Passeurs De Modernité: Coindreau Et Sartre

Passeurs De Modernité: Coindreau Et Sartre

Passeurs de Modernité : Coindreau et Sartre Jacques Pothier To cite this version: Jacques Pothier. Passeurs de Modernité : Coindreau et Sartre. sociocriticism, Universidad de Granada, 2018, 33 (1-2), pp.369-394. hal-01822235 HAL Id: hal-01822235 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01822235 Submitted on 27 Dec 2018 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. PASSEURS DE MODERNITE : COINDREAU ET SARTRE FERRYMEN FOR MODERNITY: COINDREAU AND SARTRE Jacques POTHIER Université de Versailles St Quentin en Yvelines, France [email protected] Résumé : S’il y a, comme a dit Sartre, une littérature américaine moderne pour les Français, dont la fi gure centrale est Faulkner, et une école des Temps Modernes pour s’en inspirer, c’est qu’il y a eu un traducteur, Maurice Edgar Coindreau, qui s’est donné pour tâche de choisir les auteurs les plus marquants du modernisme américain, de les traduire et de les promouvoir, et un critique qui savait ce qu’il cherchait et ce que devaient devenir les lettres françaises, Sartre. On s’attache ici à dégager les choix, voire les partis-pris qui ont jalonné ce regard transatlantique. Mots-clés : Traduction, Maurice Edgar Coindreau, Jean-Paul Sartre, William Faulkner, modernisme littéraire, critique littéraire Abstract: If there is, as Sartre said, a modern American literature for the French, whose central fi gure is Faulkner, and a school of Les Temps Modernes that found its inspiration in it, it is because there was a translator, Maurice Edgar Coindreau, who set himself the task of choosing the most prominent authors of American modernism, of translating and promoting them, and a critic who knew what he wanted and what course French literature was supposed to steer, Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2 Jean-Paul Sartre. Here we attempt to identify the choices and possibly biases that have marked this transatlantic relation. Keywords: Translation, Maurice Edgar Coindreau, Jean-Paul Sartre, William Faulkner, literary modernism, literary criticism Resumen: Si, como dijo Sartre, hay una literatura moderna de Estados Unidos para los franceses, cuya fi gura central es Faulkner, y una escuela de Les Temps Modernes que encontró su inspiración en ella, es que hubo un traductor, Maurice Coindreau, que se impuso la tarea de elegir los autores más destacados del moder- nismo americano, traducir y promover los, y un crítico que sabía lo que quería y lo que se convertirían en las letras francesas, Sartre. Aquí se trata de identifi car las opciones, quizas prejuicios que han marcado esta relación transatlántica. Palabras clave: Traducción, Maurice Edgar Coindreau, Jean-Paul Sartre, William Faulkner, modernismo literario, crítica literaria 1 « LE REGARD ELOIGNE » Ni Maurice Edgar Coindreau (1892-1990) ni Jean-Paul Sartre (1905-1980) n’étaient prédisposés par leur éducation à s’intéresser à la littérature anglo-américaine. Coindreau était hispaniste, et Sartre, d’origine alsacienne, était germaniste et ne pratiquait pas l’anglais. En 1933, Sartre passa d’ailleurs une année en Allemagne. Mais cela faisait un certain temps qu’il s’intéressait à la littérature américaine. En 1932-1933, après l’agrégation, il avait été nommé professeur de philosophie au lycée du Havre, et se mit à donner parallèlement des conférences aux fi ns lettrés du lieu sur ce qui se faisait de plus intéressant en littérature contemporaine, au sein d’une association appelée « La Lyre Havraise » (Cohen-Solal et Philippe, 2013). L’enjeu pour le jeune Sartre était d’importance : il s’agissait de secouer les écrivains français, dont il estimait qu’ils manquaient d’ambition : les Flaubert, les Proust, les Jules Romains surtout. Dans les conférences de « la Lyre Havraise », le point de vue est polémique. Si Sartre s’intéresse aux écrivains américains, il entend 370 Passeurs de modernite : Coindre et Sartre ramener son propos à ce qu’il estime concerner son public français : les lettres françaises. La conférence qu’il donnera à Yale en 1946 est signifi cative de la permanence de cette préoccupation, par son titre comme par sa première phrase : « American Novelists in French Eyes » (« Les romanciers américains vus par les Français ») :1 Il existe une littérature américaine pour les Américains, une autre pour les Français. En France, le lecteur moyen connaît Babitt et Autant en emporte le vent, mais ces livres n’ont eu aucune infl uence sur la littérature française. Le grand événement littéraire en France, entre 1929 et 1939, a été la découverte de Faulkner, Dos