49 Jardins et paysages ruskiniens chez Marcel Proust Keiichi TSUMORI Introduction Marcel Proust exprime son intérêt pour les jardins dans son compte rendu des Éblouissements d’Anna de Noailles, publié dans le supplément littéraire du Figaro en juin 1907. La plupart des poèmes de ce recueil sont consacrés à la beauté de la nature et on remarque en particulier une section intitulée « Les Jardins » qui comporte une trentaine de poèmes sur différents jardins1. Impressionné par la richesse de ce thème de ce recueil, Proust présente lui aussi son propre projet d’écrire un ouvrage sur les jardins sous le titre : Six Jardins du paradis2. Les six jardins désignent ceux d’Anna de Noailles, de John Ruskin, de Maurice Maeterlinck, d’Henri de Régnier, de Francis Jammes et de Claude Monet. Selon Proust, le jardin d’Anna de Noailles est le plus proche de la nature tandis que les autres artistes recherchent une autre esthétique et mettent au second plan cette spontanéité propre au monde végétal. En effet, le jardin de Maeterlinck n’existe qu’à des fins scientifiques, philosophiques et morales, qui sont des notions fondamentales pour cet évolutionniste. De même, celui d’Henri de Régnier manque de naturel dans la mesure où il a tenté de créer un jardin symboliste. Celui de Francis Jammes semblerait, à première vue, proche de la nature. Pourtant, Proust relativise sa valeur en disant qu’il penche vers la théogonie, qu’il confine à l’astrologie. Quant à celui de Claude Monet, il n’atteint pas le même niveau que celui d’Anna de Noailles, parce qu’il s’agit moins du jardin d’un fleuriste que celui d’un coloriste. Enfin, au sujet du jardin de Ruskin mort sept ans auparavant, Proust écrit : « Déjà visité par les Anges, laissons au bord du lac de Coniston le jardin de John Ruskin sur lequel j’aurais trop à dire3. » Pourtant, il ne dira rien de plus. Si Proust se passionne pour les jardins créés par différents artistes, c’est parce qu’il a été intéressé par leurs significations multiples. Les Six jardins du paradis qui ne fut jamais rédigé, aurait pu être un essai démontrant comment la « puissance de [l’]exaltation et de [l]a sensibilité poétique » des artistes est « projetée […] sur les 1 Anna de Noailles, Les Éblouissements, Paris, Calmann-Lévy, 1907. 2 Marcel Proust, « Les Éblouissements par la Comtesse de Noailles », Le Figaro, supplément litté- raire, 15 juin 1907, p. 1. 3 Idem. Ruskin créa un jardin à Brantwood, sur le lac de Coniston. 50 choses4 ». Proust explique que le jardin décrit dans les poèmes et les peintures ne demeure pas un élément purement décoratif. L’écrivain tente de montrer dans ce compte rendu le processus de la création poétique des artistes à travers le thème du jardin. Proust mentionne : « [Anna de Noailles] sait que la pensée n’est pas perdue dans l’univers, mais que l’univers se représente au sein de la pensée5. » Pour soutenir cette idée, il cite un vers de la poétesse « Mon cœur est un jardin dont vous êtes la rose » dans le poème intitulé : « La Prière devant le soleil6 ». Proust semble affirmer que la poétesse n’est pas simplement la créatrice du jardin, mais qu’elle est devenue elle-même un jardin. Or « mon cœur » révèle une inexactitude dans la citation, car c’est « Ma joie est un jardin » qui est correct. Mais cette erreur représenterait plus exactement ce que désigne Proust. Alors comment Proust conçoit-il les jardins de Ruskin ? Si Proust a écrit qu’il avait trop à dire, il semblerait utile de reconstruire les notions du jardin ruskinien en examinant les écrits sur ce thème commun à ces deux écrivains. I. Ruskin et le jardin Dans le manuscrit du compte rendu des Éblouissements, le passage sur le jardin de Ruskin était bien plus long. Citons le passage en entier, biffé par Proust lui-même, dans le brouillon de ce compte rendu : Laissons au bord du lac de Coniston le jardin de John Ruskin pour lequel il quitte chaque jour les Turner, le Della Robbia, les missels, les collections de minéraux de son grand cabinet de travail ; sans doute le maître y va découvrir de pures impressions de poésies et ces lois de la beauté <qui sont déjà dans ce monde la louange et l’adoration du monde des anges> qui l’aideront à entrer chaque jour plus serin et plus confiant dans la vivante Paix ; mais n’est-ce pas aussi en botaniste qu’il y étudie et dessine chaque fleur, pour écrire et illustrer son livre Proserpine ? Et parfois, ne le voit-on pas parcourir son jardin comme un vaste registre de l’état civil des plantes, afin d’identifier avec certitude tel feuillage qu’il a trouvé dans une enluminure ou un chapiteau du XIIIe siècle, ou dans un tableau du Tintoret7 ? Le jardin au bord du lac de Coniston, c’est le jardin de Brantwood où Ruskin a passé les vingt-huit dernières années de sa vie. Proust reconnaît deux activités de Ruskin dans ce jardin : premièrement, l’activité poétique qui le rapprocherait 4 Idem. 5 Idem. 6 Idem. « Ma joie est un jardin dont vous êtes la rose, / Énorme soleil d’or, flamme en corolle éclose, / Héros, d’ardents regards et de flèches armé, / Soleil, mille soleils en vous seul enfermé ! / Immobile splendeur dont la face tournoie / À force de plaisir, de rayons et de joie !... » (A. de Noailles, « La Prière devant le soleil », dans Les Éblouissements, op. cit., p. 81). 