Le music-hall des âmes nobles Problèmes Danielle Bleitrach Le music-hall des âmes nobles Essai sur les intellectuels Editions sociales Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays © 1984, Messidor/Éditions sociales, Paris ISBN 2-209-05558-X A Alain Chenu A Claudie Duhamel-Amado Sans vous ce livre n'aurait jamais été écrit ou du moins il l'aurait été différemment. Mais j'en assume seule les erreurs, les imperfections. Préface Rien de tel que de naître à la croisée des chemins pour s'interroger sur la validité des images dans lesquelles on prétend vous enfermer : être une intellectuelle, qu'est-ce que c'est? Ma famille possédait un unique livre : un dictionnaire. J'imagine volontiers que, pour moi comme pour Roger Caillois, tout a commencé par la magie exercée par les planches illustrées de ce dictionnaire. Elles reproduisaient pourtant de fort méchants tableaux. Les Enervés de Jumièges : qui étaient ces deux hommes affalés sur un radeau, abandonnés au gré d'un fleuve ? L'Excommunication de Robert le pieux par un légat pontifical, un couple habillé comme dans une production hollywoodienne se tient serré contre un trône. Un prêtre les montre du doigt. Nul ne pouvait m'expliquer ce que signifiait ces tableaux. Tant mieux, mon imagination s'est mise à galoper. J'ai lu le dictionnaire comme un roman. A la manière de Bruno Schulz, l'univers était rempli à ras bord d'images, de couleurs, de sensations par la seule vertu du « Livre ». Et je n'ai jamais cessé depuis de chercher dans tous les livres, même les plus austères, cet univers magique. Deuxième étape de ma " vocation " : une salle de classe. Mon professeur de français est là, grave, un peu triste même. Il nous explique qu'un grand poète est mort, en parlant des Rosenberg, en s'inquiétant de leur sort. Et il nous lit pendant l'heure des poèmes d'Eluard. Je sors suffoquée par le chagrin et chavirée de bonheur par les mots. Voilà comment je me raconte que je suis devenue une intellectuelle. En fait, j'ai profité d'un tas de circonstances historiques : une certaine démocratisation de l'université, de nouveaux débouchés en particulier dans le secteur public, la reconnaissance du droit à exercer une profession, à faire des études pour les femmes. Même dans le détail : l'apparition des premiers livres de poche (je m'en souviens c'était Koenigsmark de Pierre Benoit), les expériences de décentralisation théâtrale (Ah! Gérard Philipe dans le Prince de Hombourg!), les cinés- clubs dans mon lycée. Bref! je suis un pur produit d'un élan social en vue de « l'élargissement du cercle des connaisseurs ». Tout cela, je le dois à un rapport de forces, celui de la Libération, et je sais qu'il a été payé de son prix de sang et de larmes, par les communistes en particulier. Je suis devenue enseignante-chercheur, sur fond de luttes sociales. Elles ont permis à ma curiosité et à l'ivresse magique de mon enfance de ne pas être étouffées. Combien d'enfants ont-ils eu ma chance depuis l'aube des siècles ? Et avec eux, combien l'humanité a-t-elle perdu de conquêtes ? C'est pourquoi je n'admettrai jamais qu'au nom de ma qualité d'intellectuelle, on m'interdise de prendre parti dans ces luttes, qu'on me limite à l'exercice d'une fonction critique séparée de l'action. Le titre de ce livre est à la fois une protestation et un hommage. Une protestation : je suis fière de mon métier d'intellectuelle et je refuse les déformations que l'on prétend lui infliger, il y a ceux qui n'en voient pas l'utilité sociale mais il y a surtout ceux qui, dans une démarche parallèle, nous transfor- ment en simples clowns pour médias. En choisissant ce titre j'ai pensé aux « nouveaux philosophes », au fait qu'ils ont été lancés comme une marque de poudre à laver, à leur manière non pas de défendre une attitude morale mais une morale de l'attitude. Je crois que l'exercice du métier d'intellectuel n'a de sens que dans des conquêtes permanentes, celle du mouvement des connaissances mais aussi celle de l' « élargissement du cercle des connaisseurs ». Aujourd'hui plus que jamais, nous pouvons contribuer à une renaissance culturelle, à définir de nouvelles qualifications. Je rage de voir des médias, qui pourraient devenir un instrument de cette diffusion, nous utiliser dans des croisades réactionnaires, nous transformer en une espèce à part. Nous corrompre même en nous faisant échanger ce vaste projet contre les dorures de la notoriété. Ce titre est aussi un hommage à Louis Aragon. Lui qui fut si souvent, jusque dans la mort, la proie de ce " music-hall des âmes nobles ". Il sut s'en échapper par l'amour, le militantisme, l'exercice sans complaisances de son métier : la littérature. Il accepta toutes ces ascèses, non sans douleur. Un