Passos, Hemingway, Caldwell, Steinbeck. Ce choix d’auteurs, on me l’a souvent dit, était dû au professeur Maurice Coindreau, de Princeton, qui nous avait envoyé leurs ouvrages en traduction, avec d’excellentes préfaces. Mais une sélection opérée par un seul homme n’est effi cace que si elle répond aux attentes du groupe collectif auquel elle s’adresse. Par l’intermédiaire de Coindreau le public français a choisi les œuvres dont il avait besoin (Sartre, 1997 : 6). Il y a donc une histoire française de la littérature américaine, pas simplement une histoire de la littérature américaine. L’audace des romanciers américains participe de l’histoire de la jeune littérature moderniste française : les formidables Américains inaugurent ce 1 Prononcée à Yale University en 1946, cette conférence a été reproduite dans sa version anglaise par le mensuel Atlantic Monthly (août 1946). Le texte original en français ne semble pas avoir été conservé. Nous en citons une retraduction (en français par) Nadia Akrouf publiée dans le Nouvelle Revue Française en 1997. 371 Sociocriticism 2018 - Vol. XXXIII, 1 y 2 qu’Anne Cadin, dans une thèse soutenue récemment, a appelé « le moment américain du roman français (1945-1950) », où ce sang neuf vient dynamiser les vieilles veines du roman français, comme avant et pendant la guerre les intellectuels et artistes fuyant l’Europe en guerre étaient venus dynamiser la création new-yorkaise2. Et de fait, que seraient J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian et même L’étranger de Camus sans Sanctuaire et Lumière d’août de Faulkner ? Et donc Lumière d’août, traduit par Coindreau, pas simplement Light in August. Car comment Sartre, qui ne lit pas l’anglais, a-t-il accédé aux écrivains américains ? Evidemment par la traduction — en 1948, il déclarera que « la littérature américaine, c’est la littérature Coindreau. » Pour ce qui n’est pas encore traduit, il peut s’appuyer sur Simone de Beauvoir. Sartre n’est pas le seul intellectuel à ne pas lire l’anglais à l’époque, ce qui peut étonner en 2016 où tout le monde peut à peu près lire l’anglais, comme le note Michel Gresset, ami et disciple de Coindreau. Au fond, peu importe qu’on soit en mesure de comprendre par- faitement les romans américains. L’important est ce saut au-delà du miroir, que Sartre va illustrer dans les premières lignes d’un article « A propos de John Dos Passos et de ‘1919’ » en août 1938 : Un roman, c’est un miroir : tout le monde le dit. Mais qu’est-ce que lire un roman ? Je crois que c’est sauter dans le miroir. Tout d’un coup on se trouve de l’autre côté de la glace au milieu de gens et d’objets qui ont l’air familiers. Mais c’est tout juste un air qu’ils ont, en fait nous ne les avions jamais vus. Et les choses de notre 2 Lire à ce sujet Annie Cohen-Solal, ‘Arts Visuels’ in (Cohen-Solal et al., 2014) 372 Passeurs de modernite : Coindre et Sartre monde, à leur tour, sont dehors et deviennent des refl ets (Sartre, 1947 : 14). C’est ainsi moins la découverte d’une altérité qu’off re la littérature étrangère, qu’un dépaysement qui permet de se voir et de voir ses compatriotes autrement. On pense à l’intuition de Claude Lévi- Strauss, autre exilé en Amérique, qui parle du « regard éloigné » qui constitue selon lui « l’essence et l’originalité de l’approche ethno- logique » — ce regard où l’ethnologue va considérer des cultures très diff érentes et apprendre ainsi à observer de très loin sa propre culture comme si elle lui était totalement étrangère. 2. COINDREAU : LES CHOIX D’UN TRADUCTEUR Maurice Coindreau donc — en fait Maurice Edgard Coindreau pour l’état-civil, mais avec un deuxième prénom transformé en middle-name pour faire américain — est connu comme le traducteur par excellence de Faulkner. Non qu’il ait traduit tout Faulkner, mais les six romans qu’il a traduits, en plus de quelques nouvelles, sont parmi les plus novateurs : Le bruit et la fureur, Tandis que j’agonise, Lumière d’août, Les palmiers sauvages, Requiem pour une nonne, Les larrons – même s’il faut rendre justice à René-Noël Raimbault, qui plus modestement a traduit les deux tiers de l’œuvre de Faulkner et en a été l’initiateur en France. Six romans parmi les trente-cinq ouvrages par des auteurs américains (comme le souligne Gresset, deux titres au moins de Dos Passos, Hemingway, Caldwell, Steinbeck, sans compter les Truman Capote, Flannery O’Connor, William Styron, Reynolds Price, Fred Chappell, Shelby Foote), et les treize livres traduits de l’espagnol (Ramón de Valle-Inclán, Juan Goytisolo, Ana Maria Matute, Juan Marsé, Elena Quiroga…). 373 Sociocriticism 2018 - Vol.

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