1 Le Values Voter Summit : L’art de mobiliser à droite Par Véronique Pronovost1 Doctorante en science politique, UQAM Chercheure en résidence, Chaire Raoul-Dandurand En attendant l’ouverture officielle du Sommet, dans la salle principale où se sont déroulés les ateliers et les plénières. Crédit photo : Véronique Pronovost. Du 12 au 15 octobre dernier a eu lieu la douzième édition du Values Voter Summit2 au sein de l’un des hôtels les plus prestigieux de la capitale américaine3. Cet évènement, réunissant quelques centaines de conservateurs sociaux4, est considéré par plusieurs observateurs de la politique américaine comme étant le rassemblement conservateur annuel le plus important aux États-Unis. Officiellement, le Sommet représente une plate- forme de concertation incontournable permettant aux divers acteurs de se rencontrer et de 1 L’auteure a participé au Values Voter Summit grâce à la contribution financière de plusieurs organisations : le Syndicat des professionnelles et des professionnels du gouvernement du Québec, la députée fédérale d’Hochelaga Marjolaine Boutin-Sweet, la députée provinciale d’Hochelaga-Maisonneuve Carole Poirier, la Chaire Raoul-Dandurand ainsi que grâce à deux dons individuels. 2 Ci-après nommé le « Sommet ». 3 Le Omni Shoreham est l’hôtel où la très grande majorité des présidents américains du XXe siècle ont tenu leur bal d’inauguration. 4 Steve Bannon a toutefois affirmé que plus de 800 000 personnes assistaient au Sommet virtuellement via le site internet de son organe de presse Breitbart News. Il est à noter que l’auteure a préféré l’emploi du masculin pour désigner les leaders du mouvement conservateur social et les participants du Sommet, car ceux-ci étaient très majoritairement des hommes. 2 discuter d’enjeux communs dans un environnement qu’ils estiment sécuritaire. En ce sens, le Sommet est perçu comme un lieu de réaffirmation de l’identité conservatrice morale, délimitant grossièrement les contours du mouvement. Toutefois, notre participation à cet évènement nous a permis de constater que le Sommet représente d’abord et avant tout un effort visant principalement à mobiliser les militants et les électeurs intéressés par les idées de droite, le tout orchestré par les leaders du mouvement conservateur social américain. Nous tenterons de décrire dans ce texte les stratégies « bottom up » employées pendant le Sommet et la manière dont les organisateurs fournissent aux militants une gamme d’outils permettant à ceux-ci de participer à la diffusion des idées conservatrices dans la communauté. La genèse d’un conflit : Pourquoi s’impliquer? Rapidement, au cours du Sommet, les intervenant-e-s ont donné plusieurs raisons aux participants de s’impliquer activement au sein du mouvement. Premièrement, les enjeux abordés par les conservateurs sociaux ont été présentés selon une logique de conflit. Plusieurs intervenant-e-s ont utilisé un champ lexical y étant associé, certains allant même jusqu’à parler de « guerre ». Leurs cibles sont multiples : l’establishment américain, les libéraux5, les mouvements sociaux progressistes et, plus globalement, tout individu s’opposant activement aux positions du mouvement, dont les joueurs de football professionnels choisissant de protester d’une manière ou d’une autre pendant l’hymne national avant le début des parties. Cette vision manichéenne du monde (nous/eux) a pour conséquence de renforcer le sentiment d’appartenance au groupe. Deuxièmement, les conférenciers au Sommet ont tenu maints propos visant à susciter un sentiment d’urgence au sein de leur auditoire. Ce fut notamment le cas lors de la prise de parole de Steve Bannon, ex-conseiller de Donald Trump. Ce dernier a soutenu que les États-Unis sont actuellement à la croisée des chemins, à un moment déterminant pour l’avenir du conservatisme, comparable à la révolution américaine, la guerre civile ou la grande dépression. 5 Au sens américain du terme. 3 Troisièmement, les conférenciers ont insisté sur la responsabilité individuelle qu’ont les participants au Sommet à diffuser les idées conservatrices partout au pays. « Stand up for what you believe », a par exemple lancé Jeanne Mancini, présidente de la March for Life. « The burden is on you, on your shoulders », a rappelé Bannon à maintes reprises durant sa présentation. « If you think they will give us our country back without a fight, you’re wrong » a soutenu Sebastian Gorka, un autre ex-conseiller de Trump. Cette manière de responsabiliser les individus représente clairement un appel à l’action. Comme le résumait Tony Perkins, président du Family Research Council6 : « Time to defend is over. It’s time to advance. » L’art de convaincre : Comment s’impliquer? Au cours du Sommet, une formation offerte conjointement par le Leadership Institute7 et le Family Research Council visait à permettre aux personnes présentes d’acquérir des compétences et de développer des stratégies utiles pour promouvoir la cause des conservateurs. La formation mettait entre autres l’accent sur un ensemble de stratégies