Regards De Femme(S)

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54 forum 362 Film Regards de femme(s) Les relations hommes – femmes dans le cinéma de Jane Campion Viviane Thill C’est le Festival de Cannes qui remarque Jane la télévision avant d’être remontée pour le cinéma. Campion dans les années 1980, dès ses premiers C’est aussi le premier film de Jane Campion dont courts métrages dont le stylisme un peu maniéré la photographie n’est pas signée par Sally Bongers, la catalogue alors plutôt comme cinéaste ‘intel- ce qui semble confirmer que cette dernière a été la lectuelle’ voire avant-gardiste1. L’éveil à la sexua- principale instigatrice du style très particulier des lité (féminine) et les dangers qu’elle implique, les premières œuvres de Campion. La palette des cou- familles dysfonctionnelles, les pères adultères, les leurs reste dans le bleu et surtout le vert, couleurs relations père-fille ainsi qu’un univers et une esthé- qui s’avèrent ici être celles de la Nouvelle-Zélande tique fortement inspirés de David Lynch, sont alors qui devient ainsi pour la première fois un person- ses marques de fabrique qui se retrouvent aussi dans nage à part entière. Tout au contraire de Sweetie, son premier long métrage Sweetie, présenté en com- Janet fait tout pour adapter son comportement à ce pétition à Cannes en 1989. Ce film raconte la rela- que la société semble attendre d’elle, mais échoue et tion difficile entre deux sœurs dont l’une, Sweetie finira par être internée dans un asile psychiatrique (Genevieve Lemon), est la favorite du père qui la avant de trouver sa voie et sa vie dans l’écriture. vénère au détriment de Kay (Karen Colston), la Janet est l’un des très rares personnages féminins, protagoniste du film et l’exacte opposée de l’ex- dans l’œuvre de Jane Campion et dans le cinéma travertie, ultra-sexuelle, égocentrique et régressive en général, à s’épanouir et à trouver son bonheur Sweetie. Le thème de la sœur comme double in- en-dehors de toute relation amoureuse. versé, la place du père, la folie qui rôde, la voix off féminine ainsi que les emprunts aux archétypes Dans ce film, Edith Campion, la mère de Jane qui, jungiens, aux contes de fées et plus généralement comme son père Richard, fut une grande figure du à l’inconscient, parcourront l’œuvre de Jane Cam- théâtre néo-zélandais, interprète le court rôle d’une pion. Mais comme dans les courts métrages, c’est prof d’anglais qui fascine Janet. Edith Campion d’abord l’aspect formel qu’on retient ici, à com- était également écrivain et c’est elle qui a offert à mencer par l’excentricité des cadrages (en partie sa fille le livre de Janet Frame. Elle était par ailleurs inspirés de la photographie) et la palette de cou- une femme souffrant de graves dépressions, qui a leurs centrée sur le bleu et le vert qui prédominera fait plusieurs tentatives de suicide (Janet en fait une dans tous ses films, à l’exception du thriller In the également) et a très mal vécu d’avoir été abandon- Cut où domineront le rouge et le vert. née par Richard qui la trompait. Jane Campion a The Piano lui vaut ainsi appris sur le tard qu’elle avait une demi-sœur. en 1993 la seule En adaptant à l’écran An Angel at My Table, l’au- Elle a souvent utilisé ces éléments biographiques Palme d’Or jamais tobiographie de sa compatriote l’écrivaine néo- dans ses films et notamment dans Holy Smoke (co- attribuée à une zélandaise Janet Frame, Jane Campion ne revient écrit avec sa sœur Anna) et plus encore dans In the cinéaste femme à ce pas seulement dans son pays natal2 mais également Cut où l’épisode du père adultère qui abandonne jour. à un style apparemment assagi, peut-être dû au fait la famille traumatise durablement les deux de- que l’adaptation est d’abord passée en mini-série à mi-sœurs au centre de l’intrigue. Film Mai 2016 55 L’amour romantique en tant que lutte de de vue toujours renouvelés. Elle en expérimente no- pouvoir tamment toutes les expressions possibles, de la plus pure (Bright Star qui raconte l’amour de Fanny An Angel At My Table reçoit le Grand Prix du Jury Brawne et du poète romantique John Keats) à la plus au Festival de Venise 1990, mais c’est avec son lugubre (In the Cut dans lequel une femme est attirée troisième long métrage que Jane Campion va en- sexuellement par un homme qu’elle suspecte d’être trer au panthéon des grands cinéastes tout en se un meurtrier). En bonne diplômée d’anthropologie, faisant connaître d’un plus large public. The Piano Jane Campion observe de film en film comment les lui vaut en 1993 la seule Palme d’Or jamais attri- femmes, dans une culture occidentale