
Susan Ossman Laboratoire Communication et Politique, CNRS MICHAEL TAUSSIG : ANTHROPOLOGIE ET MIMESIS Michael Taussig est un des chercheurs le plus connu et le plus controversé de l'anthropo­ logie anglophone et hispanophone. Né en Australie et ayant travaillé en Angleterre et en Amérique latine, il enseigne actuellement à l'université Columbia à New York. Cet article rend compte de quelques débats autour de son livre récent Mimesis andAlterity : a particular History of the Senses paru en 1993. « What seems crucial about the fascination with the Others fascination with the talking machine is the magic of reproduction itself. In the West magic is unarticulateable and is understood as the technological substance of civilized identity-formation. Neither the prospector filming in the early 1930's in New Guinea highlands nor Fitzcarraldo in the jungles of the Upper Amazon in the early twentieth century could make a photograph, or an electric lightbulb switch for that matter. Vis à vis the savages they are the masters of these wonders that, after the first schock waves ofsuprise upon their invention and commercialization in the West pass into the everyday... To take the talking machine to the jungle is to emphasize and embellish the genuine mystery and accomplishment of mechanical reproduction in an age when technology itself!...] is not seen as mystique or poetry but as routine » (Taussig, p. 203). Pour Michael Taussig, la « faculté mimétique » est la « nature que la culture utilise pour créer une deuxième nature » (p. χιιι). Il poursuit cette relation entre culture et nature à partir de l'exploration de la figure du sauvage, de la magie et de la mystique des techniques de replication. Rappelant les écrits de Frazer et Tyler sur la magie et le rôle qu'y joue l'effigie, il propose l'idée que la mimesis agit à la fois par copie et par contact. La prise en compte des relations mimétiques permet ainsi de rendre compte des aspects sensuels des rencontres entre les individus et les cultures, aspects que les techniques de reproduction de sons, d'images ou de mouvements doublent par ce que Taussig nomme « deuxième contact ». Le contact, c'est d'abord, pour Taussig, la rencontre entre la civilisation et la sauvagerie. Il nous invite à lire les carnets de Charles Darwin au sujet de sa rencontre avec les Indiens de la HERMES 22, 1998 57 Susan Ossman Tierra del Fuego. Darwin souligne l'animalité des Indiens, caractéristique qui pour lui explique leur aptitude à mimer les Européens. Mais comment expliquer le fait que certains des matelots de Darwin sont également très doués lorsqu'ils se mettent à danser pour les Indiens ? Le Capitaine Fitzroy, qui a accompagné Darwin, à la différence du savant lui-même, a noté comment certains matelots se sont aussi mis à mimer les Indiens qui mimaient — afin d'établir un contact réciproque. On ne sait plus qui mime qui. Darwin compare la langue des Fuégiens aux bruits d'animaux, mais il mime ses sons à la manière d'un fermier européen qui parle à ses poules. « En résumé, ce sont les sons qu'un homme anglais utilise pas simplement pour imiter les animaux, mais pour les contrôler... Il ne fait pas que comparer leur langage à cette imitation et notre habitude de contrôle, notre vocabulaire vis-à-vis des animaux, mais il fait lui-même le geste de cette comparaison quand il imite ces sons — il imite l'imitation afin de mieux imiter les imitateurs. Et dans cette imitation, nous prenons conscience des sonorités, du son, de cette présence physique en action — et la nature double de la mimesis est à nouveau rappelée — comme capacité sensuelle et copie » (p. 80)1. L'aspect performatif de la mimesis et de la nomination en général est central à la prise en compte du contact et du contrôle de la formation de l'objet qu'elle permet. Le fait de mimer est aussi un espoir de transformer la réalité ; « mime the real into being » comme le dit Taussig (p. 105). Taussig cite l'exemple des Indiens Cunas de Panama qui utilisent des effigies de figures historiques comme celle du Général Mac Arthur dans des rituels magiques. Les Cunas, nous explique-t-il, à la différence de beaucoup d'autres groupes américains ont su « devenir différents en restant les mêmes ». Outre les représentations de la figure de MacArthur, ils brodent des dessins de modules spatiaux, de logos de marque de maison de disque sur les molas, blouses portées par les femmes, qui restent néanmoins, les gardiennes de l'apparence de l'authenticité du groupe (p. 183). On a pu voir les Cunas comme des maîtres de l'adaptation. Mais est-ce que ce ne sont que ces Indiens qui se sont adaptés ? Comment parler de l'histoire entre eux et les autres ? Taussig nous raconte comment R. O. Marsh a conduit une expédition en 1924 pour trouver les Indiens blancs de Darien dans la montagne (et a aidé les Cunas en 1925 lorsqu'ils se sont