MAURICE TRINTIGNANT PILOTE DE COURSES ILLUSTRATIONS DE JEAN RESCHOFSKY HACHETTE © Librairie Hachette, 1977. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. LIBRAIRIE HACHETTE, 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS VI CHAPITRE PREMIER UN RÉVEIL PÉNIBLE Comme dans un brouillard, j'entendais une voix qui me semblait être celle de ma femme. Où étais-je ? que se passait-il ? Dans ma tor- peur je rêvais de mes vignes entourant le mas d'Arnaud, de ma maison bien ombragée au soleil, par de grands arbres protecteurs. Mon cerveau fonctionnait au ralenti... et sou- dain j'eus un sursaut... je manquais tomber du divan; le divan de la salle à manger du mas d'Arnaud. Debout devant moi, ma femme et mes amis Rozier, entourés de valises, riaient de bon cœur. Je me réveillai complètement pour entendre ma femme dire en haussant les épaules avec résigna- tion : « Allons, Maurice, secoue-toi. Tu as vu l'heure ? Il est dix heures. Si nous voulons être à Monte-Carlo pour déjeuner avec Ugolini, il serait temps que tu te remues un peu. » Ugolini... Monte-Carlo... les valises... mes amis Rozier, en une seconde le miracle s'était opéré. Je n'étais plus le vigneron du mas d'Arnaud, près de Nîmes. J'étais redevenu Maurice Trintignant, champion de France des conducteurs, qui, valises prêtes grâce à sa femme, se préparait à partir dis- puter le Grand Prix d'Europe à Monaco, contre les meilleurs pilotes du monde. Il avait suffi pour opérer cette transformation que je me lève du divan où je m'étais endormi. En me préparant pour rejoindre ma femme et mes amis déjà descendus dans la cour, je m'émer- veillais de la rapidité des réactions d'une cervelle humaine. Quel moteur, quelles reprises foudroyan- tes ! Auprès de lui, celui qui m'attendait au cœur de la Ferrari que j'allais conduire me semblait un bien pauvre « teuf-teuf ». J'étais très flatté de faire partie de l'équipe Ferrari, de la « Scuderia » comme on dit en Italie. Mais, en tant que Français, j'avais la nostalgie des voitures bleues, des voitures « bien de chez nous ». J'enviais les Italiens qui, au volant d'une Maserati ou d'une Ferrari, pouvaient défendre leur propre renommée en même temps que leur prestige national dans des bolides peints en rouge, la couleur réservée à l'Italie dans les courses, le bleu étant pour la France, le blanc argenté pour l'Allemagne, le vert pour l'Angleterre. Moi, je n'étais qu'un jockey, et ma voiture por- tait les couleurs de son propriétaire, le « comman- datore » Enzo Ferrari, maître après Dieu de son usine de Maranello, près de Modène. Un propriétaire dont je n'avais pas à me plain- dre et que j'admirais en pensant secrètement qu'il en faudrait un comme lui en France pour remet- tre à l'honneur chez nous la construction des voi- tures de courses. Et puis il y avait Nello Ugolini avec qui je devais précisément déjeuner à Monte-Carlo. Il était direc- teur du service des courses de la « Scuderia Fer- rari ». Il me faisait penser à Vittorio de Sica, à cause de son allure, de son élégance et de ses beaux cheveux argentés. Comme lui, il avait un sourire charmeur et des airs d'aristocrate romain. Un magnifique séducteur quadragénaire en somme, avec, sous ses airs aimables, l'autorité et la compé- tence suffisantes pour se faire écouter et obéir par des coureurs qui n'ont pas toujours très bon caractère. On l'appelait « maestro », ce n'était pas par hasard. L'idée de déjeuner avec le beau Nello me plaisait, et soudain, j'eus hâte de partir. Comme pour mieux protéger du soleil, déjà vigoureux en cette matinée de mai 1955, cette cervelle dont la mécanique provoquait en moi une telle admiration, je me coiffai de mon bonnet de laine bleu et blanc à pompon : c'était mon bonnet porte-bonheur, et jamais je ne partais pour une course sans l'emporter. Peut-être était-ce une superstition ridicule, mais j'y tenais, et je ne vou- lais pas, même par bon sens, me priver d'un fétiche dont l'absence risquait de m'ôter une par- tie de mes moyens. Mon arrivée fut saluée par un « Ah ! » de satis- faction de mes amis, les frères Rozier. C'étaient mes supporters n° 1. Pour m'accompagner à Monaco dès le mercredi — la course avait lieu le dimanche — et suivre les trois jours d'essais sui le circuit, ils n'avaient pas hésité à prendre quel- ques jours sur leur mois de vacances. Pour eux j'étais le plus grand pilote du monde, et rien ne les en faisait démordre. Ils venaient à Monaco pour me voir gagner.... « Pas moinsse », comme on dit dans le Midi. La veille, j'avais bien essayé de leur faire comprendre que mes chances étaient minimes à Monaco, mais Marc Rozier et