Le Cinéma De Steven Soderbergh Loïc Darses

Le Cinéma De Steven Soderbergh Loïc Darses

Document généré le 24 sept. 2021 19:14 Ciné-Bulles À bout de souffle Le cinéma de Steven Soderbergh Loïc Darses Volume 31, numéro 2, printemps 2013 URI : https://id.erudit.org/iderudit/68886ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Association des cinémas parallèles du Québec ISSN 0820-8921 (imprimé) 1923-3221 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Darses, L. (2013). À bout de souffle : le cinéma de Steven Soderbergh. Ciné-Bulles, 31(2), 28–35. Tous droits réservés © Association des cinémas parallèles du Québec, 2013 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Le cinéma de Steven Soderbergh VE PERSPECTI À bout de souffle : Warner : Warner Bros. LOÏC DARSES Photo 28 Volume 31 numéro 2 En 1941, Orson Welles, jeune cinéaste autodidacte, n’a que Si Welles refusait tout compromis, Soderbergh, lui, en fit plutôt 26 ans lorsqu’il réalise Citizen Kane. Un premier film qui sa marque de commerce. Et c’est justement grâce à cette oscil- exprime une critique acerbe de la décadence cauchemardesque lation entre des expériences fascinantes, mais parfois hermé- du rêve américain. Cette œuvre capitale, qui repousse à elle tiques (Full Frontal, 2002; Bubble, 2005), et un cinéma seule les limites du langage cinématographique, est pourtant d’auteur, néanmoins grand public (Solaris, 2002; e Good boudée par le public à sa sortie, puis snobée aux Oscar. Ce n’est que plus tard qu’elle sera En 1989, un cinéaste indépendant émerge de reconnue à sa juste valeur, soit l’une des pierres angulaires de l’histoire du cinéma. l’anonymat avec Sex, Lies, and Videotape. Un Flash-forward. En 1989, un cinéaste indépen- dant émerge de l’anonymat avec Sex, Lies, premier effort palmé d’or à Cannes qui, entre simu- and Videotape. Un premier effort palmé d’or à Cannes qui, entre simulacre et hypo- lacre et hypocrisie, jette un regard critique sur crisie, jette un regard critique sur l’écla- tement du couple en temps d’aliénation l’éclatement du couple en temps d’aliénation sociale. sociale. Après le succès inattendu de ce film- couronnement, prélude à l’avènement d’un Après le succès inattendu de ce film-couronnement, nouveau cinéma indépendant américain, le jeune metteur en scène hérite du sobriquet prélude à l’avènement d’un nouveau cinéma indé- d’« enfant prodige ». Steven Soderbergh est alors âgé lui aussi de 26 ans. pendant américain, le jeune metteur en scène Si Sex, Lies, and Videotape n’a pas rejoint hérite du sobriquet d’« enfant prodige ». Steven le chef-d’œuvre de Welles au sanctuaire des œuvres maîtresses du septième art, il faut Soderbergh est alors âgé lui aussi de 26 ans. bien admettre que ce premier film de Soder- bergh a marqué la naissance d’une voix nouvelle, audacieuse et German, 2006; Che, 2008), que pour un temps, l’idylle du ci- singulière, dans le paysage cinématographique américain. néaste avec le public porta ses fruits. Mais en dépit de la pers- pective critique pertinente qu’offre e Girlfriend Experi- De telles entrées en scène ont parfois malheureusement mar- ence (2009), de la candeur naïve de e Informant! (2009) et qué l’apothéose de carrières naissantes restées lettre morte. Et de la tou chante sensibilité de And Everything Is Going Fine à y regarder de plus près, elles n’ont pas été que salutaires pour (2010), le legs soderberghien s’étiole. À quoi peut-on attribuer ces deux cinéastes. Au contraire. Car après avoir fait miroiter cela? Peut-être à une succession expéditive de réalisations malgré eux de vaines promesses, Welles et Soderbergh accu- certes bien exécutées (Contagion, 2011; Haywire, 2011; Ma- mulèrent déboires et désillusions. Pour le premier, cela se gic Mike, 2012), mais résolument frivoles et commerciales, qui traduisit par une incessante lutte contre les grands studios pourrait témoigner d’une certaine lassitude du cinéaste. Bref, américains et leur système despotique, un combat obsession- après avoir surfé sur la vague de la conciliation qui était la nel perdu d’avance et qui laissa un amer goût de défaite chez sienne, il semblerait que Soderbergh soit de nouveau en panne cet enfant terrible d’Hollywood. La traversée du désert paraît sèche et que cette aridité créative le pousserait aujourd’hui à avoir été moins éprouvante pour le second, qui parvint plus abjurer l’art du cinéma. habilement que Welles à tirer son épingle du jeu. Après l’insuccès commercial de Kafka (1991), qui présente pourtant Dans une entrevue accordée à Nigel L. Smith du site Indiewire de réelles qualités cinématographiques, et de King of the Hill le 16 janvier 2012, le cinéaste