7 Fonds Marcel Proust. Naf 16634, fo 148. Dans nos transcriptions des manuscrits de Proust, les additions sont présentées entre soufflets. Jardins et paysages ruskiniens chez Marcel Proust 51 d’Anna de Noailles : « découvrir de pures impressions de poésies et ces lois de la beauté » et deuxièmement, l’activité intellectuelle propre à Ruskin : « étudier et dessiner chaque fleur pour écrire et illustrer dans son livre Proserpine ». Proserpine est un ouvrage sur la botanique où la description des fleurs est parfois associée à des réflexions sur la mythologie, la morale, l’architecture religieuse, etc.8. On y trouve un passage sur les variantes des herbes épineuses que l’auteur compare à l’évolution des chapiteaux depuis l’âge byzantin jusqu’à la fin de l’âge gothique en se référant aux Pierres de Venise9. Proust aurait été conscient que Brantwood était pour Ruskin une sorte de jardin botanique où l’on peut examiner à quel point les plantes du jardin correspondent avec des plantes représentées dans les œuvres d’art. Voyons maintenant les jardins tels que Ruskin les décrit dans ses œuvres10. Il raconte dans Praeterita un souvenir d’enfance dans les jardins de Herne Hill, propriété familiale en banlieue de Londres où il a habité jusqu’en 1842 : « Devant la maison et derrière, s’étendaient deux jardins de taille moyenne. Celui du devant était planté d’arbustes à feuilles persistantes, de lilas et de faux ébéniers : le jardin du fond, qui pouvait avoir soixante mètres de long sur dix-huit de large, était renommé aux alentours pour ses poires et ses pommes11. » À propos de ce jardin-ci, Ruskin ajoute : « […] la seule différence entre ce jardin et celui du Paradis, tel du moins que je me le représentais, c’est que dans le jardin de Herne Hill, tous les fruits étaient défendus, et ensuite qu’il n’y avait pas d’animaux avec lesquels on pût lier amitié ; mais, sous tous les autres rapports, ce petit coin était vraiment pour moi le Paradis […]12. » Dans le souvenir de Ruskin, ces jardins se lient au paradis où l’on se sent si bien protégé de différents dangers extérieurs. Mais quand il s’agit de la pratique du jardinage, Ruskin préférait un jardin s’intégrant à l’environnement comme nous le verrons plus loin. Or le jardin occidental est essentiellement un espace clôturé. Le mot « jardin » vient du gallo- roman « hortus gardinus » qui signifie littéralement « jardin entouré d’une clôture », composé du latin hortus (« jardin ») et du vieux bas francique gart ou 8 John Ruskin, Proserpina. Studies of wayside flowers, while the air was yet pure among the Alpes, and in the Scotland and England which my father knew, Orpington, George Allen, 1875-1886. Proust ne cite le titre de ce livre qu’une fois dans l’article nécrologique à la mort de Ruskin comme un de ses « véritables bréviaires de sagesse et d’esthétique » (Marcel Proust, « John Ruskin », La Chronique des arts et de la curiosité, 27 janvier 1900, p. 36) et n’en parlera jamais dans les autres écrits. 9 « Et ce jaillissement des herbes épineuses autour du panier des grains, distinctement prises par les Italiens byzantins dans le chapiteau sous la forme du panier dans le XIIe siècle (que j’ai illustré longuement dans les Pierres de Venise) est devenu les germes de n’importe quel chapiteau dans les grandes écoles du gothique, jusqu’à la fin de l’ère gothique, et aussi de tous les chapiteaux de l’archi- tecture pure et noble de la Renaissance d’Angelico et de Perugino. » (John Ruskin, Love’s Meinie and Proserpina ; The Works of John Ruskin. Volume 25 : Love’s Meinie and Proserpina, edited by E. T. Cook and Alexander Wedderburn, Londres, George Allen, “Library Edition”, 1903-1912, 39 vol. [abrégé ensuite : LE], vol. XXV, p. 280-281 [traduit par nous]). 10 Voir John Illingworth, « Ruskin and Gardening », Garden History, vol. 22, no 2, hiver 1994, p. 218-233. 11 John Ruskin, ‘‘Praeterita’’. Souvenirs de jeunesse, traduction de Mme Gaston Paris, préface de Ro- bert de La Sizeranne, Paris, Hachette, 1911, p.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages12 Page
-
File Size-