OCTAVE MIRBEAU LES MAUVAIS BERGERS Édition critique de Pierre Michel Société Octave Mirbeau Angers – Décembre 2015 OCTAVE MIRBEAU LES MAUVAIS BERGERS Préface et notes de Pierre Michel Société Octave Mirbeau Angers – Décembre 2015 Une tragédie prolétarienne et nihiliste « Le théâtre est mort ! » C’est très tard qu’Octave Mirbeau (1848-1917) a entamé sa carrière théâtrale. Malgré ses dons étonnants de dialoguiste, que révèlent notamment nombre de ses chroniques sous forme de dialogues et la série des « Dialogues tristes » de 1890-18921, qui n’étaient pas pour autant destinés à la scène, il a fallu attendre décembre 1894 pour que soit représentée sa première œuvre théâtrale avouée2, Vieux ménages, pièce en un acte sur l’enfer conjugal, dont il a une cruelle expérience personnelle, et encore n’était-ce qu’au Théâtre d’Application, plus connu sous le nom de la Bodinière, qui n’était destiné qu’aux répétitions et à l’entraînement des acteurs et qui ne constituait pas véritablement un théâtre ouvert au grand public. Mirbeau devra patienter encore trois ans pour que soit montée sa première grande œuvre dramatique, Les Mauvais bergers, créé le 15 décembre 1897, à la veille de ses cinquante ans. Mais pour un coup d’essai, ce fut, médiatiquement parlant, un coup de maître. Car, pour incarner les deux héros de sa tragédie prolétarienne, il a eu droit aux deux plus célèbres acteurs du star system de l’époque, Sarah Bernhardt et Lucien Guitry. L’ennui est que, ce faisant, il risquait fort de tomber dans le piège des compromis – d’aucuns diront des compromissions – avec un système qu’il n’avait cessé de dénoncer depuis ses débuts journalistiques à L’Ordre de Paris bonapartiste, vingt-cinq ans plus tôt. 1 Une anthologie de ces Dialogues tristes a été publiée par Arnaud Vareille en 2007, aux éditions de L’Arbre Vengeur. 2 Il se pourrait bien, en effet, qu’il soit l’auteur principal d’une pièce intitulée La Gomme et signée Félicien Champsaur, pour le compte duquel Mirbeau semble bien avoir fait le nègre. Voir Pierre Michel, « Mirbeau, Félicien Champsaur et La Gomme – Un autre cas de négritude ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 4- 21. 3 En 1885, il constatait par exemple que « le théâtre tout entier est en proie à une maladie lente, mais sûre, qui ne peut qu'empirer tous les jours et qu'il n'est au pouvoir d'aucun médecin de guérir3 ». Inutile d'incriminer des boucs émissaires qui n'en peuvent mais, comme s'obstinent à le croire ceux qui refusent de regarder en face une situation déplorable : « Le théâtre meurt du théâtre. Depuis plus de trente ans, tous les soirs, sur tous les théâtres, on joue la même pièce4 ». Quelques mois plus tôt, il dressait un état des lieux fort peu réjouissant : « Les directeurs ne veulent plus recevoir de belles œuvres, les auteurs ne veulent plus en faire, le public ne veut plus en entendre, les comédiennes ne veulent plus en jouer ». Et il ajoutait : « Les véritables auteurs aujourd'hui sont la couturière et l'entremetteuse [...]. Car c'est ça le théâtre, le théâtre d'aujourd'hui, c'est ça, c'est tout ça. De la chair nue, des chiffons, des ficelles, un peu de gaieté triste et beaucoup de dégoût ; la toute-puissance de la coterie, le triomphe de l'industrialisme sur le talent ; de la bêtise, de la vanité, de la vénalité, et cette blague grossière et basse qui, la bouche tordue, les joues fardées et la voix canaille, hurle sinistrement l'avilissement d'un peuple et la fin d'un monde5. » Pour la quasi-totalité des industriels de la scène, le théâtre doit se conformer à des règles impératives, qui l'éloignent radicalement de l'art et de la littérature, et qui établissent un « infranchissable abîme » entre « le penseur » et « l'homme de théâtre », qui doit en effet « soigneusement réprouver la noblesse du style, la vérité des caractères, les belles études de psychologie humaine, où la chair palpite, où l'âme s'épanouit, où la vie tout entière évoquée apparaît avec ses consolations et ses hontes » ; « L'homme de théâtre ne connaît que les ficelles et les trucs qu'il manœuvre avec plus ou moins de dextérité. Il se sert de personnages qui n'appartiennent à aucun ordre zoologique, et, au moyen d'un mécanisme ingénieux, il leur fait débiter des phrases généralement stupides, mais toujours fabriquées dans des usines spéciales6. » La crise du théâtre ne fait en effet que refléter la crise générale d'une société décadente et moribonde, et Mirbeau 3 Octave Mirbeau, « La Presse et le théâtre », La France, 4 avril 1885. 4 Octave Mirbeau, « À propos de la censure », Le Gaulois, 20 juillet 1885. 5 Octave Mirbeau, « Le Retour des comédiennes », Le Gaulois, 15 septembre 1884. 6 Les Grimaces, 13 octobre 1883, p. 611. 