie peignait donc les ampoules avec des bombes de couleur.

photogramme extrait de Irréversible 2002

Le réalisme de ces éclairages naturels participe au malaise provoqué par le film. Les visages éclairés par ces lumières de ville ont les yeux creusés, les teints jaunes verdatres. La caméra quasi documentaire nerveuse et parfois incontrolée de Gaspard Noé peut se laisser aller à toutes les libertés dans ces rues adaptées et préparées par Benoit Debie sans artifice cinématograpique visible.

Enter the Void est une sorte de trip visuel embarqué pour moitié en caméra suivie derrière le personnage principal pour moitié en vue subjective. Comme dans Irréversible l'axe de prise de vue et le montage (de nombreux plans séquences) limitent les possibilités de placer des éclairages. Mais l'action se déroule à Tokyo, ville sur-illuminée par excellence. Les enseignes, panneaux et signaux lumineux abondants sont les marques de sa modernité. Benoit Debie s'est servi de ces lumières colorées et clignotantes de la ville pour éclairer. Il n'a même pas eu besoin de tourner avec une pellicule très sensibile tant les rues de

43 Tokyo sont claires et donnent une impression de jour en pleine nuit. Son choix s'est principalement porté sur la 250D Kodak pour les extérieurs nocturnes avec un diaph fixé à 1,3.

photogramme extrait de Enter The Void 2009

Les sources de lumière provenant des panneaux et des enseignes sont tellement multiples et étalées que la lumière est en générale très douce et non directive. Les visages sont éclairés comme ils pourraient l'être de jour sous un ciel gris car l'influence de l'éclairage public habituellement dur et plongeant est quasi nul face à l'atmophère lumineuse dégagée par les activitées commerciales. Tokyo de nuit est aussi naturellement très coloré mais il a fallu néanmoins définir une palette plus restreinte pour éviter une image trop criarde.

44 "Je voulais que nous restions dans une palette de couleurs assez restreinte - la gamme s'etend plus ou moins entre du violet, de l'orange et du jaune. Nous avons essayé de garder une unité de couleurs. Occasionellement nous allions vers du vert de lampes fluo pour permettre de redécouvrir la couleur dans laquelle le film baigne. Il est toujours bon de d'insérer une autre couleur, sinon votre oeil fait une sorte de balance des blancs qui fait que vous ne percevez plus les couleurs."20

C'est là, à mon avis, une réflexion très importante pour ce qui est des tournages nocturnes. Si une séquence dure, il est important de créer du contraste coloré à un moment ou un autre sans quoi l'oeil s'habitue et perd la nuance colorée dans laquelle la séquence où le film est plongé.

photogramme extrait de Enter The Void 2009

Lors d'une séquence en vue subjective où le personnage principal se drogue, l'appartement est éteint mais il est illuminé de l'extérieur par de multiples couleurs changeantes. Il a pour cela utilisé des panneaux LED initialement

20 American Cinematographer. Octobre 2010, p. 22 "I wanted us to stay in a restrained color palette - the range is more or less between purple and orange or yellow. We tried to keep a unity to the colors. Occasionally going to fluo- rescent green was a way of allowing you to rediscover the color that the rest of the film is bathed in. It's good to put in another color, otherwise your eye does a sort of white balance so that you don't see the colors anymore."

45 conçus pour les boîtes de nuit et qui permettent des variations colorées sur une large gamme du spectre. Ces clignotements et ces couleurs vives paraissent tout à fait justifiées provenant de l'environement urbain tokyoïte. C'est après une fine observation de la ville et ses particularitées lumineuses que Benoit Debie a mis au point ces procédés pour dégager cette sensation de Tokyo, colorée, brillante et stroboscopique.

Une Nuit de Philippe Lefebvre photographié par Jérome Almeiras est un autre bon exemple de film nocturne urbain. Le temps d'une nuit nous suivons un officier de police et son chauffeur qui font la tournée des boîtes parisiennes. Tourné en Alexa, les capacitées en sensibilité de cette caméra ont permis au chef opérateur d'éclairer au minimum les séquences extérieures.

photogramme extrait de Une Nuit 2012

Le rendu très cru de ces séquences provient de l'usage des lampadaires parisiens comme key light. La possibilité donnée par cette caméra de ne pas éclairer les extérieurs participe ici au style cru et naturel recherché par le chef opérateur. La recherche esthétique est limitée aux arrières plans, au travail sur la profondeur de champ et au choix de la palette colorée. L'orange du sodium parisien est transformé en une sorte de sépia alors que le mercrure voit sa dominante verte

46 basculer vers le bleu. Le rendu terreux et métallique de ces couleurs souvent associées donne le sentiment d'une ville dangereuse et hostile. La pleine ouverture utilisée pour des questions pratiques - l'usage strict des lumières naturelles - confère aussi à certaines séquences une très faible profondeur de champ et de beaux arrières plans composés de multiples taches lumineuses.

photogramme extrait de Une Nuit 2012

Nous l'avons déja vu avec The Warriors ou After Hours, la pluie est aussi un élément essentiel des films nocturnes urbains, transformant la surface noire et mate des sols en une surface réfléchissante et créant des textures là où on ne devrait voir que du noir. Ici, l'usage des sols mouillés s'est imposé par hasard dès le premier jour du tournage comme l'explique Philippe Lefebvre:

47 "La chance a voulu qu’il pleuve le premier jour de tournage en extérieur. Loin d’être une mauvaise surprise, cette soudaine averse nous a enchanté Jérôme Alméras et moi. En fait, elle signifiait que nous allions devoir arroser les sols secs tout au long du tournage… C’est ce que nous avons fait. Ainsi, au final, les rues sont brillantes, les lumières de la ville se reflètent dans la moindre petite flaque, et l’apport de ces brillances dans la nuit est fantastique."21

photogramme extrait de Une Nuit 2012

Darius Khondji, grand amateur de teintes chaudes traite Paris très différement, pour un récit et un genre il est vrai tout aussi différent dans Midnight in Paris. On peine à croire qu'il pourrait s'agir de la même ville en voyant certaines séquences de la période contemporaine de Midnight in Paris.

21 http://www.ugcdistribution.fr/film/une-nuit_198

48 photogramme extrait de Midnight In Paris 2011

Les extérieurs nocturnes tournés avec la 500T de Kodak sont étalonnés dans une unité de tons chauds ou le peu de lampes mercure éclairent d'un vert-jaune léger et les lampes sodium d'un orange assez saturé. Les contrastes sont assez importants puisque de nombreuses zones des décors deumeurent éteintes et d'autres bien éclairées comme l'explque Darius Khondji:

"Paris est « sur-éclairé », il y a trop de lumière sur les bâtiments, trop de mélange de couleurs. Et puis, le Paris de ces trente dernières années a été défiguré en partie par le mobilier et tous les accessoires urbains. J’ai donc décidé d’éteindre un petit peu Paris et de ré-éclairer ponctuellement ce qui m’intéressait."22

Aussi la lumière sur les visages est bien loin du rendu naturel des lampes sodium. Darius Khondji récrée celle-ci avec une hauteur plus proche de l'axe du regard et une texture beaucoup plus douce. La faible profondeur de champ est aussi utilisée pour habiller les arrières plans de taches lumineuses colorées.

22 http://motion.kodak.com/motion/uploadedFiles/actions34-35.pdf p. 7

49 photogramme extrait de Midnight In Paris 2011

Les moyens particuliers mis à disposition du chef opérateur pour ce film à gros budget ainsi que les qualités des pellicules modernes comme la 5219 utilisées pour les extérieurs nuit permettent au chef opérateur une très grande marge de manoeuvre pour la pose de son image

"La Kodak Vision3 500T 5219, je la connais bien. C’est une très belle pellicule qui, à la fois, me permet de poser mon négatif comme j’en ai envie et de laisser aller les noirs. Avec cette pellicule, tout « sort » bien, c’est très agréable. Elle me permet de sous exposer le négatif comme j’aime et sans risque. Sur Midnight in Paris, j’étais toujours à -1, -1,5 et c’est très beau. "23

Les critères de bruit, de densité des noirs, de luminosité des décors ou de netteté des arrières plans sont directement liés aux choix du chef opérateur mais aussi aux moyens techniques mis à disposition. Sur Une Nuit, l'Alexa est la solution aux conditions de tournage et au budget accordé au film.

23 http://motion.kodak.com/motion/uploadedFiles/actions34-35.pdf p. 9

50 III - La technique au service de la nuit

1 - Sensibilité et dynamique

Deux caractéristiques fondamentales du support de prise de vue, capteur ou film, entrent en jeu dans la captation d'images nocturnes. La sensibilité et la dynamique.

