
LE MARQUEUR DE L’ALLOCUTIF PLURIEL DANS LES LANGUES BANTU. Mark Van de Velde & Johan van der Auwera1 Université d’Anvers, Belgique 1. Introduction Un très grand nombre de langues bantoues ont un marqueur de l’allocutif pluriel (AP) qui exprime que le locuteur s’adresse à plus d’un allocutaire et/ou qui sert de marque de politesse. Ce marqueur est un suffixe ou un enclitique qui s’attache le plus souvent à la forme de l’impératif (1b), mais parfois aussi à d’autres formes exhortatives, qu’elles soient verbales (2b) ou pas (3b). Dans les formes verbales, le marqueur d’allocutif pluriel (AP) se place en position dite Postfinale après le morphème de TAMV (Temps, Aspect, Modalité, Voix) appelé Finale. orungu (Gabon, B11b) (Odette Ambouroué, c.p.)2 (1) a. yèmbá « Chante ! » |yèmb-á| chanter-IMP b. yèmbánì « Chantez ! » |yèmb-á-ánì| chanter-IMP-AP (2) a. ɣáyémbò « Chantons (toi et moi)! » |ɣá-yemb(T?)-ò| SUBJ-chanter-PAS b. ɣáyémbónì « Chantons (nous tous) ! » |ɣá-yemb(T?)-ò-ánì| SUBJ-chanter-PAS-AP 1 Mark Van de Velde est chercheur postdoctoral du Fonds de la Recherche Scientifique – Flandre. Nous tenons à remercier Yvonne Bastin, Koen Bostoen, Larry Hyman, Baudouin Janssens, Jacky Maniacky et Roger Mickala, avec qui nous avons discuté des éléments de cet article. La Electronic bibliography for African languages and linguistics, compilée et distribuée gratuitement par Jouni Filip Maho, a beaucoup facilité notre travail. Johan van der Auwera tient aussi à remercier l’Université de Princeton, le Fonds de la Recherche-Flandre et l’Université d’Anvers pour le financement d’un séjour sabbatique à Princeton, période pendant laquelle l’article a pris forme. 2 Odette Ambouroué prépare une description de l’orungu, sa langue maternelle (thèse de doctorat, ULB). 2 MARK VAN DE VELDE & JOHAN VAN DER AUWERA (3) a. mbóló « Bonjour ! » b. mbólwánì « Bonjour (vous tous) ! » |mbóló-ánì| bonjour-AP Vu que les accords personnels dérivent généralement des pronoms dans les langues du monde et que de plus on note souvent de fortes ressemblances formelles entre les pronoms de la deuxième personne du pluriel et le marqueur AP, il paraît fort probable que ce dernier soit à l’origine un pronom enclitique. Bien que cette hypothèse puisse être correcte, on verra qu’elle est difficile à démontrer à l’aide de la méthode comparative, de sorte que d’autres origines ne peuvent pas être exclues a priori. Cet article commence par un aperçu des fonctions du marqueur AP et des constructions dans lesquelles on peut le trouver (Section 2). Ensuite nous discutons les problèmes comparatifs auxquels on se heurte en essayant d’identifier le marqueur AP dans les langues contemporaines comme forme enclitique d’un pronom (3.2), ou comme réflexe d’un morphème proto-bantou, lui-même éventuellement dérivé d’un pronom (3.3). Il convient de commencer par un bref exposé de la structure des formes verbales bantoues. Cette structure est généralement décrite à l’aide d’un modèle polaire avec un nombre précis de positions autour du radical verbal (voir notamment Meeussen 1967 : 108-111). Creissels (2005) définit ainsi neuf positions pour le verbe tswana (S31), auxquelles il donne un numéro de -4 à +5. Les positions préradicales n’ont pas trop d’importance pour notre sujet, sauf, peut-être, les préfixes d’accord en position -3 (le préfixe sujet) et -1 (le préfixe objet ou réfléchi). Toujours en tswana, après le radical, en position +1, viennent un ou plusieurs suffixes qui, en gros, changent la valence du verbe, puis le suffixe -its du parfait (+2) et la marque du passif (+3). Toutes ces positions peuvent rester vide, selon la construction. La position +4 est la seule qui ne puisse jamais rester vide.3 Elle est occupée par un morphème vocalique appelé Finale. En tswana, cette voyelle peut être a, i, ɛ ou e ~ i, selon le tiroir. Comme c’est le cas pour plusieurs autres morphèmes verbaux, la fonction de la Finale ne peut pas être décrite en tant que telle, puisque la même Finale peut apparaître dans un nombre de formes qui n’ont rien en commun du point de vue sémantique ou syntaxique (Creissels 2005 : 9). Dès lors, la sémantique d’une forme verbale bantoue peut rarement être analysée comme la somme des fonctions individuelles de ses composants morphologiques. Finalement, en position +5 on trouve un nombre généralement très restreint (deux en tswana) de morphèmes dits Postfinales, dont le marqueur AP. Voici un exemple tswana (Creissels 2005 : 9) : 3 Cette affirmation vaut pour la majorité des langues bantu, mais quelques langues du nord-ouest font exception. 3 (4) sì-tsháb-ì-ŋ̀ « N’ayez pas peur ! » NÉG-avoir.peur-FIN-AP -2 0 +4 +5 2. Usages Cette section donne un aperçu des constructions dans lesquelles on peut trouver le marqueur AP et de ses fonctions. 