Le Marche Comme Solution Informatique : Le Cas Du

Le Marche Comme Solution Informatique : Le Cas Du

PAPIERS DE RECHERCHE DU CSI - CSI WORKING PAPERS SERIES N° 008 2007 Le marché comme solution informatique : le cas du Arizona Stock Exchange Fabian Muniesa Centre de Sociologie de l’Innovation Ecole des Mines de Paris fabian.muniesa(a)ensmp.fr Centre de Sociologie de l’Innovation Ecole des Mines de Paris 60 Boulevard Saint-Michel 75272 Paris cedex 06 FRANCE http://www.csi.ensmp.fr/ Copyright with the author - Copyright de l’auteur Le marché comme solution informatique : le cas du Arizona Stock Exchange Fabian Muniesa Centre de Sociologie de l’Innovation École des Mines de Paris Version juillet 2007 La « mise en algorithme » des marchés (ou du fonctionnement économique en général) est une aventure intellectuelle qui a animé de manière souvent décisive les ambitions d’une partie importante des sciences économiques, au point de faire du vocabulaire informatique l’un de leurs ingrédients les plus remarquables. Mais cette aventure n’est pas uniquement intellectuelle : elle est aussi pratique, voire industrielle et institutionnelle, dans la mesure où grand nombre des innovations qui caractérisent l’organisation des marchés depuis au moins les années 1970 passent par la mise en place d’ordinateurs au cœur des processus marchands. Les marchés financiers produisent à ce titre des cas notables1. Celui du Arizona Stock Exchange nous fournit ici l’occasion de réfléchir sur comment le vocabulaire des marchés se trouve transformé par celui des machines. Ce « marché » (entre guillemets, car son statut marchand a été lui-même objet de controverse), bien que modeste et de courte durée (lancé au début des années 1990, désormais fermé au début des années 2002 pour faute de volume), est un personnage important de l’histoire des marchés électroniques. Il l’est en raison de son caractère presque paradigmatique : pointe de lance de la lutte pour la reconnaissance réglementaire des systèmes de cotation alternatifs, vedette d’une littérature savante sur la qualité de la détermination automatisée des prix, lieu d’innovation et d’expérimentation algorithmique, le cas du Arizona Stock Exchange permet d’identifier certains points saillants de ce que la mise en algorithme fait aux marchés (en tant qu’objets de science mais aussi objets d’ingénierie). 1 J’ai déjà eu l’occasion de présenter ailleurs le cas de la Bourse de Paris : voir par exemple F. Muniesa, « Un robot walrasien. Cotation électronique et justesse de la découverte des prix », Politix, vol. 13, n° 52, 2000, pp. 121-154, et F. Muniesa, « Contenir le marché. La transition de la criée à la cotation électronique à la Bourse de Paris », Sociologie du Travail, vol. 47, n° 4, 2005, pp. 485-501. Le cas que j’analyse ici est différent, mais fait également partie du travail de thèse doctorale dont le système de cotation parisien constituait l’objet principal : F. Muniesa, Des marchés comme algorithmes : sociologie de la cotation électronique à la Bourse de Paris, thèse de doctorat, École des Mines de Paris, 2003. Robert Schwartz et Steven Wunsch ont eu la gentillesse de m’accorder des entretiens (réalisés en juillet 2000 à New York) et de me communiquer des documents dont je me sers ici. D’autres documents utilisés proviennent du centre de documentation de la Commission des Opérations de Bourse à Paris (devenue désormais Autorité des Marchés Financiers) ou ont été téléchargés sur le site Internet de la Securities and Exchange Commission et sur celui (désormais supprimé) de l’Arizona Stock Exchange. 1 Comment définir un marché Qu’est-ce qu’un marché ? Cette question est digne sans doute des plus sérieuses et des plus passionnées discussions théoriques en sciences sociales. Mais la question ne se pose pas que dans le milieu de la recherche académique. Elle anime aussi bon nombre d’acteurs de terrain qui doivent se la poser en termes pragmatiques, légaux par exemple. La question a en l’occurrence amplement gouverné les réflexions de l’agence nord-américaine de régulation des marchés boursiers, la SEC (Securities and Exchange Commission), au long des années 1990, et ce notamment à l’occasion de l’essor à cette période des ECN (Electronic Communication Networks)2. Les ECN, personnages inquiétants de la scène boursière de ces années (Instinet, Posit, Island ou Archipelago parmi les plus célèbres), étaient des dispositifs électroniques, fort hétérogènes d’ailleurs dans leur fonctionnement, qui permettaient de contourner les modes de cotation officiels proposés par les places boursières nord-américaines (depuis, la scène boursière s’est bien transformée et ce genre de dispositifs ont intégré pleinement l’architecture et le vocabulaire des places marchandes ordinaires). Ces services proposaient typiquement à leurs clients des conditions d’exécution des ordres de bourse plus