4 l'évoque avec les mêmes accents crépusculaires que pour traiter de l'irrémédiable « fin » de la France dans ses chroniques politiques de Paris-Journal, de 1880 à 1882, et des Grimaces, en 1883. Si « le théâtre, qui vit du public, ne peut être autre qu'il est actuellement », c'est parce qu'il témoigne d'« une crise sociale qui ne se modifiera que par une révolution radicale dans les mœurs et dans le goût7 ». En attendant cette très hypothétique révolution culturelle qu'il appelle de ses vœux depuis 1877 et à laquelle il va œuvrer, quoi qu'il en dise, avec son habituel « donquichottisme8 », il n'y a rien à espérer : « Le théâtre tel que vous l'aimez » – écrit-il à Edmond de Goncourt au lendemain de la première, fort chahutée, de Germinie Lacerteux, en décembre 1888 – « et tel que nous le rêvons est impossible. Et les chefs-d'œuvre n'y peuvent rien. Pour le conquérir et l'imposer, il faut conquérir et imposer des tas de choses que nous ne sommes pas près d'avoir. Il faut un public nouveau qui ne pourra se former que par une complète révolution sociale, une refonte entière de nos lois et de nos mœurs. Tout se tient9. » À défaut de cette « révolution sociale » problématique, il caresse un « rêve magnifique » autant que radical : la suppression pure et simple du théâtre10 ! Et, pour aider à la mise à mort, indispensable à l'hypothétique résurrection, il appelle les spectateurs un tant soit peu lucides et exigeants à faire la grève des salles de spectacle – « que chacun reste chez soi11 ! » – de même que, parallèlement, il invite les électeurs à faire la grève des urnes12 : « tout se tient », en effet13. 7 Octave Mirbeau, « Chronique parisienne », La France, 23 octobre 1885. 8 Voir la notice « Donquichottisme » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau, L’Age d’Homme, 2011. 9 Octave Mirbeau, Correspondance générale, L’Age d’Homme, 2003, tome I, p. 887. 10 Octave Mirbeau, « Chronique parisienne », La France, 23 octobre 1885. 11 Octave Mirbeau, « La Presse et le théâtre », La France, 4 avril 1885. 12 Dans « La Grève des électeurs », Le Figaro, 28 novembre 1888. C’est le texte de Mirbeau qui a été le plus massivement diffusé et qui est le plus facilement accessible sur Internet, dans toutes les langues. 13 Sur la critique que fait Mirbeau du théâtre contemporain, voir Pierre Michel, « Octave Mirbeau critique dramatique », in Théâtre naturaliste - théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle, Presses universitaires de Valenciennes, 2001, pp. 235-245 5 Dans une société bourgeoise et une économie capitaliste dominée par la finance14, où les directeurs de spectacles ne sont que des entrepreneurs avides de profits immédiats, où le public est consciencieusement abruti dès l’enfance pour transformer de potentiels citoyens en moutons et en « croupissantes larves15 », où les auteurs dramatiques, pris entre le marteau et l’enclume, doivent en passer par les exigences des directeurs et les attentes des spectateurs, où les critiques dramatiques reflètent les goûts supposés du public et défendent les intérêts des magnats de la presse, et où les comédiens tiennent le haut du pavé et prétendent scandaleusement imposer eux aussi leurs exigences absurdes aux malheureux auteurs16, il ne servirait donc à rien de se battre contre tous les rouages d’une société inhumaine et pourrissante, qui serait à abattre de fond en comble et à remodeler entièrement pour qu’y puisse régner enfin la justice et que le bonheur ne soit pas seulement un leurre pour le plus grand nombre de déshérités. Alors, qu’irait-il faire dans cette galère ?... Et c’est pourtant ce que notre intrépide écrivain finira par faire, à l’approche du demi- siècle, comme il l’explique à Léon Parsons, qui sera son camarade en dreyfusisme : « Depuis longtemps, mes amis me tourmentaient. Ils me disaient : “Mirbeau, vous devriez faire du théâtre. Vous avez des choses à dire et c'est un bon moyen pour le dire.” Moi, d'abord, je ne les écoutais pas. Je pensais que le théâtre est un art trop étroit, qu'une scène, un acte, n'a pas assez d'ampleur pour enfermer toutes les manifestations d'une pensée. Il y a tant de choses intéressantes, tant de développements qui naissent sous la plume, lorsque l'on écrit. Eh bien, il faut refouler tout cela. Aussi, ai-je attendu longtemps avant de me décider. Enfin, un jour, je m'y suis mis. J'ai essayé d'écrire une pièce sans aucune intrigue ; simplement j'ai raconté des faits ; j'ai mis en scène des personnages que nous entendons parler tous les jours. Je ne 14 Mirbeau a laissé, dans sa grande comédie Les affaires sont les affaires (1903), le portrait d’un affairiste brutal, cynique et matois, Isidore Lechat, qui préfigure les Berlusconi et les Tapie de l’avenir.
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