2.1. Formes exhortatives4 Si Meeussen (1967 : 111) et Rose et.al. (2002 : 66) reconstruisent le marqueur AP en tant que morphème de l’impératif pluriel en proto-bantou, ils le font sans doute parce que c’est la fonction la plus courante dans les langues contemporaines. Ainsi, ces comparatistes sont implicitement d’accord avec l’hypothèse avancée par van der Auwera et al. (à paraître) que le marqueur AP s’est répandu par analogie à partir de l’impératif de la deuxième personne à d’autres constructions, telles que le cohortatif. En effet, nous n’avons trouvé aucune langue ayant un marqueur AP dans l’une ou l’autre construction, mais pas dans l’impératif. Cependant, il faut noter que les traditions descriptives en linguistique bantoue favorisent souvent la description des formes verbales, et qu'en dépouillant les grammaires nous avons d'abord cherché le marqueur AP dans les sections qui traitent de l'impératif. Il y a une certaine variation entre les langues en ce qui concerne la fréquence d’usage du marqueur AP à l’impératif (mais en l’absence de corpus toute information pertinente est nécessairement basée sur l’intuition du descripteur et de ses collaborateurs). D’abord, il y a des langues dans lesquelles son usage serait restreint. C’est le cas de l’iyaa (Congo Brazzaville ; B73) et du silozi (Zambie ; K21) où « the plural is rare and some informants do not use it at all » (Gowlett 1967 : 143). Puis, dans certaines langues, telle que l’éton (Cameroun ; A71), le marqueur AP est obligatoire à l’impératif dès que le locuteur s’adresse à plus d’une personne, mais ne peut pas être utilisé ailleurs. Dans d’autres langues, finalement, le marqueur AP est presque toujours présent à l’impératif. Ainsi, en chinyanja (Malawi ; N31a) « One only rarely hears an imperative in the singular, as it is impolite to address any person in that way. » (Harding 1966 : 103). Ceci suggère une évolution dans la fonction du marqueur AP, qui commence en tant que marqueur du pluriel (optionnel) et qui acquiert ensuite un sens honorifique. La fréquence d’usage du marqueur AP à l’impératif augmente au fur et à mesure que le nombre de situations où on peut utiliser la forme « intime », non honorifique, diminue, de sorte que ce morphème 4 Le terme exhortatif englobe toutes les formes verbales que le locuteur utilise pour inciter ou encourager quelqu’un à agir. Nous utiliserons le terme impératif pour les exhortatifs de la deuxième personne et le terme cohortatif pour les exhortatifs de la première personne du pluriel. Les termes Impératif et Subjonctif, avec majuscule, refèrent à des formes verbales (ou tiroirs verbaux). 4 MARK VAN DE VELDE & JOHAN VAN DER AUWERA pourrait finalement être réinterprété comme le marqueur (obligatoire) de l’impératif, ce qui est presque le cas en chinyanja.5 Une autre forme verbale qui se sert souvent du marqueur AP est le cohortatif, qui exprime une exhortation incluant le locuteur (voir Schadeberg 1977). Le plus souvent il s’agit d’une forme du Subjonctif dans les langues bantoues, parfois accompagné d’un marqueur cohortatif spécial, par exemple le préfixe kha-/nga- en venda (Afrique du Sud ; S21) (Poulos 1990). Le groupe concerné par l’exhortation comporte minimalement deux personnes dans les formes de la première personne, à savoir le locuteur et un allocutaire (le cohortatif minimal). En principe, le nombre de personnes concernées revient à trois dans les formes avec marqueur AP (le cohortatif augmenté). Toutefois, notre échantillon contient deux langues (toutes deux en zone K) où l’usage du marqueur AP s’est généralisé comme marqueur du cohortatif, minimal ou augmenté, sans doute par la même évolution déjà évoquée à propos de l’impératif. Ainsi en lucazi (Angola ; K13) « Hortatives are formally similar to the imperative plural forms. In addition to the imperative plural suffix they receive the subject concord tù- for the first person plural. » (Fleisch 2000 : 181). En silozi, il est rare d’utiliser le cohortatif simple (c’est-à-dire sans marqueur AP), même quand on s’adresse à un seul allocutaire, tandis que l’usage du marqueur AP est marginal à l’impératif (Gowlett 1967 : 177). (5) a. álùyè « Allons-y. (nous deux) » (rare) |á-lù-y-è| CH-1PL-go-SUBJ b. álùyéŋì « Allons-y (nous tous ; ou nous deux (honorifique)) » |á-lù-y-è-ŋì| CH-1PL-go-SUBJ L’usage du marqueur AP dans les formes prohibitives (ou impératives négatives) mériterait une étude plus approfondie. En basaá (Cameroun ; A43a) (Hyman 2003 : 280) l’usage du marqueur AP est optionnel dans le prohibitif, pas à l’impératif. Le marqueur AP -ni n’apparaît jamais dans le prohibitif en chichewa (Malawi ; N31b) et la différence entre singulier et pluriel y est neutralisée (Mchombo 2004 : 34).
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