jour, il mit un masque. Chacun s'en étonna. Ce masque disait une douleur assumée : ce à quoi on adhère au plus profond de soi continue à exister indépendamment de notre désir, c'est de cette accepta- tion de la solitude de l'écrivain, du militant, de l'amant, que surgissent l'écriture, la politique et l'amour. Le masque, c'est l'impossibilité d'être autre chose que cette irrémédiable solitude en forme d'attente de l'autre. Mais Aragon n'a jamais succombé à un quelconque gouffre métaphysique, il est toujours reparti à l'assaut du réel quelles que fussent les difficultés rencontrées. Je n'ai pas emprunté ce titre à n'importe quel texte d'Aragon, j'ai choisi celui dans lequel il raconte comment le vieil Hugo, écœuré de voir à quel point la littérature se prostitue et se détourne de la vie et des combats des hommes du siècle, décide de quitter son piédestal et de marcher dans la rue avec les autres hommes. Si l'un des plus grands intellectuels français de notre siècle, Aragon, a choisi d'aller au pas des autres hommes, de partager leurs victoires, leurs enthousiasmes mais aussi leurs erreurs, nous, l'immense piétaille des travailleurs intellectuels, il nous faut aujourd'hui découvrir d'autres formes d'engagement dans notre siècle : à partir de notre métier, des problèmes que nous rencontrons tous les jours dans son exercice, il nous faut avec les autres travailleurs, sans privilèges, construire une autre société. Enfin je voudrais dire que si je parle ainsi à la première personne, c'est que je souhaite assumer seule les risques de mes propos. Je désire que ce livre soit lu comme je l'ai écrit, sans prétendre définir une orthodoxie commune. Bien des questions sur lesquelles je prends ici position sont encore en débat, et je réclame d'avance toutes les critiques que ces prises de position susciteront. 1 L'esprit et la matière C'est en 1898, en pleine Affaire Dreyfus, que l'adjectif " intellectuel " devient un substantif : le manifeste des intellec- tuels. Les anti-dreyfusards employaient ce terme par dérision, pour marginaliser leurs adversaires. Les dreyfusards assument le qualificatif. C'est Clémenceau, dit-on, qui inventa le terme comme il trouva d'ailleurs le fameux titre de Zola : J'accuse. L'art de mener la guerre avec les mots aussi... Un coup de publicité génial, que la droite s'évertuera à reproduire à son profit en se proclamant successivement " parti de l'intelligence " ou encore " l'intelligence française ", mais en vain, l'intellectuel est entré dans l'Histoire par la porte gauche. Dès cette époque, tous ceux qui exercent une profession intellectuelle ne sont pas des " intellectuels " : il s'agit d'un groupe restreint d'individus qui ont acquis quelque notoriété dans la vie culturelle et l'utilisent de manière militante pour défendre une cause qu'ils estiment moralement juste. Ce sont des intercesseurs laïques qui, sans mandat électif, viennent dire le juste et le vrai. Voici d'ailleurs comment, aujourd'hui, François Chatelet les définit : « Ceux que l'on appelle " les intellectuels de ces gens (...) qui ont souvent pour profession d'être enseignants ou chercheurs et qui ont le goût d'écrire et de prendre position dans les affaires de la morale, de la culture et de la politique. »1 Il s'agit moins d'une catégorie sociale que d'une institution spécifiquement française, et qui n'a guère d'équivalent dans les pays anglo-saxons. Cette institution est le résultat d'un long processus historique dont les étapes se confondent avec celles de la formation économico-sociale française. Quand il est fait référence à cette institution c'est qu'il existe un débat sur les valeurs morales de la société française, comme au moment de l'Affaire Dreyfus. Les " intellectuels " sont d'abord des écrivains et singulière- ment des idéologues. Ce sont des individus détachés de la production matérielle : un ingénieur est difficilement considéré comme un membre de l'intelligentsia. Ce refus de la matière va si loin qu'un peintre ou un sculpteur, quand ils s'engagent politiquement, comme Courbet ou Picasso, sont toujours soup- çonnés de quelques rusticité prolétarienne. De cette représenta- tion particulière à la société française, certains auteurs n'ont pas craint de faire un modèle universel. C'est le cas de Régis Debray dans le Scribe, puisqu'il prétend remonter au clerc médiéval ou au scribe égyptien pour expliquer en quoi l'intellectuel-écrivain est porteur de l'aspect sacré du pouvoir politique.2 Régis Debray, quand il parle de ce caractère sacré de l'écriture, se laisse prendre au piège des mots, au vide métaphy- sique de quelques gros concepts comme LE Pouvoir, LE Sacré, LE Savoir, etc.
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