utiles pour s’exprimer efficacement lorsqu’on prend la parole en public. D’une part, les intervenant-e-s ont expliqué certains principes liés à la communication d’un message. À titre indicatif, le conférencier Cabot Phillips a insisté sur l’importance de mobiliser et « d’utiliser » les émotions afin de générer un sentiment de sympathie chez ses interlocuteurs. Selon lui, l’interlocuteur est un miroir du locuteur et il serait donc plus facile de faire accepter un message quand on communique les émotions que l’on souhaite générer. Phillips a aussi expliqué qu’il vaut mieux offrir un faux dilemme à son interlocuteur afin de s’assurer que celui-ci n’ait véritablement qu’un seul choix : « The idea is to make the other side sounds horrible ». Par exemple, au sujet de l’avortement, le faux dilemme serait : « Êtes-vous pour la protection des bébés et des enfants à naître ou endossez-vous leur meurtre? » Phillips a également décrit une méthode visant à éviter de répondre aux questions embarrassantes. Il s’agit de l’une des méthodes employées par 6 Family Research Council est l’organisateur principal du Sommet. 7 Le Leadership Institute est une organisation à but non lucratif, fondée en 1979 par Morton Blackwell, qui a formé plus de 190 000 activistes conservateurs. Je fais désormais partie des personnes ayant gradué du Leadership Institute suite à la formation de trois heures que j’ai suivie à Washington dans le cadre du Sommet. 4 Kellyanne Conway, conseillère du président Donald Trump, qui consiste en la répétition de certains éléments inclus dans la question que l’on nous pose. À ce sujet, Phillips affirme : « You’re really not answering the question, but it seems like you’re answering it ». D’autre part, la conférencière Dena Espenscheid a expliqué que, pour convaincre les indécis et les libéraux, les conservateurs devaient comprendre la manière dont les libéraux réfléchissent et construire leurs discours en y intégrant des manières de penser qui leur « parlent ». Par exemple, au sujet de l’avortement, Espenscheid a affirmé que pendant les quarante dernières années, le mouvement a martelé l’idée que la vie est sacrée et doit être protégée dès les premiers instants de la conception. Toutefois, selon Espenscheid, ce type d’argument n’a aucun écho chez les libéraux qui ont des valeurs différentes. C’est pourquoi un nouveau discours plaçant les femmes au cœur de l’enjeu a émergé au cours des dernières années : se concentrer sur les risques associés à la santé des femmes est particulièrement utile pour interpeler les indécis et les libéraux, en raison de leurs valeurs. Cette formation du Leadership Institute a représenté une véritable boîte à outils pour ceux qui souhaitent investir l’espace public et convaincre à plus petite échelle les gens autour d’eux. Les appels à l’action ont été nombreux et peu subtils. Une liste plutôt exhaustive des types d’actions pouvant être entrepris en lien avec les apprentissages effectués dans le cadre de la formation a été présentée aux participants8. Des visées éminemment politiques En terminant, que peut-on retenir de cette douzième édition du Values Voter Summit? D’une part, bien qu’il s’agisse, en théorie, d’un évènement non-partisan, nous estimons que l’un des objectifs poursuivis par le Sommet était de rallier les conservateurs sociaux derrière l’administration Trump. En effet, il faut retenir que les élections de mi-mandat auront lieu dans un an et que les conservateurs sociaux ont joué un rôle important dans 8 Les actions proposées étaient très diverses : création d’une organisation conservatrice, rencontre avec des élu-e-s, rencontres informelles d’éducation populaire avec des personnes issues de son réseau. 5 l’accession de Trump à la présidence. Quelques figures politiques républicaines influentes9 ont pris la parole pour soutenir explicitement les actions de Trump ainsi que pour réitérer l’importance de taire les divergences d’opinions et de soutenir le président en poste. En ce sens, le Sommet a eu les allures d’une rencontre pré-électorale visant à consolider le vote conservateur social. D’autre part, il ne faut pas oublier que la présence de Trump au Sommet est significative : il est en effet le premier président en fonction à y avoir pris part. Sa participation démontre que le mouvement conservateur moral est dorénavant considéré comme un interlocuteur légitime et crédible. Le Sommet a permis de redéfinir l’agenda politique du mouvement à court et moyen terme ainsi que de l’arrimer avec les positions défendues par le président. Évidemment, certaines thématiques comme la lutte contre l’avortement et la défense des droits religieux demeurent toujours d’actualité. Cependant, de nouveaux enjeux ont aussi émergé et occupé un espace significatif pendant les discussions. C’est notamment le cas des droits des personnes trans (toilettes dans les écoles publiques et leur présence dans l’appareil militaire) ainsi que la remise en cause d’autres droits acquis des femmes (notamment en ce qui a trait à la couverture des contraceptifs oraux).