Le cas de l'argentique

La sensibilité d'un support film représente sa capacité à être impréssionné par une quantité plus ou moins importante de lumière. Les photons viennent faire réagir les halogénures d'argent présents dans l'émulsion qui par réduction photochimique se transforment en argent métallique noir. La taille des cristaux d'halogénures détermine la sensibilité du film. Plus il est grand plus il va être capable de capter les photons et réagir à une exposition lumineuse. Cependant un photon n'est pas forcément suffisant pour entraîner la réaction des halogénures. Il faut 5 photons pour former les 3 atomes d'argent nécessaires à la formation du grain lors du développement. On pourrait aussi appeller dynamique la latitude d'exposition, donnant les écarts extrêmes de luminosité que le support peut enregistrer. La courbe sensitométrique d'une pellicule nous donne ses informations de dynamique. Soit les valeurs de densité obtenues après développement en fonction d'une quantité reçue de lumière.

51 L'exposition est le produit de l'éclairement et du temps d'exposition. La densité est le logarithme de l'opacité.

Cette courbe est définie en log pour l'exposition en abscisse et en log en ordonnée avec les densités. L'oeil percoit la lumière de façon logarithmique en étant très sensible aux faibles écarts lumineux dans des valeurs sombres et assez peu réceptif aux grands écarts de lumière dans les hautes lumières. Le travail du chef opérateur consiste à placer le contraste de son image dans la latitude d'exposition de la pellicule entre la Dmin, seuil de réaction de la pellicule à la lumière et la Dmax, seuil de saturation des halogénures d'argent à la lumière. Le pied de courbe et l'épaule constituent respectivement les zones dans lesquelles évoluent les détails dans les basses lumières et dans les hautes lumières.

52 Le cas du numérique

Un capteur numérique est un élément éléctronique photosensible qui convertit une quantité de photons en énergie éléctrique grâce à un assemblage de cellules photosensibles. Chaque cellule ou pixel réagit de facon linéaire à l'arrivée d'un photon sur sa surface en libérant un éléctron dans une zone appellée puit de potentiel. Il n y a pas comme en photochimie de pied de courbe ou d'épaule. La réponse linéaire des capteurs est un atout dans la captation de très basses lumières puisque il n y a pas de seuil de réaction, un photon entraîne une conversion en information éléctronique. Un capteur numérique est aussi beaucoup plus efficase que la pellicule puisque 50% des photons sont en pratique reçus par les éléments photosensibles et convertis en éléctrons alors que seulement 5% des photons sont utiles à la révélation du grain photosensible dans le cas de la pellicule.

2. Les limites des capteurs

La taille du puit de potentiel formé dans la cellule photosensible dépend de la tension de polarisation appliquée entre le substrat de silicium dopé positivement et l'électrode métallique transparente surplombant la cellule. Les charges positives (trous) libérées par la séparation du couple éléctron/trou crée par le photon sont repoussées dans le fond de la cellule alors que les éléctrons restent en surface attiré par l'éléctrode métalique. Lorsque le puit est rempli d'éléctrons, le niveau de saturation est atteint et les charges en excès sont transférées au drain d'évacuation. Ce seuil de saturation est plus important dans une plus grande cellule. La taille d'un photosite va généralement varier entre 5 et 10 microns et définir la dynamique du capteur,

53 soit sa capacité à "encaisser" de fortes lumières tout en réagissant à des faibles niveau lumineux.

Le facteur limitatif concernant les basses lumières est le niveau de bruit, signal résiduel de haute fréquence et de faible amplitude. Les sources de bruit sont en partie différentes concernant les capteurs CCD et les CMOS. Pour les capteurs CCD:

- Le bruit photonique: Ce bruit est inévitable. Il est proportionel à la quantité de photons capturés et est inhérent à la nature physique de la lumière. - Le bruit de lecture est lié à l'efficacité du transfert de charges et au fonctionnement des amplificateurs présents au niveau des pixels. Plus le signal est amplifié, plus ce bruit augmente (comme lorsque l'on augmente la sensibilité ISO) - Le bruit thermique (ou courant d'obscurité): est lié aux électrons générés par l'agitation thermique dans les matériaux qui composent le capteur sous la couche de silicium. Plus le capteur s'échauffe plus le bruit monte dans les noirs. Ce bruit est couramment plus important sur les capteurs CMOS que les sur les CCD

Dans les capteurs CMOS, le bruit de lecture est remplacé par un bruit de structure du fait de la technique particulière utilisée dans le transfert des charges. Ce sont les disparités de fonctionnement des amplificateurs présents au niveau des pixels qui entraînent ce bruit particulier. Une méthode pour réduire ce bruit s'appelle le CDS (Correlated Double Sampling) et consiste au prélèvement d'un échantillon lorsque le pixel n'est pas exposé puis un échantillon après l'exposition. La soustraction des deux donne l'information de l'amplitude utile du signal.

54 On peut définir le rapport signal sur bruit d'un capteur à partir de sa dynamique. Il est défini en décibels comme suit: Rapport signal sur bruit = 20 log ( Dynamique ) Avec: Dynamique = Capacité en éléctrons du pixel / Bruit moyen. Grâce au calcul de cette dynamique, il va être possible d'estimer combien de bits sont nécessaire à la quantification du signal pour une restitution de l'intégralité des nuances de l'image.

3. La vague des caméras à capteurs Super 35

Ces dernières années, nous avons vu l'industrie cinématographique innondée de nouvelles caméras équipées de capteurs dits Super 35. Les constructeurs de caméra ont adoptés ces grands capteurs pour émuler le rendu du film 35mm 3 perf et ses propriétés en terme de profondeur de champ et donc permettre l'adaptabilité de ses optiques. La résolution et l'étendue dynamique de ces caméras (RED One, Epic, Alexa, Sony F65, F35, F3, Canon 7D ou C300...) sont très variables car ne dépendant pas que de la taille du capteur comme nous l'avons vu. Le 7D et la RED Epic utilisent peut être des capteurs de taille similaires mais ne travaillent pas avec le même nombre de pixels. A taille de capteur égale, une caméra possédant une forte résolution aura une moins bonne dynamique qu'une caméra à résolution plus faible car elle possèdera de plus nombreux pixels mais de tailles plus réduites. C'est là qu'intervient la bataille marketing et commerciale entre constructeurs, ou tout les 6 mois nous voyons une nouvelle caméra se postionner dans un nouveau secteur (comme la F65 qui ouvre la voie de l'enregistrement au réel enregistrement 4K) ou venir concurencer une gamme déjà existante (la Canon C300 face à la Sony F3).

55 La bataille du moment entre Arri et Red porte sur une conception de cinéma et une perspective d'avenir de l'industrie qui entraîne des développements techniques différents sur leurs caméras. RED donne la primauté à la résolution avec pour l'Epic des photosites d'environ 6µ mais des capteurs pouvant délivrer une image 5K (5120 x 2700 pixels) en RAW 16 bits. Arri se positionne sur des photosites beaucoup plus grands de 8,4µm (et une dynamique de 14 diaphs) mais un enregistrement limité à du 1920 x 1080 10 bits sur carte SxS ou du 2880 x 2160 12 bits en RAW avec enregistreur externe. Aussi, après la conversion optoélectronique des photons en intensité éléctrique, chaque caméra fonctionne derrière son capteur comme un laboratoire ou chaque constructeur va appliquer ses recettes pour la création de l'image numérique finale enregistrée. Ce tableau fourni par un loueur de caméra américain détaille de nombreux modes d'enregistrement pour des caméras à capteurs dits super 35 (cette taille, elle même assez variable). Le document inclut aussi une caméra film à titre de comparaison.

56 57 La Thomson Viper et la Sony F900 utilisées par Michael Mann pour Ali, Collateral et Miami Vice ont d'abord permit de capter des ambiances urbaines naturelles nocturnes, mais cela au prix d'une augmentation artificielle de la sensibilité des caméras grâce au réglage de gain au détriment du rapport signal sur bruit (la Viper et la F900 sont respectivement fixées à 320 et 640 ISO). Leur utilisation audacieuse marquée par cette image bruitée, hybride entre l'image vidéo amateur et l'image cinématographique, a été un premier pas dans l'évolution de l'esthétique nocturne urbaine en numérique. La Arri Alexa est le symbole de cette nouvelle génération de caméras à grands capteurs dont les qualités techniques permettent au chef opérateur d'apréhender différement la captation d'images nocturnes sans bruit avec un haut niveau de sensibilité. L'augmentation de la surface du capteur coinjointement à l'augmentation de la taille des pixels a rendu cela possible.