efficientes (en termes de qualité des prix obtenus) et souvent moins onéreuses (en termes de commissions de courtage). Réglementés et enregistrés par la SEC comme courtiers ou intermédiaires marchands (« broker-dealers »), les ECN présentaient toutefois des caractéristiques proches d’une bourse (« exchange ») dans la mesure où ils assuraient la mise en rapport et l’exécution réciproque d’ordres d’achat et de vente, à la manière d’une place boursière traditionnelle comme le New York Stock Exchange. Le mot « exchange » désigne, grosso modo, le lieu de rencontre entre vendeurs et acheteurs, avec ceci d’inopportun qu’il peut être pris dans un sens abstrait (l’espace de rencontre entre l’offre et la demande) aussi bien que concret (l’enceinte où les intermédiaires se rencontrent physiquement, c’est-à-dire, la bourse). L’un des nœuds des controverses définitionnelles caractéristiques des marchés financiers nord-américains des années 1990 était précisément le fait que les nouvelles technologies de transmission et exécution électronique des ordres déstabilisaient l’idée d’une bourse comme lieu physique. La perspective d’abolition du périmètre physique de l’échange que supposent ces technologies semble au centre des préoccupations de la SEC, comme le montre ce point de vue officiel : 2 R. Lee, What is an Exchange ? The Automation, Management, and Regulation of Financial Markets, Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 279-316 en particulier. Voir également I. Domowitz et R. Lee, « On the Road to Reg ATS : A Critical History of the Regulation of Automated Trading Systems », International Finance, vol. 4, n° 2, 2001, pp. 279-302. 2 « Nous nous retrouvons dans la position de devoir prendre des décisions difficiles concernant les limites de temps et d’espace que nous allons retenir, le cas échéant, en l’absence de contraintes physiques et technologiques lourdes, tout en étant bombardés par de constantes avancés en automatisation qui, parfois, rendent nos structures de marchés et nos décisions de régulation les plus récentes déjà archaïques.3 » La question des risques associés à l’automatisation accompagne ces préoccupations : (1) la question de la sécurité d’accès, la prévention d’intrusions ou d’utilisation frauduleuse des données, (2) la garantie des capacités des systèmes, notamment dans le but d’éviter des débordements comme ceux d’octobre 1987 (le krach ayant été en partie attribuée à une saturation du système de routage électronique d’ordres du New York Stock Exchange), et (3) les capacité de réponse face à des défaillances techniques ou à des catastrophes majeures, avec tout ce que cela implique en termes de « back-up » et de scénarios extrêmes4. Ce langage nettement informatique est peut-être naturel de nos jours, mais il était nouveau dans les années 1990. Dans un nombre importants de documents, des autorités telles que la SEC (Securities and Exchange Commission), la IOSCO (International Organization of Securities Commissions) ou la GAO (General Accounting Office), se voient en effet amenées à parler, de plus en plus, des marchés financiers avec le vocabulaire des machines. Mais, en plus d’engendrer de nouveaux risques dits « opérationnels », ces technologies mettaient en crise la structure même des marchés traditionnels. C’est le cas notamment à propos des ECN, qui, malgré une croissante légitimité construite sur des arguments de transparence et d’efficience, sont parfois perçues comme des outils de contournement des places boursières traditionnelles telles le New York Stock Exchange, ou des réseaux marchands plus récents mais relevant d’arrangement institutionnels néanmoins traditionnels tels le NASDAQ, le système de communication des teneurs de marché de la NASD (National Association of Securities Dealers). Les ECN apparaissent dans ce contexte comme de véritables monstres institutionnels qui mettent en crise la définition du marché, ou qui plutôt obligent à expliciter clairement ce qu’est un marché (« exchange ») et ce qui ne l’est pas. 3 Securities and Exchange Commission (SEC), Division of Market Regulation, « Automated Securities Trading : A Discussion of Selected Critical Issues », IOSCO Annual Meeting, Washington DC, 1991 (26 septembre), p. 1 (traduit par nous). 4 United States General Accounting Office (GAO), « Global Financial Markets : International Coordination Can Help Address Automation Risks », Report to Congressional Oversight Committees, document n° GAO/IMTES-91-62, 1991, pp. 30-35. 3 La définition du terme « exchange » maniée par la SEC a été pendant longtemps ambiguë, héritée directement du texte du Securities and Exchange Act de 1934 (le texte de droit fondamental sur lequel se base la régulation des activités financières aux États-Unis) : « Le terme ‘exchange’ désigne toute organisation, association ou groupe de

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