ÉPISODES DE LA RÉVOLUTION À CAEN RACONTÉS PAR UN BOURGEOIS ET UN HOMME DU PEUPLE annotés par G. Lesage publiés en feuilleton dans le Moniteur du Calvados (1923) puis sous forme de livre librairie Ernest Dumont, Paris, (1926) 1 AVANT-PROPOS 1 – 09/03/1923 La ville de Caen a eu cette bonne fortune que deux de ses enfants, qui vivaient à la fin du XVIIIe siècle, eurent à la fois, mais se connaître, l'idée de transcrire le récit des événements dont ils avaient été témoins. Et c'est ainsi que se trouvèrent peu à peu rédigés, à partir de 1789, d'abord sur des feuilles volantes, puis sur des registres, les journaux d'un bourgeois et d'un homme du peuple. Car ces deux caennais, devenus des mémorialistes, appartenaient, et c'est heureux, à des milieux bien différents. Le premier, Pierre-François-Laurent Esnault, était un des nombreux avocats inscrits au Bailliage, dont le nom ne nous serait pas parvenu s'il n'avait pris la plume pour écrire ses Mémoires sur la ville de Caen, qu'il devait poursuivre jusqu'à l'année 1839. Les registres de l'état-civil et quelques copies d'actes notariés — ces dernières, aimablement communiquées par M. Pierre Carel.— sont les seuls documents qui puissent renseigner sur ce personnage. Ils nous apprennent qu'il appartenait à une famille notable de la ville : son père et son grand-père avaient été procureurs au bailliage. Il naquit le 17 janvier 1761 de Jean-Jacques-Pierre Esnault et de Marie- Catherine-Françoise d'Acqueville, et fut baptisé à St-Pierre. Il eut pour parrain, son oncle, François Esnault, avocat à Caen, assisté de sa femme, Marie-Anne-Laurence de Fumesson, fille d'un contrôleur des finances en la généralité de Caen. Il avait un autre oncle, Germain Esnault, qui vivait de son bien et se faisait appeler le Sieur de Rocquemont, probablement parce qu'il possédait des terres du côté du Moulin au roi, où se trouve la delle de Rocquemont. Laurent Esnault avait 33 ans lorsqu'il épousa, le 25 février 1794, Cécile-Adélaïde Le Voisvenel, originaire de Vire, mais demeurant alors sur la paroisse St-Pierre, elle était la fille d'un lieutenant de cavalerie, Jean-Baptiste-Charles Le Voisvenel et de Cécile-Adélaïde Doucet. Les témoins, du côté de l'époux, étaient Charles Méritte, médecin et Thomas-Jean Beaugendre, ses parents, tous les deux bourgeois de Caen. Il mourut, le 24 mai 1840, dans une vieille maison de la rue de Geôle qui porte le numéro 26, où il avait passé toute sa vie et qu'il tenait sans doute de ses ancêtres. Ceux-ci, en leur qualité de procureurs, ne pouvaient être mieux placés pour l'exercice de leur charge, car elle était voisine du bâtiment où se tenaient les deux juridictions, celle du bailliage et celle de la Vicomté. Sa femme lui survécut cinq ans. Après elle, les 3 volumes des Mémoires d'Esnault revinrent au docteur Stéphen Le Paulmier, de Bayeux, dont la veuve les donna à la Bibliothèque municipale de Caen, où ils portent le n° 276 in-4 du catalogue des manuscrits. Le second, Jean-Jacques-Victor Dufour, né à Caen, le 11 janvier 1772, était fils de 2 Jean Dufour et de Madeleine Le Moulinier. Jardinier de son état, il fut porté en 1792 sur le rôle de la première réquisition et incorporé, dans le 8e bataillon de Paris. Il ne fit jamais campagne et au bout de six mois de service militaire, dont il raconte les étapes dans son Journal, il obtint un congé absolu et fut renvoyé dans ses foyers. Il aimait à écrire et ne manqua jamais de porter sur ses registres tout ce qui l'avait frappé, et cela pendant toute sa vie qui fut longue. Il avait épousé en 1795 Julie Sonnet qui lui donna huit enfants, deux filles et six fils, dont trois seulement vécurent jusqu'à l'âge d'homme : Eugène, né en 1796, Jean-Jacques, né en 1798, et Arsène, né en 1806. Toute sa vie se passa sur le territoire de la paroisse St-Julien, où il était né. Il demeura successivement : au Gaillon, rue des Carrières, au Costil et venelle Gaillarde. Sa femme étant morte en 1847, il entra deux ans et demi plus tard à l'hospice Saint- Louis où il mourut le 13 avril 1850. Ses manuscrits, qui forment huit gros registres, devenus la propriété de son fils Arsène, furent à sa mort achetés par M. Charles Després, d'où ils passèrent aux mains de M. le chanoine Le Mâle. Les ouvrages de nos deux annalistes diffèrent notablement. Le témoignage de l'avocat est le plus explicite, et, cela va sans dire le plus éclairé. Informé des événements généraux de la Révolution, il a le mérite d'en montrer la répercussion sur les faits locaux et d'expliquer ainsi bien des émotions populaires dont la cause échappait même et surtout aux acteurs des journées caennaises. Toutefois, la date