Schéma comparatif des tailles de capteurs24

24 http://thefilmbook.com/top/introduction-to-DSLR-thefilmbook.html

58 4 - L'éclairage de cinéma en question

"Utiliser la lumière disponible est une chose, mais modeler la lumière disponible est tout ce dont il est question en direction de la photographie. Ce n'est pas parce que tu peux faire avec, que tu dois faire avec."25 Shane Hurlbut, ASC

On entend beaucoup ça et là dire qu'il n y a plus besoin d'éclairer avec ces nouvelles caméras à grands capteurs. Or quel que soit le support utilisé le travail du chef opérateur consiste avant tout à modeler une lumière, faire des choix de directions, de niveau, de qualité pour un rendu adapté au récit. Roger Deakins l'explique:

"L'idée fausse est dedire que puisque tu as une caméra sensible et une optique rapide, tu n'as pas besoin de lumière. C'est alors nier que tu dois créer une ambiance avec la lumière plutôt que seulement décider d'une exposition. J'ai souvent tourné avec des lampes praticables dans le champ, mais il faut avant tout privilégier la bonne source qui te donnera le "look" recherché"26

Utiliser la lumière ambiante est une chose envisageable si un repérage précis a été fait en ce sens dans la recherche d'un rendu donné.

25 http://www.hurlbutvisuals.com/blog/2011/11/lighting-basics-going-with-what-is-available/ "Using available light is one thing, but shaping the available is what cinematography is all about. Just because you can, doesn’t mean you should." 26 http://www.bscine.com/2011/09/roger-deakins-asc-bsc-interview-on-in-time-directed-by- andrew-niccol-and-due-for-release-later-this-year/ "The fallacy is that people think you have a fast camera and a fast lens so you don’t need any light. That’s denying that you’re creating mood with light rather that just creating the exposure. I did often shoot with just practical fixtures that were in shot, but when you do that it’s even more important that you choose the right fixtures that will give you the ‘look’ you are after."

59 Shane Hurlbut, ASC, détaille précisement la façon dont il a éclairé une scène de rue nocturne pour les besoins d'un film tourné avec un DSLR Canon.

Son travail de mise en lumière à d'abord consisté à diminuer l'intensité des lampadaires en les recouvrant de N6 ou de N9. Il a aussi utilisé une guirlande d'ampoules 25w sur tout le trajet des comédiens comme key light et comme source praticable. Un HMI Par 1200w a utilisé pour éclairer une église en arrière plan. On se rend bien compte que les besoins en puissance deviennent de plus en plus réduits avec ce HMI 1200w pour éclairer une large surface en fond de décors (qu'il juge d'ailleurs trop fort) et une série d'ampoules 25w utilisées comme kyelight. Il détaille aussi son équipement personnel, qui autrefois ne servait que des lampes praticables pour justifier ses sources mais qui sont maintenant devenues des sources à part entière qu'il n a donc plus besoin de cacher.

60 lampe à sodium haute pression du commerce

supports monotube du commerce

Prometheus de Ridley Scott, tourné en RED Epic a quasiment été intégralement éclairé par Dariusz Wolski grâce à des lampes à LED achetées dans le commerce. La volonté du chef opérateur était aussi de donner un rendu industriel et d'aspect sale à l'intérieur du vaisseau mais cela traduit aussi un basculement des moyens techniques employés pour l'éclairage de cinéma en même temps que les supports de captation évoluent.

Le chef opérateur José Gerel m'a confié que depuis qu'il utilise la Alexa, il a divisé par deux ses besoins en puisssance. Mais il n'empêche qu'il est toujours employé pour éclairer un décor et un comédien selon son interprétation et sa sensibilité, et il n'envisage aucunement cette philosophie qui a emergé avec

61 l'essor des DSLR dans le milieu amateur consistant à profiter des hautes sensibilité des outils pour tourner "à la volée".

J'ai eu l'occasion d'avoir un long entretien avec Marc Galerne de K5600 qui a été très instructif sur les évolutions de l'éclairage de cinéma. Les évolutions à venir concernent la baisse des besoins en puissance de sources et les nouveaux impératifs écologiques de réduction de consommation. En cela le tungstène n'en a plus pour très longtemps et il observe circonspect l'emmergence des LED comme solution de remplacement. L'efficacité lumineuse n'est pas énormement supérieur à celle du tungstène avec 40 lm/w et est bien en dessous de celle du HMI qui monte à 90 lm/w. Par ailleurs aucune norme n'existe et chaque constructeur à sa propre recette pour construire ses diodes avec des IRC et des spectres très variables. Le manque de cyan est encore un gros défaut. Il est par ailleurs compliqué d'appliquer des corrections de gélatines calculées pour des spectres entiers - type tungstène - puisque le spectre des LED est très incomplet.

De Sisti, spécialiste historique du tungstène, vient de lancer une gamme de projecteurs LED fresnel utilisant la même structure de projecteur que les équivalents tungstène. Un 40w, un 90w et un 120w respectivement équivalents à un 500w, un 750w et un 1200w tungstène. Du coté du HMI, Le 4kw a certes remplacé le 18kw dans de nombreuses situations comme pour éclairer des grandes surfaces de nuit, mais le 18kw est toujours indispensable pour suppleer la lumière solaire directe. Dione Bebe avait déja experimenté ce changement de besoins avec ces nouvelles sensibilités de caméras numériques à l'époque de Collateral

62 "Ils [les 18kw] étaient trop fort. Tu les sors, et jusqu'au moment où tu les branches et ajoutes des couches de diffusion tu aurais pu aussi bien utiliser un Par 4Kw plutôt qu'un 18" 27

L'éléctro Mike Kolafa fait aussi le constat recent de cette diminution des puissances de sources grace à l'Alexa sur le tournage de la série Human Target:

"il était évident qu'à l'époque nous avions besoin de ballons éclairants et de grues montées de 18kw pour les exterieurs nuit, mais avec la Alexa, nous les utilisons beaucoup moins, et à certains endroits nous n'en avons plus du tout besoin"28

Dans cette perspective de réduction de puissances, K5600 a aussi devloppé le BigEye, grande lentille en polymères moulure d'une lentille de 18kw de 625mm de diamètre. Celle-ci est adaptable sur de petites sources comme la gamme des Joker Bug. L'idée est de profiter d'un faisceau très large avec les qualités d'ombres de la lentille de fresnel avec derrière une source peu puissante. Cette lentille était une réelle demande de chefs op. K5600 travaille aussi en association avec un laboratoire suisse à l'élaboration d'une lampe plasma. Elle bénéficie d'un spectre complet et est dimmable à 70% sans changement de température de couleur. La température de couleur est aussi réglable au kelvin près au moment de la composition du plasma par le laboratoire. Les lampes peuvent être fabriquées sur commande en fonction de la température voulue. Sa durée de vie est de 10.000h et pour le moment la source a la taille d'une petite bille un peu ovale mais tend à encore se réduire. La lumière plasma n'est encore qu'au stade de l'expérimentation mais constitue une piste pour l'éclairage de demain.

27 http://www.studiodaily.com/2004/08/how-dp-dion-beebe-adapted-to-hd-for-michael-manna %C2%A2aeas-collateral/ "They [18kw] were too strong. You pull them up, and by the time you wire them back and add layers of diffusion, you may as well have used a 4K Par instead of an 18." 28 American Cinematographer, Mars 2011, p. 42 "It used to be a given that we'd use lighting balloons and lifts with 18ks on night exteriors, but with Alexa, we use them less, and in some locations we don't need them at all"

63 IV - Partie pratique de mémoire

Avec cette partie pratique de mémoire ma volonté première était d'expérimenter et de tenter d'appréhender la plupart des configurations que l'on peut rencontrer comme chef opérateur lors d'une séquence de nuit urbaine. Plutot que de me lancer dans une série de tests, j'ai cherché à compiler mes envies visuelles au sein d'une histoire imaginée avec un ami. Dans le but de ne pas perdre de temps avec une prise de son directe durant le tournage et se concentrer uniquement sur les considérations ésthétiques, j'ai pensé qu'un clip musical serait le format idéal. Une chanson composée et enregistrée par un ami me semblait adaptée.