explique ainsi sa décision d’entamer (1993), Soderbergh semble avoir connu une période d’anémie une phase de repos sabbatique se voulant transitoire : artistique. En témoignent les plutôt ordinaires e Under- neath (1995) et Gray’s Anatomy (1996). Puis, le surdoué des Je sens qu’il s’est opéré, entre moi-même et ce qui se premiers jours refait surface avec Schizopolis (1996), Out of passe actuellement dans cette industrie, un important Sight (1998) et e Limey (1999). S’ensuivent quelques films décalage. Je pourrais sans doute y faire face si je res- pour lesquels succès commercial et d’estime sont au rendez- sentais que je devenais meilleur. Oui, je suis meilleur vous, avec Erin Brockovich (2000), Traffic (2000) et la trilo- que lorsque j’ai commencé. […] Comprendre la méca- gie Ocean’s (2001, 2004 et 2007). nique, régler des problèmes, voilà en quoi j’excelle Volume 31 numéro 2 29 The Limey désormais. Mais quand vient le temps de réaliser Ainsi, c’est en recouvrant le gouffre créatif des grands studios quelque chose d’avant-gardiste, c’est une tout autre d’un baume placebo que le cinéaste a pu parvenir à œuvrer histoire. Et ça ne changera pas spontanément, ça né- avec une témérité un brin consommée. D’évidence titubante, cessite une forme de coupure. Alors, je dois pour un cette démarche pragmatique s’est cependant avérée féconde temps m’arrêter1. dans la mesure où, parfois, des hybrides cinématographiques en sont nés. Incapable de se renouveler, coincé dans un système qu’il ne re- connaît plus, Soderbergh entend mettre un terme à sa produc- e Limey marque la consécration artistique de cette ap- tion avec Side Effects, un sombre suspense psychotrope qui proche de la conciliation tandis que l’éclatant triomphe, tant ancre son récit en marge des dérives de l’industrie pharmaceu- commercial que critique, de Traffic témoigne d’une rigoureuse tique. Agissant à titre de testament cinématographique, négociation entre l’expression créative brute et les exigences ce film est annoncé comme son ultime opus. Le 26e de sa d’un cinéma populaire. Mais, c’est Sex, Lies, and Videotape filmographie. qui s’impose en tant qu’authentique hybride des hybrides. Un film croisé dont la plus grande victoire demeure son encodage, La croisade alors que le sexe, utilisé comme appât commercial, pave néan- moins la voie à une désarmante mise à nu des noires entrailles Au premier coup d’œil, on ne peut que constater le caractère de la psyché humaine, tout autant que de ses vertus les plus peu orthodoxe de la pratique du cinéma à laquelle s’adonne précieuses. Steven Soderbergh. Une méthode consistant à alterner les pro- ductions marchandes aux budgets outranciers et les projets in- Un film qui annonçait, d’entrée de jeu, l’ambition que nourris- dépendants, plus personnels, témoins d’une certaine maestria. sait Soderbergh : celle d’incarner, à l’image des Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Howard Hawks et Alfred Hitch- cock, « l’auteur hollywoodien », vestige d’un autre temps. 1. SMITH, Nigel L. « Steven Soderbergh on ‘ Haywire ’, ‘ Magic Mike ’ and Why He’s Given Up on ‘ Serious Movies ’ », Indiewire, [en ligne]. [www.indiewire.com/ Un désir sincère et louable, car enfin, dans le contexte article/interview-steven-soderbergh-haywire] (page consultée le 18 février 2013) cinématographique délétère actuel, la rupture entre le cinéma 30 Volume 31 numéro 2 Trac hollywoodien et le cinéma d’auteur est plus que jamais con- naît justement de cet endossement total de la responsabilité sommée. Reste à savoir si Soderbergh est parvenu, au cours de créatrice. Ici, l’auteur s’assume et, en plus de pourfendre ses cette course effrénée à la création éclectique que fut sa car- propres obsessions et névroses, va jusqu’à remettre en question rière, à personnifier ce brave croisé hérétique, cet « auteur l’essence même de sa démarche, jusqu’à la parodier. Ce qu’il made in Hollywood », celui qui réussirait à délivrer le « saint faisait déjà dans l’insolite Kafka en reconnaissant, par lieu » qu’est Hollywood de ses chaînes mercantiles et à rétablir l’entremise d’une réplique du héros, que le film biographique, l’équilibre entre les conventions de l’accessible et l’hermétisme en soi, n’est que veine entreprise : « Mais jamais, oh grand ja- excentrique? mais, vous ne parviendrez à éprouver, au travers d’une lentille, l’âme d’un homme. » Une certaine tendance Pour Soderbergh, le processus créatif nécessaire à l’élaboration « Eh bien, je suppose qu’à partir d’ici, ça ne peut qu’aller de mal d’une nouvelle œuvre n’est justifié que dans la mesure où cet en pis.

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