à laquelle Esnault a rédigé ses mémoires nous oblige à apporter quelque réserve dans la confiance que nous aimerions à lui accorder ; en effet, ils furent écrits vers la fin de la Révolution ou même peut-être après, aussi n'ont-ils pas la spontanéité que l'on remarque dans les naïves éphémérides de son compatriote le jardinier. Celles-ci déconcertent souvent par la sécheresse avec laquelle elles mentionnent des faits strictement locaux. Elles sont précieuses par leur sincérité ; elle décèlent les dispositions qu'un esprit simple et honnête apportait au spectacle de la Révolution. Les événements importants qui se passent à Paris ne sont connus des provinciaux que très tardivement et confusément ; les séditions locales provoquées par des meneurs sans doute mieux avertis, apparaissent à notre jardinier comme des phénomènes isolés, inexplicables. Il enregistre une prise d'armes, un meurtre d'aristocrate, avec la même exactitude impartiale qu'une forte gelée, une tempête de vent ou de neige. Bien qu'assez peu personnelles, ses notes, qui ont le mérite d'être écrites au jour le jour, montrent qu'après avoir été séduit par les débuts de la Révolution — il n'avait pas encore dix-huit ans en 1789 — il devait, à l'époque de la Terreur, perdre ses premières illusions, et lors de la Restauration, on le retrouve plus royaliste que le roi. La publication de ces deux ouvrages était désirée depuis longtemps, mais elle se serait fait attendre bien des années sans doute si le Moniteur du Calvados, cette 3 feuille plus que centenaire, ne lui avait ouvert ses colonnes. Je ne veux pas clore cet avant-propos sans adresser mes plus vifs remerciements à deux de mes amis qui m'ont aidé dans ce travail, M. Sauvage, le savant archiviste du Calvados, qui est vraiment la providence des chercheurs, et M. le chanoine Le Mâle qui, non content de mettre à ma disposition le manuscrit de Dufour, a bien voulu me fournir également des notes sur l'époque révolutionnaire qu'il étudie depuis de longues années, pour le plus grand profit des historiens normands. G. LESAGE 4 MÉMOIRES SUR CAEN par Laurent ESNAULT année 1789 2 - 16/03/1923 Cette année est l'époque remarquable d'une révolution dont les événements furent si extraordinaires et si terribles. Dès le commencement il s'éleva à Caen une émeute populaire au sujet du gâteau des Rois. Une forte gelée durait depuis longtemps et tout semblait annoncer qu'elle se prolongerait encore. Les pauvres souffraient beaucoup, malgré les aumônes considérables. La communauté des boulangers voulut paraître s'intéresser aux peines des malheureux. Elle obtint, le lundi 5 janvier, une ordonnance de M. Le Harivel de Gonneville1, lieutenant de police, qui supprimait à perpétuité le gâteau des Rois. Les boulangers offraient de donner en remplacement, cette année seulement, soixante sacs de blé pour les pauvres. Le peuple murmura, en lisant cette ordonnance ; il s'assembla vers le soir, pilla les boutiques des boulangers, cassa la porte et les vitres du lieutenant de police, brisa ses meubles et l'obligea à se sauver. Le régiment prit les armes et dissipa la populace qui menaçait de mettre le feu chez les boulangers. Pour prévenir ce malheur, l'ordonnance fut retirée et l'on suivit l'antique usage de donner des gâteaux.2 Pour l'intelligence de ce fait, il est utile de savoir que, depuis un temps immémorial, les boulangers donnaient des gâteaux à leurs pratiques, tous les ans, la veille des Rois. Cet usage n'était point à charge aux boulangers, parce qu'eux-mêmes recevaient de leurs meuniers une certaine quantité de farine pour leurs étrennes. On plaignit peu les boulangers de la perte qu'ils éprouvèrent par le pillage, vu qu'ils ne consultaient que leurs intérêts, d'accord avec le lieutenant de police à qui, disait- on, ils avaient payé cette ordonnance. Cependant, comme elle avait été rendue du consentement de M. de Launay3, intendant de la généralité, cette approbation aurait dû détruire les soupçons ; la distribution des gâteaux rétablit le calme. Par ce mot de communauté des boulangers, il faut entendre tous ceux de cette profession. Chaque état s'appelait alors collectivement de ce nom et l'on disait : la 1Gabriel-Aymar-Léonor Le Harivel (1750-1821) seigneur de Gonneville, avait été installé lieutenant général de police en 1781 2Voir : Appendice A. 3Louis-Guillaume-René Cordier de Launay (1746-1820) né à Paris, ancien conseiller au Parlement, puis maître des requêtes au Conseil d’État, avait été nommé intendant de la généralité de Caen en 1787. 5 communauté des épiciers, des tailleurs, des drapiers, etc.
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