ARMÉE ET DÉFENSE DE L’ILLYRICUM BYZANTIN DE JUSTINIEN À HÉRACLIUS (527-641). DE LA RÉORGANISATION JUSTINIENNE À L’ÉMERGENCE DES «ARMÉES DE CITÉ» RÉSUMÉ: L’Illyricum oriental, ravagé tout au long du Ve siècle par les Goths, les Huns et les Proto-Bulgares, avait vu toute sa ligne de défense septentrionale évacuée par les forces impériales. C’est donc une véritable réorganisation non seulement civile et ecclésiastique, mais aussi militaire de l’Illyricum qui a été mise en œuvre par Justinien durant la première partie du VIe siècle. Par le célèbre traité Sur les Constructions de Procope de Césarée et l’archéologie, l’Histoire a surtout retenu l’énorme effort en matière de fortifications des villes et des campagnes. Nous ne savons que très peu de choses sur les défenseurs eux-même. Il est cependant possi- ble de reconstituer ce qui fut la réforme militaire de Justinien dans son pays natal. Contrairement à ce qui est souvent avancé par l’historiogra- phie moderne depuis le XVIIIe siècle, la réorganisation de la défense de l’Illyricum byzantin par Justinien permit une résistance remarquablement tenace de cette partie de l’Empire durant la tourmente des invasions avaro-slaves de la seconde moitié du VIe siècle et joua un rôle essentiel dans la naissance des premiers thèmes balkaniques aux VIIIe-IXe siècles par l’intermédiaire des «armées de cité» du VIIe siècle. MOTS-CLÉS: Illyricum oriental, Justinien, invasions, Fortifications, limes danubien, limitanei, comitatenses, flotte du Danube, «armées de cité». ABSTRACT: Eastern Illyricum was devastated during the 5th c. by Gothic, Hunic and Bulgarian peoples. His northern borders were enti- rely evacuated by Byzantine imperial forces. In the first half of the 6th c., Emperor Justinian made a whole reorganisation of Illyricum’s military defence. Through the Procopius’ famous treaty about the Buildings of Emperor Justinian and Archaeology’ evidence, History knows above all the fortifications’ system erected in towns and country. We know very little about the soldiers of defence troops. Meanwhile, we can try a 7 Erytheia 26 (2005) 7-85 M. PILLON «L’Illyricum byzantin de Justinien à Héraclius (527-641)» reconstruction of Justinian’s military system in Illyricum. Modern Histo- rians were generally severe about Justinian’s military politics, but we want to prove that these politics were very effective. During the Avar and Slavonic invasions at the end of 6th c., the Byzantine defence was very obstinate and allowed to create the Balkan Themes through the «City’s armies» of 7th c. KEY-WORDS: Eastern Illyricum, Justinian, Invasions, Fortifications, Danubian Limes, Limitanei, Comitatenses, Danube’s fleet, «City’s armies». De la politique de l’empereur Justinien 1er dans le domaine de la défense des provinces de l’Empire romain d’Orient, les historiens, à la suite de Procope de Césarée et de son célèbre ouvrage, le Peri; Ktismavtwn, plus connu sous le titre latin de De Aedificiis, c’est-à-dire Les Constructions (de l’empereur Justinien)1, ont retenu surtout l’œuvre de construction ou de rénovation des fortifications urbaines et rurales, tant sur les frontières qu’à l’intérieur du territoire impérial. Il est vrai que celle-ci a été remarquable par son caractère systématique et une ampleur sans précédent dans l’histoi- re militaire de l’Empire romain. La partie la plus importante et la mieux rédigée du livre IV des Cons- tructions2 est consacrée à l’Illyricum pour des raisons évidemment stratégi- ques, mais aussi parce que se trouvait dans une des provinces illyriennes, la Dacie Méditerranéenne, le village natal de l’empereur3. Les fortifications du temps de Justinien nous sont assez bien connues actuellement. Elles ont laissé des vestiges parfois imposants dans la partie occidentale des Bal- kans: remparts de l’ancienne Dyrrachion (act. Durrës), forteresses de Pogradec et de Petrelë en Albanie, enceintes de Thessalonique et de Nico- polis en Grèce... Les archéologues et historiens, enfin, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, ont réalisé un considérable travail d’investigation, de fouilles et Les abréviations des périodiques et collections les plus utilisées dans l’article sont celles de L’Année Philologique, de l’Oxford Classical Dictionnary et de L’Antiquité Tardive. Les titres des autres périodiques et collections sont indiqués in extenso. 1 Procopii Caesariensis Opera Omnia, t. 4, Peri; ktismavtwn, éd. J. HAURY, rééd. G. WIRTH, Leipzig, B. G. Teubner, 1964; dorénavant Procope, Constructions. 2 Procope, Constructions, IV, 1-6, pp. 102-131. 