02_P1_2_H54.fm Page 65 Mardi, 28. juillet 2009 4:57 16 Pascal Robert Université d’Aix-Marseille et IEP d’Aix BROUILLEZ LES SENS ET LE SENS S’EMBROUILLE : DE L’INCOMMUNICATION DANS « QRN SUR BRETZELBURG » QRN sur Bretzelburg1 n’est pas seulement un ment présente, seulement refoulée ou en retrait, revient album de BD, c’est aussi un véritable essai sur les possi- lorsque l’on ne parvient pas à gérer ces paradoxes3 qui bilités d’expression de la BD. Franquin et Greg nous ensemencent et nouent régulièrement le tissu social. invitent en effet à les suivre dans une exploration singu- Seuls les cadres de la normativité sociale, en amont ou lièrement réussie de trois de nos sens particulièrement en aval, parviennent soit à l’endiguer soit à la canaliser difficiles à rendre en BD, l’ouïe (le son), le goût et l’odo- ou à rétablir un état qui n’est pas celui de la commu- rat. Mais, pour autant, le regard ou le toucher ne sont nication, mais seulement d’une non-incommunication évidemment pas oubliés. Les auteurs nous entraînent ou plutôt d’une incommunication maîtrisée. C’est dans une véritable expérience de pensée (sociologique) exactement ce qui arrive dans QRN 4. sur ce qui s’ensuit lorsque nos sens se brouillent ou sont La théorie de l’incommunication ne prenait pas brouillés – le titre lui-même sonne comme une énigme encore en compte la question des sens. Cette ren- au sens incertain. Or, ce qu’il advient c’est une perte du contre avec la BD est l’occasion d’un véritable sens, à commencer par le bon sens, ce qui ne manque échange, car si l’on peut facilement reconnaître que pas de produire d’étranges inversions et exige un diffi- la théorie éclaire la BD, n’oublions pas que la BD, cile travail de rétablissement du bon sens qui passe dans la richesse de son langage et de sa mise en scène, d’abord par celui de sens sains. peut tout aussi bien informer la théorie et l’aider à se Bref, la brouille des sens sert en quelque sorte de construire. Autrement dit, la recherche en SIC ne propédeutique à un vacillement du sens qui ouvre la peut que gagner à fréquenter un « objet » trop sou- porte à ce que j’appelle l’incommunication2. Or, vent négligé, mais qui se révèle au moins aussi riche l’incommunication, première et toujours potentielle- que le cinéma ou la télévision. HERMÈS 54, 2009 65 02_P1_2_H54.fm Page 66 Mardi, 28. juillet 2009 4:57 16 Pascal Robert Beaucoup de bruit pour (presque) rien, ou comment consommer les médias Tout commence dans la maison de Spirou et Fantasio. Une maison que l’on suppose paisible… mais c’est sans compter avec l’amour immodéré que Fantasio voue aux postes à transistors (en voilà six en deux cases !). Ils ensemencent littéralement la maison, hurlant à tue-tête une musique qui devient véritablement envahissante. Paradoxe n° 1 : la radio, au lieu d’accompagner la vie quotidienne, la parasite totalement, dans une interférence qui empêche d’entendre ce qui se passe ou ce qui se dit. L’énoncé de l’être ensemble est ainsi directement brouillé par les conditions d’énonciation singulièrement bruyantes que créent les multiples postes de radio. Bref, au sens propre comme au figuré on ne s’entend plus – c’est dire que l’on est bien dans une logique d’incommunication. Paradoxe n° 2 : la technologie, admirée par Fantasio, qui devrait nous faciliter la vie, devient une véritable contrainte. Paradoxe n° 3 : c’est en voulant empêcher Fantasio de mettre en marche son micro-poste que Spip (l’écureuil malicieux), en le mordant à la jambe, lui fait lâcher le tran- sistor qui est alors rattrapé au vol et littéralement gobé par le Marsupilami. Les deux premiers paradoxes se rejoignent justement dans le troisième, lorsque le Marsupilami phagocyte la micro-radio, symbole de la nouveauté technologique5. Spirou justifie ce que Fantasio appelle la goinfrerie du Marsupilami en ce qu’il aurait confondu cette mini-radio avec un caramel. Où l’on voit d’emblée s’ériger l’opposi- tion qui va globalement régler la démonstration de Franquin : au son, agressif et mauvais, il oppose la nourri- ture, ici la friandise, connotée positivement. Cependant, 5. Un joyeux renversement de l’incommunication. même consommé (au sens propre) le média reste mauvais. 