Claude Esteban ce presque rien qui s’écrit, l’extraordinaire Tout tremble, tout jaillit, tout s’illumine1 Il me reste bien à faire encore A faire de rien quelque chose2 ‘La vie / s’écrivait doute et désespoir’, lit-on dans Sept jours d’hier (QC, 12)3. Massive et lourde peut être la tentation d’affirmer ‘l’horrible’, le ‘néant’, d’accumuler négation sur négation (v. QC, 15), même si on ne sait que trop bien que, comme Esteban le comprend dans On s’est endor- mis, ‘si je doute plus rien ne brille / si je doute je désespère’ (MC, 172). 1 Claude Esteban, Cosmogonie. 2 Alexandre Voisard, Derrière la lampe, Edns Empreintes, 2012. 3 J’utilise les abréviations suivantes : QC : Quelqu’un commence à parler dans une chambre, Paris : Flammarion, 1995; MC : Morceaux de ciel, presque rien, Paris : Gal- limard, 2001; CC : Conjoncture du corps et du jardin, suivi de Cosmogonie, Paris : Flam- marion, 1983; EDI : Étranger devant la porte I, Variations, Tours : Farrago, 2001; CN : Croyant nommer, Paris : Galanis, 1971; JA : Le jour à peine écrit, Paris : Galli- mard, 2006; EDII : Étranger devant la porte II, Thèmes, Tours : Farrago, 2001; CL : Choses lues, Paris : Flammarion, 1998. D’autres livres de Claude Esteban consul- tés : La dormition du Comte d’Orgaz, Tours : Farrago, 2002; Ce qui retourne au silence, Tours : Farrago, 2004; Le travail du visible, Paris : Fourbis, 1992; L’immédiat et l’inaccessible, Paris : Galilée, 1978; L’ordre donné à la nuit, Lagrasse : Verdier, 2005; Soleil dans une pièce vide, Tours : Farrago, 2003; Trajet d’une blessure, Tours : Farrago, 2006. Je suis très sensible aux analyses et témoignages rassemblés par Pierre Vilar dans L’espace, l’inachevé. Cahier Claude Esteban (Tours : Farrago, 2003) et aux essais publiés dans Claude Esteban, numéro spécial d’Europe (mars 2010), et je tiens à exprimer ma reconnaissance particulière à Jean-Michel Maulpoix, Benoît Conort, Gilbert Lascault, Xavier Bruel, Jean-Baptiste Para, Jean-Claude Schnei- der, Dominique Viart, Marie-Claire Bancquart, Didier Alexandre et, bien sûr, Pierre Vilar. 20 DYSTOPIE ET POÏEIN, AGNOSE ET RECONNAISSANCE Distance, crépuscule et nuit installent ainsi, et souvent, leur théâtre affec- tif et mental symbolique où les gestes du désir et du vouloir ne font que confirmer le manque et l’absence éprouvés, ce sentiment de ‘l’impossible [qu’articule] un messager qui passe au loin’, comme il est dit dans le texte éponyme de Morceaux de ciel, presque rien (MC, 113). Une poétique du mi- nimum flotte et plane un peu partout, jamais trop éloignée de celle, aus- tère, dénudée, inquiète, qui, souvent, gouverne également l’œuvre, admi- rée, d’un Jacques Dupin ou d’un André du Bouchet. Le rien ou le quasi- ment rien, guette, déstabilise, entrave; cet outil qu’est le langage, poé- tique, lieu en principe de mille et une faisabilités et réimaginations, peut s’avérer inadéquat au rêve qui l’habite, pris dans l’engrenage de ses images qui problématisent, comme écrit Esteban dans son poème Cosmo- gonie, offert à Joseph Sima, l’accès à l’Un, bonnefidien, si j’ose dire (cf. CC, 79). Ainsi les signes, ‘noir sur blanc’, peuvent-ils être vécus comme n’affichant que leur puissance conceptualisante, abstrayante, évacuante, ‘insubstantiel[le]’, lit-on dans le même poème, loin, trop loin, paraît-il, de toute plénitude ontologique, de cette ‘consubstantialité’ que rêvait Re- verdy et où logos et ontos convergeraient, ne fût-ce que momentané- ment, dans une réciprocité lumineuse de preuves. Non, au mieux, il y a ce comme si qui revient systématiquement dans la poésie d’Esteban : ‘et c’est comme si dans le soir / des dieux naissaient, écrit-il dans Sur la dernière lande, mais si petits / que les oiseaux les picorent comme des graines’ (MC, 54), tandis que ailleurs, dans la ‘variation’ offerte à Du Bouchet dans Étranger devant la porte, on est toujours sensible à une di- mension de possibilisation résiduelle qui refuse de s’effacer : ‘comme si le soleil / avait laissé, rien que pour moi, / quelque trace » (EDI, 74). Le comme si du langage, acte et lieu, pourtant, de pure figuration, à la jonction d’un rêve que projette dans le mot la psyché quêteuse et de ce que Fré- naud appelait ‘l’inespoir’ où l’intense fragilité des structures parlées choque et replonge dans la mélancolie de l’être-comme deguyen, rien de moins, mais rien de plus. Que faire, dans un premier temps, face à de telles absences qui se creusent au sein de l’imaginable? Réaffirmer d’abord la conscience brute de son être-là, de son immersion dans l’énigme même des apories qui prolifèrent : ‘J’existe, écrit Esteban, dans la section éponyme de Quelqu’un commence à parler dans une chambre, et je dis / que j’existe, le noir recule’ (QC, 42). Ne disparaît pas, mais affirme sa relativité, sa plasticité, à con- dition, comme le suggère l’épigraphe d’Etranger devant la porte, qu’on se tienne là, ‘comme indéfiniment, sur le seuil’ : dans, c’est-à-dire, l’espace liminaire de ses propres contingences, éventualités et hypothèses. Car .
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