3 Id., ibid., IV, 1, pp. 104-105. Erytheia 26 (2005) 7-85 8 M. PILLON «L’Illyricum byzantin de Justinien à Héraclius (527-641)» d’études sur ces forteresses protobyzantines, leur site, leur plan, leur archi- tecture, les vestiges d’habitat civil ou militaire4. Mais un des spécialistes actuels de la politique justinienne de défense en Grèce, Timothy E. Gre- gory, faisait la remarque que l’on ne connaissait que très peu les défen- seurs des enceintes urbaines et des forts édifiés ou rénovés au milieu du VIe siècle5. Certains historiens suivant en cela le jugement sévère de Proco- pe et d’Agathias ont accusé Justinien d’avoir négligé le facteur humain, d’a- voir cru en quelque sorte que la muraille pouvait suppléer au manque d’hommes et ont raillé sa «maladie de la pierre»6. Il est vrai que nous ne disposons que de très peu de documents écrits sur la nature, l’organisation, l’effectif des troupes ou des milices qui com- posèrent les garnisons illyriennes. L’Illyricum du VIe siècle est pauvre en inscriptions, plus pauvre même que la Thrace voisine7. Les papyri, source précieuse d’information sur les soldats de l’Égypte, de la Palestine (Nessana dans le Néguev) et de l’Italie protobyzantines, qui ont permis à Jean Mas- péro d’écrire au début du siècle dernier un livre pionnier sur l’organisation militaire de l’Égypte au VIe siècle8, font totalement défaut dans les Balkans. 4 Sur la recherche archéologique avant 1945 concernant l’Illyricum, cf. notamment: F. KANITZ, Römische Studien in Serbien, Ö.A.W., Denkschriften, Phil.-hist. Cl., Bd. 41, Abh. II, Wien 1892; A. J. EVANS, «Antiquarian Researches in Illyricum», Archaeologia 48 (1885) 1-105; 49 (1886) 1-167; L. REY, «Les remparts de Durazzo», Albania 1 (1925) 33-48; H. VETTERS, Dacia Ripensis, Schriften der Balkankommission XI, Antiquarische Abteilung, Ö.A.W., Wien 1950; C. PRASCHNIKER, A. SCHOBER, Archäologische Forschungen in Albanien und Montenegro, Schriften der Balkankommission VIII, Antiquarische Abteilung, Ö.A.W., Wien 1919; C. PRASCHNIKER, «Muzakhia und Malakastra. Archäologische Untersuchungen in Mittelalbanien», JÖAI 21-22 (1922-1924) 5-224. Sur la «boulimie» archéologique de certains états balkaniques, cf. la liste des communications des chercheurs albanais depuis 1945 dans Bibliografi e arkeologjisë dhe historisë së lashtë të Shqipërisë 1945-1971, dir. B. JUBANI, et 1972-1983, dir. F. DRINI, Akademia e Shkencave, Tirana; et la critique de cette période dans L. MIRAJ-M. ZEQO, «Conceptual changes in Albanian archaeology», Antiquity 67 (1993) 123-125. 5 T. E. GREGORY, «Kastro and diateichisma as responses to early Byzantine frontier col- lapse», Byzantion 62 (1992), p. 248. 6 La formule dans D. ROQUES, «Les Constructions de Justinien de Procope de Césarée», AnTard 8 (2000), p. 42. 7 Cf. la (relative) richesse épigraphique de la Bulgarie et de la Dobroudja dans V. BEŠEVLIEV, Spätgriechische und Spätlateinische Inschriften aus Bulgarien, Berlin 1964, et I. BARNEA, «Quelques considérations sur les inscriptions de la Scythie Mineure», Dacia 1 (1957) 265-288. 8 J. MASPÉRO, Organisation militaire de l’Égypte byzantine, Paris 1912; Excavations at Nessana, dir. H. D. COLT JR., t. III: Non-literary papyri, Princeton, N. J., 1958; A. GUILLOU, Régionalisme et indépendance dans l’Empire byzantin au VIIe siècle. L’exemple de l’exarchat et de la Pentapole d’Italie, Rome 1969, pp. 149-163. 9 Erytheia 26 (2005) 7-85 M. PILLON «L’Illyricum byzantin de Justinien à Héraclius (527-641)» Et nous n’avons pas dans le domaine juridique la chance de disposer pour l’Illyricum de l’équivalent de la constitution impériale adressée à Bélisaire en 534 réorganisant les forces impériales d’une Africa qui venait d’être reconquise sur les Vandales9. Cependant nous ne sommes pas dépourvus de sources documentaires sur les Illyriciani de Justinien. En liaison étroite avec les données de l’ar- chéologie et quelques inscriptions, nous pouvons utiliser en premier lieu les passages du livre IV des Constructions concernant l’Illyricum (dont les fameuses listes toponymiques qui font l’originalité du livre IV), mais aussi la Novelle XI en latin du 14 avril 535 qui, bien que destinée à l’archevêque de Justiniana Prima, n’en est pas moins un document de premier ordre sur les préoccupations stratégiques du grand empereur illyrien10. Enfin des sources postérieures au règne de Justinien relatant les grandes guerres entre Avars, Slaves et Byzantins dans la seconde moitié du VIe siècle sont susceptibles de beaucoup nous apporter. Car en définitive ce sont les inva- sions slaves et avares qui mettent à l’épreuve le système de défense édifié par Justinien et permettent à l’historien moderne d’émettre un jugement sur cet aspect de l’œuvre du grand empereur. Ménandre «le Protecteur», Théo - phylacte Simocatta, le Stratégicon du «Pseudo-Maurice», le recueil connu sous le nom de Miracles de Saint Démétrius, et même le De Administrando Imperio de Constantin VII Porphyrogénète, contiennent de précieux ren- seignements sur l’organisation défensive justinienne qu’affrontèrent dans les provinces illyriennes les Barbares11. Avant de tenter de reconstituer ce que le comte Marcellin, contempo- rain de Justinien et lui aussi Illyrien, a appelé la militia illyriciana12, il est nécessaire de rappeler la situation géopolitique et administrative de l’Illy- ricum au début du règne de Justinien, puis les conceptions stratégiques 9 CJ, éd.
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