révoltés contre l'Etat panaméen). Marsh a engagé des scientifiques, des ouvriers noirs et apporté un éventail d'objets impressionnants, dont deux victrolas portables et un assortiment de disques (p. 193). Ses notes de voyage démontrent que la victrola devenait, selon Taussig, « une manière facile pour établir un nexus culturel, une zone nouvelle de la culture où l'interaction entre blanc et Indien pouvait découvrir l'étrangeté et confirmer les similitudes — comme, par exemple, lorsque Marsh apprend à la fille du chef des Cunas comment danser avec la musique de la victrola » (p. 195). Elle permettait aux hommes blancs de se rapprocher des femmes Cunas. Mais, bien plus, ces machines à enregistrer étaient l'objet de fascination pour les blancs. Ils utilisent des images d'objets, découpées dans des magazines, pour leurs rites. Ainsi, Taussig nous explique comment les objets reproduits en masse peuvent receler des caractéristiques magiques, 58 Michael Taussig : anthropologie et mimesis potentiellement enchanteresses de la modernité. Pour Michael Taussig, la mimesis permet de retrouver la nature et de combattre le pouvoir d'un constructivisme culturel qui ne prend pas en compte l'histoire des contacts. Ainsi l'étude du contact, du deuxième contact et des copies permet de reconnaître les qualités libératrices de la mimesis. Inspiré par les écrits de Theodore Adorno et Walter Benjamin et par les premiers écrits de Roger Caillois, Taussig adopte cette position sur la mimesis afin de réagir contre un rêve de savoir total et l'illumination de la Raison des Lumières. Il écrit : « Ce qui m'importe est la réintégration dans et contre les Lumières, avec leur Raison hors contexte et universelle, pas simplement la résistance du particulier concret à l'abstraction, mais ce qui me semble crucial à la pensée en mouvement, et qui nous émeut, c'est-à-dire sa sensibilité, sa miméticité » (p. 2). L'intérêt pour la « magie moderne », le style d'écriture et son approche de la définition de la mimesis n'ont pas manqué de provoquer une série de réactions parmi les anthropologues, les historiens et les philosophes. La critique du livre de Martin Jay dans Visual Anthropology, ainsi que le débat entre les deux hommes, par Paul Stoller interposé, me semble d'un intérêt particulier pour plusieurs raisons. D'abord, il nous aide à situer le travail de Taussig par rapport à d'autres approches de la mimesis. Ensuite, il aide à réfléchir sur les usages possibles de ce terme en anthropologie. Martin Jay est devenu célèbre pour ses écrits sur l'Ecole de Francfort. C'est donc quelqu'un qui connaît extrêmement bien les sources d'inspiration intellectuelle de Taussig. Dans sa critique de Mimesis and Alterity, c'est justement ce savoir philosophique, voire psychanalytique, qu'il déploie pour réagir contre les propos « anti-aufklärung » de Taussig. Il met en cause la nature comprehensive du savoir sur la mimesis de l'anthropologue — à partir de ce que Taussig ne traite pas (l'histoire de la mimesis de point de vue de la philosophie et de la psychanalyse) et, à partir d'auteurs comme Max Horkheimer, Walter Benjamin ou d'ouvrages récents sur ces auteurs comme celui de Josef Fructel, sur la mimesis dans Adorno. Il note que pour Adorno la notion de mimesis était peut-être nécessaire mais jamais suffisante. Il critique durement l'écriture et l'approche égocentrique de Taussig, lorsqu'il explique que la pensée magique sépare les voyants des autres. Une faculté mimétique qui ne fait que doubler cette condition sans la critiquer, ne va pas produire les « illuminations profanes » de Benjamin mais plutôt des « obscurcissements pseudo-sacrés ». L'on voit bien que pour Jay, le fait que Taussig prône un certain not knowing shamanique est la preuve de la nature plutôt conservatrice de son projet. La réponse ironique de Taussig est immédiate : « Ah ! To be rapped on the knuckles by the yardsick of Aufklarung with its majestic distinctions of Reason and Unreason, science and magic, not to mention Democracy. Sounds like High School civics ». Si, pour lui, Jay est un policier, l'anthropologue Paul Stoller reprend les propos de Jay et de Taussig dans son article dans le même numéro de la revue. Stoller a lui même travaillé sur la magie, le film et la mémoire coloniale. Son point de vue est intéressant car, ainsi que Jay lui-même l'indique dans un article ultérieur, il est généralement favorable aux propos de Taussig tout en préservant un style 59 Susan Ossman d'écriture et d'argumentation des plus académiques. Pour lui, Jay s'est trompé sur l'écriture car il ignore ses aspects performatifs (Goodman, 1978). Mais, plus profondément, c'est la nature de l'érudition (considérable) de l'historien qui semble le rendre aveugle aux aspects positifs du travail de Taussig.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages6 Page
-
File Size-