Ce projet s'est donc d'abord bati autour d'un quartier. Pigalle-Montmartre me semblait être l'endroit idéal au déroulement de cette histoire par sa richesse colorée - les néons de ses boutiques ouvertes le soir - et ses rues que l'on peut trouver éclairées aussi bien au sodium qu'au mercure. Dans ce cadre, j'ai voulu incorporer des images, des effets ou des schémas caractéristiques de la nuit urbaine au cinéma:

- l'interieur voiture - des découvertes d'immeubles - l'éclairage par les feux de voitures (et le contre jour) - des travellings ou des suivis devant des néons et des lumières signalétiques - un passage feu rouge / feu vert - la création artificielle de l'effet d'une vitrine allumée - les lumières de ville en arrière plan

64 1. Repérages

La scène principale du film lorsqu'a lieu l'accident se déroule à un carrefour de Pigalle. Cet endroit a été choisi pour sa richesse colorée et la variété de ses sources lumineuses. Voici un plan lumière montrant les emplacements des sources:

La présence de sodium, de mercure, des néons verts et rouges, de feux de circulation à LED (très lumineux) rendait ce décor assez difficile à maitriser mais intéressant pour cet exercise. Le sodium était dominant et le café à droite de la voiture dégagait une lumière rouge très forte. Lorsque ce rouge était assumé comme effet principal sur les

65 jeunes du café, cela fonctionait bien mais lorsque ce rouge venait à se mélanger plus faiblement à l'orange du sodium sur des personnages plus lointains le rendu était assez désavantageux pour les teintes chaires des visages. J'appréciais cependant beaucoup le rendu des néons verts surplombant le café du trio de personnes agées.

utilisation d'un néon vert de bar au dessus de comédiens

Aussi un lampadaire au mercure se présentait seul au milieu du carrefour mais était d'un niveau assez faible et n'est pas vraiment actif sur les visages du fait des axes utilisés. J'ai essayé de systématiquement utiliser le Joker Bug 400 non corrigé en 3/4 contre sur les comédiens pour amener du contraste colloré à la dominante sodium et enrichir le teintes des visages. Dans un souci de raccord, j'ai aussi du recréer l'effet du bar "rouge" avec le litepanel gélatiné pour certains plans car nos horaires de tournage dépassaient l'horaire de fermeture du bar durant la nuit.

66 La séquence d'ouverture se passe dans le 13eme arrondissement boulevard Massena. Je voulais tourner dans un quartier très different de Pigalle et Montmartre. Cette partie du 13ème, le long de la voie de tram possède des aménagement urbains très modernes et n'est éclairé qu'avec des lampes à vapeur de mercure. Les lampes de technologie récente utilisées le long du boulevard souffrent beaucoup moins de la dominante verdatre captée avec l'Alexa dans Pigalle et Montmartre. Les arrières plans de tours très loin dans la profondeur dont les silhouettes tachées de lumière se découpent sur le ciel gris orangé de la nuit parisienne me semblait posséder un fort potentiel cinégénique.

les découverte d'immeubles dans le 13ème

C'est un des seuls plans où le ciel est réellement visible et où l'on peut apprécier pleinement l'apport de la sensibilité de cette caméra ainsi que l'apport de la dynamique dans les valeurs très sombres (on distingue la forme des fenêtres éteintes ainsi que la découpe des immeubles sur le ciel). Pour ce plan j'ai aussi profité de la surface lumineuse blanche très large d'un panneau publicitaire

67 défilant situé dans l'axe de la marche du comédien. Rétroéclairé par des fluos ce panneau lumineux, lorsque fixé sur une publicité à dominante neutre, éclairait le comédien d'une lumière lanche un peu surnaturelle et très diffuse qui convenait bien pour cette séquence purement esthétisante tournée au ralenti.

La séquence de danse a été tournée dans une patisserie donnant sur une rue faiblement éclairée par des lampes à mercrure très verdatres à Montmartre alors que le "bar à hotesses" recréé à partir d'un cabinet de kiné se situait dans une rue intégralement sodium à Pigalle.

2. Prise en main de l'Alexa et choix techniques

Ce film s'est donc tourné avec la Arri Alexa dont j'avai pu apprécier les qualités en conditions nocturnes avec des rendus très différents dans Drive ou Une Nuit. Tâchons de faire une brève présentation de cette caméra.

Elle est équipée d'un capteur CMOS ALEV III taille super 35 de 3392x2200 pixels utiles. La surface active est de 23,76 x 13,37 mm et la taille d'un photosite est de 8,25µm. La séparation des couleurs se fait par matrice de Bayer. Nous avons choisi de tourner en ProRes 444 1920 x 1080 et en ProRes 422 pour les séquences au ralenti à 60im/s Actuellement l'Alexa est la caméra numérique qui bénéficie de la meilleure dynamique (sans mode HDR) soit environ 14 diaphs repartis comme montré sur le schéma de la page suivante.

Cette dynamique est rendue possible grace à la taille des pixels ainsi que l'éléctronique du capteur qui utilise deux canaux d'amplification à haut et bas gain qui permettent d'enregistrer des détails dans les basses et hautes lumières en

68 deux signaux séparés codés sur 14 bits avant de les recomposer dans un signal sur 16 bits. La répartition de la dynamique montre que le choix de la sensibilité iso fonctionne comme un déplacement de la courbe de sensibilité de la caméra vers une plus grande dynamique dans les noirs lorsque l'on baisse le réglage de sensibilité et vers une plus grande dynamique dans les hautes lumières lorsqu'on l'augmente. Cet état de fait peut sembler paradoxal puisque pour gagner en détails dans les noirs lors d'une prise de vue en basses lumières cela nous demanderait de réduire la sensibilité iso. Tourner à la sensibilité nominale de 800 ISO permet une répartition équitable de +7 diaphs en sur exposition et -7 diaphs en sous exposition. Ce réglage de sensibilité iso fonctionne comme le réglage de gain que l'on peut trouver sur des caméras plus anciennes type F900 ou Viper.

J'ai aussi eu l'envie de mélanger des images d'Alexa avec celles de la Canon C300 dont j'avais entendu beaucoup de bien sur ses capacitées en basses lumières. Mais tourner avec cette autre caméra me permettait surtout de capter des angles impossibles à obtenir avec l'encombrement de l'Alexa en intérieur voiture. La compacité de la C300 m'autorisait à placer la caméra quasiment dans l'axe du regard du comédien en configuration de conduite. Nous aurions aimé le faire

69 avec l'Alexa depuis l'extérieur de la voiture avec un Speedgrip mais cela était trop risqué. Je voulais aussi tester le point de vue capot avec un 7D et un speedgrip artisanal. Pour un plan court et un point de vue inhabituel, je me disais que les images du 7D pouvaient éventuellement raccorder avec celles de l'Alexa. Des plans au 7D sont montés dans Drive pour certaines scènes de cascades ou les angles de prise de vue étaient inadaptés à l'Alexa. Hélas, en conditions de basses lumières, le 7D s'est montré très à son désavantage. L'obligation de fixer la sensibilité ISO à 1600 pour un niveau lumineux correct, à amené une quantité très importante de bruit à l'image, très loin de ce que l'Alexa donnait à 1000 ISO. Ce plan était donc inraccordable et n'a pas pu être monté.

Mais revenons sur les paramètres de la C300: Elles dispose d'un capteur super 35 de 24,6 x 13,8 mm avec 3840 x 2160 pixels utilisés pour l'image active. Chaque photosite mesure 6,4µm. L'image délivrée en sortie de capteur est une image HD 1920 x 1080 RVB 4:4:4 mais elle est enregistrée après compression en 4:2:2 8 bits avec un débit de 50 mbs (le 4:2:2 10 bits est disponible avec un enregistreur externe grâce à la sorte HD-SDI). La dynamique du capteur annoncée par Canon s'élève à 12 diaphs. Le capteur emploie aussi la technologie CDS, à double échantillonage correlée, pour réduire le niveau du bruit de structure du capteur. Je n'ai pas eu l'occasion de faire d'essais de keylight ou de tests de sensibilité avec cette caméra, la prise en main à du se faire le jour même du tournage. Comme avec l'Alexa et son enregistrement en Log C, j'ai choisi de tourner en Canon Log sachant que j'allais bénéficier d'un temps d'étalonnage confortable. Cette courbe adoucie dans les hautes lumières donne une image aplatie qui permet d'élargir la dynamique de l'image captée. Nous verrons plus loin que la dynamique, testée sur le vif, a cependant montré ses limites par rapport à l'Alexa.

70 Pour en revenir à l'Alexa, des essais de keylight aux différentes sensibilités de la caméra ont montré un niveau de bruit acceptable jusqu'a 1600 iso et même une texture de bruit assez organique proche du grain pellicule. A 800 iso ce bruit est nul. J'ai choisi de tourner le film à 1000 iso pour donner cette vie et cette texture à l'image que je trouvais agréable après avoir observé mes essais. De plus ce gain en sensibilité d'1/3 de diaph pouvait m'être utile dans certaines conditions de très basses lumières pour une perte en dynamique dans les noirs négligeable.

essai de keylight à 1000 ISO

Grâce à cette forte sensibilité j'ai aussi pu tourner quasi intégralement ce film à 2,8 de diaph. J'avais la volonté de tourner à cette valeur de diaph pour avoir une profondeur de champ suffisante et faire exister au maximum les arrières plans des décors de ville. Je ne voulais pas noyer les fonds dans le flou.

