La Revue de la BNU 10 | 2014 Varia 10 L’impulsion bibliothécaire de la révolution scientifique : livres et réseaux autour de Johannes Kepler Patrick J. Boner, Miguel A. Granada et Édouard Mehl Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/rbnu/1598 DOI : 10.4000/rbnu.1598 ISSN : 2679-6104 Éditeur Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2014 Pagination : 10-21 ISBN : 9782859230548 ISSN : 2109-2761 Référence électronique Patrick J. Boner, Miguel A. Granada et Édouard Mehl, « L’impulsion bibliothécaire de la révolution scientifique : livres et réseaux autour de Johannes Kepler », La Revue de la BNU [En ligne], 10 | 2014, mis en ligne le 01 novembre 2014, consulté le 17 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/ rbnu/1598 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rbnu.1598 La Revue de la BNU est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. 10 Portrait de Kepler (Strasbourg, Fondation du Chapitre Saint-Thomas) LE DOSSIER | Des sciences et des bibliothèques L’impulsion bibliothécaire de la révolution scientifique : livres et réseaux autour de Johannes Kepler a tendance positiviste et scientiste qui dominait d’une science mathématique universelle embrassant aussi en histoire des sciences il y a encore peu de bien l’astronomie, l’optique, la mécanique, que toutes L temps a pu accréditer la vision biaisée d’une les sciences spéciales qui leur sont subordonnées –, et du révolution scientifique liée à l’émancipation vaste projet éditorial d’uncorpus mathematicum allant des vis-à-vis de la lecture et de la culture, comme Éléments d’Euclide à une collection de textes grecs inédits, si l’étude des phénomènes et le déchiffrement d’un dont Dasypodius s’est procuré les copies à grands frais. « grand livre de la nature », écrit en langage mathématique Ce projet est similaire, et en fait étroitement apparenté (Galilée), exigeaient qu’on se détournât des livres et deà celui que mène l’humaniste italien Federico Commandino leurs théories branlantes, supposés constituer autant (1509-1575), avec qui Dasypodius est en relation épistolaire, d’obstacles à l’appréhension directe du réel. On a même et l’on ne doit donc pas s’étonner de trouver des recoupe- prétendu que l’adhésion au nouveau système du monde, ments dans l’activité éditoriale des deux mathématiciens : copernicien, n’était pas liée à la diffusion du De revolu- ils exhument notamment l’œuvre astronomique et mathé- tionibus orbium cœlestium (1543) – un livre que, selon une matique d’Aristarque de Samos (Des grandeurs du soleil et de formule provocante d’Arthur Koestler, personne n’aurait la lune, et de leurs distances réciproques), qu’on cite comme lu. Justice a été faite de cette mythologie hasardeuse1, et le précurseur de Copernic, ou les Collections de Pappus l’on voudrait, à l’appui de cette réévaluation, montrer ici d’Alexandrie, texte fondamental pour le développement quel a été le rôle des livres et des bibliothèques dans lamoderne du concept d’analyse3. A quoi il faut ajouter, dans constitution d’un réseau transrégional de culture scienti- le projet du corpus dasypodien, maints traités anciens sur fique sans lequel l’œuvre monumentale de Kepler (1571-1630) la musique4 – de ceux-là même que le chancelier Georg n’eût jamais vu le jour. Herwart von Hohenburg fera connaîtreà Kepler, comme on le verra plus loin 5 –, ainsi qu’un ensemble d’astrologie gréco-arabe centré sur la réception et le commentaire du Le Corpus mathematicum de Conrad Dasypodius Tetrabiblos ptoléméen. (1530 – 1600) Un tel monument exigeait des moyens, notamment financiers, que Dasypodius pensait obtenir grâce au patro- Conrad Dasypodius (Rauchfuss), professeur de mathé- nage du landgrave Moritz von Hessen-Kassel (1572-1632). matiques à la Haute École de Strasbourg, est surtout connu Moritz, dit « le Savant », portait l’héritage politique et du grand public pour être l’artisan de l’horloge astrono- scientifique de son père, Wilhelm IV von Hessen-Kassel mique de la cathédrale, bâtie sur ses instructions entre (1532-1592), protecteur des sciences, correspondant de 1571 et 1574. Comme l’a montré la monographie consacrée Tycho Brahe, fondateur du premier observatoire astrono- à cette merveilleuse machine2, la prouesse mécanique et mique européen à Kassel, et à qui Dasypodius avait déjà l’inventivité technique de cette réalisation sont indisso- fait allégeance en lui adressant un texte qu’il n’avait pas ciables des recherches que le scholarque mène parallèlement lui-même écrit, mais qu’il avait publié à Strasbourg en sur l’histoire des mathématiques – ou plus exactement 1568, les Hypotyposes orbium cœlestium – premier manuel 11 scolaire d’astronomie intégrant le fruit des travaux de la La fondation d’une bibliothèque scientifique : nouvelle astronomie copernicienne à l’enseignement tradi- Georg Herwart von Hohenburg (1553–1622) tionnel des Theoricæ planetarum hérité de Regiomontanus et Peurbach 6. Las ! accablé de soucis personnels et fami- Depuis Munich, Johann Georg Herwart von Hohenburg, liaux, Dasypodius s’éteint en 1600 sans avoir pu mener à chancelier de Bavière, a joué un rôle central dans le milieu bien son grand projet éditorial. La majeure partie de sa où évoluent ces différents protagonistes, en fondant, avec bibliothèque échoit au strasbourgeois Matthias Berneg- la bibliothèque dont il avait la charge dans cette ville, un ger 7 ; mais le fonds Bernegger, racheté par l’Université de lieu de savoir richement « fourni, aux frais du duc de Strasbourg à sa mort (1640), disparaît dans l’incendie du Bavière, en livres et manuscrits grecs et hébreux 12». Pour 24 août 1870. Ce sont donc, paradoxalement, les prises de mieux en assurer la diffusion et la publicité, Herwart guerre suédoises de la guerre de Trente Ans qui auront a notamment édité le catalogue des manuscrits grecs. permis de sauver quelques miettes de ce trésor, et c'est à « Quiconque, élevé dans la foi catholique, désire contribuer la bibliothèque de l’Université d’Uppsala que se trouvent à la République des lettres aura soin de veiller à leur aujourd’hui quelques restes de ce fonds scientifique intégrité », plaide-t-il dans sa préface13. En dépit de ce que exceptionnel. cette déclaration peut suggérer, Herwart n’a jamais laissé Avec ce naufrage, certaines questions restent sans ré- les querelles confessionnelles envahir et limiter le champ ponse, comme celle du sens à donner à la présence énigma- de ses relations, comme le montrent sa monumentale tique du portrait de Copernic sur les panneaux de l’horloge correspondance avec le luthérien Kepler, ou encore ses astronomique, alors qu’on serait bien en peine de trouver échanges également très suivis avec l’Alsacien hétérodoxe dans l’œuvre du scholarque une déclaration qui ressemble Helisaeus Röslin 14. À travers un réseau épistolaire de près ou de loin à une adhésion formelle au système embrassant toutes sortes de sujets et de correspondants héliocentrique, telle qu’on peut la trouver, par exemple, en Europe, Herwart s’est employé à créer une nouvelle chez son contemporain Michael M ästlin (1550–1631) 8. chronologie, soit – rien de moins – une histoire mondiale Cependant, le réseau académique et scientifique auquel fondée sur l’étude des textes anciens et vérifiée par le calcul appartient Dasypodius à Strasbourg est beaucoup moins astronomique. compartimenté qu’on ne peut le penser. Comme l’attestent Tandis que la bibliothèque de la Cour servait, grâce à ses de nouveaux documents, d’une importance décisive, Dasy- efforts, à plusieurs autres de ses condisciples 15, Herwart podius, au moment de lancer la construction de l’horloge, s’est appuyé sur les extraordinaires ressources offertes attendait que son « ami » Ioachim Rheticus (1514-1574), par ses collections pour bâtir cette nouvelle chronologie. seul et unique disciple de Copernic et principal maître Élément central au cœur de ce projet : Herwart ambition- d’œuvre de la publication du De revolutionibus, lui livre les nait de recréer le cours de l’Histoire en conformité avec manuscrits anciens qu’il avait alors en sa possession9 . Par un décompte exact et complet des anciennes éclipses. Tel ailleurs l’implication – active ou passive, il est difficile de était « l’exact et vrai décompte du temps » (vera et exacta le dire – de Rheticus dans le réseau scientifique strasbour- temporis ratio) qu’il annonçait fièrement à ses contem- geois ne s’arrête pas là : le pupille de Wittenberg (qui n’y porains 16. Mais comment Herwart pouvait-il maîtriser la est plus en odeur de sainteté) a également des liens avec lune, dont les mouvements avaient confondu tant d’astro- un ancien compagnon d’études, devenu professeur à Stras- nomes depuis tant de siècles 17 ? Le défi n’avait pas échappé à bourg, Michael Toxites, qui s’emploie à la tâche de publier son contemporain Johann Appenzeller : « Qui affirme que les œuvres inédites de Paracelse, et compte alors sur la le mouvement de la lune est constamment irrégulier ne collaboration de son infortuné condisciple, admirateur dit rien de nouveau », écrit-il, « à moins qu’il ne montre déclaré du médecin errant 10. Là aussi, la mort de Rheticus en même temps quelle est la grandeur de cette variation et en 1574 est probablement ce qui interrompt l’exécution de comment elle peut être ramenée à la règle » 18. Appenzeller ce dessein. affirme que les éclipses de l’époque du Christ ne sont pas Ces éléments de contexte sont nécessaires pour mieux moins difficiles à déterminer avec exactitude que celles appréhender la grande controverse qui va, une dizaine des autres époques, et voit un désaccord « énorme » 19 d’années plus tard, opposer à Strasbourg un médecin entre les éclipses qui précèdent et celles qui succèdent à paracelsien qui ne cache pas ses sympathies schwenckfel-l’époque historique du Christ.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages13 Page
-
File Size-