Les échos de la poésie de la Négritude dans le rap français des années 1980 à 2017 Lise CORRE, M2 Recherche en littérature comparée Université Paris Ouest Nanterre La Défense Sous la direction de : Jean-Marc MOURA Mémoire présenté pour la validation d’un master en littérature comparée 2 SOMMAIRE INTRODUCTION .................................................................................................................................. 4 CHAPITRE I : Le rap français et son rapport à l’Histoire : pour une descendance poétique, affective et engagée de la Négritude .............................................................................................. 12 Première partie : La persistance de l’esclavage et de la colonisation dans le contexte actuel ............... 15 1) Hypermnésie du fait historique : la musique des passeurs de mémoire ………………... 15 2) Le constat d’inégalités toujours vivaces : pérennité du colonialisme et du racisme institution- nel ........................................................................................................................................... 27 3) Face au racisme systémique, comment les mots du rap entrent-ils au combat ? .. 38 Deuxième partie : La revendication d’une ascendance composite .......................................................... 49 1) Le nom du héros : mythologie de la révolte et de ses acteurs .................................. 49 2) Le « frère noir » d’hier et d’aujourd’hui : les anonymes en héritage et le rapport au « peuple noir » ...................................................................................................................................... 54 3) Le chant et le silence des esclaves : un paradigme créateur ........................................... 66 CHAPITRE II : Le blanc et le noir, l’ici et l’ailleurs : les contrastes d’une identité subie, choisie ou au combat .................................................................................................................................... 73 Première partie : Le noir, négation de la blancheur, topos poétique et couleur symbolique ................. 74 1) Procès des « masques blancs » et négation de la blancheur ...................................... 77 2) « et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire de la négation » ................................ 87 3) Dépassement du conflit noir-blanc : universalité, métissage et identité rhizomatique 91 Deuxième partie : La représentation de l’espace vécu : de la poésie de la Négritude au rap de France, la Ville moderne en conflit ....................................................................................................................... 100 1) De l’expérience de la ville à la poésie : condition urbaine et topos de l’errance .................. 102 3 2) Territoires urbains en poésie : représentation, identification et mise-en-scène ......... 111 3) La Ville, symbole de l’Europe corrompue et corruptrice ..................................................... 121 CHAPITRE III : Quel rap français ? Une nouvelle poétique de l’identité nationale : écrire en pays dominant ............................................................................................................................... 128 Première partie : Le cri de l’exilé, la parole nègre en nation hostile ..................................................... 132 1) Regard poétique et révolté sur le « pays natal » ......................... 132 2) Quelle langue pour dire la nation hostile ? ........................................................ 143 Deuxième partie : Création d’une identité poétique hybride ................................................................. 153 1) Quel héritage pour le rap en France ? L’« écartèlement culturel » en question ...................... 153 2) Dépassement de l’ « écartèlement culturel » : identité de la transgression et poétique de la marge ....................................................................................................................................... 161 CONCLUSION .................................................................................................................................. 170 REMERCIEMENTS .......................................................................................................................... 175 GLOSSAIRE ..................................................................................................................................... 176 ANNEXES ........................................................................................................................................ 177 BIBLIOGRAPHIE, DISCOGRAPHIE ................................................................................................. 204 4 INTRODUCTION Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves. Qu’y puis-je ? Il faut bien commencer. Commencer quoi ? La seule chose du monde qu’il vaille la peine de commencer. La Fin du monde, parbleu1 ! On s'en fout du grand soir parce que la nuit, c'est bien trop morne On veut même pas de soleil mais des éclipses pour faire l'amour Pour que l'instant soit bref, intense comme un fruit qu'on savoure Aux armes miraculeuses on a lu Césaire et Prévert […] On ne laissera personne parler au nom de nos espoirs On n'est pas des victimes, encore moins des condamnés On arrivera de l'aube en irruption spontanée2... « Ensemble des valeurs propres aux cultures et civilisations des peuples de race noire ; appartenance à cette race3 » : telle est définie la Négritude, avec une concision qui révèle peu ce que ce terme, dont la parenté est attribuée à Aimé Césaire, a d’essence poétique. Dérivé de « nègre », auquel le poète accole le suffixe –itude, il est un néologisme, une expérience du langage ; ce dernier, 1 CÉSAIRE Aimé, Cahier d’un retour au pays natal (1939), Paris, Présence Africaine, coll. « Poésie », 1983, p. 31-32. 2 GAËL FAYE, « Irruption », Rythmes et botanique, Caroline Records, 2017. 3 Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), URL : http://www.cnrtl.fr/definition/négritude 5 volontairement lacunaire, n’a pu avant Césaire dire ce que pourraient être l’attitude, l’esprit, l’âme d’un Noir qui, se découvrant opprimé, prend conscience de lui-même et de sa liberté à quérir. Ce faisant, parce que le mot participe lui-même du combat, en devient une arme, il est aussi action concrète sur le monde : expérience non plus circonscrite aux seules pages des recueils, la Négritude se vit en révolte autant dans son expression artistique que dans ses aspirations politiques. Toutefois, nous ne pouvons affirmer une unique définition de la Négritude, qui tendrait à la regarder, de loin, comme un concept théorique obscur. Elle est un élan, une expérience intime et collective qui trouve en son principe la nécessité de création. Ainsi, qu’on la comprenne comme l’expression d’une race opprimée, comme la revendication de son originalité, comme l’outil d’une lutte ou comme une révolution esthétique du langage poétique, la Négritude est avant tout ce que ceux qui la vivent – ainsi que ses détracteurs – en disent. Nous verrons dans ces pages que les trois grands poètes auxquels on associe ce mouvement, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon- Gontran Damas, expérimentent chacun une négritude différente, fluctuante selon les époques et les évolutions du monde politique. Depuis La Revue du monde noir dans les années 1930, très critiquée, à la très engagée Légitime Défense de René Ménil et Etienne Léro, sans oublier le périodique L’Etudiant noir, « organe de la Négritude naissante1 », les modalités du mouvement n’ont eu de cesse de se transformer. Embrasser la totalité de ses manifestations serait alors une tâche périlleuse, et le corpus à disposition n’adhère pas à une volonté d’exhaustivité mais plutôt de représentativité pertinente, motivée également par l’idée d’une canonisation de certains textes aujourd’hui emblématiques de la Négritude : la poésie de Césaire, en particulier son Cahier d’un retour au pays natal, celle de Damas, entre les recueils Pigments et Black Label, et l’Œuvre Poétique complète de Senghor. A cela il nous faut ajouter les textes contenus dans l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, recueillis par Senghor lui-même et préfacés par Jean-Paul Sartre dans son célèbre « Orphée noir ». Corpus lacunaire, certes, mais dont nous verrons qu’il s’inscrit plus efficacement dans une perspective comparatiste comme celle que nous proposons. En effet, le sujet abordé dans ces lignes s’articule autour de la notion d’« échos » et retravaille alors l’exercice de la comparaison littéraire en ce que les textes étudiés résonnent entre eux d’une manière particulière – et nous employons délibérément le verbe « résonner », qui témoigne de la dimension fondamentalement musicale de la poésie, dont Léo Ferré nous dit quelques mots : 1 CHEVRIER Jacques, Littérature nègre, Paris, Armand Collin, 1984, p. 35. 6 La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie ; elle ne prend son sexe qu'avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l'archet qui le touche1. Les poèmes de la Négritude, qui héritent des traditions orales africaines – contes, proverbes, chants – sont à entendre. Ils sont « pour
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