J'ai aussi choisi de tourner à 3200k car le rendu des lumières sodium devenait plus agréable et plus naturel alors qu'à 5600k les lumières sodium basculaient vers un rouge-orangé inésthétique. Cependant avec ce réglage les lumières mercure tendaient fortement vers le vert alors qu'a 5600k le vert diminuait.

71 Ayant décidé au départ de tourner une séquence dans une rue éclairée avec un mélange de lampadaires sodium et mercure (pas dans le montage final) j'ai fait le choix de conserver ce réglage tout le long du tournage pour homogéneiser l'ensemble et m'éviter un travail d'étalonnage sur les rendus de sodium et de mercure. De plus les décors sodium étaient largement plus nombreux. Il m'a donc finalement seulement fallu corriger la séquence dans la rue éclairée au mercure devant la vitrine. Ceci dit un probleme particulier s'est posé durant l'étalonnage de cette séquence, je reviendrai dessus plus loin.

3. Tournage

Le tournage s'est effectué dans des conditions difficiles car Pigalle est un des seuls quartiers parisiens qui vit essentiellement la nuit, et cela toute la nuit. Les horaires de tournage très tardives ne nous donnaient donc pas plus de confort et de calme qu'en début de soirée, au contraire. Nous avons aussi du transformer un cabinet de kiné en un bar à hotesses et une patisserie en une vitrine à prostituée type Amsterdam. Cette multiplicité de décors m'a permis de tester des configurations très différentes mais a nécessité de nombreux transports de matériel et de déplacements en cours de tournage. Cela n'a été possible que grace à l'ergonomie du matériel de prise de vue (le bloc unique de la Alexa et la compacité de la C300) et au travail d'une équipe investie et motivée.

Comme dans The Warriors et la séquence de course, mais dans une moindre mesure, je me suis retrouvé dans certaines séquences de travelling suivis à devoir éclairer les comédiens sur de longs trajets. Avec toujours cette volonté de supléer

72 l'éclairage naturel des lampes sodium et de créer artificiellement ces entrées et sorties de lumière que j'affectionne, j'ai choisi de placer mes sources disponibles sur le trajet du comédien assez espacées pour créer au moins deux sorties et entrées de lumière artificielle censées reproduire l'éclairage commercial du trottoir d'en face. J'ai donc placé le panneau LED et le Joker Bug 400 à 2m loin du trottoir et gélatinés pour le cas du panneau LED avec une bande de Slate Blue et une bande de Pink. Le plan exigeait une chorégrahie précise des électros nécessitant de dimmer la source et de se retirer en suivant le caméra une fois le passage lumineux effectué pour ne pas rentrer dans le champ du fait de la focale assez courte et la longueur du trajet.

J'ai aussi cherché à redonner un peu de caractère à l'éclairage sodium naturel des rues en le suppléant avec le Joker Bug 400 corrigé d'un full CTO, d'un Straw et d'un 1/4 de Green le plus souvent placé en 3/4 contre.

Joker Bug 400 corrigé sodium utilisé en 3/4 contre

73 Pour éclairer le visage du comédien dans les intérieurs voiture, je n'avais pas beaucoup de solutions. J'avais en ma possession un kit Soft Light sur batterie et une petite lamp LED. J'aurais souhaité pouvoir placer un Doigt de Fée sur le capot de la voiture plus loin du comédien mais n'avais pas la machinerie pour. J'ai donc surtout utilisé une lamp LED accrochée sur le tableau de bord pour rééclairer et donner des brillances aux yeux du comédien. J'ai hélas posé ces visages sans vraiment me laisser de marge en voulant laisser cet effet le plus discret possible et en favorisant les lumières naturelles. Le peu de contraste sur le visage m'a compliqué la tâche à l'étalonnage en rendant délicat de ne pas ramener de bruit. J'aurais pu m'inspirer du travail de Dione Bebe dans Collateral pour ce cas de figure. Pour éviter trop de bruit sur les visages, il les a volontairement suréclairés avant de les redescendre en post production avec des masques. Mais dans la plupart des cas, l'intensité des néons colorés des boutiques ainsi que leur hauteur suffisaient à éclairer complètement le comédien. Le travail de repérage à été en cela très important pour le choix des portions de rues dans lesquelles nous voulions capter ces ambiances lumineuses particulières.

rendu naturel d'un néon vert et de néon bleu de part et d'autre de la rue

74 4. Compte rendu et étalonnage

En décidant de fixer une sensibilité et un diaph pour toute la durée du tournage, et en essayant de m'y astreindre au maximum (en m'adaptant lors d'ambiances très différentes), je voulais m'assurer de l'homogéneité de la présence des fonds (sur lesquels je n'avais pas d'emprise avec mes moyens d'éclairage). Cela permettait aussi de fixer l'intensité des flous lumineux et des sources praticables. Mais je me suis rendu compte à l'étalonnage que la plage dynamique de la caméra est telle dans les basses lumières que l'image peut sans aucun problème être sous exposée et récuperer des détails sans pour autant ramener de bruit. Et Il ya peu de risque de surexposition avec l'Alexa en condition nocturne puisque les seules parties de l'image écrétées constituent les sources dans le champ où il n y a pas de raison d'aller chercher de détails. Entre ces points situées dans la limite supérieure du signal et l'image (comédien/fond) plutôt dans le bas du signal, il y a une large plage dynamique qu'il convient aussi d'exploiter. La séquence de course est représentative dans le sens où le comédien traverse des zones très lumineuses et d'autres très sombres. Tourné en un plan pour chaque valeur (une prise sérée, une prise large), l'exposition a été faite pour le visage du comédien sous un lampadaire sodium (référence intermédiaire). A l'étalonnage je n'ai eu aucune difficulté à récupérer des détails dans les zones sombres et les zones fortement éclairées.

75 tout le contraste de la rue entre dans la dynamique de la Alexa

Le seul plan monté dans le film tourné avec la C300, est aussi le seul plan ou le visage du comédien se retrouve surexposé. La dynamique annoncée de 12 diaphs par Canon peine ici à se montrer effective sur le visage du comédien. La dynamique réelle mesurée au spotmêtre avant la prise était pourtant de 10 diaphs entre la gauche du visage et les brillances de la peau à droite.

plan tourné avec la C300

76 Peut être ai je mal posé alors que j'aurais pu profiter de plus de dynamique dans le bas du signal. Mais en termes purement esthétiques, le plan fonctionne quand même puisque ces brillances écrétées donnent un contraste très fort à l'image justifiées par l'intensité des sources fluos présentes en arrière plan.

Nous avons vu que les nouvelles caméras numériques à grands capteurs comme la Alexa et son enregistrement en Log C permet une captation des hautes lumières proche de ce qui est connu en film corrigeant un des principaux reproches faits au caméras numériques depuis les débuts de l'ère numérique. Dans le cas de prise de vue nocturne en milieu urbain il est alors très difficile de risquer un surexposition sur un visage par exemple. Il y a très peu de sources dans cet environnement qui peuvent faire monter le signal à de telles valeurs si la latitude de pose est par exemple fixée autour d'un visage correctement exposé éclairé par des lumières praticables. Les sources lumineuses (lumières praticables, phares de voitures, signalétique...) constamment présentes dans le champ en milieu nocturne urbain sont les seuls éléments à atteindre le haut du signal et subir un écrétage en Log C. La marge donnée par cette courbe au moment de l'étalonnage pour les hautes lumières permet de modeler ces points lumineux de façon plus ou moins étendue. Il n'empêche les codes cinématographique et les habitudes visuelles rendent nécessaire de laisser les lumières praticable visibles à l'image dans la surexposition. Il n y aurait aucun intérêt à doser l'exposition ou profiter d'une dynamique telle que l'on verrait apparaître les détails de la lampe dans un lampadaire ou descendre des blancs écrétés vers des gris, et c'est justement cette surexposition et ces halos entourant ces points surexposés qui donnent vie à une image nocturne (voir page suivante)

Ces brillances sont indispensables pour créer de la profondeur et du contraste à l'image. Aussi l'œil ne s'habitue pas au noir dans ces conditions et les défauts de bruit dans les zones sombres restent moins visibles.

77 image non étalonnée en Log C, seuls les points blancs les plus forts sont écrétés

Image étalonnée, toutes les sources lumineuses sont dans la limite haute du signal

Pour la séquence de danse, j'ai éclairé le comédien situé à l'extérieur avec le panneau LED et une gélatine Pink qui correspondait à l'ambiance intérieure de la vitrine. Cette dominante rose magenta recherchée rendait compliquée l'extraction de la dominante verte très forte des lampes mercrure sur l'arrière plan.