l'optimisme de ses vingt-cinq ans avaient tout balayé d'un geste. « Ils n'ont que quatre roues, un moteur et un volant comme toi. » En empilant les valises dans ma voiture, je repensais à cette phrase... peut-être avait-il rai- son, après tout. Et pourtant, cette année, les Ferrari, malgré leur gloire, semblaient mécaniquement dépassées par les terribles Mercedes à injection directe, qui accumulaient les victoires avec Juan-Manuel Fangio et Stirling Moss au volant, et par les nou- velles Lancia pour lesquelles Ascari et Villoresi, les deux meilleurs pilotes italiens, avaient aban- donné la « Scuderia Ferrari ». Oui, à bord de ma Ferrari, je n'avais pas d'illu- sions à me faire. Obtenir une place d'honneur, voilà ce que je pouvais espérer. Et c'est en pen- sant à cette place d'honneur que je quittai le mas d'Arnaud pour Monaco et son Grand Prix d'Europe. CHAPITRE II LA NAISSANCE DE « PÉTOULET » « Avec une place d'honneur, nous serons satis- faits. » Ainsi, Ugolini m'avait résumé la situation à la fin du déjeuner de Monte-Carlo où nous n'étions arrivés qu'avec une petite demi-heure de retard. Alors que de Nîmes à Nice le temps était resté nuageux avec une lourde chaleur orageuse, ici il faisait bon, le ciel était dégagé, une brise légère venait de la mer nous rafraîchir tandis que nous regardions quelques nuages blancs qui restaient accrochés aux montagnes. Des nuages blancs sans danger. Il n'était pas question de pluie en cette dernière semaine de mai à Monaco. Comme tous les coureurs automobile je m'en réjouissais. Les courses sont déjà suffisamment dangereuses par temps sec. Et la course de Monaco s'annonçait particu- lièrement passionnante. Comme on dit en jargon sportif : « Tout le monde était là. » Les Mercedes, les Lancia, les Ferrari, les Maserati, les Gordini et même une nouvelle voiture anglaise, la Vanwall, pilotée par Mike Hawthorn. Au volant de ce qui se faisait de mieux en matière de monoplace, pas un champion ne man- quait à l'appel. Il y avait Fangio, l'Argentin trapu, champion du monde en titre, et Ascari, l'Italien, un autre costaud, le rival n° 1 de Fan- gio. Taruffi, Villoresi et Farina formaient le trio des « vieilles gloires » transalpines, ils frôlaient ou dépassaient la cinquantaine, leurs cheveux étaient argentés, mais ils avaient un palmarès chargé d'exploits, une expérience et une technique qui en faisaient autant de vainqueurs possibles. Il y avait aussi des jeunes, beaucoup de jeunes. Des jeunes pleins d'ambition et de talent pour qui chaque course devait être un nouveau pas vers la gloire. Le plus célèbre de ces « moins de trente ans », c'était l'Anglais Stirling Moss, tout auréolé de sa glorieuse victoire quinze jours plus tôt dans les « Mille Miles » où il avait battu Fangio et tous les records à bord d'une de ces fameuses Mercedes qui paraissaient invincibles. On savait qu'à Monaco, Moss, qui allait courir pour la marque allemande avec Fangio, n'avait pas l'intention de faire de cadeaux à l'Argentin. Moss avait vingt ans de moins que lui et il entendait bien appli- quer le cruel «place aux jeunes », cette formule sans laquelle le sport n'est pas possible. Si Moss avait l'intention de dévorer Fangio, Castelloti, Musso et Perdisa étaient les trois jeu- nes espoirs sur lesquels se penchait avec tendresse le public italien pour remplacer Villoresi, Taruffi et Farina aux côtés d' « Alberto nostro » — lisez Alberto Ascari, le conducteur le plus adulé depuis la retraitè de l'inoubliable Nuvolari. L'Allemagne avait aussi son « espoir » avec le jeune Hermann qui, après s'être fait remarquer en voiture-sport chez Porsche, venait d'être engagé chez Mercedes. Quant aux espoirs français, il n'y en avait hélas ! point, hormis Jacky Pollet. Mais celui-ci, à bord d'une vieille Gordini, n'avait aucune chance de figurer. En passant ainsi en revue mes futurs adversai- res, je mesurais avec amertume les difficultés d'un jeune Français à devenir coureur automo- bile.... En France, on ne fabrique plus de voitures de courses, alors ? comment s'affirmer, comment avoir une chance ? Moi, j'avais eu le bonheur de débuter avant- guerre à l'époque où Bugatti faisait briller nos couleurs, mais aujourd'hui je courais pour Fer- rari tandis que mon ami Behra était chez Mase- rati. Et c'est chez Lancia que Louis Chiron avait trouvé une voiture. A cinquante-six ans, il voulait montrer qu'il était toujours « dans le coup », sur- tout sur son terrain — il est Monégasque. Mais, comme moi, il avait au cœur la nostalgie des voi- tures bleues, des voitures bleues de France.
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