qui continue buée à une cinéaste femme à ce jour, trois Oscars et de célébrer le grand amour comme condition sine des ribambelles d’articles de presse dont un nombre qua non d’une vie comblée, tentent de trouver leur non négligeable qui traitent de la représentation de place dans cette constellation. L’un des enjeux dans la femme et du désir féminin. Ces thématiques sont quasiment tous ses films est le choix que doivent âprement discutées (jusqu’à aujourd’hui sur le web), faire ses héroïnes de rester ou non avec un homme, certain(e)s voyant dans le film une œuvre résolument et ce qu’elles sont prêtes à sacrifier ou à risquer pour féministe (une femme farouchement indépendante cela. Les relations des personnages féminins de Jane qui ne s’exprime que par l’art amène les hommes à Campion avec les hommes sont explicitement dé- respecter ses désirs et sa sexualité) alors que d’autres crites comme des luttes de pouvoir ; les femmes ne regrettent au contraire que la protagoniste finisse par cessent de négocier leur rôle et leur sexualité face se mettre en couple avec l’homme qui l’a d’abord au monde masculin. Dans The Piano, cette négocia- forcée à avoir des relations sexuelles avec lui. tion est prise à la lettre quand Baines (Harvey Keitel) échange les touches du piano d’Ada (Holly Hunter) De fait, comme toutes les productions de Jane contre des actes sexuels avant de comprendre que Campion, le film – d’une grande qualité esthétique – cet acte mercantile l’avilit tout autant que la femme. est beaucoup plus complexe qu’un simple « feel- Retranchée jusque-là dans un monde dans lequel good » féministe. Même si elle a déjà expérimenté elle ne communiquait qu’avec sa fille Flora (Anna avec certains de ces thèmes dans ses courts métrages, Paquin), mariée de force à un homme avec lequel c’est ici que la cinéaste commence véritablement sa elle refuse de consommer son mariage, Ada va s’ou- réflexion sur « l’amour romantique », se confrontant vrir avec Baines à sa propre sensualité et finalement ainsi à l’un des grands thèmes du cinéma populaire à la vie. Mais cette évolution passe aussi par celle qu’elle approche de façon originale et selon des points de Baines. Cet homme au caractère plutôt sauvage, Holy Smoke (Droits réservés) 56 forum 362 Film The Portrait of a Lady (Droits réservés) au physique viril et exotique (il porte des tatouages tuberculose telle une dame aux camélias. À l’inverse, maoris) des aventuriers classiques, va se consumer Alistair Stewart (Sam Neill), le mari d’Ada dans The d’amour pour Ada, jusqu’à ne plus quitter son lit Piano, tente en vain de se conformer au rôle patriar- quand il ne peut plus la voir. Jane Campion le filme cal que la société attend de lui, mais échoue pathé- nu, en objet explicite du désir d’Ada et du public (le tiquement en tant que mari et en tant que colon4. film est supposé attirer surtout un public féminin). Stewart, qui règne sur un univers stérile (fait de boue Ce regard posé, à la fois par Ada, par Jane Campion et d’arbres morts) et des maoris qui ne semblent pas et par les spectatrices, sur le corps de Harvey Keitel a avoir beaucoup de respect pour lui, refuse que sa été interprété comme une inversion explicite du « re- femme lui caresse les fesses, mais quand il tente de la gard masculin » de Laura Mulvey3 tandis que celui violer, c’est encore le regard d’Ada qui l’arrête. du mari sur sa femme (en train de faire l’amour avec Baines) est dénoncé comme voyeur (il a lieu à travers Le père, la mère, le mari un trou de serrure) … et signe d’impuissance. Dans la filmographie de Jane Campion, les person- Cette ‘féminisation’ de l’homme est un thème récur- nages masculins les plus dangereux pour les héroïnes rent chez Jane Campion. Dans Holy Smoke (1999), sont parfois ceux qui veulent les épouser. Outre qui raconte la confrontation entre une jeune femme Alistair Stewart, on peut citer l’excentrique Gilbert fascinée par un gourou indien et un « désenvoûteur » Osmond (John Malkovich, plus ogre que jamais … américain, le même Harvey Keitel devenu P. J. Wa- mais d’une sophistication très féminine) qui tisse ters se laissera entraîner par la jeune Ruth Barron sa toile autour de la riche héritière Isabel Archer (Kate Winslet) dans un dangereux jeu de séduction (Nicole Kidman) dans The Portrait of a Lady (1996), qui vire à la guerre des sexes au cours de laquelle le mais aussi le serial-killer dans In the Cut qui offre vieux macho ira cette fois jusqu’à endosser le rôle et une bague de fiançailles aux femmes qu’il veut as- la robe de la femme.

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