78 avant l'étalonnage des couleurs, une dominante verte sur les décors

après l'étalonnage avec masques pour un rendu neutre des décors

L'étalonnage ne pouvait se faire sur la globalité de l'image puisque en reduisant le vert j'augmentais sa complémentaire, le magenta. L'effet rose-magenté sur le visage du comédien devenait alors beaucoup trop fort. Il a donc fallu que je travaille avec des masques sur les visages des comédiens pour dans un premier temps n'étalonner de facon sélective que les arrières plans. Les mouvements des comédiens et le fait qu'ils soient deux dans le champ à certains moments ont rendu l'animation des masques plus difficile mais néanmoins nécessaire pour faire disparaître cette dominante verte peu naturelle.

79 Conclusion

La nuit urbaine est une configuration particulière pour un chef opérateur du fait de ses possibilités d'intervention quasi infinies.

Face à la multiplicité des sources lumineuses, un travail rigoureux d'observation doit d'abord être fait pour relever la richesse et la complexité des attributs de l'environnement urbain nocturne. Chaque grande ville est en plus individuellement ancrée dans un imaginaire collectif cinématographique en évolution qu'il convient pour l'opérateur de respecter ou de transcender en fonction du récit. Avec le film couleur et avant que n'apparaisse les négatifs sensibles (>250 ISO), il était indispensable d'éclairer très fortement avec des équipements lourds pour donner le niveau lumineux nécessaire à l'impression de l'image sur le film. Le niveau relatif entre la quantité de lumière apportée et le niveau lumineux naturel de la ville donne une première impression de nuit. La densité des ciels et des zones non éclairées, comme les arrières plans lointains, en est affectée pour créer cette sensation de nuit noire très dense particulière des années 70. L'apport du numérique avec ces caméras de cinéma de première génération a permis à des réalisateurs de capter un nouvelle forme de nuit urbaine en boostant artificiellement les capacités des capteurs mais en imprimant à l'image une dégradation par une montée du bruit. Mais les dynamiques encore faibles de ces capteurs rendait toujours la gestion des hautes lumières délicate. Pour éviter une perte d'information des hautes lumières présentes dans ce milieu, il était toujours nécessaire d'employer des sources puissantes pour rééquilibrer les niveaux lumineux de l'image. L'autre solution, tout aussi lourde, consistait à modeler et gérer le niveau des lumières praticables.

80 L'évolution des nouvelles caméras vers de plus grands capteurs et de plus grandes dynamiques permet la réduction de l'intensité de ces sources puisque le signal délivré par des courbes aplaties (Log C, Canon Log, S-Log...) comprime en quelque sorte le contraste de l'image dans la latitude du capteur pour permettre une redistribution ultérieure des niveaux au moment de l'étalonnage. On se rapproche enfin des caractéristiques du film négatif qui bénéficie d'une forte dynamique dans les hautes lumières. En plus de cela, et contrairement au film, le seuil de captation limite est très bas, avec un niveau de bruit réduit. Cela a ouvert la voie à un nouvelle approche de la prise de vue cinématographique où le rapport à l'image du chef opérateur est bouleversé puisque la nuit urbaine peut techniquement être captée telle quelle. En 2006, Denis Lenoir pointait déjà les évolutions d'un métier en mutation en remontant à des origines plus lointaines: "Le numérique ne menace pas particulièrement la place ou le rôle du chef opérateur, cette fonction est en constante dévalorisation depuis bien plus longtemps que l'apparition des caméras HD ou DV. Deux grandes étapes dans ce processus. D'abord l'augmentation de la sensibilité de la pellicule et de la vitesse des objectifs, qui fait que depuis la fin des années 1970 on obtient sur l'image filmique à peu près ce qu'on voit sur le plateau. Autrefois, pour un œil inexpérimenté, tout avait l'air inondé de lumière, et seul le chef opérateur savait quelles ombres et quelles pénombres étaient ménagées et apparaîtraient à l'image. [...] De ce point de vue la HD n'arrange rien, ce que la caméra enregistre est "wysiwyg" ("what you see is what you get") c'est à dire exactement ce qu'on voit sur le moniteur s'il est proprement étalonné. La deuxième grande étape a été la généralisation du retour vidéo: à partir du moment où le réalisateur voit sur le combo ce que l'opérateur voit dans l'œilleton de la caméra, le regard singulier de celui-ci sur la prise disparaît."29 La nuit urbaine est un terrain d'expérimentation privilégié de la course

29 Cahiers du Cinéma, mars 2006, p. 18

81 technologique dans laquelle s'est lancée l'industrie cinématographique sans que le bénéfice soit totalement évident pour la création artistique. L'augmentation de la définition, de la sensibilité ou de la dynamique des caméras constitue pour les constructeurs des choix commerciaux et industriels qui peuvent amener de nouvelles façons de travailler sur les plateaux en profitant par exemple à la mise en scène (cf: Entretien avec Yves Angelo p.89). Mais cela ne doit pas se faire au prix du soin apporté au travail de l'image. La direction de la photographie doit avant tout rester une question de choix, de volonté de transformation ou d'interprétation de la réalité, en ne se laissant pas avoir par l'idée que c'est l'outil qui créer l'image.

82 Bibliographie

Ouvrages

Robert W. Rodieck, La Vision, Editions De Boeck Université, 2003

Francois Barré, La Ville, Collection de Documentaires, p20

Jacques Aumont, L'Attrait de la Lumière, Ed Yellow Now, 2010

Dominique Païni, L'Attrait de l'Ombre, Ed Yellow Now, 2008

François Reumont, Le Guide Image de la Prise de Vues Cinéma, Éditions Dujarric, 2006

Jean Louis Fournier, La Sensitométrie, Éditions Dujarric, Paris, 2006.

Léonard Rollin & Jean-Charles Fouché, La Pratique de la HD et du Cinéma Numérique, Ed Baie des Anges, Paris, 2009

John Alton, Painting with Light, California Press, 1995

Andrew Laszlo, Every Frame a Rembrandt, Focal Press, 2000

Articles issus de périodiques

American Cinematographer. Octobre 2010, p. 22

American Cinematographer, Mars 2011, p. 42

American Cinematographer. Novembre 2011 p. 43

Sonovision 489 Supplément. p. 32 - 35

Film and Digital Times, Decembre 2011, p. 5 - 10

Positif n°603, Mai 2011, p. 95 - 99

Positif n°608, Octobre 2011, p. 7 - 15

83 Positif n°610, Décembre 2011, p. 15 - 21

Cahiers du Cinéma, mars 2006, p. 18

Sources internet http://www.ceaq-sorbonne.org/node.php?id=1121&elementid=798 http://motion.kodak.com/motion/Products/Chronology_Of_Film/1960-1979/index.htm http://www.fujifilm.fr/www/professionnels/cinema/fujifilm-et-cinema/les-grandes-dates-de- fujifilm.jsp http://www.jim- jarmusch.net/films/night_on_earth/read_about_it/interview_with_cinematograp.html

http://livedesignonline.com/mag/lighting_collision_course_crash/ http://www.theasc.com/ac_magazine/October2011/Drive/page2.php http://articles.chicagotribune.com/2004-12-14/features/0412140030_1_high-def-black-sky-low- light http://www.ugcdistribution.fr/film/une-nuit_198 http://motion.kodak.com/motion/uploadedFiles/actions34-35.pdf http://www.hurlbutvisuals.com/blog/2011/11/lighting-basics-going-with-what-is-available/ http://www.bscine.com/2011/09/roger-deakins-asc-bsc-interview-on-in-time-directed-by- andrew-niccol-and-due-for-release-later-this-year/ http://www.studiodaily.com/2004/08/how-dp-dion-beebe-adapted-to-hd-for-michael-manna %C2%A2aeas-collateral/ http://www.arnaudfrichphoto.com/gestion-des-couleurs/gamma.htm

Sources vidéo

Interview de Michael Chapman http://www.webofstories.com/play/13498?o=MS

84 Mémoires ENSLL

Thomas Collignon La prise de vue en haute définition numérique, sous la direction de Francine Lévy et Vincent Muller, ENSLL, 2001.

Rémi Mestre Exterieur nuit urbain, sous la direction de Francine Lévy, ENSLL, 2006

Karine Aulnette Le mode "film" des caméras numérique, sous la direction de Tony Gauthier, ENSLL, 2007.