66 HERMÈS 54, 2009 02_P1_2_H54.fm Page 67 Mardi, 28. juillet 2009 4:57 16 Brouillez les sens et le sens s’embrouille : de l’incommunication dans « QRN sur Bretzelburg » Le Marsupilami devient le porteur sain d’une sorte Parasites et quiproquo de maladie : celle d’une radio qui ne cesse de marcher, que l’on ne peut plus fermer et qui finit par s’installer Comme il existe des demi-dieux, il existe des demi- dans son nez. Fantasio le prend d’abord avec humour, héros. Fantasio est de ceux-là, car si le héros est résis- constatant que, lorsque le Marsupilami éternue, la radio tant, ce qui est (presque) toujours le cas de Spirou, change de longueur d’onde, mais il se fâche lorsque, Fantasio lui, nous venons de le voir, cède facilement à la répondant à M. Dupuis en personne au téléphone, la tentation, ce qui, pour sa défense, ouvre toutefois sur la proche présence du Marsupilami en vient à totalement possibilité même de l’aventure. parasiter leur conversation (incommunication). Parasite local, la radio abîmée, va, cette fois, deve- Il faut attendre la fin des émissions pour pouvoir nir une sorte de parasite global, en tout cas changer enfin aller se coucher, exténué, le Marsupilami sur le lit d’échelle et passer de la maison à celle du quartier : de Fantasio… mais c’est sans compter avec l’émission l’exploration entre dans sa deuxième phase, celle d’un de milieu de nuit qui les réveille en sursaut. C’est alors élargissement progressif. Et le spectre des types de que le Marsupilami, excédé, fait taire cet enfer sonore radio s’étend également, puisque de la radiodiffusion d’un fabuleux coup, de sa queue nouée, sur sa propre on passe à la radiocommunication, du un-tous, on truffe… et s’assomme lui-même. Le voilà doublement verse dans le un-un ou le un/uns, voire dans la victime : du bruit et du rhume, double brouillage de radiogoniométrie8 (radio-mesure). Voilà justement un l’ouïe et de l’odorat, si important pour le Marsupilami, radio-amateur, dans la nuit, qui semble correspondre qui désormais est affublé d’une truffe rouge, comme avec un souverain, un roi (« majesté » lui prête-t-il)… transformé en clown par le média. Or, son message est brouillé, mais par qui ? Il part à la Autrement dit, il faut une sorte de rituel d’auto- recherche du coupable. mutilation, une sorte de sacrifice, pour contrecarrer la Le radio-amateur débarque en pleine nuit sans violence symbolique et pleinement physique de la crier gare chez Spirou et Fantasio, mais en actionnant de radio ouverte par l’incommunication. De manière plus manière agressive et très bruyante la sonnette. Il monte amusante, et comme en contrepoint d’ailleurs, Spip se ensuite à l’étage sans rien demander à personne avant propose, quant à lui, de quitter la maison, son balu- d’être plaqué au sol par Spirou et mordu au mollet par chon sur l’épaule, autre nom de la fuite, qui permet un Spip décidément plein du goût des autres (puisqu’il d’échapper tout à la fois, au bruit, au paradoxe et à vient de mordre successivement Fantasio et le radio- l’incommunication qui s’ensuit. amateur). Mais rapidement tout le monde s’explique : le Cet envahissement, cette violence sonore est formi- transistor détraqué par le coup du Marsupilami sur sa dablement mise en scène par ce que J.-B. Renard propre truffe a perturbé la tentative de communication appelle le code idéographique6 de la BD : l’image du son du radio-amateur9. Où l’on découvre que M. Switch (le envahit l’image comme le son de la radio envahit la mai- bien nommé, puisqu’en anglais le mot signifie commu- son. Comme le souligne B. Peeters7, il nous fait littéra- tateur, interrupteur, mais aussi – avec off, on, over – lement sentir physiquement cette présence oppressante couper, mettre en marche, ou changer de station ou de du bruit. chaîne) correspond avec le roi Ladislas de Bretzelburg. Mais le roi, et c’est là que l’affaire devient étrange, prétend être surveillé et communiquer clandestinement. HERMÈS 54, 2009 67 02_P1_2_H54.fm Page 68 Mardi, 28. juillet 2009 4:57 16 Pascal Robert Un peu plus tard Spirou mène le Marsupilami chez a été arrêté et se trouve détenu à la forteresse de le vétérinaire : l’animal boxe l’anesthésiste et blesse un Schnappsfürmich (encore une affaire de goût ? ; l’alcool autre intervenant. De même qu’il a résisté à l’agression semble en tout cas connotée négativement). Le roi ne par la radio, quitte à s’assommer lui-même, le Marsupi- peut que conclure lui-même à sa propre faiblesse. lami résiste lorsque l’on veut brouiller ses sens et la réac- tion, physique, est vive (dans une utilisation plutôt virile du toucher). Le « mur du son » On pourrait en rester là si M. Switch n’avait pas été lui-même découvert par la police bretzelburgeoise et Au château, nous retrouvons le général et Fantasio. son domicile repéré (où s’est rendu Fantasio resté seul). Celui-ci décline en vain son identité. Le général croit à Les policiers sonnent à la porte, sautent littéralement une manœuvre et veut l’acheter pour qu’il n’ébruite pas sur Fantasio et l’endorment alors à l’aide d’un chiffon l’affaire : ce geste est perçu comme singulièrement de chloroformé : ses sens brouillés, il ne peut résister et est mauvais goût par un Fantasio qui, au lieu d’écrire la enlevé en lieu et place de Switch.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages8 Page
-
File Size-