85 Filmographie Films étudiés

ALLEN, Woody, Midnight in Paris, Etats-Unis, 2011, 1h34, couleur, 35mm, image : Darius Khondji

CARAX, Léos, Mauvais Sang, France, 1986, 1h56min, couleur, 35mm, image : Jean-Yves Escoffier

COEN, Joel & Ethan, The Big Lebowski, Etats-Unis, 1998, 1h57, couleur, 35mm, image : Roger Deakins

CRONENBERG, David, Crash, Etats-Unis, 1996, 1h40, couleur, 35mm, image : Peter Suschitzky

JARMUSCH, Jim, Night on Earth, Etats-Unis, 1991, 2h09min, couleur, 35mm, image : Frederick Elmes

LEFEBVRE, Philippe, Une Nuit, France, 2012, 1h40, couleur, numérique, image : Jérôme Alméras

LOUNGUINE, Pavel, Taxi Blues, Union Sovietique, 1990, 1h50, couleur, 35mm, image : Denis Yevstigneyev

MANN, Michael, Ali, Etats-Unis, 2001, 2h37min, couleur, 35mm, numerique, image : Emmanuel Lubezki

MANN, Michael, Collateral, Etats-Unis, 1996 2h50min, couleur, numérique, 35mm, image : Dion Beebe

MANN, Michael, Miami Vice, Etats-Unis, 2006 2h14min, couleur, numerique, 35mm, image : Dion Beebe

MCQUEEN, Steve, Shame, Royaume Uni, 2011, 1h41, couleur, 35mm, image : Sean Bobbitt

NICCOL, Andrew, In Time, Etats-Unis, 2011, 1h49min, couleur, numérique, image : Roger Deakins

NOE, Gaspard, Irreversible, France, 2002, 1h37, couleur, 35mm, 16mm, image : Benoit Debie

NOE, Gaspard, Enter The Void, France, 2009, 2h40, couleur, 35mm, 16mm, image : Benoit Debie

SCORSESE, Martin, After Hours, Etats-Unis, 1985, 1h37, couleur, 35mm, image : Michael Ballhaus

SCORSESE, Martin, Taxi Driver, Etats-Unis, 1976, 1h53min, couleur, 35mm, image : Michael Chapman

86 SCOTT Ridley, Blade Runner, Etats-Unis, 1982, 1h57min, couleur, 35mm, 65mm, image : Jordan Cronenweth

WINDING REFN, Nicolas, Drive, Etats-Unis, 2011, 1h40, couleur, numérique, image : Newton Thomas Siegel

Films cités

ALLEN, Woody, Manhattan, Etats-Unis, 1979, 1h36min, noir & blanc, 35mm, image :

GILLIAM, Terry, Brazil, Royaume Uni, 1985, 2h12min, couleur, 35mm, image : Roger Pratt

GODARD, Jean-Luc, Alphaville, France, 1965, 1h39min, noir & blanc, 35mm, image : Raoul Coutard

LANG Fritz, Metropolis, Allemagne, 1927, 2h33min, noir & blanc, 35mm, image : Karl Freund Gunther Rittau

SCOTT, Ridley, Prometheus, Etats-Unis, 2012, 2h04min, couleur, numerique, image : Dariusz Wolski

87 Table des illustrations

Coupe schématique de l'oeil: http://docteur.over-blog.org/categorie-506773.html

Courbe sensitométrique: http://passionplus.free.fr/page4/page21/page22/page22.html

Comparatif cameras numeriques: http://www.fletch.com/2012_camera_comparison_chart.html

Schéma des tailles de capteurs: http://thefilmbook.com/top/introduction-to-DSLR-thefilmbook.html

Photo de la mise en lumière de Shane Hurlbut: http://www.hurlbutvisuals.com/blog/2011/11/lighting-basics-going-with-what-is-available/

Schéma de la dynamique de la Alexa: http://provideocoalition.com/index.php/aadams/story/alexa_iso_settings_the_least_you_need _to_know/

Tout les photogrammes extraits des films étudiés ont été capturés personnellement depuis des sources DVD ou des film numérisés

88 Entretien personnel avec Yves Angelo

Simon Noizat: L'interet des hautes sensibilités en conditions nocturnes.

Yves Angelo: La notion de sensibilité n'a pas de sens parce que cela dépend de la dynamique dans les basses lumières. La nuit, la notion de sensibilité est quand même relative. Deux problèmes se posent. Filmer la nuit telle qu'elle est, avec une petite face pour les acteurs par exemple pourquoi pas. Tout dépend de l'intérêt photographique et de l'intérêt pour le film lui même. C'est à dire que que ça a de l'intérêt puisque ça permet de filmer beaucoup de choses sans moyens importants en laissant la mise en scène disposer d'un temps considérable car normalement la nuit c'est là où il y a plus de temps et plus de place, et ce temps est habituellement déjà mis à disposition de la mise en scène. Donc le fait de filmer la nuit sans ajout de lumière permet un gain de temps considérable, et permet au directeur de la photographie d'aménager des temps pour les acteurs et le metteur en scène et pas uniquement pour la photographie. D'un point de vue strictement artistique et photographique ce n'est quand même pas très convaincant de filmer les choses telles qu'elles sont. D'abord parce qu'en couleur, on a une sorte de mayonnaise, différentes sortes de lumières, sodium, néon, lampes à décharges qui donnent une sorte d'éclatement des lumières. Il y a donc de la maitrise à avoir, et pour avoir cette maitrise il convient d'ajouter de la lumière ou de transformer la lumière existante. De pouvoir modifier les points de lumière à l'image ou hors champ.

89 SN: Vous aviez signalé lors de l'IDIFF les faiblesses de l'Epic en tournage nocturne. Qu'en est-t'il précisement?

YA: L'Epic n'est pas particulièrement faite pour la nuit puisque c'est une camera qui nécessite d'éclairer, du fait de la latitude très faible en basses lumières, c'est une caméra qui est faite pour poser. Il faut de la lumière et ne surtout pas être en dessous du signal. Il faut vraiment charger le négatif comme on pouvait le faire en 35. La Génésis est une camera qui au contraire avait une latitude très forte en basses lumières où l'on pouvait aller très loin y compris dans le changement de matière même, on pouvait se permettre de creuser et d'aller chercher l'ombre très loin ce qui n'est pas du tout le cas de l'Epic où on ne cherche rien du tout. Ce n'est pas une camera faite pour la nuit, mais très bien de jour avec un très bon rendu des couleurs, un modelé des couleurs très intéressant, un piqué remarquable. Alors que la Alexa n'a pas un bon rendu des couleurs. Mais d'autres chef opérateurs diront le contraire. C'est très subjectif. Comme le choix de Kodak ou Fuji. Personnellement j'ai toujours travaillé en Fuji lui préfèrant son rendu des peaux que je trouvais très dur en Kodak et que je n'aimais pas du tout. Fuji aussi était plus intéressant dans les basses lumières alors que Kodak donnait des noirs brillants que je n'aimais pas. Mais tout cela est très subjectif. La réalité incontournable du piqué et du rendu fait dire que l'Epic est supérieure de ce point de vue là, sans comparaison possible avec l'Alexa.

SN: Du point de vue colorimétrique, vous aviez noté un problème dans les rouges.

YA: Le rendu des couleurs de l'epic est remarquable, sa profondeur est beaucoup plus grande que l'Alexa et beaucoup plus juste. En revanche les rouges montent très fort dans les basses lumières. Sur une peau bronzée on s'arrache les

90 cheveux, elle devient marron et très difficile à maitriser. La nouvelle caméra de Panavision, l'Exodus, va modifier tout à fait ca. Elle est à 7k de définition, l'équivalent d'un 65mm, et une dynamique de 18 diaphragmes en allant jusqu'à 5 diaphragmes dans la sous exposition.

SN: Le mode HDR de l'Epic peut il être intéressant de nuit?

YA: Le mode HDR uniformise l'image. On est habitué à avoir des ciels qui bavent ou des lumières qui crament, avec le HDR on comprime l'image et les écarts de lumière. Or on s'aperçoit vite que la personnalité d'une image, ce sont ses écarts de lumière. C'est le défaut de l'HDR, qui peut créer une image très étrange. Après il faut savoir le doser.

SN: L'Alexa est reconnue pour ses capacitées en basses lumières.

YA: Non je trouve ça assez sale. Elle va très loin puisqu'elle a une sensibilité assez forte, on peut aller jusqu'à 1600. mais je trouve son image de nuit sale. Ça peut convenir à certain films mais le problème est toujours le même, filmer la réalité telle qu'elle est n'a aucun intérêt. Sauf effectivement pour permettre au metteur en scène d'avoir plus de temps. Mais le principe est d'interférer sur l'image, d'intervenir, de ne pas subir la réalité mais de la contrôler. C'est encore un point de vue subjectif qui existait aussi en film où personne n'était d'accord sur la façon de poser un négatif.

SN: Alors quoi servent ces sensibilité très importantes?

YA: Cela n'a aucun intérêt. Tout cela est assez paradoxal. Mais je trouve terrible les évolutions actuelles. Dans 20 ans il y aura 8 semaines d'étalonnage et on trafiquera toute l'image dans un laboratoire et on aura plus ce rapport intime

91 direct et concret avec un plateau de tournage. Je pars du principe que l'on ne doit rien faire à l'étalonnage à part rajouter quelques points de densité et de couleur pour raccord car le tournage se fait du matin au soir et que il y a ce besoin. Mais la tendance est celle là, et les progrès actuels vont dans ce sens. Le métier de directeur photo va changer, il a déjà changé, mais il n aura plus rien a voir avec ce qu'était le métier de directeur photo, même pas dans les années 40, mais les années 70.

SN: Que pensez vous du retour à l'esthétique film face à l'esthétique numérique des années 2000?

YA: Il n y a pas lieu de parler de deux esthetiques, puisque je trouve que le rendu de matière n'est pas la même. Les évolutions actuelles font que toutes les images se ressemblent maintenant et que on uniformise constamment l'image. La personnalité du directeur photo disparait de plus en plus puisque l'outil est le même. Le regard s'uniformise. Ce débat vidéo film n'a pas de sens puisque ce ne sont pas les mêmes outils. Il s'agit seulement de savoir ce que les gens en font. J'ai tourné des films avec la 1ere F900 en 2001, et j'ai essayé d'utiliser cette camera avec ses défauts et ses qualités mais il ne s'agissait pas de la comparer au film. Ces comparaisons ont beaucoup tué le numérique. Le rapport à l'image n'est pas du tout le même lors d'un tournage film et d'un tournage vidéo. En numérique ce rapport est commun à tous puisque tout le monde à accès à l'image, en film il n'est commun qu'au directeur photo puisqu'il est le seul à avoir accès à l'image.

SN: Quel est alors l'outil le plus satisfaisant actuellement pour les tournages nocturnes?

92 YA: La question du film ne se pose quasiment plus actuellement il ne faut pas aller contre le mouvement, puisque de toute façon les copies sont numériques, ce qui change beaucoup de choses. Donc l'étalonnage est numérique. L'outil dépend ensuite du film et de mes moyens d'interventions. Si j'ai la possibilité d'éclairer ou si le film est fauché et qu'il faut tourner vite les choix seront différents. Après même en tournant vite, sans rééclairer il faut voir comment on peut intervenir. Déjà grâce aux réglages camera et le choix de LUT, ensuite comment on place la face, très faible ou très forte de façon à obscurcir les fonds. Après les choix se font en fonction des films. Connaissant bien l'Epic, actuellement même pour un film fauché je choisirais cette camera car elle est très modulable, elle se tient dans la main, a une très bonne résolution, donc un rapport cout/qualité intéressant. N'aimant pas le rendu de l'Alexa je ne la prendrai pas. La Génésis est une camera très intéressante, même si elle est lourde, mais sans machinerie c'est délicat. Avec du temps et des moyens je choisirais surement l'Exodus. Mais c'est encore très cher. J'ai fait un film pour Francois Dupeyron avec une PD150, et bien je n'ai jamais pris autant de plaisir dans ma vie à travailler l'image, alors que j'étais tout seul. Tout cela est très variable. Il ne faut jamais privilégier la qualité technique à tout pris car c'est toujours au détriment de quelque chose. Si on enlève au metteur en scène la possibilité de tourner à la main, dans une petite pièce ou autre chose, cela ne sert à rien. Il faut d'abord qu'il puisse tourner ce qu'il veut. Tout cela est un rapport à doser. Même pour un directeur photo qui est appelé à tort technicien, il doit toujours mettre les paramètres techniques derrière et mettre le film en avant. Que l'image soit piquée ou pas là n'est pas le problème. Il convient d'abord d'adapter son regard. En France quasiment 35% de la production est quasiment tournée avec rien, moins d'un million d'euros. La course à la dynamique et au diaph n'a pas d'interférence avec les réalités artistiques du métier. Les progrès techniques sont séparés de tout ca.

93 Quel est l'intérêt d'arriver à 8k, comment va t'on filmer un gros plan à ce moment là, comment va être le rendu de la peau? On va avoir de gros soucis avec des acteurs..

SN: Comment éclairez vous les intérieurs voiture de nuit?

YA: Dans ces cas là, il faut d'abord bien repérer l'endroit pour bien décider des effets voulus pour se servir des lumières de la ville. Il est fini le temps ou il y avait le projecteur de face qui éclairait et quelques petits effets qui tournaient mais les acteurs étaient posés au keylight même de nuit, tout cela est fini. Il faut d'abord bien repérer le trajet, la composition des lumières, regarder la hauteur des lampadaires si les visages sont touchés ou pas et mettre une infime face, des miniflos ou microflos sur le tableau de bord, comme si il éclairait mais pour avoir le petit point dans l'œil et justement repérer le trajet pour laisser les projecteurs de la ville faire leur effet.

SN: Jusqu'à quel point peut on laisser vivre l'obscurité?

YA: On peut bien laisser les acteurs dans le noir aussi et ne pas systématiquement laisser une face. Mais les metteurs en scène sont souvent d'accord pour laisser un acteur dans le noir au moment du tournage mais plus jamais au moment de l'étalonnage. La vrai pénombre c'est là où on cherche à voir et pas où l'on voit. Mais il y a toujours cette phobie, presque inconsciente, de l'image sombre. Celle qui désarçonne le spectateur parce qu'on lui demande d'aller chercher quelque chose, on lui demande un effort. Mais mettre de la lumière ne veut pas forcement dire que l'on voit. On met tellement de lumière qu'en fait on ne voit rien. Quand on cherche à voir, c'est la qu'on découvre les choses, lorsqu'on cherche dans l'ombre. On ne découvre jamais rien dans la

94 lumière paradoxalement. Il faut aller chercher.

SN: Comment décidez vous de la pose en condition nocturne?

YA: L'ouverture de nuit c'est décider de comment on fait bruler les lumières à l'image. Puisque ces lumières ce sont des sources, très fortes évidement. Moi je suis assez contre les diaphragmes élevés, même en intérieur. J'aime être autour de 2, parce que je considère qu'une lumière ne doit pas se voir et l'acteur ne doit pas avoir la sensation qu'il est au cinéma. Une pièce dans laquelle arrive un acteur ne doit pas être surréclairée. Il doit avoir la sensation que la pièce est normale, donc faiblement éclairée en terme cinématographique. J'ai toujours été à des diaphragmes très ouverts car on ne doit pas sentir les projecteurs. En scope pour les questions de point ça devient beaucoup plus compliqué, on ne peut pas être à 2 en scope, alors il faut éclairer un peu plus.

SN: Le bruit numérique est il un outil avec lequel vous jouez?

YA: Tout depend des caméras. Avec l'Epic, c'est la première fois de ma vie que je regarde l'oscilloscope. Car on voit bien que si l'on descend trop on arrive dans une sorte de bouillie. Alors que jamais j'ai utilisé d'oscilloscope, car j'ai toujours été contre l'idée de poser large et de se dire qu'après on allait descendre. L'image se vit sur le plateau donc si je veux une image de pénombre, je fait ma pénombre telle que je la veux, même si je suis en dessous. En film c'était pareil. Mais le bruit en général peut être intéressant jusqu'à un certain point, mais il ne faut pas que ça devienne gênant, sale ou fourmillant. C'est comme la sous exposition en film aussi, chaque opérateur la traite différemment. On peut bien aller jusqu'à 4 diaphragmes dans la sous exposition alors qu'on ne va pas au dessous de 2,5. J'ai une fois tourné un film ou j'ai été malade, et pour me remplacer un autre chef

95 opérateur avait demandé à suivre une journée de tournage. Tout était très sombre, et à la fin de la journée il est venu me voir en me disant qu'il ne voulait pas faire le film et que pour lui la journée était "au panier". Pour lui c'était impossible de suivre cette façon de faire, on était trop en dessous. Et pourtant il fait le même métier, mais avec des méthodes et des appréciations différentes. Mais je suis contre cette façon de filmer la réalité qu'on demande aux opérateurs, il ne se contente plus que d'être un technicien qui alimente une technique. On le prend pour filmer ce qu'il y a et arrange ensuite un peu à l'étalonnage. C'est contre ça qu'il faut se battre, il faut mettre sa personnalité, pas pour se mettre en avant, mais pour aider le film à avoir un regard personnel. Pas celui de l'opérateur forcement mais celui du metteur en scène aidé ou proposé par l'opérateur. Maintenant l'opérateur ne peut plus avoir de regard puisqu'on lui demande de filmer ce qui est. C'est la caméra qui va faire l'image et plus lui. L'Alexa tout le monde aime ça puisqu'il n y quasiment plus rien à faire. Il n y a plus rien à régler. Le numérique a décollé grâce à la Alexa puisque tout est devenu très simple.

96 Remerciements

Tony Gauthier Jacques Pigeon Marc Garlerne José Gerel Yves Angelo Michel Cotteret Françoise Baranger Reda Zeroual Anastasia Durand Soft Lights

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